LES 29 QUESTIONS DISPUTÉES SUR LA VÉRITÉ

EN PRÉSENCE DE MAÎTRE THOMAS D'AQUIN

Docteur de l'Église

(Cette série de questions disputées a été défendue de 1256 à 1259, donc en début de la carrière professorale de saint Thomas)

 

Deuxième édition édition https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique, août 2012.

Les œuvres complètes de saint Thomas d’Aquin

© et traduction par les moines de l’Abbaye Abbaye sainte Madeleine du Barroux, France. (Complet 24 août 2012)

 

 

PREFACE DU PERE ELDER : 7

Question 1 ─ LA VÉRITÉ 11

Lieux parallèles 12

Article 1 - QU’EST-CE QUE LA VÉRITÉ ? 13

Article 2 - LA VÉRITÉ SE TROUVE-T-ELLE PRINCIPALEMENT DANS L’INTELLIGENCE, PLUTÔT QUE DANS LES RÉALITÉS ? 23

Article 3 - LA VÉRITÉ EST-ELLE SEULEMENT DANS L’INTELLIGENCE QUI COMPOSE ET DIVISE ? 28

Article 4 - Y A-T-IL SEULEMENT UNE VÉRITÉ PAR LAQUELLE TOUTES CHOSES SONT VRAIES ? 31

Article 5 - Y A-T-IL, EN PLUS DE LA VÉRITÉ PREMIÈRE, UNE AUTRE VÉRITÉ ÉTERNELLE ? 40

Article 6 - LA VÉRITÉ CRÉÉE EST-ELLE IMMUABLE ? 56

Article 7 - LA VÉRITÉ SE DIT-ELLE EN DIEU ESSENTIELLEMENT OU PERSONNELLEMENT ? 62

Article 8 - EST-CE DE LA VÉRITÉ PREMIÈRE QUE VIENT TOUTE AUTRE VÉRITÉ ? 65

Article 9 - LA VÉRITÉ EST-ELLE DANS LE SENS ? 72

Article 10 - QUELQUE RÉALITÉ EST-ELLE FAUSSE ? 74

Article 11 - LA FAUSSETÉ EST-ELLE DANS LES SENS ? 82

Article 12 - LA FAUSSETÉ EST-ELLE DANS L’INTELLIGENCE ? 86

Question 2 ─ LA SCIENCE DE DIEU_ 88

LIEUX PARALLÈLES 90

Article 1 - Y A-T-IL SCIENCE EN DIEU ? 91

Article 2 - DIEU SE CONNAÎT-IL, A-T-IL SCIENCE DE LUI-MÊME ? 101

Article 3 - DIEU CONNAÎT-IL D’AUTRES CHOSES QUE LUI-MÊME ? 112

Article 4 - DIEU A-T-IL, DES RÉALITÉS, UNE CONNAISSANCE PROPRE ET DÉTERMINÉE ? 128

Article 5 - DIEU CONNAÎT-IL LES SINGULIERS ? 137

Article 6 - L’INTELLIGENCE HUMAINE CONNAÎT-ELLE LES SINGULIERS ? 150

Article 7 - À CAUSE DE LA POSITION D’AVICENNE DÉJÀ SIGNALÉE, ON SE DEMANDE SI DIEU CONNAÎT L’EXISTENCE OU LA NON- EXISTENCE ACTUELLE DU SINGULIER, CE QUI REVIENT À SE DEMANDER S’IL CONNAÎT LES ÉNONCÉS, ET SURTOUT CEUX QUI CONCERNENT LES SINGULIERS. 155

Article 8 - DIEU CONNAÎT-IL LES NON-ÉTANTS ET LES CHOSES QUI N’EXISTENT PAS NI N’EXISTERONT NI N’ONT EXISTÉ ? 159

Article 9 - DIEU CONNAÎT-IL LES INFINIS ? 163

Article 10 - DIEU PEUT-IL FAIRE DES INFINIS ? A-T-ON DEMANDÉ INCIDEMMENT. 172

Article 11 - LA SCIENCE SE DIT-ELLE DE FAÇON PUREMENT ÉQUIVOQUE DE DIEU ET DE NOUS ? 178

Article 12 - DIEU CONNAÎT-IL LES FUTURS CONTINGENTS SINGULIERS ? 186

Article 13 - LA SCIENCE DE DIEU EST-ELLE VARIABLE ? 199

Article 14 - LA SCIENCE DE DIEU EST-ELLE CAUSE DES RÉALITÉS ? 207

Article 15 - DIEU CONNAÎT-IL LES MAUX ? 213

Question 3 ─ LES IDÉES 217

LIEUX PARALLÈLES 217

Article 1 - FAUT-IL ADMETTRE [EN DIEU] DES IDÉES ? 218

Article 2 - FAUT-IL ADMETTRE UNE PLURALITÉ D’IDÉES ? 229

Article 3 - LES IDÉES SE RAPPORTENT-ELLES À LA CONNAISSANCE SPÉCULATIVE, OU SEULEMENT À LA CONNAISSANCE PRATIQUE ? 238

Article 4 - LE MAL A-T-IL UNE IDÉE EN DIEU ? 247

Article 5 - LA MATIÈRE PRIME A-T-ELLE UNE IDÉE EN DIEU ? 251

Article 6 - Y A-T-IL EN DIEU UNE IDÉE DES CHOSES QUI NI N’EXISTENT, NI N’EXISTERONT, NI N’ONT EXISTÉ ? 254

Article 7 - LES ACCIDENTS ONT-ILS UNE IDÉE EN DIEU ? 256

Article 8 - LES SINGULIERS ONT-ILS UNE IDÉE EN DIEU ? 260

Question 4 ─ LE VERBE 264

LIEUX PARALLÈLES 264

Article 1 - LE NOM DE VERBE SE DIT-IL EN DIEU AU SENS PROPRE ? 265

Article 2 - LE NOM DE VERBE, EN DIEU, SE DIT-IL ESSENTIELLEMENT OU NE SE DIT-IL QUE PERSONNELLEMENT ? 276

Article 3 - LE NOM DE VERBE CONVIENT-IL AU SAINT-ESPRIT ? 284

Article 4 - LE PÈRE DIT-IL LA CRÉATURE PAR LE VERBE PAR LEQUEL IL SE DIT ? 287

Article 5 - LE NOM DE VERBE IMPLIQUE-T-IL UNE RELATION À LA CRÉATURE ? 293

Article 6 - LES RÉALITÉS EXISTENT-ELLES PLUS VÉRITABLEMENT DANS LE VERBE OU EN ELLES-MÊMES ? 300

Article 7 - LE VERBE SE RAPPORTE-T-IL AUX CHOSES QUI NI N’EXISTENT NI N’EXISTERONT NI N’ONT EXISTÉ ? 304

Article 8 - TOUT CE QUI A ÉTÉ FAIT EST-IL VIE DANS LE VERBE ? 306

Question 5 ─ LA PROVIDENCE 310

LIEUX PARALLÈLES 311

Article 1 AUQUEL DES ATTRIBUTS DIVINS LA PROVIDENCE SE RAMÈNE-T-ELLE ? 312

Article 2 - LE MONDE EST-IL GOUVERNÉ PAR LA PROVIDENCE ? 322

Article 3 - LA DIVINE PROVIDENCE S’ÉTEND-ELLE AUX RÉALITÉS CORRUPTIBLES ? 331

Article 4 - TOUS LES MOUVEMENTS ET LES ACTIONS DES CORPS INFÉRIEURS DE CE MONDE SONT-ILS SOUMIS À LA DIVINE PROVIDENCE ? 336

Article 5 - LES ACTES HUMAINS SONT-ILS GOUVERNÉS PAR LA PROVIDENCE ? 344

Article 6 - LES BÊTES ET LEURS ACTES SONT-ILS SOUMIS À LA DIVINE PROVIDENCE ? 349

Article 7 - LES PÉCHEURS SONT-ILS GOUVERNÉS PAR LA DIVINE PROVIDENCE ? 352

Article 8 - LA CRÉATION CORPORELLE EST-ELLE TOUT ENTIÈRE GOUVERNÉE PAR LA DIVINE PROVIDENCE AU MOYEN DE LA CRÉATION ANGÉLIQUE ? 355

Article 9 - LA DIVINE PROVIDENCE DISPOSE-T-ELLE LES CORPS INFÉRIEURS PAR LES CORPS CÉLESTES ? 366

Article 10 - LA DIVINE PROVIDENCE GOUVERNE-T-ELLE LES ACTES HUMAINS AU MOYEN DES CORPS CÉLESTES ? 383

Question 6 ─ LA PRÉDESTINATION_ 390

LIEUX PARALLÈLES 391

Article 1 - LA PRÉDESTINATION APPARTIENT-ELLE À LA SCIENCE OU À LA VOLONTÉ ? 391

Article 2 - LA PRESCIENCE DES MÉRITES EST-ELLE LA CAUSE ET LA RAISON DE LA PRÉDESTINATION ? 402

Article 3 - LA PRÉDESTINATION EST-ELLE CERTAINE ? 413

Article 4 - LE NOMBRE DES PRÉDESTINÉS EST-IL CERTAIN ? 424

Article 5 - LES PRÉDESTINÉS ONT-ILS LA CERTITUDE DE LEUR PRÉDESTINATION ? 433

Article 6 - LA PRÉDESTINATION PEUT-ELLE ÊTRE AIDÉE PAR LES PRIÈRES DES SAINTS ? 435

Question 7 ─ LE LIVRE DE VIE 441

LIEUX PARALLÈLES 442

Article 1 - LE LIVRE DE VIE EST-IL QUELQUE CHOSE DE CRÉÉ ? 442

Article 2 - EN DIEU, L’EXPRESSION « LIVRE DE VIE » SE DIT-ELLE ESSENTIELLEMENT OU PERSONNELLEMENT ? 451

Article 3 - LE LIVRE DE VIE EST-IL APPROPRIÉ AU FILS ? 455

Article 4 - LE LIVRE DE VIE EST-IL LA MÊME CHOSE QUE LA PRÉDESTINATION ? 458

Article 5 - L’EXPRESSION « LIVRE DE VIE » SE RAPPORTE-T-ELLE À LA VIE INCRÉÉE ? 460

Article 6 - L’EXPRESSION « LIVRE DE VIE » SE RAPPORTE-T-ELLE À LA VIE NATURELLE DANS LES CRÉATURES ? 464

Article 7 - L’EXPRESSION « LIVRE DE VIE », AU SENS ABSOLU, SE RAPPORTE-T-ELLE À LA VIE DE LA GRÂCE ? 467

Article 8 - PEUT-ON PARLER DE LIVRE DE MORT COMME ON PARLE DU LIVRE DE VIE ? 470

Question 8 ─ LA CONNAISSANCE DES ANGES 473

LIEUX PARALLÈLES 475

Article 1 - LES ANGES VOIENT-ILS DIEU DANS SON ESSENCE ? 476

Article 2 - L’INTELLIGENCE DE L’ANGE OU DE L’HOMME BIENHEUREUX COMPREND-ELLE L’ESSENCE DIVINE ? 487

Article 3 - L’ANGE A-T-IL PU, PAR SES PROPRES FACULTÉS NATURELLES, PARVENIR À LA VISION DE DIEU DANS SON ESSENCE ? 493

Article 4 - L’ANGE QUI VOIT DIEU DANS SON ESSENCE CONNAÎT-IL TOUTES CHOSES ? 506

Article 5 - LA VISION DES RÉALITÉS DANS LE VERBE A-T-ELLE LIEU PAR DES RESSEMBLANCES DE CELLES-CI EXISTANT DANS L’INTELLIGENCE ANGÉLIQUE ? 521

Article 6 - L’ANGE SE CONNAÎT-IL LUI-MÊME ? 526

Article 7 - UN ANGE CONNAÎT-IL UN AUTRE ANGE ? 533

Article 8 - L’ANGE CONNAÎT-IL LES RÉALITÉS MATÉRIELLES PAR DES FORMES, OU PAR SON ESSENCE DE CONNAISSANT ? 546

Article 9 - LES FORMES PAR LESQUELLES LES ANGES CONNAISSENT LES RÉALITÉS MATÉRIELLES SONT-ELLES INNÉES OU REÇUES DES RÉALITÉS ? 553

Article 10 - LES ANGES SUPÉRIEURS, COMPARÉS AUX INFÉRIEURS, CONNAISSENT-ILS PAR DES FORMES PLUS UNIVERSELLES ? 562

Article 11 - L’ANGE CONNAÎT-IL LES SINGULIERS ? 566

Article 12 - LES ANGES CONNAISSENT-ILS LES FUTURS ? 576

Article 13 - LES ANGES PEUVENT-ILS SAVOIR LES SECRETS DES CŒURS ? 583

Article 14 - LES ANGES CONNAISSENT-ILS PLUSIEURS CHOSES EN MÊME TEMPS ? 588

Article 15 - LES ANGES CONNAISSENT-ILS LES RÉALITÉS EN PROCÉDANT DISCURSIVEMENT D’UNE CHOSE À L’AUTRE ? 600

Article 16 - DOIT-ON DISTINGUER DANS LES ANGES LES CONNAISSANCES MATINALE ET VESPÉRALE ? 609

Article 17 - LA CONNAISSANCE ANGÉLIQUE EST-ELLE ADÉQUATEMENT DIVISÉE EN MATINALE ET VESPÉRALE ? 618

Question 9 ─ LA COMMUNICATION DE LA SCIENCE DES ANGES 622

LIEUX PARALLÈLES 623

Article 1 - UN ANGE EN ÉCLAIRE-T-IL UN AUTRE ? 624

Article 2 - UN ANGE INFÉRIEUR EST-IL TOUJOURS ÉCLAIRÉ PAR UN SUPÉRIEUR, OU PARFOIS IMMÉDIATEMENT PAR DIEU ? 636

Article 3 - LORSQU’UN ANGE EN ÉCLAIRE UN AUTRE, LE PURIFIE-T-IL ? 640

Article 4 - UN ANGE PARLE-T-IL À UN AUTRE ANGE ? 645

Article 5 - LES ANGES INFÉRIEURS PARLENT-ILS AUX SUPÉRIEURS ? 655

Article 6 - UNE DISTANCE LOCALE DÉTERMINÉE EST-ELLE REQUISE POUR QU’UN ANGE PARLE À UN AUTRE ANGE ? 659

Article 7 - UN ANGE PEUT-IL PARLER À UN AUTRE ANGE DE TELLE FAÇON QUE LES AUTRES NE PERÇOIVENT PAS SA PAROLE ? 662

Question 10 ─ L’ESPRIT 664

LIEUX PARALLÈLES 666

Article 1 - L’ESPRIT (MENS), EN TANT QU’ON Y RECONNAÎT L’IMAGE DE LA TRINITÉ, EST-IL L’ESSENCE DE L’ÂME OU QUELQUE PUISSANCE DE L’ÂME ? 667

Article 2 - LA MÉMOIRE EST-ELLE DANS L’ESPRIT ? 676

Article 3 - LA MÉMOIRE SE DISTINGUE-T-ELLE DE L’INTELLIGENCE COMME UNE PUISSANCE SE DISTINGUE D’UNE AUTRE ? 684

Article 4 - L’ESPRIT CONNAÎT-IL LES RÉALITÉS MATÉRIELLES ? 690

Article 5 - NOTRE ESPRIT PEUT-IL CONNAÎTRE LES CHOSES MATÉRIELLES SINGULIÈREMENT ? 696

Article 6 - L’ESPRIT HUMAIN REÇOIT-IL UNE CONNAISSANCE ISSUE DES CHOSES SENSIBLES ? 700

Article 7 - L’IMAGE DE LA TRINITÉ EST-ELLE DANS L’ESPRIT EN TANT QU’IL CONNAÎT LES CHOSES MATÉRIELLES, OU SEULEMENT EN TANT QU’IL CONNAÎT LES ÉTERNELLES ? 710

Article 8 - L’ESPRIT SE CONNAÎT-IL LUI-MÊME PAR SON ESSENCE OU PAR UNE ESPÈCE ? 719

Article 9 - EST-CE PAR LEUR ESSENCE OU PAR UNE RESSEMBLANCE QUE NOTRE ESPRIT CONNAÎT LES HABITUS EXISTANT DANS L’ÂME ? 736

Article 10 - QUELQU’UN PEUT-IL SAVOIR QU’IL A LA CHARITÉ ? 749

Article 11 - L’ESPRIT, DANS L’ÉTAT DE VOIE, PEUT-IL VOIR DIEU DANS SON ESSENCE ? 754

Article 12 - L’EXISTENCE DE DIEU EST-ELLE ÉVIDENTE PAR ELLE-MÊME POUR L’ESPRIT HUMAIN, COMME LES PREMIERS PRINCIPES DE LA DÉMONSTRATION, DONT L’ESPRIT HUMAIN NE PEUT PENSER LE NON-ÊTRE ? 765

Article 13 - LA TRINITÉ DES PERSONNES PEUT-ELLE ÊTRE CONNUE PAR LA RAISON NATURELLE ? 776

Question 11 ─ LE MAÎTRE 782

LIEUX PARALLÈLES 783

Article 1 - ENSEIGNER ET ÊTRE APPELÉ MAÎTRE, EST-CE POSSIBLE À L’HOMME OU À DIEU SEUL ? 783

Article 2 - QUELQU’UN PEUT-IL ÊTRE APPELÉ SON PROPRE MAÎTRE ? 800

Article 3 - UN HOMME PEUT-IL ÊTRE ENSEIGNÉ PAR UN ANGE ? 804

Article 4 - ENSEIGNER EST-IL UN ACTE DE LA VIE ACTIVE OU DE LA VIE CONTEMPLATIVE ? 817

Question 12 ─ LA PROPHÉTIE 820

LIEUX PARALLÈLES 822

Article 1 - LA PROPHÉTIE EST-ELLE UN HABITUS OU UN ACTE ? 823

Article 2 - LA PROPHÉTIE PORTE-T-ELLE SUR LES CONCLUSIONS DES SCIENCES ? 835

Article 3 - LA PROPHÉTIE EST-ELLE NATURELLE ? 840

Article 4 - POUR POSSÉDER LA PROPHÉTIE, UNE DISPOSITION NATURELLE EST-ELLE REQUISE ? 857

Article 5 - LA PROPHÉTIE REQUIERT-ELLE QUE L’ON AIT DE BONNES MŒURS ? 862

Article 6 - LES PROPHÈTES VOIENT-ILS DANS LE MIROIR DE L’ÉTERNITÉ ? 868

Article 7 - DANS LA RÉVÉLATION PROPHÉTIQUE, DIEU IMPRIME-T-IL DANS L’ESPRIT DU PROPHÈTE DE NOUVELLES ESPÈCES DES RÉALITÉS, OU SEULEMENT UNE LUMIÈRE INTELLECTUELLE ? 879

Article 8 - TOUTE RÉVÉLATION PROPHÉTIQUE SE FAIT-ELLE PAR L’INTERMÉDIAIRE D’UN ANGE ? 887

Article 9 - LE PROPHÈTE EST-IL TOUJOURS ÉLOIGNÉ DE SES SENS LORSQU’IL EST TOUCHÉ PAR L’ESPRIT DE PROPHÉTIE ? 891

Article 10 - LA PROPHÉTIE EST-ELLE CONVENABLEMENT DIVISÉE EN PROPHÉTIE DE PRÉDESTINATION, DE PRESCIENCE ET DE MENACE ? 897

Article 11 - TROUVE-T-ON DANS LA PROPHÉTIE UNE VÉRITÉ IMMUABLE ? 908

Article 12 - LA PROPHÉTIE QUI A LIEU SEULEMENT PAR UNE VISION INTELLECTUELLE EST-ELLE PLUS ÉMINENTE QUE CELLE QUI COMPORTE UNE VISION INTELLECTUELLE EN MÊME TEMPS QU’UNE VISION IMAGINAIRE ? 914

Article 13 - DISTINGUE-T-ON LES DEGRÉS DE PROPHÉTIE PAR LA VISION IMAGINAIRE ? 925

Article 14 - MOÏSE FUT-IL PLUS ÉMINENT QUE LES AUTRES PROPHÈTES ? 933

Question 13 ─ LE RAVISSEMENT 937

LIEUX PARALLÈLES 938

Article 1 - QU’EST-CE QUE LE RAVISSEMENT ? 938

Article 2 - SAINT PAUL, DANS SON RAVISSEMENT, A-T-IL VU DIEU DANS SON ESSENCE ? 947

Article 3 - L’INTELLIGENCE D’UN VOYAGEUR PEUT-ELLE ÊTRE ÉLEVÉE À LA VISION DE DIEU DANS SON ESSENCE SANS ÊTRE ABSTRAITE DES SENS ? 954

Article 4 - QUELLE ABSTRACTION EST REQUISE POUR QUE L’INTELLIGENCE PUISSE VOIR DIEU DANS SON ESSENCE ? 965

Article 5 - QU’EST-CE QUE L’APÔTRE A SU DE SON RAVISSEMENT, ET QU’EST-CE QU’IL N’A PAS SU ? 972

Question 14 ─ LA FOI 978

LIEUX PARALLÈLES 979

Article 1 - QU’EST-CE QUE CROIRE ? 980

Article 2 - QU’EST-CE QUE LA FOI ? 988

Article 3 - LA FOI EST-ELLE UNE VERTU ? 1001

Article 4 - EN QUOI LA FOI SE TROUVE-T-ELLE COMME DANS UN SUJET ? 1009

Article 5 - LA FORME DE LA FOI EST-ELLE LA CHARITÉ ? 1015

Article 6 - LA FOI INFORME EST-ELLE UNE VERTU ? 1024

Article 7 - LA FOI INFORME ET LA FOI FORMÉE SONT-ELLES UN MÊME HABITUS ? 1027

Article 8 - L’OBJET PROPRE DE LA FOI EST-IL LA VÉRITÉ PREMIÈRE ? 1032

Article 9 - LA FOI PEUT-ELLE PORTER SUR DES CHOSES QUE L’ON SAIT ? 1041

Article 10 - EST-IL NÉCESSAIRE À L’HOMME D’AVOIR LA FOI ? 1048

Article 11 - EST-IL NÉCESSAIRE DE CROIRE EXPLICITEMENT ? 1057

Article 12 - LA FOI DES MODERNES EST-ELLE IDENTIQUE À CELLE DES ANCIENS ? 1066

Question 15 ─ RAISON SUPÉRIEURE ET RAISON INFÉRIEURE 1068

LIEUX PARALLÈLES 1069

Article 1 - L’INTELLIGENCE ET LA RAISON SONT-ELLES EN L’HOMME DES PUISSANCES DIFFÉRENTES ? 1069

Article 2 - LA RAISON SUPÉRIEURE ET LA RAISON INFÉRIEURE SONT-ELLES DES PUISSANCES DIFFÉRENTES ? 1086

Article 3 - LE PÉCHÉ PEUT-IL EXISTER DANS LA RAISON SUPÉRIEURE OU INFÉRIEURE ? 1101

Article 4 - LA DÉLECTATION MOROSE, QUI A LIEU DANS LA RAISON INFÉRIEURE PAR UN CONSENTEMENT À LA DÉLECTATION SANS CONSENTEMENT À L’ACTE, EST-ELLE UN PÉCHÉ MORTEL ? 1107

Article 5 - LE PÉCHÉ VÉNIEL PEUT-IL EXISTER DANS LA RAISON SUPÉRIEURE ? 1119

Question 16 ─ LA SYNDÉRÈSE 1122

LIEUX PARALLÈLES 1122

Article 1 - LA SYNDÉRÈSE EST-ELLE UNE PUISSANCE OU UN HABITUS ? 1123

Article 2 - LA SYNDÉRÈSE PEUT-ELLE PÉCHER ? 1135

Article 3 - LA SYNDÉRÈSE S’ÉTEINT-ELLE EN QUELQUES-UNS ? 1140

Question 17 ─ LA CONSCIENCE 1144

LIEUX PARALLÈLES 1145

Article 1 - LA CONSCIENCE EST-ELLE UNE PUISSANCE, UN HABITUS OU UN ACTE ? 1145

Article 2 - LA CONSCIENCE PEUT-ELLE SE TROMPER ? 1158

Article 3 - LA CONSCIENCE OBLIGE-T-ELLE ? 1164

Article 4 - LA CONSCIENCE ERRONÉE OBLIGE-T-ELLE ? 1168

Article 5 - LA CONSCIENCE ERRONÉE, EN MATIÈRE INDIFFÉRENTE, OBLIGE-T-ELLE PLUS OU MOINS QU’UN COMMANDEMENT DU PRÉLAT ? 1176

Question 18 ─ LA CONNAISSANCE DU PREMIER HOMME DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE 1180

LIEUX PARALLÈLES 1181

Article 1 - L’HOMME DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE A-T-IL CONNU DIEU DANS SON ESSENCE ? 1182

Article 2 - L’HOMME DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE A-T-IL VU DIEU À TRAVERS LES CRÉATURES ? 1194

Article 3 ADAM, DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE, A-T-IL EU UNE FOI PORTANT SUR DIEU ? 1200

Article 4 ADAM, DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE, A-T-IL EU CONNAISSANCE DE TOUTES LES CRÉATURES ? 1203

Article 5 ADAM, DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE, A-T-IL VU LES ANGES DANS LEUR ESSENCE ? 1215

Article 6 ADAM, DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE, A-T-IL PU SE TROMPER OU ÊTRE TROMPÉ ? 1226

Article 7 - LES ENFANTS QUI SERAIENT NÉS D’ADAM DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE AURAIENT-ILS EU LA PLEINE SCIENCE DE TOUTES CHOSES, TOUT COMME L’A EUE ADAM ? 1237

Article 8 - LES ENFANTS NOUVEAU-NÉS DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE AURAIENT-ILS EU PLEINEMENT L’USAGE DE LA RAISON ? 1243

Question 19 ─ LA CONNAISSANCE DE L’ÂME APRÈS LA MORT 1249

LIEUX PARALLÈLES 1249

Article 1 - L’ÂME, APRÈS LA MORT, PEUT-ELLE PENSER ? 1250

Article 2 - L’ÂME SÉPARÉE CONNAÎT-ELLE LES SINGULIERS ? 1265

Question 20 ─ LA SCIENCE DE L’ÂME DU CHRIST 1269

LIEUX PARALLÈLES 1270

Article 1 - FAUT-IL ADMETTRE DANS LE CHRIST UNE SCIENCE CRÉÉE ? 1270

Article 2 - L’ÂME DU CHRIST VOIT-ELLE LE VERBE PAR QUELQUE HABITUS ? 1277

Article 3 - LE CHRIST A-T-IL UNE AUTRE SCIENCE DES RÉALITÉS QUE CELLE PAR LAQUELLE IL LES CONNAÎT DANS LE VERBE ? 1284

Article 4 - L’ÂME DU CHRIST CONNAÎT-ELLE DANS LE VERBE TOUT CE QUE LE VERBE SAIT ? 1289

Article 5 - L’ÂME DU CHRIST SAIT-ELLE TOUT CE QUE DIEU PEUT FAIRE ? 1302

Article 6 - L’ÂME DU CHRIST CONNAÎT-ELLE TOUTES CHOSES DE CETTE CONNAISSANCE QUI LUI FAIT CONNAÎTRE LES RÉALITÉS DANS LEUR NATURE PROPRE ? 1309

Question 21 ─ LE BIEN_ 1312

LIEUX PARALLÈLES 1313

Article 1 - LE BIEN AJOUTE-T-IL QUELQUE CHOSE À L’ÉTANT ? 1313

Article 2 - L’ÉTANT ET LE BIEN SONT-ILS CONVERTIBLES QUANT AUX SUPPÔTS ? 1323

Article 3 - LE BIEN, DANS SA NOTION, EST-IL ANTÉRIEUR AU VRAI ? 1329

Article 4 - TOUTES CHOSES SONT-ELLES BONNES PAR LA BONTÉ PREMIÈRE ? 1333

Article 5 - LE BIEN CRÉÉ EST-IL BON PAR SON ESSENCE ? 1344

Article 6 - LE BIEN DE LA CRÉATURE CONSISTE-T-IL EN UN MODE, UNE ESPÈCE ET UN ORDRE, COMME DIT SAINT AUGUSTIN ? 1351

Question 22 ─ L’APPÉTIT DU BIEN LA VOLONTÉ 1359

LIEUX PARALLÈLES 1360

Article 1 - TOUTE CHOSE RECHERCHE-T-ELLE LE BIEN ? 1361

Article 2 - TOUTE CHOSE RECHERCHE-T-ELLE DIEU MÊME ? 1372

Article 3 - L’APPÉTIT EST-IL UNE CERTAINE PUISSANCE SPÉCIALE DE L’ÂME ? 1376

Article 4 - DANS LES ÊTRES RAISONNABLES, LA VOLONTÉ EST-ELLE UNE AUTRE PUISSANCE S’AJOUTANT À L’APPÉTITIVE DE LA PARTIE SENSITIVE ? 1381

Article 5 - LA VOLONTÉ VEUT-ELLE QUELQUE CHOSE PAR NÉCESSITÉ ? 1386

Article 6 - LA VOLONTÉ VEUT-ELLE PAR NÉCESSITÉ TOUT CE QU’ELLE VEUT ? 1397

Article 7 - CE QUE L’ON VEUT PAR NÉCESSITÉ, MÉRITE-T-ON EN LE VOULANT ? 1404

Article 8 - DIEU PEUT-IL CONTRAINDRE LA VOLONTÉ ? 1406

Article 9 - UNE CRÉATURE PEUT-ELLE FAIRE CHANGER LA VOLONTÉ, OU LAISSER EN ELLE UNE IMPRESSION ? 1410

Article 10 - LA VOLONTÉ ET L’INTELLIGENCE SONT-ELLES UNE MÊME PUISSANCE ? 1416

Article 11 - LA VOLONTÉ EST-ELLE UNE PUISSANCE PLUS HAUTE QUE L’INTELLIGENCE, OU EST-CE LE CONTRAIRE ? 1421

Article 12 - LA VOLONTÉ MEUT-ELLE L’INTELLIGENCE ET LES AUTRES PUISSANCES DE L’ÂME ? 1431

Article 13 - L’INTENTION EST-ELLE UN ACTE DE LA VOLONTÉ ? 1436

Article 14 - EST-CE PAR LE MÊME MOUVEMENT QUE LA VOLONTÉ VEUT LA FIN ET QU’ELLE A L’INTENTION DES MOYENS ? 1445

Article 15 - L’ÉLECTION EST-ELLE UN ACTE DE LA VOLONTÉ ? 1449

Question 23 ─ LA VOLONTÉ DE DIEU_ 1452

LIEUX PARALLÈLES 1453

Article 1 - CONVIENT-IL QUE DIEU AIT UNE VOLONTÉ ? 1454

Article 2 - PEUT-ON DISTINGUER LA VOLONTÉ DIVINE EN ANTÉCÉDENTE ET CONSÉQUENTE ? 1463

Article 3 - LA VOLONTÉ DIVINE EST-ELLE CONVENABLEMENT DIVISÉE EN VOLONTÉ DE BON PLAISIR ET VOLONTÉ DE SIGNE ? 1470

Article 4 - DIEU VEUT-IL PAR NÉCESSITÉ TOUT CE QU’IL VEUT ? 1476

Article 5 - LA VOLONTÉ DIVINE IMPOSE-T-ELLE UNE NÉCESSITÉ AUX RÉALITÉS VOULUES ? 1488

Article 6 - LA JUSTICE DANS LES RÉALITÉS CRÉÉES DÉPEND-ELLE DE LA SIMPLE VOLONTÉ DE DIEU ? 1492

Article 7 - SOMMES-NOUS TENUS DE CONFORMER NOTRE VOLONTÉ À LA VOLONTÉ DIVINE ? 1497

Article 8 - SOMMES-NOUS TENUS DE CONFORMER NOTRE VOLONTÉ À LA VOLONTÉ DIVINE DANS L’OBJET VOULU, C’EST-À-DIRE EN SORTE QUE NOUS SOYONS TENUS DE VOULOIR CE QUE NOUS SAVONS QUE DIEU VEUT ? 1508

Question 24 ─ LE LIBRE ARBITRE 1515

LIEUX PARALLÈLES 1516

Article 1 - L’HOMME EST-IL DOUÉ DE LIBRE ARBITRE ? 1517

Article 2 - LE LIBRE ARBITRE EXISTE-T-IL CHEZ LES BÊTES ? 1534

Article 3 - LE LIBRE ARBITRE EXISTE-T-IL EN DIEU ? 1541

Article 4 - LE LIBRE ARBITRE EST-IL OU NON UNE PUISSANCE ? 1545

Article 5 - LE LIBRE ARBITRE EST-IL UNE SEULE OU PLUSIEURS PUISSANCES ? 1555

Article 6 - LE LIBRE ARBITRE EST-IL LA VOLONTÉ, OU UNE PUISSANCE AUTRE QUE LA VOLONTÉ ? 1559

Article 7 - PEUT-IL EXISTER UNE CRÉATURE QUI AIT UN LIBRE ARBITRE NATURELLEMENT CONFIRMÉ DANS LE BIEN ? 1563

Article 8 - LE LIBRE ARBITRE DE LA CRÉATURE PEUT-IL ÊTRE CONFIRMÉ DANS LE BIEN PAR QUELQUE DON DE LA GRÂCE ? 1571

Article 9 - LE LIBRE ARBITRE DE L’HOMME DANS L’ÉTAT DE VOIE PEUT-IL ÊTRE CONFIRMÉ DANS LE BIEN ? 1577

Article 10 - LE LIBRE ARBITRE D’UNE CRÉATURE PEUT-IL ÊTRE OBSTINÉ DANS LE MAL, OU Y ÊTRE IMMUABLEMENT AFFERMI ? 1581

Article 11 - LE LIBRE ARBITRE DE L’HOMME DANS L’ÉTAT DE VOIE PEUT-IL ÊTRE OBSTINÉ DANS LE MAL ? 1596

Article 12 - LE LIBRE ARBITRE SANS LA GRÂCE, DANS L’ÉTAT DE PÉCHÉ MORTEL, PEUT-IL ÉVITER LE PÉCHÉ MORTEL ? 1604

Article 13 - UN HOMME EN ÉTAT DE GRÂCE PEUT-IL ÉVITER LE PÉCHÉ MORTEL ? 1624

Article 14 - LE LIBRE ARBITRE PEUT-IL SE PORTER VERS LE BIEN SANS LA GRÂCE ? 1627

Article 15 - L’HOMME PEUT-IL, SANS LA GRÂCE, SE PRÉPARER À AVOIR LA GRÂCE ? 1634

Question 25 ─ LA SENSUALITÉ 1638

LIEUX PARALLÈLES 1639

Article 1 - LA SENSUALITÉ EST-ELLE UNE PUISSANCE COGNITIVE OU SEULEMENT APPÉTITIVE ? 1639

Article 2 - LA SENSUALITÉ EST-ELLE UNE SEULE PUISSANCE SIMPLE, OU EST-ELLE DIVISÉE EN PLUSIEURS PUISSANCES, À SAVOIR L’IRASCIBLE ET LE CONCUPISCIBLE ? 1648

Article 3 - L’IRASCIBLE ET LE CONCUPISCIBLE SONT-ILS SEULEMENT DANS L’APPÉTIT INFÉRIEUR, OU AUSSI DANS LE SUPÉRIEUR ? 1656

Article 4 - LA SENSUALITÉ OBÉIT-ELLE À LA RAISON ? 1661

Article 5 - LE PÉCHÉ PEUT-IL EXISTER DANS LA SENSUALITÉ ? 1665

Article 6 - LE CONCUPISCIBLE EST-IL PLUS CORROMPU ET INFECTÉ QUE L’IRASCIBLE ? 1672

Article 7 - LA SENSUALITÉ, EN CETTE VIE, PEUT-ELLE ÊTRE GUÉRIE DE LA CORRUPTION SUSDITE ? 1678

Question 26 ─ LES PASSIONS DE L’ÂME 1681

LIEUX PARALLÈLES 1683

Article 1 - COMMENT L’ÂME SÉPARÉE DU CORPS SOUFFRE-T-ELLE ? 1683

Article 2 - COMMENT L’ÂME UNIE AU CORPS SUBIT-ELLE ? 1698

Article 3 - LA PASSION EST-ELLE SEULEMENT DANS LA PUISSANCE APPÉTITIVE SENSITIVE ? 1703

Article 4 - QU’EST-CE QUI FONDE LA CONTRARIÉTÉ ET LA DIVERSITÉ, PARMI LES PASSIONS DE L’ÂME ? 1718

Article 5 - L’ESPOIR, LA CRAINTE, LA JOIE ET LA TRISTESSE SONT-ELLES LES QUATRE PASSIONS PRINCIPALES DE L’ÂME ? 1726

Article 6 - MÉRITONS-NOUS PAR LES PASSIONS ? 1734

Article 7 - LA PASSION ACCOMPAGNANT LE MÉRITE DIMINUE-T-ELLE LE MÉRITE ? AUTREMENT DIT, QUI MÉRITE DAVANTAGE : CELUI QUI FAIT DU BIEN À UN PAUVRE AVEC UNE CERTAINE COMPASSION DE PITIÉ, OU CELUI QUI LE FAIT SANS AUCUNE PASSION, PAR LE SEUL JUGEMENT DE LA RAISON ? 1748

Article 8 - Y EUT-IL DE TELLES PASSIONS DANS LE CHRIST ? 1755

Article 9 - LA PASSION DE DOULEUR FUT-ELLE DANS L’ÂME DU CHRIST QUANT À LA RAISON SUPÉRIEURE ? 1765

Article 10 - LA DOULEUR DE LA PASSION QUI ÉTAIT DANS LA RAISON SUPÉRIEURE DU CHRIST EMPÊCHAIT-ELLE LA JOIE DE LA FRUITION, ET VICE VERSA ? 1774

Question 27 ─ LA GRÂCE 1786

LIEUX PARALLÈLES 1787

Article 1 - LA GRÂCE EST-ELLE UNE CHOSE POSITIVEMENT CRÉÉE DANS L’ÂME ? 1788

Article 2 - LA GRÂCE SANCTIFIANTE EST-ELLE LA MÊME CHOSE QUE LA CHARITÉ ? 1796

Article 3 - UNE CRÉATURE PEUT-ELLE ÊTRE CAUSE DE GRÂCE ? 1802

Article 4 - LES SACREMENTS DE LA LOI NOUVELLE SONT-ILS CAUSES DE GRÂCE ? 1818

Article 5 - N’Y A-T-IL DANS UN HOMME QU’UNE SEULE GRÂCE SANCTIFIANTE ? 1834

Article 6 - LA GRÂCE EST-ELLE DANS L’ESSENCE DE L’ÂME COMME EN UN SUJET ? 1846

Article 7 - LA GRÂCE EST-ELLE DANS LES SACREMENTS ? 1851

Question 28 ─ LA JUSTIFICATION DE L’IMPIE 1855

LIEUX PARALLÈLES 1856

Article 1 - LA JUSTIFICATION DE L’IMPIE EST-ELLE LA RÉMISSION DES PÉCHÉS ? 1856

Article 2 - LA RÉMISSION DES PÉCHÉS PEUT-ELLE AVOIR LIEU SANS LA GRÂCE ? 1864

Article 3 - POUR LA JUSTIFICATION DE L’IMPIE, LE LIBRE ARBITRE EST-IL REQUIS ? 1876

Article 4 - QUEL MOUVEMENT DU LIBRE ARBITRE LA JUSTIFICATION REQUIERT-ELLE : EST-CE UN MOUVEMENT VERS DIEU ? 1893

Article 5 - DANS LA JUSTIFICATION DE L’IMPIE, EST-IL REQUIS UN MOUVEMENT DU LIBRE ARBITRE DIRIGÉ VERS LE PÉCHÉ ? 1901

Article 6 - L’INFUSION DE LA GRÂCE ET LA RÉMISSION DE LA FAUTE SONT-ELLES UNE MÊME CHOSE ? 1905

Article 7 - LA RÉMISSION DE LA FAUTE PRÉCÈDE-T-ELLE NATURELLEMENT L’INFUSION DE LA GRÂCE ? 1908

Article 8 - DANS LA JUSTIFICATION DE L’IMPIE, LE MOUVEMENT DU LIBRE ARBITRE PRÉCÈDE-T-IL NATURELLEMENT L’INFUSION DE LA GRÂCE ? 1916

Article 9 - LA JUSTIFICATION DE L’IMPIE SE FAIT-ELLE EN UN INSTANT ? 1925

Question 29 ─ LA GRÂCE DU CHRIST 1934

LIEUX PARALLÈLES 1936

Article 1 - Y A-T-IL DANS LE CHRIST UNE GRÂCE CRÉÉE ? 1936

Article 2 - LA GRÂCE HABITUELLE EST-ELLE REQUISE POUR QUE LA NATURE HUMAINE SOIT UNIE AU VERBE DANS LA PERSONNE ? 1944

Article 3 - LA GRÂCE DU CHRIST EST-ELLE INFINIE ? 1947

Article 4 - LA GRÂCE DE CHEF [DE L’ÉGLISE] CONVIENT-ELLE AU CHRIST EN SA NATURE HUMAINE ? 1956

Article 5 - UNE GRÂCE HABITUELLE EST-ELLE REQUISE DANS LE CHRIST POUR QU’IL SOIT CHEF [DE L’ÉGLISE] ? 1968

Article 6 - LE CHRIST A-T-IL PU MÉRITER ? 1974

Article 7 - LE CHRIST A-T-IL PU MÉRITER POUR D’AUTRES ? 1979

Article 8 - LE CHRIST A-T-IL PU MÉRITER AU PREMIER INSTANT DE SA CONCEPTION ? 1987

 

 

 

PREFACE DU PERE ELDER

 

La publication du texte complet des Questions disputées sur la vérité de saint Thomas d’Aquin dans une édition bilingue est un événement à saluer. Il s’agit d’une des œuvres majeures du grand philosophe et théologien que fut saint Thomas. En 1971 la Commission Léonine a publié la magnifique édition critique du texte latin, édition qui présente le texte original tel qu’il avait été dicté par Thomas lui-même. Ce texte critique est à la base de cette traduction. La publication de ce texte bilingue intégral s’inscrit dans l’intérêt croissant chez nos contemporains pour les études médiévales et, en particulier, pour la pensée de Thomas d’Aquin. Il est admirable qu’aujour­d’hui, alors que tant de nos concitoyens vivent dans le concret et l’immédiat et se noient dans un flot continuel d’images, les pères bénédictins de l’abbaye Sainte-Madeleine osent nous inviter à un superbe effort intellectuel d’analyse et de recherche des premiers concepts du réel.

Par le passé, on a publié des traductions françaises de certaines des 29 questions qui composent les Questions disputées sur la vérité. Des traductions partielles sont parues aussi en allemand et en espagnol, mais il n’y avait pas de version complète, sauf en italien et en anglais. Les pères bénédictins de l’abbaye Sainte-Madeleine du Barroux ont entrepris cette tâche titanesque et l’ont conduite à bonne fin. On mesure l’immensité et la complexité de ce travail, quand on tient compte de la difficulté des thèmes traités dans les 29 questions disputées et du texte latin, écrit dans un langage très abstrait. Notons aussi que l’ouvrage compte plus de 2 000 pages comprenant les textes latin et français, auxquelles s’ajoutent la longue et magnifique introduction du P. Abélard Lobato, o. p., les annexes et l’index. On est familier des traductions de la Somme de théologie et de la Somme contre les Gentils, mais il est regrettable qu’il y ait moins de traductions des autres ouvrages de saint Thomas. De nos jours, le nombre de personnes qui peuvent lire et étudier avec facilité le texte latin du Sur la vérité a bien diminué. C'est donc avec joie et gratitude que, grâce aux pères de l’abbaye du Barroux, l’on voit rendues accessibles à un plus grand public les Questions disputées sur la vérité, ensemble de 29 questions et 253 articles.

Ces questions sur la vérité ne sont pas les seules questions disputées parmi les œuvres de saint Thomas. Il y a aussi les Questions disputées sur la puissance et celles Sur les vertus ainsi que les Questions quodlibétales. Chaque recueil de ces questions porte le nom de la première, bien qu’il contienne des disputes sur des thèmes assez variés. Ainsi, la lecture du Sur la vérité présente des disputes sur des questions qui se rapportent aux problèmes de la connaissance : la science divine ; la providence ; la connaissance des anges (section où interviennent parfois les philosophes arabes) ;

la question de l’esprit (mens) de l’homme en 13 articles, où Augustin occupe une place centrale, et la célèbre question sur le maître (De magistro), qui est une remarquable analyse du processus d’enseignement et d’apprentissage.

Après une discussion sur la connaissance prophétique, la mystique et la foi, on nous présente des disputes sur des questions qui relèvent de la philosophie morale, comme celles de la syndérèse et de la conscience. Il y a aussi une dispute sur la connaissance de l’âme après la mort et la science du Christ. Avec la dernière série de questions disputées, QQ. 21 à 29, le lecteur se trouve dans le domaine de la science morale ; après une subtile analyse de ce qu’est le bien – le pendant de l’étude du vrai dans la première question – on passe à une splendide investigation sur la volonté humaine : en 15 articles est étudié le rôle de la volonté dans la vie humaine, par rapport à l’homme lui-même, au monde et à Dieu. Cette question se termine avec des analyses des actes principaux de la volonté, comme l’intention et l’élection. Une question spéciale est consacrée au libre arbitre, thème très discuté à l’époque de saint Thomas. Les cinq dernières questions traitent de la sensualité, des passions, de la nature de la grâce divine et de son octroi.

Rappelons d’abord l’importance des questions disputées dans la vie des universités médiévales. Dans l’enseignement de la dialectique, on présentait aux participants au cours plusieurs opinions divergentes au sujet d’une question précise. La dialectique était très présente dans les écoles de l’Antiquité et la dispute scolastique en a hérité. Introduite dans l’enseignement scolastique, la question disputée a été institutionnalisée dans les universités autour de 1200 pour devenir un élément essentiel des études et de la recherche. On a pu l’appeler l’acte le plus significatif de l’enseignement universitaire, à côté des leçons que le magister (maître en théologie) devait donner tous les matins. Dans son excellente et magistrale introduction à cette édition, que le lecteur trouvera ci-après, le professeur Lobato, pendant de longues années président de l’Académie pontificale de saint Thomas d’Aquin, explique l’organisation de la question disputée, un événement académique auquel participaient professeurs et étudiants avancés.

Il s’agissait d’un travail en groupe, où le maître avait le rôle principal ; on débattait une question proposée quelque temps auparavant par le professeur. Des arguments en faveur d’une certaine position étaient avancés ; un répondant devait les critiquer et proposer la thèse opposée. Enfin, souvent pas tout de suite, mais un ou plusieurs jours après, le maître faisait le point dans un exposé, appelé la determinatio, qui indiquait la solution et répondait aux thèses et aux objections des deux côtés. C’était aussi le maître qui devait publier l’ensemble de la discussion, qu’un notaire avait pris en note.

L’exercice servait à compléter les leçons des maîtres, à déterminer avec une grande précision certains points de doctrine et à développer une connaissance approfondie et une bonne maîtrise de l’analyse des problèmes. La valeur éducative de cette dispute scolastique est considérable : on étudiait les divers aspects d’une question et on acquérait une vue d’ensemble et une connaissance en profondeur difficile à atteindre par d’autres voies. Les observations critiques des répondants et les réponses données par le maître aidaient à approfondir la compréhension d’un problème. Ce qui avait semblé d’abord une chose assez simple et comme allant de soi, comme l’exposé d’un thème par un maître dans ses leçons, s’avère être beaucoup plus compliqué. Ainsi la dispute devient une activité hautement intéressante et complexe (Q. 11). Le lecteur moderne est saisi d’admiration devant l’honnêteté intellectuelle, l’acuité profonde et la largeur d’horizon avec lesquelles on discutait un problème en mettant en lumière des aspects insoupçonnés. Les questions disputées passent en revue un grand nombre des aspects des thèmes discutés, auxquels l’auditeur lui-même n’aurait pas pensé, elles rappellent les positions des grands penseurs du passé et révèlent la complexité du thème.

Thomas construit sa « détermination », c’est-à-dire son exposé doctrinal à la fin de la dispute, en partant des principes premiers et de structures irréfutables de la nature. Un exemple : en traitant de la volonté pour la situer dans l’ensemble de la réalité, il attire l’attention sur le fait que, dans la nature, toutes les choses cherchent à atteindre un bien, qui est leur fin. Chez les êtres doués de connaissance sensitive, ce mouvement naturel se manifeste aussi dans l’appétit des objets que les sens présentent. Chez l’homme, il y a donc un appétit qui correspond à la connaissance sensitive, et un autre qui se situe sur le plan de l’esprit. Ainsi la question de la volonté est-elle enchâssée dans une synthèse beaucoup plus vaste. Il faut aussi souligner l’attention portée aux opinions divergentes, que Thomas énumère le plus complètement possible, avec bienveillance et discrétion, en écrivant par exemple : « Sur ce point, quelques-uns ont professé diverses opinions » ; ou : « Sur ce sujet, il y a eu diverses positions. » Avec une merveilleuse clarté, il introduit alors des distinctions, de sorte que peu à peu apparaît la véritable solution du problème. Il faut toutefois noter qu’il y a un présupposé dans l’ensemble de ces disputes, des analyses et des raisonnements : la capacité de la raison humaine à trouver la vérité ou, en d’autres termes, l’ouverture de notre intelligence à la réalité, d’une part, et la vérité des choses qui se communique à nous, d’autre part. En bref, Thomas opère un retour constant à la nature, au monde créé par Dieu. Cette philosophie naturelle est présente dans l’ensemble de l’ouvrage. Dans les Questions disputées sur la vérité sont présupposées l’existence de Dieu, la création et la dépendance de l’être du monde à l’égard de Dieu. Signalons aussi la pénétration éblouissante des thèmes et la façon géniale du Docteur angélique de présenter une synthèse. Il suffit de lire le texte magistral sur les concepts transcendantaux (les propriétés de l’étant), au premier article de la première question, pour être saisi d’admiration devant cette déduction unique dans l’histoire de la métaphysique.

Il y a encore un autre aspect de cet ouvrage, qui mérite d’être mis en avant. Les questions disputées, telles que saint Thomas les a rédigées, sont en même temps un voyage à travers la tradition. Un grand nombre d’autorités sont citées pour illustrer ou défendre une certaine position. Parmi les philosophes, ce sont Algazel, Anaxagore, Aristote, Averroès, appelé le Commentateur d’Aristote, Avicenne, Boèce, dont cinq traités sont cités, parmi lesquels le De consolatione philosophiae et le De hebdomadibus sont les ouvrages les plus consultés. Le Liber de causis est souvent mentionné. Nous rencontrons aussi le Liber sex principiorum, Cicéron, Clément le philosophe, Maïmonide (Rabbi Moïse) et Porphyre. Aristote est très présent avec près de 460 références, mais Platon est aussi cité fréquemment. Parmi les Pères de l’Église et les auteurs chrétiens, saint Augustin occupe la place d’honneur avec 696 références. Ce qui est remarquable, c’est la très grande familiarité avec ses œuvres, dont témoignaient les participants à la dispute. Dans l’ensemble des Questions sur la vérité, on se réfère à plus de 30 ouvrages du grand docteur et à cinq de ses épîtres. Les livres les plus cités sont le Livre des LXXXIII questions, le De Trinitate, le De vera religione et le De Genesi ad litteram. On dirait que saint Augustin est un participant silencieux dans de nombreuses disputes, et qu’il est toujours présent dans la pensée de tous. Sont cités aussi les saints Anselme (84 fois), Ambroise (13 fois), Basile et Bernard, Cassiodore, saint Jean Chrysostome, Denys l’Aréopagite et Maxime son commentateur, Gilbert de la Porrée, saint Grégoire le Grand (99 références), Guillaume d’Auvergne, saint Hilaire, Hugues et Richard de Saint-Victor, Jean Damascène, saint Jérôme, Jovinien, Origène et Pierre Lombard, qui est cité comme Le Maître (magister). Ainsi la question disputée devient un débat dans lequel interviennent les philosophes du passé, les Pères de l’Église et les meilleurs auteurs chrétiens.

La fréquence des références est un signe du haut niveau des connaissances théologiques chez les universitaires de l’époque et du fait que, au lieu de faire des recherches en théologie à partir de prises de positions personnelles, on examinait les questions en se plaçant au sein de la tradition de l’Église. Dans l’élaboration des réponses aux questions, souvent imbriquées et hautement subtiles, saint Thomas a récupéré les parcelles de vérité qu’il trouvait dans les écrits de ses prédécesseurs. D’autre part, on voit aussi des différences notables dans la fréquence et l’à-propos des citations. Il me semble que, pour les articles où celles-ci sont peu nombreuses dans les objections ou les arguments sed contra et les réponses, il s’agit sans doute plutôt de la reproduction d’une discussion dans un petit cercle ou d’une simple leçon devant un groupe restreint d’étudiants que d’une dispute publique. Il semble probable aussi que saint Thomas ait ajouté ici et là des articles pour compléter le traitement du thème général d’une question, sans qu’une dispute académique fût réellement intervenue. Signalons la question de savoir si le libre arbitre de l’homme, quand celui-ci se trouve dans l’état de péché mortel, peut éviter des péchés mortels sans la grâce divine. Thomas répond en six pages, un exposé qui, au vu de sa longueur, pourrait bien dépasser le cadre d’une dispute académique.

Comme on le verra, le De veritate consiste en 29 questions, chacune comportant plusieurs articles, dont le nombre varie entre 2 et 17. Chaque article traite un thème précis, en lien avec le groupe de problèmes qui constituent ensemble la question. Prenons comme exemple la Q. 14 sur la foi. Chacun des douze articles a un sujet propre, comme la détermination de ce qu’est la foi ; ce qu’est son objet ; son mode de présence dans l’âme du croyant ; ce qu’il faut croire, etc. Cela comporte une difficulté : les thèmes accusent des différences considérables et présentent une masse de données. On ne voit pas comment, dans une seule session académique, le maître aurait pu discuter de tous les articles qui composent le texte d’une question. D’autre part, pendant les trois ans de son activité de maître de théologie à Paris, Thomas n’a guère pu tenir plus d’une trentaine de questions disputées et quodlibétales officielles et solennelles. C’est pourquoi il est vraisemblable que le maître devait organiser des questions disputées plus simples pour ses propres étudiants, avec une plus grande fréquence. Il me semble, en effet, que certains articles relèvent d’un débat plus simple, auquel peu de personnes participaient. Voire, il est possible aussi que saint Thomas, pour compléter le thème à traiter, ait composé certains articles sous la forme d’une question disputée, de même qu’il a rédigé les articles de la Somme de théologie en soulevant lui-même quelques difficultés, auxquelles il répondait dans le corps de l’article ou dans les réponses.

Un autre avantage de cette grande édition est le fait que celle-ci permet facilement de comparer ce que saint Thomas a enseigné sur certains points de doctrine au début de sa carrière et plus tard dans ses ouvrages postérieurs. La liste de références à des textes parallèles, qu’on trouvera au début de chaque question, facilitera un tel examen.

La traduction est d’une grande clarté. Elle reste très proche du texte latin, en modelant certains mots français sur les termes latins. Le lecteur devra s’y habituer peu à peu, mais l’avantage est une très grande précision et une fidélité totale à l’original. On a toutefois l’impression, au fur et à mesure, en poursuivant sa lecture, alors qu’on s’approche de la dixième question, que la traduction française s’assouplit quelque peu. Il sera utile de consulter le Glossaire pour mieux comprendre le sens de certains termes, comme « puissance obédientielle », « quantité virtuelle », « science subalternée », etc. Signalons encore l’excellente qualité de l’édition : des textes très lisibles ; au début de chaque question, une brève analyse du thème, puis la liste des articles qui composent la question et une énumération des textes parallèles dans les autres ouvrages du Docteur angélique.

Nous sommes vraiment reconnaissant aux pères bénédictins de l’abbaye de la Madeleine pour l’immense travail accompli et l’extraordinaire service rendu aux étudiants de la pensée médiévale en général et de saint Thomas d’Aquin en particulier. Les lecteurs non seulement trouveront des trésors de sagesse dans les pages du livre, ils pourront aussi, en passant par les Questions disputées sur la vérité, étudier plus facilement la transition de la pensée théologique de saint Thomas, du Scriptum sur les Sentences à la Somme de théologie. Certains articles du Sur la vérité, comme ceux sur la science divine, sont plus complets et, en les comparant aux textes respectifs de la Somme de théologie, Ire partie, on comprend mieux ce que saint Thomas a voulu dire quand il écrivit au début de la Somme qu’il a adapté le contenu à l’enseignement des novices. On peut prendre aussi le thème de chaque article comme un sujet de discussion dans des séminaires sur la pensée médiévale ou des groupes d’étude de la pensée du Docteur angélique.

 

 

Léon Elders, s.v.d.

 

 

Question 1 ─ LA VÉRITÉ

 

LA QUESTION PORTE

SUR LA VÉRITÉ.

 

Article 1 : Qu’est-ce que la vérité ?

Article 2 : La vérité se trouve-t-elle principalement dans l’intelligence, plutôt que dans les réalités ?

Article 3 : La vérité est-elle seulement dans l’intelligence qui compose et divise ?

 

Article 4 : Y a-t-il seulement une vérité par laquelle toutes choses sont vraies ?

Article 5 : Y a-t-il, en plus de la vérité première, une autre vérité éternelle ?

 

Article 6 : La vérité créée est-elle immuable ?

Article 7 : La vérité se dit-elle en Dieu essentiellement ou personnellement ?

 

Article 8 : Est-ce de la vérité première que vient toute vérité ?

Article 9 : La vérité est-elle dans le sens ?

Article 10 : Quelque réalité est-elle fausse ?

Article 11 : La fausseté est-elle dans les sens ?

Article 12 : La fausseté est-elle dans l’intel­ligence ?

Quaestio est

de veritate.

 

Primo quid est veritas.

Secundo utrum veritas principalius inveniatur in intellectu quam in rebus.

Tertio utrum veritas sit tantum in intellectu componente et dividente.

Quarto utrum sit tantum una veritas qua omnia sunt vera.

Quinto utrum aliqua alia veritas praeter primam veritatem sit aeterna.

Sexto an veritas creata sit immutabilis.

Septimo utrum veritas in divinis dicatur essentialiter vel personaliter.

Octavo utrum omnis veritas sit a veritate prima.

Nono utrum veritas sit in sensu.

Decimo utrum res aliqua sit falsa.

Undecimo utrum falsitas sit in sensibus.

Duodecimo utrum falsitas sit in intellectu.

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse p. 64)

 

La vérité :

     définitions (art. 1)

     dans l’intelligence plutôt que dans les réalités (2)

     dans l’intelligence qui compose et divise (3)

     dans les créatures (4)

     en Dieu :

         unicité (5)

         immuabilité (6)

         signification personnelle ou essentielle (7)

              origine des autres vérités (8)

     dans le sens (9)

 

Son opposé, la fausseté :

     dans les réalités, relativement à l’intelligence humaine (10)

     dans le sens, en certains cas (11)

     dans l’intelligence (12)

 

 

 

 

Lieux parallèles

 

Art. 1 : Super Sent. I, d. 8, q. 1, a. 3 et d. 19, q. 5, a. 1, ad 3 et 7 ; Sum. Th. I, q. 16, a. 1 et 3.

 

Art. 2 : Super Sent. I, d. 19, q. 5, a. 1 ; Sum. Th. I, q. 16, a. 1 ; Super Periherm. I, l. 3 ; Super Metaph. VI, l. 4.

 

Art. 3 : Super Sent. I, d. 19, q. 5, a. 1, ad 7 ; infra a. 9 ; Cont. Gent. I, cap. 59 ; Sum. Th. I, q. 16, a. 2 ; Super De anima III, l. 11 ; Super Periherm. I, l. 3 ; Super Metaph. VI, l. 4 et IX, l. 11.

 

Art. 4 : Super Sent. I, d. 19, q. 5, a. 2 ; infra a. 8 ; infra q. 21, a. 4, ad 5 ; infra q. 27, a. 1, ad 7 ; Sum. Th. I, q. 16, a. 6.

 

Art. 5 : Super Sent. I, d. 19, q. 5, a. 3 ; De pot., q. 3, a. 17, ad 27 ; Sum. Th. I, q. 10, a. 3, ad 3 et q. 16, a. 7.

 

Art. 6 : Super Sent. I, d. 19, q. 5, a. 3 ; Sum. Th. I, q. 16, a. 8.

 

Art. 7 : Sum. Th. I, q. 16, a. 5, ad 2 et q. 39, a. 8.

 

Art. 8 : Super Sent. I, d. 19, q. 5, a. 1 et a. 2, ad 2 ; ibid. II, d. 28, a. 5, ad 1 et d. 37, q. 1, a. 2, ad 1 et 2 ; Sum. Th. I, q. 16, a. 5, ad 3 ; Super Metaph. X, l. 2.

 

Art. 9 : Sum. Th. I, q. 16, a. 2 et q. 17, a. 2.

 

Art. 10 : Super Sent. I, d. 19, q. 5, a. 1 ; Sum. Th. I, q. 17, a. 1 ; Super Periherm. I, l. 3 ; Super Metaph. V, l. 22 et VI, l. 4.

 

Art. 11 : Sum. Th. I, q. 17, a. 2 et q. 85, a. 6 ; Super De anima III, l. 6 ; Super Metaph. IV, l. 12.

 

Art. 12 : Super Sent. I, d. 19, q. 5, a. 1, ad 7 ; Cont. Gent. I, cap. 59 ; Sum. Th. I, q. 17, a. 3 ; ibid. q. 58, a. 5 et q. 85, a. 6 ; Super De anima III, l. 11 ; Super Periherm. I, l. 3 ; Super Metaph. VI, l. 4 et IX, l. 11.

 

 

Article 1 - QU’EST-CE QUE LA VÉRITÉ ?

(Et primo quaeritur quid est veritas.)

 

 

Il semble que le vrai soit tout à fait la même chose que l’étant.

 

1° Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « Le vrai, c’est ce qui est. » Or ce qui est, n’est rien d’autre que l’étant. « Vrai » signifie donc tout à fait la même chose que « étant ».

 

2° Le répondant disait qu’ils sont une même chose quant aux suppôts, mais qu’ils diffèrent par la notion. En sens contraire : la notion d’une chose, quelle qu’elle soit, est ce qui est signifié par sa définition. Or saint Augustin assigne « ce qui est » comme une définition du vrai, après avoir réprouvé certaines autres définitions. Puis donc que le vrai et l’étant se rejoignent en ce qui est, il semble qu’ils soient une même chose quant à la notion.

 

3° Les choses qui diffèrent par la notion, quelles qu’elles soient, se comportent de telle façon que l’une peut être pensée sans l’autre ; c’est pourquoi Boèce dit au livre des Semaines que l’on peut penser que Dieu existe, si par l’intelligence on fait momentanément abstraction de sa bonté. Or en aucune façon on ne peut penser l’étant si l’on fait abstraction du vrai, car ce qui permet de le penser, c’est qu’il est vrai. Le vrai et l’étant ne diffèrent donc pas quant à la notion.

 

4° Si le vrai n’est pas la même chose que l’étant, il est nécessaire qu’il soit une disposition de l’étant. Or il ne peut pas être une disposition de l’étant. En effet, il n’est pas une disposition qui corrompt totalement, sinon on déduirait : « c’est vrai, c’est donc un non-étant », comme on déduit : « c’est un homme mort, ce n’est donc pas un homme. » Semblablement, le vrai n’est pas une disposition diminuante, sinon on ne déduirait pas ainsi : « Cela est vrai, donc cela est », de même qu’on ne peut pas déduire ainsi : « Il est blanc quant à ses dents, donc il est blanc. » De même, le vrai n’est pas une disposition particularisante ou spécifiante, car alors il ne serait pas conver­tible avec l’étant. Le vrai et l’étant sont donc tout à fait la même chose.

 

5° Les choses dont la disposition est une, sont les mêmes. Or le vrai et l’étant ont la même disposition. Ils sont donc identiques. En effet, il est dit au deuxième livre de la Métaphysique : « La disposition d’une chose dans l’être est comme sa disposition dans la vérité. » Le vrai et l’étant sont donc tout à fait identiques.

 

6° Toutes les choses qui ne sont pas identiques diffèrent en quelque façon. Or le vrai et l’étant ne diffèrent aucunement. En effet, ils ne diffèrent pas par l’essence, puisque tout étant, par son essence, est vrai ; ni par des différences, car il serait alors nécessaire qu’ils se rejoignent en quelque genre commun. Ils sont donc tout à fait identiques.

 

 

7° En outre, s’ils ne sont pas tout à fait la même chose, il est nécessaire que le vrai ajoute quelque chose à l’étant. Or le vrai n’ajoute rien à l’étant, puisqu’il est même en plus de choses que l’étant : ce que le Philosophe montre clairement au quatrième livre de la Métaphysique, où il dit que, par définition, nous disons le vrai quand ce qui est, nous le disons être, ou ce qui n’est pas, n’être pas ; et ainsi, le vrai inclut l’étant et le non-étant. Le vrai n’ajoute donc rien à l’étant ; et ainsi, il semble que le vrai soit tout à fait la même chose que l’étant.

 

En sens contraire :

 

1) La répétition inutile de la même chose est une futilité. Si donc le vrai était la même chose que l’étant, il y aurait futilité quand on dit « vrai étant » ; ce qui est faux. Ils ne sont donc pas la même chose.

 

2) L’étant et le bien sont convertibles. Or le vrai n’est pas convertible avec le bien, car il est une chose vraie qui n’est pas un bien : par exemple, que quelqu’un fornique. Le vrai n’est donc pas non plus convertible avec l’étant, et ainsi, ils ne sont pas une même chose.

 

3) Selon Boèce au livre des Semaines, dans toutes les créatures, « l’être diffère de ce qui est ». Or le vrai signifie l’être de la réalité. Donc, dans les choses créées, le vrai est différent de ce qui est. Or ce qui est, est la même chose que l’étant. Donc le vrai, dans les créatures, est différent de l’étant.

 

 

 

4) Il est nécessaire que toutes les choses qui se rapportent l’une à l’autre comme antérieur et postérieur soient différentes. Or le vrai et l’étant se comportent de la façon susdite car, comme il est dit au livre des Causes, « la première des réalités créées est l’être » ; et le commentateur dit au même livre que toutes les autres choses sont dites par détermination formelle de l’étant, et ainsi, elles sont postérieures à l’étant. Le vrai et l’être sont donc différents.

 

5) Les choses qui se disent de façon commune de la cause et des effets, sont plus un dans la cause que dans les effets, et sont surtout plus un en Dieu que dans les créatures. Or en Dieu, ces quatre choses : l’étant, l’un, le vrai et le bien, sont appropriées de telle façon que l’étant concerne l’essence, l’un la Personne du Père, le vrai la Personne du Fils, le bien la Personne du Saint-Esprit. Et les Personnes divines ne diffèrent pas seulement par la notion, mais aussi réellement ; c’est pourquoi elles ne se prédiquent pas l’une de l’autre. Donc dans les créatures, à bien plus forte raison, les quatre choses susdites doivent différer plus que par la notion.

 

Réponse :

 

De même que, dans les démonstrations, il est nécessaire de se ramener à des principes que l’intelligence connaît par eux-mêmes, de même quand on recherche ce qu’est chaque chose ; sinon, dans les deux cas, on irait à l’infini et ainsi la science et la connaissance des choses se perdraient tout à fait. Or ce que l’intelligence conçoit en premier comme le plus connu et en quoi il résout toutes les conceptions, est l’étant, comme dit Avicenne au début de sa Métaphysique. Par conséquent, il est nécessaire que toutes les autres concep­tions de l’intel­ligence s’entendent par addition à l’étant. Or, à l’étant ne peuvent s’ajouter des choses pour ainsi dire étrangères, à la façon dont la différence s’ajoute au genre, ou l’accident au sujet, car n’importe quelle nature est essentiellement étant ; c’est pourquoi le Philosophe prouve lui aussi au troisième livre de la Métaphysique que l’étant ne peut pas être un genre, mais que, si l’on dit que des choses ajoutent à l’étant, c’est en tant qu’elles expriment un mode de l’étant lui-même, mode non exprimé par le nom d’étant.

 

Or cela se produit de deux façons. D’abord, en sorte que le mode exprimé soit un mode spécial de l’étant – il y a, en effet, différents degrés d’entité, selon lesquels différents modes d’être se conçoivent, et les divers genres de réalités sont pris selon ces modes. Car la substance n’ajoute à l’étant aucune différence qui désignerait une nature ajoutée à l’étant, mais on exprime par le nom de substance un certain mode spécial d’être, à savoir, l’étant par soi ; et il en est de même dans les autres genres. Ensuite, en sorte que le mode exprimé soit un mode général accompagnant tout étant ; et ce mode peut être entendu de deux façons : d’abord comme accompagnant chaque étant en soi, ensuite comme accompagnant un étant relativement à un autre.

 

 

 

Si on l’entend de la première façon, on distingue selon qu’une chose est exprimée dans l’étant affirmativement ou négativement. Or, on ne trouve rien qui, dit affirmativement et dans l’absolu, puisse être conçu en tout étant, si ce n’est son essence, d’après laquelle il est dit être ; et c’est ainsi qu’est donné le nom de « réalité », lequel, selon Avicenne au début de sa Métaphysique, diffère de « étant » en ce que « étant » est pris de l’acte d’être, au lieu que le nom de « réalité » exprime la quiddité ou l’essence de l’étant. Quant à la négation accompagnant tout étant dans l’absolu, c’est l’absence de division, laquelle est exprimée par le nom de « un » ; l’un n’est rien d’autre, en effet, que l’étant sans division.

 

Si l’on entend le mode de l’étant de la seconde façon, c’est-à-dire suivant une relation d’une chose à l’autre, alors il peut y avoir deux cas. Ce peut être d’abord suivant une distinction entre l’une et l’autre ; et c’est ce qu’exprime le mot aliquid (quelque chose), car on dit aliquid comme si l’on disait aliud quid (quelque autre chose) ; donc, de même que l’étant est appelé « un » en tant qu’il est indivis en soi, de même il est appelé aliquid en tant qu’il est distingué des autres. Ce peut être ensuite suivant une convenance d’un étant à un autre ; et cela n’est vraiment possible que si l’on prend une chose qui soit de nature à s’accorder avec tout étant ; or telle est l’âme, qui « d’une certaine façon est toute chose », comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; et dans l’âme, il y a la puissance cognitive et l’appétitive. La convenance de l’étant avec l’appétit est donc exprimée par le nom de « bien » – ainsi est-il dit au début de l’Éthique que « le bien est ce que toute chose recherche ». La convenance de l’étant avec l’intelligence est exprimée, quant à elle, par le nom de « vrai ».

 

Or toute connaissance s’accomplit par assimilation du connaissant à la réalité connue, si bien que ladite assimilation est la cause de la connaissance : ainsi la vue connaît la couleur parce qu’elle est disposée selon l’espèce de la couleur. La première comparaison entre l’étant et l’intelligence est donc que l’étant concorde avec l’intel­ligence ; cet accord est même appelé « adéquation de l’intelligence et de la réalité » ; et c’est en cela que la notion de vrai s’accomplit formellement. Voilà donc ce que le vrai ajoute à l’étant : la conformité ou l’adéquation de la réalité et de l’intelli­gence ; et de cette conformité s’ensuit, comme nous l’avons dit, la connaissance de la réalité. Ainsi donc, l’entité de la réalité précède la notion de vérité, au lieu que la connaissance est un certain effet de la vérité.

 

Par conséquent, la vérité ou le vrai se trouve défini de trois façons : d’abord, d’après ce qui précède la notion de vérité, et en quoi le vrai est fondé ; et c’est ainsi que saint Augustin donne au livre des Soliloques cette définition : « Le vrai est ce qui est » ; et Avicenne, dans sa Métaphysique : « La vérité de chaque réalité est l’appro­priation de son existence qui lui est assurée » ; et un certain auteur s’exprime ainsi : « Le vrai est l’absence de division entre l’être et ce qui est. » Ensuite on définit la vérité d’après ce en quoi la notion de vrai s’accomplit formellement ; et en ce sens, Isaac dit : « La vérité est adéquation de la réalité et de l’intelligence » ; et Anselme, au livre sur la Vérité : « La vérité est une rectitude que l’esprit seul peut percevoir » – en effet, cette rectitude a le sens d’une certaine adéquation –, et le Philosophe dit au quatrième livre de la Métaphysique que, par définition, nous disons le vrai quand ce qui est, est dit être, ou ce qui n’est pas, n’être pas. Enfin le vrai se définit selon l’effet consécutif ; et c’est en ce sens que saint Hilaire dit : « Le vrai fait clairement voir l’être, et le manifeste » ; et saint Augustin, au livre sur la Vraie Religion : « C’est la vérité qui montre ce qui est » ; et au même livre : « C’est par la vérité que nous jugeons des choses inférieures. »

 

Réponse aux objections :

 

1° Cette définition de saint Augustin concerne la vérité en tant qu’elle a un fondement dans la réalité, et non en tant que la notion de vrai s’accomplit dans l’adé­quation de la réalité et de l’intelligence. Ou bien il faut répondre que lorsqu’il est dit : le vrai est ce qui est, le mot « est » n’y est pas employé en tant qu’il signifie l’acte d’être, mais en tant qu’il dénote l’intelli­gence qui compose, c’est-à-dire en tant qu’il signifie l’affirmation de la proposition ; le sens est alors le suivant : le vrai est ce qui est, i.e. il y a vrai quand l’être est affirmé de quelque chose qui est ; de sorte que la définition de saint Augustin se ramènerait à celle du Philosophe mentionnée précédemment.

 

2° La solution du deuxième argument ressort clairement de ce qu’on a dit.

 

3° Penser une chose sans l’autre, cela peut s’entendre de deux façons. D’abord, en ce sens qu’une chose est pensée sans que l’autre le soit. Et en ce sens, les choses qui diffèrent par la notion sont telles que l’une peut être pensée sans l’autre. Ensuite, penser une chose sans l’autre peut s’entendre en ce sens qu’elle est pensée sans que l’autre existe ; et dans ce cas, l’étant ne peut être pensé sans le vrai, car l’étant ne peut être pensé sans qu’il concorde ou soit en adéquation avec l’intelligence. Il n’est cependant pas nécessaire que quiconque pense la notion d’étant pense la notion de vrai, de même que quiconque pense l’étant ne pense pas l’intellect agent ; et pourtant, rien ne peut être pensé sans l’intellect agent.

 

4° Le vrai est une disposition de l’étant, non comme s’il ajoutait quelque nature ou comme s’il exprimait quelque mode spécial de l’étant, mais en tant qu’il exprime quelque chose qui se trouve d’un point de vue général en tout étant, et qui n’est cependant pas exprimé par le nom d’étant ; par conséquent, il n’est pas nécessaire qu’il soit une disposition qui soit corrompe, soit diminue, soit particularise.

 

5° La disposition n’est pas entendue ici comme étant dans le genre qualité, mais comme impliquant un certain ordre ; en effet, puisque les choses qui sont causes de l’être des autres sont suprêmement étants et que celles qui sont causes de vérité sont suprêmement vraies, le Philosophe[1] conclut que l’ordre d’une réalité est le même dans l’être et dans la vérité, c’est-à-dire que là où l’on trouve ce qui est suprêmement étant, il y a le suprêmement vrai. Il en est donc ainsi non point parce que l’étant et le vrai

seraient identiques par la notion, mais parce qu’une chose est d’autant plus naturellement en adéquation à l’intelligence qu’elle a plus d’entité ; et par conséquent, la notion de vrai suit la notion d’être.

 

 

6° Le vrai et l’étant diffèrent par la notion, parce que dans la notion de vrai se trouve quelque chose qui n’est pas dans la notion d’étant, et non en sorte que dans la notion d’étant se trouve quelque chose qui n’est pas dans la notion de vrai ; ils ne diffèrent donc pas par l’essence, ni ne se distinguent l’un de l’autre par des différences opposées.

 

7° Le vrai n’est pas en plus de choses que l’étant, car l’étant se dit du non-étant, en un certain sens, dans la mesure où le non-étant est appréhendé par l’intelligence ; c’est pourquoi le Philosophe dit au quatrième livre de la Métaphysique que la négation ou la privation de l’étant est en un sens appelée « étant » ; c’est aussi la raison pour laquelle Avicenne dit au début de sa Métaphysique que l’énonciation ne peut être formée qu’au sujet de l’étant, car il est nécessaire que ce à propos de quoi la proposition est formée soit appréhendé par l’intel­ligence. D’où il ressort que tout vrai est en quelque façon un étant.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) S’il n’y a pas futilité quand on dit « vrai étant », c’est parce que par le nom de vrai est exprimé quelque chose qui n’est pas exprimé par le nom d’étant, et non parce qu’ils différeraient réellement.

 

 

 

2) Bien que ce soit une mauvaise chose

que celui-là fornique, cependant, dans la mesure où cette chose a un tant soit peu d’entité, elle est de nature à être conformée à l’intelligence, et dans cette mesure la notion de vrai y est obtenue ; et ainsi, il est clair que ni le vrai ne dépasse l’étant, ni il n’est dépassé par lui.

 

3) Lorsqu’il est dit : « L’être diffère de ce qui est », l’acte d’être est distingué de ce à quoi cet acte convient ; or le nom d’étant est pris de l’acte d’être et non de ce à quoi l’acte d’être convient, l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

4) Si le vrai est postérieur à l’étant, c’est parce que la notion de vrai diffère de la notion d’étant de la façon susdite.

 

 

5) Cet argument a trois défauts. D’abord, bien que les Personnes divines soient réelle­ment distinctes, cependant les choses qui leur sont appropriées ne diffèrent pas réellement, mais seulement par la notion. Ensuite, bien que les Personnes soient réellement distinctes entre elles, elles ne sont cependant pas réellement distinctes de l’essence ; c’est pourquoi le vrai, qui est approprié à la Personne du Fils, n’est pas réellement distinct de l’étant, qui se tient du côté de l’essence. Enfin, bien que l’étant, l’un, le vrai et le bien soient plus unis en Dieu que dans les réalités créées, cepen­dant, de ce qu’ils sont distincts en Dieu, il ne découle pas nécessairement qu’ils soient aussi réellement distincts dans les choses créées. Cela se produit en effet pour les choses qui ne doivent pas à leur notion le fait d’être un en réalité : comme la sagesse et la puissance, qui, alors qu’elles sont réellement un en Dieu, sont réellement distinctes dans les créatures ; mais l’étant, l’un, le vrai et le bien doivent à leur notion le fait d’être un en réalité ; donc, partout où on peut les trouver, ils sont réellement un, quoique l’unité de la réalité qui les unit en Dieu soit plus parfaite que l’unité de la réalité qui les unit dans les créatures.

 

Videtur autem quod verum sit omnino idem quod ens.

 

Augustinus in libro Solil. [II, 5] dicit, quod verum est id quod est. Sed id quod est, nihil est nisi ens. Ergo verum significat omnino idem quod ens.

 

Respondens dicebat quod sunt idem secundum supposita, sed ratione differunt. – Contra, ratio cuiuslibet rei est id quod significatur per suam definitionem. Sed id quod est, assignatur ab Augustino, ut definitio veri, quibusdam aliis definitionibus reprobatis. Cum ergo secundum id quod est, conveniant verum et ens, videtur quod sint idem ratione.

 

 

Praeterea, quaecumque differunt ratione, ita se habent quod unum illorum potest intelligi sine altero : unde Boetius in libro de Hebdomadibus [ed. Peiper, p. 171,85] dicit, quod potest intelligi Deus esse, si separetur per intellectum paulisper bonitas eius. Ens autem nullo modo potest intelligi si separetur verum : quia per hoc intelligitur quod verum est. Ergo verum et ens non differunt ratione.

 

 

Praeterea, si verum non est idem quod ens, oportet quod sit entis dispositio. Sed non potest esse entis dispositio. Non enim est dispositio totaliter corrumpens, alias sequeretur : est verum, ergo est non ens ; sicut sequitur : est homo mortuus, ergo non est homo. Similiter non est dispositio diminuens, alias non sequeretur : est verum, ergo est ; sicut non sequitur : est albus dentes, ergo est albus. Similiter non est dispositio contrahens, vel specificans : quia sic non converteretur cum ente. Ergo verum et ens omnino sunt idem.

Praeterea, illa quorum est una dispositio, sunt eadem. Sed veri et entis est eadem dispositio. Ergo sunt eadem. Dicitur enim in II Metaphysic. [cap. 1 (993 b 30)] : dispositio rei in esse est sicut sua dispositio in veritate. Ergo verum et ens sunt omnino idem.

 

Praeterea, quaecumque non sunt idem, aliquo modo differunt. Sed verum et ens nullo modo differunt : quia non differunt per essentiam, cum omne ens per essentiam suam sit verum ; nec differunt per aliquas differentias, quia oporteret quod in aliquo communi genere convenirent. Ergo sunt omnino idem.

 

Item, si non sunt omnino idem, oportet quod verum aliquid super ens addat. Sed nihil addit verum super ens, cum sit etiam in plus quam ens : quod patet per philosophum, IV Metaphys. [l. 16 (1011 b 25)], ubi dicit quod : verum definientes dicimus cum dicimus esse quod est ; aut non esse quod non est ; et sic verum includit ens et non ens. Ergo verum non addit aliquid super ens ; et sic videtur omnino idem esse verum quod ens.

 

 

 

Sed contra. Nugatio est eiusdem inutilis repetitio. Si ergo verum esset idem quod ens, esset nugatio, dum dicitur ens verum ; quod falsum est. Ergo non sunt idem.

 

Item, ens et bonum convertuntur. Sed verum non convertitur cum bono ; aliquod est enim verum quod non est bonum, sicut aliquem fornicari. Ergo nec verum cum ente convertitur, et ita non sunt idem.

 

 

Praeterea, secundum Boetium in libro de Hebdomadibus [ed. Peiper, p. 169,26] : in omnibus creaturis diversum est esse et quod est. Sed verum significat esse rei. Ergo verum est diversum a quod est in creatis. Sed quod est, est idem quod ens. Ergo verum in creaturis est diversum ab ente.

 

Praeterea, quaecumque se habent ut prius et posterius, oportet esse diversa. Sed verum et ens modo praedicto se habent, quia, ut in libro de Causis [prop. 4] dicitur, prima rerum creatarum est esse ; et commentator in eodem libro [comm. 18 (17)] dicit quod omnia alia dicuntur per informationem de ente, et sic ente posteriora sunt. Ergo verum et ens sunt diversa.

 

Praeterea, quae communiter dicuntur de causa et causatis, magis sunt unum in causa quam in causatis, et praecipue in Deo quam in creaturis. Sed in Deo ista quatuor, ens, unum, verum et bonum, hoc modo appropriantur : ut ens ad essentiam pertineat, unum ad personam patris, verum ad personam filii, bonum ad personam spiritus sancti. Personae autem divinae non solum ratione, sed etiam re distinguuntur ; unde de invicem non praedicantur. Ergo multo fortius in creaturis praedicta quatuor debent amplius quam ratione differre.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod sicut in demonstrabilibus oportet fieri reductionem in aliqua principia per se intellectui nota, ita investigando quid est unumquodque ; alias utrobique in infinitum iretur, et sic periret omnino scientia et cognitio rerum. Illud autem quod primo intellectus concipit quasi notissimum, et in quod conceptiones omnes resolvit, est ens, ut Avicenna dicit in principio suae Metaphysicae [I, 5]. Unde oportet quod omnes aliae conceptiones intellectus accipiantur ex additione ad ens. Sed enti non possunt addi aliqua quasi extranea per modum quo differentia additur generi, vel accidens subiecto, quia quaelibet natura est essentialiter ens ; unde probat etiam philosophus in III Metaphys. [l. 8 (998 b 22)], quod ens non potest esse genus, sed secundum hoc aliqua dicuntur addere super ens, in quantum exprimunt modum ipsius entis qui nomine entis non exprimitur.

 

Quod dupliciter contingit : uno modo ut modus expressus sit aliquis specialis modus entis. Sunt enim diversi gradus entitatis, secundum quos accipiuntur diversi modi essendi, et iuxta hos modos accipiuntur diversa rerum genera. Substantia enim non addit super ens aliquam differentiam, quae designet aliquam naturam superadditam enti, sed nomine substantiae exprimitur specialis quidam modus essendi, scilicet per se ens ; et ita est in aliis generibus. Alio modo ita quod modus expressus sit modus generalis consequens omne ens ; et hic modus dupliciter accipi potest : uno modo secundum quod consequitur unumquodque ens in se ; alio modo secundum quod consequitur unum ens in ordine ad aliud.

Si primo modo, hoc est dupliciter quia vel exprimitur in ente aliquid affirmative vel negative. Non autem invenitur aliquid affirmative dictum absolute quod possit accipi in omni ente, nisi essentia eius, secundum quam esse dicitur ; et sic imponitur hoc nomen res, quod in hoc differt ab ente, secundum Avicennam in principio Metaphys. [I, 6], quod ens sumitur ab actu essendi, sed nomen rei exprimit quidditatem vel essentiam entis. Negatio autem consequens omne ens absolute, est indivisio ; et hanc exprimit hoc nomen unum : nihil aliud enim est unum quam ens indivisum.

 

Si autem modus entis accipiatur secundo modo, scilicet secundum ordinem unius ad alterum, hoc potest esse dupliciter. Uno modo secundum divisionem unius ab altero ; et hoc exprimit hoc nomen aliquid : dicitur enim aliquid quasi aliud quid ; unde sicut ens dicitur unum, in quantum est indivisum in se, ita dicitur aliquid, in quantum est ab aliis divisum. Alio modo secundum convenientiam unius entis ad aliud ; et hoc quidem non potest esse nisi accipiatur aliquid quod natum sit convenire cum omni ente : hoc autem est anima, quae quodammodo est omnia, ut dicitur in III de Anima [cap. 8 (431 b 21)]. In anima autem est vis cognitiva et appetitiva. Convenientiam ergo entis ad appetitum exprimit hoc nomen bonum, ut in principio Ethic. [I, 1 (1094 a 3)] dicitur quod bonum est quod omnia appetunt. Convenientiam vero entis ad intellectum exprimit hoc nomen verum.

 

Omnis autem cognitio perficitur per assimilationem cognoscentis ad rem cognitam, ita quod assimilatio dicta est causa cognitionis : sicut visus

per hoc quod disponitur secundum

speciem coloris, cognoscit colorem. Prima ergo comparatio entis ad intellectum est ut ens intellectui concordet : quae quidem concordia adaequatio intellectus et rei dicitur ; et in hoc formaliter ratio veri perficitur. Hoc est ergo quod addit verum super ens, scilicet conformitatem, sive adaequationem rei et intellectus ; ad quam conformitatem, ut dictum est, sequitur cognitio rei. Sic ergo entitas rei praecedit rationem veritatis, sed cognitio est quidam veritatis effectus.

 

 

Secundum hoc ergo veritas sive verum tripliciter invenitur diffiniri. Uno modo secundum illud quod praecedit rationem veritatis, et in quo verum fundatur ; et sic Augustinus definit in libro Solil. [II, 5] : verum est id quod est ; et Avicenna in sua Metaphysic. [VIII, 6] : veritas cuiusque rei est proprietas sui esse quod stabilitum est ei ; et quidam sic : verum est indivisio esse, et quod est. Alio modo definitur secundum id in quo formaliter ratio veri perficitur ; et sic dicit Isaac [Liber de definicionibus] quod veritas est adaequatio rei et intellectus ; et Anselmus in libro de Veritate [cap. 11] : veritas est rectitudo sola mente perceptibilis. Rectitudo enim ista secundum adaequationem quamdam dicitur, et philosophus dicit in IV Metaphysic. [l. 16 (1011 b 25)], quod definientes verum dicimus cum dicitur esse quod est, aut non esse quod non est. Tertio modo definitur verum, secundum effectum consequentem ; et sic dicit Hilarius [De Trin. V, 3], quod verum est declarativum et manifestativum esse ; et Augustinus in libro de Vera Relig. [cap. 36] : veritas est qua ostenditur id quod est ; et in eodem libro [cap. 31] : veritas est secundum quam de inferioribus iudicamus.

 

Ad primum ergo dicendum, quod definitio illa Augustini datur de veritate secundum quod habet fundamentum in re, et non secundum id quod ratio veri completur in adaequatione rei ad intellectum. Vel dicendum, quod cum dicitur, verum est id quod est, li est non accipitur ibi secundum quod significat actum essendi, sed secundum quod est nota intellectus componentis, prout scilicet affirmationem propositionis significat, ut sit sensus : verum est id quod est, id est cum dicitur esse de aliquo quod est, ut sic in idem redeat definitio Augustini cum definitione philosophi supra inducta.

Ad secundum patet solutio ex dictis.

 

 

Ad tertium dicendum, quod aliquid intelligi sine altero, potest accipi dupliciter. Uno modo quod intelligatur aliquid, altero non intellecto : et sic, ea quae ratione differunt, ita se habent, quod unum sine altero intelligi potest. Alio modo potest accipi aliquid intelligi sine altero, quod intelligitur eo non existente : et sic ens non potest intelligi sine vero, quia ens non potest intelligi sine hoc quod concordet vel adaequetur intellectui. Sed non tamen oportet ut quicumque intelligit rationem entis intelligat veri rationem, sicut nec quicumque intelligit ens, intelligit intellectum agentem ; et tamen sine intellectu agente nihil intelligi potest.

 

Ad quartum dicendum, quod verum est dispositio entis non quasi addens aliquam naturam, nec quasi exprimens aliquem specialem modum entis, sed aliquid quod generaliter invenitur in omni ente, quod tamen nomine entis non exprimitur ; unde non oportet quod sit dispositio vel corrumpens vel diminuens vel in partem contrahens.

 

Ad quintum dicendum, quod dispositio non accipitur ibi secundum quod est in genere qualitatis, sed secundum quod importat quemdam ordinem ; cum enim illa quae sunt causa aliorum essendi sint maxime entia, et illa quae sunt causa veritatis sint maxime vera ; concludit philosophus, quod idem est ordo alicui rei in esse et veritate ; ita, scilicet, quod ubi invenitur quod est maxime ens, est maxime verum. Unde nec hoc ideo est quia ens et verum ratione sunt idem, sed quia secundum hoc quod aliquid habet de entitate, secundum hoc est natum adaequari intellectui ; et sic ratio veri sequitur rationem entis.

 

Ad sextum dicendum, quod verum et ens differunt ratione per hoc quod aliquid est in ratione veri quod non est in ratione entis ; non autem ita quod aliquid sit in ratione entis quod non sit in ratione veri ; unde nec per essentiam differunt, nec differentiis oppositis ab invicem distinguuntur.

 

Ad septimum dicendum, quod verum non est in plus quam ens ; ens enim aliquo modo acceptum dicitur de non ente, secundum quod non ens est apprehensum ab intellectu ; unde in IV Metaphys. [l. 1 (1003 b 5)], dicit philosophus, quod negatio vel privatio entis uno modo dicitur ens ; unde Avicenna etiam dicit in principio suae Metaphysicae [I, 5], quod non potest formari enuntiatio nisi de ente, quia oportet illud de quo propositio formatur, esse apprehensum ab intellectu ; ex quo patet quod omne verum est aliquo modo ens.

 

 

 

Ad primum vero eorum, quae contra obiiciuntur, dicendum, quod ideo non est nugatio cum dicitur ens verum, quia aliquid exprimitur nomine veri quod non exprimitur nomine entis ; non propter hoc quod re differant.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis istum fornicari sit malum, tamen secundum quod aliquid habet de entitate, natum est hoc conformari intellectui, et secundum hoc consequitur ibi ratio veri ; et ita patet quod nec verum excedit nec exceditur ab ente.

 

Ad tertium dicendum, quod cum dicitur : diversum est esse, et quod est, distinguitur actus essendi ab eo cui ille actus convenit. Nomen autem entis ab actu essendi sumitur, non ab eo cui convenit actus essendi, et ideo ratio non sequitur.

 

Ad quartum dicendum, quod secundum hoc verum est posterius ente, quod ratio veri differt ab entis ratione modo praedicto.

 

Ad quintum dicendum, quod ratio illa deficit in tribus. Primo, quia quamvis personae divinae re distinguantur, appropriata tamen personis non differunt re, sed tantum ratione. Secundo, quia etsi personae realiter ad invicem distinguantur, non tamen realiter ab essentia distinguuntur ; unde nec verum quod appropriatur personae filii, ab ente quod se tenet ex parte essentiae. Tertio, quia, etsi ens, unum, verum et bonum magis uniantur in Deo quam in rebus creatis, non tamen oportet, quod ex quo distinguuntur in Deo, quod in rebus creatis etiam distinguantur realiter. Hoc enim contingit de illis quae non habent ex ratione sua quod sint unum secundum rem, sicut sapientia et potentia, quae, cum in Deo sint unum secundum rem, in creaturis realiter distinguuntur : sed ens, unum, verum et bonum secundum rationem suam habent quod sint unum secundum rem ; unde ubicumque inveniantur, realiter unum sunt, quamvis sit perfectior unitas illius rei secundum quam uniuntur in Deo, quam illius rei secundum quam uniuntur in creaturis.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 2 - LA VÉRITÉ SE TROUVE-T-ELLE PRINCIPALEMENT DANS L’INTELLIGENCE, PLUTÔT QUE DANS LES RÉALITÉS ?

(Secundo quaeritur utrum veritas principalius inveniatur in intellectu quam in rebus.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme on l’a dit, le vrai est convertible avec l’étant. Or l’étant se trouve principa­lement dans les réalités, plutôt que dans l’âme. Donc le vrai aussi.

 

2° Les réalités sont dans l’âme non par essence, mais par leur espèce, comme dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme. Si donc la vérité se trouve principalement dans l’âme, elle ne sera pas l’essence de la réalité, mais sa ressemblance et son espèce, et le vrai sera l’espèce de l’étant qui existe hors de l’âme. Or l’espèce de la réalité, espèce qui existe dans l’âme, ne se prédique pas de la réalité qui est hors de l’âme, pas plus qu’elle n’est convertible avec elle : car être convertible, c’est être prédiqué de façon convertible. Donc le vrai non plus ne sera pas convertible avec l’étant ; ce qui est faux.

 

3° Tout ce qui est en quelque chose, suit ce en quoi il est. Si donc la vérité est principa­lement dans l’âme, alors le jugement sur la vérité suivra l’estimation de l’âme ; et ainsi reviendra l’erreur des anciens philosophes qui disaient que tout ce que l’on opine dans l’intelligence est vrai, et que deux propo­sitions contradictoires sont vraies ensem­ble ; ce qui est absurde.

 

 

4° Si la vérité est principalement dans l’intelligence, il est nécessaire de placer dans la définition de la vérité quelque chose qui concerne l’intelligence. Or saint Augus­tin réprouve une définition de ce genre au livre des Soliloques, comme aussi la sui­vante : « Le vrai est ce qui est tel qu’on le voit », car alors, ce qui ne serait pas vu ne serait pas vrai, ce qui est manifestement faux pour les minéraux les plus cachés, qui sont dans les entrailles de la terre ; et semblablement, il rejette et improuve cette définition : « Le vrai est ce qui est tel qu’il apparaît à un connaissant, s’il veut et peut connaître », car alors, quelque chose ne serait vrai que si un connaissant voulait et pouvait connaître. Le même raisonnement vaudrait donc aussi pour toute autre défini­tion en laquelle on placerait quelque chose concernant l’intelligence. La vérité n’est donc pas principalement dans l’intelligence.

 

En sens contraire :

 

1) Le Philosophe dit au sixième livre de la Métaphysique : « Le faux et le vrai ne sont pas dans les réalités, mais dans l’esprit. »

 

 

2) « La vérité est adéquation de la réalité et de l’intelligence. » Or cette adéquation ne peut exister que dans l’intelligence. La vérité n’est donc, elle aussi, que dans l’intelligence.

 

Réponse :

 

Quand une chose se dit de plusieurs avec antériorité de l’une sur l’autre, il n’est pas nécessaire que le prédicat commun se dise d’abord de celle qui est comme la cause des autres, mais de celle en laquelle la notion de ce prédicat commun s’accomplit en premier ; par exemple, « sain » se dit d’abord de l’animal, en lequel se trouve en premier la parfaite notion de santé, quoique la médecine soit appelée saine en tant qu’elle peut causer la santé. Voilà pourquoi, puisque le vrai se dit de plusieurs choses avec antériorité de l’une sur l’autre, il est nécessaire que le vrai se dise d’abord de celle où se trouve en premier la complète notion de vérité.

 

Or l’achèvement de n’importe quel mouve­ment ou opération est dans son terme ; et le mouvement de la puissance cognitive a pour terme l’âme : en effet, il est nécessaire que l’objet connu soit dans le sujet connaissant à la façon du connais­sant. Par contre, le mouvement de l’appé­titive a pour terme les réalités ; c’est pourquoi le Philo­sophe décrit au troisième livre sur l’Âme un certain cercle dans les actes de l’âme, de la façon suivante : la réalité qui est hors de l’âme meut l’intelligence, une fois pensée elle meut l’appétit, et l’appétit tend à atteindre la réalité qui était au départ du mouvement. Or, comme on l’a dit, le bien implique une relation de l’étant à l’appétit, au lieu que le vrai implique une relation à l’intelligence ; de là vient ce que le Philo­sophe dit au sixième livre de la Métaphy­sique : que le bien et le mal sont dans les réalités, au lieu que le vrai et le faux sont dans l’esprit. Et la réalité n’est appelée vraie que dans la mesure où elle est adéquate à l’intelligence ; par conséquent le vrai se trouve postérieurement dans les réalités, et premièrement dans l’intelligence.

 

Mais il faut savoir qu’une réalité se rapporte à l’intelligence pratique autrement qu’à l’intelligence spéculative. En effet, l’intel­ligence pratique cause les réalités, c’est pourquoi elle est la mesure des réalités qui adviennent par elle ; au lieu que l’intel­ligence spéculative, parce qu’elle reçoit en provenance des réalités, est en quelque sorte mue par les réalités elles-mêmes, et ainsi les réalités la mesurent. D’où il ressort que les réalités naturelles, d’où notre intelligence reçoit la science, mesu­rent notre intelligence, comme il est dit au dixième livre de la Métaphysique, mais sont mesurées par l’intelligence divine, en laquelle sont toutes choses, comme les pro­duits de l’art sont tous dans l’intel­ligence de l’artisan. Ainsi donc, l’intel­ligence divine mesure et n’est pas mesurée ; la réalité naturelle mesure et est mesurée ; et notre intelligence est mesurée, et ne mesure pas les réalités naturelles, mais seulement les artificielles.

 

La réalité naturelle, établie entre les deux intelligences, est donc appelée vraie suivant une adéquation à l’une ou à l’autre ; en effet, elle est appelée vraie selon une adéquation à l’intelligence divine, en tant qu’elle remplit ce à quoi elle a été ordonnée par l’intelligence divine, comme le montrent clairement Anselme au livre sur la Vérité, saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, et Avicenne dans la définition citée, à savoir : « La vérité de chaque réalité est l’appropriation de son existence qui lui est assurée » ; et la réalité est appelée vraie selon une adéquation à l’intelligence humaine, en tant qu’elle est de nature à produire une estimation vraie d’elle-même ; comme, à l’inverse, on appelle fausses « celles qui sont de nature à paraître ce qu’elles ne sont pas, ou telles qu’elles ne sont pas », comme il est dit au cinquième livre de la Métaphysique. Et la première notion de vérité est dans la réalité avant la seconde, car son rapport à l’intelligence divine précède son rapport à l’intelligence humaine ; c’est pourquoi, même si l’intel­ligence humaine n’existait pas, les réalités seraient encore appelées vraies relativement à l’intelligence divine. Mais si l’on concevait par impossible, les réalités demeurant, que les deux intel­ligences disparaissent, alors la notion de vérité ne demeurerait aucune­ment.

 

Réponse aux objections :

 

1° Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit, le vrai se dit en premier de l’intelligence vraie, et ensuite de la réalité qui lui est adé­quate ; et de l’une et l’autre façon le vrai est convertible avec l’étant, mais différem­ment. En effet, au sens où il se dit des réalités, le vrai est convertible avec l’étant par prédica­tion, car tout étant est adéquat à l’intelli­gence divine et peut se rendre adéquate l’intelligence humaine, et vice versa. Mais si l’on entend le vrai au sens où il se dit de l’intelligence, alors il est convertible avec l’étant qui est hors de l’âme, non par prédi­cation, mais par conséquence, attendu qu’à n’importe quelle intelligence vraie doit nécessairement correspondre un étant, et vice versa.

 

 

2° On voit dès lors clairement la solution du deuxième argument.

 

3° Ce qui est en quelque chose, ne suit ce en quoi il est, que lorsqu’il est causé par les principes de ce dernier ; ainsi la lumière, qui est causée dans l’air depuis l’extérieur, c’est-à-dire par le soleil, suit le mouvement du soleil plutôt que l’air. Semblablement, la vérité qui est causée dans l’âme par les réalités ne suit pas l’estimation de l’âme mais l’existence des réalités, « puisque le discours est appelé vrai ou faux selon que la chose est ou n’est pas », et de même l’intelligence.

4° Saint Augustin parle de la vision de l’intelligence humaine, de laquelle la vérité de la réalité ne dépend pas : en effet, il est de nombreuses choses qui ne sont pas connues de notre intelligence. Cependant il n’en est aucune que l’intelligence divine ne connaisse en acte, et que l’intelligence humaine ne connaisse en puissance, puisqu’il est dit que l’intellect agent est « ce qui est capable de produire toutes choses », et que l’intellect possible est « ce qui est capable de devenir toutes choses ». On peut donc placer dans la définition de la chose vraie la vision en acte de l’intelligence divine, mais non de l’intelligence humaine, si ce n’est en puissance, comme il ressort de ce qui précède.

 

Et videtur quod non.

 

Verum enim, ut dictum est, convertitur cum ente. Sed ens principalius invenitur in rebus quam apud animam. Ergo et verum.

 

Praeterea, res sunt in anima non per essentiam, sed per suam speciem, ut dicit philosophus in III de Anima [l. 13 (431 b 28)]. Si ergo veritas principaliter in anima invenitur, non erit essentia rei sed similitudo et species eius, et verum erit species entis extra animam existentis. Sed species rei existens in anima, non praedicatur de re quae est extra animam, sicut nec cum ipsa convertitur : converti enim est conversim praedicari ; ergo nec verum convertetur cum ente ; quod est falsum.

 

Praeterea, omne quod est in aliquo, consequitur id in quo est. Si ergo veritas principaliter est in anima, tunc iudicium de veritate erit secundum aestimationem animae ; et ita redibit antiquorum philosophorum error, qui dicebant, omne quod quis opinatur in intellectu esse verum, et duo contradictoria simul esse vera ; quod est absurdum.

 

Praeterea, si veritas principaliter est in intellectu, oportet quod aliquid quod ad intellectum pertinet, in definitione veritatis ponatur. Sed Augustinus huiusmodi definitionem reprobat in libro Solil. [II, 5], sicut istam : verum est quod ita est ut videtur : quia secundum hoc, non esset verum quod non videretur ; quod patet esse falsum de occultissimis lapillis, qui sunt in visceribus terrae ; et similiter reprobat et improbat istam : verum est quod ita est ut cognitori videtur, si velit et possit cognoscere, quia secundum hoc non esset aliquid verum, nisi cognitor vellet et posset cognoscere. Ergo et eadem ratio esset de quibuscumque aliis definitionibus in quibus aliquid ad intellectum pertinens poneretur. Ergo veritas non est principaliter in intellectu.

 

 

 

Contra. Philosophus dicit in VI Metaphysic. [l. 4 (1027 b 25)] : non est falsum et verum in rebus sed in mente.

 

Praeterea, veritas est adaequatio rei et intellectus. Sed haec adaequatio non potest esse nisi in intellectu. Ergo nec veritas est nisi in intellectu.

Solutio. Dicendum, quod non oportet in illis quae dicuntur per prius et per posterius de multis, quod illud prius recipiat praedicationem communis, quod est ut causa aliorum, sed illud in quo est primo ratio illius communis completa ; sicut sanum per prius dicitur de animali, in quo primo perfecta ratio sanitatis invenitur, quamvis medicina dicatur sana ut effectiva sanitatis. Et ideo, cum verum dicatur per prius et posterius de pluribus, oportet quod de illo per prius dicatur in quo primo invenitur completa ratio veritatis.

 

 

Complementum autem cuiuslibet motus vel operationis est in suo termino. Motus autem cognitivae virtutis terminatur ad animam : oportet enim quod cognitum sit in cognoscente per modum cognoscentis : sed motus appetitivae terminatur ad res ; inde est quod philosophus in III de Anima [l. 15 (433 a 14)] ponit circulum quemdam in actibus animae, secundum, scilicet, quod res quae est extra animam, movet intellectum, et res intellecta movet appetitum, et appetitus tendit ad hoc ut perveniat ad rem a qua motus incepit. Et quia bonum, sicut dictum est, dicit ordinem entis ad appetitum, verum autem dicit ordinem ad intellectum ; inde est quod philosophus dicit VI Metaphys. [l. 4 (1027 b 25)], quod bonum et malum sunt in rebus, verum autem et falsum sunt in mente. Res autem non dicitur vera nisi secundum quod est intellectui adaequata ; unde per posterius invenitur verum in rebus, per prius autem in intellectu.

Sed sciendum, quod res aliter comparatur ad intellectum practicum, aliter ad speculativum. Intellectus enim practicus causat res, unde est mensura rerum quae per ipsum fiunt : sed intellectus speculativus, quia accipit a rebus, est quodammodo motus ab ipsis rebus, et ita res mensurant ipsum. Ex quo patet quod res naturales, a quibus intellectus noster scientiam accipit, mensurant intellectum nostrum, ut dicitur X Metaph. [l. 2 (1053 a 31)] : sed sunt mensuratae ab intellectu divino, in quo sunt omnia sicut omnia artificiata in intellectu artificis. Sic ergo intellectus divinus est mensurans non mensuratus ; res autem naturalis, mensurans et mensurata ; sed intellectus noster mensuratus et non mensurans res quidem naturales, sed artificiales tantum.

 

 

Res ergo naturalis inter duos intellectus constituta, secundum adaequationem ad utrumque vera dicitur ; secundum enim adaequationem ad intellectum divinum dicitur vera, in quantum implet hoc ad quod est ordinata per intellectum divinum, ut patet per Anselmum in libro de Verit. [cap. 7] et per Augustinum in libro de Vera Religione [cap. 36], et per Avicennam in definitione inducta, scilicet : veritas cuiusque rei est proprietas sui esse quod stabilitum est ei ; secundum autem adaequationem ad intellectum humanum dicitur res vera, in quantum est nata de se facere veram aestimationem ; sicut e contrario falsa dicuntur quae sunt nata videri quae non sunt, aut qualia non sunt, ut dicitur in V Metaphysic. [cap. 29 (1024 b 21)] Prima autem ratio veritatis per prius inest rei quam secunda, quia prius est eius comparatio ad intellectum divinum quam humanum ; unde, etiam si intellectus humanus non esset, adhuc res verae dicerentur in ordine ad intellectum divinum. Sed si uterque intellectus, rebus remanentibus per impossibile, intelligeretur auferri, nullo modo ratio veritatis remaneret.

Responsio ergo ad primum quod, sicut ex iam dictis patet, verum per prius dicitur de intellectu vero, et per posterius de re sibi adaequata ; et utroque modo convertitur cum ente, sed diversimode, quia secundum quod dicitur de rebus, convertitur cum ente per praedicationem : omne enim ens est adaequatum intellectui divino, et potens adaequare sibi intellectum humanum, et e converso. Si autem accipiatur prout dicitur de intellectu, sic convertitur cum ente quod est extra animam, non per praedicationem, sed per consequentiam ; eo quod cuilibet intellectui vero oportet quod respondeat aliquod ens, et e converso.

 

Per hoc patet solutio ad secundum.

 

 

Ad tertium dicendum, quod illud quod est in aliquo non sequitur illud in quo est, nisi quando causatur ex principiis eius ; unde lux quae causatur in aere ab extrinseco, scilicet sole, sequitur motum solis magis quam aerem. Similiter et veritas quae est in anima causata a rebus, non sequitur aestimationem animae, sed existentiam rerum : quoniam eo quod res est vel non est, dicitur oratio vera vel falsa, similiter et intellectus.

Ad quartum dicendum, quod Augustinus loquitur de visione intellectus humani, a qua rei veritas non dependet. Sunt enim multae res quae nostro intellectu non cognoscuntur ; nulla tamen res est quam intellectus divinus non cognoscat actu, et intellectus humanus in potentia ; cum intellectus agens dicatur quo est omnia facere, intellectus possibilis quo est omnia fieri. Unde in definitione rei verae potest poni visio in actu intellectus divini, non autem intellectus humani nisi in potentia, sicut ex superioribus patet.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 3 - LA VÉRITÉ EST-ELLE SEULEMENT DANS L’INTELLIGENCE QUI COMPOSE ET DIVISE ?

(Tertio quaeritur utrum veritas sit tantum in intellectu componente et dividente.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Le vrai se dit conformément au rapport entre l’étant et l’intelligence. Or le premier rapport de l’intelligence aux réalités a lieu lorsqu’elle forme les quiddités des réalités, en concevant leurs définitions. Le vrai se trouve donc principalement et première­ment dans cette opération de l’intelligence.

 

 

2° « Le vrai est l’adéquation des réalités et de l’intelligence. » Or, de même que l’intel­ligence qui compose et divise peut être adéquate aux réalités, de même l’intelli­gence qui conçoit les quiddités des réalités. La vérité n’est donc pas seulement dans l’intelligence qui compose et divise.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit au sixième livre de la Méta­physique : « Le vrai et le faux ne sont pas dans les réalités, mais dans l’esprit ; et ils ne sont pas même dans l’esprit pour les [formes] simples et pour la quiddité. »

 

2) Au troisième livre sur l’Âme : « L’intel­lection des indivisibles a lieu là où le vrai et le faux n’ont pas de place. »

 

Réponse :

 

De même que le vrai se trouve première­ment dans l’intelligence et ensuite dans les choses, de même il se trouve premièrement dans l’acte de l’intelligence qui compose et divise, et ensuite dans l’acte de l’intelligence qui forme la quiddité des réalités.

 

En effet, la notion de vrai consiste dans l’adéquation de la réalité et de l’intelli­gence ; or le même n’est pas adéquat à soi-même, mais l’égalité porte sur des choses différentes ; c’est pourquoi la notion de vérité se trouve dans l’intelligence en premier là où l’intelligence commence à avoir en propre quelque chose que n’a pas la réalité extérieure à l’âme ; mais cette réalité a quelque chose qui y correspond, et entre ces deux « quelque chose » peut se concevoir une adéquation. Or l’intelligence qui forme la quiddité des réalités n’a qu’une ressemblance de la réalité qui existe hors de l’âme, comme c’est le cas du sens en tant qu’il reçoit l’espèce du sensible ; mais lorsque l’intelligence commence à juger de la réalité appréhendée, alors son jugement même est pour elle un certain propre qui ne se trouve pas à l’extérieur dans la réalité. Et quand il est adéquat à ce qui est à l’exté­rieur dans la réalité, le jugement est appelé vrai. Or l’intelligence juge de la réalité appréhendée quand elle dit qu’une chose est ou n’est pas, ce qui est le fait de l’intelli­gence qui compose et divise. C’est pourquoi le Philosophe dit aussi au sixième livre de la Métaphysique que « la compo­sition et la division sont dans l’intelligence, et non dans les réalités ». Et de là vient que la vérité se trouve premièrement dans la composition et la division de l’intelligence.

 

De façon secondaire, le vrai se dit ensuite pour l’intelligence qui forme les quiddités ou les définitions des réalités. La définition est donc appelée vraie ou fausse en raison d’une composition vraie ou fausse : comme lorsque la définition est attribuée à ce dont elle n’est pas la définition, par exemple si l’on assignait au triangle la définition du cercle ; ou encore, lorsque les parties de la définition ne peuvent s’harmoniser entre elles, par exemple si l’on donnait de quelque réalité la définition « animal insensible », car la composition impliquée, à savoir « quelque animal est insensible », est fausse. Et ainsi, la définition n’est appelée vraie ou fausse que par référence à la composition, tout comme la réalité est appelée vraie par référence à l’intelligence.

 

De ce qu’on a dit, il ressort donc que le vrai se dit d’abord de la composition ou de la division de l’intelligence ; il se dit ensuite des définitions des réalités, dans la mesure où une composition vraie ou fausse est impliquée en elles ; en troisième lieu, des réalités, dans la mesure où elles sont adé­quates à l’intelligence divine, ou naturelle­ment aptes à être en adéquation à l’intelli­gence humaine ; en quatrième lieu il se dit de l’homme, parce qu’il peut faire choix du vrai, ou que, par les choses qu’il dit ou qu’il fait, il donne une opinion vraie ou fausse de lui-même ou des autres. Quant aux mots, ils reçoivent la prédication de vérité comme les conceptions qu’ils signifient.

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien que la formation de la quiddité soit la première opération de l’intelligence, cependant ce n’est pas par elle que l’intel­ligence a quelque chose de propre pouvant être adéquat à la réalité ; voilà pourquoi la vérité n’y est pas proprement.

 

2° On voit dès lors clairement la solution du second argument.

 

Et videtur quod non.

 

Verum enim dicitur secundum comparationem entis ad intellectum. Sed prima comparatio qua intellectus comparatur ad res, est secundum quod format quidditates rerum, concipiendo definitiones earum. Ergo in ista operatione intellectus principalius et prius invenitur verum.

 

Praeterea, verum est adaequatio rerum et intellectus. Sed sicut intellectus componens et dividens potest adaequari rebus, ita intellectus intelligens quidditates rerum. Ergo veritas non est tantum in intellectu componente et dividente.

 

 

 

Sed contra. Est quod dicitur in VI Metaph. [l. 4 (1027 b 25)] : verum et falsum non sunt in rebus, sed in mente ; in simplicibus autem, et quod quid est, nec in mente.

 

Praeterea, in III de Anima [cap. 6 (430 a 26)], indivisibilium intelligentia in illis est in quibus non est verum et falsum.

 

 

Responsio. Dicendum, quod sicut verum per prius invenitur in intellectu quam in rebus, ita etiam per prius invenitur in actu intellectus componentis et dividentis quam in actu intellectus quidditatem rerum formantis.

Veri enim ratio consistit in adaequatione rei et intellectus ; idem autem non adaequatur sibi ipsi, sed aequalitas diversorum est ; unde ibi primo invenitur ratio veritatis in intellectu ubi primo intellectus incipit aliquid proprium habere quod res extra animam non habet, sed aliquid ei correspondens, inter quae adaequatio attendi potest. Intellectus autem formans quidditatem rerum, non habet nisi similitudinem rei existentis extra animam, sicut et sensus in quantum accipit speciem sensibilis ; sed quando incipit iudicare de re apprehensa, tunc ipsum iudicium intellectus est quoddam proprium ei, quod non invenitur extra in re. Sed quando adaequatur ei quod est extra in re, dicitur iudicium verum ; tunc autem iudicat intellectus de re apprehensa quando dicit aliquid esse vel non esse, quod est intellectus componentis et dividentis ; unde dicit etiam philosophus in VI Metaph. [l. 4 (1027 b 29)], quod compositio et divisio est in intellectu, et non in rebus. Et inde est quod veritas per prius invenitur in compositione et divisione intellectus.

 

 

 

Secundario autem dicitur verum et per posterius in intellectu formante quiditates rerum vel definitiones ; unde definitio dicitur vera vel falsa, ratione compositionis verae vel falsae, ut quando scilicet dicitur esse definitio eius cuius non est, sicut si definitio circuli assignetur triangulo ; vel etiam quando partes definitionis non possunt componi ad invicem, ut si dicatur definitio alicuius rei animal insensibile, haec enim compositio quae implicatur, scilicet aliquod animal est insensibile, est falsa. Et sic definitio non dicitur vera vel falsa nisi per ordinem ad compositionem, sicut et res dicitur vera per ordinem ad intellectum.

 

Patet ergo ex dictis quod verum per prius dicitur de compositione vel divisione intellectus ; secundo dicitur de definitionibus rerum, secundum quod in eis implicatur compositio vera vel falsa ; tertio de rebus secundum quod adaequantur intellectui divino, vel aptae natae sunt adaequari intellectui humano ; quarto dicitur de homine, propter hoc quod electivus est verorum vel facit existimationem de se vel de aliis veram vel falsam per ea quae dicit vel facit. Voces autem eodem modo recipiunt veritatis praedicationem, sicut intellectus quos significant.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod quamvis formatio quidditatis sit prima operatio intellectus, tamen per eam non habet intellectus aliquid proprium quod possit rei adaequari ; et ideo non est ibi proprie veritas.

 

Et per hoc patet solutio ad secundum.

 

 

 

 

 

 

Article 4 - Y A-T-IL SEULEMENT UNE VÉRITÉ PAR LAQUELLE TOUTES CHOSES SONT VRAIES ?

(Quarto quaeritur utrum sit tantum una veritas qua omnia sunt vera.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Anselme dit au livre sur la Vérité que la vérité est aux réalités vraies ce que le temps est aux choses temporelles. Or le temps se rapporte à toutes les choses temporelles de telle façon qu’il y a seulement un temps. La vérité se rapportera donc à toutes les choses vraies de telle façon qu’il y aura seulement une vérité.

 

2° [Le répondant] disait que la vérité se dit de deux façons : d’abord en tant qu’elle est identique à l’entité de la réalité, comme saint Augustin la définit au livre des Solilo­ques : « Le vrai, c’est ce qui est » ; et ainsi, il est nécessaire qu’il y ait plusieurs vérités, puisqu’il y a plusieurs essences des réa­lités. Ensuite en tant qu’elle s’exprime dans l’intelligence, comme saint Hilaire la défi­nit : « Le vrai fait clairement voir l’être » ; et de cette façon, puisque rien ne peut mani­fester quelque chose à l’intelli­gence si ce n’est par la vertu de la vérité première divine, toutes les vérités sont un, d’une certaine façon, dans l’acte de mouvoir l’intelligence, de même que toutes les couleurs sont également un lorsqu’elles meuvent la vue, en tant qu’elles la meuvent, c’est-à-dire en raison d’une seule chose, la lumière. En sens contraire : le temps de toutes les choses temporelles est numéri­quement un. Si donc la vérité est aux réa­lités vraies ce que le temps est aux choses temporelles, il est nécessaire que toutes les choses vraies aient une vérité numérique­ment une ; et il ne suffit pas que toutes les vérités soient un dans l’acte de mouvoir, ou qu’elles soient une dans le modèle.

 

3° Anselme argumente ainsi au livre sur la Vérité : si à plusieurs choses vraies corres­pondent plusieurs vérités, il est nécessaire que les vérités varient selon la variété des choses vraies. Or les vérités ne varient pas selon la variation des réalités vraies, car, une fois détruites les réalités vraies ou droites, il reste encore la vérité et la rectitude suivant lesquelles elles sont vraies ou droites. Il y a donc une seule vérité. Il prouve la mineure par ceci que, une fois détruit le signe, il reste encore la rectitude de la signification, car il est correct de signifier ce que ce signe signifiait ; et pour la même raison, une fois détruit n’importe quoi de vrai ou de droit, sa rectitude ou sa vérité demeure.

 

 

4° Dans les choses créées, rien n’est ce dont il est la vérité ; par exemple, la vérité de l’homme n’est pas l’homme, et la vérité de la chair n’est pas la chair. Or n’importe quel étant créé est vrai. Donc aucun étant créé n’est vérité ; toute vérité est donc un incréé, et ainsi, il y a seulement une vérité.

 

 

5° Rien n’est plus grand que l’esprit humain, si ce n’est Dieu, comme dit saint Augustin. Or la vérité, comme il le prouve au livre des Soliloques, est plus grande que l’esprit humain, car on ne peut pas dire qu’elle soit plus petite : dans ce cas, en effet, l’esprit humain aurait à juger de la vérité, ce qui est faux, car il juge non pas d’elle, mais selon elle, tout comme le juge ne juge pas de la loi, mais selon elle, ainsi que le même saint Augustin le dit au livre de la Vraie Religion. Semblablement, on ne peut pas dire non plus qu’elle lui soit égale, car l’âme juge toutes choses selon la vérité, mais elle ne juge pas toutes choses selon elle-même. Il n’y a donc de vérité que Dieu ; et ainsi, il y a seulement une vérité.

 

 

 

6° Voici comment saint Augustin prouve au livre des 83 Questions que la vérité n’est pas perçue par un sens du corps : on ne perçoit par un sens que ce qui est chan­geant ; or la vérité est immuable ; elle n’est donc pas perçue par un sens. On peut argumenter semblablement : toute créature est changeante ; or la vérité n’est pas chan­geante ; elle n’est donc pas une créature ; elle est donc une réalité incréée ; il y a donc seulement une vérité.

 

7° Au même endroit, saint Augustin argu­mente dans le même sens de cette façon : « Il n’est point d’objet sensible qui n’offre quelque apparence de fausseté, sans qu’on puisse en faire la discrimination. En effet, pour ne citer que ce fait, tout ce dont nous avons la sensation physique, même quand cela ne tombe pas actuellement sous les sens, nous en éprouvons pourtant les images tout comme si c’était présent, par exemple dans le sommeil, ou dans l’hallu­cination. » Or la vérité n’a aucune appa­rence de fausseté. La vérité n’est donc pas perçue par le sens. On peut argumenter semblablement : toute créature a quelque apparence de fausseté, en tant qu’elle a de la défectuosité ; donc rien de créé n’est la vérité ; et ainsi, il y a seulement une vérité.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « De même que la ressemblance est la forme des choses semblables, de même la vérité est la forme des choses vraies. » Or, à plusieurs choses semblables correspondent plusieurs ressemblances. À plusieurs choses vraies correspondent donc plusieurs vérités.

 

2) De même que toute vérité créée dérive de la vérité incréée comme d’un modèle et tient d’elle sa propre vérité, de même toute lumière intellectuelle dérive de la première lumière incréée comme d’un modèle et lui doit sa puissance de manifestation. Cepen­dant nous disons qu’il y a plusieurs lumiè­res intellectuelles, comme le montre claire­ment Denys. Il semble donc que, d’une façon toute semblable, il faille accorder sans réserve qu’il y a plusieurs vérités.

 

3) Bien que les couleurs doivent à la puissance de la lumière de mouvoir la vue, on dit tout bonnement que les couleurs sont nombreuses et différentes, et ce n’est qu’à un certain point de vue qu’elles peuvent être dites un. Donc, bien que toutes les vérités créées s’expriment aussi

à l’intelligence par la vertu de la vérité première, on ne pourra cependant pas en déduire que la vérité est une, si ce n’est à un certain point de vue.

 

4) De même que la vérité créée ne peut se manifester à l’intelligence que par la vertu de la vérité incréée, de même, dans la créature, aucune puissance ne peut agir si ce n’est par la vertu de la puissance incréée. Et nous ne disons nullement qu’une est la puissance de toutes les choses qui ont une puissance. Il ne faut donc pas davantage dire qu’une est la vérité de toutes les choses vraies.

 

5) Par rapport aux réalités, Dieu est dans une triple relation de cause, à savoir : efficiente, exemplaire et finale ; et par une certaine appropriation, l’entité des réalités se rapporte à Dieu comme à une cause efficiente, la vérité comme à une cause exemplaire, la bonté comme à une cause finale – quoique chacune puisse aussi être rapportée à chaque cause en propriété de termes. Or aucune façon de parler ne nous permet de dire qu’une est la bonté de tous les biens, ou une l’entité de tous les êtres. Nous ne devons donc pas dire non plus qu’une est la vérité de toutes les choses vraies.

 

6) Bien qu’il y ait une unique vérité incréée, modèle de toutes les vérités créées, cepen­dant ces dernières ne la reproduisent pas de la même façon ; car, bien qu’elle se rapporte à toutes semblablement, cepen­dant toutes ne se rapportent pas à elle semblablement, comme il est dit au livre des Causes ; et c’est pourquoi la vérité des choses néces­saires et celle des choses contingentes la reproduisent différemment. Or une façon différente d’imiter le modèle divin produit une diversité dans les réalités créées ; il y a donc, absolument parlant, plusieurs vérités créées.

 

7) « La vérité est adéquation de la réalité et de l’intelligence. » Or, pour des choses qui diffèrent par l’espèce, il ne peut y avoir une unique adéquation entre la réalité et l’intel­ligence. Puis donc que les réalités vraies diffèrent par l’espèce, il ne peut y avoir une unique vérité de toutes les choses vraies.

 

8) Saint Augustin dit au douzième livre sur la Trinité : « Il faut croire que la nature de l’esprit humain est tellement liée aux réa­lités intelligibles que tout ce qu’il connaît est regardé par lui dans une certaine lumière de son genre à lui. » Or la lumière par laquelle l’âme connaît toutes choses est la vérité. La vérité est donc du genre de l’âme elle-même, et ainsi, il est nécessaire que la vérité soit une réalité créée ; il y aura donc, en des créatures différentes, des véri­tés différentes.

 

Réponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut, la vérité se trouve proprement dans l’intelligence humaine ou divine, comme la santé dans l’animal ; et la vérité se trouve dans les autres réalités par une relation à l’intelligence, tout comme la santé se dit de certaines autres choses en tant qu’elles produisent ou conservent la santé de l’animal. La vérité est donc dans l’intel­ligence divine premièrement et proprement, dans l’intelligence humaine proprement mais secondairement, et dans les réalités improprement et secondairement, car elle n’y est que par un rapport à l’une des deux vérités.

 

Il y a donc une seule vérité de l’intelligence divine, de laquelle dérivent plusieurs vérités dans l’intel­ligence humaine, « de même que d’un seul visage d’homme rejail­lissent plu­sieurs ressemblances dans un miroir », comme dit la Glose à propos de ce verset : « Les vérités ont été altérées par les enfants des hommes. » Et les vérités qui sont dans les réalités sont nombreuses, tout comme les entités des réalités. De son côté, la véri­té qui se dit des réalités relativement à l’in­telligence humaine est, d’une certaine fa­çon, accidentelle aux réalités, car, supposé que l’intelligence humaine n’existe pas ni ne puisse exister, la réalité demeu­rerait encore dans son essence. Mais la vérité qui est dite d’elles relativement à l’intelligence divine leur est insépara­blement consécutive, puis­qu’elles ne peuvent subsister que par l’intelligence divine qui les amène à l’existence. De plus, la vérité est dans la réalité relativement à l’intelligence divine avant d’y être relati­vement à l’intelligence humaine, puisque la réalité se rapporte à l’intelligence divine comme à une cause, mais à l’humaine, d’une certaine façon, comme à un effet, en tant que l’intelligence reçoit la science depuis les réalités. Ainsi donc, c’est princi­palement par rapport à la vérité de l’intelligence divine qu’une réalité est dite vraie, plutôt que par rapport à la vérité de l’intelligence humaine.

 

Si donc l’on prend cette vérité proprement dite selon laquelle toutes choses sont vraies principalement, alors toutes choses sont vraies d’une seule vérité, à savoir, de la vérité de l’intelligence divine : et c’est en ce sens qu’Anselme parle de la vérité au livre sur la Vérité. Mais si l’on prend cette vérité proprement dite selon laquelle les réalités sont appelées vraies secondairement, alors à de nombreuses choses vraies corres­pondent de nombreuses vérités, et même une seule chose vraie a plusieurs vérités en différentes âmes. Et si l’on prend la vérité improprement dite selon laquelle toutes choses sont appelées vraies, alors il y a plusieurs vérités pour plusieurs choses vraies, mais pour une seule chose vraie seulement une vérité.

 

Et les réalités sont dénommées vraies d’après la vérité qui est dans l’intelligence divine ou dans l’intelligence humaine, comme la nourriture est dénommée saine d’après la santé qui est dans l’animal, et non comme d’après une forme inhérente. En revanche, d’après la vérité qui est dans la réalité elle-même, et qui n’est rien d’autre que l’entité adéquate à l’intelligence, ou se la rendant adéquate, [la réalité] est dénommée [vraie] comme d’après une forme inhérente, comme la nourriture est dénommée saine d’après sa qualité, qui la fait appeler saine.

 

Réponse aux objections :

 

1° Le temps est aux choses temporelles ce que la mesure est au mesuré ; il est donc clair qu’Anselme parle de cette vérité qui est la mesure de toutes les réalités vraies, et cette vérité est numériquement unique, de même que le temps est un, comme conclut le deuxième argument. Mais la vérité qui est dans l’intelligence humaine, ou dans les réalités mêmes, n’est pas aux réalités ce que la mesure extrinsèque et commune est aux choses mesurées, mais ou bien elle est ce que le mesuré est à la mesure, comme c’est le cas de la vérité de l’intelligence humaine, et ainsi il est nécessaire qu’elle varie selon la variété des réalités, ou bien elle est comme une mesure intrinsèque, comme c’est le cas de la vérité qui est dans les réalités mêmes ; et il est nécessaire que ces mesures aussi se diversifient selon la pluralité des choses mesurées, de même que les différents corps ont des dimensions différentes.

 

2° Nous l’accordons.

 

3° La vérité qui demeure après la destruc­tion des réalités est la vérité de l’intelligence divine, et cette vérité est numériquement une, absolument parlant, au lieu que la vérité qui est dans les réalités ou dans l’âme varie selon la variété des réalités.

 

4° Quand on dit : « aucune réalité n’est sa vérité », cela se comprend des réalités qui ont un être achevé dans la nature, comme quand on dit « aucune réalité n’est son être ». Et cependant, l’être de la réalité est une certaine réalité créée ; et de la même façon, la vérité de la réalité est quelque chose de créé.

 

5° La vérité selon laquelle l’âme juge de toutes choses est la vérité première. En effet, de même que de la vérité de l’intel­ligence divine s’écoulent vers l’intelligence angélique les espèces innées des réalités, par lesquelles les anges connaissent toutes choses, de même de la vérité de l’intel­ligence divine, comme d’un modèle, procède en notre intelligence la vérité des premiers principes, selon laquelle nous jugeons de toutes choses. Et parce que nous ne pourrions pas juger par elle si elle n’était une ressemblance de la vérité première, on dit que nous jugeons de toutes choses selon la vérité première.

 

6° Cette vérité immuable est la vérité première, laquelle n’est pas perçue par le sens, et n’est pas non plus quelque chose de créé.

 

7° Même la vérité créée n’a aucune appa­rence de fausseté, bien que n’importe quelle créature ait quelque apparence de faus­seté ; car la créature a quelque apparence de fausseté dans la mesure où elle est déficiente, au lieu que la vérité accompagne la réalité créée non pas du côté où elle est déficiente, mais pour autant que, conformée à la vérité première, elle s’éloigne du défaut.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) La ressemblance se trouve proprement dans l’un et l’autre semblable, au lieu que la vérité, étant une certaine convenance de l’intelligence et de la réalité, se trouve proprement non pas dans l’une et l’autre, mais dans l’intelligence ; par conséquent, puisqu’il y a une intelligence unique, la divine, par conformité avec laquelle toutes choses sont vraies et sont appelées vraies, il est nécessaire que toutes les choses soient vraies d’après une vérité unique, bien que dans une pluralité de choses semblables il y ait diverses ressemblances.

 

2) Bien que la lumière intellectuelle ait pour modèle la lumière divine, cependant « lumière » se dit proprement des lumières intellectuelles créées ; mais « vérité » ne se dit pas proprement des réalités qui ont leur modèle dans l’intelligence divine ; voilà pourquoi nous ne disons pas la lumière une, comme nous disons la vérité une.

 

 

3) Et il faut répondre semblablement au troisième argument sur les couleurs, car elles aussi sont proprement appelées visibles, bien qu’on ne les voie que par la lumière.

 

4) & 5) Et il faut répondre semblablement au quatrième argument sur la puissance, et au cinquième sur l’entité.

 

6) Bien que les réalités reproduisent diver­sement la vérité divine, cela n’exclut cepen­dant pas, à proprement parler, qu’elles soient vraies par une vérité unique et non par plusieurs : car ce qui est diversement reçu dans les reproductions du modèle n’est pas proprement appelé vérité, comme il est proprement appelé vérité dans le modèle.

7) Bien que les choses qui diffèrent par l’espèce ne soient pas, du côté des réalités elles-mêmes, adéquates à l’intelligence divine par une adéquation unique, cepen­dant l’intelligence divine, à laquelle toutes choses sont adéquates, est une ; et de son côté, il y a une unique adéquation à toutes les réalités, quoique toutes ne lui soient pas adéquates de la même façon ; voilà pourquoi la vérité de toutes les réalités est une, de la façon susdite.

 

8) Saint Augustin parle de la vérité qui est une reproduction de l’esprit divin lui-même dans notre esprit, comme la ressemblance d’un visage rejaillit dans un miroir ; et de telles vérités, qui rejaillissent de la vérité première dans nos âmes, sont nombreuses, comme on l’a dit. Ou bien l’on peut répondre que, d’une certaine façon, la vérité première est du genre de l’âme, en prenant le genre au sens large, comme on dit que toutes les intelligibles ou les incorporels sont d’un seul et même genre, selon la manière de s’exprimer de Act. 17, 28 : « Car nous aussi sommes de la race [litt. du genre] de Dieu. »

 

Et videtur quod sic.

 

Anselmus enim dicit in libro de Veritate [cap. 13] quod sicut tempus se habet ad temporalia, ita veritas ad res veras. Sed tempus ita se habet ad omnia temporalia quod est unum tempus tantum. Ergo ita se habebit veritas ad omnia vera quod erit tantum una veritas.

 

Sed dicebat, quod veritas dupliciter dicitur. Uno modo secundum quod est idem quod entitas rei, ut definit eam Augustinus in libro Solil. [II, 5] : verum est id quod est ; et sic oportet esse plures veritates secundum quod sunt plures essentiae rerum. Alio modo prout exprimit se in intellectum, prout definit eam Hilarius [De Trin. V, 3] : verum est declarativum esse ; et hoc modo, cum nihil possit aliquid manifestare intellectui nisi secundum virtutem primae veritatis divinae, omnes veritates quodammodo sunt unum in movendo intellectum, sicut et omnes colores sunt unum in movendo visum, in quantum movent ipsum, in ratione scilicet unius luminis. – Sed contra, tempus est unum numero omnium temporalium. Si ergo ita se habet veritas ad res veras sicut tempus ad temporalia, oportet omnium verorum unam esse numero veritatem ; nec sufficit omnes veritates esse unum in movendo, vel esse in exemplari unam.

 

 

 

Praeterea, Anselmus in libro de Veritate [cap. 13] sic argumentatur : si plurium verorum sunt plures veritates, oportet veritates variari secundum varietates verorum. Sed veritates non variantur per variationem rerum verarum, quia destructis rebus veris vel rectis adhuc remanet veritas et rectitudo, secundum quam sunt vera vel recta. Ergo est una tantum veritas. Minorem probat ex hoc quia, destructo signo, adhuc remanet rectitudo significationis, quia rectum est ut significetur hoc quod illud signum significabat ; et eadem ratione, destructo quolibet vero vel recto, eius rectitudo vel veritas remanet.

 

Praeterea, in creatis nihil est id cuius est veritas, sicut veritas hominis non est homo, nec veritas carnis est caro. Sed quodlibet ens creatum est verum. Ergo nullum ens creatum est veritas ; ergo omnis veritas est increatum, et ita est tantum una veritas.

 

Praeterea, nihil est maius mente humana nisi Deus, ut dicit Augustinus [e.g. De lib. arb. I, 10 ; II, 6 ; De Trin. XV, 1]. Sed veritas, ut probat Augustinus in libro Solil. [De lib. arb. II, 12], est maior mente humana, quia non potest dici quod sit minor. Sic enim haberet mens humana de veritate iudicare, quod falsum est. Non enim de ea iudicat, sed secundum eam, sicut et iudex non iudicat de lege, sed secundum eam, ut idem dicit in libro de Vera Relig. [cap. 31]. Similiter nec etiam dici potest quod sit ei aequalis, quia anima iudicat omnia secundum veritatem ; non autem iudicat omnia secundum seipsam. Ergo veritas non est nisi Deus ; et ita est tantum una veritas.

 

Praeterea, Augustinus probat in libro LXXXIII Quaestionum [qu. 9], quod veritas non percipitur sensu corporis, hoc modo : nihil percipitur a sensu nisi mutabile. Sed veritas est immutabilis. Ergo sensu non percipitur. Similiter argui potest : omne creatum est mutabile. Sed veritas non est mutabilis. Ergo non est creatura ; ergo est res increata ; ergo est tantum una veritas.

 

Praeterea, ibidem Augustinus argumentatur ad idem hoc modo : nullum sensibile est quod non habeat aliquid simile falso, ita ut internosci non possit ; nam, ut alia praetermittam, omnia quae per corpus sentimus, etiam cum ea non adsunt sensibus, imagines tamen eorum patimur tamquam prorsus adsint, velut in somno, vel in furore. Sed veritas non habet aliquid simile falso. Ergo veritas sensu non percipitur. Similiter argui potest : omne creatum habet aliquid simile falso, in quantum habet aliquid de defectu. Ergo nullum creatum est veritas ; et sic est una tantum veritas.

Sed contra. Augustinus in libro de Vera Religione [cap. 36] : sicut similitudo est forma similium, ita veritas est forma verorum. Sed plurium similium plures similitudines. Ergo plurium verorum plures veritates.

 

 

 

Praeterea, sicut omnis veritas creata derivatur a veritate increata exemplariter, et ab ea suam veritatem habet, ita omne lumen intelligibile a prima luce increata derivatur exemplariter, et vim manifestandi habet. Dicimus tamen esse plura lumina intelligibilia, ut patet per Dionysium [De cael. hier., cap. 13, § 3]. Ergo videtur consimili modo concedendum simpliciter esse plures veritates.

 

Praeterea, colores quamvis habeant ex virtute lucis quod moveant visum, tamen simpliciter dicuntur esse plures colores et differentes, nec possunt dici esse unum nisi secundum quid. Ergo quamvis et omnes veritates creatae se intellectui exprimant virtute primae veritatis, non tamen ex hoc dici poterit una veritas nisi secundum quid.

 

 

Praeterea, sicut veritas creata non potest se intellectui manifestare nisi virtute veritatis increatae, ita nulla potentia in creatura potest aliquid agere nisi virtute potentiae increatae. Nec aliquo modo dicimus esse unam potentiam omnium habentium potentiam. Ergo nec dicendum est aliquo modo esse unam veritatem omnium verorum.

 

Praeterea, Deus comparatur ad res in habitudine triplicis causae : scilicet effectivae, exemplaris et finalis ; et per quamdam appropriationem entitas rerum refertur ad Deum ut ad causam efficientem, veritas ut ad causam exemplarem, bonitas ut ad causam finalem, quamvis etiam singula possunt ad singula referri secundum locutionis proprietatem. Sed non dicimus aliquo modo locutionis esse unam bonitatem omnium bonorum, aut unam entitatem omnium entium. Ergo nec dicere debemus unam veritatem omnium verorum.

 

Praeterea, quamvis sit una veritas increata, a qua omnes veritates creatae exemplantur, non tamen eodem modo exemplantur ab ipsa ; quia, quamvis ipsa similiter se habeat ad omnia, non tamen similiter omnia se habent ad ipsam, ut dicitur in libro de Causis [comm. 24 (23)] ; unde alio modo exemplatur ab ipsa veritas necessariorum et contingentium. Sed diversus modus imitandi exemplar divinum facit diversitatem in rebus creatis, ergo sunt simpliciter plures veritates creatae.

 

Praeterea, veritas est adaequatio rei et intellectus. Sed diversorum specie non potest esse una adaequatio rei ad intellectum. Ergo, cum res verae sint specie diversae, non potest esse una veritas omnium verorum.

 

 

Praeterea, Augustinus dicit in libro XII de Trinitate [cap. 15] : credendum est, mentis humanae naturam rebus intelligibilibus sic esse connexam, ut in quadam luce sui generis omnia quae cognoscit, intueatur. Sed lux per quam anima cognoscit omnia, est veritas. Ergo veritas est de genere ipsius animae, et ita oportet veritatem esse rem creatam ; unde in diversis creaturis erunt diversae veritates.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod sicut ex praedictis [art. 2] patet, veritas proprie invenitur in intellectu humano vel divino, sicut sanitas in animali. In rebus autem aliis invenitur veritas per relationem ad intellectum, sicut et sanitas dicitur de quibusdam aliis in quantum sunt effectiva vel conservativa sanitatis animalis. Est ergo veritas in intellectu divino quidem primo et proprie ; in intellectu vero humano proprie quidem sed secundario ; in rebus autem improprie et secundario, quia non nisi per respectum ad alteram duarum veritatum.

Veritas ergo intellectus divini est una tantum, a qua in intellectu humano derivantur plures veritates, sicut ab una facie hominis resultant plures similitudines in speculo, sicut dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 155 A] super illud [Ps. XI, 2] : diminutae sunt veritates a filiis hominum. Veritates autem quae sunt in rebus, sunt plures, sicut et rerum entitates. Veritas autem quae dicitur de rebus in comparatione ad intellectum humanum, est rebus quodammodo accidentalis, quia posito quod intellectus humanus non esset nec esse posset, adhuc res in sua essentia permaneret. Sed veritas quae de eis dicitur in comparatione ad intellectum divinum eis inseparabiliter concomitatur : cum nec subsistere possint nisi per intellectum divinum eas in esse producentem. Per prius etiam inest rei veritas in comparatione ad intellectum divinum quam humanum, cum ad intellectum divinum comparetur sicut ad causam, ad humanum autem quodammodo sicut ad effectum, in quantum intellectus scientiam a rebus accipit. Sic ergo res aliqua prin­cipalius dicitur vera in ordine ad veritatem intellectus divini quam in ordine ad veritatem intellectus humani.

Si ergo accipiatur veritas proprie dicta secundum quam sunt omnia principaliter vera, sic omnia sunt vera una veritate, scilicet veritate intellectus divini ; et sic Anselmus de veritate loquitur in libro de veritate [cap. 13]. Si autem accipiatur veritas proprie dicta, secundum quam secundario res verae dicuntur, sic sunt plurium verorum plures veritates et etiam unius veri plures veritates in animabus diversis. Si autem accipiatur veritas improprie dicta, secundum quam omnia dicuntur vera, sic sunt plurium verorum plures veritates ; sed unius veri tantum una veritas.

 

 

Denominantur autem res verae a veritate quae est in intellectu divino vel in intellectu humano, sicut denominatur cibus sanus a sanitate quae est in animali, et non sicut a forma inhaerente ; sed a veritate quae est in ipsa re, quae nihil aliud est quam entitas intellectui adaequata, vel intellectum sibi adaequans, denominatur sicut a forma inhaerente, sicut cibus denominatur sanus a qualitate sua, a qua sanus dicitur.

Ad primum ergo dicendum, quod tempus comparatur ad temporalia sicut mensura ad mensuratum ; unde patet quod Anselmus loquitur de illa veritate quae est mensura omnium rerum verarum ; et ista est una numero tantum, sicut tempus unum, ut in II arg. concluditur. Veritas autem quae est in intellectu humano vel in ipsis rebus, non comparatur ad res sicut mensura extrinseca et communis ad mensurata, sed vel sicut mensuratum ad mensuram, ut est de veritate intellectus humani, et sic oportet eam variari secundum varietatem rerum ; vel sicut mensura intrinseca, sicut est de veritate quae est in ipsis rebus : et has etiam mensuras oportet plurificari secundum pluralitatem mensuratorum, sicut diversorum corporum sunt diversae dimensiones.

 

Secundum concedimus.

 

Ad tertium dicendum, quod veritas quae remanet destructis rebus, est veritas intellectus divini ; et haec simpliciter est una numero : veritas autem quae est in rebus vel in anima, variatur ad varietatem rerum.

 

Ad quartum dicendum, quod cum dicitur : nulla res est sua veritas : intelligitur de rebus quae habent esse completum in natura ; sicut et cum dicitur : nulla res est suum esse : et tamen esse rei quaedam res creata est ; et eodem modo veritas rei aliquid creatum est.

 

Ad quintum dicendum, quod veritas secundum quam anima de omnibus iudicat, est veritas prima. Sicut enim a veritate intellectus divini effluunt in intellectum angelicum species rerum innatae, secundum quas omnia cognoscunt ; ita a veritate intellectus divini procedit exemplariter in intellectum nostrum veritas primorum principiorum secundum quam de omnibus iudicamus. Et quia per eam iudicare non possemus nisi secundum quod est similitudo primae veritatis, ideo secundum primam veritatem dicimur de omnibus iudicare.

 

Ad sextum dicendum, quod veritas illa immutabilis, est veritas prima ; et haec neque sensu percipitur, neque aliquid creatum est.

 

Ad septimum dicendum, quod ipsa etiam veritas creata non habet aliquid simile falso, quamvis creatura quaelibet aliquid simile falso habeat ; in tantum enim creatura aliquid simile falso habet, in quantum deficiens est. Sed veritas non ex ea parte rem consequitur creatam qua deficiens est, sed secundum quod a defectu recedit primae veritati conformata.

 

 

Ad primum vero eorum quae contra obiiciuntur, dicendum est, quod similitudo proprie invenitur in utroque similium ; veritas autem, cum sit quaedam convenientia intellectus et rei, non proprie invenitur in utroque, sed in intellectu ; unde, cum sit unus intellectus, scilicet divinus, secundum cuius conformitatem omnia vera sunt et dicuntur, oportet omnia vera esse secundum unam veritatem, quamvis in pluribus similibus sint diversae similitudines.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis lumen intelligibile exempletur a lumine divino, tamen lumen proprie dicitur de intelligibilibus luminibus creatis ; non autem veritas proprie dicitur de rebus exemplatis ab intellectu divino ; et ideo non dicimus unum lumen, sicut dicimus, unam veritatem.

 

Et similiter dicendum ad tertium de coloribus ; quia colores etiam proprie visibiles dicuntur, quamvis non videantur nisi per lucem.

 

 

Et similiter dicendum ad quartum de potentia, et ad quintum de entitate.

 

 

Ad sextum dicendum, quod quamvis exemplentur difformiter a veritate divina, non tamen propter hoc excluditur quin res una veritate sint verae, et non pluribus, proprie loquendo ; quia illud quod diversimode recipitur in rebus exemplatis, non proprie dicitur veritas, sicut proprie dicitur veritas in exemplari.

Ad septimum dicendum, quod quamvis ea quae sunt diversa specie, ex parte ipsarum rerum una adaequatione non adaequentur divino intellectui, intellectus tamen divinus, cui omnia adaequantur, est unus ; et ex parte eius est una adaequatio ad res omnes, quamvis non omnia sibi eodem modo adaequentur ; et ideo modo praedicto omnium rerum veritas una est.

 

Ad octavum dicendum, quod Augustinus loquitur de veritate quae est exemplata ab ipsa mente divina in mente nostra, sicut similitudo faciei resultat in speculo ; et huiusmodi veritates resultantes in animabus nostris a prima veritate, sunt multae, ut dictum est. Vel dicendum, quod veritas prima quodammodo est de genere animae large accipiendo genus, secundum quod omnia intelligibilia vel incorporalia unius generis esse dicuntur, per modum quo dicitur Act., XVII, 28 : ipsius enim Dei et nos genus sumus.

 

 

 

 

 

 

 

Article 5 - Y A-T-IL, EN PLUS DE LA VÉRITÉ PREMIÈRE, UNE AUTRE VÉRITÉ ÉTERNELLE ?

(Quinto quaeritur utrum aliqua alia veritas praeter primam veritatem sit aeterna.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Anselme, parlant de la vérité des énoncés, dit dans son Monologion : « Soit que l’on pense que la vérité a principe et fin, soit que l’on reconnaisse qu’elle n’en a pas, la vérité ne peut être enclose par aucun principe ni fin. » Or on reconnaît que toute vérité, ou bien a un principe et une fin, ou bien n’a pas de principe ni de fin. Aucune vérité n’est donc enclose par un principe et une fin. Or tout ce qui est tel, est éternel. Toute vérité est donc éternelle.

 

 

2° Tout ce dont l’être est consécutif à la destruction de son être, est éternel, car, que l’on affirme qu’il est ou qu’il n’est pas, il s’ensuit qu’il est ; et quel que soit le temps où l’on se place, il est nécessaire d’affirmer pour chaque chose qu’elle est ou n’est pas. Or il s’ensuit de la destruction de la vérité que la vérité est ; car si la vérité n’est pas, il est vrai que la vérité n’est pas, et rien ne peut être vrai que par la vérité. La vérité est donc éternelle.

 

 

3° Si la vérité des énoncés n’est pas éter­nelle, alors on pourra déterminer un temps où la vérité des énoncés n’était pas. Or en ce temps-là cet énoncé était vrai : « Il n’est aucune vérité des énoncés. » Donc la vérité des énoncés était, ce qui est contraire à l’hypothèse. On ne peut donc pas dire que la vérité des énoncés n’est pas éternelle.

 

 

 

4° Au premier livre de la Physique, le Philosophe prouve que la matière est éter­nelle – quoique ce soit faux – par la raison qu’elle demeure après sa corruption et qu’elle est avant sa génération, attendu que, si elle est corrompue, elle se corrompt en quelque chose, et si elle est générée, elle est générée à partir de quelque chose ; or, ce à partir de quoi une chose est générée et ce en quoi une chose se corrompt, est matière. Or semblablement, si l’on affirme que la vérité est corrompue ou générée, il s’ensuit qu’elle est avant sa génération et après sa corruption ; car si elle est générée, elle est changée du non-être à l’être, et si elle est corrompue, elle est changée de l’être au non-être ; or, quand la vérité n’est pas, il est vrai que la vérité n’est pas, ce qui, évidemment, ne peut avoir lieu sans que la vérité soit. La vérité est donc éternelle.

 

 

5° Tout ce dont le non-être ne peut pas être pensé, est éternel, car tout ce qui peut ne pas être, on peut en penser le non-être. Or on ne peut pas penser que la vérité même des énoncés n’est pas, car l’intelligence ne peut rien penser sans penser que c’est vrai. La vérité même des énoncés est donc elle aussi éternelle.

 

 

6° Ce qui est futur a toujours été futur, et ce qui est passé sera toujours passé. Or une proposition au futur est vraie parce que quelque chose est futur, et une proposition au passé est vraie parce que quelque chose est passé. La vérité d’une proposition au futur a donc toujours été, et la vérité d’une proposition au passé sera toujours ; et ainsi, non seulement la vérité première est éternelle, mais de nombreuses autres aussi.

 

 

 

7° Saint Augustin dit au livre sur le Libre Arbitre que « rien n’est plus éternel que la notion de cercle, et que deux et trois font cinq ». Or la vérité de ces choses est une vérité créée. Il y a donc une vérité éternelle en plus de la vérité première.

 

 

8° Pour la vérité d’une énonciation, il n’est pas nécessaire que l’on énonce actuelle­ment quelque chose, mais il suffit qu’il y ait ce à propos de quoi l’énonciation peut être formée. Or, avant que le monde fût, il y eut, en plus même de Dieu, quelque chose à propos de quoi l’on aurait pu énoncer. Donc, avant que le monde ne fût fait, il y eut la vérité des énoncés. Or ce qui fut avant le monde, est éternel. La vérité des énoncés est donc éternelle. Preuve de la mineure : le monde a été fait de rien, c’est-à-dire après le néant. Donc, avant que le monde fût, il y avait son non-être. Or l’énonciation vraie ne se forme pas seule­ment à propos de ce qui est, mais aussi à propos de ce qui n’est pas : de même en effet qu’il nous arrive d’énoncer en vérité que ce qui est, est, de même nous arrive-t-il d’énoncer en vérité que ce qui n’est pas, n’est pas, comme on le voit clairement au premier livre du Péri Hermêneias. Donc, avant que le monde fût, il y eut de quoi pouvoir former une énonciation vraie.

 

9° Tout ce qui est su est vrai pendant qu’il est su. Or Dieu a su de toute éternité tous les énoncés. La vérité de tous les énoncés est donc de toute éternité ; et ainsi, plusieurs vérités sont éternelles.

 

 

10° [Le répondant] disait qu’il ne s’ensuit pas de là que ces choses sont vraies en elles-mêmes, mais qu’elles le sont dans l’intelligence divine. En sens contraire : c’est dans la mesure où des choses sont sues qu’il est nécessaire qu’elles soient vraies. Or, de toute éternité, toutes choses sont sues de Dieu non seulement en tant qu’elles sont dans son esprit, mais aussi en tant qu’elles existent en leur nature propre ; Eccli. 23, 29 : « Du Seigneur Dieu, avant qu’elles fussent créées, toutes les choses étaient connues, de même qu’après leur achèvement il les considère toutes. »

Et ainsi, après que les réalités ont été accomplies, il ne les connaît pas autrement qu’il ne les a connues de toute éternité. Il y eut donc de toute éternité plusieurs vérités non seulement dans l’intelligence divine, mais aussi en soi.

 

11° Une chose est dite être, absolument parlant, lorsqu’elle est dans son achève­ment. Or la notion de vérité est achevée dans l’intelligence. Si donc plusieurs choses vraies ont été dans l’intelligence divine de toute éternité, il faut accorder sans réserve que plusieurs vérités sont éternelles.

 

 

12° Sag. 1, 15 : « La justice est perpétuelle et immortelle. » Or la vérité est une partie de la justice, comme dit Cicéron dans la Rhétorique. Elle est donc perpétuelle et immortelle.

 

13° Les choses universelles sont perpétu­elles et incorruptibles. Or le vrai est suprê­mement universel, car il est convertible avec l’étant. La vérité est donc perpétuelle et incorruptible.

 

14° [Le répondant] disait que l’universel est corrompu non par soi, mais par accident. En sens contraire : une chose doit être nommée plutôt d’après ce qui lui convient par soi que d’après ce qui lui convient par accident. Si donc la vérité est de soi perpé­tuelle et incorruptible et n’est corrom­pue ou générée que par accident, il faut accorder que la vérité dite universellement est éternelle.

 

 

15° De toute éternité, Dieu fut antérieur au monde. La relation d’antériorité est donc en Dieu de toute éternité. Or, si l’on pose un relatif, il est nécessaire de poser aussi l’autre relatif. Il y eut donc de toute éternité postériorité du monde par rapport à Dieu. Il y eut donc de toute éternité une autre chose en dehors de Dieu, à laquelle la vérité convient en quelque façon ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

16° [Le répondant] disait que cette relation d’antériorité et de postériorité est quelque chose non dans la nature, mais seulement dans la raison. En sens contraire : comme dit Boèce à la fin du livre sur la Consolation, Dieu est par nature antérieur au monde, même si le monde avait toujours existé. Cette relation d’antériorité est donc une relation de nature et pas seulement de raison.

 

17° La vérité de la signification est la rectitude de la signification. Or de toute éternité il a été correct que quelque chose soit signifié. La vérité de la signification a donc existé de toute éternité.

 

18° Il a été vrai de toute éternité que le Père a engendré le Fils, et que le Saint-Esprit a procédé de l’un et l’autre. Or ce sont plusieurs choses vraies. Plusieurs choses vraies existent donc de toute éternité.

 

19° [Le répondant] disait que ces choses sont vraies par une vérité unique, et qu’il ne s’ensuit donc pas qu’il y ait plusieurs vérités de toute éternité. En sens contraire : ce par quoi le Père est Père et engendre le Fils diffère de ce par quoi le Fils est Fils et spire le Saint-Esprit. Or ce par quoi le Père est Père rend vraie cette proposition : « Le Père engendre le Fils », ou celle-là : « Le Père est Père » ; et ce par quoi le Fils est Fils rend la suivante vraie : « Le Fils est engendré par le Père. » De telles proposi­tions ne sont donc pas vraies par une vérité unique.

 

 

20° Bien que « homme » et « capable de rire » soient convertibles, cependant la vérité des deux propositions suivantes n’est pas toujours la même : « l’homme est homme » et « l’homme est capable de rire », puisque la propriété prédiquée par le nom d’homme n’est pas la même que celle prédiquée par l’expression « capable de rire » ; or semblablement, les noms de Père et de Fils n’impliquent pas la même pro­priété. Les propositions susdites n’ont donc pas la même vérité.

 

21° [Le répondant] disait que ces propo­sitions n’ont pas existé de toute éternité. En sens contraire : chaque fois qu’il y a une intelligence qui peut énoncer, il peut y avoir énonciation. Or il y a eu de toute éternité une intelligence divine qui pense que le Père est Père et que le Fils est Fils, et ainsi, qui énonce ou dit, puisque, suivant Anselme, dire et penser sont une même chose pour l’esprit suprême. Les énoncia­tions susdites ont donc existé de toute éternité.

 

En sens contraire :

 

1) Rien de créé n’est éternel. À part la vérité première, toute vérité est créée. Donc seule la vérité première est éternelle.

 

 

2) L’étant et le vrai sont convertibles. Or un seul étant est éternel. Donc une seule vérité est éternelle.

 

Réponse :

 

Comme on l’a déjà dit, la vérité implique une certaine adéquation et une commen­suration ; une chose est donc nommée vraie à la façon dont elle est nommée commen­surée. Or le corps est mesuré tant par une mesure intrinsèque, comme la ligne, la surface ou la profondeur, que par une mesure extrinsèque, comme l’occupant d’un lieu est mesuré par le lieu, le mouvement par le temps, et l’étoffe par l’aune. Quelque chose peut donc aussi être nommé vrai de deux façons : d’abord d’après une vérité inhérente ; ensuite d’après une vérité extrinsèque, et c’est ainsi que toutes les réalités sont nommées vraies d’après la vérité première. Et parce que la vérité qui est dans l’intelligence est mesurée par les réalités elles-mêmes, il s’ensuit que non seulement la vérité de la réalité mais aussi la vérité de l’intelligence, ou de l’énon­ciation, qui signifie la pensée, est nommée d’après la vérité première.

 

Mais dans cette adéquation ou commen­suration de l’intelligence et de la réalité, il n’est pas nécessaire que l’un et l’autre des extrêmes soient en acte. Car notre intel­ligence peut maintenant être adéquate aux choses qui existeront dans le futur mais n’existent pas maintenant ; autrement cette proposition ne serait pas vraie : « L’Anté­christ naîtra » ; cela est donc nommé vrai seulement d’après la vérité qui est dans l’intelligence, même quand la réalité elle-même n’existe pas. Semblablement, l’intel­ligence divine a pu être adéquate de toute éternité aux choses qui n’ont pas existé de toute éternité mais ont été faites dans le temps ; et ainsi, les choses qui sont dans le temps peuvent être nommées vraies de toute éternité d’après la vérité éternelle. Si donc nous prenons la vérité des choses vraies créées inhérente à celles-ci, vérité que nous trouvons dans les réalités et dans l’intelligence créée, alors n’est éternelle ni la vérité des réalités ni celle des énoncés, puisque les réalités mêmes ou les intel­ligences auxquelles ces vérités inhèrent n’existent pas de toute éternité. Mais si l’on prend la vérité des choses vraies créées d’après laquelle toutes choses sont nommées vraies comme par une mesure extrinsèque, qui est la vérité première, alors la vérité de toutes les réalités, de tous les énoncés et de toutes les intelligences est éternelle ; et l’éternité d’une telle vérité est découverte par saint Augustin au livre des Soliloques, ainsi que par Anselme dans son Monologion ; c’est pourquoi Anselme dit au livre sur la Vérité : « Tu peux comprendre comment j’ai prouvé dans mon Monologion, par la vérité d’un propos, que la vérité suréminente n’a ni principe ni fin. »

 

Or cette vérité première ne peut porter sur toutes choses sans être une. Dans notre intelligence, en effet, la vérité se diversifie de deux façons seulement : d’abord, à cause de la diversité des choses connues, dont l’intelligence a différentes connais­sances, d’où résultent différentes vérités dans l’âme ; ensuite, à cause des différentes façons de concevoir : en effet, la course de Socrate est une réalité unique, mais l’âme qui, en composant et divisant, pense du même coup le temps, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme, pense diversement la course de Socrate comme présente, passée et future ; et par conséquent, elle forme diverses conceptions en lesquelles se trouvent différentes vérités. Or les deux modes susdits de diversité ne peuvent se trouver dans la connaissance divine. En effet, Dieu n’a pas différentes connais­sances des différentes réalités, mais il connaît toutes choses par une connais­sance unique, car c’est par un [moyen] unique, c’est-à-dire par son essence, qu’il connaît toutes choses, « n’appliquant pas sa connaissance à chacune d’elles », comme dit Denys au livre des Noms divins. Sembla­blement, sa connaissance n’est pas relative à un temps, puisqu’elle est mesurée par l’éternité qui, contenant tout temps, fait abstraction de tout temps. Il reste donc qu’il n’y a pas plusieurs vérités de toute éternité.

Réponse aux objections :

 

1° Comme Anselme s’explique lui-même au livre sur la Vérité, il a dit que la vérité des énonciations n’était pas enclose par un principe et une fin, « non que ce propos » – c’est-à-dire le propos qu’il envisageait et qui signifiait en vérité qu’une chose devait se produire – « ait été sans principe, mais parce qu’on ne peut pas concevoir en quel temps le propos existerait et la vérité lui ferait défaut ». Cela fait donc apparaître qu’il a voulu établir comme étant sans principe ni fin non pas la vérité inhérente à la réalité créée, ni le propos, mais la vérité première, d’après laquelle l’énonciation est appelée vraie comme d’après une mesure extrinsèque.

 

2° Hors de l’âme, nous trouvons deux choses, à savoir : la réalité elle-même, et les négations et privations de la réalité ; et assurément, ces deux choses ne se rappor­tent pas de la même façon à l’intelligence. Car la réalité elle-même, par l’espèce qu’elle possède, est adéquate à l’intelligence divine comme le produit de l’art est adéquat à l’art ; et en vertu de la même espèce, la réalité est de nature à se rendre adéquate notre intelligence, en tant que, par sa ressemblance reçue dans l’âme, elle produit une connaissance d’elle-même. Mais le non-étant, considéré hors de l’âme, n’a ni de quoi être coadéquat à l’intelligence divine, ni de quoi produire une connaissance de soi dans notre intelligence. Si donc le non-étant est adéquat à une quelconque intelli­gence, ce n’est pas en raison de soi, mais en raison de cette intelligence qui accueille en elle-même la notion de non-étant. La réalité qui est positivement quelque chose hors

de l’âme a donc en soi de quoi pouvoir

être appelée vraie, ce qui n’est pas le cas

du non-être de la réalité : tout ce qu’on

lui attribue de vérité est du côté de

l’intelli­gence. Donc, quand on dit : « Il est vrai que la vérité n’est pas », puisque la vérité signifiée ici porte sur un non-étant, elle n’a rien sinon dans l’intelligence. Par consé­quent, de la destruction de la vérité qui est dans la réalité, il s’ensuit seulement que la vérité qui est dans l’intelligence existe. Et ainsi, il est clair que l’on peut seulement en conclure que la vérité qui est dans l’intelli­gence est éternelle ; et de toute façon, il est nécessaire qu’elle soit dans une intelligence éternelle, et cette vérité est la vérité première. Par l’argument susdit, on montre donc que la seule vérité première est éternelle.

 

3° & 4° On voit dès lors clairement la solution des troisième et quatrième arguments.

 

5° On ne peut pas penser, dans l’absolu, que la vérité n’est pas ; cependant, on peut penser qu’il n’est aucune vérité créée, comme on peut aussi penser qu’il n’est aucune créature. En effet, l’intelligence peut penser qu’elle n’est pas et qu’elle ne pense pas, quoiqu’elle ne pense jamais sans qu’elle soit ou qu’elle pense ; car il n’est pas nécessaire que tout ce que l’intelligence possède quand elle pense, elle le pense lorsqu’elle pense, car elle ne fait pas toujours retour sur elle-même ; voilà pourquoi il n’y a pas d’inconvénient si elle pense que la vérité créée, sans laquelle elle ne peut penser, n’existe pas.

 

 

6° Ce qui est futur, en tant qu’il est futur, n’est pas, et de même pour ce qui est passé, en tant que tel. Par conséquent, on juge pareillement de la vérité du passé et du futur, et de la vérité du non-étant : d’où l’on ne peut conclure à l’éternité d’aucune vérité, si ce n’est de la vérité première, comme on l’a déjà dit.

 

7° La parole de saint Augustin doit être ainsi comprise : ces choses sont éternelles en tant qu’elles sont dans l’esprit divin ; ou bien il prend « éternel » au sens de « perpétuel ».

 

8° Bien que l’on fasse une énonciation vraie à propos de l’étant et du non-étant, cependant l’étant et le non-étant ne se rapportent pas de la même façon à la vérité, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut ; la solution de l’objection est dès lors évidente.

 

9° Dieu a su de toute éternité de nombreux énoncés, mais cependant, il a su ces nombreux énoncés par une seule connais­sance. Par conséquent, il n’y a eu de toute éternité qu’une seule vérité par laquelle fut vraie la connaissance divine des nombreu­ses réalités devant avoir lieu dans le temps.

 

10° Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut, l’intelligence est adéquate non seule­ment aux choses qui sont en acte, mais aussi à celles qui ne sont pas en acte, surtout l’intelligence divine, pour laquelle rien n’est passé ni futur. Par conséquent, bien que les réalités n’aient pas été de toute éternité dans leur nature propre, cependant l’intelligence divine fut adéquate aux réa­lités devant exister dans le temps en leur nature propre ; voilà pourquoi elle eut de toute éternité une connaissance vraie des réalités également dans leur nature propre, quoique les vérités des réalités n’aient pas été de toute éternité.

 

11° Bien que la notion de vérité s’accom­plisse dans l’intelligence, cependant la notion de réalité ne s’accomplit pas dans l’intelligence. Donc, bien que l’on accorde sans réserve que la vérité de toutes les réalités était de toute éternité parce qu’elle était dans l’intelligence divine, on ne peut cependant pas accorder sans réserve que les réalités aient été vraies de toute éternité pour la raison qu’elles étaient dans l’intel­ligence divine.

 

12° Cet argument se comprend de la justice divine. Ou bien, si on le comprend de la justice humaine, alors elle est appelée per­pétuelle comme les réalités naturelles sont elles aussi appelées perpétuelles : ainsi nous disons que le feu se meut toujours vers le haut à cause de son inclination de nature, sauf s’il est empêché. Et parce que la vertu, comme dit Cicéron, est « un habitus qui suit la raison à la façon d’une nature », elle a, autant qu’il dépend de sa nature de vertu, une inclination indéfectible vers son acte, quoiqu’elle soit parfois empê­chée ; voilà pourquoi il est dit également au début du Digeste que « la justice est une volonté constante et perpétuelle qui fait droit à chacun ». Et cependant, ce n’est pas la vérité dont nous parlons maintenant qui est une partie de la justice, mais la vérité qui existe dans les aveux que l’on doit faire au tribunal.

 

 

13° Ce qui est dit, à savoir que l’universel est perpétuel et incorruptible, Avicenne l’interprète de deux façons : d’abord en sorte qu’il soit appelé perpétuel et incor­ruptible en raison des particuliers, qui n’ont jamais commencé et ne cesseront jamais, selon les tenants de l’éternité du monde – selon les philosophes, en effet, la génération a lieu afin de sauver dans l’espèce l’être perpétuel, qui ne peut être sauvé dans l’individu – ; ensuite, l’universel est appelé perpétuel, parce qu’à la corruption de l’individu il n’est pas cor­rompu par soi, mais par accident.

 

 

 

14° Une chose est attribuée par soi à une autre de deux façons : d’abord positi­vement, comme il est attribué au feu de se porter en haut ; et l’on nomme une chose d’après une telle attribution par soi plutôt que d’après celle qui est par accident ; en effet, nous disons que le feu se porte en haut et appartient plutôt aux choses qui se portent en haut qu’à celles qui se portent vers le bas, quoique par accident le feu se porte quelquefois vers le bas, comme c’est clairement le cas du fer enflammé. Mais parfois, une chose est attribuée par soi à une autre par mode de retrait, à savoir, par le fait que les choses qui sont de nature à induire une disposition contraire sont éloignées d’elle. Si donc par accident l’une d’entre elles survient, cette disposition contraire s’énoncera de façon absolue ; par exemple, l’unité est attribuée par soi à la matière prime, non par position d’une forme qui unit, mais par retrait des formes qui diversifient. Lors donc que des formes distinguant la matière surviennent, on dit de façon absolue qu’il y a plusieurs matières, plutôt qu’une. Et il en est ainsi dans notre propos : en effet, l’universel n’est pas appelé incorruptible comme s’il avait quelque forme d’intégrité, mais parce que les dispositions matérielles qui sont cause de corruption dans les individus ne lui conviennent pas en soi ; aussi dit-on de façon absolue, de l’universel qui existe dans les réalités particulières, qu’il se corrompt en ceci et en cela.

 

 

15° Alors que les autres genres, en tant que tels, posent quelque chose dans la nature – car la quantité, par là même qu’elle est quantité, implique quelque chose –, seule la relation n’a pas, en tant que telle, la propriété de poser quelque chose dans la nature, car elle ne prédique pas quelque chose, mais relativement à quelque chose ; c’est pourquoi l’on trouve des relations qui ne posent rien dans la nature, mais seulement dans la raison ; et cela se produit en quatre cas, comme on peut le déduire des paroles du Philosophe et d’Avicenne. D’abord, par exemple, quand une chose est référée à elle-même, comme quand on dit le même identique au même ; en effet, si cette relation posait dans la nature quelque chose qui s’ajoute à ce qui est appelé identique, on pourrait aller à l’infini dans les relations, car la relation même par laquelle une réalité est appelée identique serait identique à soi par quelque relation, et ainsi à l’infini. Ensuite, quand la relation est elle-même référée à quelque chose. En effet, on ne peut pas dire que la paternité soit référée à son sujet par quelque relation intermédiaire, car cette relation intermédiaire aurait elle aussi besoin d’une autre relation intermédiaire, et ainsi à l’infini. La relation qui est signifiée dans le rapport de la paternité au sujet n’est donc pas dans la nature, mais seulement dans la raison. Troisièmement, quand l’un des relatifs dépend de l’autre, et non l’inverse : par exemple, la science dépend de l’objet de science, et non l’inverse ; ainsi, la relation de la science à l’objet est quelque chose dans la nature, mais non celle de l’objet à la science, qui est seulement dans la raison. Quatrièmement, quand l’étant est rapporté au non-étant, comme lorsque nous disons que nous sommes antérieurs à ceux qui doivent venir après nous ; autrement, il s’ensuivrait que les relations pourraient être en nombre infini dans le même, si la génération s’étendait à l’infini dans le futur. Ainsi donc, les deux derniers cas font apparaître à l’évidence que la relation d’antériorité en question ne pose rien dans la nature, mais seulement dans l’intelligence, car d’une part Dieu ne dépend pas des créatures, et d’autre part une telle priorité implique un rapport de l’étant au non-étant. Il ne s’ensuit donc pas qu’il y ait une vérité éternelle, si ce n’est dans l’intelligence divine, qui seule est éternelle, et cette vérité est la vérité première.

 

 

 

16° Bien que Dieu soit « par nature » antérieur aux réalités créées, il ne s’ensuit cependant pas que cette relation soit une relation de nature, mais c’est parce qu’on la conçoit en considérant la nature de ce qui est appelé antérieur et de ce qui est appelé postérieur ; comme aussi l’objet de science est appelé antérieur par nature à la science, quoique la relation de l’objet à la science ne soit rien dans la nature.

 

 

17° Lorsqu’il est dit qu’en l’absence de signification il est correct qu’une chose soit signifiée, cela se comprend selon l’ordon­nance des réalités qui existe dans l’intel­ligence divine, de même qu’en l’absence de coffre il est correct qu’un coffre ait un couvercle, selon la disposition de l’art dans l’artisan. Donc de cela non plus, on ne peut pas conclure qu’il y ait une vérité éternelle autre que la vérité première.

 

 

18° La notion de vrai est fondée sur l’étant. Or, bien que l’on affirme en Dieu plusieurs Personnes et propriétés, on n’y affirme cependant qu’un seul être, parce que l’être, en Dieu, ne se dit qu’essentiellement ; et tous ces énoncés : « le Père est » ou « Il engendre », « le Fils est » ou « Il est engendré », et d’autres semblables, en tant qu’ils sont référés à la réalité, n’ont qu’une seule vérité, qui est la vérité première et éternelle.

 

 

19° Bien que ce par quoi le Père est Père soit autre que ce par quoi le Fils est Fils, car dans un cas c’est la paternité et dans l’autre la filiation, cependant c’est par la même chose que le Père est et que le Fils est, parce que l’un et l’autre sont par l’essence divine, qui est unique. Et la notion de vérité n’est pas fondée sur la notion de paternité ni de filiation en tant que telles, mais sur la notion d’entité ; or la paternité et la filiation sont une seule essence, et c’est pourquoi les deux ont une unique vérité.

 

20° La propriété prédiquée par le nom d’homme et celle prédiquée par l’expression « capable de rire » ne sont pas identiques par essence, et n’ont pas un être unique comme il en est de la paternité et de la filiation ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

21° L’intelligence divine ne connaît les choses, si diverses soient-elles, que par une connaissance unique, même celles qui ont en elles-mêmes diverses vérités. À bien plus forte raison connaît-elle donc par une connaissance unique tout ce genre de choses qui sont pensées à propos des Personnes. Il n’y a donc également pour toutes ces choses qu’une unique vérité.

 

Et videtur quod sic.

 

Anselmus enim in Monologion [cap. 18], de veritate enuntiabilium loquens dicit : sive intelligatur veritas habere, sive dicatur veritas non habere principium vel finem, nullo claudi potest veritas principio vel fine. Sed omnis veritas intelligitur habere principium vel finem, vel non habere principium vel finem. Ergo nulla veritas clauditur principio et fine. Sed omne quod est huiusmodi, est aeternum. Ergo omnis veritas est aeterna.

 

Praeterea, omne illud cuius esse sequitur ad destructionem sui esse, est aeternum, quia sive ponatur esse, sive non esse, sequitur quod est : et oportet secundum quodcumque tempus ponere de unoquoque quod sit vel non sit. Sed ad destructionem veritatis sequitur veritatem esse ; quia si veritas non est, veritatem non esse est verum, et nihil potest esse verum nisi veritate. Ergo veritas est aeterna.

 

Praeterea, si veritas enuntiabilium non est aeterna, ergo erat assignare quando non erat enuntiabilium veritas. Sed tunc hoc enuntiabile erat verum, nullam veritatem enuntiabilium esse. Ergo veritas enuntiabilium erat ; quod est contrarium ei quod fuit datum. Ergo non potest dici veritatem enuntiabilium non esse aeternam.

 

Praeterea, philosophus probat materiam esse aeternam in I Phys. [l. 15 (192 a 25)], (quamvis hoc falsum sit), per hoc quod remanet post sui corruptionem, et est ante suam generationem ; eo quod si corrumpitur, in aliquid corrumpitur, et si generatur, ex aliquo generatur ; illud autem ex quo aliquid generatur, et illud

in quod aliquid corrumpitur, est

materia. Sed similiter veritas si ponatur corrumpi vel generari, sequitur quod sit ante suam generationem et post suam corruptionem ; quia si genera­tur, mutata est de non esse in esse, et si corrumpitur, mutata est de esse in non esse. Quando autem non est veritas, verum est veritatem non esse, quod utique non potest esse, nisi veritas sit. Ergo veritas est aeterna.

 

Praeterea, omne quod non potest intelligi non esse, est aeternum, quia quicquid potest non esse, potest intelligi non esse. Sed veritas etiam enuntiabilium, non potest intelligi non esse, quia intellectus non potest intelligere aliquid, nisi intelligat hoc esse verum. Ergo veritas etiam enun­tiabilium est aeterna.

 

Praeterea, illud quod est futurum semper fuit futurum, et quod est praeteritum semper erit praeteritum. Sed ex hoc propositio de futuro est vera, quia aliquid est futurum ; et ex hoc propositio de praeterito est vera, quia aliquid est praeteritum. Ergo veritas propositionis de futuro semper fuit, et veritas propositionis de praeterito semper erit ; et ita non solum veritas prima est aeterna, sed etiam multae aliae.

 

Praeterea, Augustinus dicit in libro de libero Arbitrio [II, 8], quod nihil magis est aeternum quam ratio circuli, et duo et tria esse quinque. Sed horum veritas est veritas creata. Ergo aliqua veritas praeter primam veritatem est aeterna.

 

Praeterea, ad veritatem enuntiationis non requiritur quod actu enuntietur aliquid, sed sufficit quod sit illud de quo potest enuntiatio formari. Sed antequam mundus esset, fuit aliquid de quo potuit enuntiari etiam praeter Deum. Ergo antequam mundus fieret, fuit enuntiabilium veritas. Quod autem fuit ante mundum, est aeternum. Ergo enuntiabilium veritas est aeterna. Probatio mediae. Mundus factus est ex nihilo, id est post nihil. Ergo antequam mundus esset, erat eius non esse. Sed enuntiatio vera non solum formatur de eo quod est, sed etiam de eo quod non est, sicut enim contingit vere enuntiari quod est, esse, ita contingit vere enuntiari quod non est, non esse, ut patet in I Periher. [I, 9 (17 a 26)]. Ergo antequam mundus esset, fuit unde vera enuntiatio formari potuit.

 

 

 

Praeterea, omne quod scitur, est verum dum scitur. Sed Deus ab aeterno scivit omnia enuntiabilia. Ergo omnium enuntiabilium veritas est ab aeterno ; et ita plures veritates sunt aeternae.

 

Sed dicebat, quod ex hoc non sequitur quod illa sint vera in seipsis, sed in intellectu divino. – Sed contra, secundum hoc oportet aliqua esse vera secundum hoc quod sunt scita. Sed ab aeterno omnia sunt scita a Deo non solum secundum quod sunt in mente eius, sed etiam in propria natura existentia. Eccli. cap. XXIII, 29 : Domino Deo nostro, antequam crearentur, nota sunt omnia, sic et post perfectum cognoscit omnia ; et ita non aliter cognoscit res postquam perfectae sunt quam ab aeterno cognoverit. Ergo ab aeterno fuerunt plures veritates non solum in intellectu divino, sed secundum se.

Praeterea, secundum hoc dicitur esse aliquid simpliciter, secundum quod est in sui complemento. Sed ratio veritatis completur in intellectu. Si ergo in intellectu divino fuerunt ab aeterno plura vera simpliciter, concedendum est plures veritates esse aeternas.

 

Praeterea, Sapient., I, 15 : iustitia perpetua est et immortalis. Sed veritas est pars iustitiae, ut dicit Tullius in rhetorica [De invent. II, 53, 161]. Ergo est perpetua et immortalis.

 

Praeterea, universalia sunt perpetua et incorruptibilia. Sed verum est maxime universale, quia convertitur cum ente. Ergo veritas est perpetua et incorruptibilis.

 

Sed dicebat, quod universale non corrumpitur per se, sed per accidens. – Sed contra, magis debet denominari aliquid per id quod convenit ei per se, quam per id quod convenit ei per accidens. Si ergo veritas per se loquendo est perpetua et incorruptibilis, non autem corrumpitur vel generatur nisi per accidens, concedendum est quod veritas universaliter dicta sit aeterna.

 

Praeterea, ab aeterno Deus fuit prior mundo. Ergo relatio prioritatis in Deo fuit ab aeterno. Sed posito uno relativorum, necesse est poni et reliquum. Ergo ab aeterno fuit posterioritas mundi ad Deum. Ergo ab aeterno fuit aliquid aliud extra Deum cui aliquo modo competit veritas ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Sed dicebat, quod illa relatio prioritatis et posterioritatis non est aliquid in rerum natura, sed in ratione tantum. – Contra sicut dicit Boetius in fine de Consolat. [V, 6], Deus est prior mundo natura, etsi mundus semper fuisset. Ergo illa relatio prioritatis est relatio naturae, et non rationis tantum.

 

 

Praeterea, veritas significationis est rectitudo significationis. Sed ab aeterno fuit rectum aliquid significari. Ergo veritas significationis fuit ab aeterno.

 

Praeterea, ab aeterno fuit verum, patrem genuisse filium, et spiritum sanctum processisse ab utroque. Sed ista sunt plura vera. Ergo plura vera sunt ab aeterno.

 

Sed dicebat, quod ista sunt vera una veritate ; unde non sequitur plures veritates esse ab aeterno. – Sed contra, alio pater est pater et generat filium ; alio filius est filius et spirat spiritum sanctum. Sed eo quo pater est pater, haec est vera : pater generat filium, vel pater est pater ; eo autem quo filius est filius, haec est vera : filius est genitus a patre. Ergo huiusmodi propositiones non sunt una veritate verae.

Praeterea, quamvis homo et risibile convertantur, non tamen est eadem veritas utriusque semper istarum propositionum : homo est homo ; et : homo est risibile ; propter hoc quod non est eadem proprietas quam praedicat hoc nomen homo, et quam praedicat hoc nomen risibile : sed similiter non est eadem proprietas quam importat hoc nomen pater, et hoc nomen filius. Ergo non est eadem veritas dictarum propositionum.

 

Sed dicebat, quod istae propositiones non fuerunt ab aeterno. – Sed contra, quandocumque est intellectus qui potest enuntiare, potest esse enuntiatio. Sed ab aeterno fuit intellectus divinus intelligens patrem esse patrem, et filium esse filium, et ita enuntians sive dicens ; cum, secundum Anselmum, summo spiritui idem sit dicere quod intelligere. Ergo enuntiationes praedictae fuerunt ab aeterno.

 

 

 

Sed contra. Nullum creatum est aeternum. Veritas omnis praeter primam est creata. Ergo sola prima veritas est aeterna.

 

Praeterea, ens et verum convertuntur. Sed solum unum ens est aeternum. Ergo sola una veritas est aeterna.

 

 

Responsio. Dicendum, quod sicut prius dictum est, veritas adaequationem quandam et commensurationem importat ; unde secundum hoc denominatur aliquid verum, sicut et denominatur aliquid commensuratum. Mensuratur autem corpus et mensura intrinseca, ut linea, vel superficie, vel profunditate, et mensura extrinseca, sicut locatum loco, et motus tempore, et pannus ulna. Unde et aliquid potest denominari verum dupliciter : uno modo a veritate inhaerente ; alio modo ab extrinseca veritate : et sic denominantur omnes res verae a prima veritate. Et quia veritas quae est in intellectu, mensuratur a rebus ipsis ; sequitur quod non solum veritas rei, sed etiam veritas intellectus, vel enuntiationis, quae intellectum significat, a veritate prima denominetur.

 

In hac autem adaequatione vel commensuratione intellectus ac rei non requiritur quod utrumque extremorum sit in actu. Intellectus enim noster potest nunc adaequari his quae in futurum erunt, nunc autem non sunt ; aliter non esset haec vera : Antichristus nascetur ; unde hoc denominatur verum a veritate quae est in intellectu tantum, etiam quando non est res ipsa. Similiter etiam intellectus divinus adaequari potuit ab aeterno his quae ab aeterno non fuerunt, sed in tempore sunt facta ; et sic ea quae sunt in tempore, denominari possunt vera ab aeterno a veritate aeterna. Si ergo accipimus veritatem creatorum verorum eis inhaerentem, quam invenimus in rebus, et intellectu creato, sic veritas non est aeterna, nec rerum, nec enuntiabilium ; cum ipsae res, vel intellectus, quibus ipsae veritates inhaerent, non sint ab aeterno. Si autem accipiatur veritas verorum creatorum, qua denominantur omnia vera, sicut extrinseca mensura, quae est veritas prima, sic omnium,

et rerum, et enuntiabilium, et

intellectuum, veritas est aeterna ; et huiusmodi veritatis aeternitatem venatur Augustinus in libro Soliloq. [II, cap. 2 et 15] et Anselmus in Monolog. [cap. 18] ; unde Anselmus in libro de Veritate [cap. 10] : intelligere potes quomodo summam veritatem in meo Monologio probavi non habere principium vel finem, per veritatem orationis.

 

 

Haec autem veritas prima non potest esse de omnibus nisi una. In intellectu enim nostro non diversificatur veritas nisi dupliciter : uno modo propter diversitatem cognitorum, de quibus diversas cognitiones habet quas diversae veritates in anima consequuntur ; alio modo ex diverso modo intelligendi. Cursus enim Socratis est res una, sed anima quae componendo et dividendo cointelligit tempus, ut dicitur in III de Anima [l. 11 (430 a 31)], diversimode intelligit cursum Socratis ut praesentem, praeteritum, et futurum ; et secundum hoc diversas conceptiones format, in quibus diversae veritates inveniuntur. Uterque autem dictorum modorum diversitatis inveniri non potest in divina cognitione. Non enim de diversis rebus diversas cognitiones habet ; sed una cognitione cognoscit omnia, quia per unum, scilicet per essentiam suam, omnia cognoscit, non singulis suam cognitionem immittens, ut dicit Dionysius in libro de Divinis Nominibus [7, 2]. Similiter etiam sua cognitio non concernit aliquod tempus, cum aeternitate mensuretur, quae abstrahit ab omni tempore, omne tempus continens. Unde relinquitur quod non sunt plures veritates ab aeterno.

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod sicut Anselmus seipsum exponit in libro de Veritate [cap. 10], ideo dixit quod veritas enuntiationum non clauditur principio et fine, non quia absque principio oratio fuerit, sed quia non potest intelligi quando oratio esset, et veritas illi deesset ; illa scilicet oratio de qua agebat, qua significatur vere aliquid esse futurum. Unde per hoc apparet quod noluit adstruere veritatem rei creatae inhaerentem, vel orationem, esse sine principio et fine ; sed veritatem primam, a qua sicut a mensura extrinseca enuntiatio vera dicitur.

 

Ad secundum dicendum, quod extra animam duo invenimus, scilicet rem ipsam, et negationes et privationes rei ; quae quidem duo non eodem modo se habent ad intellectum. Res enim ipsa ex specie quam habet, divino intellectui adaequatur, sicut artificiatum arti ; et ex virtute eiusdem speciei nata est sibi intellectum nostrum adaequare, in quantum, per similitudinem sui receptam in anima, cognitionem de se facit. Sed non ens extra animam consideratum, neque habet aliquid unde intellectui divino coaequetur, neque unde cognitionem sui faciat in intellectu nostro. Unde quod intellectui cuicumque aequetur, non est ex ipso non ente, sed ex ipso intellectu, qui rationem non entis accipit in seipso. Res ergo quae est aliquid positive extra animam, habet aliquid in se unde vera dici possit. Non autem non esse rei, sed quidquid veritatis ei attribuitur est ex parte intellectus. Cum dicitur ergo : veritatem non esse, est verum ; cum veritas quae hic significatur, sit de non ente, nihil habet nisi in intellectu. Unde ad destructionem veritatis quae est in re, non sequitur nisi esse veritatem quae est in intellectu. Et ita patet quod ex hoc non potest concludi nisi quod veritas quae est in intellectu, est aeterna ; et oportet utique quod sit in intellectu aeterno ; et haec est veritas prima. Unde ex praedicta ratione ostenditur, sola veritas prima esse aeterna.

Et per hoc patet solutio ad tertium et quartum.

 

 

Ad quintum dicendum, quod non potest intelligi simpliciter veritatem non esse ; potest tamen intelligi nullam veritatem creatam esse, sicut et potest intelligi nullam creaturam esse. Intellectus enim potest intelligere se non esse et se non intelligere, quamvis numquam intelligat sine hoc quod sit vel intelligat ; non enim oportet quod quidquid intellectus intelligendo habet, intelligendo intelligat, quia non semper reflectitur super seipsum ; et ideo non est inconveniens, si veritatem creatam, sine qua non potest intelligere, intelligat non esse.

 

Ad sextum dicendum, quod illud quod est futurum, in quantum est futurum, non est, et similiter quod est praeteritum, in quantum huiusmodi. Unde eadem ratio est de veritate praeteriti et futuri, sicut et de veritate non entis ; ex qua non potest concludi aeternitas alicuius veritatis, nisi primae, ut dictum est supra.

Ad septimum dicendum, quod verbum Augustini est intelligendum, quod illa sunt aeterna secundum quod sunt in mente divina ; vel accipit aeternum pro perpetuo.

 

Ad octavum dicendum, quod quamvis enuntiatio vera fiat de ente et de non ente, non tamen ens et non ens eodem modo se habent ad veritatem, ut ex praedictis patet ; ex quibus patet solutio eius quod obiicitur.

 

 

Ad nonum dicendum, quod ab aeterno scivit Deus plura enuntiabilia, sed tamen illa plura scivit una cognitione. Unde ab aeterno non fuit nisi una veritas, per quam divina cognitio vera fuit de rebus pluribus futuris in tempore.

 

Ad decimum dicendum, quod sicut ex praedictis patet, intellectus non solum adaequatur his quae sunt in actu, sed etiam his quae actu non sunt, praecipue intellectus divinus, cui nihil est praeteritum et futurum. Unde quamvis res non fuerint ab aeterno in propria natura, intellectus tamen divinus fuit adaequatus rebus in propria natura futuris in tempore ; et ideo veram cognitionem habuit de rebus ab aeterno etiam in propria natura, quamvis rerum veritates ab aeterno non fuerint.

 

 

Ad undecimum dicendum, quod quamvis ratio veritatis compleatur in intellectu, non tamen ratio rei in intellectu completur. Unde quamvis concedatur simpliciter, quod veritas rerum omnium fuit ab aeterno, per hoc quod fuit in intellectu divino ; non tamen potest concedi simpliciter quod res verae fuerint ab aeterno, propter hoc quod fuerunt in intellectu divino.

 

Ad duodecimum dicendum, quod illud intelligitur de iustitia divina ; vel si intelligatur de iustitia humana, tunc dicitur esse perpetua, sicut et res naturales dicuntur esse perpetuae, sicut dicimus quod ignis semper movetur sursum propter inclinationem naturae, nisi impediatur ; et quia virtus, ut dicit Tullius [De inventione II, 53, 159], est habitus in modum naturae rationi consentaneus ; quantum ex natura virtutis est, habet indeficientem inclinationem ad actum suum, quamvis aliquando impediatur ; et ideo etiam in principio Digestorum [I, 1, 10] dicitur, quod iustitia est constans et perpetua voluntas unicuique ius suum tribuens. Et tamen veritas de qua nunc loquimur, non est pars iustitiae, sed veritas quae est in confessionibus in iudicio faciendis.

 

Ad tertium decimum dicendum, quod hoc quod dicitur, universale perpetuum esse et incorruptibile, Avicenna [Suffic. I, 3] dupliciter exponit : uno modo ut dicatur esse perpetuum et incorruptibile, ratione particularium, quae nunquam inceperunt nec deficient secundum tenentes aeternitatem mundi ; generatio enim ad hoc est, secundum philosophos ut salvetur perpetuum esse in specie, quod in individuo salvari non potest. Alio modo ut dicatur esse perpetuum, quia non corrumpitur per se, sed per accidens ad corruptionem individui.

 

 

Ad quartum decimum dicendum, quod aliquid attribuitur alicui per se dupliciter. Uno modo positive, sicut igni attribuitur ferri sursum ; et a tali per se magis denominatur aliquid quam ab illo quod est per accidens ; magis enim dicimus ignem sursum ferri, et esse eorum quae sursum feruntur, quam eorum quae deorsum, quamvis ignis per accidens aliquando deorsum feratur, ut patet in ferro ignito. Quandoque vero attribuitur aliquid per se alicui per modum remotionis, per hoc scilicet quod removentur ab eo illa quae nata sunt contrariam dispositionem inducere. Unde si per accidens aliquid eorum adveniat, illa dispositio contraria simpliciter enunciabitur ; sicut unitas per se attribuitur materiae primae, non per positionem alicuius formae unientis, sed per remotionem formarum diversificantium. Unde quando adveniunt formae distinguentes materiam, magis simpliciter dicitur esse plures materias quam unam. Et sic est in proposito ; non enim dicitur universale incorruptibile, quasi habeat aliquam formam incorruptionis, sed quia non conveniunt ei secundum se dispositiones materiales, quae sunt causa corruptionis in individuis ; unde universale in rebus particularibus existens simpliciter dicitur corrumpi in hoc et in illo.

 

Ad quintum decimum dicendum, quod cum alia genera, in quantum huiusmodi, aliquid ponant in rerum natura (quantitas enim ex hoc ipso quod quantitas est, aliquid dicit), sola relatio non habet, ex hoc quod est huiusmodi, quod aliquid ponat in rerum natura, quia non praedicat aliquid, sed ad aliquid. Unde inveniuntur quaedam relationes, quae nihil in rerum natura ponunt, sed in ratione tantum ; quod quidem quadrupliciter contingit, ut ex dictis philosophi [Metaph. V, 11 (1018 a 7 sqq. et 1021 a 26) et X, 8 (1056 b 32)] et Avicennae [Metaph. III, 10] sumi potest. Uno modo, ut quando aliquid ad seipsum refertur, ut cum dicitur idem eidem idem ; si enim haec relatio aliquid in rerum natura poneret additum ei quod dicitur idem, esset in infinitum procedere in relationibus, quia ipsa relatio per quam aliqua res diceretur eadem, esset eadem sibi per aliquam relationem, et sic in infinitum. Secundo, quando ipsa relatio ad aliquid refertur. Non enim potest dici quod paternitas referatur ad subiectum suum per aliquam relationem mediam, quia illa etiam relatio media indigeret alia media relatione, et sic in infinitum. Unde illa relatio quae significatur in comparatione paternitatis ad subiectum, non est in rerum natura, sed in ratione tantum. Tertio, quando unum relativorum pendet ab altero, et non e converso, sicut scientia dependet a scibili, et non e converso ; unde relatio scientiae ad scibile est aliquid in rerum natura, non autem relatio scibilis ad scientiam, sed in ratione tantum. Quarto, quando ens comparatur ad non ens ; ut cum dicimus, quod nos sumus priores his qui sunt futuri post nos ; alias sequeretur quod possent esse infinitae relationes in eodem, si generatio in infinitum protenderetur in futurum. Ex duobus igitur ultimis apparet quod relatio illa prioritatis nihil ponit in rerum natura, sed in intellectu tantum ; tum quia Deus non dependet a creaturis, tum quia talis prioritas dicit comparationem entis ad non ens. Unde ex hoc non sequitur quod sit aliqua veritas aeterna, nisi in intellectu divino, qui solus est aeternus ; et haec est veritas prima.

 

Ad sextum decimum dicendum, quod quamvis Deus natura prior sit rebus creatis, non tamen sequitur quod illa relatio sit relatio naturae ; sed quia intelligitur ex consideratione naturae, eius quod prius dicitur, et eius quod posterius dicitur ; sicut et scibile dicitur prius natura quam scientia, quamvis relatio scibilis ad scientiam non sit aliquid in rerum natura.

 

Ad septimum decimum dicendum, quod cum dicitur : significatione non existente rectum est aliquid significari ; intelligitur secundum ordinationem rerum in intellectu divino existentem ; sicut arca non existente rectum est arcam cooperculum habere, secundum dispositionem artis in artifice. Unde nec ex hoc haberi potest quod alia veritas sit aeterna quam prima.

 

Ad duodevicesimum dicendum, quod ratio veri fundatur supra ens. Quamvis autem in divinis ponantur plures personae et proprietates ; non tamen ponitur ibi nisi unum esse, quia esse in divinis nonnisi essentialiter dicitur ; et omnium istorum enuntiabilium : patrem esse vel generare, et filium esse vel genitum esse et similium ; secundum quod ad rem referuntur, est veritas una, quae est prima et aeterna veritas.

 

Ad undevicesimum dicendum, quod quamvis alio pater sit pater, et filius sit filius, quia hoc est paternitate, illud filiatione ; tamen idem est quo pater est, et quo filius est, quia utrumque est per essentiam divinam, quae est una. Ratio autem veritatis, non fundatur super rationem paternitatis et filiationis in quantum huiusmodi, sed super rationem entitatis ; paternitas autem et filiatio sunt una essentia et ideo una est veritas utriusque.

 

Ad vigesimum dicendum, quod proprietas quam praedicat hoc nomen homo, et hoc nomen risibile, non sunt idem per essentiam, nec habent unum esse, sicut est de paternitate et filiatione ; et ideo non est simile.

 

 

Ad vigesimum primum dicendum, quod intellectus divinus, quantumcumque diversa non cognoscit nisi unica cognitione, et quae in seipsis habent diversas veritates. Unde multo amplius non cognoscit nisi una cognitione omnia huiusmodi quae de personis intelliguntur. Unde etiam omnium eorum non est nisi una veritas.

 

 

 

 

Article 6 - LA VÉRITÉ CRÉÉE EST-ELLE IMMUABLE ?

(Sexto quaeritur an veritas creata sit immutabilis.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Anselme dit au livre sur la Vérité : « Je le vois, cet argument prouve la permanence immuable de la vérité. » Or l’argument précédent a concerné la vérité de la signification, comme il apparaît par ce qui précède. La vérité des énoncés est donc immuable, ainsi que, pour la même raison, la vérité de la réalité qu’elle signifie.

 

2° Si la vérité de l’énonciation change, elle change surtout au changement de la réalité. Or, la réalité ayant changé, la vérité de la proposition demeure. La vérité de l’énonciation est donc immuable. Preuve de la mineure : la vérité, suivant Anselme, est une certaine rectitude, en ce sens que quelque chose accomplit ce qu’il a reçu dans l’esprit divin. Or la proposition « Socrate est assis » a reçu dans l’esprit divin de signifier la position assise de Socrate, qu’elle signifie même quand Socrate n’est pas assis. Donc, même lorsque Socrate n’est pas assis, la vérité demeure en elle ; et ainsi, la vérité de la proposition susdite ne change pas, même si la réalité change.

 

3° Si la vérité change, ce ne peut être qu’après le changement des choses en lesquelles se trouve la vérité, tout comme des formes ne sont dites changer que lorsque leurs sujets ont changé. Or la vérité ne change pas au changement des choses vraies car, une fois les choses vraies détruites, la vérité demeure encore, comme le prouvent saint Augustin et Anselme. La vérité est donc tout à fait immuable.

 

4° La vérité de la réalité est cause de la vérité de la proposition ; car « le discours est appelé vrai ou faux selon que la chose est ou n’est pas ». Or la vérité de la réalité est immuable. Donc la vérité de la proposi­tion aussi. Preuve de la mineure : Anselme, au livre sur la Vérité, prouve que la vérité de l’énonciation, par laquelle l’énonciation accomplit ce qu’elle a reçu dans l’esprit divin, reste immuable. Or semblablement, n’importe quelle réalité accomplit ce que, dans l’esprit divin, elle a reçu de posséder. La vérité de n’importe quelle réalité est donc immuable.

 

5° Ce qui demeure toujours après l’accom­plissement de tout changement, ne change jamais ; en effet, dans l’altération des couleurs, nous ne disons pas que la surface change, car elle demeure après n’importe quel changement des couleurs. Or la vérité demeure dans la réalité après n’importe quel changement de la réalité, car l’étant et le vrai sont convertibles. La vérité est donc immuable.

 

6° Là où la cause est la même, l’effet est aussi le même. Or la cause de la vérité des trois propositions suivantes est la même : « Socrate est assis », « Il sera assis », « Il a été assis », à savoir, la position assise de Socrate ; leur vérité est donc la même. Or, si l’une des trois propositions susdites est vraie, il est semblablement nécessaire que l’une des deux autres soit toujours vraie ; car si « Socrate est assis » est vrai une fois, alors « Socrate a été assis » ou « Socrate sera assis » a toujours été et sera toujours vrai. L’unique vérité des trois propositions se comporte donc toujours d’une façon unique, et ainsi, elle est immuable ; donc, pour la même raison, n’importe quelle autre vérité aussi.

En sens contraire :

 

Si les causes changent, les effets changent. Or les réalités, qui sont causes de la vérité de la proposition, changent. La vérité des propositions change donc aussi.

 

Réponse :

 

On dit de deux façons que quelque chose change : d’abord, parce qu’il est le sujet du changement, comme nous disons que le corps est changeant. Et en ce sens, aucune forme n’est changeante ; ainsi est-il dit que « la forme se maintient en une essence invariable ». Puis donc que la vérité est signifiée à la façon d’une forme, la présente question n’est pas de savoir si la vérité est changeante de cette façon. Ensuite, on dit que quelque chose change, parce qu’un changement se produit selon lui ; par exemple, nous disons que la blancheur change, parce que le corps est altéré selon elle ; et c’est en ce sens que l’on demande, concernant la vérité, si elle est changeante.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que ce selon quoi il y a changement, on dit parfois qu’il change, mais parfois aussi qu’il ne change pas. En effet, quand il est inhérent à la chose qui est mue selon lui, alors on dit que lui-même change aussi : par exemple, blancheur ou quantité sont dites changer lorsqu’une chose change selon elles, car elles-mêmes, dans ce changement, se succèdent l’une à l’autre dans le sujet. Mais lorsque ce selon quoi il y a changement est extrinsèque, alors il n’est pas mû dans ce changement, mais demeure immobile. Par exemple, on ne dit pas que le lieu se meut quand on se meut selon le lieu – et c’est pourquoi il est dit au troisième livre de la Physique, que « le lieu est la limite immobile du contenant » –, puisqu’on ne dit pas que, par le mouvement local, les lieux se succèdent en un seul occupant, mais plutôt que de nombreux occupants se succèdent dans un lieu unique. Quant aux formes inhérentes, dont on dit qu’elles changent au changement du sujet, elles ont deux modes de changement, car « changer » se dit pour les formes générales autrement que pour les formes spéciales. En effet, la forme spéciale, après le changement, ne reste la même ni quant à l’être ni quant à la notion : par exemple, la blancheur ne demeure nullement après l’altération ; mais la forme générale, après le changement, reste la même quant à la notion, et non quant à l’être : par exemple, après le changement du blanc au noir, la couleur demeure certes selon la notion commune de couleur, mais ce n’est pas la même espèce de couleur.

 

 

Or on a dit plus haut qu’une chose est dénommée vraie par la vérité première comme par une mesure extrinsèque, mais par la vérité inhérente comme par une mesure intrinsèque. Les réalités créées varient donc, certes, dans leur participation de la vérité première ; cependant la vérité première elle-même, d’après laquelle elles sont appelées vraies, ne change aucune­ment ; et c’est ce que dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre : « Nos esprits voient cette vérité tantôt mieux, tantôt moins ; mais elle, demeurant en soi, ne s’accroît ni ne diminue. » Par contre, si nous prenons la vérité inhérente aux réalités, alors on dit que la vérité change dans la mesure où des choses changent selon la vérité. Donc, comme on l’a déjà dit, la vérité dans les créatures se trouve en deux choses : dans les réalités mêmes, et dans l’intelligence ; en effet, la vérité de l’action est comprise dans la vérité de la réalité, et la vérité de l’énonciation dans la vérité de la pensée, qu’elle signifie. Or la réalité est appelée vraie et relativement à l’intelligence divine, et relativement à l’humaine.

 

Si donc l’on entend la vérité de la réalité relativement à l’intelligence divine, alors la vérité de la réalité changeante change assurément, non pas en fausseté, mais en une autre vérité, car la vérité est une forme suprêmement générale, puisque le vrai et l’étant sont convertibles ; par conséquent, de même qu’après n’importe quel change­ment la réalité reste un étant, quoique autre, suivant l’autre forme par laquelle elle a l’être, de même elle demeure toujours vraie, mais par une autre vérité, car quelque forme ou privation qu’elle acquière par le changement, la réalité est, suivant cette forme, conformée à l’intelli­gence divine, qui la connaît telle qu’elle est, suivant n’importe quelle disposition.

 

Mais si l’on considère la vérité de la réalité relativement à l’intelligence humaine, ou inversement, alors il se fait un changement tantôt de la vérité en fausseté, tantôt d’une vérité en une autre. En effet, puisque « la vérité est l’adéquation de la réalité et de l’intelligence » et que, si de choses égales on ôte des parts égales, il reste encore des choses égales, non toutefois de la même égalité, il est donc nécessaire que, lorsque l’intelligence et la réalité changent semblablement, la vérité demeure, certes, mais différente : comme si, Socrate étant assis, l’on pense que Socrate est assis, et qu’ensuite, Socrate n’étant pas assis, on pense qu’il n’est pas assis. Par contre, si quelque chose est ôté de l’un des égaux et rien de l’autre, ou si des choses inégales sont ôtées de l’un et de l’autre, il doit

nécessairement en résulter une inégalité, qui est à la fausseté ce que l’égalité est à

la vérité ; de là vient que si, la pensée

étant vraie, la réalité change sans que

l’intel­ligence change, ou bien l’inverse, ou bien si les deux changent mais non semblablement, alors la fausseté en résultera, et il y aura ainsi changement de la vérité en fausseté ; par exemple si, lorsque Socrate est blanc, on pense qu’il est blanc, la pensée est vraie ; et si, après cela, on pense qu’il est noir pendant qu’il reste blanc, ou si, à l’inverse, Socrate devenu noir est encore pensé comme blanc, ou si, devenu pâle, il est pensé comme rouge, alors la fausseté sera dans l’intelligence.

 

Et ainsi apparaît clairement comment la vérité change, et comment la vérité ne change pas.

 

Réponse aux objections :

 

1° Anselme parle ici de la vérité première, en tant que toutes choses sont appelées vraies d’après elle comme d’après une mesure extrinsèque.

 

 

2° Parce que l’intelligence fait retour sur elle-même et se pense tout comme elle pense les autres réalités, ainsi qu’il est dit au troisième livre sur l’Âme, on peut considérer de deux façons les choses qui relèvent de l’intelligence, en ce qui concerne la notion de vérité. D’abord, en tant qu’elles sont certaines réalités ; et ainsi, la vérité se dit d’elles tout comme elle se dit des autres réalités, c’est-à-dire que, de même que la réalité est appelée vraie parce que, lorsqu’elle conserve sa nature, elle accom­plit ce qu’elle a reçu dans l’esprit divin, de même l’énonciation est appelée vraie lorsqu’elle conserve sa nature, qui lui a été dispensée dans l’esprit divin et ne peut lui être ôtée tant que l’énonciation elle-même demeure. Ensuite, on peut les considérer dans leur rapport aux réalités pensées ; et ainsi, l’énonciation est appelée vraie quand elle est adéquate à la réalité, et une telle vérité change, comme on l’a dit.

 

3° La vérité qui demeure après la destruction des réalités vraies est la vérité première, qui ne change pas, même après un changement des réalités.

 

4° Tant que la réalité demeure, un change­ment ne peut se produire en elle quant à ce qui lui est essentiel : par exemple, il est essentiel à l’énonciation de signifier ce pour la signification de quoi elle a été établie ; il ne s’ensuit donc pas que la vérité de la réalité n’est nullement changeante, mais qu’elle est immuable quant à ce qui est essentiel à la réalité, tant que la réalité demeure ; cependant un changement survient en cela par la corruption de la réalité. Mais quant à ce qui lui est accidentel, un changement peut survenir même si la réalité demeure ; et ainsi, quant à ce qui est accidentel, il peut se produire un changement de la vérité de la réalité.

 

5° Après tout changement, la vérité demeure, mais non identique, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut.

 

6° L’identité de la vérité ne dépend pas seulement de l’identité de la réalité, mais aussi de l’identité de l’intellection, tout comme l’identité de l’effet dépend de l’identité de l’agent et du patient. Or, bien que ce soit la même réalité qui est signifiée par ces trois propositions, leur intellection n’est cependant pas identique, car dans la composition de l’intelligence s’ajoute le temps ; il y a donc différentes intellections selon que le temps varie.

 

Et videtur quod sic.

 

Anselmus in libro de Veritate [cap. 13] dicit : video hac ratione probari veritatem immobilem permanere. Praemissa autem ratio fuit de veritate significationis, ut ex praemissis, apparet. Ergo veritas enuntiabilium est immutabilis ; et eadem ratione veritas rei quam significat.

 

Praeterea, si veritas enuntiationis mutatur, maxime mutatur ad mutationem rei. Sed re mutata, veritas propositionis manet. Ergo veritas enuntiationis est immutabilis. Probatio mediae. Veritas, secundum Anselmum [De verit. cap. 7] est rectitudo quaedam, in quantum aliquid implet hoc quod accepit in mente divina. Sed haec propositio : Socrates sedet ; accepit in mente divina ut significaret sessionem Socratis, quam significat etiam Socrate non sedente. Ergo etiam Socrate non sedente manet in ea veritas ; et ita veritas praedictae propositionis non mutatur, etiam si res mutetur.

 

Praeterea, si veritas mutatur, hoc non potest esse nisi mutatis his quibus veritas inest, sicut nec aliquae formae mutari dicuntur nisi suis subiectis mutatis. Sed veritas non mutatur ad mutationem verorum, quia destructis veris, adhuc remanet veritas, ut Augustinus [Solil. I, 15] et Anselmus [De verit. cap. 13] probant. Ergo veritas est omnino immutabilis.

 

Praeterea, veritas rei causa est veritatis propositionis ; ex eo enim quod res est vel non est, dicitur oratio vera vel falsa. Sed veritas rei est immutabilis. Ergo veritas propositionis. Probatio mediae. Anselmus in libro de Veritate [cap. 13] probat veritatem enuntiationis immobilem permanere, secundum quam implet illud quod accepit in mente divina. Sed similiter quaelibet res implet illud quod accepit in mente divina ut haberet. Ergo cuiuslibet rei veritas est immutabilis.

 

 

Praeterea, illud quod semper manet omni mutatione perfecta, nunquam mutatur ; in alteratione enim colorum non dicimus superficiem mutari, quia manet qualibet mutatione colorum facta. Sed veritas manet in re, qualibet rei mutatione facta, quia ens et verum convertuntur. Ergo veritas est immutabilis.

 

 

Praeterea, ubi est eadem causa, et idem effectus. Sed eadem est causa veritatis harum trium propositionum : Socrates sedet ; sedebit ; et sedit : scilicet Socratis sessio. Ergo eadem est earum veritas. Sed si unum trium praedictorum est verum, oportet similiter alterum duorum semper esse verum ; si enim aliquando est verum : Socrates sedet ; semper fuit et erit verum : Socrates sedit vel Socrates sedebit. Ergo una veritas trium propositionum semper uno modo se habet, et ita est immutabilis ; ergo eadem ratione quaelibet alia veritas.

 

 

 

Sed contra, mutatis causis mutantur effectus. Sed res, quae sunt causa veritatis propositionis, mutantur. Ergo et propositionum veritas mutatur.

 

 

Responsio. Dicendum est, quod aliquid dicitur mutari dupliciter. Uno modo, quia est subiectum mutationis, sicut dicimus corpus esse mutabile, et sic nulla forma est mutabilis ; et sic dicitur quod forma est invariabili essentia consistens ; unde, cum veritas significetur per modum formae, praesens quaestio non est, an veritas sit mutabilis hoc modo. Alio modo dicitur aliquid mutari, quia secundum ipsum fit mutatio, sicut dicimus albedinem mutari, quia secundum ipsam corpus alteratur ; et sic quaeritur de veritate, an sit mutabilis.

 

Ad cuius evidentiam sciendum est, quod illud secundum quod est mutatio, quandoque quidem mutari dicitur, quandoque autem non. Quando enim est inhaerens ei quod movetur secundum ipsum, tunc et ipsum mutari dicitur, sicut albedo vel quantitas mutari dicuntur, quando aliquid secundum ipsa mutatur, eo quod ipsamet secundum hanc mutationem succedunt sibi invicem in subiecto. Quando autem illud, secundum quod est mutatio est extrinsecum, tunc in illa mutatione non movetur, sed immobile perseverat, sicut locus non dicitur moveri quando aliquis secundum locum movetur. Unde et in III Physic. [Phys. IV, 4 (212 a 20)] dicitur, quod locus est immobilis terminus continentis, eo quod per localem motum non dicitur esse successio locorum in uno locato, sed magis multorum locatorum in uno loco. Sed formarum inhaerentium, quae mutari dicuntur ad mutationem subiecti, duplex est mutationis modus ; aliter enim dicuntur mutari formae generales, et aliter formae speciales. Forma enim specialis post mutationem non remanet eadem nec secundum esse nec secundum rationem, sicut albedo, facta alteratione, nullo modo manet ; sed forma generalis facta mutatione manet eadem secundum rationem, sed non secundum esse ; sicut facta mutatione de albo in nigrum, manet quidem color secundum communem rationem coloris, sed non eadem species coloris.

Dictum est autem superius quod aliquid denominatur verum veritate prima quasi mensura extrinseca, sed veritate inhaerente quasi mensura intrinseca. Unde res creatae variantur quidem in participatione veritatis primae ; ipsa tamen veritas prima, secundum quam dicuntur vera, nullo modo mutatur ; et hoc est quod Augustinus dicit in libro de libero Arbit. [II, 12] : mentes nostrae aliquando plus, aliquando minus vident de ipsa veritate ; sed ipsa in se manens nec proficit nec deficit. Si autem accipiamus veritatem inhaerentem rebus, sic veritas mutari dicitur, secundum quod aliqua secundum veritatem mutantur. Unde, ut prius dictum est, veritas in creaturis invenitur in duobus : in rebus ipsis, et in intellectu : veritas enim actionis sub veritate rei comprehenditur, et veritas enuntiationis sub veritate intellectus quam significat. Res autem dicitur vera et per comparationem ad intellectum divinum et humanum.

 

 

Si ergo accipiatur veritas rei secundum ordinem ad intellectum divinum, tunc quidem mutatur veritas rei mutabilis non in falsitatem sed in aliam veritatem, veritas enim est forma maxime generalis, cum verum et ens convertantur : unde sicut facta qualibet mutatione res manet ens, quamvis alia secundum aliam formam, per quam habet esse ; ita semper remanet vera, sed alia veritate, quia, quamcumque formam, vel privationem acquirat per mutationem, secundum eam intellectui divino conformatur, qui eam ita cognoscit ut est secundum quamcumque dispositionem.

 

Si autem consideretur veritas rei in ordine ad intellectum humanum, vel e converso, tunc quandoque fit mutatio de veritate in falsitatem, quandoque autem de una veritate in aliam. Cum enim veritas sit adaequatio rei et intellectus, ab aequalibus autem si aequalia tollantur, adhuc aequalia remanent quamvis non eadem aequalitate, oportet quod quando similiter mutatur intellectus et res, remaneat quidem veritas, sed alia ; sicut si Socrate sedente intelligatur Socrates sedere, et postmodum non sedente intelligatur non sedere. Sed quia ab uno aequalium si aliquid tollatur, et nihil a reliquo, vel si ab utroque inaequalia tollantur, necesse est inaequalitatem provenire, quae se habet ad falsitatem sicut aequalitas ad veritatem ; inde est quod si intellectu vero existente mutetur res non mutato intellectu, vel e converso, aut utrumque mutetur, sed non similiter, proveniet falsitas ; et sic erit mutatio de veritate in falsitatem, sicut si Socrate existente albo, intelligatur esse albus, verus est intellectus ; si autem postea intelligat eum esse nigrum, Socrate albo remanente, vel e converso Socrate mutato in nigredinem, adhuc albus intelligatur ; vel eo mutato in pallorem, intelligatur esse rubeus, falsitas erit in intellectu.

 

 

Et sic patet qualiter veritas mutetur, et qualiter veritas non mutatur.

Ad primum ergo dicendum, quod Anselmus ibi loquitur de veritate prima, prout secundum eam omnia dicuntur vera quasi mensura extrinseca.

 

Ad secundum dicendum, quod quia intellectus reflectitur in seipsum, et intelligit se sicut et alias res, ut dicitur in III de Anima [l. 9 (430 a 2)] ; ideo quae ad intellectum pertinent, secundum quod ad rationem veritatis spectat, possunt dupliciter considerari. Uno modo, secundum quod sunt res quaedam ; et sic eodem modo dicitur de eis veritas sicut de aliis rebus ; ut scilicet, sicut res dicitur vera, quia implet hoc quod accepit in mente divina retinendo naturam suam, ita enuntiatio dicatur vera retinendo naturam suam quae est ei dispensata in mente divina, nec potest ab ea removeri, enuntiatione ipsa manente. Alio modo secundum quod comparantur ad res intellectas, et sic dicitur enuntiatio vera quando adaequatur rei ; et talis veritas mutatur ut dictum est.

 

Ad tertium dicendum, quod veritas quae remanet destructis rebus veris, est veritas prima, quae etiam rebus mutatis non mutatur.

 

Ad quartum dicendum, quod manente re, non potest fieri circa eam mutatio quantum ad ea quae sunt sibi essentialia, sicut enuntiationi est essentiale ut significet illud ad quod significandum est instituta. Unde non sequitur quod veritas rei nullo modo sit mutabilis, sed quod sit immutabilis quantum ad essentialia rei remanente re. In quibus tamen accidit mutatio per rei corruptionem. Sed quantum ad accidentalia, mutatio potest accidere etiam manente re ; et ita quantum ad accidentalia potest fieri mutatio veritatis rei.

 

 

Ad quintum dicendum, quod facta omni mutatione, manet veritas, sed non eadem, ut ex praedictis patet.

 

Ad sextum dicendum, quod identitas veritatis non tantum dependet ex identitate rei, sed ex identitate intellectus, sicut et identitas effectus dependet ex identitate agentis et patientis. Quamvis autem sit eadem res quae significatur illis tribus propositionibus, non tamen est idem intellectus earum, quia in intellectus compositione adiungitur tempus ; unde secundum variationem temporis sunt diversi intellectus.

 

 

 

 

Article 7 - LA VÉRITÉ SE DIT-ELLE EN DIEU ESSENTIELLEMENT OU PERSONNELLEMENT ?

(Septimo quaeritur utrum veritas in divinis dicatur essentialiter vel personaliter.)

 

 

Il semble qu’elle se dise personnellement.

 

1° En Dieu, tout ce qui implique une relation de principe se dit personnellement. Or c’est le cas de la vérité, comme le montre saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, où il dit que la vérité divine est « la suprême ressemblance du principe sans aucune dissemblance, d’où naît la fausseté » ; donc la vérité, en Dieu, se dit personnellement.

 

 

2° De même que rien n’est semblable à soi, rien non plus n’est égal à soi. Or la ressem­blance en Dieu implique la distinction des Personnes, suivant saint Hilaire, parce que rien n’est semblable à soi ; donc, pour la même raison, l’égalité aussi l’implique. Or la vérité est une certaine égalité ; elle implique donc en Dieu une distinction personnelle.

 

3° Tout ce qui implique en Dieu une émanation, se dit personnellement. Or la vérité implique une certaine émanation, car elle signifie la conception de l’intelligence, tout comme le verbe. Donc, de même que le verbe se dit personnellement, de même la vérité aussi.

 

En sens contraire :

 

Des trois Personnes unique est la vérité, comme dit saint Augustin au huitième livre sur la Trinité. Elle est donc quelque chose d’essentiel et non de personnel.

Réponse :

 

En Dieu, la vérité peut s’entendre de deux façons : d’abord proprement, ensuite quasi métaphoriquement.

 

En effet, si l’on entend la vérité proprement, alors elle impliquera l’égalité de l’intel­ligence divine et de la réalité. Or l’intel­ligence divine pense premièrement la réalité qu’est sa propre essence, par laquelle elle pense toutes les autres choses ; aussi la vérité en Dieu implique-t-elle principa­lement l’égalité de l’intelligence divine et de la réalité qu’est son essence, et conséquem­ment l’égalité de l’intelligence divine avec les réalités créées.

 

Or l’intelligence de Dieu et son essence ne sont pas adéquates entre elles comme le mesurant et le mesuré, puisque l’une n’est pas le principe de l’autre mais qu’elles sont tout à fait la même chose ; aussi la vérité résultant d’une telle égalité n’implique-t-elle aucune notion de principe, que cette notion soit prise du côté de l’essence ou du côté de l’intelligence : elle y est une et la même ; en effet, de même que le pensant et la réalité pensée y sont identiques, de même la vérité de la réalité et la vérité de l’intelligence y sont identiques, sans aucune connotation de principe.

 

En revanche, si l’on prend la vérité de l’intelligence divine en tant qu’elle est adéquate aux réalités créées, alors la vérité restera encore la même, comme c’est par le même [moyen] que Dieu pense soi-même et les autres choses, mais cependant s’ajoute dans le concept de vérité la notion de principe relativement aux créatures, aux­quelles l’intelligence divine se rapporte comme une mesure et une cause.

 

 

Or, en Dieu, tout nom qui n’implique pas la notion de principe ou de principié, ou encore qui implique la notion de principe relativement aux créatures, se dit essentiel­lement. Donc, en Dieu, si l’on prend la vérité proprement, elle se dit essentiel­lement ; elle est cependant appropriée à la Personne du Fils, comme l’art et les autres choses qui concernent l’intelligence.

 

La vérité est entendue en Dieu métaphori­quement ou par ressemblance, quand nous l’y considérons suivant la notion avec laquelle on la trouve dans les réalités créées, en lesquelles on parle de vérité lorsque la réalité créée imite son principe, qui est l’intelligence divine. Et c’est pour­quoi en Dieu, semblablement, la vérité est appelée de cette façon la suprême imitation du Principe, imitation qui convient au Fils ; et selon cette acception de la vérité, la vérité convient proprement au Fils, et se dit personnellement ; et c’est ainsi que s’expri­me saint Augustin au livre sur la Vraie Religion.

 

Réponse aux objections :

 

1° On voit dès lors clairement la solution du premier argument.

 

2° L’égalité implique parfois en Dieu une relation désignant une distinction person­nelle, comme quand nous disons que le Père et le Fils sont égaux ; et dans ce cas, on comprend dans le nom d’égalité une distinction réelle. Parfois, au contraire, on entend dans le nom d’égalité non pas une distinction réelle, mais seulement de raison, comme lorsque nous disons que la sagesse et la bonté divines sont égales. Il n’est donc pas nécessaire que l’égalité implique une distinction personnelle ; et telle est l’égalité impliquée par le nom de vérité, puisque c’est l’égalité de l’intelligence et de l’essence.

3° Bien que la vérité soit conçue par l’intelligence, cependant la notion de conception n’est pas exprimée par le nom de vérité, comme elle l’est par le nom de verbe ; il n’en va donc pas de même.

 

Et videtur quod dicatur personaliter.

 

Quidquid enim in divinis importat relationem principii, personaliter dicitur. Sed veritas est huiusmodi, ut patet per Augustinum in libro de Vera Religione [cap. 36] : ubi dicit, quod veritas divina est summa similitudo principii sine ulla dissimilitudine, unde falsitas oritur. Ergo veritas in divinis personaliter dicitur.

 

Praeterea, sicut nihil est sibi simile, ita nihil est sibi aequale. Sed similitudo in divinis importat distinctionem personarum, secundum Hilarium [De Trin. III, 23], ex hoc quod nihil est sibi simile. Ergo eadem ratione, et aequalitas. Sed veritas est aequalitas quaedam. Ergo importat personalem distinctionem in divinis.

 

Praeterea, omne quod importat in divinis emanationem, personaliter dicitur. Sed veritas importat quamdam emanationem, quia significat conceptionem intellectus, sicut et verbum. Ergo, sicut et verbum personaliter dicitur, ita et veritas.

 

 

 

Sed contra, trium personarum est una veritas, ut dicit Augustinus in libro VIII de Trinitate [cap. 1]. Ergo est essentiale, et non personale.

 

 

Responsio. Dicendum, quod veritas in divinis dupliciter accipi potest : uno modo proprie, alio modo quasi metaphorice.

Si enim proprie accipiatur veritas, tunc importabit aequalitatem intellectus divini et rei. Et quia intellectus divinus primo intelligit rem quae est essentia sua, per quam omnia alia intelligit, ideo et veritas in Deo principaliter importat aequalitatem intellectus divini et rei, quae est essentia eius, et consequenter intellectus divini ad res creatas.

 

 

Intellectus autem divinus et essentia sua non adaequantur ad invicem sicut mensurans et mensuratum, cum unum non sit principium alterius, sed sunt omnino idem ; unde veritas ex tali aequalitate resultans nullam principii rationem importat, sive accipiatur ex parte essentiae, sive ex parte intellectus, quae una et eadem ibi est ; sicuti enim ibi est idem intelligens et res intellecta, ita est ibi eadem veritas rei et veritas intellectus, sine aliqua connotatione principii.

 

Sed si accipiatur veritas intellectus divini secundum quod adaequatur rebus creatis, sic adhuc remanebit eadem veritas, sicut per idem intelligit Deus se et alia ; sed tamen additur in intellectu veritatis ratio principii ad creaturas, ad quas intellectus divinus comparatur ut mensura et causa.

 

 

 

Omne autem nomen quod in divinis rationem principii vel quod est a principio, non importat, vel etiam importans rationem principii ad creaturas, essentialiter dicitur. Unde in divinis si veritas proprie accipiatur, essentialiter dicitur ; tamen appropriatur personae filii, sicut ars et cetera quae ad intellectum pertinent.

 

Metaphorice vel similitudinarie accipitur veritas in divinis, quando accipimus eam ibi secundum illam rationem qua invenitur in rebus creatis, in quibus dicitur veritas, secundum quod res creata imitatur suum principium, scilicet intellectum divinum. Unde et similiter hoc modo veritas dicitur in divinis summa imitatio principii, quae filio convenit ; et secundum hanc acceptionem veritatis, veritas proprie convenit filio, et personaliter dicitur ; et sic loquitur Augustinus in libro de Vera Religione.

Unde patet responsio ad primum.

 

 

Ad secundum dicendum, quod aequalitas in divinis quandoque importat relationem quae designat distinctionem personalem, sicut cum dicimus, quod pater et filius sunt aequales ; et secundum hoc, in nomine aequalitatis, realis distinctio intelligitur. Quandoque autem in nomine aequalitatis non intelligitur realis distinctio, sed rationis tantum, sicut cum dicimus sapientiam et bonitatem divinam esse aequales. Unde non oportet quod distinctionem personalem importet ; et talis est aequalitas importata per nomen veritatis, cum sit aequalitas intellectus et essentiae.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis veritas sit concepta per intellectum, nomine tamen veritatis non exprimitur ratio conceptionis, sicut nomine verbi ; unde non est simile.

 

 

 

 

 

 

Article 8 - EST-CE DE LA VÉRITÉ PREMIÈRE

QUE VIENT TOUTE AUTRE VÉRITÉ ?

(Octavo quaeritur utrum omnis veritas alia sit a veritate prima.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Il est vrai qu’un tel fornique ; or cela ne vient pas de la vérité première ; donc toute vérité ne vient pas de la vérité première.

 

 

2° [Le répondant] disait que la vérité de signe ou d’intellection, selon laquelle cela est appelé vrai, vient de Dieu, mais non pas en tant que cela est référé à la réalité. En sens contraire : en plus de la vérité première, il y a non seulement la vérité de signe ou d’intellection, mais aussi la vérité de la réalité. Si donc ce vrai ne vient pas de Dieu en tant qu’il est référé à la réalité, alors cette vérité de la réalité ne viendra pas de Dieu ; et ainsi, on obtient ce qu’on se proposait, que toute vérité autre ne vient pas de Dieu.

 

3° De « Un tel fornique » on déduit : « Il est donc vrai qu’un tel fornique », et ce faisant, on descend de la vérité d’une proposition à la vérité d’un dictum, vérité qui exprime celle de la réalité ; la vérité susdite consiste donc en ce que cet acte est composé avec ce sujet. Or la vérité du dictum ne viendrait pas de la composition d’un tel acte avec le sujet si l’on ne considérait la composition de l’acte existant dans sa difformité ; la vérité de la réalité n’existe donc pas seulement quant à l’essence même de l’acte, mais aussi quant à sa difformité. Or l’acte considéré dans sa difformité ne vient nullement de Dieu. Donc toute vérité de la réa­lité ne vient pas de Dieu.

 

4° Anselme dit que la réalité est appelée vraie en tant qu’elle est comme elle doit être ; et parmi les façons dont on peut dire que la réalité doit être, il en donne une, selon laquelle on dit qu’une réalité doit être parce qu’elle advient avec la permission de Dieu. Or la permission de Dieu s’étend aussi à la difformité de l’acte ; la vérité de la réalité atteint donc aussi cette difformité ; or cette difformité ne vient nullement de Dieu ; donc toute vérité ne vient pas de Dieu.

 

 

5° [Le répondant] disait que, de même que la difformité ou la privation n’est pas appelée « étant » en un sens absolu, mais à un certain point de vue, de même on dit qu’elle a une vérité non pas en un sens absolu, mais à un certain point de vue ; et une telle « vérité à un certain point de vue » ne vient pas de Dieu. En sens contraire : le vrai ajoute à l’étant une relation à l’intelligence. Or, bien que la difformité ou la privation en soi ne soit pas un étant en un sens absolu, elle est cependant, en un sens absolu, appréhendée par l’intelligence ; donc, quoiqu’elle n’ait pas une entité en un sens absolu, elle a une vérité en un sens absolu.

 

En outre, tout ce qui est affirmé à un certain point de vue se ramène à une affirmation en un sens absolu ; par exemple, qu’un Éthiopien soit blanc quant à sa dent, se ramène à ceci que la dent de l’Éthiopien est absolument blanche. Si donc quelque « vérité à un certain point de vue » ne vient pas de Dieu, alors toute « vérité en un sens absolu » ne viendra pas de Dieu ; ce qui est absurde.

 

6° Ce qui n’est pas cause de la cause n’est pas cause de l’effet ; par exemple, Dieu n’est pas cause de la difformité du péché, parce qu’il n’est pas cause du défaut dans le libre arbitre, par où se produit la difformité du péché. Or, de même que l’être est cause de la vérité des propositions affirmatives, de même le non-être pour les négatives. Puis donc que Dieu n’est pas cause de ce qui est non-être, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, il reste que Dieu n’est pas cause des propositions négatives ; et ainsi, toute vérité ne vient pas de Dieu.

 

7° Saint Augustin dit au livre des Soliloques que « le vrai est ce qui est tel qu’on le voit ». Or quelque mal est tel qu’on le voit ; donc quelque mal est vrai. Or aucun mal ne vient de Dieu ; donc toute chose vraie ne vient pas de Dieu.

 

 

8° [Le répondant] disait que le mal n’est pas vu par l’espèce du mal, mais par l’espèce du bien. En sens contraire : l’espèce du bien ne fait jamais apparaître que le bien ; si donc le mal n’est vu que par l’espèce du bien, le mal n’apparaîtra jamais que comme bon ; ce qui est faux.

 

En sens contraire :

 

1) À propos de I Cor. 12, 3 : « Personne ne peut dire, etc. », saint Ambroise dit : « Toute chose vraie, dite par n’importe qui, vient du Saint-Esprit. »

 

 

2) Toute bonté créée vient de la bonté première incréée, qui est Dieu. Donc, pour la même raison, toute vérité autre vient de la vérité première, qui est Dieu.

 

 

3) La notion de vérité s’accomplit dans l’intelligence. Or toute intelligence vient de Dieu. Toute vérité vient donc de Dieu.

 

4) Saint Augustin dit au livre des Soliloques que « le vrai, c’est ce qui est ». Or tout être vient de Dieu ; donc toute vérité aussi.

 

 

5) De même que le vrai est convertible avec l’étant, de même l’un l’est aussi, et vice versa. Or toute unité vient de l’unité première, comme dit saint Augustin au livre sur la Vraie Religion. Donc aussi, toute vérité vient de la vérité première.

 

Réponse :

 

Dans les réalités créées, la vérité se trouve dans les réalités et dans l’intelligence, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit : dans l’intelli­gence, en tant qu’elle est adéquate aux réa­lités dont elle a connaissance ; et dans les réalités, en tant qu’elles imitent l’intelli­gence divine, qui est leur mesure, comme l’art est la mesure de tous ses produits ; et d’une autre façon, en tant qu’elles sont de nature à causer une appréhension vraie d’elles-mêmes dans l’intelligence humaine, qui est mesurée par les réalités, comme il est dit au dixième livre de la Métaphysique.

 

Or la réalité qui existe à l’extérieur de l’âme imite par sa forme l’art de l’intelligence divine ; et, par cette même forme, elle est de nature à causer une appréhension vraie dans l’intelligence humaine, et c’est aussi par cette forme que chaque réalité a l’être ; la vérité des réalités existantes inclut donc en sa notion leur entité, et ajoute une relation d’adéquation à l’intelligence humaine ou divine. Mais les négations ou les privations qui existent hors de l’âme n’ont pas de forme soit pour imiter le modèle de l’art divin, soit pour susciter une connaissance d’elles-mêmes dans l’intelligence humaine ; et si elles sont adéquates à l’intelligence, cela est dû à l’intelligence, qui appréhende leurs notions.

 

 

Ainsi donc, on le voit clairement, lorsque la pierre est appelée vraie et que la cécité est appelée vraie, la vérité ne se rapporte pas à l’une et à l’autre de la même façon : en effet, la vérité dite de la pierre inclut en sa notion l’entité de la pierre, et ajoute un rapport à l’intelligence, causé aussi du côté de la réalité même, puisqu’elle a quelque chose selon quoi elle peut être référée ; mais la vérité dite de la cécité n’inclut pas en soi la privation même qu’est la cécité, mais seulement la relation de la cécité à l’intelligence, relation qui n’a, du côté de la cécité elle-même, rien sur quoi s’appuyer, puisque la cécité n’est pas égalée à l’intel­ligence en vertu de quelque chose qu’elle aurait en soi.

 

Il est donc évident que la vérité trouvée dans les réalités créées ne peut rien comprendre d’autre que l’entité de la réalité et l’adéquation de la réalité à l’intelligence, ou l’égalité de l’intelligence avec les réalités ou avec les privations des réalités ; or tout cela vient de Dieu, car et la forme même de la réalité, par laquelle elle est rendue adéquate, vient de Dieu, et le vrai lui-même, en tant que bien de l’intelligence, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique – car le bien de chaque réalité consiste dans la parfaite opération de cette réalité, or l’opération de l’intelligence n’est parfaite que dans la mesure où elle connaît le vrai, c’est donc en cela que consiste son bien en tant que tel. Par conséquent, puisque tout bien vient de Dieu, ainsi que toute forme, il est nécessaire de dire dans l’absolu que toute vérité vient de Dieu.

 

Réponse aux objections :

 

1° Lorsqu’on argumente ainsi : « Toute chose vraie vient de Dieu, or il est vrai qu’un tel fornique, donc, etc. », intervient un paralogisme d’accident. En effet, comme ce qu’on a déjà dit peut le faire apparaître, lorsque nous disons : « Il est vrai qu’un tel fornique », nous ne disons pas cela comme si le défaut même qui est impliqué dans l’acte de fornication était inclus dans la notion de vérité ; mais « vrai » prédique seulement l’adéquation de cela à l’intel­ligence. On ne doit donc pas conclure qu’il vient de Dieu qu’un tel fornique, mais que sa vérité vient de Dieu.

 

2° Les difformités et les autres défauts n’ont pas une vérité comme les autres réalités en ont une, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut ; voilà pourquoi, bien que la vérité des défauts vienne de Dieu, on ne peut en conclure que la difformité vient de Dieu.

 

 

3° Selon le Philosophe au sixième livre de la Métaphysique, la vérité ne consiste pas dans la composition qui est dans les réalités, mais dans la composition que fait l’âme ; voilà pourquoi la vérité ne consiste pas en ce que cet acte avec sa difformité inhère au sujet – car cela concerne la notion de bien ou de mal – mais en ce que l’acte qui inhère ainsi au sujet est adéquat à l’appréhension de l’âme.

 

4° Le bien, le dû et le droit, et toutes choses de cette sorte, ne se rapportent pas de la même façon à la permission divine et aux autres signes de la volonté divine. Car pour ces autres signes, le rapport se fait et à l’objet de l’acte de volonté et à l’acte de volonté lui-même : par exemple, quand Dieu nous commande d’honorer nos parents, à la fois l’honneur à rendre aux parents est lui-même un certain bien, et l’acte même de commander est bon aussi. Mais dans le cas de la permission, le rapport se fait seulement à l’acte de celui qui permet, et non à l’objet de la permission ; aussi est-il droit que Dieu permette que des difformités surviennent ; il ne s’ensuit cependant pas que la difformité ait elle-même une rectitude.

 

 

5° La vérité à un certain point de vue, qui convient aux négations et aux défauts, se ramène à la vérité absolue, qui est dans l’intelligence et vient de Dieu ; voilà pourquoi la vérité des défauts vient de Dieu, quoique les défauts eux-mêmes ne viennent pas de Dieu.

 

6° Le non-être n’est pas cause de la vérité des propositions négatives comme s’il les produisait dans l’intelligence, mais c’est l’âme qui fait cela en se conformant au non-étant qui est hors de l’âme ; le non-être existant hors de l’âme n’est donc pas cause efficiente de la vérité dans l’âme, mais cause quasi exemplaire de cette vérité. L’objection, elle, valait pour une cause efficiente.

 

7° Bien que le mal ne vienne pas de Dieu, cependant, que le mal soit vu tel qu’il est, cela vient assurément de Dieu ; donc la vérité par laquelle il est vrai qu’il est mal, vient de Dieu.

 

 

8° Bien que le mal n’agisse sur l’âme que par l’espèce du bien, cependant, parce qu’il est un bien déficient, l’âme découvre en soi la notion du défaut, et en cela conçoit la notion de mal ; et c’est ainsi que le mal est vu comme tel.

 

Et videtur quod non.

 

Istum enim fornicari est verum ; sed hoc non est a veritate prima. Ergo non omnis veritas est a veritate prima.

 

Sed dicebat, quod veritas signi vel intellectus, secundum quam hoc dicitur verum, est a Deo, non autem secundum quod refertur ad rem. – Sed contra, praeter veritatem primam non solum est veritas signi, aut intellectus, sed etiam est veritas rei. Si ergo hoc verum non sit a Deo secundum quod refertur ad rem, haec veritas rei non erit a Deo ; et sic habetur propositum, quod non omnis veritas alia sit a Deo.

 

 

Praeterea, sequitur : iste fornicatur ; ergo istum fornicari est verum ; ut fiat descensus a veritate propositionis ad veritatem dicti, quae exprimit veritatem rei. Ergo veritas praedicta consistit in hoc quod iste actus componitur isti subiecto. Sed veritas dicti non esset ex compositione talis actus cum subiecto, nisi intelligeretur compositio actus sub deformitate existentis. Ergo veritas rei non solum est quantum ad ipsam essentiam actus, sed etiam quantum ad deformitatem. Sed actus sub deformitate consideratus nullo modo est a Deo. Ergo non omnis veritas rei est a Deo.

 

Praeterea, Anselmus [De verit., cap. 8] dicit, quod res dicitur vera secundum quod est ut debet esse ; et inter modos quibus potest dici quod debet esse res, ponit unum, secundum quem dicitur, quod res debet esse, quia Deo permittente accidit. Sed permissio Dei extendit se etiam ad deformitatem actus. Ergo veritas rei etiam ad deformitatem illam pertingit. Sed deformitas illa nullo modo est a Deo. Ergo non omnis veritas est a Deo.

 

Sed dicebat, quod sicut deformitas, vel privatio dicitur ens non simpliciter, sed secundum quid, ita et dicitur habere veritatem, non simpliciter, sed secundum quid ; et talis veritas secundum quid non est a Deo. – Sed contra, verum addit supra ens ordinem ad intellectum. Sed deformitas vel privatio, quamvis in se non sit simpliciter ens, tamen est simpliciter apprehensa per intellectum. Ergo, quamvis non habeat simpliciter entitatem, habet tamen simpliciter veritatem.

 

 

Praeterea, omne secundum quid ad simpliciter reducitur ; sicut hoc quod est Aethiopem esse album dente, reducitur ad hoc, quod est dentem Aethiopis esse album simpliciter. Si ergo aliqua veritas secundum quid, non est a Deo, non omnis simpliciter veritas erit a Deo ; quod est absurdum.

 

 

Praeterea, quod non est causa causae, non est causa effectus ; sicut Deus non est causa deformitatis peccati, quia non est causa defectus in libero arbitrio, ex quo deformitas peccati accidit. Sed sicut esse est causa veritatis affirmativarum propositionum, ita non esse negativarum. Cum ergo Deus non sit causa eius quod est non esse, ut dicit Augustinus in libro LXXXIII Quaest. [qu. 21], relinquitur quod Deus non sit causa negativarum propositionum ; et sic non omnis veritas est a Deo.

 

Praeterea, Augustinus dicit in libro Solil. [II, 5] quod verum est quod ita se habet ut videtur. Sed malum aliquod ita se habet ut videtur. Ergo aliquod malum est verum. Sed nullum malum est a Deo. Ergo non omne verum est a Deo.

 

Sed dicebat, quod malum non videtur per speciem mali, sed per speciem boni. – Sed contra. Species boni nunquam facit apparere nisi bonum. Si ergo malum non videtur nisi per speciem boni, nunquam appareret malum nisi bonum ; quod est falsum.

 

 

Sed contra. I Cor. super illud, nemo potest dicere etc., dicit Ambrosius [PL 17, 285 C] : omne verum, a quocumque dicatur, a spiritu sancto est.

 

Praeterea, omnis bonitas creata, est a prima bonitate increata, quae est Deus. Ergo eadem ratione omnis alia veritas est a prima veritate, quae est Deus.

 

Praeterea, ratio veritatis completur in intellectu. Sed omnis intellectus est a Deo. Ergo omnis veritas est a Deo.

 

Praeterea, Augustinus in libro Solil. [II, 5] dicit quod verum est id quod est. Sed omne esse est a Deo. Ergo omnis veritas.

 

Praeterea, sicut verum convertitur cum ente, ita et unum et e converso. Sed omnis unitas est a prima unitate ut dicit Augustinus in libro de Vera Religione [cap. 36] ; ergo et omnis veritas est a prima veritate.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod in rebus creatis invenitur veritas in rebus et in intellectu, ut ex dictis patet : in intellectu quidem secundum quod adaequatur rebus quarum notionem habet ; in rebus autem secundum quod imitantur intellectum divinum, qui est earum mensura, sicut ars est mensura omnium artificiatorum ; et alio modo secundum quod sunt natae facere de se veram apprehensionem in intellectu humano, qui per res mensuratur, ut dicitur in X Metaph. [l. 2 (1053 a 31].

Res autem existens extra animam, per formam suam imitatur artem divini intellectus, et per eandem nata est facere veram apprehensionem in intellectu humano, per quam etiam formam unaquaeque res esse habet ; unde veritas rerum existentium includit in sui ratione entitatem earum, et superaddit habitudinem adaequationis ad intellectum humanum vel divinum. Sed negationes vel privationes existentes extra animam non habent aliquam formam, per quam vel imitentur exemplar artis divinae, vel ingerant sui notitiam in intellectu humano ; sed quod adaequantur intellectui, est ex parte intellectus, qui earum rationes apprehendit.

Sic ergo patet quod cum dicitur lapis verus et caecitas vera, non eodem modo veritas se habet ad utrumque : veritas enim de lapide dicta claudit in sui ratione lapidis entitatem, et superaddit habitudinem ad intellectum, quae causatur etiam ex parte ipsius rei, cum habeat aliquid secundum quod referri possit ; sed veritas dicta de caecitate non includit in se ipsam privationem quae est caecitas, sed solummodo habitudinem caecitatis ad intellectum ; quae etiam non habet aliquid ex parte ipsius caecitatis in quo sustentetur, cum caecitas non aequetur intellectui ex virtute alicuius quod in se habeat.

 

Patet ergo quod veritas in rebus creatis inventa nihil aliud potest comprehendere quam entitatem rei, et adaequationem rei ad intellectum vel aequationem intellectus ad res vel ad privationes rerum ; quod totum est a Deo, quia et ipsa forma rei, per quam adaequatur, a Deo est, et ipsum verum sicut bonum intellectus ; ut dicitur in VI Ethic. [l. 2 (1139 a 27)] quia bonum uniuscuiusque rei consistit in perfecta operatione ipsius rei ; non est autem perfecta operatio intellectus, nisi secundum quod verum cognoscit ; unde in hoc consistit eius bonum, in quantum huiusmodi. Unde, cum omne bonum sit a Deo, et omnis forma, oportet absolute dicere, quod omnis veritas sit a Deo.

Ad primum ergo dicendum, quod cum sic arguitur : omne verum est a Deo ; istum fornicari est verum ; ergo etc., incidit fallacia accidentis. Ut enim ex iam dictis patere potest, cum dicimus : istum fornicari est verum ; non hoc dicimus quasi ipse defectus qui implicatur in actu fornicationis includatur in ratione veritatis : sed verum praedicat tantum adaequationem huius ad intellectum. Unde non debet concludi : istum fornicari est a Deo ; sed quod veritas eius sit a Deo.

 

 

Ad secundum dicendum, quod deformitates et alii defectus non habent veritatem sicut et aliae res, ut ex praedictis patet ; et ideo, quamvis veritas defectuum sit a Deo, non ex hoc potest concludi, quod deformitas sit a Deo.

 

Ad tertium dicendum, quod secundum philosophum, VI Metaph. [l. 4 (1027 b 29)], veritas non consistit in compositione quae est in rebus, sed in compositione quam facit anima ; et ideo veritas non consistit in hoc quod iste actus cum deformitate sua inhaeret subiecto, hoc enim pertinet ad rationem boni vel mali, sed ex hoc quod actus sic inhaerens subiecto apprehensioni animae adaequatur.

Ad quartum dicendum, quod bonum, debitum, et rectum, et huiusmodi omnia alio modo se habent ad permissionem divinam, et alio modo ad alia signa voluntatis. In aliis enim refertur et ad id quod cadit sub actu voluntatis, et ad ipsum voluntatis actum ; sicut cum Deus praecipit honorem parentum ; et ipse honor parentum bonum quoddam est, et ipsum etiam praecipere bonum est. Sed in permissione refertur tantum ad actum permittentis, et non ad id quod sub permissione cadit ; unde rectum est quod Deus permittat deformitates incidere ; non tamen sequitur ex hoc quod ipsa deformitas aliquam rectitudinem habeat.

 

Ad quintum dicendum, quod veritas secundum quid quae competit negationibus et defectibus, reducitur ad veritatem simpliciter, quae est in intellectu, quae a Deo est ; et ideo veritas defectuum a Deo est, quamvis ipsi defectus a Deo non sint.

 

Ad sextum dicendum, quod non esse non est causa veritatis propositionum negativarum quasi faciens eas in intellectu ; sed ipsa anima hoc facit conformans se non enti, quod est extra animam ; unde non esse extra animam existens, non est causa efficiens veritatis in anima, sed quasi exemplaris. Obiectio autem procedebat de causa efficiente.

 

Ad septimum dicendum, quod quamvis malum non sit a Deo, tamen quod malum videatur tale quale est, est quidem a Deo ; unde veritas qua verum est malum esse, est a Deo.

 

 

Ad octavum dicendum, quod quamvis malum non agat in animam nisi per speciem boni ; quia tamen est bonum deficiens, anima deprehendit in se rationem defectus, et in hoc concipit rationem mali ; et sic malum videtur malum.

 

 

 

 

 

Article 9 - LA VÉRITÉ EST-ELLE DANS LE SENS ?

(Nono quaeritur utrum veritas sit in sensu.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Anselme dit que « la vérité est une rectitude que l’esprit seul peut percevoir ». Or le sens n’est pas de la nature de l’esprit. La vérité n’est donc pas dans le sens.

 

 

2° Saint Augustin prouve au livre des 83 Questions que la vérité n’est pas connue par les sens corporels, et ses arguments ont déjà été donnés. La vérité n’est donc pas dans le sens.

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion que « c’est la vérité qui montre ce qui est ». Or ce qui est se montre non seulement à l’intelligence, mais aussi au sens ; la vérité est donc non seulement dans l’intelligence, mais aussi dans le sens.

 

Réponse :

 

La vérité est dans l’intelligence et dans le sens, mais pas de la même façon.

 

Elle est dans l’intelligence comme une conséquence de l’acte de l’intelligence et comme connue par l’intelligence. En effet, elle s’ensuit de l’opération de l’intelligence en tant que le jugement de l’intelligence porte sur la réalité telle qu’elle est ; et elle est connue par l’intelligence en tant que l’intelligence fait retour sur son acte : non seulement en tant qu’elle connaît son acte, mais aussi en tant qu’elle en connaît la proportion à la réalité ; or assurément, cette proportion ne peut être connue qu’une fois connue la nature de l’acte lui-même, laquelle ne peut être connue sans que soit connue la nature du principe actif, qui est l’intelligence elle-même, dont la nature comporte qu’elle soit conformée aux réalités ; par conséquent, l’intelligence connaît la vérité dans la mesure où elle fait retour sur elle-même.

 

La vérité est dans le sens comme une conséquence de son acte, c’est-à-dire quand le jugement du sens porte sur la réalité telle qu’elle est ; mais cependant, elle n’est pas dans le sens comme connue par le sens, car, bien que le sens juge sur les réa­lités en vérité, cependant il ne connaît pas la vérité par laquelle il juge en vérité ; en effet, bien que le sens connaisse qu’il sent, cependant il ne connaît pas sa nature, ni par conséquent la nature de son acte, ni sa proportion aux réalités, ni par suite sa vérité.

 

Et en voici la raison. Parmi les étants, ceux qui sont les plus parfaits, comme les substances intellectuelles, reviennent à leur essence par un retour complet : car, dès lors qu’ils connais­sent quelque chose qui est placé hors d’eux-mêmes, ils s’avancent en quelque sorte hors d’eux-mêmes ; mais dans la mesure où ils connaissent qu’ils connaissent, ils commencent déjà à revenir à soi, parce que l’acte de connaissance est intermédiaire entre le connaissant et le connu. Mais ce retour est achevé en tant qu’ils connaissent leurs propres essences : c’est pourquoi il est dit au livre des Causes que « tout ce qui connaît sa propre essence revient à elle par un retour complet ».

 

Mais le sens, qui parmi les autres [réalités] est plus proche de la substance intellectuelle, commence certes à revenir à son essence, car non seulement il connaît le sensible, mais encore il connaît qu’il sent ; cependant, son retour n’est pas achevé, car le sens ne connaît pas son essence ; et Avicenne en détermine ainsi la raison : le sens ne connaît rien si ce n’est par un organe corporel ; or il n’est pas possible qu’un organe corporel vienne en intermédiaire entre la puissance sensitive et elle-même.

 

 

Quant aux puissances insensibles, elles ne font aucunement retour sur elles-mêmes, car elles ne connaissent pas qu’elles agissent, comme le feu ne connaît pas qu’il chauffe.

 

Réponse aux objections :

 

1° & 2° On voit dès lors clairement la solu­tion des objections.

 

Et videtur quod non.

 

Anselmus [De verit., cap. 11] enim dicit, quod veritas est rectitudo sola mente perceptibilis. Sed sensus non est de natura mentis. Ergo veritas non est in sensu.

 

Praeterea, Augustinus probat in libro LXXXIII Quaestionum [qu. 9], quod veritas corporeis sensibus non cognoscitur ; et rationes eius supra positae sunt. Ergo veritas non est in sensu.

 

 

Sed contra, Augustinus, in libro de Vera Religione [cap. 36], dicit, quod veritas est qua ostenditur id quod est. Sed id quod est, ostenditur non tantum intellectui, sed etiam sensui. Ergo veritas non solum est in intellectu sed etiam in sensu.

 

 

Responsio. Dicendum, quod veritas est in intellectu et in sensu, sed non eodem modo.

In intellectu enim est sicut consequens actum intellectus, et sicut cognita per intellectum. Consequitur namque intellectus operationem, secundum quod iudicium intellectus est de re secundum quod est. Cognoscitur autem ab intellectu secundum quod intellectus reflectitur supra actum suum, non solum secundum quod cognoscit actum suum, sed secundum quod cognoscit proportionem eius ad rem : quae quidem cognosci non potest nisi cognita natura ipsius actus ; quae cognosci non potest, nisi natura principii activi cognoscatur, quod est ipse intellectus, in cuius natura est ut rebus conformetur ; unde secundum hoc cognoscit veritatem intellectus quod supra seipsum reflectitur.

 

Sed veritas est in sensu sicut consequens actum eius ; dum scilicet iudicium sensus est de re, secundum quod est ; sed tamen non est in sensu sicut cognita a sensu : etsi enim sensus vere iudicat de rebus, non tamen cognoscit veritatem, qua vere iudicat : quamvis enim sensus cognoscat se sentire, non tamen cognoscit naturam suam, et per consequens nec naturam sui actus, nec proportionem eius ad res, et ita nec veritatem eius.

Cuius ratio est, quia illa quae sunt perfectissima in entibus, ut substantiae intellectuales, redeunt ad essentiam suam reditione completa : in hoc enim quod cognoscunt aliquid extra se positum, quodammodo extra se procedunt ; secundum vero quod cognoscunt se cognoscere, iam ad se redire incipiunt, quia actus cognitionis est medius inter cognoscentem et cognitum. Sed reditus iste completur secundum quod cognoscunt essentias proprias : unde dicitur in libro de Causis [prop. 15 (14)], quod omnis sciens essentiam suam, est rediens ad essentiam suam reditione completa.

Sensus autem, qui inter cetera est propinquior intellectuali substantiae, redire quidem incipit ad essentiam suam, quia non solum cognoscit sensibile, sed etiam cognoscit se sentire ; non tamen completur eius reditio, quia sensus non cognoscit essentiam suam. Cuius hanc rationem Avicenna [De anima V, 2] assignat, quia sensus nihil cognoscit nisi per organum corporale. Non est autem possibile ut organum corporale medium cadat inter potentiam sensitivam et seipsam.

Sed potentiae insensibiles nullo modo redeunt super seipsas, quia non cognoscunt se agere, sicut ignis non cognoscit se calefacere.

Et ex his patet solutio ad obiecta.

 

 

 

 

 

 

Article 10 - QUELQUE RÉALITÉ EST-ELLE FAUSSE ?

(Decimo quaeritur utrum aliqua res sit falsa.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « le vrai, c’est ce qui est ». Le faux est donc ce qui n’est pas. Or ce qui n’est pas, n’est pas une réalité. Donc aucune réalité n’est fausse.

 

2° [Le répondant] disait que le vrai est une différence de l’étant ; et ainsi, de même que le vrai est ce qui est, de même aussi le faux. En sens contraire : aucune différence qui divise n’est convertible avec ce dont elle est une différence. Or le vrai est convertible avec l’étant, comme on l’a déjà dit ; le vrai n’est donc pas une différence qui divise l’étant, pour qu’on puisse appeler fausse une réalité.

 

3° « La vérité est l’adéquation de la réalité et de l’intelligence. » Or toute réalité est adéquate à l’intelligence divine, parce que rien ne peut être en soi autrement que l’intelli­gence divine le connaît. Toute réalité est donc vraie ; aucune réalité n’est donc fausse.

 

4° Toute réalité a une vérité par sa forme ; en effet, un homme est appelé vrai parce qu’il a la vraie forme d’homme. Or il n’est aucune réalité qui n’ait quelque forme, car tout être vient de la forme. N’importe quelle réalité est donc vraie ; donc aucune réalité n’est fausse.

 

 

5° Le vrai est au faux ce que le bien est au mal. Or, parce que le mal se trouve dans les réalités, il n’est substantifié que dans le bien, comme disent Denys et saint Augustin. Si donc la fausseté se trouve dans les réalités, elle ne sera substantifiée que dans le vrai ; ce qui ne semble pas possible, car alors, le même serait vrai et faux – ce qui est impossible –, comme le même est homme et blanc pour la raison que la blancheur est substantifiée dans l’homme.

 

 

 

6° Saint Augustin, au livre des Soliloques, fait cette objection : si une réalité est appelée fausse, c’est soit à cause de sa ressemblance, soit à cause de sa dissemblance. « Si c’est à cause de la dissemblance, il n’y aura plus rien qui ne puisse être qualifié de faux, car il n’est rien qui ne soit dissemblable à quelque autre chose. Si c’est à cause de la ressemblance, toutes choses protestent, elles qui sont vraies justement parce qu’elles sont semblables. » La fausseté ne peut donc aucunement se trouver dans les réalités.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin définit ainsi le faux : « le faux est ce qui offre de la ressemblance avec une autre chose » et ne parvient pas à ce dont il porte la ressemblance. Or toute créature porte la ressemblance de Dieu. Puis donc qu’aucune créature n’atteint Dieu lui-même par mode d’identité, il semble que toute créature soit fausse.

 

 

 

2) Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « Tout corps est un vrai corps et une fausse unité. » Or il dit cela parce que le corps imite l’unité et cependant n’est pas l’unité. Puis donc que n’importe quelle créature, selon n’importe laquelle de ses perfections, imite la perfection divine, et néanmoins est infiniment distante de Dieu, il semble que toute créature soit fausse.

 

 

 

3) De même que le vrai est convertible avec l’étant, de même aussi le bien. Or, que le bien soit convertible avec l’étant n’empêche pas qu’une réalité soit trouvée mauvaise ; donc, que le vrai soit convertible avec l’étant n’empêche pas non plus qu’une réa­lité soit trouvée fausse.

 

 

4) Anselme dit au livre sur la Vérité qu’il y a deux vérités pour une proposition : l’une, « parce qu’elle signifie ce qu’elle a reçu de signifier », par exemple la proposition « Socrate est assis » signifie que Socrate est assis, que Socrate soit ou non assis ; l’autre, quand elle signifie « ce pour quoi elle a été faite » – car elle a été faite pour signifier l’être, quand il est – et dans ce cas, l’énonciation est appelée vraie proprement. Donc, pour la même raison, n’importe quelle réalité sera appelée vraie lorsqu’elle accomplit ce pour quoi elle est, et fausse lorsqu’elle ne l’accomplit pas. Or aucune réalité qui manque sa fin n’accomplit ce pour quoi elle est. Puis donc que de nombreuses réalités sont telles, il semble que beaucoup soient fausses.

 

Réponse :

 

De même que la vérité consiste en une adéquation de la réalité et de l’intelligence, de même la fausseté réside dans leur inégalité.

 

Or la réalité est en rapport à l’intelligence divine et à l’humaine, comme on l’a déjà dit ; elle se rapporte à l’intelligence divine d’abord comme le mesuré à la mesure, quant aux choses qui se disent ou se trouvent positivement dans les réalités, car tout ce genre de choses provient de l’art de l’in­telligence divine ; ensuite comme le connu au connaissant, et ainsi, même les négations et les défauts sont adéquats à l’intel­ligence divine, car Dieu connaît toutes les choses de ce genre, quoiqu’il ne les cause pas. On voit donc clairement que la réalité, de quelque façon qu’elle se comporte, et sous quelque forme, quelque privation ou quelque défaut qu’elle existe, est adéquate à l’intelligence divine. Et ainsi, il est évident que n’importe quelle réalité, relativement à l’intelligence divine, est vraie, et c’est pourquoi Anselme dit au livre sur la Vérité : « La vérité est donc dans l’essence de toutes les choses qui sont, car elles sont ce que, dans la vérité suréminente, elles sont. » Donc, relativement à l’intelligence divine, aucune réalité ne peut être appelée fausse.

 

Mais quant au rapport à l’intelligence humaine, on trouve parfois entre la réalité et l’intelligence une inégalité qui est causée d’une certaine façon par la réalité elle-même ; en effet, la réalité produit dans l’âme une connaissance d’elle-même par ce qui apparaît d’elle extérieurement, car notre connaissance tire son origine du sens, pour lequel les qualités sensibles sont un objet par soi ; et c’est pourquoi il est dit au premier livre sur l’Âme que « les accidents contribuent pour une grande part à la connaissance de la quiddité » ; voilà pourquoi, lorsque dans une réalité apparaissent des qualités sensibles montrant une nature qui ne gît pas sous ces qualités, on dit que cette réalité est fausse ; ainsi le philosophe dit-il au cinquième livre de la Métaphysique qu’on appelle fausses « les choses qui paraissent naturellement ou bien telles qu’elles ne sont pas, ou bien ce qu’elles ne sont pas » ; par exemple, on appelle faux un or qui laisse apparaître extérieurement la couleur de l’or et autres accidents de ce genre, alors que la nature de l’or ne gît pas au-dessous, à l’intérieur. Et cependant, la réalité n’est pas cause de fausseté dans l’âme de telle sorte qu’elle cause nécessairement la fausseté ; car la vérité et la fausseté existent surtout dans le jugement de l’âme ; or l’âme, en tant qu’elle juge sur les réalités, ne subit pas les réalités, mais agit plutôt, d’une certaine façon. Par conséquent, une réalité n’est pas appelée fausse parce qu’elle produirait toujours une appréhension fausse d’elle-même, mais parce qu’elle est naturellement apte à la produire par ce qui apparaît d’elle.

 

Or, comme on l’a dit, le rapport de la réalité à l’intelligence divine lui est essentiel, et selon ce rapport elle est appelée vraie par soi, au lieu que son rapport à l’intelligence humaine lui est accidentel, et selon ce rapport elle n’est pas appelée vraie dans l’absolu, mais comme à un certain point de vue et en puissance. Pour cette raison, absolument parlant, toute réalité est vraie et aucune réalité n’est fausse ; mais à un certain point de vue, c’est-à-dire relativement à notre intelligence, certaines réalités sont appelées fausses ; et ainsi, il est nécessaire de répondre aux arguments de part et d’autre.

 

Réponse aux objections :

 

1° La définition « le vrai, c’est ce qui est » exprime la notion de vérité non pas parfaitement, mais seulement de façon quasi matérielle, sauf si le mot « être » signifie l’affirmation de la proposition : de la sorte, on dirait que cela est vrai, que l’on dit ou pense être comme il est dans les réalités, et de même, on appellerait faux ce qui n’est pas, c’est-à-dire ce qui n’est pas comme il est dit ou pensé ; et cela peut se trouver dans les réalités.

 

 

2° Le vrai, à proprement parler, ne peut être une différence de l’étant, car l’étant n’a pas de différence, comme cela est prouvé au troisième livre de la Métaphysique ; mais en quelque sorte, le vrai se rapporte à l’étant à la façon d’une différence, comme c’est aussi le cas du bien, à savoir, en tant qu’ils expriment de l’étant quelque chose qui n’est pas exprimé par le nom d’étant ; par conséquent le concept d’étant est indéterminé au regard du concept de vrai, et ainsi, le concept de vrai se rapporte d’une certaine façon au concept d’étant comme la différence au genre.

 

 

3° Cet argument doit être accordé, car il vaut pour la réalité relativement à l’intel­ligence divine.

 

4° Bien que n’importe quelle réalité ait quelque forme, cependant toute réalité n’a pas la forme dont il apparaît des indices par les qualités sensibles ; et d’après ces indices, la réalité est appelée fausse en tant qu’elle est naturellement apte à produire une estimation fausse d’elle-même.

 

 

5° Quelque chose qui existe hors de l’âme est appelé faux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, parce qu’il est de nature à produire une estimation fausse de lui-même ; or ce qui n’est rien, n’est pas de nature à produire une quelconque estimation de lui-même, car il ne meut pas la puissance cognitive ; il est donc nécessaire que ce qu’on appelle faux soit un certain étant. Puis donc que tout étant, en tant que tel, est vrai, il est nécessaire que la fausseté qui existe dans les réalités soit fondée sur quelque vérité ; aussi saint Augustin dit-il au livre des Soliloques que le tragédien qui joue au théâtre des personnages autres que lui-même ne serait pas un faux Hector s’il n’était un vrai tragédien ; semblablement, un cheval peint ne serait pas un faux cheval s’il n’était une pure peinture. Et cependant, il ne s’ensuit pas que des propositions contradictoires soient vraies, car l’affirma­tion et la négation selon lesquelles vrai et faux sont prédiqués ne se réfèrent pas à la même chose.

 

 

6° Une réalité est appelée fausse en tant qu’elle est de nature à tromper, et quand je dis « tromper », je signifie une certaine action amenant un défaut ; or une chose n’est de nature à agir qu’en tant qu’elle est un étant, et tout défaut est un non-étant. Or chaque chose, dans la mesure où elle est un étant, a la ressemblance du vrai, mais dans la mesure où elle n’est pas, elle s’éloigne de la ressemblance du vrai. Et c’est pourquoi ce dont je dis qu’il « trompe », quant à ce qu’il implique d’action, tire son origine de la ressemblance, mais quant à ce qu’il implique de défaut, en quoi la notion de fausseté consiste formellement, naît de la dissemblance ; et c’est pourquoi saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion que la fausseté naît de la dissemblance.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Ce n’est pas par n’importe quelle ressemblance que l’âme est de nature à être trompée, mais par une grande ressemblance, en laquelle on ne peut pas facilement trouver une dissemblance ; aussi l’âme est-elle trompée par une plus ou moins grande ressemblance, suivant sa plus ou moins grande perspicacité à trouver la dissemblance. Et cependant, une réalité doit être énoncée fausse en un sens absolu non pas dès lors qu’elle induit n’importe qui en erreur, mais dès lors qu’elle est de nature à tromper beaucoup d’hommes, et même des sages. Or, bien que les créatures portent en elles-mêmes quelque ressemblance de Dieu, cependant une très grande dissemblance gît dessous, si bien que seule une grande sottise peut amener l’esprit à être trompé par une telle ressemblance. C’est pourquoi les susdites ressemblance et dissemblance des créatures par rapport à Dieu n’entraînent pas que toutes les créatures doivent être appelées fausses.

 

2) Certains ont estimé que Dieu était corps ; et puisque Dieu est l’unité par laquelle toutes choses sont un, ils estimèrent en conséquence que le corps était l’unité même, à cause de sa ressemblance à l’unité. Le corps est donc appelé une fausse unité, dans la mesure où il a induit ou a pu induire quelques-uns en cette erreur de croire qu’il était l’unité.

 

 

 

3) Il y a deux perfections : la première et la seconde. La perfection première est la forme de chaque chose, par laquelle elle a l’être ; aucune réalité n’en est donc privée, tant qu’elle demeure. La perfection seconde est l’opération, qui est la fin de la réalité, ou ce par quoi l’on parvient à la fin, et de cette perfection une réalité est parfois privée. Or, de la perfection première découle dans les réalités la notion de vrai, car par le fait même que la réalité a une forme, elle imite l’art de l’intelligence divine et fait naître dans l’âme la connaissance d’elle-même. Et de la perfection seconde s’ensuit dans la réalité la notion de bonté, qui provient de la fin. Voilà pourquoi le mal se trouve dans les réalités de façon absolue, mais non le faux.

 

 

4) Selon le Philosophe au sixième livre de l’Éthique, le vrai est lui-même le bien de l’intelligence ; car l’opération de l’intelli­gence est parfaite dans la mesure où sa conception est vraie ; et parce que l’énon­ciation est le signe de l’intellection, la vérité de l’énonciation est sa fin. Mais ce n’est pas le cas des autres réalités, et pour cette raison il n’en va pas de même.

 

Et videtur quod non.

 

Augustinus enim dicit in libro Solil. [II, 5], verum est id quod est. Ergo falsum est id quod non est. Sed quod non est, non est res aliqua. Ergo nulla res est falsa.

 

Sed dicebat, quod verum est differentia entis ; et ita, sicut verum est quod est, ita et falsum. – Sed contra, nulla differentia divisiva convertitur cum eo cuius est differentia. Sed verum convertitur cum ente, ut supra dictum est. Ergo verum non est differentia divisiva entis, ut res aliqua falsa dici possit.

 

 

Praeterea, veritas est adaequatio rei et intellectus. Sed omnis res est adaequata intellectui divino, quia nihil potest esse in se aliter quam intellectus divinus cognoscit. Ergo omnis res est vera ; ergo nulla res est falsa.

 

Praeterea, omnis res habet veritatem a forma sua ; ex hoc enim homo dicitur verus, quod habet veram hominis formam. Sed nulla est res quae non habeat aliquam formam, quia omne esse est a forma. Ergo quaelibet res est vera ; ergo nulla res est falsa.

 

Praeterea, sicut se habet bonum et malum, ita se habet verum et falsum. Sed quia malum invenitur in rebus, malum non substantificatur nisi in bono, ut Dionysius [De div. nom. 4, 20] et Augustinus [Enchir., cap. 14] dicunt. Ergo si falsitas invenitur in rebus, falsitas non substantificabitur nisi in vero ; quod non videtur esse possibile, quia sic idem esset verum et falsum, quod est impossibile ; sicut idem est homo et album, propter hoc quod albedo substantificatur in homine.

Praeterea, Augustinus in libro Soliloq. [II, 8] sic obiicit. Si aliqua res nominatur falsa : aut hoc est ex eo quod est simile, aut ex eo quod est dissimile. Si ex eo quod est dissimile, nihil est quod falsum dici non possit ; nihil enim est quod alicui dissimile non sit. Si ex eo quod simile, omnia reclamant, quae ex eo vera sunt quo similia. Ergo nullo modo falsitas in rebus inveniri potest.Sed contra. Augustinus [Solil. II, 15] ita definit falsum : falsum est quod ad similitudinem alicuius accommodatum est, et non pertingit ad illud cuius similitudinem gerit. Sed omnis creatura gerit similitudinem Dei. Ergo cum nulla creatura pertingat ad ipsum Deum per modum identitatis, videtur quod omnis creatura sit falsa.

 

Praeterea, Augustinus, in libro de Vera Religione [cap. 34] : omne corpus est verum corpus, et falsa unitas. Sed hoc pro tanto dicitur, quia imitatur unitatem, et tamen non est unitas. Cum ergo quaelibet creatura, secundum quamlibet sui perfectionem, divinam perfectionem imitetur et ab eo nihilominus in infinitum distet ; videtur quod quaelibet creatura sit falsa.

 

Praeterea, sicut verum convertitur cum ente, ita et bonum. Sed ex hoc quod bonum convertitur cum ente, non prohibetur quin aliqua res inveniatur mala. Ergo nec ex hoc quod verum convertitur cum ente, prohibetur quin aliqua res inveniatur falsa.

 

Praeterea, Anselmus dicit in libro de Veritate [cap. 2] quod duplex est propositionis veritas ; una quia significat quod accepit significare, sicut haec propositio : Socrates sedet ; significat Socratem sedere, sive Socrates sedeat, sive non sedeat ; alia, quando significat illud ad quod facta est ; est enim ad hoc facta ut significet esse, quando est ; et secundum hoc proprie dicitur enuntiatio vera. Ergo, eadem ratione, quaelibet res dicetur vera, quando implet hoc ad quod est ; falsa autem quando non implet. Sed omnis res quae deficit a fine suo, non implet illud propter quod est. Cum ergo multae res sint tales, videtur quod multae sint falsae.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod sicut veritas consistit in adaequatione rei et intellectus, ita falsitas consistit in eorum inaequalitate.

Res autem comparatur ad intellectum divinum et humanum, ut supra dictum est ; intellectui autem divino comparatur uno modo sicut mensuratum mensurae, quantum ad ea quae in rebus positive dicuntur vel inveniuntur, quia omnia huiusmodi ab arte divini intellectus proveniunt ; alio modo sicut cognitum ad cognoscens ; et sic etiam negationes et defectus divino intellectui adaequantur, quia omnia huiusmodi Deus cognoscit, quamvis ea non causet. Patet er­go quod res qualitercumque se habeat, sub quacumque forma existat, vel privatione aut defectu, intellectui divino adaequatur. Et sic patet quod res quaelibet in comparatione ad intellectum divinum vera est, unde Anselmus dicit in libro de Veritate [cap. 7] est igitur veritas in omnium quae sunt essentia, quia hoc sunt quod in summa veritate sunt. Unde per comparationem ad intellectum divinum nulla res potest dici falsa.

 

Sed secundum comparationem ad intellectum humanum invenitur interdum inaequalitas rei ad intellectum quae quodammodo ex ipsa re causatur ; res enim notitiam sui facit in anima per ea quae de ipsa exterius apparent, quia cognitio nostra a sensu initium sumit, cui per se obiectum sunt sensibiles qualitates ; unde et in I de Anima [cap. I (402 b 21)] dicitur, quod accidentia magnam partem conferunt ad cognoscendum quod quid est : et ideo quando in aliqua re apparent sensibiles qualitates demonstrantes naturam quae eis non subest, dicitur res illa esse falsa ; unde Philos. dicit VI Metaph. [V, 29 (1024 b 21)], quod illa dicuntur falsa quae nata sunt videri aut qualia non sunt, aut quae non sunt ; sicut dicitur aurum falsum, in quo exterius apparet color auri, et alia huiusmodi accidentia, cum tamen interius natura auri non subsit. Nec tamen res est hoc modo causa falsitatis in anima, quod necessario falsitatem causet ; quia veritas et falsitas praecipue in iudicio animae existunt, anima vero in quantum de rebus iudicat, non patitur a rebus, sed magis quodammodo agit. Unde res non dicitur falsa quia semper de se faciat falsam apprehensionem, sed quia nata est facere per ea quae de ipsa apparent.Sed quia, ut dictum est, comparatio rei ad intellectum divinum est ei essentialis, et secundum eam per se dicitur vera ; sed comparatio ad intellectum humanum est ei accidentalis, secundum quam non dicitur absolute vera sed quasi secundum quid et in potentia, ideo simpliciter loquendo omnis res est vera, et nulla res est falsa ; sed secundum quid, scilicet in ordine ad intellectum nostrum, aliquae res dicuntur falsae ; et ita oportet rationibus utriusque partis respondere.

Ad primum ergo dicendum, quod ista definitio, verum est id quod est, non perfecte exprimit rationem veritatis, sed quasi materialiter tantum, nisi secundum quod li esse significat affirmationem propositionis, ut scilicet dicatur id esse verum quod sic esse dicitur vel intelligitur ut in rebus est ; et sic etiam falsum dicatur quod non est, id est quod non est ut dicitur vel intelligitur ; et hoc in rebus inveniri potest.

 

Ad secundum dicendum, quod verum, proprie loquendo, non potest esse differentia entis ; ens enim non habet aliquam differentiam, ut probatur in III Metaph. [l. 8 (998 b 22)] ; sed aliquo modo verum se habet ad ens per modum differentiae, sicut et bonum ; in quantum, videlicet, exprimunt aliquid circa ens quod

nomine entis non exprimitur ; et

secundum hoc intentio entis est indeterminata respectu intentionis veri ; et sic intentio veri comparatur ad intentionem entis quodammodo ut differentia ad genus.

 

Ad tertium dicendum, quod ratio illa concedenda est ; procedit enim de re in ordine ad intellectum divinum.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis quaelibet res habeat aliquam formam, non tamen omnis res habet illam formam cuius indicia exterius ostenduntur per sensibiles qualitates ; et secundum haec falsa dicitur, in quantum de se falsam existimationem facere apta nata est.

 

Ad quintum dicendum, quod aliquid existens extra animam pro tanto dicitur falsum, ut ex dictis [in corp. art.] patet, quia natum est de se facere falsam existimationem, quod autem nihil est non est natum de se facere aliquam extimationem quia non movet virtutem cognitivam ; unde oportet quod illud quod falsum dicitur, aliquod ens sit. Unde cum omne ens, in quantum huiusmodi, sit verum, oportet falsitatem in rebus existentem, supra aliquam veritatem fundari ; unde dicit Augustinus in libro Soliloquiorum [II, 10], quod tragoedus qui repraesentat alienas personas in theatris, non esset falsus, (Hector) nisi esset verus tragoedus ; similiter equus pictus non esset falsus equus, nisi esset pura pictura. Nec tamen sequitur contradictoria esse vera, quia affirmatio et negatio, secundum quas dicitur verum et falsum, non referuntur ad idem.

 

 

Ad sextum dicendum, quod res falsa dicitur secundum quod nata est fallere ; cum autem fallere dico, significo actionem quamdam defectum inducentem. Nihil autem natum est agere nisi secundum quod est ens ; omnis autem defectus est non ens. Unumquodque autem, secundum quod est ens, habet similitudinem veri ; secundum autem quod non est, recedit ab eius similitudine. Et ideo hoc quod dico fallere, quantum ad id quod importat de actione, originem habet ex similitudine ; sed quantum ad id quod importat defectum, in quo formaliter ratio falsitatis consistit, ex dissimilitudine surgit ; et ideo dicit Augustinus in libro de Vera Religione [cap. 36], quod ex dissimilitudine falsitas oritur.

 

Ad primum ergo eorum quae contra obiiciuntur, dicendum, quod non ex qualibet similitudine nata est anima decipi, sed ex magna similitudine, in qua dissimilitudo de facili inveniri non potest ; et ideo ex similitudine maiori vel minori decipitur anima secundum maiorem vel minorem perspicacitatem ad dissimilitudinem inveniendum. Nec tamen simpliciter debet enuntiari aliqua res falsa ex eo quod quemcumque in errorem inducit ; sed ex eo quod nata est plures vel sapientes nata est fallere. Creaturae autem, quamvis aliquam Dei similitudinem gerant in seipsis, tamen maxima dissimilitudo subest, ut non nisi ex magna insipientia contingat quod ex tali similitudine mens decipiatur. Unde ex praedicta similitudine et dissimilitudine creaturarum ad Deum non sequitur quod omnes creaturae debeant dici falsae.

 

Ad secundum dicendum, quod quidam existimaverunt Deum esse corpus ; et cum Deus sit unitas, qua omnia sunt unum, existimaverunt per consequens corpus esse unitatem ipsam, propter ipsam similitudinem unitatis. Secundum hoc ergo corpus falsa unitas dicitur, in quantum aliquos in errorem induxit vel inducere potuit, ut unitas crederetur.

 

Ad tertium dicendum, quod duplex est perfectio ; scilicet prima, et secunda : prima perfectio est forma uniuscuiusque, per quam habet esse ; unde ab ea nulla res destituitur dum manet ; secunda perfectio est operatio, quae est finis rei, vel id per quod ad finem devenitur et hac perfectione interdum res destituitur. Ex prima autem perfectione resultat ratio veri in rebus ; ex hoc enim quod res formam habet, artem divini intellectus imitatur, et sui notitiam in anima gignit. Sed ex perfectione secunda consequitur in ipsa ratio bonitatis, quae consurgit ex fine ; et ideo malum simpliciter invenitur in rebus, non autem falsum.

 

Ad quartum dicendum, quod secundum philosophum in VI Ethic. [l. 2 (1139 a 27)], ipsum verum est bonum intellectus ; secundum hoc enim intellectus operatio est perfecta, quod sua conceptio est vera ; et quia enuntiatio est signum intellectus, ideo veritas eius est finis ipsius. Non autem ita est in rebus aliis ; et propter hoc non est simile.

 

 

 

Article 11 - LA FAUSSETÉ EST-ELLE DANS LES SENS ?

(Undecimo quaeritur utrum falsitas sit in sensibus.)

 

 

Il semble que non.

 

1° L’intelligence est toujours droite, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Or l’intelligence est dans l’homme la partie supérieure ; les autres parties suivent donc aussi sa rectitude, tout comme dans le macrocosme les choses inférieures sont disposées suivant le mouvement des supérieures. Donc le sens, qui est la partie inférieure de l’âme, sera lui aussi toujours droit : il n’y aura donc pas en lui de fausseté.

 

2° Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « Les yeux mêmes ne nous trompent pas. Ils ne peuvent transmettre à l’âme que leur impression. Or, si tous les sens corporels transmettent leur impression telle quelle, je me demande bien ce que nous devrions en attendre de plus. » Il n’y a donc pas de fausseté dans les sens.

 

3° Anselme dit au livre sur la Vérité : « Il ne me semble pas que cette vérité ou cette fausseté soient dans les sens, mais dans l’opinion. » Et ainsi l’on a ce qu’on se proposait d’obtenir.

 

En sens contraire :

 

1) Anselme dit : « La vérité est bien dans nos sens, mais pas toujours. Car ils nous trompent parfois. »

 

 

2) Selon saint Augustin au livre des Soliloques, « on appelle “faux” ce qui est fort loin de ressembler au vrai, mais comporte

cependant une certaine imitation du vrai ». Or le sens a parfois la ressemblance de choses qui ne sont pas ainsi dans la nature, comme il arrive parfois qu’une chose en paraisse deux, par exemple lorsqu’un œil est comprimé. Il y a donc fausseté dans le sens.

 

 

3) [Le répondant] disait que le sens ne se trompe pas dans le cas des sensibles propres, mais dans celui des sensibles communs. En sens contraire : chaque fois que l’on appréhende quelque chose d’une réalité autrement qu’elle n’est, l’appréhension est fausse. Or, quand on voit un corps blanc à travers une vitre verte, le sens l’appréhende autrement qu’il n’est, parce qu’il l’appré­hende comme vert, et juge ainsi, à moins qu’un jugement supérieur ne soit là pour découvrir la fausseté. Le sens se trompe donc aussi dans le cas des sensibles propres.

 

Réponse :

 

Notre connaissance, qui tire son origine des réalités, progresse dans cet ordre : elle commence premièrement dans le sens, et s’accomplit en second lieu dans l’intelli­gence, si bien que le sens se trouve ainsi en quelque sorte intermédiaire entre l’intel­ligence et les réalités, car relativement aux réalités il est comme une intelligence, et relativement à l’intelligence il est comme une certaine réalité. Voilà pourquoi l’on dit de deux façons que la vérité et la fausseté sont dans le sens : d’abord par une relation du sens à l’intelligence, et ainsi, on dit que le sens est vrai ou faux tout comme les réa­lités, à savoir, en tant qu’elles produisent dans l’intelligence une estimation vraie ou fausse ; ensuite par une relation du sens aux réalités, et ainsi, on dit que la vérité ou la fausseté sont dans le sens tout comme dans l’intelligence, c’est-à-dire en tant qu’il juge que ce qui est, ou ce qui n’est pas, est.

 

Si donc nous parlons du sens de la première façon, alors à un certain point de vue il y a fausseté dans le sens, et à un autre point de vue il n’y a pas fausseté : car à la fois le sens est une certaine réalité en soi, et il peut indiquer une autre réalité. Si donc on le rapporte à l’intelligence en tant qu’il est une certaine réalité, alors la fausseté n’est aucunement dans le sens rapporté à l’intelligence : car tel il est disposé, tel il montre sa disposition à l’intelligence ; c’est pourquoi saint Augustin, dans la citation alléguée, dit que les sens « ne peuvent transmettre à l’âme que leur impression ». Mais si le sens est rapporté à l’intelligence en tant qu’il est représentatif d’une autre réalité, alors, puisqu’il la lui représente parfois autrement qu’elle n’est, le sens est en conséquence appelé faux, en tant qu’il est naturellement apte à produire une estimation fausse dans l’intelligence, quoiqu’il ne le fasse pas nécessairement, comme on l’a dit à propos des réalités, car l’intel­ligence juge de la même façon sur les réalités et sur ce qui est présenté par les sens. Ainsi donc, le sens rapporté à l’intelligence produit toujours dans l’intelligence une estimation vraie de sa disposition propre, mais pas toujours de la disposition des réa­lités.

 

Si l’on considère le sens dans son rapport aux réalités, alors la fausseté et la vérité sont dans le sens de la même façon que dans l’intelligence. Or dans l’intelligence, la vérité et la fausseté se trouvent premièrement et principalement dans le jugement de qui compose et divise ; mais dans la formation des quiddités, elles ne se trouvent que relativement au jugement qui s’ensuit de la formation susdite. Voilà pourquoi la vérité et la fausseté se disent proprement aussi dans le sens lorsqu’il juge sur les sensibles ; mais lorsqu’il appréhende le sensible, la vérité ou la fausseté n’y est pas proprement, mais seulement par une relation au jugement, à savoir, en tant que d’une telle appréhension s’ensuit naturellement tel ou tel jugement.

 

Le jugement du sens sur certaines choses, comme les sensibles propres, est naturel, mais pour d’autres choses il a lieu comme par une certaine comparaison – laquelle, chez l’homme, est le fait de la puissance cogitative, qui est une puissance de la partie sensitive, et dont l’estimative naturelle tient lieu chez les autres animaux – et c’est ainsi que la faculté sensitive juge sur les sensibles communs et les sensibles par accident. Or l’action naturelle d’une réalité a toujours lieu d’une façon unique, sauf si elle est empêchée par accident, à cause soit d’un défaut intrinsèque, soit d’un empêchement extérieur ; le jugement du sens sur les sensibles propres est donc toujours vrai, à moins qu’il n’y ait un empêchement dans l’organe ou dans le milieu, mais le jugement du sens sur les sensibles communs ou par accident se trompe quelquefois. Et ainsi apparaît clairement de quelle façon la fausseté peut exister dans le jugement du sens.

 

Concernant l’appréhension du sens, il faut savoir qu’il est une certaine faculté appréhensive qui appréhende l’espèce sensible en présence de la réalité sensible, tel le sens propre, mais qu’une autre, comme l’imagi­nation, l’appréhende en l’absence de la réa­lité ; voilà pourquoi le sens appréhende toujours la réalité comme elle est, à moins qu’il n’y ait un empêchement dans l’organe ou dans le milieu, au lieu que l’imagination appréhende le plus souvent la chose comme elle n’est pas, parce qu’elle l’appréhende comme présente alors qu’elle est absente ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au quatrième livre de la Métaphysique que ce n’est pas le sens mais l’imagination qui profère la fausseté.

 

Réponse aux objections :

 

1° Dans le macrocosme, les choses supérieures ne reçoivent rien des inférieures, mais c’est l’inverse ; au lieu qu’en l’homme, l’intelligence, qui est supérieure, reçoit quelque chose en provenance du sens ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

2° & 3° La solution des autres objections se déduit facilement de ce qu’on a dit.

 

Et videtur quod non.

 

Intellectus enim semper est rectus, ut dicitur in III de Anima [cap. 10 (433 a 26)]. Sed intellectus est superior pars in homine. Ergo et aliae partes eius rectitudinem sequuntur, sicut et in mundo maiori inferiora disponuntur secundum superiorum motum. Ergo et sensus, qui est inferior pars animae, semper erit rectus : non ergo in eo erit falsitas.

 

Praeterea, Augustinus dicit in libro de Vera Relig. [cap. 33] : ipsi oculi non fallunt nos ; non enim enuntiare possunt animo nisi affectionem suam. Quod si et omnes corporis sensus ita enuntiant ut afficiuntur, quid ab eis amplius exigere debemus ignoro. Ergo in sensibus non est falsitas.

 

Praeterea, Anselmus in libro de Veritate [cap. 6] dicit : non videtur mihi veritas vel falsitas in sensu esse, sed in opinione ; et sic habetur propositum.

 

 

 

Sed contra. Est quod Anselmus dicit [De verit., cap. 6] : est quidem in sensibus nostris veritas, sed non semper ; nam fallunt nos aliquando.

 

Praeterea, secundum Augustinum in libro Soliloquiorum [II, 15], falsum solet dici quod a verisimilitudine longe abest, sed tamen habet ad verum nonnullam imitationem. Sed sensus habet quandoque similitudinem aliquarum rerum, quae non sunt ita in rerum natura ; sicut est quandoque quod unum duo videatur, ut cum oculus comprimitur. Ergo in sensu est falsitas.

 

Sed dicebat, quod sensus non decipitur in propriis sensibilibus, sed de communibus. – Sed contra, quandocumque aliquid apprehenditur de aliquo aliter quam sit, est apprehensio falsa. Sed quando corpus album videtur mediante vitro viridi, sensus apprehendit aliter quam sit, quia apprehendit illud ut viride, et ita iudicat, nisi superius iudicium adsit, per quod falsitas detegatur. Ergo sensus decipitur etiam in propriis sensibilibus.

Responsio. Dicendum, quod cognitio nostra quae a rebus initium sumit, hoc ordine progreditur, ut primo incipiatur in sensu, et secundo perficiatur in intellectu ; ut sic sensus inveniatur quodammodo medius inter intellectum et res : est enim, rebus comparatus, quasi intellectus ; et intellectui comparatus, quasi res quaedam : et ideo in sensu dicitur esse veritas vel falsitas dupliciter. Uno modo secundum ordinem sensus ad intellectum ; et sic dicitur sensus esse falsus vel verus sicut et res ; in quantum, videlicet, faciunt existimationem veram in intellectu, vel falsam. Alio modo secundum ordinem sensus ad res ; et sic dicitur esse veritas vel falsitas in sensu, sicut et in intellectu ; in quantum videlicet iudicat esse quod est, vel quod non est.

Si ergo loquamur de sensu secundum primum modum, sic in sensu quodammodo est falsitas, et quodammodo non est falsitas : sensus enim et est res quaedam in se, et est indicativum alterius rei. Si ergo comparetur ad intellectum secundum quod est res quaedam, sic nullo modo est falsitas in sensu intellectui comparato : quia secundum quod sensus disponitur, secundum hoc dispositionem suam intellectui demonstrat ; unde Augustinus dicit in auctoritate inducta, quod non possunt animo enuntiare nisi affectionem suam. Si autem comparetur ad intellectum secundum quod est repraesentativum rei alterius, cum quandoque repraesentet ei aliter quam sit, secundum hoc sensus falsus dicitur, in quantum natus est facere falsam existimationem in intellectu, quamvis non necessario faciat, sicut et de rebus dictum est : quia intellectus iudicat sicut de rebus, ita et de his quae a sensibus offeruntur. Sic ergo sensus intellectui comparatus semper facit veram existimationem in intellectu de dispositione propria, sed non semper de dispositione rerum.

Si autem consideretur sensus secundum quod comparatur ad res, tunc in sensu est falsitas et veritas per modum quo est in intellectu. In intellectu autem primo et principaliter invenitur veritas et falsitas in iudicio componentis et dividentis ; sed in formatione quidditatum non nisi per ordinem ad iudicium quod ex formatione praedicta consequitur ; unde et in sensu proprie veritas et falsitas dicitur secundum hoc quod iudicat de sensibilibus ; sed secundum hoc quod sensibile apprehendit, non est ibi proprie veritas vel falsitas sed solum secundum ordinem ad iudicium ; prout scilicet ex apprehensione tali natum est sequi tale vel tale iudicium.

Sensus autem iudicium de quibusdam est naturale, sicut de propriis sensibilibus ; de quibusdam autem quasi per quamdam collationem, quam facit in homine vis cogitativa, quae est potentia sensitivae partis, loco cuius in aliis animalibus est aestimatio naturalis ; et sic iudicat vis sensitiva de sensibilibus communibus et de sensibilibus per accidens. Naturalis autem actio alicuius rei semper est uno modo, nisi per accidens impediatur, vel propter defectum intrinsecus, vel extrinsecus impedimentum ; unde sensus iudicium de sensibilibus propriis semper est verum, nisi sit impedimentum in organo, vel in medio ; sed de sensibilibus communibus vel per accidens interdum iudicium sensus fallitur. Et sic patet qualiter in iudicio sensus potest esse falsitas.

 

 

Sed circa apprehensionem sensus sciendum est, quod est quaedam vis apprehensiva, quae apprehendit speciem sensibilem sensibili re praesente, sicut sensus proprius ; quaedam vero quae apprehendit eam re absente, sicut imaginatio ; et ideo semper sensus apprehendit rem ut est, nisi sit impedimentum in organo, vel in medio ; sed imaginatio ut plurimum apprehendit rem ut non est, quia apprehendit eam ut praesentem, cum sit absens ; et ideo dicit philosophus in IV Metaph. [l. 14 (1010 b 12)], quod sensus non est dicens falsitatis, sed phantasia.

Ad primum ergo dicendum, quod in maiori mundo superiora nihil accipiunt ab inferioribus, sed e converso ; sed in homine intellectus, qui est superior, aliquid accipit a sensu ; et ideo non est simile.

 

Ad alia patet solutio de facili ex dictis.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 12 - LA FAUSSETÉ EST-ELLE DANS L’INTELLIGENCE ?

(Duodecimo quaeritur utrum falsitas sit in intellectu.)

 

 

Il semble que non.

 

1° L’intelligence a deux opérations : l’une par laquelle elle forme les quiddités, et le faux n’y est pas, comme dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme ; l’autre par laquelle elle compose et divise, et le faux n’y est pas non plus, comme le montre saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, en ces termes : « Nul ne comprend l’illusion. » La fausseté n’est donc pas dans l’intelli­gence.

 

2° Saint Augustin dit au livre des 83 Ques­tions, qu. 32 : « Quiconque se trompe n’entend point ce en quoi il se trompe. » La fausseté ne peut donc pas être dans l’intel­ligence.

 

3° Algazel dit : « Ou bien nous pensons une chose comme elle est, ou bien nous ne pensons pas. » Or quiconque pense une chose comme elle est, pense en vérité ; l’intelli­gence est donc toujours vraie ; la fausseté n’est donc pas en elle.

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que « là où il y a composition de pensées, là est déjà le vrai et le faux » ; la fausseté se trouve donc dans l’intelligence.

 

Réponse :

 

Le nom d’intelligence est pris de ce qu’elle connaît les profondeurs de la réalité : car penser (intelligere) c’est, pour ainsi dire, lire à l’intérieur (intus legere) ; en effet, le sens et l’imagination connaissent seulement les accidents extérieurs, seule l’intelligence parvient à l’intérieur et à l’essence de la réalité. Mais l’intelligence, au-delà, part des essences des réalités, qu’elle a appré­hendées, pour s’affairer de diverses façons en raisonnant et en enquêtant. Le nom d’intelligence peut donc s’entendre de deux façons.

 

D’abord, en tant qu’elle se rapporte seulement à ce d’après quoi son nom lui a été premièrement donné ; et ainsi, l’on dit proprement que nous pensons, lorsque nous appréhendons la quiddité des réalités, ou lorsque nous pensons les choses qui sont immédiatement connues par l’intelligence, sitôt connues les quiddités des réalités : tels sont les premiers principes, que nous connaissons dès lors que nous en connaissons les termes ; et c’est pourquoi l’habitus des principes est appelé intelligence. Or la quiddité de la réalité est l’objet propre de l’intelligence ; donc, de même que la sensation des sensibles propres est toujours vraie, de même l’intellection l’est aussi, lorsqu’elle connaît la quiddité, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Mais cependant, la fausseté peut s’y produire par accident, à savoir, en tant que l’intelligence compose et divise faussement ; et cela advient de deux façons : soit en tant qu’elle attribue la définition d’une chose à une autre, par exemple si elle concevait « animal rationnel mortel » comme une définition de l’âne ; soit en tant qu’elle unit entre elles des parties de définition qui ne peuvent être unies, par exemple si elle concevait comme une définition de l’âne « animal irrationnel immortel », car la proposition « quelque animal irrationnel est immortel » est fausse. Et ainsi, on voit clairement qu’une définition ne peut être fausse que dans la mesure où elle implique une affirmation fausse. Et ces deux modes de fausseté sont signalés au cinquième livre de la Métaphysique. Semblablement, dans les premiers principes non plus, l’intelligence ne se trompe aucunement. Il est donc évident que si l’intelligence est entendue selon l’action d’après laquelle le nom d’intelligence lui

est donné, il n’y a pas de fausseté dans l’intelligence.

 

Ensuite, l’intelligence peut être entendue communément, en tant qu’elle s’étend à toutes ses opérations, et ainsi, elle comprend l’opinion et le raisonnement ; et c’est ainsi qu’il y a fausseté dans l’intelligence ; jamais, cependant, si la réduction analytique à des principes premiers est faite correctement.

 

Réponse aux objections :

 

On voit dès lors clairement la solution des objections.

 

Et videtur quod non.

 

Quia intellectus habet duas operationes : scilicet unam qua format quidditates, in qua non est falsum, ut philosophus dicit in III de Anima [l. 11 (430 a 26)] ; aliam qua componit et dividit ; et in hac etiam non est falsum, ut patet per Augustinum in libro de Vera Religione [cap. 34], qui dicit sic : nec quisquam intelligit falsa. Ergo falsitas non est in intellectu.

 

Praeterea, Augustinus in libro LXXXIII Quaestionum, quaestio 32 : omnis qui fallitur, id in quo fallitur, non intelligit. Ergo in intellectu non potest esse falsitas.

 

Item Algazel [Metaph., p. I, tr. 3, sent. 11] dicit : aut intelligimus aliquid sicut est, aut non intelligimus. Sed quicumque intelligit rem sicut est, vere intelligit. Ergo intellectus semper est verus ; ergo non est in eo falsitas.

 

 

Sed contra est quod philosophus dicit in III de Anima [cap. 6 (430 a 27)], quod ubi est compositio intellectuum, ibi iam verum et falsum est. Ergo falsitas invenitur in intellectu.

 

 

Responsio. Dicendum, quod nomen intellectus sumitur ex hoc quod intima rei cognoscit ; est enim intelligere quasi intus legere : sensus enim et imaginatio sola accidentia exteriora cognoscunt ; solus autem intellectus ad interiora et essentiam rei pertingit. Sed ulterius intellectus ex essentiis rerum apprehensis diversimode negotiatur ratiocinando et inquirendo. Nomen ergo intellectus dupliciter accipi potest.

 

 

Uno modo secundum quod se habet ad hoc tantum a quo primo nomen impositum fuit ; et sic dicimur proprie intelligere cum apprehendimus quidditatem rerum, vel cum intelligimus illa quae statim nota sunt intellectui notis rerum quidditatibus, sicut sunt prima principia, quae cognoscimus dum terminos cognoscimus ; unde et intellectus habitus principiorum dicitur. Quidditas autem rei est proprium obiectum intellectus ; unde, sicut sensus sensibilium propriorum semper verus est, ita et intellectus in cognoscendo quod quid est ut dicitur in III de Anima [l. 11 (430 b 27)]. Sed tamen per accidens potest ibi falsitas accidere, in quantum, videlicet, intellectus falso componit et dividit ; quod dupliciter contingit : vel in quantum definitionem unius attribuit alteri, ut si animal rationale mortale conciperet quasi definitionem asini ; vel in quantum coniungit partes definitionis ad invicem, quae coniungi non possunt, ut si conciperet quasi definitionem asini animal irrationale immortale ; haec enim est falsa : aliquod animal irrationale est immortale. Et sic patet quod definitio non potest esse falsa, nisi in quantum implicat affirmationem falsam. Hic autem duplex modus falsitatis tangitur in V Metaph. [l. 22 (1024 b 26)]. Similiter nec in primis principiis intellectus ullo modo decipitur. Unde patet quod si intellectus accipiatur secundum illam actionem a qua nomen intellectus imponitur, non est in intellectu falsitas.

 

 

 

Alio modo potest accipi intellectus communiter, secundum quod ad omnes operationes se extendit, et sic comprehendit opinionem et ratiocinationem ; et sic in intellectu est falsitas ; nunquam tamen si recte fiat resolutio in prima principia.

Et per hoc patet solutio ad obiecta.

 

 

Question 2 ─ LA SCIENCE DE DIEU

 

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse p. 67)

 

Propriétés de la science de Dieu :

     possibilité (art. 1)

     réflexivité (2)

     ouverture (3)

     certitude (4)

     invariabilité (13)

     causalité (14)

 

Objets de la science de Dieu :

     singuliers (5-6-7)

     non-étants (8)

     infinis (9-10)

     futurs contingents (12)

     maux (15)

 

La science, une notion analogique (11)

 

 

 

 

 

LA QUESTION PORTE

SUR LA SCIENCE DE DIEU.

Article 1 : La science convient-elle à Dieu ?

Article 2 : Se connaît-il lui-même ?

Article 3 : Connaît-il d’autres choses que lui-même ?

Article 4 : A-t-il des réalités une connaissance certaine et déterminée ?

Article 5 : Connaît-il les singuliers ?

Article 6 : L’intelligence humaine connaît-elle les singuliers ?

Article 7 : Dieu connaît-il l’existence ou la non-existence actuelle des singuliers ?

Article 8 : Dieu connaît-il les non-étants ?

Article 9 : Dieu connaît-il les infinis ?

Article 10 : Dieu peut-il faire des infinis ?

Article 11 : La science se dit-elle équivoquement de Dieu et de nous ?

Article 12 : Dieu connaît-il les futurs contingents ?

Article 13 : La science de Dieu est-elle variable ?

Article 14 : La science de Dieu est-elle cause des réalités ?

Article 15 : Dieu connaît-il les maux ?

Quaestio est

de scientia Dei.

 

Primo an scientia Deo conveniat.

Secundo an sciat seipsum.

Tertio an sciat alia a se.

 

Quarto an habeat certam et determinatam cognitionem de rebus.

Quinto an cognoscat singularia.

Sexto an intellectus humanus singularia cognoscat.

Septimo an Deus cognoscat singularia nunc esse vel non esse.

Octavo an Deus cognoscat non entia.

Nono an Deus sciat infinita.

Decimo an Deus possit facere infinita.

Undecimo an scientia de Deo et de nobis dicatur aequivoce.

Duodecimo an Deus sciat futura contingentia.

Tertiodecimo an scientia Dei sit variabilis.

Quartodecimo an scientia Dei sit causa rerum.

Quintodecimo an Deus sciat mala.

 

 

LIEUX PARALLÈLES

 

Art. 1 : Super Sent. I, d. 35, a. 1 ; Cont. Gent. I, cap. 44 ; Sum. Th. I, q. 14, a. 1 ; Comp. Theol., cap. 28 ; Super Metaph. XII, l. 8.

 

Art. 2 : Cont. Gent. I, cap. 47 ; Sum. Th. I, q. 14, a. 2 ; Comp. Theol., cap. 30 ; Super Metaph. XII, l. 11 ; Super De causis, l. 13.

 

Art. 3 : Super Sent. I, d. 35, a. 2 ; Cont. Gent. I, cap. 48 et 49 ; Sum. Th. I, q. 14, a. 5 ; Comp. Theol., cap. 30 ; Super Metaph. XII, l. 11 ; Super De causis, l. 13.

 

Art. 4 : Super Sent. I, d. 35, a. 3 ; Cont. Gent. I, cap. 50 ; De pot., q. 6, a. 1 ; Sum. Th. I, q. 14, a. 6 ; Super De causis, l. 10.

 

Art. 5 : Super Sent. I, d. 36, q. 1, a. 1 ; Cont. Gent. I, cap. 50, 63 et 65 ; De anima, a. 20 ; Sum. Th. I, q. 14, a. 11 ; Comp. Theol., cap. 132 et 133 ; Super Periherm. I, l. 14.

 

Art. 6 : Super Sent. II, d. 3, q. 3, a. 3, ad 1 et IV, d. 50, q. 1, a. 3 ; infra q. 10, a. 5 ; Cont. Gent. I, cap. 65 ; De anima, a. 20 ; Sum. Th. I, q. 86, a. 1 ; Quodl. XII, q. 8.

 

Art. 7 : Super Sent. I, d. 38, a. 3 et d. 41, a. 5 ; Cont. Gent. I, cap. 58 et 59 ; Sum. Th. I, q. 14, a. 14.

 

Art. 8 : Super Sent. I, d. 38, a. 4 et III, d. 14, a. 2, qc. 2 ; Cont. Gent. I, cap. 66 ; Sum. Th. I, q. 14, a. 9.

 

Art. 9 : Super Sent. I, d. 39, q. 1, a. 3 ; infra q. 20, a. 4, ad 1 ; Cont. Gent. I, cap. 69 ; Sum. Th. I, q. 14, a. 12 ; Comp. Theol., cap. 133.

 

Art. 10 : Quodl. IX, q. 1 ; Sum. Th. I, q. 7, a. 4 et q. 25, a. 2, ad 2 ; Super Phys. III, l. 12 ; Quodl. XII, q. 2, ad 2.

 

Art. 11 : Super Sent. I, Prol., a. 2, ad 2 et d. 19, q. 5, a. 2, ad 1 ; Cont. Gent. I, cap. 32, 33 et 34 ; De pot., q. 7, a. 7 ; Sum. Th. I, q. 13, a. 5 ; Comp. Theol., cap. 27.

 

Art. 12 : Super Sent. I, d. 38, a. 5 ; Quodl. XI, q. 3 ; Cont. Gent. I, cap. 67 ; Sum. Th. I, q. 14, a. 13 et q. 86, a. 4 ; Super Periherm. I, l. 14 ; De malo, q. 16, a. 7.

 

Art. 13 : Super Sent. I, d. 38, a. 2 et d. 39, q. 1, a. 1 et 2 ; ibid. d. 41, a. 5, ad 1 ; supra a. 5, ad 11 ; Sum. Th. I, q. 14, a. 15 ; Comp. Theol., cap. 29.

 

Art. 14 : Super Sent. I, d. 38, a. 1 ; infra q. 5, a. 2, ad 4 ; Sum. Th. I, q. 14, a. 8.

 

Art. 15 : Super Sent. I, d. 36, q. 1, a. 2 ; infra q. 3, a. 4 ; Quodl. XI, q. 2 ; Cont. Gent. I, cap. 71 ; Sum. Th. I, q. 14, a. 10.

 

 

Article 1 - Y A-T-IL SCIENCE EN DIEU ?

(Et primo quaeritur utrum in Deo sit scientia.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Ce qui se rapporte à autre chose comme un ajout ne peut se trouver dans une réa­lité très simple. Or Dieu est très simple. Puis donc que la science se rapporte à l’essence comme un ajout – car le vivre ajoute à l’être et le savoir au vivre –, il semble qu’il n’y ait pas de science en Dieu.

 

 

2° [Le répondant] disait qu’en Dieu la science n’ajoute pas à l’essence, mais que le nom de science montre en lui une autre perfection que le nom d’essence. En sens contraire : une perfection est le nom d’une réalité. Or science et essence sont en Dieu une réalité absolument une. Une même perfection est donc montrée par les noms de science et d’essence.

 

3° Aucun nom ne peut se dire de Dieu qu’il ne signifie toute sa perfection ; car si ce nom ne la signifie pas tout entière, il n’en signifie rien – puisqu’il ne se trouve pas de partie en Dieu – et ne peut alors lui être attribué. Or le nom de science ne représente pas toute la perfection divine, car Dieu « est au-dessus de tout nom qu’on lui donne », comme il est dit au livre des Causes. La science ne peut donc pas être attribuée à Dieu.

 

 

4° La science est l’habitus de la conclusion et l’intelligence l’habitus des principes, comme le Philosophe le montre au sixième livre de l’Éthique. Or Dieu ne connaît rien par mode de conclusion, car ainsi son intelligence passerait discursivement des principes aux conclusions, ce que Denys exclut même des anges, au septième chapitre des Noms divins. Il n’y a donc pas de science en Dieu.

 

 

 

5° Tout ce qui est su, est su par le moyen d’une chose mieux connue. Or, pour Dieu, rien n’est plus connu ni moins connu. Il ne peut donc pas y avoir de science en Dieu.

 

 

6° Algazel dit que la science est l’empreinte du connaissable dans l’intelligence du connaissant. Or une empreinte est tout à fait exclue s’agissant de Dieu, tant parce qu’elle implique une réception, que parce qu’elle implique une composition. On ne peut donc pas attribuer la science à Dieu.

 

7° Rien de ce qui dénote une imperfection ne peut être attribué à Dieu. Or la science dénote une imperfection, car elle est signifiée comme un habitus ou un acte premier, l’acte de considérer étant signifié comme un acte second, ainsi qu’il est dit au deuxième livre sur l’Âme. Or l’acte premier est imparfait par rapport à l’acte second, puisqu’il est en puissance par rapport à lui. La science ne peut donc pas se trouver en Dieu.

 

8° [Le répondant] disait qu’en Dieu la science est seulement en acte. En sens contraire : la science de Dieu est cause des réalités. Or la science, si on l’attribue à Dieu, a été en lui de toute éternité. Si donc la science n’a été en Dieu qu’en acte, il a amené les réalités à l’existence de toute éternité, ce qui est faux.

 

 

9° Si quelque chose, en un être quelconque, se trouve correspondre à ce que nous concevons dans notre intelligence par le nom de science, alors nous savons de cet être non seulement qu’il est, mais encore ce qu’il est, parce que la science est quelque chose. Or nous ne pouvons savoir de Dieu ce qu’il est, mais seulement qu’il est, comme dit saint Jean Damascène. Donc rien ne correspond en Dieu à la conception de l’intelligence exprimée par le nom de science. La science n’est donc pas en lui.

 

10° Saint Augustin dit que « Dieu, qui échappe à toute forme, ne peut être accessible à l’intelligence ». Or la science est une certaine forme que l’intelligence conçoit. Dieu échappe donc à cette forme. Il n’y a donc pas de science en Dieu.

 

 

11° L’intellection est plus simple que le savoir, et plus digne. Or, comme il est dit au livre des Causes, quand nous appelons Dieu intelligent, ou intelligence, nous ne le nommons pas d’un nom propre, mais du nom de son premier effet. Donc à bien plus forte raison le nom de science ne peut-il convenir à Dieu.

 

 

12° La qualité implique une plus grande composition que la quantité, car la qualité n’inhère à la substance qu’au moyen de la quantité. Or, à cause de la simplicité de Dieu, nous ne lui attribuons rien qui soit dans le genre de la quantité : en effet, tout quantum a des parties. Puis donc que la science est dans le genre qualité, elle ne doit nullement lui être attribuée.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Rom. 11, 33 : « Ô profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu, etc. »

2) Selon saint Anselme dans son Monologion, il faut attribuer à Dieu tout ce dont l’être est, absolument et en tout, meilleur que le non-être. Or la science est telle ; il faut donc l’attribuer à Dieu.

 

 

3) Trois choses seulement sont requises pour la science : la puissance active du connaissant, par laquelle il juge sur les réalités, la réalité connue, et l’union de l’une et de l’autre. Or il y a en Dieu la plus haute puissance active, et son essence est suprêmement connaissable, et par conséquent il y a union des deux. Dieu est donc connaissant au plus haut point. Preuve de la mineure : comme il est dit au livre De intelligentiis, « la première substance est lumière ». Or la lumière a au plus haut point une vertu active, cela ressort de ce qu’elle se diffuse et se multiplie elle-même ; elle est, de plus, suprêmement connais­sable, c’est pourquoi elle manifeste aussi les autres choses. Donc la première substance, qui est Dieu, à la fois possède une puissance active pour connaître, et est connaissable.

 

Réponse :

 

Tous les auteurs attribuent à Dieu la science, quoique de diverses façons.

 

Certains, en effet, incapables de transcender par leur intelligence le mode de la science créée, ont cru que la science était en Dieu comme une disposition ajoutée à son essence, tout comme elle est en nous, ce qui est entièrement erroné et absurde. Dans cette hypothèse, en effet, Dieu ne serait pas suprêmement simple, car il y aurait en lui composition de substance et d’acci­dent. En outre, Dieu ne serait pas lui-même son être car, comme dit Boèce au livre des Semaines, « ce qui est peut participer à quelque chose, mais l’être même ne participe nullement à quelque chose » ; si donc Dieu participait la science comme une disposition qui s’ajoute, il ne serait pas lui-même son être, et ainsi, il tiendrait l’être d’autre chose qui serait pour lui cause d’être, de sorte qu’il ne serait pas Dieu.

 

Voilà pourquoi d’autres soutinrent qu’en attribuant à Dieu la science ou quelque autre chose de ce genre, nous ne plaçons rien en lui, mais nous signifions qu’il est la cause de la science dans les réalités créées ; de sorte que si l’on dit que Dieu a la science, c’est parce qu’il infuse la science aux créatures. Mais, bien que la vérité de la proposition qui consiste à dire que Dieu a la science trouve quelque explication en ce qu’il cause la science, comme semblent le dire Origène et saint Augustin, cependant ce ne peut être l’explication totale de cette vérité, pour deux raisons. D’abord, parce que tout ce que Dieu cause dans les réalités pourrait se prédiquer de lui pour la même raison, et ainsi, on pourrait dire que Dieu se meut, parce qu’il cause le mouvement dans les réalités ; ce qui pourtant ne se dit pas. Ensuite parce que les choses qui se disent des effets et des causes, on ne dit pas qu’elles sont dans les causes pour cette raison, c’est-à-dire en raison des effets ; mais elles sont plutôt dans les effets parce qu’elles se trouvent dans les causes ; par exemple, c’est parce que le feu est chaud qu’il répand la chaleur dans l’air, et non l’inverse. Et semblablement, c’est parce que Dieu a une nature « scientifique » qu’il infuse en nous la science, et non l’inverse.

 

Et c’est pourquoi d’autres prétendirent qu’on attribue à Dieu la science et les autres choses de ce genre par une certaine ressemblance de proportion, comme lui sont attribuées la colère ou la miséricorde, ou d’autres passions semblables. En effet, Dieu est dit irrité, en tant qu’il produit un effet semblable à celui d’un homme irrité – car il punit, ce qui est chez nous l’effet de la colère –, quoique la passion de colère ne puisse pas être en Dieu. Semblablement ils disent que, si l’on dit que Dieu a la science, c’est parce qu’il produit un effet semblable à l’effet de celui qui a la science : en effet, de même que les œuvres de celui qui sait partent de principes déterminés et vont à des fins déterminées, de même en va-t-il pour les œuvres de la nature, qui ont Dieu pour auteur, comme on le voit clairement au deuxième livre de la Physique. Mais selon cette opinion, la science serait attribuée à Dieu métaphoriquement, tout comme la colère et les autres choses semblables, ce qui contredit les paroles de Denys et d’autres saints.

 

Aussi doit-on répondre autrement, en disant que la science attribuée à Dieu signifie quelque chose qui est en Dieu, et de même pour la vie, l’essence, et les autres choses de ce genre ; et elles ne diffèrent pas quant à la réalité signifiée, mais seulement du point de vue de notre manière de connaître. En Dieu, en effet, l’essence, la vie, la science et toutes les choses de ce genre qui se disent de lui, sont entièrement la même réalité, mais notre intelligence a des conceptions différentes lorsqu’elle pense en lui la vie, la science, etc.

 

Et cependant, ces conceptions ne sont pas fausses, car une conception de notre intelligence est vraie dans la mesure où elle représente par une certaine assimilation la réalité pensée ; car autrement elle serait fausse, si rien ne gisait dessous dans la réalité. Or notre intelligence ne peut

représenter Dieu par assimilation, à la

façon dont elle représente les créatures.

Car, lorsqu’elle pense une créature, elle conçoit une certaine forme, qui est une

ressemblance de la réalité selon toute la perfection de cette dernière, et ainsi, elle définit les réalités pensées ; mais, parce que Dieu dépasse à l’infini notre intelligence, la forme conçue par notre intelligence ne peut représenter complètement l’essence divine, mais elle en contient quelque faible imitation ; ainsi voyons-nous également, parmi les réalités qui sont extérieures à l’âme, que n’importe quelle réalité imite Dieu en quelque façon, mais imparfaitement ; et c’est pourquoi des réalités diverses imitent Dieu différemment, et représentent par diverses formes l’unique et simple forme de Dieu, car dans cette forme est parfaitement uni tout ce qui, en fait de perfection, se trouve de façon distincte et multiple dans les créatures, de même que toutes les propriétés des nombres préexistent aussi d’une certaine façon dans l’unité, et que tous les pouvoirs des ministres, dans un royaume, sont unis dans le pouvoir du roi.

 

Mais s’il était une réalité qui représentât Dieu parfaitement, il y en aurait seulement une, car elle le représenterait d’une seule façon, et par une forme unique ; voilà pourquoi il n’y a qu’un seul Fils, qui est la parfaite image du Père. Semblablement, notre intelligence représente la perfection divine par diverses conceptions, car chacune d’elles est imparfaite ; en effet, si l’une d’elles était parfaite, il y en aurait seulement une, comme il y a seulement un verbe de l’intelligence divine.

 

Il y a donc dans notre intelligence plusieurs conceptions représentant l’essence divine ; par conséquent, l’essence divine correspond à chacune d’elles comme une réalité correspond à son image imparfaite ; et ainsi, toutes ces conceptions de l’intelligence sont vraies, quoiqu’il y ait plusieurs conceptions pour une unique réalité. Et parce que les noms ne signifient les réalités que par l’intermédiaire du concept, comme il est dit au premier livre du Péri Hermêneias, plusieurs noms sont donnés à une réalité unique, selon diverses façons de penser, ou selon diverses raisons formelles, ce qui est la même chose ; et cependant, à tous ces noms correspond quelque chose dans la réalité.

 

Réponse aux objections :

 

1° La science ne se rapporte à l’étant comme un ajout que dans la mesure où l’intelligence considère distinctement la science d’un étant et son essence, car l’addition présuppose la distinction. Puis donc qu’en Dieu science et essence ne sont distingués – ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit – que du point de vue de notre manière de connaître, la science aussi ne se rapporte en lui à son essence comme un ajout que du point de vue de notre manière de connaître.

 

2° On ne peut pas dire en vérité que la science en Dieu signifie une autre perfection que l’essence, mais on peut dire qu’elle est signifiée à la façon d’une autre perfection, dans la mesure où notre intelligence donne les noms susdits d’après les diverses conceptions qu’elle a de Dieu.

 

 

3° Puisque les noms sont les signes des concepts, un nom se rapporte à la totalité d’une réalité à signifier comme l’intelligence s’y rapporte lorsqu’elle pense. Or notre intelligence peut penser Dieu tout entier, mais pas totalement : tout entier, parce qu’il est nécessaire qu’on pense de lui soit le tout, soit rien, puisqu’il n’y a pas en lui la partie et le tout ; mais je dis non totalement, parce que l’intelligence ne le connaît pas parfaitement, autant qu’il est lui-même connaissable dans sa nature. De même, celui qui connaît cette conclusion : « la diagonale est incommensurable au côté » de façon probable, c’est-à-dire parce que tout le monde le dit, ne la connaît pas totalement, car il n’est pas parvenu au mode de connaissance parfait en lequel elle peut être connue, bien qu’il la connaisse tout entière, n’ignorant aucune de ses parties. Semblablement, les noms qui sont dits de Dieu le signifient donc tout entier, mais non totalement.

 

 

 

4° Ce qui est en Dieu sans aucune imperfection se trouve dans les créatures avec quelque défaut ; pour cette raison, si nous attribuons à Dieu une chose trouvée dans les créatures, il est nécessaire que nous retirions tout ce qui relève de l’imperfection, afin que seul demeure ce qui relève de la perfection, car la créature n’imite Dieu qu’à ce point de vue. Donc, je dis que la science qui se trouve en nous a de la perfection et de l’imperfection. Sa certitude relève de sa perfection, car ce qui est su est connu de façon certaine. Mais à son imperfection se rattache le processus discursif de l’intelli­gence allant des principes aux conclusions sur lesquelles porte la science ; en effet, ce processus discursif se produit uniquement parce que l’intelligence qui connaît les principes ne connaît les conclusions qu’en puissance ; car si elle les connaissait en acte, il n’y aurait pas là de processus discursif, puisque le mouvement n’est qu’un passage de puissance à acte. La science se dit donc en Dieu quant à la certitude sur les réalités connues, mais non quant au susdit processus discursif, qui ne se trouve pas non plus dans les anges, comme dit Denys.

 

 

 

5° Bien que rien ne soit pour Dieu plus connu ou moins connu si l’on considère le mode du connaissant, car il voit tout d’un même regard, cependant, si l’on considère le mode de la réalité connue, Dieu sait que certaines choses sont plus connaissables en elles-mêmes, et d’autres moins ; par exemple, la plus connaissable entre toutes est son essence, par laquelle il connaît toutes choses, et par nul processus discursif, puisqu’en même temps qu’il voit son essence il voit toutes choses. Donc, même quant à cet ordre que l’on peut considérer dans la connaissance divine du côté des objets connus, la notion de science est conservée en Dieu, car il a lui-même une connaissance spéciale de toute chose par sa cause.

 

6° Cette parole d’Algazel doit s’entendre de notre science, que nous acquérons parce que les réalités impriment leurs ressemblances sur nos âmes ; mais dans la connaissance de Dieu, c’est l’inverse, car les formes dérivent de son intelligence vers toutes les créatures. Donc, de même que la science est en nous une empreinte des réa­lités dans nos âmes, de même, à l’inverse, les formes des réalités ne sont qu’une certaine empreinte de la science divine dans les réalités.

 

 

7° La science que l’on affirme en Dieu n’existe pas à la façon d’un habitus, mais plutôt à la façon d’un acte, car lui-même connaît toujours tout en acte.

 

 

8° L’effet ne procède de la cause agente que suivant la détermination de la cause ; aussi tout effet qui procède selon une science suit-il la règle de la science, qui fixe les déterminations de l’effet ; voilà pourquoi les réalités dont la science de Dieu est la cause n’apparaissent qu’au moment fixé par Dieu pour qu’elles apparaissent ; il n’est donc pas nécessaire que les réalités existent de toute éternité, bien que la science de Dieu ait été en acte de toute éternité.

 

 

9° On dit que l’intelligence sait d’une chose ce qu’elle est, quand elle la définit, c’est-à-dire lorsqu’elle conçoit au sujet de cette réa­lité une forme qui correspond en tout à cette réalité. Or il ressort de ce qu’on a

déjà dit que tout ce que notre intelligence conçoit au sujet de Dieu est insuffisant à le représenter ; voilà pourquoi ce qu’est Dieu lui-même nous demeure toujours caché, et la plus haute connaissance que nous puissions avoir de lui dans l’état de voie est de savoir que Dieu est au-dessus de tout ce que nous pensons de lui, comme Denys le montre au premier chapitre de la Théologie mystique.

 

 

10° Il est dit que Dieu « échappe à toute forme de notre intelligence », non en sorte qu’aucune forme de notre intelligence ne le représente en quelque façon, mais parce qu’aucune ne le représente parfaitement.

 

 

11° « La notion que le nom signifie, c’est la définition », comme il est dit au quatrième livre de la Métaphysique ; voilà pourquoi le nom qui appartient en propre à la réalité, c’est celui dont le signifié est la définition de cette réalité ; et parce que, comme on l’a dit, aucune notion signifiée par un nom ne définit Dieu lui-même, aucun nom donné par nous n’est proprement son nom, mais il est proprement le nom de la créature qui est définie par la notion signifiée par le nom ; et cependant ces noms, qui sont des noms de créatures, sont attribués à Dieu, parce que sa ressemblance est représentée en quelque façon dans les créatures.

 

 

12° La science qui est attribuée à Dieu n’est pas une qualité ; en outre, la qualité qui vient s’ajouter à la quantité est une qualité corporelle, non une qualité spirituelle comme la science.

 

Et videtur quod non.

 

Illud enim quod se habet ex additione ad aliud, in simplicissimo inveniri non potest. Sed Deus est simplicissimus. Cum ergo scientia se habeat ex additione ad essentiam, quia vivere addit supra esse, et scire supra vivere, videtur quod scientia in Deo non sit.

 

Sed dicebat, quod scientia in Deo supra essentiam non addit ; sed nomine scientiae alia perfectio ostenditur in ipso quam nomine essentiae. – Sed contra, perfectio est nomen rei. Sed omnino una res est in Deo scientia et essentia. Ergo eadem perfectio ostenditur nomine scientiae et essentiae.

 

Praeterea, nullum nomen potest dici de Deo quod non significat totam perfectionem ipsius : quia si non significat totam, nihil ipsius significat, cum in Deo non inveniatur pars ; et sic ei attribui non potest. Sed nomen scientiae non repraesentat totam perfectionem divinam, quia Deus est supra omne nomen quod nominatur, ut dicitur in libro de Causis [prop. 22 (21) et comm.]. Ergo scientia Deo attribui non potest.

 

Praeterea, scientia est habitus conclusionis, intellectus vero habitus principiorum, ut patet per philosophum in VI Ethic. [l. 3 (1139 b 31) et l. 5 (1141 a 7)]. Sed Deus non cognoscit aliquid per modum conclusionis : quia sic discurreret a principiis in conclusiones eius intellectus : quod etiam ab Angelis Dionysius removet VII cap. de Divinis Nominibus [§ 2] ; ergo scientia non est in Deo.

 

Praeterea, omne quod scitur, scitur per aliquid magis notum. Sed Deo non est aliquid magis et minus notum. Ergo in Deo scientia esse non potest.

 

Praeterea, Algazel [Metaph. p. I, tr. 3, sent. 1] dicit, quod scientia est sigillatio scibilis in intellectu scientis. Sed sigillatio omnino a Deo removetur ; tum quia importat receptionem, tum quia importat compositionem. Ergo Deo scientia attribui non potest.

 

Praeterea, nihil quod sonat in imperfectionem, Deo potest attribui. Sed scientia sonat in imperfectionem : quia significatur ut habitus vel actus primus, et considerare ut actus secundus, ut dicitur in II de Anima [cap. 1 (412 a 10 et 22)]. Actus autem primus est imperfectus respectu secundi, cum sit in potentia respectu eiusdem. Ergo scientia in Deo inveniri non potest.

 

Sed dicebat, quod in Deo non est scientia nisi actu. – Sed contra, scientia Dei est causa rerum. Sed scientia, si Deo attribuitur, ab aeterno in eo fuit. Si ergo scientia in Deo non fuit nisi in actu, ab aeterno res produxit in esse ; quod est falsum.

 

 

 

Praeterea, in quocumque invenitur aliquid respondens ei quod nos concipimus ex nomine scientiae in intellectu, scimus de eo non solum quia est, sed etiam quid est, quia scientia aliquid est. Sed de Deo non possumus scire quid est, sed quia est tantum, ut Damascenus [De fide I, 4] dicit. Ergo conceptioni intellectus quam exprimit nomen scientiae, nihil respondet in Deo ; ergo scientia non est in eo.

 

Praeterea, Augustinus dicit, quod Deus, qui subterfugit omnem formam, intellectui pervius esse non potest. Sed scientia est quaedam forma, quam intellectus concipit. Ergo hanc formam Deus subterfugit ; non ergo scientia est in Deo.

 

Praeterea, intelligere est simplicius quam scire, et dignius. Sed, sicut dicitur in libro de Causis [comm. 6 (5)], cum dicimus Deum intelligentem, vel intelligentiam, non nominamus eum nomine proprio, sed nomine causati sui primi. Ergo multo fortius nomen scientiae Deo competere non potest.

 

Praeterea, qualitas maiorem compositionem importat quam quantitas, quia qualitas non inhaeret substantiae nisi mediante quantitate. Sed Deo non attribuimus aliquid quod sit in genere quantitatis, propter suam simplicitatem ; omne enim quantum habet partes. Ergo, cum scientia sit in genere qualitatis, nullo modo debet ei attribui.

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Rom. XI, 33 : o altitudo divitiarum sapientiae, et scientiae Dei et cetera.

Praeterea, secundum Anselmum in Monologio [cap. 15], omne quod simpliciter in omni melius est esse, quam non esse, Deo est attribuendum. Sed scientia est huiusmodi ; ergo est Deo attribuenda.

 

Praeterea, ad scientiam non requiruntur nisi tria : scilicet potentia activa cognoscentis, qua de rebus iudicat, res cognita, et unio utriusque. Sed in Deo est summa potentia activa, et sua essentia est summe cognoscibilis, et per consequens est ibi unio utriusque. Ergo Deus est summe sciens. Probatio mediae. Ut dicitur in libro de Intelligentiis [Adam Pulchre-Mulieris, VI (ed. Baeumker, p. 8)], prima substantia est lux. Sed lux maxime habet virtutem activam, quod patet ex hoc quod seipsam diffundit et multiplicat ; est etiam maxime cognoscibilis, unde et alia manifestat. Ergo substantia prima, quae Deus est, et habet potentiam activam ad cognoscendum, et est cognoscibilis.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod ab omnibus scientia Deo attribuitur ; diversimode tamen.

Quidam enim suo intellectu modum creatae scientiae transcendere non valentes, crediderunt quod scientia sit in Deo quasi aliqua dispositio addita essentiae eius, sicut et in nobis est ; quod est omnino erroneum et absurdum. Hoc enim posito, Deus summe simplex non esset ; esset enim in eo compositio substantiae et accidentis ; nec iterum ipse Deus esset suum esse : quia, ut dicit Boetius in libro de Hebdomadibus [ed. Peiper, p. 169,29], quod est, participare aliquo potest, sed ipsum esse nullo modo aliquo participat. Si ergo Deus participaret scientiam quasi dispositionem adiunctam, ipse non esset suum esse, et ita ab alio esse haberet, quod esset sibi causa essendi ; et sic non esset Deus.

Et ideo alii dixerunt, quod per hoc quod Deo scientiam attribuimus, vel aliquid huiusmodi, nihil in eo ponimus ; sed significamus eum esse causam scientiae in rebus creatis : ut ex hoc dicatur Deus sciens, quia scientiam creaturis infundit. Sed quamvis haec possit esse aliqua ratio veritatis huius propositionis, qua dicitur : Deus est sciens, quia scientiam causat, ut Origenes [Comm. in epist. ad Rom. X] et Augustinus [Enarr. in Ps. XLIII, 22] dicere videntur ; non tamen potest esse tota ratio veritatis, propter duo. Primo, quia eadem ratione de Deo praedicari posset quidquid in rebus causat, ut diceretur moveri, quia causat motum in rebus ; quod tamen non dicitur. Secundo, quia ea quae dicuntur de causatis et causis, non ex hoc causis inesse dicuntur scilicet propter causata ; sed magis causatis insunt propter hoc quod inveniuntur in causis : sicut ex hoc quod ignis est calidus, caliditatem aeri influit, et non e converso. Et similiter Deus ex hoc quod naturam scientificam habet, scientiam nobis infundit, et non e converso.

 

Et ideo alii dixerunt, quod scientia et alia huiusmodi attribuuntur Deo per quamdam similitudinem proportionis, sicut attribuitur ei ira vel misericordia, aut huiusmodi ceterae passiones. Dicitur enim Deus iratus, in quantum facit effectum similem irato ; quia punit, quod est effectus irae in nobis, quamvis in Deo passio irae esse non possit. Similiter dicunt, quod Deus dicitur sciens, quia effectum facit similem effectui scientis : sicut enim opera scientis procedunt ex determinatis principiis ad determinatos fines, ita opera naturae, quae divinitus fiunt, ut patet in II Physic. [l. 4 (194 a 21)]. Sed secundum hanc opinionem, scientia attribueretur Deo metaphorice, sicut et ira, et cetera huiusmodi ; quod dictis Dionysii [De div. nom. 7, 2] et aliorum sanctorum repugnat.

Et ideo aliter dicendum est, quod scientia Deo attributa, significat aliquid quod in Deo est, et similiter vita et essentia et cetera huiusmodi ; nec differunt quantum ad rem significatam, sed solum quantum ad modum intelligendi. Eadem enim res penitus in Deo est essentia, vita, scientia et quidquid huiusmodi de ipso dicitur ; sed intellectus noster diversas conceptiones habet intelligens in eo vitam, scientiam, et huiusmodi.

 

 

Nec tamen istae conceptiones sunt falsae ; conceptio enim intellectus nostri secundum hoc vera est, prout repraesentat per quamdam assimilationem rem intellectam ; alias enim falsa esset, si nihil subesset in re. Intellectus autem noster non hoc modo potest repraesentare per assimilationem Deum sicut repraesentat creaturas. Cum enim intelligit

aliquam creaturam, concipit formam quamdam, quae est similitudo rei secundum totam perfectionem ipsius, et sic definit res intellectas ; sed quia Deus in infinitum nostrum intellectum excedit, non potest forma per intellectum nostrum concepta repraesentare divinam essentiam complete, sed habet aliquam modicam imitationem eius ; sicut etiam videmus in rebus quae sunt extra animam, quod quaelibet res imitatur aliquo modo Deum, sed imperfecte ; unde et diversae res diversimode Deum imitantur, et secundum diversas formas repraesentant unam simplicem Dei formam, quia in illa forma perfecte unitur quidquid perfectionis distinctim et multipliciter in creaturis invenitur ; sicut etiam omnes proprietates numerorum in unitate quodammodo praeexistunt, et omnes potestates ministrorum in regno aliquo uniuntur in potestate regis.

Sed si esset aliqua res perfecte repraesentans Deum, non esset nisi una tantum, quia uno modo repraesentaret, et secundum unam formam ; et ideo non est nisi unus filius, qui est perfecta imago patris. Similiter etiam intellectus noster secundum diversas conceptiones repraesentat divinam perfectionem, quia unaquaeque imperfecta est ; si enim perfecta esset, esset una tantum, sicut est unum tantum verbum intellectus divini.

Sunt ergo plures conceptiones in intellectu nostro repraesentantes essentiam divinam ; unde essentia divina unicuique illarum respondet sicut res suae imagini imperfectae ; et sic omnes illae conceptiones intellectus sunt verae, quamvis sint plures de una (re). Et quia nomina non significant res nisi mediante intellectu, ut dicitur in I Periher. [cap. 2 (16 a 3)] ; ideo imponit plura nomina uni rei secundum diversos modos intelligendi, vel secundum diversas rationes, quod idem est ; quibus tamen omnibus respondet aliquid in re.

Ad primum igitur dicendum, quod scientia non se habet ex additione ad ens, nisi secundum quod intellectus accipit distinctim scientiam alicuius et essentiam eius ; additio enim distinctionem praesupponit. Unde, cum in Deo non distinguatur scientia et essentia, ut ex dictis patet, nisi secundum modum intelligendi ; nec scientia se habet in eo ex additione ad essentiam eius, nisi secundum modum intelligendi.

 

Ad secundum dicendum, quod non potest vere dici, quod scientia in Deo significet aliam perfectionem quam essentiam, sed quod significatur per modum alterius perfectionis ; secundum quod intellectus noster ex diversis conceptionibus quas de Deo habet, praedicta nomina imponit.

 

Ad tertium dicendum, quod cum nomina sint signa intellectuum : secundum hoc se habet aliquod nomen ad totalitatem alicuius rei significandam, secundum quod se habet intellectus in intelligendo. Intellectus autem noster totum Deum intelligere potest sed non totaliter, totum quidem quia necesse est ut de ipso

aut totum intelligatur, aut nihil,

cum in eo non sit pars et totum ; sed

dico, non totaliter, quia non perfecte

cognoscit ipsum, secundum quod ipse est in sui natura cognoscibilis ; sicut ille qui hanc conclusionem diameter est asimeter costae cognoscit probabiliter, ex hoc scilicet quod ab omnibus ita dicitur, non cognoscit eam totaliter, quia non pervenit ad perfectum modum cognitionis quo cognoscibilis est : quamvis totam cognoscat, nullam partem eius ignorans. Similiter ergo et nomina quae de Deo dicuntur, ipsum totum, sed non totaliter significant.

 

Ad quartum dicendum, quod quia illud quod in Deo est absque omni imperfectione, in creaturis cum aliquo defectu invenitur ; propter hoc oportet ut si aliquid in creaturis inventum Deo attribuamus, separemus totum quod ad imperfectionem pertinet, ut solum maneat hoc quod perfectionis est, quia secundum hoc tantum creatura Deum imitatur. Dico igitur, quod scientia quae in nobis invenitur, habet quidem aliquid perfectionis, et aliquid imperfectionis. Ad perfectionem quidem eius pertinet certitudo ipsius, quia quod scitur, certitudinaliter cognoscitur ; sed ad imperfectionem pertinet discursus intellectus a principiis in conclusiones, quarum est scientia ; hic enim discursus non contingit nisi secundum quod intellectus cognoscens principia, cognoscit conclusiones in potentia tantum ; si enim actu cognosceret, non esset ibi discursus ; cum motus non sit nisi exitus de potentia ad actum. Dicitur igitur in Deo scientia ratione certitudinis de rebus cognitis, non autem ratione discursus praedicti, qui etiam nec in Angelis invenitur, ut Dionysius dicit.

 

Ad quintum dicendum, quod quamvis Deo non sit aliquid magis et minus notum si consideretur modus cognoscentis, quia eodem intuitu omnia videt, tamen si consideretur modus rei cognitae, Deus cognoscit quaedam esse magis cognoscibilia in seipsis et quaedam minus ; sicut inter omnia maxime est cognoscibilis sua essentia, per quam quidem omnia cognoscit, non quidem aliquo discursu, cum simul videndo essentiam suam omnia videat. Unde etiam quantum ad istum ordinem qui potest attendi in divina cognitione ex parte cognitorum, etiam salvatur in Deo ratio scientiae ; ipse enim praecipue omnia per causam cognoscit.

 

Ad sextum dicendum, quod verbum illud Algazelis intelligendum est de scientia nostra, quae in nobis acquiritur per hoc quod res imprimunt similitudines suas in animas nostras ; sed in cognitione Dei est e converso, quia ab eius intellectu effluunt formae in omnes creaturas ; unde sicut scientia in nobis est sigillatio rerum in animabus nostris, ita e converso formae rerum non sunt nisi quaedam sigillatio divinae scientiae in rebus.

 

Ad septimum dicendum, quod scientia quae ponitur in Deo, non est per modum habitus, sed magis per modum actus, quia ipse semper actu omnia cognoscit.

 

Ad octavum dicendum, quod a causa agente non procedit effectus nisi secundum conditionem eius ; et ideo omnis effectus qui procedit per aliquam scientiam, sequitur determinationem scientiae, quae limitat conditiones eius ; et ideo res quarum scientia Dei est causa, non procedunt nisi quando determinatum est a Deo ut procedant ; et ideo non oportet ut res sint ab aeterno quamvis scientia Dei fuerit ab aeterno in actu.

 

Ad nonum dicendum, quod tunc intellectus dicitur scire de aliquo quid est, quando definit ipsum, id est quando concipit aliquam formam de ipsa re quae per omnia ipsi rei respondet. Iam autem ex dictis patet quod quidquid intellectus noster de Deo concipit, est deficiens a repraesentatione eius ; et ideo quid est ipsius Dei semper nobis occultum remanet ; et haec est summa cognitio quam de ipso in statu viae habere possumus, ut cognoscamus Deum esse supra omne id quod cogitamus de eo ; ut patet per Dionysium in I cap. de Mystica Theologia [§ 3].

 

Ad decimum dicendum, quod Deus dicitur omnem intellectus nostri formam subterfugere, non quin aliqua forma nostri intellectus ipsum aliquo modo repraesentet ; sed quia nulla eum repraesentat perfecte.

 

Ad undecimum dicendum, quod ratio quam significat nomen, est definitio, ut dicitur IV Metaph. [cap. 7 (1012 a 23)] ; et ideo illud est nomen proprie alicuius rei cuius significatum est eius definitio ; et quia, ut dictum est, nulla ratio significata per nomen definit ipsum Deum, nullum nomen a nobis impositum est proprie nomen eius, sed est proprie nomen creaturae, quae definitur ratione significata per nomen ; et tamen ista nomina quae sunt creaturarum nomina, Deo attribuuntur, secundum quod in creaturis aliqualiter similitudo eius repraesentatur.

 

Ad duodecimum dicendum, quod scientia quae Deo attribuitur, non est qualitas ; et praeterea qualitas quan­titati adveniens, est qualitas corporalis, non qualitas spiritualis, sicut est scientia.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 2 - DIEU SE CONNAÎT-IL, A-T-IL SCIENCE DE LUI-MÊME ?

(Secundo quaeritur utrum Deus cognoscat vel sciat seipsum.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Celui qui a une science est, par sa science, en relation à l’objet su. Or, comme dit Boèce au livre sur la Trinité, « en Dieu, l’essence contient l’unité, la relation diversifie la trinité », i.e. la trinité des Personnes. Il est donc nécessaire qu’en Dieu l’objet su soit personnellement distinct de celui qui a la science. Or la distinction des Personnes en Dieu n’autorise pas la tournure réflexive : en effet, on ne dit pas que le Père s’est engendré parce qu’il a engendré le Fils. On ne doit donc pas accorder qu’il y ait en Dieu la connaissance de soi-même.

 

2° Il est dit au livre des Causes : « Tout ce qui connaît sa propre essence revient à elle par un retour complet. » Or Dieu ne revient pas à son essence, puisqu’il ne sort jamais de son essence, et qu’il ne peut y avoir de retour lorsque nul départ n’a précédé. Dieu ne connaît donc pas son essence, et ainsi, il n’a pas science de lui-même.

 

 

 

3° La science est l’assimilation de celui qui a la science à la réalité sue. Or rien n’est semblable à soi-même car, comme dit saint Hilaire, « il n’y a pas de ressemblance à soi-même ». Dieu ne se connaît donc pas lui-même.

 

4° La science ne porte que sur l’universel. Or Dieu n’est pas un universel, car tout universel est obtenu par abstraction, et rien ne peut être abstrait de Dieu, puisqu’il est très simple. Dieu ne se connaît donc pas lui-même.

 

 

5° Si Dieu avait science de lui-même, il se penserait, puisque penser est plus simple que savoir et par conséquent doit être davantage attribué à Dieu. Or Dieu ne se pense pas. Il n’a donc pas non plus science de lui-même. Preuve de la mineure : saint Augustin dit au livre des 83 Questions, qu. 15 : « Tout ce qui se pense soi-même, se comprend. » Or rien ne peut être compris s’il n’est fini, comme saint Augustin le montre au même endroit. Dieu ne se pense donc pas.

 

6° Au même endroit, saint Augustin argumente ainsi : « Et notre intelligence ne tient pas à être infinie, même si elle le pouvait, parce qu’elle entend être connue d’elle-même. » D’où l’on déduit que ce qui veut se connaître ne veut pas être infini. Or Dieu veut être infini, puisqu’il l’est ; en effet, s’il était quelque chose qu’il ne voudrait pas être, il ne serait pas suprêmement heureux. Il ne veut donc pas être connu de lui-même ; il ne se connaît donc pas.

 

 

7° [Le répondant] disait que, bien que Dieu soit et veuille être infini en un sens absolu, cependant il n’est pas infini pour lui-même, mais fini, et il ne veut pas non plus être infini de la sorte. En sens contraire : comme il est dit au troisième livre de la Physique, on dit qu’une chose est infinie en ce sens qu’elle est infranchissable, et finie dans la mesure où elle est franchissable. Or, comme cela est prouvé au sixième livre de la Physique, l’infini ne peut être franchi ni par le fini ni par l’infini. Dieu ne peut donc, tout en étant infini, être fini pour lui-même.

 

 

8° Ce qui est bon pour Dieu, l’est dans l’absolu. Ce qui est fini pour Dieu, l’est donc aussi dans l’absolu. Or Dieu n’est pas fini dans l’absolu ; ni, par conséquent, fini pour lui-même.

 

9° Dieu ne se connaît que dans la mesure où il se rapporte à lui-même. Si donc il est fini pour lui-même, il se connaîtra lui-même de façon finie. Or il n’est pas fini. Il se connaîtra donc autrement qu’il n’est ; et ainsi, il aura de lui-même une connaissance fausse.

 

10° Parmi ceux qui connaissent Dieu, l’un connaît plus que l’autre pour autant que son mode de connaissance dépasse le mode de connaissance de l’autre. Or Dieu se connaît infiniment plus qu’il n’est connu d’aucun autre. Le mode par lequel il se connaît est donc infini ; il se connaît donc lui-même infiniment, et ainsi, il n’est pas fini pour lui-même.

 

 

11° Voici comment Saint Augustin prouve au livre des 83 Questions que nul ne peut penser une réalité plus qu’un autre : « Quiconque entend une chose autrement qu’elle n’est, se trompe ; et quiconque se trompe n’entend point ce en quoi il se trompe. Ainsi, quiconque entend une chose autrement qu’elle n’est, ne la conçoit pas : on ne peut donc concevoir une chose que telle qu’elle est. » Or, puisque la réalité est d’une façon unique, elle est pensée par

tous d’une façon unique ; voilà pourquoi « aucune réalité n’est mieux pensée par l’un que par l’autre ». Si donc Dieu se pensait lui-même, il ne se penserait pas plus qu’il n’est pensé par d’autres, et ainsi, la créature serait à quelque titre égale au Créateur, ce qui est absurde.

 

En sens contraire :

 

Denys dit au septième chapitre des Noms divins que « la Sagesse divine, en se connaissant elle-même, connaît toutes les autres choses ». Dieu connaît donc avant tout soi-même.

 

Solution :

 

Dire que quelque chose se connaît soi-même, c’est dire qu’il est connaissant et connu. Il est donc nécessaire, pour considérer de quelle façon Dieu peut se connaître lui-même, de voir quelle nature peut permettre à quelque chose d’être connaissant et connu.

 

Il faut donc savoir qu’une réalité est trouvée parfaite de deux façons : d’abord par la perfection de son être, lequel lui convient en raison de son espèce propre. Or, en n’im­porte quelle réalité créée, parce que l’être spécifique d’une réalité est distinct de l’être spécifique d’une autre, la perfection susdite qui est en chaque réalité manque d’autant plus de perfection au sens absolu qu’il se trouve davantage de perfection dans les autres espèces ; de sorte que la perfection de toute réalité considérée en soi est imparfaite, étant une partie de la perfection de l’univers entier, qui résulte des perfections réunies des réalités singulières. Aussi, pour qu’il y ait un remède à cette imperfection, il se trouve un autre mode de perfection dans les réalités créées, en tant que la perfection qui est propre à une réalité se rencontre dans une autre réalité ; et telle est la perfection du connaissant comme tel, car quelque chose est connu par le connaissant dans la mesure où le connu est lui-même en quelque façon dans le connaissant ; voilà pourquoi il est dit au troisième livre sur l’Âme que « l’âme est en quelque sorte toutes choses », parce qu’elle est de nature à connaître toutes choses. Et selon ce mode, il est possible que la perfection de tout l’univers existe en une seule réalité. Telle est par conséquent l’ultime perfection à laquelle l’âme puisse parvenir, d’après les philosophes : qu’en elle soit décrite la perfection de tout l’ordre de l’univers et de ses causes ; et c’est même en cela qu’ils placèrent la fin ultime de l’homme, elle qui sera selon nous dans la vision de Dieu, car, suivant saint Grégoire, « qu’y a-t-il que ne voient ceux qui voient Celui qui voit tout ? »

 

 

 

Or la perfection d’une réalité ne peut pas être en une autre avec l’être déterminé qu’elle avait dans la première ; aussi est-il nécessaire, pour que cette perfection soit de nature à être dans l’autre réalité, qu’elle soit considérée sans les choses qui sont de nature à la déterminer. Et parce que les formes et les perfections des réalités sont déterminées par la matière, de là vient qu’une réalité est connaissable dans la mesure où elle est séparée de la matière. Il est donc nécessaire que ce en quoi une telle perfection de la réalité est reçue soit, lui aussi, immatériel ; car, s’il était matériel, la perfection serait reçue en lui avec un être déterminé ; et ainsi, elle ne serait pas en lui en tant qu’elle est connaissable, c’est-à-dire à la façon dont la perfection qui existe en l’une est de nature à être dans l’autre. Voilà pourquoi les anciens philosophes se sont trompés, eux qui ont affirmé que le semblable était connu par le semblable, voulant signifier par là que l’âme, qui connaît toutes choses, était matériellement constituée de toutes choses, en sorte qu’elle connût la terre par la terre, l’eau par l’eau, et ainsi de suite. En effet, ils estimèrent que la perfection de la réalité connue devait exister dans le connaissant à la façon dont elle a un être déterminé dans la nature propre. Or ce n’est pas ainsi que la forme de la réalité connue est reçue dans le connaissant ; aussi le Commentateur dit-il au troisième livre sur l’Âme que le mode de réception par lequel les formes sont reçues dans l’intellect possible et dans la matière prime n’est pas le même, car il est nécessaire qu’une chose soit reçue immatériellement dans l’intel­ligence qui connaît.

 

Et ainsi, nous voyons que la nature de la connaissance dans les réalités se trouve conforme à l’ordre de l’immatérialité en elles : en effet, les plantes et les autres choses qui leur sont inférieures ne peuvent rien recevoir immatériellement, et c’est pourquoi elles sont privées de toute connaissance, comme cela est clair au deuxième livre sur l’Âme. Le sens, lui, reçoit certes des espèces sans matière, mais néanmoins avec les déterminations matérielles. L’intelligence reçoit des espèces dépouillées même des déterminations matérielles. Semblablement, il y a aussi un ordre dans les choses connaissables. En effet, les réalités matérielles, comme dit le Commentateur, ne sont intelligibles que parce que nous les rendons intelligibles, car elles sont intelligibles en puissance seulement, mais sont rendues intelligibles en acte par la lumière de l’intellect agent, tout comme les couleurs sont rendues visibles en acte par la lumière du soleil. En revanche, les réalités immatérielles sont intelligibles par elles-mêmes ; elles sont donc mieux connues par nature, quoiqu’elles soient moins connues de nous. Ainsi donc, puisque Dieu, étant entièrement exempt de toute potentialité, est dans une extrême séparation de la matière, il reste qu’il est au plus haut point apte à connaître et au plus haut point connaissable ; donc, autant sa nature a réellement l’être, autant la notion de connaissable lui convient. Et parce que Dieu est dans la mesure où sa nature lui appartient, il connaît aussi dans la mesure où sa nature lui appartient, lui qui est au plus haut point apte à connaître ; c’est pourquoi Avicenne dit au huitième livre de sa Métaphysique : « Il se pense et s’appré­hende lui-même en tant qu’il a la quiddité pure » – pure de matière, cela s’entend – « d’une chose qui est lui-même. »

 

Réponse aux objections :

 

1° En Dieu, la trinité des Personnes est diversifiée par les relations qui sont réellement en lui, à savoir les relations d’origine ; mais la relation qui est connotée lorsqu’on dit « Dieu a science de lui-même » est une relation non pas réelle, mais seulement de raison ; en effet, chaque fois que le même est référé à soi, une telle relation n’est pas quelque chose dans la réalité, mais seulement dans la raison, attendu que la relation réelle exige deux extrémités.

 

 

2° La tournure employée quand on dit : « ce qui se connaît revient à son essence », est une tournure métaphorique ; en effet, il n’y a pas de mouvement dans le penser, comme cela est prouvé au septième livre de la Physique. Il n’y a donc pas là non plus, à proprement parler, de départ ou de retour, mais on dit qu’il y a processus ou mouvement parce qu’on se rend d’une chose connaissable à une autre ; et en nous, cela se fait assurément par un certain processus discursif selon lequel il y a une sortie et un retour dans notre âme au moment où elle se connaît elle-même. En effet, l’acte qui émane d’elle se termine d’abord à l’objet, ensuite elle fait retour sur l’acte, et enfin sur la puissance et l’essence, puisque les actes sont connus au moyen des objets et les puissances au moyen des actes. Mais dans la connaissance divine, comme on l’a déjà dit, il n’y a pas de processus discursif comme si Dieu allait à l’inconnu par le connu. Néanmoins, du côté des choses connaissables on peut trouver un certain circuit dans sa connaissance, à savoir, lorsque connaissant son essence il regarde les autres réalités, en lesquelles il voit une ressemblance de son essence, et qu’ainsi il revient d’une certaine façon à son essence, sans pour cela connaître son essence à partir d’autres réalités, comme c’était le cas dans notre âme. Et cependant, il faut savoir qu’au livre des Causes le retour à son essence n’est pas appelé autrement que « la subsistance de la réalité en elle-même ». En effet, les formes qui ne subsistent pas en elles-mêmes sont répandues sur autre chose et nullement rassemblées en elles-mêmes ; mais les formes qui subsistent en elles-mêmes sont répandues de telle sorte sur les autres réalités, les perfectionnant ou influant sur elles, que ces formes demeurent par soi en elles-mêmes ; et c’est de cette façon que Dieu revient parfaitement à son essence car, pourvoyant à tout, et par suite sortant et procédant pour ainsi dire vers toutes choses, il demeure fixe en lui-même et non mêlé aux autres choses.

 

3° La ressemblance qui est une relation réelle requiert la distinction des réalités ; mais pour celle qui n’est qu’une relation de raison, il suffit d’une distinction de raison entre les termes semblables.

 

4° L’universel est intelligible parce qu’il est séparé de la matière ; par conséquent, les choses qui ne sont pas séparées de la matière par un acte de notre intelligence mais sont par elles-mêmes libres de toute matière, sont connaissables au plus haut point ; et ainsi, Dieu est intelligible au plus haut point, quoiqu’il ne soit pas un universel.

 

5° Dieu, à la fois, a science de lui-même, se pense et se comprend, quoique, absolument parlant, il soit infini. En effet, il n’est pas infini par privation, car la notion de l’infini par privation se rattache à la quantité : il comporte en effet une partie après l’autre, à l’infini. Si donc il doit être connu sous l’aspect de son infinité, c’est-à-dire de telle façon qu’il soit connu partie après partie, il ne pourra nullement être compris, car on ne pourra jamais arriver à la fin, puisqu’il n’a pas de fin. Mais Dieu est appelé infini par négation, c’est-à-dire que son essence n’est pas limitée par quelque chose. En effet, toute forme reçue en quelque chose est délimitée par le mode de ce qui reçoit ; puis donc que l’être divin, étant lui-même son être, n’est pas reçu en quelque chose, en ce sens son être n’est pas fini, et par suite son essence est appelée infinie. Et parce qu’en n’importe quelle intelligence créée la puissance cognitive, étant reçue en quelque chose, est finie, notre intelligence ne peut parvenir à connaître Dieu aussi clairement qu’il est connaissable ; et par conséquent il ne peut le comprendre, car il ne parvient pas à finir de le connaître, ce qui est le comprendre, comme on l’a déjà dit. Par contre, de la même façon que l’essence de Dieu est infinie, sa puissance cognitive est également infinie : sa connaissance est donc aussi efficace que son essence ; voilà pourquoi il parvient à la parfaite connaissance de soi. Et si l’on dit qu’il se comprend, ce n’est pas que par une telle compréhension une limite soit fixée au connu lui-même, mais c’est en raison de la perfection de cette connaissance à laquelle rien ne manque.

6° Puisque, par sa nature, notre intelligence est finie, elle ne peut comprendre ou penser parfaitement un infini ; voilà pourquoi, si l’on suppose que la nature de l’intelligence est telle, l’argument de saint Augustin est probant ; mais la nature de l’intelligence divine est autre, et c’est pourquoi la conclusion ne suit pas.

 

 

7° À bien entendre le mot « Dieu », Dieu n’est fini, à proprement parler, ni pour les autres ni pour lui-même ; mais si on le dit fini pour lui-même, c’est parce qu’il est connu par lui-même tout comme quelque chose de fini est connu par une intelligence finie. En effet, de même que l’intelligence finie peut parvenir à finir de connaître une réalité finie, de même l’intelligence divine parvient à finir de connaître Dieu lui-même. Mais la notion d’infini qui a le sens d’infranchissable est celle de l’infini par privation, qui est étranger à notre propos.

 

8° Pour tous ces prédicats qui signifient la quantité et regardent la perfection, si une chose est telle par rapport à Dieu, il s’ensuit qu’elle est telle dans l’absolu ; par exemple, si une chose est grande par rapport à Dieu, alors elle est grande dans l’absolu. Mais pour ceux qui regardent l’imperfection, cela ne s’ensuit pas : en effet, si une chose est petite par rapport à Dieu, il ne s’ensuit pas qu’elle soit petite dans l’absolu ; car toutes choses, comparées à Dieu, ne sont rien, et pourtant elles ne sont pas rien dans l’absolu. Donc, ce qui est bon par rapport à Dieu, est bon dans l’absolu ; mais si une chose est finie pour Dieu, il ne s’ensuit pas qu’elle soit finie dans l’absolu, car le fini se rattache à une certaine imperfection, mais le bien, à une perfection ; dans les deux cas, cependant, est tel dans l’absolu ce qui au jugement de Dieu est trouvé tel.

 

 

 

9° Quand on dit : « Dieu se connaît lui-même de façon finie », cela peut s’entendre en deux sens : d’abord en sorte que « façon » se réfère à la réalité connue ; le sens est alors, qu’il connaît qu’il est fini ; et avec ce sens la proposition est fausse, car dans ce cas sa connaissance serait fausse. Ensuite, en sorte que « façon » soit référé au connaissant, et ainsi, on peut encore distinguer : d’abord de telle sorte que l’expres­sion « de façon finie » ne signifie rien d’autre que « de façon parfaite » ; on dit, alors, qu’il connaît de façon finie, parce qu’il parvient à finir de connaître ; et ainsi, Dieu se connaît lui-même de façon finie. Ensuite de telle sorte que l’expression « de façon finie » concerne l’efficace de la connaissance, et en ce sens il se connaît de façon infinie, car sa connaissance est infiniment efficace. Et qu’il soit fini pour lui-même de la façon susmentionnée, ne permet de conclure qu’il se connaît de façon finie que dans le sens où l’on a dit que c’était vrai.

 

10° Ce raisonnement vaut dans la mesure où l’expression « de façon finie » regarde l’efficace de la connaissance ; et dans ce cas, il est clair qu’il ne se connaît pas de façon finie.

 

 

11° Quand nous disons que l’un pense plus que l’autre, cela peut s’entendre de deux façons : d’abord en sorte que le mot « plus » concerne le mode de la réalité connue, et ainsi, aucun parmi les êtres pensants ne pense plus que l’autre au sujet de la réalité pensée, en tant qu’elle est pensée ; en effet, quiconque attribue à la réalité pensée plus ou moins que ne comporte la nature de la réalité, se trompe et ne pense pas. Ensuite, on peut référer cela au mode du connaissant ; et dans ce cas, l’un pense plus que l’autre dans la mesure où il pense avec plus de pénétration que l’autre, comme l’ange comparé à l’homme, et Dieu à l’ange, et ce à cause d’une plus puissante faculté de pensée. Et la tournure employée dans cette preuve, à savoir : « penser une réalité autrement qu’elle n’est », est à distinguer semblablement ; en effet, si le mot « autre­ment » désigne le mode de la réalité connue, alors aucun être pensant ne pense la réalité autrement qu’elle n’est, car ce serait penser que la réalité est autrement qu’elle n’est ; mais si « autrement » désigne le mode du connaissant, alors n’importe quel être qui pense une réalité matérielle la pense autrement qu’elle n’est, car la réalité qui a l’être matériellement est pensée seulement de façon immatérielle.

 

Et videtur quod non.

 

Sciens enim refertur ad scitum secundum suam scientiam. Sed sicut dicit Boetius in libro de Trinitate [cap. 6], essentia in divinis continet unitatem, relatio multiplicat Trinitatem, scilicet personarum. Ergo oportet quod in Deo scitum sit distinctum personaliter a sciente. Sed distinctio personarum in divinis non patitur reciprocam locutionem ; non enim pater dicitur se genuisse, quia genuit filium. Ergo in Deo concedi non debet quod cognoscat seipsum.

 

Praeterea, in libro de Causis [prop. 15 (14)] dicitur : omnis sciens essentiam suam, est rediens ad essentiam suam reditione completa. Sed Deus non redit ad essentiam suam, cum nunquam ab essentia sua egrediatur, nec possit esse reditio ubi non praecessit discessus. Ergo Deus non cognoscit essentiam suam, et ita nescit seipsum.

 

Praeterea, scientia est assimilatio scientis ad rem scitam. Sed nihil est simile sibi ipsi ; quia similitudo non sibi est, ut Hilarius [De Trin. III, 23] dicit. Ergo Deus non cognoscit seipsum.

 

Praeterea, scientia non est nisi de universali. Sed Deus non est universale : quia universale omne est per abstractionem ; a Deo autem, cum sit simplicissimus, non potest fieri abstractio. Ergo Deus non cognoscit seipsum.

 

Praeterea, si Deus sciret se, intelligeret se, cum intelligere sit simplicius quam scire et per hoc Deo magis attribuendum. Sed Deus non intelligit se. Ergo nec scit se. Probatio mediae. Augustinus dicit in libro LXXXIII Quaestionum, quaest. 16 [15] : omne quod se intelligit, comprehendit se. Nihil autem potest comprehendi nisi finitum, ut patet per Augustinum ex eodem loco. Ergo Deus non intelligit se.

 

Praeterea, Augustinus sic argumentatur ibidem : nec intellectus noster infinitus esse vult quamvis possit, quia notus sibi esse vult. Ex quo habetur, quod illud quod vult se nosse, non vult esse infinitum. Sed Deus vult se esse infinitum, cum sit infinitus ; si enim esset aliquid quod se esse non vellet, non esset summe beatus. Ergo non vult sibi esse notus ; ergo non cognoscit se.

 

 

Sed dicebat, quod quamvis Deus sit infinitus simpliciter, et velit se esse infinitum simpliciter ; non tamen est infinitus sibi, sed finitus ; et sic etiam non vult se esse infinitum. – Sed contra, ut dicitur in III Physic. [l. 7 (204 a 3)], infinitum dicitur aliquid secundum quod est intransibile, et finitum secundum quod est transibile. Sed, sicut probatum est in VI Physic. [l. 9 (237 b 23)], infinitum non potest transiri neque a finito neque ab infinito. Ergo Deus, quamvis sit infinitus, non potest sibi ipsi esse finitus.

 

Praeterea, illud quod est Deo bonum, simpliciter est bonum. Ergo et quod est Deo finitum, simpliciter est finitum. Sed Deus non est simpliciter finitus. Ergo nec sibi ipsi finitus.

 

Praeterea, Deus non cognoscit se nisi secundum quod ad seipsum comparatur. Si ergo sibi ipsi est finitus, cognoscet seipsum finite. Non est autem finitus. Ergo cognoscet se aliter quam sit ; et ita de seipso habebit cognitionem falsam.

 

Praeterea, inter eos qui cognoscunt Deum, unus alio magis cognoscit, secundum quod modus cognitionis unius excedit modum cognitionis alterius. Sed Deus in infinitum magis se cognoscit quam aliquis alius eum cognoscat. Ergo modus quo se cognoscit, est infinitus ; ergo seipsum infinite cognoscit, et sic non est sibi ipsi finitus.

 

Praeterea, Augustinus in libro LXXXIII Quaestionum [qu. 32], probat quod rem aliquam non potest alius alio plus intelligere, hoc modo. Quisquis ullam rem aliter quam est, intelligit, fallitur ; et omnis qui fallitur, id in quo fallitur, non intelligit ; quisquis igitur ullam rem aliter quam est intelligit, non eam intelligit. Non igitur potest quidquam intelligi nisi ut est. Ergo cum res sit uno modo, ab omnibus uno modo intelligitur ; et ideo nullam rem unus alio melius intelligit. Si ergo Deus seipsum intelligeret, non se plus intelligeret quam alii eum intelligant, et sic in aliquo creatura creatori aequaretur ; quod est absurdum.

 

 

 

Sed contra est quod Dionysius dicit, VII cap. de Divinis Nominibus [§ 2] quod divina sapientia seipsam cognoscens, omnia alia cognoscit. Ergo Deus praecipue cognoscit seipsum.

 

 

 

Solutio. Dicendum, quod cum dicitur aliquid seipsum cognoscere, dicitur illud esse cognoscens et cognitum. Unde ad considerandum qualiter Deus seipsum cognoscat, oportet videre per quam naturam aliquid sit cognoscens et cognitum.

 

Sciendum igitur est, quod res aliqua invenitur perfecta dupliciter. Uno modo secundum perfectionem sui esse, quod ei competit secundum propriam speciem. Sed quia esse specificum unius rei est distinctum ab esse specifico alterius rei, ideo in qualibet re creata huiusmodi perfectioni in unaquaque re, tantum deest de perfectione simpliciter, quantum perfectionis in speciebus aliis invenitur ; ut sic cuiuslibet rei perfectio in se consideratae sit imperfecta, veluti pars perfectionis totius universi, quae consurgit ex singularum re­rum perfectionibus, invicem congre­gatis. Unde ut huic imperfectioni aliquod remedium esset, invenitur alius modus perfectionis in rebus creatis, secundum quod perfectio quae est propria unius rei, in altera re invenitur ; et haec est perfectio cognoscentis in quantum est cognoscens, quia secundum hoc a cognoscente aliquid cognoscitur quod ipsum cognitum est aliquo modo apud cognoscentem ; et ideo in III de Anima [cap. 8 (431 b 21)] dicitur, anima esse quodammodo omnia, quia nata est omnia cognoscere. Et secundum hunc modum possibile est ut in una re totius universi perfectio existat. Unde haec est ultima perfectio ad quam anima potest pervenire, secundum philosophos, ut in ea describatur totus ordo universi, et causarum eius ; in quo etiam finem ultimum hominis posuerunt, quod secundum nos, erit in visione Dei, quia secundum Gregorium [Dialog. IV, 33], quid est quod non videant qui videntem omnia vident ?

Perfectio autem unius rei in altero esse non potest secundum determinatum esse quod habebat in re illa ; et ideo ad hoc quod nata sit esse in re altera, oportet eam considerari absque his quae nata sunt eam determinare. Et quia formae et perfectiones rerum per materiam determinantur, inde est quod secundum hoc aliqua res est cognoscibilis secundum quod a materia separatur. Unde oportet ut et illud in quo suscipitur talis rei perfectio, sit immateriale ; si enim esset materiale, perfectio recepta esset in eo secundum aliquod esse determinatum ; et ita non esset in eo secundum quod est cognoscibilis ; scilicet ut, existens perfectio unius, est nata esse in altero. Et ideo erraverunt antiqui philosophi, qui posuerunt simile simili cognosci, volentes, per hoc, quod anima, quae cognoscit omnia, ex omnibus materialiter constitueretur : ut terra terram cognosceret, aqua aquam, et sic de aliis. Putaverunt enim quod perfectio rei cognitae in cognoscente esse debeat secundum quod habet esse determinatum in propria natura. Non autem ita recipitur forma rei cognitae in cognoscente ; unde et Commentator dicit in III de Anima [comm. 5], quod non idem est modus receptionis quo formae recipiuntur in intellectu possibili et in materia prima ; quia oportet in intellectu cognoscente recipi aliquid immaterialiter.

 

 

Et ideo videmus, quod secundum ordinem immaterialitatis in rebus, secundum hoc in eis natura cognitionis invenitur : plantae enim, et alia quae infra sunt, nihil immaterialiter possunt recipere ; et ideo omni cognitione privantur, ut patet II de Anima [l. 24 (424 a 32)]. Sensus autem recipit quidem species sine materia, sed tamen cum conditionibus materialibus. Intellectus etiam a conditionibus materialibus species depuratas recipit. Similiter est etiam ordo in cognoscibilibus. Res enim materiales, ut Commentator [De anima III, comm. 5 et 18 ; Metaph. II, comm. 1] dicit, non sunt intelligibiles, nisi quia nos facimus eas intelligibiles : sunt enim intelligibiles in potentia tantum ; sed actu intelligibiles efficiuntur per lumen intellectus agentis, sicut et colores actu visibiles per lumen solis. Sed res immateriales sunt intelligibiles per seipsas ; unde magis sunt notae secundum naturam, quamvis sint minus notae nobis. Quia igitur Deus est in fine separationis a materia, cum ab omni potentialitate sit penitus immunis ; relinquitur quod ipse est maxime cognoscitivus, et maxime cognoscibilis ; unde eius natura secundum hoc quod habet esse realiter, secundum hoc competit ei ratio cognoscibilitatis. Et quia secundum hoc Deus est secundum quod natura sua est sibi ; secundum hoc etiam cognoscit secundum quod natura sua est sibi maxime cognoscitivo ; unde Avicenna dicit in VIII suae Metaphysicae [cap. 6], quod ipse est intellector et apprehensor sui eo quod sua quidditas spoliata, scilicet a materia, est rei quae est ipsemet.

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod Trinitas personarum multiplicatur in divinis per relationes quae realiter sunt in Deo, scilicet relationes originis ; sed relatio quae consignificatur, cum dicitur, Deus scit seipsum, non est realis aliqua relatio, sed rationis tantum : quandocumque enim idem ad seipsum refertur, non est talis relatio aliquid in re, sed in ratione tantum, eo quod realis exigit duo extrema.

 

Ad secundum dicendum, quod locutio haec qua dicitur, quod sciens se, ad essentiam suam redit, est locutio metaphorica ; non enim in intelligendo est motus, ut probatur in VII Physicorum [l. 6 (247 a 28)]. Unde nec, proprie loquendo, est ibi recessus aut reditus ; sed pro tanto dicitur ibi esse processus vel motus, in quantum ex uno cognoscibili pervenitur ad aliud ; et quidem in nobis fit per quemdam discursum, secundum quem est exitus et reditus in animam nostram, dum cognoscit seipsam. Primo enim actus ab ipsa exiens terminatur ad obiectum ; et deinde reflectitur super actum ; et demum supra potentiam et essentiam, secundum quod actus cognoscuntur ex obiectis, et potentiae per actus. Sed in divina cognitione non est aliquis discursus, ut prius dictum est, quasi per notum in ignotum deveniat. Nihilominus tamen ex parte cognoscibilium potest quidam circuitus in eius cognitione inveniri ; dum scilicet cognoscens essentiam suam res alias intuetur, in quibus suae essentiae similitudinem videt, et sic quodammodo ad suam essentiam redit, non quasi suam essentiam ex rebus aliis cognoscens, sicut in nostra anima accidebat. Sed tamen sciendum, quod reditio ad essentiam suam in libro de Causis [comm. 15 (14) et prop. 27 (26)] nihil aliud dicitur nisi subsistentia rei in seipsa. Formae enim in se non subsistentes, sunt super aliud effusae et nullatenus ad seipsas collectae ; sed formae in se subsistentes ita ad res alias effunduntur, eas perficiendo, vel eis influendo, quod in seipsis per se manent ; et secundum hunc modum Deus maxime ad essentiam suam redit, quia omnibus providens, ac per hoc in omnia quodammodo exiens et procedens, in seipso fixus et immixtus ceteris permanet.

 

Ad tertium dicendum, quod similitudo quae est relatio realis, distinctionem rerum requirit ; sed ei quae est rationis relatio tantum, sufficit in similibus distinctio rationis.

 

Ad quartum dicendum, quod universale pro tanto est intelligibile, quia est a materia separatum ; unde illa quae non sunt per actum intellectus nostri a materia separata, sed per seipsa sunt ab omni materia libera, maxime cognoscibilia sunt ; et sic Deus maxime intelligibilis est, quamvis non sit universale.

 

Ad quintum dicendum, quod Deus et scit se, et intelligit se, et comprehendit se, quamvis, simpliciter loquendo, infinitus sit ; non enim est infinitus privative, sic enim ratio infiniti congruit quantitati ; habet enim partem post partem in infinitum. Unde si debeat cognosci secundum rationem suae infinitatis, ut scilicet pars post partem cognoscatur, nullo modo poterit comprehendi, quia numquam poterit veniri ad finem, cum finem non habeat. Sed Deus dicitur infinitus negative, quia scilicet eius essentia per aliquid non limitatur. Omnis enim forma in aliquo recepta terminatur secundum modum recipientis ; unde, cum esse divinum non sit in aliquo receptum, quia ipse est suum esse, secundum hoc esse suum non est finitum, et pro tanto dicitur eius essentia infinita. Et quia in quolibet intellectu creato vis cognoscitiva finita est, cum sit in aliquo recepta ; non potest intellectus noster pervenire ad cognoscendum ipsum ita clare sicut cognoscibilis est : et secundum hoc non potest ipsum comprehendere, quia non pervenit ad finem cognitionis in ipso, quod est comprehendere, ut supra dictum est. Sed quia eodem modo quo essentia divina est infinita, et vis cognoscitiva ipsius est infinita ; sua cognitio est tantum efficax quanta est eius essentia, et ideo pervenit ad perfectam sui cognitionem ; et secundum hoc se comprehendere dicitur, non quia per comprehensionem talem ipsi cognito finis aliquis statuatur ; sed propter perfectionem cognitionis cui nihil deest.

 

Ad sextum dicendum, quod intellectus noster, cum sit finitus secundum suam naturam, non potest aliquod infinitum comprehendere, vel perfecte intelligere ; et ideo supposita ista eius natura, procedit ratio Augustini ; sed natura intellectus divini est alia ; et propter hoc ratio non sequitur.

 

Ad septimum dicendum, quod si fiat vis in verbo Deus, proprie loquendo, nec aliis nec sibi finitus est ; sed pro tanto dicitur sibi finitus, quia hoc modo a seipso cognoscitur sicut aliquid finitum ab intellectu finito ; sicut enim intellectus finitus potest pervenire ad finem cognitionis in re finita, ita intellectus eius pervenit ad finem cognitionis sui ipsius. Illa tamen ratio infiniti qua dicitur intransibile, est infiniti privative accepti, de quo nihil ad propositum.

 

Ad octavum dicendum, quod in omnibus illis quae designant quantitatem in his quae ad perfectionem pertinent, sequitur, si aliquid comparatum Deo sit tale, quod simpliciter sit tale ; sicut si, Deo comparatum, est magnum, quod sit simpliciter magnum. Sed in illis quae pertinent ad imperfectionem, non sequitur : non enim sequitur si aliquid, Deo comparatum, sit parvum, quod simpliciter sit parvum ; quia omnia Deo comparata nihil sunt, et tamen simpliciter non nihil sunt. Unde quod est bonum Deo comparatum, simpliciter bonum est ; sed quod est finitum Deo, non sequitur simpliciter finitum esse ; quia finitum ad quamdam imperfectionem pertinet ; sed bonum ad perfectionem ; in utrisque tamen aliquid simpliciter est tale, quod secundum iudicium divinum tale invenitur.

 

Ad nonum dicendum, quod cum dicitur, Deus finite seipsum cognoscit, hoc dupliciter intelligi potest. Uno modo ut modus referatur ad rem cognitam, ut, scilicet, cognoscat se esse finitum ; et secundum hunc intellectum est falsum, quia sic cognitio sua esset falsa. Alio modo ut modus referatur ad cognoscentem, et sic adhuc dupliciter potest intelligi : uno modo ut ly finite nihil aliud sit quam perfecte ; ut dicatur finite cognoscere, quia pervenit ad finem cognitionis ; et sic Deus seipsum finite cognoscit ; alio modo ut ly finite pertineat ad efficaciam cognitionis ; et secundum hoc se infinite cognoscit, quia eius cognitio est in infinitum efficax. Ex hoc autem quod sibi ipsi est finitus modo praedicto, non potest concludi quod se finite cognoscat, nisi eo modo quo dictum est verum esse.

 

Ad decimum dicendum, quod ratio illa procedit secundum quod ly finite pertinet ad efficaciam cognitionis ; et sic planum est quod non cognoscit se finite.

 

 

Ad undecimum dicendum, quod cum alium alio plus intelligere dicimus, dupliciter potest intelligi. Uno modo ut ly plus pertineat ad modum rei cognitae ; et sic nullus intelligentium plus alio intelligit de re intellecta secundum quod est intellecta ; quicumque enim rei intellectae plus attribuit vel minus quam natura rei habeat, errat, et non intelligit. Alio modo potest referri ad modum cognoscentis ; et sic unus alio plus intelligit, secundum quod unus alio perspicacius intelligit, sicut Angelus homine, et Deus Angelo, et hoc propter potentiorem vim intelligendi. Et similiter etiam est distinguenda illa quae ad hoc probandum assumitur, scilicet intelligere rem aliter quam sit ; si enim ly aliter sit modus rei cognitae, tunc nullus intelligens intelligit rem aliter quam sit, quia hoc esset intelligere rem esse aliter quam sit ; si autem sit modus cognoscentis, sic quilibet intelligens rem materialem, intelligit aliter quam sit ; quia res quae habet esse materialiter, immaterialiter solum intelligitur.

 

 

 

 

 

 

Article 3 - DIEU CONNAÎT-IL D’AUTRES CHOSES QUE LUI-MÊME ?

(Tertio quaeritur utrum Deus cognoscat alia a se.)

 

 

Il semble que non.

 

1° L’objet pensé est une perfection de celui qui pense. Or rien d’autre que Dieu ne peut être une perfection de Dieu, car en ce cas il y aurait quelque chose de plus noble que lui. Donc rien d’autre que lui ne peut être pensé par lui.

 

2° [Le répondant] disait que la réalité ou la créature, en tant qu’elle est connue par Dieu, fait un avec lui. En sens contraire : la créature ne fait un avec Dieu qu’en tant qu’elle est en lui. Si donc Dieu ne connaît la créature que dans la mesure où elle fait un avec lui, il ne connaîtra la créature qu’en tant qu’elle est en lui ; et ainsi, il ne la connaîtra pas en sa nature propre.

 

 

3° Si l’intelligence divine connaît la créature, elle la connaît soit par l’essence divine, soit par quelque chose d’extérieur. Si c’était par un médium extérieur, alors, puisque tout médium par lequel on connaît est une perfection du connaissant – car il est la forme du connaissant en tant que tel, comme on le voit clairement pour l’espèce de la pierre dans la pupille –, il s’ensuivrait qu’une chose extérieure à Dieu serait sa perfection, ce qui est absurde. Et si l’intel­ligence divine connaît la créature par l’essence divine, alors, puisque celle-ci est autre chose que la créature, il s’ensui­vra qu’il connaîtra une chose à partir d’une autre. Or toute intelligence qui connaît une chose à partir d’une autre est une intelligence qui procède discursivement et en raisonnant. Il y a donc dans l’intelli­gence divine un processus discursif, et ainsi, elle sera imparfaite, ce qui est absurde.

 

4° Le médium par lequel une réalité est connue doit être proportionné à ce qui est connu par lui. Or l’essence divine n’est pas proportionnée à la créature elle-même, puisqu’elle la dépasse à l’infini et qu’il n’y a aucune proportion entre l’infini et le fini. Dieu ne peut donc pas, en connaissant son essence, connaître la créature.

 

 

5° Le Philosophe prouve au onzième livre de la Métaphysique que Dieu se connaît seulement lui-même. Or « seulement » a le même sens que « pas avec autre chose ». Il ne connaît donc pas les choses autres que lui.

 

6° S’il connaît d’autres choses que lui-même, alors, puisqu’il se connaît, il connaîtra lui-même et les autres choses soit par la même raison formelle, soit par des raisons formelles différentes. Si c’est par la même, alors, puisqu’il se connaît par son essence, il s’ensuit qu’il connaîtra aussi les autres réalités par leurs essences, ce qui est impossible. Et si c’est par des raisons formelles différentes, alors, puisque la connaissance du connaissant dépend de la raison formelle par laquelle l’objet est connu, il se produira que de la multiplicité et de la diversité se rencontreront dans la connaissance divine, ce qui s’oppose à la simplicité divine. Dieu ne connaît donc aucunement la créature.

 

7° La créature est plus distante de Dieu que la Personne du Père n’est distante de la nature de la déité. Or ce n’est pas par le même [principe] que Dieu connaît qu’il est Dieu et qu’il connaît qu’il est Père : car dans la proposition « Il connaît qu’il est Père », la notion de Père est incluse, mais ne l’est pas dans la suivante : « Il connaît qu’il est Dieu. » Donc à bien plus forte raison, s’il connaît la créature, il connaîtra soi-même et la créature par des raisons formelles différentes, ce qui est absurde, comme on l’a prouvé.

 

 

 

8° Les principes de l’être et du connaître sont les mêmes. Or le Père n’est pas Père et Dieu par le même [principe], comme dit saint Augustin. Le Père ne connaît donc pas par le même [principe] qu’il est Père et qu’il est Dieu ; et à bien plus forte raison, s’il connaît la créature, il ne connaîtra pas par le même [principe] lui-même et la créature.

 

 

9° La science est assimilation de celui qui sait à l’objet su. Or, entre Dieu et la créature, l’assimilation est minime, puisque la distance y est très grande. Dieu a donc des créatures une connaissance minime, voire nulle.

 

10° Tout ce que Dieu connaît, il le voit. Or Dieu ne voit rien à l’extérieur de lui-même, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Il ne connaît donc rien non plus en dehors de lui.

 

 

11° Le rapport entre la créature et Dieu est identique à celui entre le point et la ligne ; c’est pourquoi Trismégiste a dit : « Dieu est une sphère intelligible dont le centre est partout et la circonférence nulle part », entendant par « centre » la créature, comme l’interprète Alain. Or rien ne se perd de la quantité de la ligne, si l’on en retire un point. Rien non plus, donc, ne se perd de la perfection divine, si la connaissance de la créature lui est retirée. Or tout ce qui est en lui relève de sa perfection, puisque rien n’est en lui de façon accidentelle. Il n’a donc pas connaissance des créatures.12° Tout ce que Dieu connaît, il le connaît de toute éternité, attendu que sa science ne varie pas. Or tout ce qu’il connaît est étant, car il n’y a de connaissance que de l’étant. Tout ce que Dieu connaît a donc existé de toute éternité. Or aucune créature n’a existé de toute éternité. Il ne connaît donc aucune créature.

 

13° Tout ce qui est perfectionné par une autre chose, a en soi une puissance passive relativement à cette chose, car la perfection est comme la forme du parfait. Or Dieu n’a pas en lui-même de puissance passive ; en effet, cette puissance est principe de transmutation, laquelle est étrangère à Dieu. Il n’est donc pas perfectionné par autre chose que lui. Or la perfection du connaissant dépend de la chose connaissable, car la perfection du connaissant est dans ce qu’il connaît en acte, et qui n’est autre que la chose connaissable. Dieu ne connaît donc pas autre chose que lui-même.

 

14° Comme il est dit au quatrième livre de la Métaphysique, « le moteur est, par nature, antérieur à ce qui est mû ». Or, de même que le sensible meut le sens, comme il est dit au même endroit, de même l’intel­ligible meut l’intelligence. Si donc Dieu pensait quelque chose d’autre que lui, il s’ensuivrait que quelque chose serait antérieur à lui ; ce qui est absurde.

 

15° Tout ce qui est pensé cause une

délectation dans le sujet qui pense ; c’est pourquoi on lit au premier livre de la Métaphysique : « Tous les hommes, par nature, désirent savoir ; et la preuve en est la

délectation des sens », suivant la leçon de certains livres. Si donc Dieu connaissait quelque chose d’autre que lui-même, cette autre chose serait la cause d’une délectation en lui, ce qui est absurde.

 

16° Rien n’est connu que par sa nature d’étant. Or la créature tient plus du non-être que de l’être, comme on le voit chez saint Ambroise et en de nombreuses paroles de saints. La créature est donc pour Dieu plus inconnue que connue.

 

17° Rien n’est appréhendé que dans la mesure où il est vrai, de même que rien n’est recherché que dans la mesure où il est bon. Or dans l’Écriture, les créatures visibles sont comparées à un mensonge, comme on le voit clairement en Eccli. 34, 2 : « Comme celui qui embrasse l’ombre et poursuit la chaleur, tel est celui qui s’attache à des visions mensongères. » Les créatures sont donc, pour Dieu, plus inconnues que connues.

 

18° [Le répondant] disait que la créature n’est appelée non-étant que par rapport à Dieu. En sens contraire : la créature n’est connue de Dieu qu’en tant qu’elle lui est rapportée. Si donc la créature, en tant qu’elle est rapportée à Dieu, est un mensonge et un non-étant, inconnaissable par conséquent, elle ne pourra aucunement être connue par Dieu.

 

 

19° Il n’est rien dans l’intelligence qui ne soit d’abord dans le sens. Or on ne peut pas placer en Dieu la connaissance sensitive, car elle est matérielle. Il ne pense donc pas les réalités créées, puisqu’elles ne sont pas d’abord dans le sens.

 

20° Les réalités sont surtout connues par leurs causes, et surtout par les causes qui portent sur l’être de la réalité. Or, parmi les quatre causes, l’efficiente et la finale sont les causes du devenir, au lieu que la forme et la matière sont causes de l’être de la réa­lité, car elles entrent dans sa constitution. Or Dieu est cause seulement efficiente et finale des réalités. Ce qu’il connaît des créatures est donc minime.

En sens contraire :

 

1) Hébr. 4, 13 : « Tout est à nu et à découvert à ses yeux. »

 

2) Si un relatif est connu, l’autre relatif est aussi connu. Or le principe et le principié se disent relativement. Puis donc que Dieu est principe des réalités par son essence, il connaît les créatures en connaissant son essence.

 

 

3) Dieu est omnipotent. Il doit donc, pour la même raison, être appelé omniscient ; il ne connaît donc pas seulement les réalités dont on a la fruition, mais aussi celles dont on use.

 

4) Anaxagore a affirmé que l’intelligence est sans mélange afin qu’elle connaisse toutes choses ; et il en est loué par le Philosophe au troisième livre sur l’Âme. Or l’intelligence divine est au plus haut point sans mélange et pure. Elle connaît donc toutes choses au plus haut point, pas seulement elle-même, mais aussi les autres choses.

 

5) Plus une substance est simple, plus nombreuses sont les formes qu’elle peut comprendre. Or Dieu est une substance très simple. Il peut donc comprendre les formes de toutes les réalités ; il connaît donc toutes les réalités, et pas seulement lui-même.

 

6) « Ce par quoi une chose est telle, l’est soi-même davantage », suivant le Philosophe. Or Dieu est la cause de la connaissance des créatures pour tous ceux qui les connaissent : en effet, il est lui-même « la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde » (Jn 1, 9). Il connaît donc au plus haut point les créatures.

 

7) Comme saint Augustin le prouve au livre sur la Trinité, rien n’est aimé s’il n’est connu. Or Dieu « aime tout ce qui est » (Sag. 11, 25). Il connaît donc aussi toutes choses.

 

8) Il est dit au psaume 93, v. 9, par manière d’affirmation : « Celui qui a formé l’œil, ne voit-il pas ? » Donc Dieu lui-même, qui a fait toutes choses, considère et connaît toutes choses.

 

9) Il est dit ailleurs, dans un psaume : « C’est lui qui a formé un à un leurs cœurs, et qui connaît toutes leurs œuvres. » Or ici, le façonneur des cœurs est Dieu. Il connaît donc les œuvres des hommes, et ainsi, d’autres choses que lui-même.

 

10) La même chose se déduit de ce qui est dit ailleurs dans un psaume : « lui qui a fait les cieux avec intelligence ». Donc lui-même pense les cieux qu’il a créés.

 

11) Une fois la cause connue – surtout la formelle –, l’effet est connu. Or Dieu est la cause formelle exemplaire des créatures. Puis donc qu’il se connaît lui-même, il connaîtra aussi les créatures.

 

Réponse :

 

Sans doute aucun, il faut accorder non seulement que Dieu se connaît lui-même, mais encore qu’il connaît toutes les autres choses ; et voici d’abord comment cela peut se prouver. Tout ce qui tend naturellement vers une autre chose, tient cela nécessairement de quelque chose qui le dirige vers la fin, sinon il y tendrait par hasard. Or nous trouvons dans les réalités naturelles un appétit naturel par lequel chaque réalité tend vers sa fin ; il est donc nécessaire de placer, au-dessus de toutes les réalités naturelles, une intelligence qui ait ordonné les réalités naturelles à leurs fins, et mis en elles une inclination ou un appétit naturel. Mais une réalité ne peut pas être ordonnée à une fin si la réalité elle-même n’est pas connue en même temps que la fin à laquelle elle doit être ordonnée ; il est donc nécessaire que, dans l’intelligence divine, de laquelle la nature des choses et l’ordre naturel dans les réalités tirent leur origine, il y ait une connaissance des réalités naturelles ; et cette preuve est indiquée par le psaume 93, v. 9, en ces termes : « Celui qui a formé l’œil, ne voit-il pas ? », ce qui, comme dit Rabbi Moïse, équivaut à dire : « Celui qui a façonné un œil ainsi proportionné à sa fin – qui est son acte, à savoir la vision – est-ce qu’il ne considère pas la nature de l’œil ? »

 

Mais nous devons, au-delà, voir de quelle façon il connaît les créatures. Il faut donc savoir que, puisque tout agent agit dans la mesure où il est en acte, il est nécessaire que ce qui est effectué par l’agent soit en quelque façon dans l’agent ; et de là vient que tout agent opère une chose semblable à lui. Or tout ce qui est en autre chose, y est selon le mode de ce qui reçoit ; si donc un principe actif est matériel, son effet est en lui quasi matériellement, car il y est comme dans une certaine vertu matérielle ; mais si le principe actif est immatériel, son effet sera aussi en lui de façon immatérielle. Or on a déjà dit qu’une chose est connue par autre chose dans la mesure où elle y est reçue immatériellement ; et de là vient que les principes actifs matériels ne connaissent pas leurs effets, car leurs effets ne sont pas en eux tels qu’ils sont connaissables ; par contre, dans les principes actifs immatériels, les effets sont tels qu’ils sont connaissables, puisqu’ils y sont immatériellement ; c’est pourquoi tout principe actif immatériel connaît son effet. De là vient ce qui est dit au livre des Causes : « L’intelligence connaît ce qui est sous elle en tant qu’elle en est la cause. » Puis donc que Dieu est principe actif immatériel des réalités, il s’ensuit que leur connaissance est en lui.

Réponse aux objections :

 

1° L’objet pensé ne perfectionne pas le sujet pensant par la réalité connue – laquelle est en effet hors de ce sujet –, mais par sa ressemblance, qui la fait connaître ; car la perfection est dans le sujet perfectionné, et dans l’âme il n’y a pas une pierre, mais une ressemblance de la pierre. Mais la ressemblance de la réalité pensée est dans l’intelli­gence de deux façons : parfois comme autre chose que celui même qui pense, et parfois comme l’essence même de celui qui pense. Ainsi notre intelligence, en se connaissant elle-même, connaît les autres intelligences dans la mesure où elle est elle-même une ressemblance des autres intelligences ; mais la ressemblance de la pierre qui existe en elle n’est pas l’essence même de l’intelli­gence : au contraire, elle est reçue en elle comme une forme dans une matière, pour ainsi dire. Or cette forme qui est autre chose que l’intelligence se rapporte parfois à la réalité, dont elle est une ressemblance, comme sa cause : on le voit bien pour l’intelligence pratique, dont la forme est cause de la réalité opérée ; mais parfois elle est l’effet de la réalité, comme on le voit bien pour notre intelligence spéculative, qui reçoit la connaissance depuis les réalités. Donc, chaque fois que l’intelligence connaît quelque réalité par une ressemblance qui n’est pas l’essence du sujet pensant, l’intel­ligence est perfectionnée par autre chose qu’elle-même : mais si cette ressemblance est la cause de la réalité, l’intelli­gence

sera perfectionnée seulement par la

ressemblance, et nullement par la réalité dont c’est la ressemblance, de même que ce n’est pas la maison qui est une perfection de l’art, mais c’est plutôt l’inverse. Par contre, si la ressemblance est un effet de la réalité, alors la réalité, elle aussi, sera d’une certaine façon une perfection de l’intelli­gence, à savoir activement, sa ressemblance l’étant formellement. Mais lorsque la ressemblance de la réalité connue est l’essence même du sujet pensant, l’intelligence n’est pas perfectionnée par autre chose qu’elle-même, si ce n’est peut-être activement, par exemple si son essence est causée par autre chose. Or l’intelligence divine n’a pas une science causée par les réalités, et la ressemblance de la réalité, par laquelle il connaît les réa­lités, n’est autre que son essence, et cette dernière n’est pas causée par autre chose ; par conséquent, de ce qu’il connaît d’autres réa­lités, il ne suit nullement que son intelligence soit perfectionnée par autre chose.

 

2° Dieu ne connaît pas les réalités seulement en tant qu’elles sont en lui, si l’expression « en tant que » se rapporte à la connaissance du côté de l’objet connu, car il connaît, dans les réalités, non seulement l’être qu’elles ont en lui dans la mesure où elles font un avec lui, mais aussi l’être qu’elles ont hors de lui dans la mesure où elles diffèrent de lui. Mais si l’expression « en tant que » détermine la connaissance du côté du connaissant, alors il est vrai que Dieu ne connaît les réalités qu’en tant qu’elles sont en lui, car il les connaît par une ressemblance de la réalité, laquelle ressemblance, existant en lui, est identique à lui.

 

3° Dieu connaît les créatures en tant qu’elles sont en lui. Or l’effet existant dans une cause efficiente quelconque n’est pas autre chose qu’elle, s’il s’agit de ce qui est une cause par soi – par exemple la maison, dans l’art, n’est pas autre chose que l’art lui-même –, car l’effet est dans le principe actif en tant que le principe actif rend l’effet semblable à soi, et cela vient de ce même par quoi il agit ; si donc un principe actif agit seulement par sa forme, son effet est en lui parce qu’il a cette forme, et ne sera pas, en lui, distinct de sa forme. Semblablement, puisque Dieu agit par son essence, son effet n’est pas non plus, en lui, distinct de son essence, mais absolument un avec elle ; voilà pourquoi ce par quoi il connaît l’effet n’est pas autre chose que son essence. Et cependant il ne s’ensuit pas que, lorsqu’il connaît l’effet en connaissant son essence, il y ait un processus discursif dans son intelligence. Car on ne dit que l’intelligence procède discursivement d’une chose à l’autre que lorsqu’elle appréhende l’une et l’autre au moyen d’appréhensions différentes ; ainsi l’intelligence humaine appréhende la cause et l’effet par des actes différents, et c’est pourquoi l’on dit de celle qui connaît l’effet par les causes qu’elle procède discursivement de la cause vers l’effet. Mais lorsque ce n’est pas par des actes différents que la puissance cognitive se porte vers le médium par lequel elle connaît et vers la réalité connue, alors il n’y a aucun processus discursif dans la connaissance ; ainsi, de la vue qui connaît une pierre au moyen de son espèce existant en elle, ou qui connaît par un miroir une réalité qui s’y reflète, on ne dit pas qu’elle procède discursivement, car c’est la même chose pour elle de se porter vers la ressemblance de la réa­lité, et vers la réalité connue au moyen d’une telle ressemblance. Or Dieu connaît ses effets par son essence comme on connaît une réalité au moyen de sa ressemblance ; voilà pourquoi il connaît d’une connaissance unique lui-même et les autres choses, comme Denys le dit aussi au septième chapitre des Noms divins en ces

termes : « Donc, Dieu n’a pas d’une part une connaissance propre de lui-même, et d’autre part une connaissance commune comprenant tous les existants. » Il n’y a donc aucun processus discursif dans son intelligence.

 

 

4° Il y a deux façons de dire qu’une chose est proportionnée à une autre : d’abord parce qu’une proportion se remarque entre elles, comme nous disons que 4 est proportionné à 2 parce que 4 se rapporte à 2 dans la proportion du double ; ensuite par manière de proportionnalité, comme si nous disions que 6 et 8 sont proportionnés parce que, de même que 6 est double de 3,

de même 8 est double de 4 : en effet, la proportionnalité est la ressemblance des proportions. Or, en toute proportion, on considère entre les choses dites proportionnées une relation mutuelle au sens d’un dépassement déterminé de l’une sur l’autre ; aussi est-il impossible qu’un infini soit proportionné au fini par mode de proportion. Mais entre celles qui sont dites proportionnées par manière de proportionnalité, on ne considère pas leur relation mutuelle, mais une relation semblable de deux choses à deux autres ; et dans ce cas, rien n’empê­che qu’un infini soit proportionné à un fini : car de même qu’un certain fini est égal à un autre fini, de même un infini est égal à un autre infini. Et c’est de cette manière que le médium est nécessairement proportionné à ce qu’il fait connaître, à

savoir : entre le médium et une chose à démontrer, le rapport est semblable à celui qui existe entre ce qu’il fait connaître et le fait qu’elle soit démontrée ; et ainsi, rien n’empêche que l’essence divine soit le médium par lequel la créature est connue.

 

 

 

5° Il y a deux façons pour une chose d’être pensée : d’abord en elle-même, à savoir lorsque la puissance du regard est formellement déterminée par cette réalité pensée ou connue ; ensuite, une chose est vue dans une autre si, lorsque cette autre est connue, elle aussi est connue. Dieu se connaît donc seulement en lui-même, et il connaît les autres choses non en elles-mêmes mais en connaissant son essence ; et c’est en ce sens que le Philosophe a dit que Dieu se connaît seulement lui-même ; et à cela s’accorde aussi la parole de Denys au septième chapitre des Noms divins : « Dieu, dit-il, connaît les existants, non par une science qui viendrait des existants, mais par une science qui vient de lui-même. »

 

6° Si la raison formelle de la connaissance est prise du côté du connaissant, Dieu connaît par la même raison formelle lui-même et les autres choses ; car à la fois le connaissant, l’acte de connaissance, et l’intermédiaire de connaissance sont identiques. Mais si on la prend du côté de la réa­lité connue, alors il ne connaît pas par la même raison formelle lui-même et les autres choses, car il n’y a pas pour lui-même et pour les autres choses une même relation au médium par lequel il connaît ; en effet, lui-même est identique à ce médium par essence, mais les autres réalités le sont par assimilation ; et voilà pourquoi il se connaît seulement lui-même par essence, mais les autres choses, par ressemblance ; cependant, c’est la même réalité qui est son essence et qui est une ressemblance des autres réalités.

 

7° Du côté du connaissant, c’est par une connaissance absolument identique que Dieu connaît qu’il est Dieu et qu’il est le Père ; mais du côté du connu, ce par quoi il connaît n’est pas identique ; en effet, il connaît qu’il est Dieu par la déité, et qu’il est Père par la paternité, qui, du point de vue de notre manière de connaître, n’est pas identique à la déité, quoique ce soit réellement une seule chose.

 

8° Ce qui est principe de l’être l’est aussi du connaître du côté de la réalité connue, car c’est par ses principes qu’une réalité est connaissable ; mais ce par quoi elle est connue, du côté du connaissant, c’est la ressemblance de la réalité, ou de ses principes, ressemblance qui n’est pas principe d’être pour la réalité elle-même, sauf peut-être dans la connaissance pratique.

 

 

9° La ressemblance de deux choses entre elles peut être considérée de deux façons : d’abord au sens d’une convenance en nature, et une telle ressemblance n’est pas requise entre le connaissant et le connu ; bien au contraire, nous voyons parfois que la connaissance est d’autant plus pénétrante qu’une telle ressemblance est moindre ; par exemple, étant plus éloignée de la matière, la ressemblance qui est dans l’intelligence ressemble moins à la pierre que celle qui est dans le sens, et pourtant, l’intelligence connaît avec plus de pénétration que le sens. Ensuite quant à la représentation, et cette ressemblance est requise entre le connaissant et le connu. Donc, bien que la ressemblance entre la créature et Dieu soit minime au sens d’une convenance en nature, il y a cependant une très grande ressemblance en ce que l’essence divine représente la créature de façon très expressive ; aussi l’intelligence divine connaît-elle très bien la réalité.

 

 

10° Quand il est dit que Dieu ne voit rien hors de lui-même, il faut l’entendre de ce en quoi il voit, non de ce qu’il voit ; car ce en quoi il voit toutes choses est en lui-même.

 

 

 

11° Bien que rien ne se perde de la quantité de la ligne si on lui retire un point en acte, cependant, si on le lui retire en sorte qu’elle ne puisse pas se terminer au point, la substance de la ligne sera perdue. Et il en est de même également pour Dieu ; en effet, rien n’est perdu pour Dieu si l’on affirme que sa créature n’est pas ; mais quelque chose est perdu pour la perfection de Dieu si on lui enlève le pouvoir de produire la créature. Or, il ne connaît pas les réalités seulement en tant qu’elles sont en acte, mais également en tant qu’elles sont en sa puissance.

 

 

12° Bien qu’il n’y ait de connaissance que de l’étant, cependant il n’est pas nécessaire que ce qui est connu soit un étant dans sa nature au moment où il est connu ; en effet, de même que nous connaissons des choses distantes quant au lieu, de même nous connaissons des choses distantes quant au temps, comme on le voit clairement pour les choses passées ; voilà pourquoi il n’est pas illégitime de concevoir une connaissance divine éternelle portant sur des réalités non éternelles.

 

13° Si le nom de perfection est pris strictement, il ne peut être employé en Dieu, car rien n’est parfait que ce qui est fait. Mais en Dieu, le nom de perfection est pris plus négativement que positivement, de sorte que Dieu est appelé parfait parce qu’abso­lument rien ne lui fait défaut, et non parce qu’il y aurait en lui une chose en puissance à la perfection et qui serait perfectionnée par une autre chose qui serait son acte ; voilà pourquoi il n’y a pas en lui de puissance passive.

14° L’intelligible et le sensible ne meuvent le sens ou l’intelligence que dans la mesure où la connaissance sensitive ou intellective est prise des réalités ; or tel n’est pas le cas de la connaissance divine ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

15° Selon le Philosophe aux septième et dixième livres de l’Éthique, la délectation de l’intelligence vient d’une opération convenante ; c’est pourquoi il y est dit que Dieu « jouit par une unique et simple opération ». Donc, quelque intelligible est pour l’intel­ligence une cause de délectation dans la mesure où il est cause de son opération, et il l’est dans la mesure où il produit en elle sa ressemblance, par laquelle l’opération de l’intelligence est formellement déterminée. Il est donc clair que la réalité qui est pensée n’est cause de délectation dans l’intelligence que lorsque la connaissance de l’intelli­gence est prise des réalités, ce qui n’est pas le cas dans l’intelligence divine.

 

 

 

16° L’être, pris absolument et en soi, s’entend du seul être divin, tout comme le bien, et c’est la raison pour laquelle il

est dit en Mt 19, 17 : « Personne n’est bon que Dieu seul. » Donc, plus une créature s’approche de Dieu, plus elle a d’être, mais plus elle s’éloigne de lui, plus elle a de non-être. Et parce qu’elle ne s’approche de Dieu que dans la mesure où elle participe un être fini, au lieu qu’elle est infiniment distante de Dieu, on dit qu’elle a plus de non-être que d’être ; et cependant, cet être qu’elle possède, puisqu’il vient de Dieu, est connu de Dieu.

17° Il faut répondre semblablement : la créature visible n’a de vérité que dans la mesure où elle s’approche de la vérité première ; mais dans la mesure où elle s’en éloigne, elle a de la fausseté, comme Avicenne aussi le dit.

 

 

18° Une chose se rapporte à Dieu de deux façons : soit par commensuration, et ainsi, la créature rapportée à Dieu se trouve comme néant ; soit par conversion à Dieu, de qui elle reçoit l’être, et c’est seulement de cette façon qu’elle possède un être par lequel elle se rapporte à Dieu ; et de cette façon aussi, elle est connaissable par Dieu.

 

 

 

19° Cette parole doit s’entendre de notre intelligence, qui reçoit la science depuis les réalités ; en effet, la réalité est graduellement amenée de sa matérialité à l’immaté­rialité de l’intelligence, c’est-à-dire moyennant l’immatérialité du sens ; aussi est-il nécessaire que ce qui est dans notre intelligence ait d’abord été dans le sens, ce qui n’a pas lieu d’être pour l’intel­ligence divine.

 

 

20° Bien que l’agent naturel, comme dit Avicenne, ne soit cause que du fieri – la preuve en est qu’une fois cet agent détruit, l’être de la réalité ne cesse pas, mais seulement son fieri –, cependant l’agent divin, qui communique l’être aux réalités, est cause de l’être pour elles toutes, quoiqu’il n’entre pas dans leur constitution. Il est toutefois une ressemblance des principes essentiels qui entrent dans la constitution de la réalité ; voilà pourquoi il connaît non seulement le fieri de la réalité, mais encore son être et ses principes essentiels.

 

Et videtur quod non.

 

Intellectum enim est perfectio intelligentis. Sed nihil aliud ab ipso potest esse perfectio eius, quia sic esset aliquid eo nobilius. Ergo nihil aliud ab ipso potest esse intellectum ab eo.

 

 

Sed dicebat, quod res vel creatura secundum quod est cognita a Deo, est unum cum ipso. – Sed contra, creatura non est unum cum Deo nisi secundum quod est in eo. Si ergo Deus non cognoscit creaturam nisi secundum quod est unum cum eo, non cognoscet creaturam nisi secundum quod est in ipso ; et ita non cognoscet eam in propria natura.

 

Praeterea, si intellectus divinus cognoscit creaturam : aut cognoscit ipsam per essentiam suam, aut per aliud aliquid extrinsecum. Si per aliud extrinsecum medium : cum omne medium quo cognoscitur, sit perfectio cognoscentis, quia est forma ipsius in quantum est cognoscens, ut patet de specie lapidis in pupilla ; sequeretur quod aliquid extrinsecum a Deo esset perfectio eius ; quod est absurdum. Si autem cognoscit creaturam per essentiam suam : cum essentia sua sit aliud a creatura, sequetur quod ex uno cognoscet aliud. Sed omnis intellectus ex uno cognoscens aliud, est intellectus discurrens et ratiocinans. Ergo in intellectu divino est discursus, et sic erit imperfectus ; quod est absurdum.

 

Praeterea, medium per quod res cognoscitur, debet esse proportionatum ei quod per ipsum cognoscitur. Sed essentia divina non est proportionata ipsi creaturae, cum in infinitum

ipsam excedat ; infiniti autem ad

finitum nulla sit proportio. Ergo Deus cognoscendo essentiam suam, non potest cognoscere creaturam.

 

Praeterea, philosophus in XI Metaph. [Metaph. XII, 11 (1074 b 29)] probat, quod Deus tantum seipsum cognoscit. Sed tantum idem est quod non cum alio. Ergo non cognoscit alia a se.

 

Praeterea, si cognoscit alia a se cum cognoscat seipsum, aut ergo eadem ratione cognoscet seipsum et alia, aut alia et alia. Si eadem : cum seipsum per essentiam suam cognoscat, sequitur quod et res alias per essentiam earum cognoscet, quod esse non potest. Si autem alia et alia ratione : cum cognitio cognoscentis sequatur rationem qua cognoscitur, continget quod in divina cognitione invenietur multiplicitas et diversitas ; quod repugnat divinae simplicitati. Nullo ergo modo Deus creaturam cognoscit.

 

 

 

Praeterea, magis distat creatura a Deo quam distet persona patris a natura deitatis. Sed Deus non eodem cognoscit se esse Deum, et se esse patrem : quia in hoc quod dicitur : cognoscit se (esse) patrem, includitur notio patris, quae non includitur dum dicitur : cognoscit se esse Deum. Ergo, multo fortius, si creaturam cognoscit, alia ratione seipsum et alia ratione cognoscet creaturam ; quod est absurdum, ut probatum est.

 

 

 

Praeterea, eadem sunt principia essendi et cognoscendi. Sed non eodem pater est pater et Deus, ut dicit Augustinus [Enarr. in Ps. LXVIII, 3]. Ergo non eodem cognoscit pater se esse patrem, et se esse Deum ; et multo fortius non eodem cognoscet se et creaturam, si creaturam cognoscit.

 

Praeterea, scientia est assimilatio scientis ad scitum. Sed inter Deum et creaturam est minima assimilatio, cum sit ibi maxima distantia. Ergo Deus minimam cognitionem, vel nullam, de creaturis habet.

 

Praeterea, quidquid cognoscit Deus, intuetur. Sed Deus, ut dicit Augustinus in libro LXXXIII Quaestionum [qu. 46], nec quicquam extra se intuetur. Ergo nec quidquam extra se cognoscit.

 

Praeterea, eadem est comparatio creaturae ad Deum, quae puncti ad lineam ; unde Trismegistus [Liber XXIV philosophorum II (ed. Baeumker, p. 208)] dixit : Deus est sphaera intelligibilis, cuius centrum est ubique, circumferentia vero nusquam ; per centrum intelligens creaturam, ut Alanus [Regulae de sacra theologia 7] exponit. Sed lineae nihil deperit de eius quantitate, si punctum ab ea separetur. Ergo et nihil deperit perfectioni divinae, si cognitio creaturae ei subtrahatur. Sed quidquid est in eo, ad eius perfectionem pertinet, cum nihil accidentaliter sit in eo. Ergo ipse de creaturis cognitionem non habet.

 

Praeterea, quidquid Deus cognoscit, ab aeterno cognoscit, eo quod

scientia sua non variatur. Sed quidquid cognoscit, est ens ; quia cognitio non nisi entis est. Ergo quidquid cognoscit Deus, ab aeterno fuit. Sed nulla creatura fuit ab aeterno. Ergo nullam creaturam cognoscit.

 

Praeterea, omne quod perficitur aliquo alio, habet in se potentiam passivam respectu illius ; quia perfectio est quasi forma perfecti. Sed Deus non habet in se potentiam passivam ; haec enim est principium transmutationis, quae a Deo est procul. Ergo non perficitur aliquo alio a se. Sed perfectio cognoscentis dependet a cognoscibili, quia perfectio cognoscentis est in hoc quod actu cognoscit ; quod non est nisi cognoscibile. Ergo Deus non cognoscit aliud a se.

 

 

Praeterea, ut dicitur in IV Metaphys. [cap. 5 (1010 b 37)], motor est prior moto secundum naturam. Sed sicut sensibile est movens sensum, ut ibidem dicitur, ita intelligibile movet intellectum. Si ergo Deus intelligeret aliquid aliud a se, sequeretur quod aliquid esset prius eo ; quod est absurdum.

 

Praeterea, omne intellectum facit aliquam delectationem in intelligente ; unde in principio metaphysicorum : omnes homines natura scire desiderant : cuius signum est sensuum delectatio, secundum quod quidam libri habent. Si ergo Deus aliquid aliud a seipso cognosceret, illud aliud esset causa delectationis in ipso ; quod est absurdum.

 

Praeterea, nihil cognoscitur nisi per naturam entis. Sed creatura magis habet de non esse quam de esse, ut patet per Ambrosium et multa sanctorum dicta. Ergo creatura magis est Deo incognita quam nota.

 

Praeterea, nihil apprehenditur nisi secundum quod habet rationem veri, sicut nihil appetitur nisi secundum quod habet rationem boni. Sed creaturae visibiles comparantur in Scriptura mendacio, ut patet Eccli. cap. XXXIV, 2 [cf. Os. XII, 1] : quasi qui apprehendit ventum et sequitur aestum sic qui attendit ad visa mendacia ; ergo creaturae magis sunt Deo incognitae quam notae.

 

Sed dicebat quod creatura non dicitur non ens nisi secundum comparationem ad Deum. – Sed contra, creatura non cognoscitur a Deo nisi secundum quod ad ipsum comparatur. Si igitur creatura secundum quod comparatur ad Deum est mendacium et non ens, et sic incognoscibilis, nullo modo a Deo cognosci poterit.

 

Praeterea, nihil est in intellectu quod non sit prius in sensu. Sed in Deo non est ponere sensitivam cognitionem, quia materialis est. Ergo ipse non intelligit res creatas, cum non sint prius in sensu.

 

Praeterea, res praecipue cognoscuntur per causas suas ; et maxime per causas quae sunt esse rei. Sed inter quatuor causas, efficiens et finis sunt causae fieri, forma autem et materia sunt causae essendi rem, quia intrant eius constitutionem. Deus autem non est causa rerum nisi efficiens et finalis. Ergo minimum est quod de creaturis cognoscit.

 

 

Sed contra. Hebr., IV, 13 : omnia nuda et aperta sunt oculis eius.

 

Praeterea, cognito uno relativorum, cognoscitur alterum. Sed principium et principiatum relative dicuntur. Ergo, cum ipse sit principium rerum per essentiam suam, cognoscendo essentiam suam, cognoscit creaturas.

 

Praeterea, Deus est omnipotens. Ergo eadem ratione debet dici omnisciens ; ergo non tantum scit res fruibiles, sed etiam utiles.

 

 

Praeterea, Anaxagoras posuit intellectum esse immixtum, ut omnia cognoscat ; et de hoc a philosopho commendatur in III de Anima [l. 7 (429 a 18)]. Sed intellectus divinus est maxime immixtus et purus. Ergo maxime omnia cognoscit ; non solum se, sed alia.

 

Praeterea, quanto aliqua substantia est simplicior, tanto est plurium formarum comprehensiva. Sed Deus est substantia simplicissima. Ergo ipse est comprehensivus formarum omnium rerum ; ergo cognoscit omnes res, non solum seipsum.

 

Praeterea, propter quod unumquodque et illud magis, secundum philosophum [Anal. post. I, 2 (72 a 29)]. Sed Deus est causa cognoscendi creaturas omnibus qui cognoscunt : ipse enim est lux quae illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum, Ioan. I, 9. Ergo ipse maxi­me cognoscit creaturas.

Praeterea, sicut Augustinus probat in libro de Trinit. [X, 1], nihil diligitur nisi cognitum. Sed Deus diligit omnia quae sunt, Sapient. XI, 25. Ergo etiam omnia cognoscit.

 

Praeterea, in Psalm. XCIII, 9, dicitur : qui finxit oculum, non considerat ? Quasi sic. Ergo ipse Deus, qui fecit omnia, omnia considerat et cognoscit.

 

Praeterea, in Psalm. alibi [32, 15], dicitur : qui finxit singillatim corda eorum, qui intelligit omnia opera eorum. Hic autem est Deus, cordium fictor. Ergo cognoscit opera hominum, et sic alia a se.

 

Praeterea, hoc idem habetur ex hoc quod alibi in Psalm. CXXXV, 5, dicitur : qui fecit caelos in intellectu. Ergo ipse intelligit caelos quos creavit.

 

Praeterea, cognita causa, praecipue formali, cognoscitur effectus. Sed Deus est causa formalis exemplaris creaturarum. Ergo, cum ipse seipsum cognoscat, cognoscet etiam creaturas.

 

 

Responsio. Dicendum, quod absque dubio concedendum est, quod Deus non solum se cognoscit, sed etiam omnia alia : quod quidem hoc modo probari potest. Omne enim quod naturaliter in alterum tendit, oportet quod hoc habeat ex aliquo dirigente ipsum in finem ; alias casu in illud tenderet. In rebus autem naturalibus invenimus naturalem appetitum, quo unaquaeque res in finem suum

tendit ; unde oportet supra omnes

res naturales ponere aliquem

intellectum, qui res naturales ad suos fines ordinaverit, et eis naturalem inclinationem sive appetitum indiderit. Sed res non potest ordinari ad finem aliquem, nisi res ipsa cognoscatur simul cum fine ad quem ordinanda est ; unde oportet quod in intellectu divino a quo rerum naturae origo provenit et naturalis ordo in rebus, sit naturalium rerum cognitio ; et hanc probationem innuit Ps. XCIII, 9, cum dixit : qui finxit oculum, non considerat ? Ut Rabbi Moyses [Dux neutr. III, cap. 20] dicit quod idem est ac si diceret : qui oculum fecit sic proportionatum ad suum finem, qui est eius actus, scilicet visio, nonne considerat oculi naturam ?

Sed oportet videre ulterius per quem modum creaturas cognoscit. Sciendum est igitur, quod, cum omne agens agat in quantum est in actu, oportet quod illud quod per agentem efficitur, aliquo modo sit in agente ; et inde est quod omne agens agit sibi simile. Omne autem quod est in altero, est in eo per modum recipientis ; unde, si principium activum sit materiale, effectus eius est in eo quasi materialiter, quia velut in virtute quadam materiali ; si autem sit immateriale activum principium, etiam effectus eius in eo immaterialiter erit. Dictum autem est supra, quod secundum hoc aliquid cognoscitur ab altero secundum quod in eo immaterialiter recipitur ; et inde est quod principia activa materialia non cognoscunt effectus suos, quia non sunt effectus sui in eis secundum quod cognoscibiles sunt ; sed in principiis activis immaterialibus effectus sunt secundum quod cognoscibiles sunt, quia immaterialiter ; unde omne principium activum immateriale cognoscit effectum suum. Et inde est quod in libro de Causis [prop. 8 (7)] dicitur quod intelligentia cognoscit id quod est sub se, in quantum est causa ei. Unde, cum Deus sit rerum immateriale principium activum, sequitur quod apud ipsum sit earum cognitio.

 

Ad primum igitur dicendum, quod intellectum non est perfectio intelligentis secundum illam rem quae cognoscitur (res enim illa est extra intelligentem), sed secundum rei similitudinem qua cognoscitur, quia perfectio est in perfecto ; lapis autem non est in anima, sed similitudo lapidis. Sed similitudo rei intellectae est in intellectu dupliciter : quandoque quidem ut aliud ab ipso intelligente ; quandoque vero ut ipsa intelligentis essentia ; sicut intellectus noster cognoscendo seipsum cognoscit alios intellectus, in quantum ipse est similitudo aliorum intellectuum ; sed similitudo lapidis in ipso existens, non est ipsa essentia intellectus, immo recipitur in eo sicut forma quasi in materia. Haec autem forma, quae est aliud ab intellectu, quandoque quidem comparatur ad rem cuius est similitudo, ut causa eius : sicut patet in intellectu practico, cuius forma est causa rei operatae ; quandoque autem est effectus rei, sicut patet in intellectu nostro speculativo accipiente cognitionem a rebus. Quandocumque ergo intellectus cognoscit rem aliquam per similitudinem quae non est intelligentis essentia, tunc intellectus perficitur aliquo alio a se ; sed si illa similitudo sit causa rei, perficietur tantum similitudine, et nullo modo re cuius est similitudo, sicut domus non est perfectio artis, sed magis e converso. Si autem sit effectus rei : tunc res etiam erit quodammodo perfectio intellectus active scilicet, similitudo vero eius formaliter. Cum vero similitudo rei cognitae est ipsa intelligentis essentia, non perficitur per aliud a se, nisi forte active ; utpote si eius essentia sit ab alio effecta. Et quia intellectus divinus non habet scientiam causatam a rebus ; nec similitudo rei, per quam cognoscit res, est aliud quam sua essentia, nec essentia sua est ab alio causata ; nullo modo, ex hoc quod cognoscit res alias, sequitur quod eius intellectus sit ab alio perfectus.

Ad secundum dicendum, quod Deus non cognoscit res tantum secundum quod in ipso sunt, si ly secundum quod referatur ad cognitionem ex parte cogniti, quia non cognoscit in rebus solum esse quod habent in ipso secundum quod sunt unum cum eo, sed etiam esse quod habent extra ipsum, secundum quod diversificantur ab eo ; si autem ly secundum quod determinet cognitionem ex parte cognoscentis, sic verum est quod Deus non cognoscit res nisi secundum quod sunt in ipso, quia ex similitudine rei, quae est idem cum ipso in ipso existens.

 

Ad tertium dicendum, quod Deus hoc modo cognoscit creaturas secundum quod sunt in ipso. Effectus autem in quacumque causa efficiente existens non est aliud ab ipsa, si accipiatur illud quod est per se causa ; sicut domus in arte, non est aliud quam ipsa ars ; quia secundum hoc effectus est in principio activo, quod principium activum assimilat sibi effectum ; hoc autem est ex hoc ipso quo agit ; unde si aliquod principium activum agat per suam formam tantum, secundum hoc est effectus eius in eo quod habet formam illam, nec effectus eius in eo erit distinctus a forma sua. Similiter nec in Deo, cum agat per suam essentiam, effectus eius in eo est distinctus ab essentia sua, sed omnino unum ; et ideo hoc quo cognoscit effectum, non est aliud quam essentia sua. Nec tamen sequitur quod cognoscendo effectum per hoc quod essentiam suam cognoscit, sit aliquis discursus in intellectu eius. Tunc enim solum dicitur intellectus de uno in aliud discurrere, quando diversa apprehen­sione utrumque apprehendit ; sicut intellectus humanus alio actu apprehendit causam et effectum, et ideo effectum per causas cognoscens dicitur de causa discurrere in effectum. Quando vero non alio actu fertur potentia cognoscitiva in medium quo cognoscit, et in rem cognitam, tunc non est aliquis discursus in cognitione ; sicut visus cognoscens lapidem per speciem lapidis in ipso existentem vel rem quae resultat in speculo per speculum, non dicitur discurrere ; quia idem est ei ferri in similitudinem rei, et in rem quae per talem similitudinem cognoscitur. Hoc autem modo Deus per essentiam suam effectus suos cognoscit, sicut per similitudinem rei cognoscitur res ipsa ; et ideo una cognitione se et alia cognoscit, ut etiam Dionysius dicit VII cap. de Divinis Nominibus [§ 2] sic dicens : non igitur Deus propriam habet sui ipsius cognitionem aliam autem communem existentia omnia comprehendentem ; et ideo nullus discursus est in eius intellectu.

 

Ad quartum dicendum, quod aliquid dicitur proportionatum alteri dupliciter. Uno modo quia inter ea attenditur proportio ; sicut dicimus quatuor proportionari duobus, quia se habet in dupla proportione ad duo. Alio modo per modum proportionalitatis ; ut si dicamus sex et octo esse proportionata, quia sicut sex est duplum ad tria, ita octo ad quatuor : est enim proportionalitas similitudo proportionum. Et quia in omni proportione attenditur habitudo ad invicem eorum quae proportionata dicuntur secundum aliquem determinatum excessum unius super alte­rum, ideo impossibile est infinitum aliquod proportionari finito per modum proportionis. Sed in his quae proportionata dicuntur per modum proportionalitatis, non attenditur habitudo eorum ad invicem, sed similis habitudo aliquorum duorum ad alia duo ; et sic nihil prohibet esse proportionatum infinitum finito : quia sicut quoddam finitum est aequale cuidam finito, ita infinitum est aequale alteri infinito. Et secundum hunc modum oportet esse proportionatum medium ei quod per ipsum cognoscitur ; ut, scilicet, sicut se habet medium ad aliquid demonstrandum, ita se habeat quod per ipsum cognoscitur ad hoc quod demonstretur ; et sic nihil prohibet essentiam divinam esse medium quo creatura cognoscatur.

Ad quintum dicendum, quod aliquid intelligitur dupliciter : uno modo in seipso, quando scilicet ex ipsa re intellecta vel cognita formatur acies intuentis ; alio modo videtur aliquid in altero, quo cognito et illud cognoscitur. Deus ergo seipsum tantum cognoscit in seipso, alia vero non in seipsis cognoscit, sed cognoscendo suam essentiam ; et secundum hoc philosophus dixit, quod Deus tantum seipsum cognoscit ; cui etiam consonat Dionysii dictum in VII cap. de Divinis Nominibus [§ 2] ; Deus, inquit, existentia cognoscit, non scientia quae sit existentium, sed quae sit sui ipsius.

 

 

Ad sextum dicendum, quod si ratio cognitionis accipiatur ex parte cognoscentis, Deus eadem ratione se cognoscit et alia ; quia et idem cognoscens, et idem cognitionis actus, et idem medium est cognoscendi. Si autem accipiatur ratio ex parte rei cognitae, sic non eadem ratione se cognoscit et alia, quia non est eadem habitudo sui et aliorum ad medium quo cognoscit ; quia ipse illi medio est idem per essentiam, res autem aliae per assimilationem ; tantum et ideo seipsum cognoscit per essentiam, alia vero per similitudinem ; idem tamen est quod eius est essentia, et aliorum similitudo.

Ad septimum dicendum, quod ex parte cognoscentis, omnino eadem cognitione cognoscit Deus se esse Deum et se esse patrem ; sed non est idem quo cognoscit ex parte cogniti ; cognoscit enim se esse Deum deitate, et se esse patrem paternitate, quae secundum modum intelligendi non idem est quod deitas, quamvis realiter unum sit.

 

Ad octavum dicendum, quod illud quod est principium essendi, etiam est principium cognoscendi ex parte rei cognitae, quia per sua principia res cognoscibilis est ; sed illud quo cognoscitur ex parte cognoscentis, est rei similitudo, vel principiorum eius ; quae non est principium essendi ipsi rei, nisi forte in practica cognitione.

 

Ad nonum dicendum, quod similitudo aliquorum duorum ad invicem potest dupliciter attendi. Uno modo secundum convenientiam in natura ; et talis similitudo non requiritur inter cognoscens et cognitum ; immo videmus quandoque quod, quanto talis similitudo est minor, tanto cognitio est perspicacior ; sicut minor est similitudo similitudinis quae est in intellectu ad lapidem, quam illius quae est in sensu, cum sit magis a materia remota ; et tamen intellectus perspicacius cognoscit quam sensus. Alio modo quantum ad repraesentationem ; et haec similitudo requiritur cognoscentis ad cognitum. Quamvis igitur sit minima similitudo creaturae ad Deum secundum convenientiam in natura ; est tamen maxima similitudo secundum hoc quod expressissime divina essentia repraesentat creaturam ; et ideo intellectus divinus optime rem cognoscit.

 

Ad decimum dicendum, quod cum dicitur quod Deus nihil extra se intuetur ; intelligendum est sicut in quo intueatur, non sicut quod intueatur ; illud enim in quo omnia intuetur, in ipso est.

 

Ad undecimum dicendum, quod quamvis a linea si diminuatur punctus in actu, nihil depereat de lineae quantitate, si tamen diminuatur a linea quod non sit terminabilis ad punctum peribit lineae substantia. Similiter etiam est et de Deo ; non enim aliquid Deo deperit, si eius creatura ponatur non esse ; deperit tamen perfectioni ipsius, si auferatur ab eo potestas producendi creaturam. Non autem cognoscit res solum secundum quod sunt in actu, sed etiam secundum quod sunt in potentia eius.

 

Ad duodecimum dicendum, quod quamvis cognitio non sit nisi entis, non tamen oportet ut illud quod cognoscitur, sit tunc ens in sui natura quando cognoscitur ; sicut enim cognoscimus distantia loco, ita cognoscimus distantia tempore, ut patet de praeteritis ; et ideo non est inconveniens, si cognitio Dei ponatur aeterna de rebus non aeternis.

 

 

 

Ad decimumtertium dicendum, quod perfectionis nomen, si stricte accipiatur, in Deo poni non potest ; quia nihil est perfectum nisi quod est factum. Sed in Deo nomen perfectionis accipitur magis negative quam positive ; ut dicatur perfectus, quia nihil deest ei ex omnibus ; non quod sit in eo aliquid quod sit in potentia ad perfectionem, quod aliquo perficiatur quod sit actus eius ; et ideo non est in eo potentia passiva.

Ad decimumquartum dicendum, quod intelligibile et sensibile non movent sensum vel intellectum nisi secundum quod cognitio sensitiva vel intellectiva a rebus accipitur ; non est autem talis divina cognitio ; et ideo ratio non procedit.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod secundum philosophum, in VII et X Ethic. [VII, 14 (1154 b 15) et X, 6 (1174 b 19)] , delectatio intellectus est ex operatione convenienti ; unde ibi dicitur quod Deus una et simplici operatione gaudet. Secundum hoc igitur aliquod intelligibile est causa delectationis intellectui secundum quod est causa operationis ipsius. Hoc autem est secundum quod facit similitudinem suam in ipso, qua intellectus operatio informatur. Unde patet quod res quae intelligitur, non est causa delectationis in intellectu nisi quando cognitio intellectus a rebus accipitur ; quod non est in intellectu divino.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod esse simpliciter et absolute dictum, de solo divino esse intelligitur, sicut et bonum ; ratione cuius dicitur Matth. cap. XIX, vers. 17 [Luc. 18, 19] : nemo bonus nisi solus Deus. Unde quantum creatura accedit ad Deum, tantum habet de esse ; quantum vero ab eo recedit, tantum habet de non esse. Et quia non accedit ad Deum nisi secundum quod esse finitum participat, distat autem in infinitum ; ideo dicitur quod plus habet de non esse quam de esse ; et tamen illud esse quod habet, cum a Deo sit, a Deo cognoscitur.

 

 

Et similiter dicendum ad decimumseptimum, quia creatura visibilis non habet veritatem nisi secundum quod accedit ad primam veritatem ; secundum quod vero ab eo deficit falsitatem habet, ut etiam Avicenna [Metaph. VIII, 6] dicit.

 

Ad decimumoctavum dicendum, quod aliquid comparatur Deo dupliciter : vel secundum commensurationem, et sic creatura, Deo comparata, invenitur quasi nihil ; vel secundum conversionem ad Deum, a quo esse recipit, et sic hoc solum modo esse habet quo comparatur ad Deum ; et sic etiam a Deo cognoscibilis est.

 

Ad decimumnonum dicendum, quod verbum illud est intelligendum de intellectu nostro, qui a rebus scientiam accipit ; gradatim enim res a sua materialitate ad immaterialitatem intellectus deducitur, scilicet mediante immaterialitate sensus ; et ideo oportet ut quod est in intellectu nostro, prius in sensu fuerit ; quod in intellectu divino locum non habet.

 

Ad vicesimum dicendum, quod quamvis agens naturale, ut Avicenna [Metaph. VI, 2] dicit, non sit causa nisi fiendi ; cuius signum est quod eo destructo non cessat esse rei, sed fieri solum ; agens tamen divinum quod est influens esse rebus, est omnibus rebus causa essendi, quamvis rerum constitutionem non intret ; et tamen est similitudo principiorum essentialium, quae intrant rei constitutionem ; et ideo non solum cognoscit fieri rei, sed esse eius, et principia essentialia ipsius.

 

 

 

Article 4 - DIEU A-T-IL, DES RÉALITÉS, UNE CONNAISSANCE PROPRE ET DÉTERMINÉE ?

(Quarto quaeritur utrum Deus de rebus habeat propriam et determinatam cognitionem.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme dit Boèce, « il y a universel quand on pense, singulier quand on sent ». Or, en Dieu, la connaissance n’est pas sensitive, mais seulement intellective. Dieu n’a donc qu’une connaissance universelle des réalités.

 

 

2° Si Dieu connaît les créatures, il les connaît soit par plusieurs [moyens], soit par un seul ; si c’est par plusieurs, sa science se diversifie également du côté du connaissant, car ce qui est connu est dans le connaissant. Et si c’est par un seul, puisqu’on ne peut avoir par un seul [moyen] une connaissance distincte et propre de plusieurs choses, il semble que Dieu n’ait pas des réalités une connaissance propre.

 

3° De même que Dieu est cause des réalités parce qu’il leur communique l’être, de même le feu est cause des corps chauds parce qu’il leur communique la chaleur. Or, si le feu se connaissait lui-même, en connaissant sa chaleur il ne connaîtrait les autres choses qu’en tant qu’elles sont chaudes. Donc, en connaissant son essence, Dieu ne connaît les autres choses qu’en tant qu’elles sont des étants. Or ce n’est pas là avoir des réalités une connaissance propre, mais avoir une connaissance très universelle. Dieu n’a donc pas des réa­lités une connaissance propre.

 

4° On ne peut avoir d’une réalité une connaissance propre qu’au moyen d’une espèce qui ne contienne rien de plus ou de moins qu’il n’y a dans la réalité ; en effet, de même que la couleur verte serait imparfaitement connue au moyen d’une espèce qui lui serait inférieure, comme celle du noir, de même elle serait imparfaitement connue par une espèce qui la dépasserait, comme celle du blanc, en lequel la nature de la couleur se trouve très parfaitement réalisée ; aussi la blancheur est-elle la mesure de toutes les couleurs, comme il est dit au dixième livre de la Métaphysique. Or, autant l’essence divine surpasse la créature, autant la créature est inférieure à Dieu. Puis donc qu’en aucune façon l’essence divine ne peut être proprement et complètement connue au moyen de la créature, la créature ne pourra pas non plus être connue proprement au moyen de l’essence divine. Or Dieu ne connaît la créature que par son essence. Il n’a donc pas des créatures une connaissance propre.

 

5° Tout médium qui donne d’une réalité une connaissance propre peut être assumé comme moyen terme de démonstration pour conclure à cette réalité. Or tel n’est pas le rapport de l’essence divine à la créature, sinon les créatures existeraient en tout temps où l’essence divine a existé. En connaissant les créatures par son essence, Dieu n’a donc pas des réalités une connaissance propre.

 

6° Si Dieu connaît la créature, il la connaît soit dans sa nature propre, soit dans une idée. Si c’est dans sa nature propre, alors la nature propre de la créature est un médium par lequel Dieu connaît la créature. Or le médium de connaissance est une perfection du connaissant. La nature de la créature sera donc une perfection de l’intelligence divine, ce qui est absurde. Si, au contraire, il connaît la créature dans une idée, alors, puisque l’idée est plus éloignée d’une réalité que ses principes essentiels ou accidentels, il aura une moindre connaissance de la réalité que celle qui s’obtient par ses principes essentiels ou accidentels. Or, toute connaissance propre d’une réalité est obtenue ou par ses principes essentiels, ou par ses principes accidentels, car même « les accidents contribuent pour une grande part à la connaissance de la quiddité », comme il est dit au premier livre sur l’Âme. Dieu n’a donc pas des réalités une connaissance propre.

 

7° On ne peut pas avoir d’un particulier une connaissance propre par un médium universel, de même qu’on ne peut pas avoir de l’homme une connaissance propre par l’animal. Or l’essence divine est le médium le plus universel, car il se rapporte communément à la connaissance de toutes choses. Dieu ne peut donc avoir des créatures une connaissance propre par son essence.

 

 

8° La connaissance est disposée conformément au médium de connaissance. L’on n’aura donc une connaissance propre que par un médium propre. Or l’essence divine ne peut être un médium propre pour connaître cette créature-ci, car si elle l’était, elle ne serait plus pour une autre un médium propre de connaissance ; en effet, ce qui est à celle-ci et à une autre est commun aux deux et non propre à l’une d’elles. Dieu, qui connaît les créatures par son essence, n’a donc pas d’elles une connaissance propre.

 

9° Denys dit au septième chapitre des Noms divins que Dieu connaît « immatériellement les réalités matérielles, uniment les choses nombreuses », ou encore : indistinctement les choses distinctes. Or la façon dont se réalise la connaissance divine, c’est la façon dont Dieu connaît les réalités. Dieu a donc des réalités une connaissance indistincte, de sorte qu’il ne connaît pas proprement ceci ou cela.

 

En sens contraire :

 

1) Nul ne peut distinguer entre les choses dont il n’a pas une connaissance propre. Or Dieu connaît les créatures de telle façon qu’il distingue entre elles ; en effet, il sait que celle-ci n’est pas celle-là ; sinon, il ne donnerait pas à chacune selon ses capacités, ni ne rendrait à chacune selon ses œuvres, en jugeant justement des actions des hommes. Dieu a donc des réalités une connaissance propre.

 

 

2) Rien d’imparfait ne doit être attribué à Dieu. Or la connaissance qui fait connaître une chose en général et non en particulier est imparfaite, puisqu’il lui manque quelque chose. La connaissance que Dieu a des réa­lités n’a donc pas lieu seulement en général, mais aussi en particulier.

 

3) Si Dieu ne connaissait pas des réalités ce que nous-mêmes en connaissons, alors il se produirait que Dieu, qui est le plus heureux, serait le plus insensé ; ce que le Philosophe tient lui aussi pour aberrant, au premier livre sur l’Âme et au troisième livre de la Métaphysique.

 

Réponse :

 

Par le fait même que Dieu ordonne les réa­lités à leur fin, on peut prouver que Dieu a une connaissance propre des réalités ; car une réalité ne peut être ordonnée à sa fin propre par quelque connaissance, que si sa nature propre, par laquelle elle a une relation déterminée à cette fin, est connue. Et la façon dont cela est possible doit être envisagée comme suit.

 

 

On ne connaît l’effet en connaissant la cause, que parce que l’effet est la conséquence de la cause. Si donc il est une cause universelle dont l’action n’est déterminée à quelque effet que par le moyen d’une cause particulière, la connaissance de cette cause commune ne donnera pas une connaissance propre de l’effet, mais il sera seulement connu en général ; par exemple, l’action du soleil est déterminée à la production de cette plante-ci par le moyen de la puissance germinative qui est dans la terre ou dans la semence ; si donc le soleil se connaissait lui-même, il n’aurait pas de cette plante une connaissance propre mais seulement commune, à moins qu’avec cela il n’en connaisse la cause propre. Donc, pour que soit possédée une connaissance propre et parfaite de quelque effet, il est nécessaire que toutes les connaissances des causes communes et propres soient rassemblées dans le connaissant ; et c’est ce que dit le Philosophe au début de la Physique : « L’on dit que nous connaissons chaque chose, lorsque nous connaissons les causes premières et les principes premiers, jusqu’aux éléments », i.e. jusqu’aux causes propres, comme l’explique le Commentateur.

 

Or nous plaçons quelque chose dans la connaissance divine, pour autant que Dieu lui-même en est la cause par son essence ; ainsi, en effet, la chose est en lui de façon à pouvoir être connue. Puis donc qu’il est lui-même la cause de toutes les causes propres et communes, il connaît lui-même par son essence toutes les causes propres et communes car, dans une réalité, il n’est rien qui détermine la nature commune de cette réalité sans que Dieu en soit la cause ; voilà pourquoi la même raison qui permet d’affirmer que Dieu connaît la nature commune des réalités permettra aussi d’affir­mer qu’il connaît la nature propre de chacune, ainsi que ses causes propres. Et c’est cette raison que Denys énonce au livre des Noms divins lorsqu’il dit : « Si Dieu a donné l’être à tous les existants par une cause unique, alors il saura toutes choses par la même cause » ; et plus loin : « car la cause même de toutes choses, qui se connaît elle-même, est inoccupée quelque part, si elle ignore les choses qui existent par elle et dont elle est la cause. » Il appelle « être inoccupée » le fait de manquer de causer une chose qui se trouve dans la réalité ; ce qui s’ensuivrait, si elle ignorait quelqu’une des choses qui sont dans la réalité.

 

Et ainsi, il ressort de ce qu’on a dit que tous les exemples que l’on donne pour manifester que Dieu connaît par lui-même toutes choses, sont imparfaits ; comme ce que l’on avance à propos du point, lequel, dit-on, s’il se connaissait, connaîtrait les lignes ; et à propos de la lumière qui, en se connaissant, connaîtrait les couleurs ; en effet, tout ce qui est dans la ligne ne peut être ramené au point comme à une cause, ni tout ce qui est dans la couleur à la lumière ; un point qui se connaîtrait lui-même ne connaîtrait donc pas la ligne, si ce n’est en général, et de même pour la lumière et la couleur ; mais il en va autrement de la connaissance divine, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Réponse aux objections :

 

1° Cette parole de Boèce doit être entendue de notre intelligence, non de l’intelligence divine, qui peut connaître les singuliers, comme il sera dit plus loin. Et cependant, notre intelligence, qui ne connaît pas les singuliers, a des réalités une connaissance propre, les connaissant par les notions propres de leur espèce ; par conséquent, même si l’intelligence divine ne connaissait pas les singuliers, elle pourrait néanmoins avoir des réalités une connaissance propre.

 

 

 

2° Dieu connaît toutes choses par un seul [moyen], qui est la raison formelle de plusieurs choses, à savoir son essence, qui est une ressemblance de toutes les réalités ; et parce que son essence est la raison formelle propre de chaque réalité, il a de chacune une connaissance propre. Et si l’on demande comment un seul [moyen] peut être la raison formelle propre et commune de nombreuses choses, la réponse peut être envisagée comme suit. L’essence divine est la raison formelle de quelque réalité dans la mesure où cette réalité imite l’essence divine. Or aucune réalité n’imite pleinement l’essence divine, autrement il ne pourrait y avoir qu’une seule imitation de Dieu, et ainsi son essence ne serait la raison propre que d’un seul, comme le Père n’a qu’une seule image qui l’imite parfaitement : le Fils. Mais parce que la réalité créée imite imparfaitement l’essence divine, il se produit que diverses réalités l’imitent de différentes façons ; en aucune d’elles, cependant, il n’est de chose qui ne provienne de la ressemblance de l’essence divine ; voilà pourquoi ce qui est propre à chaque réalité a dans l’essence divine quelque chose à imiter ; et par conséquent, l’essence divine est une ressemblance de la réalité quant au propre de la réalité elle-même, de sorte qu’elle en est la raison formelle propre ; et pour la même raison, elle est la raison formelle propre d’une autre, et de toutes les autres. Elle est donc la raison commune de toutes choses, puisqu’elle-même est une seule réalité que toutes imitent ; mais elle est la raison formelle propre de celle-ci ou de celle-là, dans la mesure où les réalités l’imitent diversement ; et ainsi, l’essence divine donne une connaissance propre de chaque réalité, en tant qu’elle est la raison formelle propre de chacune.

 

3° Le feu n’est pas la cause des corps chauds quant à tout ce qui se trouve en eux, comme on l’a dit de l’essence divine ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

 

4° La blancheur surpasse la couleur verte quant à l’une des deux choses qui entrent dans la nature de la couleur, à savoir la lumière, qui est pour ainsi dire le [principe] formel dans la composition de la couleur ; et sous cet aspect, elle est la mesure des autres couleurs. Mais dans les couleurs se trouve quelque chose d’autre qui est pour ainsi dire le [principe] matériel en elles, à savoir la limite du diaphane, et sous ce rapport la blancheur n’est pas une mesure des couleurs ; et ainsi, il est clair qu’il n’y a pas dans l’espèce de la blancheur tout ce qui se trouve dans les autres couleurs ; voilà pourquoi l’espèce de la blancheur ne permet pas d’avoir une connaissance propre de n’importe laquelle des autres couleurs. Mais il en est autrement de l’essence divine. En outre, les autres réalités sont dans l’essence divine comme dans une cause, mais les autres couleurs ne sont pas dans la blancheur comme dans une cause ; il n’en va donc pas de même.

 

5° La démonstration est une espèce d’argu­mentation qui s’accomplit par un certain processus discursif de l’intelli­gence ; par conséquent l’intelligence divine, qui est sans processus discursif, ne connaît pas ses effets par son essence comme en démontrant, quoiqu’elle ait par son essence une connaissance des réalités plus certaine que celui qui démontre n’en peut avoir par la démonstration. De plus, quelqu’un comprendrait-il l’essence divine, il connaîtrait par elle la nature des singuliers plus certainement qu’une conclusion n’est connue par un médium de démonstration. Et de ce que son essence est éternelle ne suit cependant pas que les effets de Dieu existent de toute éternité : car les effets ne sont pas dans son essence en sorte qu’ils existent toujours en eux-mêmes, mais en sorte qu’ils existent en quelque temps, c’est-à-dire au temps déterminé par la sagesse divine.

 

6° Dieu connaît les réalités dans leur nature propre, si cette détermination se rapporte à la connaissance du côté de l’objet connu ; mais si nous parlons de la connaissance du côté du connaissant, alors il connaît les réalités dans une idée, i.e. par une idée qui est une ressemblance de toutes les choses qui sont dans la réalité, à la fois des principes accidentels et des principes essentiels, quoiqu’elle-même ne soit pas un accident de la réalité ni son essence ; de même dans notre intelligence, la ressemblance de la réalité n’est pas accidentelle ou essentielle à la réalité elle-même, mais c’est la ressemblance soit d’une essence, soit d’un accident.

 

7° L’essence divine est médium universel en tant que cause universelle. Or la cause universelle et la forme universelle ne se comportent pas de la même façon pour faire connaître les réalités. Car dans la forme universelle, l’effet est en puissance quasi matérielle, de même que, comme dit Porphyre, les différences se rapportent au genre suivant la proportion qu’ont les formes avec la matière ; dans la cause, en revanche, les effets sont en puissance active, comme la maison est en puissance active dans l’esprit de l’artisan. Or chaque chose est connue dans la mesure où elle est en acte, et non dans la mesure où elle est en puissance ; c’est pourquoi il ne suffit pas que les différences qui spécifient le genre soient en puissance dans le genre pour que l’on ait par la forme du genre une connaissance propre de l’espèce ; mais si les [déterminations] propres d’une réalité sont dans une cause active, cela suffit pour que l’on ait par cette cause une connaissance de cette réalité ; on ne connaît donc pas une maison par le bois et par les pierres comme on la connaît par sa forme, qui est dans l’artisan. Et parce que les déterminations propres de chaque réalité sont en Dieu comme dans une cause active, l’essence divine peut, quoiqu’elle soit un médium universel, procurer une connaissance propre de chaque réalité.

 

 

8° L’essence divine est un médium à la fois commun et propre, mais non sous le même aspect, comme on l’a dit.

 

 

9° Quand il est dit : « Dieu sait indistinctement les choses distinctes », si « indistinc­tement » détermine la connaissance du côté du connaissant, alors la proposition est vraie, et tel est le sens que lui donne Denys, car Dieu connaît par une connaissance unique toutes les choses distinctes. Mais si « indistinctement » détermine la connaissance du côté de l’objet connu, alors la proposition est fausse : Dieu, en effet, connaît la distinction entre une réalité et une autre, il connaît aussi ce par quoi l’une se distingue de l’autre ; il a donc de chaque chose une connaissance propre.

 

Et videtur quod non.

 

Quia, sicut dicit Boetius [In Porphyrii Isagogen ed. sec. I], universale est dum intelligitur, singulare dum sentitur. Sed in Deo non est cognitio sensitiva, sed intellectiva tantum. Ergo Deus non habet nisi universalem cognitionem de rebus.

 

Praeterea, si Deus cognoscit creaturas, aut cognoscit eas pluribus, aut uno. Si pluribus : ergo eius scientia plurificatur etiam ex parte cognoscentis, quia id quod cognoscitur, in cognoscente est. Si autem uno : et per unum non potest haberi de multis cognitio distincta et propria, videtur quod Deus non habeat propriam cognitionem de rebus.

 

Praeterea, sicut Deus est causa rerum, eo quod eis esse influit ; ita ignis est causa calidorum ex hoc quod eis calorem influit. Sed si ignis seipsum cognosceret, cognoscendo calorem suum non cognosceret alia, nisi in quantum sunt calida. Ergo Deus cognoscendo essentiam suam, non cognoscit alia, nisi in quantum sunt entia. Sed istud non est habere cognitionem propriam de rebus, sed maxime universalem. Ergo Deus non habet propriam cognitionem de rebus.

 

Praeterea, cognitio propria de re aliqua haberi non potest nisi per speciem, quae nihil plus vel minus contineat quam in re sit ; sicut enim viridis color imperfecte cognosceretur per speciem deficientem ab ipso, scilicet nigri, ita imperfecte cognosceretur per speciem superexcedentem, scilicet albi, in quo perfectissime natura coloris invenitur ; unde et albedo est mensura omnium colorum, ut dicitur in X Metaph. [l. 3 (1053 b 28)]. Sed quantum essentia divina superat creaturam, tantum creatura deficit a Deo. Cum ergo divina essentia nullo modo proprie et complete possit cognosci mediante creatura, nec creatura poterit proprie cognosci mediante essentia divina. Sed Deus non cognoscit creaturam nisi per essentiam suam. Ergo non habet propriam cognitionem de creaturis.

 

 

Praeterea, omne medium quod facit propriam cognitionem de re, potest assumi ut medium demonstrationis ad concludendum illud. Sed essentia divina non hoc modo se habet ad creaturam ; alias creaturae essent quandocumque fuit essentia divina. Ergo Deus cognoscens creaturas per essentiam suam, non habet propriam cognitionem de rebus.

 

Praeterea, si Deus cognoscit creaturam, aut cognoscit eam in propria natura, aut in idea. Si in propria natura : tunc propria natura creaturae est medium quo Deus cognoscit creaturam. Sed medium cognoscendi est perfectio cognoscentis. Ergo natura creaturae erit perfectio divini intellectus ; quod est absurdum. Si vero cognoscit creaturam in idea : cum idea sit magis remota a re quam essentialia vel accidentalia rei, minorem cognitionem habebit de re quam illam quae est per essentialia vel accidentalia eius. Sed omnis propria cognitio de re habetur vel per essentialia vel per accidentalia eius ; quia etiam accidentia magnam partem conferunt ad cognoscendum quod quid est, ut dicitur in I de Anima [cap. 1 (402 b 21)]. Ergo Deus non habet propriam cognitionem de rebus.

 

Praeterea, per medium universale non potest haberi propria cognitio de aliquo particulari ; sicut per animal non potest haberi propria cognitio de homine. Sed essentia divina est medium maxime universale, quia communiter se habet ad omnia cognoscenda. Ergo Deus per essentiam suam non potest habere propriam cognitionem de creaturis.

 

Praeterea, cognitio disponitur secundum medium cognoscendi. Ergo propria cognitio non habebitur nisi per proprium medium. Sed essentia divina non potest esse proprium medium cognoscendi hanc creaturam ; quia si esset proprium iam alteri non esset medium cognoscendi ; quod enim est huic et alteri, est commune utrique, et non proprium alteri. Ergo Deus per essentiam suam creaturas cognoscens, non habet propriam cognitionem de eis.

 

Praeterea, Dionysius dicit VII cap. de Divinis Nominibus [§ 2] quod Deus cognoscit materialia immaterialiter, et multa unite, sive distincta indistincte. Sed talis est divina cognitio qualiter Deus res cognoscit. Ergo Deus habet indistinctam cognitionem de rebus ; et ita, non proprie cognoscit hoc aut illud.

Sed contra. Nullus potest discernere inter illa de quibus non habet propriam cognitionem. Sed Deus hoc modo creaturas cognoscit, quod inter eas discernit ; cognoscit enim hanc non esse illam ; alias non daret singulis secundum suam capacitatem, nec redderet unicuique secundum opus suum, iuste de actibus hominum iudicando. Ergo Deus habet propriam cognitionem de rebus.

 

Praeterea, nihil imperfectum est Deo attribuendum. Sed cognitio qua cognoscitur aliquid in communi et non in speciali, est imperfecta, cum aliquid ei desit. Ergo divina cognitio non est in communi tantum de rebus, sed etiam in speciali.

 

Praeterea, secundum hoc accideret, Deum, qui est felicissimus, esse insipientissimum, si non cognosceret de rebus hoc quod nos cognoscimus ; quod etiam pro inconvenienti habet philosophus in libro I de Anima [l. 12 (410 b 4)], et in III Metaph. [l. 11 (1000 b 3)].

 

 

Responsio. Dicendum, quod ex hoc ipso quod Deus res ordinat ad

suum finem, probari potest quod Deus propriam cognitionem habet de rebus ; quia non potest res aliqua

in proprium finem ordinari per aliquam cognitionem, nisi cognoscatur

propria eius natura, secundum quam habet determinatam habitudinem ad finem illum. Qualiter autem hoc esse possit, hoc modo considerandum est.

Per cognitionem enim causae non cognoscitur effectus, (nisi) secundum hoc quod effectus ex ea consequitur. Unde, si sit aliqua causa universalis, cuius actio ad aliquem effectum non determinetur nisi mediante aliqua causa particulari ; per cognitionem illius causae communis non habebitur propria cognitio de effectu, sed scietur in communi tantum ; sicut actio solis determinatur ad productionem huius plantae mediante vi seminativa, quae est in terra vel in semine ; unde si sol cognosceret seipsum, non haberet cognitionem propriam de hac planta, sed communem tantum, nisi cum hoc cognosceret propriam causam eius. Et ideo ad hoc quod habeatur propria et perfecta cognitio de aliquo effectu, opor­tet quod in cognoscente congregentur omnes cognitiones causarum communium et propriarum ; et hoc est quod philosophus dicit in principio Physic. [cap. 1 (184 a 12)] : tunc cognoscere dicimur unumquodque, cum causas cognoscimus primas, et principia prima usque ad elementa, id est usque ad causas proximas, ut Commentator [Phys. I, comm. 1] exponit.

Secundum hoc autem aliquid in cognitione divina ponimus, secundum quod ipse per essentiam suam est causa eius ; sic enim in ipso est ut cognosci possit. Unde, cum ipse sit causa omnium causarum propriarum et communium, ipse per essentiam suam cognoscit omnes causas proprias et communes, quia nihil est in re per quod determinetur eius natura communis, cuius Deus non sit causa ; et ideo per quam rationem ponitur cognoscere communem naturam rerum, per eamdem ponetur cognoscere propriam naturam unius­cuiusque, et proprias causas eius. Et hanc rationem assignat Dionysius VII cap. de Divinis Nominibus [§ 2], sic dicens : si secundum unam causam Deus omnibus existentibus esse tradidit, secundum eamdem causam sciet omnia ; et infra [§ 2] : ipsa enim omnium causa seipsam cognoscens vacat alicubi, si ea quae sunt ab ipsa, et quorum est causa, ignoraverit. Vacare dicit deficere a causalitate alicuius quod in re invenitur ; quod sequeretur, si aliquid eorum quae sunt in re, ignoraret.

 

Et sic patet ex dictis, quod omnia similia quae inducuntur ad manifestandum quod Deus per se omnia cognoscit, sunt deficientia ; sicut quod inducitur de puncto, qui si se cognosceret, dicitur quod lineas cognosceret ; et de luce, quod cognoscendo se, cognosceret colores ; non enim quidquid est in linea, potest reduci in punctum sicut in causam, nec quidquid est in colore, ad lucem ; unde punctus cognoscens seipsum, non cognosceret lineam nisi in universali, similiter nec lux colorem ; secus autem est de cognitione divina, ut ex dictis patet.

Ad primum igitur dicendum, quod verbum illud Boetii est intelligendum de intellectu nostro, non autem de intellectu divino, qui singularia cognoscere potest, ut infra dicetur. Et tamen intellectus noster singularia non cognoscens, propriam cognitionem habet de rebus, cognoscens eas secundum proprias rationes speciei ; unde etsi etiam intellectus divinus singularia non cognosceret, nihilominus posset propriam de rebus cognitionem habere.

 

Ad secundum dicendum, quod Deus cognoscit omnia uno, quod est ratio plurium, scilicet essentia sua, quae est similitudo rerum omnium ; et quia essentia sua est propria ratio uniuscuiusque rei, ideo de unoquoque propriam cognitionem habet. Qualiter autem unum possit esse multorum propria ratio et communis, sic considerari potest. Essentia enim divina secundum hoc est ratio alicuius rei, quod res illa divinam essentiam imitatur. Nulla autem res imitatur divinam essentiam ad plenum ; sic enim non posset esse nisi una imitatio ipsius ; nec sua essentia esset per modum istum nisi unius propria ratio, sicut una sola est imago patris perfecte eum imitans, scilicet filius. Sed quia res creata imperfecte imitatur divinam essentiam, contingit esse diversas res diversimode imitantes ; in quarum tamen nulla est aliquid quod non deducatur a similitudine divinae essentiae ; et ideo illud quod est proprium unicuique rei, habet in divina essentia quid imitetur ; et secundum hoc divina essentia est similitudo rei quantum ad proprium ipsius rei, et sic est propria eius ratio : et eadem ratione est propria ratio alterius, et omnium aliorum. Est igitur communis omnium ratio, in quantum ipsa res est una, quam omnia imitantur : sed est propria huius ratio vel illius, secundum quod res eam diversimode imitantur : et sic propriam cognitionem divina essentia facit de unaquaque re, in quantum est propria ratio uniuscuiusque.

 

 

Ad tertium dicendum, quod ignis non est causa calidorum quantum ad omne id quod in eis invenitur, sicut dictum est de essentia divina ; et ideo non est simile.

 

Ad quartum dicendum, quod albedo superabundat a viridi colore quantum ad alterum eorum quod est de natura coloris, scilicet quantum ad lucem, quae est quasi formale in compositione coloris, et secundum hoc est mensura aliorum colorum ; sed in coloribus invenitur aliquid aliud quod est quasi materiale in ipsis, scilicet terminatio diaphani, et secundum hoc albedo non est mensura colorum : et sic patet quod in specie albedinis non est totum id quod in aliis coloribus invenitur ; et ideo per speciem albedinis non potest haberi propria cognitio de quolibet aliorum colorum ; secus autem est de essentia divina. Et praeterea in essentia divina sunt res aliae sicut in causa ; alii autem colores non sunt in albedine sicut in causa ; et ideo non est simile.

 

 

Ad quintum dicendum, quod demon­stratio est species argumentationis, quae quodam discursu intellectus perficitur : unde intellectus divinus, qui sine discursu est, non cognoscit per essentiam suam effectus quasi demonstrando, etsi certiorem cognitionem habeat per essentiam suam de rebus quam demonstrator per demonstrationem. Si quis etiam essentiam eius comprehenderet, certius per eam singulorum naturam cognosceret quam per medium demonstrationis conclusio cognoscatur. Nec tamen sequitur quod effectus Dei sint ab aeterno, propter hoc quod essentia eius est aeterna ; quia effectus non sunt hoc modo in essentia ut semper in seipsis sint, sed ut quandoque sint ; quando, scilicet, divina sapientia determinatur.

 

Ad sextum dicendum, quod Deus cognoscit res in propria natura, si ista determinatio referatur ad cognitionem ex parte cogniti ; si autem loquamur de cognitione ex parte cognoscentis, sic cognoscit res in idea, id est per ideam, quae est similitudo omnium quae sunt in re, et accidentalium et essentialium, quamvis ipsa non sit accidens rei neque essentia eius ; sicut etiam similitudo rei in intellectu nostro non est accidentalis vel essentialis ipsi rei, sed similitudo vel essentiae vel accidentis.

 

 

 

Ad septimum dicendum, quod essentia divina est universale medium quasi universalis causa. Alio autem modo se habet ad faciendum cognitionem rerum causa universalis, et forma universalis : in forma enim universali est effectus in potentia quasi materiali ; sicut differentiae sunt in genere secundum proportionem qua formae sunt in materia, ut Porphyrius [Isagoge, De differentia] dicit : sed effectus sunt in causa in potentia activa ; sicut domus est in mente artificis in potentia activa. Et quia unumquodque cognoscitur secundum quod est in actu, et non secundum quod est in potentia, ideo hoc quod differentiae specificantes genus sunt in genere in potentia, non sufficit ad hoc quod per formam generis habeatur propria cognitio de specie ; sed ex hoc quod propria alicuius rei sunt in aliqua causa activa, sufficit ut per causam illam habeatur cognitio de illa re : unde per ligna et lapides non cognoscitur domus, sicut cognoscitur per formam suam, quae est in artifice. Et quia in Deo sunt propriae condiciones uniuscuiusque rei sicut in causa activa, ideo, quamvis sit universale medium, potest propriam cognitionem facere de unaquaque re.

 

Ad octavum dicendum, quod essentia divina est et commune medium et proprium, sed non secundum idem, ut dictum est.

 

Ad nonum dicendum, quod cum dicitur : Deus scit distincta indistincte ; si ly indistincte determinet cognitionem ex parte cognoscentis, sic verum est ; et sic intelligit Dionysius, quia ipse una cognitione omnia distincta cognoscit. Si autem determinet cognitionem ex parte cogniti, sic falsa est : Deus enim cognoscit distinctionem unius rei ab alia, et cognoscit id per quod unum ab alio distinguitur ; unde propriam cognitionem habet de unoquoque.

 

 

 

 

Article 5 - DIEU CONNAÎT-IL LES SINGULIERS ?

(Quinto quaeritur utrum Deus cognoscat singularia.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Notre intelligence ne connaît pas les singuliers, parce qu’elle est séparée de la matière. Or l’intelligence divine est bien plus séparée de la matière que la nôtre. Elle ne connaît donc pas les singuliers.

 

 

2° [Le répondant] disait que ce n’est pas seulement parce qu’elle est immatérielle que notre intelligence ne connaît pas les singuliers, mais c’est aussi parce qu’elle abstrait des réalités sa connaissance. En sens contraire : notre intelligence ne reçoit rien des réalités que par l’intermédiaire

du sens ou de l’imagination ; le sens et l’imagi­nation reçoivent donc depuis les réa­lités avant l’intelligence, et pourtant les singuliers sont connus par le sens et l’imagina­tion. Que l’intelligence reçoive en provenance des réalités n’est donc pas une raison pour qu’elle ne connaisse pas les singuliers.

 

3° [Le répondant] disait : l’intelligence reçoit des réalités une forme entièrement dépouillée, mais il n’en va pas de même du sens ni de l’imagination. En sens contraire : le processus de dépouillement de la forme reçue dans l’intelligence n’est pas une raison pour que l’intelligence ne connaisse pas les singuliers, du point de vue de son terme de départ ; bien au contraire, de ce point de vue elle devrait les connaître davantage, car elle doit toute son assimilation à ce qu’elle reçoit de la réalité. Il reste donc que le processus de dépouillement de la forme n’em­pêche la connaissance du singulier que du point de vue du terme d’arrivée, à savoir le dépouillement que la forme a dans l’intelli­gence. Or ce dépouillement de la forme vient seulement de ce que l’intelligence est exempte de matière. La seule raison pour laquelle notre intelligence ne connaît pas les singuliers est donc qu’elle est séparée de la matière ; et ainsi, on obtient ce qu’on se proposait, que Dieu ne connaît pas les singuliers.

 

4° Si Dieu connaît les singuliers, il est nécessaire qu’il les connaisse tous, car la même raison vaut pour un et pour tous. Or il ne les connaît pas tous. Il n’en connaît donc aucun. Preuve de la mineure : comme dit saint Augustin dans l’Enchiridion, « pour beaucoup de choses, mieux vaut les ignorer que les savoir », i.e. les choses viles. Or, parmi les singuliers, beaucoup sont vils. Puis donc qu’il faut placer en Dieu tout ce qui est meilleur, il semble qu’il ne connaisse pas tous les singuliers.

 

5° Toute connaissance se fait par assimilation du connaissant au connu. Or il n’est aucune assimilation entre les singuliers et Dieu, car les singuliers sont changeants et matériels, et ont beaucoup d’autres propriétés de ce genre, dont l’exact contraire est en Dieu. Dieu ne connaît donc pas les singuliers.

 

6° Tout ce que Dieu connaît, il le connaît parfaitement. Or on n’a d’une réalité une connaissance parfaite que lorsqu’on la connaît à la façon dont elle est. Or Dieu ne connaît pas le singulier à la façon dont il est (car le singulier existe matériellement, au lieu que Dieu connaît immatériellement). Il semble donc que Dieu ne puisse pas connaître parfaitement le singulier, et qu’ainsi, il ne le connaisse aucunement.

 

7° [Le répondant] disait qu’une connaissance parfaite requiert que le connaissant connaisse la réalité selon son mode d’être, en prenant le mode du côté de l’objet connu, mais non s’il est pris du côté du connaissant. En sens contraire : la connais­sance se fait par application du connu au connaissant. Il est donc nécessaire que le mode du connu et celui du connaissant soient le même, et ainsi, la distinction susdite paraît nulle.

 

8° Selon le Philosophe, si quelqu’un veut trouver une réalité, il est nécessaire qu’il en ait déjà quelque notion ; et il ne suffit pas qu’il l’ait par une forme commune, si cette forme n’est pas particularisée par quelque chose. Par exemple, on ne pourrait pas chercher convenablement un serviteur qu’on a perdu, si l’on n’avait pas déjà de lui quelque notion, car, quand bien même on le trouverait, on ne le reconnaîtrait pas ; et savoir qu’il est homme ne suffirait pas, car ainsi on ne le distinguerait pas des autres, mais il faut avoir de lui quelque notion au moyen des caractères qui lui sont propres. Si donc Dieu doit connaître un singulier, il faut que la forme commune par laquelle il connaît, à savoir son essence, soit particularisée par quelque chose. Puis donc qu’il n’y a rien en lui par quoi elle puisse être particularisée, il semble qu’il ne connaisse pas les singuliers.

 

 

 

9° [Le répondant] disait que l’espèce par laquelle Dieu connaît est commune, en sorte cependant qu’elle est propre à chaque chose. En sens contraire : propre et commun sont opposés l’un à l’autre. Il est donc impossible qu’une même chose soit une forme commune et propre.

 

 

10° Ce n’est pas par la lumière, qui est un médium dans la vision, que la connaissance de la vue est déterminée à quelque chose de coloré, mais elle est déterminée par l’objet qu’est la réalité colorée elle-même. Or, dans la connaissance que Dieu a des réalités, son essence se comporte comme un médium de connaissance, et comme une certaine lumière par laquelle toutes choses sont connues, comme Denys le dit aussi au septième chapitre des Noms divins. Sa connaissance n’est donc aucunement déterminée à quelque singulier, et ainsi, il ne connaît pas les singuliers.

 

11° Puisque la science est une qualité, elle est une forme telle que sa variation modifie le sujet. Or la science change lorsque les objets sus varient : car si je sais que tu es assis, dès que tu te lèves j’ai perdu la science. Celui qui sait est donc modifié lorsque les objets sus varient. Or Dieu ne peut nullement changer. Les singuliers, qui sont variables, ne peuvent donc être sus de lui.

 

12° Nul ne peut avoir la science du singulier sans avoir la science de ce par quoi le singulier est achevé. Or ce qui achève le singulier en tant que tel, c’est la matière. Mais Dieu ne connaît pas la matière. Ni donc les singuliers. Preuve de la mineure : il est des choses, comme disent Boèce et le Commentateur au deuxième livre de la Métaphysique, qui sont pour nous très difficiles à connaître à cause de notre imperfection, par exemple celles qui sont très manifestes dans leur nature, comme les substances immatérielles ; mais il en est d’autres qui, à cause de leur imperfection, ne sont pas connues, ainsi celles qui ont un minimum d’être, tels le mouvement, le temps, le vide, etc. Or, la matière prime a un minimum d’être. Dieu ne connaît donc pas la matière, puisqu’en elle-même elle est inconnaissable.

 

 

 

13° [Le répondant] disait que, bien qu’elle soit inconnaissable pour notre intelligence, elle est cependant connaissable pour l’intel­ligence divine. En sens contraire : notre intelligence connaît la réalité par une

ressemblance reçue de la réalité, mais l’intelli­gence divine la connaît par une ressemblance qui est cause de la réalité. Or, entre une ressemblance qui est cause de la réalité et la réalité même, une plus grande convenance est requise qu’avec une autre ressemblance. Or, s’il ne peut y avoir dans notre intelligence une ressemblance suffisante pour que la matière soit connue, c’est à cause de l’imperfection de la matière ; à bien plus forte raison cette imperfection fera-t-elle donc qu’il n’y ait pas dans l’intel­ligence divine une ressemblance de la matière qui la fasse connaître.

 

14° Selon Algazel, la raison pour laquelle Dieu se connaît lui-même, est que les trois choses qui sont requises pour penser – à savoir : une substance intelligente qui soit séparée de la matière, un intelligible séparé de la matière, et l’union des deux – se trouvent en Dieu ; d’où l’on déduit que rien n’est pensé que dans la mesure où il est séparé de la matière. Or le singulier, en tant que tel, n’est pas séparable de la matière. Le singulier ne peut donc pas être pensé.

 

 

 

15° La connaissance est intermédiaire entre le connaissant et l’objet ; et plus la connais­sance descend du connaissant, plus elle est imparfaite. Or, chaque fois que la connaissance se porte vers une chose qui est hors du connaissant, elle descend vers autre chose. Puis donc que la connaissance divine est très parfaite, il ne semble pas qu’elle porte sur les singuliers, qui sont hors de lui.

 

16° De même que l’acte de connaissance dépend de façon essentielle de la puissance cognitive, de même il dépend de façon essentielle de l’objet connaissable. Or, il est aberrant d’affirmer que l’acte de la connaissance divine, lequel est son essence, dépend essentiellement d’une chose qui lui est extérieure. Il est donc aberrant de dire que Dieu connaît les singuliers, qui sont hors de lui.

 

17° Rien n’est connu que selon le mode qu’il a dans le connaissant, comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation. Or les réalités sont en Dieu immatériellement, et ainsi, sans agrégation à la matière ni aux déterminations qui lui sont liées. Dieu ne connaît donc pas les choses qui dépendent de la matière, tels les singuliers.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en 1 Cor. 13, 12 : « Alors, je connaîtrai aussi bien que je suis connu. » Or l’Apôtre qui parlait était lui-même un certain singulier. Les singuliers sont donc connus de Dieu.

 

 

2) Les réalités sont connues par Dieu en tant qu’il en est lui-même la cause, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut. Or il est lui-même la cause des singuliers. Il connaît donc les singuliers.

 

3) Il est impossible de connaître la nature de l’instrument si l’on ne connaît pas ce à quoi l’instrument est ordonné. Or les sens sont des puissances instrumentalement ordonnées à la connaissance des singuliers. Si donc Dieu ne connaissait pas les singuliers, il ignorerait aussi la nature du sens, et aussi, par conséquent, la nature de l’intelligence humaine, qui a pour objet les formes existant dans l’imagination ; ce qui est absurde.

 

 

4) La puissance de Dieu et sa sagesse sont égales. Tout ce qui est soumis à sa puissance est donc soumis à sa science. Or sa puissance s’étend à la production des singuliers. Sa science s’étend donc aussi à leur connaissance.

 

 

5) Comme on l’a déjà dit, Dieu a des réalités une connaissance propre et distincte. Or il n’en serait pas ainsi s’il ne savait pas ce par quoi les réalités se distinguent entre elles. Il connaît donc, pour n’importe quelle réalité, les déterminations singulières par lesquel­les une réalité se distingue d’une autre ; il connaît donc les singuliers dans leur singularité.

 

Réponse :

 

On s’est trompé de plusieurs façons sur cette question.

 

Certains, en effet, comme le Commentateur au onzième livre de la Métaphysique, voulant restreindre la nature de l’intelligence divine à la mesure de notre intelligence, ont tout bonnement nié que Dieu connût les singuliers, sauf peut-être en général. Mais cette erreur peut être détruite par un argument que le Philosophe lance contre Empédocle au premier livre sur l’Âme et au troisième livre de la Métaphysique : si, en effet, comme il résultait des propos d’Empé­docle, Dieu ignorait la haine, que les autres connaissent, il s’ensuivrait que « Dieu serait très insensé, alors qu’il est très heureux » et par conséquent très sage ; il en irait donc de même si l’on soutenait que Dieu ignore les singuliers, que nous connaissons tous.

 

 

Voilà pourquoi d’autres, tels Avicenne et ceux qui l’ont suivi, ont prétendu que Dieu connaissait chacun des singuliers pour ainsi dire en général, connaissant toutes les causes universelles par lesquelles le singulier est produit ; par exemple, si celui qui étudie les astres connaissait tous les mouvements du ciel et les distances des corps célestes, il connaîtrait chaque éclipse devant se produire avant un siècle ; toutefois, il ne la connaîtrait pas en tant qu’elle est un certain singulier, au point de savoir qu’elle est ou n’est pas maintenant, comme un paysan la connaît pendant qu’il la voit ; et c’est de cette façon qu’ils prétendent que Dieu connaît les singuliers : non comme s’il regardait leur nature singulière, mais par une connaissance des causes universelles. Mais même cette position ne peut pas être maintenue, car de causes universelles ne résultent que des formes universelles, s’il n’y a rien par quoi individuer les formes. Or, d’un assemblage de formes universelles, si nombreuses soient-elles, on ne constitue pas un singulier, car, de la collection de ces formes, on peut encore penser qu’elle existe en plusieurs ; voilà pourquoi, si quelqu’un connaissait une éclipse de la façon susdite, par les causes universelles, il ne connaîtrait rien de singulier mais seulement de l’uni­versel. Car à une cause universelle un effet universel est proportionné, et à une cause particulière un effet particulier, de sorte que l’inconvénient précédent demeure : Dieu ignorerait les singuliers.

 

 

 

Et c’est pourquoi il faut accorder sans réserve que Dieu connaît tous les singuliers non seulement dans les causes universelles, mais aussi chacun selon sa nature

propre et singulière. Et pour le voir clairement, il faut savoir que la science que Dieu a des réalités est comparable à celle d’un artisan, attendu qu’elle est la cause de toutes les réalités, comme l’art est la cause des produits de l’art. Or l’artisan, par la forme d’art qu’il a en lui, connaît le produit de l’art dans la mesure où il le produit ; or l’artisan ne produit que la forme, car c’est la nature qui a préparé la matière pour les choses artificielles ; voilà pourquoi l’artisan, par son art, ne connaît les produits de l’art que du point de vue de la forme. Or toute forme est de soi universelle ; aussi le bâtisseur connaît-il certes par son art la maison en général, mais non celle-ci ou celle-là, sauf s’il en prend connaissance par son sens. Mais si une forme d’art pouvait produire la matière tout comme elle peut produire la forme, alors il connaîtrait par elle le produit de l’art et du point de vue de la forme, et du point de vue de la matière. Puis donc que le principe de l’individuation est la matière, il le connaîtrait non seulement dans sa nature universelle, mais aussi en tant qu’il est un certain singulier. Et puisque l’art divin peut produire non seulement la forme mais aussi la matière, il existe donc dans son art non seulement une ressemblance de la forme, mais aussi de la matière ; et c’est pourquoi il connaît les réalités et quant à la forme, et quant à la matière ; ainsi, il ne connaît pas seulement les universels, mais aussi les singuliers.

 

Mais un doute subsiste alors : puisque tout ce qui est en quelque chose y est selon le mode de ce en quoi il est, et qu’ainsi, la ressemblance de la réalité est en Dieu seulement de façon immatérielle, d’où vient-il que notre intelligence, du fait même qu’elle reçoit immatériellement les formes des réa­lités, ne connaisse pas les singuliers, et que Dieu les connaisse ? Mais la raison de ceci apparaît manifestement si l’on considère que la ressemblance de la réalité qui est dans notre intelligence et celle qui est dans l’intelligence divine n’ont pas la même relation à la réalité. En effet, celle qui est dans notre intelligence est reçue de la réalité en tant que la réalité agit dans notre intelligence en agissant d’abord dans le sens ; or la matière, à cause de la faiblesse de son être, parce qu’elle est seulement un étant en puissance, ne peut être principe d’action ; voilà pourquoi la réalité qui agit dans notre âme agit seulement par la forme. La ressemblance de la réalité, qui est imprimée sur notre sens et qui, dépouillée par certains degrés, arrive jusqu’à l’intel­ligence, est donc seulement une ressemblance de la forme. En revanche, la ressemblance des réalités qui est dans l’intel­ligence divine est productrice de la réalité ; qu’elle participe un être fort ou faible, la réalité tient cela de Dieu seul ; et la ressemblance de toute réalité existe en Dieu pour autant que cette réalité participe l’être [reçu] de Dieu ; la ressemblance immatérielle qui est en Dieu n’est donc pas ressemblance que de la forme, mais aussi de la matière. Or, pour qu’une chose soit connue, il est nécessaire que sa ressemblance soit dans le connaissant, mais non qu’elle y soit avec le mode qui est le sien dans la réalité ; si donc notre intelligence ne connaît pas les singuliers, dont la connaissance dépend de la matière, c’est parce qu’il n’y a pas en elle de ressemblance de la matière, et non parce que la ressemblance est en elle immatériellement ; en revanche l’intelli­gence divine, qui a, quoique immatériellement, une ressemblance de la matière, peut connaître les singuliers.

 

Réponse aux objections :

 

1° Notre intelligence, en plus d’être séparée de la matière, a une connaissance reçue des réalités ; et ainsi, ni elle ne reçoit de façon matérielle, ni elle ne peut être une ressemblance de la matière ; voilà pourquoi elle ne connaît pas les singuliers ; mais il en est autrement de l’intelligence divine, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

2° Les sens et l’imagination sont des puissances liées à des organes corporels ; voilà pourquoi les ressemblances des réalités sont reçues en eux matériellement, i.e. avec les déterminations matérielles, quoique sans la matière, et c’est pourquoi ils connaissent les singuliers. Autre est le cas de l’intelligence divine ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

3° Il est dû au terme du dépouillement que la forme soit reçue immatériellement, ce qui ne suffit pas pour que le singulier ne soit pas connu ; en revanche, il est dû au principe de cette action que soit reçue dans l’intelligence non pas la ressemblance de la matière, mais seulement celle de la forme ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

4° Toute connaissance est en soi du genre des choses bonnes, mais il se produit par accident que la connaissance de certaines choses viles soit mauvaise, soit parce qu’elle est l’occasion de quelque acte honteux, et c’est pourquoi certaines sciences sont défendues, soit parce que certaines sciences détournent de choses meilleures, et dans ce cas, ce qui est bon en soi devient mauvais pour quelqu’un, ce qui ne peut se produire en Dieu.

 

 

5° La connaissance ne requiert pas une ressemblance de conformité en nature, mais seulement une ressemblance de représentation, comme une statue en or nous amène à nous souvenir d’un homme. Or l’objection procède comme si une ressemblance de conformité en nature était requise pour la connaissance.

 

 

6° La perfection de la connaissance consiste à connaître qu’une réalité est à la façon dont elle est, non en ce que le mode d’être de la réalité connue soit dans le connaissant, comme on l’a déjà dit souvent.

 

 

7° L’application du connu au connaissant, laquelle réalise la connaissance, doit être entendue non à la façon d’une identité mais à la façon d’une certaine représentation ; il n’est donc pas nécessaire que le connaissant et le connu aient un même mode d’être.

 

8° Cet argument vaudrait si la ressemblance par laquelle Dieu connaît était commune de telle façon qu’elle ne fût pas propre à chaque chose ; mais le contraire de cela a déjà été montré.

 

 

9° Une même chose ne peut être commune et propre sous le même rapport, mais on a déjà expliqué comment l’essence divine, par laquelle Dieu connaît toutes choses, peut être une ressemblance commune à toutes et cependant propre à chacune.

 

 

10° Il y a deux médiums dans la vision corporelle : celui « sous lequel » elle connaît, qui est la lumière, et par ce médium la vue n’est pas déterminée à un objet précis ; et il y a un autre médium « par lequel » elle connaît, à savoir la ressemblance de la réa­lité connue, et par ce médium la vue est déterminée à un objet spécial. Or, dans la connaissance que Dieu a des réalités, l’essence divine tient lieu des deux ; voilà pourquoi elle peut faire connaître proprement chaque réalité.

 

 

 

11° La science de Dieu ne varie aucunement lorsque les objets connaissables varient ; car s’il se produit que notre science varie lorsqu’ils varient, c’est parce qu’elle connaît les réalités présentes, passées et futures par différentes conceptions ; et de là vient que, dès que Socrate n’est plus assis, la connaissance que l’on avait de sa position assise devient fausse. Mais Dieu voit les réalités d’un même regard comme présentes, passées et futures ; par conséquent, la même vérité demeure dans son intelligence, quelle que soit la façon dont la réa­lité varie.

 

 

12° Les choses qui ont un être imparfait sont d’autant plus imparfaitement connaissables pour notre intelligence qu’elles ont un agir plus imparfait ; mais il n’en est pas ainsi de l’intelligence divine, dont la science n’est pas reçue des réalités, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

13° Dans l’intelligence divine, qui est cause de la matière, il peut exister une ressemblance de la matière, ressemblance qui met son empreinte, pour ainsi dire, dans cette matière ; mais dans notre intelligence, il ne peut y avoir de ressemblance qui suffise pour que nous connaissions la matière, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

14° Bien que le singulier, en tant que tel, ne puisse être séparé de la matière, il peut cependant être connu au moyen d’une ressemblance qui est séparée de la matière, et qui est une ressemblance de la matière ; car ainsi, bien qu’elle soit séparée de la matière selon l’être, elle n’est cependant pas séparée selon la représentation.

 

 

15° L’acte de la connaissance divine n’est pas quelque chose qui diffère de son essence, puisqu’en Dieu la pensée et l’acte de penser sont une même chose, car son action est son essence ; donc, qu’il connaisse quelque chose hors de lui-même ne permet pas de dire que sa connaissance descend ou tombe. En outre, on ne peut dire d’aucune action d’une puissance cognitive qu’elle descend, comme les actes des puissances naturelles qui passent de l’agent dans le patient ; car la connaissance n’implique pas un écoulement depuis le connaissant vers le connu, comme dans les actions naturelles, mais plutôt l’existence du connu dans le connaissant.

 

16° L’acte de la connaissance divine n’a aucune dépendance à l’égard de l’objet connu ; en effet, la relation impliquée ne comporte pas une dépendance de la connaissance elle-même au connu mais plutôt, au contraire, du connu lui-même à la connaissance ; de même, à l’inverse, la relation qui est impliquée dans le nom de science désigne une dépendance de notre science à l’égard de l’objet de science. Et l’acte de connaissance ne se rapporte pas de la même façon à l’objet et à la puissance cognitive ; en effet, il est substantifié dans son être par la puissance cognitive, mais non par l’objet ; car l’acte est dans la puissance même, mais non dans l’objet.

 

 

17° Une chose est connue à la façon dont elle est représentée dans le connaissant, et non à la façon dont elle existe dans le connaissant. En effet, la ressemblance qui existe dans la faculté cognitive est principe de connaissance de la réalité non pas selon l’être qu’elle a dans la puissance cognitive, mais selon la relation qu’elle a avec la réa­lité connue. Et de là vient que la réalité est connue non pas à la façon dont la ressemblance de la réalité a l’être dans le connaissant, mais à la façon dont la ressemblance existant dans l’intelligence est représentative de la réalité ; voilà pourquoi, bien que la ressemblance de l’intelligence divine ait un être immatériel, cependant, parce qu’elle est une ressemblance de la matière, elle est également principe de la connaissance des choses matérielles, et ainsi, des singuliers.

 

Et videtur quod non.

 

Intellectus enim noster singularia non cognoscit, quia est a materia separatus. Sed intellectus divinus est multo magis separatus a materia quam noster. Ergo singularia non cognoscit.

 

Sed dicebat quod intellectus noster non habet hoc solum quod singularia non cognoscit quia est immaterialis, sed quia abstrahit a rebus cognitionem. – Sed contra, intellectus noster non accipit a rebus nisi mediante sensu vel imaginatione : per prius ergo a rebus accipiunt sensus et imaginatio quam intellectus, et tamen per sensum et imaginationem singularia cognoscuntur. Ergo non est aliqua ratio quod intellectus singularia non cognoscat, quia cognitionem a rebus accipit.

 

 

Sed dicebat, quod intellectus accipit a rebus formam penitus depuratam, non autem sensus et imaginatio. – Sed contra, depuratio formae in intellectu receptae non est ratio quare intellectus singularia non cognoscat ratione termini a quo ; immo secundum hoc magis deberet cognoscere, quia secundum hoc totam assimilationem suam trahit, quod a re recipit. Relinquitur ergo quod depuratio formae non impedit cognitionem singularis nisi secundum terminum ad quem, qui est puritas quam in intellectu habet. Sed ista puritas formae est tantum propter immunitatem intellectus a materia. Ergo ista est sola ratio quare intellectus noster singularia non cognoscit, quia est a materia separatus ; et sic habetur propositum, quod Deus singularia non cognoscat.

 

 

 

Praeterea, si Deus cognoscit singularia, oportet quod omnia cognoscat, quia eadem est ratio de uno et de omnibus. Sed non cognoscit omnia. Ergo nulla cognoscit. Probatio mediae. Sicut dicit Augustinus in Enchir. [cap. 17], melius est multa nescire, quam scire, scilicet vilia. Sed inter singularia multa sunt vilia. Cum ergo omne quod melius est, sit Deo reponendum, videtur quod non omnia singularia cognoscat.

 

Praeterea, omnis cognitio fit per assimilationem cognoscentis ad cognitum. Sed nulla est assimilatio singularium ad Deum : quia singularia sunt mutabilia et materialia, et multa alia huiusmodi habent, quorum contraria penitus sunt in Deo. Ergo Deus singularia non cognoscit.

 

Praeterea, quidquid Deus cognoscit, perfecte cognoscit. Sed perfecta cognitio non habetur de re nisi quando cognoscitur eo modo quo est. Cum ergo Deus non cognoscat singulare eo modo quo est (quia singulare materialiter est, Deus autem immaterialiter cognoscit), videtur quod Deus non possit perfecte singulare cognoscere ; et ita nullo modo cognoscat.

 

Sed dicebat, quod perfecta cognitio requirit ut cognoscens cognoscat rem eo modo quo est, ut modus accipiatur ex parte cogniti ; non autem si accipiatur ex parte cognoscentis. – Sed contra, cognitio fit per applicationem cogniti ad cognoscentem. Ergo oportet quod idem sit modus cogniti et cognoscentis ; et sic praedicta distinctio nulla videtur.

 

 

Praeterea, secundum philosophum, si aliquis vult invenire rem aliquam, oportet quod aliquam de ea notitiam praehabeat ; nec sufficit quod per formam communem habeat, nisi forma illa per aliquid contrahatur : sicut aliquis servum amissum quaerere, non posset convenienter, nisi aliquam notitiam de ipso praehabuisset ; quia non recognosceret quando etiam inveniret eum : nec sufficeret quod sciret eum esse hominem, quia sic eum a ceteris non discerneret ; sed oportet quod habeat aliquam notitiam per ea quae sunt propria ei. Si igitur Deus debet cognoscere aliquod singulare, oportet quod forma communis per quam cognoscit, scilicet essentia sua, per aliquid contrahatur. Cum ergo non sit aliquid in ipso per quod contrahi possit, videtur quod ipse singularia non cognoscat.

 

Sed dicebat, quod illa species per quam Deus cognoscit, ita est communis quod tamen est propria unicuique. – Sed contra, proprium et commune ad invicem opponuntur. Ergo non potest esse ut idem sit forma communis et propria.

 

 

Praeterea, cognitio visus non determinatur ad aliquod coloratum per lucem, quae est medium in visu ; sed determinatur per obiectum, quod est res ipsa colorata. Sed in cognitione divina qua res cognoscit ; essentia eius se habet sicut medium cognitionis, et sicut lux quaedam per quam omnia cognoscuntur, ut etiam Dionysius dicit VII cap. de Divinis Nominibus [§ 2]. Ergo cognitio eius nullo modo determinatur ad aliquod singulare ; et sic singularia non cognoscit.

 

Praeterea, scientia, cum sit qualitas, est talis forma per cuius variationem mutatur subiectum. Sed ad variationem scitorum mutatur scientia ; quia, si scio te sedere, te surgente scientiam amisi. Ergo ad variationem scitorum mutatur sciens. Sed Deus nullo modo mutari potest. Ergo singularia, quae sunt variabilia, ab eo scita esse non possunt.

 

Praeterea, nullus potest scire singulare, nisi sciat illud per quod singulare completur. Sed completivum singularis in quantum huiusmodi, est materia ; Deus autem materiam non cognoscit. Ergo nec singularia. Probatio mediae. Quaedam sunt, ut dicit Boetius [Contra Eut. et Nest., cap. 1], et Commentator in II Metaph. [comm. 1], quae sunt nobis difficillima ad cognoscendum propter defectum nostrum, sicut ea quae sunt manifestissima in natura, ut substantiae immateriales ; quaedam vero quae non cognoscuntur propter sui defectum, sicut illa quae habent minimum de esse, ut motus, et

tempus, et vacuum, et huiusmodi. Sed materia prima habet minimum de esse. Ergo Deus materiam non

cognoscit, cum secundum se sit incognoscibilis.

 

Sed dicebat, quod quamvis sit incognoscibilis intellectui nostro, est tamen cognoscibilis intellectui divino. – Sed contra, intellectus noster cognoscit rem per similitudinem acceptam a re ; sed intellectus divinus per similitudinem quae est causa rei. Sed maior convenientia requiritur inter similitudinem, quae est causa rei, et rem ipsam, quam inter aliam similitudinem. Cum ergo defectus materiae sit in causa ut non possit esse in intellectu nostro tanta similitudo quae sufficiat ad eius cognitionem, multo fortius erit in causa ut non sit in intellectu divino similitudo materiae ad ipsam cognoscendam.

 

 

 

Praeterea, secundum Algazel [Metaph., p. I, tr. 3], haec est ratio quare Deus cognoscat seipsum, quia tria quae ad intelligendum requiruntur (scilicet substantia intelligens quae sit a materia separata, et intelligibile separatum a materia, et unio utriusque) in Deo inveniuntur ; ex quo habetur quod nihil intelligitur nisi in quantum est a materia separatum. Sed singulare, in quantum huiusmodi, non est a materia separabile. Ergo singulare intelligi non potest.

 

Praeterea, cognitio media est inter cognoscentem et obiectum ; et quanto cognitio magis a cognoscente desilit, tanto imperfectior est. Quandocumque autem in aliquid cognitio fertur quod est extra cognoscentem, in aliud desilit. Cum ergo cognitio divina sit perfectissima, non videtur quod cognitio eius sit de singularibus, quae sunt extra ipsum.

 

Praeterea, cognitionis actus sicut dependet a potentia cognoscitiva essentialiter, ita essentialiter dependet ab obiecto cognoscibili. Sed inconveniens est ponere quod actus divinae cognitionis, qui est sua essentia, ab aliquo extra se essentialiter dependeat. Ergo inconveniens est dicere, quod cognoscat singularia, quae sunt extra ipsum.

 

Praeterea, nihil cognoscitur nisi per modum quo est in cognoscente, ut Boetius dicit in V de Consolatione [prosa 4]. Sed res sunt in Deo immaterialiter ; et ita, absque concretione materiae et conditionum ipsius. Ergo non cognoscit ea quae a materia dependent, sicut sunt singularia.

 

 

 

Sed contra. Est quod dicitur I Corinth., XIII, 12 : tunc cognoscam sicut et cognitus sum. Ipse autem apostolus qui loquebatur, quoddam singulare erat. Ergo singularia a Deo sunt cognita.

 

Praeterea, res cognoscuntur a Deo in quantum ipse est causa earum, ut ex praedictis, patet. Sed ipse est causa singularium. Ergo singularia cognoscit.

 

Praeterea, impossibile est cognoscere naturam instrumenti, nisi cognoscatur id ad quod instrumentum est ordinatum. Sed sensus sunt quaedam potentiae instrumentaliter ordinatae ad singularium cognitionem.

Si ergo Deus singularia non

cognosceret, etiam naturam sensus ignoraret ; et, per consequens, etiam naturam intellectus humani, cuius formae in imaginatione existentes sunt obiectum ; quod est absurdum.

 

Praeterea, potentia Dei et sapientia adaequantur. Ergo quidquid subest potentiae, subest eius scientiae. Sed potentia eius se extendit ad productionem singularium. Ergo et scientia eius se extendit ad cognitionem eorumdem.

 

Praeterea, sicut supra dictum est, Deus habet de rebus propriam et distinctam cognitionem. Sed hoc non esset, nisi sciret ea quibus res ad invicem distinguuntur. Ergo cognoscit singulares conditiones cuiuslibet rei secundum quas una res ab alia distinguitur ; ergo cognoscit singularia in sua singularitate.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod circa hoc multipliciter erratum fuit.

 

Quidam enim, ut Commentator in XI Metaphysic. [Metaph. XII, comm. 51], simpliciter negaverunt Deum singularia cognoscere, nisi forte in universali ; volentes naturam intellectus divini ad mensuram nostri intellectus coarctare. Sed hic error per rationem philosophi destrui potest, qua contra Empedoclem invehitur in I de Anima [l. 12 (410 b 4)], et in III Metaph. [l. 11 (1000 b 3)] : si enim ut ex dictis Empedoclis sequebatur, Deus odium ignoraret quod alia cognoscebant, sequeretur Deum esse insipientissimum, cum tamen ipse sit felicissimus, ac per hoc sapientissimus ; similiter ergo et si ponatur Deus singularia ignorare, quae nos omnes cognoscimus.

Et ideo alii dixerunt, ut Avicenna [Metaph. VIII, cap. 6] et sequaces eius, quod Deus unumquodque singularium cognoscit quasi in universali, dum cognoscit omnes causas universales, ex quibus singulare producitur : sicut si quis astrologus cognosceret omnes motus caeli et distantias caelestium corporum, cogno­sceret unamquamque eclipsim quae futura est usque ad centum annos ; non tamen cognosceret eam in quantum est singulare quoddam, ut sciret eam nunc esse vel non esse, sicut rusticus eam cognoscit dum eam videt. Et hoc modo ponunt Deum singularia cognoscere ; non quasi singularem eorum naturam inspiceret, sed per cognitionem universalium causarum. Sed etiam haec positio stare non potest quia ex causis universalibus non consequuntur nisi formae universales, si non sit aliquid per quod formae individuentur. Ex formis autem universalibus congregatis, quotcumque fuerint, non constituitur aliquod singulare ; quia adhuc collectio illarum formarum potest intelligi in pluribus esse : et ideo, si aliquis modo supradicto per causas universales eclipsim cognosceret, nihil singulare, sed universale tantum cognosceret. Universalis enim effectus proportionatur causae universali, particularis autem particulari ; et sic remanet praedictum inconveniens, quod Deus singularia ignoraret.

Et ideo simpliciter concedendum est quod Deus omnia singularia cognoscit non solum in universalibus

causis, sed etiam unumquodque

secundum propriam et singularem suam naturam. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod scientia divina, quam de rebus habet, comparatur scientiae artificis, eo quod est causa omnium rerum, sicut ars artificiatorum. Artifex autem secundum hoc cognoscit artificiatum per formam artis quam apud se habet secundum quod ipsum producit : artifex autem non producit nisi formam, quia materiam ad artificialia praeparavit natura ; et ideo artifex per artem suam non cognoscit artificiata nisi ratione formae. Omnis autem forma de se universalis est ; et ideo aedificator per artem suam cognoscit quidem domum in universali, non autem hanc vel illam, nisi secundum quod per sensum eius notitiam sumit. Sed si forma artis esset productiva materiae, sicut est et formae, per eam cognosceret artificiatum et ratione formae et ratione materiae. Et ideo, cum individuationis principium sit materia, non solum cognosceret ipsum secundum naturam universalem, sed etiam in quantum est singulare quoddam. Unde, cum ars divina sit productiva non solum formae, sed materiae, in arte sua non solum existit similitudo formae, sed materiae ; et ideo cognoscit res et quantum ad formam et quantum ad materiam ; unde non solum universalia sed et singularia cognoscit.

Sed tunc restat dubitatio ; cum omne quod est in aliquo, sit in eo per modum eius in quo est ; et ita similitudo rei non sit in Deo nisi immaterialiter ; unde est quod intellectus noster, ex hoc ipso quod immaterialiter recipit formas rerum, singularia non cognoscit : Deus autem cognoscit ? Cuius ratio manifeste apparet, si consideretur diversa habitudo quam habent ad rem similitudo rei quae est in intellectu nostro, et similitudo rei quae est in intellectu divino. Illa enim quae est in intellectu nostro, est accepta a re secundum quod res agit in intellectum nostrum, agendo per prius in sensum ; materia autem, propter debilitatem sui esse, quia est in potentia ens tantum, non potest esse principium agendi ; et ideo res quae agit in animam nostram, agit solum per formam. Unde similitudo rei quae imprimitur in sensum nostrum, et per quosdam gradus depurata, usque ad intellectum pertingit, est tantum similitudo formae. Sed similitudo rerum quae est in intellectu divino, est factiva rei ; res autem, sive forte sive debile esse participet, hoc non habet nisi a Deo ; et secundum hoc similitudo omnis rei in Deo existit quod res illa a Deo esse participat : unde similitudo immaterialis quae est in Deo, non solum est similitudo formae, sed materiae. Et quia ad hoc quod aliquid cognoscatur, requiritur quod similitudo eius sit in cognoscente, non autem quod sit per modum quo est in re : inde est quod intellectus noster non cognoscit singularia, quorum cognitio ex materia dependet quia non est in eo similitudo materiae ; non autem propter hoc quod similitudo sit in eo immaterialiter : sed intellectus divinus, qui habet similitudinem materiae, quamvis immaterialiter, potest singularia cognoscere.

Ad primum igitur dicendum, quod intellectus noster cum hoc quod est separatus a materia, habet cognitionem acceptam a rebus ; et ideo nec materialiter recipit, nec similitudo materiae esse potest ; et propter hoc singularia non cognoscit ; secus autem est de intellectu divino, ut ex dictis patet.

 

Ad secundum dicendum, quod sensus et imaginatio sunt vires organis affixae corporalibus ; et ideo similitudines rerum recipiuntur in eis materialiter, id est cum materialibus conditionibus, quamvis absque materia, ratione cuius singularia cognoscunt. Secus autem est de intellectu divino ; et ideo ratio non sequitur.

 

Ad tertium dicendum, quod ex termino depurationis contingit, quod immaterialiter recipiatur forma, quod non sufficit ad hoc quod singulare non cognoscatur ; sed ex principio huius actionis contingit quod similitudo materiae in intellectu non recipiatur, sed formae tantum ; et ideo ratio non sequitur.

 

Ad quartum dicendum, quod omnis notitia secundum se de genere bonorum est ; sed per accidens contingit quod notitia quorumdam vilium mala sit vel ex eo quod est occasio turpis actus alicuius, et secundum hoc quaedam scientiae sunt prohibitae ; vel ex hoc quod per quasdam scientias aliquis a melioribus retrahitur ; et sic quod in se est bonum, efficitur alicui malum ; quod in Deo contingere non potest.

 

Ad quintum dicendum, quod ad cognitionem non requiritur similitudo conformitatis in natura, sed similitudo repraesentationis tantum ; sicut per statuam auream ducimur in memoriam alicuius hominis. Ratio autem procedit ac si similitudo conformitatis naturae ad cognitionem requireretur.

 

Ad sextum dicendum, quod perfectio cognitionis consistit in hoc ut cognoscatur res esse eo modo quo est ; non ut modus rei cognitae sit in cognoscente ; sicut saepe supra dictum est.

 

Ad septimum dicendum, quod applicatio cogniti ad cognoscentem, quae cognitionem facit, non est intelligenda per modum identitatis, sed per modum cuiusdam repraesentationis ; unde non oportet quod sit idem modus cognoscentis et cogniti.

 

Ad octavum dicendum, quod ratio illa procederet, si similitudo qua Deus cognoscit, esset ita communis, quod non esset singulis propria ; cuius contrarium supra, ostensum est.

 

Ad nonum dicendum, quod idem secundum idem non potest esse commune et proprium. Qualiter autem essentia divina, per quam Deus cognoscit omnia, sit similitudo communis omnium, et tamen propria singulis, supra expositum est.

 

Ad decimum dicendum, quod in visu corporali est duplex medium : medium scilicet sub quo cognoscit, quod est lumen ; et hoc medio non determinatur visus ad aliquod determinatum obiectum ; est et aliud medium quo cognoscit, scilicet similitudo rei cognitae : et hoc medio determinatur visus ad speciale obiectum. Essentia autem divina in cognitione divina, qua cognoscit res, tenet locum utriusque ; et ideo propriam cognitionem de singulis rebus facere potest.

 

Ad undecimum dicendum, quod scientia Dei nullo modo variatur secundum variationem scibilium ; ex hoc enim contingit quod nostra scientia ex eorum variatione varietur, quia alia conceptione cognoscit res praesentes, vel praeteritas vel futuras ; et inde est quod Socrate non sedente, illa cognitio quae habebatur de eo quod sederet, efficitur falsa. Sed Deus eodem intuitu videt res ut praesentes, praeteritas vel futuras ; unde eadem veritas in intellectu eius remanet, qualitercumque res varietur.

 

Ad duodecimum dicendum, quod illa quae habent deficiens esse, secundum hoc deficiunt a cognoscibilitate intellectus nostri, quod deficiunt a ratione agendi ; non autem ita est de intellectu divino, qui non accipit scientiam a rebus, ut ex dictis patet.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod in intellectu divino, qui est causa materiae, potest esse similitudo materiae, quasi in ipsam imprimens ; non autem in intellectu nostro potest esse similitudo quae sufficiat ad materiae cognitionem, ut ex dictis patet.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod quamvis singulare, in quantum huiusmodi, non possit a materia separari, tamen potest cognosci per similitudinem a materia separatam, quae est materiae similitudo ; sic enim, etsi sit separata a materia secundum esse, non tamen est separata secundum repraesentationem.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod actus divinae cognitionis non est aliquid diversum ab eius essentia, cum in eo sit idem intellectus et intelligere, quia sua actio est sua essentia : unde per hoc quod cognoscit aliquid extra se, eius cognitio non potest dici desiliens vel defluens. Et praeterea, nulla actio cognitivae virtutis potest dici desiliens sicut sunt actus virtutum naturalium, qui procedunt ab agente in patiens ; quia cognitio non dicit effluxum a cognoscente in cognitum, sicut est in actionibus naturalibus, sed magis dicit existentiam cogniti in cognoscente.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod actus cognitionis divinae nullam dependentiam habet ad cognitum ; relatio enim quae importatur, non importat dependentiam ipsius cognitionis ad cognitum, sed magis e converso ipsius cogniti ad cognitionem ; sicut e converso relatio quae importatur in nomine scientiae, designat dependentiam nostrae scientiae a scibili. Nec hoc modo se habet actus cognitionis ad obiectum sicut ad potentiam cognoscitivam ; substantificatur enim in esse suo per potentiam cognoscitivam, non autem per obiectum ; quia actus est in ipsa potentia, sed non in obiecto.

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod hoc modo aliquid cognoscitur, secundum quod est in cognoscente repraesentatum, et non secundum quod est in cognoscente existens. Similitudo enim in vi cognoscitiva existens non est principium cognitionis rei secundum esse quod habet in potentia cognoscitiva, sed secundum relationem quam habet ad rem cognitam. Et inde est quod non per modum quo similitudo rei habet esse in cognoscente, res cognoscitur, sed per modum quo similitudo in intellectu existens est repraesentativa rei ; et ideo, quamvis similitudo divini intellectus habeat esse immateriale, quia tamen est similitudo materiae, est etiam principium cognoscendi materialia, et ita singularia.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 6 - L’INTELLIGENCE HUMAINE CONNAÎT-ELLE LES SINGULIERS ?

(Sexto quaeritur utrum intellectus humanus singularia cognoscat.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° L’intelligence humaine connaît en abstrayant la forme de la matière. Or l’abs­traction de la forme depuis la matière ne lui ôte pas sa particularité, car même dans les mathématiques, qui sont abstraites de la matière, on peut considérer des lignes particulières. Que notre intelligence soit immatérielle ne l’empêche donc pas de connaître les singuliers.

 

2° Les singuliers ne se distinguent pas en tant qu’ils se rejoignent dans une nature commune, car plusieurs hommes sont un seul homme par leur participation à l’espèce. Si donc notre intelligence ne connaissait que des choses universelles, alors elle ne connaîtrait pas la distinction entre un singulier et un autre ; et ainsi, notre intelligence ne dirigerait point dans le domaine des opérables, où nous nous dirigeons par l’élection, qui présuppose la distinction entre une chose et l’autre.

 

 

3° [Le répondant] disait que notre intelligence connaît les singuliers dans la mesure où elle applique une forme universelle à un particulier. En sens contraire : notre intelligence ne peut appliquer une chose à une autre que si elle connaît déjà l’une et l’autre. La connaissance du singulier précède donc l’application de l’universel au singulier ; l’application susdite ne peut donc être la cause de ce que notre intelligence connaît le singulier.

 

 

4° Selon Boèce au cinquième livre sur la Consolation de la philosophie, « tout ce que peut une puissance inférieure, une supérieure le peut ». Or, comme il le dit au même endroit, l’intelligence est au-dessus de l’imagination, et l’imagination au-dessus du sens. Puis donc que le sens connaît le singulier, notre intelligence pourra, elle aussi, connaître le singulier.

 

En sens contraire :

 

Boèce dit : « Il y a universel quand on pense, singulier quand on sent. »

 

Réponse :

 

Toute action suit la détermination de la forme active qui est le principe de l’action ; par exemple, le chauffage est mesuré d’après le degré de chaleur. Or la res-

semblance de l’objet connu, par laquelle

la puissance cognitive est formellement

déterminée, est le principe de la connaissance selon l’acte, comme la chaleur pour le chauffage ; voilà pourquoi il est nécessaire que toute connaissance soit selon le mode de la forme qui est dans le connaissant. Par conséquent, puisque la ressemblance de la réalité qui est dans notre intelligence est reçue comme séparée de la matière et de toutes les déterminations matérielles, qui sont principes d’individuation, il reste que notre intelligence, à proprement parler, ne connaît pas les singuliers, mais seulement les universels. En effet, toute forme, en tant que telle, est universelle, à moins qu’elle ne soit une forme subsistante, qui, par là même qu’elle subsiste, est incommunicable.

 

Mais il se produit par accident que notre intelligence connaît le singulier ; en effet, comme dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, les phantasmes sont à notre intelligence ce que les sensibles sont au sens, comme les couleurs, qui sont hors de l’âme, par rapport à la vue ; par conséquent, de même que l’espèce qui est dans le sens est abstraite des réalités mêmes, et que par elle la connaissance du sens est en liaison avec les réalités sensibles elles-mêmes, de même notre intelligence abstrait des phantasmes une espèce, et par elle sa connaissance est en liaison d’une certaine façon avec les phantasmes. Seulement, il y a une différence : la ressemblance qui est dans le sens est abstraite de la réalité comme d’un objet connaissable, et c’est pourquoi cette ressemblance permet de connaître la réalité elle-même par soi et directement ; par contre, la ressemblance qui est dans l’intel­ligence n’est pas abstraite du phantasme comme d’un objet connaissable, mais comme d’un médium de connaissance, à la façon dont notre sens reçoit la ressemblance de la réalité qui est dans un miroir, lorsqu’il se porte vers elle non comme vers une certaine réalité, mais comme vers une ressemblance de la réalité. L’espèce que notre intelligence recueille ne la porte donc pas à connaître directement le phantasme, mais la réalité dont c’est le phantasme. Mais cependant, elle revient aussi par une sorte de réflexion à la connaissance du phantasme lui-même, lorsqu’elle considère la nature de son acte, de l’espèce à travers laquelle elle regarde, et de ce dont elle abstrait l’espèce, c’est-à-dire du phantasme ; de même, à travers la ressemblance qui est reçue dans la vue depuis le miroir, la vue se porte directement vers la connaissance de la réalité reflétée, mais par un certain retour elle se porte par cette connaissance vers la ressemblance même qui est dans le miroir. Donc, dans la mesure où, par la ressemblance qu’elle a reçue du phantasme, notre intelligence fait retour sur le phantasme même dont elle a abstrait l’espèce et qui est une ressemblance particulière, elle a une certaine connaissance du singulier, au sens d’une certaine liaison de l’intelligence avec l’imagination.

 

Réponse aux objections :

 

1° La matière dont on fait abstraction est double : il y a la matière intelligible et la sensible, comme on le voit clairement au septième livre de la Métaphysique ; et je dis « intelligible », comme celle que l’on considère dans la nature du continu, et « sensi­ble », comme l’est la matière naturelle. Or l’une et l’autre se prend de deux façons, c’est-à-dire comme désignée et comme non désignée. Et je dis « désignée », en tant qu’on la considère avec la détermination de ses dimensions, c’est-à-dire de celles-ci ou de celles-là ; et « non désignée », celle que l’on considère sans la détermination des dimensions. Ainsi donc, il faut savoir que la matière désignée est principe d’individua­tion, et que toute intelligence en fait abstraction en ce sens qu’elle abstrait de l’ici et du maintenant. L’intelligence du physicien, elle, n’abstrait pas de la matière sensible non désignée, car elle considère l’homme, chair et os, dans la définition duquel entre la matière sensible non désignée. L’intelli­gence du mathématicien, par contre, abstrait totalement de la matière sensible, mais non de la matière intelligible non désignée. On voit donc clairement que c’est l’abstrac­tion commune à toute intelligence qui fait que la forme soit universelle.

 

 

 

2° Selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, non seulement l’intelligence, en nous, est motrice, mais aussi l’imagination, par laquelle la conception universelle de l’intelligence est appliquée à l’opérable particulier ; l’intelligence est donc comme un moteur éloigné, mais la raison particulière et l’imagination sont un moteur prochain.

 

 

 

3° L’homme connaît déjà les singuliers par l’imagination et le sens, et c’est pourquoi il peut appliquer au particulier la connaissance universelle qui est dans l’intel­ligence ; à proprement parler, en effet, ce n’est pas le sens ou l’intelligence qui connaît, mais l’homme par l’un et par l’autre, comme on le voit clairement au premier livre sur l’Âme.

 

4° Ce que peut une puissance inférieure, une supérieure le peut également ; non cependant de la même façon, mais d’une façon plus noble ; c’est pourquoi la même réalité que le sens connaît, l’intelligence la connaît aussi, mais plus noblement, car plus immatériellement ; et par conséquent, si le sens connaît le singulier, il ne s’ensuit pas que l’intelligence le connaisse.

 

Et videtur quod sic.

 

Intellectus enim humanus cognoscit abstrahendo formam a materia. Sed abstractio formae a materia non aufert ei particularitatem ; quia etiam in mathematicis, quae sunt a materia abstracta, est considerare particulares lineas. Ergo intellectus noster per hoc quod immaterialis est, non impeditur quin singularia cognoscat.

 

Praeterea, singularia non distinguuntur secundum quod conveniunt in natura communi, quia participatione speciei plures homines sunt unus homo. Si ergo intellectus noster non cognoscit nisi universalia, tunc intellectus noster non cognosceret distinctionem unius singularis ab alio ; et sic intellectus noster non dirigeret in operabilibus, in quibus per electionem dirigimur, quae distinctionem unius ab altero praesupponit.

 

Sed dicebat, quod intellectus noster singularia cognoscit, in quantum applicat formam universalem ad aliquod particulare. – Sed contra, intellectus noster non potest applicare unum ad aliud nisi utrumque praecognoscat. Ergo cognitio singularis praecedit applicationem universalis ad singulare ; non ergo applicatio praedicta potest esse causa quare intellectus noster singulare cognoscat.

 

Praeterea, secundum Boetium in V de Consolatione philosophiae [prosa 4], quidquid potest virtus inferior, potest superior. Sed, ut ipse ibidem dicit, intellectus est supra imaginationem, et imaginatio supra sensum. Ergo, cum sensus singulare cognoscat, et intellectus noster singulare cognoscere poterit.

 

 

 

Sed contra est quod Boetius [In Porphyrii Isagogen ed. sec. I] dicit quod universale est dum intelligitur, singulare dum sentitur.

 

Responsio. Dicendum, quod quaelibet actio sequitur conditionem formae agentis, quae est principium actionis, sicut calefactio mensuratur secundum modum caloris. Simili-

tudo autem cogniti, qua informatur

potentia cognoscitiva est principium cognitionis secundum actum sicut calor calefactionis ; et ideo oportet ut quaelibet cognitio sit secundum modum formae quae est in cognoscente. Unde, cum similitudo rei quae est in intellectu nostro, accipiatur ut separata a materia, et ab omnibus materialibus conditionibus, quae sunt individuationis principia ; relinquitur quod intellectus noster, per se loquendo, singularia non cognoscit, sed universalia tantum. Omnis enim forma, in quantum huiusmodi, universalis est ; nisi forte sit forma subsistens, quae, ex hoc ipso quod subsistit, incommunicabilis est.

Sed per accidens contingit quod intellectus noster singulare cognoscat ; ut enim philosophus dicit in III de Anima [l. 12 (431 a 14)], phantasmata se habent ad intellectum nostrum sicut sensibilia ad sensum, ut colores, qui sunt extra animam, ad visum ; unde, sicut species quae est in sensu, abstrahitur a rebus ipsis, et per eam cognitio sensus continuatur ad ipsas res sensibiles ; ita intellectus noster abstrahit speciem a phantasmatibus, et per eam eius cognitio quodammodo ad phantasmata continuatur. Sed tamen tantum interest ; quod similitudo quae est in sensu, abstrahitur a re ut ab obiecto cognoscibili, et ideo per illam similitudinem res ipsa per se directe cognoscitur ; similitudo autem quae est in intellectu, non abstrahitur a phantasmate sicut ab obiecto cognoscibili, sed sicut a medio cognitionis, per modum quo sensus noster accipit similitudinem rei quae est in speculo, dum fertur in eam non ut in rem quamdam, sed ut in similitudinem rei. Unde intellectus noster non directe ex specie quam suscipit, fertur ad cognoscendum phantasma, sed ad cognoscendum rem cuius est phantasma. Sed tamen per quamdam reflexionem redit etiam in cognitionem ipsius phantasmatis, dum considerat naturam actus sui, et speciei per quam intuetur, et eius a quo speciem abstrahit, scilicet phantasmatis : sicut per similitudinem quae est in visu a speculo acceptam, directe fertur visus in cognitionem rei speculatae ; sed per quamdam reversionem fertur per eamdem in ipsam similitudinem quae est in speculo. Inquantum ergo intellectus noster per similitudinem quam accepit a phantasmate, reflectitur in ipsum phantasma a quo speciem abstraxit, quod est similitudo particularis, habet quamdam cognitionem de singulari secundum continuationem quamdam intellectus ad imaginationem.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod duplex est materia a qua fit abstractio ; scilicet materia intelligibilis et sensibilis, ut patet in VII Metaph. [l. 10 (1036 a 9)] : et dico intelligibilem, ut quae consideratur in natura continui ; sensibilem autem sicut est materia naturalis. Utraque autem dupliciter accipitur ; scilicet ut signata, et ut non signata : et dico signatam secundum quod consideratur cum determinatione dimensionum, harum scilicet vel illarum ; non signatam autem quae sine determinatione dimensionum consideratur. Secundum hoc igitur sciendum est, quod materia signata est individuationis principium, a qua abstrahit omnis intellectus, secundum quod dicitur abstrahere ab hic et nunc. Intellectus autem naturalis non abstrahit a materia sensibili non signata : considerat enim hominem et carnem et os, in cuius definitione cadit sensibilis materia non signata : sed a materia sensibili totaliter abstrahit intellectus mathematicus, non autem a materia intelligibili non signata. Unde patet quod abstractio, quae est communis omni intellectui, facit formam esse universalem.

 

Ad secundum dicendum, quod secundum philosophum in III de Anima [l. 16 (434 a 14)], non solum intellectus est movens in nobis, sed etiam phantasia, per quam universalis conceptio intellectus ad particulare operabile applicatur ; unde intellectus est quasi movens remotum ; sed ratio particularis et phantasia sunt movens proximum.

 

Ad tertium dicendum, quod homo praecognoscit singularia per imaginationem et sensum, et ideo potest applicare cognitionem universalem quae est in intellectu, ad particulare : non enim, proprie loquendo, sensus aut intellectus cognoscunt, sed homo per utrumque, ut patet in I de Anima [l. 10 (408 b 11)].

 

Ad quartum dicendum, quod illud quod potest virtus inferior, potest etiam superior ; non tamen eodem modo, sed nobiliori ; unde eamdem rem quam cognoscit sensus, cognoscit et intellectus, nobilius tamen, quia immaterialius ; et sic non sequitur, quod si sensus singulare cognoscit, quod intellectus cognoscat.

 

 

 

Article 7 - À CAUSE DE LA POSITION D’AVICENNE DÉJÀ SIGNALÉE, ON SE DEMANDE SI DIEU CONNAÎT L’EXISTENCE OU LA NON- EXISTENCE ACTUELLE DU SINGULIER, CE QUI REVIENT À SE DEMANDER S’IL CONNAÎT LES ÉNONCÉS, ET SURTOUT CEUX QUI CONCERNENT LES SINGULIERS.

(Septimo quaeritur utrum Deus cognoscat singulare nunc esse vel non esse,

propter positionem Avicennae superius tactam ;

et hoc est quaerere, utrum cognoscat enuntiabilia, et praecipue circa singularia.)

 

 

Il semble que non.

 

1° L’intelligence divine se tient toujours dans la même disposition. Or le singulier, selon qu’il existe ou n’existe pas actuel­lement, a des dispositions différentes. L’intel­ligence divine ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence actuelle du singulier.

 

2° Parmi les puissances de l’âme, celles qui se rapportent de la même façon à la réalité présente et à la réalité absente, comme l’imagination, ne connaissent pas l’exis­tence ou la non-existence actuelle de la réalité : cela n’est connu que des puissances, tel le sens, qui ne portent pas de la même façon sur les réalités absentes et sur les présentes. Or l’intelligence divine se rapporte de la même façon aux réalités présentes ou absentes. Elle ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence actuelle des réalités, mais elle connaît simplement leur nature.

 

3° Selon le Philosophe au sixième livre de la Métaphysique, la composition qui est signifiée lorsqu’on dit qu’une chose existe ou n’existe pas, n’est pas dans les réalités, mais seulement dans notre intelligence. Or il ne peut y avoir de composition dans l’intelligence divine, laquelle ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence de la réalité.

 

4° Il est dit en Jn 1, 3 : « Ce qui a été fait, en lui était vie » ; ce que saint Augustin explique en disant que les réalités créées sont en Dieu comme le coffre dans l’esprit de l’artisan. Or la ressemblance du coffre que l’artisan a dans son esprit ne lui permet pas de connaître l’existence ou la non-existence du coffre. Dieu non plus ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence du singulier.

 

5° Plus une connaissance est noble, plus elle est semblable à la connaissance divine. Or la connaissance de l’intelligence qui comprend les définitions des réalités est plus noble que la connaissance sensitive, car l’intelligence qui définit progresse vers l’intérieur de la réalité, au lieu que le sens est tourné vers l’extérieur. Puis donc que l’intelligence qui définit ne connaît pas, au contraire du sens, l’existence ou la non-existence de la réalité, mais simplement sa nature, il semble qu’il faille surtout attribuer à Dieu le mode de connaissance qui fait connaître simplement la nature de la réalité sans que son existence ou sa non-existence soit connue. Dieu ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence actuelle du singulier.

 

6° Dieu connaît chaque réalité par une idée en lui de la réalité. Or cette idée se rapporte de la même façon à la réalité, qu’elle existe ou non, sinon cette idée ne lui permettrait pas de connaître les futurs. Dieu ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence de la réalité.

 

 

En sens contraire :

 

1) Plus une connaissance est parfaite, plus elle saisit de nombreuses déterminations dans la réalité connue. Or la connaissance divine est très parfaite. Elle connaît donc la réalité selon toute sa détermination ; et ainsi, elle connaît son existence ou sa non-existence.

 

2) Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, Dieu a des réalités une connaissance propre et distincte. Or il ne connaîtrait pas les réalités distinctement s’il ne distinguait pas la réalité qui existe de celle qui n’existe pas. Il sait donc qu’une réalité existe ou n’existe pas.

 

Réponse :

 

Ce que l’essence universelle d’une espèce est à tous les accidents par soi de cette espèce, l’essence du singulier l’est à tous les accidents propres de ce singulier, comme sont tous les accidents qui se trouvent en lui, car, du fait qu’ils sont individués en lui, ils lui deviennent propres. Or l’intelligence qui connaît l’essence d’une espèce comprend par elle tous les accidents par soi de cette espèce : car, selon le Philosophe, la quiddité est le principe de toute démonstration qui conclut en attribuant des accidents propres au sujet. Et par conséquent, si l’on connaissait l’essence propre d’un singulier, on connaîtrait tous les accidents de ce singulier ; ce qui est impossible à notre intelligence, car la matière désignée, dont notre intelligence abstrait, est de l’essence du singulier, et serait placée dans la définition du singulier, s’il en avait une. Mais l’intelligence divine, qui appréhende

la matière, comprend non seulement l’essence universelle d’une espèce, mais également l’essence singulière de chaque individu ; voilà pourquoi elle connaît tous les accidents, à la fois ceux qui sont communs à l’espèce ou au genre tout entiers, et ceux qui sont propres à chaque singulier ; or l’un de ces accidents est le temps, en lequel se trouve tout singulier dans la nature, et c’est d’après la détermination du temps que l’existence ou la non-existence actuelle du singulier est affirmée. Aussi l’intelligence divine connaît-elle l’existence ou la non-existence actuelle de chaque singulier, et elle connaît tous les autres énoncés que l’on peut former soit à propos des universels, soit à propos des individus.

Mais cependant, sur ce point, l’intelligence divine se comporte différemment de notre intelligence. Car notre intelligence forme diverses conceptions pour connaître le sujet et l’accident, ainsi que pour connaître les divers accidents ; voilà pourquoi elle procède discursivement de la connaissance de la substance vers celle de l’accident ; en outre, pour connaître l’inhérence de l’un en l’autre, elle compose une espèce avec l’autre, et les unit d’une certaine façon ; et ainsi, elle forme en elle-même des énoncés. Mais l’intelligence divine connaît par un seul, à savoir par son essence, toutes les substances et tous les accidents, et c’est pourquoi ni elle ne procède discursivement de la substance vers l’accident, ni elle ne compose l’un avec l’autre ; mais là où, dans notre intelligence, il y a composition des espèces, il y a dans l’intelligence divine une unité sous tous les rapports ; et par conséquent, elle connaît les complexes d’une façon incomplexe, de même qu’elle connaît « simplement et uniment les choses nombreuses, et immatériellement les réalités matérielles ».

 

 

Réponse aux objections :

 

1° C’est par une seule et même chose que l’intelligence divine connaît toutes les dispositions pouvant varier dans la réalité ; aussi, demeurant toujours dans une disposition unique, elle connaît toutes les dispositions des réalités, quelle qu’en soit la variation.

 

 

2° La ressemblance qui est dans l’imagi­nation n’est une ressemblance que de la réalité même, elle n’est pas une ressemblance pour connaître le temps en lequel se trouve la réalité ; mais il en est autrement de l’intelligence divine, il n’en va donc pas de même.

 

3° La composition qui est dans notre intelligence est remplacée, dans l’intelligence divine, par l’unité ; mais la composition est une certaine imitation de l’unité, c’est pourquoi on l’appelle aussi union ; et ainsi, l’on voit clairement que Dieu, sans composer, connaît plus véritablement les énoncés que ne fait l’intelligence même qui compose et divise.

 

4° Le coffre qui est dans l’esprit de l’artisan n’est pas une ressemblance de tout ce qui peut convenir au coffre ; il en va donc différemment de la connaissance de l’artisan et de la connaissance divine.

 

 

5° Celui qui connaît une définition connaît en puissance les énoncés que l’on démontre par la définition ; mais dans l’intelligence divine, il n’y a pas de différence entre être en acte et pouvoir ; donc, dès lors qu’il connaît les essences des réalités, Dieu comprend immédiatement tous les accidents qui s’ensuivent.

 

6° L’idée qui est dans l’esprit divin se rapporte à la réalité de la même façon quelle que soit la disposition de la réalité, parce qu’elle en est une ressemblance selon toutes ses dispositions, et c’est pourquoi elle permet de connaître la réalité quelle que soit sa disposition.

 

Et videtur quod non.

 

Quia intellectus divinus semper se habet secundum eamdem dispositionem ; sed singulare, secundum quod nunc est et nunc non est, habet dispositionem diversam. Ergo intellectus divinus non cognoscit singulare nunc esse et nunc non esse.

 

Praeterea, inter potentias animae, illae quae aequaliter se habent ad rem praesentem et absentem, ut imaginatio, non cognoscunt an res nunc sit vel non sit ; sed hoc cognoscunt illae solum potentiae quae non sunt rerum absentium sicut praesentium, sicut sensus. Sed intellectus divinus eodem modo se habet ad res praesentes et absentes. Ergo non cognoscit res nunc esse vel non esse, sed cognoscit earum naturam simpliciter.

 

 

Praeterea, secundum philosophum in VI Metaphysicae [l. 4 (1027 b 29)], compositio quae significatur cum dicitur aliquid esse vel non esse, non est in rebus, sed in intellectu nostro tantum. Sed in intellectu divino non potest esse aliqua compositio. Ergo non cognoscit rem esse vel non esse.

 

 

Praeterea, Ioan. I, 3 et 4, dicitur : quod factum est, in ipso vita erat : quod exponens Augustinus [In Ioh. ev. tract. I, 17] dicit, quod res creatae, sunt in Deo sicut arca in mente artificis. Sed artifex per similitudinem arcae, quam habet in mente sua, non cognoscit an arca sit vel non sit. Ergo nec Deus cognoscit singulare esse vel non esse.

 

Praeterea, quanto aliqua cognitio est nobilior, tanto est divinae cognitioni similior. Sed cognitio intellectus comprehendentis definitiones rerum est nobilior quam sensitiva cognitio : quia intellectus definiens ad interiora rei progreditur, sed sensus circa exteriora versatur. Cum ergo intellectus definiens non cognoscat an res sit vel non sit, sed naturam rei simpliciter ; sensus autem cognoscat : videtur quod iste modus cognitionis sit Deo maxime attribuendus qua cognoscitur rei natura simpliciter, sine hoc quod sciatur esse res vel non esse. Ergo nec Deus cognoscit singulare nunc esse vel non esse.

 

 

Praeterea, Deus cognoscit unamquamque rem per ideam rei quae est apud ipsum. Sed illa idea aequaliter se habet ad rem sive sit sive non sit ; alias per eam futura non cognoscerentur ab eo. Ergo Deus non cognoscit an res sit vel non sit.

Sed contra. Quanto aliqua cognitio est perfectior, tanto plures conditiones in re cognita comprehendit. Sed divina cognitio est perfectissima. Ergo cognoscit rem secundum omnem conditionem eius ; et ita cognoscit eam esse vel non esse.

 

Praeterea, ut ex dictis patet, Deus habet propriam et distinctam cognitionem de rebus. Sed non distincte cognosceret res, nisi distingueret rem quae est ab ea quae non est. Ergo scit rem esse vel non esse.

Responsio. Dicendum, quod sicut se habet essentia universalis alicuius speciei ad omnia per se accidentia illius speciei, ita se habet essentia singularis ad omnia accidentia propria illius singularis, cuiusmodi sunt omnia accidentia in eo inventa : quia per hoc quod in ipso individuantur, efficiuntur ei propria. Intellectus autem cognoscens essentiam speciei, per eam comprehendit omnia per se accidentia speciei illius : quia, secundum philosophum [Anal. post. I, 2 (71 a 11)], omnis demonstrationis, per quam accidentia propria de subiecto concluduntur, principium est quod quid est : unde et cognita propria essentia alicuius singularis, cognoscerentur omnia accidentia singularis illius : quod intellectus noster non potest : quia de essentia singularis est materia signata, a qua intellectus noster abstrahit, et poneretur in eius definitione, si singulare definitionem haberet. Sed intellectus divinus, qui est apprehensor ma-

teriae, comprehendit non solum

essentiam universalem speciei, sed etiam essentiam singularem uniuscuiusque individui ; et ideo cognoscit omnia accidentia, et communia toti speciei aut generi, et propria unicuique singulari ; inter quae unum est tempus, in quo invenitur unumquod­que singulare in rerum natura, secundum cuius determinationem dicitur nunc esse vel non esse. Et ideo Deus cognoscit de unoquoque singulari quod nunc est vel non est ; et cognoscit omnia alia enuntiabilia quae formari possunt vel de universalibus, vel de individuis.

Sed tamen differenter circa hoc se habet intellectus divinus ab intellectu nostro. Quia intellectus noster diversas conceptiones format ad cognoscendum subiectum et accidens, et ad cognoscendum diversa accidentia ; et ideo discurrit de cognitione substantiae ad cognitionem accidentis ; et iterum ad hoc quod inhaerentiam unius ad alterum cognoscat, componit unam speciem cum altera, et unit ea quodammodo ; et sic in seipso enuntiabilia format. Sed intellectus divinus per unum, scilicet suam essentiam, cognoscit omnes substantias, et omnia accidentia ; et ideo neque discurrit de substantia in accidens, neque componit unum cum altero ; sed loco eius quod in intellectu nostro est compositio specierum, in intellectu divino est omnimoda unitas ; et secundum hoc complexa incomplexe cognoscit, sicut multa simpliciter et unite, et materialia immaterialiter.Ad primum ergo dicendum, quod intellectus divinus secundum unum et idem cognoscit omnes dispositiones quae possunt variari in re ; et ideo, semper in una dispositione manens, ipse cognoscit omnes dispositiones rerum qualitercumque variatarum.

 

Ad secundum dicendum, quod similitudo quae est in imaginatione, est similitudo ipsius rei tantum, non autem est similitudo ad cognoscendum tempus in quo res invenitur : secus autem est de intellectu divino ; et ideo non est simile.

 

Ad tertium dicendum, quod loco compositionis quae est in intellectu nostro, est unitas in intellectu divino ; compositio autem est quaedam imitatio unitatis : unde et unio dicitur ; et sic patet quod Deus non componendo, verius enuntiabilia cognoscit quam ipse intellectus componens et dividens.

 

Ad quartum dicendum, quod arca quae est in mente artificis, non est similitudo omnium quae possunt arcae convenire ; et ideo non est simile de cognitione artificis, et de cognitione divina.

 

Ad quintum dicendum, quod qui cognoscit definitionem, cognoscit in potentia enuntiabilia, quae per definitionem demonstrantur ; in intellectu autem divino non differt esse in actu et posse ; unde ex quo cognoscit essentias rerum, statim comprehendit omnia accidentia quae consequuntur.

Ad sextum dicendum, quod illa idea quae est in mente divina, pro tanto se habet similiter ad rem in qua­cumque dispositione sit, quia est similitudo rei secundum omnem eius dispositionem, et ideo per eam cognoscitur de re in quacumque sit dispositione.

 

 

 

 

 

Article 8 - DIEU CONNAÎT-IL LES NON-ÉTANTS ET LES CHOSES QUI N’EXISTENT PAS NI N’EXISTERONT NI N’ONT EXISTÉ ?

(Octavo quaeritur utrum Deus cognoscat non entia,

et quae nec sunt, nec erunt, nec fuerunt.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme dit Denys au premier chapitre des Noms divins, les connaissances ne portent que sur des existants. Or ce qui n’existe pas ni n’existera ni n’a existé, n’est nullement existant. Il ne peut donc pas y avoir de connaissance de Dieu à son sujet.

 

2° Toute connaissance a lieu par assimilation du connaissant au connu. Or l’intelli­gence divine ne peut être assimilée à un non-étant. Elle ne peut donc pas connaître un non-étant.

 

3° La connaissance de Dieu porte sur les réalités au moyen des idées. Or il n’y a pas d’idée du non-étant. Dieu ne connaît donc pas le non-étant.

 

4° Tout ce que Dieu connaît est dans son Verbe. Or, comme dit saint Anselme dans son Monologion, « de ce qui ne fut pas, n’est pas ni ne sera, il n’est point de verbe ». Dieu ne connaît donc pas de telles choses.

 

5° Dieu ne connaît que le vrai. Or le vrai et l’étant sont convertibles. Dieu ne connaît donc pas les choses qui ne sont pas.

 

En sens contraire :

 

Rom. 4, 17 : « Il appelle les choses qui ne sont pas, comme celles qui sont. » Or il n’appellerait point les non-étants s’il ne les connaissait. Il connaît donc les non-étants.

 

Réponse :

 

Dieu a connaissance des réalités créées à la façon dont un artisan connaît les produits de l’art : par une connaissance qui est la cause des produits de l’art. Cette connaissance divine et notre connaissance ont donc, relativement aux réalités connues, des relations opposées : notre connaissance, en effet, étant reçue des réalités, est naturellement postérieure aux réalités, au lieu que la connaissance que le Créateur a des créatures et celle que l’artisan a des produits de l’art précèdent naturellement les réalités connues. Or, si l’on ôte ce qui est antérieur, ce qui est postérieur est ôté, mais l’inverse n’est pas vrai ; et de là vient que notre science ne peut porter sur les réalités naturelles que si les réalités elles-mêmes préexistent, au lieu que dans l’intel­ligence divine, ou dans celle de l’artisan, la connaissance de la réalité a lieu indifféremment, que la réalité existe ou non.

 

Mais il faut savoir que l’artisan a deux connaissances de l’opérable : la spéculative et la pratique. Il a une connaissance spéculative ou théorique quand il connaît les raisons formelles de l’œuvre sans les appliquer à l’opération par l’intention ; en revanche, quand il étend les raisons formelles de l’œuvre à la fin de l’opération par l’inten­tion, c’est alors qu’il a une connaissance proprement pratique ; et c’est ainsi que la médecine est divisée en théorique et pratique, comme le dit Avicenne. D’où il ressort que la connaissance pratique de l’artisan suit sa connaissance spéculative, puisque la connaissance pratique est effectuée par une extension de la spéculative à l’œuvre. Or, si ce qui est postérieur est ôté, ce qui est antérieur demeure. On voit donc clairement qu’il peut y avoir chez l’artisan la connaissance d’un produit tantôt qu’il prévoit de faire, tantôt qu’il prévoit de ne jamais faire, comme lorsqu’il confectionne la forme d’un objet qu’il n’a pas l’intention de réaliser ; or, cet objet qu’il ne prévoit pas de réaliser, il ne le regarde pas toujours comme existant en sa puissance – car il lui arrive d’imaginer tel objet que ses forces ne suffisent pas à réaliser – mais il le considère dans sa fin, c’est-à-dire qu’il voit que l’on pourrait arriver à telle fin au moyen de tel objet ; car, suivant le Philosophe aux sixième et septième livres de l’Éthique, les fins sont dans le domaine des opérables comme les principes dans le domaine spéculatif ; donc, de même que les conclusions sont connues dans les principes, de même les produits de l’art sont connus dans les fins.

 

 

 

On voit donc clairement que Dieu peut avoir connaissance de non-étants : il a une connaissance quasi pratique de certains d’entre eux, à savoir, de ces choses qui ont existé, ou existent, ou existeront, et qui procèdent de sa science comme il en a disposé ; mais de certains autres, qui n’ont pas existé ni n’existent ni n’existeront, c’est-à-dire de ceux qu’il a prévu de ne jamais réaliser, il a une connaissance quasi spéculative ; et bien que l’on puisse dire qu’il les regarde dans sa puissance, car il n’est rien qu’il ne puisse, cependant l’on dit de façon plus appropriée qu’il les regarde dans sa bonté, laquelle est la fin de toutes les choses faites par lui : il voit, en effet, qu’il y a de nombreuses façons de communiquer sa propre bonté autrement qu’elle n’est communiquée aux réalités existantes, passées, présentes ou futures ; car les réa­lités créées ne peuvent dans leur ensemble égaler sa bonté, si grandement semblent-elles y participer.

 

Réponse aux objections :

 

1° Les choses qui n’ont pas existé ni n’existent ni n’existeront, existent en quelque façon dans la puissance de Dieu comme dans un principe actif, ou dans sa bonté comme dans une cause finale.

 

 

2° La connaissance qui est reçue des réalités connues consiste en une assimilation passive, par laquelle le connaissant est assimilé à des réalités connues déjà existantes ; mais la connaissance qui est cause des réalités connues consiste en une assimilation active, par laquelle le connaissant rend le connu semblable à soi ; et parce que Dieu peut rendre semblable à soi ce qui ne l’est pas encore, il peut aussi avoir connaissance d’un non-étant.

 

 

 

3° Si l’idée est la forme de la connaissance pratique, et c’est sa définition la plus courante, alors l’idée ne porte que sur les choses qui ont existé, ou existent, ou existeront ; mais si elle est aussi la forme de la connaissance spéculative, alors rien n’em­pêche que l’idée porte aussi sur d’autres choses qui n’ont pas existé ni n’existent ni n’existeront.

4° Le nom de Verbe dénomme la puissance opérative du Père, à savoir celle par laquelle il opère toutes choses ; voilà pourquoi le Verbe ne s’étend qu’aux choses auxquelles s’étend l’opération divine ; et c’est pourquoi il est dit dans le psaume : « Il a parlé, et toutes choses ont été faites » ; car, bien que le Verbe connaisse les autres choses, il n’est cependant pas le verbe des autres choses.

 

5° Les choses qui n’ont pas existé ni n’existent ni n’existeront, ont une vérité dans la mesure où elles ont l’être, c’est-à-dire pour autant qu’elles existent dans leur principe actif ou final ; et c’est ainsi que Dieu les connaît, elles aussi.

 

Et videtur quod non.

 

Quia, sicut dicit Dionysius in I cap. de Divinis Nominibus [§ 4], cognitiones non sunt nisi existentium. Sed illud quod nec est, nec erit, nec fuit, non est aliquo modo existens. Ergo de eo cognitio Dei esse non potest.

 

Praeterea, omnis cognitio est per assimilationem cognoscentis ad cognitum. Sed intellectus divinus non potest assimilari ad non ens. Ergo non potest cognoscere non ens.

 

Praeterea, cognitio Dei est de rebus per ideas. Sed non entis non est idea. Ergo Deus non cognoscit non ens.

 

 

Praeterea, quidquid Deus cognoscit, est in verbo eius. Sed, sicut dicit Anselmus in Monologion [cap. 32], eius quod nec fuit, nec est, nec erit, non est aliquod verbum. Ergo talia Deus non cognoscit.

 

Praeterea, Deus non cognoscit nisi verum. Sed verum et ens convertuntur. Ergo ea quae non sunt, Deus non cognoscit.

 

 

Sed contra, Roman., IV, 17 : vocat ea quae non sunt, tamquam ea quae sunt. Sed non vocaret non entia, nisi ea cognosceret. Ergo cognoscit non entia.

 

 

Responsio. Dicendum, quod Deus habet cognitionem de rebus creatis per modum quo artifex cognoscit artificiata, quae est artificiatorum causa. Unde in contraria habitudine habet se illa cognitio ad res cognitas, et nostra cognitio : nostra enim cognitio, quia est a rebus accepta, naturaliter est posterior rebus ; cognitio autem creatoris de creaturis, et artificis de artificiatis naturaliter praecedit res cognitas. Remoto autem priori removetur posterius, sed non e converso ; et inde est quod scientia nostra de rebus naturalibus esse non potest nisi res ipsae praeexistant ; sed apud intellectum divinum, vel artificis, indifferenter est cognitio rei, sive sit sive non sit.

 

 

 

Sed sciendum, quod artifex de operabili habet duplicem cognitionem : scilicet speculativam et practicam. Speculativam quidem, sive theoricam cognitionem habet, cum rationes operis cognoscit sine hoc quod

ad operandum per intentionem

applicet ; sed tunc proprie habet practicam cognitionem quando extendit per intentionem rationes operis ad operationis finem ; et secundum hoc medicina dividitur in theoricam et practicam, ut Avicenna [Canon medic. I, fen 1, doctr. 1, cap. 1] dicit. Ex quo patet quod cognitio artificis practica sequitur cognitionem eius speculativam, cum practica efficiatur per extensionem speculativae ad opus. Remoto autem posteriori remanet prius. Patet igitur quod apud artificem potest esse cognitio alicuius artificiati quandoque quidem quod facere disponit, quandoque vero quod facere nunquam disponit, ut cum confingit aliquam formam artificii, quod facere non intendit ; hoc autem artificium quod facere non disponit, non semper intuetur ut in potentia sua existens, quia quandoque excogitat tale artificium ad quod faciendum vires ei non suppetunt ; sed considerat ipsum in fine suo, prout scilicet videt quod ad talem finem posset per tale artificium deveniri ; quia, secundum philosophum VI Ethic. [l. 10 (1144 a 31)], et VII [l. 8 (1151 a 16)], fines in operabilibus sunt sicut principia in speculativis ; unde, sicut conclusiones cognoscuntur in principiis, ita artificiata in finibus.

Patet ergo quod Deus potest cognitionem habere aliquorum non entium ; et horum quidem quorumdam habet quasi practicam cognitionem, eorum scilicet quae fuerunt, vel sunt, vel erunt, quae ex eius scientia secundum eius dispositionem prodeunt ; quorumdam vero quae nec fuerunt, nec sunt, nec erunt, quae scilicet nunquam facere disposuit, habet quasi speculativam cognitionem ; et quamvis possit dici quod intueatur ea in sua potentia, quia nihil est quod ipse non possit, tamen accommodatius dicitur quod intuetur ea in sua bonitate, quae est finis omnium quae ab eo fiunt ; secundum quod scilicet, intuetur multos alios modos esse communicationis propriae bonitatis, quam sit communicata rebus existentibus, praeteritis, praesentibus, vel futuris ; quia omnes res creatae eius bonitatem aequare non possunt, quantumcumque de ea participare videantur.

 

Ad primum igitur dicendum, quod illa quae nec fuerunt, nec sunt, nec erunt, sunt aliquo modo existentia in potentia Dei sicut in principio activo, vel in bonitate eius sicut in causa finali.

 

Ad secundum dicendum, quod cognitio quae accipitur a rebus cognitis, consistit in assimilatione passiva, per quam cognoscens assimilatur rebus cognitis prius existentibus ; sed cognitio quae est causa rerum cognitarum, consistit in assimilatione activa, per quam cognoscens assimilat sibi cognitum ; et quia Deus potest sibi assimilare illud quod nondum est sibi assimilatum, ideo potest etiam non entis cognitionem habere.

 

Ad tertium dicendum, quod si idea sit forma cognitionis practicae, sicut magis est in communi usu loquentium, sic non est idea nisi eorum quae fuerunt, vel sunt, vel erunt ; si autem sit forma etiam speculativae cognitionis sic nihil prohibet etiam aliorum quae non fuerunt, nec sunt, nec erunt, esse ideam.

Ad quartum dicendum, quod verbum nominat potentiam operativam patris, per quam scilicet omnia operatur ; et ideo ad ea tantum se extendit verbum ad quae se extendit divina operatio ; unde et in Psal. XXXII, 9, dicitur : dixit, et facta sunt ; quamvis enim verbum alia cognoscat, non tamen aliorum est verbum.

 

 

Ad quintum dicendum, quod illa quae nec fuerunt, nec sunt, nec erunt, secundum hoc habent veritatem secundum quod habent esse, prout scilicet sunt in suo principio activo vel finali ; et sic etiam cognoscuntur a Deo.

 

 

 

 

 

 

Article 9 - DIEU CONNAÎT-IL LES INFINIS ?

(Nono quaeritur utrum Deus sciat infinita.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme dit saint Augustin au douzième livre de la Cité de Dieu : « Tout ce qui est su est limité par la compréhension de celui qui sait. » Or ce qui est infini ne peut être limité. Ce qui est infini n’est donc pas su de Dieu.

 

2° [Le répondant] disait que Dieu sait les infinis par la science de simple connaissance et non par la science de vision. En sens contraire : toute science parfaite comprend et par conséquent limite ce qu’elle sait. Or en Dieu, de même que la science de vision est parfaite, de même la science de simple connaissance l’est aussi. Donc, pas plus que la science de vision ne peut porter sur les infinis, la science de simple connais­sance ne le peut.

 

3° Tout ce que Dieu connaît, il le connaît par son intelligence. Or la connaissance de l’intelligence est appelée vision. Donc, tout ce que Dieu connaît, il le sait par science de vision ; si donc il ne sait pas les infinis par science de vision, il ne les connaît aucunement.

 

4° Toutes les choses qui sont connues de Dieu ont en Dieu leurs raisons formelles, qui sont en lui en acte. Si donc des infinis sont sus de Dieu, alors une infinité de raisons formelles seront en lui en acte, ce qui semble impossible.

 

5° Tout ce que Dieu sait, il le connaît parfaitement. Or rien n’est parfaitement connu si la connaissance du connaissant ne pénè­tre jusqu’aux profondeurs de la réalité. Donc, tout ce que Dieu connaît, il le pénètre, d’une certaine façon. Or l’infini ne peut en aucune façon être franchi, ni par le fini ni par l’infini. Dieu ne connaît donc nullement les infinis.

 

6° Quiconque regarde une chose, la limite par son regard. Or, tout ce que Dieu connaît, il le regarde. Ce qui est infini ne peut donc pas être connu de lui.

 

 

7° Si la science divine porte sur les infinis, elle-même aussi sera infinie. Or cela est impossible, puisque tout infini est imparfait, comme il est prouvé au troisième livre de la Physique. La science de Dieu ne porte donc nullement sur les infinis.

 

8° Ce qui s’oppose à la définition de l’infini ne peut aucunement être attribué à l’infini. Or être connu s’oppose à la définition de l’infini. En effet, « est infini ce dont, quelque étendue qu’on en perçoive, quelque chose reste toujours à percevoir au-delà », comme il est dit au troisième livre de la Physique ; or ce qui est connu doit nécessairement être perçu par le connaissant, et ce dont quelque chose est hors du connaissant n’est pas pleinement connu ; et ainsi, on voit bien qu’être pleinement connu par quelqu’un s’oppose à la définition de l’infini. Puisque Dieu connaît pleinement tout ce qu’il connaît, il ne connaît donc pas les infinis.

 

9° La science de Dieu est la mesure de la réalité sue. Or l’infini ne peut avoir de mesure. L’infini ne se tient donc pas sous la science de Dieu.

 

10° Mesurer n’est rien d’autre que se rendre certain de la quantité du mesuré. Si donc Dieu connaissait l’infini, et savait par conséquent sa quantité, il le mesurerait ; ce qui est impossible car l’infini, en tant que tel, est immense. Dieu ne connaît donc pas l’infini.

 

En sens contraire :

 

1) Comme dit saint Augustin au douzième livre de la Cité de Dieu, « bien que les nombres infinis ne puissent être exprimés par aucun nombre, [l’infinité du nombre] ne saurait être incompréhensible à Celui dont la science surpasse tout nombre ».

 

2) Puisque Dieu ne fait rien qui lui soit inconnu, il peut savoir tout ce qu’il peut faire. Or Dieu peut faire des infinis. Il peut donc savoir les infinis.

 

3) Pour penser quelque chose, il faut l’immatérialité du côté de celui qui pense et du côté de ce qui est pensé, et l’union des deux. Or l’intelligence divine est infiniment plus immatérielle qu’une intelligence créée. Elle est donc infiniment plus capable de penser. Or une intelligence créée peut connaître les infinis en puissance. L’intel­ligence divine peut donc connaître les infinis en acte.

 

 

4) Dieu sait toutes les choses qui existent, existeront et ont existé. Or, si le monde durait à l’infini, la génération ne serait jamais finie, et ainsi, il y aurait une infinité de singuliers. Or cela serait possible à Dieu. Il n’est donc pas impossible qu’il connaisse les infinis.

 

5) Comme dit le Commentateur au onzième livre de la Métaphysique, « toutes les proportions et les formes qui sont en puissance dans la matière prime sont en acte dans le premier moteur » ; et dans le même sens saint Augustin dit que les raisons séminales des réalités sont dans la matière prime, mais que les raisons causales sont en Dieu. Or il y a dans la matière prime une infinité de formes en puissance, attendu que sa puissance passive est infinie. Il y a donc aussi des infinis en acte dans le premier moteur, qui est Dieu. Or Dieu connaît tout ce qui, en lui, est en acte. Il connaît donc les infinis.

 

 

6) Saint Augustin, disputant au quinzième livre de la Cité de Dieu contre les académiciens qui niaient que quelque chose fût vrai, montre que non seulement il y a une multitude nombreuse de choses vraies, mais qu’il y en a même une multitude infinie par une certaine réduplication de l’intel­ligence sur elle-même, ou encore de l’affir­mation sur elle-même : par exemple, si je dis quelque chose de vrai, il est vrai que je dis quelque chose de vrai, et il est vrai que je dis que je dis quelque chose de vrai, et ainsi à l’infini. Or Dieu connaît toutes les choses vraies. Dieu connaît donc les infinis.

 

7) Tout ce qui est en Dieu, est Dieu. La science de Dieu est donc Dieu même. Or Dieu est infini, car il n’est aucunement compris. Sa science est donc, elle aussi, infinie ; il a donc lui-même la science des infinis.

 

Réponse :

 

Comme dit saint Augustin au douzième livre de la Cité de Dieu, certains voulurent juger de l’intelligence divine selon le mode de notre intelligence et prétendirent que Dieu, tout comme nous, ne peut connaître les infinis ; or ils affirmaient qu’il connaissait les singuliers, et en outre ils imaginaient un monde éternel ; il s’ensuivait donc qu’il y aurait un retour des mêmes choses numériquement identiques en des siècles différents, ce qui est complètement absurde. Par conséquent, il faut affirmer que Dieu connaît les infinis, comme on peut le montrer à partir de ce qui a déjà été déterminé. En effet, puisqu’il a lui-même la science non seulement des choses qui ont existé, existent ou existeront, mais encore de toutes celles qui sont de nature à participer sa bonté, et que de telles choses sont en nombre infini, attendu que sa bonté est infinie, il reste qu’il connaît lui-même les infinis ; mais il faut considérer comment cela se fait.

 

Il faut donc savoir que, selon la puissance du médium de connaissance, la connaissance s’étend à plus ou moins de choses ; par exemple, la ressemblance qui est reçue dans la vue est limitée par les déterminations particulières de la réalité, et c’est pourquoi elle ne peut mener à la connaissance que d’une seule réalité ; mais la ressemblance de la réalité qui est reçue dans l’intelligence est dégagée des déterminations particulières, et donc, étant plus élevée, elle peut mener à plus de choses. Et parce qu’une forme universelle unique est de nature à être participée par un nombre infini de singuliers, de là vient que l’intelligence connaît d’une certaine façon les infinis. Mais parce que cette ressemblance qui est dans l’intelligence ne mène pas à la connaissance du singulier quant aux choses par lesquelles les singuliers se distinguent les uns des autres, mais seulement quant à leur nature commune, il en résulte que notre intelligence, par l’espèce qu’elle a en elle, ne peut connaître les infinis qu’en puissance ; en revanche, le médium par lequel Dieu connaît, à savoir son essence, est une ressemblance des choses en nombre infini qui peuvent l’imiter, et pas seulement quant à ce qui leur est commun, mais aussi quant à ce par quoi elles se distinguent les unes des autres, ainsi qu’il ressort de ce qui précède ; aussi la science divine a-t-elle une efficace pour connaître les infinis. Mais voici comment considérer la manière dont elle connaît les infinis en acte.

 

Rien n’empêche qu’une chose soit infinie d’une façon et finie d’une autre, comme par exemple si quelque corps était infini en longueur mais fini en largeur. Et cela est possible semblablement dans les formes : par exemple, si nous imaginions être blanc quelque corps infini, la quantité extensive de la blancheur, laquelle est ainsi quantifiée par accident, sera infinie ; mais sa quantité par soi, c’est-à-dire intensive, serait néanmoins finie. Et il en est de même de n’importe quelle autre forme d’un corps infini, car toute forme reçue dans une matière est limitée selon le mode de ce qui reçoit, et ainsi, elle n’a pas une intensité infinie.

Or, de même que l’infini s’oppose à la connaissance, de même il s’oppose au franchissement : en effet, l’infini ne peut être ni connu ni franchi. Néanmoins, si quelque chose se meut sur l’infini mais non dans le sens de son infinité, l’infini pourra être franchi ; par exemple, ce qui est infini en longueur et fini en largeur peut être franchi en largeur, mais non en longueur. De même, si quelque infini est connu dans le sens où il est infini, en aucune façon il ne peut être parfaitement connu ; en revanche, s’il est connu, mais non dans le sens où il est infini, alors il pourra être parfaitement connu : en effet, parce que la notion d’infini convient à la quantité, suivant le Philosophe au premier livre de la Physique, et que toute quantité a, de par sa notion, un ordre des parties, il s’ensuit que l’infini est connu dans le sens où il est infini lorsqu’il est appréhendé partie après partie. Par conséquent, si notre intelligence doit connaître ainsi un corps blanc infini, elle ne pourra en aucune façon le connaître parfaitement, ni sa blancheur ; mais si elle connaît la nature même de la blancheur ou de la corporéité, qui se trouvent dans le corps infini, elle connaîtra ainsi l’infini parfaitement quant à toutes ses parties, mais non toutefois dans le sens où il est infini ; et ainsi, il est possible à notre intelligence de connaître en quelque sorte parfaitement l’infini continu, mais nullement les infinis en quantité discrète, attendu qu’elle ne peut, par une seule espèce, connaître de nombreuses choses ; d’où vient que, si elle doit considérer de nombreuses choses, il lui est nécessaire de les connaître l’une après l’autre, et ainsi, elle connaît la quantité discrète dans le sens où elle peut être infinie. Si donc elle connaissait une multitude infinie en acte, il s’ensuivrait qu’elle connaî­trait l’infini dans le sens où il est infini, ce qui est impossible.

 

Mais l’intelligence divine connaît toutes choses par une espèce unique ; aussi sa connaissance porte-t-elle sur toutes choses en même temps et d’un seul regard ; et ainsi, elle ne connaît pas la multitude suivant l’ordre de ses parties, de sorte qu’elle peut connaître une multitude infinie, mais non dans le sens de l’infini ; car si elle devait la connaître dans le sens de l’infini, en prenant une partie de la multitude après l’autre, elle ne parviendrait jamais à la fin et ne connaîtrait donc pas parfaitement. Par conséquent, j’accorde sans réserve que Dieu connaît en acte les infinis dans l’absolu, et que ces infinis n’égalent pas son intelligence comme lui-même égale son intelligence en se connaissant : car l’essence, dans les infinis créés, est finie quasi intensivement, comme la blancheur dans un corps infini, au lieu que l’essence de Dieu est infinie sous tous les rapports ; et par conséquent, tous les infinis sont finis pour Dieu et sont compréhensibles par lui.

 

Réponse aux objections :

 

1° On dit que l’objet su est limité par celui qui sait, en ce sens que l’objet su ne dépasse pas l’intelligence de celui qui sait au point de rester en partie hors d’elle ; dans ce cas, en effet, il se rapporte à elle à la façon d’une chose limitée ; et il n’y a pas d’inconvénient à ce que cela se produise pour un infini qui n’est pas su dans le sens où il est infini.

 

2° « Science de simple connaissance » et « science de vision » n’impliquent aucune différence du côté de celui qui sait, mais seulement du côté de la réalité sue. En effet, la science de vision se dit en Dieu par similitude avec la vision corporelle, qui regarde des réalités posées hors d’elle-même ; c’est pourquoi l’on dit que Dieu sait par science de vision uniquement les choses qui sont hors de lui, et qui sont soit présentes, soit passées, soit futures. En revanche, la science de simple connaissance porte, comme on l’a déjà prouvé, sur les choses qui n’existent pas ni n’existeront ni n’ont existé. Et Dieu ne sait pas celles-ci d’une façon et celles-là d’une autre ; si donc Dieu ne voit pas les infinis, cela ne vient pas du côté de la science de vision, mais du côté des objets visibles eux-mêmes, qui n’exis­tent pas ; et si l’on affirmait l’exis­tence d’infinis soit en acte soit successivement, il est hors de doute que Dieu les connaîtrait par science de vision.

 

3° La vue est proprement un certain sens corporel ; par conséquent, si l’on transfère le nom de vision à la connaissance immatérielle, ce ne sera que métaphoriquement. Or, en de telles tournures, la notion de vérité diffère suivant les différentes ressemblances qui se trouvent dans les réalités. Rien n’empêche donc d’appeler « vision » tantôt toute science divine, tantôt celle-là seule qui porte sur les choses passées, présentes ou futures.

 

 

 

4° Dieu même est par son essence la ressemblance de toutes choses, et une ressemblance propre de chacune ; par conséquent, si l’on dit qu’en Dieu les raisons formelles des réalités sont plusieurs, c’est uniquement à cause de ses rapports aux diverses créatures, et ces rapports ne sont, bien entendu, que des relations de raison. Or il n’est pas gênant que des relations de raison soient multipliées à l’infini, comme dit Avicenne dans sa Métaphysique.

 

 

5° Le franchissement implique un mouvement d’une chose à une autre ; or, sans procéder discursivement mais par un seul regard simple, Dieu connaît toutes les parties de l’infini, qu’il soit continu ou discret ; aussi connaît-il parfaitement l’infini, sans pour cela le franchir en le pensant.

 

 

6° Il faut répondre comme au premier argument.

 

7° Cet argument vaut pour l’infini dit privativement, qui ne se trouve que dans les quantités ; en effet, tout ce qui est dit privativement est imparfait. Par contre, il ne vaut pas pour l’infini dit négativement, au sens où Dieu est dit infini, car il appartient à la perfection d’une chose de n’être limitée par rien.

 

 

8° Cet argument prouve que l’infini ne peut être connu dans le sens où il est infini : car quelque portion de quantité que l’on prenne, quelle qu’en soit la mesure, il en restera toujours à prendre. Mais Dieu ne connaît pas l’infini de telle façon qu’il passe d’une partie à une autre.

 

 

 

9° Ce qui est infini en quantité a un être fini, comme on l’a dit, et c’est sous ce rapport que la science divine peut être la mesure de l’infini.

 

 

10° La notion de mesure consiste à obtenir une certitude sur la quantité déterminée de quelque chose ; or Dieu n’a pas une telle connaissance de l’infini qu’il en sache une quantité déterminée, car l’infini n’en a pas ; être su par Dieu ne s’oppose donc pas à la notion d’infini.

 

Et videtur quod non.

 

Quia, ut dicit Augustinus XII de Civitate Dei [cap. 18] : quidquid scitur scientis comprehensione finitur. Sed quod est infinitum, finiri non potest. Ergo quod est infinitum a Deo nescitur.

 

Sed dicebat, quod Deus scit infinita scientia simplicis notitiae, non autem scientia visionis. – Sed contra, omnis scientia perfecta comprehendit, et per consequens finit, illud quod scit. Sed sicut scientia visionis in Deo est perfecta, ita scientia simplicis notitiae. Ergo sicut scientia visionis non potest esse infinitorum, ita nec scientia simplicis notitiae.

 

 

Praeterea, quidquid Deus cognoscit, per intellectum cognoscit. Sed cognitio intellectus visio dicitur. Ergo quidquid Deus cognoscit, scit per scientiam visionis ; si ergo per scientiam visionis nescit infinita ; nullo modo scit infinita.

 

Praeterea, omnium quae sunt cognita a Deo, rationes in Deo sunt, et sunt actu in eo. Si ergo infinita sunt scita a Deo, infinitae rationes actu erunt in ipso ; quod videtur impossibile.

 

 

Praeterea, quidquid Deus scit, perfecte cognoscit. Sed nihil perfecte cognoscitur nisi cognitio cognoscentis pertranseat usque ad intima rei. Ergo quidquid Deus cognoscit, quodammodo pertransit illud. Sed infinitum nullo modo potest transiri neque a finito neque ab infinito. Ergo Deus nullo modo infinita cognoscit.

 

Praeterea, quicumque intuetur aliquid, suo intuitu finit illud. Sed quidquid Deus cognoscit, intuetur. Ergo quod est infinitum, ab eo cognosci non potest.

 

Praeterea, si scientia Dei est infinitorum, ipsa erit etiam infinita. Sed hoc esse non potest, cum omne infinitum sit imperfectum, ut probatur III Physic. [l. 11 (207 a 14)]. Ergo scientia Dei nullo modo est infinitorum.

 

Praeterea, quod repugnat definitioni infiniti, nullo modo potest infinito attribui. Sed cognosci repugnat definitioni infiniti, quia infinitum est cuius quantitatem accipientibus semper est aliquid ultra accipere, ut dicitur in III Physic. [cap. 6 (207 a 7)], illud autem quod cognoscitur oportet a cognoscente accipi ; nec plene cognoscitur cuius aliquid est extra cognoscentem ; et sic patet quod definitioni infiniti repugnat quod plene ab aliquo cognoscatur. Cum quidquid Deus cognoscit, plene cognoscat : ergo Deus infinita non cognoscit.

 

Praeterea, scientia Dei est mensura rei scitae. Sed infiniti non potest esse aliqua mensura. Ergo infinitum non cadit sub scientia Dei.

 

Praeterea, nihil aliud est mensuratio, quam certificatio de mensurati quan­titate. Si ergo Deus cognosceret infinitum, et sic sciret quantitatem eius, mensuraret ipsum ; quod est impossibile, quia infinitum, in quantum infinitum, est immensum. Ergo Deus non cognoscit infinitum.

 

 

Sed contra. Sicut dicit Augustinus, in XII de Civitate Dei [cap. 19], quamvis infinitorum numerorum nullus sit numerus, non est tamen incomprehensibilis ei cuius scientiae non est numerus.

 

Praeterea, cum Deus nihil faciat incognitum, quidquid potest facere potest scire. Sed Deus potest facere infinita. Ergo potest infinita scire.

 

Praeterea, ad intelligendum aliquid, requiritur immaterialitas ex parte intelligentis et ex parte intellecti, et coniunctio utriusque. Sed in infinitum est immaterialior intellectus divinus quam aliquis intellectus creatus. Ergo in infinitum est magis intellectivus. Sed intellectus creatus potest cognoscere infinita in potentia. Ergo divinus potest cognoscere infinita in actu.

 

Praeterea, Deus scit quaecumque sunt, erunt, et fuerunt. Sed si mundus in infinitum duraret, nunquam generatio finiretur ; et sic essent singularia infinita. Hoc autem esset Deo possibile. Ergo non est impossibile ipsum cognoscere infinita.

 

Praeterea, sicut dicit Commentator in XI Metaph. [Metaph. XII, comm. 18], omnes proportiones et formae quae sunt in potentia in prima materia, sunt in actu in primo motore : cui etiam consonat quod Augustinus [De Gen. ad litt. VI, 10 ; VI, 14 ; IX, 17] dicit, quod rationes seminales rerum sunt in prima materia, sed rationes causales sunt in Deo. Sed in materia prima sunt infinitae formae in potentia, eo quod potentia eius passiva est infinita. Ergo et in primo motore, scilicet Deo, sunt infinita in actu. Sed quidquid est actu in eo, ipse cognoscit. Ergo infinita cognoscit.

 

Praeterea, Augustinus, in XV de Civitate Dei [De Trin. XV, 12], contra Academicos disputans, qui negabant aliquid esse verum, ostendit, quod non solum est numerosa multitudo verorum, sed etiam infinita per quandam reduplicationem intellectus supra seipsum, vel etiam dictionis ; ut si ego dico aliquid verum, verum est me dicere verum, et verum est

me dicere dicere verum, et sic in

infinitum. Sed omnia vera Deus cognoscit. Ergo Deus cognoscit infinita.

 

 

Praeterea, quidquid est in Deo, Deus est. Ergo scientia Dei est ipse Deus. Sed Deus, est infinitus, quia nullo modo comprehenditur. Ergo et scientia eius est infinita ; ergo ipse habet infinitorum scientiam.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod sicut dicit Augustinus XII de Civit. Dei [cap. 17], quidam volentes iudicare de intellectu divino secundum modum intellectus nostri, dixerunt, quod Deus non potest cognoscere infinita, sicut nec nos ; et ideo, cum ponerent eum cognoscere singularia, et cum hoc ponerent mundum aeternum, sequebatur quod esset revolutio eorumdem secundum numerum in diversis saeculis : quod penitus absurdum est. Unde dicendum quod Deus infinita cognoscit, ut potest ostendi ex his quae sunt supra determinata. Cum enim ipse sciat non solum quae fuerunt, vel sunt, vel erunt, sed etiam omnia quae nata sunt bonitatem eius participare, cum huiusmodi sint infinita, eo quod sua bonitas infinita est, relinquitur quod ipse infinita cognoscit ; quod, qualiter fiat, considerandum est.

 

Sciendum est igitur, quod secundum virtutem medii cognoscendi, cognitio ad multa vel ad pauca se extendit ; sicut similitudo quae recipitur in visu, est determinata secundum particulares conditiones rei, unde non est ductiva in cognitionem nisi unius rei ; sed similitudo rei recepta in intellectu, est absoluta a particularibus conditionibus, unde cum sit elevatior, est ductiva in plura. Et quia una forma universalis nata est ab infinitis singularibus participari, inde est quod intellectus quodammodo infinita cognoscit. Sed quia illa similitudo quae est in intellectu, non ducit in cognitionem singularis quantum ad ea quibus singularia ad invicem distinguuntur, sed solum quantum ad naturam communem ; inde est quod intellectus noster per speciem quam habet apud se non est cognoscitivus infinitorum nisi in potentia ; sed medium illud quo Deus cognoscit, scilicet essentia sua, est infinitorum similitudo, quae ipsam imitari possunt ; nec tantum quantum ad id quod commune est eis, sed etiam quantum ad ea quibus ad invicem distinguuntur, ut ex praecedentibus patet ; unde divina scientia habet efficaciam ad infinita cognoscendum. Quomodo autem actu infinita cognoscat, hoc modo considerandum est.

 

 

Nihil prohibet aliquid esse infinitum uno modo, et alio modo finitum : ut si aliquod corpus esset quidem longitudine infinitum, sed latitudine finitum ; et similiter potest esse in formis : ut si aliquod corpus infinitum ponamus esse album, quantitas albedinis extensiva, secundum quam dicitur quanta per accidens, erit infinita ; quantitas autem eius per se, scilicet intensiva, nihilominus esset finita ; et similiter est de quacumque alia forma corporis infiniti : quia omnis forma recepta in aliqua materia finitur ad modum recipientis, et ita non habet intensionem infinitam.

Infinitum autem, sicut repugnat cognitioni, ita et repugnat transitioni : infinitum enim nec cognosci nec transiri potest : nihilominus tamen, si aliquid moveatur super infinitum non per viam infinitatis suae, transiri poterit ; sicut quod est infinitum longitudine, et latitudine finitum, potest pertransiri latitudine, sed non longitudine : ita etiam si aliquod infinitum cognoscatur per viam per quam est infinitum, nullo modo perfecte cognosci potest ; si autem cognoscatur non per viam infiniti, sic perfecte cognosci poterit : quia enim infiniti ratio congruit quantitati, secundum philosophum in I Phys. [cap. 2 (185 b 2)], omnis autem quantitas de sui ratione habet ordinem partium ; sequitur quod tunc infinitum per viam infiniti cognoscatur, quando apprehenditur pars post partem. Unde si sic debeat intellectus noster cognoscere corpus album infinitum, nullo modo cognoscere poterit perfecte ipsum, neque albedinem eius ; si autem cognoscat ipsam naturam albedinis vel corporeitatis, quae invenitur in corpore infinito, sic cognoscet infinitum perfecte quantum ad omnes partes eius, non tamen per viam infiniti ; et sic possibile est ut intellectus noster quodammodo infinitum continuum perfecte cognoscat ; sed infinita discrete nullo modo, eo quod non potest per unam speciem multa cognoscere ; et inde est quod si multa debet considerare, oportet quod unum post alterum cognoscat, et ita quantitatem discretam per viam infiniti cognoscit. Unde si cognosceret infinitam multitudinem in actu, sequeretur quod cognosceret infinitum per viam infiniti ; quod est impossibile.

Sed divinus intellectus per unam speciem cognoscit omnia ; unde simul et uno intuitu est eius cognitio de omnibus ; et sic non cognoscit multitudinem secundum ordinem partium multitudinis, et sic potest infinitam multitudinem cognoscere non per viam infiniti : si enim per viam infiniti deberet cognoscere, ut acciperet multitudinis partem post partem, nunquam veniret ad finem, unde non perfecte cognosceret. Unde concedo simpliciter, quod Deus actu cognoscit infinita absolute, nec ipsa infinita adaequant intellectum eius, sicut ipse a se cognitus suum intellectum adaequat : quia essentia in infinitis creatis est finita, quasi intensive sicut albedo in corpore infinito ; essentia autem Dei est infinita omnibus modis ; et secundum hoc omnia infinita sunt Deo finita, et sunt comprehensibilia ab ipso.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod secundum hoc dicitur finiri a sciente, quod scitur quod intellectum scientis non excedit, ut aliquid eius sit extra intellectum scientis : sic enim se habet ad intellectum scientis per modum finiti : nec est inconveniens hoc accidere de infinito quod non per viam infiniti scitur.

 

Ad secundum dicendum, quod scientia simplicis notitiae et visionis nullam differentiam important ex parte scientis, sed solum ex parte rei scitae : dicitur enim scientia visionis in Deo ad similitudinem visus corporalis, qui res extra se positas intuetur ; unde secundum scientiam visionis Deus scire non dicitur nisi quae sunt extra ipsum, quae sunt vel praesentia, vel praeterita, vel futura ; sed scientia simplicis notitiae, ut supra probatum est, est eorum quae non sunt, nec erunt, nec fuerunt : nec alio modo scit Deus ista et illa : unde non est ex parte scientiae visionis quod Deus infinita non videat ; sed ex parte ipsorum visibilium quae non sunt ; quae si esse ponerentur infinita vel actu vel successione,

procul dubio ea Deus cognosceret scientia visionis.

 

 

Ad tertium dicendum, quod visus proprie est quidam corporalis sensus ; unde si nomen visionis ad immaterialem cognitionem transferatur, hoc non erit nisi metaphorice. In talibus autem locutionibus secundum diversas similitudines in rebus repertas diversa est ratio veritatis ; unde nihil prohibet aliquando omnem divinam scientiam visionem dici, aliquando vero solam illam quae est praeteritorum, praesentium vel futurorum.

 

Ad quartum dicendum, quod ipse Deus per suam essentiam est similitudo rerum omnium, et propria uniuscuiusque ; unde in Deo non dicuntur esse plures rationes rerum nisi secundum respectus eius ad diversas creaturas ; qui quidem respectus sunt relationes rationis tantum. Non autem est inconveniens relationes rationis multiplicari in infinitum, ut Avicenna dicit in Metaphysica sua [III, 10].

 

Ad quintum dicendum, quod pertransitio importat motum de uno in aliud ; et quia Deus non discurrendo cognoscit omnes partes infiniti, sive continui, sive discreti, sed uno simplici intuitu ; perfecte infinitum cognoscit, nec tamen infinitum intelligendo pertransit.

 

Ad sextum dicendum sicut ad primum.

 

Ad septimum dicendum, quod ratio illa procedit de infinito privative dicto, quod solum in quantitatibus invenitur ; omne enim privative dictum est imperfectum ; non autem procedit de infinito negative dicto, quomodo Deus infinitus dicitur : hoc enim perfectionis est ut aliquid per nihil terminetur.

 

Ad octavum dicendum, quod ratio illa probat quod infinitum cognosci non potest per viam infiniti : quia quamcumque partem quantitatis eius acceperis, cuiuscumque mensurae, semper aliquid erit accipere de ipso. Sed Deus non hoc modo cognoscit infinitum ut transeat de parte in partem.

 

Ad nonum dicendum, quod illud quod est infinitum quantitate, habet esse finitum, ut dictum est, et secundum hoc divina scientia potest esse infiniti mensura.

 

Ad decimum dicendum, quod ratio mensurationis consistit in hoc quod fiat certitudo de quantitate alicuius determinata : sic autem infinitum Deus non cognoscit, ut sciat aliquam eius quantitatem determinatam, quia eam non habet ; unde non repugnat rationi infiniti quod a Deo sciatur.

 

 

 

 

Article 10 - DIEU PEUT-IL FAIRE DES INFINIS ? A-T-ON DEMANDÉ INCIDEMMENT.

(Decimo autem incidenter quaesitum fuit utrum Deus possit facere infinita.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Les raisons existant dans l’esprit divin sont productrices des réalités, et l’une n’empêche pas l’action de l’autre. Puis donc que les raisons sont en nombre infini dans l’esprit divin, il peut en résulter un nombre infini d’effets, exécutés par la puissance divine.

 

2° La puissance du Créateur excède infiniment la puissance de la créature. Or il appartient à la puissance de la créature de produire des infinis successivement. Dieu peut donc produire des infinis simultanément.

 

3° Vaine est la puissance qui n’est pas amenée à l’acte, surtout si elle ne peut pas y être amenée. Or la puissance de Dieu porte sur les infinis. Une telle puissance serait donc vaine, si elle ne pouvait produire des infinis en acte.

 

En sens contraire :

 

1) Sénèque dit : « L’idée est le modèle des réalités qui adviennent naturellement. » Or les infinis ne peuvent exister naturellement, ni donc advenir naturellement, semble-t-il, car ce qui ne peut pas exister ne peut pas advenir. Il n’y aura donc pas d’idée des infinis en Dieu. Or Dieu ne peut rien opérer que par une idée ; Dieu ne peut donc pas opérer des infinis.

 

2) Quand on dit que Dieu créé les réalités, on n’affirme rien de nouveau du côté de celui qui crée, mais seulement du côté de la créature ; dire que Dieu crée les réalités revient donc, semble-t-il, à dire que les réa­lités viennent à l’existence par Dieu. Donc, pour la même raison, dire que Dieu peut créer les réalités revient à dire que les réa­lités peuvent venir à l’existence par Dieu. Or les réalités ne peuvent être produites en nombre infini, car il n’y a pas dans la créature de puissance à un acte infini. Dieu non plus ne peut donc pas faire des infinis en acte.

 

Réponse :

 

On rencontre deux distinctions de l’infini.

 

D’abord, il se distingue en puissance et acte ; et l’on appelle infini en puissance celui qui consiste toujours en une succession, comme dans la génération, le temps et la division du continu : en toutes ces choses il y a une puissance à l’infini, si l’on prend toujours une partie après l’autre ; mais il y aurait infini en acte si nous imaginions, par exemple, une ligne dépourvue d’extrémités.

 

Ensuite, on distingue l’infini par soi et par accident ; et le sens de cette distinction apparaît clairement de la façon suivante : la notion d’infini, comme on l’a dit, convient à la quantité ; or la quantité se dit de la quantité discrète avant de se dire de la quantité continue ; par conséquent, pour voir comment l’infini est par soi et comment il est par accident, il faut considérer que tantôt la multitude est requise par soi, tantôt elle est seulement par accident. La multitude est requise par soi, comme on le voit bien, dans les séries ordonnées de causes et d’effets dont l’un est en dépendance essentielle de l’autre ; par exemple, l’âme meut la chaleur naturelle, qui met en branle les nerfs et les muscles, par lesquels sont mues les mains, qui meuvent un bâton, par lequel est mue une pierre ; dans cette série, en effet, n’importe lequel des suivants dépend par soi de n’importe lequel des précédents. Mais il y a multitude par accident, quand toutes les choses qui sont contenues dans la multitude tiennent pour ainsi dire la place d’une seule, et qu’il importe peu qu’il y en ait une ou plusieurs, peu ou beaucoup ; par exemple, si un bâtisseur fait une maison, et qu’en la construisant il use successivement plusieurs scies, la multitude des scies n’est requise que par accident pour construire la maison, parce qu’une seule scie ne peut durer toujours ; et le nombre de scies, quel qu’il soit, ne fait aucune différence pour la maison ; il n’y a donc aucune dépendance entre l’une et l’autre, comme c’était le cas lorsque la multitude était requise par soi.

 

Donc, d’après cela, diverses opinions furent émises concernant l’infini. Certains philosophes anciens admirent l’infini en acte non seulement par accident, mais aussi par soi, voulant que l’infini soit nécessaire à ce qu’ils donnaient comme le principe ; et c’est pourquoi ils admettaient aussi un processus infini de causes. Mais le Philosophe réprouve cette opinion au deuxième livre de la Métaphysique et au troisième livre de la Physique.

 

D’autres, qui suivaient Aristote, accordèrent que l’infini par soi ne peut se rencontrer ni en acte ni en puissance, car il n’est pas possible qu’une chose dépende essentiellement d’une infinité [de causes], auquel cas, en effet, son être ne serait jamais accompli. Mais ils affirmèrent que l’infini par accident existe non seulement en puissance mais aussi en acte ; c’est pourquoi Algazel, dans sa Métaphysique, affirme que les âmes humaines séparées des corps sont en nombre infini, car cela s’ensuit de ce que le monde, selon lui, est éternel ; et il n’estime pas cela aberrant, car il n’y a aucune dépendance des âmes entre elles, aussi l’infini ne se trouve-t-il dans la multitude de ces âmes que par accident.

 

 

D’autres, par contre, ont soutenu que l’infini en acte ne peut exister ni par soi ni par accident ; mais que seul peut exister l’infini en puissance, qui consiste en une succession, comme il est enseigné au troisième livre de la Physique ; et c’est la position du Commentateur au deuxième livre de la Métaphysique. Que l’infini ne puisse être en acte, cela peut avoir deux raisons : soit parce qu’être en acte s’oppose à l’infini par là même qu’il est infini, soit pour une autre raison, comme par exemple se mouvoir vers le haut s’oppose au triangle de plomb, non parce qu’il est triangle, mais parce qu’il est en plomb.

 

Si donc l’infini peut par nature exister en acte, d’après la seconde opinion, ou même, si autre chose que la notion même d’infini l’empêche d’exister, alors je dis que Dieu peut faire que l’infini existe en acte. En

revanche, si être en acte s’oppose à l’in-

fini selon sa notion, alors Dieu ne peut pas faire cela, comme il ne peut pas faire que l’homme soit un animal irrationnel, car

cela reviendrait à ce que des propositions contradictoires existent en même temps. Mais être en acte est-il ou non compatible avec l’infini selon sa notion ? Comme c’est une question soulevée incidemment, qu’elle soit maintenant laissée de côté pour être discutée ailleurs. Mais il faut répondre aux arguments de part et d’autre.

 

 

 

Réponse aux objections :

 

1° Les raisons qui sont dans l’esprit divin ne se réalisent pas dans la créature avec le mode qu’elles ont en Dieu, mais avec le mode que permet la notion de créature ; ainsi, bien que ces raisons soient immatérielles, les réalités sont cependant produites à partir d’elles en l’être matériel. Si donc il entre dans la notion d’infini de n’être pas en acte simultanément mais en une succession, comme dit le Philosophe au troisième livre de la Physique, alors les raisons en nombre infini qui sont dans l’esprit divin ne peuvent se réaliser toutes ensemble dans les créatures, mais elles le peuvent successivement ; et ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il y ait des infinis en acte.

 

 

2° On dit de deux façons qu’une chose est impossible à la puissance de la créature : d’abord en raison d’un défaut de puissance, et dans ce cas on affirme à bon droit que ce que la créature ne peut pas, Dieu le peut. Ensuite, parce que ce qui est dit impossible à la créature contient en soi une certaine incompatibilité, et cela n’est pas plus possible à Dieu qu’à la créature ; ainsi, par exemple, que deux propositions contradictoires existent simultanément. Et tel sera le cas de l’existence en acte de l’infini, si être en acte s’oppose à la notion d’infini.

 

3° Est vain ce qui ne parvient pas à la fin pour laquelle il existe, comme il est dit au deuxième livre de la Physique ; donc, qu’une puissance ne soit pas amenée à l’acte ne la fait appeler vaine que dans la mesure où son effet, ou son acte même, s’il est différent d’elle, est la fin de la puissance. Or nul effet de la puissance divine n’en est la fin, et son acte ne diffère pas de Dieu ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Bien que, par nature, les infinis ne puissent exister simultanément, cependant ils peuvent advenir ; car l’être de l’infini ne consiste pas à exister simultanément, mais il est comme les choses qui sont en devenir, comme « le jour et le combat », ainsi qu’il est dit au troisième livre de la Physique. Et cependant, il ne s’ensuit pas que Dieu puisse faire seulement les choses qui adviennent naturellement. En effet, l’idée, d’après la définition susdite, relève de la connaissance pratique, qui est telle parce qu’elle est déterminée à l’acte par la volonté divine ; mais Dieu peut faire par sa volonté beaucoup d’autres choses que celles qu’il a déterminées pour qu’elles existent, ou aient existé, ou doivent exister.

 

 

 

2) Bien que, dans la création, seul soit nouveau ce qui est du côté de la créature, cependant le nom de création n’implique pas seulement cela, mais encore ce qui est du côté de Dieu ; en effet, il signifie l’action divine, qui est son essence, et il connote l’effet dans la créature, qui est de recevoir de Dieu l’existence ; il ne s’ensuit donc pas que la possibilité pour Dieu de créer quelque chose soit identique à la possibilité pour une chose d’être créée par lui ; sinon, avant que la créature ne fût, il n’aurait rien pu créer sans que la puissance de la créature préexistât, ce qui revient à poser une matière éternelle. Donc, bien que la puissance de la créature ne permette pas l’existence d’infinis en acte, cela n’exclut pas que Dieu puisse faire des infinis en acte.

 

Et videtur quod sic.

 

Rationes enim in mente divina existentes, sunt factivae rerum, nec una impedit aliam a sua actione. Cum ergo sint infinitae rationes in mente divina, possunt ex eis consequi infiniti effectus, divina potentia exequente.

 

Praeterea, potentia creatoris in infinitum excedit potentiam creaturae. Sed de potentia creaturae est ut producantur infinita successive. Ergo Deus potest simul producere infinita.

 

 

Praeterea, frustra est potentia quae non reducitur ad actum, et maxime si ad actum reduci non possit. Sed potentia Dei infinitorum est. Ergo frustra esset talis potentia, nisi posset actu facere infinita.

 

 

 

Sed contra. Est quod Seneca [Epistul. Mor. VI, epist. 6 (58) 19] dicit : idea est exemplar rerum quae naturaliter fiunt. Sed non possunt naturaliter esse infinita, et ita nec fieri, ut videtur ; quia quod non potest esse, non potest fieri. Ergo in Deo infinitorum non erit idea. Sed Deus nihil potest operari nisi per ideam ; ergo Deus non potest operari infinita.

Praeterea, cum dicitur Deus creare res, nihil novum ex parte creantis ponitur, sed ex parte creaturae tantum ; unde hoc videtur esse (idem) dictu Deum creare res, quod res exire in esse a Deo. Ergo, eadem ratione, Deum posse creare res, idem est quod res posse exire in esse a Deo. Sed res infinitae non possunt fieri, quia non est in creatura potentia ad actum infinitum. Ergo nec Deus potest infinita actu facere.Responsio. Dicendum, quod duplex invenitur infiniti distinctio.

Uno modo distinguitur per potentiam et actum ; et dicitur infinitum potentia quod semper in successione consistit, ut in generatione et tempore et divisione continui, in quibus omnibus est potentia ad infinitum, semper uno post aliud accepto ; actu autem infinitum, sicut si poneremus lineam terminis carentem.

 

 

Alio modo distinguitur infinitum per se, et per accidens ; cuius distinctionis intellectus hoc modo patet. Infiniti enim ratio, ut dictum est, quantitati congruit ; quantitas autem per prius dicitur de discreta quantitate quam de continua ; et ideo ad videndum qualiter sit per se et per accidens infinitum, considerandum est quod multitudo quandoque requiritur per se, quandoque vero est

per accidens tantum. Per se quidem multitudo requiritur, ut patet, in causis ordinatis et effectibus, quorum unum habet dependentiam

essentialem ad aliud ; sicut anima movet calorem naturalem, quo moventur nervi et musculi, quibus moventur manus, quae movent baculum, quo movetur lapis ; in his enim

quodlibet posteriorum per se dependet a quolibet praecedentium. Sed per accidens multitudo invenitur, quando omnia quae in multitudine continentur, quasi loco unius ponuntur, et indifferenter se habent sive sint unum, sive multa, vel pauciora vel plura ; sicut si aedificator facit domum, in cuius factione plures serras consumit successive, multitudo serrarum non requiritur ad factionem domus nisi per accidens ex hoc quod una non potest semper durare ; nec differt aliquid ad domum, quotcumque ponantur ; unde nec una earum habet dependentiam ad aliam, sicut erat quando multitudo requirebatur per se.

Secundum ergo hoc de infinito variae opiniones processerunt. Quidam enim antiqui philosophi posuerunt infinitum in actu non solum per accidens, sed per se ; volentes quod infinitum esset de necessitate eius quod ponebant principium ; unde etiam processum causarum in infinitum ponebant. Sed hanc opinionem philosophus reprobat in II Metaphys. [l. 2 (994 a 1)], et in III Phys. [l. 6 (203 a 3)].

Alii vero Aristotelem sequentes concesserunt, quod infinitum per se inveniri non potest neque in actu neque in potentia, quia non est possibile quod aliquid essentialiter dependeat ab infinitis ; sic enim eius esse nunquam compleretur. Sed infinitum per accidens posuerunt non solum esse in potentia, sed in actu ; unde Algazel in sua Metaphysica [Pars I, tr. 1, div. 6] ponit animas humanas a corporibus separatas esse infinitas, quia hoc sequitur ex hoc quod mundus, secundum ipsum, est aeternus : nec hoc inconveniens reputat, quia animarum ad invicem non est aliqua dependentia ; unde in multitudine illarum animarum non invenitur infinitum nisi per accidens.

Quidam vero posuerunt, quod infinitum actu nec per se nec per accidens esse potest ; sed solum infinitum in potentia, quod in successione consistit, ut docetur in III Physic. [l. 10 (206 a 18)] ; et haec est positio Commentatoris in II Metaphys. [comm. 6]. Sed hoc quod infinitum esse actu non possit, potest contingere ex duobus : vel quia esse actu repugnet infinito ex hoc ipso quod infinitum est, vel propter aliquid aliud ; sicut moveri sursum repugnat triangulo plumbeo, non quia triangulus, sed quia plumbeus.

 

Si ergo infinitum actu esse possit secundum rei naturam, secundum mediam opinionem ; vel si etiam esse non possit impediente aliquo alio quam ipsa ratione infiniti ; dico, quod Deus potest facere infinitum actu esse. Si autem esse actu repugnet infinito secundum suam rationem, tunc Deus hoc facere non potest ; sicut non potest facere hominem esse animal irrationale, quia hoc esset contradictoria esse simul. Utrum autem esse actu repugnet infinito secundum rationem suam, vel non, quia incidenter hoc motum est, discutiendum alias [Quodl. IX, q. 1] relinquatur ad praesens. Ad argumenta autem utriusque partis respondendum.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod rationes quae sunt in mente divina, non producunt se in creatura secundum modum quo sunt in Deo, sed secundum modum quem patitur ratio creaturae ; unde, quamvis sunt immateriales, tamen ex eis res in esse materiali producuntur. Si ergo de ratione infiniti sit quod non sit simul in actu sed in successione, sicut philosophus dicit in III Physicorum [l. 10 (206 a 18)] ; tunc rationes infinitae quae sunt in mente divina, non possunt se in creaturis conficere omnes simul, sed secundum successionem ; et sic non sequitur esse infinita actu.

 

Ad secundum dicendum, quod virtus creaturae dicitur aliquid non posse dupliciter. Uno modo ex defectu virtutis ; et tunc de illo quod creatura non potest, recte arguitur quod Deus possit. Alio modo ex eo quod illud quod creaturae impossibile dicitur,

in seipso quamdam repugnantiam continet ; et hoc, sicut nec creaturae, ita nec Deo est possibile, ut contradictoria esse simul ; et de talibus erit infinitum esse actu, si esse in actu rationi infiniti repugnet.

 

Ad tertium dicendum, quod frustra est quod non pertingit finem ad quem est, ut dicitur II Physic. [l. 10 (197 b 25)] ; unde ex hoc quod potentia non reducitur ad actum, non dicitur esse frustra, nisi in quantum effectus eius, vel ipse actus diversus ab ea existens, est potentiae finis. Nullus autem divinae potentiae effectus est finis ipsius, nec actus eius est diversus ab eo ; et ideo ratio non sequitur.

 

 

Ad primum vero quod in contrarium obiicitur, dicendum, quod quamvis secundum naturam non possint esse infinita simul, possunt tamen fieri ; quia esse infiniti non consistit in simul essendo, sed est sicut ea quae sunt in fieri, ut dies et agon, ut in III Physicorum [cap. 6 (206 a 18)] dicitur. Nec tamen sequitur quod Deus sola illa facere possit quae naturaliter fiunt. Idea enim secundum praedictam assignationem accipitur secundum practicam cognitionem, quae est ex hoc quod determinatur a divina voluntate ad actum ; potest autem Deus voluntate sua multa alia facere quam quae ab ipso determinata sunt ut sint, vel fuerint, vel futura sint.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis in creatione nihil sit novum nisi quod est ex parte creaturae, tamen creationis nomen non solum hoc importat, sed etiam quod est ex parte Dei ; significat enim divinam actionem, quae est sua essentia, et connotat effectum in creatura, qui est accipere esse a Deo ; unde non sequitur quod Deum posse creare aliquid, idem sit quod aliquid posse creari ab eo : alias, antequam creatura esset, nihil creare potuisset, nisi creaturae potentia praeexisteret ; quod est ponere materiam aeternam. Unde, quamvis potentia creaturae non sit ad hoc quod sint infinita actu, non ex hoc removetur quin Deus possit infinita actu facere.

 

 

 

 

Article 11 - LA SCIENCE SE DIT-ELLE DE FAÇON PUREMENT ÉQUIVOQUE DE DIEU ET DE NOUS ?

(Undecimo quaeritur utrum scientia aequivoce pure dicatur de Deo et nobis.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Partout où il y a une communauté d’univocité ou d’analogie, il y a quelque ressemblance. Or il ne peut y avoir aucune ressemblance entre la créature et Dieu. Rien ne peut donc être commun aux deux par univocité ou par analogie. Si donc le nom de science se dit de Dieu et de nous, ce sera seulement de façon équivoque. Preuve de la mineure. Il est dit en Is. 40, 18 : « À qui donc ferez-vous ressembler Dieu ? », comme pour dire qu’il ne peut ressembler à personne.

 

 

2° Partout où il y a quelque ressemblance, il y a un rapport. Or, il ne peut y avoir aucun rapport entre Dieu et la créature, puisque la créature est finie et que Dieu est infini. Il ne peut donc y avoir aucune ressemblance entre eux ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

3° Partout où il y a un rapport, il doit nécessairement y avoir une forme que plusieurs possèdent plus ou moins, ou également. Or cela ne peut se dire de Dieu et de la créature, car il y aurait alors quelque chose de plus simple que Dieu. Il n’y a donc pas de rapport entre lui et la créature ; ni non plus, par conséquent, de ressemblance ni de communauté, si ce n’est d’équivocité seulement.

 

 

4° Les choses entre lesquelles il n’y a aucune ressemblance sont plus distantes que celles entre lesquelles il y a une ressemblance. Or il y a entre Dieu et la créature une distance infinie, telle que nulle ne peut être plus grande ; il n’y a donc pas de ressemblance entre eux, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

5° La distance de la créature à Dieu est plus grande que la distance de l’étant créé au non-étant, puisque l’étant créé ne dépasse le non-étant que de la quantité de son entité, qui n’est pas infinie. Or rien ne peut être commun à l’étant et au non-étant, « si ce n’est par équivocité » seulement, comme il est dit au quatrième livre de la Métaphysique : « comme, par exemple, si ce que nous appelons homme, d’autres l’appelaient non-homme ». Rien non plus ne peut donc être commun à Dieu et à la créature, si ce n’est par pure équivocation.

 

 

6° Dans toutes les analogies, il en est ainsi : ou bien un terme est placé dans la définition de l’autre, comme on place la substance dans la définition de l’accident et l’acte dans la définition de la puissance, ou bien quelque chose d’identique est placé dans la définition de l’un et de l’autre, comme la santé de l’animal est posée dans la définition du sain, qui se dit de l’urine et de la nourriture, la dernière conservant et la première signifiant la santé. Or la créature et Dieu ne sont pas ainsi entre eux, car ni l’un n’est placé dans la définition de l’autre, ni quelque chose d’identique n’est placé dans la définition des deux, même en supposant que Dieu ait une définition. Il semble donc que rien ne puisse se dire de Dieu et des créatures par analogie ; et ainsi, il reste que tout ce qui se dit d’eux communément est dit de façon purement équivoque.

7° La différence entre la substance et l’accident est plus grande qu’entre deux espèces de substance. Or, si un même nom est donné pour signifier deux espèces de substances selon la notion propre de l’une et de l’autre, il se dit d’elles de façon purement équivoque, comme le nom de chien donné à la constellation, à l’animal qui aboie et à l’animal marin. Donc à bien plus forte raison si un nom unique est donné à la substance et à l’accident. Or notre science est accident, au lieu que la science divine est substance. Donc le nom de science se dit de l’une et de l’autre de façon purement équivoque.

 

8° Notre science est seulement une certaine image de la science divine. Or le nom de la réalité ne convient à l’image que de façon équivoque, et c’est pourquoi « animal » se dit de façon équivoque du vrai animal et de l’animal peint, suivant le Philosophe dans les Catégories. Donc le nom de science se dit lui aussi de façon purement équivoque de la science de Dieu et de la nôtre.

 

En sens contraire :

 

1) Le Philosophe dit au cinquième livre de la Métaphysique que ce en quoi se trouvent les perfections de tous les genres est absolument parfait ; et c’est Dieu, comme dit le Commentateur au même endroit. Or on n’affirmerait pas que les perfections des autres genres se trouvent en lui, s’il n’y avait pas de ressemblance entre sa perfection et les perfections des autres genres. Il y a donc quelque ressemblance entre la créature et lui ; donc la science, ou quoi que ce soit d’autre, ne se dit pas de façon purement équivoque de la créature et de Dieu.

 

2) Il est dit en Gen. 1, 26 : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. » Il y a donc quelque ressemblance entre la créature et Dieu, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Réponse :

 

Il est impossible de dire qu’une chose est prédiquée univoquement de la créature et de Dieu. En effet, dans tous les cas d’uni­vocité, la notion à laquelle renvoie le nom est commune aux deux termes desquels le nom est prédiqué univoquement ; et ainsi, quant à la notion à laquelle renvoie ce nom, les termes univoques sont égaux en quelque chose, quoique l’un puisse être avant ou après l’autre du point de vue de l’être : par exemple, tous les nombres sont égaux quant à la notion de nombre, quoique, du point de vue de la nature de la réalité, l’un soit naturellement antérieur à l’autre. Or la créature, si parfaitement qu’elle imite Dieu, ne peut cependant parvenir à ce qu’une chose lui convienne pour la même raison qu’elle convient à Dieu ; en effet, les choses qui sont en divers sujets selon la même notion, leur sont communes du point de vue de la notion de substance ou de quiddité, mais sont distinctes du point de vue de l’être. Or tout ce qui est en Dieu, est son propre être ; car, de même qu’en lui l’essence est identique à l’être, de même en lui la science est la même chose qu’être connaissant ; puis donc que l’être qui est propre à une réalité ne peut être communiqué à une autre, il est impossible que la créature parvienne à avoir quelque chose sous le même rapport que Dieu, de même qu’il est impossible qu’elle parvienne au même être. Et il en serait de même pour nous : si l’homme et l’« être homme » ne différaient pas en Socrate, il serait impossible que l’homme se dise univoquement de lui et de Platon, qui ont un être différent.

 

Et cependant, on ne peut pas dire que tout ce qui se dit de Dieu et des créatures soit prédiqué de façon tout à fait équivoque ; car, s’il n’y avait aucune convenance quant à la réalité entre la créature et Dieu, son essence ne serait pas une ressemblance des créatures, et ainsi, il ne connaîtrait pas les créatures en connaissant son essence. Semblablement, nous ne pourrions pas non plus parvenir à la connaissance de Dieu à partir des réalités créées ; et parmi les noms qui sont adaptés aux créatures, on ne devrait pas dire de Dieu l’un plutôt que l’autre ; car, en cas d’équivocité, peu importe le nom que l’on donne, dès lors qu’il ne se remarque aucune convenance dans la réalité.

 

Il faut donc affirmer que le nom de science ne se prédique de la science de Dieu et de la nôtre ni tout à fait univoquement, ni de façon purement équivoque, mais par analogie, ce qui ne signifie rien d’autre que « selon une proportion ». Or il peut y avoir deux convenances selon une proportion, et l’on envisage la communauté d’analogie selon ces deux convenances. En effet, il y a une certaine convenance entre les termes qui ont entre eux une proportion, du fait qu’ils ont une distance déterminée ou une autre relation mutuelle : par exemple entre 2 et 1, du fait que 2 est le double de 1. Parfois aussi, la convenance est envisagée non pas entre deux termes entre lesquels il y aurait une proportion, mais plutôt entre deux proportions : par exemple, 6 convient avec 4 par la raison que, de même que 6 est le double de 3, de même 4 est le double de 2. La première convenance est donc celle de proportion, et la seconde celle de proportionnalité ; et par conséquent, nous trouvons selon le mode de la première convenance une chose dite analogiquement de deux termes dont l’un a une relation avec l’autre, comme l’étant se dit de la substance et de l’accident en raison de la relation que l’accident a avec la substance, et comme « sain » se dit de l’urine et de l’animal parce que l’urine a quelque relation avec la santé de l’animal. Mais parfois, une chose se dit analogiquement selon le second mode de convenance, comme le nom de vision se dit de la vision corporelle et de l’intelligence parce que l’intelligence est dans l’esprit ce que la vue est dans l’œil. Pour ce qui se dit analogiquement de la première façon, il est donc nécessaire qu’il y ait une relation déterminée entre les termes auxquels une chose est commune par analogie, et c’est pourquoi il est impossible qu’une chose se dise de Dieu et de la créature selon ce mode d’analogie, car aucune créature n’a avec Dieu une relation telle que la perfection divine puisse être déterminée par elle. Mais dans l’autre mode d’analogie, on n’envisage aucune relation déterminée entre les termes auxquels une chose est commune par analogie ; voilà pourquoi rien n’empêche qu’un nom se dise analogiquement de Dieu et de la créature selon ce mode.

Cela se produit toutefois de deux façons : tantôt, en effet, ce nom implique par son signifié principal une chose en laquelle on ne peut envisager de convenance entre Dieu et la créature, même selon le mode susdit, et tel est le cas de tout ce qui est dit symboliquement de Dieu, comme lorsqu’il est appelé lion, ou soleil, ou autre chose de ce genre, car dans la définition de ces choses entre la matière, qui ne peut être attribuée à Dieu ; tantôt le nom qui se dit de Dieu et de la créature n’implique, par son signifié principal, rien qui empêche d’envisager le mode de convenance susdit entre Dieu et la créature, et tel est le cas de tous les noms qui n’incluent aucun défaut dans leur

définition, ni ne dépendent de la matière quant à l’être, comme l’étant, le bien, et autres choses semblables.

 

Réponse aux objections :

 

1° Comme dit Denys au neuvième chapitre des Nom Divins, en aucune façon Dieu ne doit être dit semblable aux créatures, mais les créatures peuvent en quelque façon être dites semblables à Dieu. Car ce qui est fait à l’imitation de quelque chose, s’il l’imite parfaitement, peut dans l’absolu être dit semblable à lui, mais non l’inverse – car l’homme n’est pas dit semblable à son image, c’est le contraire qui est vrai – ; et s’il l’imite imparfaitement, alors ce qui imite peut être dit à la fois semblable et dissemblable à ce à l’imitation de quoi il est fait : semblable, parce qu’il le représente, mais non semblable, dans la mesure où il manque à la parfaite représentation. Voilà pour­quoi la Sainte Écriture nie à tout point de vue que Dieu soit semblable aux créatures ; mais que la créature soit semblable à Dieu, tantôt elle l’accorde, tantôt elle le nie : elle l’accorde, lorsqu’elle dit que l’homme a été fait à la ressemblance de Dieu ; mais elle le nie lorsqu’elle dit dans le psaume : « Ô Dieu, qui sera semblable à vous ? »

 

 

2° Au premier livre des Topiques, le Philosophe expose deux modes de ressemblance : l’un, que l’on trouve en des genres différents, et qui se prend de la proportion ou, mieux, de la proportionnalité, comme quand une chose est à une autre ce qu’une troisième est à une quatrième, comme il le dit au même endroit ; l’autre mode, que l’on trouve dans les choses qui sont du même genre, comme lorsque le même est en différents sujets. Or la ressemblance ne requiert pas, dans le premier cas, que les choses se comparent suivant une relation déterminée, mais seulement dans le second cas ; il n’est donc pas nécessaire d’écarter de Dieu le premier mode de ressemblance relativement à la créature.

 

 

3° Cette objection vaut manifestement pour la ressemblance du second mode, dont nous avons accordé qu’elle n’existait pas entre la créature et Dieu.

 

4° La ressemblance qui diminue la distance est celle qui se fonde sur ce que deux termes participent une seule chose, ou que l’un a avec l’autre une relation déterminée par laquelle l’intelligence peut comprendre l’un à partir de l’autre, et non celle qui existe par une convenance de proportions. En effet, une telle ressemblance se trouve semblablement en des termes très distants ou peu distants ; car la ressemblance de proportionnalité n’est pas plus grande entre les rapports de deux à un et de six à trois, qu’entre les rapports de deux à un et de cent à cinquante. Voilà pourquoi la distance infinie de la créature à Dieu n’ôte pas la ressemblance susdite.

 

 

 

5° Même à l’étant et au non-étant quelque chose convient selon l’analogie, car le non-étant lui-même est analogiquement appelé étant, comme on le voit clairement au quatrième livre de la Métaphysique ; et c’est pourquoi la distance qu’il y a entre la créature et Dieu ne peut pas non plus empêcher la communauté d’analogie.

 

6° Cet argument vaut pour la communauté d’analogie qui s’entend selon une relation déterminée d’un terme à l’autre : alors, en effet, il est nécessaire que l’un soit placé dans la définition de l’autre, comme la substance dans la définition de l’accident, ou qu’une chose unique soit placée dans la définition des deux termes, l’un et l’autre se disant par relation à une seule chose, comme la substance dans la définition de la quantité et de la qualité.

 

 

7° Bien qu’entre deux espèces de substance il y ait une plus grande convenance qu’entre l’accident et la substance, cependant il est possible qu’un nom ne soit pas donné à ces différentes espèces en considération d’une convenance existant entre elles ; et dans ce cas, le nom sera purement équivoque. Mais un nom qui convient à la substance et à l’accident peut être donné en considération d’une convenance existant entre eux, et ainsi, il ne sera pas équivoque mais analogue.

 

 

 

8° Le nom d’animal n’est pas donné pour signifier la figure extérieure, en laquelle une peinture imite un animal véritable, mais pour signifier la nature intérieure, en laquelle la peinture n’imite pas ; voilà pourquoi le nom d’animal se dit de façon équivoque de l’animal vrai et de l’animal peint ; par contre, le nom de science convient à la créature et au Créateur par ce en quoi la créature imite le Créateur ; il ne se prédique donc pas de l’un et de l’autre de façon tout à fait équivoque.

 

Et videtur quod sic.

 

Ubicumque enim est communitas univocationis vel analogiae, ibi est aliqua similitudo. Sed inter creaturam et Deum nulla potest esse similitudo. Ergo non potest aliquid esse utrique commune secundum univocationem vel secundum analogiam. Si ergo nomen scientiae de Deo et nobis dicitur, hoc erit aequivoce tantum. Probatio mediae. Isa. XL, 18, dicitur : cui similem fecistis Deum ? etc., quasi dicat : nulli similis esse potest.

 

Praeterea, ubicumque est aliqua similitudo, ibi est aliqua comparatio. Sed Dei ad creaturam nulla potest esse comparatio, cum creatura sit finita, et Deus infinitus. Ergo nulla potest esse eorum similitudo ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, ubicumque est aliqua comparatio, ibi oportet esse aliquam formam quae secundum magis vel minus vel aequaliter a pluribus habeatur. Sed hoc non potest dici de Deo et creatura, quia sic esset aliquid Deo simplicius. Ergo inter ipsum et creaturam non est aliqua comparatio ; et ita nec similitudo nec communitas, nisi aequivocationis tantum.

 

Praeterea, maior est distantia eorum quorum nulla est similitudo, quam quorum est similitudo aliqua. Sed inter Deum et creaturam est infinita distantia, qua nulla maior esse potest ; ergo non est inter ea aliqua similitudo, et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, maior est distantia creaturae ad Deum quam entis creati ad non ens, cum ens creatum non excedat non ens nisi secundum quantitatem suae entitatis, quae non est infinita. Sed enti et non enti nihil potest esse commune nisi secundum aequivocationem tantum, ut dicitur in IV Metaph. [cap. 4 (1006 b 18)] : ut, puta, si id quod vocamus hominem, alii vocent non hominem. Ergo nec Deo et creaturae potest esse aliquid commune nisi secundum aequivocationem puram.

 

Praeterea, in omnibus analogiis ita est, quod vel unum ponitur in definitione alterius, sicut ponitur substantia in definitione accidentis, et actus in definitione potentiae ; vel aliquid idem ponitur in definitione utriusque, sicut sanitas animalis ponitur in definitione sani, quod dicitur de urina et cibo, quorum alterum est conservativum, alterum significativum sanitatis. Sed creatura et Deus non hoc modo se habent, neque quod unum in definitione ponatur alterius, neque quod aliquid idem in definitione utriusque ponatur, etiam dato quod Deus definitionem haberet. Ergo videtur quod nihil secundum analogiam dici possit de Deo, et creaturis ; et ita restat quod aequivoce pure dicatur quidquid de eis communiter dicitur.

Praeterea, magis differt substantia et accidens quam duae species substantiae. Sed idem nomen impositum ad significandum duas species substantiae secundum propriam utriusque rationem, aequivoce pure de his dicitur, sicut hoc nomen canis impositum caelesti, latrabili, et marino. Ergo multo fortius, si unum nomen imponatur substantiae et accidenti. Sed nostra scientia est accidens, divina autem, est substantia. Ergo nomen scientiae de utraque pure aequivoce dicitur.

 

 

Praeterea, scientia nostra non est nisi quaedam imago divinae scientiae. Sed nomen rei non convenit imagini nisi aequivoce, unde animal aequivoce dicitur de vero animali et picto secundum philosophum in Praedicamentis [cap. 1 (1 a 1)] ; ergo et nomen scientiae pure aequivoce dicitur de scientia Dei et nostra.

 

 

 

Sed contra. Est quod philosophus dicit in V Metaph. [l. 18 (1021 b 30)], quod illud est perfectum simpliciter in quo omnium generum perfectio-

nes inveniuntur ; et hoc est Deus,

ut Commentator ibidem [comm. 21] dicit. Sed perfectiones aliorum generum non dicerentur inveniri in ipso, nisi aliqua similitudo esset perfectionis ipsius ad aliorum generum perfectiones. Ergo creaturae ad eum est aliqua similitudo ; non ergo pure ae­quivoce dicitur scientia, vel quidquid aliud dicitur, de creatura et Deo.

 

Praeterea, Genes. I, 26 dicitur : faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram. Ergo est aliqua similitudo creaturae ad Deum, et sic idem quod prius.

Responsio. Dicendum, quod impossibile est dicere aliquid univoce praedicari de creatura et Deo. In omnibus enim univocis communis est ratio nominis utrique eorum de quibus nomen univoce praedicatur ; et sic quantum ad illius nominis rationem univoca in aliquo aequalia sunt, quamvis secundum esse unum altero possit esse prius vel posterius, sicut in ratione numeri omnes numeri sunt aequales, quamvis secundum naturam rei unus altero naturaliter prior sit. Creatura autem quantumcumque imitetur Deum, non tamen potest pertingere ad hoc ut eadem ratione aliquid sibi conveniat qua convenit Deo : illa enim quae secundum eamdem rationem sunt in diversis, sunt eis communia secundum rationem substantiae sive quidditatis, sed sunt discreta secundum esse. Quidquid autem est in Deo, hoc est suum proprium esse ; sicut enim essentia in eo est idem quod esse, ita scientia est idem quod esse scientem in eo ; unde, cum esse quod est proprium unius rei non possit alteri communicari, impossibile est ut creatura pertingat ad eamdem rationem habendi aliquid quod habet Deus, sicut impossibile est quod ad idem esse perveniat. Similiter etiam esset in nobis : si enim in Socrate non differret homo et hominem esse, impossibile esset quod homo univoce diceretur de eo et Platone, quibus est esse diversum.

Nec tamen potest dici quod omnino aequivoce praedicetur quidquid de Deo et creaturis dicitur, quia nisi esset aliqua convenientia creaturae ad Deum secundum rem, sua essentia non esset creaturarum similitudo ; et ita cognoscendo suam essentiam non cognosceret creaturas. Similiter etiam nec nos ex rebus creatis in cognitionem Dei pervenire possemus ; nec nominum quae creaturis aptantur, unum magis de eo dicendum esset quam aliud ; quia in aequivocis non differt quodcumque nomen imponatur, ex quo nulla rei convenientia attenditur.

 

 

Unde dicendum est, quod nec omnino univoce, nec pure aequivoce, nomen scientiae de scientia Dei et nostra praedicatur ; sed secundum analogiam, quod nihil est dictu quam secundum proportionem. Convenien­tia autem secundum proportionem potest esse dupliciter : et secundum haec duo attenditur analogiae communitas. Est enim quaedam convenientia inter ipsa quorum est ad invicem proportio, eo quod habent determinatam distantiam vel aliam habitudinem ad invicem, sicut binarius cum unitate, eo quod est eius duplum ; convenientia etiam quandoque attenditur non duorum ad invicem inter quae sit proportio sed magis duarum ad invicem proportionum, sicut senarius convenit cum quaternario ex hoc quod sicut senarius est duplum ternarii, ita quaternarius binarii. Prima ergo convenientia est proportionis, secunda autem proportionalitatis ; unde et secundum modum primae convenientiae invenimus aliquid analogice dictum de duobus quorum unum ad alterum habitudinem habet ; sicut ens dicitur de substantia et accidente ex habitudine quam accidens ad substantiam habet ; et sanum dicitur de urina et animali, ex eo quod urina habet aliquam habitudinem ad sanitatem animalis. Quandoque vero dicitur aliquid analogice secundo modo convenientiae ; sicut nomen visus dicitur de visu corporali et intellectu, eo quod sicut visus est in oculo, ita intellectus in mente. Quia ergo in his quae primo modo analogice dicuntur, oportet esse aliquam determinatam habitudinem inter ea quibus est aliquid per analogiam commune, impossibile est aliquid per hunc modum analogiae dici de Deo et creatura ; quia nulla creatura habet talem habitudinem ad Deum per quam possit divina perfectio determinari. Sed in alio modo analogiae nulla determinata habitudo attenditur inter ea quibus est aliquid per analogiam commune ; et ideo secundum illum modum nihil prohibet aliquod nomen analogice dici de Deo et creatura.

Sed tamen hoc dupliciter contingit : quandoque enim illud nomen importat aliquid ex principali significato, in quo non potest attendi convenientia inter Deum et creaturam, etiam modo praedicto ; sicut est in omnibus quae symbolice de Deo dicuntur, ut cum dicitur Deus leo, vel sol, vel aliquid huiusmodi, quia in horum definitione cadit materia, quae Deo attribui non potest. Quandoque vero nomen quod de Deo et creatura dicitur, nihil importat ex principali significato secundum quod non possit attendi praedictus convenientiae modus inter creaturam et Deum ; sicut sunt omnia in quorum definitione non clauditur defectus, nec dependent a materia secundum esse, ut ens, bonum, et alia huiusmodi.

 

Ad primum igitur dicendum, quod sicut Dionysius dicit in IX cap. de Divinis Nominibus [§ 6], Deus nullo modo creaturis similis dicendus est, sed creaturae possunt similes Deo dici aliquo modo. Quod enim ad imi­tationem alicuius fit, si perfecte illud imitetur, simpliciter potest ei simile dici ; sed non e converso, quia homo non dicitur similis suae imagini, sed e converso : si autem imperfecte imi­tetur, tunc potest dici et simile et dissimile illud quod imitatur ei ad cuius imitationem fit : simile quidem, secundum hoc quod repraesentat ; sed non simile, inquantum a perfecta repraesentatione deficit. Et ideo sacra Scriptura Deum creaturis esse similem omnibus modis negat, sed creaturam esse similem Deo quandoque quidem concedit, quandoque autem negat : concedit, cum dicit hominem ad similitudinem Dei factum ; sed negat, cum dicit in Psal. [82, 2] : Deus, quis similis erit tibi ?

 

Ad secundum dicendum, quod philosophus, in I Topic. [cap. 17 (108 a 7)], ponit duplicem modum similitudinis. Unum qui invenitur in diversis generibus ; et hic attenditur secundum proportionem vel proportionalitatem, ut quando alterum se habet ad alterum sicut aliud ad aliud, ut ipse ibidem dicit. Alium modum in his quae sunt eiusdem generis, ut quando idem diversis inest. Similitudo autem non requirit comparationem secundum determinatam habitudinem quae primo modo dicitur, sed solum quae secundo ; unde non oportet ut primus modus similitudinis a Deo removeatur respectu creaturae.

 

Ad tertium dicendum, quod obiectio illa manifeste procedit de similitudine secundi modi, quam concedimus creaturae ad Deum non esse.

 

Ad quartum dicendum, quod similitudo quae attenditur ex eo quod aliqua duo participant unum, vel ex eo quod unum habet habitudinem determinatam ad aliud, ex qua scilicet ex uno alterum comprehendi possit per intellectum, diminuit distantiam ; non autem similitudo quae est secundum convenientiam proportionum. Talis enim similitudo similiter invenitur in multum vel parum distantibus ; non enim est maior similitudo proportionalitatis inter duo et unum et sex et tria, quam inter duo et unum, et centum et quinquaginta. Et ideo infinita distantia creaturae ad Deum similitudinem praedictam non tollit.

 

Ad quintum dicendum, quod etiam enti et non enti aliquid secundum analogiam convenit, quia ipsum non ens, ens dicitur analogice, ut patet in IV Metaphysic. [l. 1 (1003 b 10)] ; unde nec distantia quae est inter creaturam et Deum, communitatem analogiae impedire potest.

 

Ad sextum dicendum, quod ratio illa procedit de communitate analogiae quae accipitur secundum determinatam habitudinem unius ad alterum : tunc enim oportet quod unum in definitione alterius ponatur, sicut substantia in definitione accidentis ; vel aliquid unum in definitione duorum, ex eo quod utraque dicuntur per habitudinem ad unum, sicut substantia in definitione quantitatis et qualitatis.

 

Ad septimum dicendum, quod quamvis inter duas species substantiae sit maior convenientia quam inter accidens et substantiam, tamen possibile est ut nomen non imponatur illis speciebus diversis secundum considerationem alicuius convenientiae quae sit inter ea ; et tunc erit nomen pure aequivocum : nomen vero quod convenit substantiae et accidenti, potest esse impositum secundum considerationem alicuius convenientiae inter ea, unde non erit aequivocum, sed analogum.

 

Ad octavum dicendum, quod hoc nomen animal imponitur non ad significandum figuram exteriorem, in qua pictura imitatur animal verum, sed ad significandum interiorem naturam, in qua non imitatur ; et ideo nomen animalis de vero et picto aequivoce dicitur ; sed nomen scientiae convenit creaturae et creatori secundum id in quo creatura creatorem imitatur ; et ideo non omnino aequivoce praedicatur de utroque.

 

 

 

 

Article 12 - DIEU CONNAÎT-IL LES FUTURS CONTINGENTS SINGULIERS ?

(Duodecimo quaeritur utrum Deus sciat singularia futura contingentia.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Rien ne peut être su que le vrai, comme il est dit au premier livre des Seconds Analytiques. Or, dans les contingents singuliers et futurs, il n’y a pas de vérité déterminée, comme il est dit au premier livre du Péri Hermêneias. Dieu n’a donc pas la science des futurs singuliers et contingents.

 

 

2° Ce qui a une conséquence impossible est impossible. Or la proposition « Dieu sait un singulier contingent et futur » a une conséquence impossible, à savoir que la science de Dieu se trompe. Il est donc impossible qu’il sache un futur contingent singulier. Preuve de la mineure : supposons que Dieu sache quelque futur contingent singulier, par exemple « Socrate est assis ». Donc, ou bien il est possible que Socrate ne soit pas assis, ou bien ce n’est pas possible. Si cela n’est pas possible, il est donc impossible que Socrate ne soit pas assis ; il est donc nécessaire que Socrate soit assis. Or on avait supposé que cela était contingent. Et s’il est possible qu’il ne soit pas assis, aucun inconvénient ne doit s’ensuivre si on le pose. Or il s’ensuit que la science de Dieu se trompe. Il ne sera donc pas impossible que la science de Dieu se trompe.

 

 

3° [Le répondant] disait que le contingent, tel qu’il est en Dieu, est nécessaire. En sens contraire : ce qui en soi est contingent, n’est nécessaire du point de vue de Dieu que dans la mesure où il est en Dieu. Or, dans la mesure où il est en Dieu, il n’est pas distinct de lui. Si donc il n’est su de Dieu que dans la mesure où il est nécessaire, il ne sera pas su de Dieu tel qu’il existe dans sa nature propre, en tant qu’il est distinct de lui.

 

 

4° Selon le Philosophe au premier livre des Premiers Analytiques, d’une majeure apodictique et d’une mineure assertorique s’ensuit une conclusion apodictique. Or cette proposition est vraie : « tout ce qui est su par Dieu existe nécessairement ». En effet, si ce dont Dieu connaît l’existence n’existait pas, sa science serait fausse. Si donc Dieu sait qu’une chose existe, il est nécessaire qu’elle existe. Or aucun contingent n’existe nécessairement. Aucun contingent n’est donc su par Dieu.

 

5° [Le répondant] disait que lorsqu’on dit : « tout ce qui est su par Dieu existe nécessairement », il n’est pas impliqué de nécessité du côté de la créature, mais seulement du côté de Dieu qui sait. En sens contraire : lorsqu’on dit que « tout ce qui est su par Dieu existe nécessairement », la nécessité est attribuée au sujet du dictum. Or le sujet du dictum est ce qui est su par Dieu, non Dieu même qui sait. Cela n’implique donc une nécessité que du côté de la réalité sue.

 

6° Pour nous, plus une connaissance est certaine, moins elle peut porter sur les choses contingentes ; en effet, la science ne porte que sur les choses nécessaires, car elle est plus certaine que l’opinion, qui peut porter sur les contingentes. Or la science de Dieu est très certaine. Elle ne peut donc porter que sur les choses nécessaires.

 

7° En toute conditionnelle vraie, si l’anté­cédent est nécessaire dans l’absolu, le conséquent sera lui aussi nécessaire dans l’absolu. Or cette conditionnelle est vraie : « si une chose a été sue par Dieu, elle existera ». Puis donc que l’antécédent « cela a été su par Dieu » est nécessaire dans l’absolu, le conséquent sera lui aussi nécessaire dans l’absolu ; il est donc absolument nécessaire que tout ce qui est su par Dieu existe. Or voici comment [l’objectant] prouvait que « cela a été su par Dieu » est nécessaire dans l’absolu. C’est un certain dictum au passé. Or tout dictum au passé, s’il est vrai, est nécessaire, car ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été. C’est donc nécessaire dans l’absolu. Autre argument : tout ce qui est éternel est nécessaire ; or tout ce que Dieu a su, il l’a su de toute éternité ; il est donc absolument nécessaire qu’il l’ait su.

 

 

8° Chaque chose se rapporte au vrai comme elle se rapporte à l’être. Or les futurs contingents n’ont pas d’être. Ils n’ont donc pas non plus de vérité ; la science ne peut donc pas porter sur eux.

 

9° Selon le Philosophe au quatrième livre de la Métaphysique, celui qui ne pense pas une chose déterminée ne pense rien. Or le futur contingent, surtout s’il peut être indifféremment l’un ou l’autre possible, n’est aucunement déterminé, ni en lui-même ni dans sa cause. La science ne peut donc aucunement porter sur lui.

 

 

10° Hugues de Saint-Victor dit dans son De sacramentis que « Dieu ne connaît rien hors de soi, ayant toutes choses en lui-même ». Or rien n’est contingent qu’en dehors de lui, car il n’y a pas de potentialité en lui. Dieu ne connaît donc aucunement le futur contingent.

 

 

11° Rien de contingent ne peut être connu par un médium nécessaire, car si le médium est nécessaire, la conclusion l’est aussi. Or Dieu connaît toutes choses par ce médium qu’est son essence. Puis donc que ce médium est nécessaire, il semble qu’il ne puisse connaître aucun contingent.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit dans le psaume : « Lui qui a formé un à un leurs cœurs connaît toutes leurs œuvres. » Or les œuvres des hommes sont contingentes, puisqu’elles dépendent du libre arbitre. Dieu connaît donc les futurs contingents.

 

 

2) Tout ce qui est nécessaire est su par Dieu. Or tout contingent est nécessaire en tant qu’il est référé à la connaissance divine, comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation. Tout contingent est donc su par Dieu.

 

 

3) Saint Augustin dit au sixième livre sur

la Trinité que Dieu sait de façon immuable les choses changeantes. Or, par là même qu’une chose est changeante, elle est contingente, puisqu’on appelle contingent ce qui peut être et ne pas être. Dieu sait donc de façon immuable les choses contingentes.

 

4) Dieu connaît les réalités dans la mesure où il est leur cause. Or Dieu est la cause non seulement des choses nécessaires, mais aussi des contingentes. Il connaît donc tant les nécessaires que les contingentes.

 

5) Dieu connaît les réalités dans la mesure où existe en lui le modèle de toutes les réa­lités. Or le modèle divin des choses contingentes et changeantes peut être immuable, comme celui des choses matérielles est immatériel, et que celui des composées est simple. Donc, semble-t-il, de même que Dieu connaît les choses composées et matérielles tout en étant lui-même immatériel et simple, de même il connaît les contingents quoique la contingence n’ait pas de place en lui.

 

 

6) Savoir, c’est connaître la cause d’une réalité. Or Dieu sait la cause de tous les contingents, car il se sait lui-même, lui qui est la cause de toutes choses. Il sait donc les contingents.

 

Réponse :

 

On s’est diversement trompé sur cette question. Certains, en effet, voulant juger de la science divine sur le mode de la nôtre, prétendirent que Dieu ne connaissait pas les futurs contingents. Mais cela est impossible, car alors il n’exercerait pas sa providence sur les affaires humaines, qui adviennent de façon contingente. Aussi d’autres affirmèrent-ils que Dieu a la science de tous les futurs, mais qu’ils adviennent tous par nécessité, autrement la science de Dieu se tromperait sur eux. Mais cela non plus n’est pas possible, car dans ce cas le libre arbitre serait perdu et il ne serait pas nécessaire de demander conseil ; il serait également injuste de donner des peines et des récompenses en retour des mérites, dès lors que tout se fait par nécessité.

 

C’est pourquoi il faut répondre que Dieu connaît tous les futurs, et cependant cela n’empêche pas que des choses se produisent de façon contingente. Pour le voir clairement, il faut savoir qu’il y a en nous

certaines puissances et certains habitus

cognitifs en lesquels la fausseté ne peut jamais exister, tels le sens, la science et l’intelligence des principes, mais il en est d’autres en lesquelles le faux peut exister, telles l’imagination, l’opinion et l’estimation. Or, dans une connaissance, la fausseté vient de ce qu’il n’en est pas dans la réalité comme on l’appréhende ; si donc une puissance cognitive est telle que la fausseté n’est jamais en elle, il est nécessaire que son objet connaissable ne se détache jamais de ce que le connaissant appréhende de lui. Or une chose nécessaire ne peut être empêchée d’exister, avant qu’elle ne se produise, attendu que ses causes sont immuablement ordonnées à sa production. C’est pourquoi les choses nécessaires peuvent être connues par ces habitus qui sont toujours vrais, même quand elles sont futures, comme nous connaissons une éclipse future ou le lever du soleil par une science vraie. En revanche, le contingent peut être empêché avant d’être amené à l’existence, car il n’est alors que dans ses causes, auxquelles peut survenir un empêchement en sorte qu’elles n’atteignent pas leur effet ; mais une fois que le contingent est amené à l’existence, il ne peut plus désormais être empêché. Voilà pourquoi la puissance ou l’habitus en lequel ne se trouve jamais de fausseté peut avoir un jugement sur un contingent en tant qu’il est dans le présent, comme le sens juge que Socrate est assis lorsqu’il est assis. D’où il ressort que le contingent, en tant que futur, ne peut être connu par aucune connaissance ne pouvant receler de fausseté ; puis donc que la science divine ne recèle pas et ne peut receler de fausseté, il serait impossible que Dieu ait la science des futurs contingents s’il les connaissait en tant que futurs. Or une chose est connue comme future lorsqu’il y a une relation de passé à futur entre la connaissance du connaissant et l’avène­ment de la réalité. Or cette relation ne peut se trouver entre la connaissance divine et une quelconque réalité contingente ; mais la relation entre la connaissance divine et une réalité quelconque est comme la relation de présent à présent. Et l’on peut comprendre cela de la façon suivante.

 

 

 

Si quelqu’un voyait de nombreuses personnes passant successivement par une voie, et cela pendant quelque temps, alors en chaque partie du temps il verrait dans leur présent quelques-uns des passants, si bien que, dans le temps total de sa vision, il verrait dans leur présent tous les passants ; non cependant tous ensemble actuellement présents, car le temps de sa vision n’est pas tout simultané. Mais si sa vision pouvait être toute simultanée, il les verrait tous ensemble dans leur présent, quoique tous ne passent pas simultanément dans leur présent ; puis donc que la vision de la science divine est mesurée par l’éternité, qui est toute simultanée et inclut cependant le temps tout entier sans manquer à aucune partie du temps, il s’ensuit que tout ce qui est fait dans le temps, Dieu le voit non comme futur, mais comme présent : car ce qui est vu par Dieu est certes futur pour une autre réalité à laquelle cela succède dans le temps ; mais pour la vision divine elle-même, qui n’est pas dans le temps mais hors du temps, cela n’est pas futur, mais présent. Ainsi donc, nous voyons le futur comme futur, car il est futur pour notre vision, puisqu’elle est mesurée par le temps ; mais pour la vision divine, qui est hors du temps, il n’est pas futur ; tout comme celui qui est dans une file de passants et ne voit que ce qui est devant lui ne voit pas celle-ci de la même façon que celui qui serait hors de la file et regarderait tous les passants en même temps. Donc, de même que notre vue ne se trompe jamais en voyant les choses contingentes lorsqu’elles sont présentes, et cela n’empêche pourtant pas qu’elles adviennent de façon contingente, de même Dieu voit infailliblement toutes les choses contingentes, qu’elles soient pour nous présentes, passées ou futures, car elles ne sont pas futures pour lui, mais il les voit exister au moment

où elles sont ; cela n’empêche donc pas qu’elles adviennent de façon contingente.

 

 

Mais en cela, une difficulté se présente, car nous ne pouvons signifier la connaissance divine que sur le mode de notre connaissance, en co-signifiant les différences des temps : en effet, si on la signifiait en tant que science de Dieu, on devrait dire : « Dieu sait que cela est », plutôt que : « Dieu sait que cela sera », car il n’y a jamais pour lui de choses futures, mais toujours des choses présentes ; c’est aussi pour cette raison, comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation, que sa connaissance des futurs « est plus proprement appelée “providence” que “prévoyance”, car il voit ces choses “porro”, comme de loin, du point de vue de l’éternité » ; quoique cette connaissance puisse être appelée aussi prévoyance, à cause de la relation entre ce qui est su par lui et les autres choses pour lesquelles cela est futur.

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien que, aussi longtemps qu’il est futur, le contingent ne soit pas déterminé, cependant, dès lors qu’il est produit dans la réa­lité, il a une vérité déterminée ; et c’est de cette façon que le regard de la connaissance divine se porte sur lui.

 

 

2° Comme on l’a dit, le contingent est référé à la connaissance divine en tant que son existence est posée dans la réalité ; or, dès lors qu’il existe, il ne peut pas ne pas exister au moment où il existe, car « ce qui existe, existe nécessairement quand il existe », comme il est dit au premier livre du Péri Hermêneias ; cependant, il ne s’ensuit pas qu’il soit absolument nécessaire, ni que la science de Dieu se trompe, de même que ma vue ne se trompe pas non plus lorsque je vois que Socrate est assis, quoique cela soit contingent.

 

 

3° Si l’on dit que le contingent est nécessaire, c’est dans la mesure où il est su par Dieu, car il est su par lui en tant qu’il est déjà présent, mais non en tant qu’il est

futur. De là résulte pour lui quelque né­cessité, si bien que l’on peut dire qu’il est advenu nécessairement : en effet, il n’y a avènement que de ce qui est futur, car ce qui existe déjà ne peut pas advenir ultérieurement, mais il est vrai que c’est advenu, et cela est nécessaire.

 

 

 

4° Quand on dit « tout ce qui est su par Dieu existe nécessairement », cette proposition a un double sens, car elle peut porter soit sur le dictum, soit sur le sujet. Si elle porte sur le dictum, alors elle est composée et vraie, et le sens est que ce dictum : « tout ce qui est su par Dieu existe » est nécessaire, car il est impossible que Dieu sache qu’une chose existe, et qu’elle n’existe pas. Si elle porte sur le sujet, alors elle est divisée et fausse, et le sens est que ce qui est su par Dieu existe nécessairement : en effet, les réalités qui sont sues par Dieu n’adviennent pas pour cela de façon nécessaire, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et si l’on objecte que cette distinction n’a lieu d’être que pour les formes qui peuvent se succéder l’une à l’autre dans un sujet, comme la blancheur et la noirceur, mais qu’il est impossible qu’une chose soit sue par Dieu et ensuite ne le soit pas, et qu’ainsi la distinction susdite n’a pas lieu d’être ici, voici ce qu’il faut répondre : bien que la science de Dieu soit invariable et son mode toujours identique, cependant la disposition selon laquelle une réalité est référée à la connaissance de Dieu ne se rapporte pas toujours de la même façon à la réalité elle-même ; en effet, la réalité est référée à la connaissance de Dieu en tant qu’elle est dans son présent à elle, mais il ne lui convient pas toujours d’être dans son présent ; la réalité peut donc être prise avec une telle disposition ou sans elle ; et ainsi, par voie de conséquence, elle peut être prise à la façon dont elle est référée à la connaissance de Dieu, ou bien d’une autre façon ; et par conséquent, la distinction susdite est recevable.

 

5° Si la proposition susdite porte sur le sujet, il est vrai que la nécessité est affirmée à propos de cela même qui est su par Dieu ; mais si elle porte sur le dictum, la nécessité n’est pas affirmée à propos de la réalité elle-même, mais à propos de la relation de la science à l’objet su.

 

6° Pas plus que notre science, la science de Dieu ne peut porter sur des futurs contingents, et bien moins encore si Dieu les connaissait comme futurs ; mais il les connaît comme présents pour lui, et futurs pour les autres ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

7° Sur cette question, il y a différentes opinions.

 

Certains, en effet, ont dit que cet antécédent : « ceci a été su par Dieu » est contingent, car, quoiqu’il soit au passé, il implique cependant une relation au futur, et c’est pourquoi il n’est pas nécessaire ; comme lorsqu’on dit : « ceci devait se produire », cette affirmation au passé n’est pas nécessaire, car ce qui devait se produire peut ne pas se produire, de même qu’il est dit au deuxième livre sur la Génération et la Corruption : « Tel doit marcher, qui ne marchera pas. » Mais il n’en est rien, car lorsqu’on dit : « ceci doit se produire » ou « ceci devait se produire », on désigne la relation qui existe dans les causes de cette réalité par rapport à sa production. Or, bien que les causes qui sont ordonnées à quelque effet puissent être empêchées en sorte que l’effet ne s’ensuive pas, cependant on ne peut pas empêcher qu’à un moment elles y aient été ordonnées ; donc, bien que ce qui doit se produire puisse ne pas se produire, cependant il ne peut jamais ne pas avoir dû se produire.

 

C’est pourquoi d’autres disent que cet antécédent est contingent, car il est composé de nécessaire et de contingent : en effet, la science de Dieu est nécessaire, mais l’objet su par lui est contingent, et les deux sont inclus dans l’antécédent susdit ; par exemple, cette affirmation aussi : « Socrate est un homme blanc » est contingente ; ou bien : « Socrate est un animal et il court ». Mais de nouveau, il n’en est rien, car ce n’est pas ce qui est placé matériellement dans la phrase qui fait varier la vérité de la proposition quant à la nécessité et la contingence, mais seulement la composition principale en laquelle est fondée la vérité de la proposition. Il y a donc le même degré de nécessité et de contingence dans ces deux propositions : « je pense que l’homme est un animal », et « je pense que Socrate court ». Aussi, puisque l’acte principal signifié dans cet antécédent : « Dieu sait que Socrate court » est nécessaire, même si ce qui est placé matériellement est contingent, cela n’empêche pas que l’antécédent susdit soit nécessaire.

 

 

Et c’est pourquoi d’autres accordent sans réserve qu’il est nécessaire, mais ils disent que d’un antécédent absolument nécessaire ne doit s’ensuivre un conséquent absolument nécessaire que lorsque l’antécédent est cause prochaine du conséquent. En effet, s’il est cause éloignée, la nécessité de l’effet peut être empêchée par la contingence d’une cause prochaine ; par exemple, bien que le soleil soit une cause nécessaire, cependant la floraison de l’arbre, qui est son effet, est contingente, car sa cause prochaine, à savoir la puissance générative de la plante, est variable. Mais cela non plus ne semble pas suffisant, car ce n’est pas en raison de la nature de la cause et de l’effet que d’un antécédent nécessaire s’ensuit un conséquent nécessaire, mais c’est plutôt en raison de la relation du conséquent à l’antécédent, parce que le contraire du conséquent n’est nullement compatible avec l’antécédent – ce qui arriverait si un antécédent nécessaire était suivi d’un conséquent contingent – ; il est donc nécessaire que ce soit le cas dans n’importe quelle conditionnelle, si elle est vraie, que l’anté­cédent soit un effet, une cause prochaine ou une cause éloignée ; et si cela ne se rencontre pas dans la conditionnelle, alors elle ne sera aucunement vraie ; aussi cette conditionnelle est-elle fausse : « si le soleil se meut, l’arbre fleurira ».

 

Voilà pourquoi il faut répondre autrement, et dire que cet antécédent est nécessaire en un sens absolu, et que le conséquent est absolument nécessaire à la façon dont il s’ensuit de l’antécédent. En effet, il n’en va pas de même pour les choses qui sont attribuées à une réalité selon elle-même, et pour celles qui lui sont attribuées en tant qu’elle est connue. Car celles qui lui sont attribuées selon elle-même lui conviennent selon son mode, mais celles qui lui sont attribuées ou s’ensuivent d’elle en tant qu’elle est connue sont selon le mode du connaissant. Si donc une chose ayant trait à la connaissance est signifiée dans l’antécédent, il est nécessaire que le conséquent soit entendu selon le mode du connaissant, et non selon le mode de la réalité connue ; comme lorsque je dis : « si je pense quelque chose, cela est immatériel » ; en effet, il n’est pas nécessaire que ce qui est pensé soit immatériel, si ce n’est en tant qu’il est pensé ; et semblablement, lorsque je dis : « si Dieu sait une chose, elle existera », le conséquent est à entendre non pas selon la disposition de la réalité en elle-même, mais selon le mode du connaissant. Or, bien que la réalité en elle-même soit future, cependant elle est présente selon le mode du connaissant ; aussi vaudrait-il mieux dire : « si Dieu sait une chose, elle existe » plutôt que : « elle existera » ; le même jugement vaut donc pour cette proposition : « si Dieu sait une chose, elle existera » et pour la suivante : « si je vois Socrate courir, Socrate court », car l’un et l’autre sont nécessaires au moment où ils sont.

 

8° Bien que le contingent n’ait pas l’être tant qu’il est futur, cependant, dès lors qu’il est présent, il a être et vérité, et c’est ainsi qu’il se tient sous la vision divine – quoique Dieu connaisse aussi la relation d’une chose à l’autre et, par conséquent, sache qu’une chose est future pour une autre ; mais alors, il n’est pas illogique de soutenir que Dieu sait devoir se produire une chose qui ne sera pas, dans la mesure où il sait que des causes sont inclinées à quelque effet qui ne sera pas produit – ; en effet, nous ne parlons pas maintenant de la connaissance du futur tel qu’il est vu par Dieu dans ses causes, mais tel qu’il est connu en lui-même : car ainsi, il est connu comme présent.

 

 

9° Tel qu’il est su par Dieu, le futur est présent, et ainsi, il est déterminé à une partie de l’alternative, même si, tant qu’il est futur, il est ouvert à l’un ou l’autre possible.

 

 

10° Dieu ne connaît rien hors de lui, si l’expression « hors de » se réfère à ce par quoi il connaît ; mais si elle se réfère à ce qu’il connaît, alors il connaît quelque chose hors de lui ; et il en a déjà été parlé.

 

 

11° Il y a deux médiums de connaissance. L’un est le moyen terme de la démonstration, et doit être nécessairement proportionné à la conclusion, afin que, dès qu’on le pose, la conclusion soit posée ; et Dieu n’est pas un tel médium de connaissance relativement aux contingents. Il y a un autre médium de connaissance, qui est la ressemblance de la réalité connue, et l’essence divine est un tel médium de connaissance ; il n’est cependant adéquat à aucune chose, quoiqu’il soit propre à chacune, comme on l’a déjà dit.

 

Et videtur quod non.

 

Nihil enim potest sciri nisi verum, ut dicitur in I Poster. [Anal. post. I, 4 (71 b 25)]. Sed in contingentibus singularibus et futuris non est veritas determinata, ut dicitur in libro I Periher. [l. 13 (18 a 28 sqq.] Ergo Deus non habet scientiam de futuris singularibus et contingentibus.

 

Praeterea, illud ad quod sequitur impossibile, est impossibile. Sed ad hoc quod Deus sciat singulare contingens et futurum, sequitur impossibile, scilicet quod scientia Dei fallatur. Ergo impossibile est quod sciat singulare futurum contingens. Probatio mediae. Detur quod Deus sciat aliquod futurum contingens singulare, ut Socratem sedere. Aut ergo possibile est Socratem non sedere, aut non est possibile. Si non est possibile ; ergo impossibile Socratem non sedere, ergo Socratem sedere est necessarium. Datum autem fuerat quod esset contingens. Si autem sit possibile non sedere, hoc posito non debet sequi aliquod inconveniens. Sequitur autem quod scientia Dei fallatur. Ergo non erit impossibile scientiam Dei falli.

 

Sed dicebat, quod contingens ut in Deo est necessarium est. – Sed contra, illud quod est in se contingens, non est necessarium quoad Deum, nisi secundum quod est in ipso. Sed secundum quod est in ipso, non est distinctum ab eo. Si igitur non est scitum a Deo nisi secundum quod est necessarium, non erit scitum ab eo secundum quod est in propria natura existens, secundum quod est a Deo distinctum.

 

Praeterea, secundum philosophum in I Prior. [cap. 9 (30 a 15)], ex maiori de necesse et minori de inesse sequitur conclusio de necesse. Sed haec est vera : omne scitum a Deo necesse est esse. Si enim non esset quod Deus scit esse, scientia eius esset falsa. Si ergo aliquid esse est scitum a Deo, illud necesse est esse. Sed nullum contingens necesse est esse. Ergo nullum contingens scitur a Deo.

 

Sed dicebat, quod cum dicitur : omne scitum a Deo necesse est esse ; non importatur necessitas ex parte creaturae, sed solum ex parte Dei scientis. – Sed contra : cum dicitur : omne scitum a Deo necesse est esse ; necessitas attribuitur supposito dicti. Sed suppositum dicti est id quod est scitum a Deo, non ipse Deus sciens. Ergo non importatur per hoc necessitas nisi ex parte rei scitae.

 

Praeterea, quanto aliqua cognitio est certior in nobis, tanto minus potest esse de contingentibus ; scientia enim non est nisi de necessariis, quia certior est opinione, quae potest esse de contingentibus. Sed scientia Dei est certissima. Ergo non potest esse nisi de necessariis.

 

Praeterea, in omni vera conditionali, si antecedens est necessarium absolute, et consequens erit absolute necessarium. Sed ista conditionalis est vera : si aliquid est scitum a Deo, illud erit. Cum ergo hoc antecedens : hoc esse scitum a Deo sit absolute necessarium, et consequens erit absolute necessarium : ergo omne quod scitum est a Deo, necesse est absolute esse. Quod autem hoc sit necessarium absolute : hoc esse scitum a Deo ; sic probabat. Hoc est quoddam dictum de praeterito. Sed omne dictum de praeterito, si est verum, est necessarium, quia quod fuit, non potest non fuisse. Ergo hoc est absolute necessarium. Praeterea, omne aeternum est necessarium. Sed omne quod Deus scivit, ab aeterno scivit. Ergo eum scivisse, est necessarium absolute.

 

Praeterea, unumquodque sicut se habet ad esse, sic se habet ad verum. Sed futura contingentia non habent esse. Ergo nec veritatem ; ergo non potest de eis scientia esse.

 

Praeterea, secundum philosophum in IV Metaphysicorum [cap. 4 (1006 b 10)], qui non intelligit unum determinatum nihil intelligit. Sed futurum contingens, si est maxime ad utrum­libet, nullo modo est determinatum, nec in se nec in sua causa. Ergo nullo modo potest de eo scientia esse.

 

Praeterea, Hugo de sancto Victore, dicit, in libro de Sacramentis [I, 2, 15], quod Deus nihil cognoscit extra se, qui habet omnia apud se. Sed nihil est contingens nisi extra ipsum ; in eo enim nihil est potentialitatis. Ergo ipse nullo modo futurum contingens cognoscit.

 

Praeterea, per medium necessarium non potest cognosci aliquid contingens : quia si medium est necessarium, et conclusio necessaria. Sed Deus cognoscit omnia per hoc medium quod est sua essentia. Ergo, cum hoc medium sit necessarium videtur quod non possit aliquod contingens cognoscere.

 

Sed contra. Est quod in Psal. XXXII, 15, dicitur : qui finxit singillatim corda eorum, intelligit in omnia opera eorum. Sed opera hominum sunt contingentia, cum dependeant a libero arbitrio. Ergo futura contingentia cognoscit Deus.

 

Praeterea, omne necessarium scitur a Deo. Sed omne contingens est necessarium, secundum quod ad divinam cognitionem refertur, ut dicit Boetius in V de Consolat. [prosa 6]. Ergo omne contingens est scitum a Deo.

 

Praeterea, Augustinus dicit in VI de Trinitate [cap. 10], quod Deus scit mutabilia immutabiliter. Sed ex hoc est aliquid contingens, quod mutabile ; quia contingens dicitur quod potest esse et non esse. Ergo Deus scit contingentia immutabiliter.

 

 

Praeterea, Deus cognoscit res in quantum est causa earum. Sed Deus non solum est causa necessariorum, sed etiam contingentium. Ergo tam necessaria quam contingentia cognoscit.

 

Praeterea, secundum hoc cognoscit Deus res, quod in ipso est exemplar omnium rerum. Sed exemplar divinum quod est contingentium et mutabilium, potest esse immutabile, sicut et materialium est immateriale, et compositorum simplex exemplar. Ergo videtur quod sicut Deus cognoscit composita et materialia, quamvis ipse sit immaterialis et simplex, ita cognoscat contingentia, quamvis in eo contingentia locum non habeat.

 

Praeterea, scire est causam rei cognoscere. Sed Deus scit omnium contingentium causam ; scit enim seipsum, qui est causa omnium. Ergo ipse scit contingentia.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod circa hanc quaestionem diversimode est erratum. Quidam enim de divina scientia iudicare volentes ad modum scientiae nostrae, dixerunt quod Deus futura contingentia non cognoscit. Sed hoc non potest esse, quia secundum hoc non haberet providentiam de rebus humanis, quae contingenter eveniunt. Et ideo alii dixerunt, quod Deus omnium futurorum scientiam habet ; sed cuncta ex necessitate eveniunt, alias scientia Dei falleretur de eis. Sed hoc etiam esse non potest, quia secundum hoc periret liberum arbitrium, nec esset necessarium consilium quaerere ; iniustum etiam esset poenas vel praemia pro meritis reddere, ex quo cuncta ex necessitate aguntur.

Et ideo dicendum est, quod Deus omnia futura cognoscit ; nec tamen propter hoc impeditur quin aliqua contingenter eveniant. Ad huius autem evidentiam, sciendum est, quod in nobis sunt quaedam potentiae et habitus cognoscitivi in quibus nunquam falsitas esse potest, sicut sensus, et scientia, et intellectus principiorum ; quidam vero in quibus potest esse falsum, sicut imaginatio, et opinio, et extimatio. Ex hoc autem falsitas accidit in aliqua cognitione, quod non est ita in re sicut apprehenditur ; unde si aliqua vis cognoscitiva est talis quod nunquam in ea est falsitas, oportet quod suum cognoscibile nunquam deficiat ab eo quod de ipso cognoscens apprehendit. Necessarium autem non potest impediri quin sit, antequam fiat, eo quod causae eius sunt immutabiliter ordinatae ad eius productionem. Unde per huiusmodi habitus, qui semper sunt veri, possunt necessaria cognosci, etiam quando sunt futura, sicut cognoscimus futuram eclipsim vel ortum solis per veram scientiam. Sed contingens impediri potest antequam sit in esse productum : quia tunc non est nisi in causis suis, quibus potest accidere impedimentum ne perveniant ad effectum ; sed postquam iam contingens in esse productum est, iam impediri non potest. Et ideo de contingenti, secundum quod est in praesenti, potest esse iudicium illius potentiae vel habitus in quo nunquam falsitas invenitur, sicut sensus iudicat Socratem sedere quando sedet. Ex quo patet, quod contingens, ut futurum est, per nullam cognitionem cognosci potest, cui falsitas subesse non possit ; unde cum divinae scientiae non subsit falsitas nec subesse possit, impossibile esset quod de contingentibus futuris scientiam haberet Deus, si cognosceret ea ut futura sunt. Tunc autem aliquid cognoscitur ut futurum est, quando inter cognitionem cognoscentis et rei eventum invenitur ordo praeteriti ad futurum. Hic autem ordo non potest inveniri inter cognitionem divinam et quamcumque rem contingentem ; sed semper ordo divinae cognitionis ad rem quamcumque est sicut ordo praesentis ad praesens. Quod quidem hoc modo intelligi potest.

Si aliquis videret multos transeuntes per unam viam successive, et hoc per aliquod tempus, in singulis partibus temporis videret praesentialiter aliquos transeuntium, ita quod in toto tempore suae visionis omnes transeuntes praesentialiter videret ; nec tamen simul omnes praesentialiter quia tempus suae visionis non est totum simul. Si autem sua visio tota simul posset existere, simul praesentialiter omnes videret, quamvis non omnes simul praesentialiter transirent ; unde, cum visio divinae scientiae aeternitate mensuretur, quae est tota simul, et tamen totum tempus includit, nec alicui parti temporis deest, sequitur ut quidquid in tempore geritur, non ut futurum, sed ut praesens videat : hoc enim quod est a Deo visum est quidem futurum rei alteri, cui succedit in tempore ; sed ipsi divinae visioni, quae non (est) in tempore, sed extra tempus, non est futurum, sed praesens. Ita ergo nos videmus futurum ut futurum, quia visioni nostrae futurum est, cum tempore nostra visio mensuretur ; sed divinae visioni, quae est extra tempus, futurum non est : sicut et aliter videret transeuntes ordinatim ille qui esset in ordine transeuntium, qui non videret nisi illa quae ante ipsum sunt ; et aliter ille qui extra ordinem transeuntium esset, qui omnes transeuntes simul inspiceret. Sicut ergo visus noster non fallitur unquam videns contingentia cum sunt praesentia, et tamen ex hoc non removetur quin illa contingenter eveniant ; ita Deus infallibiliter videt omnia contingentia, sive quae nobis sunt praesentia, sive quae praeterita, sive quae futura, quia sibi non sunt futura, sed ea inspicit esse tunc quando sunt ; unde ex hoc non removetur quin contingenter eveniant.

Difficultas autem in hoc accidit, eo quod divinam cognitionem significare non possumus nisi per modum nostrae cognitionis consignificando temporum differentias : si enim significaretur ut est Dei scientia, magis deberet dici quod Deus scit hoc esse, quam quod sciat futurum esse ; quia sibi nunquam sunt futura, sed semper praesentia : unde etiam, ut Boetius dicit in libro V de Consolatione [prosa 6], eius cognitio de futuris magis proprie dicitur providentia quam praevidentia : quia ea porro, quasi longe positus, in aeternitatis specula intuetur : quamvis et praevidentia dici possit propter ordinem eius quod ab eo scitur ad alia quibus futurum est.

Ad primum igitur dicendum, quod licet contingens non sit determinatum quamdiu futurum est, tamen ex quo productum est in rerum natura, veritatem determinatam habet ; et hoc modo super illud fertur intuitus divinae cognitionis.

 

Ad secundum dicendum, quod sicut dictum est, contingens refertur ad divinam cognitionem secundum quod ponitur esse in rerum natura : ex quo autem est, non potest non esse tunc quando est, quia quod est, necesse est esse quando est, ut in I Perihermeneias [cap. 9 (19 a 23)] dicitur ; non tamen sequitur quod simpliciter sit necessarium, nec quod scientia Dei fallatur, sicut et visus meus non fallitur dum video Socratem sedere, quamvis hoc sit contingens.

 

Ad tertium dicendum, quod contingens pro tanto dicitur esse necessarium, secundum quod est scitum a Deo, quia scitur ab eo secundum quod est iam praesens, non tamen secundum quod futurum est. Ex hoc aliquam necessitatem sortitur, ut possit dici quod necessario evenit : eventus enim non est nisi eius quod futurum est, quia quod iam est, non potest evenire ulterius, sed verum est illud evenisse ; et hoc est necessarium.

 

Ad quartum dicendum, quod cum dicitur : omne scitum a Deo est necesse ; haec est duplex : quia potest esse vel de dicto vel de re. Si sit de dicto, tunc est composita et vera, et est sensus : hoc dictum : omne scitum a Deo esse, est necessarium, quia non potest esse quod Deus aliquid sciat esse et id non sit. Si sit de re, sic est divisa et falsa, et est sensus : id quod est scitum a Deo, necesse est esse : res enim quae a Deo sunt scitae, non propter hoc necessario eveniunt, ut ex dictis patet.

Et si obiiciatur, quod ista distinctio non habet locum nisi in formis quae sibi invicem succedere possunt in subiecto, ut albedo et nigredo ; non autem potest esse ut aliquid sit scitum a Deo, et postea nescitum ; et sic distinctio praedicta hic locum non habet : dicendum, quod quamvis scientia Dei invariabilis sit, et semper eodem modo, tamen dispositio secundum quam res refertur ad Dei cognitionem, non semper eodem modo se habet ad ipsam : refertur enim res ad Dei cognitionem secundum quod est in sua praesentialitate : praesentialitas autem rei non semper ei convenit ; unde res potest accipi cum tali dispositione, vel sine ea ; et sic per consequens potest accipi illo modo quo refertur ad Dei cognitionem, vel alio modo ; et secundum hoc praedicta distinctio procedit.

Ad quintum dicendum, quod si sit de re praedicta propositio, verum est quod necessitas ponitur circa ipsum quod est scitum a Deo ; sed si sit de dicto, necessitas non ponitur circa ipsam rem, sed circa ordinem scientiae ad scitum.

 

Ad sextum dicendum, quod sicut scientia nostra non potest esse de futuris contingentibus, ita nec scientia Dei ; et adhuc multo minus, si ea ut futura cognosceret ; cognoscit autem ea ut praesentia sibi, aliis autem futura ; et ideo ratio non procedit.

 

Ad septimum dicendum, quod circa hoc est diversa opinio.

 

Quidam enim dixerunt, quod hoc antecedens est contingens : hoc est scitum a Deo ; eo quod, quamvis sit praeteritum, tamen importat ordinem ad futurum, et ideo non est necessarium ; sicut cum dicitur : hoc fuit futurum ; istud praeteritum non est necessarium, quia quod fuit futurum, potest non esse futurum, ut in II enim de Gener. et Corruption. [cap. 11 (337 b 7)] dicitur : futurus quis incedere non incedet. Sed hoc nihil est : quia cum dicitur : hoc est futurum, vel fuit futurum ; designatur ordo qui est in causis illius rei ad productionem eius. Quamvis autem causae quae sunt ordinatae ad aliquem effectum possint impediri, ut effectus non consequatur ex eis, non tamen potest impediri quin fuerint aliquando ad hoc ordinatae ; unde, licet quod est futurum, possit non esse futurum, nunquam tamen potest non fuisse futurum.

 

Et ideo alii dicunt, quod hoc antecedens est contingens, quia est compositum ex necessario et contingenti : scientia enim Dei est necessaria, sed scitum ab eo est contingens : quorum utrumque in praedicto antecedente includitur ; sicut et hoc est contingens : Socrates est homo albus ; vel : Socrates est animal et currit. Sed hoc iterum nihil est : quia veritas propositionis non variatur per necessitatem et contingentiam, ex eo quod materialiter in locutione ponitur, sed solum ex principali compositione in qua fundatur veritas propositionis ; unde eadem ratio necessitatis et contingentiae est in utraque istarum : ego cogito hominem esse animal ; et : ego cogito Socratem currere. Et ideo, cum actus principalis qui significatur in hoc antecedente, Deus scit Socratem currere, sit necessarius ; quantumcumque illud quod materialiter ponitur, sit contingens, ex hoc non impeditur quin antecedens praedictum sit necessarium.

Et ideo alii concedunt simpliciter, quod sit necessarium ; sed dicunt, quod ex antecedente necessario absolute, non oportet quod sequatur consequens necessarium absolute, nisi quando antecedens est causa proxima consequentis. Si enim sit causa remota, potest necessitas effectus impediri per contingentiam causae proximae ; sicut quamvis sol sit causa necessaria, tamen floritio arboris, quae est eius effectus, est contingens, quia causa eius proxima est variabilis, scilicet vis generativa plantae. Sed hoc etiam non videtur sufficiens, quia hoc non est propter naturam causae et causati quod ex antecedente necessario sequitur consequens necessarium, sed magis propter ordinem consequentis ad antecedens : quia contrarium consequentis nullo modo potest stare cum antecedente ; quod contingeret, si ex antecedente necessario sequeretur consequens contingens ; unde hoc accidere est necesse in qualibet conditionali, si vera sit, sive antecedens sit effectus, sive causa proxima, sive remota ; et si hoc non inveniatur in conditionali, nullo modo erit vera ; unde et haec conditionalis est falsa : si sol movetur, arbor florebit.

 

Et ideo aliter dicendum est, quod hoc antecedens est simpliciter necessarium, et consequens est necessarium absolute, eo modo quo ad antecedens sequitur. Aliter enim est de his quae attribuuntur rei secundum se, aliter de his quae attribuuntur ei secundum quod est cognita. Illa enim quae attribuuntur ei secundum se, conveniunt ei secundum modum suum. Sed illa quae attribuuntur ei vel quae consequuntur ad ipsam in quantum est cognita, sunt secundum modum cognoscentis. Unde, si in antecedente significetur aliquid quod pertineat ad cognitionem, oportet quod consequens accipiatur secundum modum cognoscentis, et non secundum modum rei cognitae ; ut si dicam : si ego intelligo aliquid, illud est immateriale ; non enim oportet ut quod intelligitur, sit immateriale, nisi secundum quod est intellectum : et similiter cum dico : si Deus scit aliquid, illud erit ; consequens est sumendum, non secundum dispositionem rei in seipsa, sed secundum modum cognoscentis. Quamvis autem res in seipsa, sit futura, tamen secundum modum cognoscentis est praesens ; et ideo magis esset dicendum : si Deus scit aliquid, hoc est ; quam : hoc erit ; unde idem est iudicium de ista : si Deus scit aliquid, hoc erit ;

et de hac : si ego video Socratem

currere, Socrates currit : quorum utrumque est necessarium dum est.

 

 

Ad octavum dicendum, quod quamvis contingens, dum est futurum, non habeat esse, tamen ex quo est praesens, esse habet et veritatem ; et sic divinae visioni substat, quamvis etiam Deus cognoscat ordinem unius ad alterum, et sic cognoscat aliquid esse futurum alteri. Sed sic non est inconveniens quod ponatur, quod Deus scit aliquid esse futurum quod non erit ; in quantum, scilicet, scit aliquas causas esse inclinatas ad aliquem effectum, qui non producetur ; sic enim nunc non loquimur de cognitione futuri, prout a Deo in suis causis videtur, sed prout cognoscitur in seipso ; sic enim cognoscitur ut praesens.

 

Ad nonum dicendum, quod secundum quod est scitum a Deo est praesens, et ita est determinatum ad unam partem, quantumcumque dum est futurum sit ad utrumlibet.

 

Ad decimum dicendum, quod Deus nihil cognoscit extra se, si ly extra referatur ad id quo cognoscit ; cognoscit autem aliquid extra se, si referatur ad id quod cognoscit ; et de hoc supra dictum est.

 

Ad undecimum dicendum, quod duplex est cognitionis medium. Unum, quod est medium demonstrationis ; et hoc oportet esse conclusioni proportionatum, ut eo posito, conclusio ponatur ; et tale medium cognoscendi non est Deus respectu contingentium. Aliud medium cognitionis est, quod est similitudo rei cognitae, et tale medium cognitionis est divina essentia ; non tamen adaequatum alicui, etsi sit proprium singulorum, ut supra dictum est.

 

 

 

 

 

Article 13 - LA SCIENCE DE DIEU EST-ELLE VARIABLE ?

(Tertio decimo quaeritur utrum scientia Dei sit variabilis.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° La science est assimilation de celui qui sait à la réalité sue. Or la science de Dieu est parfaite. Elle sera donc parfaitement assimilée aux réalités sues. Or ce qui est su par Dieu est variable. Sa science est donc variable.

 

2° Toute science qui peut se tromper est variable. Or la science de Dieu peut se tromper ; en effet, elle porte sur le contingent, qui peut ne pas être. Et s’il n’est pas, la science de Dieu se trompe. Elle est donc variable.

 

3° Notre science, qui a lieu par réception depuis les réalités, suit le mode de celui qui sait. Donc la science de Dieu, qui a lieu en conférant quelque chose aux réalités, suit le mode de la réalité sue. Or les choses sues par Dieu sont variables. Sa science est donc variable, elle aussi.

 

4° Si un relatif est ôté, l’autre relatif est aussi ôté. Si donc l’un varie, l’autre aussi varie. Or les choses sues par Dieu sont variables. Sa science l’est donc aussi.

 

 

5° Toute science qui peut s’accroître ou diminuer, peut varier. Or la science de Dieu peut s’accroître ou diminuer. Elle peut donc varier. Preuve de la mineure : tout sujet qui sait tantôt plus de choses, tantôt moins, a une science qui varie. Le sujet qui peut en savoir plus qu’il ne sait, ou moins, a donc une science variable. Or Dieu peut en savoir plus qu’il ne sait ; en effet, il sait que des choses existent ou ont existé, ou existeront, celles qu’il fera ; et il pourrait en faire de plus nombreuses, qu’il ne fera jamais ; et ainsi, il pourrait savoir plus de choses qu’il ne sait ; et pour la même raison, il peut en savoir moins qu’il ne sait, car il peut retrancher quelque chose de celles qu’il fera. Sa science peut donc s’accroître et diminuer.

 

6° [Le répondant] disait que, bien que des choses plus ou moins nombreuses puissent être soumises à la science divine, cependant, sa science ne varie pas. En sens contraire : de même que les possibles sont soumis à la puissance divine, de même, les réalités connaissables sont soumises à la science divine. Or, si Dieu pouvait faire plus de choses qu’il ne l’a pu, sa puissance s’accroîtrait, et elle diminuerait si elle pouvait faire moins de choses. Donc, pour la même raison, s’il savait plus de choses qu’il n’a su auparavant, sa science s’accroîtrait.

 

7° À un moment donné, Dieu a su que le Christ allait naître ; maintenant, il ne sait pas qu’il va naître, mais qu’il est déjà né. Dieu sait donc quelque chose qu’il n’a d’abord pas su, et il a su quelque chose que maintenant il ne sait pas ; et ainsi, sa science varie.

 

8° De même qu’il faut à la science une réa­lité connaissable, de même il lui faut aussi un mode de connaissance. Or, si le mode de connaissance selon lequel Dieu sait variait, sa science serait variable. Donc, pour la même raison, puisque les réalités connaissables par lui varient, sa science sera variable.

 

9° On dit qu’il y a en Dieu une certaine science d’approbation, selon laquelle il ne connaît que les bons. Or Dieu peut approuver ceux qu’il n’a pas approuvés. Il peut donc savoir ce qu’il n’a d’abord pas su ; et ainsi, sa science semble variable.

 

 

10° De même que la science de Dieu est Dieu même, ainsi la puissance de Dieu est également Dieu même. Or, nous disons que les réalités sont amenées à l’existence par la puissance de Dieu de façon changeante. Donc, pour la même raison, les réalités sont connues par la science de Dieu de façon changeante, sans aucun préjudice pour la perfection divine.

 

11° Toute science qui passe d’une chose à une autre est variable. Or telle est la science de Dieu, car il connaît les réalités par son essence. Elle est donc variable.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Jacq. 1, 17 : « En qui il n’y a ni changement, etc. »

 

 

2) Le mouvement est « l’acte de l’imparfait », comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Or il n’y a aucune imperfection dans la science divine. Elle est donc invariable.

 

3) Toutes les choses mues se ramènent à un premier immobile. Or la cause première de toutes les choses variables est la science divine, comme la cause de tous les produits de l’art est l’art. La science de Dieu est donc invariable.

 

Réponse :

 

Puisque la science est intermédiaire entre le connaissant et le connu, une variation peut se produire en elle de deux façons : d’abord du côté du connaissant, ensuite du côté du connu. Du côté du connaissant, nous pouvons considérer trois choses dans la science : la science elle-même, son acte et son mode. Et selon ces trois choses peut se produire une variation dans la science, du côté de celui qui sait.

 

Du côté de la science elle-même, en effet, une variation se produit en elle lorsqu’on acquiert nouvellement la science d’une chose qui n’était d’abord pas sue, ou quand on perd la science de ce qui d’abord était su. On remarque alors une génération ou une corruption, ou bien un accroissement ou une diminution de la science elle-même. Or une telle variation ne peut se produire dans la science divine, car la science divine, comme on l’a déjà montré, porte non seulement sur les étants mais aussi sur les non-étants ; or il ne peut rien y avoir en plus de l’étant et du non-étant, car rien n’est intermédiaire entre l’affirmation et la négation. Or quoique, d’une certaine façon, c’est-à-dire en tant que la science est ordonnée à une œuvre que fait la volonté, la science de Dieu porte seulement sur les choses existantes dans le présent, le passé ou le futur, cependant, si selon ce mode de savoir Dieu savait quelque chose qu’il n’a d’abord pas su, aucune variation n’en résulterait dans sa science, puisque sa science, autant qu’il est en elle, porte de façon égale sur les étants et sur les non-étants ; mais s’il en résultait quelque variation en Dieu, ce serait du côté de la volonté, qui détermine la science à une chose à laquelle elle ne la déterminait d’abord pas.

 

Or, dans sa volonté non plus, aucune variation ne peut en résulter ; en effet, puisqu’il entre dans la notion de la volonté qu’elle produise librement son acte, elle peut, pour ce qui regarde sa notion même, se porter indifféremment vers l’un ou l’autre des opposés, c’est-à-dire vouloir ou ne pas vouloir faire ou ne pas faire ; cependant, il est impossible qu’en même temps elle veuille et ne veuille pas ; et dans la volonté divine, qui est immuable, il ne peut pas non plus se produire que Dieu ait d’abord voulu quelque chose, et ensuite ne veuille pas cette même chose selon le même temps, car alors sa volonté serait temporelle et non toute simultanée. Par conséquent, si nous parlons de la nécessité absolue, il n’est pas nécessaire qu’il veuille ce qu’il veut ; donc, absolument parlant, il est possible qu’il ne veuille pas ; mais si nous parlons de la nécessité qui est en raison d’une hypothèse, alors il est nécessaire qu’il veuille, s’il veut ou a voulu ; et ainsi, en raison de l’hypo­thèse susdite, c’est-à-dire s’il veut ou a voulu, il n’est pas possible qu’il ne veuille pas. Or, puisqu’une mutation requiert deux termes, elle regarde toujours le dernier relativement au premier ; par conséquent, il ne s’ensuivrait que sa volonté est changeante que s’il lui était possible de ne pas vouloir ce qu’il veut après l’avoir déjà voulu. Et ainsi, manifestement, que plus ou moins de choses puissent être sues par lui selon ce mode de science, n’amène aucune variation dans sa science ou dans sa volonté ; pour lui, en effet, pouvoir savoir plus de choses, c’est pouvoir par sa volonté déterminer sa science à faire plus de choses.

 

Du côté de l’acte, une variation se produit dans la science de trois façons. D’abord, parce que le sujet considère actuellement ce qu’il ne considérait pas auparavant, comme nous disons, de celui qui passe de l’habitus à l’acte, qu’il varie. Or ce mode de variation ne peut exister dans la science de Dieu, car Dieu n’a pas la science par un habitus, mais seulement en acte, car il n’y a pas en lui de potentialité comme il y en a dans l’habitus. Ensuite, dans l’acte de savoir, une variation se produit parce que le sujet considère tantôt une chose, tantôt une autre. Mais cela également est impossible dans la connaissance divine, car Dieu voit toutes choses par une seule espèce, son essence, et c’est pourquoi il voit en même temps toutes choses. Enfin, une variation se produit parce qu’en considérant l’on procède discursivement d’une chose à l’autre ; et cela non plus ne peut se produire en Dieu car, puisque le processus discursif requiert deux termes entre lesquels il puisse avoir lieu, on ne peut, de ce que le sujet voit deux choses, conclure à un

processus discursif dans la science, s’il voit les deux d’un seul regard ; or c’est le cas dans la science divine, puisque Dieu voit toutes choses au moyen d’une seule espèce.

 

Du côté du mode de connaissance, une variation se produit dans la science parce qu’une chose est plus clairement ou plus parfaitement connue maintenant qu’aupa­ravant ; ce qui peut avoir lieu pour deux raisons. D’abord en raison de la diversité du médium par lequel se fait la connaissance, comme c’est le cas, par exemple, de celui qui a d’abord su quelque chose par un médium probable, et qui sait ensuite la même chose par un médium nécessaire ; et cela ne peut pas non plus se produire en Dieu, car son essence, qui est pour lui le médium de connaissance, est invariable. Ensuite, en raison de la puissance intellective, parce qu’un homme mieux disposé intellectuellement connaît quelque chose avec plus d’acuité, même si le médium est identique ; et cela non plus ne peut se produire en Dieu, car la puissance par laquelle il connaît est son essence, qui est invariable. Il reste donc que la science de Dieu est tout à fait invariable du côté du connaissant.

 

Du côté de la réalité connue, la science varie selon la vérité et la fausseté, car si, l’estimation demeurant la même, la réalité change, alors l’estimation qui a d’abord été vraie sera fausse. Mais en Dieu, cela aussi est impossible, car le regard de la connaissance divine se porte vers la réalité en tant qu’elle est dans son présent à elle, comme déjà déterminée à une seule chose, et sous ce rapport elle ne peut varier ultérieurement. En effet, si la réalité elle-même reçoit une autre disposition, cette disposition sera de nouveau soumise de la même façon à la vision divine. Et par conséquent, la science de Dieu n’est nullement variable.

Réponse aux objections :

 

1° L’assimilation de la science à l’objet su n’a pas lieu dans une conformité de nature, mais par représentation ; la science des réalités variables n’est donc pas nécessairement variable.

 

 

2° Bien que, considéré en soi, l’objet su par Dieu puisse être autrement, cependant il est soumis à la connaissance divine de telle façon qu’il ne peut se présenter autrement, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

 

3° Toute science, qu’elle ait lieu par réception depuis les réalités ou par impression sur les réalités, suit le mode de celui qui sait ; en effet, ces deux sciences viennent de ce que la ressemblance de la réalité connue est dans le connaissant, or ce qui est en quelque chose y est selon le mode de ce en quoi il est.

 

4° En tant que soumis à la science divine, ce à quoi la science divine se rapporte est invariable ; par conséquent, la science, elle aussi, est invariable quant à la vérité, laquelle peut varier par un changement de la relation susdite.

 

 

5° Quand on dit : « Dieu peut savoir ce qu’il ne sait pas », même si l’on parle de la science de vision, cela peut être entendu de deux façons : d’abord en un sens composé, c’est-à-dire en supposant que Dieu n’ait pas su ce qu’on dit qu’il peut savoir ; et dans ce cas, l’affirmation est fausse, car ces deux choses ne peuvent être vraies ensemble, à savoir, que Dieu n’ait pas su quelque chose, et qu’ensuite il le sache. Ensuite, en un sens divisé ; et dans ce cas, aucune

hypothèse ou condition n’est incluse dans ce pouvoir ; l’affirmation est donc vraie en ce sens, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Mais, bien qu’en un certain sens on accorde que Dieu peut savoir ce qu’il ne savait d’abord pas, on ne peut cependant en aucun sens accorder l’affirmation « Dieu peut savoir plus de choses qu’il ne sait » ; car, puisque dire « plus de choses » implique un rapport à ce qui existe auparavant, l’affir­mation est toujours entendue en un sens composé. Et pour la même raison, on ne doit nullement accorder que la science de Dieu puisse s’accroître ou diminuer.

 

6° Nous l’accordons.

 

7° Dieu sait les énoncés sans composer ni diviser, comme on l’a déjà dit, et c’est pourquoi, de même qu’il connaît les diverses réalités de la même façon lorsqu’elles sont et lorsqu’elles ne sont pas, de même il connaît les divers énoncés de la même façon lorsqu’ils sont vrais et lorsqu’ils sont faux, car il sait que chacun est vrai au temps où il est vrai. En effet, il sait que l’énoncé « Socrate court » est vrai quand il est vrai ; et de même celui-ci : « Socrate courra », et ainsi des autres énoncés. Voilà pourquoi, bien qu’il ne soit pas vrai,

maintenant, que Socrate court, mais qu’il a couru, cependant Dieu sait les deux, car il regarde simultanément les deux temps auxquels les deux énoncés sont vrais. Mais s’il savait l’énoncé en le formant en lui-même, alors il ne saurait un énoncé que lorsqu’il est vrai, comme c’est le cas pour nous, et ainsi, sa science varierait.8° Le mode de la science est dans le sujet même qui sait, mais la réalité sue n’est pas avec sa nature dans le sujet même qui sait ; voilà pourquoi la variation du mode de la science rendrait la science variable, mais non la variation des réalités sues.

 

 

9° La réponse ressort de ce qu’on a dit.

 

10° L’acte d’une puissance a son terme hors de l’agent, dans la réalité en sa nature propre, en laquelle la réalité a un être variable ; voilà pourquoi l’on accorde, du côté de la réalité produite, que la réalité est amenée à l’existence de façon changeante. La science, par contre, porte sur les réalités en tant qu’elles sont en quelque façon dans le connaissant ; puis donc que le connaissant est invariable, les réalités sont connues par lui de façon invariable.

 

11° Bien que Dieu connaisse les autres choses par son essence, il n’y a pas là de passage, car c’est d’un même regard qu’il voit son essence et les autres choses.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia scientia est assimilatio scientis ad rem scitam. Sed scientia Dei est perfecta. Ergo perfecte assimilabitur rebus scitis. Sed scita a Deo, sunt variabilia. Ergo scientia eius est variabilis.

 

Praeterea, omnis scientia quae potest falli, est variabilis. Sed scientia Dei potest falli ; est enim de contingenti, quod potest non esse. Et si non sit, scientia Dei fallitur. Ergo est variabilis.

 

Praeterea, scientia nostra, quae est per receptionem a rebus, est per modum scientis. Ergo scientia Dei, quae est per hoc quod confert aliquid rebus, est per modum rei scitae. Sed scita a Deo sunt variabilia. Ergo et scientia eius variabilis.

 

Praeterea, ablato uno relativorum aufertur et reliquum. Ergo et variato uno variatur et reliquum. Sed scita a Deo sunt variabilia. Ergo et scientia eius est variabilis.

 

Praeterea, omnis scientia quae potest augeri vel minui, potest variari. Sed scientia Dei potest augeri et minui. Ergo potest variari. Probatio mediae. Omnis sciens qui quandoque scit plura, quandoque pauciora, eius scientia variatur. Ergo sciens qui potest plura scire quam scit, vel pauciora, habet scientiam variabilem. Sed Deus potest plura scire quam sciat ; scit enim aliqua esse vel fuisse, vel futura esse, quae facturus est ; posset autem plura facere, quae nunquam est facturus ; et ita posset plura scire quam sciat ; et eadem ratione potest pauciora scire quam sciat, quia potest dimittere aliquid eorum quae facturus est. Ergo eius scientia potest augeri et minui.

Sed dicebat, quod quamvis plura essent subiecta vel pauciora divinae scientiae, non tamen eius scientia variaretur. – Sed contra, sicut possibilia sunt subiecta potentiae divinae, ita scibilia sunt subiecta divinae scientiae. Sed si Deus posset plura facere quam potuerit, eius potentia augeretur ; minueretur autem, si posset in pauciora. Ergo, eadem ratione, si plura sciret quam prius scivisset, eius scientia augeretur.

 

 

Praeterea, Deus quandoque scivit Christum nasciturum, nunc autem nescit eum esse nasciturum, sed esse iam natum. Ergo Deus aliquid scit quod prius nescivit, et aliquid scivit quod nunc nescit ; et sic eius scientia variatur.

 

Praeterea, sicut ad scientiam requiritur scibile, ita requiritur et modus sciendi. Sed si modus cognoscendi variaretur quo Deus scit, scientia eius esset variabilis. Ergo, eadem ratione, cum scibilia ab ipso varientur, eius scientia variabilis erit.

 

 

Praeterea, in Deo dicitur esse quaedam scientia approbationis, secundum quam solos bonos cognoscit. Sed Deus potest approbare quos non approbavit. Ergo potest scire quod prius nescivit ; et sic videtur eius scientia variabilis.

 

Praeterea, sicut scientia Dei est ipse Deus, ita et potentia Dei est ipse Deus. Sed a potentia Dei dicimus res mutabiliter in esse produci. Ergo, eadem ratione, a scientia Dei res mutabiliter cognoscuntur sine aliquo detrimento divinae perfectionis.

 

 

 

Praeterea, omnis scientia quae transit de uno in alterum, est variabilis. Sed scientia Dei est huiusmodi, quia per essentiam suam cognoscit res. Ergo est variabilis.

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Iacob, cap. I, 17 : apud quem non est transmutatio nec et cetera.

 

Praeterea, motus est actus imperfecti, ut dicitur in III de Anima [cap. 7 (431 a 6)]. Sed in divina scientia nulla est imperfectio. Ergo est invariabilis.

 

Praeterea, omnia mota reducuntur ad unum primum immobile. Sed prima causa omnium variabilium est divina scientia, sicut causa artificiatorum est ars. Ergo scientia Dei est invariabilis.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod, cum scientia sit media inter cognoscentem et cognitum, dupliciter potest accidere variatio in ipsa : uno modo ex parte cognoscentis ; alio modo ex parte cogniti. Ex parte autem cognoscentis tria in scientia considera­re possumus ; scilicet ipsam scientiam, actum eius, et modum ipsius : et secundum haec tria potest variatio in scientia accidere ex parte scientis.

Accidit enim variatio in ea ex parte ipsius scientiae quando de novo

acquiritur scientia alicuius quod prius nesciebatur vel amittitur scien­tia eius quod prius sciebatur. Et

secundum hoc attenditur generatio vel corruptio, aut augmentum vel diminutio ipsius scientiae. Talis autem variatio in scientia divina accidere non potest, quia scientia divina, ut supra ostensum est, non solum est entium, sed etiam non entium ; non autem potest aliquid esse praeter ens vel non ens, quia inter affirmationem et negationem nihil est medium. Quamvis autem secundum quemdam modum scientia Dei sit tantum existentium in praesenti, praeterito vel futuro, scilicet secundum quod scientia ordinatur ad opus quod facit voluntas : si tamen per hunc modum sciendi sciret aliquid quod prius nescivit, nulla variatio ex hoc accideret in scientia ipsius, cum scientia eius sit aequaliter entium et non entium, quantum ex parte eius est ; sed si esset ex hoc aliqua variatio in Deo, hoc esset ex parte voluntatis, quae determinat scientiam ad aliquid ad quod prius non determinabat.

Sed nec in voluntate ipsius ex hoc aliqua variatio accidere potest ; cum enim hoc sit de ratione voluntatis ut libere actum suum producat ; quan­tum est ex ipsa ratione voluntatis, aequaliter potest in utrumque oppositorum exire ; ut scilicet, velit vel non velit facere aut non facere ; sed tamen non potest esse ut simul dum vult non velit ; nec in voluntate divina, quae immutabilis est, potest accidere ut prius voluerit aliquid et postea nolit illud idem secundum idem tempus, quia sic voluntas eius esset temporalis et non tota simul. Unde si loquamur de necessitate absoluta, non est necesse eum velle hoc quod vult, ergo absolute loquendo possibile est eum non velle ; sed si loquamur de necessitate quae est ex suppositione, sic necesse est eum velle, si vult vel si voluit ; et sic ex suppositione praedicta loquendo, non est possibile eum non velle scilicet si vult vel si voluit. Mutatio autem cum requirat duos terminos, semper respicit ultimum in ordine ad primum ; unde hoc solummodo sequeretur, quod eius voluntas esset mutabilis, si esset possibile non velle quod vult si prius voluisset. Et sic patet quod ex hoc quod possunt plura esse scita a Deo per hunc modum scientiae vel pauciora, nulla variatio ponitur in scientia eius vel in voluntate ipsius ; hoc enim est eum posse plura scire quod posse scientiam suam per voluntatem determinare ad plura facienda.

Sed ex parte actus accidit variatio in scientia tripliciter. Uno modo ex eo quod actu considerat quod prius non considerabat ; sicut dicimus illum variari, qui exit de habitu in actum. Iste autem variationis modus in scientia Dei esse non potest, quia ipse non est sciens secundum habitum, sed solum secundum actum, quia non est in eo aliqua potentialitas qualis est in habitu. Alio modo accidit variatio in actu sciendi ex hoc quod modo considerat unum, et modo aliud. Sed istud etiam non potest esse in divina cognitione, quia ipse per unam speciem suae essentiae omnia videt, et ideo omnia simul intuetur. Tertio modo ex hoc quod aliquis in considerando discurrit de uno in aliud ; quod etiam in Deo accidere non potest, quia cum discursus requirat duo inter quae sit, non potest dici discursus in scientia ex hoc quod duo videt, si illa duo uno intuitu videat ; quod accidit in divina scientia, per hoc quod omnia per unam speciem videt.

 

 

 

Sed ex parte modi cognoscendi accidit variatio in scientia ex hoc quod aliquid limpidius et perfectius cognoscitur nunc quam prius ; quod quidem potest contingere ex duobus. Uno modo ex diversitate medii per quod fit cognitio ; sicut accidit in eo qui prius scivit aliquid per probabile medium, et post scit idem per medium necessarium ; quod etiam in Deo accidere non potest, quia essentia sua, quae est ei medium cognoscendi, est invariabilis. Alio modo ex virtute intellectiva, secundum quod unus homo melioris ingenii acutius aliquid cognoscit, etiam per idem medium ; quod etiam in Deo accidere non valet, quia virtus qua cognoscit, est sua essentia, quae invariabilis est. Unde relinquitur scientiam Dei omnino invariabilem esse ex parte cognoscentis.

 

 

 

Ex parte autem rei cognitae scientia variatur secundum veritatem et falsitatem ; quia eadem existimatione remanente, si res mutetur, erit existimatio falsa quae prius fuit vera ; quod etiam in Deo non potest esse, quia intuitus divinae cognitionis fertur ad rem secundum quod est in sua praesentialitate, prout est iam determinata ad unum ; et ulterius quantum ad hoc non potest variari. Si enim res ipsa aliam dispositionem accipiat, illa iterum erit eodem modo divinae visioni subiecta ; et sic scien­tia Dei nullo modo variabilis est.

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod assimilatio scientiae ad scitum non est secundum conformitatem naturae, sed secundum repraesentationem ; unde non oportet quod rerum variabilium sit scientia variabilis.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis scitum a Deo secundum se consideratum sit possibile aliter esse ; tamen hoc modo divinae cognitioni substat, secundum quod non potest aliter se habere, ut ex dictis patet.

 

Ad tertium dicendum, quod omnis scientia, sive sit per receptionem a rebus, sive per impressionem in res, est per modum scientis ; quia utraque est secundum hoc quod similitudo rei cognitae est in cognoscente ; quod autem est in aliquo, est in eo per modum eius in quo est.

 

Ad quartum dicendum, quod illud ad quod refertur divina scientia, secundum hoc quod substat scientiae divinae, est invariabile ; unde et scientia invariabilis est quantum ad veritatem, quae variari potest per mutationem relationis praedictae.

 

Ad quintum dicendum, quod cum dicitur : Deus potest scire quod nescit ; loquendo etiam de scientia visionis, potest dupliciter intelligi. Uno modo in sensu composito ; scilicet ex suppositione quod Deus non sciverit illud quod dicitur posse scire ; et sic falsum est. Non enim potest utrumque horum esse simul, scilicet ut Deus nesciverit aliquid, et postea sci-at illud. Alio modo in sensu diviso ; et sic non includitur aliqua suppositio vel conditio sub potestate ; unde in hoc sensu est verum, ut ex dictis patet. Quamvis autem hoc in aliquo sensu concedatur quod Deus potest scire quod prius nescivit, non tamen potest concedi in aliquo sensu Deus potest scire plura quam sciat ; quia cum per hoc quod dicitur plura, importetur comparatio ad praeexistens, semper intelligitur in sensu composito. Et eadem ratione nullo modo est concedendum, quod scientia Dei possit augeri vel minui.

 

Sextum concedimus.

 

Ad septimum dicendum, quod Deus scit enuntiabilia, non componendo et dividendo, ut prius dictum est, et ideo, sicut cognoscit diversas res eodem modo, quando sunt et quando non sunt, ita cognoscit diversa enuntiabilia eodem modo quando sunt vera et quando sunt falsa, quia unumquodque cognoscit esse verum illo tempore quo verum est. Scit enim hoc enuntiabile Socratem currere esse verum, quando verum est ; et similiter hoc enuntiabile Socratem esse cursurum, et sic de aliis ; et ideo, quamvis non sit modo verum, Socratem currere, sed cucurrisse, nihilominus tamen Deus utrumque scit, quia simul intuetur utrumque tempus quo utrumque enuntiabile est verum. Si autem sciret enuntiabile formando enuntiabile in seipso, tunc non sciret aliquod enuntiabile nisi quando est verum, sicut et in nobis accidit ; et sic eius scientia variaretur.

 

Ad octavum dicendum, quod modus sciendi est in ipso sciente ; non autem ipsa res scita secundum suam naturam est in ipso sciente ; et ideo modi sciendi varietas faceret scientiam variabilem, non autem variatio rerum scitarum.

 

Ad nonum patet responsio ex dictis.

 

Ad decimum dicendum, quod actus potentiae terminatur extra agentem ad rem in propria natura, in qua res habet esse variabile ; et ideo conceditur ex parte rei productae, quod res producitur in esse mutabiliter. Sed scientia est de rebus secundum quod res aliquo modo sunt in cognoscente ; unde cum cognoscens sit invariabilis, invariabiliter ab eo res cognoscuntur.

 

Ad undecimum dicendum, quod quamvis Deus per essentiam suam alia cognoscat, non est ibi aliquis transitus, quia eodem intuitu essen­tiam suam et alia videt.

 

 

 

 

Article 14 - LA SCIENCE DE DIEU EST-ELLE CAUSE DES RÉALITÉS ?

(Decimoquarto quaeritur utrum scientia Dei sit causa rerum.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Dans son Commentaire sur l’Épître aux Romains, Origène dit : « Ce n’est point parce que Dieu sait qu’une chose doit advenir que cette chose sera ; mais c’est parce qu’elle doit advenir qu’elle est connue de Dieu avant qu’elle ne se produise. » Il semble donc que les réalités soient la cause de la science de Dieu, plutôt que l’inverse.

 

2° Dès que la cause est posée, l’effet est posé. Or la science de Dieu a existé de toute éternité. Si donc elle-même est la cause des réalités, il semble que les réalités aient existé de toute éternité, ce qui est hérétique.

 

3° D’une cause nécessaire suit un effet nécessaire ; les démonstrations qui font intervenir une cause nécessaire ont donc aussi des conclusions nécessaires. Or la science de Dieu est nécessaire, puisqu’elle est éternelle. Les réalités qui sont sues par Dieu seraient donc toutes nécessaires, elles aussi, ce qui est absurde.

 

 

4° Si la science de Dieu est cause des réa­lités, alors elle se rapporte aux réalités de la même façon que les réalités se rapportent à notre science. Or la réalité communique son mode à notre science, car nous avons une science nécessaire des réalités nécessaires. Si donc la science de Dieu était la cause des réalités, elle imposerait son mode de nécessité à toutes les réalités sues, ce qui est faux.

 

5° « La cause première influe sur l’effet plus fortement que la cause seconde. » Or la science de Dieu, si elle est la cause des réa­lités, sera cause première. Puis donc que de causes secondes nécessaires s’ensuit une nécessité dans les effets, à bien plus forte raison s’ensuivra-t-il de la science de Dieu une nécessité dans les réalités ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

6° Une science a un rapport plus essentiel avec les réalités auxquelles elle se rapporte comme une cause qu’avec les réalités auxquelles elle se rapporte comme un effet, car la cause laisse une impression sur l’effet, mais l’inverse n’est pas vrai. Or notre science, qui se rapporte aux réalités comme leur effet, requiert, pour être elle-même nécessaire, une nécessité dans les réalités sues. Si donc la science de Dieu était la cause des réalités, à bien plus forte raison requerrait-elle une nécessité dans les réalités sues ; et ainsi, elle ne connaîtrait pas les contingents, ce qui s’oppose à ce qu’on a dit précédemment.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au quinzième livre sur la Trinité : « Toutes ses créatures, spirituelles et corporelles, Dieu ne les connaît point parce qu’elles sont, mais elles sont parce qu’il les connaît. » La science de Dieu est donc cause des réalités.

 

2) La science de Dieu est un certain art de créer les réalités ; aussi saint Augustin dit-il au sixième livre sur la Trinité que le Verbe est « un art plein des raisons des vivants ». Or l’art est la cause des produits de l’art. La science de Dieu est donc la cause des réa­lités créées.

 

3) L’opinion d’Anaxagore, que loue le Philosophe, semble aller dans le même sens : Anaxagore affirmait que le premier principe des réalités était une intelligence qui meut et distingue toutes choses.

 

Réponse :

 

L’effet ne peut être plus simple que la cause ; il est donc nécessaire que partout où se trouve une nature unique, on puisse se ramener à un unique principe de cette nature ; par exemple, tous les corps chauds se ramènent à un premier chaud, le feu, qui est la cause de la chaleur dans les autres chauds, comme il est dit au deuxième livre de la Métaphysique. Or toute ressemblance se caractérise par la communauté de quelque forme ; il est donc nécessaire que toutes les choses qui sont semblables, quelles qu’elles soient, aient entre elles un rapport tel que, ou bien l’une est la cause de l’autre, ou bien les deux sont causées par une cause unique. Or il y a en toute science une assimilation de la science à l’objet su ; il est donc nécessaire, ou que la science soit cause de l’objet su, ou que l’objet soit cause de la science, ou encore que les deux soient causés par une cause unique. Or on ne peut pas dire que les réalités sues par Dieu soient causes de science en lui, car les réa­lités sont temporelles et la science de Dieu est éternelle, or le temporel ne peut être cause de l’éternel. Semblablement, on ne peut pas dire que la science de Dieu et les réalités soient causées par une cause unique, car rien en Dieu ne peut être causé, puisqu’il est lui-même tout ce qu’il a. Il reste donc que sa science est cause des réalités. À l’inverse, notre science est causée par les réalités, dans la mesure où nous la recevons des réalités. Quant à la science des anges, elle n’est ni cause des réalités ni causée par elles, mais leur science et les réalités proviennent d’une cause unique ; en effet, de même que Dieu infuse les formes naturelles dans les réalités afin qu’elles subsistent, de même il infuse leurs ressemblances dans les esprits des anges pour qu’ils connaissent les réalités.

 

Il faut cependant savoir que la science, en tant que telle, pas plus que la forme en tant que telle, n’implique une cause active ; en effet, l’action existe lorsqu’une chose émane de l’agent, au lieu que la forme, en tant que telle, a l’existence en perfectionnant ce en quoi elle est, et en se reposant en lui ; aussi la forme n’est-elle principe d’action que moyennant une puissance ; et certes, en certaines choses, la forme est elle-même puissance, mais non par sa notion de forme ; en d’autres, par contre, la puissance est autre chose que la forme substantielle de la réalité, comme nous le voyons dans les corps, dont les actions n’émanent que moyennant quelques-unes de leurs qualités. Semblablement, la science se caractérise par la présence d’une chose dans le sujet qui sait, et non par le fait qu’une chose émane du sujet ; voilà pourquoi un effet n’émane jamais de la science que moyennant la volonté, qui implique par définition un certain influx vers les choses voulues ; de même, une action ne sort jamais de la substance que moyennant une puissance, quoique la volonté et la science soient parfois identiques, comme en Dieu, mais parfois non, comme dans les autres êtres. Semblablement, Dieu étant la cause première de toutes choses, des effets procèdent de lui par l’inter­médiaire de causes secondes ; donc, entre la science de Dieu, qui est cause de la réalité, et la réalité causée elle-même, se rencontrent deux intermédiaires : l’un du côté de Dieu, à savoir la volonté divine ; l’autre du côté des réalités elles-mêmes quant à certains effets, à savoir les causes secondes, par l’intermé­diaire desquelles les réalités proviennent de la science de Dieu. Or tout effet suit non seulement la détermination de la cause première, mais également celle de la cause intermédiaire ; voilà pourquoi les réalités sues par Dieu procèdent de sa science selon le mode de sa volonté et selon le mode des causes secondes, et il n’est pas nécessaire qu’elles suivent en tout le mode de sa science.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° L’intention d’Origène est de dire que la science de Dieu n’est pas une cause amenant une nécessité dans l’objet su, au point qu’une chose soit contrainte de se produire parce que Dieu la connaît. Et ce qu’il dit : « c’est parce qu’elle doit advenir qu’elle est connue de Dieu », n’implique pas une causalité ontologique, mais seulement une causalité logique.

 

2° Parce que les réalités procèdent de la science moyennant la volonté, il n’est pas nécessaire qu’elles viennent à l’être toutes les fois qu’il y a science, mais au moment déterminé par la volonté.

 

3° L’effet suit la nécessité de la cause prochaine, qui peut être aussi un moyen terme pour démontrer l’effet ; mais il n’est pas nécessaire qu’il suive la nécessité de la cause première, car il peut être empêché par une cause seconde, si elle est contingente, comme on le voit clairement dans les effets qui sont produits, dans les êtres sujets à génération et à corruption, par le mouvement des corps célestes moyennant les puissances inférieures : en effet, à cause de la possible défaillance des puissances naturelles, ces effets sont contingents, quoique le mouvement du ciel se comporte toujours de la même façon.

 

 

4° La réalité est cause prochaine de notre science, et c’est pourquoi elle lui communique son mode ; mais Dieu est cause première, il n’en va donc pas de même. Ou bien il faut dire que, si notre science des réalités nécessaires est nécessaire, ce n’est pas parce que les réalités sues causent la science, mais c’est plutôt parce que la vérité qui est requise dans la science est adéquation aux réalités sues.

5° Bien que la cause première influe plus fortement que la cause seconde, cependant l’effet n’est accompli que lorsque survient l’opération de la cause seconde ; voilà pourquoi, s’il y a dans la cause seconde une possibilité de défaut, la même possibilité de défaut est aussi dans l’effet, quoique la cause première ne puisse faillir ; mais si la cause première le pouvait, à bien plus forte raison l’effet pourrait-il lui aussi faire défaut. Par conséquent, les deux causes étant requises pour l’être de l’effet, le défaut de l’une ou de l’autre amène un défaut dans l’effet ; si donc on affirme la contingence de l’une quelconque des deux, il s’ensuit que l’effet est contingent ; mais si une seule des deux est donnée comme nécessaire, l’effet ne sera pas nécessaire, les deux causes étant requises pour l’être de l’effet. Or, si la cause première est contingente, la cause seconde ne peut pas être nécessaire ; c’est pourquoi la nécessité de la cause seconde entraîne une nécessité dans l’effet.

 

 

 

6° Il faut répondre comme au quatrième argument.

 

Et videtur quod non.

 

Origenes enim super epistolam

ad Romanos [cap. 7] ait : non propter­ea aliquid erit, quia id scit Deus

futurum ; sed quia futurum est, ideo scitur a Deo antequam fiat. Ergo magis videtur quod res sint causa scientiae Dei quam e converso.

 

 

Praeterea, posita causa ponitur effectus. Sed scientia Dei fuit ab aeterno. Si ergo ipsa est causa rerum, videtur quod res ab aeterno fuerint, quod est haereticum.

 

 

Praeterea, a causa necessaria sequitur effectus necessarius ; unde et demonstrationes quae sunt per causam necessariam, habent conclusiones necessarias. Sed scientia Dei est necessaria, cum sit aeterna. Ergo et res, quae sunt scitae a Deo, omnes essent necessariae ; quod est absurdum.

 

Praeterea, si scientia Dei sit causa rerum, tunc hoc modo se habet scientia Dei ad res sicut res se habent ad scientiam nostram. Sed res ponit modum suum in scientia nostra, quia de rebus necessariis habemus necessariam scientiam. Si ergo scientia Dei esset causa rerum, modum necessitatis imponeret omnibus rebus scitis ; quod est falsum.

 

Praeterea, causa prima vehementius influit in causatum quam secunda. Sed scientia Dei, si est causa rerum, erit causa prima. Cum ergo ex causis secundis necessariis sequatur necessitas in effectibus, multo magis a scientia Dei sequetur necessitas in rebus ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Praeterea, essentialiorem comparationem habet scientia ad res ad quas comparatur ut causa, quam ad res ad quas comparatur ut effectus ; quia causa imprimit in effectum, sed non e converso. Sed scientia nostra, quae comparatur ad res ut effectus earum, requirit necessitatem in rebus scitis ad hoc ut sit ipsa necessaria. Ergo si scientia Dei esset causa rerum, multo amplius necessitatem requireret in rebus scitis ; et ita non cognosceret contingentia ; quod est contra praedicta.

Sed contra. Est quod Augustinus dicit XV de Trinitate [cap. 13] : universas creaturas, et spirituales et corporales, non quia sunt, ideo novit Deus ; sed ideo sunt quia novit. Ergo scientia Dei est causa rerum.

 

Praeterea, scientia Dei est quaedam ars rerum creandarum, unde dicit Augustinus in VI de Trinit. [cap. 10], quod verbum est ars plena rationum viventium. Sed ars est causa artificiatorum. Ergo scientia Dei est causa rerum creatarum.

 

Praeterea, ad hoc facere videtur opinio Anaxagorae, quam commendat philosophus [De anima III, 7 (429 a 18)], qui ponebat primum principium rerum esse intellectum, qui omnia movet et distinguit.

 

 

Responsio. Dicendum, quod effec-

tus non potest esse simplicior

quam causa ; unde oportet quod in

quibuscumque invenitur una natura, quod sit reducere in unum principium illius naturae ; sicut omnia calida reducuntur in unum primum calidum, scilicet ignem, qui est causa caloris in aliis, ut dicitur in II Metaph. [l. 2 (993 b 24)]. Et ideo, cum omnis similitudo attendatur secundum convenientiam alicuius formae, oportet quod quaecumque sunt simi­lia, ita se habeant, quod vel unum sit causa alterius, vel ambo ex una causa causentur. In omni autem scientia est assimilatio scientis ad scitum ; unde oportet quod vel scientia sit causa sciti, vel scitum sit causa scientiae, vel utrumque ab una causa causetur. Non potest autem dici quod res scitae a Deo sint causae scientiae in eo ; quia res sunt temporales, et scientia Dei est aeterna, temporale autem non potest esse causa aeterni. Similiter non potest dici quod utrumque ab una causa causetur ; quia in Deo nihil potest esse causatum, cum ipse sit quidquid habet. Unde relinquitur quod scientia eius sit causa rerum. Sed e converso scientia nostra causata est a rebus, inquantum, scilicet, eam a rebus accipimus. Sed scientia Angelorum neque est causa rerum, neque ab eis causata ; sed utrumque est ab una causa ; sicut enim Deus formas naturales influit rebus, ut subsistant, ita similitudines earum infundit mentibus Angelorum ad cognoscendum res.

 

 

Sciendum tamen, quod scientia inquantum scientia, non dicit causam activam, sicut nec forma inquantum est forma ; actio enim est ut in exeundo aliquid ab agente ; sed forma inquantum huiusmodi, habet esse in perficiendo illud in quo est, et quiescendo in ipso ; et ideo forma non est principium agendi nisi mediante virtute ; et in quibusdam quidem ipsa forma est virtus, sed non secundum rationem formae ; in quibusdam autem virtus est aliud a forma substantiali rei, sicut videmus in corporibus, a quibus non progrediuntur actiones nisi mediantibus aliquibus suis qualitatibus. Similiter etiam scientia significatur per hoc quod aliquid est in sciente, non ex hoc quod sit aliquid a sciente ; et ideo a scientia nunquam procedit effectus nisi mediante voluntate, quae de sui ratione importat influxum quemdam ad volita ; sicut a substantia nunquam exit actio nisi mediante virtute, quamvis in quibusdam sit idem voluntas et scientia, ut in Deo ; in quibusdam autem non, ut in aliis. Similiter etiam a Deo, cum sit causa prima omnium, procedunt effectus mediantibus causis secundis ; unde inter scientiam Dei, quae est causa rei, et ipsam rem causatam invenitur duplex medium : unum ex parte Dei, scilicet divina voluntas ; aliud ex parte ipsarum rerum quantum ad quosdam effectus, scilicet causae secundae, quibus mediantibus proveniunt res a scientia Dei. Omnis autem effectus non solum sequitur conditionem causae primae, sed etiam mediae ; et ideo res scitae a Deo procedunt ab eius scientia per modum voluntatis, et per modum causarum secundarum ; nec oportet quod in omnibus modum scientiae sequantur.Ad primum igitur dicendum, quod intentio Origenis est dicere, quod scientia Dei non est causa quae inducat necessitatem in scito, ut ex hoc cogatur aliquid evenire, quia Deus illud scit. Quod autem dicit, quia futurum est, ideo scitur a Deo, non importatur causa essendi, sed causa inferendi tantum.

 

Ad secundum dicendum, quod quia res procedunt a scientia mediante voluntate, non oportet quod in esse prodeant quandocumque est scientia, sed quando voluntas determinat.

 

Ad tertium dicendum, quod effectus sequitur necessitatem causae proximae, quae etiam potest esse medium ad demonstrandum effectum : non autem oportet quod sequatur necessitatem causae primae, quia potest impediri effectus ex causa secunda si sit contingens ; sicut patet in effectibus qui producuntur in generabilibus et corruptibilibus per motum corporum caelestium, mediantibus virtutibus inferioribus : sunt enim effectus contingentes propter defectibilitatem virtutum naturalium, quamvis motus caeli sit semper eodem modo se habens.

 

Ad quartum dicendum, quod res est proxima causa scientiae nostrae, et ideo modum suum ponit in ea ; sed Deus est causa prima ; unde non est simile. Vel dicendum, quod non propterea scientia nostra est necessaria de rebus necessariis, quia res scitae causant scientiam ; sed magis propter adaequationem veritatis ad res scitas, quae requiritur in scientia.

Ad quintum dicendum, quod quamvis causa prima vehementius influat quam secunda tamen effectus non completur nisi adveniente operatione secundae ; et ideo, si sit possibilitas ad deficiendum in causa secunda, est etiam eadem possibilitas deficiendi in effectu, quamvis causa prima deficere non possit : sed multo amplius si causa prima posset deficere, et effectus deficere posset. Quia ergo ad esse effectus requiritur utraque causa, utriusque defectus inducit defectum in effectu ; et ideo quaecumque earum ponatur contingens, sequitur effectum esse contingentem : non autem si altera tantum ponatur necessaria, effectus erit necessarius, propter hoc quod ad esse effectus utraque causa requiritur. Sed quia causa secunda non potest esse necessaria si prima sit contingens, inde est quod ad necessitatem causae secundae sequitur necessitas in effectu.

 

Ad sextum dicendum sicut dictum est ad quartum.

 

 

 

 

 

 

 

Article 15 - DIEU CONNAÎT-IL LES MAUX ?

(Quinto decimo quaeritur utrum Deus sciat mala.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Toute science, ou bien est la cause de l’objet su, ou est causée par lui, ou du moins elle procède d’une même cause que lui. Or, ni la science de Dieu n’est cause des maux, ni les maux ne sont cause de la science, ni rien d’autre n’est cause des deux. La science de Dieu ne porte donc pas sur les maux.

 

2° Comme il est dit au deuxième livre de la Métaphysique, chaque chose se rapporte au vrai comme elle se rapporte à l’être. Or, comme disent Denys et saint Augustin, le mal n’est pas un étant ; le mal n’est donc pas vrai. Or rien n’est su que le vrai. Le mal ne peut donc pas être su de Dieu.

 

 

 

3° Le Commentateur dit au troisième livre sur l’Âme que l’intelligence qui est toujours en acte ne connaît absolument pas la privation. Or il revient surtout à l’intelligence de Dieu d’être toujours en acte. Elle ne connaît donc aucune privation. Or « le mal est une privation de bien », comme dit saint Augustin. Dieu ne connaît donc pas le mal.

 

 

4° Tout ce qui est connu est connu soit au moyen du semblable, soit au moyen du contraire. Or le mal n’est pas semblable à l’essence de Dieu, par laquelle Dieu connaît toutes choses, et il ne lui est pas non plus contraire, parce qu’il ne peut lui nuire, et que l’on appelle « mal » ce qui nuit. Dieu ne connaît donc pas les maux.

 

5° Ce qui ne peut être appris ne peut être su. Or, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre, le mal ne peut être appris : « par la discipline, en effet, on n’apprend que de bonnes choses ». Le mal ne peut donc pas être su ; il n’est donc pas connu par Dieu.

 

6° Celui qui sait la grammaire est grammairien. Celui qui sait le mal est donc mauvais. Or Dieu n’est pas mauvais ; il ne sait donc pas les maux.

 

En sens contraire :

 

1) Personne ne peut venger ce qu’il ignore. Or Dieu est le vengeur des maux. Il les connaît donc.

 

2) Aucun bien ne manque à Dieu. Or la science des maux est bonne, car par elle on les évite. Dieu a donc connaissance des maux.

 

Réponse :

 

Selon le Philosophe au quatrième livre de la Métaphysique, celui qui ne pense pas quelque chose d’un, ne pense rien. Or une chose est une en étant indivise en soi et distincte des autres ; donc nécessairement, quiconque connaît une chose connaît sa distinction d’avec les autres. Or la première notion de distinction réside dans l’affir­mation et la négation ; il est donc nécessaire que quiconque sait une affirmation connaisse sa négation ; et parce que la privation n’est rien d’autre qu’une négation ayant un sujet, comme il est dit au quatrième livre de la Métaphysique, et que « l’un des deux contraires est toujours une privation », comme il est dit au même livre et au premier livre de la Physique, il en résulte que, par là même qu’une chose est connue, sa privation et son contraire sont connus. Aussi, puisque Dieu a une connaissance propre de tous ses effets, connaissant chacun comme distinct dans sa nature, il est nécessaire qu’il connaisse toutes les négations et privations opposées, et toutes les contrariétés qui se rencontrent dans les réalités ; puis donc que le mal est la privation du bien, il est nécessaire, du fait même que Dieu connaît tout bien et la mesure de toute chose, qu’il connaisse tout mal, quel qu’il soit.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° Cette proposition se vérifie pour la science que l’on a d’une réalité au moyen de sa ressemblance. Or le mal n’est pas connu de Dieu par sa ressemblance, mais par celle de son opposé ; donc, de ce que Dieu connaît les maux, il ne suit pas que Dieu soit la cause des maux, mais que Dieu est la cause du bien auquel le mal est opposé.

 

 

 

2° Le non-étant, par là même qu’il s’oppose à l’étant, est appelé « étant » en un certain sens, comme on le voit clairement au quatrième livre de la Métaphysique ; et c’est pourquoi le mal, par là même qu’il s’oppose au bien, est connaissable et vrai.

 

 

3° L’opinion du Commentateur était que Dieu, en connaissant son essence, ne connaîtrait pas de façon déterminée chacun des effets comme distincts dans leur nature propre, mais seulement la nature de l’être, qui se trouve en tous. Or le mal ne s’oppose pas à l’étant universel, mais à un étant particulier ; d’où il résulte que Dieu ne connaîtrait pas le mal. Mais cette position est fausse, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut ; donc sa conséquence aussi, à savoir qu’il ne connaîtrait pas la privation ni les maux. En effet, dans l’intention du Commentateur, l’intelligence ne connaît la privation que par l’absence en elle d’une forme, absence qui ne peut avoir lieu dans une intelligence qui est toujours en acte. Mais cela n’est pas nécessaire, car par le fait même que la réalité est connue, la privation de la réalité est connue ; aussi les deux sont-elles connues par la présence de la forme dans l’intelligence.

4° L’opposition d’une chose à une autre peut être entendue de deux façons : d’abord en général, comme nous disons que le mal s’oppose au bien, et c’est de cette façon que le mal s’oppose à Dieu ; ensuite spécialement, comme nous disons que ce blanc s’oppose à ce noir ; et ainsi, le mal ne s’oppose qu’à ce bien dont le mal peut priver et auquel il peut nuire ; et en ce sens, le mal n’est pas opposé à Dieu. C’est pourquoi saint Augustin dit au douzième livre de la Cité de Dieu que « tandis que le vice s’oppose à Dieu comme le mal au bien, il s’oppose à la nature qu’il vicie non seulement comme le mal au bien, mais aussi comme une chose nuisible ».

 

 

5° Le mal, en tant qu’il est su, est bon, car savoir le mal est un bien ; et ainsi, il est vrai que tout ce qui peut s’apprendre est bon, non qu’il soit bon en soi, mais seulement en tant qu’il est su.

 

 

 

6° On connaît la grammaire en la possédant, mais ce n’est pas le cas du mal ; il n’en va donc pas de même.

 

Et videtur quod non.

 

Omnis enim scientia vel est causa sciti, vel causata ab eo, vel saltem ab una causa procedens. Sed scientia Dei non est causa malorum, nec mala sunt causa eius, nec aliquid aliud est causa utriusque ; ergo scientia Dei non est de malis.

 

 

Praeterea, sicut dicitur in II Metaphys. [l. 2 (993 b 30)], unumquodque sicut se habet ad esse, ita se habet ad verum. Sed malum non est aliquod ens, ut Dionysius [De div. nom. 4, 19 et 20] et Augustinus [De civ. Dei XI, 9] dicunt ; ergo malum non est verum. Sed nihil scitur nisi verum. Ergo malum non potest sciri a Deo.

 

Praeterea, Commentator dicit in III de Anima [comm. 25], quod intellectus qui semper est in actu, non cognoscit privationem omnino. Sed intellectus Dei maxime semper est in actu. Ergo nullam privationem cognoscit. Sed malum est privatio boni, ut Augustinus [Enchir. 11] dicit. Ergo Deus non cognoscit malum.

 

Praeterea, quidquid cognoscitur, cognoscitur vel per simile, vel per contrarium. Sed essentiae Dei, per quam Deus omnia cognoscit, malum non est simile : neque etiam est ei contrarium, quia ei nocere non potest : malum autem dicitur quia nocet. Ergo Deus non cognoscit mala.

 

Praeterea, illud quod non est addiscibile, non est scibile. Sed, sicut dicit Augustinus in libro de libero arbitrio [I, 1], malum non est addiscibile : per disciplinam enim non nisi bona discuntur. Ergo malum non est scibile ; ergo non est cognitum a Deo.

 

Praeterea, qui scit grammaticam, grammaticus est. Ergo qui scit malum, malus est. Sed Deus non est malus ; ergo nescit mala.

 

 

 

Sed contra. Nullus potest ulcisci quae ignorat. Sed Deus est ultor malorum. Ergo cognoscit mala.

 

Praeterea, nullum bonum deest Deo. Sed scientia malorum bona est, quia per eam mala vitantur. Ergo Deus habet scientiam de malis.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod secundum philosophum in IV Metaphysicorum [cap. 4 (1006 b 10)], qui non intelligit aliquid unum, nihil intelligit. Per hoc autem aliquid est unum, quod est in se indivisum, et ab aliis distinctum ; unde oportet quod quicumque cognoscit aliquid quod sciat distinctionem eius ab aliis. Prima autem ratio distinctionis est in affirmatione et negatione : et ideo oportet quod quicumque scit affirmationem, cognoscat negationem ; et quia privatio nihil aliud est quam negatio subiectum habens, ut dicitur in IV Metaphysicor. [l. 3 (1004 a 15) et 15 (1011 b 19)], et alterum contrariorum semper est privatio, ut dicitur in eodem [cap. 6 (1011 b 18)], et in I Physic. [l. 13 (191 a 13)], inde est quod ex hoc ipso quod cognoscitur aliquid, cognoscitur eius privatio et eius contrarium. Unde, cum Deus habeat propriam cognitionem de omnibus suis effectibus, unumquodque prout est in sua natura distinctum,

cognoscens ; oportet quod omnes negationes et privationes oppositas cognoscat, et omnes contrarietates

in rebus repertas ; unde, cum malum sit privatio boni, oportet quod ex hoc ipso quod scit quodlibet bonum et mensuram cuiuscumque, quod cognoscat quodlibet malum.

 

Ad primum ergo dicendum, quod propositio illa habet veritatem de scientia quae habetur de re per suam similitudinem. Malum autem non cognoscitur a Deo per suam similitudinem, sed per similitudinem sui oppositi ; unde non sequitur quod Deus sit causa malorum, quia cognoscit mala ; sed sequitur quod sit causa boni, cui opponitur malum.

 

Ad secundum dicendum, quod non ens, ex hoc ipso quod opponitur enti, dicitur quodammodo ens, ut patet in IV Metaphys. [l. 1 (1003 b 10)] ; unde et ex hoc ipso quod bono opponitur malum, habet rationem cognoscibilis et veri.

 

Ad tertium dicendum, quod opinio Commentatoris [Metaph. XII, comm. 51] fuit, quod Deus cognoscens essentiam suam non determinate cognosceret singulos effectus, prout sunt in propria natura distincti ; sed solummodo cognosceret naturam essendi, quae in omnibus invenitur. Malum autem non opponitur universali enti, sed enti particulari ; unde ex hoc sequitur quod malum non cognosceret. Sed haec positio falsa est, ut ex praedictis patet ; unde et hoc quod sequitur, scilicet quod privationem et mala non cognoscat. Secundum enim intentionem Commentatoris, privatio non cognoscitur ab intellectu nisi per absentiam formae ab intellectu, quae non potest esse in intellectu qui semper est in actu. Sed hoc non est necessarium, quia ex hoc ipso quod cognoscitur res, cognoscitur privatio rei ; unde utrumque cognoscitur per praesentiam formae in intellectu.

 

Ad quartum dicendum, quod oppositio unius ad aliud potest accipi dupliciter : uno modo in generali, sicut dicimus malum opponi bono ; et hoc modo malum opponitur Deo : alio modo in speciali, prout dicimus hoc album opponi huic nigro ; et sic non est oppositio mali nisi ad illud bonum quod potest per malum privari, et cui potest esse nocivum ; et sic malum non opponitur Deo. Unde Augustinus dicit in libro XII de Civitate Dei [cap. 3], quod vitium opponitur Deo tamquam malum bono ; sed naturae, quam vitiat, non solum opponitur ut malum bono, sed etiam ut nocivum.

 

Ad quintum dicendum, quod malum in quantum est scitum, est bonum, quia scire malum, bonum est ; et sic verum est quod omne addiscibile est bonum ; non autem quod sit secundum se bonum, sed solum in quantum est scitum.

 

Ad sextum dicendum, quod grammatica scitur in habendo grammaticam, non autem malum ; et ideo non est simile.

 

 

 

 

 

 

 

Question 3 ─ LES IDÉES

 

 

LA QUESTION PORTE SUR LES IDÉES.

 

Article 1 : Y a-t-il en Dieu des idées ?

Article 2 : Faut-il admettre une pluralité d’idées ?

Article 3 : Se rapportent-elles à la connaissance spéculative ?

Article 4 : Le mal a-t-il une idée [en Dieu] ?

Article 5 : La matière prime a-t-elle une idée [en Dieu] ?

Article 6 : Y a-t-il en Dieu une idée des réa­lités qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé ?

Article 7 : Les accidents ont-ils une idée en Dieu ?

Article 8 : Les singuliers ont-ils une idée en Dieu ?

Quaestio est de ideis.

 

Primo an sint ideae in Deo.

Secundo an sit ponere plures ideas.

 

Tertio an pertineant ad cognitionem speculativam.

Quarto an malum habeat ideam.

Quinto an materia prima habeat ideam.

Sexto an in Deo sit idea eorum quae non sunt nec erunt nec fuerunt.

 

Septimo an accidentia habeant ideam in Deo.

Octavo an singularia habeant ideam in Deo.

 

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse p. 69)

 

Propriétés des idées en Dieu :

     existence (art. 1)

     multiplicité (2)

     connaissance pratique ou spéculative (3)

 

Réalités préconçues en ces idées :

     non le mal (4)

     matière prime (5)

     choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont existé (6)

     accidents (7)

     singuliers (8)

 

 

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

Art. 1 : Super Sent. I, d. 36, q. 2, a. 1 ; Super Dion. De div. nom., cap. 5, l. 3 ; Sum. Th. I, q. 15, a. 1 et q. 44, a. 3 ; Super Metaph. I, l. 15.

 

Art. 2 : Super Sent. I, d. 36, q. 2, a. 2 et III, d. 14, a. 2, qc. 2 ; Cont. Gent. I, cap. 54 ; De pot., q. 3, a. 16, ad 12, 13 et 14 ; Sum. Th. I, q. 15, a. 2 et q. 44, a. 3 ; ibid. q. 47, a. 1, ad 2 ; Quodl. IV, q. 1.

 

Art. 3 : Super Sent. I, d. 36, q. 2, a. 3 ; De pot., q. 1, a. 5, ad 10 et 11 ; ibid. q. 3, a. 1, ad 13 ; Super Dion. De div. nom., cap. 5, l. 3 ; Sum. Th. I, q. 15, a. 3.

 

Art. 4 : Super Sent. I, d. 36, q. 2, a. 3, ad 1 ; Sum. Th. I, q. 15, a. 3, ad 1.

 

Art. 5 : Super Sent. I, d. 36, q. 2, a. 3, ad 2 ; De pot., q. 3, a. 1, ad 13 ; Sum. Th. I, q. 15, a. 3, ad 3.

 

Art. 6 : supra q. 2, a. 8, ad 3 ; Sum. Th. I, q. 15, a. 3, ad 2.

 

Art. 7 : Super Sent. I, d. 36, q. 2, a. 3, ad 4 ; Sum. Th. I, q. 15, a. 3, ad 4.

 

Art. 8 : Super Sent. I, d. 36, q. 2, a. 3, ad 3 ; Sum. Th. I, q. 15, a. 3, ad 4.

 

 

Article 1 - FAUT-IL ADMETTRE [EN DIEU] DES IDÉES ?

(Et primo quaeritur utrum sit ponere ideas.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La science de Dieu est très parfaite. Or la connaissance que l’on a d’une réalité par son essence est plus parfaite que celle que l’on a par sa ressemblance. Dieu ne connaît donc pas les réalités par leurs ressemblances, mais plutôt par leurs essences ; par conséquent, les ressemblances des réalités, que l’on appelle idées, ne sont pas en Dieu.

 

 

2° [Le répondant] disait que Dieu connaît plus parfaitement les réalités en les connaissant au moyen de son essence, qui est une ressemblance des réalités, que s’il les connaissait par leurs essences. En sens contraire : la connaissance est une assimilation à l’objet connu. Donc, plus le médium de connaissance est semblable et uni à la réalité connue, plus parfaitement la réalité est connue par lui. Or, l’essence des réalités créées est plus unie à ces réalités que ne l’est l’essence divine. Dieu connaîtrait donc plus parfaitement les réalités s’il les connaissait par leurs essences, qu’en les connaissant au moyen de son essence.

 

3° [Le répondant] disait que la perfection de la science consiste dans l’union du médium de connaissance non pas avec la réalité connue, mais plutôt avec celui qui connaît. En sens contraire : l’espèce de la réalité, qui est dans l’intelligence, est particulière, en tant qu’elle y a l’existence ; mais quant à son rapport à l’objet connu, elle est universelle, parce qu’elle est une ressemblance de la réalité au point de vue de sa nature commune, et non au point de vue des déterminations particulières. Et pourtant, la connaissance qui s’effectue par cette espèce n’est pas singulière, mais universelle. La connaissance dépend donc de la relation de l’espèce à la réalité connue, plutôt qu’au sujet qui connaît.

 

4° Si le Philosophe improuve l’opinion de Platon sur les idées, c’est parce que ce dernier a prétendu que les formes des réalités matérielles existent sans matière. Or elles sont à bien plus forte raison sans matière si elles sont dans l’intelligence divine que si elles sont hors d’elle, car l’intelligence divine est au sommet de l’immatérialité. Il est donc encore plus aberrant de placer des idées dans l’intelligence divine.

 

 

5° Le Philosophe improuve l’opinion de Platon sur les idées, en arguant que les idées prônées par Platon ne peuvent générer ni être générées, et qu’ainsi elles sont inutiles. Or, si on les place dans l’esprit divin, les idées ne sont pas générées, parce que tout généré est composé ; de même, elles ne génèrent pas : en effet, comme les réalités générées sont composées, et que les générantes sont semblables aux générées, il est nécessaire que les générantes soient également composées. Il est donc aberrant d’admettre des idées, même dans l’esprit divin.

 

6° Au septième chapitre des Noms Divins, Denys dit que Dieu connaît les existants à partir des non-existants, et qu’il ne connaît pas les réalités selon une idée. Or, on ne place des idées en Dieu que comme un moyen de connaître les réalités. Il n’y a donc pas d’idée dans l’esprit de Dieu.

 

 

 

7° Toute reproduction est proportionnée à son modèle. Or, il n’y a aucune proportion de la créature à Dieu, tout comme du fini à l’infini. En Dieu, il ne peut donc pas exister de modèle des créatures ; les idées étant des formes modèles, il semble donc que les idées des réalités ne soient pas en Dieu.

 

 

8° L’idée est une règle pour connaître et opérer. Or ce qui ne peut faillir en connaissant ou en opérant n’a besoin de règle ni pour l’un ni pour l’autre. Puis donc que Dieu est tel, il ne semble pas nécessaire de placer des idées en lui.

 

 

9° De même que l’un dans la quantité réa­lise l’égalité, ainsi l’un dans la qualité réa­lise la ressemblance, comme il est dit au cinquième livre de la Métaphysique. Or, à cause de la différence qu’il y a entre Dieu et la créature, la créature ne peut en aucune façon être égale à Dieu, ni vice versa ; il n’y a donc pas non plus en Dieu de ressemblance à la créature. Puis donc que le nom d’idée signifie une ressemblance de la réa­lité, il semble qu’il n’y ait pas en Dieu d’idée des réalités.

 

10° S’il y a des idées en Dieu, ce ne sera que pour la production des créatures. Or Anselme dit dans son Monologion : « Il est assez manifeste que, dans le Verbe, par lequel tout a été fait, il n’y a pas les ressemblances des réalités, mais une essence vraie et simple. » Il semble donc que les idées, que l’on appelle ressemblances des réalités, n’existent pas en Dieu.

 

 

11° Dieu connaît de la même façon lui-même et les autres réalités ; sinon sa science serait multiple et divisible. Or Dieu ne se connaît pas lui-même par une idée. Donc les autres réalités non plus.

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au livre de la Cité de Dieu : « Celui qui nie qu’il y ait des idées est infidèle, car il nie qu’il y ait un Fils. » Donc, etc.

 

2) Tout ce qui agit par son intelligence, a en soi la notion de son œuvre, à moins qu’il n’ignore ce qu’il fait. Or Dieu agit par son intelligence, sans ignorer ce qu’il fait. Il y a donc en lui les notions des réalités, que l’on appelle idées.

 

 

3) Comme il est dit au deuxième livre de la Physique, trois causes se ramènent à une seule, ce sont l’efficiente, la finale et la formelle. Or Dieu est la cause efficiente et finale des réalités. Il est donc aussi la cause formelle exemplaire – car il ne peut être cette forme qui est une partie de la réalité – et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

4) Une cause universelle ne produit un effet particulier que si elle est propre ou appropriée. Or tous les effets particuliers viennent de Dieu, qui est la cause universelle de tout. Il est donc nécessaire qu’ils viennent de lui en tant qu’il est la cause propre ou appropriée de chacun. Or cela n’est possible qu’au moyen de raisons propres des réalités, existantes en lui. Il est donc nécessaire qu’en lui existent les raisons des réa­lités, c’est-à-dire les idées.

 

 

5) Saint Augustin dit au livre sur l’Ordre : « Je regrette d’avoir dit qu’il y a deux mondes, le sensible et l’intelligible, non que cela ne soit vrai, mais parce que je l’ai dit comme venant de moi, alors que cela avait été dit par les philosophes ; et parce que cette façon de parler n’est pas habituelle dans la Sainte Écriture. » Or le monde intel­ligible n’est pas autre chose que l’idée du monde. On est donc dans le vrai en admet­tant les idées.

 

6) Boèce dit au troisième livre sur la Conso­lation, en s’adressant à Dieu : « Vous faites venir toutes choses d’un exemple supérieur, vous gouvernez par votre esprit un monde beau, étant vous-même le Très-beau. » Le monde, avec tout ce qui est en lui, a donc en Dieu un modèle, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

7) Il est dit en Jn 1, 3 : « Ce qui a été fait, en lui était vie », et cela, comme dit saint Augustin, parce que toutes les créatures sont dans l’esprit divin comme le coffre dans l’esprit de l’artisan. Or le coffre est dans l’esprit de l’artisan par sa ressemblance et son idée. Des idées de toutes les réalités existent donc en Dieu.

 

 

8) Un miroir ne mène à la connaissance d’autres choses que si leurs ressemblances resplendissent en lui. Or le Verbe incréé est un miroir faisant connaître toutes les créatures, car par lui le Père se dit lui-même ainsi que toutes les autres réalités. En lui se trouvent donc les ressemblances de toutes les réalités.

 

9) Saint Augustin dit au sixième livre sur la Trinité que « le Fils est l’art du Père, plein de toutes les raisons des vivants ». Or ces raisons ne sont pas autre chose que les idées. Les idées sont donc en Dieu.

 

 

10) Selon saint Augustin, il y a deux façons de connaître les réalités : par leur essence, et par leur ressemblance. Or Dieu ne connaît pas les réalités par leur essence, car seules les réalités qui sont dans le connaissant par leur essence sont connues de cette façon. Puis donc qu’il connaît les réalités, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut, il reste qu’il connaît les réalités par leurs ressemblances, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Réponse :

 

Comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, « nous pouvons en latin, comme par une sorte de traduction, rendre le nom d’idées par celui de formes, ou d’espèces ». On peut parler en trois sens de la forme d’une réalité. D’abord, il y a celle à partir de laquelle une réalité est formée : ainsi la formation de l’effet procède de la forme de l’agent. Mais il n’est pas nécessaire à l’action que les effets parviennent à réaliser complètement la forme de l’agent, étant souvent imparfaits, surtout s’il s’agit de causes équivoques. Pour cette raison, la forme dont provient la formation d’une réa­lité n’est pas appelée son idée ni sa forme. En deuxième lieu, on appelle forme d’une réalité celle par laquelle cette réalité est formée : ainsi l’âme est la forme de l’homme, et la figure de la statue est la forme du cuivre ; et bien que cette forme qui est une partie du composé soit appelée en vérité sa forme, l’on n’a cependant pas coutume de l’appeler son idée ; parce que le nom d’idée paraît signifier une forme séparée de ce dont elle est la forme. En troisième lieu, on appelle forme d’une réalité celle pour laquelle cette réalité est formée ; telle est la forme exemplaire, pour l’imita­tion de laquelle une réalité est constituée ; et tel est le sens usuel du mot idée, en sorte que l’idée est identique à la forme qu’une réalité imite.

 

Mais il faut savoir qu’une réalité peut imiter une forme de deux façons. D’abord par l’intention de l’agent : ainsi le tableau est réalisé par le peintre afin qu’il imite quelqu’un dont la figure est représentée. Quelquefois, par contre, une telle imitation se produit par accident, malgré l’intention, et par hasard : ainsi les peintres réalisent souvent par hasard l’image d’une chose qui n’est pas dans leur intention. Or ce qui imite une forme par hasard, on ne dit pas que cela soit formé pour elle, parce que l’expression « pour » semble impliquer une relation à la fin ; puis donc que la forme exemplaire, ou l’idée, est celle pour laquelle une réalité est formée, il est nécessaire qu’une chose imite par soi, et non par accident, cette forme exemplaire ou cette idée.

 

En outre, nous constatons qu’une chose a deux façons d’être opérée pour une fin. D’abord, en sorte que l’agent se détermine lui-même la fin, comme il en va de tous ceux qui agissent par leur intelligence. Parfois, au contraire, la fin est déterminée à l’agent par un autre agent, l’agent principal ; cela est clair dans le cas du mouvement de la flèche, qui se meut vers une fin déterminée, mais cette fin lui est déterminée par le lanceur ; et semblablement, l’opération de la nature, qui avance vers une fin déterminée, présuppose une intelligence qui ait déjà fixé une fin à la nature, et qui ordonne la nature à cette fin, et c’est pourquoi l’on appelle toute œuvre de la nature une œuvre d’intelligence.

 

Si donc une chose est produite pour l’imitation d’une autre par un agent qui ne se détermine pas à lui-même la fin, alors la forme imitée ne sera pas forme exemplaire ou idée. Car nous ne disons pas de la forme de l’homme qui engendre qu’elle est l’idée ou le modèle de l’homme engendré, mais nous le disons seulement quand ce qui agit pour une fin se détermine à lui-même la fin, que cette forme soit dans l’agent ou hors de lui. En effet, nous disons de la forme de l’art dans l’artisan qu’elle est le modèle ou l’idée du produit de l’art ; et semblablement de la forme qui est hors de l’artisan, pour l’imitation de laquelle il réalise quelque chose.

 

Telle paraît donc être la notion d’idée : l’idée est la forme qu’une chose imite par l’intention d’un agent qui se prédétermine la fin.

 

En conséquence, il est clair que ceux qui affirmaient que tout se produit par hasard ne pouvaient admettre l’idée. Mais cette opinion est réprouvée par les philosophes, car ce qui arrive par hasard, n’est qu’excep­tionnellement régulier, au lieu que nous voyons le cours de la nature procéder toujours de la même façon, ou la plupart du temps. De même, les idées ne peuvent pas non plus être admises par ceux qui affirment que tout procède de Dieu par une nécessité de nature et non par l’arbitre de la volonté : en effet, ce qui agit par nécessité de nature ne se prédétermine pas à soi-même la fin. Mais cette position est impossible, car tout ce qui agit pour une fin, s’il ne se détermine pas à lui-même la fin, c’est un autre [principe], supérieur, qui la lui détermine ; et ainsi, il y aura quelque cause supérieure à lui ; or cela est impossible, car tous ceux qui parlent de Dieu le considèrent comme la cause première des étants. Et voilà pourquoi, écartant à la fois l’opi­nion d’Épicure qui prétendait que tout advient par hasard, et celle d’Empédocle et des autres qui disaient que tout advient par nécessité de nature, Platon affirma l’exis­tence des idées. Et cette raison pour admettre les idées, c’est-à-dire à cause de la prédéfinition des œuvres à faire, est indiquée par Denys au cinquième chapitre des Noms Divins, lorsqu’il dit : « Ce que nous appelons modèles, ce sont toutes ces raisons, productrices d’essence, qui préexistent chacune en Dieu, et que la théologie nomme prédéfinitions, ou encore décrets bons et divins, parce qu’ils définissent et produisent toutes choses, et que c’est en vertu de ces décrets que le Suressentiel a d’avance défini et produit tous les êtres. »

 

Or la forme exemplaire ou l’idée est d’une certaine façon une fin, et l’artisan reçoit d’elle la forme par laquelle il agit, si elle est hors de lui. Mais il ne convient pas d’affirmer que Dieu agirait pour une fin autre que lui-même et recevrait d’ailleurs de quoi lui permettre d’agir. Pour cette raison, nous ne pouvons admettre que les idées soient hors de Dieu, mais nous pouvons seulement les placer dans l’esprit divin.

 

Réponse aux objections :

 

1° La perfection de la connaissance peut être envisagée soit du côté du connaissant, soit du côté de l’objet connu. L’affirmation selon laquelle la connaissance que permet l’essence est plus parfaite que celle que permet la ressemblance, est donc à considérer du côté de l’objet. En effet, ce qui par soi-même est connaissable, est plus connu par soi que ce qui est connaissable non de soi-même mais seulement en tant qu’il est par sa ressemblance en celui qui connaît. Et il n’est pas gênant de soutenir que les réalités créées sont moins connaissables que l’essence divine, qui est connaissable par elle-même.

 

 

2° Deux choses sont nécessaires à l’espèce qui est un médium de connaissance : représenter la réalité connue, ce qui lui revient par sa proximité avec l’objet à connaî­tre ; et avoir une existence spirituelle, ou immatérielle, ce qui lui revient parce qu’elle possède l’être en celui qui connaît. Ainsi une chose est mieux connue au moyen de l’espèce qui est dans l’intelli­gence, qu’au moyen de l’espèce qui est dans le sens, parce qu’elle est plus immatérielle. Et semblablement, une chose est mieux connue par l’espèce de la réalité qui est dans l’esprit divin, qu’elle ne pourrait l’être par son essence elle-même – même en supposant que l’essence de la réalité puisse être un médium de connaissance, nonobstant sa matérialité.

 

 

3° Dans la connaissance, il y a deux choses à considérer : la nature même de la connaissance – nature qui dépend de l’espèce quant à son rapport à l’intelligence où elle réside –, et la détermination de la connaissance relativement à l’objet connu – détermination qui dépend de la relation de l’espèce à la réalité elle-même. Ainsi, plus l’espèce est semblable à la réalité connue par mode de représentation, plus la connaissance est déterminée ; et plus elle accède à l’immatérialité, qui est la nature du connaissant en tant que tel, plus elle fait connaître efficacement.

 

 

4° Il est contre la notion des formes naturelles d’être par elles-mêmes immatérielles ; mais il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’elles acquièrent l’immatérialité grâce à autre chose en quoi elles seraient ; ainsi, dans notre intelligence, les formes des réalités naturelles sont immatérielles. Il est donc aberrant d’affirmer que les idées des réalités naturelles sont par elles-mêmes subsistantes, mais il n’est pas gênant de les placer dans l’esprit divin.

 

 

5° Les idées existant dans l’esprit divin ne sont ni générées, ni générantes, en rigueur de termes ; mais elles sont créatrices et productrices des réalités ; ainsi saint Augustin, au livre des 83 Questions, dit : « Bien qu’elles ne voient le jour ni ne périssent, cependant tout ce qui peut se former et périr est dit formé par elles. » Et il n’est pas nécessaire que l’agent premier, dans une composition, soit semblable au généré ; mais cela est nécessaire pour l’agent prochain. Et précisément, Platon prétendait que les idées étaient le principe de la génération, c’est-à-dire le principe prochain ; et c’est pourquoi le raisonnement en question le contredit.

 

 

6° L’intention de Denys est de dire que Dieu ne connaît pas par une idée prise des réa­lités, ni en connaissant séparément les réa­lités par l’idée ; c’est pourquoi une autre traduction de ce passage dit : « Il ne considère pas chaque objet dans sa vision. » Par conséquent, cela n’exclut pas entièrement l’existence des idées.

 

 

7° Bien qu’il ne puisse y avoir aucune proportion de la créature à Dieu, cependant il peut y avoir une proportionnalité ; et nous avons fréquemment exposé ce point dans la question précédente.

 

 

8° Parce qu’il ne peut pas ne pas être, Dieu n’a pas besoin d’une essence qui soit autre chose que son existence. De même, parce qu’il ne peut faillir en connaissant ou en opérant, il n’a pas besoin d’une règle autre que lui-même. Mais s’il ne peut faillir, c’est parce qu’il est lui-même sa propre règle ; de même que s’il ne peut pas ne pas être, c’est parce que son essence est son existence.

 

 

 

9° En Dieu, il n’y a pas de quantité dimensive, selon laquelle l’égalité pourrait se concevoir ; mais la quantité y est comme une quantité intensive : en ce sens la blancheur est dite grande, parce qu’elle atteint parfaitement sa nature. Or l’intensité d’une forme se rapporte au mode de possession de cette forme. Et bien que ce qui appartient à Dieu s’étende en quelque sorte aux créatures, cependant on ne peut nullement accorder que la créature ait une chose à la façon dont Dieu la possède ; aussi, quoique nous accordions en quelque façon qu’une ressemblance existe entre la créature et Dieu, nous n’accordons nullement qu’il y ait là une égalité.

 

 

 

10° L’intention d’Anselme, comme il ressort d’un examen attentif de ses paroles, est de dire qu’il n’y a pas dans le Verbe une ressemblance prise des réalités elles-mêmes, mais que toutes les formes des réalités sont prises du Verbe ; voilà pourquoi il dit que le Verbe n’est pas une ressemblance des réa­lités, mais que les réalités sont des imitations du Verbe. Cela n’exclut donc pas l’idée, puisque l’idée est la forme qu’une chose imite.

 

11° Dieu connaît de la même façon soi-même et les autres réalités, si la façon de connaître est prise du côté de celui qui connaît, mais non si elle est prise du côté de la réalité connue : en effet, la créature qui est connue par Dieu n’est pas réellement identique au médium par lequel Dieu connaît, mais le médium est réellement identique à Dieu ; c’est pourquoi il n’en résulte aucune multiplicité dans son essence.

 

Et videtur quod non.

 

Quia scientia Dei est perfectissima. Sed perfectior est cognitio quae habetur de re per essentiam eius, quam quae habetur per eius similitudinem. Ergo Deus non cognoscit res per suas similitudines, sed magis per essentias earum ; et ita similitudines rerum, quae ideae dicuntur, non sunt in Deo.

 

Sed dicebat, quod Deus scit res perfectius cognoscens eas per essentiam suam, quae est similitudo rerum, quam si cognosceret res per earum essentias. – Sed contra, scientia est assimilatio ad scitum. Ergo quanto medium cognoscendi est magis simile et unitum rei cognitae, tanto perfectius res per id cognoscitur. Sed essentia rerum creatarum magis est unita eis quam essentia divina. Ergo perfectius cognosceret res si sciret res per essentias earum, quam ex hoc quod scit eas per essentiam suam.

 

Sed dicebat, quod perfectio scientiae non consistit in unione medii cognoscendi ad rem cognitam, sed magis ad cognoscentem. – Sed contra, species rei quae est in intellectu, secundum quod habet esse in eo, est particulata ; secundum autem quod comparatur ad scitum, habet rationem universalis, quia est similitudo rei secundum naturam communem, et non secundum conditiones particulares ; et tamen cognitio quae est per illam speciem, non est singularis, sed universalis. Ergo cognitio magis sequitur relationem speciei ad rem scitam quam ad scientem.

 

 

Praeterea, propter hoc improbatur a philosopho [Metaph. I, 15 (991 a 8)] opinio Platonis quam habuit de ideis, quia posuit formas rerum materialium existere sine materia. Sed multo magis sunt sine materia si sunt in intellectu divino, quam si essent extra ipsum, quia intellectus divinus est in summo immaterialitatis. Ergo etiam multo magis inconveniens est ponere ideas in intellectu divino.

 

Praeterea, philosophus [Metaph. VII, 7 (1033 b 26)] improbat opinionem Platonis de ideis per hoc quod ideae positae a Platone non possunt generare nec generari, et ita sunt inutiles. Sed ideae, si ponantur in mente divina, non generantur, quia omne generatum est compositum ; similiter nec generant, quia, cum generata sint composita, et generantia sint similia generatis, oportet etiam generantia esse composita. Ergo inconveniens est ponere ideas etiam in mente divina.

 

Item, Dionysius dicit, in VII cap. de Divinis Nominibus [§ 2], quod Deus noscit existentia ex non existentibus, et non cognoscit res secundum ideam. Sed ideae non ponuntur ad aliud in Deo, nisi ut per eas cognoscantur res. Ergo ideae non sunt in mente Dei.

 

 

Praeterea, omne exemplatum est proportionatum suo exemplari. Sed nulla est proportio creaturae ad Deum, sicut nec finiti ad infinitum. Ergo in Deo non potest esse creaturarum exemplar ; ergo, cum ideae sint formae exemplares, videtur quod non sint ideae rerum in Deo.

 

Praeterea, idea est regula cognoscendi et operandi. Sed illud quod non potest deficere in cognoscendo vel operando, ad neutrum regula indiget. Cum igitur Deus sit huiusmodi, vide­tur quod non oporteat ponere ideas in eo.

 

Praeterea, sicut unum in quantitate facit aequalitatem, ita unum in qualitate facit similitudinem, ut dicitur in V Metaphys. [l. 17 (1021 a 11)]. Sed propter diversitatem quae est inter Deum et creaturam, creatura nullo modo Deo potest esse aequalis, vel e converso ; ergo nec in Deo est aliqua similitudo ad creaturam. Cum ergo idea nominet similitudinem rei, videtur quod rerum ideae non sint in Deo.

 

Praeterea, si ideae sunt in Deo, hoc non erit nisi ad producendum creaturas. Sed Anselmus dicit in Monolog. [cap. 31] : satis manifestum est in verbo, per quod facta sunt omnia, similitudines rerum non esse, sed veram et simplicem essentiam. Ergo videtur quod ideae, quae dicuntur rerum similitudines, in Deo non sunt.

 

Praeterea, Deus eodem modo cognoscit se et alia ; alias sua scientia multiplex et divisibilis esset. Sed Deus seipsum non cognoscit per ideam. Ergo nec alia.

 

 

Sed contra. Augustinus dicit in libro de Civitate Dei : qui negat ideas esse, infidelis est, quia negat filium esse. Ergo, et cetera.

 

Praeterea, omne agens per intellectum habet rationem sui operis apud se, nisi ignoret quid agat. Sed Deus est agens per intellectum, et non ignorans hoc quod agit. Ergo apud ipsum sunt rationes rerum quae ideae dicuntur.

 

Praeterea, sicut dicitur in II Physicorum [l. 11 (198 a 24)], tres causae incidunt in unam : scilicet efficiens, finalis et formalis. Sed Deus est causa efficiens et finalis rerum. Ergo etiam est causa formalis exemplaris ; non enim potest esse forma quae sit pars rei, et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, effectus particularis non producitur a causa universali, nisi causa universalis sit propria vel appropriata. Sed omnes particulares effectus sunt a Deo, qui est causa universalis omnium. Ergo oportet quod sint ab eo secundum quod est causa propria uniuscuiusque, vel appropriata. Sed hoc non potest esse nisi per rationes rerum proprias in ipso existentes. Ergo oportet in eo rationes rerum, id est ideas, existere.

 

Praeterea, Augustinus dicit in libro de Ordine [Retract. I, 3] : piget me dixisse, duos esse mundos : scilicet sensibilem, et intelligibilem, non quin hoc verum sit ; sed quia hoc dixi tamquam ex me, cum tamen a philosophis dictum fuerit ; et quia modus iste loquendi non est consuetus in sacra Scriptura. Sed mundus intelligibilis nihil aliud est quam idea mundi. Ergo verum est ponere ideas.

 

Praeterea, Boetius dicit in III de Consolatione [metr. 9] loquens ad Deum : tu cuncta superno ducis ab exemplo, mundum mente gerens pulchrum pulcherrimus ipse. Ergo mundi, et omnium quae in eo sunt, est exemplar in Deo ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, Ioann. I, 3, dicitur : quod factum est, in ipso vita erat ; hoc, quia, ut Augustinus [In Ioh. ev. tract. I, 17] dicit, omnes creaturae sunt in mente divina, sicut arca in mente artificis. Sed arca in mente artificis est per suam similitudinem et ideam. Ergo omnium rerum ideae sunt in Deo.

 

Praeterea, speculum non ducit in cognitionem aliquorum, nisi eorum similitudines in eo resplendeant. Sed verbum increatum est speculum ducens in cognitionem omnium creatorum, quia eo pater se et omnia alia dicit. Ergo in eo sunt similitudines rerum omnium.

 

Praeterea, Augustinus dicit in VI de Trinitate [cap. 10], quod filius est ars patris plena omnium rationum viventium. Sed rationes illae nihil aliud sunt quam ideae. Ergo ideae sunt in Deo.

 

Praeterea, secundum Augustinum [Confess. X, 17], duplex est modus cognoscendi res ; scilicet per essentiam, et per similitudinem. Sed

Deus non cognoscit res per earum

essentiam, quia sic cognoscuntur solum illa quae sunt in cognoscente per sui essentiam. Ergo, cum scientiam de rebus habeat, ut ex praedictis, patet, relinquitur quod sciat res per earum similitudines ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod, sicut dicit Augustinus in libro LXXXIII Quaestion. [qu. 46], ideas Latine possumus vel formas, vel species dicere, ut verbum ex verbo transferre videamur. Forma autem alicuius rei potest dici tripliciter. Uno modo a qua formatur res, sicut a forma agentis procedit effectus formatio. Sed quia non est de necessitate actionis ut effectus pertingant ad completam rationem formae agentis, cum frequenter deficiant, maxime in causis aequivocis ; ideo forma a qua formatur aliquid, non dicitur esse idea vel forma. Alio modo dicitur forma alicuius secundum quam aliquid formatur, sicut anima est forma hominis, et figura statuae est forma cupri ; et quamvis forma, quae est pars compositi, vere dicatur esse illius forma, non tamen consuevit dici eius idea ; quia videtur hoc nomen idea significare formam separatam ab eo cuius est forma. Tertio modo dicitur forma alicuius ad quam aliquid formatur ; et haec est forma exemplaris, ad cuius imitationem aliquid constituitur ; et in hac significatione consuetum est nomen ideae accipi, ut idem sit idea quod forma quam aliquid imitatur.

 

Sed sciendum, quod aliquid potest imitari aliquam formam dupliciter. Uno modo ex intentione agentis ; sicut pictura ad hoc fit a pictore ut imitetur aliquem cuius figura depingitur : aliquando vero talis praedicta imitatio per accidens praeter intentionem, et a casu fit ; sicut frequenter pictores a casu faciunt imaginem alicuius, de quo non intendunt. Quod autem aliquam formam imitatur a casu, non dicitur ad illam formari, quia ly ad videtur importare ordinem ad finem ; unde, cum forma exemplaris, vel idea, sit ad quam formatur aliquid, oportet quod formam exemplarem vel ideam aliquid imitetur per se, et non per accidens.

 

Videmus etiam quod aliquid propter finem dupliciter operatur. Uno modo ita quod ipsum agens determinat sibi finem, sicut est in omnibus agentibus per intellectum : aliquando autem agenti determinatur finis ab alio principali agente ; sicut patet in motu sagittae, quae movetur ad finem determinatum, sed hic finis determinatur ei a proiiciente ; et similiter operatio naturae, quae est ad determinatum finem, praesupponit intellectum, praestituentem finem naturae, et ordinantem ad finem illum naturam, ratione cuius omne opus naturae dicitur esse opus intelligentiae.

 

Si ergo aliquid fiat ad imitationem alterius per agens quod non determinat sibi finem, non ex hoc forma imitata habebit rationem exemplaris vel ideae. Non enim dicimus quod forma hominis generantis sit idea vel exemplar hominis generati ; sed solum hoc dicimus quando agens propter finem determinat sibi finem, sive illa forma sit in agente, sive extra agentem. Dicimus enim formam artis in artifice esse exemplar vel ideam artificiati ; et similiter etiam formam quae est extra artificem, ad cuius imitationem artifex aliquid facit.

 

Haec ergo videtur esse ratio ideae, quod idea sit forma quam aliquid imitatur ex intentione agentis, qui praedeterminat sibi finem.

 

Secundum hoc ergo patet quod illi qui ponebant omnia casu accidere, non poterant ideam ponere. Sed haec opinio a philosophis reprobatur ; quia quae sunt a casu, non se habent eodem modo nisi ut in paucioribus : naturae autem cursum videmus semper eodem modo progredi, aut ut in pluribus. Similiter etiam secundum eos qui posuerunt quod a Deo procedunt omnia per necessitatem naturae, et non per arbitrium voluntatis, non possunt ponere ideas : quia ea quae ex necessitate naturae agunt, non praedeterminant sibi finem. Sed hoc esse non potest ; quia omne quod agit propter finem si non determinat sibi finem, determinatur ei finis ab alio superiore ; et sic erit aliqua causa eo superior : quod non potest esse, quia omnes loquentes de Deo intelligunt eum esse causam primam entium. Et ideo Plato refugiens Epicuri opinionem, qui ponebat omnia casu accidere, et Empedoclis et aliorum qui ponebant omnia accidere ex necessitate naturae, posuit ideas esse. Et hanc etiam rationem ponendi ideas, scilicet propter praedefinitionem operum agendorum, innuit Dionysius in V cap. de Divinis Nominibus [§ 8], dicens : exemplaria dicimus in Deo existentium rationes substantificas, et singulariter praeexistentes : quas theologia praedefinitiones vocat, et divinas et bonas voluntates existentium praedeterminativas et effectivas : secundum quas supersubstantialis essentia omnia praedefinivit et produxit.

Sed quia forma exemplaris vel idea habet quodammodo rationem finis, et ab ea accipit artifex formam qua agit si sit extra ipsum ; non est autem conveniens ponere Deum agere propter finem alium a se, et accipere aliunde, unde sit sufficiens ad agendum ; ideo non possumus ponere ideas esse extra Deum, sed in mente divina tantum.

Ad primum igitur dicendum, quod perfectio cognitionis potest attendi vel ex parte cognoscentis, vel ex parte cogniti. Quod ergo dicitur quod perfectior est cognitio quae est per essentiam, quam per similitudinem, est intelligendum ex parte cogniti. Illud enim quod per seipsum est cognoscibile, est per se magis notum quam illud quod non est cognoscibile ex seipso, sed solum secundum quod est in cognoscente per sui similitudinem. Et hoc non est inconveniens ponere quod res creatae sint minus cognoscibiles quam essentia divina, quae per seipsam cognoscibilis est.

 

Ad secundum dicendum, quod ad speciem quae est medium cognoscendi duo requiruntur : scilicet repraesentatio rei cognitae, quae competit ei secundum propinquitatem ad cognoscibile ; et esse spirituale, vel immateriale, quod ei competit secundum quod habet esse in cognoscente. Unde per speciem quae est in intellectu, melius cognoscitur aliquid quam per speciem quae est in sensu, quia est immaterialior. Et similiter melius cognoscitur aliquid per speciem rei quae est in mente divina, quam per ipsam eius essentiam cognosci posset ; etiam dato quod essentia rei posset esse medium cognoscendi, non obstante materialitate ipsius.

 

Ad tertium dicendum, quod in cognitione duo est considerare : scilicet ipsam naturam cognitionis ; et haec sequitur speciem secundum comparationem quam habet ad intellectum in quo est ; et determinatio cognitionis ad cognitum, et haec sequitur relationem speciei ad rem ipsam : unde quanto est similior species rei cognitae per modum repraesentationis, tanto est cognitio determinatior ; et quanto magis accedit ad immaterialitatem, quae est natura cognoscentis inquantum huiusmodi, tanto efficacius cognoscere facit.

 

Ad quartum dicendum, quod hoc est contra rationem formarum naturalium quod ex seipsis immateriales sint ; non est autem inconveniens quod ex alio immaterialitatem acquirant, in quo sint ; unde in intellectu nostro formae rerum naturalium immateriales sunt. Unde inconveniens est ponere ideas rerum naturalium esse per se subsistentes ; non est autem inconveniens ponere eas in mente divina.

 

Ad quintum dicendum, quod ideae existentes in mente divina non sunt generatae, nec sunt generantes, si fiat vis in verbo ; sed sunt creativae et productivae rerum ; unde dicit Augustinus in libro LXXXIII Quaestionum [qu. 46] : cum ipsae neque oriantur neque intereant, secundum eas tamen informari dicitur omne quod oriri et interire potest. Nec oportet agens primum in compositione esse simile generato ; oportet autem hoc de agente proximo ; et sic ponebat Plato ideas esse generationis principium scilicet proximum ; et ideo contra ipsum procedit ratio praedicta.

 

Ad sextum dicendum, quod intentio Dionysii est dicere quod ipse non cognoscit per ideam acceptam a rebus, vel hoc modo quod divisim res per ideam cognoscat ; unde alia translatio loco huius dicit : neque per visionem singulis se immittit. Unde per hoc non excluditur omnino ideas esse.

 

Ad septimum dicendum, quod quamvis non possit esse aliqua proportio creaturae ad Deum, tamen potest esse proportionalitas ; quod in praecedenti quaestione frequenter expositum est.

 

Ad octavum dicendum, quod sicut Deus, quia non potest non esse, non indiget essentia quae sit aliud quam suum esse ; ita quia non potest deficere in cognoscendo vel operando, non indiget alia regula a seipso : sed propter hoc deficere non potest, quia ipse est sui ipsius regula ; sicut propter hoc non potest non esse, quia sua essentia est suum esse.

 

 

Ad nonum dicendum, quod in Deo non est quantitas dimensiva, ut secundum eam aequalitas attendi possit ; sed est ibi quantitas per modum intensivae quantitatis ; sicut albedo dicitur magna, quia perfecte attingit ad naturam suam. Intensio autem alicuius formae respicit modum habendi formam illam. Quamvis autem aliquo modo illud quod est Dei ad creaturas derivetur ; nullo tamen modo potest concedi quod creatura habeat aliquid per modum illum quo habet illud Deus : et ideo quamvis aliquo modo concedamus esse similitudinem inter creaturam et Deum, nullo tamen modo concedimus ibi esse aequalitatem.

 

Ad decimum dicendum, quod intentio Anselmi est dicere, ut patet inspicienti verba eius, quod in verbo non sit similitudo sumpta a rebus ipsis, sed omnes rerum formae sunt sumptae a verbo ; et ideo dicit quod verbum non est similitudo rerum, sed res sunt imitationes verbi. Unde per hoc non removetur idea ; cum idea sit forma quam aliquid imitatur.

 

 

Ad undecimum dicendum, quod Deus eodem modo cognoscit se et alia, si accipiatur modus cognitionis ex parte cognoscentis ; non autem si accipiatur ex parte rei cognitae, quia creatura quae a Deo cognoscitur, non est idem secundum rem cum medio quo Deus cognoscit sed ipse est idem re cum eo ; unde nulla multiplicitas in eius essentia sequitur.

 

 

 

 

Article 2 - FAUT-IL ADMETTRE UNE PLURALITÉ D’IDÉES ?

(Secundo quaeritur utrum sit ponere plures ideas.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Les attributs divins essentiels ne sont pas moins véritablement en Dieu que les attributs divins personnels. Or la pluralité des propriétés personnelles induit la pluralité des Personnes, qui font que Dieu est appelé trine. Puis donc que les idées, étant communes aux trois Personnes, sont essen­tielles, si elles sont plusieurs en Dieu suivant la pluralité des réalités, il s’ensuit qu’il n’y a pas seulement trois Personnes en lui, mais une infinité.

 

 

2° [Le répondant] disait que les idées ne sont pas essentielles, car elles sont l’essence même. En sens contraire : la bonté, la sagesse et la puissance de Dieu sont son essence, et pourtant elles sont appelées « attributs essentiels ». Donc les idées aussi, quoiqu’elles soient l’essence même, peuvent être dites essentielles.

 

3° Tout ce qui est attribué à Dieu, doit lui être attribué de la plus noble façon. Or Dieu est le principe des réalités ; donc tout ce qui se rapporte à la noblesse du principe doit être placé en lui au plus haut point. Or telle est l’unité, car « toute puissance unie est plus infinie qu’une puissance multipliée », comme il est dit au livre des Causes. L’unité souveraine est donc en Dieu. En conséquence, il est un, non seulement réellement, mais aussi rationnellement, car ce qui est un des deux façons, l’est plus que ce qui est un de l’une des deux seulement ; et par conséquent, il n’y a pas en lui pluralité de raisons ou d’idées.

 

4° Le Philosophe dit au cinquième livre de la Métaphysique : « Est tout à fait un, ce qui ne peut être séparé ni quant à l’intel­ligence, ni quant au temps, ni quant au lieu, ni quant à la raison ; et cela vaut particulièrement dans le genre substance. » Si donc Dieu, parce qu’il est l’étant parfait, est parfaitement un, il ne peut être séparé quant à la raison ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

5° S’il y a plusieurs idées, alors elles sont inégales, car l’une contiendra seulement l’être, une autre l’être et le vivre, une autre aura en plus le penser, suivant que la réa­lité à laquelle appartient l’idée est assimilée à Dieu en plus de choses. Puis donc qu’il est aberrant de placer une inégalité en Dieu, il semble qu’il ne puisse y avoir en lui une pluralité d’idées.

 

 

6° Dans les causes matérielles, on s’arrête à une matière prime unique, et semblablement dans les causes efficientes et finales. Dans les formelles, on s’arrête donc aussi à une forme unique et première. Or on aboutit ainsi aux idées, parce que, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, « les idées sont les principales formes ou raisons des réalités ». Il n’y a donc en Dieu qu’une seule idée.

 

7° [Le répondant] disait que, bien qu’il y ait une seule forme première, cependant on dit qu’il y a plusieurs idées suivant ses différents rapports. En sens contraire : on ne peut pas dire que les idées se diversifient à cause du rapport à Dieu en qui elles sont, puisqu’il est un ; ni à cause du rapport aux réalités préconçues en tant qu’elles sont dans la cause première, puisqu’elles sont un en elle, comme le dit Denys ; ni à cause du rapport aux réalités préconçues en tant qu’elles existent dans leur nature propre, car ainsi, les réalités préconçues sont temporelles, mais les idées, éternelles. Donc en aucune façon les idées ne peuvent être dites nombreuses par rapport à la forme première.

 

8° Aucune relation qui est entre Dieu et la créature n’est en Dieu, mais elle est seulement dans la créature. Or l’idée ou le modèle implique une relation de Dieu à la créature. Cette relation n’est donc pas en Dieu, mais dans la créature. Puis donc que l’idée est en Dieu, on ne peut diversifier les idées par des rapports de ce genre.

 

 

9° L’intelligence qui pense au moyen de plusieurs choses est composée, et passe de l’une à l’autre. Or cela est étranger à l’intel­ligence divine. Puis donc que les idées sont les raisons des réalités et que Dieu pense par elles, il semble qu’il n’y ait pas plusieurs idées en Dieu.

 

En sens contraire :

 

1) Le même, suivant un même rapport, n’est de nature à produire que la même chose. Or Dieu fait des réalités nombreuses et différentes. Il cause donc les réalités non pas suivant la même raison, mais selon plusieurs. Or les raisons au moyen desquelles les réalités sont produites par Dieu sont les idées. Il y a donc plusieurs idées en Dieu.

 

2) Saint Augustin dit au livre des 83 Questions : « Il reste que tout a été créé au moyen d’une raison ; non pas la même pour l’homme et le cheval ; car il est absurde de le penser. » Chaque chose a donc été créée par une raison propre ; il y a donc plusieurs idées.

3) Saint Augustin dit dans sa Lettre à Nebridius que, de même qu’il est aberrant de dire que l’angle et le carré ont une même raison, il est aberrant de dire qu’en Dieu, l’homme et cet homme ont une même raison. Il semble donc qu’il y ait plusieurs raisons idéales en Dieu.

 

 

4) « C’est par la foi que nous savons que les siècles ont été formés par la parole de Dieu, en sorte que les choses que l’on voit ont été faites de choses invisibles » (Hébr. 11, 3). Or il appelle invisibles, au pluriel, les espèces idéales. Il y en a donc plusieurs.

 

5) Ainsi qu’il ressort des autorités précitées, les saints signifient les idées par les noms d’art et de monde. Or l’art implique une certaine pluralité, car c’est l’ensemble des préceptes qui tendent à une seule fin ; et le monde aussi, semblablement, puisqu’il implique l’ensemble de toutes les créatures. Il est donc nécessaire d’admettre plusieurs idées en Dieu.

 

Réponse :

 

Certains, après avoir affirmé que Dieu agit par son intelligence et non par nécessité de nature, ont prétendu qu’il n’a qu’une seule intention, celle de la création en général, et que la distinction des créatures a été, quant à elle, réalisée par les causes secondes. Ils disent, en effet, que Dieu a d’abord créé une intelligence, laquelle a produit trois choses : l’âme, le monde et une autre intelligence ; et qu’ainsi, progressivement, une pluralité de réalités procéda d’un principe premier unique. Et suivant cette opinion, il y aurait certes en Dieu une idée, mais une seule et commune à toute la création, alors que les idées propres de chaque réalité seraient dans les causes secondes ; dans le même sens, Denys rapporte au cinquième chapitre des Noms Divins qu’un certain philosophe Clément affirma que les principaux étants étaient les modèles des inférieurs.

 

 

Mais cela ne peut se soutenir, car si l’inten­tion de quelque agent se portait vers une seule chose, tout ce qui viendrait s’ajouter à ce dont il a eu principalement l’intention serait hors de son intention, et comme fortuit ; par exemple, si quelqu’un avait l’intention de faire un triangle, il serait hors de son intention qu’il soit grand ou petit. Or le particulier vient s’ajouter au général qui le contient ; par conséquent, si l’intention de l’agent va seulement vers quelque chose de général, il serait hors de son intention qu’il soit déterminé d’une quelconque façon par quelque chose de particulier ; par exemple, si la nature avait l’intention de générer seulement un animal, il serait hors de son intention que l’être généré soit homme ou cheval. Si donc l’intention de Dieu qui opère ne regarde que la créature en général, alors toute la distinction de la création adviendra par hasard. Or il est aberrant de dire qu’elle est par accident par rapport à la cause première, et par soi par rapport aux causes secondes : car ce qui est par soi est avant ce qui est par accident ; or le rapport d’une chose à la cause première est avant son rapport à la cause seconde, comme cela est prouvé au livre des Causes ; il est donc impossible qu’elle soit par accident relativement à la cause première et par soi relativement à la cause seconde. Mais l’inverse peut se produire : ainsi nous constatons que les réalités qui arrivent par hasard de notre point de vue, sont déjà connues de Dieu et ordonnées par lui. Par conséquent, il est nécessaire de dire que toute la distinction des réalités est prédéfinie par lui. Et voilà pourquoi il est nécessaire de placer en Dieu la raison propre de chaque réalité et, par suite, d’admettre en lui plusieurs idées.

 

 

Or le mode de cette pluralité peut être envisagé comme suit. Une forme peut être de deux façons dans l’intelligence. D’abord en sorte qu’elle soit le principe de l’acte d’intel­lection, comme la forme possédée par celui qui pense en tant qu’il est pensant, et cette forme est la ressemblance en lui de l’objet pensé. Ensuite de telle sorte qu’elle soit le terme de l’acte de penser, comme l’artisan, en pensant, élabore la forme de la maison ; et puisque cette forme est élaborée par l’acte de penser, et comme effectuée par cet acte, elle ne peut être le principe de l’acte de penser au point d’être premier principe quo d’intellection ; mais elle joue plutôt le rôle d’objet pensé par lequel le sujet qui pense opère quelque chose ; néanmoins la forme susdite est second principe quo d’intellection car, par la forme élaborée, l’artisan pense ce qui est à opérer. Tout comme nous constatons, dans l’intelligence spéculative, que l’espèce par laquelle l’intel­ligence est formellement déterminée pour penser en acte est premier principe quo d’intellection ; et dès lors qu’elle a été mise en acte, l’intelli­gence peut opérer par une telle forme en formant les quiddités des réalités, et en composant et divisant ; par conséquent cette quiddité formée dans l’intelligence – ainsi que la composition et la division – est une certaine œuvre qui est sienne, par laquelle cependant l’intelligence vient à connaître la réalité extérieure ; et ainsi, cette quiddité est comme un second principe quo d’intellection.

 

Or, si l’intelligence de l’artisan réalisait quelque produit de l’art à la ressemblance d’elle-même, alors l’intelligence même de l’artisan serait une idée, non pas certes en tant qu’intelligence, mais en tant qu’objet pensé. Et parmi les réalités qui sont produites à l’imitation d’une autre chose, tantôt ce qui imite l’autre chose l’imite parfaitement, et dans ce cas l’intelligence opérative préconcevant la forme de la chose opérée a comme idée la forme même de la réalité imitée telle que cette réalité la possède ; tantôt, au contraire, ce qui est à l’imitation de l’autre chose ne l’imite pas parfaitement, et dans ce cas l’intelligence opérative ne prendrait pas de façon absolue la forme de la réalité imitée comme idée ou modèle de la réalité à opérer, mais elle la prendrait avec une proportion déterminée, suivant laquelle la reproduction trahirait ou imiterait le modèle principal. Donc, je dis que Dieu, qui opère tout par son intelligence, produit toutes choses à la ressemblance de son essence ; ainsi son essence est l’idée des réalités, non pas, certes, en tant qu’elle est essence, mais en tant qu’elle est pensée. Les réalités créées, quant à elles, n’imitent pas parfaitement l’essence divine ; par conséquent, l’essence est prise par l’intelligence divine comme idée des réalités non pas absolument, mais avec la proportion qui existe entre la créature à produire et l’essence divine elle-même, suivant qu’elle la trahit ou bien l’imite.

 

Or, les différentes réalités l’imitent diversement, et chacune selon son propre mode, puisque chacune a un être distinct de l’autre ; voilà pourquoi l’essence divine elle-même, comprise avec les diverses proportions entre les réalités et elle, est l’idée de chaque réalité. Puis donc que les proportions des réa­lités sont différentes, il est nécessaire qu’il y ait une pluralité d’idées ; et certes, il y a une idée unique de toutes les réalités du côté de l’essence ; mais la pluralité se rencontre du côté des diverses proportions entre les créatures et elle.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° Si les propriétés personnelles induisent une distinction des Personnes en Dieu, c’est parce qu’elles s’opposent entre elles d’une opposition de relation ; ainsi les propriétés non opposées, telles la spiration commune et la paternité, ne distinguent pas les Personnes. Or ni les idées ni les autres attributs essentiels n’ont d’opposition entre eux ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

 

 

2° Il n’en va pas de même pour les idées et pour les attributs essentiels. En effet, la signification principale de ces derniers ne comporte rien de plus que l’essence du Créateur ; aussi ne sont-ils pas [réellement] diversifiés, quoique Dieu se rapporte aux créatures sous l’aspect de ces attributs, en tant qu’il fait les bons selon la bonté, les sages selon la sagesse. En revanche, la signification principale de l’idée comporte quelque chose d’autre en plus de l’essence, à savoir la proportion même entre la créature et l’essence, en quoi est formellement complétée la notion d’idée, et en raison de quoi on dit qu’il y a plusieurs idées. Néanmoins, dans la mesure où elles relèvent de l’essence, rien n’empêche les idées d’être appelées essentielles.

 

 

3° La pluralité de raisons revient parfois à une différence de réalité : ainsi Socrate et Socrate assis diffèrent de raison, et cela revient à la différence entre substance et accident ; et semblablement, homme et animal diffèrent de raison, et cette différence revient à la différence entre forme et matière, car le genre se prend de la matière, au lieu que la différence spécifique se prend de la forme ; aussi une telle différence selon la raison s’oppose-t-elle tout à fait à l’unité et à la simplicité. Mais parfois, la différence de raison ne se ramène pas à une différence de réalité, mais à la vérité de la réalité, qui est diversement intelligible ; et c’est en ce sens que nous plaçons une pluralité de raisons en Dieu ; cela ne s’oppose donc pas à la suprême unité ou simplicité.

4° Dans ce passage, le Philosophe nomme raison la définition ; mais en Dieu, on ne doit pas entendre les diverses raisons comme des définitions, car aucune de ces raisons ne comprend l’essence divine. Cela est donc étranger à notre propos.

 

 

5° La forme qui est dans l’intelligence a un double rapport : d’une part à la réalité dont elle est la forme, d’autre part à ce en quoi elle est. Le premier rapport ne lui donne pas une qualité, mais une relation : car les choses matérielles n’ont pas une forme matérielle, ni les choses sensibles une forme sensible. Mais l’autre rapport la qualifie, car elle suit le mode d’être de ce en quoi elle est. Par conséquent, de ce que certaines des réalités préconçues imitent plus parfaitement que d’autres l’essence divine, il suit que les idées sont non pas inégales, mais de choses inégales.

 

 

6° La forme première et unique à laquelle toutes choses se ramènent, est l’essence divine elle-même considérée en soi ; et c’est en la considérant que l’intelligence divine invente, pour ainsi dire, différents modes d’imitation de l’essence, en lesquels consiste la pluralité des idées.

 

 

 

7° Les idées sont diversifiées par les divers rapports aux réalités, lesquelles existent dans leur nature propre ; et si ces réalités sont temporelles, il n’est cependant pas nécessaire que ces rapports soient temporels, car l’action de l’intelligence, même humaine, porte sur une chose même quand elle n’existe pas, comme lorsque nous considérons les choses passées. Or la relation suit l’action, comme il est dit au cinquième livre de la Métaphysique ; et c’est pourquoi, dans l’intelligence divine, les rapports aux réalités temporelles sont éternels.

 

 

8° La relation qui existe entre Dieu et la créature n’est pas en Dieu réellement ; cependant, elle est en Dieu du point de vue de notre intelligence. Et semblablement, elle peut être en lui du point de vue de son intelligence, en tant qu’il considère le rapport des réalités à son essence ; et ainsi, ces rapports sont en Dieu en tant que pensés par lui.

 

 

9° L’idée n’est pas premier principe quo d’intellection d’une chose, mais elle est objet pensé existant dans l’intelligence. Or l’uni­formité de l’intelligence suit l’unité du premier principe quo d’intellection d’une chose, comme l’unité de l’action suit l’unité de la forme de l’agent, qui est le principe de l’action. Par conséquent, bien que les rapports pensés par Dieu soient nombreux – en eux consiste la pluralité des idées –, cependant, parce qu’il les pense tous au moyen de son unique essence, son intelligence n’est pas multiple, mais une.

 

Et videtur quod non.

 

Quia ea quae essentialiter dicuntur in Deo, non minus sunt vere in eo quam illa quae dicuntur in ipso personaliter. Sed pluralitas proprietatum personalium inducit pluralitatem personarum, secundum quas Deus dicitur trinus. Cum ergo ideae sint essentiales, quia sunt communes tribus personis, si sint plures in Deo secundum pluralitatem rerum, sequitur quod non solum sint tres personae in ipso, sed infinitae.

 

Sed dicebat, quod ideae non sunt essentiales, quia sunt ipsa essentia. – Sed contra, bonitas sapientia et potentia Dei sunt eius essentia, et tamen dicuntur essentialia attributa. Ergo et ideae, quamvis sint ipsa essentia, possunt essentiales dici.

 

 

Praeterea, quidquid Deo attribuitur, debet ei nobilissimo modo attribui. Sed Deus est principium rerum ; ergo debet poni in eo omne illud quod ad nobilitatem principii pertinet, in summo. Sed unitas est huiusmodi, quia omnis virtus unita plus est infinita quam multiplicata, ut dicitur in libro de Causis [Prop. 17(16)]. Ergo in Deo est summa unitas ; ergo non solum est unus re, sed ratione ; quia magis est unum quod est unum utroque modo, quam quod altero istorum tantum ; et sic non sunt in eo plures rationes, sive ideae.

 

Praeterea, philosophus dicit in V Metaphys. [cap. 6 (1016 b 1)] quod omnino est unum, quod non potest separari neque intellectu, neque tempore, neque loco, neque ratione ; et maxime in substantia. Si ergo Deus est maxime unum, quia est maxime ens, non potest separari ratione ; et ita idem quod prius.

 

 

Praeterea, si plures ideae, sequitur eas esse inaequales ; quia una idea continebit esse tantum, alia autem esse et vivere, alia vero insuper intelligere, secundum quod res cuius est idea, in pluribus assimilatur Deo. Cum ergo inconveniens sit in Deo aliquam inaequalitatem ponere, videtur quod non possint esse in eo plures ideae.

 

Praeterea, in causis materialibus est status ad unam primam materiam, et similiter in efficientibus et finalibus. Ergo et in formalibus est status ad unam primam formam. Sed est status ad ideas, quia ut dicit Augustinus in libro LXXXIII Quaestionum [qu. 46], ideae sunt principales formae vel rationes rerum. Ergo in Deo non est nisi una tantum idea.

 

Sed dicebat, quod quamvis sit una prima forma, tamen ideae dicuntur plures secundum diversos respectus ipsius. – Sed contra, non potest dici quod ideae multiplicentur secundum respectum ad Deum in quo sunt, qui est unus ; neque secundum respectum ad ideata, secundum quod sunt in causa prima, quia in ea sunt unum, ut Dionysius [De div. nom. 5, 8] dicit ; nec per respectum ad ideata, secundum quod in propria natura existunt, quia sic res ideatae sunt temporales, ideae vero aeternae sunt. Ergo nullo modo per respectum formae primae possunt ideae dici plures.

 

Praeterea, nulla relatio quae est inter Deum et creaturam, est in Deo, sed in creatura tantum. Sed idea vel exemplar importat relationem Dei ad creaturam. Ergo ista relatio non est in Deo, sed in creatura. Cum ergo idea sit in Deo, per huiusmodi respectus ideae multiplicari non possunt.

 

Praeterea, intellectus qui pluribus intelligit, est compositus, et transiens de uno in aliud. Sed haec a divino intellectu sunt procul. Cum ergo ideae sint rationes rerum, quibus Deus intelligit, videtur quod non sint plures ideae in Deo.

 

 

 

Sed contra. Idem secundum idem non est natum facere nisi idem. Sed Deus facit multa et diversa. Ergo non secundum eamdem rationem, sed secundum plures, res causat. Sed rationes quibus res producuntur a Deo, sunt ideae. Ergo plures ideae sunt in Deo.

 

 

Praeterea, Augustinus dicit in libro LXXXIII Quaestionum [qu. 46] : restat ut omnia ratione sint condita ; nec eadem ratione homo qua equus ; hoc enim absurdum est existimari. Singula igitur propriis sunt creata rationibus ; ergo sunt plures ideae.

Praeterea, Augustinus dicit in epistola ad Nebridium [Epist. 14], quod sicut inconveniens est dicere quod eadem sit ratio anguli et quadrati, ita inconveniens est dicere quod eadem sit ratio in Deo hominis et huius hominis. Ergo videtur quod sint plures rationes ideales in Deo.

 

Praeterea, Hebr. XI, 3 dicitur : fide credimus aptata esse saecula verbo Dei, ut ex invisibilibus visibilia fierent. Invisibilia autem pluraliter appellat species ideales. Ergo sunt plures.

 

 

Praeterea, ideae a sanctis significan­tur nomine artis et mundi, ut patet ex auctoritatibus inductis. Sed ars pluralitatem quamdam importat ; est enim collectio praeceptorum ad unum finem tendentium ; et similiter etiam mundus, cum importet collectionem omnium creaturarum. Ergo oportet ponere plures ideas in Deo.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod quidam ponentes Deum per intellectum agere, et non ex necessitate naturae, posuerunt eum habere intentionem unam tantum, scilicet creaturae in universali ; sed creaturarum distinctio facta est per causas secundas. Dicunt enim, quod Deus primo condidit unam intelligentiam, quae produxit tria : scilicet animam, et orbem, et aliam intelligentiam ; et sic progrediendo, processit pluralitas rerum ab uno primo principio. Et secundum hanc opinionem esset quidem in Deo idea, sed una tantum creaturae toti communis ; sed propriae ideae singulorum essent in causis secundis, sicut etiam Dionysius narrat in V cap. de Divinis Nominibus [§ 9], quod quidam Clemens philosophus posuit principaliora entia exemplaria inferiorum esse.

Sed hoc stare non potest : quia si intentio alicuius agentis feratur ad aliquid unum tantum, praeter intentionem eius erit, et quasi casuale, quidquid sequatur, quod accidit ei quod est principaliter intentum ab eo ; sicut si aliquis intenderet facere aliquod triangulatum, praeter intentionem eius esset quod esset magnum vel parvum. Cuilibet autem communi accidit speciale contentum sub eo ; unde si intentio agentis est ad aliquod commune tantum, praeter intentionem eius esset quod qualitercumque determinaretur per aliquod speciale ; sicut si natura intenderet generare solum animal, praeter intentionem naturae esset quod generatum sit homo vel equus. Unde si intentio Dei operantis respiciat tantum ad creaturam in communi, tota distinctio creaturae casualiter accidet. Inconveniens autem est dicere quod sit per accidens per comparationem ad causam primam ; et sit per se per comparationem ad causas secundas : quia quod est per se, prius est eo quod est per accidens ; prius autem est comparatio alicuius ad causam primam quam ad causam secundam, ut patet in libro de Causis [prop. 1 et comm.] ; unde impossibile est quod sit per accidens respectu causae primae, et per se respectu secundae. Potest autem acci­dere e converso, sicut videmus quod ea quae sunt casualiter quoad nos, sunt Deo praecognita, et ordinata ab ipso. Unde necesse est dicere, quod tota distinctio rerum sit praedefinita ab eo. Et ideo necesse est in Deo ponere singulorum proprias rationes, et propter hoc necesse est ponere in eo plures ideas.

Modus autem pluralitatis hinc accipi potest. Forma enim in intellectu dupliciter esse potest. Uno modo ita quod sit principium actus intelligendi, sicut forma, quae est intelligentis in quantum est intelligens ; et haec est similitudo intellecti in ipso. Alio modo ita quod sit terminus actus intelligendi, sicut artifex intelligendo excogitat formam domus ; et cum illa forma sit excogitata per actum intelligendi, et quasi per actum effecta, non potest esse principium actus intelligendi, ut sit primum quo intelligatur ; sed magis se habet ut intellectum, quo intelligens aliquid operatur. Nihilominus tamen est forma praedicta secundum quo intelligitur : quia per formam excogitatam artifex intelligit quid operandum sit ; sicut etiam in intellectu speculativo videmus quod species, qua intellectus informatur ut intelligat actu, est primum quo intelligitur ; ex hoc autem quod est effectus in actu, per talem formam operari iam potest formando quidditates rerum et componendo et dividendo ; unde ipsa quidditas formata in intellectu, vel etiam compositio et divisio, est quoddam operatum ipsius, per quod tamen intellectus venit in cognitionem rei exterioris ; et sic est quasi secundum quo intelligitur.

 

 

Si autem intellectus artificis aliquod artificiatum produceret ad similitudinem sui ipsius, tunc quidem ipse intellectus artificis esset idea, non quidem ut est intellectus, sed inquantum intellectum. In his autem quae ad imitationem alterius producuntur, quandoque quidem id quod alterum imitatur, perfecte imitatur ipsum ; et tunc intellectus operativus praeconcipiens formam operati, habet ut ideam ipsam formam rei imitatae, prout est illius rei imitatae : quandoque vero quod est ad imitationem alterius, non perfecte imitatur illud ; et tunc intellectus operativus non acciperet formam rei imitatae absolute ut ideam vel exemplar rei operandae ; sed cum proportione determinata, secundum quam exemplatum a principali exemplari deficeret vel imitaretur. Dico ergo, quod Deus per intellectum omnia operans, omnia ad similitudinem essentiae suae producit ; unde essentia sua est idea rerum ; non quidem ut est essentia, sed ut est intellecta. Res autem creatae non perfecte imitantur divinam essentiam ; unde essentia non accipitur absolute ab intellectu divino ut idea rerum, sed cum proportione creaturae fiendae ad ipsam divinam essentiam, secundum quod deficit ab ea, vel imitatur ipsam.

 

Diversae autem res diversimode ipsam imitantur ; et unaquaeque secundum proprium modum suum, cum unicuique sit esse distinctum ab altera ; et ideo ipsa divina essentia, cointellectis diversis proportionibus rerum ad eam, est idea uniuscuiusque rei. Unde, cum sint diversae rerum proportiones, necesse est plures esse ideas ; et est quidem una omnium ex parte essentiae ; sed pluralitas invenitur ex parte diversarum proportionum creaturarum ad ipsam.

Ad primum ergo dicendum, quod proprietates personales ideo inducunt distinctionem personarum in divinis, quia ad invicem opponuntur oppositione relationis ; unde proprietates non oppositae non distinguunt personas, ut communis spiratio et paternitas. Ideae autem, nec alia essentialia attributa, non habent ad invicem aliquam oppositionem ; et ideo non est simile.

 

Ad secundum dicendum, quod non est simile de ideis et essentialibus attributis. Attributa enim essentialia nihil habent de principali intellectu suo praeter essentiam creatoris ; unde etiam non plurificantur, quamvis secundum ea Deus ad creaturas comparetur, prout secundum bonitatem facit bonos, secundum sapientiam sapientes. Sed idea de suo principali intellectu habet aliquid aliud praeter essentiam, scilicet ipsam proportionem creaturae ad essentiam, in quo etiam completur formaliter ratio ideae, ratione cuius dicuntur plures ideae : nihilominus tamen secundum quod ad essentiam pertinent, nihil prohibet ideas essentiales dici.

 

Ad tertium dicendum, quod pluralitas rationis quandoque reducitur ad aliquam diversitatem rei, sicut Socrates et Socrates sedens differunt ratione ; et hoc reducitur ad diversitatem substantiae et accidentis ; et similiter homo et animal ratione differunt ; et haec differentia reducitur ad diversitatem formae et materiae, quia genus sumitur a materia, differentia vero specifica a forma ; unde talis differentia secundum rationem repugnat maxime unitati vel simplicitati. Quandoque vero differentia secundum rationem non reducitur ad aliquam rei diversitatem, sed ad veritatem rei, quae est diversimode intelligibilis ; et sic ponimus pluralitatem rationum in Deo ; unde hoc non repugnat maximae unitati, vel simplicitati.

 

Ad quartum dicendum, quod philosophus appellat ibi rationem definitionem ; in Deo autem non est accipere plures rationes quasi definitiones, quia nulla rationum illarum essentiam divinam comprehendit ; et ideo non est ad propositum.

 

Ad quintum dicendum, quod forma quae est in intellectu, habet respectum duplicem : unum ad rem cuius est, alium ad id in quo est. Ex primo autem respectu non dicitur aliqualis, sed alicuius tantum : non enim materialium est forma materialis, nec sensibilium sensibilis. Sed secundum alium respectum aliqualis dicitur, quia sequitur modum eius in quo est ; unde ex hoc quod rerum ideatarum quaedam aliis perfectius essentiam divinam imitantur, non sequitur quod ideae sint inaequales, sed inaequalium.

 

Ad sextum dicendum, quod una prima forma, ad quam omnia reducuntur, est ipsa divina essentia secundum se considerata ; ex cuius consideratione intellectus divinus adinvenit, ut ita dicam, diversos modos imitationis ipsius, in quibus pluralitas idearum consistit.

 

 

Ad septimum dicendum, quod ideae plurificantur secundum diversos respectus ad res in propria natura existentes ; nec tamen oportet quod, si res sunt temporales, quod illi respectus sint temporales, quia actio intellectus, etiam humani, se extendit ad aliquid etiam quando illud non est, sicut cum intelligimus praeterita. Actionem autem relatio consequitur, ut in V Metaphysic. [l. 17 (1020 b 28)] dicitur ; unde et respectus ad res temporales in intellectu divino sunt aeterni.

 

Ad octavum dicendum, quod relatio quae est inter Deum et creaturam, non est in Deo secundum rem ; est tamen in Deo secundum intellectum nostrum ; et similiter potest esse in eo secundum intellectum suum, prout scilicet, intelligit respectum rerum ad essentiam suam ; et sic respectus illi sunt in Deo ut intellecti ab ipso.

 

Ad nonum dicendum, quod idea non habet rationem eius quo primo ali­quid intelligitur, sed habet rationem intellecti in intellectu existentis. Uniformitas autem intellectus sequi­tur unitatem eius quo primo aliquid intelligitur ; sicut unitas actionis sequitur unitatem formae agentis, quae est principium ipsius ; unde, quamvis respectus intellecti a Deo sint multi, in quibus pluralitas idearum consistit ; quia tamen illos omnes per unam suam essentiam intelligit, intellectus eius non est multiplex, sed unus.

 

 

 

 

Article 3 - LES IDÉES SE RAPPORTENT-ELLES À LA CONNAISSANCE SPÉCULATIVE, OU SEULEMENT À LA CONNAISSANCE PRATIQUE ?

(Tertio quaeritur utrum ideae pertineant ad cognitionem speculativam,

vel practicam tantum.)

 

 

Il semble que ce soit seulement à la connaissance pratique.

 

1° Comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, « les idées sont les formes principales des réalités, par lesquelles est formé tout ce qui naît ou périt ». Or rien n’est formé par la connaissance spéculative. La connaissance spéculative n’a donc pas d’idée.

 

2° [Le répondant] disait que les idées ne se rapportent pas seulement à ce qui naît ou périt, mais encore à ce qui peut naître ou périr, comme saint Augustin le dit dans

le même passage ; et par conséquent, l’idée se rapporte aux choses qui ni n’existent,

ni n’existeront, ni n’ont existé, mais qui pourtant peuvent exister, et dont Dieu a une connaissance spéculative. En sens contraire : on appelle pratique la science par laquelle on sait la façon d’opérer, même si l’on n’a jamais l’intention d’opérer ; et ainsi une partie de la médecine est dite pratique. Or Dieu sait la façon d’opérer les choses qu’il peut faire, quoiqu’il ne se propose pas de les faire ; il en a donc aussi une connaissance pratique ; et par conséquent, de l’une et l’autre façon l’idée se rapporte à la connaissance pratique.

 

3° L’idée n’est autre que la forme modèle. Or on ne peut parler de forme modèle

que dans la connaissance pratique, car le

modèle est ce pour l’imitation de quoi on fait autre chose. Les idées regardent donc seulement la connaissance pratique.

 

 

4° Selon le Philosophe, l’intelligence pratique porte sur les réalités dont les principes sont en nous. Or les idées qui existent dans l’intelligence divine sont les principes des réalités préconçues. Elles se rapportent donc à l’intelligence pratique.

 

 

5° Toutes les formes de l’intelligence ou bien proviennent des réalités, ou bien leur sont destinées : celles qui leur sont destinées appartiennent à l’intelligence pratique, et celles qui en proviennent appartiennent à la spéculative. Or, aucune forme de l’intel­ligence divine ne provient des réalités, puisque cette intelligence n’en reçoit rien. Elles sont donc destinées aux réalités ; aussi se rapportent-elles à l’intelli­gence pratique.

 

6° Si, en Dieu, l’idée de l’intelligence pratique diffère de celle de l’intelligence spéculative, alors cette diversité ne peut dépendre de quelque chose d’absolu, car tout attribut de ce genre est unique en Dieu ; ni d’un rapport d’identité, comme lorsque nous disons le même identique au même, parce qu’un tel rapport n’induit aucune pluralité ; ni par un rapport de diversité, car la cause n’est pas diversifiée, quoique les effets le soient. On ne peut donc en aucune façon distinguer l’idée de la connaissance spéculative de celle de la connaissance pratique.

 

 

7° [Le répondant] disait que les deux idées se distinguent en ce que l’idée pratique est principe d’être, mais la spéculative, principe de connaissance. En sens contraire : les principes de l’être et de la connaissance sont les mêmes. L’idée spéculative n’est donc pas distinguée par là de l’idée pratique.

 

8° La connaissance spéculative ne semble pas être autre chose, en Dieu, que la simple connaissance de lui-même. Or la simple connaissance ne peut rien comporter d’autre en plus de la connaissance. Puis donc que l’idée ajoute un rapport aux réa­lités, il semble qu’elle ne se rapporte pas à la connaissance spéculative, mais seulement à la pratique.

 

9° La fin de l’intelligence pratique est le bien. Or, le rapport de l’idée ne peut avoir de détermination que pour le bien, car les maux se produisent hors de l’intention. L’idée regarde donc la seule intelligence pratique.

 

En sens contraire :

 

1) La connaissance pratique ne s’étend qu’aux choses à faire. Or Dieu connaît au moyen des idées non seulement les choses à faire, mais encore les choses présentes et faites. Les idées ne s’étendent donc pas seulement à la connaissance pratique.

 

2) Dieu connaît plus parfaitement les créatures qu’un artisan ne connaît les produits de l’art. Or l’artisan créé possède, au moyen des formes par lesquelles il opère, la connaissance spéculative des choses opérées ; donc Dieu aussi, à bien plus forte raison.

 

3) La connaissance spéculative est celle qui considère les principes et les causes des réalités, ainsi que leurs propriétés. Or Dieu connaît au moyen des idées tout ce qui peut être connu parmi les réalités. Donc en Dieu, les idées ne se rapportent pas seulement à la connaissance pratique, mais aussi à la spéculative.

Réponse :

 

Comme il est dit au troisième livre sur l’Âme, « l’intelligence pratique diffère de la spéculative par la fin » ; or la fin de la spéculative est la vérité prise absolument, au lieu que celle de l’intelligence pratique est l’opération, comme il est dit au deuxième li­vre de la Métaphysique. Donc, une connaissance est dite pratique par sa relation à l’œuvre, ce qui se produit de deux façons. Parfois, elle est actuellement ordonnée à une œuvre : ainsi l’artisan, ayant préconçu une forme, se propose de l’introduire dans une matière ; et dans ce cas, la connaissance et la forme de la connaissance sont actuellement pratiques. Parfois, en revanche, la connaissance est certes ordonnable à l’acte, mais elle n’est pas actuellement ordonnée ; comme par exemple lorsque l’artisan élabore la forme d’un ouvrage, sait la façon d’opérer, et n’a cependant pas l’intention d’opérer. Alors, la connaissance est pratique habituellement ou virtuellement, non actuellement. Mais lorsque la connaissance n’est aucunement ordonnable à l’acte, alors elle est purement spéculative ; et cela se produit aussi de deux façons. D’abord, quand la connaissance porte sur ces réalités qui ne sont pas de nature à être produites au moyen de la science de celui qui connaît, comme lorsque nous connaissons les réalités naturelles. Parfois, au contraire, la réalité connue est certes opérable au moyen de la science, cependant elle n’est pas considérée telle qu’elle est opérable ; car par l’opération, la réalité est produite en l’existence. Il est en effet des choses qui peuvent être séparées dans l’intel­ligence sans être séparables dans l’être. Quand donc on considère une réalité opérable par l’intelligence en distinguant l’une de l’autre les choses qui ne peuvent être distinguées dans l’être, la connaissance n’est pratique ni actuellement ni habituellement, mais elle est seulement spéculative : ainsi, par exemple, un artisan considère une maison en en recherchant les propriétés, le genre, les différences et autres choses semblables que l’on rencontre indistinctement du point de vue de l’être dans la réalité même. Mais on considère la réalité telle qu’elle est opérable quand on considère en elle tout ce qui est simulta­nément requis pour son être.

 

Et de ces quatre façons la connaissance de Dieu entretient un rapport avec les réalités. En effet, sa science peut causer les réalités. Il en connaît donc certaines en les ordonnant par le propos de sa volonté afin qu’elles existent en un temps, quel qu’il soit, et de celles-ci il a une connaissance actuellement pratique. Il en connaît d’au­tres, en revanche, qu’il n’a l’intention de faire en aucun temps, car il connaît les choses qui ni n’ont existé ni n’existent ni n’existeront, comme on l’a dit dans la question précédente ; et il en a certes une connaissance en acte, mais elle n’est pratique que virtuellement, non actuellement. Quant aux réalités qu’il fait ou qu’il peut faire, il les considère non seulement en tant qu’elles sont dans leur être propre, mais encore suivant tous les concepts que l’intel­ligence humaine peut appréhender en elles par réduction analytique ; les réalités par lui opérables sont donc aussi connues de lui d’une façon en laquelle elles ne sont pas opérables. Il connaît en outre certaines réa­lités dont sa science ne peut pas être la cause, tels les maux. Par conséquent, c’est en toute vérité que nous plaçons en Dieu et la connaissance pratique, et la connaissance spéculative.

 

Maintenant donc, il nous faut voir de laquelle de ces façons l’idée peut être admise dans la connaissance divine. Comme dit saint Augustin, l’idée est appelée forme en propriété de terme ; mais si nous envisageons la réalité, l’idée est la raison ou la ressemblance de la réalité. Or, en certaines formes, nous trouvons un double rapport : d’abord à ce qui est formé selon elles, comme la science se rapporte à celui qui sait ; ensuite à ce qui est à l’extérieur, comme la science se rapporte à l’objet de science ; cependant ce rapport n’est pas commun à toute forme, comme le premier. Par conséquent, le nom de forme implique seulement le premier rapport ; et c’est pour­quoi la forme connote toujours un rapport de cause. Car la forme est en quelque sorte la cause de ce qui est formé selon elle, qu’une telle formation se produise par mode d’inhérence, comme dans les formes intrinsèques, ou bien par mode d’imitation, comme dans les formes exemplaires. Mais la ressemblance et la raison possèdent aussi le second rapport, par lequel ne leur convient pas la relation de cause. Si donc nous parlons de l’idée selon la notion propre signifiée par son nom, alors elle ne s’étend qu’à cette science selon laquelle une chose peut être formée ; et c’est la connaissance qui est actuellement pratique, ou celle qui ne l’est que virtuellement et qui, d’une certaine façon, est aussi spéculative. Mais si nous donnons à l’idée le sens commun de ressemblance ou de raison, alors l’idée peut se rapporter purement à la connaissance spéculative. Ou plus proprement, disons que l’idée regarde la connaissance actuellement ou virtuellement pratique, au lieu que la ressemblance et la raison regardent aussi bien la pratique que la spéculative.

 

Réponse aux objections :

 

1° Saint Augustin rapporte la formation de l’idée non seulement aux choses qui ont lieu, mais aussi à celles qui peuvent avoir lieu, et sur lesquelles, si elles n’ont jamais lieu, porte une connaissance en quelque sorte spéculative, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

2° Cet argument est probant pour la connaissance qui est pratique virtuellement, non actuellement ; et rien n’empêche de la dire spéculative en quelque sorte, pour autant qu’elle s’éloigne de l’opération quant à l’acte.

 

3° Le modèle, bien qu’il implique un rapport à ce qui est à l’extérieur, a cependant relativement à cet extérieur un rapport de cause ; et voilà pourquoi, au sens propre, il se rapporte à la connaissance qui est habituellement ou virtuellement pratique, et pas seulement à celle qui l’est actuellement : car une chose peut être appelée modèle dès qu’une réalité peut être faite pour l’imiter, même si cela ne se produit jamais ; et il en va de même pour les idées.

 

 

4° L’intelligence pratique porte sur les choses dont les principes sont en nous, non pas n’importe comment, mais en tant qu’elles sont opérables par nous. Nous pouvons donc avoir aussi une connaissance spéculative des réalités dont les causes sont en nous, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

5° On ne distingue pas l’intelligence spéculative de l’intelligence pratique suivant que les formes possédées proviennent des réa­lités ou leur sont destinées, car même en nous l’intelligence pratique a parfois des formes prises des réalités : par exemple lorsqu’un artisan, à la vue de quelque ouvrage, conçoit la forme selon laquelle il a l’inten­tion d’opérer. Par conséquent, il n’est pas non plus nécessaire que toutes les formes qui appartiennent à l’intelligence spéculative soient reçues des réalités.

6° On ne distingue pas en Dieu l’idée pratique de l’idée spéculative comme si elles étaient deux idées, mais parce que, du point de vue de notre manière de connaître, l’idée pratique ajoute à l’idée spéculative une relation à l’acte ; de même, « homme » ajoute à « animal » le rationnel, et pourtant l’homme et l’animal ne sont pas deux réalités.

 

7° Les principes de l’être et de la connaissance sont dits identiques, dans la mesure où tous les principes de l’être, quels qu’ils soient, sont également principes de connaissance ; mais non l’inverse, puisque les effets sont parfois principes de la connaissance des causes. Rien n’empêche donc que les formes de l’intelligence spé­culative soient seulement principes de connaissance, mais les formes de l’intelli­gence pratique, en même temps principes d’être et de connaissance.

 

8° La connaissance est appelée simple non pour exclure le rapport de la science à l’objet de science, rapport qui accompagne inséparablement toute science, mais pour exclure qu’elle soit mêlée à ce qui est hors du genre de la connaissance, comme l’exis­tence des réalités, qu’ajoute la science de vision, ou la relation de la volonté à la production des réalités connues, qu’ajoute la science d’approbation ; de même le feu est appelé corps simple pour exclure non pas ses parties essentielles, mais le mélange d’un corps étranger.

 

 

9° Le vrai et le bien sont en mutuelle circumincession, car à la fois le vrai est un certain bien, et tout bien est vrai. Aussi

le bien peut-il être considéré par la connaissance spéculative, en tant que l’on considère seulement sa vérité, comme lorsque nous définissons le bien et que nous montrons sa nature. Il peut également être considéré pratiquement, s’il est consi­déré comme bien ; et c’est le cas si on le considère en tant qu’il est la fin du mouve­ment ou de l’opération. Et ainsi il est clair que, de ce que le rapport a pour terme le bien, il ne s’ensuit pas que les idées, les ressemblances ou les raisons de l’intelli­gence divine se rapportent seulement à la connaissance pratique.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) En Dieu, les temps ne s’écoulent pas ni ne défilent, car lui-même, par son éternité qui est tout entière simultanée, inclut le temps en son entier ; et par conséquent, il connaît de la même façon les choses présentes, passées et futures ; et c’est ce qui est dit au livre de l’Ecclésiastique : « Avant d’être créées, toutes choses sont connues du Seigneur, elles le sont encore toutes après leur achèvement » (Eccli. 23, 29). Et ainsi, de ce que même les réalités passées sont connues au moyen de l’idée, il ne suit pas nécessairement qu’elle excède, en son acception propre, les limites de la connaissance pratique.

 

2) Si l’artisan créé connaît son ouvrage tel qu’il peut être amené à l’existence, quoiqu’il n’ait pas l’intention d’opérer, alors la connaissance qu’il en a au moyen des formes opératives n’est pas tout à fait spéculative, mais habituellement pratique ; par contre, la connaissance par laquelle un artisan connaît les produits de l’art non tels qu’ils peuvent être amenés par lui à l’exis­tence, cette connaissance qui est purement spéculative n’a pas d’idée correspondante, mais peut-être des raisons ou des ressemblances.

 

3) Il est commun à la science pratique et à la spéculative de procéder par des principes et des causes ; par conséquent, on ne peut prouver par cet argument ni qu’une science est spéculative, ni qu’elle est pratique.

 

Et videtur quod tantum ad practicam.

 

Quia, ut dicit Augustinus in l. LXXXIII Quaest. [qu. 46], ideae sunt formae rerum principales, secun­dum quas formatur omne quod oritur aut interit. Sed secundum speculativam cognitionem nihil formatur. Ergo spe­culativa cognitio non habet ideam.

 

Sed dicebat, quod ideae non solum habent respectum ad id quod oritur aut interit, sed ad id quod oriri vel interire potest, ut ibidem Augustinus dicit ; et sic idea se habet ad ea quae nec sunt, nec erunt, nec fuerunt, tamen esse possunt, de quibus Deus speculativam cognitionem habet. – Sed contra, practica scientia dicitur secundum quam aliquis scit modum operis, etiam si nunquam operari intendat ; et sic dicitur practica esse pars medicinae. Sed Deus scit modum operandi ea quae potest facere, quamvis facere non proponat. Ergo etiam de eis Deus habet practicam cognitionem ; et sic utroque modo idea ad practicam cognitionem pertinet.

 

Praeterea, idea nihil est aliud quam exemplaris forma. Sed forma exemplaris non potest dici nisi in practica cognitione, quia exemplar est ad cuius imitationem fit aliud. Ergo ideae solum practicam cognitionem respiciunt.

 

Praeterea, secundum philosophum [Metaph. VI, 1 (1025 b 22)], practicus intellectus est eorum quorum principia sunt in nobis. Sed ideae in intellectu divino existentes sunt ideatorum principia. Ergo ad practicum intellectum pertinent.

 

Praeterea, omnes formae intellectus vel sunt a rebus, vel sunt ad res : quae autem sunt ad res, sunt practici intellectus ; quae vero a rebus, speculativi. Sed nullae formae intellectus divini sunt a rebus, cum nihil a rebus accipiat. Ergo sunt ad res ; et sic sunt practici intellectus.

 

 

 

Praeterea, si est alia idea intellectus practici, et alia speculativi in Deo, diversitas ista non potest esse per aliquid absolutum, quia omne huius­modi est unum tantum in Deo ; nec per respectum identitatis, ut cum dicimus idem eidem idem, quia talis respectus nullam pluralitatem inducit ; nec per respectum diversitatis, quia causa non plurificatur, quamvis effectus sint plures. Ergo nullo modo potest distingui alia idea speculativae cognitionis ab idea practicae cognitionis.

 

Sed dicebat, quod in hoc utraque idea distinguitur, quod idea practica est principium essendi, sed speculativa cognoscendi. – Sed contra, eadem sunt principia essendi et cognoscendi. Ergo ex hoc idea speculativa a practica non distinguitur.

 

 

Praeterea, cognitio speculativa nihil aliud videtur esse in Deo quam simplex ipsius notitia. Sed simplex notitia nihil praeter notitiam aliud habere potest. Ergo, cum idea addat respectum ad res, videtur quod non pertineat ad speculativam cognitionem, sed ad practicam tantum.

 

 

Praeterea, finis practici est bonum. Sed respectus ideae non potest determinari nisi ad bonum, quia mala praeter intentionem accidunt. Ergo idea solum practicum intellectum respicit.

 

 

 

Sed contra. Cognitio practica non extendit se nisi ad facienda. Sed Deus per ideas non solum scit facienda, sed praesentia et facta. Ergo ideae non se extendunt solum ad practicam cognitionem.

 

Praeterea, Deus perfectius cognoscit creaturas quam artifex artificiata. Sed artifex creatus, per formas quibus operatur, habet speculativam cognitionem de operatis ; ergo multo fortius Deus.

 

 

Praeterea, cognitio speculativa est quae considerat principia et causas rerum, et passiones earumdem. Sed Deus per ideas cognoscit omnia quae in rebus cognosci possunt. Ergo ideae in Deo pertinent non ad practicam solum, sed speculativam cognitionem.

 

 

Responsio. Dicendum, quod, sicut dicitur in III de Anima [cap. 10 (433 a 14)], intellectus practicus differt a speculativo fine ; finis enim speculativi est veritas absolute, sed practici est operatio ut dicitur in II Metaphys. [l. 2 (993 b 20)]. Aliqua ergo cognitio, practica dicitur ex ordine ad opus : quod contingit dupliciter. Quandoque enim ad opus actu ordinatur, sicut artifex praeconcepta forma proponit illam in materiam inducere ; et tunc est actu practica cognitio, et cognitionis forma. Quandoque vero est quidem ordinabilis cognitio ad actum, non tamen actu ordinatur ; sicut cum artifex excogitat formam artificii, et scit modum operandi, non tamen operari intendit ; et tunc est practica habitu vel virtute, non actu. Quando vero nullo modo est ad actum ordinabilis cognitio, tunc est pure speculativa ; quod etiam dupliciter contingit. Uno modo, quando cognitio est de rebus illis quae non sunt natae produci per scientiam cognoscentis, sicut cum nos cognoscimus naturalia ; quandoque vero res cognita est quidem operabilis per scientiam, tamen non consideratur ut est operabilis ; res enim per operationem in esse producitur. Sunt autem quaedam quae possunt separari secundum intellectum, quae non sunt separabilia secundum esse. Quando ergo consideratur res per intellectum operabilis distinguendo ab invicem ea quae secundum esse distingui non possunt, non est practica cognitio nec actu nec habitu, sed speculativa tantum ; sicut si artifex consideret domum investigando passiones eius, et genus et differentias, et alia huiusmodi, quae secundum esse indistincte inveniuntur in re ipsa. Sed tunc consideratur res ut est operabilis, quando considerantur in ipsa omnia quae ad eius esse requiruntur simul.Et secundum hos quatuor modos cognitio divina se habet ad res. Scientia enim eius est causativa rerum. Quaedam ergo cognoscit ordinando ea proposito suae voluntatis ad hoc quod sint secundum quodcumque tempus, et horum habet practicam cognitionem in actu. Quaedam vero cognoscit quae nullo tempore facere intendit, scit enim ea quae nec fuerunt, nec sunt, nec erunt, ut in praecedenti quaestione, dictum est ; et de his habet quidem scientiam in actu, non autem actu practicam, sed virtute tantum. Et quia res quas facit vel facere potest, non solum considerat secundum quod sunt in proprio esse, sed secundum omnes etiam intentiones quas intellectus humanus resolvendo in eis apprehendere potest ; ideo habet cognitionem de rebus operabilibus a se etiam eo modo quo non sunt operabiles. Scit etiam et quaedam quorum sua scientia causa esse non potest, sicut mala. Unde verissime in Deo et practicam et speculativam cognitionem ponimus.

 

 

Nunc ergo videndum, secundum quem modum praedictorum, idea in divina cognitione possit poni. Idea ergo, ut Augustinus [De div. quaest. 83, qu. 46] dicit, secundum proprietatem vocabuli forma dicitur ; sed si rem attendamus, idea est rei ratio, vel similitudo. Invenimus autem in quibusdam formis duplicem respectum : unum ad id quod secundum eas formatur, sicut scientia respicit scientem ; alium ad id quod est extra, sicut scientia respicit scibile ; hic tamen respectus non est omni formae communis, sicut primus. Hoc igitur nomen forma importat solum primum respectum ; et inde est quod forma semper notat habitudinem causae. Est enim forma quodammodo causa eius quod secundum ipsam formatur ; sive talis formatio fiat per modum inhaerentiae, ut in formis intrinsecis, sive per modum imitationis, ut in formis exemplaribus. Sed similitudo et ratio respectum etiam secundum habent, ex quo non competit eis habitudo causae. Si ergo loquamur de idea secundum propriam nominis rationem, sic non se extendit nisi ad illam scientiam secundum quam aliquid formari potest ; et haec est cognitio actu practica, vel virtute tantum, quae etiam quodammodo speculativa est. Sed tamen si ideam communiter appellemus similitudinem vel rationem, sic idea etiam ad speculativam cognitionem pure pertinere potest. Vel magis proprie dicamus, quod idea respicit cognitionem practicam actu vel virtute ; similitudo autem et ratio tam practicam quam speculativam.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod Augustinus formationem ideae refert non tantum ad ea quae fiunt, sed etiam ad ea quae fieri possunt ; de quibus, si nunquam fiant, est cognitio aliquo modo speculativa, ut ex dictis patet.

 

Ad secundum dicendum, quod ratio illa procedit de cognitione illa quae est practica virtute, non actu ; quam nihil prohibet aliquo modo speculativam dici, secundum quod recedit ab operatione secundum actum.

 

Ad tertium dicendum, quod exemplar, quamvis importet respectum ad id quod est extra, tamen ad illud extrinsecum importat habitudinem causae ; et ideo, proprie loquendo, ad cognitionem pertinet quae est practica habitu vel virtute ; non autem solum ad illam quae est actu practica : quia aliquid potest dici exemplar ex hoc quod ad eius imitationem potest aliquid fieri, etsi nunquam fiat ; et similiter est de ideis.

 

Ad quartum dicendum, quod practicus intellectus est de his quorum principia sunt in nobis non quocumque modo, sed in quantum sunt per nos operabilia. Unde et de eis quorum causae sunt in nobis, habere possumus speculativam scientiam, ut ex dictis, patet.

 

Ad quintum dicendum, quod intellectus speculativus et practicus non distinguuntur per hoc quod est habere formas a rebus aut ad res ; quia etiam in nobis intellectus practicus quandoque habet formas a rebus sumptas ; ut cum aliquis artifex ex artificio aliquo viso concipit formam secundum quam operari intendit. Unde non etiam oportet ut omnes formae quae sunt intellectus speculativi, sint acceptae a rebus.

Ad sextum dicendum, quod idea practica et speculativa in Deo non distinguuntur quasi duae ideae ; sed quia secundum rationem intelligendi, practica addit super speculativam ordinem ad actum ; sicut homo addit super animal rationale ; nec homo tamen et animal sunt duae res.

 

 

Ad septimum dicendum, quod pro tanto dicuntur eadem esse principia essendi et cognoscendi, quia quaecumque sunt principia essendi, sunt etiam principia cognoscendi ; non autem e converso, cum effectus interdum sint principia cognoscendi causas. Unde nihil prohibet formas intellectus speculativi esse tantum principia cognoscendi ; formas autem intellectus practici esse principia essendi et cognoscendi simul.

 

Ad octavum dicendum, quod simplex notitia dicitur non ad excludendum respectum scientiae ad scitum, qui inseparabiliter omnem scientiam comitatur, sed ad excludendum admixtionem eius quod est extra genus notitiae ; sicut est existentia rerum, quam addit scientia visionis ; vel ordo voluntatis ad res scitas producendas, quem addit scientia approbationis ; sicut etiam ignis dicitur corpus simplex, non ad excludendum partes essentiales eius, sed commixtionem extranei.

 

Ad nonum dicendum, quod verum et bonum se invicem circumincedunt, quia et verum est quoddam bonum, et bonum omne est verum ; unde et bonum potest considerari cognitione speculativa, prout consideratur veritas eius tantum : sicut cum definimus bonum et naturam eius ostendimus ; potest etiam considerari practice, si consideretur ut bonum ; hoc autem est, si consideretur in quantum est finis motus vel operationis. Et sic patet quod non sequitur ideas vel similitudines aut rationes divini intellectus ad practicam tantum notitiam pertinere, ex hoc quod respectus terminatur ad bonum.

 

 

 

Ad primum vero quod contra obiicitur, dicendum quod apud Deum non currunt tempora neque decurrunt, quia ipse sua aeternitate, quae totum est simul, totum tempus includit ; et sic eodem modo cognoscit praesentia, praeterita et futura ; et hoc est quod dicitur Eccli., XXIII, 29 : Domino Deo nostro antequam crearentur nota sunt omnia ; sic et post perfectum cognoscit omnia. Et sic non oportet quod idea proprie accepta limites practicae cognitionis excedat, ex hoc quod per eam etiam praeterita cognoscuntur.

 

Ad secundum dicendum, quod illa cognitio quam artifex creatus habet per formas operativas de suo artificio, si cognoscit ipsum ut est producibile in esse, quamvis operari non intendat, non est usquequaque speculativa cognitio, sed habitualiter practica ; cognitio autem artificis qua cognoscit artificiata non ut sunt productibilia ab ipso, quae est pure speculativa, non habet ideas respondentes sibi, sed forte rationes vel similitudines.

 

Ad tertium dicendum, quod est commune practicae et speculativae scientiae quod sit per principia et causas ; unde ex hac ratione non potest probari de aliqua scientia neque quod sit speculativa, neque quod sit practica.

 

 

 

 

Article 4 - LE MAL A-T-IL UNE IDÉE EN DIEU ?

(Quarto quaeritur utrum malum habeat ideam in Deo.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Dieu a des maux une science de simple connaissance. Or l’idée, prise au sens large de ressemblance ou de raison, correspond en quelque façon à la science de simple connaissance. Le mal a donc une idée en Dieu.

 

2° Rien n’empêche le mal d’être dans un bien qui ne lui est pas opposé. Or la ressemblance du mal n’est pas plus opposée au bien que la ressemblance du noir n’est opposée au blanc, car les espèces des contraires, dans l’âme, ne sont pas contraires. Rien n’empêche donc de d’admettre en Dieu, quoiqu’il soit le souverain bien, l’idée ou la ressemblance du mal.

 

3° Partout où il y a quelque communauté, il y a quelque ressemblance. Or, si une chose est une privation d’étant, par là même elle se voit attribuer l’étant ; aussi est-il dit au quatrième livre de la Métaphysique que les négations et les privations sont appelées étants. Donc, par le fait même que le mal est une privation de bien, il a quelque ressemblance en Dieu, qui est le souverain bien.

 

 

4° Tout ce qui est connu par lui-même, a une idée en Dieu. Or le faux est connu par lui-même, tout comme le vrai ; car, de même que les premiers principes sont connus par eux-mêmes dans leur vérité, ainsi leurs opposés sont connus par eux-mêmes dans leur fausseté. Le faux a donc une idée en Dieu. Or le faux est un certain mal, de même que le vrai est le bien de l’intelligence, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique. Le mal a donc une idée en Dieu.

 

5° Tout ce qui a quelque nature, a une idée en Dieu. Or le vice, étant contraire à la vertu, détermine une nature dans le genre qualité. Il a donc une idée en Dieu. Or, par le fait même qu’il est vice, il est un mal. Un mal a donc une idée en Dieu.

 

 

 

6° Si le mal n’a pas d’idée, c’est uniquement parce que le mal n’est pas un étant. Or les formes cognitives peuvent concerner les non-étants, car rien n’empêche d’imaginer des montagnes d’or, ou une chimère. Rien non plus n’empêche donc l’idée du mal d’être en Dieu.

 

7° Parmi des réalités désignées, ne pas avoir de signe c’est être désigné, comme cela est clair pour les brebis que l’on marque. Or l’idée est un certain signe de la réa­lité préconçue. Donc, par le fait même que le mal n’a pas d’idée en Dieu alors que les réalités bonnes en ont une, l’on doit dire que le mal est lui-même préconçu ou formé.

 

8° Tout ce qui provient de Dieu, a une idée en lui. Or le mal, c’est-à-dire le mal de peine, provient de Dieu. Il a donc une idée en Dieu.

 

En sens contraire :

 

1) Toute réalité préconçue a un être déterminé par une idée. Or le mal n’a pas un être déterminé, puisqu’il n’a pas l’être, mais qu’il est une privation d’étant. Le mal n’a donc pas d’idée en Dieu.

 

 

2) Selon Denys, l’idée, ou modèle, est une prédéfinition de la volonté divine. Or la volonté de Dieu n’est relative qu’à des biens. Le mal n’a donc pas d’idée en Dieu.

 

 

 

3) Le mal est la privation d’espèce, de mode et d’ordre, selon saint Augustin. Or Platon a appelé espèces les idées elles-mêmes. Le mal ne peut donc pas avoir d’idée.

 

Réponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, l’idée implique, suivant sa définition propre, une forme qui est le principe de la formation d’une réalité. Puis donc que rien de ce qui est en Dieu ne peut être le principe du mal, le mal ne peut pas avoir d’idée en Dieu, si l’on prend l’idée au sens propre.

 

Mais il en est de même si on la prend communément comme une raison ou une ressemblance ; car, selon saint Augustin, le mal est appelé ainsi par le fait même qu’il n’a pas de forme. Puis donc que la ressemblance se prend de la forme participée en quelque façon, et qu’une chose est dite mauvaise par le fait même qu’elle s’éloigne de la participation de la divinité, il est impossible que le mal ait une ressemblance en Dieu.

 

Réponse aux objections :

 

1° La science de simple connaissance ne concerne pas seulement les maux, mais encore certains biens qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé, et c’est par rapport à eux que l’on place l’idée dans la science de simple connaissance, non par rapport aux maux.

 

2° Si l’on nie que le mal a une idée en Dieu, ce n’est pas seulement parce qu’il lui est opposé ; mais parce qu’il n’a pas une nature qui lui permette en quelque sorte de participer une chose qui serait en Dieu, de telle sorte que sa ressemblance puisse être reçue.

 

3° La communauté par laquelle une chose est attribuée communément à l’étant et au non-étant est seulement de raison, car les négations et les privations ne sont que des étants de raison ; or une telle communauté ne suffit pas pour la ressemblance dont nous parlons ici.

 

 

4° Que le principe suivant : « Aucun tout n’est plus grand que sa partie » soit faux, est quelque chose de vrai ; donc, connaître que c’est faux, c’est connaître quelque chose de vrai. Cependant la fausseté de ce principe n’est connue que par sa privation de vérité, comme la cécité est connue par la privation de la vue.

 

 

5° De même que les actions mauvaises sont bonnes et viennent de Dieu quant à ce qu’elles ont d’être, de même en est-il pour les habitus qui en sont les principes ou les effets ; donc, qu’ils soient mauvais ne leur fait déterminer aucune nature, mais seulement une privation.

 

 

6° Une chose a deux façons d’être appelée un non-étant : soit parce que le non-être intervient dans sa définition, comme la cécité est appelée non-étant ; et aucune forme d’un tel non-étant ne peut être conçue ni dans l’intelligence ni dans l’imagination, et un non-étant de cette sorte est un mal ; soit parce qu’il ne se rencontre pas dans la réa­lité, quoique la privation d’être ne soit pas elle-même comprise dans sa définition ; et dans ce cas, rien n’empêche d’imaginer des non-étants, ni de concevoir leurs formes.

 

 

7° Du fait même qu’il n’a pas d’idée en Dieu, le mal est connu de Dieu au moyen de l’idée du bien opposé ; et de cette façon, il entretient avec la connaissance le même rapport que s’il avait une idée ; et ce n’est pas que la privation d’idée lui tienne lieu d’idée, car en Dieu il ne peut y avoir de privation.

 

8° Le mal de peine vient de Dieu sous le rapport de l’ordre requis par la justice, et ainsi, il est bon et a une idée en Dieu.

 

Et videtur quod sic.

 

Deus enim habet scientiam simplicis notitiae de malis. Sed idea aliquo modo respondet scientiae simplicis notitiae, secundum quod large sumitur pro similitudine vel ratione. Ergo malum habet ideam in Deo.

 

Praeterea, malum nihil prohibet esse in bono quod non est ei oppositum. Sed similitudo mali non opponitur bono, sicut nec similitudo nigri albo, quia species contrariorum in anima non sunt contrariae. Ergo nihil prohibet, in Deo, quamvis sit summum bonum, ponere ideam vel similitudinem mali.

 

Praeterea, ubicumque est aliqua communitas, ibi est aliqua similitudo. Sed ex hoc ipso quod aliquid est privatio entis, suscipit entis praedicationem ; unde dicitur in IV Metaphysicorum [l. 1 (1003 b 5)], quod negationes et privationes dicuntur entia. Ergo ex hoc ipso quod malum est privatio boni, habet aliquam similitudinem in Deo, qui est summum bonum.

 

Praeterea, omne illud quod per seipsum cognoscitur, habet ideam in Deo. Sed falsum per seipsum cognoscitur, sicut et verum ; sicut enim prima principia sunt per se nota in sua veritate, ita eorum opposita sunt per se nota in sua falsitate. Ergo falsum habet ideam in Deo. Falsum autem est quoddam malum, sicut et verum est intellectus bonum, ut dicitur in VI Ethic. [l. 2 (1139 a 27)]. Ergo malum habet ideam in Deo.

 

Praeterea, quidquid habet naturam aliquam, habet ideam in Deo. Sed vitium, cum sit virtuti contrarium, ponit aliquam naturam in genere qualitatis. Ergo habet ideam in Deo. Sed ex hoc ipso quod est vitium, est malum. Ergo malum habet ideam in Deo.

 

Praeterea, si malum non habet ide­am, non est hoc nisi quia malum non est ens. Sed formae cognitivae possunt esse de non entibus ; nihil enim prohibet imaginari montes aureos, aut chimaeram. Ergo nihil etiam pro­hibet mali ideam esse in Deo.

 

Praeterea, inter res signatas non habere signum est esse signatum, ut patet in ovibus quae signantur. Sed idea est quoddam signum ideati. Ergo ex hoc ipso quod, rebus bonis habentibus ideam in Deo, malum non habet, debet dici ipsum esse ideatum vel formatum.

 

Praeterea, quidquid est a Deo, habet ideam in eo. Sed malum est a Deo, poenae scilicet. Ergo habet ideam in ipso.

 

 

 

Sed contra. Omne ideatum habet esse terminatum per ideam. Sed malum non habet esse terminatum, cum non habeat esse, sed privatio sit entis. Ergo malum non habet ideam in Deo.

 

Praeterea, secundum Dionysium [De div. nom. 5, 8], idea vel exemplar est praedefinitio divinae voluntatis. Sed voluntas Dei non habet se nisi ad bona. Ergo malum non habet ideam in Deo.

 

Praeterea, malum est privatio speciei, modi et ordinis, secundum Augustinum [De nat. boni, cap. 4]. Sed ipsas ideas Plato species appellavit. Ergo malum non potest habere ideam.

 

 

Responsio. Dicendum, quod idea secundum propriam sui rationem, ut patet ex dictis, importat formam, quae est principium formationis alicuius rei. Unde, cum nihil quod est in Deo, possit esse mali principium, non potest malum ideam habere in Deo, si proprie accipiatur idea.

Sed nec etiam si accipiatur communiter pro ratione vel similitudine ; quia, secundum Augustinum [cf. De nat. boni, cap. 4], malum dicitur ex hoc ipso quod non habet formam. Unde, cum similitudo attendatur secundum formam aliquo modo participatam, non potest esse quod malum similitudinem aliquam in Deo habeat, cum aliquid dicatur malum ex hoc ipso quod a participatione divinitatis recedit.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod scientia simplicis notitiae non solum est de malis, sed etiam de quibusdam bonis, quae nec sunt, nec erunt, nec fuerunt : et respectu horum ponitur idea in scientia simplicis notitiae, non autem respectu malorum.

 

Ad secundum dicendum, quod non negatur malum habere ideam in Deo ratione oppositionis tantum ; sed quia non habet aliquam naturam per quam aliquo modo participet aliquid quod sit in Deo, ut sic similitudo eius accipi possit.

 

Ad tertium dicendum, quod illa communitas qua aliquid communiter praedicatur de ente et non ente, est rationis tantum, quia negationes et privationes non sunt nisi entia rationis : talis autem communitas non sufficit ad similitudinem de qua nunc loquimur.

 

Ad quartum dicendum, quod hoc principium : nullum totum est maius sua parte, esse falsum, quoddam verum est ; unde cognoscere hoc esse falsum, est cognoscere quoddam verum. Falsitas tamen eius principii non cognoscitur nisi per privationem veritatis, sicut caecitas per privationem visus.

 

Ad quintum dicendum, quod sicut actiones malae quantum ad id quod habent de entitate, bonae sunt, et a Deo sunt, ita est etiam et de habitibus qui sunt earum principia vel effectus ; unde ex hoc quod sunt mala, non ponunt aliquam naturam, sed solum privationem.

 

Ad sextum dicendum, quod aliquid dicitur non ens dupliciter. Uno modo, quia non esse cadit in definitione eius, sicut caecitas dicitur non ens ; et talis non entis non potest concipi aliqua forma neque in intellectu neque in imaginatione ; et huiusmodi non ens est malum. Alio modo, quia non invenitur in rerum natura, quamvis ipsa privatio entitatis non claudatur in eius definitione ; et sic nihil prohibet imaginari non entia, et eorum formas concipere.

 

Ad septimum dicendum, quod ex hoc ipso, quod malum non habet ideam in Deo, a Deo cognoscitur per ideam boni oppositi ; et per hunc modum se habet ad cognitionem ac si haberet ideam ; non autem ita quod privatio ideae respondeat ei pro idea, quia in Deo privatio esse non potest.

 

Ad octavum dicendum, quod poenae malum exit a Deo sub ratione ordinis iustitiae ; et sic bonum est, et ideam habet in Deo.

 

 

 

 

 

 

 

Article 5 - LA MATIÈRE PRIME A-T-ELLE UNE IDÉE EN DIEU ?

(Quinto quaeritur utrum materia prima habeat ideam in Deo.)

 

 

Il semble que non.

 

1° L’idée, selon saint Augustin, est une forme. Or la matière prime n’a aucune forme. Aucune idée ne lui correspond donc en Dieu.

 

 

2° La matière n’est un étant qu’en puissance. Si donc l’idée doit correspondre à la réalité préconçue, alors il est nécessaire, si la matière prime a une idée, que son idée ne soit qu’en puissance. Or en Dieu, la potentialité est absente. La matière prime n’a donc pas d’idée en lui.

 

3° En Dieu, les idées portent sur des choses qui existent, ou peuvent exister. Or, la matière prime n’a pas ni ne peut avoir par elle-même une existence séparée. Elle n’a donc pas d’idée en Dieu.

 

4° L’idée existe pour qu’une chose soit formée selon elle. Or la matière prime ne peut jamais être formée en sorte que la forme fasse partie de son essence. Si donc elle avait une idée, cette idée serait inutilement en Dieu, ce qui est absurde.

 

En sens contraire :

 

1) Tout ce qui vient de Dieu à l’existence, a une idée en lui. Or telle est la matière. Elle a donc une idée en Dieu.

 

 

2) Toute essence dérive de l’essence divine. Tout ce qui a quelque essence, a donc une idée en Dieu. Or telle est la matière prime. Donc, etc.

 

Réponse :

 

Platon, qui se trouve être le premier à avoir parlé des idées, n’a admis aucune idée pour la matière prime, car il imaginait les idées comme les causes des réalités préconçues ; et la matière prime n’était pas un effet de l’idée, mais était une cause parallèle à l’idée (concausa). Il conçut en effet deux principes du côté de la matière, le grand et le petit, mais un seul du côté de la forme : l’idée.

 

 

Pour notre part, nous affirmons que la matière est causée par Dieu ; aussi est-il nécessaire d’admettre que l’idée de la matière est d’une certaine façon en Dieu, puisque tout ce qui est causé par lui renferme d’une façon ou d’une autre une ressemblance de lui.

 

Mais cependant, si nous parlons de l’idée au sens propre, on ne peut dire que la matière prime ait par elle-même en Dieu une idée distincte de l’idée de la forme ou du composé : car l’idée proprement dite regarde la réalité telle qu’elle peut être amenée à l’existence ; or la matière ne peut venir à l’existence sans une forme, et vice versa. Donc, à proprement parler, l’idée ne correspond pas à la seule matière, ni à la seule forme ; mais au composé entier correspond une idée unique, qui est productrice du tout et quant à la forme, et quant à la matière.

 

En revanche, si nous prenons l’idée au sens large de ressemblance ou de raison, alors les choses qui peuvent être considérées distinctement peuvent avoir par elles-mêmes une idée distincte, quoiqu’elles ne puissent exister séparément ; et dans ce cas, rien n’empêche que la matière prime, même en soi, ait aussi une idée.

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien que la matière prime soit informe, il y a cependant en elle une imitation de la forme première, car, quelque infirme que soit l’être de la matière prime, il est cependant une imitation du premier étant, et par conséquent il peut avoir une ressemblance en Dieu.

 

2° Il n’est pas nécessaire que l’idée et la réalité préconçue soient semblables par conformité de nature, mais seulement par représentation ; aussi les réalités composées ont-elles une idée simple ; et semblablement, une chose existant en puissance a une ressemblance idéale en acte.

 

 

3° Bien que la matière en soi ne puisse pas exister, elle peut cependant être considérée en soi, et peut ainsi avoir par elle-même une ressemblance.

 

 

4° Cet argument est probant pour l’idée actuellement ou virtuellement pratique, qui porte sur la réalité telle qu’elle peut être amenée à l’existence ; et une telle idée ne convient pas à la matière prime.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) La matière ne vient à l’existence par Dieu que dans un composé ; et c’est ainsi qu’une idée au sens propre lui correspond.

 

 

 

2) Il faut répondre de même : la matière, à proprement parler, n’a pas d’essence, mais elle est une partie de l’essence du tout.

 

Et videtur quod non.

 

Idea enim, secundum Augustinum [De div. quaest. 83, qu. 46], forma est. Sed materia prima nullam habet formam. Ergo idea in Deo nulla ei respondet.

 

Praeterea, materia non est ens nisi in potentia. Si ergo idea debet ideato respondere si habet ideam, oportet quod eius idea sit in potentia tantum. Sed in Deum potentialitas non cadit. Ergo materia prima non habet ideam in ipso.

 

Praeterea, ideae sunt in Deo eorum quae sunt vel esse possunt. Sed materia prima nec est per se separata existens, neque esse potest. Ergo non habet ideam in Deo.

 

Praeterea, idea est ut secundum ipsam aliquid formatur. Sed materia prima nunquam potest formari, ita ut forma sit de essentia eius. Ergo si haberet ideam, frustra esset idea illa in Deo ; quod est absurdum.

 

 

 

Sed contra. Omne quod procedit in esse a Deo, habet ideam in ipso. Materia est huiusmodi. Ergo habet ideam in Deo.

 

Praeterea, omnis essentia derivatur ab essentia divina. Ergo quidquid habet aliquam essentiam, habet ideam in Deo. Sed materia prima est huiusmodi. Ergo, et cetera.

 

 

Responsio. Dicendum, quod Plato, qui invenitur primo locutus fuisse de ideis, non posuit materiae primae aliquam ideam, quia ipse ponebat ideas ut causas ideatorum ; materia autem prima non erat causatum ideae, sed erat ei concausa. Posuit enim duo principia ex parte materiae, scilicet magnum et parvum ; sed unum ex parte formae, scilicet ideam.

Nos autem ponimus materiam esse causatam a Deo ; unde necesse est ponere quod aliquo modo sit eius idea in Deo, cum quidquid ab ipso causatur, similitudinem ipsius utcumque retineat.

 

 

Sed tamen, si proprie de idea loquamur, non potest poni quod materia prima habeat per se ideam in Deo distinctam ab idea formae vel compositi : quia idea proprie dicta respicit rem secundum quod est producibilis in esse ; materia autem non potest exire in esse sine forma, nec e converso. Unde proprie idea non respondet materiae tantum, neque formae tantum ; sed toti composito respondet una idea, quae est factiva totius et quantum ad formam et quantum ad materiam.

 

Si autem large accipiamus ideam pro similitudine vel ratione, tunc illa possunt per se distinctam habere ideam quae possunt distincte considerari, quamvis separatim esse non possint ; et sic nihil prohibet materiae primae etiam secundum se ideam esse.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod quamvis materia prima sit informis, tamen inest ei imitatio primae formae : quantumcumque enim debile esse habeat, illud tamen est imitatio primi entis ; et secundum hoc potest habere similitudinem in Deo.

 

Ad secundum dicendum, quod ideam et ideatum non oportet esse similia secundum conformitatem naturae, sed secundum repraesentationem tantum ; unde et rerum compositarum est simplex idea ; et similiter existentis in potentia est idealis similitudo actu.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis materia secundum se esse non possit, tamen potest secundum se considerari ; et sic potest habere per se similitudinem.

 

Ad quartum dicendum, quod ratio illa procedit de idea practica actu vel virtute, quae est rei prout est in esse producibilis ; et talis idea materiae primae non convenit.

 

 

 

Ad primum quod in contrarium obiicitur, dicendum, quod materia non procedit in esse a Deo nisi in composito ; et sic ei idea, proprie loquendo, respondet.

 

Et similiter dicendum ad secundum, quod materia, proprie loquendo, non habet essentiam, sed est pars essentiae totius.

 

 

 

 

Article 6 - Y A-T-IL EN DIEU UNE IDÉE DES CHOSES QUI NI N’EXISTENT, NI N’EXISTERONT, NI N’ONT EXISTÉ ?

(Sexto quaeritur utrum in Deo sit idea eorum quae nec sunt, nec erunt, nec fuerunt.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Seul ce qui a un être déterminé a une idée. Or ce qui n’a pas existé, n’existe pas et n’existera pas, n’a aucunement un être déterminé. Ni donc une idée.

 

 

2° [Le répondant] disait que, bien que cela n’ait pas un être déterminé en soi, cela a ce­pendant un être déterminé en Dieu. En sens contraire : une chose est déterminée par sa distinction d’une autre. Or toutes choses, telles qu’elles sont en Dieu, sont un, et indistinctes l’une de l’autre. Donc, en Dieu non plus, cela n’a pas un être déterminé.

 

3° Denys dit que les modèles sont les volontés divines et bonnes qui sont prédéterminatives et effectives des réalités. Or ce qui ni n’a existé, ni n’existe, ni n’existera, n’a jamais été prédéterminé par la volonté divine. Cela n’a donc pas d’idée ou de modèle en Dieu.

 

 

4° L’idée est ordonnée à la production de la réalité. Si donc il y a une idée de ce qui n’est jamais amené à l’existence, il semble qu’elle soit inutile, ce qui est absurde. Donc, etc.

 

En sens contraire :

 

1) Dieu connaît les réalités au moyen des idées. Or lui-même connaît les réalités qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé, comme on l’a dit précédemment, dans la question sur la science de Dieu. Il y a donc aussi en lui une idée des choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé.

 

2) La cause ne dépend pas de l’effet. Or l’idée est la cause de l’existence de la réa­lité. L’idée ne dépend donc nullement de l’existence de la réalité ; elle peut donc également concerner les choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé.

 

Réponse :

 

L’idée proprement dite regarde la connaissance pratique non seulement en acte, mais aussi en habitus. Or Dieu a une connaissance virtuellement pratique des choses qu’il peut faire, quoiqu’elles n’aient jamais eu lieu et ne doivent jamais avoir lieu. Il reste donc que l’idée peut porter sur ce qui ni n’existe, ni n’existera, ni n’a existé ; non cependant de la même façon qu’elle porte sur les choses qui existent, existeront ou ont existé ; car, pour produire ces dernières, elle est déterminée par un propos de la volonté divine, lequel n’a pas lieu pour les choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé ; et ainsi, ce genre de choses a en quelque sorte des idées indéterminées.

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien que ce qui ni n’existe, ni n’a existé, ni n’existera, n’ait pas un être déterminé en soi, il est cependant de façon déterminée dans la connaissance de Dieu.

 

 

2° Être en Dieu et être dans la connaissance de Dieu sont deux choses différentes : en effet, le mal n’est pas en Dieu, mais il est dans la science de Dieu. Car une réa­lité est dite être dans la science de Dieu pour autant qu’elle est connue de Dieu ; et parce que Dieu connaît tout distinctement, comme on l’a dit dans la question précédente, les réalités sont distinctes dans sa science, quoiqu’elles soient un en lui.

 

3° Bien que Dieu n’ait jamais voulu amener à l’existence de telles réalités dont il a des idées, il veut cependant pouvoir les produire, et avoir la science de leur production ; et c’est pourquoi Denys ne dit pas que pour la raison formelle de modèle soit exigée une volonté prédéfinissante et efficiente, mais une volonté définitive et effective.

 

 

4° La connaissance divine ordonne ces idées non pas afin qu’une chose ait lieu selon elles, mais afin qu’une chose puisse avoir lieu selon elles.

 

Et videtur quod non.

 

Quia nihil habet ideam nisi quod habet esse determinatum. Sed illud quod nec fuit, nec est, nec erit, nullo modo habet esse terminatum. Ergo nec ideam.

 

Sed dicebat, quod quamvis non habeat esse terminatum in se, habet tamen esse terminatum in Deo. – Sed contra, ex hoc est aliquid terminatum quod unum ab alio distinguitur. Sed omnia, prout sunt in Deo, sunt unum, et ab invicem indistincta. Ergo nec etiam in Deo habet esse terminatum.

 

Praeterea, Dionysius [De div. nom. 5, 8] dicit, quod exemplaria sunt divinae et bonae voluntates, quae sunt praedeterminativae et effectivae rerum. Sed illud quod nec fuit, nec est, nec erit, nunquam fuit praedeterminatum a divina voluntate. Ergo non habet ideam vel exemplar in Deo.

 

Praeterea, idea ordinatur ad rei productionem. Si ergo sit idea eius quod nunquam in esse producitur, videtur quod sit frustra ; quod est absurdum ; ergo et cetera.

 

 

 

Sed contra. Deus habet cognitionem de rebus per ideas. Sed ipse cognoscit ea quae nec sunt, nec erunt, nec fuerunt, ut dictum est supra in quaestione de scientia Dei. Ergo est in eo idea etiam eorum quae nec sunt, nec fuerunt, nec erunt.

 

Praeterea, causa non dependet ab effectu. Sed idea est causa essendi rem. Ergo non dependet ab esse rei aliquo modo : potest igitur esse etiam de his quae nec sunt, nec erunt, nec fuerunt.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod idea proprie dicta respicit practicam cognitionem non solum in actu, sed in habitu. Unde, cum Deus de his quae facere potest, quamvis nunquam sint facta nec futura, habeat cognitionem virtualiter practicam, relinquitur quod idea possit esse eius quod nec est, nec fuit, nec erit ; non tamen eodem modo sicut est eorum quae sunt, vel erunt, vel fuerunt ; quia ad ea quae sunt, vel erunt, vel fuerunt, producenda, determinatur ex proposito divinae voluntatis, non autem ad ea quae nec sunt, nec erunt, nec fuerunt ; et sic huiusmodi habent quodammodo indeterminatas ideas.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod quamvis quod nec est, nec fuit, nec erit, non habeat esse determinatum in se, est tamen determinate in Dei cognitione.

 

Ad secundum dicendum, quod aliud est esse in Deo, et aliud in cognitione Dei : malum enim non est in Deo, sed est in scientia Dei. Secundum hoc enim aliquid esse dicitur in Dei scientia quod a Deo cognoscitur ; et quia Deus cognoscit omnia distincte, ut in praecedenti quaestione dictum est, ideo in eius scientia res distinctae sunt, quamvis in ipso sint unum.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis Deus nunquam voluerit producere huiusmodi res in esse quarum ideas habet, tamen vult se posse eas producere, et se habere scientiam eas producendi ; unde et Dionysius non dicit quod ad rationem exemplaris exigeretur voluntas praedefiniens et efficiens, sed definitiva et effectiva.

 

Ad quartum dicendum, quod ideae illae non sunt ordinatae a divina cognitione ad hoc ut secundum eas aliquid fiat, sed ad hoc quod secundum eas aliquid fieri possit.

 

 

 

 

 

 

 

Article 7 - LES ACCIDENTS ONT-ILS UNE IDÉE EN DIEU ?

(Septimo quaeritur utrum accidentia habeant ideam in Deo.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Il n’y a d’idée que pour connaître et causer les réalités. Or l’accident est connu au moyen de la substance, et causé par ses principes. Il n’est donc pas nécessaire qu’il ait une idée en Dieu.

 

2° [Le répondant] disait que l’accident est connu au moyen de la substance, mais que cette connaissance est celle de l’existence et non de la quiddité. En sens contraire : la définition réelle signifie la quiddité, et en particulier quant au genre. Or, dans les définitions des accidents, on place la substance, comme il est dit au septième livre de la Métaphysique, ainsi que le sujet, en sorte que le sujet est mis à la place du genre, comme dit le Commentateur dans le même passage, comme lorsqu’on dit : « Le camus est un nez courbe. » Donc, même quant à la connaissance de la quiddité, l’accident est connu au moyen de la substance.

 

3° Tout ce qui a une idée, entre en sa participation. Or les accidents ne participent rien, puisque participer n’est le fait que des substances, qui peuvent recevoir quelque chose ; ils n’ont donc pas d’idée.

 

 

4° Dans les choses qui se disent avec antériorité de l’une sur l’autre, il n’y a pas lieu d’admettre une idée commune : ainsi dans les nombres et les figures, selon l’opinion de Platon, comme cela est clair au troisième livre de la Métaphysique et au premier de l’Éthique ; et la raison en est que le premier est comme l’idée du second. Or l’étant se dit de la substance et de l’accident avec antériorité de l’une sur l’autre. L’accident n’a donc pas d’idée, mais la substance lui tient lieu d’idée.

 

En sens contraire :

 

1) Tout ce qui est causé par Dieu a une idée en lui. Or Dieu est cause non seulement des substances, mais aussi des accidents. Les accidents ont donc une idée en Dieu.

 

 

2) Tout ce qui est dans un genre doit se ramener au premier de ce genre, comme tout chaud se ramène à la chaleur du feu. Or les idées sont les formes principales, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Puis donc que les accidents sont des formes, il semble qu’elles aient des idées en Dieu.

 

Réponse :

 

Platon, qui introduisit le premier les idées, n’en conçut point pour les accidents, mais seulement pour les substances, comme cela est clairement montré par le Philosophe au premier livre de la Métaphysique. Et en voici la raison : Platon affirma que les idées étaient les causes prochaines des réalités ; aussi, lorsqu’il trouvait pour une chose une cause prochaine en dehors de l’idée, il n’attribuait pas d’idée à cette chose ; et c’est pourquoi il disait que, dans les choses qui se disent avec antériorité de l’une sur l’autre, il n’y a pas d’idée commune, mais que le premier est l’idée du second. Et Denys évoque aussi cette opinion au livre des Noms Divins, chap. 5, en l’attribuant à un certain philosophe Clément, qui disait que, parmi les étants, les supérieurs étaient les modèles des inférieurs ; et voilà pourquoi, l’accident étant causé immédiatement par la substance, Platon n’a pas conçu d’idées pour les accidents.

 

Mais pour notre part, nous déclarons que Dieu est la cause immédiate de chaque réa­lité, parce qu’il opère en toutes les causes secondes, et que tous les effets seconds proviennent de sa prédéfinition ; aussi plaçons-nous en lui des idées non seulement des premiers étants, mais aussi des seconds, et par conséquent, des substances et des accidents ; mais de façon différente pour les divers accidents.

 

Certains sont en effet des accidents propres causés par les principes du sujet, et qui, au point de vue de l’existence, ne sont jamais séparés de leurs sujets. Et de tels accidents sont amenés à l’existence avec leur sujet en une opération unique. Puis donc que l’idée est au sens propre la forme de la réalité opérable en tant que telle, il n’y aura pas pour de tels accidents une idée distincte, mais il y aura une idée unique du sujet avec tous ses accidents ; ainsi le bâtisseur possède-t-il une forme unique pour la maison et tout ce qui caractérise la maison comme telle, et par cette forme il amène simultanément à l’existence la maison et tous les accidents en question, comme sa forme carrée et d’autres choses de ce genre.

 

D’autres, par contre, sont des accidents qui ne suivent pas inséparablement leur sujet, ni ne dépendent de ses principes. Et de tels accidents sont amenés à l’existence par une autre opération, en plus de celle par laquelle le sujet est produit ; par exemple, ce qui fait qu’un homme est homme n’entraîne pas qu’il soit grammairien, mais cela vient par une autre opération. Et pour de tels accidents, il y a en Dieu une idée distincte de l’idée du sujet : de même, l’artisan conçoit la forme de la peinture de la maison en plus de la forme de la maison.

 

Mais si nous prenons l’idée au sens large de ressemblance ou de raison, alors l’un et l’autre accident ont une idée distincte en Dieu, car ils peuvent être considérés par eux-mêmes distinctement ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au premier livre de la Métaphysique qu’au point de vue de la connaissance, les accidents doivent avoir une idée tout comme les substances ; mais que, du point de vue des autres raisons pour lesquelles Platon concevait les idées, c’est-à-dire pour qu’elles soient les causes de la génération et de l’existence, seules les substances semblent avoir des idées.

 

Réponse aux objections :

 

1° Comme on l’a dit, il y a en Dieu une idée non seulement des premiers effets, mais aussi des seconds ; donc, bien que les accidents aient l’existence par la substance, il n’est pas exclu qu’ils aient des idées.

 

 

 

2° L’accident peut être entendu de deux façons : d’abord dans l’abstrait, et dans ce cas il est considéré dans sa raison formelle propre, car c’est ainsi que nous assignons pour les accidents un genre et une espèce ; et de cette façon, le sujet n’est pas mis comme un genre dans la définition de l’accident, mais comme une différence, comme quand on dit : « La camusité est la courbure du nez. » Ensuite les accidents peuvent être entendus concrètement, et dans ce cas ils sont pris comme faisant un par accident avec le sujet ; c’est pourquoi on ne leur assigne dans ce cas ni genre ni espèce, et ainsi, il est vrai que le sujet est mis comme un genre dans la définition de l’accident.

 

3° Bien que l’accident ne soit pas participant, il est cependant la participation elle-même ; et ainsi, il est clair qu’à lui aussi correspond une idée en Dieu, ou une ressemblance.

 

4° La réponse ressort de ce qu’on a dit.

 

Et videtur quod non.

 

Quia idea non est nisi ad cognoscendum et ad causandum res. Sed accidens cognoscitur per substantiam, et ex eius principiis causatur. Ergo non oportet quod in Deo ideam habeat.

 

Sed dicebat, quod accidens cognoscitur per substantiam cognitione quia est, non autem cognitione quid est. – Sed contra, quod quid est significat definitio rei, et maxime ratione generis. Sed in definitionibus accidentium ponitur substantia, ut dicitur VII Metaphysicor. [l. 4 (1030 b 14], et subiectum, ita quod subiectum ponitur loco generis, ut Commentator ibidem [comm. 18] dicit, ut cum dicitur : simum est nasus curvus. Ergo etiam quantum ad cognitionem quid est accidens per substantiam cognoscitur.

 

Praeterea, omne quod habet ideam, est participativum ipsius. Sed accidentia nihil participant ; cum participare sit tantum substantiarum, quae aliquid recipere possunt ; ergo non habent ideam.

 

Praeterea, in illis quae dicuntur per prius et posterius, non est accipere ideam communem, sicut in numeris et figuris, secundum opinionem Platonis, ut patet in III Metaphys. [l. 8 (999 a 6)] et in I Ethic. [l. 6 (1096 a 17)] ; et hoc ideo quia primum est quasi idea secundi. Sed ens dicitur de substantia et accidente per prius et posterius. Ergo accidens non habet ideam sed substantia est ei loco ideae.

 

 

 

Sed contra. Omne quod est causatum a Deo, habet ideam in ipso. Sed Deus causa est non solum substantiarum, sed etiam accidentium. Ergo accidentia habent ideam in Deo.

 

Praeterea, omne quod est in aliquo genere, oportet reduci in primum illius generis, sicut omne calidum ad calidum ignis. Sed ideae sunt principales formae, ut Augustinus dicit in libro LXXXIII Quaestionum [qu. 46]. Ergo, cum accidentia sint formae quaedam, videtur quod habeant ideas in Deo.

 

 

Responsio. Dicendum, quod Plato, qui primus introduxit ideas, non posuit ideas accidentium, sed solum substantiarum, ut patet per philosophum in I Metaphys. [l. 14 (990 b 27) et 15 (991 b 6)]. Cuius ratio fuit, quia Plato posuit ideas esse proximas causas rerum ; unde illud cui inveniebat proximam causam praeter ideam, non ponebat habere ideam ; et inde est quod ponebat, in his quae dicuntur per prius et posterius, non esse communem ideam, sed primum esse ideam secundi. Et hanc etiam opinionem tangit Dionysius, in V cap. de divinis Nominibus [§ 9], imponens eam cuidam Clementi philosopho, qui dicebat, superiora in entibus esse inferiorum exemplaria ; et hac ratione, cum accidens immediate a substantia causetur, accidentium ideas Plato non posuit.

 

Sed quia nos ponimus Deum immediatam causam uniuscuiusque rei secundum quod in omnibus causis secundis operatur, et quod omnes effectus secundi ex eius praedefinitione proveniant : ideo non solum primorum entium, sed etiam secundorum in eo ideas ponimus et sic substantiarum et accidentium ; sed diversorum accidentium diversimode.

 

Quaedam enim sunt accidentia propria ex principiis subiecti causata, quae secundum esse nunquam a suis subiectis separantur. Et huiusmodi una operatione in esse producuntur cum suo subiecto. Unde, cum idea, proprie loquendo, sit forma rei operabilis inquantum huiusmodi, non erit talium accidentium idea distincta, sed subiecti cum omnibus accidentibus eius erit una idea ; sicut aedificator unam formam habet de domo et omnibus quae domui accidunt inquantum huiusmodi, per quam, domum cum omnibus talibus suis accidentibus simul in esse producit, cuiusmodi accidens est quadratura ipsius, et alia huiusmodi.

Quaedam vero sunt accidentia, quae non sequuntur inseparabiliter suum subiectum, nec ex eius principiis dependent. Et talia producuntur in esse alia operatione praeter operationem qua producitur subiectum ; sicut non ex hoc ipso quod homo fit homo sequitur quod sit grammaticus, sed per aliquam aliam operationem. Et talium accidentium est idea in Deo distincta ab idea subiecti, sicut etiam artifex concipit formam picturae domus praeter formam domus.

Sed si large accipiamus ideam pro similitudine vel ratione, sic utraque accidentia habent ideam distinctam in Deo, quia per se distincte considerari possunt ; unde et philosophus dicit in I Metaphysic. [l. 14 (990 b 27)], quod quantum ad rationem sciendi, accidentia debent habere ideam sicut et substantiae ; sed quantum ad alia, propter quae Plato ponebat ideas, ut scilicet essent causae generationis et essendi, ideae videntur esse substantiarum tantum.

Ad primum igitur dicendum, quod, sicut dictum est, in Deo non est idea solum primorum effectuum, sed etiam secundorum ; unde, quamvis accidentia habeant esse per substantiam, non excluditur quin habeant ideas.

 

Ad secundum dicendum, quod accidens dupliciter potest accipi. Uno modo in abstracto ; et sic consideratur secundum propriam rationem ; sic enim assignamus in accidentibus genus et speciem ; et hoc modo subiectum non ponitur in definitione accidentis ut genus, sed ut differentia, ut cum dicitur : simitas est curvitas nasi. Alio modo possunt accipi in concreto ; et sic accipiuntur secundum quod sunt unum per accidens cum subiecto ; unde sic non assignantur eis nec genus nec species, et ita verum est quod subiectum ponitur ut genus in definitione accidentis.

 

Ad tertium dicendum, quod, quamvis accidens non sit participans, est tamen ipsa participatio ; et sic patet quod ei etiam respondet idea in Deo, vel similitudo.

 

Ad quartum patet responsio ex dictis.

 

 

 

 

 

Article 8 - LES SINGULIERS ONT-ILS UNE IDÉE EN DIEU ?

(Octavo quaeritur utrum singularia habeant ideam in Deo.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Les singuliers sont infiniment nombreux en puissance. Or en Dieu, il y a une idée non seulement de ce qui est, mais aussi de ce qui peut être. Si donc il y avait en Dieu une idée des singuliers, il y aurait en lui une infinité d’idées, ce qui semble absurde, puisqu’elles ne peuvent être infiniment nombreuses en acte.

 

2° Si les singuliers ont une idée en Dieu, alors, pour le singulier et pour l’espèce, il y a ou une même idée ou différentes idées. S’il y a différentes idées, alors il y a en Dieu plusieurs idées d’une seule réalité, car l’idée de l’espèce est aussi une idée du singulier. Et s’il y a une seule et même idée, alors, puisque tous les singuliers qui sont de même espèce ont en commun l’idée de l’espèce, il n’y aura pour tous les singuliers qu’une seule idée ; et ainsi, les singuliers n’auront pas une idée distincte en Dieu.

 

3° Beaucoup, parmi les singuliers, se produisent par hasard. Or ce qui se produit ainsi n’est pas prédéfini. Puis donc que l’idée requiert une prédéfinition, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut, il semble que tous les singuliers n’aient pas une idée en Dieu.

 

4° Certains singuliers sont mêlés de deux espèces, comme le mulet est mêlé d’âne et de cheval. Si donc de telles choses ont une idée, il semble qu’à chacune d’elles correspondent deux idées ; et cela semble absurde, puisqu’il est aberrant de mettre la pluralité dans la cause et l’unité dans l’effet.

 

En sens contraire :

 

1) Les idées sont en Dieu pour connaître et opérer. Or Dieu connaît et opère les singuliers. Leurs idées sont donc en lui.

 

 

 

2) Les idées sont ordonnées à l’existence des réalités. Or les singuliers existent plus vraiment que les universels, puisque les universels ne subsistent que dans les singuliers. Les singuliers doivent donc, plus que les universels, avoir des idées.

 

Réponse :

 

Platon n’a pas admis les idées des singuliers, mais seulement celles des espèces ; et la raison en est double. D’abord, parce que selon lui, les idées ne sont pas productrices de la matière mais seulement de la forme, dans notre monde inférieur. Or le principe de la singularité est la matière, mais c’est par la forme que chaque singulier est placé dans une espèce ; voilà pourquoi l’idée ne correspond pas au singulier en tant qu’il est singulier, mais seulement du point de vue de l’espèce. Une autre raison a pu être que l’idée ne porte que sur des choses qui sont par elles-mêmes objets d’intention, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Or l’intention de la nature va principalement à la conservation de l’espèce ; donc, bien que la génération ait pour terme cet homme, cependant l’intention de la nature est d’engendrer un homme. Et pour cette raison le Philosophe dit aussi, au dix-neuvième livre sur les Animaux, qu’il faut assigner des causes finales pour les accidents des espèces, non pour ceux des singuliers, mais, pour eux, seulement des causes efficientes et matérielles ; et c’est pourquoi l’idée ne correspond pas au singulier, mais à l’espèce. Et pour la même raison, Platon ne concevait pas les idées des genres, car l’intention de la nature n’a pas pour terme la production de la forme du genre, mais seulement de la forme de l’espèce.

 

Pour notre part, nous déclarons que Dieu est la cause du singulier et quant à la forme, et quant à la matière. Nous affirmons aussi que tous les singuliers sont définis par la providence divine ; et c’est pourquoi il est nécessaire que nous admettions aussi les idées des singuliers.

 

Réponse aux objections :

 

1° Les idées ne se diversifient que par les différents rapports aux réalités ; or il n’est pas gênant que des relations de raison soient mutipliées à l’infini, comme dit Avicenne.

 

 

2° Si nous parlons de l’idée au sens propre, en tant qu’elle porte sur la réalité à la façon dont cette dernière peut être amenée à l’existence, alors une idée unique correspond au singulier, à l’espèce et au genre, individués dans le singulier lui-même, puisque Socrate, l’homme et l’animal ne sont pas distincts du point de vue de l’exis­tence. Mais si nous entendons l’idée au sens commun de ressemblance ou de raison, alors, puisque les considérations de Socrate comme Socrate, comme homme et comme animal sont différentes, plusieurs idées leur correspondront en conséquence.

 

3° Bien que telle chose soit fortuite par

rapport à l’agent prochain, rien cependant n’est fortuit par rapport à l’agent qui connaît toutes choses à l’avance.

 

4° Le mulet a une espèce intermédiaire entre l’âne et le cheval ; il n’est donc pas en deux espèces, mais en une seule, qui est effectuée par l’union des semences : dans ce cas, en effet, la vertu active du mâle n’a pas pu conduire la matière de la femelle aux termes de sa propre espèce parfaite, à cause du caractère étranger de la matière, mais il l’a amenée à quelque chose de proche de son espèce ; c’est donc pour la même raison qu’une idée est assignée pour le mulet et pour le cheval.

 

Et videtur quod non.

 

Quia singularia sunt infinita in potentia. Sed in Deo est idea non solum eius quod est, sed etiam eius quod esse potest. Si ergo singularium esset idea in Deo, essent in ipso ideae infinitae ; quod videtur absurdum, cum non possint esse actu infinita.

 

 

Praeterea, si singularia habent ideam in Deo ; aut est eadem idea singularis et speciei, aut alia et alia. Si alia et alia : tunc unius rei sunt multae ideae in Deo, quia idea speciei est etiam idea singularis. Si autem est una et eadem ; cum in idea speciei omnia singularia quae sunt eadem specie, conveniant, tunc omnium singularium non erit nisi una idea tantum ; et sic singularia non habebunt ideam distinctam in Deo.

 

Praeterea, multa singularium casu accidunt. Sed talia non sunt praedefinita. Cum ergo idea requirat praedefinitionem, ut ex praedictis patet, videtur quod non omnia singularia habeant ideam in Deo.

 

 

Praeterea, quaedam singularia sunt ex duabus speciebus commixta, sicut mulus ex asino et equo. Si ergo talia habent ideam, videtur quod unicuique eorum respondeat duplex idea ; et hoc videtur absurdum, cum inconveniens sit ponere multitudinem in causa, et unitatem in effectu.

 

 

 

Sed contra. Ideae sunt in Deo ad cognoscendum et operandum. Sed Deus est cognitor et operator singularium. Ergo in ipso sunt eorum ideae.

 

Praeterea, ideae ordinantur ad esse rerum. Sed singularia habent verius esse quam universalia, cum universalia non subsistant, nisi in singularibus. Ergo singularia magis debent habere ideas quam universalia.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod Plato non posuit ideas singularium, sed specierum tantum ; cuius duplex fuit ratio. Una, quia, secundum ipsum, ideae non erant factivae materiae, sed formae tantum in his inferioribus. Singularitatis autem principium est materia ; secundum formam vero unumquodque singulare collocatur in specie ; et ideo idea non respondet singulari inquantum singulare est, sed ratione speciei tantum. Alia ratio esse potuit, quia idea non est nisi eorum quae per se sunt intenta, ut ex dictis patet. Intentio autem naturae est principaliter ad speciem conservandam ; unde, quamvis generatio terminetur ad hunc hominem, tamen intentio naturae est quod generet hominem. Et propter hoc etiam philosophus dicit in XIX de Animalibus [De gen. animal. V, 1 (778 a 30)], quod in accidentibus specierum sunt assignandae causae finales, non autem in accidentibus singularium, sed efficientes et materiales tantum ; et ideo idea non respondet singulari, sed speciei. Et eadem ratione Plato non ponebat ideas generum, quia intentio naturae non terminatur ad productionem formae generis, sed solum formae speciei.

 

Nos autem ponimus Deum causam esse singularis et quantum ad formam et quantum ad materiam. Ponimus etiam, quod per divinam providentiam definiuntur omnia singularia ; et ideo oportet nos etiam singularium ponere ideas.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod ideae non plurificantur nisi secundum diversos respectus ad res : non est autem inconveniens relationes rationis in infinitum multiplicari, ut Avicenna [Metaph. III, 10] dicit.

 

Ad secundum dicendum, quod si loquamur de idea proprie, secundum quod est rei, eo modo quo est in esse producibilis ; sic una idea respondet singulari, speciei, et generi, individuatis in ipso singulari, eo quod Socrates, homo et animal non distinguuntur secundum esse. Si autem accipiamus ideam communiter pro similitudine vel ratione, sic, cum diversa sit consideratio Socratis ut Socrates est, et ut homo est, et ut est animal, respondebunt ei secundum hoc plures ideae vel similitudines.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis aliquid sit a casu respectu proximi a­gentis, nihil tamen est a casu respec­tu agentis qui omnia praecognoscit.

 

Ad quartum dicendum, quod mulus habet speciem mediam inter asinum et equum ; unde non est in duabus speciebus, sed in una tantum, quae est effecta per commixtionem seminum, inquantum virtus activa maris non potuit perducere materiam feminae ad terminos propriae speciei perfectae, propter materiae extraneitatem, sed perduxit ad aliquid propinquum suae speciei ; et ideo eadem ratione assignatur idea mulo et equo.

 

 

 

 

 

Question 4 ─ LE VERBE

 

LA QUESTION PORTE SUR LE VERBE.

 

Article 1 : Le nom de verbe se dit-il en Dieu au sens propre ?

Article 2 : Le nom de verbe, en Dieu, se dit-il essentiellement ou ne se dit-il que personnellement ?

Article 3 : Le nom de verbe convient-il au Saint-Esprit ?

Article 4 : Le Père dit-il la créature par le Verbe par lequel il se dit ?

Article 5 : Le nom de Verbe implique-t-il une relation à la créature ?

Article 6 : Les réalités existent-elles plus véritablement dans le Verbe ou en elles-mêmes ?

Article 7 : Le Verbe se rapporte-t-il aux choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont existé ?

Article 8 : Tout ce qui a été fait est-il vie dans le Verbe ?

Quaestio est de verbo.

 

Primo utrum verbum proprie dicatur in divinis.

Secundo utrum verbum in divinis dicatur essentialiter vel personaliter tantum.

Tertio utrum verbum spiritui sancto conveniat.

Quarto utrum pater dicat creaturam verbo quo dicit se.

Quinto utrum hoc nomen verbum importet respectum ad creaturam.

Sexto utrum res verius sint in verbo vel in seipsis.

 

Septimo utrum verbum sit eorum quae nec sunt, nec erunt, nec fuerunt.

Octavo utrum omne quod factum est, sit vita in verbo.

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse p. 71)

 

Signification du nom de verbe en Dieu :

     propre (art. 1)

     personnelle (2)

     rapport au Saint-Esprit (3)

 

Relation aux créatures :

     conséquente (4)

     accidentelle (5)

     leur vérité dans le Verbe (6)

     non celles qui ni ne sont ni n’ont été ni ne seront (7)

     vie des créatures dans le Verbe (8)

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

 

Art. 1 : Super Sent. I, d. 27, q. 2, a. 1 ; Sum. Th. I, q. 34, a. 1.

 

Art. 2 : Super Sent. I, d. 27, q. 2, a. 2, qc. 1 ; infra a. 4, ad 4 ; De pot., q. 9, a. 9, ad 7 ; Sum. Th. I, q. 34, a. 1.

 

Art. 3 : Super Sent. I, d. 27, q. 2, a. 2, qc. 2 ; Contra err. Graec. I, cap. 12 ; De pot., q. 9, a. 9, ad 8 ; Super Hebr., cap. 1, l. 2 ; Sum. Th. I, q. 34, a. 2, c. et ad 5.

 

Art. 4 : Super Sent. I, d. 27, q. 2, a. 3 ; Sum. Th. I, q. 34, a. 3 ; Quodl. IV, q. 4, a. 1.

 

Art. 5 : Super Sent. I, d. 27, q. 2, a. 3 ; Sum. Th. I, q. 34, a. 3 et q. 37, a. 2, ad 3 ; Quodl. IV, q. 4, a. 1, ad 1.

 

Art. 6 : Sum. Th. I, q. 18, a. 4, ad 3.

 

Art. 7 : Sum. Th. I, q. 34, a. 3, ad 5.

 

Art. 8 : Cont. Gent. IV, cap. 13 ; Sum. Th. I, q. 18, a. 4 ; Lect. super Ioh., cap. 1, l. 2.

 

 

Article 1 - LE NOM DE VERBE SE DIT-IL EN DIEU AU SENS PROPRE ?

(Et primo quaeritur utrum verbum proprie dicatur in divinis.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Il y a deux verbes, à savoir : l’intérieur et l’extérieur. L’extérieur ne peut pas se dire de Dieu au sens propre, puisqu’il est corporel et transitoire ; ni non plus le verbe intérieur, que saint Jean Damascène définit au deuxième livre en disant : « Le discours intérieur est un mouvement de l’âme survenant dans sa puissance de réflexion, sans élocution. » Or on ne peut concevoir en Dieu ni mouvement ni réflexion, laquelle s’accomplit par un certain processus discursif. Il semble donc qu’en aucune façon le verbe ne se dise en Dieu au sens propre.

 

2° Que l’esprit lui-même a un certain verbe, saint Augustin le prouve au quinzième livre sur la Trinité par le fait qu’il est dit aussi qu’il a une bouche, comme on le voit clairement en Mt 15, 11 : « c’est ce qui sort de la bouche de l’homme qui le souille », et la suite montre qu’il faut entendre cela de la bouche du cœur : « Mais ce qui sort de la bouche part du cœur. » Or la bouche ne se dit dans les réalités spirituelles que de façon métaphorique. Donc le verbe aussi.

 

 

3° Ce qui est dit en Jn 1, 3 : « Toutes choses ont été faites par lui », montre que le Verbe est intermédiaire entre le Créateur et les créatures ; et par là même, saint Augustin prouve que le Verbe n’est pas une créature. Le même raisonnement permet donc de prouver que le Verbe n’est pas le Créateur ; le nom de Verbe ne désigne donc rien qui soit en Dieu.

4° Le médium est à égale distance des extrêmes. Si donc le Verbe est intermédiaire entre le Père qui dit et la créature qui est dite, il est nécessaire que le Verbe se distingue essentiellement du Père, puisqu’il se distingue essentiellement des créatures. Or rien, en Dieu, n’est distinct par essence. Le Verbe n’est donc pas placé en Dieu au sens propre.

 

 

5° Ce qui ne convient au Fils qu’en tant qu’il est incarné, comme être homme, ou marcher, ou autre chose de ce genre, ne se dit jamais en Dieu au sens propre. Or la notion de verbe ne convient au Fils qu’en tant qu’il est incarné, car la notion de verbe vient de ce qu’il manifeste celui qui dit ; or le Fils ne manifeste le Père qu’en tant qu’il est incarné, tout comme notre verbe ne manifeste notre intelligence qu’en tant qu’il est uni à la voix. Ce n’est donc pas au sens propre que le Verbe se dit en Dieu.

6° S’il y avait en Dieu un verbe au sens propre, le Verbe qui a été de toute éternité auprès du Père et celui qui s’est incarné dans le temps seraient le même, comme nous disons que c’est le même Fils. Or, semble-t-il, on ne peut pas dire cela, car le Verbe incarné est comparé au verbe de la voix, au lieu que le Verbe qui existe auprès du Père est comparé au verbe de l’esprit, comme saint Augustin le montre clairement au quinzième livre sur la Trinité ; or le verbe proféré avec la voix et le verbe qui existe dans le cœur ne sont pas le même. Il ne semble donc pas que le Verbe que l’on dit avoir été auprès du Père de toute éternité relève de la nature divine au sens propre.

 

 

7° Plus l’effet est postérieur, plus il inclut la notion de signe : comme le vin est la cause finale du tonneau et, au-delà, celle du cercle qui est ajouté pour marquer le tonneau ; aussi est-ce surtout le cercle qui inclut la notion de signe. Or le verbe qui est dans la voix est le dernier effet qui procède de l’intelligence. La notion de signe convient donc plus à ce verbe qu’au concept de l’esprit, et de même pour la notion de « verbe », mot qui signifie à l’origine une manifestation. Or ce qui est dans les réalités corporelles avant d’être dans les spirituelles ne se dit jamais de Dieu au sens propre. Le verbe ne se dit donc pas de lui au sens propre.

 

8° Chaque nom signifie surtout ce dont il provient. Or le nom de verbe provient soit de verberatio aeris (action de frapper l’air), soit de boatus (cri), puisque le verbe n’est rien d’autre qu’un verum boans (criant le vrai). C’est donc surtout cela qui est signifié par le nom de verbe. Or cela ne convient nullement à Dieu, sinon de façon métaphorique. Le verbe ne se dit donc pas en Dieu au sens propre.

 

 

9° Le verbe de quelqu’un qui dit semble être la ressemblance en lui de la réalité dite. Or le Père, en se pensant, ne se pense pas par une ressemblance, mais par son essence. Il semble donc qu’il n’engendre aucun verbe de lui-même du fait qu’il se regarde. Or, comme dit Anselme, « pour l’esprit suprême, dire n’est rien d’autre que regarder en pensant ». Le verbe ne se dit donc pas en Dieu au sens propre.

 

 

10° Ce qui se dit de Dieu par similitude avec la créature ne se dit jamais de lui au sens propre, mais de façon métaphorique. Or le verbe se dit en Dieu par similitude avec le verbe qui est en nous, comme dit saint Augustin. Il semble donc qu’il se dise en Dieu de façon métaphorique, et non au sens propre.

 

11° Saint Basile dit que Dieu est appelé Verbe en tant que toutes choses sont proférées par lui ; Sagesse, car par lui toutes choses sont connues ; Lumière, car par

lui toutes choses sont manifestées. Or « proférer » ne se dit pas en Dieu au sens propre, car l’action de proférer regarde la voix. Le verbe ne se dit donc pas en Dieu au sens propre.

 

12° Le verbe de l’esprit est au Verbe éternel ce que le verbe de la voix est au Verbe incarné, comme le montre clairement saint Augustin. Or le verbe de la voix ne se dit du Verbe incarné que de façon métaphorique. Donc le verbe intérieur ne se dit aussi du Verbe éternel que de façon métaphorique.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au neuvième livre sur la Trinité : « Ce verbe, que nous cherchons à expliquer, est la connaissance unie à l’amour. » Or la connaissance et l’amour se disent en Dieu au sens propre. Donc le verbe aussi.

 

2) Saint Augustin dit au quinzième livre sur la Trinité : « Le verbe qui sonne au-dehors est donc le signe du verbe qui luit au-dedans, et qui, avant tout autre, mérite ce nom de verbe. Ce que nous proférons de bouche n’est que l’expression vocale du verbe : et si, cette expression, nous l’appe­lons verbe, c’est que le verbe l’assume pour apparaître au-dehors. » D’où il ressort que le nom de verbe se dit plus proprement du verbe spirituel que du corporel. Or tout ce qui se trouve plus proprement dans les réa­lités spirituelles que dans les corporelles convient à Dieu de façon très propre. C’est donc d’une façon très propre que le verbe se dit en Dieu.

 

3) Richard de Saint-Victor dit que le verbe manifeste l’intelligence de quelque sage. Or le Fils manifeste très véritablement l’intel­ligence du Père. Le nom de verbe se dit donc en Dieu de façon très propre.

 

 

4) Selon saint Augustin au quinzième livre sur la Trinité, le verbe n’est rien d’autre que la pensée formée. Or la pensée divine n’est jamais formable, mais toujours formée, car elle est toujours dans son acte. Le verbe se dit donc en Dieu de façon très propre.

 

 

 

5) Parmi les modes de l’un, celui qui est le plus simple est appelé « un » en premier et de façon tout à fait propre. Il en est donc de même pour le verbe : celui qui est tout à fait simple est très proprement appelé « verbe ». Or le Verbe qui est en Dieu est très simple. Il est donc très proprement appelé verbe.

 

6) Selon les grammairiens, si cette partie du discours qui s’appelle verbe s’approprie un nom commun, c’est parce qu’elle est la perfection de tout le discours, en tant que partie principale de ce dernier, et que le verbe manifeste les autres parties du discours, en ce sens que le nom est compris dans le verbe. Or le Verbe divin est la plus parfaite de toutes les réalités et, de plus, il les manifeste. Il est donc très proprement appelé verbe.

 

Réponse :

 

Notre façon de nommer dépend de la manière dont nous prenons connaissance des réalités. Or parce que, la plupart du temps, les choses qui sont postérieures dans la nature nous sont connues en premier, il se produit fréquemment qu’un nom, quant à son attribution, se trouve d’abord dans une première chose, alors que la réalité signifiée par le nom existe d’abord dans une seconde, comme on le voit clairement pour les noms qui se disent de Dieu et des créatures, tels l’étant, le bien, etc., qui ont d’abord été donnés aux créatures, d’où ils ont été transférés à la prédication de Dieu, quoique l’être et le bien se trouvent d’abord en Dieu.

 

 

Or, puisque le verbe extérieur est sensible, il nous est plus connu que le verbe intérieur quant à l’attribution du nom. Aussi le verbe vocal est-il appelé verbe avant le verbe intérieur, quoique le verbe intérieur soit naturellement avant, puisqu’il est la cause à la fois efficiente et finale du verbe extérieur. Cause finale, car nous exprimons le verbe vocal pour manifester le verbe intérieur ; il est donc nécessaire que le verbe intérieur soit ce qui est signifié par le verbe extérieur. Or le verbe qui est proféré extérieurement signifie ce qui est pensé, non l’acte même de penser, ni cette intelligence qui est un habitus ou une puissance, si ce n’est en tant qu’ils sont pensés eux aussi ; le verbe intérieur est donc cela même qui est pensé intérieurement. Cause efficiente car, puisque le verbe proféré extérieurement signifie de façon arbitraire, son principe est la volonté, tout comme pour les autres produits de l’art ; voilà pourquoi, de même que, pour les autres produits de l’art, préexiste dans l’esprit de l’artisan une certaine image du produit extérieur, de même préexiste, dans l’esprit de celui qui profère le verbe extérieur, un certain modèle du verbe extérieur.

 

 

Donc, de même que, dans le cas de l’artisan, nous considérons trois choses, à savoir la fin du produit, son modèle et le produit lui-même déjà réalisé, de même en celui qui parle se trouvent trois verbes : ce qui est conçu par l’intelligence est « le verbe du cœur proféré sans la voix », et le verbe extérieur est proféré pour le signifier ; puis viennent le modèle du verbe extérieur, appelé « le verbe intérieur qui a l’image de la voix », et le verbe exprimé extérieurement, qui est appelé « le verbe de la voix ». Et de même que, chez l’artisan, l’intention de la fin précède, puis vient l’élaboration de la forme du produit de l’art, qui est enfin amené à l’existence, de même, en celui qui parle, le verbe du cœur est antérieur au verbe qui a l’image de la voix, et en dernier vient le verbe de la voix.

 

Donc le verbe de la voix, étant accompli corporellement, ne peut se dire de Dieu que de façon métaphorique, c’est-à-dire à la façon dont les créatures qui sont produites par Dieu, ou leurs mouvements, sont elles-mêmes appelées son verbe, en tant qu’elles signifient l’intelligence divine comme l’effet signifie la cause. Donc, pour la même raison, le verbe qui a l’image de la voix ne pourra pas non plus se dire de Dieu au sens propre, mais seulement de façon métaphorique ; et c’est ainsi que les idées des réalités à produire sont appelées verbe de Dieu. Mais le verbe du cœur, qui n’est rien d’autre que ce qui est actuellement considéré par l’intelligence, se dit proprement de Dieu, car il est entièrement éloigné de la matérialité, de la corporéité et de tout défaut ; et de telles choses se disent proprement de Dieu, comme la science et l’objet su, l’acte de penser et l’objet pensé.

Réponse aux objections :

 

1° Puisque le verbe intérieur est ce qui est pensé, et que cela n’est en nous que lorsque nous pensons en acte, le verbe intérieur requiert toujours une intelligence dans son acte, qui est celui de penser. Or l’acte même de l’intelligence est appelé mouvement, non celui de l’imparfait, tel qu’il est décrit au troisième livre de la Physique, mais le mouvement du parfait, qui est une opération, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; voilà pourquoi le Damascène a dit que le verbe intérieur est un mouvement de l’esprit, quoiqu’il faille entendre par « mouve­ment » le terme du mouvement, c’est-à-dire par « opération » ce qui est opéré, comme on entend par « penser » ce qui est pensé. Et il n’est pas requis, pour la notion de verbe, que l’acte de l’intelli­gence qui a pour terme le verbe intérieur se fasse avec un processus discursif, que la réflexion semble impliquer : il suffit que, d’une façon quelconque, une chose soit pensée en acte. Pour nous, cependant, c’est le plus souvent par un processus discursif que nous disons quelque chose intérieurement ; c’est pourquoi saint Jean Damascène et Anselme, en

définissant le verbe, emploient le mot « réflexion » à la place de « considération ».

 

2° L’argument de saint Augustin ne procède pas du semblable, mais du moindre ; en effet, il semble que, pour le cœur, l’on doive moins parler de bouche que de verbe ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

3° L’intermédiaire peut être envisagé de deux façons. D’abord entre les deux extrémités du mouvement, comme le gris est intermédiaire entre le blanc et le noir dans le mouvement de noircissement ou de blanchissement. Ensuite entre l’agent et le patient, comme l’instrument de l’artisan est intermédiaire entre ce dernier et le produit de l’art, et semblablement comme tout ce par quoi l’artisan agit ; et c’est de cette façon que le Fils est un intermédiaire entre le Père qui crée et la créature faite par le Verbe ; mais non entre Dieu qui crée et la créature, car le Verbe lui-même est aussi le Dieu qui crée ; donc, de même que le Verbe n’est pas une créature, de même il n’est pas le Père. Et cependant, indépendamment de cela, la conclusion ne s’ensuivrait pas non plus. En effet, nous disons que Dieu crée par sa sagesse dite essentiellement, si bien que sa sagesse peut ainsi être dite intermédiaire entre Dieu et la créature ; et pourtant, la sagesse elle-même est Dieu. Et ce qui permet à Saint Augustin de prouver que le Verbe n’est pas une créature, ce n’est pas qu’il est intermédiaire, mais qu’il est cause universelle de la création. En n’importe quel mouvement, en effet, on se ramène à quelque [principe] premier qui n’est pas mû selon ce mouvement, comme tout ce qui peut être altéré se ramène à un premier altérant non altéré ; et de même, ce à quoi se ramènent toutes les choses créées est nécessairement non créé.

 

4° L’intermédiaire que l’on considère entre les termes du mouvement est tantôt pris à égale distance des termes, tantôt non. Mais l’intermédiaire qui est entre l’agent et le patient, s’il est certes intermédiaire en tant qu’instrument, il est tantôt plus proche de l’agent premier, tantôt plus proche du dernier patient ; et parfois, il se tient à égale distance de l’un et de l’autre : on le voit clairement dans le cas de l’agent dont l’action parvient au patient par plusieurs instruments. Mais l’intermédiaire qu’est la forme par laquelle l’agent opère est toujours plus proche de l’agent, car elle est en lui véritablement, mais dans le patient seulement par sa ressemblance. Et c’est de cette façon que l’on dit que le Verbe est intermédiaire entre le Père et la créature.

Il n’est donc pas nécessaire qu’il soit à égale distance du Père et de la créature.

 

 

 

5° Bien que, parmi nous, la manifestation qui s’adresse à autrui ne se fasse qu’au moyen du verbe vocal, cependant une manifestation à soi-même se fait aussi par le verbe du cœur, et cette manifestation précède l’autre ; aussi le verbe intérieur est-il appelé verbe en premier. Semblablement, le Père a été manifesté à tous par le Verbe incarné, mais le Verbe engendré de toute éternité l’a manifesté à lui-même ; voilà pourquoi le nom de Verbe ne lui convient pas seulement en tant qu’il s’est incarné.

 

 

 

6° Le Verbe incarné a quelque ressemblance et quelque dissemblance avec le verbe de la voix. Il y a de semblable entre les deux – et cela les rend comparables – que, de même que le verbe intérieur est manifesté par la voix, de même le Verbe éternel a été manifesté par la chair. Mais la dissemblance gît en ce que la chair assumée par le Verbe éternel n’est pas elle-même appelée verbe, au lieu que l’expres­sion vocale qui est assumée pour manifester le verbe intérieur est elle-même appelée verbe ; voilà pourquoi le verbe de la voix est autre que le verbe du cœur ; mais le Verbe incarné est identique au Verbe éternel, tout comme le verbe signifié par la voix est identique au verbe du cœur.

 

 

7° La notion de signe convient à l’effet avant de convenir à la cause lorsque la cause est pour l’effet une cause de l’être et non du signifier, comme c’est le cas dans l’exemple proposé. Mais lorsque l’effet doit à la cause non seulement d’être mais aussi de signifier, alors, de même que la cause est antérieure à l’effet quant à l’être, de même elle l’est quant au signifier ; et si le verbe intérieur inclut la notion de signification et de manifestation avant le verbe extérieur, c’est parce que le verbe extérieur n’est établi pour être signe que par le verbe intérieur.

 

 

 

8° Il y a deux façons de dire d’où provient un nom : soit du côté de celui qui donne le nom, soit du côté de la réalité à laquelle il est donné. Du côté de la réalité, le nom est dit provenir de ce qui complète la notion de la réalité signifiée par le nom, et c’est la différence spécifique de cette réalité ; et c’est ce qui est principalement signifié par le nom. Mais parce que les différences essentielles nous sont inconnues, nous employons parfois à leur place les accidents ou les effets, comme il est dit au huitième livre de la Métaphysique, et nous nommons la réalité en conséquence ; et dans ce cas, ce qui est employé à la place de la différence essentielle est ce dont provient le nom du côté de celui qui le donne, comme le nom lapis (la pierre) provient d’un effet, qui est de blesser (laedo) le pied (pes). Et ce n’est pas cela qui doit être principalement signifié par le nom, mais ce qu’il remplace. Semblablement, je dis que le nom de verbe provient de verberatio ou de boatus du côté de celui qui donne le nom, non du côté de la réalité.

 

9° En ce qui concerne la notion de verbe, peu importe qu’une chose soit pensée par ressemblance ou par essence. En effet, il est avéré que le verbe extérieur signifie tout ce qui peut être pensé, qu’il soit pensé par essence ou par ressemblance ; voilà pourquoi toute pensée, qu’elle soit pensée par essence ou par ressemblance, peut être appelée verbe intérieur.

 

 

10° Parmi les noms qui se disent de Dieu et des créatures, certains sont tels que les réalités signifiées se trouvent d’abord en Dieu et ensuite dans les créatures, quoique les noms aient d’abord été donnés à des créatures ; et de tels noms se disent proprement de Dieu, comme la bonté, la sagesse, etc. D’autres, par contre, sont tels que ce ne sont pas les réalités signifiées qui conviennent à Dieu, mais quelque chose de semblable à ces réalités ; et de tels noms se disent de Dieu de façon métaphorique, comme nous disons que Dieu est un lion ou qu’il marche. Donc, je dis que le verbe se dit en Dieu par similitude avec notre verbe quant à l’attribution du nom, non quant à l’ordre de la réalité ; il n’est donc pas nécessaire qu’il se dise de façon métaphorique.

 

 

11° L’action de proférer relève de la notion de verbe quant à ce dont provient le nom du côté de celui qui le donne, et non du côté de la réalité. Voilà pourquoi, bien que l’action de proférer se dise en Dieu de façon métaphorique, il ne s’ensuit pas que le verbe se dise de façon métaphorique ; de même, saint Jean Damascène dit que le nom de Dieu provient de ethin, qui signifie brûler ; et cependant, bien que « brûler » se dise de Dieu de façon métaphorique, ce n’est pourtant pas le cas du nom « Dieu ».

 

 

12° Le Verbe incarné ne se rapporte au verbe de la voix qu’à cause d’une certaine ressemblance, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; voilà pourquoi le Verbe incarné ne peut être appelé verbe de la voix que de façon métaphorique. Mais le Verbe éternel se rapporte au verbe du cœur selon la vraie notion de verbe intérieur ; voilà pourquoi le verbe se dit de part et d’autre au sens propre.

 

Et videtur quod non.

 

Est enim duplex verbum, scilicet interius et exterius. Exterius autem de Deo proprie dici non potest, cum sit corporale et transiens ; similiter nec verbum interius, quod Damascenus definiens, dicit, in II libro [De fide II, 21] : sermo interius dispositus est motus animae in excogitativo fiens, sine aliqua enuntiatione. In Deo autem non potest poni nec motus nec cogitatio, quae discursu quodam perficitur. Ergo videtur quod verbum nullo modo proprie dicatur in divinis.

 

Praeterea, Augustinus in XV de Trinit. [cap. 10] probat, quod verbum quoddam est ipsius mentis, ex hoc quod etiam eius aliquod os esse dicitur, ut patet Matth., XV, 11 : quae procedunt de ore, haec coinquinant hominem ; quod de ore cordis intelligendum esse ostenditur ex his quae sequuntur : quae autem procedunt de ore, de corde exeunt. Sed os non dicitur nisi metaphorice in spiritualibus rebus. Ergo nec verbum.

 

Praeterea, verbum ostenditur esse medium inter creatorem et creaturas, ex hoc quod Ioan. I, 3, dicitur : omnia per ipsum facta sunt ; et ex hoc ipso probat Augustinus [In Ioh. ev. tract. I, 11-12], quod verbum non est creatura. Ergo eadem ratione potest probari quod verbum non sit creator ; ergo verbum nihil ponit quod sit in Deo.

Praeterea, medium aequaliter distat ab extremis. Si igitur verbum medium est inter patrem dicentem et creaturam quae dicitur, oportet quod verbum per essentiam distinguatur a patre, cum per essentiam a creaturis distinguatur. Sed in divinis non est aliquid per essentiam distinctum. Ergo verbum non proprie ponitur in Deo.

 

Praeterea, quidquid non convenit filio nisi secundum quod est incarnatus, hoc non proprie dicitur in divinis ; sicut esse hominem, vel ambulare, aut aliquid huiusmodi. Sed ratio verbi non convenit filio nisi secundum quod est incarnatus, quia ratio verbi est ex hoc quod manifestat dicentem ; filius autem non manifestat patrem nisi secundum quod est incarnatus, sicut nec verbum nostrum manifestat intellectum nostrum nisi secundum quod est voci unitum. Ergo verbum non dicitur proprie in divinis.

 

Praeterea, si verbum proprie esset in divinis, idem esset verbum quod fuit ab aeterno apud patrem, et quod est ex tempore incarnatum, sicut dicimus quod est idem filius. Sed hoc, ut videtur, dici non potest ; quia verbum incarnatum comparatur verbo vocis, verbum autem apud patrem existens, verbo mentis, ut patet per Augustinum in libro XV de Trinit. [cap. 11] : non est autem idem verbum cum voce prolatum, et verbum in corde existens. Ergo non videtur quod verbum quod ab aeterno dicitur apud patrem fuisse, proprie ad naturam divinam pertineat.

 

 

Praeterea, quanto effectus est posterior, tanto magis habet rationem signi, sicut vinum est causa finalis dolii, et ulterius circuli, qui appenditur ad dolium designandum ; unde circulus maxime habet rationem signi. Sed verbum quod est in voce, est effectus postremus ab intellectu progrediens. Ergo ei magis convenit ratio signi quam conceptui mentis ; et similiter etiam ratio verbi, quod a manifestatione imponitur. Omne autem quod per prius est in corporalibus quam in spiritualibus, non proprie dicitur de Deo. Ergo verbum non proprie dicitur de ipso.

 

Praeterea, unumquodque nomen illud praecipue significat a quo impo­nitur. Sed hoc nomen verbum imponitur vel a verberatione aeris, vel a boatu, secundum quod verbum nihil est aliud quam verum boans. Ergo hoc est quod praecipue significatur nomine verbi. Sed hoc nullo modo convenit Deo nisi metaphorice. Ergo verbum non proprie dicitur in divinis.

 

Praeterea, verbum alicuius dicentis videtur esse similitudo rei dictae in dicente. Sed pater intelligens se, non intelligit se per similitudinem, sed per essentiam. Ergo videtur quod ex hoc quod intuetur se, non generet aliquod verbum sui. Sed nihil est aliud dicere summo spiritui quam cogitando intueri, ut Anselmus [Monol., cap. 63] dicit. Ergo verbum non proprie dicitur in divinis.

 

Praeterea, omne quod dicitur de Deo ad similitudinem creaturae, non dicitur de eo proprie, sed metaphorice. Sed verbum in divinis dicitur ad

similitudinem verbi quod est in nobis, ut Augustinus [De Trin. XV, 11] dicit. Ergo videtur quod metaphorice, et non proprie, in divinis dicatur.

 

Praeterea, Basilius dicit, quod Deus dicitur verbum, secundum quod eo omnia proferuntur ; sapientia, quo omnia cognoscuntur ; lux, quo omnia manifestantur. Sed proferre non proprie dicitur in Deo, quia prolatio ad vocem pertinet. Ergo verbum non proprie dicitur in divinis.

 

 

Praeterea, sicut se habet verbum vocis ad verbum incarnatum, ita verbum mentis ad verbum aeternum, ut per Augustinum patet. Sed verbum vocis non dicitur de verbo incarnato nisi metaphorice. Ergo nec verbum interius dicitur de verbo aeterno nisi metaphorice.

 

 

Sed contra. Augustinus dicit in IX de Trinitate [cap. 10] : verbum quod insinuare intendimus, cum amore notitia est. Sed notitia et amor proprie dicuntur in divinis. Ergo et verbum.

 

 

Praeterea, Augustinus in XV de Trinitate [cap. 11] dicit : verbum quod foris sonat, signum est verbi quod intus lucet, cui magis verbi competit nomen : nam illud quod profertur carnis ore, vox verbi est ; verbumque et ipsum dicitur propter illud a quo, ut foris appareret, assumptum est. Ex quo patet quod nomen verbi magis proprie dicitur de verbo spirituali quam de corporali. Sed omne illud quod magis proprie invenitur in spiritualibus quam in corporalibus, propriissime Deo competit. Ergo verbum propriissime in Deo dicitur.

 

 

Praeterea, Richardus de s. Victore [De Trin. VI, 12] dicit quod verbum est manifestativum sensus alicuius sapientis. Sed filius verissime manifestat sensum patris. Ergo nomen verbi propriissime in Deo dicitur.

 

Praeterea, verbum, secundum Augustinum in XV de Trinit. [cap. 10], nihil est aliud quam cogitatio formata. Sed divina consideratio nunquam est formabilis, sed semper formata, quia semper est in suo actu. Ergo propriissime dicitur verbum in divinis.

 

Praeterea, inter modos unius, illud quod est simplicissimum, primo et maxime proprie dicitur unum. Ergo et similiter in verbo, quod est maxime simplex, propriissime dicitur verbum. Sed verbum quod est in Deo, est simplicissimum. Ergo propriissime dicitur verbum.

 

Praeterea, secundum grammaticos, haec pars orationis quae verbum dicitur, ideo sibi commune nomen appropriat, quia est perfectio totius orationis, quasi praecipua pars ipsius ; et quia per verbum manifestantur aliae partes orationis, secundum quod in verbo intelligitur nomen. Sed verbum divinum est perfectissimum inter omnes res, et est etiam manifestativum rerum. Ergo propriissime verbum dicitur.

 

 

Responsio. Dicendum, quod nomina imponuntur a nobis secundum quod cognitionem de rebus accipimus. Et quia ea quae sunt posteriora in natura, sunt ut plurimum prius nota nobis, inde est quod frequenter secundum nominis impositionem, aliquod nomen prius in aliquo duorum invenitur in quorum altero per nomen significata res prius existit ; sicut patet de nominibus quae dicuntur de Deo et creaturis, ut ens, bonum, et huiusmodi, quae prius fuerunt crea­turis imposita, et ex his ad divinam praedicationem translata, quamvis esse et bonum per prius inveniatur in Deo.

Et ideo, quia verbum exterius, cum sit sensibile, est magis notum nobis quam interius secundum nominis impositionem, per prius vocale verbum dicitur verbum quam verbum interius, quamvis verbum interius naturaliter sit prius, utpote exterioris causa et efficiens et finalis. Finalis quidem, quia verbum vocale ad hoc a nobis exprimitur, ut interius verbum manifestetur : unde oportet quod verbum interius sit illud quod significatur per exterius verbum. Verbum autem quod exterius profertur, significat id quod intellectum est, non ipsum intelligere, neque hoc intellectum qui est habitus vel potentia, nisi quatenus et haec intellecta sunt : unde verbum interius est ipsum interius intellectum. Efficiens autem, quia verbum prolatum exterius, cum sit significativum ad placitum, eius principium est voluntas, sicut et ceterorum artificiatorum ; et ideo, sicut aliorum artificiatorum praeexistit in mente artificis imago quaedam exterioris artificii, ita in mente proferentis verbum exterius, praeexistit quoddam exemplar exterioris verbi.

Et ideo, sicut in artifice tria consideramus, scilicet finem artificii, et exemplar ipsius, et ipsum artificium iam productum, ita et in loquente triplex verbum invenitur : scilicet id quod per intellectum concipitur, ad quod significandum verbum exterius profertur : et hoc est verbum cordis sine voce prolatum ; item exemplar exterioris verbi, et hoc dicitur verbum interius quod habet imaginem vocis ; et verbum exterius expressum, quod dicitur verbum vocis. Et sicut in artifice praecedit intentio finis, et deinde sequitur excogitatio formae artificiati, et ultimo artificiatum in esse producitur ; ita verbum cordis in loquente est prius verbo quod habet imaginem vocis, et postremum est verbum vocis.

Verbum igitur vocis, quia corporaliter expletur, de Deo non potest dici nisi metaphorice : prout scilicet ipsae creaturae a Deo productae verbum eius dicuntur, aut motus ipsarum, inquantum designant intellectum divinum, sicut effectus causam. Unde, eadem ratione, nec verbum quod habet imaginem vocis, poterit dici de Deo proprie, sed metaphorice tantum ; ut sic dicantur verbum Dei ideae rerum faciendarum. Sed verbum cordis, quod nihil est aliud quam id quod actu consideratur per intellectum, proprie de Deo dicitur, quia est omnino remotum a materialitate et corporeitate et omni defectu ; et huiusmodi proprie dicuntur de Deo, sicut scientia et scitum, intelligere et intellectum.

 

Ad primum ergo dicendum, quod cum verbum interius sit id quod intellectum est, nec hoc sit in nobis ni­si secundum quod actu intelligimus, verbum interius semper requirit intellectum in actu suo, qui est intelligere. Ipse autem actus intellectus motus dicitur, non quidem imperfecti, ut describitur in III Phys. [l. 3 (201 b 31)] ; sed motus perfecti, qui est operatio ut dicitur in III de Anima [l. 12 (431 a 7)] ; et ideo Damascenus dixit verbum interius esse motum mentis, ut tamen accipiatur motus pro eo ad quod motus terminatur, id est operatio pro operato, sicut intelligere pro intellecto. Nec hoc requiritur ad rationem verbi quod actus intellectus, qui terminatur ad verbum interius, fiat cum aliquo discursu, quem videtur cogitatio importare ; sed sufficit qualitercumque aliquid actu intelligatur. Quia tamen apud nos ut frequentius per discursum interius aliquid dicimus, propter hoc Damascenus et Anselmus [Monol., cap. 63] definientes verbum, utuntur cogitatione loco considerationis.

 

Ad secundum dicendum, quod argumentum Augustini non procedit a si­mili, sed a minori ; minus enim videtur quod in corde os dici debeat quam verbum ; et ideo ratio non procedit.

 

Ad tertium dicendum, quod medium potest accipi dupliciter. Uno modo inter duo extrema motus : sicut pallidum est medium inter album et nigrum in motu denigrationis vel dealbationis. Alio modo inter agens et patiens : sicut instrumentum artificis est medium inter ipsum et artificiatum ; et similiter omne illud quo agit ; et hoc modo filius est medium inter patrem creantem et creaturam factam per verbum ; non autem inter Deum creantem et creaturam, quia ipsum verbum etiam est Deus creans ; unde sicut verbum non est creatura, ita non est pater. Et tamen etiam praeter hoc ratio non sequeretur. Dicimus enim, quod Deus creat per sapientiam suam essentialiter dictam, ut sic sapientia sua medium dici possit inter Deum et creaturam ; et tamen ipsa sapientia est Deus. Augustinus autem non per hoc probat verbum non esse creaturam, quia est medium, sed quia est universalis creaturae causa. In quolibet enim motu fit reductio ad aliquod primum, quod non movetur secundum motum illum, sicut alterabilia omnia reducuntur in primum alterans non alteratum ; et ita etiam illud in quod reducuntur creata omnia, oportet esse non creatum.

 

 

Ad quartum dicendum, quod medium quod accipitur inter terminos motus, aliquando accipitur secundum aequidistantiam terminorum, aliquando autem non. Sed medium quod est inter agens et patiens, si sit quidem medium, ut instrumentum, quandoque est propinquius primo agenti, quandoque propinquius ultimo patienti ; et quandoque se ha-

bet secundum aequidistantiam ad utrumque ; sicut patet in agente cuius actio ad patiens pervenit pluribus instrumentis. Sed medium quod est forma qua agens agit, semper

est propinquius agenti, quia est in ipso secundum veritatem rei, non autem in patiente nisi secundum sui

similitudinem. Et hoc modo verbum dicitur esse medium inter patrem et creaturam. Unde non oportet quod aequaliter distet a patre et creatura.

 

Ad quintum dicendum, quod quamvis apud nos manifestatio, quae est ad alterum, non fiat nisi per verbum vocale, tamen manifestatio ad seipsum fit etiam per verbum cordis ; et haec manifestatio aliam praecedit ; et ideo etiam verbum interius verbum per prius dicitur. Similiter etiam per verbum incarnatum pater omnibus manifestatus est ; sed verbum ab aeterno genitum eum manifestavit sibi ipsi ; et ideo non convenit sibi nomen verbi secundum hoc tantum quod incarnatus est.

 

Ad sextum dicendum, quod verbum incarnatum habet aliquid simile cum verbo vocis, et aliquid dissimile. Hoc quidem simile est in utroque, ratione cuius unum alteri comparatur : quod sicut vox manifestat verbum interius, ita per carnem manifestatum est verbum aeternum. Sed quantum ad hoc est dissimile : quod ipsa caro assumpta a verbo aeterno, non dicitur verbum, sed ipsa vox quae assumitur ad manifestationem verbi interioris, dicitur verbum ; et ideo verbum vocis est aliud a verbo cordis ; sed verbum incarnatum est idem quod verbum aeternum, sicut et verbum significatum per vocem, est idem quod verbum cordis.

 

Ad septimum dicendum, quod ratio signi per prius convenit effectui quam causae, quando causa est effectui causa essendi, non autem significandi, sicut in exemplo proposito accidit. Sed quando effectus habet a causa non solum quod sit, sed etiam quod significet, tunc, sicut causa est prius quam effectus in essendo, ita in significando ; et ideo verbum interius per prius habet rationem significationis et manifestationis quam verbum exterius, quia verbum exterius non instituitur ad significandum nisi per interius verbum.

 

Ad octavum dicendum, quod nomen dicitur ab aliquo imponi dupliciter : aut ex parte imponentis nomen, aut ex parte rei cui imponitur. Ex parte autem rei nomen dicitur ab illo imponi per quod completur ratio rei quam nomen significat ; et hoc est differentia specifica illius rei. Et hoc est quod principaliter significatur per nomen. Sed quia differentiae essentiales sunt nobis ignotae, quandoque utimur accidentibus vel effectibus loco earum, ut VIII Metaph. [l. 2 (1042 b 25)] dicitur ; et secundum hoc nominamus rem ; et sic illud quod loco differentiae essentialis sumitur, est a quo imponitur nomen ex parte imponentis, sicut lapis imponitur ab effectu, qui est laedere pedem. Et hoc non oportet esse principaliter significatum per nomen, sed illud loco cuius hoc ponitur. Similiter dico, quod nomen verbi imponitur a verberatione vel a boatu ex parte imponentis, non ex parte rei.

 

Ad nonum dicendum, quod quantum ad rationem verbi pertinet, non differt utrum aliquid intelligatur per similitudinem vel essentiam. Constat enim quod exterius verbum significat omne illud quod intelligi potest, sive per essentiam sive per similitudinem intelligatur ; et ideo omne intellectum, sive per essentiam sive per similitudinem intelligatur, potest verbum interius dici.

Ad decimum dicendum, quod de his quae dicuntur de Deo et creaturis, quaedam sunt quorum res significatae per prius inveniuntur in Deo quam in creaturis, quamvis nomina prius fuerint creaturis imposita ; et talia proprie dicuntur de Deo, ut bonitas sapientia, et huiusmodi. Quaedam vero sunt nomina quorum res significatae Deo non conveniunt, sed aliquid simile illis rebus ; et huiusmodi dicuntur metaphorice de Deo, sicut dicimus Deum leonem vel ambulantem. Dico ergo, quod verbum in divinis dicitur ad similitudinem nostri verbi, ratione impositionis nominis, non propter ordinem rei ; unde non oportet quod metaphorice dicatur.

 

Ad undecimum dicendum, quod prolatio pertinet ad rationem verbi quantum ad id a quo imponitur nomen ex parte imponentis, non autem ex parte rei. Et ideo quamvis prolatio dicatur metaphorice in divinis, non sequitur quod verbum metaphorice dicatur ; sicut etiam Damascenus [De fide I, 9] dicit, quod hoc nomen Deus dicitur ab ethin, quod est ardere : et tamen, quamvis ardere dicatur metaphorice de Deo, non tamen hoc nomen Deus.

 

Ad duodecimum dicendum, quod verbum incarnatum comparatur verbo vocis propter quamdam similitudinem tantum, ut ex dictis, patet ; et ideo verbum incarnatum non potest dici verbum vocis nisi metaphorice. Sed verbum aeternum comparatur verbo cordis secundum veram rationem verbi interioris ; et ideo verbum proprie dicitur utrobique.

 

 

 

Article 2 - LE NOM DE VERBE, EN DIEU, SE DIT-IL ESSENTIELLEMENT OU NE SE DIT-IL QUE PERSONNELLEMENT ?

(Secundo quaeritur utrum verbum in divinis dicatur essentialiter

vel personaliter tantum.)

 

 

Il semble qu’on puisse aussi le dire essentiellement.

 

1° Le nom de verbe signifie à l’origine une manifestation, comme on l’a dit. Or l’essence divine peut se manifester par elle-même. Le verbe lui convient donc par soi, et ainsi, le verbe se dira essentiellement.

 

 

2° Ce qui est signifié par le nom, c’est la définition elle-même, comme il est dit au quatrième livre de la Métaphysique. Or, suivant saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité, le verbe est « la connaissance unie à l’amour » ; et selon Anselme dans son Monologion, « pour l’esprit suprême, dire n’est rien d’autre que regarder en pensant ». Et dans l’une et l’autre définition, rien n’est placé qui ne soit dit essentiellement. Le verbe se dit donc essentiellement.

 

 

3° Tout ce qui est dit est verbe. Or le Père ne dit pas seulement lui-même, mais aussi le Fils et le Saint-Esprit, comme dit Anselme au livre précité. Le verbe est donc commun aux trois Personnes ; il se dit donc essentiellement.

 

 

4° Celui qui dit, quel qu’il soit, a un verbe qu’il dit, suivant saint Augustin au septième livre sur la Trinité. Or, comme dit Anselme dans son Monologion, de même que le Père pense, le Fils pense et le Saint-Esprit pense, et cependant ce ne sont pas trois qui pensent mais un seul qui pense, de même le Père dit, le Fils dit et le Saint-Esprit dit, et cependant ce ne sont pas trois qui disent mais un seul qui dit. Le verbe correspond donc à l’un quelconque d’entre eux. Or rien n’est commun aux trois sinon l’essence. Le verbe se dit donc en Dieu essentiellement.

 

 

5° Dans notre intelligence, dire et penser ne diffèrent pas. Or en Dieu, le verbe se prend par similitude avec le verbe qui est dans l’intelligence. Donc en Dieu, dire n’est rien d’autre que penser ; donc le verbe, lui aussi, n’est rien d’autre que ce qui est pensé. Or ce qui est pensé, en Dieu, se dit essentiellement. Donc le verbe aussi.

 

 

6° Comme dit saint Augustin, le verbe divin est la puissance opérative du Père. Or la puissance opérative se dit en Dieu essentiellement. Donc le verbe aussi se dit essen­tiellement.

 

 

7° De même que l’amour implique une émanation de la volonté, de même le verbe implique une émanation de l’intelligence. Or l’amour se dit en Dieu essentiellement. Donc le verbe aussi.

 

8° Ce qui, en Dieu, peut être pensé sans considérer la distinction des Personnes, ne se dit pas personnellement. Or le verbe est tel, car même ceux qui nient la distinction des Personnes affirment que Dieu se dit lui-même. Le verbe ne se dit donc pas personnellement en Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au sixième livre sur la Trinité que seul le Fils est appelé verbe, et non le Père et le Fils ensemble. Or tout ce qui se dit essentiellement convient communément à l’un et à l’autre. Le verbe ne se dit donc pas essentiellement.

 

 

2) Il est dit en Jn 1, 1 : « Le Verbe était auprès de Dieu. » Or l’expression « auprès de », étant une préposition transitive, implique une distinction. Le Verbe est donc distinct de Dieu. Or rien qui soit dit essentiellement n’est distinct en Dieu. Le Verbe ne se dit donc pas essentiellement.

 

3) Tout ce qui, en Dieu, implique une relation de Personne à Personne, se dit personnellement, non essentiellement. Or le verbe est tel. Donc, etc.

 

 

4) On peut citer aussi dans le même sens Richard de Saint-Victor, qui montre en son livre sur la Trinité que seul le Fils est appelé Verbe.

 

Réponse :

 

Le verbe, tel qu’il se dit en Dieu de façon métaphorique, au sens où la création est elle-même appelée « verbe manifestant Dieu », appartient sans aucun doute à la Trinité tout entière ; mais pour l’heure, nous enquêtons sur le verbe tel qu’il se dit en Dieu au sens propre. Et cette question paraît très facile, à première vue, car le verbe implique une certaine origine, par laquelle on distingue en Dieu les Personnes. Mais si on l’examine plus à fond, on la trouve assez difficile, car nous rencontrons en Dieu certaines choses qui impliquent une origine non quant à la réalité, mais seulement quant à la notion ; comme par exemple le nom d’opération, qui implique sans aucun doute une chose qui procède de celui qui opère, et cependant ce processus n’existe que du point de vue de la notion seulement, et c’est pourquoi l’opération ne se dit pas en Dieu personnellement, mais essentiellement : car en Dieu, l’essence, la puissance et l’opération ne diffèrent pas. On ne voit donc pas avec une évidence

immédiate si le nom de verbe implique

un processus réel, comme le nom de Fils, ou seulement de raison, comme le nom d’opération, et par conséquent, s’il se dit personnellement ou essentiellement.

 

Pour connaître cela, il faut donc savoir que le verbe de notre intelligence, suivant la ressemblance duquel nous pouvons parler du verbe divin, est ce que l’opération de notre intelligence a pour terme, cela même qui est pensé ; on l’appelle la conception de l’intelligence, que cette conception soit

signifiable par un vocable incomplexe, comme c’est le cas lorsque l’intelligence forme les quiddités des réalités, ou par une expression complexe, ce qui se produit lorsque l’intelligence compose et divise. Or, en nous, tout objet pensé est une chose

qui émane réellement d’autre chose : soit comme les conceptions des conclusions émanent des principes, soit comme les conceptions des quiddités des réalités postérieures émanent des quiddités des antérieures, soit, du moins, comme la conception actuelle émane de la connaissance habituelle. Et cela est universellement vrai de tout ce qui est pensé par nous, que ce soit par essence ou par ressemblance. En effet, la conception est elle-même l’effet de l’acte de penser ; donc, même lorsque l’esprit se pense lui-même, sa conception n’est pas l’esprit lui-même, mais une chose exprimée par la connaissance de l’esprit. Ainsi donc, en nous, le verbe de l’intelligence a deux propriétés, par sa nature même : il est pensé, et il est exprimé par autre chose.

 

Si donc le verbe se dit en Dieu par similitude avec les deux propriétés, alors le nom de verbe n’impliquera pas seulement un processus de raison, mais aussi un processus réel. Mais s’il se dit par similitude avec l’une d’elles seulement, à savoir qu’il est pensé, alors le nom de verbe n’impliquera pas en Dieu un processus réel, mais seulement de raison, tout comme le nom de pensée. Mais ce ne sera pas selon l’acception propre de « verbe », car si l’on ôte à un mot l’une des propriétés de sa notion, l’accep­tion ne sera plus propre. Si donc le verbe est entendu en Dieu au sens propre, il ne se dit que personnellement, mais si on l’entend au sens général, il pourra aussi se dire essentiellement. Cependant, parce qu’il faut, d’après le Philosophe, « user des noms comme la plupart le font », on doit imiter l’usage surtout dans les significations des noms ; et parce que tous les saints emploient communément le nom de verbe comme attribut d’une Personne, il faut plutôt affirmer qu’il se dit personnellement.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° Le verbe, par sa nature même, n’inclut pas seulement une manifestation, mais aussi un processus réel d’une chose à partir d’une autre. Et parce que l’essence, quoiqu’elle se manifeste elle-même, n’émane pas réellement d’elle-même, elle

ne peut être appelée verbe qu’en raison de l’identité entre essence et Personne, comme l’essence est aussi appelée Père ou Fils.

 

 

2° La connaissance qui entre dans la définition du verbe est à entendre comme la connaissance exprimée par autre chose, et qui est en nous la connaissance actuelle. Or, bien que la sagesse ou la connaissance se dise en Dieu essentiellement, cependant la sagesse engendrée ne se dit que personnellement. Semblablement, ce que dit Anselme – « dire, c’est regarder en pensant » – doit, si l’on prend « dire » au sens propre, se comprendre du regard de la pensée, en ce sens que par ce regard quelque chose émane, à savoir, cela même qui est pensé.

 

 

3° La conception de l’intelligence est intermédiaire entre l’intelligence et la réalité pensée, car c’est par son intermédiaire que l’opération de l’intelligence atteint la réalité. Voilà pourquoi la conception de l’intelli­gence est non seulement ce qui est pensé, mais aussi ce par quoi la réalité est pensée ; de sorte que « ce qui est pensé » peut désigner à la fois la réalité même et la conception de l’intelligence ; et semblablement, « ce qui est dit » peut désigner à la fois la réalité qui est dite par le verbe, et le verbe lui-même, comme on le voit clairement aussi dans le cas du verbe extérieur, car à la fois le nom lui-même est dit, et la réalité signifiée par le nom est dite par ce nom. Donc je dis que le Père est dit, non comme verbe, mais comme réalité dite au moyen d’un verbe ; et de même pour le Saint-Esprit, car le Fils manifeste toute la Trinité ; par conséquent, le Père dit toutes les trois Personnes par son unique Verbe.

 

4° En cela, Anselme paraît se contredire. En effet, il dit que le verbe ne se dit que personnellement et convient au seul Fils, mais que « dire » convient aux trois Personnes ; pourtant, dire n’est rien d’autre qu’émettre un verbe à partir de soi. De même, à la parole d’Anselme s’oppose celle de saint Augustin affirmant au septième livre sur la Trinité que, au sein de la Trinité, ce n’est pas chacun qui dit, mais c’est le Père par son Verbe ; donc, de même que le verbe au sens propre ne se dit en Dieu que personnellement et convient au seul Fils, de même « dire » convient aussi au seul Père. Mais Anselme prend « dire » au sens commun de penser, et « verbe » au sens propre ; et il aurait pu faire l’inverse si cela lui avait plu.

 

 

 

5° En nous, dire signifie non seulement penser, mais penser et en même temps exprimer à partir de soi une conception ; et nous ne pouvons pas penser autrement qu’en exprimant une telle conception ; voilà pourquoi, en nous, tout acte de penser est à proprement parler un acte de dire. Mais Dieu peut penser sans que rien procède réellement de lui-même car, en lui, celui qui pense est identique à ce qui est pensé et à l’acte de penser, ce qui n’est pas notre cas ; et c’est pourquoi, en Dieu, tout acte de penser n’est pas appelé « dire » à proprement parler.

 

 

6° De même que le Verbe n’est appelé « connaissance du Père » que comme une connaissance engendrée par le Père, de même il est aussi appelé « puissance opérative du Père » parce qu’il est puissance procédant d’une puissance, le Père. Or la puissance qui procède se dit personnellement. Et il en sera de même de la puissance opérative qui procède du Père.

 

7° Une chose peut procéder d’une autre de deux façons : d’abord comme l’action procède de l’agent, ou l’opération de celui qui opère ; ensuite, comme ce qui est opéré procède de celui qui opère. Donc, le processus de l’opération à partir de celui qui opère ne pose pas de distinction entre une réalité existant par soi et une autre réalité existant par soi, mais il pose une distinction entre la perfection et ce qui est perfectionné, car l’opération est la perfection de celui qui opère. Mais le processus de ce qui est opéré pose une distinction entre une réalité et une autre. Or en Dieu, il ne peut pas y avoir réellement de distinction entre perfection et perfectible. Cependant on trouve en Dieu des réalités distinctes entre elles, à savoir les trois Personnes ; voilà pourquoi le processus qui est signifié en Dieu comme celui d’une opération à partir de celui qui opère n’est que de raison, au lieu que celui qui est signifié comme un processus d’une réalité à partir d’un principe peut se rencontrer réellement en Dieu. Or il y a cette différence entre l’intelligence et la volonté : l’opération de la volonté a pour terme les réalités, en lesquelles il y a le bien et le mal, au lieu que l’opération de l’intelligence a son terme dans l’esprit, en lequel se trouvent le vrai et le faux, comme il est dit au sixième livre de la Métaphysique. Voilà pourquoi la volonté n’a rien qui émane d’elle-même et qui soit en elle, si ce n’est à la façon d’une opération, au lieu que l’intel­ligence a en elle-même quelque chose qui émane d’elle, non seulement à la façon d’une opération, mais aussi à la façon d’une réalité opérée. Aussi le verbe est-il signifié comme une réalité qui procède, mais l’amour comme une opération qui procède ; l’amour n’est donc pas aussi apte que le verbe à être dit personnellement.

 

8° Si l’on ne considère pas la distinction des Personnes, ce ne sera pas au sens propre que Dieu se dit lui-même ; et cela n’est pas non plus compris au sens propre par certains, qui n’admettent pas en Dieu la distinction des Personnes.

 

On pourrait facilement répondre à ce qui est objecté en sens contraire, si quelqu’un voulait soutenir la position contraire.

 

1) À ce qu’oppose [l’objectant] à partir des paroles de saint Augustin, on pourrait répondre que saint Augustin prend le verbe au sens où il implique une origine réelle.

 

2) On pourrait répondre que, bien que la préposition « auprès de » implique une distinction, cependant cette distinction n’est pas impliquée dans le nom de verbe ; donc, de ce que le Verbe est dit être auprès du Père, on ne peut pas conclure que « verbe » se dit personnellement, car on dit aussi « Dieu de Dieu » et « Dieu auprès de Dieu ».

 

 

3) On peut répondre que cette relation est seulement de raison.

 

4) Comme pour la première objection.

 

Et videtur quod etiam essentialiter possit dici.

 

Quia nomen verbi a manifestatione imponitur, ut dictum est. Sed essentia divina potest se per seipsam manifestare. Ergo ei per se verbum competit et ita verbum essentialiter dicetur.

 

Praeterea, significatum per nomen est ipsa definitio, ut in IV Metaphysic. [l. 16 (1012 a 23)] dicitur. Sed verbum, secundum Augustinum in IX de Trinitate [cap. 10], est notitia cum amore ; et secundum Anselmum in Monologio [cap. 63], dicere summo spiritui nihil est aliud quam cogitando intueri. In utraque autem definitione nihil ponitur nisi essentialiter dictum. Ergo verbum essentialiter dicitur.

 

Praeterea, quidquid dicitur, est verbum. Sed pater dicit non solum seipsum, sed etiam filium et spiritum sanctum, ut Anselmus dicit in libro praedicto [cap. 62]. Ergo verbum tribus personis commune est ; ergo essentialiter dicitur.

 

Praeterea, quilibet dicens habet verbum quod dicit, ut Augustinus dicit VII de Trinit. [cap. 1]. Sed, sicut dicit Anselmus in Monol. [cap. 63], sicut pater est intelligens, et filius intelligens, et spiritus sanctus intelligens et tamen non sunt tres intelligentes, sed unus intelligens : ita pater est dicens, et filius est dicens, et spiritus sanctus est dicens : et tamen non sunt tres dicentes, sed unus dicens. Ergo cuilibet eorum respondet verbum. Sed nihil est commune tribus nisi essentia. Ergo verbum essentialiter dicitur in divinis.

 

Praeterea, in intellectu nostro non differt dicere et intelligere. Sed verbum in divinis sumitur ad similitudinem verbi quod est in intellectu. Ergo nihil aliud est in Deo dicere quam intelligere ; ergo et verbum nihil aliud quam intellectum. Sed intellectum in divinis essentialiter dicitur. Ergo et verbum.

 

Praeterea, verbum divinum, ut Augustinus [De div. quaest. 83, qu. 63] dicit, est potentia operativa patris. Sed potentia operativa essentialiter dicitur in divinis. Ergo et verbum essentialiter dicitur.

 

Praeterea, sicut amor importat emanationem affectus, ita verbum emanationem intellectus. Sed amor in divinis essentialiter dicitur. Ergo et verbum.

 

Praeterea, illud quod potest intelligi in divinis non intellecta distinctione personarum, non dicitur personaliter. Sed verbum est huiusmodi : quia etiam illi qui negant distinctionem personarum, ponunt quod Deus dicit seipsum. Ergo verbum non dicitur personaliter in Deo.

 

 

 

In contrarium. Est quod Augustinus dicit in VI de Trinitate [cap. 2], quod solus filius dicitur verbum, non autem simul pater et filius verbum. Sed omne quod essentialiter dicitur, communiter utrique convenit. Ergo verbum non dicitur essentialiter.

 

Praeterea, Ioan. I, 1, dicitur : verbum erat apud Deum. Sed ly apud, cum sit praepositio transitiva, distinctionem importat. Ergo verbum a Deo distinguitur. Sed nihil distinguitur in divinis quod dicatur essentialiter. Er­go verbum non dicitur essentialiter.

 

Praeterea, omne illud quod in divinis importat relationem personae ad personam, dicitur personaliter, non essentialiter. Sed verbum est huiusmodi. Ergo, et cetera.

 

Praeterea, ad hoc est etiam auctoritas Richardi de sancto Victore, qui ostendit in libro suo de Trinitate [VI, 12], solum filium verbum dici.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod verbum secundum quod in divinis metaphorice dicitur, prout ipsa creatura dicitur verbum manifestans Deum, proculdubio ad totam pertinet Trinitatem ; nunc autem quaerimus de verbo secundum quod proprie dicitur in divinis. Quaestio autem ista in superficie videtur esse planissima, propter hoc quod verbum originem quamdam importat secundum quam in divinis personae distinguuntur. Sed, interius considerata, difficilior in­venitur, eo quod in divinis invenimus quaedam quae originem important non secundum rem, sed secundum rationem tantum ; sicut hoc nomen operatio, quae proculdubio importat aliquid procedens ab operante : et tamen iste processus non est nisi secundum rationem tantum ; unde operatio in divinis non personaliter, sed essentialiter dicitur, quia in Deo non differt essentia, virtus et operatio. Unde non statim fit evidens, utrum hoc nomen verbum processum realem importet, sicut hoc nomen filius ; vel rationis tantum, sicut hoc nomen operatio ; et ita utrum personaliter vel essentialiter dicatur.

Unde, ad huius notitiam, sciendum est, quod verbum intellectus nostri, secundum cuius similitudinem loqui possumus de verbo divino, est id ad quod operatio intellectus nostri terminatur, quod est ipsum intellectum, quod dicitur conceptio intellectus ; sive sit conceptio significabilis per vo­cem incomplexam, ut accidit quan­do intellectus format quidditates rerum ; sive per vocem complexam, quod accidit quando intellectus componit et dividit. Omne autem intellec­tum in nobis est aliquid realiter progrediens ab altero ; vel sicut progredi­untur a principiis conceptiones conclusionum, vel sicut conceptiones quidditatum rerum posteriorum a quidditatibus priorum ; vel saltem sicut conceptio actualis progreditur ab habituali cognitione. Et hoc universaliter verum est de omni quod a nobis intelligitur, sive per essentiam intelliga­tur, sive per similitudinem. Ipsa enim concep­tio est effectus actus intelligendi ; unde etiam quando mens intelligit seipsam, eius conceptio non est ipsa mens, sed aliquid ex­pressum a notitia mentis. Ita ergo ver­bum intellectus in nobis duo habet de sua ratione ; scilicet quod est intellec­tum, et quod est ab alio expressum.

Si ergo secundum utriusque similitudinem verbum dicatur in divinis, tunc non solum importabitur per nomen verbi processus rationis, sed etiam rei. Si autem secundum similitudinem alterius tantum, scilicet quod est intellectum, sic hoc nomen verbum in divinis non importabit processum realem, sed rationis tantum, sicut et hoc nomen intellectum. Sed hoc non erit secundum propriam verbi acceptionem, quia si aliquid eorum quae sunt de ratione alicuius auferatur, iam non erit propria acceptio. Unde verbum si proprie accipiatur in divinis, non dicitur nisi personaliter ; si autem accipiatur communiter, poterit etiam dici essentialiter. Sed tamen, quia nominibus utendum ut plures, secundum philosophum [Topic. II, 2 (110 a 16)], usus maxime est aemulandus in significationibus nominum ; et quia omnes sancti communiter utuntur nomine verbi, prout personaliter dicitur, ideo hoc magis dicendum est, quod personaliter dicatur.

 

Ad primum igitur dicendum, quod verbum de ratione sui non solum habet manifestationem, sed realem processum unius ab alio. Et quia essentia non realiter progreditur a seipsa, quamvis manifestet seipsam, non potest essentia verbum dici, nisi ratione identitatis essentiae ad personam ; sicut etiam dicitur pater vel filius.

 

Ad secundum dicendum, quod notitia quae ponitur in definitione verbi est intelligenda notitia expressa ab alio, quae est in nobis notitia actualis. Quamvis autem sapientia vel notitia essentialiter dicatur in divinis, tamen sapientia genita non dicitur nisi personaliter. Similiter etiam quod Anselmus dicit, quod dicere est cogitando intueri, est intelligendum, si proprie dicere accipiatur de intuitu cogitationis, secundum quod per ipsum aliquid progreditur, scilicet cogitatum ipsum.

 

Ad tertium dicendum, quod conceptio intellectus est media inter intellectum et rem intellectam, quia ea mediante operatio intellectus pertingit ad rem. Et ideo conceptio intellectus non solum est id quod intellectum est, sed etiam id quo res intelligitur ; ut sic id quod intelligitur, possit dici et res ipsa, et conceptio intellectus ; et similiter id quod dicitur, potest dici et res quae dicitur per verbum, et verbum ipsum ; ut etiam in verbo exteriori patet ; quia et ipsum nomen dicitur, et res significata per nomen dicitur ipso nomine. Dico igitur, quod pater dicitur, non sicut verbum, sed sicut res dicta per verbum ; et similiter spiritus sanctus, quia filius manifestat totam Trinitatem ; unde pater dicit verbo uno suo omnes tres personas.

 

 

Ad quartum dicendum, quod in hoc videtur contrariari Anselmus sibi ipsi. Dicit enim, quod verbum non dicitur nisi personaliter, et convenit soli filio ; sed dicere convenit tribus personis ; dicere autem nihil est aliud quam ex se emittere verbum. Similiter etiam verbo Anselmi contrariatur verbum Augustini in VII de Trinitate [cap. 1], ubi dicit, quod non singulus in Trinitate est dicens, sed pater verbo suo ; unde, sicut verbum proprie dictum non dicitur nisi personaliter in divinis, et convenit soli filio, ita et dicere et soli patri convenit. Sed Anselmus accepit dicere communiter pro intelligere, et verbum proprie ; et potuisset facere e converso si ei placuisset.

 

Ad quintum dicendum, quod in nobis dicere non solum significat intelligere, sed intelligere cum hoc quod est ex se exprimere aliquam conceptionem ; nec aliter possumus intelligere, nisi huiusmodi conceptionem exprimendo ; et ideo omne intelligere in nobis, proprie loquendo, est dicere. Sed Deus potest intelligere sine hoc quod aliquid ex ipso procedat secundum rem, quia in eo idem est intelligens et intellectum et intelligere : quod in nobis non accidit ; et ideo non omne intelligere in Deo, proprie loquendo, dicitur dicere.

 

Ad sextum dicendum, quod sicut verbum non dicitur notitia patris nisi notitia genita ex patre, ita et dicitur et virtus operativa patris, quia est virtus procedens a patre virtute. Virtus autem procedens personaliter dicitur. Et similiter potentia operativa procedens a patre.

 

 

Ad septimum dicendum, quod dupliciter aliquid potest procedere ab altero : uno modo sicut actio ab agente, vel operatio ab operante ; alio sicut operatum ab operante. Processus ergo operationis ab operante non distinguit rem per se existentem ab alia re per se existente, sed distin-guit perfectionem a perfecto, quia

operatio est perfectio operantis. Sed processus operati distinguit unam rem ab alia. In divinis autem non potest esse secundum rem distinctio perfectionis a perfectibili. Inveniuntur tamen in Deo res ab invicem distinctae, scilicet tres personae ; et ideo processus qui significatur in divinis ut operationis ab operante, non est nisi rationis tantum ; sed processus qui significatur ut rei a principio, potest in Deo realiter inveniri. Haec autem est differentia inter intellectum et voluntatem : quod operatio voluntatis terminatur ad res, in quibus est bonum et malum ; sed operatio intellectus terminatur in mente, in qua est verum et falsum, ut dicitur in VI Metaphysic. [l. 4 (1027 b 25)]. Et ideo voluntas non habet aliquid progrediens a seipsa, quod in ea sit nisi per modum operationis ; sed intellectus habet in seipso aliquid progrediens ab eo, non solum per modum operationis, sed etiam per modum rei operatae. Et ideo verbum significatur ut res procedens, sed amor ut operatio procedens ; unde amor non ita se habet ad hoc ut dicatur personaliter, sicut verbum.

 

 

 

Ad octavum dicendum, quod non intellecta distinctione personarum, non proprie Deus dicet seipsum, nec proprie hoc a quibusdam intelligitur, qui distinctionem personarum in Deo non ponunt.

 

Ad ea vero quae in contrarium obiiciuntur, posset de facili responderi, si quis vellet contrarium sustinere.

 

Ad hoc enim quod obiicit de verbis Augustini, posset dici, quod Augustinus accipit verbum, secundum quod importat realem originem.

 

Ad secundum posset dici, quod etsi haec praepositio apud importet distinctionem, haec tamen distinctio non importatur in nomine verbi ; unde ex hoc quod verbum dicitur esse apud patrem, non potest concludi quod verbum personaliter dicatur quia etiam dicitur Deus de Deo, et Deus apud Deum.

 

Ad tertium potest dici, quod relatio illa est rationis tantum.

 

Ad quartum sicut ad primum.

 

 

 

 

Article 3 - LE NOM DE VERBE CONVIENT-IL AU SAINT-ESPRIT ?

(Tertio quaeritur utrum verbum spiritui sancto conveniat.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Comme dit saint Basile dans son troisième sermon Sur l’Esprit Saint, « L’Esprit se rapporte au Fils de la même façon que le Fils se rapporte au Père ; et c’est pourquoi, le Fils étant le verbe de Dieu, l’Esprit est le verbe du Fils. » Le Saint-Esprit est donc appelé Verbe.

 

 

2° En Hébr. 1, 3, il est dit du Fils : « Comme il est la splendeur de sa gloire et le caractère de sa substance, et qu’il soutient tout par la puissance de son verbe… » Le Fils a donc un verbe qui procède de lui, et par lequel tout est soutenu. Or en Dieu, seul le Saint-Esprit procède du Fils. Le Saint-Esprit est donc appelé Verbe.

 

3° Comme dit saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité, le verbe est « la connaissance unie à l’amour ». Or, de même que la connaissance est appropriée au Fils, de même l’amour l’est au Saint-Esprit. Donc, de même que le nom de verbe convient au Fils, de même il convient aussi à l’Esprit Saint.

 

4° À propos de Hébr. 1, 3 : « il soutient tout par la puissance de son verbe », la Glose dit que « verbe » désigne ici le commandement. Or le commandement est mis au nombre des signes de la volonté. Puis donc que le Saint-Esprit procède par mode de volonté, il semble qu’on puisse l’appeler Verbe.

 

 

 

5° Le verbe, par sa notion, implique une manifestation. Or, de même que le Fils manifeste le Père, de même le Saint-Esprit manifeste le Père et le Fils ; c’est pourquoi il est dit en Jn 16, 13 que le Saint-Esprit « enseigne toute vérité ». Le Saint-Esprit doit donc être appelé Verbe.

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au sixième livre sur la Trinité que « le Fils est appelé Verbe pour la même raison qu’il est appelé Fils ». Or le Fils est appelé Fils parce qu’il est engendré ; il est donc aussi appelé Verbe parce qu’il est engendré. Or le Saint-Esprit n’est pas engendré. Il n’est donc pas Verbe.

Réponse :

 

L’usage des noms de verbe et d’image n’est pas le même chez nos saints et nous, que chez les anciens docteurs des Grecs. Ces derniers, en effet, ont employé les noms de verbe et d’image pour désigner tout ce qui procède en Dieu ; aussi appelaient-ils Verbe et Image indifféremment le Saint-Esprit et le Fils. Mais nos saints et nous, dans l’usage de ces noms, imitons la coutume de l’Écriture canonique, qui n’emploie quasiment jamais le terme de verbe ou d’image, si ce n’est pour le Fils. Il n’appartient pas à la présente question de traiter de l’image ; mais pour ce qui est du verbe, notre usage semble assez raisonnable.

 

 

 

En effet, le verbe implique une certaine manifestation ; or on ne rencontre de manifestation par soi que dans l’intelligence. Car, si une chose qui est hors de l’intel­ligence est dite manifester, c’est seulement dans la mesure où elle laisse dans l’intel­ligence quelque chose qui y est ensuite principe de manifestation. Le manifes­tant prochain est donc dans l’intelligence, mais un manifestant lointain peut aussi exister hors d’elle. Aussi le nom de verbe se dit-il au sens propre de ce qui procède de l’intelligence ; mais ce qui ne procède pas de l’intelligence ne peut être appelé verbe que de façon métaphorique, c’est-à-dire en tant qu’il est en quelque façon manifestant.

 

Je dis donc qu’en Dieu, seul le Fils procède par voie d’intelligence, car il procède d’un seul : en effet, le Saint-Esprit, qui procède des deux, procède par voie de volonté ; voilà pourquoi le Saint-Esprit ne peut être appelé Verbe que de façon métaphorique, au sens où l’on appelle « verbe » tout ce qui manifeste. Et c’est de cette façon qu’il faut

interpréter la citation de saint Basile.

 

Réponse aux objections :

 

1° On voit dès lors clairement la réponse au premier argument.

 

2° Le verbe, d’après saint Basile, désigne ici le Saint-Esprit, et par conséquent il faut répondre comme au premier argument. Ou bien l’on peut dire, avec la Glose, qu’il désigne le commandement du Fils, qui est appelé Verbe de façon métaphorique, car nous avons l’habitude de commander verbalement.

 

3° La connaissance entre dans la notion de verbe comme impliquant l’essence du verbe, au lieu que l’amour entre dans la notion de verbe non comme regardant son essence, mais comme accompagnant le verbe, ainsi que le montre elle-même la citation alléguée ; voilà pourquoi on peut conclure non pas que le Saint-Esprit soit verbe, mais qu’il procède du Verbe.

 

4° Le verbe manifeste non seulement ce qui est dans l’intelligence, mais aussi ce qui est dans la volonté, dans la mesure où la volonté aussi est elle-même pensée ; voilà pourquoi le commandement, bien qu’il soit un signe de la volonté, peut cependant être appelé verbe, et regarde l’intelligence.

 

 

5° La solution du cinquième argument ressort de ce qu’on a dit.

 

Et videtur quod sic.

 

Sicut enim dicit Basilius in III sermone de Spiritu sancto [Adv. Eunom. V], sicut filius se habet ad patrem, eodem modo spiritus se habet ad filium ; et propter hoc Dei quidem verbum filius, verbum autem filii spiritus. Ergo spiritus sanctus dicitur verbum.

 

Praeterea, Hebr. I, 3, dicitur de filio : cum sit splendor gloriae et figura substantiae eius, portansque omnia verbo virtutis suae. Ergo filius habet verbum a se procedens, quo omnia portantur. Sed in divinis non procedit a filio nisi spiritus sanctus. Ergo spiritus sanctus dicitur verbum.

 

Praeterea, verbum ut dicit Augustinus, IX de Trinitate [cap. 10], est notitia cum amore. Sed, sicut notitia appropriatur filio, ita amor spiritui sancto. Ergo, sicut verbum convenit filio, ita et spiritui sancto.

 

 

 

Praeterea, Hebr., I, 3, super illud, portans omnia verbo virtutis suae, dicit Glossa [P. Lombardi, PL 192, 406 B], quod verbum accipitur ibi pro imperio. Sed imperium ponitur inter signa voluntatis. Cum ergo spiritus sanctus per modum voluntatis procedat, videtur quod verbum possit dici.

 

Praeterea, verbum de sui ratione manifestationem importat. Sed, sicut filius manifestat patrem, ita spiritus sanctus manifestat patrem et filium ; unde dicitur Ioan., XVI, 13, quod spiritus sanctus docet omnem veritatem. Ergo spiritus sanctus debet dici verbum.

 

 

Sed contra est quod Augustinus dicit VI de Trinit. [De Trin. VII, 2], quod filius eo dicitur verbum quo filius. Sed filius dicitur filius eo quod genitus ; ergo et verbum dicitur eo quod est genitus ; sed spiritus sanctus non est genitus. Ergo non est verbum.

 

 

Responsio. Dicendum, quod usus horum nominum, scilicet verbum et imago, aliter est apud nos et sanctos nostros, et aliter apud antiquos doctores Graecorum. Illi enim usi sunt nomine verbi et imaginis pro omni eo quod in divinis procedit ; unde indifferenter spiritum sanctum et filium, verbum et imaginem appellabant. Sed nos et sancti nostri in usu nominum horum aemulamur consuetudinem canonicae Scripturae, quae aut vix aut nunquam verbum aut imaginem ponit nisi pro filio. Et de imagine quidem ad praesentem quaestionem non pertinet. Sed de verbo satis rationabilis usus noster apparet.

Verbum enim manifestationem quamdam importat ; manifestatio autem per se non invenitur nisi in intellectu. Si enim aliquid quod est extra intellectum, manifestare dicatur, hoc non est nisi secundum quod ex ipso aliquid in intellectu relinquitur, quod postea est principium manifestativum in eo. Proximum ergo manifestans est in intellectu : sed remotum potest esse etiam extra eum ; et ideo nomen verbi proprie dicitur de eo quod procedit ab intellectu. Quod vero ab intellectu non procedit, non potest dici verbum nisi metaphorice, inquantum, scilicet, est aliquo modo manifestans.

Dico ergo, quod in divinis solus filius procedit per viam intellectus, quia procedit ab uno ; spiritus enim sanctus, qui procedit a duobus, procedit per viam voluntatis ; et ideo spiritus sanctus non potest dici verbum nisi metaphorice, secundum quod omne manifestans verbum

dicitur. Et hoc modo exponenda est auctoritas Basilii.

 

 

Et sic patet responsio ad primum.

 

 

Ad secundum dicendum, quod verbum, secundum Basilium, accipitur ibi pro spiritu sancto, et sic dicendum sicut ad primum. Vel potest dici secundum Glossam, quod accipitur pro imperio filii ; quod metaphorice dicitur verbum, quia verbo consuevimus imperare.

 

Ad tertium dicendum, quod notitia est de ratione verbi quasi importans essentiam verbi ; sed amor est de ratione verbi non quasi pertinens ad essentiam eius, sed quasi concomitans ipsum, ut ipsa auctoritas inducta ostendit ; et ideo non potest concludi quod spiritus sanctus sit verbum, sed quod procedat ex verbo.

 

Ad quartum dicendum, quod verbum manifestat non solum quod est in intellectu, sed etiam quod est in voluntate, secundum quod ipsa voluntas est etiam intellecta ; et ideo imperium quamvis sit signum voluntatis, tamen potest dici verbum, et ad intellectum pertinet.

 

Ad quintum patet solutio ex dictis.

 

 

 

 

Article 4 - LE PÈRE DIT-IL LA CRÉATURE PAR LE VERBE PAR LEQUEL IL SE DIT ?

(Quarto quaeritur utrum pater dicat creaturam verbo quo dicit se.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Là où nous disons : « Le Père se dit », se trouvent seulement signifiés celui qui dit et ce qui est dit, et des deux côtés c’est le Père seulement qui est signifié. Puis donc que le Père ne produit de lui-même un verbe que dans la mesure où il se dit, il semble que la créature ne soit pas dite par le verbe qui procède du Père.

 

2° Le verbe par lequel chaque chose est dite, est une ressemblance de cette chose. Or le Verbe ne peut être appelé « ressem­blance de la créature », comme Anselme le prouve dans son Monologion, car ou le Verbe s’accorderait parfaitement avec les créatures, et ainsi, il serait changeant comme elles et la suprême immuabilité ne se trouverait plus en lui, ou il n’y aurait pas le suprême accord, et dans ce cas, il n’y aura pas en lui la vérité suprême, car une ressemblance est d’autant plus vraie qu’elle s’accorde davantage avec ce dont elle est la ressemblance. Le Fils n’est donc pas le verbe par lequel serait dite la créature.

 

3° On parle du verbe des créatures en Dieu de la même façon que l’on parle du verbe des produits de l’art chez l’artisan. Or le verbe des produits de l’art chez l’artisan n’est qu’une disposition concernant ces produits. Le verbe des créatures en Dieu n’est donc qu’une disposition concernant les créatures. Or la disposition concernant les créatures en Dieu se dit essentiellement et non personnellement. Le verbe par lequel les créatures sont dites n’est donc pas le Verbe qui se dit personnellement.

 

4° Tout verbe a, envers ce qui est dit par lui, une relation de modèle ou d’image : de modèle, lorsque le verbe est la cause de la réalité, comme cela se produit dans l’intel­ligence pratique ; d’image, lorsqu’il est causé par la réalité, comme cela se produit dans notre intelligence spéculative. Or il ne peut y avoir en Dieu un verbe de la créature qui soit une image de la créature. Il est donc nécessaire que le verbe de la créature en Dieu soit le modèle de la créature. Or le modèle de la créature en Dieu est une idée. Le verbe de la créature en Dieu n’est donc rien d’autre qu’une idée. Or une idée ne se dit pas en Dieu personnellement, mais essentiellement. Le Verbe qui est dit personnellement en Dieu, et par lequel le Père se dit lui-même, n’est donc pas le verbe par lequel sont dites les créatures.

 

 

5° La créature est plus distante de Dieu que d’aucune créature. Or, pour les diverses créatures, il y a plusieurs idées en Dieu. Ce n’est donc pas non plus par le même verbe que le Père se dit lui-même et qu’il dit les créatures.

 

6° Selon saint Augustin, on parle de Verbe comme on parle d’Image. Or le Fils n’est pas l’image de la créature, mais du seul Père ; le Fils n’est donc pas le verbe de la créature.

 

7° Tout verbe procède de ce dont il est le verbe. Or le Fils ne procède pas de la créature. Il n’est donc pas un verbe par lequel la créature serait dite.

 

 

En sens contraire :

 

1) Anselme dit que le Père, en se disant, a dit toute créature. Or le verbe par lequel il s’est dit, est le Fils. Donc par le Verbe, qui est le Fils, il dit toute créature.

 

 

 

2) Saint Augustin interprète la phrase « Il a dit, et cela fut fait » de la façon suivante : il a engendré le Verbe, en lequel il était que cela fût fait. Par le Verbe, qui est le Fils, il a donc dit toute créature.

 

3) L’artisan se tourne du même coup vers l’art et vers le produit de l’art. Or Dieu lui-même est l’art éternel, qui réalise les créatures comme des œuvres d’art. Le Père se tourne donc du même coup vers lui-même et vers toutes les créatures ; et ainsi, en se disant, il dit toutes les créatures.

 

 

4) Dans un genre, tout ce qui est postérieur se ramène à ce qui est premier comme à une cause. Or les créatures sont dites par Dieu. Elles se ramènent donc au premier qui soit dit par Dieu. Or Dieu se dit lui-même en premier. Donc, par le fait qu’il se dit, il dit toutes les créatures.

 

Réponse :

 

Le Fils procède du Père à la fois par mode de nature, en tant qu’il procède comme Fils, et par mode d’intelligence, en tant qu’il procède comme Verbe. Et les deux modes de procession se rencontrent en nous, quoique ce ne soit pas quant à la même chose : en effet, il n’est rien, en nous, qui procède d’autre chose par mode d’intelligence et de nature, car penser et être ne sont pas en nous la même chose, comme ils le sont en Dieu.

 

Or les deux modes de procession ont une semblable différence selon qu’on les trouve en Dieu ou en nous. En effet, le fils d’un homme, qui procède d’un homme, son père, par voie de nature, n’a pas en soi toute la substance du père, mais il reçoit une partie de sa substance. En revanche, le Fils de Dieu, en tant qu’il procède du Père par voie de nature, reçoit en lui toute la nature du Père, au point que le Fils et le Père sont numériquement d’une seule nature. Et une semblable différence se trouve dans le processus qui a lieu par voie d’intelligence. En effet, le verbe qui, en nous, est exprimé par une considération actuelle, naissant pour ainsi dire de quelque considération de

choses antérieures, ou au moins d’une connaissance habituelle, ne reçoit pas en lui tout ce qui est en ce dont il naît : car ce n’est pas l’ensemble de ce que nous tenons par une connaissance habituelle qui est exprimé par l’intelligence dans la conception d’un seul verbe, mais quelque chose de cet ensemble. Semblablement, dans la considération d’une seule conclusion n’est pas exprimé tout ce qui était virtuellement dans les principes. Mais en Dieu, pour que son Verbe soit parfait, il est nécessaire que son Verbe exprime tout ce qui est contenu en celui dont il naît, et cela d’autant plus que Dieu voit tout d’un seul regard, non séparément.

 

Ainsi donc, il est nécessaire que tout ce qui est contenu dans la science du Père, tout cela soit exprimé par un seul Verbe de lui, et à la façon dont cela est contenu dans sa science, en sorte que ce soit un véritable verbe correspondant à son principe. Or le Père se connaît par sa science, et en se connaissant il connaît toutes les autres choses, et c’est pourquoi son verbe exprime principalement le Père lui-même, et conséquemment toutes les autres choses que le Père connaît en se connaissant lui-même. Et ainsi, par le fait même qu’il est un verbe exprimant parfaitement le Père, le Fils exprime toute créature. Et cet ordre est montré dans les paroles d’Anselme, qui dit que le Père, en se disant, a dit toute créature.

 

Réponse aux objections :

 

1° Lorsqu’on dit : « le Père se dit », dans cette diction est aussi incluse toute créature, en tant que le Père, étant le modèle de toute la création, contient par sa science toute créature.

 

 

2° Anselme prend le nom de ressemblance au sens strict, tout comme Denys au neuvième chapitre des Noms divins, où il dit que « pour les choses qui ont entre elles une relation d’égalité, nous admettons la réciprocité de la ressemblance », de sorte que l’une soit dite semblable à l’autre et vice versa. Mais dans celles qui sont entre elles comme la cause et l’effet, on ne trouve pas, à proprement parler, une réciprocité de la ressemblance : en effet, nous disons que l’image d’Hercule ressemble à Hercule, mais non l’inverse. Or le Verbe divin n’est pas fait à l’imitation de la créature comme notre verbe, mais c’est plutôt l’inverse ; aussi Anselme veut-il que le Verbe ne soit pas une ressemblance de la créature, mais que ce soit l’inverse. Si, en revanche, nous prenons la ressemblance au sens large, alors nous pouvons dire que le Verbe est une ressemblance de la créature, non comme son image, mais comme son modèle, tout comme saint Augustin dit que les idées sont les ressemblances des réalités. Et cependant, de ce que le Verbe est immuable au lieu que les créatures sont changeantes, il ne suit pas que la plus haute vérité ne soit pas dans le Verbe : pour la vérité d’un verbe, en effet, il n’est pas exigé qu’il y ait avec la réalité qui est dite par le verbe une ressemblance par conformité de nature, mais il suffit d’une ressemblance par représentation, comme on l’a dit dans la question sur la science de Dieu.

 

3° La disposition des créatures n’est appelée verbe, à proprement parler, que dans la mesure où elle émane d’autre chose : c’est une disposition engendrée, et elle se dit personnellement, tout comme la sagesse engendrée, quoique la disposition, prise dans l’absolu, se dise essentiellement.

 

 

4° Le verbe diffère de l’idée : en effet, le nom d’idée signifie la forme exemplaire dans l’absolu, au lieu que « verbe de la créature » signifie en Dieu une forme exemplaire émanée d’autre chose ; voilà pourquoi l’idée, en Dieu, relève de l’essence, mais le verbe, de la Personne.

 

 

5° Bien que Dieu, si l’on considère sa nature en ce qu’elle a de propre, soit à très grande distance de la créature, cependant il est le modèle de la créature, et ce n’est pas une créature qui est le modèle d’une autre ; voilà pourquoi le Verbe qui exprime Dieu exprime toute créature, mais l’idée qui exprime une créature n’exprime pas une autre créature. D’où apparaît aussi une autre différence entre le Verbe et l’idée : l’idée regarde directement la créature, et c’est pourquoi il y a plusieurs idées pour plusieurs créatures, au lieu que le Verbe regarde directement Dieu, qu’il exprime en premier, et regarde les créatures par voie de conséquence. Et parce que les créatures, en tant qu’elles sont en Dieu, sont une seule chose, il y a un unique Verbe pour toutes les créatures.

 

6° Lorsque saint Augustin dit qu’on parle de Verbe comme on parle d’Image, il entend cela quant à la propriété personnelle du Fils, qui est la même réellement, que l’on parle selon elle de Fils, de Verbe ou d’Image. Mais quant à la façon de signifier, il n’en va pas de même pour les trois noms susdits : en effet, la notion de verbe implique non seulement celle d’origine et celle d’imitation, mais aussi celle de manifestation ; et ainsi, le Verbe est celui de la créature en quelque façon : en tant que la créature est manifestée par lui.

 

 

 

7° Le verbe a plusieurs façons d’être verbe de quelque chose : d’abord, en tant qu’il est verbe de celui qui dit, et ainsi, il procède de celui dont il est le verbe ; ensuite, en tant qu’il est verbe de ce qu’il manifeste, et en ce sens, il n’est pas nécessaire qu’il procède de ce dont il est le verbe, si ce n’est lorsque la science dont procède le verbe est causée par les réalités, ce qui n’est pas le cas pour Dieu ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Et videtur quod non.

 

Quia cum dicimus : pater dicit se ; non significatur ibi nisi dicens et dictum ; et ex utraque parte significatur pater tantum. Cum ergo pater non producat ex se verbum nisi secundum quod dicit se, videtur quod verbo, quod ex patre procedit, non dicatur creatura.

 

Praeterea, verbum quo unumquodque dicitur, est similitudo illius. Sed verbum non potest dici similitudo creaturae, ut Anselmus probat in Monolog. [cap. 31] ; quia vel verbum perfecte conveniret cum creaturis, et sic esset mutabile, sicut et creaturae, et periret in eo summa immutabilitas : vel non summe conveniret ; et sic non esset in eo summa veritas, quia similitudo tanto verior est, quanto magis convenit cum eo cuius est similitudo. Ergo filius non est verbum quo creatura dicatur.

 

 

Praeterea, verbum creaturarum in Deo dicitur hoc modo sicut verbum artificiatorum in artifice. Sed verbum artificiatorum in artifice non est nisi dispositio de artificiatis. Ergo et verbum creaturarum in Deo non est nisi dispositio de creaturis. Sed dispositio de creaturis in Deo, essentialiter

dicitur, et non personaliter. Ergo

verbum quo creaturae dicuntur, non est verbum quod personaliter dicitur.

 

 

Praeterea, verbum omne ad id quod per verbum dicitur, habet habitudinem vel exemplaris vel imaginis. Exemplaris quidem, quando verbum est causa rei sicut accidit in intellectu practico ; imaginis autem, quando causatur a re, sicut accidit in nostro intellectu speculativo. Sed in Deo non potest esse verbum creaturae quod sit creaturae imago. Ergo oportet quod verbum creaturae in Deo sit creaturae exemplar. Sed exemplar creaturae in Deo est idea. Ergo verbum creaturae in Deo nihil est aliud quam idea. Idea autem non dicitur in divinis personaliter, sed essentialiter. Ergo verbum personaliter dictum in divinis, quo pater dicit seipsum, non est verbum quo dicuntur creaturae.

 

Praeterea, magis distat creatura a Deo quam ab aliqua creatura. Sed diversarum creaturarum sunt plures ideae in Deo. Ergo et non est idem verbum, quo pater se et creaturam dicit.

 

Praeterea, secundum Augustinum [De Trin. VI, 2], eo dicitur verbum quo imago. Sed filius non est imago creaturae, sed solius patris ; ergo filius non est verbum creaturae.

 

Praeterea, omne verbum procedit ab eo cuius est verbum. Sed filius non procedit a creatura. Ergo non est verbum quo creatura dicatur.

Sed contra. Anselmus [Monol., cap. 33] dicit, quod pater dicendo se dixit omnem creaturam. Sed verbum quo se dixit, est filius. Ergo verbo, quod est filius, dicit omnem creaturam.

 

Praeterea, Augustinus [De Gen. ad litt. II, 6] sic exponit, dixit et factum est : id est verbum genuit, in quo erat ut fieret. Ergo verbo, quod est filius, dixit omnem creaturam.

 

Praeterea, eadem est conversio artificis ad artem et ad artificiatum. Sed ipse Deus est ars aeterna, a qua creaturae producuntur sicut artificiata quaedam. Ergo pater eadem conversione convertitur ad se et ad omnes creaturas ; et sic, dicendo se, dicit omnes creaturas.

 

Praeterea, omne posterius reducitur ad id quod est primum in aliquo genere, sicut ad causam. Sed creaturae dicuntur a Deo. Ergo reducuntur ad primum, quod a Deo dicitur. Sed ipse primo seipsum dicit. Ergo per hoc quod dicit se, dicit omnes creaturas.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod filius procedit a patre et per modum naturae, inquantum procedit ut filius, et per modum intellectus, inquantum procedit ut verbum. Uterque autem processionis modus apud nos invenitur, quamvis non quantum ad idem. Nihil enim est apud nos quod per modum intellectus et naturae ex alio procedat, quia intelligere et esse non est idem apud nos, sicut apud Deum.

Uterque autem modus processionis habet similem differentiam, secundum quod in nobis et in Deo invenitur. Filius enim hominis, qui a patre homine per viam naturae procedit, non habet in se totam substantiam patris, sed partem substantiae eius recipit. Filius autem Dei, inquantum per viam naturae procedit a patre, totam in se naturam patris recipit, ut sic sint naturae unius numero filius et pater. Et similis differentia invenitur in processu qui est per viam intellectus. Verbum enim quod in nobis exprimitur per actualem considerationem, quasi exortum ex aliqua priorum consideratione, vel saltem cognitione habituali, non totum in se recipit quod est in eo a quo oritur : non enim quidquid habituali cognitione tenemus, hoc totum exprimit intellectus in unius verbi conceptione, sed aliquid eius. Similiter in consideratione unius conclusionis non exprimitur omne id quod erat virtutis in principiis. Sed in Deo, ad hoc quod verbum eius perfectum sit, oportet quod verbum eius exprimat quidquid continetur in eo ex quo exoritur ; et praecipue cum Deus omnia uno intuitu videat, non divisim.

 

Sic igitur oportet quod quidquid in scientia patris continetur, totum hoc per unum ipsius verbum exprimatur, et hoc modo quo in scientia continetur, ut sit verbum verum suo principio correspondens. Per scientiam autem suam pater scit se, et cognoscendo se omnia alia cognoscit, unde et verbum ipsius exprimit ipsum patrem principaliter, et consequenter omnia alia quae cognoscit pater cognoscendo seipsum. Et sic filius ex hoc ipso quod est verbum perfecte exprimens patrem, exprimit omnem creaturam. Et hic ordo ostenditur in verbis Anselmi, qui dicit, quod dicendo se, dixit omnem creaturam.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod cum dicitur : pater dicit se ; in hac dictione includitur etiam omnis creatura ; inquantum, scilicet, pater scientia sua continet omnem creaturam velut exemplar creaturae totius.

 

Ad secundum dicendum, quod Anselmus accipit stricte nomen similitudinis, sicut et Dionysius, in IX cap. de Divinis Nominibus [§ 6] ubi dicit, quod in aeque ordinatis ad invicem, recipimus similitudinis reciprocationem ; ut scilicet unum dicatur alteri simile, et e converso. Sed in his quae se habent per modum causae et causati, non invenitur, proprie loquendo, reciprocatio similitudinis : dicimus enim quod imago Herculis similatur Herculi sed non e converso. Unde, quia verbum divinum non est factum ad imitationem creaturae, ut verbum nostrum, sed potius e converso ; ideo Anselmus vult quod verbum non sit similitudo creaturae, sed e converso. Si autem largo modo similitudinem accipiamus, sic possumus dicere, quod verbum est similitudo creaturae, non quasi imago eius, sed sicut exemplar ; sicut etiam Augustinus [De div. quaest. 83, qu. 46] dicit ideas esse rerum similitudines. Nec tamen sequitur quod in verbo non sit summa veritas, quia est immutabile, creaturis existentibus mutabilibus : quia non exigitur ad veritatem verbi similitudo ad rem quae per verbum dicitur, secundum conformitatem naturae, sed secundum repraesentationem, ut in quaestione de scientia Dei dictum est.

 

Ad tertium dicendum, quod dispositio creaturarum non dicitur verbum, proprie loquendo, nisi secundum quod est ab altero progrediens, quae est dispositio genita ; et dicitur personaliter, sicut et sapientia genita, quamvis dispositio simpliciter sump­ta, essentialiter dicatur.

 

Ad quartum dicendum, quod verbum differt ab idea : idea enim nominat formam exemplarem absolute ; sed verbum creaturae in Deo nominat formam exemplarem ab alio deductam ; et ideo idea in Deo ad essentiam pertinet. Sed verbum ad personam.

 

Ad quintum dicendum, quod quamvis Deus maxime distet a creatura, considerata proprietate naturae, tamen Deus est creaturae exemplar ; non autem una creatura est exemplar alterius ; et ideo per verbum quo exprimitur Deus, exprimitur omnis creatura, non autem idea qua exprimitur una creatura, exprimitur alia. Ex quo etiam apparet alia differentia inter verbum et ideam : quia idea directe respicit creaturam, et ideo plurium creaturarum sunt plures ideae, sed verbum respicit directe Deum, qui primo per verbum exprimitur, et ex consequenti creaturas. Et quia creaturae secundum quod in Deo sunt, unum sunt, ideo creaturarum omnium est unum verbum.

 

Ad sextum dicendum, quod cum dicit Augustinus, quod filius eo dicitur verbum quo imago, intelligit quantum ad proprietatem personalem filii, quae est eadem secundum rem, sive secundum eam dicatur filius, sive verbum, sive imago. Sed quantum ad modum significandi non est eadem ratio trium nominum praedictorum : verbum enim non solum importat rationem originis et imitationis, sed etiam manifestationis ; et hoc modo verbum est aliquo modo creaturae, inquantum scilicet per verbum crea­tura manifestatur.

 

Ad septimum dicendum, quod verbum est alicuius multipliciter : uno modo ut dicentis, et sic procedit ab eo cuius est verbum ; alio modo ut manifestati per verbum, et sic non oportet quod procedat ab eo cuius est, nisi quando scientia ex qua procedit verbum, est causata a rebus ; quod in Deo non accidit ; et ideo ratio non sequitur.

 

 

 

 

 

 

Article 5 - LE NOM DE VERBE IMPLIQUE-T-IL UNE RELATION À LA CRÉATURE ?

(Quinto quaeritur utrum hoc nomen verbum importet respectum ad creaturam.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Tout nom qui implique une relation à la créature se dit de Dieu avec référence au temps, comme « Créateur » et « Seigneur ». Or le nom de Verbe se dit de Dieu de toute éternité. Il n’implique donc pas de relation à la créature.

2° Tout nom relatif est relatif soit secundum esse, soit secundum dici. Or le nom de Verbe ne se réfère pas à la créature secundum esse, car alors le Verbe dépendrait d’elle ; ni non plus secundum dici, car il serait nécessaire qu’il se réfère à la créature au moyen d’un cas [latin], ce qui ne se trouve pas ; en effet, il semblerait surtout se référer à la créature par un génitif, et l’on dirait alors : « il est le Verbe creaturae (de la créature) », ce qu’Anselme nie dans son Monologion. Le nom de Verbe n’implique donc pas de relation à la créature.

 

 

3° On ne peut jamais penser un nom impliquant une relation à la créature sans consi­dérer qu’une créature existe actuellement ou potentiellement ; car il est nécessaire que celui qui pense l’un des relatifs pense aussi l’autre. Or, si l’on ne considère pas qu’une créature existe ou existera, on pense encore le Verbe en Dieu, en tant que le Père se dit lui-même. Le nom de Verbe n’impli­que donc aucune relation à la créature.

 

 

4° La relation de Dieu à la créature ne peut être que comme celle de la cause à l’effet. Or, comme on le déduit des paroles de Denys au deuxième chapitre des Noms divins, tout nom connotant un effet dans la créature est commun à toute la Trinité. Or le nom de Verbe n’est pas dans ce cas. Il n’implique donc aucune relation à la créature.

 

5° Que Dieu se rapporte à la créature n’est concevable que moyennant sa sagesse, sa puissance et sa bonté. Or toutes ces choses ne se disent du Verbe que par appropriation. Puis donc que le nom de Verbe n’est pas approprié mais propre, il semble qu’il n’implique pas de relation à la créature.

 

6° Bien que l’homme dispose les réalités, cependant il n’est pas impliqué, dans le nom d’homme, de relation aux réalités disposées. Donc, bien que toutes choses soient disposées par le Verbe, cependant le nom de Verbe n’impliquera pas de relation aux créatures disposées.

 

7° Le nom de verbe se dit relativement, tout comme celui de fils. Or toute la relation de fils a pour terme le père : en effet, il n’est de fils que du père. Donc de même pour toute la relation de verbe ; le nom de Verbe n’implique donc pas de relation à la créature.

 

8° Selon le Philosophe au cinquième livre de la Métaphysique, tout relatif ne se dit en référence qu’à un seul, sinon le relatif aurait deux êtres, puisque l’être du relatif est de se rapporter à autre chose. Or le Verbe se dit en référence au Père. Il ne se dit donc pas en référence aux créatures.

 

 

9° Si un nom unique est donné à des choses spécifiquement différentes, il leur conviendra de façon équivoque, comme le nom de chien convient à l’animal qui aboie et à l’animal marin. Or l’infériorité et la supériorité sont différentes espèces de relation. Si donc un nom unique implique l’une et l’autre relation, il sera nécessaire que ce nom soit équivoque. Or la relation du Verbe à la créature n’est que de superiorité, au lieu que celle du Verbe au Père est quasiment d’infériorité, non à cause d’une inégalité de dignité, mais à cause du prestige du principe. Le nom de Verbe, qui implique une relation au Père, n’implique donc pas de relation à la créature, à moins d’être pris de façon équivoque.

 

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin s’exprime ainsi au livre des 83 Questions : « “Dans le principe, il y avait le Verbe.” Le mot grec logos signifie à la fois “raison” et “verbe” en latin. Mais dans ce passage nous traduisons plutôt par “verbe”, pour marquer non seulement le rapport avec le Père, mais aussi le rapport aux choses qui ont été faites au moyen du Verbe par la puissance opérative. » D’où résulte clairement notre propos.

 

2) À propos de ce passage d’un psaume : « Dieu a parlé une fois », la Glose dit : « une fois, c’est-à-dire qu’il a engendré éternellement le Verbe, en lequel il a disposé toutes choses ». Or la disposition implique une relation aux choses disposées. Le nom de Verbe se dit donc en référence aux créatures.

 

3) Tout verbe implique une relation à ce qui est dit au moyen de lui. Or, comme dit Anselme, Dieu, en se disant, a dit toute créature. Le Verbe implique donc une relation non seulement au Père, mais aussi à la créature.

 

 

4) Le Fils, parce qu’il est Fils, représente parfaitement le Père en ce qu’il a d’inté­rieur. Or le Verbe, par son nom, ajoute une manifestation ; et il ne peut y avoir d’autre manifestation que celle du Père par les créatures, ce qui est comme une manifestation à l’extérieur. Le nom de Verbe implique donc une relation à la créature.

 

 

 

5) Denys dit au septième chapitre des Noms divins que « Dieu est appelé raison » ou verbe, « parce qu’il distribue la raison et la sagesse » ; et ainsi, l’on voit clairement que le verbe dit de Dieu implique la notion de cause. Or la cause se dit en référence à l’effet. Le nom de Verbe implique donc une relation aux créatures.

 

6) L’intelligence pratique se réfère aux choses qui sont opérées par elle. Or le Verbe divin est le verbe d’une intelligence pratique, car il est un verbe opératif, comme dit saint Jean Damascène. Le nom de Verbe implique donc une relation à la créature.

 

Réponse :

 

Chaque fois que deux choses ont entre elles un rapport tel que l’une dépend de l’autre mais non l’inverse, il y a une relation réelle en celle qui dépend de l’autre, mais en celle dont elle dépend existe seulement une relation de raison, étant entendu qu’on ne peut penser qu’une chose se rapporte à l’autre sans penser en même temps une relation opposée du côté de l’autre, comme on le voit clairement dans le cas de la science, qui dépend de l’objet connaissable, et non l’inverse. Puis donc que toutes les créatures dépendent de Dieu mais non l’inverse, il y a dans les créatures des relations réelles par lesquelles elles se rapportent à Dieu, mais les relations opposées, en Dieu, sont seulement de raison. Et parce que les noms sont les signes des concepts, de là vient que l’on attribue à Dieu des noms qui impliquent une relation à la créature, quoique cette relation soit seulement de raison, comme on l’a dit. En effet, les relations réelles en Dieu sont seulement celles par lesquelles les Personnes se distinguent entre elles.

 

Or nous trouvons, parmi les noms relatifs, que certains sont donnés pour signifier les relations elles-mêmes, comme le nom de ressemblance, mais d’autres, pour signifier ce dont provient la relation, comme le nom de science est donné pour signifier une certaine qualité de laquelle s’ensuit une certaine relation. Et nous trouvons cette différence dans les noms relatifs qui se disent de Dieu, qu’ils se disent de lui de toute éternité ou avec référence au temps. En effet, le nom de Père, qui se dit de Dieu de toute éternité, et semblablement le nom de Seigneur, qui se dit de lui avec référence au temps, sont donnés pour signifier les relations elles-mêmes. Mais le nom de Créateur, qui se dit de Dieu avec référence au temps, est donné pour signifier une action divine de laquelle s’ensuit une certaine relation ; de même, le nom de Verbe est donné pour signifier quelque chose d’absolu avec une relation adjointe ; car, comme dit saint Augustin, « Verbe » équivaut à « Sagesse engendrée ». Et cela n’empêche pas que « Verbe » se dise personnellement, car, de même que « Père » se dit personnellement, de même en est-il pour « Dieu qui engendre », ou « Dieu engendré ».

 

 

Or il arrive qu’une réalité absolue puisse avoir une relation à plusieurs choses. Et de là vient que le nom qui est donné pour signifier quelque chose d’absolu dont provient quelque relation peut se dire en référence à plusieurs choses : par exemple la science, en tant que telle, se dit en référence au connaissable mais, en tant qu’elle est un certain accident ou une certaine forme, elle se rapporte au sujet qui sait. De même, le nom de verbe a une relation et à celui qui dit, et à ce qui est dit au moyen du verbe ; et à ce dernier terme il peut même être référé de deux façons : d’abord en vertu de la propriété du nom [relatif] d’admettre un corrélatif, et ainsi « verbe » se dit relativement à « dit » ; ensuite il peut être référé à la réalité à laquelle convient la notion de « dit ». Et parce que le Père se dit principalement lui-même en engendrant son Verbe et dit les créatures par voie de conséquence, c’est principalement et comme par soi que le Verbe se rapporte au Père, mais par voie de conséquence et comme par accident qu’il se rapporte à la créature ; il est en effet accidentel au Verbe que la créature soit dite au moyen de lui.

 

Réponse aux objections :

 

1° Cet argument vaut pour les noms qui impliquent une relation actuelle à la créature, non pour ceux qui impliquent une relation habituelle ; et l’on appelle relation habituelle celle qui ne requiert pas que la créature existe en acte au même moment ; et telles sont toutes les relations qui proviennent des actes de l’âme, car la volonté et l’intelligence peuvent aussi porter sur ce qui n’existe pas actuellement. Or le Verbe implique une procession de l’intelligence ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

 

2° Le nom de Verbe se dit en référence à la créature non quant à la réalité, comme si la relation à la créature existait réellement en Dieu, mais il se dit secundum dici. Et il n’est pas exclu de désigner cela par un cas [latin] ; en effet, je peux dire qu’il est le Verbe creaturae (de la créature), i.e. concernant la créature, non provenant de la créature ; et c’est en ce dernier sens qu’An­selme le nie. En outre, s’il n’était pas référé par un cas, il suffirait qu’il le soit d’une façon quelconque, par exemple par une préposition ajoutée au cas ; on dirait alors que le Verbe est ad creaturam (pour la créature), entendez : constituendam (pour la constituer).

 

3° Cet argument vaut pour les noms qui impliquent par eux-mêmes une relation à la créature. Or ce nom [de verbe] n’est pas tel, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

4° Du côté où le nom de Verbe implique quelque chose d’absolu, il a une relation de causalité à la créature ; mais par la relation d’origine réelle qu’il implique, il est rendu personnel, et par là il n’a pas de relation à la créature.

 

 

 

5° On voit dès lors clairement la réponse au cinquième argument.

 

6° Le Verbe n’est pas seulement ce par quoi se fait la disposition, mais il est la disposition même du Père concernant la création des réalités ; voilà pourquoi il se rapporte en quelque façon à la créature.

 

7° Le nom de fils implique seulement la relation de quelqu’un au principe dont il naît ; mais celui de Verbe implique une relation à la fois au principe par lequel il est dit, et à ce qui est comme son terme, à savoir ce qui est manifesté au moyen du verbe ; et cela, c’est principalement le Père, mais c’est par voie de conséquence la créature, qui ne peut nullement être le principe d’une Personne divine ; voilà pourquoi le nom de Fils n’implique aucunement de relation à la créature, au contraire de celui de Verbe.

 

8° Cet argument vaut pour les noms qui sont donnés pour signifier les relations elles-mêmes. En effet, il est impossible qu’une relation unique ait pour terme de nombreuses choses, sauf dans la mesure où ces nombreuses choses sont unies en quelque façon.

 

9° Il faut répondre semblablement.

 

Les arguments qui sont en sens opposé concluent que le nom de Verbe se réfère en quelque façon à la créature, mais non qu’il implique cette relation par soi et comme principalement ; et en ce sens ils doivent être accordés.

 

Et videtur quod non.

 

Omne enim nomen quod importat respectum ad creaturam, dicitur de Deo ex tempore, ut creator et dominus. Sed verbum de Deo ab aeterno dicitur. Ergo non importat respectum ad creaturam.

Praeterea, omne relativum, vel est relativum secundum esse, vel secundum dici. Sed verbum non refertur ad creaturam secundum esse, quia sic dependeret a creatura ; nec iterum secundum dici, quia oporteret quod in aliquo casu ad creaturam referretur, quod non invenitur : maxime enim videretur referri per genitivum casum, ut diceretur : verbum est creaturae ; quod Anselmus in Monolog. [cap. 33], negat. Ergo verbum non importat respectum ad creaturam.

 

Praeterea, omne nomen importans respectum ad creaturam, non potest intelligi non intellecto quod creatura sit, actu vel potentia : quia qui intelligit unum relativorum, oportet quod intelligat et reliquum. Sed non intellecto aliquam creaturam esse, vel futuram esse, adhuc verbum in Deo intelligitur, secundum quod pater di­cit seipsum. Ergo verbum non impor­tat aliquem respectum ad creaturam.

 

Praeterea, respectus Dei ad creaturam non potest esse nisi sicut causae ad effectum. Sed, sicut habetur ex dictis Dionysii, cap. II de Divinis Nominibus [§ 3], omne nomen connotans effectum in creatura, commune est toti Trinitati. Verbum autem non est huiusmodi. Ergo non importat respectum aliquem ad creaturam.

 

Praeterea, Deus non intelligitur referri ad creaturam nisi per sapientiam, potentiam et bonitatem. Sed omnia ista non dicuntur de verbo nisi per appropriationem. Cum ergo verbum non sit appropriatum, sed proprium, videtur quod verbum non importet respectum ad creaturam.

Praeterea, homo, quamvis sit dispositor rerum, non tamen in hominis nomine importatur respectus ad res dispositas. Ergo, quamvis per verbum omnia disponantur, non tamen nomen verbi respectum ad creaturas dispositas importabit.

 

Praeterea, verbum relative dicitur, sicut et filius. Sed tota relatio filii terminatur ad patrem : non est enim filius nisi patris. Ergo similiter tota relatio verbi ; ergo verbum non importat respectum ad creaturam.

 

 

Praeterea, secundum philosophum, V Metaphys. [l. 17 (1021 a 31], omne relativum dicitur ad unum tantum ; alias relativum haberet duo esse, cum esse relativi sit ad aliud se habere. Sed verbum relative dicitur ad patrem. Non ergo relative dicitur ad creaturas.

 

Praeterea, si unum nomen imponatur diversis secundum speciem, aequivoce eis conveniet, sicut canis latrabili et marino. Sed suppositio et superpositio sunt diversae species relationis. Si ergo unum nomen importet utramque relationem, oportebit nomen illud esse aequivocum. Sed relatio verbi ad creaturam non est nisi superpositionis ; relatio autem verbi ad patrem est quasi suppositionis, non propter inaequalitatem dignitatis, sed propter principii auctoritatem. Ergo verbum quod importat relationem ad patrem, non importat relationem ad creaturam, nisi aequivoce sumatur.

Sed contra. Est quod Augustinus dicit in libro LXXXIII Quaest. [qu. 63], sic dicens : in principio erat verbum, quod Graece logos dicitur, Latine rationem et verbum significat ; sed hoc loco melius verbum interpretamur, ut significetur non solum ad patrem respectus, sed ad illa etiam quae per verbum facta sunt operativa potentia. Ex quo patet propositum.

 

Praeterea, super illud Psalmistae, Ps. LXI, 12, semel locutus est Deus, dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 568 C] : semel, id est verbum aeternaliter genuit, in quo omnia disposuit. Sed dispositio dicit respectum ad disposita. Ergo verbum relative dicitur ad creaturas.

 

Praeterea, verbum omne importat respectum ad id quod per verbum dicitur. Sed, sicut dicit Anselmus [Monol., cap. 33], Deus dicendo se, dixit omnem creaturam. Ergo verbum importat respectum non solum ad patrem, sed ad creaturam.

 

Praeterea, filius, ex hoc quod est filius, perfecte repraesentat patrem, secundum id quod est ei intrinsecum. Sed verbum ex suo nomine addit manifestationem ; non potest autem esse alia manifestatio nisi sicut manifestatur pater per creaturas, quae est quasi manifestatio ad exterius. Ergo verbum importat respectum ad creaturam.

 

Praeterea, Dionysius dicit, VII cap. de Divin. Nomin. [§ 4], quod Deus laudatur ratio vel verbum, quia est sapientiae et rationis largitor ; et sic patet quod verbum de Deo dictum importat rationem causae. Sed causa dicitur ad effectum. Ergo verbum importat respectum ad creaturas.

 

Praeterea, intellectus practicus refertur ad ea quae operata sunt per ipsum. Sed verbum divinum est verbum intellectus practici, quia est operativum verbum, ut Damascenus [De fide I, 7] dicit. Ergo verbum dicit respectum ad creaturam.

 

 

Responsio. Dicendum, quod quandocumque aliqua duo sic se habent ad invicem, quod unum dependet ad alterum, sed non e converso ; in eo quod dependet ab altero, est realis relatio ; sed in eo ad quod dependet, non est relatio nisi rationis tantum ; prout, scilicet, non potest intelligi aliquid referri ad alterum quin cointelligatur etiam respectus oppositus ex parte alterius, ut patet in scientia, quae dependet ad scibile, sed non e converso. Unde, cum creaturae omnes a Deo dependeant, sed non e converso, in creaturis sunt relationes reales, quibus referuntur ad Deum ; sed in Deo sunt relationes oppositae secundum rationem tantum. Et quia nomina sunt signa intellectuum, inde est quod aliqua nomina de Deo dicuntur, quae important respectum ad creaturam, cum tamen ille respectus sit rationis tantum, ut dictum est. Relationes enim reales in Deo sunt illae tantummodo quibus personae ab invicem distinguuntur.

In relativis autem invenimus quod quaedam nomina imponuntur ad significandum respectus ipsos, sicut hoc nomen similitudo ; quaedam vero ad significandum aliquid ad quod sequitur respectus, sicut hoc nomen scientia imponitur ad significandum qualitatem quamdam quam sequitur quidam respectus. Et hanc diversitatem invenimus in nominibus relativis de Deo dictis, et quae ab aeterno et quae ex tempore de Deo dicuntur. Hoc enim nomen pater, quod ab aeterno de Deo dicitur, et similiter hoc nomen Dominus, quod dicitur de eo ex tempore, imponuntur ad significandum ipsos respectus ; sed hoc nomen creator, quod de Deo ex tempore dicitur, imponitur ad significandum actionem divinam, quam consequitur respectus quidam ; similiter etiam hoc nomen verbum, imponitur ad significandum aliquid absolutum cum aliquo respectu adiuncto ; est enim verbum idem quod sapientia genita, ut Augustinus [De Trin. VII, 2] dicit. Nec ob hoc impeditur quin verbum personaliter dicatur, quia, sicut pater personaliter dicitur, ita et Deus generans, vel Deus genitus.

Contingit autem ut aliqua res absoluta ad plura habere possit respectum. Et inde est quod nomen illud quod imponitur ad significandum aliquid absolutum ad quod sequitur aliquis respectus, potest ad plura relative dici, secundum quod scientia dicitur, inquantum est scientia, relative ad scibile ; sed inquantum est accidens quoddam vel forma, refertur ad scientem. Ita etiam et hoc nomen verbum habet respectum et ad dicentem, et ad id quod per verbum dicitur ; ad quod quidem potest dici dupliciter. Uno modo secundum convertentiam nominis ; et sic verbum dicitur ad dictum. Alio modo ad rem cui convenit ratio dicti. Et quia pater principaliter dicit se, generando verbum suum, et ex consequenti dicit creaturas : ideo principaliter, et quasi per se, verbum refertur ad patrem ; sed ex consequenti, et quasi per accidens, refertur ad creaturam ; accidit enim verbo ut per ipsum creatura dicatur.

Ad primum dicendum, quod ratio illa tenet in illis quae important actualem respectum ad creaturam, non autem in illis quae important respectum habitualem ; et dicitur respectus habitualis qui non requirit creaturam simul esse in actu ; et tales sunt omnes respectus qui consequuntur actus animae, quia voluntas et intellectus potest esse etiam de eo quod non est actu existens. Verbum autem importat processionem intellectus ; et ideo ratio non sequitur.

 

Ad secundum dicendum, quod verbum non dicitur relative ad creaturam secundum rem, quasi relatio ad creaturam sit in Deo realiter, sed dicitur secundum dici. Nec est remotum quin dicatur in aliquo casu ; possum enim dicere quod est verbum creaturae, id est de creatura, non a creatura ; in quo sensu Anselmus negat. Et praeterea, si non referretur secundum aliquem casum, sufficeret quocumque modo referretur ; ut puta si referatur per praepositionem adiunctam casuali, ut dicatur quod verbum est ad creaturam, scilicet constituendam.

 

Ad tertium dicendum, quod ratio illa procedit de illis nominibus quae per se important respectum ad creaturam. Hoc autem nomen non est huiusmodi, ut ex dictis, patet ; et ideo ratio non sequitur.

 

Ad quartum dicendum, quod ex illa parte qua hoc nomen verbum importat aliquid absolutum, habet habitudinem causalitatis ad creaturam ; sed ex respectu realis originis quem importat, efficitur personale, ex quo ad creaturam habitudinem non habet.

 

Et per hoc patet responsio ad quintum.

 

Ad sextum dicendum, quod verbum non solum est id per quod fit dispositio, sed est ipsa patris dispositio de rebus creandis ; et ideo aliquo modo ad creaturam refertur.

 

Ad septimum dicendum, quod filius importat tantum relationem alicuius ad principium a quo oritur ; sed verbum importat relationem et ad principium a quo dicitur, et ad id quod est quasi terminus, scilicet id quod per verbum manifestatur ; quod quidem principaliter est pater, sed ex consequenti est creatura, quae nullo modo potest esse divinae personae principium ; et ideo filius nullo modo importat respectum ad creaturam, sicut verbum.

 

Ad octavum dicendum, quod ratio illa procedit de illis nominibus quae imponuntur ad significandum ipsos respectus. Non enim potest esse quod unus respectus terminetur ad multa, nisi secundum quod illa multa aliquo modo uniuntur.

 

Et similiter etiam est dicendum ad nonum.

Rationes autem quae sunt ad oppositum, concludunt quod aliquo modo ad creaturam referatur verbum ; non autem quod hanc relationem per se importet, et quasi principaliter ; et in hoc sensu concedendae sunt.

 

 

 

 

 

Article 6 - LES RÉALITÉS EXISTENT-ELLES PLUS VÉRITABLEMENT DANS LE VERBE OU EN ELLES-MÊMES ?

(Sexto quaeritur utrum res verius sint in verbo vel in seipsis.)

 

 

Il semble qu’elles n’existent pas plus véritablement dans le Verbe.

 

1° Une chose est plus véritablement là où elle est par son essence que là où elle est seulement par sa ressemblance. Or les réa­lités ne sont dans le Verbe que par leur ressemblance, au lieu qu’elles sont en elles-mêmes par leur essence. Elles sont donc en elles-mêmes plus véritablement que dans le Verbe.

 

2° [Le répondant] disait que, si elles sont plus noblement dans le Verbe, c’est parce qu’elles y ont un être plus noble. En sens contraire : la réalité matérielle a un être plus noble dans notre âme qu’en elle-même, comme saint Augustin aussi le dit au livre sur la Trinité, et cependant elle est plus véritablement en elle-même que dans notre âme. Donc, pour la même raison, elle est en elle-même plus véritablement qu’elle n’est dans le Verbe.

3° Ce qui est en acte est plus véritablement que ce qui est en puissance. Or la réalité en elle-même est en acte, au lieu que dans le Verbe elle est seulement en puissance, comme le produit de l’art dans l’artisan. La réalité est donc en elle-même plus véritablement que dans le Verbe.

 

4° L’ultime perfection de la réalité est son opération. Or les réalités existant en elles-mêmes ont des opérations propres, qu’elles n’ont pas telles qu’elles sont dans le Verbe. Elles sont donc en elles-mêmes plus véritablement que dans le Verbe.

 

5° Seules sont comparables les choses qui sont du même ordre. Or l’être de la réalité en elle-même n’est pas du même ordre que l’être qu’elle a dans le Verbe. Donc, pour le moins, on ne peut pas dire qu’elle est dans le Verbe plus véritablement qu’en elle-même.

 

En sens contraire :

 

1) « La créature, dans le Créateur, est l’essence créatrice », comme dit Anselme. Or l’être incréé est plus véritablement que l’être créé. La réalité a donc l’être dans le Verbe plus véritablement qu’en elle-même.

 

 

2) De même que Platon prétendait que les idées des réalités existaient hors de l’esprit divin, de même nous les plaçons, nous, dans l’esprit divin. Or, suivant Platon, l’homme séparé était plus véritablement homme que l’homme matériel, et c’est pour­quoi il appelait l’homme séparé « homme par soi ». Donc, selon la position de la foi, les réalités sont aussi dans le Verbe plus véritablement qu’elles ne sont en elles-mêmes.

 

 

3) En chaque genre, ce qui est le plus vrai est la mesure de tout le genre. Or les ressemblances que les réalités ont dans le Verbe sont des mesures de la vérité qui est en toutes les réalités, car une réalité est appelée vraie dans la mesure où elle imite son modèle, qui est dans le Verbe. Les réa­lités sont donc dans le Verbe plus véritablement qu’en elles-mêmes.

 

Réponse :

 

Comme dit Denys au deuxième chapitre des Noms divins, les effets imitent imparfaitement leurs causes, qui les surpassent. Et à cause de cette distance entre la cause et l’effet, une chose qui ne se prédique pas de la cause se prédique en vérité de l’effet : il est clair, par exemple, qu’on ne dit pas au sens propre que les plaisirs jouissent, quoiqu’ils soient pour nous des causes de jouissance ; et cela n’a lieu que parce que le mode d’être des causes est plus élevé que les choses qui se prédiquent des effets. Et nous trouvons cela dans toutes les causes agissant de façon équivoque ; par exemple, le soleil ne peut pas être appelé chaud, quoique les autres choses soient chauffées par lui, et la raison en est la suréminence du soleil lui-même relativement aux choses qui sont appelées chaudes.

 

Lors donc qu’on recherche si les réalités sont en elles-mêmes plus véritablement que dans le Verbe, il faut distinguer : car l’expression « plus véritablement » peut désigner soit la vérité de la réalité, soit la vérité de la prédication. Si elle désigne la vérité de la réalité, alors sans aucun doute la vérité des réalités est plus grande dans le Verbe qu’en elles-mêmes. Mais si elle désigne la vérité de la prédication, alors c’est l’inverse : en effet, l’homme est plus véritablement prédiqué de la réalité qui est dans sa nature propre que de cette réalité en tant qu’elle est dans le Verbe. Et ce n’est pas à cause d’un défaut du Verbe, mais à cause de sa suréminence, comme on l’a dit.

 

Réponse aux objections :

 

1° Si l’on entend cela de la vérité de la prédication, il est absolument vrai qu’une chose est plus véritablement là où elle est par essence que là où elle est par ressemblance. Mais si on l’entend de la vérité de la réalité, alors elle est plus véritablement là où elle est par une ressemblance qui est cause de la réalité, et moins véritablement là où elle est par une ressemblance causée par la réalité.

 

2° La ressemblance de la réalité dans notre âme n’est pas cause de la réalité, contrai­rement à la ressemblance des réalités dans le Verbe ; il n’en va donc pas de même.

 

3° La puissance active est plus parfaite que l’acte, qui est son effet ; et c’est de cette façon que l’on dit que les créatures sont en puissance dans le Verbe.

 

 

4° Bien que les créatures, dans le Verbe, n’aient pas d’opérations propres, elles ont cependant de plus nobles opérations, en tant qu’elles sont productrices des réalités et de leurs opérations.

 

 

5° Bien que l’être des créatures dans le Verbe et leur être en elles-mêmes ne soient pas du même ordre selon une considération univoque, cependant ils le sont en quelque façon selon une considération analogique.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Cet argument vaut pour la vérité de la réa­lité, non pour la vérité de la prédication.

 

 

 

2) Platon est critiqué pour avoir affirmé que les formes naturelles existaient quant à leur raison formelle propre en dehors de la matière, comme si la matière se rapportait accidentellement aux espèces naturelles ; et selon cette opinion, les réalités naturelles pourraient être prédiquées en vérité de ces formes qui sont sans matière. Mais nous ne soutenons pas cela ; il n’en va donc pas de même.

 

3) Il faut répondre comme à la première objection.

 

Et videtur quod non sint verius in verbo.

 

Verius enim est aliquid ubi est per essentiam suam, quam ubi per suam similitudinem tantum. Sed in verbo res non sunt nisi per suam similitudinem, in se autem sunt per suam essentiam. Ergo verius sunt in seipsis quam in verbo.

 

 

Sed dicebat, quod pro tanto sunt nobilius in verbo, quia ibi habent nobilius esse. – Contra, res materialis nobilius esse habet in anima nostra quam in seipsa, ut etiam Augustinus dicit in libro de Trin. [IX, 4], et tamen verius est in seipsa quam in anima nostra. Ergo eadem ratione verius est in se quam sit in verbo.

 

 

Praeterea, verius est id quod est in actu, quam id quod est in potentia. Sed res in seipsa est in actu, in verbo autem est tantum in potentia, sicut artificiatum in artifice. Ergo verius est res in se quam in verbo.

 

 

Praeterea, ultima rei perfectio est sua operatio. Sed res in seipsis existentes habent proprias operationes, quas non habent ut sunt in verbo. Ergo verius sunt in seipsis quam in verbo.

 

 

Praeterea, illa solum sunt comparabilia quae sunt unius rationis. Sed esse rei in seipsa, non est unius rationis cum esse quod habet in verbo. Ergo, ad minus, non potest dici quod verius sit in verbo quam in seipsa.

Sed contra. Creatura in creatore est creatrix essentia, ut Anselmus [cf. Monol., cap. 36] dicit. Sed esse increatum est verius quam creatum. Ergo res verius esse habet in verbo quam in seipsa.

 

Praeterea, sicut ponebat Plato ideas rerum esse extra mentem divinam, ita nos in mente divina ponimus eas. Sed secundum Platonem, verius erat homo separatus, homo, quam materialis ; unde hominem separatum per se hominem nominabat. Ergo et secundum positionem fidei verius sunt res in verbo quam sint in seipsis.

Praeterea, illud quod est verissimum in unoquoque genere, est mensura totius generis. Sed similitudines rerum in verbo existentes, sunt mensurae veritatis in rebus omnibus, quia secundum hoc res aliqua dicitur vera, secundum quod imitatur exemplar suum, quod est in verbo. Ergo res verius sunt in verbo quam in seipsis.

 

 

Responsio. Dicendum, quod, sicut dicit Dionysius II cap. de Divinis Nominibus [§ 8], causata deficiunt ab imitatione suarum causarum, quae eis supercollocantur. Et propter istam distantiam causae a causato, aliquid vere praedicatur de causato quod non praedicatur de causa, sicut patet quod delectationes non dicuntur proprie delectari, quamvis sint nobis causae delectandi : quod quidem non contingit nisi quia modus causarum est sublimior quam ea quae de effectibus praedicantur. Et hoc invenimus in omnibus causis aequivoce agentibus ; sicut sol non potest dici calidus, quamvis ab eo alia calefiant ; quod est propter ipsius solis supereminentiam ad ea quae calida dicuntur.

Cum ergo quaeritur utrum res verius sint in seipsis quam in verbo, distinguendum est : quia ly verius potest designare vel veritatem rei, vel veritatem praedicationis. Si designet veritatem rei, sic proculdubio maior est veritas rerum in verbo quam in seipsis. Si autem designetur veritas praedicationis, sic est e converso : verius enim praedicatur homo de re quae est in propria natura, quam de ea secundum quod est in verbo. Nec hoc est propter defectum verbi, sed propter supereminentiam ipsius, ut dictum est.

Ad primum igitur dicendum, quod si intelligatur de veritate praedicationis, simpliciter verum est quod verius est aliquid ubi est per essentiam quam ubi est per similitudinem. Sed si intelligatur de veritate rei, tunc verius est ubi est per similitudinem quae est causa rei ; minus autem vere ubi est per similitudinem causatam a re.

 

 

Ad secundum dicendum, quod similitudo rei quae est in anima nostra, non est causa rei sicut similitudo re­rum in verbo ; et ideo non est simile.

 

Ad tertium dicendum, quod potentia activa est perfectior quam sit actus, qui est eius effectus ; et hoc modo creaturae dicuntur esse in potentia in verbo.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis creaturae in verbo non habeant proprias operationes, habent tamen operationes nobiliores, inquantum sunt effectivae rerum, et operationum ipsarum.

 

Ad quintum dicendum, quod quamvis non sint unius rationis, esse creaturarum in verbo et in seipsis secundum univocationem, sunt tamen aliquo modo unius rationis, secundum analogiam.

 

 

 

Ad id vero quod primo in contrarium obiicitur, dicendum, quod ratio illa procedit de veritate rei, non autem de veritate praedicationis.

 

Ad secundum dicendum, quod Plato in hoc reprehenditur quod posuit formas naturales secundum propriam rationem esse praeter materiam, ac si materia accidentaliter se haberet ad species naturales ; et secundum hoc res naturales vere praedicari possent de his quae sunt sine materia. Nos autem hoc non ponimus ; et ideo non est simile.

 

Ad tertium dicendum sicut ad primum.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 7 - LE VERBE SE RAPPORTE-T-IL AUX CHOSES QUI NI N’EXISTENT NI N’EXISTERONT NI N’ONT EXISTÉ ?

(Septimo quaeritur utrum verbum sit eorum quae nec sunt, nec erunt, nec fuerunt.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Le nom de Verbe implique une chose émanant de l’intelligence. Or l’intelligence divine se rapporte aussi aux choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont existé, comme on l’a dit dans la question sur la science de Dieu. Le Verbe peut donc aussi se rapporter à ces choses.

 

2° Selon saint Augustin au sixième livre sur la Trinité, « le Fils est l’art du Père, plein des raisons des vivants ». Or, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, « la raison, même non appliquée à l’action, est à bon droit appelée raison ». Le Verbe se rapporte donc aussi aux choses qui ni ne seront faites ni n’ont été faites.

 

3° Le Verbe ne serait pas parfait s’il ne contenait en soi toutes les choses qui sont dans la science de celui qui dit. Or, dans la science du Père qui dit, il y a des choses qui ne seront jamais ni n’ont été faites. Ces choses seront donc aussi dans le Verbe.

 

En sens contraire :

 

1) Anselme dit dans son Monologion : « De ce qui ne fut pas, n’est ni ne sera, il ne peut y avoir de verbe. »

 

 

2) Il appartient à la puissance de celui qui dit, que tout ce qu’il dit soit fait. Or Dieu est très puissant. Son Verbe ne se rapporte donc à rien qui ne soit fait un jour.

 

Réponse :

 

De deux façons une chose peut être dans le Verbe.

 

D’abord comme ce que le Verbe connaît, ou ce qui peut être connu dans le Verbe, et ainsi se trouve également dans le Verbe ce qui n’est pas ni ne sera ni n’a été fait, car le Verbe, tout comme le Père, connaît cela, et cela peut aussi être connu dans le Verbe, tout comme dans le Père.

 

On dit d’une autre façon qu’une chose est dans le Verbe, comme ce qui est dit par le Verbe. Or tout ce qui est dit par un verbe est ordonné d’une certaine façon à l’exécu­tion, car c’est verbalement que nous incitons les autres à agir, et que nous destinons des hommes à l’exécution de ce que nous avons conçu dans notre esprit ; et c’est pourquoi dire, pour Dieu, c’est disposer, comme le montre la Glose à propos de ce passage d’un psaume : « Dieu a parlé une fois, etc. » Donc, de même que Dieu ne dispose que les choses qui existent, ou existeront, ou ont existé, de même il ne dit qu’elles ; par conséquent, le Verbe se rapporte seulement à ces choses, en tant que dites par lui. En revanche, la science, l’art et l’idée, ou la raison, n’impliquent pas de relation à une exécution, il n’en va donc pas de même pour eux et pour le Verbe.

 

Réponse aux objections :

 

On voit dès lors clairement la réponse aux objections.

 

Et videtur quod sic.

 

Verbum enim importat aliquid progrediens ab intellectu. Sed intellectus divinus est etiam de his quae nec sunt, nec erunt, nec fuerunt, ut in quaestione de scientia Dei, dictum est. Ergo verbum etiam de his esse potest.

 

Praeterea, secundum Augustinum, libro VI de Trinit. [cap. 10], filius est ars patris plena rationum viventium. Sed, sicut dicit August. in libro LXXXIII Quaestionum [qu. 63], ratio, etsi nihil per illam fiat, recte ratio dicitur. Ergo verbum est etiam eorum quae nec fient, nec facta sunt.

 

Praeterea, verbum non esset perfectum nisi contineret in se omnia quae sunt in scientia dicentis. Sed in scientia patris dicentis sunt ea quae nunquam erunt, nec facta sunt. Ergo et ista erunt in verbo.

 

 

 

Sed contra. Est quod Anselmus dicit in Monologio [cap. 32] : eius quod nec est, nec fuit nec futurum est, nullum verbum esse potest.

 

Praeterea, hoc ad virtutem dicentis pertinet, ut quidquid dicit, fiat. Sed Deus est potentissimus. Ergo verbum eius non est de aliquo quod non aliquando fiat.

 

 

Responsio. Dicendum, quod aliquid potest esse in verbo dupliciter.

 

Uno modo sicut id quod verbum cognoscit, vel quod in verbo cognosci potest, et sic in verbo est etiam illud quod nec est, nec erit, nec factum est, quia hoc cognoscit verbum sicut et pater ; et in verbo etiam cognosci potest sicut et in patre.

 

Alio modo dicitur aliquid esse in verbo sicut id quod per verbum dicitur. Omne autem quod aliquo verbo dicitur, ordinatur quodammodo ad executionem, quia verbo instigamus alios ad agendum, et ordinamus aliquos ad exequendum id quod mente concepimus ; unde etiam dicere Dei, disponere ipsius est, ut patet per Glossam [P. Lombardi, PL 191, 568 C] super illud Psalm. LXI, 12 : semel locutus est Deus, et cetera. Unde, sicut Deus non disponit nisi quae sunt, vel erunt, vel fuerunt, ita nec dicit ; unde verbum est horum tantum, sicut per ipsum dictorum. Scientia autem et ars et idea, vel ratio, non important ordinem ad aliquam executionem, et ideo non est simile de eis et de verbo.

 

 

 

Et per hoc patet responsio ad obiecta.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 8 - TOUT CE QUI A ÉTÉ FAIT EST-IL VIE DANS LE VERBE ?

(Octavo quaeritur utrum omne quod factum est, sit vita in verbo.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Le Verbe est cause des réalités conformément à ce qu’elles sont en lui. Si donc les réalités sont vie dans le Verbe, le Verbe cause les réalités par mode de vie. Or, de ce qu’il cause les réalités par mode de bonté, il s’ensuit que toutes choses sont bonnes. Donc, de ce qu’il cause les réalités par mode de vie, il s’ensuivra qu’elles sont toutes vivantes, ce qui est faux. Donc le point de départ aussi.

 

2° Les réalités sont dans le Verbe comme les produits de l’art dans l’artisan. Or les produits de l’art dans l’artisan ne sont pas vie : en effet, ils ne sont ni la vie de l’artisan lui-même, qui vivait déjà avant que les produits de l’art ne fussent en lui, ni la vie de ces produits, qui n’ont pas de vie. Donc les créatures non plus ne sont pas vie dans le Verbe.

 

3° Dans l’Écriture, la production de la vie est appropriée au Saint-Esprit plutôt qu’au Verbe, comme cela est clair en Jn 6, 64 : « C’est l’Esprit qui vivifie », et en plusieurs autres endroits. Or « Verbe » ne se dit pas de l’Esprit Saint, mais seulement du Fils, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il ne convient donc pas non plus de dire que la réalité est vie dans le Verbe.

 

4° La lumière intellectuelle est principe de vie. Or les réalités ne sont pas lumière dans le Verbe. Il semble donc qu’elles ne soient pas vie en lui.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Jn 1, 3 : « Ce qui a été fait était vie en lui. »

 

 

2) Selon le Philosophe au huitième livre de la Physique, le mouvement du ciel est appelé « une certaine vie pour tout ce qui existe dans la nature ». Or le Verbe influe plus sur les créatures que le mouvement du ciel n’influe sur la nature. Les réalités, en tant qu’elles sont dans le Verbe, doivent donc être appelées vie.

 

Réponse :

 

Les réalités, en tant qu’elles sont dans le Verbe, peuvent être considérées de deux façons : d’abord par rapport au Verbe, ensuite par rapport aux réalités existant dans leur nature propre ; et des deux façons la ressemblance de la créature dans le Verbe est vie.

 

En effet, nous disons que vit, au sens propre, ce qui a en soi le principe du mouvement ou d’une quelconque opération. Car « vivre » s’est dit en premier de quelques êtres parce qu’on les a vus avoir en eux-mêmes quelque chose qui les meut selon un quelconque mouvement. Et de là le nom de vie s’est étendu à toutes les réalités qui ont en elles-mêmes le principe d’une opération propre ; aussi, parce que quelques-unes pensent ou sentent ou veulent, on dit qu’elles vivent, et pas seulement parce qu’elles se meuvent selon le lieu ou selon l’accroissement. Cet être que la réalité possède en tant qu’elle se meut elle-même vers quelque opération est donc appelé au sens propre la vie de la réalité, car « vivre est, pour un vivant, son être même », comme il est dit au second livre sur l’Âme.

 

Or, en nous, aucune des opérations vers lesquelles nous nous mouvons n’est notre être ; c’est pourquoi notre acte de penser n’est pas notre vie, à proprement parler, sauf si « vivre » est pris pour désigner l’œuvre, qui est signe de vie ; et semblablement, la ressemblance pensée en nous n’est pas non plus notre vie. Mais l’acte de penser du Verbe est son être, et de même pour la ressemblance [pensée en] lui ; la ressemblance de la créature dans le Verbe est donc sa vie. Semblablement, la ressemblance de la créature est d’une certaine façon la créature elle-même, comme on dit que « l’âme, d’une certaine façon, est toute chose ». Donc, parce que la ressemblance de la créature dans le Verbe est productrice et motrice de la créature qui existe dans sa nature propre, il se produit, d’une certaine façon, que la créature se meut elle-même et se conduit à l’être, à savoir en tant qu’elle est conduite à l’être et qu’elle est mue par sa ressemblance existant dans le Verbe. Et ainsi, la ressemblance de la créature dans le Verbe est d’une certaine façon la vie de la créature.

 

Réponse aux objections :

 

1° Que la créature existant dans le Verbe soit appelée vie, ne concerne pas la raison formelle propre de la créature, mais la façon dont elle est dans le Verbe. Puis donc qu’elle n’est pas en elle-même de la même façon, il ne s’ensuit pas qu’elle vive en elle-même, quoiqu’elle soit vie dans le Verbe, de même qu’elle n’est pas immatérielle en elle-même, quoiqu’elle soit immatérielle dans le Verbe. Mais la bonté, l’entité et les choses de ce genre concernent la raison formelle propre de la créature ; voilà pourquoi, de même que les créatures sont bonnes en tant qu’elles sont dans le Verbe, de même elles le sont aussi en tant qu’elles sont dans leur nature propre.

 

2° Les ressemblances des réalités dans l’artisan ne peuvent être appelées vie au sens propre, car elles ne sont pas l’être même de l’artisan vivant, ni non plus son opération elle-même, comme cela se produit en Dieu ; et cependant saint Augustin dit que le coffre vit dans l’esprit de l’artisan, mais il le dit en ce sens que le coffre a dans l’esprit de l’artisan un être intelligible, qui appartient au genre de la vie.

 

 

3° La vie est attribuée au Saint-Esprit en ce sens que Dieu est appelé la vie des réalités, étant lui-même en toutes les réalités comme leur moteur, si bien que toutes les réalités semblent en quelque sorte mues par un principe intérieur ; par contre, la vie est appropriée au Verbe en tant que les réalités sont en Dieu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

4° De même que les ressemblances des réa­lités dans le Verbe sont pour les réalités une cause d’existence, de même elles sont pour les réalités une cause de connaissance, en tant qu’elles sont imprimées dans les esprits doués d’intellectualité de telle façon qu’ils puissent connaître les réalités ; voilà pourquoi, de même qu’elles sont appelées vie en tant qu’elles sont principes d’existence, de même elles sont appelées lumière en tant qu’elles sont principes de connaissance.

 

Et videtur quod non.

 

Quia secundum hoc verbum est causa rerum, quod res sunt in ipso. Si ergo res in verbo sunt vita, verbum causat res per modum vitae. Sed ex hoc quod causat res per modum bonitatis, sequitur quod omnia sunt bona. Ergo ex hoc quod causat res per modum vitae, sequetur quod omnia sint viva : quod falsum est ; ergo et primum.

 

Praeterea, res sunt in verbo sicut artificiata apud artificem. Sed

artificiata in artifice non sunt vita : nec enim ipsius artificis vita sunt, qui vivebat etiam antequam artificiata in ipso essent ; neque artificiatorum, quae vita carent. Ergo nec creaturae in verbo sunt vita.

 

 

Praeterea, efficientia vitae magis appropriatur in Scriptura spiritui sancto quam verbo, ut patet Ioan. VI, 64 : spiritus est qui vivificat ; et in pluribus aliis locis. Sed verbum non dicitur de spiritu sancto, sed de filio tantum, ut patet ex dictis. Ergo nec convenienter dicitur quod res in verbo sit vita.

 

Praeterea, lux intellectualis (non) est principium vitae. Sed res in verbo non sunt lux. Ergo videtur quod in eo non sint vita.

 

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Ioan. Cap. I, vers. 3 : quod factum est in ipso vita erat.

 

Praeterea, secundum philosophum in VIII Physicorum [cap. 1 (250 b 14)], motus caeli dicitur vita quaedam omnibus natura existentibus. Sed magis influat verbum in creaturas quam motus caeli in naturam. Ergo res, secundum quod sunt in verbo, debent dici vita.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod res, secundum quod sunt in verbo, considerari possunt dupliciter : uno modo per comparationem ad verbum ; alio modo per comparationem ad res in propria natura existentes ; et utroque modo similitudo creaturae in verbo est vita.

Illud enim proprie vivere dicimus quod in seipso habet principium motus vel operationis cuiuscumque. Ex hoc enim primo sunt dicta aliqua vivere, quia visa sunt in seipsis habere aliquid ea movens secundum quemcumque motum. Et hinc processit nomen vitae ad omnia quae in seipsis habent operationis propriae principium ; unde et ex hoc quod aliqua intelligunt vel sentiunt vel volunt, vivere dicuntur, non solum ex hoc quod secundum locum moventur, vel secundum augmentum. Illud ergo esse quod habet res prout est movens seipsam ad operationem aliquam, proprie dicitur vita rei, quia vivere viventis est esse, ut in II de Anima [cap. 4 (415 b 13)] dicitur.

 

In nobis autem nulla operatio ad quam nos movemus, est esse nostrum ; unde intelligere nostrum non est vita nostra, proprie loquendo, nisi secundum quod vivere accipitur pro opere, quod est signum vitae ; et similiter nec similitudo intellecta in nobis est vita nostra. Sed intelligere verbi est suum esse, et similiter similitudo ipsius ; unde similitudo creaturae in verbo, est vita eius. Similiter etiam similitudo creaturae est quodammodo ipsa creatura, per modum illum quo dicitur, quod anima quodammodo est omnia. Unde ex hoc quod similitudo creaturae in verbo est productiva et motiva creaturae in propria natura existentis, quodammodo contingit ut creatura seipsam moveat, et ad esse producat, inquantum scilicet producitur in esse, et movetur a sua similitudine in

verbo existente. Et ita similitudo creaturae in verbo est quodammodo creaturae vita.

Ad primum ergo dicendum, quod hoc quod creatura in verbo existens dicitur vita, non pertinet ad rationem propriam creaturae, sed ad modum quo est in verbo. Unde, cum non sit eodem modo in seipsa, non sequitur quod in seipsa vivat, quamvis in verbo sit vita ; sicut non est in seipsa immaterialis, quamvis in verbo sit immaterialis. Sed bonitas, entitas, et huiusmodi, pertinent ad propriam rationem creaturae ; et ideo, sicut secundum quod sunt in verbo, sunt bona, ita etiam secundum quod sunt in propria natura.

 

 

Ad secundum dicendum, quod similitudines rerum in artifice non possunt proprie dici vita, quia non sunt ipsum esse artificis viventis, nec etiam ipsa eius operatio, sicut in Deo accidit ; et tamen Augustinus [In Ioh. Ev. Tract. I, 17] dicit, quod arca in mente artificis vivit ; sed hoc est secundum quod in mente artificis habet esse intelligibile, quod ad genus vitae pertinet.

 

Ad tertium dicendum, quod vita spiritui sancto attribuitur secundum hoc quod Deus dicitur vita rerum, prout ipse est in rebus omnibus movens eas, ut sic modo quodam omnes res a principio intrinseco motae videantur ; sed vita appropriatur verbo secundum quod res sunt in Deo, ut ex dictis patet.

Ad quartum dicendum, quod similitudines rerum in verbo, sicut sunt rebus causa existendi, ita sunt rebus causa cognoscendi ; inquantum scilicet imprimuntur intellectualibus mentibus, ut sic res cognoscere possint ; et ideo, sicut dicuntur vita prout sunt principia existendi, ita dicuntur lux prout sunt principia cognoscendi.

 

 

 

 

 

Question 5 ─ LA PROVIDENCE

 

 

LA QUESTION PORTE

SUR LA PROVIDENCE.

 

Article 1 : Auquel des attributs divins la providence se ramène-t-elle ?

Article 2 : Le monde est-il gouverné par la providence ?

Article 3 : La divine providence s’étend-elle aux réalités corruptibles ?

Article 4 : Tous les mouvements et les actions des corps inférieurs de ce monde sont-ils soumis à la divine providence ?

Article 5 : Les actes humains sont-ils gouvernés par la providence ?

Article 6 : Les bêtes et leurs actes sont-ils soumis à la divine providence ?

 

Article 7 : Les pécheurs sont-ils gouvernés par la divine providence ?

Article 8 : La création corporelle est-elle tout entière gouvernée par la divine providence au moyen de la création angélique ?

Article 9 : La divine providence dispose-t-elle les corps inférieurs par les corps célestes ?

Article 10 : La divine providence gouverne-t-elle les actes humains au moyen des corps célestes ?

Quaestio est de providentia.

 

 

Primo ad quod attributorum providentia reducatur.

Secundo utrum mundus providentia regatur.

Tertio utrum divina providentia ad corruptibilia se extendat.

Quarto utrum omnes motus et actiones horum inferiorum corporum subdantur divinae providentiae.

Quinto utrum humani actus providentia regantur.

Sexto utrum animalia bruta et eorum actus divinae providentiae subdantur.

Septimo utrum peccatores divina providentia regantur.

Octavo utrum tota corporalis creatura gubernetur divina providentia mediante creatura angelica.

 

Nono utrum per corpora caelestia disponat divina providentia inferiora corpora.

Decimo utrum humani actus gubernentur a divina providentia mediantibus corporibus caelestibus.

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse p. 72)

 

Situation de la providence en Dieu (art. 1)

 

Son extension :

     monde (2)

     réalités corruptibles (3)

     corps inférieurs de ce monde (4)

     actes humains (5)

     bêtes (6)

     pécheurs (7)

 

Médiations :

     angélique, dans le gouvernement des créatures (8)

     des corps célestes, dans le gouvernement des corps inférieurs (9)

     celle, non nécessitante, des corps célestes

à l’égard des actes humains (10)

 

 

 

 

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

 

 

Art. 1 : Super Sent. I, d. 39, q. 2, a. 1 ; Sum. Th. I, q. 22, a. 1.

 

Art. 2 : Super Sent. I, d. 39, q. 2, a. 2 ; Cont. Gent. III, cap. 1, 64, 75 et 94 ; Super Dion. De div. Nom., cap. 3, l. 1 ; Sum. Th. I, q. 22, a. 2 et q. 103, a. 5 ; Comp. Theol., cap. 123, 130 et 132 ; De subst. Separ., cap. 13-15.

 

Art. 3 : Super Sent. I, d. 39, q. 2, a. 2 ; Cont. Gent. III, cap. 1, 64, 75 et 94 ; Super Dion. De div. Nom., cap. 3, l. 1 ; Sum. Th. I, q. 22, a. 2 et q. 103, a. 5 ; Comp. Theol., cap. 123, 132 et 133 ; De subst. Separ., cap. 13-15.

 

Art. 4 : Super Sent. I, d. 39, q. 2, a. 2 ; Cont. Gent. III, cap. 1, 64, 75 et 94 ; Super Dion. De div. Nom., cap. 3, l. 1 ; Sum. Th. I, q. 22, a. 2 et q. 103, a. 5 ; Comp. Theol., cap. 123, 132 et 133 ; De subst. Separ., cap. 13-15.

 

Art. 5 : Super Sent. I, d. 39, q. 2, a. 2 ; Cont. Gent. III, cap. 1, 64, 75 et 94 ; Super Dion. De div. Nom., cap. 3, l. 1 ; Sum. Th. I, q. 22, a. 2 et q. 103, a. 5 ; Comp. Theol., cap. 123, 132 et 133 ; De subst. Separ., cap. 13-15.

 

Art. 6 : Super Sent. I, d. 39, q. 2, a. 2 ; Cont. Gent. III, cap. 1, 64, 75 et 94 ; Super Dion. De div. Nom., cap. 3, l. 1 ; Sum. Th. I, q. 22, a. 2 et q. 103, a. 5 ; Comp. Theol., cap. 123, 132 et 133 ; De subst. Separ., cap. 13-15.

 

Art. 7 : Super Sent. I, d. 39, q. 2, a. 2 ; Cont. Gent. III, cap. 1, 64, 75 et 94 ; Super Dion. De div. Nom., cap. 3, l. 1 ; Sum. Th. I, q. 22, a. 2 et q. 103, a. 5 ; Comp. Theol., cap. 123, 132 et 133 ; De subst. Separ., cap. 13-15.

 

Art. 8 : Cont. Gent. III, cap. 76-78, 83 et 94 ; Sum. Th. I, q. 22, a. 3 et q. 103, a. 6 ; ibid. q. 110, a. 1 ; Comp. Theol., cap. 124, 130 et 131 ; De subst. Separ., cap. 14.

 

Art. 9 : Super Sent. II, d. 15, q. 1, a. 2 ; Cont. Gent. III, cap. 82 ; Sum. Th. I, q. 22, a. 3 et q. 115, a. 3 ; Comp. Theol., cap. 127.

 

Art. 10 : Super Sent. II, d. 15, q. 1, a. 3 et d. 25, a. 2, ad 5 ; Cont. Gent. III, cap. 84, 85 et 87 ; Sum. Th. I, q. 22, a. 3 et q. 115, a. 4 ; Super De anima III, l. 4 ; Lect. Super Matth., cap. 2 ; Super Periherm. I, l. 14 ; Super Metaph. VI, l. 3 ; Sum. Th. I-II, q. 9, a. 5 et II-II, q. 95, a. 5.

 

 

 

Article 1 AUQUEL DES ATTRIBUTS DIVINS LA PROVIDENCE SE RAMÈNE-T-ELLE ?

(Et primo quaeritur ad quod attributorum providentia reducatur.)

 

 

Il semble que ce soit seulement à la science.

 

 

1° Comme dit Boèce au quatrième livre sur la Consolation de la philosophie, « il est manifeste que la forme immobile et simple des choses à faire est la providence ». Or, en Dieu, la forme des choses à faire est l’idée, qui appartient à la science. La providence appartient donc, elle aussi, à la connaissance.

 

2° [Le répondant] disait que la providence appartient aussi à la volonté, en tant qu’elle est la cause des réalités. En sens contraire : en nous, la science pratique est la cause des réalités connues. Or la science pratique est seulement dans la connaissance. Donc la providence aussi.

 

3° Boèce dit au livre précité : « La façon de faire les choses, quand elle est considérée dans la pureté même de l’intelligence divine, est appelée providence. » Or la pureté de l’intelligence semble appartenir à la connaissance spéculative. La providence appartient donc à la connaissance spéculative.

 

4° Boèce dit, au cinquième livre sur la Consolation de la philosophie, que la providence doit son nom « à ce que, placée loin (porro) des réalités inférieures, elle voit toutes choses de loin, depuis le suprême sommet des réalités ». Or la vision de loin appartient à la connaissance, et surtout à la spéculative. La providence semble donc surtout appartenir à la connaissance spéculative.

 

5° Comme dit Boèce au quatrième livre sur la Consolation, le destin est à la providence ce que le raisonnement est à l’intelligence. Or tant l’intelligence que le raisonnement appartiennent à la connaissance aussi bien spéculative que pratique. Donc la providence aussi.

 

6° Saint Augustin dit au livre des 83 Questions : « Par un gouvernement magnifique, la loi invariable règle tout ce qui est sujet à évolution. » Or gouverner et régler appartiennent à la providence. La loi invariable est donc la providence elle-même. Or la loi appartient à la connaissance. Donc la providence aussi.

 

 

7° La loi naturelle est causée en nous par la divine providence. Or la cause agit pour produire un effet par voie de ressemblance ; ainsi disons-nous que la bonté de Dieu

est cause de la bonté dans les réalités, l’essence, de l’être, et la vie, du vivre. La providence divine est donc une loi ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

8° Boèce dit au quatrième livre sur la Consolation que « la providence est cette divine raison établie au principe suprême de tout ». Or la raison de la réalité en Dieu est l’idée, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. La providence est donc l’idée. Or l’idée appartient à la connaissance. Donc la providence aussi.

 

 

9° La science pratique est ordonnée soit à amener les réalités à l’existence, soit à

ordonner les réalités déjà produites. Or,

produire les réalités n’appartient pas à la providence, car la providence présuppose les réalités qui sont pourvues ; de même, ordonner les réalités produites ne lui appartient pas non plus, car cela se rapporte à la disposition. La providence n’appartient donc pas à la connaissance pratique, mais seulement à la spéculative.

 

En sens contraire :

 

1) Il semble qu’elle appartienne à la volonté, car, comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre, « la providence est la volonté de Dieu, en raison de laquelle tout ce qui existe reçoit une conduite convenable ».

 

 

2) Ceux qui savent ce qu’il faut faire et ne veulent cependant pas le faire, nous ne les disons pas prévoyants. La providence regarde donc plus la volonté que la connaissance.

 

3) Comme dit Boèce au quatrième livre sur la Consolation, Dieu gouverne le monde par sa bonté. Or la bonté se rapporte à la volonté. Donc la providence également, à laquelle il appartient de gouverner.

 

4) Disposer n’appartient pas à la science, mais à la volonté. Or, selon Boèce au quatrième livre sur la Consolation, la providence est la raison par laquelle Dieu dispose tout. La providence appartient donc à la volonté, non à la connaissance.

 

 

5) Ce qui est pourvu, comme tel, n’est pas sage ou su, mais il est bon. Donc le pourvoyant non plus, comme tel, n’est pas sage, mais bon ; et de la sorte, la providence ne relève pas de la sagesse, mais de la bonté ou de la volonté.

 

6) Mais par ailleurs, il semble qu’elle appartienne à la puissance, car Boèce dit au troisième livre sur la Consolation : « La providence a mis dans les choses qu’elle a créées une plus ou moins grande cause de permanence, si bien qu’elles désirent naturellement demeurer, autant que possible. » La providence est donc le principe de la création. Or la création est appropriée à la puissance. La providence appartient donc à la puissance.

 

7) Le gouvernement est l’effet de la providence, comme il est dit au livre de la Sagesse : « Mais, ô Père, c’est votre providence qui gouverne tout » (Sag. 14, 3). Or, comme dit Hugues de Saint-Victor dans son De sacramentis, la volonté est comme ce qui commande, la sagesse est comme ce qui dirige, la puissance comme ce qui exécute ; aussi la puissance est-elle plus proche du gouvernement que la science ou la volonté. La providence appartient donc plutôt à la puissance qu’à la science ou à la volonté.

 

Réponse :

 

Ce qui se conçoit à propos de Dieu, nous ne pouvons le connaître qu’à partir de ce qui est en nous, à cause de la faiblesse de notre intelligence. Aussi, pour savoir comment la providence se dit en Dieu, il nous faut voir comment la providence est en nous.

 

 

Il faut donc savoir que Cicéron conçoit la providence comme une partie de la prudence, au deuxième livre de l’Ancienne Rhétorique, et cette partie de la prudence la porte comme à son achèvement. Car les deux autres parties, que sont la mémoire et l’intelligence, ne sont que des préparations à l’acte de prudence. Or la prudence, suivant le Philosophe au sixième livre de l’Éthique, est la droite raison des actions immanentes. Et les actions immanentes diffèrent des actions transitives en ce que ces dernières passent de l’agent à une matière extérieure, comme le banc et la maison, et la droite raison en est l’art ; tandis qu’on appelle « actions immanentes » les actions qui ne sortent pas de l’agent, mais sont des actes qui le perfectionnent, comme vivre chastement, se comporter avec patience, et autres semblables ; et la droite raison en est la prudence.

 

Or, dans ces actions immanentes, deux choses se présentent à notre considération : la fin, et le moyen. La prudence dirige donc surtout dans les moyens ; en effet, quelqu’un est dit prudent lorsqu’il donne de bons conseils, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique. Or le conseil « ne porte pas sur la fin, mais sur les moyens », comme il est dit au troisième livre de l’Éthique. Mais la fin des actions immanentes préexiste en nous de deux façons : d’abord par la connaissance naturelle de la fin de l’homme ; cette connaissance naturelle, selon le Philosophe au sixième livre de l’Éthique, appartient à l’intelligence, qui porte sur les principes des opérables tout comme sur ceux des objets de spéculation ; et les principes des opérables sont les fins, comme il est dit au même livre. D’une autre façon, quant à la disposition affective ; et ainsi, les fins des actions immanentes sont en nous par les vertus morales, par lesquelles l’homme est disposé à vivre justement, ou courageusement, ou avec tempérance, ce qui est comme la fin prochaine des actions immanentes. Et semblablement, à l’égard des moyens nous sommes perfectionnés et quant à la connaissance par le conseil, et quant à l’appétit par l’élection ; et en ces choses nous sommes dirigés par la prudence.

 

 

Il est donc clair qu’il appartient à la prudence de disposer certaines choses de façon

ordonnée relativement à la fin. Or cette

disposition des moyens vers la fin par la prudence a lieu à la façon d’un certain raisonnement dont les principes sont les fins – car c’est d’elles qu’est tirée toute l’ordon­nance susdite dans tout le domaine des opérables, comme cela apparaît clairement pour les produits de l’art – ; aussi, pour être prudent, est-il requis d’être en bon rapport avec les fins elles-mêmes. Car il ne peut y avoir de droite raison si les principes de la raison ne sont pas conservés. Et c’est pourquoi la prudence requiert à la fois l’intel­ligence des fins et les vertus morales, par lesquelles la puissance affective est droitement placée dans la fin ; et pour cette raison, il est nécessaire que tout prudent soit vertueux, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique. Or, en toutes les puissances et les actes ordonnés de l’âme, il y a ceci de commun, que la vertu du premier est conservée en tous ceux qui suivent ; voilà pourquoi dans la prudence sont d’une certaine façon incluses et la volonté qui porte sur la fin, et la connaissance de la fin.

 

Ce qui a été dit fait donc voir comment la providence se rapporte aux autres attributs de Dieu. En effet, la science se rapporte à la fois à la connaissance de la fin et à celle des moyens : par la science, en effet, Dieu connaît soi-même et les créatures. Mais la providence se rapporte seulement à la connaissance des moyens en tant qu’ils sont ordonnés à la fin ; et c’est pourquoi la providence, en Dieu, inclut à la fois la science et la volonté ; mais cependant, elle demeure essentiellement dans la connaissance, non certes la connaissance spéculative, mais la pratique. La puissance, quant à elle, est exécutrice de la providence ; par conséquent, l’acte de la puissance pré-

suppose l’acte de la providence comme

dirigeante ; la puissance n’est donc pas incluse dans la providence comme l’est la volonté.

 

Réponse aux objections :

 

1° Dans la réalité créée, on peut considérer deux choses : son espèce en elle-même, et sa relation à la fin. Et de ces deux choses la forme a précédé en Dieu. La forme exemplaire de la réalité selon son espèce en elle-même est donc l’idée ; mais la forme de la réalité pour autant qu’elle est ordonnée à la fin, c’est la providence. Or l’ordre que la divine providence a mis dans les réalités est appelé destin, selon Boèce. Donc, ce que l’idée est à l’espèce de la réalité, la providence l’est au destin ; et cependant, bien que l’idée puisse appartenir en quelque façon à la connaissance spéculative, la providence se rapporte pourtant à la seule connaissance pratique, attendu qu’elle implique une relation à la fin, et ainsi, à l’œuvre au moyen de laquelle on parvient à la fin.

 

 

2° La providence relève plus de la volonté que la science pratique considérée en elle-même : en effet, la science pratique en elle-même se rapporte à la fois à la connaissance de la fin et à celle des moyens ; elle ne présuppose donc pas la volonté de la fin, sinon la volonté serait en quelque sorte incluse dans la science, comme on a dit qu’elle l’est dans la providence.

 

 

3° La pureté de l’intelligence est mentionnée pour exclure de la providence non pas la volonté, mais le changement et la variété.

 

 

 

4° Dans ce passage, Boèce ne livre pas la définition complète de la providence, mais il assigne la raison de son nom ; par conséquent, bien que la vision puisse se rapporter à la connaissance spéculative, il ne s’en­suit pas que la providence s’y rapporte. En outre, Boèce interprète le mot « providence » comme « vision de loin » en expliquant que Dieu lui-même, « depuis le suprême sommet des réalités, voit toutes choses de loin ». Or il est au suprême sommet des réalités parce qu’il cause et ordonne tout ; et de la sorte, on peut aussi relever dans les paroles de Boèce quelque chose qui se rapporte à la connaissance pratique.

 

 

5° Cette comparaison de Boèce s’entend de la ressemblance de proportion du simple au composé et du stable au mobile : en effet, de même que l’intelligence est simple et sans processus discursif, au lieu que la raison va çà et là en discourant sur différentes choses, de même la providence est simple et immobile, au lieu que le destin est multiple et variable ; par conséquent, l’argument n’est pas probant.

 

6° Le nom de providence ne signifie pas proprement en Dieu la loi éternelle, mais quelque chose qui s’ensuit de la loi éternelle. En effet, on doit considérer en Dieu la loi éternelle comme sont envisagés en nous les principes des opérables, principes naturellement connus desquels nous partons pour tenir conseil et pour choisir – ce qui appartient à la prudence, ou à la providence. La loi de notre intelligence est donc à la prudence ce que le principe indémontrable est à la démonstration. Et semblablement, la loi éternelle n’est pas en Dieu la providence même, mais comme le principe de la providence ; et c’est pourquoi l’acte de providence est convenablement attribué à la loi éternelle, de même que tout l’effet de la démonstration est attribué aux principes indémontrables.

 

 

7° Dans les attributs divins, nous trouvons deux raisons formelles de causalité : l’une par voie d’exemplarité, comme nous disons que du premier vivant vient tout ce qui vit ; et cette raison formelle de causalité est commune à tous les attributs. L’autre raison formelle suit la relation à l’objet de l’attribut, comme nous disons que la puissance est la cause des possibles, et la science celle des objets sus ; et suivant cette sorte de causalité, il n’est pas nécessaire que l’effet porte la ressemblance de la cause : en effet, les choses qui sont faites au moyen de la science ne sont pas nécessairement science, mais objets sus. Et c’est de cette façon que l’on conçoit la providence de Dieu comme la cause de tout ; par conséquent, bien que la loi naturelle de notre intelligence existe par la providence, il ne s’ensuit pas que la providence divine soit la loi éternelle.

 

8° Cette raison établie dans le principe suprême n’est appelée providence que si l’on ajoute la relation à la fin, à laquelle est présupposée la volonté de la fin ; donc, bien qu’elle appartienne essentiellement à la connaissance, elle inclut cependant en quelque façon la volonté.

 

 

9° Deux relations peuvent être considérées dans les réalités : l’une en tant qu’elles émanent du principe ; l’autre en tant qu’elles sont ordonnées à la fin. La disposition concerne donc l’ordre avec lequel les réalités émanent du principe ; en effet, on dit que des choses sont disposées parce qu’elles sont placées par Dieu à différents degrés, comme l’artisan place diversement les parties de son ouvrage ; la disposition semble donc appartenir à l’art. Mais la providence implique la relation à la fin. Et ainsi, la providence diffère de l’art divin et de la disposition, car l’art divin se dit par rapport à la production des réalités, et la disposition par rapport à l’ordre des choses produites, mais le nom de providence implique une relation à la fin. Or, de la fin du produit de l’art se déduit tout ce qui est en lui, et la relation à la fin est plus proche de la fin que ne l’est l’ordre mutuel des parties, et le cause en quelque sorte ; voilà pourquoi la providence est en quelque sorte la cause de la disposition, et pour cette raison l’acte de disposition est fréquemment attribué à la providence. Donc, bien que la providence ne soit ni l’art, qui regarde la production des réalités, ni la disposition, qui regarde l’ordre des réalités entre elles, il ne s’ensuit pourtant pas qu’elle n’appartienne pas à la connaissance pratique.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Saint Jean Damascène dit que la providence est une volonté en ce sens qu’elle inclut et présuppose une volonté, comme nous l’avons dit.

 

 

2) Selon le Philosophe au sixième livre de l’Éthique, personne ne peut être prudent sans avoir les vertus morales, par lesquelles on est droitement disposé relativement aux fins ; comme nul ne peut bien démontrer sans se comporter droitement avec les principes de la démonstration. Que nul ne soit appelé pourvoyant s’il n’a une volonté droite, vient de là, et non de ce que la providence serait dans la volonté.

 

 

3) L’on dit que Dieu gouverne par la bonté, non pas en ce sens que la bonté serait la providence même, mais parce qu’elle est le principe de la providence, puisqu’elle inclut la notion de fin ; et aussi parce que la bonté divine est pour Dieu ce que la vertu morale est pour nous.

 

4) Bien que disposer présuppose la volonté, disposer n’est cependant pas un acte de la volonté : car ordonner – acte compris dans la disposition – appartient au sage, comme dit le Philosophe ; voilà pourquoi la disposition et la providence appartiennent essentiellement à la connaissance.

 

 

 

5) La providence se rapporte à l’objet pourvu comme la science se rapporte à l’objet su, et non comme la science se rapporte au sujet qui sait ; il n’est donc pas nécessaire que ce qui est pourvu, comme tel, soit sage, mais qu’il soit su.

 

 

6) & 7) Nous les accordons.

 

Et videtur quod tantum ad scientiam.

 

Quia, sicut dicit Boetius in IV de Consolatione philos. [prosa 6], illud certe manifestum est, immobilem simplicemque formam gerendarum rerum esse providentiam. Sed forma rerum agendarum in Deo est idea, quae ad scientiam pertinet. Ergo et providentia ad cognitionem pertinet.

 

Sed dicebat, quod providentia pertinet ad voluntatem etiam inquantum est causa rerum. – Sed contra, in nobis scientia practica est causa rerum scitarum. Sed scientia practica in sola cognitione est. Ergo et providentia.

 

Praeterea, Boetius dicit in libro praedicto [prosa 6] : modus rerum gerendarum, cum in ipsa divinae intelligentiae puritate conspicitur, providentia nominatur. Sed puritas intelligentiae ad cognitionem speculativam pertinere videtur. Ergo providentia ad cognitionem speculativam pertinet.

 

Praeterea, Boetius dicit in V de Consolatione philos. [prosa 6], quod providentia dicitur : eo quod porro a rebus infimis constituta, quasi ab excelso rerum cacumine cuncta prospiciat. Sed prospicere cognitionis est, et praecipue speculativae. Ergo providentia maxime videtur ad cognitionem speculativam pertinere.

 

 

Praeterea, sicut dicit Boetius in IV de Consolatione [prosa 6], uti est ad intellectum ratiocinatio, ita est fatum ad providentiam. Sed tam intellectus quam ratiocinatio ad cognitionem pertinet communiter speculativam et practicam. Ergo et providentia.

 

Praeterea, Augustinus in libro LXXXIII Quaestionum [qu. 27] dicit, lex incommutabilis omnia mutabilia pulcherrima gubernatione moderatur. Sed gubernare et moderari ad providentiam pertinet. Ergo lex incommutabilis est ipsa providentia. Sed lex ad cognitionem pertinet. Ergo et providentia.

 

Praeterea, lex naturalis in nobis ex divina providentia causatur. Sed causa agit ad effectum producendum per viam similitudinis ; unde dicimus quod bonitas Dei est causa bonitatis in rebus, et essentia essendi et vita vivendi. Ergo divina providentia est lex ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, Boetius dicit in IV de Consolatione [prosa 6], quod providentia est ipsa illa divina ratio in summo omnium principe constituta. Sed ratio rei in Deo est idea, ut Augustinus dicit in libro LXXXIII Quaestionum [qu. 46]. Ergo providentia est idea. Sed idea pertinet ad cognitionem. Ergo et providentia.

 

Praeterea, scientia practica ordinatur vel ad producendum res in esse, vel ad ordinandum iam productas res. Sed producere res non est providentiae, quia providentia praesupponit res provisas ; similiter etiam nec ordinare res productas, quia hoc ad dispositionem pertinet. Ergo providentia non pertinet ad cognitionem practicam, sed speculativam tantum.

Sed e contra. Videtur quod pertineat ad voluntatem, quia sicut dicit Damascenus in libro II [De fide II, 29] : providentia est voluntas Dei, propter quam omnia quae sunt, convenientem deductionem suscipiunt.

 

Praeterea, illos qui sciunt quid agendum est et tamen nolunt facere, non dicimus providos. Ergo providentia magis respicit voluntatem quam cognitionem.

 

Praeterea, sicut dicit Boetius in IV de Consol. [prosa 6], Deus sua bonitate gubernat mundum. Sed bonitas ad voluntatem pertinet. Ergo et providentia, cuius est gubernare.

 

Praeterea, disponere non est scientiae, sed voluntatis. Sed secundum Boetius in IV de Consol. [prosa 6], providentia est ratio per quam Deus cuncta disponit. Ergo providentia ad voluntatem pertinet, non ad notitiam.

 

Praeterea, provisum, inquantum provisum, non est sapiens vel scitum, sed est bonum. Ergo nec providens, inquantum providens, est sapiens, sed bonus ; et ita providentia non pertinet ad sapientiam, sed ad bonitatem, vel voluntatem.

Sed iterum videtur quod pertineat ad potentiam, quia Boetius dicit in libro de Consol. [III, 11] : providentia dedit rebus a se creatis hanc vel maximam manendi causam, ut quoad possint, naturaliter manere desiderent. Ergo providentia est creationis principium. Sed creatio appropriatur potentiae. Ergo providentia ad potentiam pertinet.

 

 

Praeterea, gubernatio est providentiae effectus, ut dicitur Sapient., XIV, 3 : tu autem, pater, gubernas omnia providentia. Sed, sicut Hugo dicit in libro de Sacramentis [I, p. II, cap. 6 et 22], voluntas est ut imperans, sapientia ut dirigens, potentia ut exequens ; et sic potentia est gubernationi propinquior quam scientia vel voluntas. Ergo providentia pertinet magis ad potentiam quam scientiam vel voluntatem.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod ea quae de Deo intelliguntur, propter nostri intellectus infirmitatem cognoscere non possumus nisi ex his quae apud nos sunt ; et ideo, ut sciamus quomodo providentia dicatur in Deo, videndum est quomodo providentia sit in nobis.

Sciendum est ergo, quod Tullius providentiam ponit prudentiae partem in II libro veteris Rhetoricae [De inventione II, 53, 160], et est pars prudentiae quasi completiva. Quia aliae duae partes, scilicet memoria et intelligentia, non sunt nisi quaedam praeparationes ad prudentiae actum. Prudentia autem, secundum philosophum in VI Ethic. [l. 4 (1140 b 4 et 20], est recta ratio agibilium. Et differunt agibilia a factibilibus, quia factibilia dicuntur illa quae procedunt ab agente in exteriorem materiam, sicut scamnum et domus : et horum recta ratio est ars ; sed agibilia dicuntur actiones quae non progrediuntur extra agentem, sed sunt actus perficientes ipsum, sicut caste vivere, patienter se habere, et huiusmodi : et horum recta ratio est prudentia.

Sed in istis agibilibus duo quaedam consideranda occurrunt : scilicet finis, et id quod est ad finem. Prudentia ergo praecipue dirigit in his quae sunt ad finem ; ex hoc enim aliquis dicitur prudens, quod est bene consiliativus, ut dicitur in VI Ethic. [l. 4 (1140 a 26) et 6 (1141 b 9)]. Consilium autem non est de fine, sed de his quae sunt ad finem, ut dicitur in III Ethic. [cap. 5 (1112 b 11)]. Sed finis agibilium praeexistit in nobis dupliciter : scilicet per cognitionem naturalem de fine hominis ; quae quidem naturalis cognitio ad intellectum pertinet, secundum philosophum in VI Ethic. [l. 9 (1143 a 35)], qui est principiorum operabilium sicut et speculabilium ; principia autem operabilium sunt fines, ut in eodem libro dicitur. Alio modo quantum ad affectionem ; et sic fines agibilium sunt in nobis per virtutes morales, per quas homo afficitur ad iuste vivendum vel fortiter vel temperate, quod est quasi finis proximus agibilium. Et similiter ad ea quae sunt ad finem perficimur, et quantum ad cognitionem per consilium, et quantum ad appetitum per electionem ; et in his per prudentiam dirigimur.

 

Patet ergo quod prudentiae est aliqua ordinate ad finem disponere. Et quia ista dispositio eorum quae sunt ad finem, in finem per prudentiam est per modum cuiusdam ratiocinationis, cuius principia sunt fines (ex eis enim trahitur tota ratio ordinis praedicti in omnibus operabilibus, sicut manifeste apparet in artificiatis) ; ideo ad hoc quod aliquis sit prudens, requiritur quod bene se habeat circa ipsos fines. Non enim potest esse recta ratio, nisi principia rationis salventur. Et ideo ad prudentiam requiritur et intellectus finium, et virtutes morales, quibus affectus recte collocatur in fine ; et propter hoc oportet omnem prudentem esse virtuosum, ut in VI Ethic. [l. 11 (1144 b 32)] dicitur. In omnibus autem viribus et actibus animae ordinatis hoc est commune, quod virtus primi salvatur in omnibus sequentibus ; et ideo in prudentia quodammodo includitur et voluntas, quae est de fine, et cognitio finis.

 

 

Ex dictis igitur patet quomodo providentia se habeat ad alia quae de Deo dicuntur. Scientia enim se habet communiter ad cognitionem finis, et eorum quae sunt ad finem : per scientiam enim Deus scit se et creaturas. Sed providentia pertinet tantum ad cognitionem eorum quae sunt ad finem, secundum quod ordinantur in finem ; et ideo providentia in Deo includit et scientiam et voluntatem ; sed tamen essentialiter in cognitione manet, non quidem speculativa, sed practica. Potentia autem executiva est providentiae ; unde actus potentiae praesupponit actum providentiae sicut dirigentis ; unde in providentia non includitur potentia sicut voluntas.

Ad primum ergo dicendum, quod in re creata duo possunt considerari : scilicet ipsa species eius absolute, et ordo eius ad finem ; et utriusque forma praecessit in Deo. Forma ergo exemplaris rei secundum suam speciem absolute est idea ; sed forma rei secundum quod est ordinata in finem, est providentia. Ipse autem ordo a divina providentia rebus inditus, fatum vocatur, secundum Boetium [De consol. IV, 6]. Unde, sicut se habet idea ad speciem rei, ita se habet providentia ad fatum ; et tamen, quamvis idea possit pertinere ad speculativam cognitionem aliquo modo, tamen providentia tantum ad practicam pertinet ; eo quod importat ordinem ad finem, et ita ad opus, quo mediante pervenitur ad finem.

 

Ad secundum dicendum, quod providentia plus habet de ratione voluntatis quam scientia practica absolute : scientia enim practica absolute communiter se habet ad cognitionem finis et eorum quae sunt ad finem ; unde non praesupponit voluntatem finis, ut sic aliquo modo voluntas in scientia includatur ; sicut de providentia dictum est.

 

Ad tertium dicendum, quod puritas intelligentiae non dicitur ad exclusionem voluntatis, sed ad excludendum mutabilitatem et varietatem a providentia.

 

Ad quartum dicendum, quod Boetius in verbis illis non ponit completam providentiae rationem, sed nominis rationem assignat ; unde, quamvis videre ad cognitionem speculativam pertinere possit, non tamen sequitur quod providentia. Et praeterea, secundum hoc Boetius exponit providentiam quasi procul videntiam, quia ipse Deus ab excelso rerum cacumine cuncta prospicit. Secundum hoc autem est in excelso rerum cacumine quod omnia causat et ordinat : et sic etiam in verbis Boetii potest aliquid ad practicam cognitionem pertinens notari.

 

Ad quintum dicendum, quod comparatio illa Boetii accipitur secundum similitudinem proportionis simplicis ad compositum, et quieti ad mobile : sicut enim intellectus simplex est et sine discursu, ratio autem discurrendo circa diversa vagatur ; ita etiam providentia simplex est et immobilis, fatum autem multiplex et variabile : unde non sequitur ratio.

 

Ad sextum dicendum, quod providentia in Deo proprie non nominat legem aeternam, sed aliquid ad legem aeternam consequens. Lex enim aeterna est consideranda in Deo, sicut accipiuntur in nobis principia operabilium naturaliter nota, ex quibus procedimus in consiliando et eligendo : quod est prudentiae, sive providentiae ; unde hoc modo se habet lex intellectus nostri ad prudentiam sicut principium indemonstrabile ad demonstrationem. Et similiter etiam in Deo lex aeterna non est ipsa providentia, sed providentiae quasi

principium ; unde et convenienter

legi aeternae attribuitur actus

providentiae, sicut et omnis effectus demonstrationis principiis indemonstrabilibus attribuitur.

 

Ad septimum dicendum, quod in divinis attributis invenimus duplicem rationem causalitatis. Unam per viam exemplaritatis, sicut dicimus quod a primo vivo procedunt omnia viva, et haec ratio causandi est communis omnibus attributis. Alia ratio est secundum ordinem ad obiectum attributi, prout dicimus quod potentia est causa possibilium, et scientia scitorum, et secundum hunc modum causandi non oportet quod causatum habeat similitudinem causae : non enim quae per scientiam facta sunt, oportet esse scientia, sed scita. Et per hunc modum providentia Dei causa omnium ponitur ; unde, quamvis a providentia sit lex naturalis intellectus nostri, non sequitur quod divina providentia sit lex aeterna.

 

Ad octavum dicendum, quod ratio illa in summo principe constituta non dicitur providentia nisi adiuncto ordine ad finem, ad quem praesupponitur voluntas finis ; unde licet essentialiter ad cognitionem pertineat, tamen voluntatem aliquo modo includit.

 

Ad nonum dicendum, quod in rebus potest considerari duplex ordo : unus secundum quod egrediuntur a principio ; alius secundum quod ordinantur ad finem. Dispositio ergo pertinet ad illum ordinem quo res progrediuntur a principio : dicuntur enim aliqua disponi secundum quod in diversis gradibus collocantur a Deo, sicut artifex diversimode collocat partes sui artificii ; unde dispositio ad artem pertinere videtur. Sed providentia importat illum ordinem qui est ad finem. Et sic providentia differt ab arte divina et dispositione, quia ars divina dicitur respectu productionis rerum ; sed dispositio respectu ordinis productorum ; providentia autem dicit ordinem in finem. Sed quia ex fine artificiati colligitur quidquid est in artificiato ; ordo autem ad finem est fini propinquior quam ordo partium ad invicem, et quodammodo causa eius ; ideo providentia quodammodo est dispositionis causa, et propter hoc actus dispositionis frequenter providentiae attribuitur. Quamvis ergo providentia nec sit ars quae respicit productionem rerum, nec dispositio quae respicit rerum ordinem ad invicem, non tamen sequitur quod non pertineat ad practicam cognitionem.

 

Ad primum vero quod de voluntate obiicitur, dicendum est, quod pro tanto Damascenus providentiam dicit esse voluntatem, quia voluntatem in­cludit et praesupponit, ut dictum est.

 

Ad secundum dicendum, quod secundum philosophum in VI Ethic. [l. 11 (1144 b 32)], nullus potest esse prudens nisi virtutes morales habeat, per quas recte sit dispositus circa fines ; sicut nullus potest bene demonstrare, nisi recte se habeat circa demonstrationis principia ; et propter hoc etiam nullus dicitur providus nisi habeat rectam voluntatem, non quia providentia sit in voluntate.

 

Ad tertium dicendum, quod Deus dicitur gubernare per bonitatem, non quasi bonitas sit ipsa providentia, sed quia est providentiae principium, cum habeat rationem finis ; et etiam quia ita se habet divina bonitas ad ipsum sicut moralis virtus ad nos.

 

Ad quartum dicendum, quod disponere, quamvis voluntatem praesupponat, non tamen est actus voluntatis : quia ordinare quod in dispositione intelligitur, est sapientis, ut philosophus dicit [Metaph. I, 2 (982 a 17)] ; et ideo dispositio et providentia essentialiter ad cognitionem pertinent.

 

Ad quintum dicendum, quod providentia comparatur ad provisum sicut scientia ad scitum, et non sicut scientia ad scientem ; unde non oportet quod provisum, inquantum provisum, sit sapiens, sed quod sit scitum.

 

Alia duo concedimus.

 

 

 

 

 

Article 2 - LE MONDE EST-IL GOUVERNÉ PAR LA PROVIDENCE ?

(Secundo quaeritur utrum mundus providentia regatur.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Qui agit par nécessité de nature, n’agit pas par providence. Or c’est par nécessité de nature que Dieu agit sur les réalités créées, car, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms Divins, « la divine bonté se répand sur tous les êtres comme notre soleil, sans choix ni savoir préalables, envoie ses rayons sur tous les corps ». Dieu ne gouverne donc pas le monde par la providence.

2° Le principe multiforme vient après le principe uniforme. Or la volonté est un principe multiforme, car elle a des objets opposés ; donc la providence aussi, qui présuppose la volonté. Mais la nature est un principe uniforme, car elle est déterminée à une seule chose. La nature précède donc la providence. Les réalités naturelles ne sont donc pas gouvernées par la providence.

 

 

 

3° [Le répondant] disait que le principe uni­forme précède le multiforme dans le même, non en des choses diverses. En sens contraire : plus un principe a de puissance causale, plus il est antérieur. Or, plus il est uniforme, plus il a une grande puissance causale, car, comme il est dit au livre des Causes, « toute puissance unie est plus infinie qu’une puissance multipliée ». Donc, qu’ils soient envisagés dans le même ou en diverses choses, le principe uniforme précédera le multiforme.

 

 

4° Selon Boèce dans son Arithmétique, toute inégalité se ramène à l’égalité, et toute multitude à l’unité. Donc toute action de la volonté, qui a une multiplicité d’objets, doit se ramener aussi à l’action de la nature, qui est simple et égale ; et de la sorte, il est nécessaire que l’agent premier agisse par son essence et sa nature, et non par providence ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

5° Ce qui est de soi déterminé à une seule chose, n’a pas besoin de gouvernant, car le gouvernement est appliqué à un être pour qu’il ne se dissipe pas dans une direction contraire. Or les réalités naturelles sont par leur propre nature déterminées à une seule chose. Elles n’ont donc pas besoin de providence qui les gouverne.

6° [Le répondant] disait qu’elles ont besoin du gouvernement de la providence pour

être conservées dans l’existence. En sens contraire : là où il n’y a pas de puissance à la corruption, il n’est point besoin de conservateur extérieur. Or, en certaines réalités, il n’y a pas de puissance à la corruption, car il n’y en a pas non plus à la génération, comme cela est clair dans le cas des corps célestes et des substances spirituelles, qui sont les parties principales du monde. Donc de telles choses n’ont pas besoin d’une providence qui les conserve dans l’existence.

 

7° Il est des choses, dans la réalité, que pas même Dieu ne peut changer, comme le principe que rien ne peut être affirmé et nié de la même chose, et que ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été, comme dit saint Augustin au livre Contre Faustus. Donc au moins de telles choses n’ont pas besoin d’une providence qui les gouverne et les conserve.

 

8° Comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre, « il est aberrant de dire qu’autre est l’auteur des réalités et autre leur providence ». Or les réalités corporelles n’ont pas été faites par Dieu, puisque Dieu est esprit ; car il ne semble pas qu’un esprit puisse produire un corps, tout comme un corps ne peut pas non plus produire un esprit. De telles réalités corporelles ne sont donc pas gouvernées par la providence divine.

 

9° Le gouvernement des réalités regarde la distinction même des réalités. Or cette distinction ne semble pas provenir de Dieu, car il est à l’égard de toutes choses dans un rapport uniforme, comme il est dit au livre des Causes. Les réalités ne sont donc pas gouvernées par la providence divine.

 

10° Les choses qui sont ordonnées en elles-mêmes n’ont pas besoin d’être ordonnées par autre chose. Or les réalités naturelles sont ainsi, car, comme il est dit au deuxième livre sur l’Âme, « en toutes les choses qui sont selon la nature, il y a, pour la grandeur et l’augmentation, un terme et une raison déterminés ». Les réalités naturelles ne sont donc pas ordonnées par la providence divine.

 

11° Si les réalités sont gouvernées par la divine providence, alors nous pourrons la sonder à partir de l’ordre des réalités. Or, comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre, « il faut admirer tout, louer tout et admettre, sans plus sonder, toutes les œuvres de la providence ». Le monde n’est donc pas gouverné par la providence.

 

En sens contraire :

 

1) Boèce dit : « Ô toi qui gouvernes le monde par une raison perpétuelle ! »

 

 

2) Tout ce qui a un ordre certain est nécessairement gouverné par quelque providence. Or les réalités naturelles ont un ordre certain dans leurs mouvements. Elles sont donc gouvernées par la providence.

 

3) Les choses qui sont différentes ne sont maintenues en quelque union que par une providence qui les gouverne ; et c’est pourquoi certains philosophes furent contraints d’affirmer que l’âme était une harmonie, à cause de la conservation des contraires dans le corps de l’animal. Or, dans le monde, nous voyons des choses contraires et différentes demeurer liées l’une à l’autre. Le monde est donc gouverné par une providence.

 

 

4) Comme dit Boèce au quatrième livre sur la Consolation, « le destin met en mouvement toutes choses, réparties selon les lieux, les formes et les temps ; et cette explication de l’ordre temporel, unifiée par le regard de l’esprit divin, c’est la providence ». Puis donc que nous voyons que les réalités sont distinctes selon les formes, les temps et les lieux, il est nécessaire d’admettre le destin, et par conséquent, la providence aussi.

 

5) Tout ce qui ne peut être conservé par soi-même dans l’existence a besoin de quelque gouvernant par lequel il soit conservé. Or, les réalités créées ne peuvent être conservées par elles-mêmes dans l’exis­tence, car les choses qui ont été faites de rien tendent par elles-mêmes au néant, comme dit saint Jean Damascène. Il est donc nécessaire qu’il y ait une providence gouvernant les réalités.

 

Réponse :

 

La providence regarde la relation à la fin ; voilà pourquoi tous ceux qui nient la cause finale doivent par une nécessaire conséquence nier la providence, comme dit le Commentateur au deuxième livre de la Physique. Or il y eut dans l’Antiquité deux sortes de négateurs de la cause finale. En effet, certains philosophes très anciens conçurent seulement la cause matérielle ; aussi, puisqu’ils ne concevaient pas la cause agente, ils ne pouvaient pas non plus concevoir la fin, qui n’est cause que parce qu’elle meut l’agent. Mais d’autres vinrent ensuite qui admettaient la cause agente, sans rien dire de la cause finale. Et selon les deux écoles, tout arrivait par la nécessité des causes précédentes, soit de la matière, soit de l’agent.

 

 

Mais voici comment cette position est improuvée par les philosophes. Les causes matérielle et agente, comme telles, sont pour l’effet une cause d’existence ; mais elles ne suffisent pas à causer dans l’effet une bonté qui le rende convenable à la fois en lui-même, pour qu’il puisse demeurer, et à l’égard des autres, pour qu’il les aide. Par exemple la chaleur a, par sa nature, autant qu’il est en elle, la propriété de dissoudre ; mais la dissolution n’est convenable et bonne que dans une certaine limite et suivant un mode déterminé ; si donc nous ne posions dans la nature aucune autre cause en plus de la chaleur et des agents de cette sorte, nous ne pourrions déterminer de cause pour laquelle les réalités se produisent convenablement et bien. Or, tout ce qui n’a pas de cause déterminée, arrive par hasard. Voilà pourquoi, selon la position susdite, il serait nécessaire que toutes les convenances et utilités qui se trouvent dans les réalités soient fortuites ; et c’est aussi ce qu’Empédocle a soutenu, disant qu’il se produit par hasard que les parties des animaux, par amitié, se rassemblent de telle sorte que l’animal puisse être conservé, et que cela se produit souvent. Mais il ne peut en être ainsi, car les choses qui se produisent par hasard sont plutôt rares ; or nous voyons que de telles convenances et utilités se produisent dans les œuvres de la nature soit toujours, soit la plupart du temps ; il est donc impossible qu’elles arrivent par hasard ; et ainsi, il est nécessaire qu’elles viennent de l’intention d’une fin.

 

Mais ce qui n’a pas d’intelligence ou de connaissance ne peut tendre directement à une fin que si, par quelque connaissance, une fin lui est attribuée, et qu’il est dirigé vers elle ; il est donc nécessaire, puisque les réalités naturelles n’ont pas de connaissance, que préexiste une intelligence qui ordonne les réalités naturelles à une fin, comme l’archer donne à la flèche un mouvement défini pour qu’elle tende à une fin déterminée ; par conséquent, de même que la percussion qui se fait au moyen d’une flèche est appelée l’œuvre non seulement de la flèche mais aussi du lanceur, de même toute œuvre de la nature est appelée par les philosophes « œuvre d’intelligence ».

 

Et ainsi, il est nécessaire que le monde soit gouverné par la providence de cette intelligence qui a mis dans la nature l’ordre susdit. Et cette providence par laquelle Dieu gouverne le monde ressemble à la providence économique par laquelle on gouverne une famille, ou à la providence politique par laquelle on gouverne une cité ou un royaume, et par laquelle on ordonne à une fin les actes des autres ; car il ne peut y avoir en Dieu de providence relativement à lui-même, puisque tout ce qui est en lui est fin et non orienté vers une fin.

 

Réponse aux objections :

 

1° La similitude envisagée par Denys consiste dans le fait que, de même que le soleil, autant qu’il est en lui, n’exclut aucun corps de la communication de sa lumière, de même la divine bonté n’exclut aucune créature de sa participation ; et non dans le fait d’opérer sans connaissance ni choix.

 

 

 

2° Un principe peut être appelé multiforme de deux façons. D’abord quant à l’essence même du principe, c’est-à-dire en tant qu’il est composé : et ainsi, le principe multiforme est nécessairement postérieur à l’uniforme. Ensuite, par rapport à l’effet, et ainsi l’on appelle multiforme le principe qui s’étend à plusieurs objets : le multiforme est alors antérieur à l’uniforme, car plus un principe est simple, plus il s’étend à de nombreux objets ; et c’est en ce sens que la volonté est dite principe multiforme, au lieu que la nature est dite principe uniforme.

3° Cet argument est probant pour l’unifor­mité du principe suivant son essence.

 

 

4° Dieu est, par son essence, cause des réalités ; et de la sorte, toute pluralité des réalités se ramène à un principe simple. Mais son essence n’est cause des réalités qu’en tant qu’elle est connue, et donc parce que Dieu veut la communiquer à la créature par voie d’assimilation ; les réalités procèdent donc de l’essence divine par une relation de science et de volonté, et ainsi, par providence.

 

 

 

5° La réalité naturelle ne se donne pas à elle-même d’être déterminée à une seule chose, mais elle tient cela d’un autre [principe] ; voilà pourquoi la détermination à l’effet convenant démontre elle-même la providence, comme on l’a dit.

 

 

6° La corruption et la génération peuvent s’entendre de deux façons. D’abord en ce sens que la génération et la corruption vont d’un étant à un étant contraire ; et de la sorte, un sujet possède une puissance à la génération et à la corruption parce que sa matière est en puissance à des formes contraires ; et ainsi, les corps célestes et les substances spirituelles ne sont en puissance ni à la génération ni à la corruption. Ensuite, génération et corruption se disent communément pour n’importe quelle venue des réalités à l’existence, et pour n’importe quel passage au non-être ; de sorte que même la création, par laquelle quelque chose est amené du non-être à l’existence, est appelée génération, et l’annihilation d’une réalité est elle-même appelée corruption. En ce sens, une chose est dite en puissance à la génération, parce qu’il y a dans l’agent une puissance à la production de cette chose ; et semblablement, une chose est dite en puissance à la corruption, parce qu’il y a dans l’agent une puissance d’amener cette chose au non-être ; et de ce point de vue, toute créature est en puissance à la corruption, car tout ce que Dieu a amené à l’existence, il peut aussi le ramener au non-être. Or, pour que les créatures subsistent, il est nécessaire que Dieu opère toujours en elles l’existence, comme dit saint Augustin au livre sur la Genèse au sens littéral ; non pas comme la maison est produite par l’artisan, dont l’action en cessant laisse demeurer encore la maison, mais comme l’illumination de l’air vient du soleil ; ainsi, par le simple fait que Dieu ne fournirait pas à la créature l’existence qu’il a décidée dans sa volonté, la créature serait réduite à néant.

 

 

 

7° La nécessité des principes invoqués est la conséquence de la providence et de la disposition de Dieu. Car, par le fait même que les réalités ont été produites en telle nature, en laquelle elles ont un être déterminé, elles ont été distinguées de leurs négations ; et de cette distinction il s’ensuit que l’affirmation et la négation ne sont pas vraies ensemble ; et de là vient la nécessité dans tous les autres principes, comme il est dit au quatrième livre de la Métaphysique.

 

 

8° L’effet ne peut pas être plus éminent que la cause, mais il peut se trouver plus imparfait que la cause ; et parce que le corps est naturellement inférieur à l’esprit, le corps ne peut pas produire l’esprit, mais l’inverse est possible.

 

 

9° Dieu est dit indifférent aux réalités, parce qu’il n’y a en lui aucune diversité ; et cependant, il est lui-même la cause de la diversité des réalités, parce qu’il contient en soi par sa science les raisons des différentes réalités.

 

 

10° La nature ne se donne pas à elle-même l’ordre qui règne en elle, mais elle le tient d’un autre [principe] ; aussi a-t-elle besoin d’une providence qui établisse en elle un tel ordre.

 

11° Les créatures sont impuissantes à représenter le Créateur. Voilà pourquoi en aucune façon nous ne pouvons arriver par les créatures à connaître parfaitement le Créateur ; et c’est aussi à cause de la faiblesse de notre intelligence, qui ne peut recevoir des créatures tout ce qu’elles manifestent de Dieu. S’il nous est défendu de sonder les choses qui sont en Dieu, c’est pour éviter que nous ne voulions parvenir à la fin de l’enquête, et c’est ce qu’exprime le mot per-scrutari (sonder) : car, dans ce cas, nous ne croirions au sujet de Dieu que ce que notre intelligence peut renfermer. Mais il ne nous est pas interdit de scruter avec une modestie qui nous fasse nous reconnaître impuissants à comprendre parfaitement ; et c’est pourquoi saint Hilaire dit que « celui qui poursuit avec piété les réa­lités infinies, quoiqu’il ne parvienne jamais, profitera toujours en avançant ».

 

Et videtur quod non.

 

Nullum enim agens ex necessitate naturae, agit per providentiam. Sed Deus agit in res creatas ex necessitate naturae, quia, ut dicit Dionysius IV cap. de Divinis Nominibus [§ 1], divina bonitas se creaturis communicat sicut noster sol, non praeeligens neque praecognoscens, radios suos in corpora diffundit. Ergo mundus a Deo non regitur providentia.

Praeterea, principium multiforme sequitur ad principium uniforme. Sed voluntas est principium multiforme, quia se habet ad opposita, et per consequens etiam providentia, quae voluntatem praesupponit ; natura autem est principium uniforme, quia determinatur ad unum. Ergo natura praecedit providentiam : non igitur res naturales providentia reguntur.

 

Sed dicebat, quod principium uniforme praecedit multiforme in eodem, non in diversis. – Sed contra, quanto aliquod principium maiorem habet virtutem causandi, tanto est prius. Sed quanto magis est uniforme, maiorem habet virtutem in causando, quia, ut dicitur in libro de Causis [prop. 17 (16)], omnis virtus unita plus est infinita quam multiplicata. Ergo, sive in eodem sive in diversis accipiantur uniforme principium multiforme praecedet.

 

Praeterea, secundum Boetium in sua Arithmetica [II, 1], omnis inaequalitas ad aequalitatem reducitur, et multitudo ad unitatem. Ergo et omnis actio voluntatis, quae multiplicitatem habet, ad actionem naturae, quae simplex est et aequalis, reduci debet ; et ita oportet quod primum agens per essentiam suam et naturam agat, et non per providentiam ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, illud quod est de se determinatum ad unum, non indiget aliquo regente, quia ad hoc alicui regimen adhibetur, ne in contrarium dilabatur. Res autem naturales per propriam naturam sunt determinatae ad unum. Ergo non indigent providentia gubernante.

Sed dicebat, quod ad hoc providentiae gubernatione indigent, ut conserventur in esse. – Sed contra, illud in quo non est potentia ad corruptionem, non indiget exteriori conservante. Sed quaedam res sunt in quibus non est potentia ad corruptionem quia nec ad generationem, sicut patet in corporibus caelestibus et substantiis spiritualibus, quae sunt principales partes mundi. Ergo huiusmodi non indigent providentia conservante in esse.

 

 

Praeterea, quaedam sunt in rerum natura quae nec etiam Deus potest mutare, sicut hoc principium quod non est de eodem affirmare et negare et quod fuit non potest non fuisse, ut Augustinus dicit in libro contra Faustum [XXVI, 5] : ergo ad minus huiusmodi providentia gubernante et conservante non indigent.

 

Praeterea, ut Damascenus dicit in libro II [De fide II, 29], non est conveniens alium esse factorem rerum, et alium provisorem. Sed corporalia non sunt facta a Deo, cum Deus sit spiritus ; non enim videtur quod spiritus possit producere aliquod corpus, sicut nec corpus potest aliquem spiritum producere. Ergo huiusmodi corporalia a divina providentia non reguntur.

 

Praeterea, gubernatio rerum ipsam rerum distinctionem concernit. Sed rerum distinctio non videtur esse a Deo, quia ipse se habet uniformiter ad omnia, ut dicitur in libro de Causis [prop. 20 (19) et 24 (23) et comm.]. Ergo res non gubernantur per divinam providentiam.

Praeterea, quae sunt in seipsis ordinata, non oportet ab alio ordinari. Sed res naturales sunt huiusmodi, quia, ut dicitur II de Anima [cap. 4 (416 a 16)], omnium natura constantium est terminus et ratio magnitudinis et augmenti. Ergo res naturales non ordinantur per providentiam divinam.

 

 

Praeterea, si res gubernantur per divinam providentiam, ex ordine rerum poterimus divinam providentiam perscrutari. Sed, sicut dicit Damascenus in II libro [De fide II, 29], oportet omnia admirari omnia laudare, omnia imperscrutate acceptare, quae providentiae sunt. Ergo providentia mundus non regitur.

 

 

Sed contra. Est quod Boetius [De consol. III, 9] dicit : O qui perpetua mundum ratione gubernas.

 

Praeterea, quaecumque habent certum ordinem, oportet quod aliqua providentia regantur. Sed res naturales tenent certum ordinem in suis motibus. Ergo providentia reguntur.

 

Praeterea, ea quae sunt diversa, non conservantur in aliqua coniunctione nisi per aliquam providentiam gubernantem ; unde etiam quidam philosophi coacti sunt ponere animam esse harmoniam, propter conservationem contrariorum in corpore animalis. Sed in mundo videmus contraria et diversa ad invicem colligata permanere. Ergo mundus providentia regitur.

 

 

Praeterea, sicut dicit Boetius in IV de Consolatione [prosa 6], fatum singula in motu digerit locis, formis ac temporibus distributa ; et haec temporis ordinis explicatio in divinae mentis adunata prospectu, providentia est. Cum ergo videamus res esse distinctas secundum formas et tempora et loca, necesse est ponere fatum, et sic etiam providentiam.

 

 

Praeterea, omne illud quod per se non potest conservari in esse, indiget aliquo gubernante, quo conservetur. Sed res creatae per se in esse conservari non possunt, quia, quae ex nihilo facta sunt, per se in nihilum tendunt, ut Damascenus [De fide II, 27] dicit. Ergo oportet esse providentiam gubernantem res.

Responsio. Dicendum, quod providentia respicit ordinem ad finem ; et ideo quicumque causam finalem negant, oportet quod negent per consequens providentiam, ut Commentator dicit in II Physic. [comm. 75]. Negantium autem causam finalem antiquitus duplex fuit positio. Quidam enim antiquissimi philosophi posuerunt tantum causam materialem ; unde, cum non ponerent causam agentem, nec finem ponere poterant, qui non est causa nisi inquantum movet agentem. Alii autem posteriores ponebant causam agentem, nihil dicentes de causa finali. Et secundum utrosque omnia procedebant ex necessitate causarum praecedentium, vel materiae, vel agentis.

 

Sed haec positio hoc modo a philosophis improbatur. Causae enim materialis et agens, inquantum huiusmodi, sunt effectui causa essendi ; non autem sufficiunt ad causandum bonitatem in effectu, secundum quam sit conveniens et in seipso, ut permanere possit, et aliis, ut opituletur. Verbi gratia, calor de sui ratione, quantum ex se est, habet dissolvere ; dissolutio autem non est conveniens et bona nisi secundum aliquem certum terminum et modum ; unde, nisi poneremus aliam causam praeter calorem et huiusmodi agentia in natura, non possemus assignare causam quare res convenienter fiant et bene. Omne autem quod non habet causam determinatam, casu accidit. Et ideo oporteret secundum positionem praedictam, ut omnes, convenientiae et utilitates quae inveniuntur in rebus, essent casuales ; quod etiam Empedocles posuit, dicens casu accidisse ut per amicitiam hoc modo congregarentur partes animalium, ut animal salvari posset, et quod multoties accidit. Hoc autem non potest esse : ea enim quae casu accidunt, proveniunt ut in minori parte ; videmus autem huiusmodi convenientias et utilitates accidere in operibus naturae aut semper, aut in maiori parte ; unde non potest esse quod casu accidant ; et ita oportet quod procedant ex intentione finis.

 

Sed id quod intellectu caret vel cognitione, non potest directe in finem tendere, nisi per aliquam cognitionem ei praestituatur finis, et dirigatur in ipsum ; unde oportet, cum res naturales cognitione careant, quod praeexistat aliquis intellectus, qui

res naturales in finem ordinet, ad

modum quo sagittator dat sagittae certum motum, ut tendat ad determinatum finem ; unde, sicut percussio quae fit per sagittam non tantum dicitur opus sagittae, sed proiicientis, ita etiam omne opus naturae dicitur a philosophis opus intelligentiae.

 

 

Et sic oportet quod per providentiam illius intellectus qui ordinem praedictum naturae indidit, mundus gubernetur. Et similatur providentia ista qua Deus mundum gubernat providentiae oeconomicae, qua aliquis gubernat familiam, vel politicae qua aliquis gubernat civitatem aut regnum, per quam aliquis ordinat actus aliorum in finem ; non enim potest esse in Deo providentia respectu sui ipsius, cum quidquid est in eo, sit finis, non ad finem.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod similitudo Dionysii quantum ad hoc attenditur, quod sicut sol nullum corpus excludit, quantum in ipso est, a sui luminis communicatione ; ita etiam nec divina bonitas aliquam creaturam a sui participatione ; non autem quantum ad hoc quod sine cognitione et electione operetur.

 

Ad secundum dicendum, quod principium aliquod potest dici multiforme dupliciter. Uno modo quantum ad ipsam essentiam principii ; in quantum scilicet, est compositum : et sic multiforme principium oportet esse posterius uniformi. Alio modo secundum respectum ad effectus, ut dicatur illud principium multiforme quod ad multa se extendit : et sic multiforme est prius quam uniforme, quia quanto aliquod principium est simplicius, tanto se extendit ad plura ; et per hunc modum voluntas dicitur multiforme principium, natura autem uniforme.

 

Ad tertium dicendum, quod ratio illa procedit de uniformitate principii secundum suam essentiam.

 

Ad quartum dicendum, quod Deus per essentiam suam est causa rerum ; et ita ad aliquod simplex principium reducitur omnis rerum pluralitas. Sed essentia eius non est causa rerum nisi secundum quod est scita, et per consequens, secundum quod est volita communicari creaturae per viam assimilationis ; unde res ab essentia divina per ordinem scientiae et voluntatis procedunt ; et ita per providentiam.

 

Ad quintum dicendum, quod ista determinatio qua res naturalis determinatur ad unum, non est ei ex seipsa, sed ex alio ; et ideo ipsa determinatio ad effectum convenientem, providentiam demonstrat, ut dictum est.

 

Ad sextum dicendum, quod corruptio et generatio possunt accipi dupliciter. Uno modo secundum quod generatio et corruptio sunt ex ente contrario et in ens contrarium ; et hoc modo potentia ad generationem et corruptionem inest alicui secundum quod eius materia est in potentia ad contrarias formas ; et hoc modo corpora caelestia et substantiae spirituales nec ad generationem nec ad corruptionem potentiam habent. Alio modo dicuntur communiter pro quolibet exitu rerum in esse, et pro quolibet transitu in non esse ; ut sic etiam creatio, per quam aliquid ex nihilo ad esse deducitur, generatio dicatur, et ipsa rei annihilatio dicatur corruptio. Dicitur autem aliquid habere potentiam ad generationem per hunc modum, per hoc quod est potentia in agente ad ipsius productionem ; et similiter dicitur aliquid habere potentiam ad corruptionem, quia in agente est potentia ut deducat illud in non esse ; et secundum hoc omnis creatura habet potentiam ad corruptionem ; cuncta enim quae Deus in esse produxit, potest etiam reducere in non esse. Cum ad hoc quod creaturae subsistant, oportet quod semper in eis Deus esse operetur, ut Augustinus dicit super Genesim ad litteram [IV, 12 et VIII, 12] ; non per modum quo domus fit ab artifice, cuius actione cessante adhuc domus manet, sed per modum quo illuminatio aeris est a sole ; unde ex hoc ipso quod non praeberet creaturae esse, quod in eius voluntate est constitutum, creatura in nihilum redigeretur.

 

Ad septimum dicendum, quod necessitas principiorum dictorum consequitur providentiam divinam et dispositionem : ex hoc enim quod res productae sunt in tali natura, in qua habent esse terminatum, sunt distinctae a suis negationibus : ex qua distinctione sequitur quod affirmatio et negatio non sunt simul vera ; et ex hoc est necessitas in omnibus aliis principiis, ut dicitur in IV Metaphysicorum [l. 6 (1005 b 32)].

 

Ad octavum dicendum, quod effectus non potest esse praestantior causa, potest autem inveniri deficientior quam causa ; et quia corpus naturaliter est inferius spiritu, ideo corpus non potest spiritum producere, sed e converso.

 

Ad nonum dicendum, quod Deus secundum hoc similiter dicitur se habere ad res, quod in eo nulla est diversitas ; et tamen ipse est causa diversitatis rerum, secundum quod per scientiam suam rationes diversarum rerum penes se continet.

 

Ad decimum dicendum, quod ordo ille qui est in natura, non est ei a se, sed ab alio ; et ideo indiget natura providentia, a qua talis instituatur in ea.

 

Ad undecimum dicendum, quod creaturae deficiunt a repraesentatione creatoris. Et ideo per creaturas nullo modo perfecte possumus devenire in creatoris cognitionem ; et etiam propter imbecillitatem intellectus nostri, qui nec totum hoc de Deo potest ex creaturis accipere quod creaturae manifestant de Deo. Et ideo prohibemur perscrutari ea quae in Deo sunt, ne scilicet velimus ad finem inquisitionis pervenire, quod nomen perscrutationis ostendit : sic enim non crederemus de Deo nisi quod noster intellectus capere posset. Non autem prohibemur scrutari cum ista modestia, ut recognoscamus nos insufficientes ad perfectam comprehensionem ; et ideo Hilarius [De Trin. II, 10] dicit, quod qui pie infinita persequitur, etsi nunquam perveniat, semper tamen proficiet prodeundo.

 

 

 

 

Article 3 - LA DIVINE PROVIDENCE S’ÉTEND-ELLE AUX RÉALITÉS CORRUPTIBLES ?

(Tertio quaeritur utrum divina providentia ad corruptibilia se extendat.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La cause et l’effet sont coordonnés ensemble. Or les créatures corruptibles sont causes de faute, comme cela est clair : la beauté de la femme est un aliment et une cause de la luxure ; et il est dit au livre de la Sagesse : « Les créatures de Dieu sont devenues un piège pour les pas des insensés » (Sag. 14, 11). Puis donc que la faute est hors de l’ordre de la providence divine, il semble que les réalités corruptibles ne soient pas soumises à l’ordre de la providence.

 

2° Rien de ce qui est pourvu par le sage n’est corrupteur de son effet, car sinon

le sage serait contraire à soi, édifiant et détruisant les mêmes choses. Or parmi

les réalités corruptibles, l’une se trouve contraire à l’autre et la corrompt. Elles ne sont donc pas pourvues par Dieu.

 

3° Comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre, « il est nécessaire que tout ce qui arrive par la providence se produise selon une raison droite, très bonne et très digne de Dieu, et comme il ne peut se

faire de mieux ». Or les réalités corrup-

tibles pourraient devenir meilleures parce qu’incorruptibles. La providence divine ne s’étend donc pas aux réalités corruptibles.

 

4° Toutes les réalités corruptibles sont par nature sujettes à la corruption ; sinon il ne serait pas nécessaire que toutes les réalités corruptibles se corrompent. Or la corruption, étant une imperfection, n’est pas pourvue par Dieu, qui ne peut être la cause d’un défaut. Les natures corruptibles ne sont donc pas pourvues par Dieu.

 

5° Comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms Divins, il n’appartient pas à la providence de perdre, mais de conserver la nature. Il appartient donc à la providence du Dieu tout-puissant de conserver perpétuellement les réalités. Or les réalités corruptibles ne sont pas perpétuellement conservées. Elles ne sont donc pas soumises à la divine providence.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit au livre de la Sagesse : « Mais, ô Père, c’est votre providence qui gouverne tout » (Sag. 14, 3).

 

2) En Sag. 12, 13, il est dit que c’est Dieu « qui prend soin de toutes choses ». Donc tant les réalités corruptibles que les incorruptibles sont soumises à sa providence.

 

 

3) Comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre, il est aberrant de dire qu’autre est l’auteur des réalités et autre leur providence. Or Dieu est la cause efficiente de toutes les réalités corruptibles. Il en est donc aussi la providence.

 

Réponse :

 

La divine providence, par laquelle Dieu gouverne les réalités, est semblable, comme on l’a dit, à la providence par laquelle un père de famille gouverne sa maison, ou un roi sa cité ou son royaume : et dans ces gouvernements il y a ceci de commun, que le bien commun est plus éminent que le bien particulier ; ainsi le bien de la nation est plus divin que celui de la cité, de la famille ou de la personne, comme on le lit au début de l’Éthique. Par conséquent toute providence, si elle gouverne sagement, a plus de considération pour ce qui convient à la communauté que pour ce qui ne convient qu’à un seul.

 

Donc, n’ayant pas vu cela, certains ont considéré parmi les réalités corruptibles quelques-unes qui, prises en elles-mêmes, pourraient être meilleures, et, ne remarquant point l’ordre universel selon lequel chaque chose est placée au mieux dans son ordre, ils prétendirent que les réalités corruptibles de ce monde ne sont pas gouvernées par Dieu, mais seulement les incorruptibles ; et c’est en leur personne que s’exprime l’Écriture en Job 22, 14 : « (Dieu) est environné d’un nuage ; il ne considère point ce qui se passe parmi nous, et il se promène dans le ciel d’un pôle à l’autre. » Et ces réalités corruptibles, ils soutinrent ou qu’elles étaient entraînées à l’aventure sans aucun gouvernement, ou qu’elles étaient gouvernées par un principe contraire.

 

Mais le Philosophe réprouve cette opinion au onzième livre de la Métaphysique par la comparaison de l’armée, en laquelle nous rencontrons deux ordres : l’un par lequel les parties de l’armée sont ordonnées entre elles, l’autre par lequel elles sont ordonnées à un bien extérieur, le bien du chef ; et l’ordre par lequel les parties de l’armée sont ordonnées entre elles est en vue de l’ordre par lequel toute l’armée est ordonnée au chef ; par conséquent, s’il n’y avait pas d’ordre relatif au chef, il n’y aurait pas d’ordre des parties de l’armée entre elles. Donc, quelle que soit la multitude que nous rencontrons ordonnée en elle-même, il est nécessaire qu’elle soit ordonnée à un principe extérieur. Or les parties de l’univers, corruptibles et incorruptibles, sont ordonnées entre elles non par accident, mais par soi : nous voyons en effet que les corps célestes rendent service aux corps corruptibles soit toujours, soit la plupart du temps, suivant le même mode ; il est donc nécessaire que toutes choses, corruptibles et incorruptibles, soient dans l’ordre providentiel unique d’un principe extérieur qui est hors de l’univers. D’où le Philosophe conclut qu’il est nécessaire de poser dans l’univers une souveraineté unique, et non plusieurs.

 

Il faut cependant savoir qu’il y a deux façons de pourvoir une chose : soit pour elle-même, soit pour autre chose. Ainsi, dans une maison, ce en quoi le bien de la maison consiste essentiellement, comme les enfants, les possessions, etc., est pourvu pour soi ; mais les autres choses sont pourvues pour l’utilité de ces derniers : ainsi les instruments, les animaux, etc. Et semblablement dans l’univers, les choses en lesquelles la perfection de l’univers consiste essentiellement sont pourvues pour elles-mêmes ; et ces choses sont perpétuelles, tout comme l’univers est perpétuel. Mais celles qui ne sont pas perpétuelles ne sont pourvues que pour autre chose. Voilà pourquoi les substances spirituelles et les corps célestes, qui sont perpétuels à la fois quant à l’espèce et quant à l’individu, sont pourvus pour eux-mêmes et en espèce et en individu. Mais les réalités corruptibles ne peuvent avoir de perpétuité qu’en espèce ; aussi ces espèces sont-elles pourvues pour elles-mêmes, mais leurs individus ne sont pourvus que pour conserver l’existence perpétuelle de l’espèce. Et de ce point de vue est sauve l’opinion de ceux qui affirment que la providence divine ne s’étend aux réalités corruptibles de ce monde que dans la mesure où elles participent la nature de l’espèce : car cela est vrai si on l’entend de la providence par laquelle des choses sont pourvues pour elles-mêmes.

 

Réponse aux objections :

 

1° Les créatures corruptibles ne sont pas par elles-mêmes causes de faute, mais seulement occasions, et causes par accident ; or la cause par accident et l’effet ne sont pas nécessairement coordonnés ensemble.

 

2° Une sage providence n’envisage pas seulement les besoins de l’un de ceux qui lui sont soumis, mais plutôt ce qui est utile à tous. Donc, bien que la corruption d’une réalité dans l’univers soit défavorable à cette réalité, cependant elle est utile à la perfection de l’univers : car par la continuelle génération et corruption des individus, l’existence perpétuelle est conservée dans les espèces, en lesquelles consiste par elle-même la perfection de l’univers.

 

 

 

3° Certes, la réalité corruptible serait meilleure si elle avait l’incorruptibilité ; cependant l’univers qui est fait de réalités corruptibles et de réalités incorruptibles est meilleur que celui qui ne contiendrait que des réalités incorruptibles, car l’une et l’autre nature est bonne, la corruptible et l’incorruptible ; or il est meilleur que deux biens existent plutôt qu’un seul. Et la multiplication des individus dans une nature unique ne pourrait pas équivaloir à la diversité des natures, puisque le bien de la nature, qui est communicable, surpasse le bien de l’individu, qui est singulier.

 

 

 

4° De même que les ténèbres proviennent du soleil non par une action du soleil, mais parce qu’il n’envoie pas la lumière, de même la corruption provient de Dieu non comme d’un agent, mais comme de celui qui ne donne pas la permanence.

 

5° Les choses qui sont pourvues par Dieu pour elles-mêmes demeurent perpétuellement. Quant à celles qui ne sont pas pourvues pour elles-mêmes, elles n’ont pas cette nécessité, mais il leur faut demeurer autant qu’il est nécessaire à celles pour lesquelles elles sont pourvues ; et c’est pourquoi certaines choses particulières, parce qu’elles ne sont pas pourvues pour elles-mêmes, se corrompent, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Et videtur quod non.

 

Causa enim et effectus sunt eiusdem coordinationis. Sed creaturae corruptibiles sunt causae culpae, ut patet : quod species mulieris est fomentum et causa luxuriae ; et Sap., XIV, 11, dicitur quod creaturae Dei factae sunt in muscipulam pedibus insipientium. Cum ergo culpa sit extra ordinem providentiae divinae, videtur quod ordini providentiae corruptibilia non subdantur.

 

 

Praeterea, nihil provisum a sapiente est corruptivum effectus eius, quia sic contrariaretur sapiens sibi ipsi, eadem aedificans et destruens. Sed in rebus corruptibilibus invenitur una contraria alteri, et corruptiva illius. Ergo non sunt provisa a Deo.

 

Praeterea, sicut dicit Damascenus in II libro [De fide II, 29], necesse est omnia quae providentia fiunt, secundum rectam rationem et optimam et Deo decentissimam fieri, et sicut potest melius fieri. Sed corruptibilia possent fieri meliora, quia incorruptibilia. Ergo providentia divina ad corruptibilia se non extendit.

 

Praeterea, omnia corruptibilia de sua natura corruptionem habent, alias non esset necesse omnia corruptibilia corrumpi. Sed corruptio, cum sit defectus, non est provisa a Deo, qui non potest esse causa alicuius defectus. Ergo naturae corruptibiles non sunt provisae a Deo.

 

Praeterea, sicut dicit Dionysius in IV de Divin. Nomin. [§ 33], providentiae non est naturam perdere, sed salvare. Ergo providentiae omnipotentis Dei est res perpetuo salvare. Sed corruptibilia non perpetuo salvantur. Ergo non subiacent divinae providentiae.

Sed contra. Est quod dicitur Sapient., cap. XIV, 3 : tu autem, pater, gubernas omnia providentia.

 

Praeterea, Sapient., XIII [XII, 13] dicitur quod ipse est Deus, cui est cura de omnibus. Ergo tam corruptibilia quam incorruptibilia eius providentiae subsunt.

 

Praeterea, sicut dicit Damascenus in II libro [De fide II, 29], non est conveniens alium esse factorem rerum, et alium provisorem. Sed Deus est causa efficiens omnium corruptibilium. Ergo et eorum provisor.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod providentia Dei, qua res gubernat, ut dictum est, est similis providentiae qua paterfamilias gubernat domum, aut rex civitatem aut regnum : in quibus gubernationibus hoc est commune, quod bonum commune est eminentius quam bonum

singulare ; sicut bonum gentis est divinius quam bonum civitatis vel familiae vel personae, ut habetur, in principio Ethicorum [I, 2 (1094 b 10)]. Unde quilibet provisor plus attendit quid communitati conveniat, si sapienter gubernat, quam quid conveniat uni tantum.

Hoc ergo quidam non attendentes, considerantes in rebus corruptibilibus aliqua quae possent meliora esse secundum seipsa considerata, non attendentes ordinem universi, secundum quem optime collocatur unumquodque in ordine suo, dixerunt ista corruptibilia non gubernari a Deo, sed sola incorruptibilia ; ex quorum persona dicitur Iob cap. XXII, 14 : nubes latibulum eius, scilicet Dei, nec nostra considerat, sed circa cardines caeli perambulat. Haec autem corruptibilia posuerunt vel omnino absque gubernatore temere agi, vel a contrario principio gubernari.

 

 

 

Quam positionem philosophus in XI Metaphysic. [XII, 12 (1075 a 11)] reprobat per similitudinem exercitus, in quo invenimus duplicem ordinem : unum quo exercitus partes ordinantur ad invicem, alium quo ordinantur ad bonum exterius, scilicet bonum ducis ; et ordo ille quo partes exercitus ordinantur ad invicem, est propter illum ordinem quo totus exercitus ordinatur ad ducem ; unde si non esset ordo ad ducem, non esset ordo partium exercitus ad invicem. Quamcumque ergo multitudinem invenimus ordinatam ad invicem, oportet eam ordinari ad exterius principium. Partes autem universi, corruptibiles et incorruptibiles, sunt ad invicem ordinatae, non per accidens, sed per se : videmus enim ex corporibus caelestibus utilitates provenientes in corporibus corruptibilibus vel semper vel in maiori parte secundum eumdem modum ; unde oportet omnia, corruptibilia et incorruptibilia, esse in uno ordine providentiae principii exterioris, quod est extra universum. Unde philosophus [XII, 12 (1076 a 4)] concludit, quod necesse est ponere in universo unum dominatum et non plures.

Sciendum tamen, quod aliquid providetur dupliciter : uno modo propter se, alio modo propter aliud ; sicut in domo propter se providentur ea in quibus consistit essentialiter bonum domus, sicut filii, possessiones, et huiusmodi : alia vero providentur ad horum utilitatem, ut vasa, animalia, et huiusmodi. Et similiter in universo illa propter se providentur in quibus consistit essentialiter perfectio universi ; et haec perpetuitatem habent, sicut et universum perpetuum est. Quae vero perpetua non sunt, non providentur nisi propter aliud. Et ideo substantiae spirituales et corpora caelestia, quae sunt perpetua et secundum speciem, et secundum individuum, sunt provisa propter se et in specie et in individuo. Sed corruptibilia perpetuitatem non possunt habere nisi in specie ; unde species ipsae sunt provisae propter se, sed individua eorum non sunt provisa nisi propter perpetuum esse speciei conservandum. Et secundum hoc salvatur opinio illorum qui dicunt quod ad huiusmodi corruptibilia non se extendit divina providentia nisi secundum quod participant naturam speciei : hoc enim est verum (si)

intelligatur de providentia qua aliqua propter se providentur.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod creaturae corruptibiles non sunt per se causa culpae, sed occasio tantum, et per accidens causa : causa autem per accidens et effectus non oportet esse unius coordinationis.

 

Ad secundum dicendum, quod sapiens provisor non solum attendit quid expediat uni eorum quae suae providentiae subduntur, sed magis quid competat omnibus. Quamvis ergo corruptio alicuius rei in universo non sit ei conveniens, competit tamen perfectioni universi : quia per continuam generationem et corruptionem individuorum conservatur esse perpetuum in speciebus, in quibus per se consistit perfectio universi.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis res corruptibilis melior esset si incorruptibilitatem haberet, melius tamen est universum quod ex corruptibilibus et incorruptibilibus constat, quam quod ex incorruptibilibus tantum constaret, quia utraque natura bona est, scilicet corruptibilis et incorruptibilis ; melius autem est esse duo bona quam unum tantum. Nec multiplicatio individuorum in una natura posset aequivalere diversitati naturarum, cum bonum naturae, quod est communicabile, praemineat bono individuali, quod est singulare.

 

Ad quartum dicendum, quod sicut tenebrae sunt a sole non ex hoc quod aliquid agat, sed ex hoc quod lumen non immittit, ita corruptio est a Deo non quasi aliquid agente, sed non tribuente permanentiam.

 

Ad quintum dicendum, quod illa quae propter se providentur a Deo, perpetuo manent. Non autem hoc oportet de illis quae propter se non providentur ; sed oportet ea tantum manere quantum est necessarium his propter quae providentur ; et ideo particularia quaedam, quia propter se non sunt provisa, corrumpuntur, ut ex dictis patet.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 4 - TOUS LES MOUVEMENTS ET LES ACTIONS DES CORPS INFÉRIEURS DE CE MONDE SONT-ILS SOUMIS À LA DIVINE PROVIDENCE ?

(Quarto quaeritur utrum omnes motus et actiones horum inferiorum corporum

subdantur divinae providentiae.)

 

 

Il semble que non.

 

1° En effet, Dieu n’est pas providence de ce dont il n’est pas l’auteur, car il est aberrant de soutenir qu’autre est la providence des réalités et autre leur auteur, comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre. Or Dieu n’est pas l’auteur du mal, puisque toutes choses, pour autant qu’elles proviennent de lui, sont bonnes. Puis donc que de nombreux maux se produisent dans les mouvements et les actions des réalités

inférieures de ce monde, il semble que leurs mouvements ne soient pas tous soumis à la divine providence.

 

2° Les mouvements contraires ne semblent pas appartenir à un même ordre. Or, dans les réalités inférieures de ce monde, on rencontre des mouvements et des actions contraires. Il est donc impossible qu’ils soient tous soumis à l’ordre de la divine providence.

 

3° Une chose n’est soumise à la providence que parce qu’elle est ordonnée à une fin. Or le mal n’est pas ordonné à une fin : bien au contraire, le mal est privation d’ordre. Le mal n’est donc pas soumis à la providence. Or, parmi les réalités inférieures de ce monde, de nombreux maux se produisent. Donc, etc.

 

4° Celui-là n’est pas prudent qui, tout en pouvant l’empêcher, tolère qu’un mal survienne parmi ceux dont les actes sont soumis à sa providence. Or Dieu est très prudent et très puissant. Puis donc que de nombreux maux surviennent parmi les réa­lités inférieures de ce monde, il semble que leurs actes particuliers ne soient pas soumis à la divine providence.

 

5° [Le répondant] disait que, si Dieu per-

met que des maux surviennent, c’est parce

qu’il peut en retirer des biens. En sens contraire : le bien est plus puissant que le mal. Le bien peut donc mieux être retiré d’un bien que d’un mal ; il n’est donc pas nécessaire que Dieu permette à des maux de se produire pour en retirer des biens.

 

6° De même que Dieu a tout créé par sa bonté, de même il gouverne toutes choses par sa bonté, comme dit Boèce au quatrième livre sur la Consolation. Or la divine bonté ne permet pas qu’une chose mauvaise provienne de lui. La divine bonté ne permettra donc pas non plus qu’une chose mauvaise soit soumise à sa providence.

 

7° Rien de pourvu n’est fortuit. Si donc tous les mouvements des réalités inférieures de ce monde étaient pourvus, rien ne se produirait par hasard, et dans ce cas, toutes choses se produiraient par nécessité, ce qui est impossible.

 

8° Si tout, dans les réalités inférieures de ce monde, se produisait par une nécessité de la matière, ces réalités ne seraient pas dirigées par la providence, comme dit le Commentateur au deuxième livre de la Physique. Or beaucoup, parmi elles, se produisent par une nécessité de la matière. Donc celles-là, du moins, ne sont pas soumises à la providence.

 

9° Personne de prudent ne permet le bien pour que vienne un mal. Donc, pour la même raison, personne de prudent ne permet le mal pour que vienne un bien. Or Dieu est prudent. Il ne permet donc pas que surviennent des maux afin que des biens se produisent ; et de la sorte, il semble que les maux qui surviennent parmi les réalités inférieures de ce monde ne sont pas non plus soumis à la providence de concession.

 

10° Ce qui est répréhensible en l’homme ne doit nullement être attribué à Dieu. Or on reproche à l’homme de faire le mal pour obtenir un bien, comme cela est clair dans l’épître aux Romains : « Et pourquoi ne ferions-nous pas le mal afin qu’il en arrive du bien, comme la calomnie nous en accuse, et comme quelques-uns prétendent que nous l’enseignons ? » (Rom. 3, 8). Il ne convient donc pas à Dieu que des maux soient soumis à sa providence pour que des biens en soient retirés.

 

11° Si les actes des corps inférieurs étaient soumis à la divine providence, ils agiraient d’une façon qui s’accorderait à la divine justice. Or les éléments inférieurs ne se trouvent pas agir ainsi, car le feu brûle la maison de l’homme juste aussi bien que celle de l’homme injuste. Les actes des corps inférieurs ne sont donc pas soumis à la divine providence.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en saint Matthieu : « Deux passereaux ne se vendent-ils pas un as ? Et il n’en tombe pas un sur la terre sans la permission de votre Père » (Mt 10, 29) ; à quoi la Glose ajoute : « Grande est la providence de Dieu, pour laquelle même les petites choses ne sont point cachées. » Donc même les plus petits mouvements des réalités inférieures de ce monde sont soumis à la providence.

 

2) Saint Augustin dit au huitième livre sur la Genèse au sens littéral : « Nous voyons plus haut les réalités célestes être ordonnées selon la divine providence et, plus bas, les luminaires terrestres et les étoiles resplendir, le jour et la nuit se succéder ; nous voyons que la terre fondée sur les eaux en est baignée et entourée, que l’air répandu plus haut déborde, que les arbustes et les animaux sont conçus et naissent, qu’ils croissent et vieillissent, qu’ils finissent, et que toutes les autres réalités sont agitées d’un mouvement naturel et intérieur. » Tous les mouvements des corps inférieurs sont donc soumis à la divine providence.

 

Réponse :

 

Puisque le même est à la fois premier principe des réalités et leur fin ultime, c’est de la même façon que des choses émanent du premier principe et qu’elles sont ordonnées à la fin ultime. Or nous trouvons, dans l’émanation des réalités à partir du principe, que les choses qui sont proches du principe ont un être sans déficience, au lieu que celles qui en sont distantes ont un être corruptible, comme il est dit au deuxième livre de la Génération ; par conséquent, dans la relation des réalités à la fin, celles qui sont le plus proches de la fin ultime maintiennent sans écart la relation à la fin, au lieu que celles qui en sont éloignées s’écartent parfois de cette relation. Or les mêmes choses sont proches ou éloignées relativement au principe et à la fin ; donc, de même que les réalités incorruptibles ont un être sans déficience, de même elles ne s’écartent jamais, dans leurs actes, de la relation à la fin : tels sont les corps célestes, dont les mouvements ne dévient jamais de leur cours naturel. Mais dans les corps corruptibles, de nombreux mouvements se produisent hors de l’ordre droit par une imperfection de la nature ; c’est pourquoi le Philosophe dit au onzième livre de la Métaphysique que, dans l’ordre de l’univers, les substances incorruptibles sont semblables aux enfants dans une maison, qui œuvrent toujours pour le bien de la maison, au lieu que les corps corruptibles sont comparables aux esclaves et aux animaux domestiques, dont les actions sortent fréquemment de l’ordre de celui qui gouverne la maison. Et pour cette raison également, Avicenne dit que le mal n’existe pas au-delà de la sphère de la lune, mais seulement dans les réalités inférieures de ce monde.

 

Et cependant, parmi les réalités inférieures, ces actes qui dérogent à l’ordre droit ne sont pas tout à fait en dehors de l’ordre de la providence. Car une chose peut être soumise à la providence de deux façons : d’abord comme ce à quoi autre chose est ordonné ; ensuite, comme ce qui est ordonné à autre chose. Or, dans l’ordre des moyens, tous les intermédiaires sont des fins et des moyens, comme il est dit au deuxième livre de la Physique et au cinquième de la Métaphysique ; et voilà pourquoi tout ce qui est dans l’ordre droit de la providence est soumis à la providence non seulement comme ordonné à autre chose, mais aussi comme ce à quoi autre chose est ordonné. Mais ce qui sort de l’ordre droit est soumis à la providence seulement en tant qu’il est ordonné à autre chose, et non en tant qu’autre chose lui est ordonné. Par exemple, l’acte de la puissance générative, par laquelle l’homme engendre un homme parfait en nature, a été ordonné par Dieu à une chose, qui est la forme humaine, et à cet acte est ordonné autre chose, à savoir, la puissance générative ; mais l’acte imparfait par lequel des monstres sont parfois engendrés dans la nature, est certes ordonné par Dieu à quelque utilité, mais rien d’autre n’est ordonné à cet acte ; car il arrive par l’imperfection de quelque cause. Et dans le premier cas, il y a providence d’approbation, au lieu que dans le second, il y a providence de concession, deux modes de la providence mentionnés par saint Jean Damascène au deuxième livre.

 

Il faut cependant savoir que certains ont référé le mode providentiel susdit seulement à l’espèce des réalités naturelles, et non aux singuliers, si ce n’est en tant qu’ils participent à la nature commune, car ils ne plaçaient pas en Dieu la connaissance des singuliers : ils disaient en effet que Dieu a ordonné la nature d’une espèce de telle façon que, de la puissance résultant de l’espèce, telle action dût s’ensuivre, et que, s’il advenait qu’elle fît défaut, cela était ordonné à telle utilité, comme la corruption de l’un est ordonné à la génération de l’autre ; mais qu’il n’avait pas ordonné telle puissance particulière à tel acte particulier, ni telle imperfection particulière à telle utilité particulière. Pour notre part, nous disons que Dieu connaît parfaitement toutes les réalités particulières ; voilà pourquoi nous plaçons l’ordre providentiel susdit dans les singuliers, même en tant qu’ils sont singuliers.

 

Réponse aux objections :

 

1° Cet argument vaut pour la providence d’approbation ; car, dans ce cas, rien n’est pourvu par Dieu que ce qui est fait par lui en quelque façon ; donc le mal, qui ne provient pas de Dieu, n’est pas soumis à la providence d’approbation, mais seulement à celle de concession.

 

 

2° Bien que les mouvements contraires n’appartiennent pas à un même ordre spécial, ils appartiennent cependant à un même ordre général, comme par exemple les différents ordres des différents métiers qui sont ordonnés dans l’unique ordre d’une seule cité.

 

3° Bien que le mal, en tant qu’il sort d’un agent propre, soit désordonné et soit défini par suite comme une privation d’ordre, rien n’empêche cependant qu’il soit ordonné par un agent supérieur ; et ainsi, il est soumis à la providence.

 

 

4° Qui est prudent, supporte un petit mal pour qu’un grand bien ne soit pas empêché ; et n’importe quel bien particulier est petit par rapport au bien de quelque nature universelle. Or le mal provenant de certaines réalités ne pourrait être empêché sans que soit détruite leur nature, qui est telle qu’elle peut ou non défaillir, et qui porte préjudice à une réalité particulière, mais ajoute cependant une certaine beauté dans l’univers. Voilà pourquoi Dieu, étant très prudent, n’empêche pas les maux par sa providence, mais permet que chaque chose agisse selon ce qu’exige sa nature ; car, comme dit Denys au livre des Noms Divins, il n’appartient pas à la providence de perdre la nature, mais de la conserver.5° Il est un bien qui ne pourrait être retiré que d’un mal, comme le bien de la patience n’est retiré que du mal de la persécution, et le bien de la pénitence que du mal de la faute ; et cela n’empêche pas la faiblesse du mal par rapport au bien, car de tels biens ne sont pas retirés du mal comme d’une cause par soi, mais comme par accident et matériellement.

 

 

6° Ce qui est produit doit nécessairement avoir, quant à son être, la forme de ce qui produit, car la production d’une réalité a son terme dans l’être de la réalité ; ce qu’a produit un bon acteur ne peut donc être mal. Mais la providence ordonne la réalité à une fin. Or la relation à la fin résulte de l’être de la réalité ; voilà pourquoi il n’est pas impossible qu’un bon ordonne un mal au bien, mais il est impossible qu’un bon ordonne une chose au mal ; car, de même que la bonté de celui qui produit amène la forme de bonté dans les choses produites, de même la bonté du pourvoyant amène une relation au bien dans les choses pourvues.

 

 

7° On peut considérer de deux façons les effets qui se produisent parmi les réalités inférieures de ce monde : d’abord dans une relation aux causes prochaines, et ainsi de nombreuses choses adviennent par hasard ; ensuite dans une relation à la cause première, et ainsi rien n’advient par hasard dans le monde. Et cependant il ne s’ensuit pas que toutes choses adviennent nécessairement, car les effets ne suivent pas en nécessité et contingence les causes premières, mais les causes prochaines.

 

8° Les choses qui surviennent par une nécessité de la matière résultent de natures ordonnées à une fin, et en conséquence ces choses peuvent, elles aussi, se tenir sous la providence, ce qui ne serait pas le cas si tout se produisait par une nécessité de la matière.

 

9° Le mal est contraire au bien. Or aucun contraire n’amène par lui-même à son contraire, mais tout contraire amène son contraire à son semblable ; ainsi le corps chaud n’amène rien à la fraîcheur, sinon par accident, mais c’est plutôt le corps froid qui est ramené à la chaleur par le corps chaud. Semblablement, aucun bien n’or­donne une chose au mal, mais il l’ordonne plutôt au bien.

 

 

 

10° Faire le mal, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, ne convient nullement aux bons ; par conséquent, faire le mal en vue d’un bien est répréhensible en l’homme, et ne peut être attribué à Dieu. Mais ordonner un mal au bien, cela n’est pas contraire à la bonté de quelqu’un ; voilà pourquoi l’on attribue à Dieu de permettre le mal en vue d’en retirer quelque bien.

 

 

11° [La solution du onzième argument fait défaut.]

 

Et videtur quod non.

 

Deus enim non est provisor eius cuius non est actor, quia non est conveniens ponere alium provisorem et alium conditorem, ut Damascenus dicit in II libro [De fide II, 29]. Sed Deus non est actor mali, cum omnia, inquantum ab eo sunt, bona sint. Cum igitur in motibus et actionibus horum inferiorum multa mala accidant, videtur quod non omnes motus horum inferiorum, divinae providentiae subsint.

 

 

Praeterea, contrarii motus non videntur esse unius ordinis. Sed in istis inferioribus inveniuntur contrarii motus et contrariae actiones. Ergo impossibile est quod omnes cadant sub ordine divinae providentiae.

 

 

Praeterea, nihil cadit sub providentia nisi ex hoc quod ordinatur in finem. Sed malum non ordinatur in finem : quinimmo malum est privatio ordinis. Ergo malum non cadit sub providentia. In his autem inferioribus multa mala accidunt. Ergo, et cetera.

 

 

Praeterea, non est prudens qui sustinet aliquod malum evenire in illis quorum actus eius providentiae subsunt, si possit impedire. Sed Deus est prudentissimus et potentissimus. Cum ergo multa mala eveniant in his inferioribus, videtur quod particulares actus horum inferiorum divinae providentiae non subdantur.

 

Sed dicebat, quod Deus ideo permittit mala fieri, quia potest ex eis elicere bona. – Sed contra, bonum est potentius quam malum. Ergo magis ex bono potest elici bonum quam ex malo ; ergo non est necesse quod Deus mala permittat fieri ut eliciat ex eis bona.

 

Praeterea, sicut Deus condidit omnia per suam bonitatem, ita etiam omnia sua bonitate gubernat, ut Boetius dicit in IV de Consol. [prosa 6]. Sed divina bonitas non permittit ut aliquid ab eo malum producatur. Ergo nec divina bonitas permittet aliquid malum suae providentiae subesse.

 

Praeterea, nullum provisum est casuale. Si ergo omnes motus horum inferiorum essent provisi, nihil casu accideret, et ita omnia ex necessitate contingerent ; quod est impossibile.

 

 

Praeterea, si omnia ex necessitate materiae contingerent in his inferioribus, haec inferiora non regerentur providentia, ut Commentator dicit, II Physicor. [comm. 75]. Sed multa in his inferioribus accidunt ex necessitate materiae. Ergo ad minus ista divinae providentiae non subduntur.

 

 

Praeterea, nullus prudens permittit bonum ut veniat malum. Ergo eadem ratione nullus prudens permittit malum ut veniat bonum. Sed Deus est prudens. Ergo non permittit mala fieri ut bona eveniant ; et ita videtur quod mala quae fiunt in his inferioribus, non cadant etiam sub providentia concessionis.

 

 

Praeterea, illud quod est reprehensibile in homine, nullo modo Deo attribuendum est. Sed hoc reprehenditur in homine ut faciat mala ad bonum consequendum, ut patet Roman. III, 8 : sicut blasphemamur, et sicut quidam aiunt nos dicere : faciamus mala ut veniant bona. Ergo Deo non competit ut sub eius providentia cadant mala, ut bona ex eis eliciantur.

 

 

 

Praeterea, si actus inferiorum corporum divinae providentiae subderentur, hoc modo agerent secundum quod divinae iustitiae conveniret. Sed non hoc modo inveniuntur inferiora elementa agere, quia ignis aequaliter comburit domum iusti hominis et iniusti. Ergo actus inferiorum corporum non subduntur providentiae divinae.

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Matth. X, vers. 19 : nonne duo passeres asse veneunt ? Et unus ex eis non cadet in terram sine patre vestro ; ubi dicit Glossa [ordin., ibid.] : magna est Dei providentia, quam nec parva latent. Ergo etiam minimi motus horum inferiorum subduntur providentiae.

 

 

 

Praeterea, Augustinus dicit, VIII super Genesim ad litteram [cap. 9] : secundum divinam providentiam videmus caelestia superius ordinari, inferiusque terrestria luminaria sideraque fulgere, diei noctisque vices agitari, aquis terram fundatam interlui atque circumlui, aerem altius superfundi, arbusta et animalia concipi et nasci, crescere et senescere, occidere, et quidquid aliud in rebus interiori naturalique motu geritur. Ergo omnes motus inferiorum corporum subduntur providentiae divinae.

Responsio. Dicendum, quod cum idem sit primum principium rerum et ultimus finis, eodem modo aliqua progrediuntur a principio primo et ordinantur in finem ultimum. In progressu autem rerum a principio invenimus, quod ea quae sunt propinqua principio, esse indeficiens habent ; quae vero distant, habent esse corruptibile, ut dicitur in II de Generat. [cap. 10 (336 b 30)] ; unde et in ordine rerum ad finem, illa quae sunt propinquissima fini ultimo indeclinabiliter tenent ordinem ad finem ; quae vero remota, quandoque ab illo ordine declinant. Eadem autem sunt propinqua vel remota respectu principii et finis ; unde incorruptibilia, sicut habent esse indeficiens, ita nunquam declinant in suis actibus ab ordine ad finem, sicut sunt corpora caelestia quorum motus nunquam a cursu naturali exorbitant. In corruptibilibus vero corporibus multi motus proveniunt praeter rectum ordinem ex defectu naturae ; unde philosophus in XI Metaph. [XII, 12 (1075 a 19)] dicit, quod in ordine universi substantiae incorruptibiles similantur liberis in domo, qui semper operantur ad bonum domus ;

sed corpora corruptibilia comparantur servis et animalibus in domo, quorum actiones frequenter exeunt ab ordine gubernantis domum. Et propter hoc etiam Avicenna [Metaph. IX, 6] dicit, quod ultra orbem lunae non est malum, sed solum in his inferioribus.

 

 

Nec tamen isti actus deficientes a recto ordine in rebus inferioribus, omnino sunt extra ordinem providentiae. Dupliciter enim aliquid subest providentiae : uno modo sicut ad quod aliquid ordinatur ; alio modo sicut quod ad alterum ordinatur. In ordine autem eorum quae sunt ad finem, omnia intermedia sunt fines et ad finem, ut dicitur in II Physicorum [l. 5 (194 b 35)] et V Metaphysicae [l. 2 (1013 a 35)] ; et ideo quidquid est in recto ordine providentiae, cadit sub providentia non solum sicut ordinatum ad aliud, sed sicut ad quod aliud ordinatur. Sed illud quod exit a recto ordine, cadit sub providentia solum secundum quod ordinatur ad aliud, non quod aliquid ordinetur ad ipsum ; sicut actus virtutis generativae, qua homo generat hominem perfectum in natura, est ordinatus a Deo ad aliquid, scilicet ad formam humanam, et ad ipsum ordinatur aliquid, scilicet vis generativa ; sed actus deficiens, quo interdum monstra generantur in natura, ordinatur quidem a Deo ad aliquam utilitatem, sed ad hoc nihil aliud ordinatur ; incidit enim ex defectu alicuius causae. Et respectu primi est providentia approbationis, respectu autem secundi est providentia concessionis, quos duos modos providentiae Damascenus ponit in II libro [De fide II, 29].

 

Sciendum tamen quod quidam praedictum providentiae modum retulerunt tantum ad species naturalium rerum, non autem ad singularia, nisi in quantum participant in natura communi, quia non ponebant Deum cognoscere singularia ; dicebant enim, quod Deus taliter naturam alicuius speciei ordinavit, ut ex virtute quae consequitur speciem, talis actio consequi deberet ; et si aliquando deficeret, quod hoc ad talem utilitatem ordinaretur, sicut corruptio unius ordinatur ad generationem alterius ; non tamen hanc virtutem particularem ad hunc particularem actum ordinavit, nec hunc particularem defectum ad hanc particularem utilitatem. Nos autem Deum perfecte cognoscere omnia particularia dicimus ; et ideo praedictum providentiae ordinem in singularibus ponimus, etiam in quantum singularia sunt.

 

Ad primum ergo dicendum, quod ratio illa procedit de providentia approbationis ; sic enim nihil providetur a Deo nisi quod ab eo aliquo modo fit ; unde malum, quod non est a Deo, non cadit sub providentia approbationis, sed concessionis tantum.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis contrarii motus non sint unius ordinis specialis, sunt tamen unius ordinis generalis ; sicut etiam diversi ordines diversorum artificiorum quae ordinantur in uno ordine civitatis unius.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis malum, secundum quod exit ab agente proprio, sit inordinatum, et ex hoc per privationem ordinis definiatur, tamen nihil prohibet quin a superiori agente ordinetur ; et sic sub providentia cadit.

 

Ad quartum dicendum, quod quilibet prudens sustinet aliquod parvum malum ne impediatur magnum bonum ; quodlibet autem particulare bonum est parvum respectu boni alicuius naturae universalis. Non posset autem impediri malum quod ex aliquibus rebus provenit, nisi natura eorum tolleretur, quae talis est, ut possit deficere vel non deficere, et quae alicui particulari nocumentum infert, et tamen in universo quamdam pulchritudinem addit. Et ideo Deus, cum sit prudentissimus, sua providentia non prohibet mala, sed permittit unumquodque agere secundum quod natura eius requirit ; ut enim Dionysius dicit, IV cap. de Divin. Nomin. [§ 33], providentiae non est naturam perdere, sed salvare.

 

Ad quintum dicendum, quod aliquod bonum est quod non posset elici nisi ex aliquo malo, sicut bonum patientiae non nisi ex malo persecutionis elicitur, et bonum poenitentiae ex malo culpae ; nec hoc impedit infirmitas mali respectu boni, quia huiusmodi non eliciuntur ex malo quasi ex causa per se, sed quasi per accidens et materialiter.

 

Ad sextum dicendum, quod illud quod producitur, oportet quod secundum esse suum habeat formam producentis, quia productio rei terminatur ad esse rei ; unde non potest esse malum quod a bono actore productum est. Sed providentia rem ordinat in finem. Ordo autem in finem consequitur ad rei esse ; et ideo non est impossibile aliquod malum a bono ordinari in bonum ; sed impossibile est a bono aliquid ordinari in malum ; sicut enim bonitas producentis inducit formam bonitatis in productis, ita bonitas providentis inducit ordinem ad bonum in provisis.

 

Ad septimum dicendum, quod effectus accidentes in istis inferioribus possunt considerari dupliciter : uno modo in ordine ad causas proximas, et sic multa casu eveniunt ; alio modo in ordine ad causam primam, et sic nihil casu accidit in mundo. Neque tamen sequitur quod omnia necessario eveniant, quia effectus non sequuntur in necessitate et contingentia causas primas, sed proximas.

 

 

Ad octavum dicendum, quod illa quae ex necessitate materiae proveniunt, consequuntur naturas ordinatas in finem et secundum hoc ipsa etiam sub providentia cadere possunt, quod non esset, si omnia ex materiae necessitate contingerent.

 

Ad nonum dicendum, quod malum est contrarium bono. Nullum autem contrarium per se inducit ad suum contrarium, sed omne contrarium contrarium sibi inducit ad sibi simile ; sicut calidum non inducit rem aliquam in frigiditatem nisi per accidens, sed magis frigidum per calidum ad caliditatem reducitur. Similiter etiam nullus bonus ordinat aliquid in malum, sed potius ordinat in bonum.

 

Ad decimum dicendum, quod facere malum, ut ex dictis patet, nullo modo bonis competit ; unde facere malum propter bonum in homine reprehensibile est nec Deo potest attribui. Sed ordinare malum in bonum, hoc non contrariatur bonitati alicuius ; et ideo permittere malum propter aliquod bonum inde eliciendum, Deo attribuitur.

 

[Deest solutio ad undecimum.]

 

 

 

 

Article 5 - LES ACTES HUMAINS SONT-ILS GOUVERNÉS PAR LA PROVIDENCE ?

(Quinto quaeritur utrum humani actus providentia regantur.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre, « les choses qui sont en nous ne sont pas de la providence, mais de notre libre arbitre ». Or les actes qui sont en nous sont ceux qu’on appelle humains. Eux-mêmes ne sont donc pas soumis à la divine providence.

 

2° Des choses qui sont soumises à la providence sont d’autant plus parfaitement pourvues qu’elles sont plus nobles. Or l’homme est plus noble que les créatures insensibles, qui maintiennent toujours leur cours et ne s’écartent que rarement de l’ordre droit ; mais les actes de l’homme s’écartent fréquemment de l’ordre droit. Les actes humains ne sont donc pas gouvernés par la providence.

 

3° Le mal de faute est pour Dieu souverainement haïssable. Or nul pourvoyant ne permet en vue d’une autre chose ce qui lui déplaît le plus grandement, car alors l’absence de cette autre chose lui déplairait encore plus. Puis donc que Dieu permet que le mal de faute se produise dans les actes humains, il semble que ces derniers ne soient pas gouvernés par sa providence.

 

4° Ce qui est abandonné à soi n’est pas gouverné par la providence. Or Dieu « a laissé l’homme dans la main de son propre conseil », comme il est dit au livre de l’Ecclésiastique (Eccli. 15, 14). Les actes humains ne sont donc pas gouvernés par la providence.

 

5° Il est dit au livre de l’Ecclésiaste : « J’ai vu que la course n’est pas pour les

prompts, ni la guerre pour les vaillants, mais que le temps et le hasard font toutes choses » (Eccl. 9, 11) ; et il parle des actes humains. Il semble donc que les actes humains soient le jouet du hasard, et ne soient pas gouvernés par la providence.

 

6° Chez les êtres gouvernés par la providence, des choses différentes arrivent aux différents individus. Or, dans les réalités humaines, les mêmes choses adviennent aux bons et aux méchants : « Tout advient également au juste et à l’impie, au bon et au méchant » (Eccl. 9, 2). Les réalités humaines ne sont donc pas gouvernées par la providence.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en saint Matthieu : « Vos cheveux mêmes sont tous comptés » (Mt 10, 30). Donc même les plus petites choses, dans les actes humains, sont ordonnées par la divine providence.

 

2) Punir, récompenser et donner des commandements sont des actes de la providence, car c’est par de tels actes que n’im­porte quelle providence gouverne ceux qui lui sont soumis. Or Dieu fait toutes ces choses à l’endroit des actes humains. Tous les actes humains sont donc soumis à la divine providence.

 

Réponse :

 

Comme on l’a déjà dit, plus une chose est proche du premier principe, plus elle est noblement placée sous l’ordre de la providence. Or, parmi toutes les autres choses, les substances spirituelles s’approchent davantage du premier principe, et de là vient qu’on les dit marquées de son image ; et voilà pourquoi elles obtiennent de la divine providence non seulement d’être pourvues, mais aussi de pourvoir. Telle est la raison pour laquelle les substances en question ont le choix de leurs actes, mais non les autres créatures qui sont seulement pourvues et non pourvoyantes.

 

 

Or, puisque la providence regarde la relation à la fin, il est nécessaire qu’elle s’exerce suivant la règle de la fin ; et parce que le premier pourvoyant est lui-même comme la fin de la providence, la règle de la providence lui est unie ; il est donc impossible qu’une imperfection vienne de sa part dans les choses pourvues par lui, de sorte qu’il n’y a d’imperfection en elles que de leur côté. Or les créatures auxquelles la providence est communiquée ne sont pas les fins de leur providence, mais sont ordonnées à une autre fin, qui est Dieu ; il est donc nécessaire qu’elles reçoivent de la règle divine la rectitude de leur providence. Et c’est pourquoi une imperfection peut se produire dans leur providence non seulement du côté des choses pourvues, mais encore du côté des pourvoyantes. Toutefois, plus une créature s’attache à la règle du premier pourvoyant, plus l’ordre de la providence de cette créature possède une constante rectitude.

 

 

Puis donc que de telles créatures peuvent faillir dans leurs actes, et qu’elles sont elles-mêmes les causes de leurs actes, il en résulte que leurs imperfections ont la raison formelle de faute, ce qui n’était pas le cas des imperfections des autres créatures. Mais parce que de telles créatures spirituelles sont incorruptibles même quant aux individus, même leurs individus sont pourvus pour soi ; et c’est pourquoi les imperfections qui se produisent en eux sont ordonnées à la peine ou à la récompense suivant ce qui leur convient, et pas seulement en tant qu’ils sont ordonnés à d’autres choses.

 

Et au nombre de ces créatures est l’homme, car sa forme, c’est-à-dire son âme, est la créature spirituelle qui est à la racine des actes humains, et qui donne au corps humain lui aussi une relation à l’immortalité. Voilà pourquoi les actes humains sont soumis à la divine providence à la façon dont les hommes sont eux-mêmes les providences de leurs actes, et leurs imperfections sont ordonnées suivant ce qui leur convient, et pas seulement suivant ce qui convient à d’autres choses. Ainsi, le péché de l’homme est ordonné par Dieu à son bien, comme lorsque, se relevant après le péché, il est rendu plus humble ; ou, du moins, ordonné au bien qui est réalisé en lui par la divine justice, lorsqu’il est puni pour un péché ; au lieu que les imperfections se produisant dans les créatures sensibles sont ordonnées seulement à ce qui convient à d’autres choses, comme la corruption de ce feu est ordonnée à la génération de cet air. Aussi est-il dit au livre de la Sagesse, pour désigner ce mode spécial de la providence par lequel Dieu gouverne les actes humains : « C’est avec une grande considération que vous nous gouvernez » (Sag. 12, 18).

 

Réponse aux objections :

 

1° La parole de saint Jean Damascène ne doit pas être entendue en ce sens que les choses qui sont en nous, c’est-à-dire en notre choix, seraient entièrement exclues de la divine providence ; mais en ce sens qu’elles ne sont pas déterminées à un seul objet par la divine providence, comme celles qui n’ont pas la liberté de l’arbitre.

 

 

2° Les réalités naturelles insensibles ne sont pourvues que par Dieu ; voilà pourquoi il ne peut s’y produire d’imperfection du côté du pourvoyant, mais seulement du côté des choses pourvues. Mais les actes humains peuvent avoir une imperfection du côté de la providence humaine ; et c’est pourquoi l’on trouve plus d’imperfections et de désordres dans les actes humains que dans les actes naturels. Et cependant, que l’homme ait la providence de ses actes, appartient à sa noblesse ; la multiplicité des imperfections n’empêche donc pas que l’homme détienne sous la divine providence un rang plus noble.

 

 

3° Dieu aime davantage ce qui est meilleur, aussi préfère-t-il la présence d’une chose meilleure à l’absence d’un mal moindre, l’absence de mal étant aussi un certain bien ; et c’est pourquoi, afin d’en faire sortir des biens plus grands, il permet que quelques-uns tombent même en des maux de faute, qui sont d’un genre souverainement haïssable, quoique l’un d’eux lui soit plus odieux qu’un autre ; pour guérir l’un d’eux, il permet donc parfois que l’on tombe dans un autre.

 

 

4° Dieu a laissé l’homme dans la main de son propre conseil, parce qu’il l’a établi providence de ses propres actes ; mais cependant, la providence de l’homme sur ses actes n’exclut pas plus la divine providence sur ces mêmes actes, que les puissances actives des créatures n’excluent la puissance active de Dieu.

 

 

5° Quoique de nombreux actes humains se produisent par hasard si l’on considère les causes inférieures, rien cependant n’arrive par hasard si l’on considère la divine providence, qui les dépasse toutes. Que tant de choses parmi les actes humains se produisent alors que le contraire devrait arriver, comme on le voit si l’on considère les causes inférieures, montre aussi que les actes humains sont gouvernés par la divine providence ; et par elle il se produit fréquemment que de plus puissants succombent : ce qui montre, en effet, que l’on est vainqueur par la divine providence plus que par la puissance humaine ; et il en est de même en d’autres cas.

 

 

6° Certes, parce que nous ne savons pas pour quelle raison la providence divine dispense chaque chose, il nous semble que tout advient pareillement aux bons et aux méchants ; cependant il n’est pas douteux qu’en tous les biens et les maux qui adviennent soit aux bons soit aux méchants il y ait une raison droite suivant laquelle la divine providence ordonne toutes choses. Et parce que nous ignorons cette raison, il nous semble qu’elles adviennent de façon désordonnée et déraisonnable. Par exemple, à qui entrerait dans l’atelier d’un forgeron, il semblerait que les instruments de forge ont été inutilement multipliés, s’il ne connaît pas le mode d’emploi de chacun d’eux ; et pourtant, à qui considère les possibilités du métier, il apparaît que cette multiplication a une cause raisonnable.

 

Et videtur quod non.

 

Quia, ut dicit Damascenus in II libro [De fide II, 29], quae in nobis sunt, non providentiae sunt, sed nostri liberi arbitrii. Sed actus humani dicuntur qui sunt in nobis. Ergo ipsi non cadunt sub divina providentia.

 

 

Praeterea, eorum quae sub providentia cadunt, quanto aliqua sunt nobiliora, tanto digniori modo providentur. Sed homo est nobilior insensibilibus creaturis, quae semper cursum suum tenent, nec excidunt a recto ordine nisi raro ; hominum autem actus frequenter a recto ordine deviant. Ergo humani actus providentia non reguntur.

 

Praeterea, malum culpae maxime est odibile Deo. Sed nullus providens, illud quod ei maxime displicet, permittit propter aliquid aliud, quia sic absentia illius alterius magis ei displiceret. Ergo cum Deus permittat in humanis actibus mala culpae accidere, videtur quod humani actus providentia eius non regantur.

 

Praeterea, illud quod dimittitur

sibi, non gubernatur providentia. Sed Deus dimisit hominem in manu consilii sui, ut dicitur Eccli., XVII [XV, 14]. Ergo humani actus

providentia non reguntur.

 

 

Praeterea, Eccle. IX, 11 dicitur : vidi nec velocium esse cursum, nec fortium bellum, sed tempus casumque in omnibus ; et loquitur de actibus humanis. Ergo videtur quod humani actus casu agitentur, et non gubernentur providentia.

 

 

Praeterea, in his quae providentia reguntur, diversis diversa attribuuntur. Sed in rebus humanis eadem bonis et malis eveniunt : Eccle., IX, 2 : universa aeque eveniunt iusto et impio, bono et malo. Ergo res humanae providentia non reguntur.Sed contra. Matth. X, 30, dicitur : vestri autem capilli omnes numerati sunt. Ergo etiam minima in humanis actibus divina providentia ordinantur.

 

Praeterea, punire et praemiare et praecepta dare, sunt providentiae actus, quia per huiusmodi quilibet provisor suos subditos gubernat. Sed Deus haec omnia circa humanos actus agit. Ergo omnes humani actus divinae providentiae subduntur.

Responsio. Dicendum, quod, sicut prius dictum est, quanto aliquid est propinquius primo principio, tanto nobilius sub ordine providentiae

collocatur. Inter omnia vero alia spirituales substantiae magis primo principio appropinquant ; unde et eius imagine insignitae dicuntur ; et ideo a divina providentia non solum consequuntur quod sint provisa, sed etiam quod provideant. Et haec est causa quare praedictae substantiae habent suorum actuum electionem, non autem ceterae creaturae, quae sunt provisae tantum, non autem providentes.

Providentia autem, cum respiciat ordinem in finem, oportet quod fiat secundum regulam finis : et quia primus providens ipsemet est sicut providentiae finis, habet regulam providentiae sibi coniunctam ; unde impossibile est ut ex parte ipsius aliquis defectus incidere possit in provisis ab ipso : et sic non est defectus in eis nisi ex parte provisorum. Sed creaturae, quibus providentia est communicata, non sunt fines suae providentiae, sed in alium finem ordinantur, scilicet Deum ; unde oportet quod rectitudinem suae providentiae ex regula divina sortiantur. Et inde est quod in eorum providentia accidere potest defectus non tantum ex parte provisorum, sed etiam ex parte providentium. Secundum tamen quod aliqua creatura magis inhaeret regulae primi providentis, secundum hoc firmiorem rectitudinem habet ordo providentiae eius.

Quia igitur huiusmodi creaturae deficere possunt in suis actibus, et ipsae sunt causae suorum actuum, inde est quod eorum defectus rationem culpae habent, quod non erat de defectibus aliarum creaturarum. Quia vero huiusmodi spirituales creaturae incorruptibiles sunt etiam secundum individua, etiam eorum individua sunt propter se provisa ; et ideo defectus qui in eis contingunt, ordinantur in poenam vel praemium, secundum quod eis competit, non autem solum secundum quod ad alia ordinantur.

 

Et inter has creaturas est homo, quia eius forma, scilicet anima, est spiritualis creatura, a qua est radix humanorum actuum, et a qua etiam corpus hominis ordinem ad immortalitatem habet. Et ideo humani actus sub divina providentia cadunt hoc modo quod et ipsi provisores sunt suorum actuum, et eorum defectus ordinantur secundum quod competit eisdem, non solum secundum quod competit aliis ; sicut peccatum hominis ordinatur a Deo in bonum eius, ut cum post peccatum resurgens humilior redditur, vel saltem in bonum quod in ipso fit per divinam iustitiam, dum pro peccato punitur. Sed defectus in creaturis sensibilibus contingentes ordinantur solum in id quod competit aliis, sicut corruptio huius ignis in generationem illius aeris. Et ideo ad designandum hunc specialem providentiae modum, quo Deus humanos actus gubernat, dicitur sapientiae XII, 18 : cum reverentia disponis nos.Ad primum ergo dicendum, quod verbum Damasceni non est intelligendum hoc modo quod omnino ea quae sunt in nobis, id est in electione nostra, a divina providentia excludantur ; sed quia non sunt per

divinam providentiam ita determinata ad unum, sicut ea quae libertatem arbitrii non habent.

 

Ad secundum dicendum, quod res naturales insensibiles providentur solum a Deo ; et ideo non potest ibi accidere defectus ex parte providentis, sed solummodo ex parte provisorum. Humani autem actus possunt habere defectum ex parte providentiae humanae ; et ideo plures defectus et inordinationes inveniuntur in humanis actibus quam in actibus naturalibus. Et tamen hoc quod homo habet providentiam suorum actuum, ad nobilitatem eius pertinet ; unde multiplicitas defectuum non impedit quin homo nobiliorem gradum sub providentia teneat.

 

Ad tertium dicendum, quod Deus plus amat quod magis bonum est, et ideo magis vult praesentiam magis boni quam absentiam minus mali, quia et absentia mali quoddam bonum est : et ideo ad hoc ut aliqua bona maiora eliciantur, permittit aliquos etiam in mala culpae cadere, quae maxime secundum genus sunt odibilia, quamvis unum eorum sit ei magis odibile alio ; unde ad medicinam unius permittit quandoque cadere in aliud.

 

Ad quartum dicendum, quod Deus permisit hominem in manu consilii sui, inquantum constituit eum propriorum actuum provisorem ; sed tamen providentia hominis de suis actibus non excludit divinam providentiam de eisdem, sicut nec virtutes activae creaturarum excludunt virtutem activam divinam.

 

Ad quintum dicendum, quod quamvis multa in humanis actibus casu eveniant, si considerentur inferiores causae ; nihil tamen casu evenit, si consideretur divina providentia, quae omnibus praeeminet. Hoc etiam quod tam multa in humanis actibus accidunt quorum contraria deberent

accidere, ut videtur consideratis inferioribus causis, ostendit quod

humani actus divina providentia gubernantur ; ex qua contingit quod frequenter potentiores succumbunt : ostenditur enim per hoc quod victor magis est ex divina providentia quam humana virtute ; et similiter est in aliis.

 

Ad sextum dicendum, quod quamvis videatur nobis quod omnia aequaliter bonis et malis accidant, ex hoc quod nescimus qua de causa divina providentia singula dispenset ; non est tamen dubium quin in omnibus bonis et malis, quae eveniunt sive bonis sive malis, sit recta ratio, secundum quam divina providentia omnia ordinat. Et quia eam ignoramus videtur nobis quod inordinate et irrationabiliter eveniant ; sicut si aliquis intraret officinam fabri, videretur ei quod instrumenta fabrilia essent inutiliter multiplicata, si nesciret rationem utendi unoquoque ; quorum tamen multiplicatio ex causa rationabili esse apparet ei qui virtutem artis intuetur.

 

 

 

 

Article 6 - LES BÊTES ET LEURS ACTES SONT-ILS SOUMIS À LA DIVINE PROVIDENCE ?

(Sexto quaeritur utrum animalia bruta et eorum actus divinae providentiae subdantur.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Il est dit dans la première Épître aux Corinthiens que « Dieu ne se met pas en peine des bœufs » (I Cor. 9, 9). Ni donc des autres bêtes, pour la même raison.

 

2° Il est dit au livre d’Habacuc : « Vous traiteriez donc les hommes comme les poissons de la mer ? » (Hab. 1, 14). Et ce sont les paroles du prophète qui se plaint d’un bouleversement de l’ordre, qui semble se produire dans les actes humains. Il semble donc que les actes des créatures irrationnelles ne soient pas gouvernés par la divine providence.

 

3° Si l’homme innocent était puni, et que sa peine ne tournât point à son profit, il semblerait que les réalités humaines ne sont pas gouvernées par la providence. Or il n’y a pas de faute chez les bêtes ; et si elles sont parfois mises à mort, cela n’est pas ordonné à leur bien, parce qu’il n’y a aucune récompense pour elles après la mort. Leur vie n’est donc pas gouvernée par la providence.

 

4° Un être n’est gouverné par la divine providence que s’il est ordonné à la fin visée par elle, et qui n’est autre que Dieu lui-même. Or les bêtes ne peuvent parvenir à la participation de Dieu, puisqu’elles ne sont pas capables de béatitude. Il semble donc qu’elles ne soient pas gouvernées par la divine providence.

En sens contraire :

 

1) Il est dit dans l’Évangile de saint Matthieu (10, 29), que pas un seul des passereaux ne tombe sur la terre sans la permission du Père céleste.

 

2) Les bêtes sont plus parfaites que les créatures insensibles. Or les autres créatures sont soumises à la divine providence, ainsi que tous leurs actes. Donc les bêtes aussi, à bien plus forte raison.

 

Réponse :

 

Il y eut deux erreurs sur cette question. Certains en effet ont prétendu que les bêtes n’étaient gouvernées par la providence qu’en tant qu’elles participent la nature de l’espèce, qui est pourvue et ordonnée par Dieu ; et ils rapportent à ce mode de providence tout ce qui, dans la Sainte Écriture, semble impliquer une providence de Dieu à l’égard des animaux, comme ce passage : « Qui donne aux bêtes leur nourriture, et aux petits, etc. » (Ps. 146, 9) ; et encore : « Les petits des lions rugiront, etc. » (Ps. 103, 21) ; et de nombreux passages de ce genre. Mais cette erreur attribue à Dieu une très grande imperfection : car il est impossible qu’il connaisse les actes singuliers des bêtes et ne les ordonne pas, puisqu’il est suprêmement bon et qu’il répand par conséquent sa bonté sur toutes choses. L’erreur susdite porte donc atteinte soit à la science divine, en lui retirant la connaissance des particuliers, soit à la divine bonté, en lui retirant l’ordination des particuliers en tant que tels.

 

 

C’est pourquoi d’autres ont prétendu que les actes des bêtes sont aussi soumis à la divine providence, et de la même façon que les actes des créatures raisonnables, de sorte qu’elle ne souffre pas qu’un mal arrive en elles sans l’ordonner à leur bien. Mais cela aussi s’écarte fort de la raison, car la récompense ou la peine n’est due qu’à celui qui possède le libre arbitre.

 

Voilà pourquoi il faut répondre que les bêtes et tous leurs actes, même dans leur singularité, sont soumis à la divine providence, mais pas de la même façon que les hommes et leurs actes : car il y a une providence des hommes pour eux-mêmes, même dans leur singularité, alors que chacune des bêtes n’est pourvue que pour autre chose, comme on l’a dit des autres créatures corruptibles. Et c’est pourquoi le mal qui arrive chez une bête n’est pas ordonné à son bien, mais au bien d’autre chose, comme la mort de l’âne est ordonnée au bien du lion ou du loup. Mais le meurtre de l’homme qui est tué par un lion est ordonné non seulement à cela mais aussi, et principalement, à sa peine, ou à l’augmen­tation du mérite, qui croît par la patience.

 

Réponse aux objections :

 

1° Le propos de l’Apôtre n’est pas d’écarter universellement les bêtes du soin divin, mais de dire que Dieu n’en prend pas soin au point de donner à l’homme une loi en leur faveur, c’est-à-dire pour qu’il leur fasse du bien, ou qu’il s’abstienne de les tuer : car les bêtes sont faites pour l’usage des hommes ; elles ne sont donc pas pourvues pour elles-mêmes, mais pour l’homme.

 

 

 

2° Chez les poissons et les bêtes, Dieu a ordonné que les plus puissants soumettent les plus faibles sans considération d’un mérite ou d’un démérite, mais seulement pour la conservation du bien de la nature ; voilà pourquoi le prophète se demande si les réalités humaines sont aussi gouvernées de cette façon, ce qui ne conviendrait pas.

 

 

 

3° Dans les réalités humaines est requis un autre ordre providentiel que chez les bêtes ; si donc l’ordre par lequel les bêtes sont ordonnées régnait seul dans les réalités humaines, les réalités humaines sembleraient non pourvues ; cependant cet ordre suffit à pourvoir les bêtes.

 

 

4° Dieu lui-même est la fin de toutes les créatures, mais de différentes façons : il est appelé la fin de certaines créatures, parce qu’elles ont quelque participation à la ressemblance de Dieu ; et ceci est commun à toutes les créatures. Mais il est la fin de certaines d’entre elles de telle façon qu’elles atteignent Dieu lui-même par leur opération ; et cela n’appartient qu’aux créatures raisonnables, qui peuvent connaître et aimer Dieu, et c’est en cela que réside leur béatitude.

 

Et videtur quod non.

 

Quia I Cor., IX 9, dicitur quod non est Deo cura de bobus. Ergo nec de aliis brutis, eadem ratione.

 

 

Praeterea, Habacuc, I, 14, dicitur : numquid facies homines sicut pisces maris ? Et sunt verba prophetae conquerentis de perturbatione ordinis, quae videtur in humanis actibus accidere. Ergo videtur quod actus irrationalium creaturarum divina providentia non gubernentur.

 

 

Praeterea, si homo sine culpa puniretur, et poena in eius bonum non cederet, non videretur quod res humanae providentia gubernarentur. Sed in brutis animalibus non est culpa ; nec hoc quod quandoque occiduntur, in eorum bonum ordinatur, quia nullum est eis praemium post mortem. Ergo eorum vita providentia non regitur.

 

Praeterea, nihil regitur divina providentia nisi quod ordinatur ad finem quem ipsa intendit, qui non est aliud quam ipse Deus. Sed bruta non possunt pervenire ad participationem Dei, cum non sint capacia beatitudinis. Ergo videtur quod divina providentia non gubernentur.

 

 

Sed contra. Est quod dicitur, Matth. cap. X, vers. 29, quod unus ex passeribus non cadit in terram sine patre caelesti.

 

Praeterea, bruta animalia sunt digniora aliis insensibilibus creaturis. Sed aliae creaturae cadunt sub divina providentia ; et etiam omnes actus ipsarum. Ergo et multo magis bruta.

 

 

Responsio. Dicendum, quod circa hoc duplex fuit error. Quidam enim dixerunt, quod animalia bruta non gubernantur providentia, nisi inquantum participant naturam speciei, quae est a Deo provisa et ordinata : et ad hunc providentiae modum referunt omnia quae in sacra Scriptura inveniuntur, quae videntur importare providentiam Dei circa bruta, sicut illud [Ps. 146, 9] : qui dat iumentis escam ipsorum, et pullis etc. ; et iterum [Ps. 103, 21] : catuli leonum rugientes etc. ; et multa huiusmodi. Sed hic error maximam imperfectionem Deo attribuit : non enim potest esse quod sciat singulares actus brutorum animalium, et eos non ordinet, cum sit summe bonus, et bonitatem suam per hoc in omnia diffundens. Unde praedictus error vel derogat divinae scientiae, subtrahens ei particularium cognitionem, vel divinae bonitati subtrahens ei ordinationem particularium in quantum sunt particularia.

Unde alii dixerunt, quod etiam brutorum actus sub providentia cadunt, et eodem modo quo actus rationalium ; ut scilicet nullum malum in eis

accidere patiatur quin ordinet in bonum ipsorum. Sed hoc est longe etiam a ratione : non enim debetur praemium vel poena nisi ei qui liberum arbitrium habet.

 

Et ideo dicendum est, quod bruta et omnes eorum actus etiam in singulari sub divina providentia cadunt ; non tamen eodem modo quo homines, et eorum actus : quia de hominibus etiam in singulari est providentia propter se ; sed singularia brutorum non providentur nisi propter aliud, sicut et de aliis creaturis corruptibilibus dictum est. Et ideo malum quod in bruto accidit, non ordinatur in bonum eius, sed in bonum alterius, sicut mors asini ordinatur in bonum leonis vel lupi. Sed occisio hominis qui a leone occiditur, non solum ad hoc ordinatur, sed principalius ad poenam eius, vel ad augmentum meriti, quod per patientiam crescit.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod apostolus non intendit universaliter bruta a cura divina removere ; sed intendit dicere quod Deus non hoc modo curat de brutis quod propter bruta homini legem det ut scilicet eis beneficiat, vel ab eorum occisione abstineat, quia bruta in usum hominum facta sunt ; unde non sunt propter se provisa, sed propter hominem.

 

Ad secundum dicendum, quod in piscibus et in brutis animalibus Deus hoc ordinavit ut potentiora infirmiora subiiciant absque alicuius meriti vel demeriti consideratione, sed solummodo ad conservationem boni naturae ; et ideo admiratur propheta, si hoc modo etiam res humanae gubernentur ; quod est inconveniens.

 

Ad tertium dicendum, quod in rebus humanis alius ordo requiritur providentiae quam in brutis ; unde si ille ordo solus quo bruta ordinantur, in humanis rebus esset, res humanae improvisae viderentur ; sed tamen ille ordo sufficit ad providentiam brutorum.

 

Ad quartum dicendum, quod omnium creaturarum ipse Deus est finis, sed diversimode : quarumdam enim creaturarum dicitur esse finis inquantum illae creaturae participant aliquid de Dei similitudine ; et hoc est commune omnibus creaturis : quarumdam vero est finis hoc modo quod ipsae creaturae pertingunt ad ipsum Deum per suam operationem ; et hoc est solum creaturarum rationabilium, quae possunt Deum cognoscere et amare, in quo earum beatitudo consistit.

 

 

 

 

 

 

Article 7 - LES PÉCHEURS SONT-ILS GOUVERNÉS PAR LA DIVINE PROVIDENCE ?

(Septimo quaeritur utrum peccatores divina providentia regantur.)

 

 

Il semble que non.

 

1° En effet, ce qui est abandonné à soi

n’est pas gouverné. Or les méchants sont

abandonnés à eux-mêmes : « Je les ai abandonnés aux désirs de leurs cœurs ; ils iront, etc. » (Ps. 80, 13). Les méchants ne sont donc pas gouvernés par la providence.

 

2° Il appartient à la providence par laquelle Dieu gouverne les hommes d’employer les anges à les garder. Or les hommes sont parfois abandonnés des anges qui les gardent, et la voix de ces derniers est rapportée au livre de Jérémie : « Nous avons soigné Babylone, et elle n’a pas guéri ; abandonnons-la ! » (Jér. 51, 9). Les méchants ne sont donc pas gouvernés par la divine providence.

 

3° Ce qui est donné aux bons en récompense ne convient pas aux méchants. Or il est promis aux bons en récompense qu’ils seraient gouvernés par Dieu : « Les yeux du Seigneur sont sur les justes, etc. » (Ps. 33, 16). Donc, etc.

 

En sens contraire :

 

Personne ne punit justement ceux qui ne sont pas sous son gouvernement. Or Dieu punit justement les méchants pour ce en quoi ils pèchent. Ils sont donc soumis à son gouvernement lui-même.

 

Réponse :

 

La providence divine s’étend aux hommes de deux façons : d’abord en tant qu’ils sont eux-mêmes pourvus ; ensuite en tant qu’ils sont faits pourvoyants. Or, selon qu’en pourvoyant ils défaillent ou gardent la rectitude, ils sont appelés bons ou méchants ; et en tant qu’ils sont pourvus, des biens ou des maux leur sont donnés par Dieu.

 

 

Et suivant qu’ils se comportent eux-mêmes de différentes façons en pourvoyant, il est diversement pourvu à leur endroit : car si, en pourvoyant, ils gardent l’ordre droit, alors la providence garde aussi pour eux un ordre qui convient à la dignité humaine, à savoir que rien ne leur advient qui ne tourne à leur bien, et que tout ce qui leur arrive les incite au bien, selon ce passage de l’Épitre aux Romains : « Pour ceux qui aiment Dieu, tout coopère au bien » (Rom. 8, 28). Mais si, en pourvoyant, ils n’obser­vent pas l’ordre qui convient à la créature raisonnable, mais qu’ils pourvoient suivant le mode des bêtes, alors la divine providence ordonnera aussi à leur endroit suivant l’ordre qui convient aux bêtes : de sorte que les choses qui en eux sont bonnes ou mauvaises ne soient pas ordonnées à leur bien propre, mais au bien des autres, selon ce passage du psaume : « L’homme, lorsqu’il était en honneur, ne l’a pas compris : il a été comparé, etc. » (Ps. 48, 13).

 

 

Il est donc clair que la divine providence gouverne d’une façon plus élevée les bons que les méchants : car, lorsqu’ils sortent d’un ordre de la providence, qui consiste à faire la volonté de Dieu, les méchants tombent dans un autre ordre, qui consiste en ce que la volonté divine s’accomplisse à leur sujet ; au lieu que les bons sont quant à l’un et l’autre dans l’ordre droit de la providence.

 

Réponse aux objections :

 

1° Il est dit de Dieu qu’il abandonne les méchants, non pas en ce sens qu’ils seraient tout à fait étrangers à sa providence, mais en ce sens qu’il n’ordonne pas leurs actes à leur avancement ; et cela surtout quant aux réprouvés.

 

 

2° Les anges qui sont députés à la garde des hommes ne délaissent jamais totalement l’homme ; mais il est dit qu’ils le délaissent parce que, par un juste jugement de Dieu, ils lui permettent de tomber dans la faute ou dans la peine.

 

 

3° Un mode spécial de la providence est promis aux bons en récompense ; et ce mode ne convient pas aux méchants, comme on l’a dit.

 

Et videtur quod non.

 

Quia illud quod sibi relinquitur,

non gubernatur ; sed mali sibi

relinquuntur ; Psalm. LXXX, 13 : dimisi eos secundum desideria cordis eorum ; ibunt etc. ; ergo mali per providentiam non gubernantur.

 

Praeterea, ad providentiam qua Deus homines gubernat, pertinet quod eis Angelorum custodiam adhibet. Sed Angeli custodientes, quandoque homines derelinquunt, ex quorum voce dicitur Ierem., LII [LI, 9] : curavimus Babylonem, et non est curata ; derelinquamus ergo eam. Ergo et mali divina providentia non gubernantur.

 

 

Praeterea, illud quod datur bonis in praemium, non convenit malis. Sed hoc in praemium bonis repromittitur, quod a Deo gubernentur ; Psalm. XXXIII, 16 : oculi Domini super iustos ; ergo et cetera.

 

 

 

Sed contra, nullus punit iuste eos qui non sunt de suo regimine. Sed Deus iuste punit malos pro his in quibus peccant. Ergo eius ipsi regimini subduntur.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod providentia divina se extendit ad homines dupliciter : uno modo inquantum ipsi providentur ; alio modo inquantum providentes fiunt. Ex hoc autem quod in providendo deficiunt, vel rectitudinem servant, boni vel mali dicuntur ; ex hoc autem quod providentur, eis a Deo bona vel mala praestantur.

Et secundum quod ipsi diversimode se habent in providendo, diversimode providetur eis. Si enim rectum ordinem in providendo servent ; et in eis divina providentia ordinem servat congruum humanae dignitati, ut, scilicet, nihil eis eveniat quod in

eorum bonum non cedat ; et quod omnia quae eis proveniunt eos in bonum promoveant ; secundum id quod dicitur Rom. VIII, 28 : diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum. Si autem in providendo ordinem non servent, qui congruit rationali creaturae, sed provideant secundum modum animalium brutorum, et divina providentia de eis ordinabit secundum ordinem qui brutis competit ; ut scilicet ea quae in eis bona vel mala sunt, non ordinentur in eorum bonum proprium, sed in bonum aliorum, secundum id quod in Psalm. XLVIII, 13, dicitur : homo, cum in honore esset, non intellexit : comparatus et cetera.

Ex hoc patet quod altiori modo divina providentia gubernat bonos quam malos : mali enim dum ab uno ordine providentiae exeunt, ut scilicet Dei voluntatem faciant, in alium ordinem dilabuntur, ut scilicet de eis voluntas divina fiat ; sed boni quantum ad utrumque sunt in recto ordine providentiae.

Ad primum ergo dicendum, quod secundum hoc dicitur Deus derelinquere malos, non quod omnino sint ab eius providentia alieni, sed quia eorum actus non ordinat in eorum promotionem ; et praecipue quantum ad reprobos.

 

Ad secundum dicendum, quod Angeli qui sunt deputati hominibus ad custodiam, nunquam totaliter hominem dimittunt ; sed dicuntur eum dimittere, inquantum ex iusto Dei iudicio permittunt eum cadere in culpam vel poenam.

 

Ad tertium dicendum, quod specialis modus providentiae repromittitur bonis in praemium ; et hic non competit malis, ut dictum est.

 

 

 

 

Article 8 - LA CRÉATION CORPORELLE EST-ELLE TOUT ENTIÈRE GOUVERNÉE PAR LA DIVINE PROVIDENCE AU MOYEN DE LA CRÉATION ANGÉLIQUE ?

(Octavo quaeritur utrum tota corporalis creatura gubernetur divina providentia,

mediante creatura angelica.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Il est dit au livre de Job : « Qui d’autre a-t-il mis sur la terre, ou qui a-t-il établi sur l’univers qu’il a créé ? » (Job 34, 13), ce que saint Grégoire commente ainsi : « Car il gouverne le monde par lui-même, celui qui l’a créé par lui-même. » Dieu ne gouverne donc pas la création corporelle au moyen de la spirituelle.

 

 

2° Saint Jean Damascène dit au deuxième livre qu’il est aberrant de dire qu’autre est l’auteur des réalités et autre leur providence. Or Dieu seul est l’auteur immédiat des créatures corporelles. Il gouverne donc aussi sans intermédiaire les créatures corporelles.

 

3° Hugues de Saint-Victor dit dans son De sacramentis que la divine providence est sa prédestination, qui est la souveraine sagesse et la souveraine bonté. Or le bien souverain, ou la souveraine sagesse, n’est communiqué à aucune créature. Donc la providence non plus ; il ne pourvoit donc pas aux besoins des créatures corporelles par l’intermédiaire des spirituelles.

 

 

4° Les créatures corporelles sont gouvernées par la providence en tant qu’elles sont ordonnées à une fin. Or les corps sont ordonnés à une fin à travers leurs opérations naturelles, qui résultent de leurs natures déterminées. Puis donc que les natures déterminées des corps naturels ne proviennent pas des créatures spirituelles, mais immédiatement de Dieu, il semble qu’ils ne soient pas gouvernés au moyen des substances spirituelles.

 

5° Saint Augustin, au huitième livre sur la Genèse au sens littéral, distingue deux opérations de la providence : l’une naturelle, l’autre volontaire ; et il dit que la naturelle est celle qui donne l’accroissement aux arbres et aux plantes, au lieu que la volontaire se réalise par les œuvres des anges et des hommes ; et de la sorte, il est clair que toutes les réalités corporelles sont gouvernées par l’opération naturelle de la providence. Elles ne sont donc pas gouvernées au moyen des anges, car alors l’opération serait volontaire.

 

6° Ce qui est attribué à quelqu’un en raison de sa dignité ne convient pas à celui qui n’a pas une semblable dignité. Or, comme dit saint Jérôme, « grande est la dignité des âmes, pour que chacune d’elles ait un ange député à sa garde ». Or cette dignité ne se rencontre pas dans les créatures corporelles. Elles n’ont donc pas été confiées à la providence et au gouvernement des anges.

7° Les effets et les mouvements normaux des réalités corporelles de ce monde sont fréquemment empêchés. Or ce ne serait pas le cas si elles étaient gouvernées au moyen des anges : car, ou bien ces défauts se produiraient par leur volonté, ce qui est impossible puisqu’ils ont été établis au contraire pour gouverner la nature dans son ordre normal ; ou bien cela arriverait contre leur gré, ce qui est encore impossible, car ils ne seraient pas bienheureux si quelque chose arrivait contre leur gré. Les créatures corporelles ne sont donc pas gouvernées au moyen des spirituelles.

 

8° Plus une cause est excellente et puissante, plus son effet est parfait. Or les causes inférieures produisent des effets tels, qu’ils peuvent être conservés dans l’exis­tence, même en l’absence de l’opération de la cause qui les produit, comme le couteau en l’absence de l’opération du forgeron. Donc à bien plus forte raison les effets divins pourront-ils subsister par eux-mêmes sans le gouvernement d’aucune cause pourvoyante ; et c’est pourquoi ils n’ont pas besoin d’être gouvernés par les anges.

 

9° La divine bonté a créé l’univers entier pour être manifestée, suivant ce passage du livre des Proverbes : « Le Seigneur a tout opéré pour lui-même » (Prov. 16, 4). Or la divine bonté, comme dit aussi saint Augustin, se manifeste plus dans la diversité des natures que dans la multitude des choses de même nature ; c’est pourquoi elle n’a pas fait toutes les créatures raisonnables ou existantes par soi, mais certaines irrationnelles, et certaines existantes en autre chose, comme les accidents. Il semble donc que, pour une plus grande manifestation d’elle-même, elle ait établi non seulement des créatures qui ont besoin d’un gouvernement étranger, mais aussi quelques autres qui n’ont besoin d’aucun gouvernement ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

10° L’acte de la créature se distingue en premier et second. L’acte premier est la forme, et l’être que donne la forme. La forme est appelée acte premièrement premier, et l’être, acte secondement premier. L’acte second est l’opération. Or les réalités corporelles proviennent immédiatement de Dieu quant à l’acte premier. Les actes seconds sont donc eux aussi causés immédiatement par Dieu. Or nul ne gouverne quelqu’un sans être, en quelque façon, cause de son opération. Les réalités corporelles de ce monde ne sont donc pas gouvernées au moyen des spirituelles.

 

11° Il y a deux façons de gouverner : d’abord par influx de lumière ou de connaissance, comme le maître gouverne les écoles, et le recteur la cité ; ensuite par influx de mouvement, comme le pilote gouverne le navire. Or les créatures spirituelles ne gouvernent pas les corporelles par influx de connaissance ou de lumière, car les réa­lités corporelles de ce monde ne peuvent recevoir de connaissance. Ni de même par influx de mouvement, car le moteur doit nécessairement être uni au mobile, comme cela est prouvé au septième livre de la Physique ; or les substances spirituelles ne sont pas unies aux corps inférieurs de ce monde. Donc en aucune façon les substances corporelles ne sont gouvernées au moyen des spirituelles.

12° Selon la sentence de saint Augustin, Dieu a créé en un même instant un monde parfait en toutes ses parties, afin qu’en cela sa puissance soit davantage manifestée. Or semblablement, sa providence serait davan­tage signalée si elle gouvernait toutes choses immédiatement. Elle ne gouverne donc pas les créatures corporelles au moyen des spirituelles.

 

 

 

13° Boèce dit au troisième livre sur la Consolation : « Dieu dispose toutes choses par soi seul. » Les réalités corporelles ne sont donc pas disposées au moyen des spirituelles.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Grégoire dit au quatrième livre des Dialogues : « Dans ce monde visible, rien ne peut être agencé que par une créature invisible. »

 

2) Saint Augustin dit au troisième livre sur la Trinité : « Toutes les réalités corporelles sont gouvernées en un certain ordre par l’esprit de vie. »

 

3) Saint Augustin dit au livre des 83 Questions : « Dieu fait certaines choses par lui-même, comme illuminer les âmes et les rendre bienheureuses, tandis qu’il fait les autres par la créature ordonnée à son service selon ses mérites par des lois irréprochables : car la providence divine s’étend jusqu’à l’administration des passereaux, et jusqu’à la beauté de l’herbe des champs, et même jusqu’au nombre de nos cheveux. » Or la créature ordonnée au service de Dieu par des lois irréprochables est la créature angélique. Dieu gouverne donc par elle les réalités corporelles.

 

4) Commentant ce passage du livre des Nombres : « Balaam se leva le matin, et ayant préparé, etc. » (Nombr. 22, 21), Origène dit dans la Glose : « Le monde a besoin des anges, qui sont au-dessus des bêtes et président à la naissance des animaux, des jeunes pousses, des plantations, et aux accroissements des autres êtres. »

 

5) Hugues de Saint-Victor dit que, par le ministère des anges, non seulement la vie humaine est gouvernée, mais aussi les choses qui sont ordonnées à la vie des hommes. Or toutes les réalités corporelles sont ordonnées à l’homme. Toutes sont donc gouvernées au moyen des anges.

 

 

6) En toutes les choses qui sont coordonnées entre elles, les premières agissent sur les suivantes, et non l’inverse. Or les substances spirituelles sont antérieures aux substances corporelles, comme plus proches du premier être. Les substances corporelles sont donc gouvernées par l’action des spirituelles, et non l’inverse.

 

7) L’homme est appelé un microcosme, parce que l’âme gouverne le corps humain à la façon dont Dieu gouverne tout l’univers ; et en cela, l’âme est dite à l’image [de Dieu] plus que les anges. Or notre âme gouverne le corps au moyen de certains esprits qui sont certes spirituels par rapport au corps, mais corporels par rapport à l’âme. Dieu gouvernera donc, lui aussi, la créature corporelle au moyen des créatures spirituelles.

 

 

 

8) Notre âme exerce certaines opérations de façon immédiate, ainsi le penser et le vouloir, mais d’autres au moyen d’instruments corporels, ainsi les opérations de l’âme sensitive et végétative. Or Dieu exerce certaines opérations de façon immédiate, comme la béatification des âmes et autres choses qu’il opère dans les plus hautes substances. Des opérations divines auront donc lieu aussi dans les substances les plus basses, par l’intermédiaire des substances les plus hautes.

 

9) La cause première n’enlève pas à la cause seconde son opération, mais la fortifie, comme cela est clairement montré au livre des Causes. Or, si Dieu gouvernait toutes choses immédiatement, alors les causes secondes ne pourraient avoir aucune opération. Dieu gouverne donc les réalités inférieures par les supérieures.

 

 

10) Dans l’univers, il y a quelque chose de gouverné et non gouvernant, comme les derniers des corps ; et quelque chose de gouvernant et non gouverné, comme Dieu. Il y aura donc quelque chose de gouvernant et gouverné, ce qui est entre les deux. Dieu gouverne donc les créatures inférieures au moyen des supérieures.

 

Réponse :

 

La cause de la production des réalités en l’être est la divine bonté, comme disent Denys et saint Augustin. Dieu voulut, en effet, autant que possible, communiquer la perfection de sa bonté à une créature autre que lui. Or la divine bonté a deux perfections : l’une par soi, c’est-à-dire en tant qu’elle contient suréminemment en soi toute perfection ; l’autre, en tant qu’elle influe sur les réalités, c’est-à-dire en tant qu’elle est la cause des réalités. Il convenait donc à la divine bonté que l’une et l’autre perfection fussent communiquées à la créature, c’est-à-dire que la réalité créée tînt de la divine bonté non seulement l’existence et la bonté, mais aussi le fait de donner à autre chose l’existence et la bonté ; de même le soleil, par la diffusion de ses rayons, rend les corps non seulement illuminés, mais aussi illuminants, l’ordre étant toutefois conservé selon lequel les choses qui sont plus conformes au soleil reçoivent davantage de sa lumière, et par là même non seulement ce qui leur suffit, mais encore de quoi en répandre l’influx sur d’autres.

 

 

Voilà pourquoi, dans l’ordre de l’univers, les créatures supérieures tiennent de l’influ­ence de la divine bonté non seulement d’être bonnes en elles-mêmes, mais aussi d’être la cause de la bonté d’autres créatures qui ont le dernier mode de participation de la divine bonté, à savoir celles qui ne la participent que pour être, et non pour causer d’autres choses. Et c’est pourquoi « l’agent est toujours plus noble que le patient », comme disent saint Augustin et le Philosophe. Or, parmi les créatures supérieures, les plus proches de Dieu sont les créatures raisonnables, qui sont à la ressemblance de Dieu, vivent et pensent ; aussi leur est-il conféré par la divine bonté non seulement d’influer sur d’autres créatures, mais encore de détenir le même mode d’influence que Dieu, à savoir par volonté et non par nécessité de nature. Dieu gouverne donc les créatures inférieures à la fois par les créatures spirituelles et par les plus dignes des créatures corporelles ; mais il pourvoit par les créatures corporelles sans les faire pourvoyantes, mais seulement agissantes, au lieu qu’il pourvoit par les créatures spirituelles en les faisant pourvoyantes.

 

 

Mais un ordre se rencontre aussi chez les créatures raisonnables. Parmi elles, en

effet, les âmes raisonnables tiennent le

dernier rang, et leur lumière est voilée par rapport à la lumière qui est dans les anges ; voilà pourquoi elles ont une connaissance plus particulière, comme dit Denys ; aussi leur providence est-elle restreinte à peu de chose : aux réalités humaines et à celles qui peuvent servir aux besoins de la vie humaine. Mais la providence des anges est universelle et s’étend sur toute la création corporelle ; et c’est pourquoi tant les saints que les philosophes disent que toutes les réalités corporelles sont gouvernées par la divine providence au moyen des anges.

 

 

Cependant, il nous est nécessaire de nous séparer des philosophes en ceci. Certains d’entre eux soutiennent que les réalités corporelles non seulement sont administrées, mais encore ont été créées par la providence des anges ; or cela est étranger à la foi. Il est donc nécessaire de déclarer, suivant les sentences des saints, que les réa­lités corporelles de ce monde ne sont administrées au moyen des anges que par voie de mouvement, c’est-à-dire en tant qu’ils meuvent les corps supérieurs, par les mouvements desquels sont causés les mouvements des corps inférieurs.

 

Réponse aux objections :

 

1° La formule exclusive exclut de l’opération non pas l’instrument, mais un autre agent principal. Par exemple, si l’on dit : « seul Socrate fait un couteau », ce n’est pas l’opération du marteau qui est exclue, mais celle d’un autre forgeron. De même, ce qui est dit – que Dieu gouverne le monde par lui-même – exclut non pas l’opération des causes inférieures, par lesquelles Dieu agit comme par des instruments intermédiaires, mais le gouvernement d’un autre qui dirigerait principalement.

 

2° Le gouvernement de la réalité concerne sa relation à la fin. Or la relation de la réa­lité à la fin présuppose son existence ; mais l’existence ne présuppose rien d’autre ; voilà pourquoi la création, par laquelle les réalités furent amenées à l’existence, relève seulement de cette cause qui ne présuppose le soutien d’aucune autre ; mais le gouvernement peut relever de ces causes qui en présupposent d’autres ; par conséquent, il n’est pas nécessaire que Dieu ait créé au moyen des quelques causes par l’intermé­diaire desquelles il gouverne.

 

 

3° Les choses que les créatures reçoivent de Dieu ne peuvent être dans les créatures comme elles sont en Dieu ; voilà pourquoi entre les noms qui sont dits de Dieu apparaît la différence suivante : ceux qui expriment simplement une perfection sont communicables aux créatures, mais ceux qui expriment, en plus d’une perfection, le mode avec lequel ils se trouvent en Dieu, ne peuvent être communiqués aux créatures ; ainsi la toute-puissance, la souveraine sagesse et la souveraine bonté. Donc, à l’évidence, quoique le souverain bien ne soit pas communiqué à la créature, la providence peut cependant être communiquée.

 

 

 

4° Bien que l’établissement de la nature, par lequel les réalités corporelles sont inclinées vers la fin, provienne immédiatement de Dieu, cependant leur mouvement et leur action peuvent se produire par l’intermé­diaire des anges ; de même, dans la nature inférieure, les raisons séminales ne proviennent que de Dieu, mais la providence de l’agriculteur les aide à passer à l’acte ; donc, de même que l’agriculteur gouverne la croissance du champ, de même toute opération de la création corporelle est administrée par les anges.

5° La distinction entre l’opé­ration naturelle de la providence et la volontaire est établie par saint Augustin d’après la considération des principes prochains de l’opération, car le principe prochain de quelque opération soumise à la providence est la nature, et celui de quelque autre la volonté ; mais le principe éloigné de toutes est la volonté, au moins la volonté divine ; l’argument n’est donc pas probant.

 

 

6° Toutes les réalités corporelles sont soumises à la divine providence, et pourtant l’on dit qu’elle n’a souci que des hommes, en raison du mode spécial de la providence à leur endroit ; de même, bien que toutes les réalités corporelles soient soumises au gouvernement des anges, cependant, parce qu’ils sont plus spécialement députés à la garde des hommes, cela est attribué à la dignité des âmes.

 

7° La volonté du Dieu qui gouverne n’est pas opposée aux imperfections qui se produisent dans les réalités, mais elle les accorde ou les permet ; et il en va exactement de même des volontés angéliques, qui sont parfaitement conformées à la volonté divine.

 

 

8° Comme dit Avicenne dans sa Métaphysique, aucun effet ne peut demeurer si l’on ôte ce qui était sa cause, en tant que telle. Or, parmi les causes inférieures, certaines sont causes du fieri, d’autres sont causes de l’existence. Et l’on appelle cause du fieri ce qui tire une forme de la puissance de la matière par un mouvement, comme le forgeron est la cause efficiente du couteau ; en revanche, la cause de l’exis­tence d’une réa­lité est ce dont l’existence d’une réalité dépend par soi, comme l’existence de la lumière dans l’air dépend du soleil. Donc, une fois ôté le forgeron, le fieri du couteau cesse, mais non son existence ; par contre, le soleil étant absent, l’existence de la lumière dans l’air cesse ; et semblablement, l’action divine cessant, l’existence de la créature cesserait tout à fait, puisque Dieu est pour les réalités non seulement la cause du fieri, mais aussi de l’existence.

 

9° La condition qui consiste à posséder l’existence sans que rien la conserve, n’est pas possible pour la créature : car cela répugne à la définition de la créature, qui en tant que telle a un être causé et, par là même, dépendant d’autrui.

 

 

10° Plus de choses sont requises pour l’acte second que pour l’acte premier : voilà pourquoi il n’est pas gênant qu’une chose soit la cause d’une autre quant au mouvement et à l’opération, et ne soit pas sa cause quant à l’être.

 

 

11° La création spirituelle gouverne la

corporelle par influx de mouvement ; et il n’en résulte pas nécessairement que [les créatures spirituelles] soient unies à tous les corps, mais seulement à ceux qu’elles meuvent immédiatement, à savoir les premiers corps ; et elles ne leur sont pas unies comme des formes, comme certains l’ont dit, mais seulement comme des moteurs.

 

 

12° La grandeur de la providence et de la bonté divine est plus manifestée en ce que Dieu gouverne les réalités inférieures par les supérieures, que s’il gouvernait toutes choses immédiatement : car, de la sorte, la perfection de la divine bonté est communiquée aux créatures sous de plus nombreux rapports, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

13° Quand on dit qu’une chose advient par une autre, la préposition « par » implique la cause de l’opération. Or, puisque l’opération est intermédiaire entre l’opérateur et l’opéré, cette préposition peut impliquer la cause de l’opération soit parce que cette dernière se termine à ce qui est opéré, et l’on dit ainsi qu’une chose advient par un instrument ; soit parce qu’elle émane de l’opérateur, et l’on dit ainsi qu’une chose advient par la forme de l’agent. En effet, ce n’est pas l’instrument qui est, pour l’agent, cause de ce qu’il agisse, mais c’est seulement la forme de l’agent, ou un agent supérieur ; l’instrument est, quant à lui, pour ce qui est opéré, cause de ce qu’il reçoive l’action de l’agent. Lors donc qu’il est dit que Dieu dispose toutes choses par soi seul, le mot « par » désigne la cause de la disposition divine en tant qu’elle émane de Dieu qui dispose ; et de la sorte, il est dit qu’il dispose par soi seul, parce qu’il n’est pas mû par un autre supérieur qui disposerait, et qu’il ne dispose pas non plus par une forme étrangère, mais par sa propre bonté.

 

Et videtur quod non.

 

Quia dicitur Iob XXXIV, 13, : quem constituit alium super terram, aut quem posuit super orbem quem fabricatus est ? Super quo dicit Gregorius [Moral. XXIV, 20] : mundum quippe per se ipsum regit, qui per se ipsum condidit. Ergo Deus non gubernat corporalem creaturam mediante spirituali.

 

Praeterea, Damascenus dicit, II libro [De fide II, 29], quod non est conveniens alium esse factorem, et gubernatorem. Sed solus Deus est factor corporalium creaturarum immediate. Ergo et ipse corporales creaturas sine medio gubernat.

 

Praeterea, Hugo de sancto Victore dicit in libro de Sacramentis [I, p. II, cap. 9], quod divina providentia est eius praedestinatio, quae est summa sapientia et summa bonitas. Sed summum bonum, sive summa sapientia, nulli creaturae communicatur. Ergo nec providentia ; non ergo mediantibus creaturis spiritualibus providet corporalibus.

 

Praeterea, secundum hoc corporales creaturae reguntur providentia, quod ordinantur in finem ; sed corpora ordinantur in finem per suas operationes naturales, quae consequuntur naturas determinatas ipsorum. Cum igitur a spiritualibus creaturis non sint naturae determinatae naturalium corporum, sed immediate a Deo ; videtur quod non regantur mediantibus substantiis spiritualibus.

 

Praeterea, Augustinus, VIII super Genes. ad litteram [cap. 9], distinguit duplicem operationem providentiae : quarum una est naturalis, alia voluntaria : et dicit, quod naturalis est quae lignis et herbis dat incrementum, voluntaria vero quae est per Angelorum opera et hominum ; et sic patet quod omnia corporalia naturali providentiae operatione reguntur. Non ergo gubernantur mediantibus Angelis, quia sic esset operatio voluntaria.

 

Praeterea, illud quod attribuitur alicui ratione suae dignitatis, non convenit ei quod similem digni-

tatem non habet. Sed, sicut dicit

Hieronymus [Comment. in ev. Matth. III, 18], magna est dignitas animarum, quarum unaquaeque habet Angelum ad sui custodiam deputatum. Haec autem dignitas in corporalibus creaturis non invenitur. Ergo providentiae et gubernationi Angelorum commissa non sunt.

 

Praeterea, horum corporalium effectus et debiti cursus frequenter impediuntur. Sed hoc non esset si mediantibus Angelis gubernarentur : quia aut defectus isti acciderent eis volentibus ; quod esse non potest, cum essent ad contrarium constituti, scilicet ad gubernandum naturam in suo debito ordine ; aut accideret eis nolentibus, quod iterum esse non potest, quia sic beati non essent, si aliquid eis nolentibus accideret. Ergo corporales creaturae mediantibus spiritualibus non gubernantur.

 

Praeterea, quanto aliqua causa est nobilior et potentior, tanto habet perfectiorem effectum. Causae autem inferiores tales effectus producunt, qui possunt conservari in esse, etiam remota operatione causae producentis, sicut cultellus remota operatione fabri. Ergo multo fortius effectus divini per seipsos subsistere poterunt absque alicuius causae providentis gubernatione ; et ideo non indigent quod per Angelos gubernentur.

 

Praeterea, divina bonitas ad sui manifestationem totum condidit universum, secundum illud Prov., XVI, 4 : universa propter semetipsum operatus est Dominus. Magis autem manifestatur divina bonitas, ut etiam Augustinus [Cont. adv. leg. et proph. I, 4] dicit, in diversitate naturarum quam in numerositate eorum quae eamdem naturam habent : et propter hoc non fecit omnes creaturas rationales vel per se existentes, sed quasdam irrationales, et quasdam existentes in alio, sicut accidentia. Ergo videtur quod ad maiorem sui manifestationem non solum condiderit creaturas quae indigent alieno regimine, sed etiam aliquas quae nullo regimine indigeant ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, duplex est creaturae actus : scilicet primus et secundus. Primus autem est forma, et esse quod forma dat ; quorum forma dicitur primo primus, et esse secundo primus : secundus autem actus est operatio. Sed res corporales secundum actum primum sunt immediate a Deo. Ergo et actus secundi immediate causantur a Deo. Sed nullus gubernat aliquem nisi inquantum est causa operationis eius aliquo modo. Ergo huiusmodi corporalia non gubernantur mediantibus spiritualibus.

 

Praeterea, duplex est modus gubernationis : unus per influentiam luminis sive cognitionis, sicut magister regit scholas, et rector civitatem ; alius per influentiam motus, sicut gubernator navim. Sed spirituales creaturae non gubernant corporalia per influentiam cognitionis aut luminis quia haec corporalia non sunt cognitionis receptiva ; similiter nec per influentiam motus, quia movens oportet esse coniunctum mobili, ut probatur VII Phys. [l. 3 (243 a 3)] : substantiae autem spirituales his inferioribus corporibus non sunt coniunctae. Ergo nullo modo corporales substantiae (spiritualibus) mediantibus gubernantur.

Praeterea, secundum sententiam Augustini [De Gen. ad litt. IV, 33], Deus mundum simul creavit secundum omnes partes suas perfectum, ut in hoc eius potentia magis ostendatur ; sed similiter etiam magis commendabilis ostenderetur sua providentia, si omnia immediate gubernaret. Ergo non gubernat creaturas corporales spiritualibus mediantibus.

 

Praeterea, Boetius dicit in III de Consol. [prosa 12] : Deus per se solum cuncta disponit. Non ergo corporalia disponuntur per spiritualia.

Sed contra. Est quod Gregorius dicit in IV Dialog. [cap. 6] : in hoc mundo visibili nihil nisi per creaturam invisibilem disponi potest.

 

Praeterea, Augustinus dicit in III de Trinit. [cap. 4] : omnia corporalia quodam ordine per spiritum vitae reguntur.

 

Praeterea, Augustinus, in libro LXXXIII Quaestionum [qu. 53], dicit, quod Deus quaedam facit per seipsum, sicut illuminare animas, et beatificare eas ; alia per servientem sibi creaturam integerrimis legibus pro meritis ordinatam usque ad passerum administrationem, et usque ad feni decorem, usque etiam ad numerum capillorum nostrorum divina providentia pertendente. Sed creatura Deo ministrans integerrimis legibus ordinata, est creatura angelica. Ergo Deus per eam gubernat corporalia.

 

Praeterea, Num., XXII, 21 super illud : surrexit Balaam mane, et strata etc., dicit Origenes in Glossa [In Num., hom. 14] : opus est mundo Angelis, qui sunt super bestias et praesunt animalium nativitati, virgultorum, plantationumque, et ceterorum incrementis.

 

Praeterea, Hugo de sancto Victore [De sacramentis I, p. V, cap. 34] dicit, quod ministerio Angelorum non solum vita humana regitur, sed etiam ea quae ad vitam hominum ordinantur. Sed omnia corporalia sunt ad hominem ordinata. Ergo omnia gubernantur mediantibus Angelis.

 

Praeterea, in omnibus coordinatis ad invicem priora agunt in posteriora, et non e converso. Sed substantiae spirituales sunt priores corporalibus substantiis, utpote primo propinquiores. Ergo per actionem substantiarum spiritualium gubernantur corporales, et non e converso.

 

Praeterea, homo dicitur minor mundus, quia anima hoc modo regit corpus humanum sicut Deus totum universum ; in quo etiam anima prae Angelis ad imaginem dicitur. Sed anima nostra corpus gubernat mediantibus quibusdam spiritibus qui sunt quidem spirituales respectu corporis, sed corporales respectu animae. Ergo et Deus reget corporalem creaturam mediantibus creaturis spiritualibus.

 

Praeterea, anima nostra quasdam operationes immediate exercet, sicut intelligere et velle ; quasdam vero mediantibus corporeis instrumentis, sicut operationes animae sensibilis et vegetabilis : sed quasdam operationes Deus exercet immediate, sicut beatificare animas, et alia quae agit in substantiis supremis. Ergo etiam aliquae operationes eius erunt in infimis substantiis, mediantibus supremis substantiis.

 

Praeterea, prima causa non aufert operationem suam a causa secunda, sed fortificat eam, ut patet ex hoc quod in libro de Causis [comm. 1] dicitur. Sed si Deus immediate omnia gubernaret, tunc secundae causae nullam operationem habere possent. Ergo Deus gubernat inferiora per superiora.

 

Praeterea, in universo est aliquid rectum et non regens, sicut ultima corporum ; aliquid autem regens, et non rectum sicut Deus. Ergo aliquid erit regens et rectum, quod est medium inter utrumque. Ergo Deus mediantibus creaturis superioribus regit inferiores.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod causa productionis rerum in esse est divina bonitas, ut Dionysius [De div. nom., cap. 4, § 1-4] et Augustinus [De doct. christ. I, 32] dicunt. Voluit enim Deus perfectionem suae bonitatis, creaturae alteri communicare secundum quod possibile erat. Divina autem bonitas duplicem habet perfectionem : unam secundum se ; prout, scilicet, omnem perfectionem supereminenter in se continet ; aliam prout influit in res, secundum, scilicet, quod est causa rerum, unde et divinae bonitati congruebat ut utraque creaturae communicaretur ; ut, scilicet, res creata non solum a divina bonitate haberet quod esset et bona esset, sed etiam quod alii esse et bonitatem largiretur ; sicut etiam sol per diffusionem radiorum suorum non solum facit corpora illuminata, sed etiam illuminantia ; hoc tamen ordine servato, ut illa quae magis sunt soli conformia, plus de lumine eius recipiant, ac per hoc non solum sufficienter sibi, sed etiam ad influendum aliis.

Unde et in ordine universi creaturae superiores ex influentia divinae bonitatis habent non solum quod in seipsis bonae sint ; sed etiam quod sint causa bonitatis aliorum, quae extremum modum participationis divinae bonitatis habent ; quam scilicet participant ad hoc solum ut sint, non ut alia causent. Et inde est quod semper agens est honorabilius patiente, ut Augustinus [De Gen. ad litt. XII, 16] dicit et philosophus [De anima III, 5 (430 a 18)]. Inter superiores autem creaturas maxime Deo propinquae sunt creaturae rationales, quae ad Dei similitudinem sunt, vivunt et intelligunt ; unde eis non solum a divina bonitate confertur ut super alia influant, sed etiam ut eumdem modum influendi retineant quo influit Deus ; scilicet per voluntatem, et non per necessitatem naturae. Unde Deus inferiores creaturas gubernat et per creaturas spirituales, et per corporales digniores ; sed per creaturas corporales hoc modo providet quod eas non facit providentes, sed agentes tantum ; per spirituales autem hoc modo providet quod eas providentes facit.

Sed in creaturis etiam rationalibus ordo invenitur. Ultimum enim gradum in eis rationales animae tenent, et earum lumen est obumbratum respectu luminis quod est in Angelis ; unde et particulariorem cognitionem habent, ut Dionysius dicit [De cael. hier., cap. 12, § 2] ; et inde est quod eorum providentia coarctatur ad pauca, scilicet ad res humanas, et ea quae in usum humanae vitae venire possunt. Sed providentia Angelorum universalis est, et extenditur super totam creaturam corporalem ; et ideo tam a sanctis quam a philosophis dicitur, quod omnia corporalia mediantibus Angelis a divina providentia gubernantur.

In hoc tamen oportet nos a philosophis differre, quod quidam eorum ponunt Angelorum providentia non solum administrari corporalia, sed etiam et creata esse ; quod est a fide alienum. Unde oportet ponere, secundum sanctorum sententias, quod administrentur mediantibus Angelis huiusmodi corporalia per viam motus tantum ; inquantum scilicet movent superiora corpora, ex quorum motibus causantur inferiorum corporum motus.

Ad primum igitur dicendum, quod dictio exclusiva non excludit ab operatione instrumentum, sed aliud principale agens : ut si dicatur : solus Socrates facit cultellum ; non excluditur operatio martelli, sed alterius fabri. Ita etiam quod dicitur, quod Deus per se mundum gubernat, non excludit operationem inferiorum causarum, quibus quasi mediis instrumentis Deus agit, sed excluditur regimen alterius principa­liter gubernantis.

Ad secundum dicendum, quod gubernatio rei pertinet ad ordinem eius in finem. Ordo autem rei ad finem praesupponit esse eius ; sed esse nihil aliud praesupponit ; et ideo creatio, secundum quam res ad esse deductae sunt, est illius solius causae quae nullam aliam praesupponit qua sustinetur ; sed gubernatio potest esse illarum causarum quae alias praesupponunt ; et ideo non oportet quod Deus mediantibus aliquibus creaverit, quibus mediantibus gubernat.

 

Ad tertium dicendum, quod illa quae a Deo in creaturis recipiuntur, non possunt esse in creaturis eo modo quo in Deo sunt ; et ideo inter nomina quae de Deo dicuntur, talis apparet differentia ; quod illa quae absolute aliquam perfectionem exprimunt, sunt creaturis communica­bilia ; illa vero quae exprimunt cum perfectione modum quo inveniuntur in Deo, creaturae communicari non possunt ; ut omnipotentia, summa sapientia et summa bonitas ; et ideo patet quod quamvis summum bonum creaturae non communicetur, providentia tamen communicari potest.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis institutio naturae, per quam res corporales inclinantur in finem, sit immediate a Deo ; tamen eorum motus et actio potest esse mediantibus Angelis ; sicut etiam rationes seminales sunt in natura inferiori a Deo tantum, sed per providentiam agricolae adiuvantur, ut in actum exeant ; unde, sicut agricola gubernat pullulationem agri, ita per Angelos omnis operatio creaturae corporalis administratur.

Ad quintum dicendum, quod naturalis operatio providentiae dividitur contra voluntariam ab Augustino secundum considerationem proximorum principiorum operationis, quia alicuius operationis divinae providentiae subiacentis proximum principium est natura, alicuius vero voluntas ; sed remotum principium omnium est voluntas, ad minus divina ; unde ratio non procedit.

 

Ad sextum dicendum, quod sicut omnia corporalia divinae providentiae subiacent, et tamen cura dicitur esse ei de hominibus tantum, propter specialem providentiae modum ; ita etiam quamvis omnia corporalia Angelorum gubernationi sint subdita, quia tamen specialius ad hominum custodiam deputantur, hoc attribuitur animarum dignitati.

 

Ad septimum dicendum, quod sicut voluntas Dei gubernantis non est contra defectus qui in rebus accidunt, sed concedit sive permittit eos ; ita etiam omnino est de voluntatibus Angelorum, quae divinae voluntati conformantur perfecte.

 

Ad octavum dicendum, quod, sicut dicit Avicenna in sua Metaphysica [VI, 2], nullus effectus potest remanere, si auferatur id quod erat causa eius inquantum huiusmodi. Sed in causis inferioribus quaedam sunt causae fiendi, quaedam vero essendi : et dicitur causa fiendi quod educit formam de potentia materiae per motum, sicut faber est causa efficiens cultelli ; causa vero essendi rem est illud a quo per se esse rei dependet, sicut esse luminis in aere dependet a sole. Ablato ergo fabro, cessat fieri cultelli, non autem esse eius ; absente vero sole, cessat esse luminis in aere ; et similiter actione divina cessante, esse creaturae omnino deficeret, cum Deus non sit solum causa fiendi rebus, sed etiam essendi.

 

Ad nonum dicendum, quod ista conditio non est in creatura possibilis, ut habeat esse sine aliquo conservante : hoc enim rationi creaturae repugnat, quae, inquantum huiusmodi, esse causatum habet, ac per hoc ab alio dependens.

 

Ad decimum dicendum, quod plura requiruntur ad actum secundum quam ad actum primum : et ideo non est inconveniens ut aliquid sit causa alicuius quantum ad motum et operationem, quod non sit causa eius quantum ad esse.

 

Ad undecimum dicendum, quod spiritualis creatura gubernat corporalem per influentiam motus ; nec oportet, propter hoc, quod omnibus corporibus coniungantur, sed eis solum quae immediate movent, scilicet corporibus primis ; nec eis coniunguntur ut formae, sicut quidam posuerunt, sed sicut motores tantum.

 

Ad duodecimum dicendum, quod divinae providentiae et bonitatis magnitudo magis manifestatur in hoc quod inferiora per superiora gu­bernat, quam si omnia gubernaret immediate : quia secundum hoc, quantum ad plura divinae bonitatis perfectio creaturis communicatur, ut ex dictis patet.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod cum dicitur per alterum aliquid fieri, haec praepositio per importat causam operationis. Sed cum operatio sit media inter operantem et operatum, potest importare causam operationis secundum quod terminatur ad operatum ; et sic per instrumentum dicitur aliquid fieri : vel secundum quod exit ab operante, et sic dicitur aliquid fieri per formam agentis : non enim instrumentum est causa agenti, quod agat, sed forma agentis solum vel aliquis superior agens ; instrumentum vero est causa operato quod actionem agentis suscipiat. Cum ergo dicitur, quod Deus per se solum cuncta disponit, ly per denotat causam dispositionis divinae secundum quod exit a Deo disponente ; et sic per se solum dicitur disponere, quia nec ab alio superiori disponente movetur, nec per formam extraneam disponit, sed per propriam bonitatem.

 

 

 

 

 

 

Article 9 - LA DIVINE PROVIDENCE DISPOSE-T-ELLE LES CORPS INFÉRIEURS PAR LES CORPS CÉLESTES ?

(Nono quaeritur utrum per corpora caelestia

disponat divina providentia inferiora corpora.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre : « Nous disons, nous, que ceux-ci » – c’est-à-dire les corps supérieurs – « ne sont la cause ni de ce qui advient, ni de la corruption de ce qui est corruptible ». Puis donc que les réalités inférieures de ce monde sont sujettes à génération et corruption, elles ne sont pas disposées par les corps supérieurs.

 

2° [Le répondant] disait : il est dit qu’ils n’en sont pas la cause parce qu’ils n’indui­sent pas de nécessité dans les réalités inférieures de ce monde. En sens contraire : Si l’effet du corps céleste dans les réalités inférieures de ce monde est empêché, ce ne peut être qu’en raison d’une disposition qui se rencontre en elles. Or, si elles sont gouvernées par les réalités supérieures, il est nécessaire de rapporter aussi cette disposition empêchante à quelque puissance d’un corps céleste. L’empêche­ment ne peut donc exister parmi les réalités inférieures de ce monde que suivant l’exigence des supérieures ; et de la sorte, si les supérieures ont une nécessité dans leurs mouvements, elles amèneront aussi une nécessité dans les inférieures, si elles sont gouvernées par les supérieures.

 

3° Pour qu’une action s’accomplisse, il suffit d’un agent et d’un patient. Or, dans les réalités inférieures de ce monde, on rencontre des puissances actives naturelles, et aussi des puissances passives. La puissance d’un corps céleste n’est donc pas exigée pour leurs actions ; elles ne sont donc pas gouvernées au moyen des corps célestes.

 

4° Saint Augustin dit que l’on rencontre dans la réalité un agi non agent, tels les corps, un agent non agi, tel Dieu, et un agent agi, telles les substances spirituelles. Or les corps célestes sont des réalités pure­ment corporelles. Ils n’ont donc pas la puissance d’agir sur les réalités inférieu-

res de ce monde ; et par conséquent, ces

réalités ne sont pas disposées au moyen d’eux.

 

 

5° Si le corps céleste a une action dans les réalités inférieures de ce monde, alors ou bien il agit comme corps, c’est-à-dire par une forme corporelle, ou bien il agit par quelque chose d’autre. Or ce n’est pas comme corps, car alors l’agir conviendrait à n’importe quel corps ; or il ne semble pas en être ainsi, suivant saint Augustin. Si donc [les corps célestes] agissent, ils le font par quelque chose d’autre ; et par conséquent, l’action doit être attribuée à cette puissance incorporelle et non aux corps célestes eux-mêmes ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

6° Ce qui ne convient pas au premier, ne convient pas non plus au suivant. Or, comme dit le Commentateur au livre sur la Substance du monde, les formes corporelles présupposent des dimensions indéterminées dans la matière ; or les dimensions n’agissent pas, car la quantité n’est le principe d’aucune action. Les formes corporelles ne sont donc pas non plus principes d’actions ; et par conséquent, un corps n’a d’action que par une puissance incorporelle existant en lui ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

7° Au deuxième livre des Causes, sur la proposition suivante : « Toute âme noble a trois opérations, etc. », le commentateur dit que l’âme agit sur la nature avec la puissance divine qui est en elle. Or l’âme est bien plus noble que le corps. Donc le corps, lui aussi, ne peut avoir une action sur l’âme que par une puissance divine existant en lui ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

8° Ce qui est plus simple n’est pas mû par ce qui est moins simple. Or les raisons séminales qui sont dans la matière des corps inférieurs sont plus simples que la puissance corporelle du ciel lui-même, car cette puissance est étendue dans la matière, ce qui ne peut se dire des raisons séminales. Les raisons séminales des corps inférieurs ne peuvent donc être mues par la puissance du corps céleste ; et ainsi, les réalités inférieures de ce monde ne sont pas gouvernées dans leurs mouvements par les corps célestes.

 

9° Saint Augustin, au cinquième livre de la Cité de Dieu, dit : « Est-il rien qui appartienne au corps autant que le sexe même du corps ? et cependant, des jumeaux de sexes différents ont pu être conçus sous les mêmes positions astrales. » Donc, même sur les réalités corporelles, les corps supérieurs n’ont pas d’influx ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

10° La cause première influe plus sur l’effet de la cause seconde que la cause seconde elle-même, comme il est dit au début du livre des Causes. Or, si les corps inférieurs sont disposés par les corps supérieurs, alors les puissances des corps supérieurs seront comme des causes premières par rapport aux puissances des inférieurs, qui seront comme des causes secondes. Les effets se produisant dans les corps inférieurs de ce monde suivront donc plus la disposition des corps célestes que la puissance des corps inférieurs. Or dans les corps célestes se trouve une nécessité, parce qu’ils sont réguliers. Les effets inférieurs seront donc eux aussi nécessaires. Mais cela est faux. Donc le point de départ aussi, à savoir, que les corps inférieurs seraient disposés par les supérieurs.

 

11° Le mouvement du ciel est naturel, comme il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde ; et par conséquent, il semble qu’il ne soit pas volontaire ou capable de choix ; et ainsi, les choses qui sont causées par lui ne sont pas causées par un choix ; elles ne sont donc pas soumises à la providence. Or il est aberrant de dire que les corps inférieurs ne sont pas gouvernés par la providence. Il est donc aberrant de dire que le mouvement des corps supérieurs est la cause des inférieurs.

 

12° Dès que la cause est posée, l’effet est posé. L’existence de la cause précède donc celle de l’effet. Or, si l’antécédent est nécessaire, le conséquent l’est aussi. Si donc la cause est nécessaire, l’effet l’est aussi. Or les effets qui se produisent dans les corps inférieurs ne sont pas nécessaires, mais contingents. Ils ne sont donc pas causés par le mouvement du ciel, qui est nécessaire puisqu’il est naturel ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

13° Ce pour quoi autre chose est fait, est plus noble que lui. Or tout a été fait pour l’homme, même les corps célestes, comme il est dit au livre du Deutéronome : « De peur que, les yeux levés au ciel, tu ne voies le soleil, la lune et tous les astres du ciel, et que, séduit par l’erreur, tu ne les adores, et tu n’offres un culte à des choses que le Seigneur ton Dieu a créées pour servir à toutes les nations qui sont sous le ciel » (Deut. 4, 19). L’homme est donc plus digne que les créatures célestes. Or le plus vil n’influe pas sur le plus noble. Les corps célestes n’influent donc pas sur le corps humain ; ni, pour la même raison, sur les autres corps qui sont antérieurs au corps humain, tels les éléments.

 

 

14° [Le répondant] disait que l’homme est plus noble que les corps célestes quant à l’âme, mais non quant au corps. En sens contraire : la perfection d’un perfectible plus noble est plus noble. Or le corps de l’homme a une forme plus noble que le corps céleste, car la forme du ciel est purement corporelle, et l’âme raisonnable est bien plus noble qu’elle. Le corps humain est donc lui aussi plus noble que le corps céleste.

 

15° Un contraire n’est pas la cause de son contraire. Or la puissance du corps céleste est parfois contraire aux effets qui doivent être amenés dans les réalités inférieures de ce monde ; par exemple, un corps céleste meut parfois à l’humidité, tandis que le médecin veut digérer la matière par dessiccation afin d’amener la santé, et il la procure parfois alors même que le corps céleste est dans la disposition contraire. Les corps célestes ne sont donc pas la cause des effets corporels dans les réalités inférieures de ce monde.

 

16° Puisque toute action a lieu par contact, ce qui ne touche pas n’agit pas. Or les corps célestes ne touchent pas les réalités inférieures de ce monde. Ils n’agissent donc pas sur elles ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

17° [Le répondant] disait que les corps célestes les touchent par un médium. En sens contraire : chaque fois qu’il y a contact et action par un médium, il est nécessaire que le médium reçoive l’effet de l’agent avant que l’extrême ne le reçoive ; ainsi, le feu chauffe d’abord l’air et nous ensuite. Or les effets des étoiles et du soleil ne peuvent pas être reçus dans les orbes inférieurs, qui sont de la nature de la quinte essence et de la sorte ne peuvent recevoir la chaleur ou le froid, ou les autres dispositions que l’on trouve dans les réalités inférieures de ce monde. Une action ne peut donc se propager, par leur intermédiaire, des corps suprêmes à ces dernières.

 

18° La providence est communiquée à ce qui est son médium. Or la providence ne peut pas être communiquée aux corps célestes, puisqu’ils n’ont pas la raison. Ils ne peuvent donc être un médium dans l’action de pourvoir les réalités.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au troisième livre sur la Trinité : « Les corps plus épais et plus faibles sont dirigés dans un certain ordre par les plus subtils et les plus puissants. » Or les corps célestes sont plus subtils et puissants que les inférieurs. Les corps inférieurs de ce monde sont donc dirigés par eux.

 

2) Au quatrième chapitre des Noms Divins, Denys dit que le rayon solaire concourt à l’engendrement des corps visibles, il les meut de façon à leur donner la vie, les nourrit et les accroît. Or, dans les réalités inférieures de ce monde, ces effets sont les plus nobles. Tous les autres effets corporels sont donc, eux aussi, produits par la divine providence au moyen des corps célestes.

 

3) Selon le Philosophe au deuxième livre de la Métaphysique, ce qui est premier en un genre est la cause des choses qui viennent après dans ce genre. Or les corps célestes sont premiers dans le genre des corps, et leurs mouvements sont premiers parmi les autres mouvements corporels ; ils sont donc la cause des réalités corporelles qui sont agies ici-bas ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

4) Le Philosophe dit au deuxième livre sur la Génération que la translation du soleil le long de l’écliptique est la cause de la génération et de la corruption parmi les réalités inférieures de ce monde ; les générations et les corruptions sont donc aussi mesurées par le mouvement susdit. Il dit aussi au livre sur les Animaux que toutes les différences qui sont dans les êtres conçus viennent des corps célestes. Les réalités inférieures de ce monde sont donc disposées au moyen des corps célestes.

 

 

5) Rabbi Moïse dit que le ciel est dans le monde comme le cœur dans l’animal. Or c’est au moyen du cœur que l’âme gouverne tous les autres membres. Tous les autres corps sont donc gouvernés par Dieu au moyen du ciel.

 

Réponse :

 

Une intention commune à tous les philosophes fut de ramener la multitude à l’unité et la variété à l’uniformité, autant que possible. Aussi les anciens, considérant la diversité des actions dans les réalités inférieures de ce monde, tentèrent-ils de les ramener à quelques principes moins nombreux et plus simples, c’est-à-dire à des éléments, plusieurs ou un seul, et à des qualités élémentaires. Mais cette position n’est pas raisonnable. Il se trouve en effet que les qualités élémentaires se comportent dans les actions des réalités naturelles comme des principes instrumentaux. La preuve en est qu’elles n’ont pas la même façon d’agir dans tous les cas, et que leurs actions ne parviennent pas au même terme ; car autre est leur effet dans l’or et dans le bois, et dans la chair de l’animal ; ce qui ne serait pas si elles n’agissaient sous la direction d’autre chose. Or l’action de l’agent principal ne se rapporte pas à l’action de l’instrument comme à un

principe, mais c’est plutôt l’inverse ; par

exemple, l’effet de l’art ne doit pas être attribué à la scie, mais à l’artisan ; les effets naturels ne peuvent donc être ramenés aux qualités élémentaires comme à des principes premiers.

 

C’est pourquoi d’autres, les platoniciens, les ont ramenés à des formes simples et séparées comme à des principes premiers : car c’est d’elles, comme ils disaient, que proviennent l’existence et la génération dans les réalités inférieures de ce monde, ainsi que toute propriété naturelle. Mais cela non plus ne peut se soutenir. Car d’une cause régulière provient un effet régulier ; or ces formes étaient conçues comme immobiles ; il serait donc nécessaire que la génération vînt toujours par elles de façon uniforme dans les réalités inférieures de ce monde ; mais nous avons l’évidence sensible du contraire. Aussi est-il nécessaire d’affirmer que les principes de la génération, de la corruption et des autres mouvements qui s’ensuivent dans les réalités inférieures de ce monde sont des principes qui ne sont pas immuables ; il faut cependant qu’ils demeurent constamment comme les principes premiers de la génération, afin que la génération puisse être continuelle : et voilà pourquoi il est nécessaire qu’ils soient invariables selon la substance, mais soient mus selon le lieu : de sorte que, par leurs allées et venues, ils produisent des mouvements contraires et variés dans les réalités inférieures de ce monde ; et tels sont les corps célestes ; et c’est pourquoi il est nécessaire de leur rapporter tous les effets corporels comme à des causes.

 

Mais ce faisant, l’on commit deux erreurs. Certains, en effet, rapportèrent les réalités inférieures de ce monde aux corps célestes comme à des causes absolument premières, parce qu’ils ne reconnaissaient aucune substance incorporelle ; ils prétendirent donc que les premiers parmi les corps étaient les premiers entre les étants. Mais il apparaît clairement que cela est faux. Car tout ce qui est mû doit nécessairement se rapporter à un principe immuable, puisque rien n’est mû par soi-même, et qu’on ne peut pas remonter à l’infini. Or le corps céleste, bien qu’il ne varie pas selon la génération et la corruption, ou selon quelque mouvement qui modifierait une chose qui serait dans sa substance, est pourtant mû selon le lieu ; il est donc nécessaire de faire retour à quelque principe antérieur, de telle sorte que les choses qui sont altérées sont, par un certain ordre, ramenées à un altérant non altéré mais mû selon le lieu, et ensuite à ce qui n’est mû en aucune façon.

 

D’autres ont affirmé que les corps célestes étaient les causes des réalités inférieures de ce monde non seulement quant au mouvement, mais aussi quant à leur premier établissement ; ainsi Avicenne dit-il dans sa Métaphysique que ce qui est commun à tous les corps célestes, c’est-à-dire la nature du mouvement circulaire, cause dans les réalités inférieures de ce monde ce qui leur est commun, c’est-à-dire la matière prime, et que ce en quoi les corps célestes diffèrent les uns des autres cause la diversité des formes dans les réalités inférieures de ce monde : de telle sorte que les corps célestes soient intermédiaires entre Dieu et ces réalités, même dans la voie de création, d’une certaine façon. Mais cela est étranger à la foi, qui déclare que toute nature est créée immédiatement par Dieu dans son établissement premier, et qu’une créature est mue par une autre, étant présupposées les puissances naturelles attribuées à l’une et l’autre créature par l’œuvre de Dieu. Voilà pourquoi nous soutenons que les corps célestes ne sont causes des inférieurs que par voie de mouvement, et qu’ainsi,

ils sont des médiums dans l’œuvre de

gouvernement, mais non dans l’œuvre de création.

 

Réponse aux objections :

 

1° Saint Jean Damascène veut exclure des corps célestes la causalité première par rapport aux réalités inférieures de ce monde, ou même celle qui induit une nécessité. Car, bien que les corps célestes agissent toujours de la même façon, cependant leur effet est reçu dans les réalités inférieures selon le mode des corps inférieurs, qui se trouvent fréquemment dans des dispositions contraires ; les puissances célestes n’induisent donc pas toujours leurs effets dans les réalités inférieures de ce monde, à cause de l’empêchement d’une disposition contraire. Et c’est ce que le Philosophe dit au livre sur le Sommeil et la Veille : il se produit fréquemment des signes de pluies et de vents, lesquels cependant ne se produisent pas, à cause de dispositions contraires plus fortes.

 

 

 

2° Ces dispositions qui s’opposent à la puissance céleste ne sont pas, dans leur premier établissement, causées par le corps céleste, mais par l’opération divine, par laquelle le feu est rendu chaud, et l’eau froide, et ainsi de suite ; et de la sorte, il n’est pas nécessaire de rapporter aux causes célestes tous les empêchements de cette sorte.

 

 

3° Les puissances actives, dans les réalités inférieures de ce monde, sont seulement instrumentales ; donc, de même que l’instrument ne meut qu’en étant mû par l’agent principal, de même les puissances actives inférieures ne peuvent pas non plus agir sans être mues par les corps célestes.

4° Cette objection évoque une certaine opinion figurant au livre La Source de Vie, et qui prétend qu’aucun corps n’agit par une puissance corporelle, mais que la quantité qui est dans la matière empêche la forme d’agir ; et que toute action qui est attribuée à un corps appartient à une puissance spirituelle opérant dans ce corps. Et Rabbi Moïse dit que cette opinion est celle des docteurs de la loi des Maures : ils disent en effet que le feu ne chauffe pas, mais que c’est Dieu qui chauffe dans le feu. Mais cette position est stupide, puisqu’elle enlève à toutes les réalités les opérations naturelles ; et elle est contraire aux paroles des philosophes et des saints. C’est pourquoi nous disons que les corps agissent par une puissance corporelle, mais que Dieu opère néanmoins en toutes les réalités comme la cause première opère dans la cause seconde. Ce qui est affirmé, à savoir que les corps ne sont qu’agis et n’agissent pas, doit donc être entendu au sens où « agir » se dit de ce qui a la domination sur son action ; et c’est en s’exprimant ainsi que saint Jean Damascène dit que les bêtes n’agissent pas, mais sont agies. Par là, il n’est cependant pas exclu qu’elles agissent au sens où « agir » signifie exercer quelque action.5° L’agent est toujours différent du patient ou contraire à lui, comme il est dit au premier livre sur la Génération ; et c’est pourquoi il ne revient pas au corps d’agir sur un autre corps suivant ce qu’il a de commun avec lui, mais suivant ce en quoi il s’en distingue. Voilà pourquoi le corps n’agit pas comme corps, mais comme tel corps ; de même, l’animal ne raisonne pas en tant qu’animal, mais en tant qu’homme ; et semblablement, le feu ne chauffe pas en tant qu’il est corps, mais en tant qu’il est chaud ; et il en est de même du corps céleste.

 

 

 

6° Dans la matière, les dimensions sont présupposées aux formes naturelles, non en acte achevé mais en acte incomplet ; voilà pourquoi elles sont premières dans la voie de la matière et de la génération, au lieu que la forme est première dans la voie de l’accomplissement. Or une chose agit dans la mesure où elle est complète et qu’elle est un étant en acte, non dans la mesure où elle est en puissance ; car de ce point de vue, elle subit ; et donc, si la matière ou les dimensions préexistant en elle n’agissent pas, il ne s’ensuit pas que la forme n’agisse pas ; mais c’est l’inverse. Par contre, si elles ne subissent pas, il s’ensuivrait que la forme ne subit pas. Et cependant, la forme du corps céleste n’est pas en lui par l’intermédiaire de telles dimensions, comme dit le Commentateur au même endroit.

 

7° L’ordre des effets doit correspondre à l’ordre des causes. Or, dans les causes, selon l’auteur de ce livre, on rencontre un ordre tel qu’il y a d’abord la cause première, Dieu, vient ensuite l’Intelligence, et troisièmement l’âme. Par conséquent, le premier effet, qui est l’être, est attribué proprement à la cause première ; le deuxième, qui est le connaître, est attribué à l’Intelligence ; et le troisième, qui est le mouvoir, est attribué à l’âme. Mais cependant, la cause seconde agit toujours en vertu de la cause première, et ainsi, elle a quelque chose de son opération ; de même, les orbes inférieurs ont quelque chose du mouvement du premier orbe ; et donc l’Intelligence, selon lui, non seulement pense, mais encore donne l’être ; et l’âme, qui selon lui est produite par l’Intelligence, non seulement meut, ce qui est l’action de l’animal, mais encore pense, ce qui est une action intellectuelle, et donne l’être, ce qui est une action divine ; et je dis ceci de l’âme noble, que cet auteur conçoit comme l’âme d’un corps céleste ou n’im­porte quelle autre âme raisonnable. Ainsi donc, il n’est pas nécessaire que la puissance divine meuve seule immédiatement, mais les causes inférieures le peuvent aussi par des puissances propres, en tant qu’elles participent de la puissance des causes supérieures.

 

 

 

8° Selon saint Augustin, on appelle raisons séminales toutes les puissances actives et passives conférées par Dieu aux créatures, et au moyen desquelles il amène à l’existence les effets naturels ; aussi dit-il lui-même au troisième livre sur la Trinité que, « de même que les mères sont enceintes, de même le monde est lourd des causes de ce qui naît », expliquant ce qu’il avait dit plus haut à propos des raisons séminales, qu’il avait aussi appelées « des puissances et des facultés distribuées aux réalités ». Donc, au nombre de ces raisons séminales sont aussi les puissances actives des corps célestes, qui sont plus nobles que les puissances actives des corps inférieurs, et peuvent ainsi les mouvoir ; et elles sont appelées raisons séminales parce que tous les effets sont originairement dans les causes actives comme en des semences. Cependant, si l’on entend par raisons séminales les commencements des formes qui sont dans la matière prime en tant qu’elle est en puissance à toutes les formes, comme certains le veulent, alors, bien que cela ne s’accorde guère aux paroles de saint Augustin, l’on peut cependant dire que leur simplicité est due à leur imperfection, comme la matière prime aussi est simple ; voilà pourquoi, tout comme pour la matière prime, il n’en résulte pas qu’elles ne soient pas mues.

 

 

 

9° Il est nécessaire de rapporter la différence des sexes à des causes célestes. En effet, tout agent tend à rendre le patient semblable à soi, autant que possible ; la puissance active qui est dans la semence du mâle tend donc toujours à amener ce qui est conçu au sexe masculin, qui est plus parfait ; aussi le sexe féminin survient-il hors de l’intention de la nature particulière de l’agent. Si donc il n’y avait pas quelque puissance pour tendre au sexe féminin, la génération féminine serait tout à fait fortuite, tout comme celle des monstres ; voilà pourquoi il est dit que, bien que la génération féminine soit hors de l’intention de la nature particulière, et c’est pourquoi « la femelle est appelée mâle imparfait », cependant elle est de l’intention de la nature universelle qu’est la puissance du corps céleste, comme dit Avicenne. Mais il peut y avoir du côté de la matière un empêchement faisant que ni la puissance céleste ni la puissance particulière n’obtient son effet, à savoir la production du sexe masculin ; aussi une femelle est-elle parfois engendrée alors même qu’existe dans le corps céleste une disposition au contraire, à cause d’une mauvaise disposition de la matière ; ou bien à l’inverse, le sexe masculin sera engendré contre la disposition du corps céleste, à cause de la victoire de la puissance particulière sur la matière. Il advient donc, dans la conception des jumeaux, que la matière est séparée par l’opération de la nature, une partie obéissant plus que l’autre à la puissance de l’agent, à cause de l’indigence de l’autre ; et c’est pourquoi, que le corps céleste dispose à un sexe ou à l’autre, d’un côté un sexe féminin est engendré, et de l’autre un masculin ; cependant, cela peut mieux se produire lorsque le corps céleste dispose au sexe féminin.

 

 

10° On dit que la cause première influe plus que la cause seconde, parce que son effet dans le causé est plus intime et permanent que l’effet de la cause seconde ; cependant, l’effet est davantage semblable à la cause seconde car, d’une certaine façon, c’est par elle que l’action de la cause première est déterminée à cet effet.

 

 

11° Bien que le mouvement céleste, en tant qu’il est l’acte d’un corps mobile, ne soit pas un mouvement volontaire, cependant, en tant qu’il est l’acte de ce qui le meut, il est volontaire, c’est-à-dire causé par quelque volonté ; et de ce point de vue, les choses qui sont causées par ce mouvement peuvent se tenir sous la providence.

 

 

12° L’effet ne résulte de la cause première qu’une fois posée la cause seconde ; aussi la nécessité de la cause première n’amène-t-elle une nécessité dans l’effet qu’une fois posée la nécessité dans la cause seconde.

 

 

13° Le corps céleste n’est pas fait pour l’homme comme pour une fin principale, mais sa fin principale est la bonté divine. En outre, que l’homme soit plus noble que le corps céleste, ne vient pas de la nature du corps, mais de la nature de l’âme raisonnable. Enfin, supposé que le corps de l’homme soit plus noble dans l’absolu que le corps céleste, rien n’empêcherait le corps céleste d’être plus noble que le corps humain sous quelque aspect, c’est-à-dire en tant qu’il a une puissance active, au lieu que l’autre a une puissance passive, et ainsi il pourra agir sur lui ; ainsi le feu, en tant qu’il est chaud en acte, agit sur le corps humain en tant que ce corps est chaud en puissance.

 

 

 

14° L’âme raisonnable est à la fois une certaine substance et l’acte du corps. Donc, en tant qu’elle est une substance, elle est plus noble que la forme céleste, mais non en tant qu’elle est l’acte du corps. On peut aussi répondre que l’âme est la perfection du corps humain à la fois comme forme et comme moteur ; or le corps céleste, parce qu’il est parfait, ne requiert aucune substance spirituelle pour le perfectionner comme une forme le ferait, mais requiert seulement celle qui le perfectionne comme un moteur ; et cette perfection selon la nature est plus noble que l’âme humaine. Quoique certains aient dit aussi que les moteurs unis aux orbes célestes étaient leurs formes ; mais cela est laissé dans le doute par saint Augustin dans son commentaire sur la Genèse au sens littéral. Saint Jérôme aussi, commentant Eccl. 1, 6 : « tournoyant de toutes parts, etc. », semble l’affirmer ; la Glose dit : « Il a nommé le soleil esprit, comme s’il avait âme, souffle et vigueur. » Cependant, saint Jean Damascène dit le contraire au deuxième livre : « Que nul n’estime les cieux ou les luminaires comme animés : car ils sont inanimés et insensibles. »

 

 

15° Même l’action d’un contraire qui s’oppose à la puissance active d’un corps céleste a une cause dans le ciel : en effet, les philosophes affirment que les réalités inférieures sont conservées dans leurs actions par le mouvement premier ; et ainsi, ce contraire qui agit en empêchant l’effet d’un corps céleste, par exemple le chaud qui empêche l’humidification venant de la lune, a lui aussi une cause céleste ; et de la sorte, même la santé qui s’ensuit ne s’oppose pas tout à fait à l’action du corps céleste, mais y a quelque racine.

16° Les corps célestes touchent les réalités inférieures, mais ne sont pas touchées par elles, comme il est dit au premier livre sur la Génération ; et l’un quelconque d’entre eux ne touche pas l’une quelconque d’entre elles immédiatement, mais par un médium, comme le disait [le répondant].

 

17° L’action de l’agent est reçue dans le médium en fonction du mode de ce dernier ; et voilà pourquoi elle est parfois reçue autrement dans le médium que dans l’extrême ; ainsi la vertu de l’aimant qui attire est portée vers le fer par le moyen de l’air, qui n’est pas attiré ; et la vertu du poisson qui paralyse la main est portée vers la main par le moyen du filet, qui n’est pas paralysé, comme dit le Commentateur au huitième livre de la Physique. Quant aux corps célestes, ils ont assurément toutes les qualités qui existent dans les inférieurs, suivant leur mode, c’est-à-dire originairement et non comme elles sont en ces derniers ; et c’est pourquoi les actions des corps suprêmes ne sont pas reçues dans les orbes intermédiaires en sorte que ceux-ci soient altérés comme le sont les réalités inférieures de ce monde.

 

18° La providence gouverne les réalités inférieures de ce monde par les corps supérieurs ; non pas en sorte que la providence divine soit communiquée à ces corps, mais parce qu’ils sont faits instruments de la divine providence ; comme l’art n’est pas communiqué au marteau qui en est l’instrument.

 

Et videtur quod non.

 

Quia ut dicit Damascenus in II libro [De fide II, 7] : nos autem dicimus, quoniam ipsa, scilicet superiora corpora, non sunt causa alicuius eorum quae fiunt, neque corruptionis eorum quae corrumpuntur. Ergo, cum haec inferiora sint generabilia et corruptibilia, non disponuntur per superiora corpora.

 

Sed dicebat, quod dicuntur non esse causa horum, quia non inducunt in his inferioribus necessitatem. – Sed contra, si effectus caelestis corporis impeditur in his inferioribus hoc non potest esse nisi propter aliquam dispositionem in his inventam. Sed si haec inferiora per illa superiora gubernantur, oportet etiam illam dispositionem impedientem in aliquam virtutem corporis caelestis reducere. Ergo impedimentum non potest esse in his inferioribus nisi secundum exigentiam superiorum ; et ita, si superiora habent necessitatem in suis motibus, etiam in inferiora necessitatem inducent, si a superioribus gubernantur.

 

 

Praeterea, ad completionem alicuius actionis sufficit agens et patiens.

Sed in istis inferioribus inveniuntur

virtutes activae naturales, et etiam virtutes passivae. Ergo ad eorum actiones non exigitur virtus corporis caelestis ; ergo non gubernantur mediantibus corporibus caelestibus.

 

 

Praeterea, Augustinus [De civ. Dei V, 9] dicit, quod in rebus invenitur aliquid actum et non agens, sicut sunt corpora ; aliquid vero agens et non actum, sicut Deus ; aliquid vero agens et actum, sicut spirituales substantiae. Sed caelestia corpora sunt corporalia pura. Ergo non

habent virtutem agendi in haec inferiora ; et sic inferiora non disponuntur eis mediantibus.

 

Praeterea, si corpus caeleste agit aliquid in haec inferiora : aut agit inquantum est corpus, per formam scilicet corporalem ; aut per aliquid aliud. Sed non inquantum est corpus, quia sic agere cuilibet corpori conveniret ; quod non videtur secundum Augustinum [De civ. Dei V, 9]. Ergo si agunt, agunt per aliquid aliud ; et sic illi incorporeae virtuti debet attribui actio et non ipsis caelestibus corporibus ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, quod non convenit priori, non convenit etiam posteriori. Sed, sicut dicit Commentator in libro de Substantia orbis [cap. 1], formae corporales praesupponunt dimensiones interminatas in materia ; dimensiones autem non agunt, quia quantitas nullius actionis principium est. Ergo nec corporales formae sunt principia actionum ; et sic nullum corpus aliquid agit nisi per virtutem incorporalem in eo existentem ; et sic idem ut prius.

 

Praeterea, in libro II de Causis [prop. 3], super illam propositionem : omnis anima nobilis tres habet ope­rationes etc., dicit Commentator [comm. ibid.], quod anima agit in naturam cum divina virtute quae est in ea. Sed anima est multo nobilior quam corpus. Ergo nec corpus potest aliquid agere in animam nisi per aliquam virtutem divinam in eo existentem ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, illud quod est simplicius, non movetur ab eo quod est minus simplex. Sed rationes seminales quae sunt in materia inferiorum corporum, sunt simpliciores quam virtus corporalis ipsius caeli ; quia virtus illa est extensa in materia, quod de rationibus seminalibus dici non potest. Ergo rationes seminales inferiorum corporum non possunt moveri per virtutem corporis caelestis : et ita non gubernantur haec inferiora in suis motibus per corpora caelestia.

 

Praeterea, Augustinus dicit in V de Civitate Dei [cap. 6] : nihil tam ad corpus pertinet quam ipse corporis sexus ; et tamen sub eadem positione siderum diversi sexus in geminis concipi potuerunt. Ergo etiam in corporalia superiora corpora influxum non habent ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Praeterea, causa prima plus influit in causatum causae secundae quam etiam causa secunda, ut dicitur in principio de Causis [prop. 1]. Sed si inferiora corpora per superiora disponantur, tunc virtutes superiorum corporum erunt sicut causae primae respectu inferiorum virtutum, quae erunt sicut causae secundae. Ergo effectus in his inferioribus contingentes magis dispositionem corporum caelestium sequentur quam virtutem corporum inferiorum. Sed in illis invenitur necessitas, quia semper eodem modo se habent. Ergo et effectus inferiores necessarii erunt. Hoc autem est falsum. Ergo et primum ; scilicet quod inferiora per superiora corpora disponantur.

 

Praeterea, motus caeli est naturalis, ut in I Caeli et Mundi [De caelo I, 3] dicitur ; et ita non videtur esse voluntarius vel electivus ; et ita quae per ipsum causantur, non causantur ex electione ; et ita non subduntur providentiae. Sed inconveniens est quod inferiora corpora non gubernentur providentia. Ergo inconveniens est quod corporum superiorum motus sit causa inferiorum.

 

 

Praeterea, posita causa ponitur effectus. Ergo esse causae est sicut antecedens ad esse effectus. Sed si antecedens est necessarium, et consequens est necessarium. Ergo si causa est necessaria, et effectus. Sed effectus qui in inferioribus corporibus accidunt non sunt necessarii, sed contingentes. Ergo non causantur a motu caeli, qui est necessarius, cum sit naturalis ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, illud propter quod fit aliud, est eo nobilius. Sed omnia facta sunt propter hominem, etiam corpora caelestia, ut dicitur Deuteronom. IV, 19 : ne forte, oculis elevatis ad caelum, videas solem et lunam et omnia astra caeli, et errore deceptus adores ea quae creavit Dominus Deus tuus in ministerium cunctis gentibus quae sub caelo sunt. Ergo homo est dignior creaturis caelestibus. Sed vilius non influit in nobilius. Ergo corpora caelestia non influunt in corpus humanum ; et eadem ratione, nec in alia corpora, quae sunt priora humano corpore, sicut sunt elementa.

 

 

Sed dicebat, quod homo est nobilior caelestibus corporibus quantum ad animam, sed non quantum ad corpus. – Sed contra, nobilioris perfectibilis nobilior est perfectio. Sed corpus hominis habet nobiliorem formam quam corpus caeli ; forma enim caeli est pure corporalis, qua est multo nobilior rationalis anima. Ergo et corpus humanum est nobilius caelesti corpore.

 

Praeterea, contrarium non est causa sui contrarii. Sed virtus corporis caelestis quandoque contrariatur effectibus in istis inferioribus inducendis ; sicut corpus caeleste quandoque ad humiditatem movet, cum medicus intendit materiam digerere desiccando ad sanitatem inducendam, quam etiam quandoque inducit existente corpore caelesti in contraria dispositione. Ergo corpora caelestia non sunt causa effectuum corporalium in his inferioribus.

 

Praeterea, cum omnis actio fiat per contactum, quod non tangit, non agit. Sed corpora caelestia non tangunt ista inferiora. Ergo non agunt in ea ; et sic idem quod prius.

 

 

Sed dicebat, quod corpora caelestia tangunt haec per medium. – Sed contra, quandocumque est contactus et actio per medium, oportet quod medium prius recipiat effectum agentis quam ultimum ; sicut ignis prius calefacit aerem quam nos. Sed effectus stellarum et solis non possunt recipi in orbibus inferioribus, qui sunt de natura quintae essentiae, et ita non sunt susceptivi caloris aut frigoris, aut aliarum dispositionum quae in his inferioribus inveniuntur. Ergo non potest, eis mediantibus, a supremis corporibus actio in haec infima pervenire.

 

Praeterea, ei quod est medium providentiae, providentia communicatur. Sed providentia communicari non potest corporibus caelestibus, cum ratione careant. Ergo non possunt esse medium in provisione rerum.

 

 

 

Sed contra. Est quod Augustinus dicit libro III de Trinit. [cap. 4] : corpora crassiora et infirmiora per subtiliora et potentiora quodam ordine reguntur. Sed corpora caelestia sunt subtiliora et potentiora quam inferiora. Haec ergo inferiora reguntur per illa.

 

Praeterea, Dionysius dicit IV cap. de Divin. Nomin. [§ 4], quod radius solaris generationem visibilium corporum confert, et ad vitam ipsa movet, et nutrit et auget. Hi autem sunt nobiliores effectus in his inferioribus. Ergo et omnes alii effectus corporales producuntur a divina providentia mediantibus corporibus caelestibus.

 

Praeterea, secundum philosophum in libro II Metaph. [l. 2 (993 b 24)], illud quod est primum in aliquo genere, est causa eorum quae sunt post in illo genere. Sed corpora caelestia sunt prima in genere corporum, et motus eorum sunt primi inter alios motus corporales : ergo sunt causa corporalium quae hic aguntur ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, philosophus dicit in II de Generatione [cap. 10 (336 a 31)] quod allatio solis in circulo declivi est causa generationis et corruptionis in his inferioribus ; unde et generationes et corruptiones mensurantur per motum praedictum. In libro etiam de Animalibus [De gen. animal. IV, 10 (777 b 20)] dicit, quod omnes diversi­tates quae sunt in conceptibus, sunt ex corporibus caelestibus. Ergo eis mediantibus, haec inferiora disponuntur.

 

Praeterea, Rabbi Moyses [Dux neutr. I, 71] dicit, quod caelum est in mundo sicut cor in animali. Sed omnia alia membra gubernantur ab anima mediante corde. Ergo omnia corpora alia gubernantur a Deo mediante caelo.

 

 

Responsio. Dicendum, quod communis intentio omnium fuit reducere multitudinem in unitatem, et varietatem in uniformitatem, secundum quod possibile esset. Et ideo antiqui, considerantes diversitatem actionum in istis inferioribus, tentaverunt ea reducere in aliqua principia pauciora et simpliciora, scilicet in elementa, multa aut unum, et in qualitates elementares. Sed ista positio non est rationabilis. Qualitates enim elementares inveniuntur se habere in actionibus rerum naturalium sicut instrumentalia principia. Cuius signum est, quod non eumdem modum actionis habent in omnibus, nec ad eumdem terminum perveniunt actiones ipsorum ; alium enim effectum habent in auro et in ligno, et animalis carne ; quod non esset, nisi agerent inquantum essent ab alio regulata. Actio autem principalis agentis non reducitur, sicut in

principium, in actionem instrumenti, sed potius e converso ; sicut effectus artis non debet attribui serrae sed artifici : unde et effectus naturales non possunt reduci in qualitates elementares sicut in prima principia.

Unde alii, scilicet Platonici, reduxerunt eos in formas simplices et separatas, sicut in prima principia : ex quibus, ut dicebant, erat esse et generatio in istis inferioribus, et omnis proprietas naturalis. Sed hoc etiam non potest stare. A causa enim eodem modo se habente est effectus semper eodem modo se habens : formae autem illae ponebantur esse immobiles : unde oporteret ut semper ab eis generatio esset uniformiter in istis inferioribus ; cuius contrarium videmus ad sensum. Unde oportet ponere, principia generationis et corruptionis et aliorum motuum consequentium in his inferioribus, esse aliqua quae non semper eodem modo se habeant : oportet tamen ea semper manere quasi prima generationis principia ut generatio continua esse possit : et ideo oportet ea esse invariabilia secundum substantiam, moveri autem solum secundum locum ; ut, per accessum et recessum contrarios et diversos motus in his inferioribus efficiant ; et huiusmodi sunt corpora caelestia ; et ideo omnes effectus corporales oportet reducere in ea sicut in causas.

 

 

 

Sed in hac reductione duplex error fuit. Quidam enim haec inferiora in corpora caelestia reduxerunt sicut in causas simpliciter primas, eo quod nullas substantias incorporeas arbitrabantur ; unde priora in corporibus dixerunt esse prima inter entia. Sed hoc manifeste apparet esse falsum. Omne quod enim movetur, oportet in principium immobile reduci, cum nihil a seipso moveatur, et non sit abire in infinitum. Corpus autem caeleste, quamvis non varietur secundum generationem et corruptionem, aut secundum aliquem motum qui variet aliquid quod insit substantiae eius, movetur tamen secundum locum : unde oportet in aliquod prius principium reductionem fieri, ut sic ea quae alterantur, quodam ordine reducantur in alterans non alteratum, motum tamen secundum locum ; et ulterius in id quod nullo modo movetur.

Quidam vero posuerunt corpora caelestia esse causas istorum inferiorum non solum quantum ad motum, sed etiam quantum ad primam eorum institutionem ; sicut Avicenna dicit in sua Metaphys. [IX, 5], quod ex eo quod est commune omnibus corporibus caelestibus, scilicet natura motus circularis, causatur in his inferioribus id quod est eis commune, scilicet materia prima ; et ex his in quibus corpora caelestia differunt ad invicem, causatur diversitas formarum in his inferioribus : ut sic caelestia corpora sint media inter Deum et ista inferiora etiam in via creationis quodammodo. Sed hoc est alienum a fide, quae ponit omnem naturam immediate esse a Deo conditam secundum sui primam institutionem, unam autem creaturam moveri ab altera, praesuppositis virtutibus naturalibus utrique creaturae ex divino opere attributis ; et ideo ponimus corpora caelestia esse causas inferiorum per viam motus tantum ; et sic esse media in opere gubernationis, non autem in opere creationis.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod Damascenus intendit a corporibus caelestibus excludere respectu horum inferiorum causalitatem primam, vel etiam necessitatem inducentem. Corpora enim caelestia etsi semper eodem modo agant, eorum tamen effectus recipitur in inferioribus secundum modum inferiorum corporum, quae in contrariis dispositionibus frequenter inveniuntur ; unde virtutes caelestes non semper inducunt effectus suos in his inferioribus propter impedimentum contrariae dispositionis. Et hoc est quod philosophus dicit in libro de Somno et Vigilia [De divin. per somn., cap. 2 (463 b 23)] quod frequenter fiunt signa imbrium et ventorum, quae tamen non eveniunt propter contrarias dispositiones fortiores.

 

Ad secundum dicendum, quod dispositiones istae quae contrariantur caelesti virtuti, non sunt ex prima institutione causatae a corpore caelesti, sed ex divina operatione, per quam ignis effectus est calidus, et aqua frigida, et sic de aliis ; et sic non oportet omnia impedimenta huiusmodi in causas caelestes reducere.

 

Ad tertium dicendum, quod virtutes activae in his inferioribus sunt instrumentales tantum ; unde, sicut instrumentum non movet nisi motum a principali agente, ita nec virtutes activae inferiores agere possunt nisi motae a corporibus caelestibus.

Ad quartum dicendum, quod obiectio illa tangit quamdam opinionem quae habetur in libro Fontis vitae [Avencebrol, Fons vitae, II, 9-10], qui ponit quod nullum corpus ex virtute corporali agit ; sed quantitas quae in est materia, impedit formam ab actione ; et omnis actio quae attribuitur corpori, est alicuius virtutis spiritualis operantis in ipso corpore. Et hanc opinionem Rabbi Moyses [Dux neutr. I, 72] dicit esse loquentium in lege Maurorum : dicunt enim, quod ignis non calefacit, sed Deus in igne. Sed haec positio stulta est cum auferat rebus omnibus naturales operationes ; et contrariatur dictis philosophorum et sanctorum. Unde dicimus, quod corpora per virtutem corporalem agunt, nihilominus tamen Deus operatur in omnibus rebus sicut causa prima operatur in causa secunda. Quod igitur inducitur, quod corpora aguntur tantum et non agunt, debet intelligi secundum hoc quod illud dicitur agere quod habet dominium super actionem suam ; secundum quem modum loquendi dicit Damascenus [De fide II, 27], quod animalia bruta non agunt, sed aguntur. Per hoc tamen non excluditur quin agant secundum quod agere est aliquam actionem exercere.

 

Ad quintum dicendum, quod agens semper est diversum vel contrarium patienti, ut dicitur in I de Generatione [cap. 7 (324 a 11)] ; et ideo corpori non competit agere in aliud corpus, secundum hoc quod habet commune cum eo, sed secundum id in quo ab eo distinguitur. Et ideo corpus non agit inquantum est corpus, sed inquantum est tale corpus ; sicut etiam animal non ratiocinatur inquantum est animal, sed inquantum est homo ; et similiter ignis non calefacit inquantum est corpus, sed inquantum est calidus ; et similiter etiam est de corpore caelesti.

 

Ad sextum dicendum, quod dimensiones praeintelliguntur in materia, non in actu completo ante formas naturales, sed in actu incompleto ; et ideo sunt prius in via materiae et generationis ; sed forma est prior in via complementi. Secundum hoc autem aliquid agit quod completum est et ens actu, non secundum quod est in potentia ; secundum hoc enim patitur ; et ideo non sequitur, si materia vel dimensiones in materia praeexistentes non agunt, quod forma non agat ; sed e converso. Sequeretur autem quod si non patiuntur, quod forma non patiatur. Et tamen forma corporis caelestis non inest ei mediantibus huiusmodi dimensionibus, ut Commentator dicit ibidem.

 

 

Ad septimum dicendum, quod ordo effectuum debet respondere ordini causarum. In causis autem, secundum auctorem illius libri [comm. 3], talis ordo invenitur, quod primum est causa prima, scilicet Deus ; secundum autem intelligentia ; tertium vero anima : unde et primus effectus, qui est esse, proprie attribuitur causae primae ; et secundus, qui est cognoscere, attribuitur intelligentiae ; et tertius, qui est movere, attribuitur animae. Sed tamen causa secunda semper agit in virtute causae primae, et sic aliquid habet de operatione eius ; sicut etiam inferiores orbes habent aliquid de motu primi orbis ; unde et intelligentia, secundum ipsum, non solum intelligit, sed et dat esse ; et anima, quae est effecta ab intelligentia secundum eum, non solum movet, quod est actio animalis, sed etiam intelligit, quod est actio intellectualis, et dat esse, quod est actio divina ; et hoc dico de anima nobili, quam intelligit ille esse animam caelestis corporis, vel quamlibet aliam rationalem animam. Sic ergo non oportet quod sola virtus divina immediate moveat, sed etiam inferiores causae per virtutes proprias, secundum quod participant virtutem superiorum causarum.

 

Ad octavum dicendum, quod secundum Augustinum [cf. De Trin. III, 8 ; De Gen. ad litt. IX, 17] rationes seminales dicuntur omnes vires activae et passivae a Deo creaturis collatae, quibus mediantibus naturales effectus in esse producit ; unde ipse dicit in III de Trinitate [cap. 9], quod sicut matres gravidae sunt foetibus, sic ipse mundus gravidus est causis nascentium ; exponens quod supra de rationibus seminalibus dixerat, quas etiam vires et facultates rebus distributas nominaverat. Unde inter has rationes seminales continentur etiam virtutes activae corporum caelestium, quae sunt nobiliores virtutibus activis inferiorum corporum, et ita possunt eas movere ; et dicuntur rationes seminales inquantum in causis activis sunt omnes effectus originaliter sicut in quibusdam seminibus. Si tamen intelligantur rationes seminales inchoationes formarum quae sunt in materia prima, secundum quod est in potentia ad omnes formas, ut quidam volunt ; quamvis non multum conveniat dictis Au­gustini, tamen potest dici, quod earum simplicitas est propter earum

imperfectionem, sicut et materia prima est simplex ; et ideo ex hoc non habent quod non moveantur, sicut nec materia prima.

 

Ad nonum dicendum, quod oportet sexuum diversitatem in aliquas causas caelestes reducere. Omne enim agens intendit assimilare sibi patiens, secundum quod potest ; unde vis activa quae est in semine maris, intendit conceptum semper ducere ad sexum masculinum, qui perfectior est ; unde sexus femineus accidit praeter intentionem naturae particularis agentis. Nisi ergo esset aliqua virtus quae intenderet femineum sexum, generatio feminae esset omnino a casu, sicut et aliorum monstrorum ; et ideo dicitur, quod quamvis sit praeter intentionem naturae particularis, ratione cuius dicitur femina mas occasionatus, tamen de intentione est naturae universalis, quae est vis corporis caelestis, ut Avicenna [Metaph. VI, 5] dicit. Sed potest esse impedimentum ex parte materiae, quod nec virtus caelestis nec particularis consequitur effectum suum, productionem scilicet masculini sexus ; unde quandoque femina generatur etiam existente dispositione in corpore caelesti ad contrarium, propter materiae indispositionem ; vel e contrario generabitur sexus masculinus contra dispositionem caelestis corporis, propter particularis virtutis victoriam super materiam. Contingit ergo quod in conceptione geminorum, operatione naturae materia separatur, cuius una pars magis obedit virtuti agenti quam altera, propter alterius indigentiam ; et ideo in una parte generatur sexus femineus, in altera masculinus, sive corpus caeleste disponat ad unum, sive ad alterum ; magis tamen hoc potest accidere, quando corpus caeleste disponit ad femineum sexum.

 

Ad decimum dicendum, quod causa prima magis dicitur influere quam secunda inquantum eius effectus est intimior et permanentior in causato, quam effectus causae secundae ; effectus tamen magis similatur causae secundae, quia per eam determinatur quodammodo actio primae causae ad hunc effectum.

 

Ad undecimum dicendum, quod quamvis motus caelestis, secundum quod est actus mobilis corporis, non sit motus voluntarius, secundum tamen quod est actus moventis, est voluntarius, id est ab aliqua voluntate causatus ; et secundum hoc, ea quae ex motu illo causantur, sub providentia cadere possunt.

 

Ad duodecimum dicendum, quod effectus non sequitur ex causa prima, nisi posita causa secunda ; unde necessitas causae primae non inducit necessitatem in effectu nisi posita necessitate in causa secunda.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod corpus caeleste non est factum propter hominem sicut propter principalem finem ; sed finis principalis eius est bonitas divina. Et iterum, quod homo sit nobilius caelesti corpore, non est ex natura corporis, sed ex natura animae rationalis. Et praeterea, dato quod etiam corpus hominis esset simpliciter nobilius quam corpus caeli, nihil prohiberet corpus caeli secundum aliquid esse nobilius humano corpore, inquantum illud scilicet, habet virtutem activam, hoc autem passivam, et sic poterit agere in ipsum ; et sic etiam ignis, inquantum est actu calidus, agit in corpus humanum, inquantum est potentia calidum.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod anima rationalis, et est substantia quaedam, et est corporis actus. Inquantum ergo est substantia, est nobilior forma caelesti ; non autem inquantum est corporis actus. Vel potest dici, quod anima est perfectio corporis humani et ut forma, et ut motor ; corpus autem caeleste, quia perfectum est, non requirit aliquam substantiam spiritualem quae perficiat ipsum ut forma, sed quae perficit ipsum ut motor tantum ; et haec perfectio secundum naturam est nobilior quam anima humana. Quamvis etiam quidam posuerint motores coniunctos orbium esse formas eorum ; quod sub dubio ab Augustino relinquitur super Genes. ad litt. [II, 18]. Hieronymus etiam asserere videtur, Eccle. I, 6, super illud : lustrans universa in circuitu, etc., Glossa [ordin., ibid.] : spiritum solem nominavit, quod animal sit, spiret et vigeat. Damascenus tamen in libro II [De fide, cap. 6] contrarium dicit : nullus, inquit, animatos caelos vel luminaria existimet : inanimati sunt enim et insensibiles.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod actio etiam contrarii, quod repugnat virtuti activae alicuius corporis caelestis, habet aliquam causam in caelo : per motum enim primum ponitur a philosophis quod res inferiores conservantur in suis actionibus ; et ita illud contrarium, quod agit impediendo effectum alicuius corporis caelestis, utpote calidum quod impedit humectationem lunae, habet etiam aliquam causam caelestem ; et sic etiam sanitas quae consequitur, non omnino contrariatur actioni caelestis corporis, sed habet ibi aliquam radicem.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod corpora caelestia tangunt inferiora, sed non tanguntur ab eis, ut dicitur in I de Gener. [cap. 6 (323 a 28)] ; nec quodlibet eorum tangit quodlibet istorum immediate, sed per medium, ut dicebatur [arg. 17].

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod actio agentis recipitur in medio per modum medii ; et ideo quandoque alio modo recipitur in medio quam in ultimo ; sicut virtus magnetis attrahentis defertur ad ferrum per medium aerem, qui non attrahitur ; et virtus piscis stupefacientis manum defertur ad manum mediante rete quod non stupescit, ut dicit Commentator in VIII Physicorum [comm. 35 et 37]. Corpora autem caelestia habent quidem omnes qualitates existentes in his inferioribus suo modo, scilicet originaliter, et non prout sunt in his ; unde et actiones supremorum corporum non recipiuntur in mediis orbibus, ut alterentur sicut haec inferiora.

 

 

Ad decimumoctavum dicendum, quod huiusmodi inferiora gubernantur a divina providentia per superiora corpora ; non ita quod divina providentia illis corporibus communicetur, sed quia efficiuntur divinae providentiae instrumenta ; sicut ars non communicatur martello, quod est instrumentum artis.

 

 

 

Article 10 - LA DIVINE PROVIDENCE GOUVERNE-T-ELLE LES ACTES HUMAINS AU MOYEN DES CORPS CÉLESTES ?

(Decimo quaeritur utrum humani actus gubernentur a divina providentia

mediantibus corporibus caelestibus.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Saint Jean Damascène dit que les corps célestes établissent en nous des tempéraments, des habitus et des dispositions. Or les habitus et les dispositions appartiennent à l’intelligence et à la volonté, qui sont les principes des actes humains. Dieu dispose donc les actes humains au moyen des corps célestes.

 

 

2° Il est dit au livre des Six Principes que l’âme unie au corps imite le tempérament du corps. Or les corps célestes laissent une impression sur le tempérament humain. Donc aussi sur l’âme elle-même ; et de la sorte, ils peuvent être la cause des actes humains.

 

 

3° Tout ce qui agit sur le premier, agit sur le suivant. Or l’essence de l’âme est antérieure à ses puissances, que sont la volon-

té et l’intelligence, puisqu’elles sont issues de l’essence de l’âme. Puis donc que les corps célestes laissent une impression sur l’essence même de l’âme raisonnable (car ils y impriment en tant qu’elle est l’acte du corps, ce qui lui revient par son essence), il semble que les corps célestes laissent une impression sur l’intelligence et la volonté ; et par conséquent, ils sont les principes des actes humains.

 

4° L’instrument agit non seulement par sa vertu propre, mais encore par la vertu de l’agent principal. Or, le corps céleste étant un moteur mû, il est l’instrument de la substance spirituelle motrice ; et son mouvement est non seulement l’acte du corps mû, mais l’acte de l’esprit moteur. Son mouvement agit donc non seulement par la vertu du corps mû, mais aussi par la vertu de l’esprit moteur. Or, de même que ce corps céleste surpasse le corps humain, de même cet esprit surpasse l’esprit humain. Donc, de même que ce mouvement laisse une impression dans le corps humain, de même il laisse une impression dans l’âme humaine, et de la sorte, il semble que [les corps célestes] soient les principes des actes humains.

 

5° L’expérience montre que des hommes sont disposés depuis leur naissance à l’apprentissage ou à l’exercice de quelques métiers : certains sont disposés pour être forgerons, d’autres pour être médecins, et ainsi de suite ; et cela ne peut être rapporté aux principes prochains de la génération comme à une cause, car parfois les enfants se trouvent disposés à des choses auxquelles les parents n’étaient pas inclinés. Il est donc nécessaire que cette diversité de dispositions se rapporte aux corps célestes comme à une cause. Or on ne peut pas affirmer que de telles dispositions sont dans les âmes au moyen des corps, car les qualités corporelles n’opèrent nullement pour ces inclinations comme elles opèrent pour la colère, la joie, et de semblables passions de l’âme. Les corps célestes laissent donc de façon immédiate et directe une impression sur les âmes humaines ; et de la sorte, les actes humains sont disposés au moyen des corps célestes eux-mêmes.

 

 

 

6° Parmi les actes humains, certains semblent surpasser les autres : ce sont régner, diriger les guerres, et autres semblables. Or, comme dit Isaac au premier livre De definitionibus, « Dieu a fait régner un orbe sur les royaumes et sur les guerres. » Donc, à bien plus forte raison les autres actes humains sont-ils disposés au moyen des corps célestes.

 

 

7° Il est plus facile de changer la partie que le tout. Or parfois, par la vertu des corps célestes, tout le peuple d’une même province est excité à faire la guerre, comme disent les philosophes. Donc, à bien plus forte raison un homme particulier est-il excité par la vertu des corps célestes.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Jean Damascène dit au deuxième livre : « Ils ne sont absolument pas la cause de nos actes » – il s’agit des corps célestes – « car, mis par le Créateur en possession d’un libre arbitre, nous sommes maîtres de nos actes ».

 

2) Vont dans le même sens ce que saint Augustin détermine au cinquième livre de la Cité de Dieu et à la fin du livre sur la Genèse au sens littéral, et ce que saint Grégoire détermine dans l’homélie pour l’Épiphanie.

 

Réponse :

 

Pour voir clairement la réponse à cette question, il faut savoir quels actes sont appelés humains. Les actes proprement appelés humains sont ceux dont l’homme est lui-même le maître ; or l’homme est maître de ses actes par la volonté ou par le libre arbitre ; cette question tourne donc autour des actes de la volonté et du libre arbitre. En effet, les autres actes qui sont dans l’homme sans être soumis au commandement de la volonté, comme les actes des puissances nutritive et générative, sont soumis aux puissances célestes tout comme les autres actes corporels.

 

Or il y eut plusieurs erreurs concernant les actes humains dont nous parlons. Certains, en effet, ont soutenu que les actes humains ne relevaient pas de la divine providence et ne se rapportaient pas à une cause, si ce n’est à notre providence. Et Cicéron semble avoir été de cet avis, comme dit saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu. Mais il ne peut en être ainsi. Car la volonté est un moteur mû, comme cela est prouvé au troisième livre sur l’Âme ; il est donc nécessaire de rapporter son acte à quelque principe premier, qui est un moteur non mû.

 

Aussi d’autres ont-ils rapporté tous les actes de la volonté aux corps célestes, prétendant que le sens et l’intelligence sont en nous une même chose, et que, par conséquent, toutes les vertus de l’âme sont corporelles, et ainsi, sont soumises aux actions des corps célestes. Mais le Philosophe détruit cette position au troisième livre sur l’Âme, montrant que l’intelligence est une puissance immatérielle, et que son action n’est pas corporelle ; et, comme il est dit au seizième livre sur les Animaux, « ce dont les principes agissent sans le corps a nécessairement des principes incorporels » ; il est donc impossible que les actions de l’intel­ligence et de la volonté se ramènent, au sens propre, à des principes corporels.

 

 

Et c’est pourquoi Avicenne a affirmé dans sa Métaphysique que, de même que l’homme est composé d’âme et de corps, de même aussi le corps céleste ; et de même que les actions et les mouvements du corps humain se rapportent aux corps célestes, de même toutes les actions de l’âme se rapportent aux âmes célestes comme à des principes, de sorte que toute volonté qui est en nous est causée par la volonté d’une âme céleste. Et cela peut assurément s’accorder à l’opinion qu’il a de la fin de l’homme, laquelle est posée par lui dans l’union de l’âme humaine à l’âme céleste, ou à l’Intelligence. En effet, puisque la perfection de la volonté est la fin et le bien, qui est son objet comme le visible est l’objet de la vue, il est nécessaire que ce qui agit sur la volonté inclue aussi la notion de fin, car l’efficient n’agit que dans la mesure où il imprime sa forme dans ce qui peut la recevoir. Mais d’après l’enseignement de la foi, Dieu lui-même est immédiatement la fin de la vie humaine ; en effet, c’est en jouissant de sa vision que nous serons béatifiés ; voilà pourquoi lui seul peut mettre son empreinte dans notre volonté.

 

 

Mais il est nécessaire que l’ordre des mobiles corresponde à l’ordre des moteurs. Or, dans la relation à la fin, que la providence regarde, on rencontre d’abord en nous la volonté, à laquelle se rapporte en premier la raison formelle de bien et de fin, et elle se sert de tout ce qui est en nous comme d’instruments pour obtenir la fin ; quoique, sous un autre aspect, l’intelligence précède la volonté. Plus près de la volonté, il y a l’intelligence, et plus éloignées sont les puissances corporelles. Voilà pourquoi Dieu lui-même, qui est le pourvoyant absolument premier, met seul son empreinte dans notre volonté. L’ange, qui le suit dans l’ordre des causes, laisse une impression sur notre intelligence, car nous sommes éclairés, purifiés et perfectionnés par les anges, comme dit Denys. Et les corps, qui sont des agents inférieurs, peuvent laisser une impression sur les puissances sensibles et sur d’autres puissances attachées à des organes. Mais dans la mesure où le mouvement d’une puissance de l’âme rejaillit sur l’autre, il se produit que l’impression du corps céleste rejaillit sur l’intelligence comme par accident, et au-delà sur la volonté ; et semblablement, l’impression de l’ange sur l’intel­ligence rejaillit sur la volonté par accident.

 

 

Mais cependant, de ce point de vue, la disposition de l’intelligence relativement aux puissances sensitives est autre que celle de la volonté ; en effet, notre intelligence est naturellement mue par la puissance sensitive appréhensive à la façon dont l’objet meut la puissance, car le phantasme est à l’intellect possible ce que la couleur est à la vue, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; et c’est pourquoi, une fois perturbée la puissance sensitive intérieure, l’intel­ligence est nécessairement perturbée ; ainsi voyons-nous que, lorsque l’organe de l’ima­gination est blessé, l’action de l’intel­ligence est nécessairement empêchée. Et de cette façon, l’action ou l’impression du corps céleste peut rejaillir sur l’intelligence comme par voie de nécessité ; par accident toutefois, au lieu qu’elle s’exerce par soi sur les corps. Et je dis : nécessité, à moins qu’il n’y ait une disposition contraire du côté du mobile. Mais l’appétit sensitif n’est pas

naturellement moteur de la volonté, c’est l’inverse, car l’appétit supérieur meut l’appétit inférieur comme la sphère meut la sphère, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Et, si fortement que l’appétit inférieur soit perturbé par une passion comme la colère ou la concupiscence, il n’est pas nécessaire que la volonté soit perturbée ; bien au contraire, elle a la puissance de repousser une telle perturbation, comme il est dit au livre de la Genèse : « Ta concupiscence sera sous toi » (Gen. 4, 7). Et c’est pourquoi, dans les actes humains, aucune nécessité n’est induite par les corps célestes, ni du côté des récepteurs ni du côté des agents, mais seulement une inclination, que la volonté peut aussi repousser par une vertu acquise ou infuse.

 

Réponse aux objections :

 

1° Saint Jean Damascène envisage les dispositions et habitus corporels.

 

 

2° Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, l’âme, quant à l’acte de volonté, ne suit pas nécessairement la disposition du corps, mais du tempérament du corps provient seulement une inclination aux choses sur lesquelles porte la volonté.

 

3° Cet argument serait probant si le corps céleste pouvait laisser une impression par soi sur l’essence de l’âme ; mais l’impres­sion du corps céleste ne parvient à l’essence de l’âme que par accident, c’est-à-dire par la mutation du corps dont l’âme est l’acte. Or la volonté n’est pas issue de l’essence de l’âme à raison de son union au corps ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

 

4° L’instrument de l’agent spirituel ne déploie une puissance spirituelle qu’en déployant une puissance corporelle. Or le corps céleste ne peut agir par une puissance corporelle que sur un corps ; voilà pourquoi même l’action qui déploie une puissance spirituelle ne peut parvenir à l’âme que par accident, c’est-à-dire au moyen du corps. Mais son action peut se produire dans le corps de deux façons : c’est en effet par une puissance corporelle qu’elle meut les qualités élémentaires que sont le chaud et le froid, et d’autres semblables ; mais c’est par une puissance spirituelle qu’elle amène à l’espèce et aux effets accompagnant l’espèce entière, qui ne peuvent être ramenés aux qualités élémentaires.

 

 

5° Il est un effet des corps célestes dans les corps inférieurs de ce monde qui n’est pas causé au moyen du chaud et du froid : par exemple, l’aimant attire le fer ; et de cette façon, le corps céleste laisse dans le corps humain une disposition par laquelle il se produit que l’âme unie à lui est inclinée à tel ou tel métier.

 

 

6° La parole d’Isaac, si elle doit être conservée, doit s’entendre uniquement de l’inclination, comme on l’a dit plus haut.

 

 

7° La multitude suit dans la plupart des cas les inclinations naturelles, parce que les hommes de la multitude acquiescent aux passions ; mais les sages, par la raison, vainquent les passions et les inclinations susdites. Voilà pourquoi il est plus probable pour une multitude qu’elle opère ce à quoi incline le corps céleste, que pour un homme singulier, qui vainc peut-être par la raison l’inclination susdite. Il en serait de même si l’on imaginait une multitude d’hommes bilieux : il ne se produirait pas facilement qu’elle ne fût point mue à la colère, quoique cela puisse mieux se produire pour un seul.

 

Et videtur quod sic.

 

Dicit enim Damascenus [De fide II, 7], quod corpora caelestia constituunt in nobis complexiones et habitus et dispositiones. Sed habitus et dispositiones pertinent ad intellectum et voluntatem, quae sunt principia humanorum actuum. Ergo humani actus mediantibus corporibus caelestibus disponuntur a Deo.

 

Praeterea, dicitur in sex Principiis [Liber sex principiorum IV], quod anima coniuncta corpori corporis complexionem imitatur. Sed corpora caelestia imprimunt in complexionem humanam. Ergo et in ipsam animam ; et ita possunt esse causa humanorum actuum.

 

Praeterea, omne illud quod agit in prius, agit in posterius. Sed essentia animae est prius quam eius potentiae, scilicet voluntas et intellectus, cum ex essentia animae oriantur. Cum igitur corpora caelestia imprimant in ipsam essentiam animae rationalis (imprimunt enim in eam secundum quod est corporis actus, quod ei per essentiam suam convenit), videtur quod corpora caelestia imprimant in intellectum et voluntatem ; et sic sunt principia humanorum actuum.

Praeterea, instrumentum non solum agit in virtute propria, sed in virtute principalis agentis. Sed corpus caeli, cum sit movens motum, est instrumentum spiritualis substantiae moventis ; et motus eius non solum est actus corporis moti, sed actus spiritus moventis. Ergo motus eius non solum agit in virtute corporis moti, sed etiam in virtute spiritus moventis. Sed sicut corpus illud caeleste praeeminet humano corpori, ita spiritus ille praeeminet humano spiritui. Ergo, sicut motus ille imprimit in corpus humanum, ita imprimit in animam humanam ; et ita videtur quod sint principia humanorum actuum.

 

Praeterea, experimentaliter invenitur aliquos homines a sua nativitate esse dispositos ad addiscenda vel exercenda aliqua artificia ; quidam ad hoc quod sint fabri, quidam ad hoc quod sint medici et sic de aliis ; nec hoc potest reduci sicut in causam in principia proxima generationis, quia quandoque nati inveniuntur dispositi ad quaedam ad quae parentes non inclinabantur. Ergo oportet quod haec diversitas dispositionum reducatur sicut in causam in corpora caelestia. Sed non potest dici, quod huiusmodi dispositiones sint in animabus, mediantibus corporibus, quia ad has inclinationes nihil operantur corporeae qualitates, sicut operantur ad iram et gaudium, et huiusmodi animae passiones. Ergo corpora caelestia immediate et directe in animas humanas imprimunt ; et ita humani actus mediantibus ipsis caelestibus corporibus disponuntur.

 

Praeterea, in humanis actibus isti videntur caeteris praeeminere, scilicet regnare, gerere bella, et huiusmodi. Sed, sicut dicit Isaac in libro I de Definitionibus [ed. Muckle, p. 317 et 336], Deus fecit regnare orbem super regna et super bella. Ergo multo fortius alii humani actus mediantibus corporibus caelestibus disponuntur.

 

Praeterea, facilius est transmovere partem quam totum. Sed ex virtute corporum caelestium quandoque commovetur tota multitudo unius provinciae ad bellandum, ut philosophi dicunt. Ergo multo fortius virtute corporum caelestium commovetur aliquis homo particularis.

 

 

Sed contra. Est quod dicit Damascenus in libro II [De fide, cap. 7] : nostrorum actuum nequaquam sunt causa, scilicet corpora caelestia : nos enim liberi arbitrii a conditore facti, domini nostrorum existimus actuum.

 

Praeterea, ad hoc etiam facit quod Augustinus determinat in V de Civitate Dei [cap. 9], et in fine super Genes. Ad litteram [II, 17], et quod Gregorius determinat in homilia Epiphaniae [In Evang. I, 10, 5].

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod ad huius quaestionis evidentiam, oportet scire qui dicantur actus humani. Dicuntur enim proprie illi actus humani quorum ipse homo est dominus ; est autem homo dominus suorum actuum per voluntatem sive per liberum arbitrium ; unde circa actus voluntatis et liberi arbitrii quaestio ista versatur. Actus enim alii qui sunt in homine non subiacentes imperio voluntatis, sicut actus nutritivae et generativae potentiae, eodem modo subiacent virtutibus caelestibus sicut et alii corporales actus.

De actibus autem humanis praedictis multiplex fuit error. Quidam enim posuerunt, actus humanos ad divinam providentiam non pertinere, nec reduci in aliquam causam nisi in providentiam nostram. Et huius positionis videtur fuisse Tullius, ut dicit Augustinus in V de Civit. Dei [cap. 9]. Sed istud non potest esse. Voluntas enim est movens motum, ut in III de Anima [l. 15 (433 b 16)] probatur ; unde oportet eius actum reducere in aliquod primum principium, quod est movens non motum.

 

Et ideo quidam omnes actus voluntatis reduxerunt in corpora caelestia, ponentes sensum et intellectum idem esse in nobis, et per consequens omnes virtutes animae corporales esse, et ita actionibus caelestium corporum subdi. Sed hanc positionem philosophus destruit in III de Anima [l. 7 (429 a 24)], ostendens quod intellectus est vis immaterialis, et quod actio eius non est corporalis : et, sicut dicitur in XVI de Animalibus [De gen. Animal. II, 3 (736 b 27)], quorum principiorum actiones sunt sine corpore, oportet principia incorporea esse ; unde non potest esse quod actiones intellectus et voluntatis, per se loquendo, in aliqua principia corporalia reducantur.

Et ideo Avicenna posuit in sua Metaphysica [X, 1], quod sicut homo compositus est ex anima et corpore, ita etiam corpus caeleste ; et sicut actiones corporis humani et motus reducuntur in corpora caelestia, ita actiones animae omnes reducuntur in animas caelestes sicut in principia ; ita quod omnis voluntas quae est in nobis, causatur a voluntate animae caelestis. Et istud quidem potest esse conveniens secundum opinionem suam quam habet de fine hominis, quem ponit esse in coniunctione animae humanae ad animam caelestem, vel ad intelligentiam. Cum enim perfectio voluntatis sit finis et bonum, quod est obiectum eius, sicut visibile est obiectum visus ; oportet quod illud quod agit in voluntatem, habeat etiam rationem finis, quia efficiens non agit, nisi secundum quod imprimit in susceptibili formam eius. Secundum autem sententiam fidei, ipse Deus immediate est finis humanae vitae ; eius enim visione perfruentes beatificabimur ; et ideo ipse solus imprimere potest in voluntatem nostram.

Oportet autem ordinem mobilium respondere ordini moventium. In ordine autem ad finem, quem providentia respicit, primum in nobis invenitur voluntas ad quam primo pertinet ratio boni et finis, et omnibus quae sunt in nobis, utitur sicut instrumentis ad consecutionem finis, quamvis in aliquo alio respectu intellectus voluntatem praecedat. Propinquius autem voluntati est intellectus, et remotiora sunt corporales vires. Et ideo ipse Deus, qui est simpliciter primus providens, imprimit solus in voluntatem nostram. Angelus autem, qui eum sequitur in ordine causarum, imprimit in intellectum nostrum, secundum quod per Angelos illuminamur, purgamur et perficimur ut Dionysius [De cael. hier., cap. 4, § 4] dicit. Sed corpora, quae sunt inferiora agentia, imprimere possunt in vires sensibiles, et alias organis affixas. Secundum vero quod motus unius potentiae animae redundat in aliam, contingit quod impressio corporis caelestis redundat in intellectum quasi per accidens, et ulterius in voluntatem ; et similiter impressio Angeli in intellectum redundat in voluntatem per accidens.

Sed tamen quantum ad hoc diversa est dispositio intellectus et voluntatis ad vires sensitivas ; intellectus enim noster naturaliter movetur a sensitiva apprehensiva per modum quo obiectum movet potentiam, quia phantasma se habet ad intellectum possibilem sicut color ad visum, ut dicitur in III de Anima [l. 12 (431 a 14)] ; et ideo, perturbata vi sensitiva interiori, de necessitate perturbatur intellectus ; sicut videmus quod laeso organo phantasiae, de necessitate impeditur actio intellectus. Et secundum hunc modum in intellectum potest redundare actio vel impressio corporis caelestis, quasi per viam necessitatis ; per accidens tamen, sicut in corpora per se ; et dico necessitatem, nisi sit contraria dispositio ex parte mobilis. Sed appetitus sensitivus non est naturaliter motivus voluntatis, sed e converso ; quia appetitus superior movet appetitum inferiorem, sicut sphaera sphaeram, ut dicitur in III de anima. Et quantumcumque appetitus inferior perturbetur per aliquam passionem ut irae vel concupiscentiae, non oportet quod voluntas perturbetur ; immo habet potentiam repellendi huiusmodi perturbationem, ut dicitur Genes. IV, 7 : subter te erit appetitus tuus. Et ideo ex corporibus caelestibus non inducitur aliqua necessitas, nec ex parte recipientium nec ex parte agentium, in actibus humanis ; sed inclinatio sola, quam etiam voluntas repellere potest per virtutem acquisitam vel infusam.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod Damascenus intelligit de dispositionibus et habitibus corporalibus.

 

Ad secundum dicendum, quod, sicut ex dictis patet, anima quantum ad actum voluntatis non de necessitate sequitur corporis dispositionem, sed ex corporis complexione est inclinatio tantum ad ea quae voluntatis sunt.

 

Ad tertium dicendum, quod ratio illa recte procederet, si corpus caeleste posset imprimere in essentiam animae per se ; impressio autem corporis caelestis non pervenit ad animae essentiam nisi per accidens ; scilicet per corporis mutationem, cuius ipsa est actus. Voluntas autem non oritur ex essentia animae secundum quod est corpori coniuncta ; et ideo ratio non sequitur.

 

Ad quartum dicendum, quod instrumentum spiritualis agentis non agit secundum virtutem spiritualem nisi ex hoc quod agit secundum virtutem corporalem. Secundum autem virtutem corporalem corpus caeleste non potest agere nisi in corpus ; et ideo etiam actio quae est secundum virtutem spiritualem, non potest pertingere ad animam nisi per accidens, scilicet corpore mediante. Sed in corpus utroque modo actio eius pervenit ; ex virtute enim corporali movet qualitates elementares, scilicet calidum et frigidum, et huiusmodi ; sed ex virtute spirituali movet ad speciem, et ad effectus consequentes totam speciem, qui non possunt in qualitates elementares reduci.

 

Ad quintum dicendum, quod aliquis effectus est a corporibus caelestibus in istis corporibus, qui non causatur ex calido et frigido, sicut magnes attrahit ferrum ; et per hunc modum ex corpore caelesti aliqua dispositio in corpore humano relinquitur, ex qua contingit ut anima ei coniuncta inclinetur ad hoc vel illud artificium.

 

Ad sextum dicendum, quod verbum Isaac, si debet salvari, est intelligendum secundum inclinationem tantum, modo praedicto.

 

Ad septimum dicendum, quod multitudo ut in pluribus sequitur inclinationes naturales, inquantum homines multitudinis acquiescunt passionibus ; sed sapientes ratione superant passiones et inclinationes praedictas. Et ideo magis est probabile de aliqua multitudine quod operetur id ad quod inclinat corpus caeleste, quam de uno singulari, qui forte per rationem superat inclinationem praedictam. Et simile esset, si una multitudo hominum cholericorum poneretur, non de facili contingeret quin ad iracundiam moverentur, quamvis de uno posset magis accidere.

 

 

 

 

 

Question 6 ─ LA PRÉDESTINATION

 

 

LA QUESTION PORTE SUR

LA PRÉDESTINATION.

 

Article 1 : La prédestination appartient-elle à la science ou à la volonté ?

Article 2 : La prescience des mérites est-elle la cause et la raison de la prédestination ?

Article 3 : La prédestination est-elle certaine ?

Article 4 : Le nombre des prédestinés est-il certain ?

Article 5 : Les prédestinés ont-ils la certitude de leur prédestination ?

Article 6 : La prédestination peut-elle être aidée par les prières des saints ?

Quaestio est

de praedestinatione.

 

Primo utrum praedestinatio pertineat ad scientiam vel voluntatem.

Secundo utrum praescientia meritorum sit causa vel ratio praedestinationis.

Tertio utrum praedestinatio certitudinem habeat.

Quarto utrum numerus praedestinatorum sit certus.

Quinto utrum praedestinatis sit certa sua praedestinatio.

Sexto utrum praedestinatio possit iuvari precibus sanctorum.

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse p. 73)

 

Situation en Dieu de la prédestination :

     acte de raison présupposant dilection et élection (art. 1)

     venant non de sa prescience des mérites, mais de sa bonté (2)

 

Certitude :

     de la prédestination (3)

     du nombre des prédestinés (4)

 

Du point de vue des hommes :

     incertitude (5)

     rôle de la prière (6)

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

 

 

Art. 1 : Super Sent. I, d. 40, q. 1, a. 2 ; Cont. Gent. III, cap. 163 ; Sum. Th. I, q. 23, a. 1 ; Super Rom., cap. 1, l. 3.

 

Art. 2 : Super Sent. I, d. 41, a. 3 ; Cont. Gent. III, cap. 163 ; Super Eph., cap. 1, l. 1 et 4 ; Sum. Th. I, q. 23, a. 5 ; Lect. Super Ioh., cap. 15, l. 3 ; Super Rom., cap. 1, l. 3 ; ibid. cap. 8, l. 6 et cap. 9, l. 3.

 

Art. 3 : Super Sent. I, d. 40, q. 3 ; Sum. Th. I, q. 23, a. 6 ; Quodl. XII, q. 3.

 

Art. 4 : Super Sent. I, d. 40, q. 3 ; Sum. Th. I, q. 23, a. 7.

 

Art. 5 : Super Sent. I, d. 16, a. 1, ad 5 ; Sum. Th. I, q. 23, a. 1, ad 4 ; Lect. Super Ioh., cap. 10, l. 5 ; Sum. Th. I-II, q. 112, a. 5.

 

Art. 6 : Super Sent. I, d. 41, a. 4 ; ibid. III, d. 17, a. 3, qc. 1, ad 3 et IV, d. 45, q. 3, a. 3, ad 5 ; Sum. Th. I, q. 23, a. 8.

 

 

 

Article 1 - LA PRÉDESTINATION APPARTIENT-ELLE À LA SCIENCE OU À LA VOLONTÉ ?

(Et primo quaeritur utrum pertineat ad scientiam, vel ad voluntatem.)

 

 

Il semble qu’elle appartienne à la volonté comme à un genre.

 

1° Comme dit saint Augustin au livre sur la Prédestination des saints, la prédestination est un propos de faire miséricorde. Or le propos appartient à la volonté. Donc la prédestination aussi.

 

2° La prédestination semble être identique à l’élection éternelle, dont il est dit en Éph. 1, 4 : « il nous a élus en lui avant la création du monde », car les mêmes sont appelés élus et prédestinés. Or l’élection, selon le Philosophe aux sixième et dixième livres de l’Éthique, appartient à l’appétit plutôt qu’à l’intelligence. La prédestination appartient donc aussi à la volonté plutôt qu’à la science.

 

 

3° [Le répondant] disait que l’élection précède la prédestination, et ne lui est pas identique. En sens contraire : la volonté suit la science, et ne la précède pas. Or l’élection appartient à la volonté. Si donc l’élection précède la prédestination, la prédestination ne peut appartenir à la science.

 

 

4° Si la prédestination appartenait à la science, il semblerait que la prédestination soit identique à la prescience ; et dans ce cas, quiconque saurait d’avance le salut de quelqu’un, le prédestinerait. Or cela est faux. En effet, les prophètes ont su d’avance le salut des nations mais ne l’ont pas prédestiné. Donc, etc.

 

 

5° La prédestination implique une causalité. Or la causalité n’entre pas dans la notion de science, mais plutôt dans celle de volonté. La prédestination appartient donc à la volonté plutôt qu’à la science.

 

 

6° La volonté diffère de la puissance en ceci, que la puissance regarde les effets seulement dans le futur (car il n’y a pas de puissance par rapport aux choses qui existent ou ont existé), au lieu que la volonté regarde à égalité l’effet présent et l’effet futur. Or la prédestination a un effet dans le présent et dans le futur ; et c’est pourquoi saint Augustin dit que la prédestination est une préparation de la grâce dans le présent et de la gloire dans le futur. La prédestination appartient donc à la volonté.

 

 

 

7° La science ne regarde pas les réalités comme faites ou à faire, mais plutôt comme connues ou à connaître ; la prédestination, elle, regarde ce qui est à faire. La prédestination n’appartient donc pas à la science.

 

 

8° L’effet reçoit son nom de la cause prochaine plutôt que de la cause éloignée, comme l’homme engendré le reçoit de l’homme qui engendre plutôt que du soleil. Or la préparation provient de la science et de la volonté ; mais la science est une cause antérieure et plus éloignée que la volonté. La préparation appartient donc à la volonté plutôt qu’à la science. Or la prédestination est la préparation de quelqu’un à la gloire, comme dit saint Augustin.

La prédesti­nation appartiendra donc, elle aussi, à la volonté plutôt qu’à la science.

 

 

9° Lorsque plusieurs mouvements sont ordonnés à un seul terme, l’ensemble des mouvements coordonnés reçoit le nom du dernier d’entre eux ; ainsi, pour faire sortir la forme substantielle de la puissance de la matière, on ordonne d’abord une altération, puis une génération, et le tout est appelé génération. Or, pour préparer quelque chose, on ordonne d’abord un mouvement de science et ensuite un mouvement de volonté. Le tout doit donc être attribué à la volonté ; et ainsi la prédestination semble être surtout dans la volonté.

 

10° Si un contraire est approprié à quelque chose, l’autre contraire est tout à fait éloigné de cette même chose. Or les maux sont surtout appropriés à la prescience divine : nous disons en effet des méchants qu’ils sont connus d’avance ; la prescience ne regarde donc pas les biens. Or la prédestination concerne seulement les biens du salut. Elle n’appartient donc pas à la prescience.

 

11° Ce qui est dit au sens propre n’a pas besoin de l’ajout d’une glose. Or dans la Sainte Écriture, lorsque la connaissance est mentionnée en rapport au bien, elle est glo­sée comme approbation, comme cela est clair en I Cor. 8, 3 : « Si quelqu’un aime Dieu, celui-là est connu de lui », « c’est-à-dire approuvé » ; et en II Tim. 2, 19 : « Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui », « c’est-à-dire approuve ». La connaissance ne porte donc pas proprement sur les bons. Or la prédestination concerne les bons. Donc, etc.

 

12° Préparer appartient à la puissance motrice, car cela concerne l’œuvre. Or la prédestination est une préparation, comme on l’a dit. La prédestination appartient donc à la puissance motrice, donc à la volonté et non à la science.

 

13° La raison reproduite suit la raison modèle. Or, dans la raison humaine, qui est une reproduction de la divine, nous voyons que la préparation appartient à la volonté et non à la science. Il en sera donc de même dans la préparation divine ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

14° Tous les attributs divins sont réellement la même chose, mais leur différence se montre par la diversité des effets. Une chose que l’on dit de Dieu doit donc être rapportée à l’attribut divin auquel son effet est approprié. Or la grâce et la gloire sont les effets de la prédestination, et sont appropriées à la volonté ou à la bonté. La prédestination appartient donc aussi à la volonté, non à la science.

 

En sens contraire :

 

1) « Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés » (Rom. 8, 29). À propos de ce passage, la Glose dit : « La prédestination est la prescience et la préparation des bienfaits de Dieu », etc.

 

 

2) Tout prédestiné est connu, mais la réciproque est fausse. Le prédestiné est donc dans le genre du connu. La prédestination est donc aussi dans le genre de la science.

 

 

3) Chaque chose est à mettre plutôt dans le genre de ce qui lui convient toujours, que dans le genre de ce qui ne lui convient pas toujours. Or ce qui est du côté de la science convient toujours à la prédestination : en effet, la prescience accompagne toujours la prédestination, au lieu que l’apposition de la grâce, qui se fait par la volonté, ne l’accompagne pas toujours, car la prédestination est éternelle, mais l’apposition de la grâce, temporelle. La prédestination doit donc être mise dans le genre de la science plutôt que de la volonté.

 

 

4) Le Philosophe compte les habitus cognitifs et opératifs au nombre des vertus intellectuelles : ils appartiennent à la raison plutôt qu’à l’appétit, comme cela est clair pour la prudence et l’art, au sixième livre de l’Éthique. Or la prédestination implique un principe cognitif et opératif, car elle est à la fois prescience et préparation, comme on le voit par la définition précitée. La prédestination appartient donc à la connaissance plutôt qu’à la volonté.

 

 

5) Les contraires sont dans le même genre. Or la réprobation est contraire à la prédestination. Puis donc que la réprobation est dans le genre de la science – car Dieu connaît d’avance la méchanceté des réprouvés, il ne la fait pas – il semble que la prédestination soit aussi dans le genre de la science.

 

Réponse :

 

La destinatio, d’où vient le nom de prédestination, implique l’envoi de quelqu’un vers une fin : ainsi, on dit qu’il « destine un messager », celui qui l’envoie faire quelque chose. Et parce que ce que nous nous proposons de faire, nous le dirigeons vers l’exécution comme vers une fin, l’on dit que nous « destinons » ce que nous nous proposons de faire, comme ce qui est dit d’Éléazar en II Macc. 6, 20 : « il résolut [litt. il destina] » dans son cœur « de ne rien faire contre la loi par amour de la vie ». Mais le préfixe « pré- », qui est accolé, ajoute une relation au futur ; par conséquent, si l’on ne peut « destiner » que ce qui existe, l’on peut prédestiner aussi ce qui n’existe pas. Et sous ces deux aspects, la prédestination se place sous la providence comme une partie de la providence. En effet, on a dit dans la question précédente que la direction vers la fin appartenait à la providence ; la providence est aussi conçue par Cicéron relativement au futur ; et certains définissent que « la providence est une connaissance présente sondant l’événement à venir ».

 

 

Mais cependant, la prédestination diffère de la providence sur deux points. La providence, en effet, implique une ordination à la fin en général, et s’étend par conséquent à tout ce qui est ordonné par Dieu à quelque fin, soit les êtres raisonnables soit les irrationnels, soit les biens soit les maux, au lieu que la prédestination ne regarde que la fin qui est possible pour une créature raisonnable, c’est-à-dire la gloire ; voilà pourquoi il n’y a de prédestination que des hommes, et relativement aux choses du salut. Il y a aussi une autre différence. En effet, deux choses sont à considérer en toute ordination à la fin : l’ordre lui-même, et l’issue ou le résultat de l’ordre ; car ce n’est pas tout ce qui est ordonné à la fin qui obtient la fin. La providence regarde donc seulement l’ordre relatif à la fin, de sorte que tous les hommes sont ordonnés à la béatitude par la providence de Dieu. Mais la prédestination regarde aussi l’issue ou le résultat de l’ordre, de sorte qu’elle ne concerne que ceux qui obtiendront la gloire. La prédestination est donc à l’issue ou au résultat de l’ordre ce que la providence est à la mise en place de l’ordre ; car, que quelques-uns obtiennent cette fin qu’est la gloire, ne vient pas principalement de leurs propres forces, mais du secours de la grâce divinement conféré.

 

De même, donc, que nous avons fait consister la providence dans un acte de la raison, tout comme la prudence dont elle est une partie, puisque diriger ou ordonner appartient à la seule raison, de même la prédestination consiste dans un acte de la raison qui dirige ou ordonne vers la fin. Mais la direction vers la fin exige au préalable la volonté de la fin : car nul n’ordonne quelque chose vers une fin qu’il ne veut pas ; et par conséquent, l’élection parfaite de la prudence ne peut exister qu’en celui qui a la vertu morale, selon le Philosophe au sixième livre de l’Éthique : car c’est par la vertu morale que la puissance affective de quelqu’un est stabilisée dans la fin, à laquelle la prudence ordonne. Or la fin vers laquelle la prédestination dirige n’est pas considérée en général, mais dans son rapport à celui qui obtient cette fin, et qui doit être distinct, pour le dirigeant, de ceux qui n’obtiendront pas cette fin ; voilà pourquoi la prédestination présuppose l’amour, par lequel Dieu veut le salut de quelqu’un. Ainsi, de même que le prudent n’ordonne à la fin qu’en tant qu’il est tempérant ou juste, de même Dieu ne prédestine qu’en tant qu’il est aimant. L’élection aussi est exigée au préalable, par laquelle celui qui est infailliblement dirigé vers la fin est séparé des autres qui ne sont pas ordonnés à la fin de cette façon. Or cette séparation n’est pas due à une différence rencontrée en ceux qui sont séparés, et qui pourrait inciter à l’amour : car « avant même que les enfants fussent nés, et qu’ils eussent rien fait, ni bien ni mal, il fut dit : “J’ai aimé Jacob, mais j’ai haï Ésaü” », comme il est dit en Rom. 9, 11-13. Aussi la prédestination

présuppose-t-elle l’élection et l’amour, et l’élection présuppose l’amour.

Mais deux choses s’ensuivent de la prédestination : l’obtention de la fin, c’est-à-dire la glorification, et la collation du secours pour l’obtention de la fin, c’est-à-dire l’apposition de la grâce, apposition qui se rattache à la vocation ; et ainsi, deux effets sont attribués à la prédestination : la grâce et la gloire.

 

Réponse aux objections :

 

1° Il en est ainsi, dans les actes de l’âme, que l’acte précédent est inclus en quelque sorte virtuellement dans le suivant ; et parce que la prédestination présuppose l’amour, qui est un acte de la volonté, quelque chose appartenant à la volonté est inclus dans la notion de prédestination, et pour cela le propos et d’autres choses appartenant à la volonté sont parfois placés dans la définition de la prédestination.

 

 

 

2° La prédestination n’est pas identique à l’élection, mais la présuppose, comme on l’a dit ; et c’est pourquoi les mêmes sont prédestinés et élus.

 

 

3° Puisque l’élection appartient à la volonté et la direction à la raison, la direction précède toujours l’élection, si on les rapporte au même ; mais si on les rapporte à des choses diverses, alors il n’est pas aberrant que l’élection précède la prédestination, qui implique la notion de direction : car l’élec­tion, comme elle est entendue ici, concerne celui qui est dirigé vers la fin ; or il faut concevoir celui qui est dirigé vers la fin avant de concevoir le fait même de diriger vers la fin ; voilà pourquoi l’élection précède la prédestination dans le cas présent.

 

 

4° Bien qu’elle soit mise dans le genre de la science, la prédestination ajoute cependant quelque chose à la science et à la prescience : la direction ou l’ordination vers la fin, comme la prudence ajoute à la connaissance ; donc, de même que celui qui sait ce qu’il faut faire n’est pas toujours prudent, de même tout prescient n’est pas prédestinant.

 

 

5° Bien que la causalité n’entre pas dans la notion de la science comme telle, elle entre cependant dans la notion de la science en tant qu’elle dirige et ordonne vers la fin, ce qui n’appartient pas à la volonté, mais seulement à la raison ; comme penser entre dans la notion d’animal raisonnable non en tant qu’il est animal, mais en tant qu’il est raisonnable.

 

 

6° De même que la volonté regarde l’effet présent et l’effet futur, de même en est-il de la science ; donc, de ce point de vue, on ne peut prouver que la prédestination appartient à l’un d’eux plutôt qu’à l’autre. Mais cependant la prédestination, au sens propre, ne regarde que le futur, qui est désigné par le préfixe, qui implique une relation au futur ; et l’on ne dit pas identiquement « avoir un effet dans le présent » et « avoir un effet présent », car « être dans le présent » se dit de tout ce qui appartient à l’état de cette vie, qu’il soit présent, passé ou futur.

 

 

 

7° Bien que la science en tant que science ne regarde pas les choses à faire, cependant la science pratique regarde les choses à faire ; et c’est à une telle science que la prédestination se ramène.

 

 

8° La préparation implique au sens propre la disposition de la puissance à l’acte. Or il y a deux puissances : l’active et la passive ; et c’est pourquoi il y a deux préparations : l’une du patient, et l’on dit ainsi que la matière est préparée à la forme ; l’autre de l’agent, et l’on dit ainsi que quelqu’un se prépare à faire quelque chose ; et c’est une telle préparation qu’implique la prédestination, qui ne peut rien exprimer d’autre en Dieu que l’ordination même de quelqu’un vers la fin. Or le principe prochain de l’ordination est la raison, mais le principe éloigné, la volonté, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; voilà pourquoi, selon l’argu­ment produit, la prédestination est attribuée principalement à la raison, plutôt qu’à la volonté.

 

 

9° Il faut répondre de la même façon.

 

 

10° Les maux sont appropriés à la prescience, non que la prescience porte plus proprement sur les maux que sur les biens, mais parce que les biens ont en Dieu quelque autre correspondant que la prescience, ce qui n’est pas le cas des maux ; comme le convertible qui n’indique pas la substance se voit approprier le nom de « propre » – qui convient tout aussi proprement à la définition –, parce que la définition ajoute quelque excellence.

 

 

11° L’ajout d’une glose ne signifie pas toujours l’impropriété, mais il est parfois nécessaire pour spécifier ce qui est dit en général ; et c’est ainsi que la connaissance est glosée par l’approbation.

 

12° Préparer ou ordonner appartient seulement à la puissance motrice ; mais la volonté n’est pas seule motrice, la raison pratique l’est aussi, comme cela est clair au troisième livre sur l’Âme.

 

 

13° Même dans la raison humaine il en est ainsi, que la préparation, en tant qu’elle implique une ordination ou une direction vers la fin, est un acte propre de la raison et non de la volonté.

 

 

14° Dans l’attribut divin, il faut considérer non seulement l’effet, mais aussi son rapport à l’effet : car l’effet de la science, de la puissance et de la volonté est le même, mais ces trois noms n’impliquent pas le même rapport à cet effet. Or le rapport impliqué par la prédestination à son effet s’accorde plus avec le rapport de la science en tant que dirigeante, qu’avec le rapport de la puissance et de la volonté ; voilà pourquoi la prédestination se ramène à la science.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Nous les accordons.

 

2) Quoique l’on puisse répondre à la deuxième que tout ce qui a une extension plus grande n’est pas un genre, car cela peut être prédiqué accidentellement.

 

3) On pourrait aussi répondre à la troisième que, bien que donner la grâce n’accom­pagne pas toujours la prédestination, cependant vouloir la donner l’accompagne toujours.

 

5) On pourrait aussi répondre à la cinquième que la réprobation s’oppose directement non pas à la prédestination, mais à l’élection, car celui qui choisit prend l’un et rejette l’autre, et cela s’appelle réprouver ; donc la réprobation aussi, quant à la raison formelle signifiée par son nom, appartient plutôt à la volonté : car réprouver est comme refuser ; à moins peut-être que l’on n’identifie « réprouver » à « juger indigne d’être admis ». Mais si l’on dit que la réprobation appartient en Dieu à la prescience, c’est parce que rien n’est positivement en Dieu du côté de la volonté par rapport au mal de faute ; car il ne veut pas la faute comme il veut la grâce. Et cependant, la réprobation est également appelée préparation quant à la peine, que Dieu veut aussi d’une volonté conséquente, mais non antécédente.

 

Et videtur quod ad voluntatem sicut ad genus.

 

Quia, ut dicit Augustinus in libro de Praedestinatione sanctorum [cap. 3, 6 et 17], praedestinatio est propositum miserendi. Sed propositum est voluntatis. Ergo et praedestinatio.

 

Praeterea, praedestinatio videtur idem esse cum electione aeterna, de qua dicitur Ephes., I, 4 : elegit nos in ipso ante mundi constitutionem, quia idem dicuntur electi et praedestinati. Sed electio, secundum philosophum in VI [l. 2 (1139 b 4)] et X [l. 16 (1181 a 17)] Ethicorum, magis est appetitus quam intellectus. Ergo et praedestinatio magis ad voluntatem, quam ad scientiam pertinet.

 

Sed dicebat, quod electio praedestinationem praecedit, nec est idem ei. – Sed contra, voluntas sequitur scientiam, et non praecedit. Sed electio ad voluntatem pertinet. Si igitur electio praedestinationem praecedit, praedestinatio non potest ad scientiam pertinere.

 

Praeterea, si praedestinatio ad scientiam pertineret, idem videretur esse praedestinatio quod praescientia ; et sic quicumque praesciret salutem alicuius, praedestinaret illum. Sed hoc est falsum. Prophetae enim praesciverunt salutem gentium, quam non praedestinaverunt. Ergo et cetera.

 

Praeterea, praedestinatio causalitatem importat. Sed causalitas non est de ratione scientiae, sed magis de ratione voluntatis. Ergo praedestinatio magis pertinet ad voluntatem quam ad scientiam.

 

Praeterea, voluntas in hoc a potentia differt quod potentia effectus respicit tantum in futuro (non enim est potentia respectu eorum quae sunt vel fuerunt), voluntas vero respicit aequaliter effectum praesentem et futurum. Sed praedestinatio habet effectum in praesenti et in futuro ; unde et ab Augustino [De praedest. sanct., cap. 10] dicitur, quod praedestinatio est praeparatio gratiae in praesenti, et gloriae in futuro. Ergo praedestinatio ad voluntatem pertinet.

 

Praeterea, scientia non respicit res ut factas vel faciendas, sed magis ut scitas vel sciendas ; praedestinatio vero respicit id quod faciendum est. Ergo praedestinatio ad scientiam non pertinet.

 

Praeterea, effectus magis denominatur a causa proxima quam a causa remota, sicut homo generatus ab homine generante magis quam a sole. Sed praeparatio est a scientia et voluntate ; scientia autem est causa prior et remotior quam voluntas. Ergo praeparatio magis pertinet ad voluntatem quam ad scientiam. Sed praedestinatio est praeparatio alicuius ad gloriam, ut Augustinus [cf. Ps.-August., Hypognosticon VI, 2] dicit. Ergo et praedestinatio magis erit voluntatis quam scientiae.

 

Praeterea, quando multi motus ordinantur ad unum terminum, tota motuum coordinatio recipit nomen ultimi motus ; sicut ad educendum formam substantialem de potentia materiae ordinatur primo alteratio et secundo generatio, et totum nominatur generatio. Sed ad aliquid praeparandum ordinatur primo motus scientiae et deinceps motus voluntatis. Ergo totum debet voluntati attribui ; et ita praedestinatio praecipue in voluntate esse videtur.

 

Praeterea, si unum contrariorum appropriatur alicui, reliquum maxi­me removetur ab eodem. Sed mala maxime appropriantur divinae praescientiae ; malos enim praescitos dicimus ; ergo praescientia non respicit bona. Sed praedestinatio est de bonis salutaribus tantum. Ergo praedestinatio non pertinet ad praescientiam.

 

 

Praeterea, illud quod proprie dicitur, glosatione non indiget. Sed in sacra Scriptura quando cognitio respectu boni dicitur, glossatur pro approbatione, ut patet in I Cor., cap. VIII, 3 : si quis diligit Deum, hic cognitus est ab eo, id est approbatus [Glossa P. Lombardi, PL 191, 1602 B] : et II Tim. II, 19 : novit Dominus qui sunt eius, id est approbat [Pl 192, 371 C]. Ergo notitia non est proprie de bonis. Sed praedestinatio est bonorum. Ergo, et cetera.

 

Praeterea, praeparare est motivae virtutis, quia ad opus pertinet. Sed praedestinatio est praeparatio, ut dictum est. Ergo praedestinatio ad virtutem motivam pertinet : ergo ad voluntatem, et non ad scientiam.

 

Praeterea, ratio exemplata sequitur rationem exemplarem. Sed in ratione humana, quae est exemplata a divina, videmus quod praeparatio est voluntatis, et non scientiae. Ergo et in praeparatione divina erit similiter ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, omnia attributa divina sunt idem secundum rem, sed differentia eorum ostenditur ex diversitate effectuum. Ad illud ergo attributum reduci debet aliquid de Deo dictum, cui eius effectus appropriatur. Sed gratia et gloria sunt effectus praedestinationis, et appropriantur voluntati, sive bonitati. Ergo et praedestinatio ad voluntatem pertinet, non ad scientiam.

 

 

Sed contra. Est quod dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1449 C] Rom. VIII, 29 super illud quos praescivit, hos et praedestinavit : praedestinatio, inquit, est praescientia et praeparatio beneficiorum Dei, et cetera.

 

Praeterea, omne praedestinatum est scitum, sed non convertitur. Ergo praedestinatum est in genere sciti. Ergo et praedestinatio est in genere scientiae.

 

Praeterea, magis est ponendum unumquodque in genere eius quod convenit ei semper, quam in genere eius quod non convenit ei semper. Sed praedestinationi semper convenit id quod est ex parte scientiae : semper enim praedestinationem praescientia concomitatur, non autem semper concomitatur eam appositio gratiae, quae est per voluntatem : quia praedestinatio est aeterna, appositio autem gratiae est temporalis. Ergo praedestinatio magis debet poni in genere scientiae quam voluntatis.

 

Praeterea, habitus cognitivi et operativi inter intellectuales virtutes a philosopho computantur, qui ad rationem pertinent magis quam ad appetitum, ut patet de prudentia et arte in VI Ethic. [l. 4 (1140 b 4 et 20)]. Sed praedestinatio importat principium cognitivum et operativum quia est et praescientia et praeparatio, ut ex definitione inducta patet. Ergo praedestinatio magis pertinet ad cognitionem quam ad voluntatem.

 

Praeterea, contraria sunt in eodem genere. Sed praedestinationi est contraria reprobatio. Cum ergo reprobatio sit in genere scientiae, quia Deus praescit malitiam reproborum et non facit eam, videtur quod etiam praedestinatio sit in genere scientiae.

Responsio. Dicendum, quod destinatio, unde nomen praedestinationis accipitur, importat directionem alicuius in finem : unde aliquis dicitur nuntium destinare qui eum dirigit ad aliquid faciendum. Et quia id quod proponimus, ad executionem dirigimus, sicut ad finem ; ideo id quod proponimus, dicimur destinare, secundum illud II Machab., cap. VI, 20, de Eleazaro, quod destinavit in corde suo non admittere illicita propter vitae amorem. Sed haec praepositio prae, quae adiungitur, adiungit ordinem ad futurum ; unde cum destinare non sit nisi eius quod est, praedestinare potest esse etiam eius quod non est : et quantum ad haec duo praedestinatio sub providentia collocatur ut pars eius. Dictum est enim in praecedenti quaestione quod ad providentiam pertinet directio in finem : providentia etiam a Tullio [De inventione II, 53, 160] ponitur respectu futuri ; et a quibusdam [Moralium dogma philosophorum, I, 7] definitur, quod providentia est praesens notio futurum pertractans eventum.

Sed tamen praedestinatio quantum ad duo a providentia differt : providentia enim dicit universaliter ordinationem in finem, et ideo se extendit ad omnia quae a Deo in finem aliquem ordinantur, sive rationalia sive irrationalia, sive bona sive mala ; sed praedestinatio respicit tantum illum finem qui est possibilis rationali creaturae, utpote gloriam ; et ideo praedestinatio non est nisi hominum, et respectu horum quae pertinent ad salutem. Differt etiam alio modo. In qualibet enim ordinatione ad finem est duo considerare : scilicet ipsum ordinem, et exitum vel eventum ordinis : non enim omnia quae ad finem ordinantur, finem consequuntur. Providentia ergo, ordinem in finem respicit tantum, unde per Dei providentiam homines omnes ad beatitudinem ordinantur. Sed praedestinatio respicit etiam exitum vel eventum ordinis, unde non est nisi eorum qui gloriam consequentur. Sicut igitur se habet providentia ad impositionem ordinis, ita se habet praedestinatio ad ordinis exitum vel eventum : quod enim aliqui finem gloriae consequantur, non est principaliter ex propriis viribus, sed ex auxilio gratiae divinitus dato.

Unde, sicut de providentia supra dictum est quod consistit in actu rationis, sicut et prudentia cuius est pars, eo quod solius rationis est dirigere vel ordinare ; ita etiam et praedestinatio in actu rationis consistit dirigentis vel ordinantis in finem. Sed ad directionem in finem praeexigitur voluntas finis : nullus enim aliquid in finem ordinat quem non vult : unde etiam et perfecta prudentiae electio non potest esse nisi in eo qui habet virtutem moralem, secundum philosophum in VI Ethicorum [l. 2 (1139 a 33) et 11 (1145 a 4)] : per virtutem enim moralem affectus alicuius in fine stabilitur, ad quem prudentia ordinat. Finis autem in quem praedestinatio dirigit, non est universaliter consideratus, sed secundum comparationem eius ad illum qui finem ipsum consequitur, quem oportet esse distinctum apud dirigentem ab his qui finem illum non consequentur : et ideo praedestinatio praesupponit dilectionem, per quam Deus vult salutem alicuius, ut sicut prudens non ordinat in finem nisi inquantum est temperatus vel iustus, ita Deus non praedestinat nisi inquantum est diligens. Praeexigitur etiam et electio, per quam ille qui in finem infallibiliter dirigitur ab aliis separatur qui non hoc modo in finem ordinantur. Haec autem separatio non est propter aliquam diversitatem inventam in his qui separantur quae posset ad amorem incitare : quia cum nondum nati essent aut aliquid boni egissent aut mali, dictum est : Iacob dilexi, Esau autem odio habui ; ut dicitur Roman., cap. IX, 11-13. Et ideo praedestinatio praesupponit electionem et dilectionem ; electio vero dilectionem.

Ad praedestinationem vero duo sequuntur : scilicet consecutio finis, quod est glorificatio, et collatio auxilii ad consequendum finem, quod est appositio gratiae, quae ad vocationem pertinet ; unde et praedestinationi duo effectus assignantur, scilicet gratia et gloria.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod in actibus animae ita est quod praecedens actus includitur quodammodo virtute in sequenti : et quia praedestinatio praesupponit dilectionem, quae est actus voluntatis, ideo in ratione praedestinationis aliquid includitur ad voluntatem pertinens, et propter hoc, propositum, et alia ad voluntatem pertinentia, in definitione praedestinationis quandoque ponuntur.

 

Ad secundum dicendum, quod praedestinatio non est idem electioni, sed praesupponit eam, ut dictum est ; et ideo est quod idem sunt praedestinati et electi.

 

Ad tertium dicendum, quod cum electio sit voluntatis et directio rationis, semper directio electionem praecedit, si referantur ad idem ; sed si ad diversa, tunc non est inconveniens quod electio praecedat praedestinationem, quae directionis rationem importat : electio enim, prout hic accipitur, pertinet ad ipsum qui in finem dirigitur : prius autem est accipere illum qui dirigitur in finem, quam ipsum in finem dirigere ; et ideo electio in proposito praedestinationem praecedit.

 

Ad quartum dicendum, quod praedestinatio, quamvis ponatur in genere scientiae, tamen aliquid supra scientiam et supra praescientiam addit : scilicet directionem vel ordinationem in finem, sicut etiam prudentia supra cognitionem ; unde, sicut non omnis cognoscens quid agendum sit, est prudens, ita nec omnis praesciens est praedestinans.

 

Ad quintum dicendum, quod quamvis causalitas non sit de ratione scientiae inquantum huiusmodi, est tamen de ratione scientiae inquantum est dirigens et ordinans in finem ; quod non est voluntatis, sed rationis tantum ; sicut etiam intelligere est de ratione animalis rationalis, non inquantum est animal, sed inquantum est rationale.

 

Ad sextum dicendum, quod sicut voluntas respicit effectum praesentem et futurum, ita scientia ; unde quantum ad hoc non magis potest probari quod praedestinatio ad unum eorum pertineat quam ad alterum. Sed tamen praedestinatio, proprie loquendo, non respicit nisi futurum, quod ex praepositione designatur, quae importat ordinem ad futurum ; nec est idem dicere habere effectum in praesenti, et habere effectum praesentem, quia in praesenti esse dicitur quidquid pertinet ad statum huius vitae, sive sit praesens, sive praeteritum, sive futurum.

 

Ad septimum dicendum, quod quamvis scientia inquantum est scientia, non respiciat facienda, tamen

scientia practica facienda respicit ; et ad talem scientiam praedestinatio reducitur.

 

Ad octavum dicendum, quod praeparatio proprie importat dispositionem potentiae ad actum. Est autem duplex potentia, scilicet activa et passiva, et ideo duplex est praeparatio : una patientis, secundum quem modum materia dicitur praeparari ad formam ; alia agentis, secundum quam aliquis dicitur se praeparare ad aliquid agendum ; et talem praeparationem praedestinatio importat, quae nihil aliud in Deo ponere potest quam ipsam ordinationem alicuius in finem. Ordinationis autem principium proximum est ratio, sed remotum voluntas, ut ex dictis patet ; et ideo secundum rationem inductam, praedestinatio principalius rationi quam voluntati attribuitur.

 

Similiter autem dicendum est ad nonum.

 

Ad decimum dicendum, quod mala appropriantur praescientiae, non quia praescientia sit magis proprie de malis quam de bonis, sed quia bona habent aliquid aliud respondens in Deo quam praescientiam, mala vero non ; sicut etiam convertibile non indicans substantiam appropriat sibi nomen proprii, quod etiam aeque proprie definitioni convenit, propter hoc quod definitio aliquid dignitatis addit.

 

Ad undecimum dicendum, quod glossatio non semper significat improprietatem, sed est quandoque necessaria ad specificandum quod generaliter dicitur ; et hoc modo glossatur notitia per approbationem.

Ad duodecimum dicendum, quod praeparare vel ordinare est motivae tantum ; sed motiva non solum est voluntas, sed etiam ratio practica, ut patet in III de Anima [l. 15 (433 a 13)].

 

Ad decimumtertium dicendum, quod etiam in ratione humana ita est, quod praeparatio, secundum quod importat ordinationem vel directionem in finem, est actus proprius rationis, et non voluntatis.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod in attributo divino non solum est considerandus effectus, sed respectus eius ad effectum : quia idem est effectus scientiae et potentiae et voluntatis, sed non idem respectus ad illum effectum per illa tria nomina importatur. Respectus autem quem praedestinatio importat ad effectum suum, cum respectu scientiae, inquantum est dirigens, magis convenit quam cum respectu potentiae et voluntatis ; et ideo praedestinatio ad scientiam reducitur.

 

Alia concedimus.

 

Quamvis ad secundum posset dici, quod non omne quod est in plus, sit genus, quia potest accidentaliter praedicari.

 

Ad tertium etiam posset dici, quod quamvis dare gratiam non semper concomitetur praedestinationem, tamen velle dare semper concomitatur.

 

Ad quintum etiam posset dici, quod reprobatio directe non opponitur praedestinationi, sed electioni, quia qui eligit, alterum accipit et alterum reiicit, quod dicitur reprobare ; unde etiam reprobatio ex ratione sui nominis magis pertinet ad voluntatem : est enim reprobare quasi refutare ; nisi forte dicatur reprobare idem quod iudicare indignum quod admittatur. Sed pro tanto reprobatio ad praescientiam dicitur in Deo pertinere, quia nihil positive ex parte voluntatis est in Deo respectu mali culpae ; non enim vult culpam, sicut vult gratiam. Et tamen etiam reprobatio dicitur praeparatio quantum ad poenam, quam etiam Deus vult voluntate consequenti, sed non antecedenti.

 

 

 

 

Article 2 - LA PRESCIENCE DES MÉRITES EST-ELLE LA CAUSE ET LA RAISON DE LA PRÉDESTINATION ?

(Secundo quaeritur utrum praescientia meritorum sit causa vel ratio praedestinationis.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° À propos de Rom. 9, 15 : « je ferai miséricorde à qui je fais miséricorde », la Glose de saint Ambroise dit : « Je ferai miséricorde à celui dont je sais d’avance qu’il reviendra de tout cœur à moi après son erreur. Voilà ce qu’est donner à qui il faut donner et ne pas donner à qui il ne faut pas ; de la sorte, il appelle celui dont il sait qu’il obéit, et n’appelle pas celui dont il sait qu’il n’obéit pas. » Or obéir et revenir de tout cœur au Seigneur, cela appartient au mérite, et les choses contraires, au démérite. La prescience du mérite et du démérite est donc la raison pour laquelle Dieu se propose de faire miséricorde à quelqu’un ou d’exclure quelqu’un de la miséricorde ; et cela, c’est prédestiner ou réprouver.

 

2° La prédestination inclut en soi la volonté divine du salut de l’homme ; et l’on ne peut dire qu’elle inclue la seule volonté antécédente, car par cette volonté Dieu veut que tous soient sauvés, comme il est dit en I Tim. 2, 4, et dans ce cas, il s’ensuivrait que tous les hommes seraient prédestinés ; il reste donc qu’elle inclut la volonté conséquente. Or la volonté conséquente, comme dit saint Jean Damascène, a sa cause en nous, en tant que nous nous comportons diversement de façon à mériter le salut ou la damnation. Nos mérites connus d’avance par Dieu sont donc la cause de la prédestination.

 

 

3° On appelle prédestination principalement un propos divin de sauver l’homme. Or la cause du salut de l’homme est le mérite de l’homme ; la science aussi est la cause et la raison de la volonté, car l’appé­tible connu meut la volonté. La prescience des mérites est donc la cause de la prédestination, puisque deux des choses que contient la prescience sont la cause des deux choses contenues dans la prédestination.

 

 

4° La réprobation et la prédestination signifient l’essence divine, et connotent un effet ; or, dans l’essence divine, il n’y a aucune diversité. Toute la différence entre la prédestination et la réprobation vient donc des effets. Or les effets sont considérés de notre côté. C’est donc de notre côté que se trouve la cause de la séparation entre prédestinés et réprouvés, séparation qui se fait par la prédestination. Nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

 

5° De même que le soleil, pour ce qui dépend de lui, a le même rapport avec tous les corps qu’il peut illuminer, quoique tous ne puissent également participer sa lumière, ainsi Dieu a le même rapport avec toutes choses, quoique toutes ne soient pas également à même de participer sa bonté, selon l’opinion commune des saints et des philosophes. Or, par suite de cette relation semblable du soleil à tous les corps, ce n’est pas le soleil qui est la cause de la diversité suivant laquelle une chose est obscure et une autre lumineuse, mais ce sont les différentes dispositions des corps à recevoir sa lumière. Et donc semblablement, la cause de la diversité par laquelle certains parviennent au salut et d’autres sont damnés, ou certains sont prédestinés et d’au­tres réprouvés, n’est pas du côté de Dieu, mais du nôtre ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

6° Le bien est communicatif de lui-même. Il appartient donc au souverain bien de se communiquer lui-même souverainement, suivant la capacité de chacun. Si donc il ne se communique pas à un être, c’est parce que cet être n’est pas capable de lui. Or, si quelqu’un est capable ou incapable du salut, auquel la prédestination ordonne, c’est à cause de la qualité de ses mérites. Les mérites connus d’avance sont donc la cause de ce que certains sont prédestinés et d’autres non.

 

7° À propos de Nombr. 3, 12 : « J’ai pris les lévites, etc. », la Glose d’Origène dit : « Par une décision divine, Jacob le puîné fut tenu pour le premier-né. En effet, en vertu du propos du cœur qui n’échappait pas à Dieu, “avant même qu’ils fussent nés dans ce monde et qu’ils eussent fait le bien ou le mal” le Seigneur déclare à leur sujet : “J’ai aimé Jacob, mais j’ai haï Ésaü.” » Or cela concerne la prédestination de Jacob, selon la commune interprétation des saints. La prescience du propos que Jacob aurait dans son cœur fut donc la raison de sa prédestination ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

8° La prédestination ne peut pas être injuste, puisque toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité ; et l’on ne peut envisager dans ce cas une justice autre que distributive entre Dieu et les hommes : en effet, il ne peut être question ici de la justice commutative, puisque Dieu, qui n’a pas besoin de nos biens, ne reçoit rien de nous. Or la justice distributive ne donne des choses inégales qu’à des sujets inégaux ; et l’inégalité ne peut être considérée entre les hommes que selon la différence des mérites. Que Dieu prédestine l’un et non l’autre, vient donc de la prescience de mérites différents.

 

 

9° La prédestination présuppose l’élection, comme on l’a déjà dit. Or l’élection ne peut être raisonnable que s’il existe une raison pour que l’un soit distingué de l’autre ; et dans l’élection dont nous parlons, on ne peut assigner d’autre raison de cette distinction que la considération des mérites. Puis donc que l’élection de Dieu ne peut être irrationnelle, elle procède de la prévision des mérites, et par conséquent la prédestination aussi.

 

10° Interprétant Mal. 1, 2 : « J’ai aimé Jacob, mais j’ai haï Ésaü », saint Augustin dit que « cette volonté de Dieu » par laquelle il a élu l’un et réprouvé l’autre « ne peut être injuste : en effet, elle vient de mérites très cachés ». Or ces mérites très cachés ne peuvent être entendus dans le cas présent que comme étant dans la prescience. La prédestination vient donc de la prescience des mérites.

 

 

 

11° Le bon usage de la grâce est au dernier effet de la prédestination ce que l’abus de la grâce est à l’effet de la réprobation. Or l’abus de la grâce fut pour Judas la raison de sa réprobation ; car il est devenu réprouvé parce qu’il est mort sans la grâce. Et ce n’est pas parce que Dieu n’a pas voulu lui donner la grâce qu’il ne l’a pas eue, mais parce que lui-même n’a pas voulu la recevoir, comme disent Anselme et Denys. Le bon usage de la grâce, pour saint Pierre ou pour n’importe quel autre, est donc la cause de ce qu’il a été élu ou prédestiné.

12° L’on peut mériter pour un autre la première grâce ; et pour la même raison, il semble que l’on puisse lui mériter la continuation de la grâce jusqu’à la fin. Or la conséquence de la grâce finale est que l’on est prédestiné. La prédestination peut donc provenir des mérites.

 

13° « Est antérieur ce qui est impliqué sans réciprocité », selon le Philosophe ;

or la prescience entretient un tel rapport avec la prédestination, car Dieu connaît d’avance tout ce qu’il prédestine, mais aussi les maux, qu’il ne prédestine pas. La prescience est donc antérieure à la prédestination. Or en tout ordre, le premier est la cause du suivant. La prescience est donc la cause de la prédestination.

 

 

 

14° Le nom de prédestination vient de destinatio ou envoi. Or la connaissance précède l’envoi ou la destinatio : car on n’envoie quelqu’un que si on le connaît. La connaissance est donc antérieure à la prédestination, et ainsi, elle semble en être la cause ; et nous retrouvons la même conclusion que ci-dessus.

 

En sens contraire :

 

1) À propos de Rom. 9, 11 : « non en vertu des œuvres, mais par le choix de celui qui appelle, il fut dit », la Glose dit : « Il montre que cela – “J’ai aimé Jacob, etc.” – ne fut pas dit à cause de mérites antérieurs, ni non plus à cause de mérites futurs. » Et plus bas, à propos de « Y a-t-il de l’injustice en Dieu ? » (Rom. 9, 14) : « Que personne ne dise que Dieu a choisi l’un et réprouvé l’autre parce qu’il prévoyait leurs œuvres futures », ce qui va dans le même sens.

 

 

 

2) La grâce est l’effet de la prédestination, mais le principe du mérite. Il est donc impossible que la prescience des mérites soit la cause de la prédestination.

 

 

3) L’Apôtre dit en Tite 3, 5 : « non à cause des œuvres de justice que nous faisions, mais selon sa miséricorde, etc. » La prédestination du salut de l’homme ne provient donc pas de la prescience des mérites.

 

 

4) Si la prescience des mérites était la cause de la prédestination, nul ne serait prédestiné qui ne dût avoir des mérites. Or il est des prédestinés qui ne méritent pas, comme cela est clair dans le cas des enfants. La prescience des mérites n’est donc pas la cause de la prédestination.

 

Réponse :

 

Il y a cette différence entre la cause et l’effet, que tout ce qui est cause de la cause, doit nécessairement être cause de l’effet ; mais ce qui est cause de l’effet n’est pas nécessairement cause de la cause ; par exemple, il est clair que la cause première produit son effet au moyen de la cause seconde, et par conséquent la cause seconde cause en quelque sorte l’effet de la cause première, de laquelle elle n’est cependant pas la cause.

 

Or, dans la prédestination, il faut envisager deux choses : la prédestination éternelle elle-même, et son double effet temporel, c’est-à-dire la grâce et la gloire. L’un de ces effets, la gloire, a pour cause méritoire l’acte humain ; mais l’acte humain ne peut être cause de la grâce par mode de mérite, il peut l’être comme une certaine disposition matérielle, en tant que nous sommes préparés par des actes à recevoir la grâce. Mais il ne s’ensuit pas que nos actes, qu’ils précèdent la grâce ou la suivent, soient la cause de la prédestination elle-même. Pour trouver la cause de la prédestination, il est nécessaire de considérer ce qu’on a déjà dit, que la prédestination est une certaine direction vers la fin, œuvre de la raison mue par la volonté ; et par conséquent, une chose peut être cause de la prédestination dans la mesure où elle peut être motrice de la volonté.

 

 

 

À ce sujet, il faut savoir qu’il y a deux façons pour une chose de mouvoir la volonté : d’abord à la façon d’un dû, ensuite sans la notion de dû. Or, de deux façons quelque chose peut mouvoir la volonté à la façon d’un dû : d’abord dans l’absolu, ensuite en raison de l’hypothèse d’une autre chose. Le premier cas est celui de la fin ultime elle-même, qui est l’objet de la volonté : elle meut la volonté de telle façon que la volonté ne peut s’en détourner ; c’est pourquoi il n’est possible à nul homme de ne pas vouloir être heureux, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre. Mais c’est en raison de l’hypothèse d’une autre chose que ce sans quoi la fin ne peut être obtenue meut comme étant dû. Et si la fin peut être obtenue sans une chose, mais que cette chose contribue au bien-être de la fin même, alors cette chose ne meut pas la volonté comme étant due, mais il y a vers elle une libre inclination de la volonté. Cependant, dès lors que la volonté y est librement inclinée, elle est inclinée par devoir vers tout ce sans quoi cette chose ne peut être obtenue, en raison toutefois de l’hypo­thèse préalable de ce que l’on affirmait être voulu en premier : par exemple, le roi, dans sa libéralité, fait quelqu’un soldat ; mais, parce que ce dernier ne peut être soldat sans avoir un cheval, il devient dû et nécessaire, en supposant la libéralité susdite, que le roi lui donne un cheval. Or la fin de la volonté divine est sa bonté même, qui ne dépend d’aucune autre chose ; elle n’a donc besoin de rien d’autre pour être possédée par Dieu ; voilà pourquoi sa volonté est inclinée à faire en premier quelque chose non pas comme un dû, mais seulement de façon libérale, en tant que sa bonté est manifestée dans son œuvre. Mais dès que l’on suppose que Dieu veut faire quelque chose, alors il s’ensuit comme un certain dû, en raison de l’hypo­thèse de sa libéralité, qu’il fasse ce sans quoi cette réalité voulue ne peut exister ; par exemple, s’il veut faire un homme, qu’il lui donne la raison.

Or, partout où se rencontre une chose sans laquelle une autre, voulue de Dieu, pourrait exister, la première ne vient pas de lui selon une quelconque notion de dû, mais par pure libéralité. Or la perfection de la grâce et celle de la gloire sont des biens tels que, sans eux, la nature peut exister, car ils passent les limites de la puissance naturelle ; donc, que Dieu veuille donner à quelqu’un la grâce et la gloire, cela vient d’une pure libéralité. Or, dans le cas des choses qui ne procèdent que de la libéralité, la cause du vouloir est la surabondante affection que celui qui veut a pour la fin, et en cela on reconnaît la perfection de sa bonté. Aussi la cause de la prédestination n’est-elle rien d’autre que la bonté de Dieu.

 

Et l’on peut aussi résoudre de la façon susdite une certaine controverse qui avait lieu entre certains, les uns prétendant que tout procédait de Dieu par simple volonté, d’autres affirmant que tout procédait de Dieu comme étant dû. Or ces deux opinions sont fausses : car la première détruit l’ordre nécessaire qui existe entre les effets divins, et la seconde soutient que tout procède de Dieu par nécessité de nature. Il faut choisir une voie moyenne consistant à dire que les choses qui sont voulues par Dieu en premier viennent de lui par simple volonté, alors que celles qui sont requises pour cela procèdent comme étant dues, moyennant toutefois une hypothèse : que le dû ne fasse pas Dieu débiteur envers les choses, mais envers sa volonté, pour l’accomplissement de laquelle est dû ce que l’on dit procéder de Dieu comme étant dû.

 

 

 

Réponse aux objections :

 

1° L’usage normal de la grâce est une certaine chose à laquelle la divine providence ordonne la grâce conférée ; par conséquent, il est impossible que le droit usage de la grâce connu d’avance soit lui-même cause motrice du don de la grâce. Ce que saint Ambroise dit : « Je donnerai la grâce à celui dont je sais qu’il reviendra de tout cœur à moi », doit donc être entendu non pas comme si le retour parfait du cœur inclinait la volonté à donner la grâce, mais en ce sens qu’il ordonne la grâce donnée à ce que, par la grâce reçue, l’on se tourne parfaitement vers Dieu.

 

 

2° La prédestination inclut la volonté conséquente, qui regarde d’une certaine façon ce qui est de notre côté, non certes comme quelque chose qui inclinerait la volonté divine à vouloir, mais comme ce à la production de quoi la volonté divine ordonne la grâce ; ou même comme ce qui dispose d’une certaine façon à la grâce, et mérite la gloire.

 

 

3° La science est motrice de la volonté, mais pas n’importe quelle science : la science de la fin, qui est l’objet moteur de la volonté ; voilà pourquoi l’amour de Dieu pour sa bonté procède de la connaissance de sa bonté ; et de là vient sa volonté de la répandre sur d’autres ; mais il n’en résulte pas que la science des mérites soit la cause de la volonté, telle qu’elle est incluse dans la prédestination.

 

 

 

4° Bien que l’on distingue les différentes notions des attributs divins par leurs divers effets, il n’en résulte cependant pas que les effets soient les causes des attributs divins : car, si l’on distingue les notions des attributs par les choses qui sont en nous, ce n’est pas comme par des causes, mais plutôt comme par certains signes des causes ; voilà pourquoi il n’en résulte pas que les choses qui sont de notre côté soient la cause de ce que l’un soit réprouvé et l’autre prédestiné.

 

 

 

5° Nous pouvons considérer de deux façons la relation de Dieu aux réalités. D’abord quant à la première disposition des réalités, qui dépend de la sagesse divine établissant les divers degrés dans les réalités ; et dans ce cas, Dieu n’est pas dans le même rapport à toutes choses. Ensuite en tant qu’il pourvoit les réalités déjà disposées ; et dans ce cas, il est dans le même rapport avec toutes choses, en tant qu’il donne également à toutes selon leur mesure. Or c’est à la première disposition des réalités qu’appar­tiennent toutes les choses que l’on a dites procéder de Dieu suivant la simple volonté, et parmi lesquelles on compte aussi la préparation de la grâce.

 

 

 

6° Il appartient à la divine bonté, en tant qu’elle est infinie, de distribuer à chaque chose, autant qu’elle en est capable, les perfections que chacune requiert selon sa nature ; mais cela ne concerne pas nécessairement les perfections surajoutées, parmi lesquelles figurent la gloire et la grâce ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

 

7° Le propos du cœur de Jacob connu d’avance par Dieu ne fut pas la cause de ce qu’il voulut lui donner la grâce, mais fut un certain bien auquel Dieu ordonna la grâce qui devait lui être donnée. Et s’il est dit qu’en vertu du propos du cœur, qui ne lui échappait pas, il l’a aimé, c’est parce qu’il l’a aimé pour qu’il ait un tel propos dans son cœur, ou bien parce qu’il prévit que le propos de son cœur serait une disposition à recevoir la grâce.

 

 

8° Dans le cas de choses qui doivent être distribuées entre plusieurs selon ce qui est dû à chacun, il serait contre l’idée de justice distributive que des choses inégales soient données à des égaux ; mais dans le cas de choses qui sont données par libéralité, cela ne contredit en rien la justice ; car je peux donner à l’un et ne pas donner à l’autre, au gré de ma volonté. Or telle est la grâce ; et voilà pourquoi il ne va pas contre l’idée de justice distributive que Dieu se propose de donner la grâce à l’un et non à l’autre, sans considération d’aucune inégalité de mérites.

 

 

9° L’élection par laquelle Dieu réprouve l’un et choisit l’autre est raisonnable ; cependant il n’est pas nécessaire que la raison de l’élection soit le mérite ; mais la raison de l’élection est la divine bonté. Quant à la raison de la réprobation, elle est pour les hommes le péché originel, comme dit saint Augustin, ou bien il y avait en eux le fait même de ne pas avoir de titre à ce que la grâce leur fût conférée. Car je peux raisonnablement vouloir refuser à quelqu’un une chose qui ne lui est pas due.

 

 

10° Le Maître, au livre I, dist. 41, dit que cette position a été rétractée par saint Augustin à propos d’une citation semblable. Ou, si l’on doit la maintenir, il faut la rapporter à l’effet de la réprobation et de la prédestination, qui a une cause soit méritoire soit dispositive.

 

 

11° La prescience de l’abus de la grâce ne fut pas pour Judas la cause de sa réprobation, si ce n’est peut-être du côté de l’effet, quoique Dieu ne refuse pas la grâce à celui qui veut la recevoir ; mais le fait même de vouloir recevoir la grâce nous vient de la prédestination divine ; ce ne peut donc être la cause de la prédestination.

 

 

12° Bien que le mérite puisse être la cause de l’effet de la prédestination, il ne peut cependant pas être la cause de la prédestination.

 

 

13° Bien que ce qui est impliqué sans réciprocité soit antérieur d’une certaine façon, il ne s’ensuit cependant pas qu’il soit toujours antérieur à la façon dont la cause se dit antérieurement, car dans ce cas le coloré serait cause de l’homme ; et pour cette raison, il ne s’ensuit pas que la prescience soit cause de la prédestination.

 

 

14° On voit dès lors clairement la solution du dernier argument.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia Rom., IX 15, super illud, miserebor cui misereor etc., dicit Glossa Ambrosii [Ps.-Ambros., PL 17, 143] : misericordiam illi dabo, quem praescio post errorem toto corde reversurum ad me. Hoc est dare illi cui dandum est et non dare illi cui dandum non est ; ut eum vocet quem sciat obedire, illum vero non quem sciat non obedire. Sed obedire et toto corde ad Dominum reverti ad meritum pertinet ; contraria vero ad demeritum. Ergo praescientia meriti vel demeriti est causa quare Deus proponat alicui misericordiam facere vel aliquem a misericordia excludere ; quod est praedestinare vel reprobare.

 

Praeterea, praedestinatio includit in se voluntatem divinam salutis humanae ; nec potest dici quod includat solam voluntatem antecedentem, quia hac voluntate Deus vult omnes salvos fieri, ut dicitur I Tim. II, 4, et sic sequeretur quod omnes homines essent praedestinati, relinquitur igi­tur quod includat voluntatem conse­quentem. Sed voluntas consequens, ut dicit Damascenus [De fide II, 29], est ex nostra causa, scilicet inquan­tum nos diversimode nos habemus ad merendam salutem vel damna­tionem. Ergo merita nostra praescita a Deo, sunt causa praedestinationis.

 

Praeterea, praedestinatio principaliter dicitur propositum divinum de salute humana. Sed salutis humanae causa est humanum meritum ; scientia etiam causa et ratio est voluntatis, quia appetibile scitum voluntatem movet. Ergo praescientia meritorum causa est praedestinationis, cum duo eorum quae praescientia continet, sint causa illorum duorum quae in praedestinatione continentur.

 

Praeterea, reprobatio et praedestinatio significant divinam essentiam, et connotant effectum ; in essentia autem divina non est aliqua diversitas. Ergo tota diversitas praedestina-tionis et reprobationis ex effectibus

procedit. Effectus autem sunt considerati ex parte nostra. Ergo ex parte nostra causa est quod praedestinati a reprobis segregantur, quod per praedestinationem fit. Ergo idem quod prius.

 

Praeterea, sicut sol uniformiter se habet quantum est de se, ad omnia corpora illuminabilia, quamvis non omnia possint eius lumen aequaliter participare ; ita Deus se habet aequaliter ad omnia quamvis non omnia aequaliter se habeant ad participandum bonitatem ipsius, ut a sanctis et philosophis communiter dicitur. Sed propter similem habitudinem solis ad omnia corpora, sol non est causa huius diversitatis, quare aliquid sit tenebrosum et aliquid luminosum, sed diversa dispositio corporum ad recipiendum lumen ipsius. Ergo et similiter causa huius diversitatis, quod quidam perveniunt ad salutem, quidam autem damnantur, aut quod quidam praedestinantur et quidam reprobantur, non est ex parte Dei, sed nostra ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, bonum est communicativum sui ipsius. Ergo summi boni est summe communicare se ipsum, secundum quod unumquodque est capax. Si ergo alicui non se communicat, hoc est quia illud non est capax eius. Sed aliquis est capax vel non capax salutis, ad quam praedestinatio ordinat, propter qualitatem meritorum. Ergo merita praescita sunt causa quare aliqui praedestinantur, et aliqui non.

 

Praeterea, Numer., III, 12 : ego tuli Levitas, etc. dicit Glossa Origenis [PG 12, 594 D] : Iacob, natu posterior, primogenitus iudicatus est ; ex proposito enim cordis, quod Deo patuit priusquam in hoc mundo nascerentur, aut aliquid agerent boni vel mali, dictum est : Iacob dilexi, Esau autem odio habui. Sed hoc pertinet ad praedestinationem Iacob, ut sancti communiter exponunt. Ergo praecognitio propositi quod habiturus erat Iacob in corde, fuit ratio praedestinationis eius ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, praedestinatio non potest esse iniusta, cum universae viae Domini sint misericordia et veritas ; nec potest ibi alia iustitia attendi in­ter Deum et homines quam distributiva ; non enim cadit ibi commutativa iustitia, cum Deus, qui bonorum nostrorum non eget, nihil a nobis recipiat. Iustitia autem distributiva, inaequalia nonnisi inaequalibus dat ; inaequalitas autem non potest attendi inter homines nisi secundum diversitatem meritorum. Ergo, quod Deus aliquem praedestinat et alium non, ex praescientia meritorum diversorum procedit.

 

Praeterea, praedestinatio praesupponit electionem, ut supra dictum est. Sed electio non potest esse rationabilis, nisi sit aliqua ratio propter quam unus ab altero discernatur : nec in electione de qua loquimur, potest alia ratio discretionis assignari nisi ex meritis. Ergo, cum electio Dei irrationabilis esse non possit, ex praevisione meritorum procedit, et per consequens etiam praedestinatio.

 

Praeterea, Augustinus [De div. quaest. 83, qu. 68] exponens illud Malach., I, 2 : Iacob dilexi, Esau autem odio habui, dicit, quod voluntas ista Dei qua unum elegit, et alium reprobavit, non potest esse iniusta ; venit enim ex occultissimis meritis. Sed haec occultissima merita non possunt accipi in proposito, nisi secundum quod sunt in praescientia. Ergo praedestinatio de praescientia meritorum venit.

 

Praeterea, sicut se habet abusus gratiae ad effectum reprobationis, ita bonus usus gratiae ad ultimum praedestinationis effectum. Sed abusus gratiae in Iuda fuit ratio reprobationis eius ; secundum hoc enim reprobus effectus est quod sine gratia decessit. Quod autem tunc gratiam non habuit, non fuit causa quia Deus ei dare noluerit, sed quia ipse accipere noluit, ut Anselmus [De casu diaboli, cap. 4] dicit, et Dionysius [De div. nom., cap. 4, § 23]. Ergo et bonus gratiae usus in Petro vel alio quolibet, est causa quare ipse est electus vel praedestinatus.

 

Praeterea, unus potest alteri mereri primam gratiam ; et eadem ratione videtur quod possit ei mereri gratiae continuationem usque in finem. Sed ad gratiam finalem sequitur esse praedestinatum. Ergo praedestinatio potest ex meritis provenire.

 

Praeterea, prius est a quo non convertitur consequentia, secundum philosophum [Praedic., cap. 12 (14 a 34)] ; sed hoc modo se habet praescientia ad praedestinationem, quia omnia Deus praescit quae praedestinat ; mala autem praescit, quae non praedestinat. Ergo praescientia est prius quam praedestinatio. Sed prius in quolibet ordine est causa posterioris. Ergo praescientia est causa praedestinationis.

 

Praeterea, nomen praedestinationis a destinatione vel missione imponitur. Sed missionem vel destinationem cognitio praecedit : nullus enim mittit nisi quem cognoscit. Ergo et cognitio est prior praedestinatione ; et ita videtur esse causa ipsius ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Rom. IX, 12, in Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1458 A] super illud : non ex operibus, sed ex vocante dictum est, quae sic dicit : sicut non pro meritis praecedentibus illud fuisse dictum ostendit, scilicet Iacob dilexi, etc., ita nec pro meritis futuris. Et infra [PL 191, 1459 B], super illud : numquid iniquitas est apud Deum ? Nemo dicat Deum, quia futura opera praevidebat, alterum elegisse, alterum reprobasse, et sic ut prius.

 

Praeterea, gratia est effectus praedestinationis, est autem principium meriti. Ergo non potest esse quod praescientia meritorum sit praedestinationis causa.

 

Praeterea, ad Tit., III, 5, dicit apostolus : non ex operibus iustitiae quae fecimus nos. Sed secundum suam misericordiam et cetera. Ergo praedestinatio salutis humanae non provenit ex praescientia meritorum.

 

Praeterea, si praescientia meritorum esset praedestinationis causa, nullus esset praedestinatus qui non esset merita habiturus. Sed aliqui sunt huiusmodi, sicut patet de pueris. Ergo praescientia meritorum non est praedestinationis causa.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod hoc distat inter causam et effectum, quod quidquid est causa causae, oportet esse causam effectus ; non autem quod est causa effectus, oportet quod sit causa causae ; sicut patet quod causa prima per causam secundam producit effectum suum, et sic causa secunda causat aliquo modo effectum causae primae ; cuius tamen causae causa non est.

 

In praedestinatione autem est duo accipere ; scilicet ipsam praedestinationem aeternam, et effectum eius temporalem duplicem, scilicet gratiam et gloriam : quorum alter habet causam meritoriam actum humanum, scilicet gloria ; sed gratiae causa non potest esse humanus actus per modum meriti, sed sicut dispositio materialis quaedam, inquantum per actus praeparamur ad gratiae susceptionem. Sed ex hoc non sequitur quod actus nostri, sive gratiam praecedant, sive sequantur, sint ipsius praedestinationis causa. Ad inveniendum autem causam praedestinationis oportet accipere quod prius dictum est, scilicet quod praedestinatio est quaedam directio in finem, quam facit ratio a voluntate mota ; unde secundum hoc potest aliquid esse praedestinationis causa, prout potest esse voluntatis motivum.

Circa quod sciendum est, quod aliquid movet voluntatem dupliciter : uno modo per modum debiti, alio modo sine debiti ratione. Per modum autem debiti movet aliquid dupliciter voluntatem : uno modo absolute, et alio modo ex suppositione alterius. Absolute quidem ipse finis ultimus, qui est voluntatis obiectum : et hoc modo voluntatem movet, ut ab ipso divertere non possit ; unde nullus homo potest non velle esse beatus, ut Augustinus dicit in libro de libero Arbit. [I, 14]. Sed ex suppositione alterius movet secundum debitum illud sine quo finis haberi non potest. Illud autem sine quo finis haberi potest, sed facit ad bene esse finis ipsius, non movet voluntatem secundum debitum, sed est libera inclinatio voluntatis in ipsum. Sed tamen ex quo voluntas libere inclinata est iam in ipsum, inclinatur in omnia sine quibus hoc haberi non potest, per modum debiti, ex praesuppositione tamen illius quod primo volitum ponebatur : sicut rex ex sua liberalitate facit aliquem militem ; sed quia non potest esse miles nisi habeat equum, efficitur debitum et necessarium ex suppositione liberalitatis praedictae quod ei det equum. Finis autem divinae voluntatis est ipsa eius bonitas, quae non dependet ab aliquo alio ; unde ad hoc quod habeatur a Deo, nullo alio indiget ; et ideo voluntas eius non inclinatur ad aliquid primo faciendum per modum alicuius debiti, sed liberaliter tantum, in quantum sua bonitas in eius opere manifestatur. Sed ex quo supponitur quod Deus aliquid facere velit ; per modum cuiusdam debiti ex suppositione liberalitatis ipsius sequitur quod faciat ea sine quibus res illa volita esse non potest ; sicut si facere vult hominem, quod det ei rationem.

Ubicumque autem occurrerit aliquid sine quo aliud a Deo volitum esse possit, hoc non procedit ab eo secundum rationem alicuius debiti, sed secundum meram liberalitatem. Perfectio autem gratiae et gloriae sunt huiusmodi bona quod sine eis natura esse potest, excedunt enim naturalis virtutis limites ; unde quod Deus velit alicui dare gratiam et gloriam, hoc ex mera liberalitate procedit. In his autem quae ex liberalitate tantum procedunt causa volendi est ipsa superabundans affectio volentis ad finem, in quo attenditur perfectio bonitatis ipsius. Unde causa praedestinationis nihil est aliud quam bonitas Dei.

Et modo etiam praedicto potest solvi quaedam controversia quae inter quosdam versabatur : quibusdam dicentibus omnia a Deo secundum simplicem voluntatem procedere, quibusdam vero asserentibus omnia procedere a Deo secundum debitum. Quarum opinionum utraque falsa est : prima enim tollit necessarium ordinem qui est inter effectus divinos ad invicem ; secunda autem ponit omnia a Deo procedere secundum necessitatem naturae. Media autem via est eligenda ; ut ponatur ea quae sunt a Deo primo volita, procedere ab ipso secundum simplicem voluntatem ; ea vero quae ad hoc requiruntur, procedere secundum debitum, ex suppositione tamen : quod debitum non ostendit Deum esse rebus debitorem, sed suae voluntati, ad cuius expletionem debetur id quod dicitur a Deo secundum debitum procedere.

 

Ad primum igitur dicendum, quod debitus gratiae usus est quiddam ad quod divina providentia gratiam collatam ordinat : unde non potest esse quod ipse rectus gratiae usus praescitus sit causa movens ad gratiam dandum. Quod ergo Ambrosius dicit : dabo illi gratiam quem scio, ad me toto corde reversurum, non est intelligendum quasi perfecta cordis reversio sit inclinans voluntatem ad dandum gratiam, sed quia gratiam datam ad hoc ordinat ut aliquis ex accepta gratia, perfecte convertatur in Deum.

 

Ad secundum dicendum, quod praedestinatio includit voluntatem consequentem, quae respicit aliquo modo id quod est ex parte nostra, non quidem sicut inclinans divinam voluntatem ad volendum, sed sicut id ad cuius productionem divina voluntas gratiam ordinat ; vel etiam sicut id quod ad gratiam quodammodo disponit, et gloriam meretur.

 

Ad tertium dicendum, quod scientia est movens voluntatem ; non autem quaelibet scientia, sed scientia finis, quod est obiectum movens voluntatem ; et ideo ex cognitione suae bonitatis procedit quod Deus suam bonitatem amet ; et ex hoc procedit quod eam in alios diffundere velit ; non autem propter hoc sequitur quod meritorum scientia sit causa voluntatis, secundum quod in praedestinatione includitur.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis secundum diversitatem effectuum sumatur diversa ratio attributorum divinorum, non tamen propter hoc sequitur quod effectus sint attributorum divinorum causae : non enim hoc modo accipiuntur rationes

attributorum secundum ea quae in nobis sunt, sicut secundum causas, sed magis sicut secundum signa quaedam causarum ; et ideo non sequitur quod ea quae ex parte nostra sunt, sint causa quare unus reprobetur et alius praedestinetur.

 

Ad quintum dicendum, quod habitudinem Dei ad res possumus dupliciter considerare. Uno modo quantum ad primam rerum dispositionem, quae est secundum divinam sapientiam diversos gradus in rebus consti­tuentem ; et sic non eodem modo se habet Deus ad omnia. Alio modo secundum quod iam rebus dispositis providet ; et sic similiter se habet ad omnia, in quantum omnibus aequaliter dat secundum suam proportionem. Ad primam autem rerum dispositionem pertinet totum hoc quod dictum est a Deo procedere secundum simplicem voluntatem, inter quae etiam praeparatio gratiae computatur.

 

Ad sextum dicendum, quod ad bonitatem divinam pertinet, in quantum est infinita, ut de perfectionibus quas unaquaeque res secundum suam naturam requirit, unicuique largiatur, secundum quod eius est capax ; non autem requiritur hoc de perfectionibus superadditis, inter quas est gloria et gratia ; et ideo ratio non sequitur.

 

Ad septimum dicendum, quod propositum cordis Iacob praescitum a Deo, non fuit causa quare ei dare gratiam voluit, sed fuit quoddam bonum ad quod Deus gratiam ei dandam ordinavit. Et ideo dicitur, quod ex proposito cordis, quod ei patuit, eum dilexit, quia scilicet ad hoc eum dilexit ut tale propositum cordis haberet, vel quia praevidit quod propositum cordis eius fuit ad gratiae susceptionem dispositio.

 

Ad octavum dicendum, quod in illis quae sunt secundum rationem debiti inter aliquos distribuenda, esset contra rationem iustitiae distributivae, si aequalibus inaequalia darentur ; sed in his quae ex liberalitate donantur, in nullo iustitiae contradicit ; possum enim uni dare, et alteri non dare, pro meae libitu voluntatis. Huiusmodi autem est gratia ; et ideo non est contra rationem iustitiae distributivae, si Deus proponat se daturum gratiam alicui, et non alteri, nulla inaequalitate meritorum considerata.

 

Ad nonum dicendum, quod electio Dei qua unum reprobat et alterum eligit, rationabilis est ; non tamen oportet quod ratio electionis sit meritum ; sed ratio electionis est divina bonitas. Ratio autem reprobationis est in hominibus peccatum originale, ut Augustinus [De corrept. et grat., cap. 13] dicit, vel infuit hoc ipsum quod est non habere debitum ad hoc quod eis gratia conferretur. Rationabiliter enim possum velle denegare aliquid alicui quod sibi non debetur.

 

Ad decimum dicendum, quod Magister distinct. 41, l. I [cap. 2] dicit illam auctoritatem esse retractatam ab August. in suo simili [Retract. I, 23 super Expos. quar. prop., LX]. Vel si debeat sustineri, referendum est ad effectum reprobationis et praedes­tinationis, qui habet aliquam causam vel meritoriam vel dispositivam.

Ad undecimum dicendum, quod praescientia abusus gratiae, non fuit causa reprobationis in Iuda, nisi forte ex parte effectus, quamvis Deus nulli volenti accipere gratiam eam deneget ; sed hoc ipsum quod est velle accipere gratiam, est nobis ex praedestinatione divina ; unde non potest esse praedestinationis causa.

 

Ad duodecimum dicendum, quod quamvis meritum possit esse causa effectus praedestinationis, non tamen potest esse praedestinationis causa.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod licet illud a quo non convertitur consequentia, sit aliquo modo prius, non tamen sequitur quod semper sit eo modo prius quo causa prius dicitur, sic enim coloratum esset causa hominis ; et propter hoc non sequitur quod praescientia sit causa praedestinationis.

 

Et per hoc patet solutio ad ultimum.

 

 

 

 

 

 

 

Article 3 - LA PRÉDESTINATION EST-ELLE CERTAINE ?

(Tertio quaeritur de certitudine praedestinationis.)

 

 

Il semble que non.

 

 

1° Une cause dont l’effet peut varier n’est jamais certaine au regard de son effet. Or l’effet de la prédestination peut varier, car celui qui est prédestiné peut ne pas obtenir l’effet de la prédestination ; cela ressort clairement de ce que dit saint Augustin, qui interprète ce passage de l’Apocalypse : « tiens ferme ce que tu as, afin que per­sonne ne ravisse, etc. » (Apoc. 3, 11) par ces paroles : « Si un autre ne doit recevoir que si celui-ci a perdu, alors le nombre des élus est certain. » Par là, il semble que l’un pourrait perdre et un autre recevoir la couronne, qui est l’effet de la prédestination.

 

 

 

2° De même que les réalités naturelles sont soumises à la divine providence, ainsi en est-il des réalités humaines. Or seuls émanent de leurs causes avec certitude suivant l’ordre de la divine providence les effets naturels que leurs causes produisent nécessairement. Puis donc que l’effet de la prédestination, qui est le salut de l’homme, ne vient pas des causes prochaines de façon nécessaire mais contingente, il semble que l’ordre de la prédestination ne soit pas certain.

 

3° Si une cause a une relation certaine à un effet, cet effet adviendra nécessairement, sauf si quelque chose peut résister à la puissance de la cause agente ; ainsi, les dispositions qui se rencontrent dans les corps inférieurs résistent parfois à l’action des corps célestes, de sorte qu’ils ne produisent pas leurs propres effets, qu’ils produiraient de façon nécessaire s’il n’y avait pas quelque chose qui résiste. Or rien ne peut résister à la prédestination divine : « Car qui peut s’opposer à sa volonté ? » comme il est dit en Rom. 9, 19. Si donc elle a une relation certaine à son effet, son effet sera produit de façon nécessaire.

 

 

4° [Le répondant] disait que la certitude de la prédestination relativement à son effet s’accompagne de la présupposition de la cause seconde. En sens contraire : toute certitude qui s’accompagne de la supposition d’autre chose, n’est pas une certitude absolue, mais conditionnelle ; ainsi il n’est pas certain que le soleil cause un fruit dans la plante, si ce n’est avec la condition suivante : « si la puissance générative dans la plante est bien disposée », puisque la certitude du soleil relativement à l’effet susdit présuppose la puissance de la plante comme une cause seconde. Si donc la certitude de la prédestination divine s’accom­pagne de la présupposition d’une cause seconde, la certitude ne sera pas absolue, mais seulement conditionnelle ; ainsi, il y a en moi la certitude que Socrate se meut s’il court, et que celui-ci sera sauvé s’il se prépare ; et de la sorte, il n’y aura dans la prédestination divine pas d’autre certitude sur ceux qui doivent être sauvés que celle qui est en moi ; ce qui est absurde.

 

5° Il est dit en Job 34, 24 : « Il en exterminera une multitude innombrable, et il en établira d’autres en leur place. » Ce que saint Grégoire interprète en disant : « Cer­tains étant tombés, d’autres recevront en partage le lieu de la vie. » Or le lieu de la vie est celui auquel la prédestination ordonne. Un prédestiné peut donc manquer l’effet de la prédestination ; et ainsi, la prédestination n’est pas certaine.

 

6° Selon Anselme, la vérité de la prédestination est la même que celle de la proposition au futur. Or la proposition au futur n’a pas de vérité certaine et déterminée, mais peut varier, comme cela est clairement montré par le Philosophe au livre du Péri Hermêneias, et au deuxième livre sur la Génération, où il dit : « Tel doit marcher, qui ne marchera pas. » La vérité de la prédestination n’est donc pas non plus certaine.

7° Parfois, un prédestiné est dans le péché mortel, comme cela est clair dans le cas de saint Paul, lorsqu’il persécutait l’Église. Or il peut persévérer dans le péché mortel jusqu’à la mort, ou bien être tué immédiatement ; et dans les deux cas, la prédestination ne sera pas suivie de son effet. Il est donc possible que la prédestination ne soit pas suivie de son effet.

 

 

8° [Le répondant] disait que lorsque l’on dit que le prédestiné peut mourir dans le péché mortel, si l’on prend le sujet tel qu’il se tient sous la forme de la prédestination, alors l’assertion est composée et fausse ; mais si on le considère sans une telle forme, alors elle est divisée et vraie. En sens contraire : dans le cas des formes qui ne peuvent être ôtées du sujet, il est indifférent qu’une chose soit attribuée au sujet considéré sous la forme ou sans elle ; des deux façons, en effet, l’assertion suivante : « le corbeau noir peut être blanc » est fausse. Or la prédestination est une telle forme, qui ne peut être ôtée du prédestiné. La distinction susdite n’est donc pas pertinente dans ce cas.

 

 

9° Si l’éternel est uni au temporel et au contingent, le tout sera temporel et contingent : comme cela est clair dans le cas de la création, qui est temporelle, quoiqu’elle renferme dans sa notion l’essence éternelle de Dieu et l’effet temporel ; et semblablement la mission, qui implique la procession éternelle et un effet temporel. Or la prédestination, bien qu’elle implique quelque chose d’éternel, implique cependant aussi avec cela un effet temporel. Le tout qu’est

la prédestination est donc temporel et

contingent, et par conséquent, ne semble pas être certain.

 

 

10° Ce qui peut exister et ne pas exister n’est aucunement certain. Or la prédestination divine du salut de quelqu’un peut exister et ne pas exister ; car, de même que Dieu a pu de toute éternité prédestiner et ne pas prédestiner, de même il peut maintenant avoir prédestiné et ne pas avoir prédestiné, puisque le présent, le passé et le futur ne diffèrent pas dans l’éternité. La prédestination n’est donc pas certaine.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Rom. 8, 29 : « Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés, etc. » La Glose : « La prédestination est la prescience et la préparation des bienfaits de Dieu, par quoi tous ceux qui sont délivrés le sont très certainement. »

 

 

2) Ce dont la vérité est immuable doit nécessairement être certain. Or la vérité de la prédestination est immuable, comme dit saint Augustin au livre sur la Prédestination des saints. La prédestination est donc certaine.

 

 

3) À tout homme à qui convient la prédestination, elle convient de toute éternité. Or ce qui est de toute éternité est invariable. La prédestination est donc invariable, et par conséquent certaine.

 

4) La prédestination inclut la prescience, comme cela est clair dans la glose citée ; or la prescience est certaine, comme le prouve Boèce au cinquième livre sur la Consolation. Donc la prédestination aussi.

 

Réponse :

 

Il y a deux certitudes : celle de la connaissance et celle de la relation [à l’effet]. Il

y a certitude de connaissance quand la connaissance ne s’écarte aucunement de ce qui se rencontre dans la réalité, mais qu’elle estime la réalité comme elle est ; et parce qu’une estimation certaine sur la réalité s’obtient surtout par la cause de la réalité, le nom de certitude a été amené à désigner la relation de la cause à l’effet, en sorte que la relation de la cause à l’effet est dite certaine lorsque la cause produit infailliblement l’effet. Donc, parce que la prescience de Dieu n’implique pas en général le rapport de cause à l’égard de tous ses objets, on ne considère en elle que la certitude de connaissance ; mais parce que la prédestination inclut la prescience, et ajoute à ses objets un rapport de cause en tant qu’elle est une certaine direction ou préparation, pour cette raison l’on peut considérer en elle, outre la certitude de connaissance, la certitude de relation [à l’effet] ; et pour le moment, nous ne cherchons que ce qui concerne cette certitude de prédestination : car ce qui concerne la certitude de connaissance que l’on trouve en elle peut être clairement manifesté à partir de ce qu’on a dit dans la question sur la science de Dieu.

 

Or il faut savoir que, la prédestination étant une certaine partie de la providence, de même qu’elle ajoute à la providence quant à sa raison formelle, de même sa certitude ajoute à la certitude de la providence. En effet, l’ordre de la providence est trouvé certain de deux façons. D’abord dans le particulier, c’est-à-dire lorsque les réalités qui sont ordonnées vers une fin par la divine providence parviennent sans faute à cette fin particulière ; comme cela est clair dans le cas des mouvements célestes et de tout ce qui est opéré nécessairement dans la nature. Ensuite en général et non dans le particulier, comme nous le constatons dans les réalités sujettes à la génération et à la corruption, et dont les puissances manquent parfois leurs effets propres, auxquels elles sont ordonnées comme à des fins propres : ainsi, la puissance formatrice manque parfois le parfait achèvement des membres ; mais cependant, le défaut est lui-même divinement ordonné à une fin, comme il ressort de ce qui a été dit lorsqu’on a traité de la providence ; et de la sorte, rien ne peut manquer la fin générale de la providence, quoiqu’il arrive qu’une chose manque une fin particulière. Mais l’ordre de la prédestination est certain non seulement par rapport à la fin universelle, mais aussi par rapport à la fin particulière et déterminée, car celui qui a été ordonné au salut par la prédestination ne manque jamais d’obtenir le salut. Et pourtant, ce n’est pas de la même façon que l’ordre de la prédestination est certain par rapport à la fin particulière et que l’ordre de la providence était certain : car dans la providence, l’ordre n’était pas certain au regard de la fin particulière, si ce n’est lorsque la cause prochaine produisait nécessairement son effet ; au lieu que, dans la prédestination, la certitude se rencontre au regard de la fin singulière, et cependant la cause prochaine, qui est le libre arbitre, ne produit cet effet que de façon contingente. Aussi semble-t-il difficile d’accorder l’infaillibilité de la prédestination avec la liberté de l’arbitre. Car on ne peut pas dire que la prédestination n’ajoute rien d’autre à la certitude de la providence que la certitude de la prescience ; de la sorte, on dirait que Dieu ordonne le prédestiné au salut, comme n’im­porte quel autre, mais avec cela, il sait du prédestiné qu’il ne manquera pas le salut. Dans ce cas, en effet, on ne dirait pas que le prédestiné diffère du non-prédestiné du côté de l’ordre, mais seulement du côté de la prescience du résultat ; et ainsi, la prescience serait la cause de la prédestination, et la prédestination ne serait pas due à l’élection de celui qui prédestine ; ce qui va contre l’autorité de l’Écriture et les paroles des saints.

 

 

Donc, la certitude de la prescience mise à part, l’ordre même de la prédestination est lui aussi infailliblement certain ; et cependant, la cause prochaine du salut, le libre arbitre, ne lui est pas ordonnée nécessairement, mais de façon contingente. Et voici comment l’on peut envisager cela. Nous trouvons en effet qu’un ordre infaillible existe par rapport à quelque chose de deux façons. D’abord lorsqu’une cause unique et singulière amène nécessairement son effet par l’ordre de la divine providence ; ensuite lorsque, par le concours de nombreuses causes contingentes et faillibles, l’on parvient à un effet unique ; et Dieu ordonne chacune d’elles à l’obtention de l’effet à la place de celle qui a défailli, ou afin qu’une autre ne défaille pas ; ainsi constatons-nous que tous les singuliers d’une espèce sont corruptibles, et cependant la perpétuité de l’espèce peut être conservée en eux suivant la nature, par la succession de l’un à l’autre, la divine providence gouvernant de telle sorte que tous ne défaillent pas lorsque l’un défaille : et il en est ainsi dans la prédestination. En effet, le libre arbitre peut manquer le salut ; cependant, en celui que Dieu prédestine, Dieu prépare tant d’autres secours que, ou bien il ne tombe pas, ou bien, s’il tombe, il se relève : tels les exhortations, les suffrages des prières, le don de la grâce et toutes les choses de ce genre, par lesquelles Dieu assiste l’homme pour le salut. Si donc nous considérons le salut par rapport à la cause prochaine qu’est le libre arbitre, il n’est pas certain, mais contingent ; mais par rapport à la cause première qu’est la prédestination, il est certain.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° Cette parole de l’Apocalypse peut s’entendre soit de la couronne de la justice présente, soit de la couronne de gloire. Qu’on l’entende de l’une ou de l’autre façon, on dit que l’un, à la chute de l’autre, en reçoit la couronne, en ce sens que les biens de l’un servent à l’autre soit en venant en aide à son mérite, soit même en augmentant sa gloire à cause de la connexion de la charité, qui fait que tous les biens des membres de l’Église sont communs ; et ainsi, il arrive que l’un reçoive la couronne de l’autre lorsque, un homme tombant par le péché et par conséquent n’obtenant pas la récompense de ses mérites, un autre perçoit le fruit des mérites que le premier a eus, tout comme il les aurait perçus si le premier avait persévéré. Et il ne s’ensuit pas que la prédestination soit jamais anéantie. Ou bien, l’on peut dire que l’un reçoit la couronne de l’autre, non qu’un homme perde la couronne qui lui a été prédestinée, mais parce que, parfois, un homme perd la couronne qui lui est due suivant la justice présente, et un autre est mis à sa place pour parfaire le nombre des élus, comme les hommes ont été mis à la place des anges tombés.

2° L’effet naturel qui se produit infailliblement par la divine providence résulte d’une cause prochaine ordonnée nécessairement à son effet ; or l’ordre de la prédestination n’est pas certain de cette façon, mais d’une autre, comme on l’a dit.

 

 

3° Le corps céleste agit comme en amenant sur les réalités inférieures de ce monde une nécessité, autant qu’il est en lui ; voilà pourquoi son effet survient nécessairement, à moins qu’il n’y ait quelque chose qui résiste. Mais Dieu n’agit pas dans la volonté par mode de nécessité, car il ne contraint pas la volonté mais la meut sans lui ôter son mode, qui consiste dans une liberté ouverte indifféremment à l’un ou l’autre possible ; et c’est pourquoi, bien que rien ne résiste à la divine volonté, cependant la volonté, comme n’importe quelle réalité, exécute la divine volonté suivant son mode, car la divine volonté a aussi donné aux réa­lités le mode lui-même, afin qu’ainsi sa volonté soit accomplie ; voilà pourquoi certaines choses accomplissent la divine volonté de façon nécessaire, d’autres de façon contingente, quoique ce que Dieu veut advienne toujours.

 

4° La cause seconde, qu’il est nécessaire de supposer pour amener l’effet de la prédestination, est aussi soumise à l’ordre de la prédestination ; mais il n’en va pas de même dans les puissances inférieures relativement à une puissance de l’agent supérieur. Voilà pourquoi l’ordre de la prédestination divine, bien qu’il s’accompagne de la supposition de la volonté humaine, est néanmoins absolument certain, même si le contraire apparaît dans l’exemple cité.

 

 

 

5° Ces paroles de Job et de saint Grégoire doivent être rapportées à l’état de la justice présente, duquel quelques-uns tombent parfois tandis que d’autres prennent leur place ; cela ne permet donc pas de conclure à une incertitude concernant la prédestination, car ceux qui finalement manquent à la grâce n’ont jamais été prédestinés.

 

6° La similitude avancée par Anselme est recevable sur un point : de même que la vérité de la proposition au futur n’enlève pas au futur la contingence, de même la vérité de la prédestination non plus ; mais elle diffère sur un autre point : la propo­sition au futur regarde le futur comme tel, et ainsi ne peut être certaine, au lieu que la vérité de la prescience et de la prédestination regarde le futur comme présent, comme on l’a dit dans la question sur la science de Dieu, et c’est pourquoi elle est certaine.

 

 

7° L’on peut dire de deux façons qu’une chose peut. D’abord en considérant la puissance qui est en elle, comme on dit que la pierre peut se mouvoir vers le bas. Ensuite, en considérant ce qui est du côté d’autre chose, comme si je disais que la pierre peut se mouvoir vers le haut, non par une puissance qui serait en elle, mais par la puissance du lanceur. Lors donc que l’on dit : « Ce prédestiné peut mourir dans le péché », si l’on considère sa puissance, cela est vrai ; mais si nous parlons du prédestiné suivant la relation qu’il a à autre chose, c’est-à-dire à Dieu qui prédestine, dans ce cas cette relation est incompatible avec ce résultat, quoiqu’elle soit compatible avec cette puissance. Voilà pourquoi la considération du sujet peut être distinguée suivant la distinction précédente, c’est-à-dire avec ou sans forme.8° La noirceur et la blancheur sont des formes existant dans le sujet qui est dit blanc ou noir ; et c’est pourquoi, tant que la forme susdite demeure dans le sujet, une chose qui serait incompatible avec elle ne pourrait être attribuée au sujet ni en puissance ni en acte. Au contraire, la prédestination n’est pas une forme existant dans le prédestiné, mais dans celui qui prédestine, de même que l’objet « su » doit aussi son nom à la science qui est en celui qui sait ; voilà pourquoi, quelque immobile que soit la position de l’objet sous la relation de science, une chose peut cependant lui être attribuée en considération de sa nature, même si cela s’oppose à l’ordre de la prédestination. En effet, la prédestination est quelque chose qui vient en plus de l’homme qui est dit prédestiné, comme la noirceur est quelque chose en plus de l’essence du corbeau, quoique ce ne soit pas quelque chose d’extérieur au corbeau ; or, en considération de la seule essence du corbeau, une chose qui est incompatible avec sa noirceur peut lui être attribuée ; et c’est ainsi que Porphyre dit que l’on peut concevoir un corbeau blanc. Et de même, dans le cas présent, à l’homme prédestiné lui-même considéré en soi peut être attribuée une chose qui ne lui est pas attribuée lorsqu’on considère qu’il se tient sous la prédestination.

 

 

9° La création et la mission, et autres choses semblables, impliquent la production d’un effet temporel, et c’est pourquoi elles posent l’existence d’un effet temporel ; et pour cela il est nécessaire qu’elles soient temporelles, quoiqu’elles renferment quelque chose d’éternel en elles-mêmes. Mais la prédestination n’implique pas suivant son nom la production d’un effet temporel, mais seulement une relation à quelque chose de temporel, comme font la volonté, la puissance et toutes les choses de ce genre ; et ainsi, parce que l’effet temporel, qui est aussi contingent, n’est pas posé comme existant en acte, il n’est pas nécessaire

que la prédestination soit temporelle et

contingente : car une chose peut être ordonnée de toute éternité et immuablement à quelque chose de temporel et de contingent.

 

10° Absolument parlant, Dieu peut prédestiner chacun, ou ne pas le prédestiner, ou bien l’avoir prédestiné ou ne pas l’avoir prédestiné : car l’acte de prédestination, étant mesuré par l’éternité, n’entre jamais dans le passé, de même qu’il n’est jamais futur ; aussi est-il toujours considéré comme

sortant de la volonté par mode de liberté. Cependant, avec une supposition, cela devient impossible : en effet, il ne peut pas ne

pas prédestiner avec la supposition qu’il a

prédestiné, et vice versa, car il ne peut

être changeant ; et par conséquent, il ne s’ensuit pas que la prédestination puisse varier.

 

Et videtur quod certitudinem non habeat.

 

Nulla enim causa cuius effectus variari potest habet certitudinem respectu effectus sui. Sed effectus praedestinationis potest variari, quia ille qui est praedestinatus, potest non consequi praedestinationis effectum ; quod patet ex hoc quod Augustinus [De corrept. et grat., cap. 13] dicit, exponens illud quod habetur Apocal., III, 11 : tene quod habes ne alius accipiat etc. : si, inquit, alius non est accepturus nisi iste perdiderit, certus est electorum numerus. Ex quo videtur quod unus possit amittere, et alius accipere coronam, quae est praedestinationis effectus.

 

Praeterea, sicut res naturales subduntur divinae providentiae, ita et res humanae. Sed illi soli effectus naturales certitudinaliter ex suis causis procedunt secundum ordinem divinae providentiae, quos necessario causae suae producunt. Cum igitur effectus praedestinationis, qui est salus humana, non necessario, sed contingenter ex causis proximis eveniat, videtur quod ordo praedestinationis non sit certus.

 

Praeterea, si aliqua causa habet certum ordinem ad aliquem effectum, effectus ille ex necessitate proveniet, nisi aliquid possit resistere virtuti causae agentis ; sicut dispositiones in corporibus inferioribus inventae resistunt interdum actioni caelestium corporum, ut non producant proprios effectus, quos necessario producerent, nisi esset aliquid resistens. Sed praedestinationi divinae nihil potest resistere : voluntati enim eius quis resistit ? Ut dicitur Rom. IX, 19. Ergo si habet certum ordinem ad effectum suum, effectus eius necessario producetur.

 

Sed dicebat, quod certitudo praedestinationis ad effectum, est cum praesuppositione causae secundae. – Sed contra, omnis certitudo quae est cum suppositione alicuius, non est certitudo absoluta, sed conditionalis ; sicut non est certum quod sol causet fructum in planta, nisi cum hac conditione, si virtus generativa in planta fuerit bene disposita, propter hoc quod certitudo solis ad effectum praedictum praesupponit plantae virtutem quasi causam secundam. Si igitur certitudo divinae praedestinationis sit cum praesuppositione secundae causae, non erit certitudo absoluta, sed conditionalis tantum ; sicut in me est certitudo quod Socrates movetur si currit, et quod iste salvabitur, si praeparabit se ; et ita non erit in divina praedestinatione alia certitudo de salvandis quam apud me ; quod est absurdum.

 

 

Praeterea, Iob XXXIII, 24, dicitur : conteret multos et innumerabiles, et stare faciet alios pro eis : quod exponens Gregorius [Moral. XXV, 8] dicit : locum vitae, aliis cadentibus, alii sortiuntur. Sed locus vitae est ad quem praedestinatio ordinat. Ergo a praedestinationis effectu praedestinatus deficere potest ; et sic non est certa praedestinatio.

 

Praeterea, secundum Anselmum [De concord. praescient. et praedest., q. 2, cap. 1], eadem est veritas praedestinationis et propositionis de futuro. Sed propositio de futuro non habet veritatem certam et determinatam, sed variari potest, ut patet per philosophum in libro Periher. [I, 13 (18 a 28 sqq.)], et in II Perigeneseos [De gen. et corr. II, 11 (337 b 7)], ubi dicit, quod futurus quis incedere, non incedet. Ergo nec veritas praedestinationis certitudinem habet.

 

Praeterea, aliquis praedestinatus quandoque est in peccato mortali, sicut patet de Paulo, quando Ecclesiam persequebatur. Potest autem in peccato mortali perseverare usque ad mortem, vel tunc statim interfici ; quorum utrolibet posito, praedestinatio effectum suum non consequetur. Ergo possibile est praedestinationem non consequi effectum suum.

 

Sed dicebat, quod cum dicitur praedestinatus potest in peccato mortali mori, si accipiatur subiectum prout stat sub forma praedestinationis, sic est composita, et falsa ; si autem accipiatur prout consideratur sine tali forma, sic est divisa, et vera. – Sed contra, in formis illis quae non possunt removeri a subiecto, non differt utrum aliquid attribuatur subiecto sub forma considerato, vel sine forma ; utroque enim modo haec est falsa : corvus niger potest esse albus. Sed praedestinatio est talis forma quae non potest a praedestinato removeri. Ergo praedicta distinctio in proposito locum non habet.

 

Praeterea, si aeternum coniungatur temporali et contingenti, totum erit temporale et contingens : sicut patet de creatione, quae est temporalis, quamvis claudat in sua ratione essentiam Dei aeternam et effectum temporalem ; et similiter missio, quae importat processionem aeternam et effectum temporalem. Sed praedestinatio, quamvis importet aliquid aeternum, tamen importat etiam cum hoc effectum temporalem. Er­go totum hoc quod est praedestinatio, est temporale et contingens, et ita non videtur certitudinem habere.

 

Praeterea, quod potest esse et non esse, non habet aliquam certitudinem. Sed praedestinatio Dei de salute alicuius potest esse et non esse ; sicut enim potuit ab aeterno praedestinare et non praedestinare, ita et nunc potest praedestinasse et non praedestinasse ; cum in aeternitate non differant praesens, praeteritum et futurum. Ergo praedestinatio non habet certitudinem.

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Roman. VIII, 29 : quos praescivit et praedestinavit, et cetera. Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1449 C] : praedestinatio est praescientia et praeparatio beneficiorum Dei, qua certissime liberantur quicumque liberantur.

 

Praeterea, illud cuius est immobilis veritas, oportet esse certum. Sed ve­ritas praedestinationis est immobilis, ut Augustinus dicit in libro de Praedestinatione sanctorum [cap. 17]. Ergo praedestinatio habet certitudinem.

 

Praeterea, cuicumque convenit praedestinatio, ab aeterno ei convenit. Sed quod est ab aeterno, invariabile est. Ergo praedestinatio est invariabilis, et ita certa.

 

Praeterea, praedestinatio includit praescientiam, ut patet ex Glossa in­ducta ; sed praescientia habet certitudinem, ut probat Boetius in V de Consolat. [prosa 6]. Ergo et praedestinatio.

 

 

Responsio. Dicendum, quod duplex est certitudo : scilicet cognitionis, et ordinis. Cognitionis quidem certitudo est, quando cognitio non declinat in aliquo ab eo quod in re invenitur, sed hoc modo existimat de ea sicut est ; et quia certa existimatio de re praecipue habetur per causam rei, ideo tractum est nomen certitudinis ad ordinem causae ad effectum, ut dicatur ordo causae ad effectum esse certus, quando causa infallibiliter effectum producit. Praescientia ergo Dei, quia non importat universaliter habitudinem causae respectu omnium quorum est, non consideratur in ea nisi certitudo cognitionis tantum ; sed praedestinatio, quia praescientiam includit, et habitudinem causae ad ea, quorum est, addit, inquantum est directio sive praeparatio quaedam ; sic potest in ea considerari supra certitudinem cognitionis, certitudo ordinis ; de qua solum certitudine praedestinationis nunc quaerimus : de certitudine enim cognitionis, in ipsa inventa, patere potest ex his quae dicta sunt, cum de scientia Dei quaereretur.

 

Sciendum est autem, quod, cum praedestinatio sit quaedam providentiae pars, sicut secundum suam rationem supra providentiam addit, sic etiam et certitudo eius supra certitudinem providentiae. Ordo enim providentiae dupliciter certus invenitur. Uno modo in particulari ; quando scilicet res quae a divina providentia in finem aliquem ordinantur, absque defectu ad finem illum particularem deveniunt ; sicut patet in motibus caelestibus, et in omnibus quae necessario aguntur in natura. Alio modo in universali sed non in particulari ; sicut videmus in generabilibus et corruptibilibus, quorum virtutes quandoque deficiunt a propriis effectibus, ad quos sunt ordinatae sicut ad proprios fines, sicut virtus formativa quandoque deficit a perfecta consummatione membrorum ; sed tamen ipse defectus divinitus ordinatur ad aliquem finem, ut patet ex dictis, dum de providentia ageretur ; et sic nihil potest deficere a generali fine providentiae, quamvis quandoque deficiat ab aliquo particulari fine. Sed ordo praedestinationis est certus non solum respectu universalis finis, sed etiam respectu particularis et determinati, quia ille qui est ordinatus per praedestinationem ad salutem, nunquam deficit a consecutione salutis. Nec tamen hoc modo est certus ordo praedestinationis respectu particularis finis, sicut erat ordo providentiae : quia in providentia ordo non erat certus respectu particularis finis, nisi quando causa proxima necessario producebat effectum suum ; in praedestinatione autem invenitur certitudo respectu singularis finis ; et tamen causa proxima, scilicet liberum arbi­trium, non producit effectum illum nisi contingenter. Unde difficile videtur concordare infallibilitatem praedestinationis cum arbitrii libertate. Non enim potest dici quod praedestinatio supra certitudinem providentiae nihil aliud addat nisi certitudinem praescientiae ; ut scilicet dicatur, quod Deus ordinat praedestinatum ad salutem, sicut et quemlibet alium ; sed cum hoc de praedestinato scit, quod non deficiet a salute. Sic enim non diceretur prae­destinatus differre a non praedestinato ex parte ordinis, sed tantum ex parte praescientiae eventus ; et sic praescientia esset causa praedestinationis, nec praedestinatio esset per electionem praedestinantis ; quod est contra auctoritatem Scripturae [Eph. I, 4] et dicta sanctorum.

Unde etiam praeter certitudinem praescientiae ipse ordo praedestinationis habet infallibilem certitudinem ; nec tamen causa proxima salutis ordinatur ad eam necessario, sed contingenter, scilicet liberum arbitrium. Quod hoc modo potest considerari. Invenimus enim ordinem infallibilem esse respectu alicuius dupliciter. Uno modo inquantum una causa singularis necessario inducit effectum suum ex ordine divinae providentiae ; alio modo quando ex concursu multarum causarum contingentium, et deficere possibilium, pervenitur ad unum effectum ; quarum unamquamque Deus ordinat ad consecutionem effectus loco eius quae defecit, vel ne altera deficiat ; sicut videmus quod omnia singularia unius speciei sunt corruptibilia, et tamen per successionem unius ad alterum potest secundum naturam in eis salvari perpetuitas speciei, divina providentia taliter gubernante, quod non omnia deficiant uno deficiente : et hoc modo est in praedestinatione. Liberum enim arbitrium deficere potest a salute ; tamen in eo quem Deus praedestinat, tot alia adminicula praeparat, quod vel non cadat, vel si cadit, quod resurgat, sicut exhortationes, suffragia orationum, gratiae donum, et omnia huiusmodi, quibus Deus adminiculatur homini ad salutem. Si ergo consideremus salutem respectu

causae proximae, scilicet liberi arbitrii, non habet certitudinem, sed contingentiam ; respectu autem causae primae, quae est praedestinatio, certitudinem habet.

 

Ad primum igitur dicendum, quod verbum illud Apocalypsis potest intelligi vel de corona praesentis iustitiae, vel de corona gloriae. Utrolibet autem modo intelligatur, secundum hoc unus dicitur accipere coronam alterius, alio cadente, inquantum bona unius alteri prosunt vel in auxilium meriti, vel etiam in augmentum gloriae propter connexionem caritatis, quae facit omnia bona membrorum Ecclesiae communia esse ; et ita contingit quod unus coronam alterius accipit, dum, aliquo per peccatum cadente et ita suorum meritorum praemium non consequente, alius fructum percipit de meritis quae ille habuit, sicut etiam percepisset alio persistente. Nec ex hoc sequitur quod praedestinatio umquam cassetur. Vel potest dici, quod unus coronam alterius accipere dicitur, non quod aliquis amittat coronam quae est ei praedestinata, sed quia quandoque aliquis amittit coronam sibi debitam secundum praesentem iustitiam, et in locum eius alius substituitur ad complendum numerum electorum, sicut in locum Angelorum cadentium sunt homines substituti.

 

Ad secundum dicendum, quod effectus naturalis qui ex divina providentia infallibiliter evenit, consequitur ex una causa proxima in effectum necessario ordinata ; ordo autem praedestinationis non est certus per hunc modum, sed per alium, ut dictum est.

Ad tertium dicendum, quod corpus caeleste agit in haec inferiora necessitatem quasi inducens, quantum est de se ; et ideo effectus eius necessario provenit, nisi sit aliquid resistens. Sed Deus agit in voluntate non per modum necessitatis, quia voluntatem non cogit, sed movet eam non auferendo ei modum suum, qui in libertate ad utrumlibet consistit : et ideo, quamvis nihil divinae voluntati resistat, tamen voluntas, et quaelibet alia res, exequitur divinam voluntatem secundum modum suum, quia et ipsum modum divina voluntas rebus dedit, ut sic eius voluntas impleretur ; et ideo quaedam explent divinam voluntatem necessario, quaedam vero contingenter, quamvis illud quod Deus vult, semper fiat.

 

 

Ad quartum dicendum, quod causa secunda, quam oportet supponere ad inducendum praedestinationis effectum, etiam ordini praedestinationis subiacet ; non autem est ita in virtutibus inferioribus respectu alicuius virtutis superioris agentis. Et ideo ordo divinae praedestinationis, quamvis sit cum suppositione voluntatis humanae, nihilominus tamen absolutam certitudinem habet, etsi contrarium in exemplo inducto appareat.

 

Ad quintum dicendum, quod verba illa Iob et Gregorii sunt referenda ad statum praesentis iustitiae, a quo aliqui quandoque decidunt, aliis subrogatis ; unde per hoc non potest concludi aliquid incertitudinis circa praedestinationem quia illi qui finaliter a gratia deficiunt, nunquam praedestinati fuerunt.

Ad sextum dicendum, quod similitudo Anselmi quantum ad hoc tenet, quod, sicut veritas propositionis de futuro non aufert futuro contingentiam, ita nec veritas praedestinationis ; sed differt quantum ad hoc, quod propositio de futuro respicit futurum ut futurum est, et hoc modo non potest habere certitudinem ; sed veritas praescientiae et praedestinationis respicit futurum ut est praesens, ut in quaestione de scientia Dei dictum est ; et ideo certitudinem habet.

 

Ad septimum dicendum, quod aliquid potest dici posse dupliciter. Uno modo considerando potentiam quae in ipso est, sicut dicitur quod lapis potest moveri deorsum. Alio modo considerando id quod ex parte alterius est, sicut si dicerem, quod lapis potest moveri sursum, non per potentiam quae in ipso sit, sed per potentiam proiicientis. Cum ergo dicitur : praedestinatus iste potest in peccato mori ; si consideretur potentia ipsius, verum est ; si autem loquamur de praedestinato secundum ordinem quem habet ad aliud, scilicet ad Deum praedestinantem, sic ordo ille non compatitur secum istum eventum, quamvis compatiatur secum istam potentiam. Et ideo potest distingui secundum distinctionem prius inductam, scilicet cum forma, vel sine forma consideratio subiecti.

 

 

Ad octavum dicendum, quod nigredo et albedo sunt quaedam formae existentes in subiecto, quod dicitur album vel nigrum ; et ideo non potest aliquid attribui subiecto nec secundum potentiam nec secundum actum, quod repugnet formae praedictae, quamdiu in subiecto manet. Sed praedestinatio non est forma existens in praedestinato, sed in praedestinante, sicut et scitum denominatur a scientia quae est in sciente ; et ideo quantumcumque immobiliter stet sub ordine scientiae, tamen potest ei aliquid attribui considerando suam naturam, etsi etiam repugnet ordini praedestinationis. Hoc enim modo praedestinatio est aliquid praeter ipsum hominem qui dicitur praedestinatus, sicut nigredo est aliquid praeter essentiam corvi, quamvis non sit aliquid extra corvum ; considerando autem tantummodo essentiam corvi, potest aliquid ei attribui quod repugnat nigredini eius ; secundum quem modum dicit Porphyrius [Isagoge, De accidente], quod potest intelligi corvus albus. Et ita etiam in proposito potest ipsi homini praedestinato attribui aliquid secundum se considerato, quod non attribuitur ei secundum quod intelligitur stare sub praedestinatione.

 

Ad nonum dicendum, quod creatio et missio, et huiusmodi, important productionem alicuius temporalis effectus, et ideo ponunt temporalem effectum esse ; et propter hoc oportet ea esse temporalia, quamvis in se aliquid aeternum claudant. Sed praedestinatio non importat productionem alicuius effectus temporalis secundum suum nomen, sed tantummodo ordinem ad aliquid temporale, sicut voluntas, potentia, et huiusmodi omnia : et ideo, quia non ponitur effectus temporalis esse in actu, qui etiam est contingens, non oportet quod praedestinatio sit

temporalis et contingens : quia ad aliquod temporale et contingens potest aliquid ordinari ab aeterno et immutabiliter.

 

Ad decimum dicendum, quod, absolute loquendo, Deus potest unumquemque praedestinare vel non praedestinare, aut praedestinasse vel non praedestinasse : quia actus praedestinationis, cum mensuretur aeternitate, nunquam cedit in praeteritum, sicut nunquam est futurus ; unde semper consideratur ut egrediens a voluntate per modum libertatis. Tamen ex suppositione hoc efficitur impossibile : non enim potest non praedestinare cum suppositione quod praedestinaverit, vel e converso, quia mutabilis esse non potest ; et ita non sequitur quod praedestinatio possit variari.

 

 

 

 

 

 

Article 4 - LE NOMBRE DES PRÉDESTINÉS EST-IL CERTAIN ?

(Quarto quaeritur utrum numerus praedestinatorum sit certus.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Aucun nombre auquel on peut ajouter n’est certain. Or une addition peut se faire au nombre des prédestinés, c’est ce que Moïse demande en Deut. 1, 11 : « Que le Seigneur, le Dieu de vos pères, ajoute encore à ce nombre plusieurs milliers. » La Glose : « nombre défini en Dieu, qui connaît ceux qui sont à lui ». Or il demanderait en vain, si cela ne pouvait se faire. Le nombre des prédestinés n’est donc pas certain.

 

 

2° De même que la disposition des biens naturels est une préparation à la grâce, de même nous sommes, par la grâce, préparés à la gloire. Or, en tout homme où il y a une préparation suffisante par les biens naturels, on doit trouver la grâce. Donc en tout homme où l’on doit trouver la grâce, on devra aussi trouver la gloire. Or parfois, un non-prédestiné a la grâce. Il aura donc la gloire ; il sera donc prédestiné. Un non-prédestiné peut donc devenir prédestiné, et par conséquent le nombre des prédestinés peut être augmenté ; et ainsi, il ne sera pas certain.

 

 

3° Si quelqu’un, ayant la grâce, ne doit pas avoir la gloire, ce sera soit à cause d’un manque de la grâce, soit à cause d’un manque de celui qui donne la gloire. Or ce n’est pas par un manque de la grâce, qui, autant qu’il est en elle, dispose suffisamment à la gloire ; ni par un manque de celui qui donne la gloire, car, autant qu’il est en lui, il est prêt à la donner à tous. Quiconque a la grâce aura donc nécessairement la gloire ; et ainsi, un homme connu d’avance aura la gloire, et il sera prédestiné, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

4° Quiconque se prépare suffisamment à la grâce, a la grâce. Or un homme connu d’avance peut se préparer à la grâce. Il peut donc avoir la grâce. Or quiconque a la grâce peut y persévérer. L’homme connu d’avance peut donc persévérer jusqu’à la mort dans la grâce, et ainsi devenir prédestiné, semble-t-il ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

5° [Le répondant] disait qu’il est nécessaire de nécessité conditionnée, quoique non absolue, que l’homme connu d’avance meure sans la grâce. En sens contraire : toute nécessité dépourvue de principe et de fin et ininterrompue en son milieu, est simple et absolue, et non conditionnée. Or telle est la nécessité de la prescience, puisqu’elle est éternelle. Elle est donc simple, et non conditionnée.

 

6° Tout nombre fini peut être dépassé par un plus grand. Or le nombre des prédestinés est fini. Il peut donc exister un nombre plus grand que lui ; il n’est donc pas certain.

 

7° Puisque le bien est communicatif de soi, l’infinie bonté ne peut mettre de terme à sa communication. Or la divine bonté se communique surtout aux prédestinés. Il ne lui appartient donc pas de fixer un nombre certain de prédestinés.

 

 

8° De même que la création des réalités vient de la volonté divine, ainsi en est-il de la prédestination des hommes. Or Dieu peut faire plus de choses qu’il n’en a faites : « car le pouvoir est avec lui quand il le veut » comme il est dit en Sag. 12, 18. Donc semblablement, il n’en prédestine pas tant, qu’il ne puisse en prédestiner davantage ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

9° Tout ce que Dieu a pu, il le peut encore. Or Dieu a pu de toute éternité prédestiner celui qu’il n’a pas prédestiné. Il peut donc aussi le prédestiner maintenant, et de la sorte, il peut se faire une addition au nombre des prédestinés.

 

 

10° Dans toutes les puissances qui ne sont pas déterminées à une seule chose, ce qui peut exister peut ne pas exister. Or la puissance du prédestinant au prédestiné et celle du prédestiné à l’obtention de l’effet de la prédestination sont de la sorte, car c’est par la volonté que le prédestinant prédestine, et par la volonté que le prédestiné obtient l’effet de la prédestination. Le prédestiné peut donc être non prédestiné, et le non-prédestiné peut être prédestiné ; nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

 

11° Sur ce passage de Lc 5, 6 : « leur filet se rompait », la Glose dit : « Dans l’Église de la circoncision, le filet se rompt, car il n’entre pas autant de Juifs qu’il en était de préordonnés en Dieu à la vie. » Le nombre de prédestinés peut donc être diminué, et par conséquent, il n’est pas certain.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au livre sur la Correction et la Grâce : « Le nombre des prédestinés est certain, lui qui ne peut être ni augmenté ni diminué. »

 

2) Saint Augustin dit dans l’Enchiridion : « La Jérusalem d’en haut, notre mère, la Cité de Dieu, ne subira pas de dommage dans le nombre de ses habitants, ou peut-être même une plus grande abondance y régnera. » Or les habitants de cette Cité sont les prédestinés. Le nombre des prédestinés ne peut donc être augmenté ni diminué, et ainsi, il est certain.

 

 

3) Quiconque est prédestiné, l’est de toute éternité. Or ce qui est de toute éternité est immuable ; et ce qui n’a pas été de toute éternité ne peut jamais être éternel. Celui qui n’est pas prédestiné ne peut donc être prédestiné, ni l’inverse.

 

 

 

4) Tous les prédestinés seront après la résurrection avec leurs corps dans le ciel empyrée. Or ce lieu est fini, puisque tout corps est fini ; et deux corps, même glorifiés, selon l’opinion commune, ne peuvent être en même temps [au même endroit]. Il est donc nécessaire que le nombre des prédestinés soit déterminé.

 

Réponse :

 

Voici comment, à propos de cette question, certains ont distingué : ils ont affirmé que le nombre des prédestinés est certain si nous parlons du nombre nombrant, ou du nombre envisagé de façon formelle ; mais il n’est pas certain si nous parlons du nombre nombré, ou envisagé matériellement ; ainsi dirait-on par exemple qu’il est certain qu’il y a cent prédestinés, mais qui sont ces cent, cela n’est pas certain. Et cet avis semble prendre occasion d’une parole précitée de saint Augustin, où il paraît indiquer que l’un peut perdre et l’autre recevoir la couronne prédestinée, sans aucun changement cependant du nombre des prédestinés.

Or, si cette opinion parle de la certitude par rapport à la cause première, qui est Dieu prédestinant, elle apparaît tout à fait absurde, car Dieu lui-même a une connaissance certaine du nombre et formel et matériel des prédestinés : il sait en effet combien et qui sont ceux qui doivent être sauvés, et il ordonne infailliblement l’un et l’autre, de sorte qu’ainsi, du côté de Dieu, se trouve relativement aux deux nombres une certitude non seulement de connaissance, mais aussi de relation [à l’effet]. Mais si nous parlons de la certitude du nombre des prédestinés par rapport à la cause prochaine du salut de l’homme, à laquelle la prédestination est ordonnée, le jugement ne sera pas le même sur le nombre formel et sur le nombre matériel. En effet, le nombre matériel est soumis en quelque sorte à la volonté humaine, qui est changeante, parce que le salut de chacun est placé sous la liberté de l’arbitre comme sous une cause prochaine ; et ainsi, le nombre matériel est en quelque sorte dépourvu de certitude. Mais le nombre formel ne dépend aucunement de la volonté humaine, car aucune volonté ne s’étend par mode de causalité à la totalité du nombre des prédestinés ; voilà pourquoi le nombre formel demeure en tout point certain. Et de la sorte, la distinction susdite peut se soutenir, en accordant cependant sans réserve que les deux nombres sont certains du côté de Dieu.

 

 

 

Il faut néanmoins savoir que le nombre des prédestinés est appelé certain en ce sens qu’il ne subit ni addition ni diminution. Or il subirait une addition si un homme connu d’avance pouvait devenir prédestiné, ce qui serait opposé à la certitude de la prescience ou de la réprobation ; et il subirait une diminution si un prédestiné pouvait devenir non prédestiné, ce qui est opposé à la certitude de la prédestination. Et ainsi, il est clair que la certitude du nombre des prédestinés résulte d’une double certitude : de celle de la prédestination, et de celle de la prescience ou de la réprobation. Mais ces deux certitudes diffèrent, car la certitude de la prédestination est une certitude de connaissance et de relation [à l’effet], comme on l’a dit, au lieu que la certitude de la prescience est seulement une certitude de connaissance. En effet, Dieu ne préordonne pas les hommes réprouvés à pécher, comme il ordonne les prédestinés à mériter.

 

 

 

Réponse aux objections :

 

1° Cette citation doit s’entendre non pas du nombre des prédestinés, mais du nombre de ceux qui sont dans l’état de la justice présente ; et cela ressort de l’Interlinéaire, qui dit en cet endroit : « par le nombre et le mérite ». Or ce nombre est à la fois augmenté et diminué, quoique la prédéfinition de Dieu, par laquelle il prédéfinit aussi ce nombre, ne se trompe jamais. En effet, elle définit qu’en un temps ils sont plus nombreux et en un autre moins ; ou encore elle définit par mode de sentence un nombre certain qui s’accorde à des raisons inférieures, et cette définition peut être changée ; mais il en prédéfinit un autre par mode de conseil selon des raisons supérieures, et cette prédéfinition est invariable, car comme dit saint Grégoire : « Dieu change la sentence, mais non le conseil. »

2° Une préparation ne dispose à avoir une perfection qu’en son temps ; ainsi, le tempérament naturel dispose l’enfant à être fort ou sage, non assurément au temps de l’enfance, mais au temps de l’âge parfait. Or le temps de la possession de la grâce est aussi celui de la préparation de la nature ; aucun empêchement ne peut donc intervenir entre les deux ; et par conséquent, quel que soit le sujet où se trouve la préparation de la nature, la grâce s’y trouve aussi. Mais le temps de la possession de la gloire n’est pas celui de la grâce ; un empêchement intermédiaire peut donc intervenir entre les deux ; et pour cette raison, il n’est pas nécessaire que l’homme connu d’avance qui a la grâce, doive aussi avoir la gloire.

3° Ce n’est ni par un manque de la grâce, ni par un manque de celui qui donne la gloire que celui qui a la grâce est privé de la gloire, mais par un manque de celui qui reçoit, et en qui un empêchement est intervenu.

 

4° Par le fait même que l’on affirme qu’un homme est connu d’avance, on affirme qu’il n’aura pas la grâce finale, puisque la connaissance de Dieu se porte vers les réa­lités futures comme vers des réalités présentes, comme on l’a dit ailleurs ; voilà pourquoi, de même qu’être destiné à avoir la grâce finale est incompatible, pour une même personne, avec ne pas être destiné à avoir la grâce finale, ce qui est toutefois possible en soi, de même cela est incompatible avec être connu d’avance, chose qui est cependant possible en soi.

 

5° Que ce qui est connu de Dieu ne soit pas absolument nécessaire, est un défaut qui vient non de la science divine, mais de la cause prochaine. Quant à la nécessité susdite, c’est de la science divine, qui est éternelle, non de la cause prochaine, qui est temporelle et changeante, qu’elle tient son éternité, de sorte qu’elle est sans principe ni fin et qu’elle dure en son milieu.

 

 

6° Bien qu’il n’entre pas dans la notion de nombre fini de ne pouvoir être dépassé, cependant, cela peut venir d’autre chose, c’est-à-dire de l’immuabilité de la divine prescience, comme cela apparaît dans le cas présent ; de même, que l’on ne puisse pas trouver une quantité plus grande qu’une autre quantité prise dans les réalités naturelles, cela ne vient pas de la notion de quantité, mais de la condition de la réalité naturelle.

 

7° La bonté divine ne se communique elle-même que suivant l’ordre de la sagesse ; tel est en effet le meilleur mode de communication. Or l’ordre de la divine sagesse requiert que tout soit fait en nombre, poids et mesure, comme il est dit en Sag. 11, 21 ; voilà pourquoi il convient à la divine bonté que le nombre des prédestinés soit certain.

 

 

 

8° Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, bien que l’on puisse absolument concéder que Dieu peut prédestiner quiconque ou ne pas le prédestiner, cependant, une fois supposé qu’il a prédestiné, il ne peut pas ne pas prédestiner, ou vice versa, car il ne peut être changeant. Voilà pourquoi l’opinion commune est que cette affirmation : « Dieu peut prédestiner un non-prédestiné, ou ne pas prédestiner un prédestiné » est fausse en sens composé, mais vraie en sens divisé. Et pour cette raison, toutes les assertions qui impliquent un sens composé sont fausses dans l’absolu. Il ne faut donc pas accorder qu’il puisse être fait une addition ou une soustraction au nombre des prédestinés, car l’addition présuppose ce à quoi l’on ajoute, et la soustraction ce de quoi l’on soustrait ; et pour la même raison, on ne peut accorder que Dieu puisse en prédestiner plus qu’il ne fait, ou moins. Et le cas de la création, que l’on avance, n’est pas le même, car la création est un certain acte qui a son terme dans l’effet extérieur ; et c’est pourquoi, que Dieu crée premièrement quelque chose et ensuite ne le crée pas, ne manifeste pas un changement en lui, mais seulement dans l’effet. Au contraire, la prédestination et la prescience, et les choses de ce genre, sont des actes intérieurs, en lesquels il ne pourrait y avoir de variation sans variation de Dieu ; voilà pourquoi l’on ne doit rien accorder qui se rattache à la variation de ces actes.

 

 

 

9° & 10° La réponse à ces arguments ressort clairement de ce qui a été dit, car ils valent pour la puissance absolue, sans aucune présupposition de prédestination faite ou non faite.

 

11° Cette glose doit s’entendre de la façon suivante : il n’entre pas autant de Juifs qu’il y a au total de préordonnés à la vie, car les Juifs ne sont pas seuls prédestinés. Ou bien l’on peut dire qu’elle ne parle pas de la préordination de la prédestination, mais de la préparation, par laquelle ils étaient disposés à la vie par la loi. Ou bien l’on peut dire aussi qu’il n’entrèrent pas aussi nombreux dans la primitive Église, car « quand la multitude des nations sera entrée, alors tout Israël sera sauvé » dans l’Église finale.

 

Et videtur quod non.

 

Quia nullus numerus cui potest fieri additio, est certus. Sed numero praedestinatorum additio fieri potest : hoc enim petit Moyses Deuter. cap. I, 11, : Dominus Deus patrum nostrorum addat ad hunc numerum multa millia. Glossa [ordin., ibid.] : definitum apud Deum, qui novit qui sunt eius. Frustra autem peteret, nisi fieri posset. Ergo numerus praedestinatorum non est certus.

 

Praeterea, sicut dispositio naturalium bonorum est praeparatio ad gratiam, ita per gratiam praeparamur ad gloriam. Sed in quocumque est praeparatio sufficiens ex naturalibus bonis, est invenire gratiam. Ergo etiam in quocumque est invenire gratiam, erit invenire gloriam. Sed aliquis non praedestinatus quandoque habet gratiam. Ergo habebit gloriam ; ergo erit praedestinatus. Ergo aliquis non praedestinatus potest fieri praedestinatus, et sic augeri numerus praedestinatorum ; et ita non erit certus.

 

Praeterea, si aliquis habens gratiam non sit habiturus gloriam : aut hoc erit propter defectum gratiae, aut propter defectum dantis gloriam. Non autem est ex defectu gratiae, quae, quantum est in se, sufficienter ad gloriam disponit ; nec ex defectu dantis gloriam, quia quantum est in se, paratus est omnibus dare. Ergo quicumque habet gratiam, de necessitate habebit gloriam ; et sic aliquis praescitus habebit gloriam ; et erit praedestinatus ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, quicumque praeparat se ad gratiam sufficienter, habet gratiam. Sed aliquis praescitus potest se ad gratiam praeparare. Ergo potest habere gratiam. Sed quicumque habet gratiam, potest perseverare in illa. Ergo praescitus potest usque ad mortem in gratia perseverare, et sic fieri praedestinatus, ut videtur ; et sic idem quod prius.

 

Sed dicebat, quod praescitum mori sine gratia, est necessarium necessitate conditionata, quamvis non absoluta. – Contra, omnis necessitas carens principio et fine, et continuata in medio, est simplex et absoluta, et non conditionata. Sed talis est necessitas praescientiae, cum sit aeterna. Ergo est simplex, et non conditionata.

 

Praeterea, quolibet numero finito potest esse aliquis maior. Sed numerus praedestinatorum est finitus. Ergo eo potest esse aliquis maior : ergo non est certus.

 

Praeterea, cum bonum sit communicativum sui, infinita bonitas non debet terminum ponere suae communicationi. Sed praedestinatis divina bonitas se maxime communicat. Ergo non est eius statuere certum praedestinatorum numerum.

 

Praeterea, sicut factio rerum est ex voluntate divina, ita et hominum praedestinatio. Sed Deus plura potest facere quam fecit : subest enim ei, cum voluerit, posse, ut dicitur Sap. XII, 18. Ergo similiter non tot praedestinat quin plures possit praedestinare ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Praeterea, quidquid Deus potuit, adhuc potest. Sed Deus potuit ab aeterno illum praedestinare quem non praedestinavit. Ergo modo etiam potest eum praedestinare, et sic potest fieri additio numero praedestinatorum.

 

Praeterea, in omnibus potentiis quae non sunt determinatae ad unum, quod potest esse, potest non esse. Sed potentia praedestinantis ad praedestinatum, et potentia praedestinati ad consequendum praedestinationis effectum sunt huiusmodi, quia et praedestinans voluntate praedestinat, et praedestinatus voluntate effectum praedestinationis consequitur. Ergo praedestinatus potest esse non praedestinatus, et non praedestinatus potest esse praedestinatus ; ergo idem quod prius.

 

Praeterea, Luc. V, 6, super illud : rumpebatur autem rete eorum, dicit Glossa [ordin., ibid.] : in Ecclesia circumcisionis rumpitur rete, quia non tot intrant de Iudaeis, quot apud (Deum ad) vitam erant praeordinati. Ergo numerus praedestinatorum potest diminui, et ita non est certus.

 

 

Sed contra. Dicit Augustinus in libro de Correctione et Gratia [cap. 13] : certus est praedestinatorum numerus, qui nec augeri potest nec minui.

 

Praeterea, Augustinus in Enchiridio [cap. 29], dicit : superna Ierusalem mater nostra, civitas Dei, nulla civium suorum numerositate fraudabitur, aut uberiori etiam copia fortasse regnabit. Sed cives illius civitatis sunt praedestinati. Ergo praedestinatorum numerus non potest augeri nec minui, et ita est certus.

 

 

Praeterea, quicumque est praedestinatus, ab aeterno est praedestinatus. Sed quod est ab aeterno, est immutabile ; et quod non fuit ab aeterno, nunquam potest esse aeternum. Ergo ille qui non est praedestinatus, non potest esse praedestinatus, nec e contrario.

 

Praeterea, omnes praedestinati post resurrectionem erunt cum corporibus suis in caelo Empyreo. Sed locus ille finitus est, cum omne corpus sit finitum : duo etiam glorificata cor­pora, ut communiter dicitur, non possunt esse simul. Ergo oportet esse determinatum praedestinatorum numerum.

 

 

Responsio. Dicendum, quod circa hanc quaestionem quidam ita distinxerunt dicentes, quod numerus praedestinatorum certus est, si loquamur de numero numerante, sive de numero formaliter ; non autem est certus, si loquamur de numero numerato, sive materialiter accepto ; puta, si diceretur, quod certum est esse centum praedestinatos, non autem est certum qui centum sint. Et istud dictum occasionem sumere videtur ex verbo Augustini supra inducto [De corrept. et grat., cap. 13], in quo innuere videtur quod unus amittere possit, et alius accipere praedestinatam coronam, numero tamen praedestinatorum nullatenus variato.

Sed si haec opinio loquatur de certitudine per comparationem ad causam primam, scilicet Deum praedestinantem, omnino apparet absurda : ipse enim Deus habet certam cognitionem de numero praedestinatorum et formali et materiali : scit enim quot et qui sint salvandi, et utrumque infallibiliter ordinat, ut sic, quantum ex parte Dei est, respectu utriusque numeri inveniatur certitudo non solum cognitionis, sed etiam ordinis. Sed si loquamur de certitudine numeri praedestinatorum per comparationem ad causam proximam salutis humanae, ad quam praedestinatio ordinatur, non erit idem iudicium de numero formali et materiali. Numerus enim materialis aliquo modo subiacet voluntati humanae, quae est variabilis, inquantum salus uniuscuiusque est sub libertate arbitrii constituta, sicut sub causa proxima ; et sic numerus materialis aliquo modo certitudine caret. Sed numerus formalis nullo modo cadit sub voluntate humana, eo quod nulla voluntas se extendit per modum causalitatis alicuius ad totam integritatem numeri praedestinatorum ; et ideo numerus formalis remanet omnibus modis certus. Et sic potest praedicta distinctio sustineri, ut tamen simpliciter concedatur, quod uterque numerus ex parte Dei certitudinem habet.

Sciendum tamen est quod numerus praedestinatorum secundum hoc dicitur esse certus, quod additionem vel diminutionem non patitur. Secundum autem hoc pateretur additionem, si aliquis praescitus posset praedestinatus fieri, quod esset contra certitudinem praescientiae vel reprobationis ; secundum hoc autem posset diminui, si aliquis praedestinatus posset effici non praedestinatus, quod est contra certitudinem praedestinationis. Et sic patet quod certitudo numeri praedestinatorum colligitur ex duplici certitudine :

scilicet ex certitudine praedestinationis, et certitudine praescientiae vel reprobationis. Sed hae duae certitudines differunt : quia certitudo praedestinationis est certitudo cognitionis et ordinis, ut dictum est, certitudo autem praescientiae est certitudo cognitionis tantum. Non enim Deus praeordinat ad peccandum homines reprobos, sicut praedestinatos ordinat ad merendum.

 

Ad primum ergo dicendum, quod auctoritas illa est intelligenda non de numero praedestinatorum, sed de numero eorum qui sunt in statu praesentis iustitiae ; quod patet ex interlineari [Glossa interlin. super Deut. I, 11], quae ibi dicit : numero et merito. Numerus autem iste et augetur et minuitur, quamvis praefinitio Dei, qua etiam istum numerum praediffinit, nunquam fallatur. Diffinit enim quod uno tempore sint plures et alio pauciores ; vel etiam diffinit per modum sententiae aliquem certum numerum secundum rationes inferiores convenientem, quae definitio mutari potest ; sed praediffinit alium per modum consilii secundum rationes superiores ; et haec praefinitio invariabilis est, quia ut dicit Gregorius [Moral. XVI, 10] : Deus mutat sententiam, sed non consilium.

 

Ad secundum dicendum, quod nulla praeparatio disponit ad habendam aliquam perfectionem nisi suo tempore ; sicut naturalis complexio disponit puerum ad hoc quod sit fortis vel sapiens, non quidem tempore pueritiae, sed tempore perfectae aetatis. Tempus autem habendi gratiam est simul cum tempore praeparationis naturae ; unde non potest inter utrumque aliquod impedimentum intercidere ; et sic in quocumque invenitur praeparatio naturae, invenitur et gratia. Sed tempus habendi gloriam non est simul cum tempore gratiae ; unde inter utrumque potest medium impedimentum intercidere ; et propter hoc non est necessarium quod praescitus qui habet gratiam, sit habiturus gloriam.

 

Ad tertium dicendum, quod non est neque ex defectu gratiae neque ex defectu dantis gloriam, quod habens gratiam gloria privetur, sed ex defectu recipientis, in quo impedimentum intervenit.

 

Ad quartum dicendum, quod ex hoc ipso quod ponitur aliquis esse praescitus, ponitur non habiturus finalem gratiam, cum cognitio Dei feratur ad res futuras sicut super praesentia, ut alibi dictum est ; et ideo, sicut huic quod est non esse habiturum finalem gratiam, est incompossibile hoc quod est eundem esse habiturum finalem gratiam quamvis in se sit possibile, ita est incompossibile ei quod est esse praescitum, quamvis in se sit possibile.

 

Ad quintum dicendum, quod non est defectus ex divina scientia, quin scitum a Deo sit simpliciter necessarium, sed est defectus ex causa proxima. Aeternitatem autem, ut sit sine principio et fine durans in medio, habet praedicta necessitas ex divina scientia, quae aeterna est, non ex causa proxima, quae est temporalis et mutabilis.

 

Ad sextum dicendum, quod quamvis de ratione finiti numeri non sit quin possit esse eo aliquis maior, tamen hoc potest esse ex aliquo alio, scilicet ex immobilitate divinae praescientiae, ut in proposito apparet ; sicut quod aliqua quantitate in rebus naturalibus accepta, non possit alia maior inveniri, non est ex ratione quantitatis, sed ex condicione rei naturalis.

 

Ad septimum dicendum, quod bonitas divina non communicat seipsam nisi secundum ordinem sapientiae ; hic est enim optimus communicandi modus. Ordo autem divinae sapientiae requirit ut omnia sint facta in numero et pondere et mensura, ut dicitur Sap. XI, 21 ; et ideo convenit divinae bonitati ut sit certus praedestinatorum numerus.

 

Ad octavum dicendum, quod, sicut ex dictis patet, quamvis de quolibet absolute concedi posset quod Deus potest eum praedestinare vel non praedestinare, tamen supposito quod praedestinaverit, non potest non praedestinare, vel e contrario, quia non potest esse mutabilis. Et ideo dicitur communiter quod haec : Deus potest non praedestinatum praedestinare, vel praedestinatum non praedestinare ; in sensu composito est falsa sed in diviso est vera. Et propter hoc omnes illae locutiones quae sensum compositum implicant, sunt falsae simpliciter. Unde non est concedendum quod numero praedestinatorum possit fieri additio vel subtractio, quia additio praesupponit illud cui additur, et subtractio illud a quo subtrahitur ; et eadem ratione non potest concedi quod Deus possit plures praedestinare quam praedestinet, vel pauciores. Nec est simile quod inducitur de factione, quia factio est actus quidam qui terminatur ad effectum exterius ; et ideo quod Deus facit primo, et post non facit aliquid, non ostendit aliquam mutationem in ipso, sed in effectu solum. Sed praedestinatio et praescientia, et huiusmodi sunt actus intrinseci, in quibus non posset esse variatio sine variatione Dei ; et ideo nihil quod ad variationem horum actuum pertineat concedi debet.

 

Ad nonum autem et decimum patet responsio per haec quia procedunt de potentia absoluta, non facta aliqua praesuppositione de praedestinatione facta vel non facta.

 

Ad undecimum dicendum, quod Glossa illa intelligenda est hoc modo quod non intrant tot de Iudaeis, quot sunt omnes qui sunt praeordinati ad vitam, quia non soli Iudaei sunt praedestinati. Vel potest dici, quod non loquitur de praeordinatione praedestinationis, sed praeparationis, qua per legem disponebantur ad vitam. Vel potest dici, quod non intraverunt tot in primitiva Ecclesia, quia cum plenitudo gentium intraverit, tunc et omnis Israel salvus fiet [Rom. XI, 25-26] in Ecclesia finali.

 

 

 

 

Article 5 - LES PRÉDESTINÉS ONT-ILS LA CERTITUDE DE LEUR PRÉDESTINATION ?

(Quinto quaeritur utrum praedestinatis sit certa sua praedestinatio.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Comme il est dit en I Jn 2, 27 : « l’onc­tion nous enseigne sur toutes choses » et cela s’entend de tout ce qui regarde le salut. Or la prédestination regarde au plus haut point le salut, car elle en est la cause. L’onction reçue rend donc tous les hommes certains au sujet de leur prédestination.

 

 

2° Il convient à la divine bonté, à laquelle il appartient de tout faire de la meilleure façon, de conduire les hommes à la récompense de la meilleure façon. Or la meilleure façon semble être que chacun soit certain de sa récompense. Chacun de ceux qui doivent parvenir à la récompense est donc rendu cer­tain qu’il y parviendra ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

3° Tous ceux que le chef d’armée inscrit pour le mérite du combat, il les inscrit aussi pour la récompense ; de la sorte, de même qu’ils sont certains du mérite, ainsi sont-ils certains de la récompense. Or les hommes sont certains d’être dans l’état de mériter. Ils sont donc également certains qu’ils parviendront à la récompense. Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Eccl. 9, 1 : « Personne ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. »

 

Réponse :

 

Il n’est pas inconcevable que la prédestination de quelqu’un lui soit révélée ; mais suivant la loi commune, il ne convient pas qu’elle soit révélée à tous, pour deux raisons. La première d’entre elles peut se prendre du côté de ceux qui ne sont pas prédestinés. En effet, si à tous les prédestinés leur prédestination était ainsi connue, alors il serait certain pour tous les non-prédestinés qu’ils ne sont pas prédestinés, du fait même qu’ils ne se sauraient pas prédestinés ; et cela les amènerait d’une certaine façon au désespoir. La deuxième raison peut se prendre du côté des prédestinés eux-mêmes. En effet, la sécurité engendre la négligence. Or, s’ils étaient certains de leur prédestination, ils seraient sûrs de leur salut ; et ainsi, ils ne mettraient pas tant d’application à éviter les mauvaises [actions]. Et pour cette raison, la divine providence a salutairement ordonné que les hommes ignorent leur prédestination ou leur réprobation.

 

Réponse aux objections :

 

1° Lorsqu’il est dit que l’onction enseigne sur tout ce qui regarde le salut, il faut entendre cela des choses dont la connaissance regarde le salut, non de toutes celles qui en elles-mêmes regardent le salut. Or la connaissance de la prédestination n’est pas nécessaire au salut, même si la prédestination elle-même est nécessaire.

 

 

 

2° Ce ne serait pas une façon convenable de donner la récompense que d’assurer d’une certitude absolue la possession de la récompense ; mais la façon convenable est qu’à celui pour qui l’on prépare la récompense, l’on donne une certitude conditionnée, c’est-à-dire qu’il y parviendra sauf s’il s’en détache. Et une telle certitude est infusée à tout prédestiné par la vertu d’espérance.

 

 

3° L’on ne peut même pas savoir avec certitude si l’on est en état de mériter, quoique l’on puisse l’estimer avec probabilité à partir de conjectures. En effet, les habitus ne peuvent jamais être connus que par les actes. Or les actes des vertus gratuites ont la plus grande ressemblance avec les actes des vertus acquises, de sorte que l’on ne peut facilement avoir la certitude de la grâce par ce genre d’actes, à moins peut-être qu’une révélation ne nous en donne la certitude par un privilège spécial. En outre, dans le combat temporel, celui qui est inscrit pour le combat par le chef d’armée n’est assuré de la récompense que sous une condition, car « seul obtient la couronne celui qui a lutté selon les règles ».

 

Et videtur quod sic.

 

Quia, ut dicitur I Ioan. cap. II, 27 : unctio docet nos de omnibus : et intelligitur de omnibus pertinentibus ad salutem. Sed praedestinatio maxime pertinet ad salutem, quia est causa salutis. Ergo per unctionem acceptam omnes homines certi redduntur de sua praedestinatione.

 

Praeterea, divinae bonitati convenit, cuius est omnia optimo modo facere, ut homines optimo modo ducat ad praemium. Sed optimus modus videtur ut unusquisque sit certus de suo praemio. Ergo unusquisque certus redditur, quod ad praemium perveniet, qui illuc est perventurus ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, dux exercitus omnes quos adscribit ad meritum pugnae, ad­scribit etiam ad praemium ; ut sicut sunt certi de merito, sic sint certi de praemio. Sed homines certi sunt quod sint in statu merendi. Ergo et certi sunt quod ad praemium pervenient. Et sic idem quod prius.Sed contra, est quod dicitur Eccle. IX, 1 : nemo scit utrum dignus odio vel amore sit.

 

 

Responsio. Dicendum, quod non est inconveniens alicui suam praedestinationem revelari : sed secundum legem communem non est conveniens ut omnibus reveletur, duplici ratione. Quarum prima potest sumi ex parte eorum qui non sunt praedestinati. Si enim omnibus praedestinatis sua praedestinatio sic nota esset, tunc omnibus non praedestinatis certum esset se praedestinatos non esse, ex hoc ipso quod se praedestinatos nescirent ; et hoc quodammodo eos in desperationem induceret. Secunda ratio potest sumi ex parte ipsorum praedestinatorum. Securitas enim negligentiam parit. Si autem certi essent de sua praedestinatione, securi essent de sua salute ; et ita non tantam sollicitudinem apponerent ad mala vitanda. Et propter hoc a divina providentia salubriter est ordinatum ut homines suam praedestinationem vel reprobationem ignorent.

 

Ad primum ergo dicendum, quod cum dicitur, quod unctio docet de omnibus pertinentibus ad salutem, intelligendum est de illis quorum cognitio ad salutem pertinet, non de omnibus quae secundum se ad salutem pertinent. Cognitio autem praedestinationis non est necessaria ad salutem, etsi ipsa praedestinatio sit necessaria.

 

Ad secundum dicendum, quod non esset conveniens modus dandi praemium, certificare de praemio habendo certitudine absoluta ; sed conveniens modus est ut illi cui prae-

mium praeparatur, detur certitudo

conditionata ; hoc est quod perveniet, nisi ex ipso deficiat. Et talis certitudo unicuique praedestinato per virtutem spei infunditur.

 

Ad tertium dicendum, quod etiam hoc non potest esse alicui per certitudinem notum utrum sit in statu merendi, quamvis ex aliquibus coniecturis hoc possit probabiliter existimare. Habitus enim nunquam possunt cognosci nisi per actus. Actus autem virtutum gratuitarum habent maximam similitudinem cum actibus virtutum acquisitarum, ut non possit de facili per huiusmodi actus certitudo de gratia haberi, nisi forte per revelationem inde certificetur aliquis ex speciali privilegio. Et praeterea in pugna saeculari ille qui est a duce exercitus adscriptus ad pugnam, non certificatur de praemio nisi sub conditione, quia non coronabitur, nisi qui legitime certaverit.

 

 

 

 

Article 6 - LA PRÉDESTINATION PEUT-ELLE ÊTRE AIDÉE PAR LES PRIÈRES DES SAINTS ?

(Sexto quaeritur utrum praedestinatio possit iuvari precibus sanctorum.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Il appartient au même d’être aidé et d’être empêché. Or la prédestination ne peut être empêchée. Elle ne peut donc pas non plus être aidée par quelqu’un.

 

2° Si, que l’on pose ou que l’on enlève une chose, une autre n’en a pas moins son effet, alors c’est que la première ne l’aide pas. Or il est nécessaire que la prédestination ait son effet, puisqu’elle ne peut faillir, et cela, qu’une prière soit faite ou non. La prédestination n’est donc pas aidée par les prières.

 

 

3° Rien d’éternel n’est précédé par quelque chose de temporel. Or la prière est temporelle, mais la prédestination, éternelle. La prière ne peut donc pas précéder la prédestination, et ainsi, elle ne peut pas non plus l’aider.

 

4° Les membres du Corps mystique portent en eux la ressemblance du corps naturel, comme cela est clair en I Cor. 12, 12 sqq. Or un membre, dans le corps naturel, n’acquiert pas sa perfection par un autre. Donc dans le Corps mystique non plus. Or les membres du Corps mystique sont surtout rendus parfaits par les effets de la prédestination. Un homme n’est donc pas aidé par les prières d’un autre à obtenir les effets de la prédestination.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Gen. 25, 21 : « Isaac pria le Seigneur pour son épouse Rébecca, parce qu’elle était stérile ; et le Seigneur l’exauça, donnant à Rébecca la vertu de concevoir. » Et de cette conception naquit Jacob, qui avait été prédestiné de toute éternité ; et jamais la prédestination n’eût été accomplie, s’il n’avait pas vu le jour. Or cela fut obtenu par la prière d’Isaac ; la prédestination est donc aidée par les prières des saints.

 

2) Dans un certain sermon sur la conversion de saint Paul, on lit ces paroles adressées à ce dernier comme de la bouche du Seigneur : « J’avais disposé dans mon esprit de te perdre si mon serviteur Étienne n’avait pas prié pour toi. » La prière de saint Étienne a donc délivré saint Paul de la réprobation ; c’est donc aussi grâce à cette prière qu’il a été prédestiné ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

3) Quelqu’un peut mériter pour un autre la première grâce. Donc, pour la même raison, la grâce finale aussi. Or quiconque a la grâce finale est prédestiné. On peut donc être aidé par les prières d’un autre pour être prédestiné.

 

 

4) Saint Grégoire [le Grand] a prié pour Trajan, et l’a délivré de l’enfer, comme le raconte saint Jean Damascène dans un certain sermon sur les morts ; et ainsi, il semble qu’il ait été délivré de la société des réprouvés par les prières de saint Grégoire ; nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

5) Les membres du Corps mystique sont semblables aux membres du corps naturel. Or un membre est aidé par un autre, dans le corps naturel. Donc dans le Corps mystique également ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Réponse :

 

Que la prédestination soit aidée par les prières des saints, cela peut se comprendre de deux façons. D’abord, en ce sens que les prières des saints aident à ce que quelqu’un soit prédestiné ; et cela ne peut être vrai ni des prières telles qu’elles existent dans leur nature propre, car elles sont temporelles, au lieu que la prédestination est éternelle ; ni non plus en tant qu’elles existent dans la prescience de Dieu, car la prescience des mérites, les siens propres ou ceux d’autrui, n’est pas cause de prédestination, comme on l’a dit. Ensuite, que la prédestination soit aidée par les prières des saints, cela peut se comprendre en ce sens que la prière aide à obtenir l’effet de la prédestination, comme quelqu’un est aidé par un instrument au moyen duquel il parfait son œuvre ; et c’est en ces termes que tous ceux qui ont admis une providence de Dieu sur les réalités humaines ont cherché à résoudre cette question. Mais ils ont déterminé diversement leurs positions.

 

Certains, en effet, considérant l’immuabilité de l’ordination divine, prétendirent que la prière et le sacrifice, ou des choses de ce genre, ne peuvent nullement être utiles. Et ce fut, dit-on, l’opinion des épicuriens, qui disaient que tout arrivait immuablement par la disposition des corps supérieurs, qu’ils appelaient des dieux. D’autres ont affirmé que les sacrifices et les prières sont efficaces dans la mesure où, par de telles choses, la préordination de ceux à qui il revient de disposer des actes humains est changée. Et ce fut, dit-on, l’opinion des stoïciens, qui soutenaient que toutes les réalités étaient gouvernées par certains esprits, qu’ils appelaient des dieux ; et lorsque ces derniers avaient prédéfini quelque chose, l’on pouvait obtenir par des prières et des sacrifices qu’une telle définition soit changée, une fois apaisés les esprits des dieux, comme ils disaient. Et c’est à cet avis que semble presque se ranger Avicenne à la fin de sa Métaphysique : en effet, il affirme que tout ce qui est opéré dans les affaires humaines, dont le principe est la volonté humaine, se ramène aux volontés des âmes célestes. Car il prétend que les corps célestes sont animés et que, de même que le corps céleste a une influence sur le corps humain, de même les âmes célestes, selon lui, ont une influence sur les âmes humaines, et que de leur imagination s’ensuit ce qui advient dans les réalités inférieures de ce monde. Et ainsi, selon lui, les sacrifices et les prières sont efficaces pour que de telles âmes conçoivent ce que nous voulons qu’il advienne. Mais de telles positions sont étrangères à la foi ; car la première position détruit la liberté de l’arbitre, tandis que la seconde détruit la certitude de la prédestination.

 

Voilà pourquoi il faut répondre autrement, en disant que la prédestination n’est jamais changée ; mais cependant, les prières et les autres bonnes œuvres sont efficaces pour obtenir l’effet de la prédestination. Car en n’importe quel ordre de causes, il faut envisager non seulement la relation de la cause première à l’effet, mais aussi la relation de la cause seconde à l’effet, et la relation de la cause première à la seconde, car la cause seconde n’est ordonnée à l’effet que par l’ordination de la cause première. En effet, la cause première donne à la seconde d’influer sur son effet, comme cela est clair au livre des Causes. Je dis, par conséquent, que l’effet de la prédestination est le salut de l’homme, qui procède d’elle comme de la cause première ; mais il peut avoir de nombreuses autres causes prochaines quasi instrumentales, qui sont ordonnées par la divine prédestination au salut de l’homme, comme les instruments sont appliqués par l’ouvrier à la réalisation de l’effet de l’art. Donc, de même que la prédestination a pour effet que tel homme soit sauvé, de même elle a pour effet qu’il soit sauvé par les prières d’un tel ou par tels mérites. Et c’est ce que saint Grégoire dit au premier livre des Dialogues : « Les choses que réalisent les saints en priant sont prédestinées de telle sorte qu’elles soient obtenues par des prières » ; pour cette raison, comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation : « les prières, quand elles sont droites, ne peuvent être inefficaces ».

 

Réponse aux objections :

 

1° Il n’est rien qui puisse anéantir l’ordre de la prédestination, et c’est pourquoi il ne peut être empêché ; mais nombreuses sont les choses qui sont soumises à l’ordre de la prédestination comme des causes intermédiaires ; et l’on dit qu’elles aident la prédestination, de la façon susdite.

 

 

2° Dès lors qu’il est prédestiné que tel homme soit sauvé par telles prières, les prières ne peuvent être enlevées qu’une fois ôtée la prédestination ; et de même le salut de l’homme, qui est l’effet de la prédestination.

 

 

3° Cet argument montre que la prière n’aide pas la prédestination comme une cause ; et il faut accorder ce point.

 

 

4° Les effets de la prédestination, qui sont la grâce et la gloire, ne se comportent pas à la façon d’une perfection première, mais à la façon d’une perfection seconde. Or les membres du corps naturel, bien qu’ils ne s’aident pas mutuellement à obtenir les perfections premières, s’aident cependant entre eux quant aux perfections secondes ; et il y a même dans le corps un membre qui, formé en premier, aide à la formation des autres membres, et c’est le cœur ; l’argument s’appuie donc sur une prémisse fausse.

 

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Nous l’accordons.

 

 

2) Saint Paul ne fut jamais réprouvé suivant la disposition du conseil divin, qui est immuable, mais seulement suivant la disposition de la sentence divine, qui dépend des causes inférieures, lesquelles sont parfois changées. Il ne s’ensuit donc pas que la prière fut la cause de la prédestination, mais seulement qu’elle aida à l’effet de la prédestination.

 

 

 

3) Bien que la prédestination et la grâce finale soient convertibles, il n’est cependant pas nécessaire que tout ce qui est cause de la grâce finale, de quelque façon que ce soit, soit également cause de la prédestination, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit précédemment.

 

4) Bien que Trajan fût dans le lieu des réprouvés, cependant il n’était pas réprouvé au sens absolu du terme ; car il était prédestiné qu’il serait sauvé par les prières de saint Grégoire.

 

5) Nous l’accordons.

 

Et videtur quod non.

 

Quia eiusdem est adiuvari et impediri. Sed praedestinatio non potest impediri. Ergo nec aliquo adiuvari.

 

 

Praeterea, illud quo posito vel remoto nihilominus alterum habet suum effectum, non iuvat ipsum. Sed praedestinatio oportet quod suum effectum habeat, cum falli non possit : sive oratio fiat, sive non fiat. Ergo praedestinatio orationibus non iuvatur.

 

Praeterea, nullum aeternum praeceditur ab aliquo temporali. Sed oratio est temporalis, praedestinatio autem aeterna. Ergo praedestinationem ora­tio praecedere non potest, et ita nec eam adiuvare.

 

Praeterea, membra corporis mystici gerunt in se similitudinem membrorum corporis naturalis, ut patet I Corinth., cap. XII, 12 ss. Sed unum membrum in corpore naturali non acquirit perfectionem suam per alterum. Ergo nec in corpore mystico. Sed membra corporis mystici maxime perficiuntur per praedestinationis effectus. Ergo unus homo non iuvatur ad effectus praedestinationis consequendos precibus alterius.

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Genes. Cap. XXV, 21 : quod Isaac rogavit Dominum pro Rebecca uxore sua, eo quod sterilis esset ; qui exaudivit e­um, et dedit conceptum Rebeccae ; et ex illo conceptu natus est Iacob, qui ab aeterno praedestinatus fuerat ; nec unquam fuisset praedestinatio impleta, nisi natus fuisset. Quod oratione Isaac est impetratum ; ergo praedestinatio orationibus iuvatur.

 

Praeterea, in quodam sermone de conversione sancti Pauli legitur quasi ex persona Domini dicentis ad Paulum : disposui in mente mea perdere te nisi Stephanus servus meus orasset pro te ; ergo oratio Stephani Pau­lum a reprobatione liberavit ; ergo et per eam est praedestinatus ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Praeterea, aliquis potest alicui mereri primam gratiam. Ergo eadem ratione et gratiam finalem. Sed quicumque gratiam finalem habet, est praedestinatus. Ergo aliquis potest iuvari orationibus alterius ad hoc quod sit praedestinatus.

 

Praeterea, Gregorius oravit pro Traiano, et eum ab Inferno liberavit, ut Damascenus narrat in quodam sermone de mortuis [De his qui in fide dorm., n. 16] ; et ita videtur quod ipse liberatus sit a societate reproborum orationibus Gregorii ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, membra corporis mystici sunt similia membris corporis naturalis. Sed membrum unum iuvatur per alterum in corpore naturali. Ergo etiam in corpore mystico ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod praedestinationem iuvari precibus sanctorum dupliciter potest intelligi. Uno modo, quod orationes sanctorum iuvent ad hoc quod aliquis praedestinetur ; et hoc non potest esse verum neque de orationibus secundum quod in propria natura existunt, quia temporales sunt, praedestinatio autem aeterna ; neque etiam secundum quod existunt in Dei praescientia, quia praescientia meritorum vel propriorum vel alienorum non est praedestinationis causa, ut supra dictum est. Alio modo potest intelligi praedestinationem precibus sanctorum iuvari, quod oratio iuvet ad consequendum praedestinationis effectum, sicut aliquis iuvatur instrumento, quo suum opus perficit ; et sic est inquisitum de hac quaestione ab omnibus qui Dei providentiam circa res humanas posuerunt ; sed diversimode est ab eis determinatum.

Quidam enim, attendentes immobilitatem divinae ordinationis, posuerunt quod oratio vel sacrificium vel huiusmodi in nullo prodesse potest. Et haec dicitur fuisse Epicureorum opinio, qui omnia immobiliter evenire dicebant ex dispositione superiorum corporum, quae deos nominabant. Alii autem dixerunt, quod secundum hoc sacrificia et orationes valent, quia per huiusmodi mutatur praeordinatio eorum ad quos pertinet disponere de actibus humanis. Et haec dicitur fuisse opinio Stoicorum, qui ponebant res omnes regi quibusdam spiritibus, quos deos vocabant ; et cum ab eis esset aliquid praedefinitum, orationibus et sacrificiis poterat obtineri ut talis definitio mutaretur, placatis deorum animis, ut dicebant. Et in istam sententiam quasi videtur incidisse Avicenna in fine suae Metaph. [X, 1] : ponit enim omnia quae aguntur in rebus humanis, quorum principium est voluntas humana, reducuntur in voluntates animarum caelestium. Ponit enim, corpora caelestia esse animata ; et sicut corpus caeleste habet influentiam super corpus humanum, ita animae caelestes, secundum eum, habent influentiam super animas humanas, et quod ad earum imaginationem sequuntur ea quae in his inferioribus eveniunt. Et ideo sacrificia et orationes valent, secundum eum, ad hoc quod huiusmodi animae concipiant ea quae nobis volumus evenire. Sed istae positiones a fide sunt alienae ; quia prima positio tollit libertatem arbitrii, secunda autem tollit praedestinationis certitudinem.

Et ideo aliter dicendum est quod praedestinatio divina nunquam mutatur ; sed tamen orationes et alia bona opera valent ad consequendum praedestinationis effectum. In quolibet enim ordine causarum, attendendus est non solum ordo primae causae ad effectum, sed etiam ordo causae secundae ad effectum, et ordo causae primae ad secundam, quia causa secunda non ordinatur ad effectum nisi ex ordinatione causae primae. Causa enim prima dat secundae quod influat super effectum suum, ut patet in libro de Causis [comm. 1]. Dico igitur, quod praedestinationis effectus est salus humana, quae ab ea procedit sicut a causa prima ; sed eius possunt esse multae causae aliae proximae quasi instrumentales, quae sunt ordinatae a divina praedestinatione ad salutem humanam, sicut instrumenta applicantur ab artifice ad effectum artis explendum. Unde, sicut praedestinationis divinae est effectus quod iste salvetur, ita et quod per orationes talis vel per talia merita salvetur. Et hoc est quod Gregorius dicit in I libro Dialogorum [cap. 8] : Ea quae sancti viri orando efficiunt, ita praedestinata sunt, ut precibus obtineantur ; propter quod, ut dicit Boetius in libro V de Consolatione [prosa 6] : preces, cum rectae sunt, inefficaces esse non possunt.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod nihil est quod ordinem praedestinationis possit infringere, et ideo impediri non potest ; sed multa sunt quae ordini praedestinationis subiacent ut causae mediae ; et ista dicuntur iuvare praedestinationem, modo praedicto.

 

Ad secundum dicendum, quod ex quo praedestinatum est quod talis orationibus talibus salvetur, non possunt orationes removeri nisi prae­destinatione remota ; sicut nec salus humana, quae est praedestinationis effectus.

 

Ad tertium dicendum, quod ratio illa procedit quod oratio non iuvet praedestinationem quasi causa ; et hoc concedendum est.

 

Ad quartum dicendum, quod effectus praedestinationis, qui sunt gratia et gloria, non se habent per modum perfectionis primae, sed per modum perfectionis secundae. Membra autem corporis naturalis, quamvis non iuventur ab invicem in perfectionibus primis consequendis, iuvantur tamen invicem, quantum ad perfectiones secundas ; et est etiam aliquod membrum in corpore quod primo formatum iuvat ad formationem aliorum membrorum, scilicet cor ; unde ratio procedit ex falso.

Ad primum autem in contrarium concedimus.

 

Ad secundum dicendum, quod Paulus nunquam fuit reprobatus secundum dispositionem divini consilii, quod est immutabile ; sed solum secundum dispositionem divinae sententiae quae accipitur secundum inferiores causas, quae quandoque mutantur. Unde non sequitur quod oratio fuerit praedestinationis causa, sed quod iuverit solum ad praedestinationis effectum.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis praedestinatio et gratia finalis convertantur, tamen non oportet quod quidquid est causa gratiae finalis, quocumque modo, sit etiam causa praedestinationis, sicut patet ex supra dictis.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis Traianus esset in loco reproborum, non tamen erat simpliciter reprobatus ; praedestinatum enim erat quod precibus Gregorii salvaretur.

 

Quintum concedimus.

 

 

J

 

 

 

 

 

Question 7 ─ LE LIVRE DE VIE

LA QUESTION PORTE

SUR LE LIVRE DE VIE.

 

Article 1 : Le livre de vie est-il quelque chose de créé ?

Article 2 : En Dieu, le mot « livre » se dit-il essentiellement ou personnellement ?

Article 3 : Le livre de vie est-il approprié au Fils ?

Article 4 : Le livre de vie est-il la même chose que la prédestination ?

Article 5 : L’expression « livre de vie » se rapporte-t-elle à la vie incréée ?

Article 6 : L’expression « livre de vie » se rapporte-t-elle à la vie naturelle dans les créatures ?

Article 7 : L’expression « livre de vie », au sens absolu, se rapporte-t-elle à la vie de la grâce ?

Article 8 : Peut-on parler de livre de mort comme on parle du livre de vie ?

Quaestio est

de libro vitae.

 

Primo utrum liber vitae sit quid creatum.

Secundo utrum liber dicatur essentialiter vel personaliter in divinis.

Tertio utrum liber vitae approprietur filio.

Quarto utrum liber vitae idem sit quod praedestinatio.

Quinto utrum liber vitae dicatur respectu vitae increatae.

Sexto utrum liber vitae dicatur respectu vitae naturae in creaturis.

 

Septimo utrum liber vitae dicatur simpliciter respectu vitae gratiae.

 

Octavo utrum possit dici liber mortis, sicut dicitur liber vitae.

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse p. 74)

 

Le livre de vie en lui-même :

     Il est incréé (art. 1)

     Le mot « livre » signifie en Dieu l’essence (2)

     Le livre de vie doit être approprié au Fils (3)

     Il est matériellement identique à la prédestination (4)

 

La vie dont il s’agit :

     n’est pas incréée (5)

     n’est pas la vie naturelle des créatures (6)

     n’est pas la vie de la grâce, mais celle de la gloire (7)

 

On ne peut parler de livre de mort (8)

 

 

 

 

 

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

 

Art. 1 : Super Sent. I, d. 40, q. 1, a. 2, ad 5 et III, d. 31, q. 1, a. 2, qc. 1 ; Super Philipp., cap. 4, l. 1 ; Super Hebr., cap. 12, l. 4 ; Sum. Th. I, q. 24, a. 1.

 

Art. 2 : Super Sent. III, d. 31, q. 1, a. 2, qc. 1 ; Sum. Th. I, q. 39, a. 8.

 

Art. 3 : Super Sent. III, d. 31, q. 1, a. 2, qc. 1 ; Sum. Th. I, q. 39, a. 8.

 

Art. 4 : Super Sent. I, d. 40, q. 1, a. 2, ad 5 et III, d. 31, q. 1, a. 2, qc. 3, ad 1 ; Super Philipp., cap. 4, l. 1 ; Super Hebr., cap. 12, l. 4 ; Sum. Th. I, q. 24, a. 1.

 

Art. 5 : Super Sent. III, d. 31, q. 1, a. 2, qc. 2 ; Sum. Th. I, q. 24, a. 2.

 

Art. 6 : Super Sent. III, d. 31, q. 1, a. 2, qc. 2 ; Sum. Th. I, q. 24, a. 2, ad 2.

 

Art. 7 : Super Sent. III, d. 31, q. 1, a. 2, qc. 2 ; Sum. Th. I, q. 24, a. 2.

 

Art. 8 : Super Sent. III, d. 31, q. 1, a. 2, qc. 2 ; Sum. Th. I, q. 24, a. 1, ad 3.

 

 

Article 1 - LE LIVRE DE VIE EST-IL QUELQUE CHOSE DE CRÉÉ ?

(Et primo quaeritur utrum liber vitae sit quid creatum.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Sur ce passage du livre de l’Apocalypse : « on ouvrit un autre livre, qui est le livre de la vie » (Apoc. 20, 12), la Glose dit : « c’est-à-dire le Christ, qui apparaîtra alors dans sa puissance, et donnera la vie aux siens ». Or le Christ apparaîtra lors du jugement sous la forme humaine, qui n’est pas quelque chose d’incréé. L’expression « livre de vie » n’évoque donc rien d’incréé.

 

2° Saint Grégoire dit dans les Moralia que le juge même qui doit venir est appelé « livre de vie » ; car quiconque le verra se rappellera aussitôt tout ce qu’il a fait. Or le jugement a été donné au Christ selon la nature humaine, comme cela est clair en Jn 5, 27 : « Il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu’il est le Fils de l’homme. » Le Christ est donc le livre de vie selon la nature humaine ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

3° Le nom de livre vient de ce qu’il est réceptif de l’écriture. Or une chose est dite réceptive en raison d’une puissance matérielle, qui ne peut exister en Dieu. L’expres­sion « livre de vie » n’évoque donc pas quelque chose d’incréé.

 

4° Le nom de livre, puisqu’il implique une certaine collection, désigne une distinction et une différence. Or dans la nature incréée, qui est très simple, ne se rencontre aucune diversité. Le nom de livre ne peut donc y être prédiqué.

5° En quelque livre que ce soit, l’écriture du livre diffère du livre lui-même. Or l’écriture du livre, ce sont des figures par lesquelles on connaît ce qu’on lit dans le livre. Mais les idées par lesquelles Dieu connaît les réalités ne sont pas autre chose que l’essence divine. La nature incréée ne peut donc elle-même être appelée un livre.

 

6° [Le répondant] disait que, bien qu’il n’y ait pas de différence réelle dans la nature divine, il y a cependant une différence de raison. En sens contraire : ce qui est seulement de raison, est seulement dans notre intelligence. Si donc la différence que requiert le livre est seulement de raison, il est nécessaire que le livre de vie soit seulement dans notre intelligence ; et par conséquent, il ne sera pas quelque chose d’incréé.

 

 

7° Le livre de vie semble être la connaissance que Dieu a de ceux qui doivent être sauvés. Or la connaissance de ceux qui doivent être sauvés est contenue sous la science de vision ; puis donc que l’âme du Christ voit dans le Verbe tout ce que Dieu connaît par la science de vision, il semble qu’elle connaisse même le nombre des élus ainsi que tous les élus. L’âme du Christ peut donc être appelée « livre de vie » ; et ainsi, cette expression évoque quelque chose de créé.

 

8° Il est dit en Eccli. 24, 32 : « Tout ceci est le livre de vie. » La Glose : « c’est-à-dire le Nouveau et l’Ancien Testament ». Or le Nouveau et l’Ancien Testament sont quelque chose de créé. L’expression « livre de vie » évoque donc quelque chose de créé.

 

9° Le nom de livre semble se dire de ce qui a en soi quelque chose d’écrit. Or l’écriture requiert quelque absence d’uniformité ; et c’est pourquoi notre intelligence à son début est comparée, à cause de sa pureté, à « une tablette sur laquelle rien n’est écrit ». Or la nature divine est bien plus pure et plus simple que notre intelligence. Elle ne peut donc être appelée livre.

 

 

10° Le livre est destiné à ce qu’on lise dedans. Or on ne peut pas dire que la nature divine est un livre parce que Dieu lirait en lui-même, comme le montre saint Augustin, qui dit que Dieu n’est pas appelé « livre de vie » parce qu’il lirait en lui-même afin de connaître en soi ce qu’il ne savait pas auparavant. Et semblablement, il ne peut pas être appelé livre parce qu’un autre lirait en lui, car on ne peut lire quelque chose que là où se rencontre une absence d’uniformité : ainsi ne lit-on rien sur une feuille de papier non écrite, à cause de son uniformité. La nature divine incréée ne peut donc être appelée livre.

 

11° La connaissance des réalités n’est pas reçue du livre comme d’une cause des réa­lités, mais comme d’un signe. Or en Dieu, la connaissance des réalités n’est pas reçue comme d’un signe mais comme d’une cause. La connaissance divine ne peut donc être appelée « livre de vie ».

 

12° Rien n’est signe de soi-même. Or le livre est signe de la vérité. Puis donc que Dieu est la vérité même, il ne peut pas lui-même être appelé livre.

 

13° Le livre est principe de science autrement que le maître. Or toute sagesse, dit-on, vient de Dieu comme d’un maître. Non comme d’un livre, par conséquent.

 

 

14° Les réalités sont représentées dans un miroir autrement que dans un livre. Or Dieu est appelé miroir en Sag. 7, 26, pour la raison que toutes les réalités sont représentées en lui. Il ne peut donc ni ne doit être appelé livre.

 

15° Le nom de livre se donne aussi aux livres transcrits à partir d’un livre original. Or les esprits des hommes et des anges sont en quelque sorte transcrits à partir de l’esprit divin, lorsqu’ils reçoivent de lui la connaissance des réalités. Si donc l’esprit divin est appelé « livre de vie », les esprits créés doivent aussi être appelés livres ; et par conséquent, l’expression « livre de vie » n’évoque pas toujours quelque chose d’incréé.

 

16° Le livre de vie semble impliquer une représentation de la vie, et une certaine causalité sur la vie. Or tout cela convient au Christ en tant qu’homme, car en lui, comme en un modèle, est représentée toute la vie de la grâce et de la gloire, comme il est dit à Moïse en Ex. 25, 4 : « Va, et fais tout selon le modèle qui t’a été montré sur la montagne. » Semblablement, il nous a lui-même mérité la vie. Le Christ en tant qu’homme peut donc lui-même être appelé « livre de vie ».

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au vingtième livre de la Cité de Dieu : « Il faut admettre une certaine force divine sous l’action de laquelle seront évoquées à la mémoire de chacun toutes ses œuvres, et les bonnes et les mauvaises. C’est évidemment cette force divine qui a reçu le nom de livre. » Or la force divine est quelque chose d’incréé. L’expression « livre de vie » évoque donc quelque chose d’incréé.

 

2) Saint Augustin dit au même livre que

le livre de vie est la prescience divine, qui ne peut se tromper. Or la prescience est quelque chose d’incréé. Donc le livre de vie aussi.

 

Réponse :

 

Le nom de « livre », en Dieu, ne peut se dire que métaphoriquement, de sorte que l’on appelle « livre de vie » la représentation même de la vie. Et par conséquent, il faut savoir que la vie peut être représentée de deux façons : d’abord la vie elle-même en soi ; ensuite en tant qu’elle est participable par des êtres.

 

Or la vie en soi peut être représentée de deux façons. D’abord à la façon d’un enseignement : et cette représentation se rattache surtout à l’ouïe, qui est au plus haut point le sens de l’apprentissage, comme il est dit au début du livre sur la Sensation et les Sensibles ; de cette façon, on appelle « livre de vie » ce en quoi est contenu l’enseignement sur l’obtention de la vie ; et c’est en ce sens que le Nouveau et l’Ancien Testament sont appelés « livre de vie ». Ensuite, à la façon d’un modèle : et cette représentation se rattache à la vue ; et ainsi, le Christ lui-même est appelé « livre de vie », car en lui, comme en un modèle, nous pouvons regarder comment il faut vivre pour parvenir à la vie éternelle.

 

Or ce n’est pas ainsi que nous traitons maintenant du livre de vie, mais en tant qu’on appelle « livre de vie » la représentation de ceux qui parviendront à la vie, et que l’on dit « inscrits au livre de vie » par une certaine similitude avec les réalités humaines. En effet, en n’importe quelle multitude régie par la providence d’un gouverneur, nul n’est admis que suivant l’ordi­nation du gouverneur ; voilà pourquoi ceux qui doivent être admis dans le collège de la multitude sont inscrits comme membres de cette multitude ; et par cette inscription, le chef de la multitude est dirigé dans l’admission ou l’exclusion des membres de la multitude qui lui est soumise. Or la multitude qui est gouvernée par la divine providence de la plus excellente façon, c’est le collège de l’Église triomphante, qui est aussi appelée « Cité de Dieu » dans les Écritures ; et c’est pourquoi l’inscription ou la représentation de ceux qui doivent être admis dans cette société est appelée « livre de vie » : et cela ressort de la façon de s’expri­mer des Écritures. En effet, il est dit en Lc 10, 20 : « réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans le livre de vie, dans les cieux », et en Is. 4, 3 : « seront appelés saints tous ceux qui sont inscrits pour la vie dans Jérusalem » ; et en Hébr. 12, 22 : « Vous vous êtes approchés de la cité du Dieu vivant qui est la Jérusalem céleste, des myriades qui forment le chœur des anges, de l’assemblée des premiers-nés inscrits dans les cieux. » Il est donc nécessaire, pour reprendre la similitude, que celui qui préside à une telle multitude soit dirigé par cette inscription pour conférer la vie ; ce qui convient à Dieu seul. Or Dieu n’est pas dirigé par une chose créée, puisqu’il est la règle que rien d’extérieur ne dirige. Par conséquent l’expression « livre de vie », au sens où nous en parlons maintenant, évoque quelque chose d’incréé.

 

Réponse aux objections :

 

1° & 2° La réponse aux deux premiers arguments ressort de ce qui a été dit. En effet, la Glose et la citation de saint Grégoire parlent du livre de vie suivant une autre acception, selon laquelle il est appelé le modèle de la vie : car à sa vue n’importe qui pourra savoir en quoi il se sera accordé avec le modèle et en quoi il s’en sera écarté.

 

3° Pour les termes qui sont dits de Dieu métaphoriquement, il faut observer de façon générale qu’ils sont employés dans la prédication de Dieu toute imperfection mise à part ; voilà pourquoi il faut leur ôter tout ce qui se rattache à la matérialité, à la privation ou à la temporalité. Or, que le livre soit réceptif d’une impression extérieure, convient au livre en tant qu’il est temporel et nouvellement écrit ; et ce n’est pas en ce sens qu’il entre dans la prédication de Dieu.

4° Il est de la raison formelle du livre d’impliquer une différence entre les choses connues par le livre, car par un seul livre est transmise la connaissance de plusieurs choses. Mais que, pour transmettre la connaissance de plusieurs choses, il soit nécessaire qu’il y ait une diversité dans le livre lui-même, cela vient de l’imperfection du livre : car le livre serait bien plus parfait s’il pouvait faire connaître par quelque moyen unique tout ce qu’il expose par de nombreux moyens. Puis donc que la souveraine perfection est en Dieu, il est lui-même un livre tel qu’il montre de nombreuses choses par ce qui est souverainement un.

 

5° C’est par l’imperfection du livre matériel que les lettres écrites en lui diffèrent de la feuille de papier sur laquelle elles sont écrites : car cela relève de sa composition, par laquelle il se trouve que ce qui contient n’est pas ce qui est contenu ; voilà pourquoi, en Dieu, de telles raisons des réalités diffèrent de son essence non pas réellement, mais seulement de raison.

 

 

6° Bien que la différence entre l’écriture et ce sur quoi elle est écrite soit seulement dans la raison, cependant la représentation, qui achève la raison formelle de livre, n’est pas seulement dans notre raison, mais en Dieu ; et c’est pourquoi le livre de vie est réellement en Dieu.

 

7° Le livre de vie, comme on l’a dit, a le rôle de diriger Dieu, qui donne la vie, dans le don la vie. Or, bien que l’âme du Christ ait en soi la connaissance de tous ceux qui doivent être sauvés, cependant ce n’est pas par cette connaissance que Dieu est dirigé, mais par la connaissance incréée qui est lui-même. Aussi la science de l’âme du Christ ne peut-elle être appelée « livre de vie » au sens où nous en parlons maintenant.

 

8° La réponse ressort clairement de ce qui a été dit.

 

9° Bien qu’il n’y ait en Dieu aucune diversité mais la souveraine pureté, cependant il est comparé au livre écrit, et non, comme notre intelligence, à la tablette non écrite. En effet, notre intelligence est comparée à la table rase parce qu’elle est en puissance à toutes les formes intelligibles, et n’en possède aucune en acte ; mais dans l’intel­ligence divine, toutes les formes des réalités sont en acte, et toutes sont un en elle ; voilà pourquoi la raison formelle d’écriture y est accompagnée de l’uniformité.

 

 

10° Dans le livre de vie, à la fois Dieu lit, et d’autres peuvent lire pour autant que cela leur est donné. Et l’intention de saint Augustin n’est pas d’écarter l’idée que Dieu lise dans le livre de vie, mais il veut dire qu’il ne lit pas pour connaître ce qu’il ne savait pas auparavant. D’autres aussi peuvent lire en lui, quoiqu’il soit entièrement uniforme, parce qu’il est par un seul et même [principe] la raison de choses diverses.

 

 

11° Il y a deux sortes de ressemblances de la réalité : l’une, qui est exemplaire, est la cause de la réalité ; l’autre, qui est reproduite, est l’effet et le signe de la réalité. Or chez nous, le livre est conformé à notre science, qui est causée par les réalités ; voilà pourquoi la connaissance au sujet des réalités est reçue de lui non comme d’une cause, mais comme d’un signe. Mais la science de Dieu est cause des réalités, contenant les ressemblances exemplaires des réalités ; et c’est pourquoi la science est reçue du livre de vie comme d’une cause et non comme d’un signe.

 

12° Le livre de vie est à la fois la vérité même incréée, et la ressemblance de la vérité créée, comme le livre créé est signe de la vérité.

 

 

13° En Dieu, la cause exemplaire et l’effi­ciente reviennent à la même chose ; voilà pourquoi, étant cause exemplaire, il peut être appelé livre ; et étant cause efficiente de la sagesse, il peut être appelé maître.

 

 

 

14° La représentation du miroir diffère de celle du livre en ce que la première se rapporte à la réalité de façon immédiate, mais le livre, au moyen de la connaissance. En effet, dans le livre sont contenues des figures, qui sont les signes des mots, qui sont les signes des concepts, qui sont les ressemblances des réalités, au lieu que, dans le miroir, les formes mêmes des réalités se reflètent. Or en Dieu se reflètent des deux façons les espèces des réalités, puisque lui-même connaît les réalités, et qu’il connaît qu’il les connaît ; voilà pourquoi s’y trouvent les raisons formelles de miroir et de livre.

 

15° Même les esprits des saints peuvent être appelés livres, comme cela est clair en Apoc. 20, 12 : « Des livres furent ouverts », ce que saint Augustin interprète comme s’agissant des cœurs des justes ; cependant, ils ne peuvent être appelés « livres de vie » de la façon mentionnée plus haut, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

16° Bien que le Christ, en tant qu’homme, soit en quelque sorte modèle et cause de

la vie, il n’est cependant pas en tant qu’homme la cause de la vie glorieuse par autorité, ni le modèle dirigeant Dieu pour donner la vie ; il ne peut donc, en tant qu’homme, être appelé « livre de vie ».

 

Et videtur quod sic.

 

Quia Apocal. cap. XX, 12, super illud : alius liber apertus est, qui est vitae, Glossa [ordin., ibid.] : id est Christus, qui tunc apparebit potens, et suis dabit vitam. Sed Christus in iudicio apparebit in forma humana, quae non est aliquid increatum. Ergo liber vitae nihil increatum dicit.

 

 

Praeterea, Gregorius in Moralibus [XXIV, 8] dicit, quod liber vitae dicitur ipse iudex venturus : quia quisquis eum viderit, mox cuncta quae fecit, ad memoriam revocabit. Sed Christo datum est iudicium secundum humanam naturam, ut patet Ioannis cap. V, vers. 27 : potestatem dedit ei iudicium facere, quia filius hominis est. Ergo Christus secundum humanam naturam est liber vitae ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, liber dicitur ex hoc quod est receptivus scripturae. Sed receptivum dicitur aliquid ex potentia materiali, quae in Deo esse non potest. Ergo liber vitae non dicit aliquid increatum.

 

Praeterea, liber, cum importet quamdam collectionem, designat distinctionem et differentiam. Sed in natura increata, quae est simplicissima, nulla diversitas invenitur. Ergo liber ibi dici non potest.

Praeterea, in quolibet libro differt scriptura libri ab ipso libro. Scriptura autem libri sunt figurae, quibus cognoscuntur quae in libro leguntur. Ideae autem quibus Deus res cognoscit, non sunt aliud quam divina essentia. Ergo ipsa natura increata liber dici non potest.

 

Sed dicebat, quod quamvis in natura divina non sit aliqua differentia realis, est tamen ibi aliqua differentia secundum rationem. – Sed contra, quod est secundum rationem solum, est in intellectu nostro tantum. Si igitur differentia quam liber requirit, est solum secundum rationem, oportet quod sit tantum in intellectu nostro liber vitae ; et ita non erit aliquid increatum.

 

Praeterea, liber vitae videtur esse cognitio divina de salvandis. Cognitio autem salvandorum sub visionis scientia continetur : cum igitur anima Christi in verbo omnia videat quae Deus cognoscit scientia visionis, videtur quod etiam numerum electorum et omnes electos cognoscat. Ergo anima Christi liber vitae dici potest ; et sic dicit aliquid creatum.

 

 

Praeterea, Eccli., XXIV, 32, dicitur : haec omnia liber vitae. Glossa [interlin., ibid.] : id est novum et vetus testamentum. Sed novum et vetus testamentum sunt quid creatum. Ergo liber vitae dicit quid creatum.

 

Praeterea, liber videtur ex eo dici quod in eo est aliquid scriptum. Scriptura autem aliquam difformitatem requirit ; unde et intellectus noster in sui principio propter sui puritatem comparatur tabulae in qua nihil est scriptum. Sed divina natura est purior multo et simplicior quam intellectus noster. Ergo non potest dici liber.

 

Praeterea, liber est ad hoc ut in eo legatur. Sed non potest dici quod divina natura sit liber, quia ipse in seipso legat ; ut patet per Augustinum [De civ. Dei XX, 15], qui dicit, quod non dicitur liber vitae, quia aliquid in seipso legat ad hoc quod cognoscat in se quae prius nescivit. Similiter nec potest dici liber quia aliquis alius in eo legat : nullus enim potest legere aliquid nisi ubi invenitur aliqua difformitas, sicut in charta non scripta nihil legitur propter sui uniformitatem. Ergo divina natura increata liber dici non potest.

 

Praeterea, a libro non accipitur cognitio de rebus quasi a causa rerum, sed quasi a signo. Sed in Deo accipitur notitia de rebus non quasi a signo, sed quasi a causa. Ergo liber vitae divina cognitio dici non potest.

 

 

Praeterea, nihil est signum sui ipsius. Liber autem est signum veritatis. Ergo cum Deus sit ipsa veritas, non potest ipsemet liber dici.

 

Praeterea, alio modo est scientiae principium liber et magister. Sed sapientia omnis dicitur esse a Deo quasi a magistro. Non ergo quasi a libro.

 

Praeterea, alio modo repraesentantur res in speculo et in libro. Sed Deus dicitur speculum, Sap. cap. VII, 26, propter hoc quod res omnes repraesentantur in ipso. Ergo non potest vel debet dici liber.

 

Praeterea, ab uno libro originali, etiam qui transcribuntur, libri dicuntur. Sed mentes hominum et Angelorum quodammodo transcribuntur a mente divina, dum ab ea cognitionem de rebus suscipiunt. Si ergo mens divina liber vitae dicitur, et mentes creatae libri debent dici ; et sic liber vitae non semper dicit aliquid increatum.

 

 

Praeterea, liber vitae videtur importare repraesentationem vitae, et quamdam causalitatem ad vitam. Sed hoc totum convenit Christo secundum quod homo, quia in ipso, sicut in exemplari, repraesentatur omnis vita gratiae et gloriae, ut dictum est Moysi Exod. XXV, 4 : vade, et fac omnia secundum exemplar quod tibi in monte monstratum est. Similiter ipse nobis vitam promeruit. Ergo ipse Christus secundum quod homo, potest dici liber vitae.

 

 

Sed contra. Est quod dicit Augustinus in libro XX de Civitate Dei [cap. 14] : quaedam vis est intelligenda divina, qua fiet ut cuique opera sua, vel bona vel mala, in memoriam revocentur ; quae nimirum vis divina libri nomen accepit. Sed vis divina est quid increatum. Ergo et liber vitae dicit quid increatum.

 

 

Praeterea, Augustinus dicit in eodem libro [cap. 15], quod liber vitae est praescientia divina, quae falli non potest. Sed praescientia est quid increatum. Ergo et liber vitae.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod liber in divinis non potest dici nisi metaphorice, ut ipsa repraesentatio vitae liber vitae dicatur. Et secundum hoc sciendum est, quod vita dupliciter repraesentari potest : uno modo ipsa vita secundum se ; alio modo secundum quod ab aliquibus participabilis est.

Vita autem secundum seipsam repraesentari potest dupliciter. Uno modo per modum doctrinae : quae quidem repraesentatio maxime pertinet ad auditum, qui est maxime sensus disciplinalis, ut dicitur in principio de Sensu et Sensato [De sensu, cap. 2 (437 a 12)] ; et hoc modo liber vitae dicitur in quo continetur doctrina de vita consequenda ; et sic novum et vetus testamentum liber vitae dicitur. Alio modo per modum exemplaris : et haec quidem repraesentatio pertinet ad visum ; et sic liber vitae dicitur ipse Christus, quia in eo, sicut in exemplari, possumus aspicere qualiter sit vivendum, ut perveniamus ad vitam aeternam.

Sic autem nunc non agimus de libro vitae ; sed secundum quod liber vitae dicitur repraesentatio eorum qui ad vitam pervenient, qui dicuntur in libro vitae conscripti secundum quamdam similitudinem ad res humanas. In qualibet enim multitudine quae providentia regitur alicuius gubernantis, ad multitudinem illam nullus admittitur nisi secundum gubernantis ordinationem ; et ideo illi qui debent admitti in collegium multitudinis, conscribuntur quasi illius multitudinis consortes ; et ex illa conscriptione dirigitur princeps multitudinis in admittendis vel excludendis ad consortium multitudinis sibi subiectae. Multitudo autem illa quae eminentissimo modo divina providentia gubernatur, est collegium Ecclesiae triumphantis, quae et civitas Dei nominatur in Scripturis ; et ideo conscriptio eorum qui ad illam societatem sunt admittendi, sive repraesentatio, liber vitae dicitur : quod patet ex modo loquendi in Scripturis. Dicitur enim Lucae cap. X, 20 : gaudete, quia nomina vestra scripta sunt in libro vitae, in caelis, et Isaia IV, 3 : sanctus vocabitur omnis qui scriptus est in vita in Ierusalem ; et Hebr., XII, 22 : accessistis ad civitatem Dei viventis, Ierusalem caelestem, et multorum millium Angelorum frequentiam, et Ecclesiam primitivorum, qui conscripti sunt in caelis. Oportet igitur, ut similitudinem sequamur, ut ex hac conscriptione dirigatur ad vitam conferendam ille qui tali multitudini praeest ; quod soli Deo convenit. Ipse autem non dirigitur aliquo creato, cum sit regula a nullo extrinseco directa. Unde liber vitae, secundum quod nunc de eo loquimur, aliquid increatum dicit.

 

 

Ad primum igitur et secundum, patet responsio ex dictis. Loquitur enim Glossa et auctoritas Gregorii de libro vitae secundum aliam acceptionem, secundum quam dicitur exemplar vivendi : quo inspecto quilibet scire poterit in quo exemplari concordaverit et in quo discordaverit.

 

Ad tertium dicendum, quod in illis quae translative dicuntur de Deo, hoc est generaliter observandum, quod secundum nihil imperfectionis in divinam praedicationem assumuntur : et ideo auferendum est quidquid ad materialitatem vel privationem vel temporalitatem pertinet. Quod autem liber sit receptivus alicuius extraneae impressionis, convenit libro inquantum est temporalis, et de novo conscriptus ; et secundum hoc in divinam praedicationem non venit.

 

Ad quartum dicendum, quod de ratione libri est quod importet differentiam eorum quae cognoscuntur per librum, quia per unum librum multorum cognitio traditur. Sed quod oporteat, ad multorum cognitionem tradendam, in ipso libro esse diversitatem, est ex defectu libri : multo enim esset liber perfectior, si per unum quid posset omnia edocere quae per multa edisserit. Unde cum in Deo sit summa perfectio, ipse talis liber est qui multa demonstrat per id quod est maxime unum.

 

 

Ad quintum dicendum, quod hoc est ex defectu libri materialis, quod litterae in eo scriptae differunt a charta in qua scribuntur : hoc enim ad eius compositionem pertinet, ex qua contingit ut habens non sit id quod habetur ; et ideo in Deo huiusmodi rationes rerum non differunt ab eius essentia secundum rem, sed secundum rationem tantum.

 

Ad sextum dicendum, quod quamvis diversitas inter scripturam et id in quo scribitur, sit in ratione tantum, tamen repraesentatio, quae complet rationem libri, non est tantum in ratione nostra, sed in Deo ; et ideo liber vitae secundum rem est in Deo.

 

Ad septimum dicendum, quod liber vitae, ut dictum est, habet dirigere Deum, qui dat vitam, in hoc quod vitam det. Quamvis autem anima Christi habeat in se cognitionem omnium salvandorum, tamen ex hac cognitione non dirigitur Deus, sed ex cognitione increata, quae est ipse. Unde scientia animae Christi non potest dici liber vitae secundum quod nunc de eo loquimur.

 

Ad octavum patet responsio ex dictis.

 

 

Ad nonum dicendum, quod quamvis in Deo nulla sit diversitas, sed summa puritas, tamen comparatur libro scripto, et non tabulae non scriptae, sicut intellectus noster. Intellectus enim noster secundum hoc tabulae rasae comparatur, quod est in potentia ad omnes formas intelligibiles, et nullam earum habet in actu ; sed in intellectu divino sunt omnes formae rerum in actu, et omnes in eo sunt unum ; et ideo cum uniformitate stat ibi ratio scripturae.

 

Ad decimum dicendum, quod in libro vitae et ipse Deus legit, et alii legere possunt secundum quod eis datur. Nec Augustinus removere intendit quin Deus in libro vitae legat ; sed quia hoc modo non legit ut cognoscat ea quae prius nescivit. Alii etiam in eo legere possunt, quamvis sit uniformis per totum, inquantum secundum unum et idem est ratio diversorum.

 

 

Ad undecimum dicendum, quod similitudo rei est duplex : una est quae est exemplaris, et haec est causa rei ; alia quae est exemplata, et haec est effectus et signum rei. Liber autem apud nos conformatur scientiae nostrae, quae est causata a rebus ; et ideo ab eo accipitur cognitio de rebus non sicut a causa, sed sicut a signo. Sed scientia Dei est causa rerum, continens rerum similitudines exemplares ; et ideo a libro vitae accipitur scientia sicut a causa, et non sicut a signo.

 

Ad duodecimum dicendum, quod liber vitae et est ipsa veritas increata, et est similitudo veritatis creatae, sicut liber creatus est signum veritatis.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod in Deo exemplaris causa et efficiens incidunt in idem ; et ideo ex hoc quod est causa exemplaris, potest dici liber ; ex hoc autem quod efficiens sapientiae causa est, potest dici magister.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod repraesentatio speculi in hoc differt a repraesentatione libri, quod repraesentatio speculi immediate refertur ad res, sed liber mediante cognitione. Continentur enim in libro figurae, quae sunt signa vocum, quae sunt signa intellectuum, qui sunt similitudines rerum ; in speculo autem ipsae rerum formae resultant. In Deo autem resultant utroque modo rerum species, inquantum ipse cognoscit res, et cognoscit se cognoscere eas ; et ideo ratio speculi et ratio libri ibi inveniuntur.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod etiam mentes sanctorum libri dici possunt, ut patet Apocal., cap. XX, 12 : libri aperti sunt : quod Augustinus [De civ. Dei XX, 14] exponit de cordibus iustorum ; non possunt tamen dici libri vitae per modum prius dictum ; ut ex dictis patet.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod licet Christus, secundum quod homo, sit exemplar et causa vitae aliquo modo ; non tamen, secundum quod homo, est causa vitae gloriae per auctoritatem, nec est exemplar Deum dirigens ad dandum vitam ; unde, secundum quod homo, non potest dici liber vitae.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 2 - EN DIEU, L’EXPRESSION « LIVRE DE VIE » SE DIT-ELLE ESSENTIELLEMENT OU PERSONNELLEMENT ?

(Secundo quaeritur utrum liber vitae dicatur essentialiter vel personaliter in divinis.)

 

 

Il semble que ce soit personnellement.

 

1° Il est dit au psaume 39, v. 8 : « en tête du livre il est écrit de moi » ; la Glose : « auprès du Père, qui est ma tête ». Or rien n’a de tête, en Dieu, sinon ce qui a un principe ; or ce qui a un principe se dit personnellement en Dieu. L’expression « livre de vie » se dit donc personnellement.

 

 

 

2° De même que le verbe évoque une connaissance procédant d’autre chose, de même en est-il du livre, car l’écriture du livre procède de l’écrivain. Or « verbe », pour la raison susdite, se dit personnellement en Dieu. Donc l’expression « livre de vie » aussi.

 

3° [Le répondant] disait que le verbe implique une procession réelle, mais le livre une procession de raison seulement. En sens contraire : nous ne pouvons nommer Dieu que d’après les choses qui sont en nous. Or, de même qu’en nous le verbe procède d’un énonciateur réellement distinct de lui, ainsi le livre procède-t-il de l’écrivain. Donc, pour la même raison, l’un et l’autre impliqueront en Dieu une distinction réelle.

 

 

4° Le verbe de la voix est plus distant de l’énonciateur que le verbe du cœur ; et plus encore le verbe de l’écriture, qui signifie le verbe de la voix. Si donc le verbe divin, qui se prend par similitude avec le verbe du cœur, comme dit saint Augustin, se distingue réellement de l’énonciateur, à bien plus forte raison le livre, qui implique une écriture.

 

 

5° Ce qui est attribué à quelque chose doit nécessairement lui convenir par tout ce qui entre dans sa notion. Or il est dans la notion de livre non seulement de représenter quelque chose, mais aussi d’être écrit par quelqu’un. Donc en Dieu, le nom de livre est considéré en tant que le livre provient d’autrui ; et ainsi, il se dit personnellement.

 

 

6° De même qu’il entre dans la notion de livre d’être lu, de même entre-t-il dans sa notion d’être écrit. Or en tant qu’il est écrit, il provient d’autrui ; mais en tant qu’il est lu, il est pour autrui. Il entre donc dans la notion de livre de provenir d’autrui et d’être pour autrui ; l’expression « livre de vie » se dit donc personnellement.

 

7° L’expression « livre de vie » évoque une connaissance exprimée par autrui. Or ce qui est exprimé par autrui sort de lui. Le livre de vie implique donc une relation d’origine, et ainsi, il se dit personnellement.

 

En sens contraire :

 

Le livre de vie est la prédestination divine elle-même, comme dit saint Augustin au livre de la Cité de Dieu, et comme on le trouve dans la Glose à propos de Apoc. 20, 12. Or le nom de « prédestination » se dit essentiellement, et jamais personnellement. Donc l’expression « livre de vie » aussi.

 

Réponse :

 

Certains ont prétendu que l’expression « livre de vie » se dit tantôt personnellement, tantôt essentiellement : en tant qu’elle est transférée à Dieu sous le rapport de l’écri­ture, elle se dit personnellement, car elle implique une origine en autrui (en effet, un livre n’est écrit que par autrui) ; et en tant qu’elle implique la représentation des choses écrites dans le livre, elle se dit alors essentiellement.

 

 

Mais cette distinction ne semble pas raisonnable, car un nom qui est dit de Dieu ne se dit personnellement que s’il implique dans sa notion une relation d’origine, au sens où il est employé dans la prédication de Dieu. Or pour les termes qui sont dits de Dieu métaphoriquement, la métaphore ne se prend pas suivant n’importe quelle ressemblance, mais suivant une conformité fondée sur ce qui appartient proprement à la réalité dont le nom est transféré ; par exemple, le nom de lion n’est pas transféré à Dieu à cause d’une conformité fondée sur la sensibilité, mais à cause d’une conformité fondée sur quelque propriété du lion. L’expression « livre de vie » n’est donc pas non plus transférée à Dieu suivant ce qui est commun à tout produit de l’art, mais suivant ce qui est propre au livre en tant que tel. Or procéder d’un écrivain convient au livre non en tant que tel, mais en tant qu’il est un produit de l’art ; car de la sorte également, la maison provient du bâtisseur et le couteau du forgeron. Mais représenter les choses qui sont écrites dans le livre, est de la notion propre du livre en tant que tel ; aussi, tant qu’une telle représentation demeure, lors même qu’il n’eût pas été écrit par autrui, il serait à coup sûr un livre, mais il ne serait pas un produit de l’art. Il est donc clair que le livre n’est pas transféré à Dieu parce qu’il est écrit par autrui, mais parce qu’il représente les choses écrites dans le livre. Et par conséquent, la représentation étant commune à toute la Trinité, le livre ne se dit en Dieu qu’essentiellement, et non personnellement.

 

Réponse aux objections :

 

1° Ce qui se dit en Dieu essentiellement renvoie parfois aux personnes ; ainsi le nom de Dieu renvoie parfois à la personne du Père et parfois à la personne du Fils, comme quand on dit « Dieu qui engendre » ou « Dieu engendré » ; et de même le livre, quoiqu’il se dise essentiellement, peut cependant renvoyer à la personne du Fils ; et en ce sens, on dit qu’il a une tête ou un principe en Dieu.

 

 

 

2° Le verbe implique dans sa notion, selon laquelle on le dit en Dieu, une origine en autre chose, comme on l’a vu dans la question sur le Verbe ; mais le livre, par sa notion, suivant laquelle on le transfère à Dieu, n’implique pas d’origine ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

 

3° Bien que le livre, chez nous, procède réellement de l’écrivain comme le verbe procède de l’énonciateur, cependant cette procession n’est pas impliquée dans le nom de livre comme elle l’est dans le nom de verbe ; en effet, la procession à partir de l’écrivain n’est pas plus impliquée dans le nom de livre que la procession à partir du bâtisseur ne l’est dans le nom de maison.

 

4° Cet argument serait probant s’il y avait dans la notion de livre celle de verbe écrit ; mais ce n’est pas vrai ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

5° Cet argument tient dans le cas de choses dites au sens propre ; quant à ce qui se dit métaphoriquement, comme le livre, il n’est pas nécessaire qu’en tout ce qui lui convient proprement il convienne à ce dont on le prédique ; sinon il serait nécessaire que Dieu, qui est appelé lion métaphoriquement, ait des griffes et des poils.

 

 

6° & 7° La réponse au sixième argument ressort de ce qu’on a dit, et de même pour le septième.

 

Et videtur quod personaliter.

 

In Psalm. enim XXXIX, 8, dicitur : in capite libri scriptum est de me ; Glossa [P. Lombardi, PL 191, 403 B] : apud patrem, qui est caput mei. Sed nihil habet caput in divinis nisi quod habet principium ; quod autem habet principium, in divinis dicitur personaliter. Ergo liber vitae personaliter dicitur.

 

Praeterea, sicut verbum dicit notitiam ex alio procedentem, ita et liber, quia Scriptura libri a scriptore procedit. Sed verbum, ratione praedicta, dicitur personaliter in divinis. Ergo et liber vitae.

 

 

Sed dicebat, quod verbum importat processum realem, liber autem vitae processum rationis tantum. – Sed contra, nos non possumus nominare Deum nisi ex his quae apud nos sunt. Sed sicut apud nos verbum procedit a prolatore realiter distinctum ab eo, ita et liber a scriptore. Ergo eadem ratione utrumque importabit in divinis distinctionem realem.

 

Praeterea, verbum vocis magis distat a dicente quam verbum cordis ; et adhuc magis verbum scripturae, quod significat verbum vocis. Si ergo verbum divinum, quod sumitur ad similitudinem verbi cordis, ut Augustinus [De Trin. XV, 11] dicit, realiter distinguitur a dicente, multo fortius liber, qui scripturam importat.

 

Praeterea, illud quod attribuitur alicui, oportet quod ei conveniat secundum omnia quae sunt de ratione ipsius. Sed de ratione libri non solum est quod aliquid repraesentet, sed etiam quod ab aliquo scribatur. Ergo in divinis accipitur nomen libri secundum quod est ab alio ; et sic personaliter dicitur.

 

Praeterea, sicut de ratione libri est quod legatur, ita et quod scribatur. Sed, secundum quod scribitur, est ab alio ; secundum autem quod

legitur, est ad alium. Ergo de ratione libri est quod sit ab alio et ad alium ; ergo liber vitae dicitur personaliter.

 

 

Praeterea, liber vitae dicit notitiam expressam ab alio. Sed quod exprimitur ab alio, oritur ab eo. Ergo liber vitae importat relationem originis, et sic dicitur personaliter.

 

 

 

Sed contra, est quod liber vitae est ipsa divina praedestinatio, ut Augustinus dicit in libro de Civitate Dei [XX, 15], et ut habetur in Glossa [P. Lombardi, PL 192, 252 C] Apocal. cap. XX, 12 [rectius Phil. IV, 3]. Sed praedestinatio dicitur essentialiter, et nunquam personaliter. Ergo et liber vitae.

 

Responsio. Dicendum, quod quidam dixerunt quod liber vitae dicitur quandoque personaliter, quandoque essentialiter ; secundum enim quod transfertur in divina ex ratione scripturae, personaliter dicitur, secundum hoc enim importat originem ab alio (liber enim nonnisi ab alio scribitur) ; secundum autem quod importat repraesentationem eorum quae in libro scribuntur, sic dicitur essentialiter.

Sed ista distinctio non videtur esse rationabilis, quia nomen aliquod dictum de Deo non dicitur personaliter nisi de sui ratione relationem originis importet, secundum hoc quod in divinam praedicationem venit. In his autem quae translative dicuntur, non accipitur metaphora secundum quamcumque similitudinem, sed secundum convenientiam in illo quod est de propria ratione rei cuius nomen transfertur ; sicut nomen leonis in Deo non transfertur propter convenientiam quae est in sensibilitate, sed propter convenientiam in aliqua proprietate leonis. Unde et liber vitae non transfertur ad divina secundum id quod est commune omni artificiato, sed secundum id quod est proprium libri inquantum est liber. Procedere autem a scriptore convenit libro non inquantum est liber, sed inquantum est artificiatum ; sic enim et domus est ab aedificatore et cultellus a fabro. Sed repraesentatio eorum quae scribuntur in libro, est de propria ratione libri inquantum huiusmodi ; unde, tali repraesentatione manente, etiamsi ab alio scriptus non esset, esset quidem liber, sed non esset artificiatus. Unde patet quod liber non transumitur ad divina ex hoc quod ab alio scribitur, sed ex hoc quod repraesentat ea quae scribuntur in libro. Et ideo, cum repraesentatio sit communis toti Trinitati, liber in divinis non dicitur personaliter, sed essentialiter tantum.

 

Ad primum igitur dicendum, quod ea quae in divinis essentialiter dicuntur, aliquando pro personis supponunt ; unde hoc nomen Deus quandoque supponit pro persona patris et quandoque pro persona filii, ut cum dicitur Deus generans, vel Deus genitus ; et ita etiam liber, quamvis essentialiter dicatur, tamen potest supponere pro persona filii ; et secundum hoc dicitur habere caput vel principium in divinis.

 

Ad secundum dicendum, quod verbum, secundum suam rationem qua in divinis dicitur, importat originem ex alio, ut in quaest. de verbo [art. 1 et 2] dictum est ; liber autem non importat originem ex sua ratione, secundum quam ad divina transumitur ; et ideo non est simile.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis liber apud nos realiter procedat a scriptore, sicut verbum a prolatore, tamen ista processio non importatur in nomine libri, sicut importatur in nomine verbi ; non enim plus importatur in nomine libri processio a scriptore quam in nomine domus processio ab aedificatore.

 

Ad quartum dicendum, quod ratio illa procederet, si in ratione libri esset ratio verbi scripti ; hoc autem non est verum ; unde ratio non sequitur.

 

Ad quintum dicendum, quod ratio illa tenet in his quae proprie dicuntur ; in his autem quae metaphorice dicuntur, sicut liber, non oportet quod conveniat ei de quo praedicatur secundum omnia quae ei conveniunt proprie ; alias oporteret quod Deus, qui dicitur leo metaphorice, haberet ungulas et pilos.

 

Ad sextum patet ex dictis, et similiter ad septimum.

 

 

 

 

Article 3 - LE LIVRE DE VIE EST-IL APPROPRIÉ AU FILS ?

(Tertio quaeritur utrum liber vitae approprietur filio.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Le livre de vie concerne la vie ; or, dans les Écritures, la vie est attribuée au Saint-Esprit ; Jn 6, 64 : « C’est l’Esprit qui vivifie. » Le livre de vie doit donc, lui aussi, être approprié au Saint-Esprit, et non au Fils.

 

 

2° En toute chose, le principe est ce qui est le plus important. Or le Père est appelé tête ou principe du livre, comme cela est clair au psaume 39, v. 9 : « en tête du livre il est écrit de moi ». C’est donc au Père que le nom de livre doit être approprié.

 

3° Ce sur quoi une chose est écrite inclut proprement la notion de livre. Or on dit que, dans la mémoire, quelque chose est écrit. La mémoire est donc un livre. Or la mémoire est appropriée au Père, comme l’intelligence au Fils, et la volonté au Saint-Esprit. Le livre de vie doit donc être approprié au Père.

 

4° La tête du livre est le Père. Or en tête du livre, comme on le trouve dans un psaume, il est écrit au sujet du Fils. Le Père est donc le livre du Fils, et ainsi le livre doit être approprié au Père.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit que le livre de vie est la prescience de Dieu. Or la science est appropriée au Fils ; I Cor. 1, 24 : « Le Christ est la force de Dieu et la sagesse de Dieu. » Le livre de vie est donc aussi approprié au Fils.

2) Le livre implique une représentation, comme aussi le miroir, l’image, la figure et le caractère. Or toutes ces choses sont attribuées au Fils. Le livre de vie doit donc aussi être approprié au Fils.

 

Réponse :

 

Approprier, ce n’est pas autre chose qu’atti­rer le commun vers le propre. Or, si ce qui est commun à toute la Trinité peut être attiré au propre d’une personne, ce n’est pas parce que cela conviendrait plus à une personne qu’à l’autre – en effet, cela s’opposerait à l’égalité des personnes –, mais parce que ce qui est commun a une plus grande ressemblance avec le propre d’une personne qu’avec le propre d’une autre ; par exemple, la bonté a une certaine convenance avec le propre du Saint-Esprit, qui procède comme amour (la bonté est en effet l’objet de l’amour), et c’est pourquoi elle est appropriée au Saint-Esprit ; et semblablement, la puissance est appropriée au Père, car la puissance en tant que telle est un certain principe, et il est propre au Père d’être le principe de toute la divinité ; et pour la même raison, la sagesse est appropriée au Fils, car elle a une convenance avec ce qui lui est propre : en effet, le Fils procède du Père comme verbe, ce qui signifie la procession de l’intelligence. Puis donc que le livre de vie concerne la connais­sance, il doit être approprié au Fils.

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien que la vie soit appropriée au Saint-Esprit, la connaissance de la vie est appropriée au Fils ; et c’est elle que le livre de vie implique.

 

2° Le Père est appelé tête [ou principe] du livre, non que la notion de livre lui convienne plus qu’au Fils, mais parce que le Fils, à qui l’on approprie le livre de vie, est issu du Père.

 

3° Il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’une chose soit appropriée à différentes personnes sous divers rapports, comme le don de sagesse est approprié au Saint-Esprit en tant qu’il est don, car le principe de tout don est l’amour, mais il est approprié au Fils en tant qu’il est sagesse. Semblablement, la mémoire est appropriée au Père en tant qu’elle est un principe pour l’intel­ligence, mais en tant qu’elle est une certaine puissance cognitive, elle est appropriée au Fils. Et c’est de cette façon que l’on dit que quelque chose est écrit dans la mémoire ; et ainsi, la mémoire peut être un livre. Aussi le livre est-il approprié au Fils plutôt qu’au Père.

 

 

4° Bien que le nom de livre soit approprié au Fils, cependant il convient aussi au Père, puisqu’il est commun et non propre ; voilà pourquoi il n’y a pas d’inconvénient si l’on dit que quelque chose est écrit dans le Père.

 

Et videtur quod non.

 

Liber enim vitae ad vitam pertinet ; sed vita spiritui sancto attribuitur in Scripturis ; Ioan., VI, 64 : spiritus est qui vivificat. Ergo et liber vitae spiritui sancto appropriari debet, et non filio.

 

Praeterea, principium in unoquoque potissimum est. Sed pater dicitur caput sive principium libri, ut patet in Psalmo XXXIX, 8 : in capite libri scriptum est de me. Ergo patri appropriari debet nomen libri.

 

Praeterea, illud in quo aliquid scribitur, habet proprie rationem libri. Sed in memoria dicitur aliquid scribi. Ergo memoria habet rationem libri. Sed memoria appropriatur patri, sicut intelligentia filio, et sicut voluntas spiritui sancto. Ergo liber vitae debet patri appropriari.

 

Praeterea, caput libri pater est. Sed in capite libri, ut in Psalm. [XXXIX, 8] habetur, scribitur de filio. Ergo pater est liber filii, et sic patri debet liber appropriari.

 

 

 

Sed contra. Est Augustinus [De civ. Dei XX, 15] dicit, quod liber vitae, est praescientia Dei. Sed scientia filio appropriatur, I Cor. I, 24 : Christum Dei virtutem et Dei sapientiam. Ergo et liber vitae filio appropriatur.

Praeterea, liber repraesentationem importat, sicut et speculum et imago et figura et character. Sed omnia ista filio attribuuntur. Ergo et liber vitae filio appropriari debet.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod appropriare nihil est aliud, quam commune trahere ad proprium. Illud autem quod est commune toti Trinitati, non potest trahi ad proprium alicuius personae, ex hoc quod magis uni personae quam alii conveniat : hoc enim aequalitati personarum repugnaret ; sed ex hoc quod id quod est commune, habet maiorem similitudinem cum proprio unius personae quam cum proprio alterius ; sicut bonitas habet quamdam convenientiam cum proprio spiritus sancti, qui procedit ut amor (est enim bonitas obiectum amoris) unde spiritui sancto appropriatur ; et similiter potentia patri, quia potentia inquantum huiusmodi est quoddam principium : patri autem proprium est esse principium totius deitatis ; et eadem ratione sapientia appropriatur filio, quia habet convenientiam cum proprio eius : procedit enim filius a patre ut verbum, quod nominat processionem intellectus. Unde, cum liber vitae ad notitiam pertineat, filio appropriari debet.

 

Ad primum igitur dicendum, quod quamvis vita approprietur spiritui sancto, cognitio vitae appropriatur fi­lio : hanc autem liber vitae importat.

 

Ad secundum dicendum, quod pater dicitur caput libri, non quia sibi ratio libri magis conveniat quam filio, sed quia filius, cui appropriatur liber vitae, a patre oritur.

 

Ad tertium dicendum, quod non est inconveniens aliquid appropriari diversis personis ratione diversa, sicut donum sapientiae appropriatur spiritui sancto inquantum est donum : omnis enim doni principium est amor ; sed appropriatur filio inquantum est sapientia. Similiter etiam memoria appropriatur patri inquantum est principium intelligentiae ; secundum autem quod est quaedam potentia cognitiva, appropriatur filio. Et hoc modo in memoria dicitur aliquid scribi : et sic memoria potest habere rationem libri. Unde et liber magis appropriatur filio quam patri.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis liber approprietur filio, tamen etiam convenit patri, cum sit commune, non proprium ; et ideo non est inconveniens, si in patre aliquid scribi dicatur.

 

 

 

 

 

Article 4 - LE LIVRE DE VIE EST-IL LA MÊME CHOSE QUE LA PRÉDESTINATION ?

(Quarto quaeritur utrum liber vitae sit idem quod praedestinatio.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Saint Augustin dit que le livre de vie est la prédestination de ceux auxquels est due la vie éternelle.

 

2° Nous connaissons les attributs divins par leurs effets. Or l’effet de la prédestination et celui du livre de vie sont identiques : ce sont la grâce finale et la gloire. La prédestination est donc identique au livre de vie.

 

3° Tout ce qui se dit métaphoriquement, en Dieu, doit nécessairement se ramener à quelque chose qui se dit proprement. Or l’expression « livre de vie » se dit métaphoriquement en Dieu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il est donc nécessaire de la ramener à quelque chose qui se dit proprement. Or on ne peut la ramener à autre chose qu’à la prédestination. Le livre de vie est donc identique à la prédestination.

 

En sens contraire :

 

1) Le nom de livre vient de ce qu’une chose est écrite en lui. Or la notion d’écriture ne concerne pas la prédestination. La prédestination n’est donc pas identique au livre de vie.

 

2) Le livre, dans sa notion, n’implique aucune causalité sur les choses auxquelles il se rapporte, mais la prédestination en implique une. La prédestination n’est donc pas identique au livre de vie.

 

Réponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, l’expression « livre de vie » se dit en Dieu par similitude avec l’écrit par lequel le prince d’une cité est dirigé dans l’admission ou l’exclusion des membres de sa cité. Or cet écrit se trouve au milieu de deux opérations. En effet, il suit la détermination de ce prince, qui distingue ceux qu’il veut admettre de ceux qu’il exclut, et il précède l’admission ou l’exclusion elle-même ; car l’écrit susdit n’est qu’une certaine représentation de sa prédestination. De même, le livre de vie ne semble être rien d’autre qu’une certaine inscription de la prédestination divine dans l’esprit de Dieu : car en prédestinant, Dieu prédétermine ceux qui doivent être admis à la vie glorieuse. Or la connaissance de cette prédestination demeure toujours en lui ; et la connaissance qu’il a d’avoir prédestiné certains, est le fait pour sa prédestination d’être écrite en lui comme dans un livre de vie. Donc le livre de vie et la prédestination, à parler formellement, ne sont pas identiques ; mais matériellement, le livre de vie est la prédestination elle-même ; comme nous disons, en parlant matériellement, que ce livre est la doctrine de l’Apôtre, parce que la doctrine de l’Apôtre y est contenue comme inscrite. Et c’est de cette façon que s’exprime saint Augustin lorsqu’il dit que le livre de vie est la prédestination.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° On voit dès lors clairement la réponse au premier argument.

 

2° Bien que le livre de vie et la prédestination se rapportent au même effet, la façon de s’y rapporter diffère : la prédestination regarde cet effet immédiatement, mais le livre de vie, moyennant la prédestination ; tout comme, dans l’âme, les ressemblances des réalités figurent immédiatement, au lieu que dans le livre sont inscrits des signes de paroles qui sont des indices des passions qui sont dans l’âme, et ainsi, le livre est médiatement le signe de la réalité.

 

 

3° Le livre de vie se ramène à quelque chose qui se dit proprement en Dieu ; mais

ce n’est pas la prédestination, c’est la

connaissance de la prédestination, par laquelle Dieu sait qu’il en a prédestiné certains.

 

Aux arguments avancés en sens contraire, il ne serait pas difficile de répondre.

 

Et videtur quod sic.

 

Augustinus [De civ. Dei XX, 15] enim dicit, quod liber vitae est praedestinatio eorum quibus debetur vita aeterna.

Praeterea, attributa divina per effectus eorum cognoscimus. Sed idem est effectus praedestinationis et libri vitae, scilicet finalis gratia et gloria. Ergo idem est praedestinatio, quod liber vitae.

 

Praeterea, quidquid dicitur metaphorice in divinis, oportet reduci ad aliquid proprie dictum. Sed liber vitae dicitur metaphorice in divinis ut ex dictis patet. Ergo oportet ad aliquid proprie dictum reducere. Sed non potest ad aliud reduci quam ad praedestinationem. Ergo liber vitae est idem quod praedestinatio.

Sed contra. Liber dicitur ex hoc quod in eo aliquid scribitur. Sed ratio scripturae ad praedestinationem non pertinet. Ergo praedestinatio non est idem quod liber vitae.

 

Praeterea, liber, de sui ratione, nullam causalitatem importat respectu eorum ad quae dicitur ; praedestinatio autem importat. Ergo praedestinatio non est idem cum libro vitae.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod sicut ex dictis, patet, liber vitae dicitur in divinis ad similitudinem scripturae, per quam princeps civitatis dirigitur in admittendis vel excludendis a suae civitatis consortio. Haec autem scrip­tura inter duas operationes media invenitur. Sequitur enim determinationem ipsius principis, qui eligit eos quos vult admittere ab his quos excludit, et praecedit ipsam admissionem vel exclusionem : scriptura enim praedicta non est nisi quaedam repraesentatio suae praedestinationis. Ita etiam et liber vitae nihil aliud esse videtur quam quaedam conscriptio divinae praedestinationis in mente divina : praedestinando enim praedeterminat Deus qui sint ad vitam gloriae admittendi. Huius autem praedestinationis notitia semper apud ipsum manet ; et hoc quod est cognoscere se praedestinasse aliquos, est suam praedestinationem in eo esse scriptam quasi in libro vitae. Liber ergo vitae et praedestinatio, formaliter loquendo, non sunt idem ; sed materialiter est liber vitae ipsa praedestinatio ; sicut dicimus, materialiter loquendo, quod liber iste, est doctrina apostoli, quia doctrina apostoli in eo conscripta continetur. Et hoc modo loquitur Augustinus cum dicit, librum vitae esse praedestinationem.

 

Unde patet responsio ad primum.

 

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis eumdem effectum respiciat liber vitae et praedestinatio, non tamen eodem modo ; sed praedestinatio respicit illum effectum immediate, liber autem vitae mediante praedestinatione ; sicut etiam in anima sunt rerum similitudines immediate, sed in libro conscribuntur signa vocum, quae sunt notae in anima passionum ; et ita liber mediate est signum rei.

 

Ad tertium dicendum, quod liber vitae ad aliquid proprie in divinis dictum reducitur : hoc autem non est praedestinatio, sed praedestinationis cognitio, qua Deus aliquos se praedestinasse cognoscit.

 

Ad ea quae contra obiiciuntur, non esset difficile respondere.

 

 

 

 

Article 5 - L’EXPRESSION « LIVRE DE VIE » SE RAPPORTE-T-ELLE À LA VIE INCRÉÉE ?

(Quinto quaeritur utrum liber vitae dicatur respectu vitae increatae.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Comme dit saint Augustin, le livre de vie est la connaissance de Dieu. Or, de même que Dieu connaît la vie d’autrui, de même il connaît la sienne. Le livre de vie regarde donc aussi la vie incréée.

 

 

 

2° Le livre de vie est représentatif de la vie. Mais non de la vie créée : car ce qui est premier ne représente pas ce qui est second, mais c’est l’inverse. Le livre de vie est donc représentatif de la vie incréée.

 

 

3° Ce qui se dit de plusieurs avec antériorité de l’un sur l’autre, se comprend, au sens obvie, de ce qui se dit en premier. Or la vie se dit de Dieu avant de se dire des créatures, car sa vie est l’origine de toute vie, comme le montre Denys au livre des Noms divins. Puis donc que, dans « le livre de vie », la vie est nommée au sens obvie, elle doit se comprendre de la vie incréée.

 

 

4° De même que le livre implique une représentation, de même en est-il de la figure, d’autant plus que le livre représente au moyen de certaines figures. Or le Fils est appelé la figure du Père, comme cela est clair en Hébr. 1, 3. Il peut donc aussi être appelé livre relativement à la vie du Père.

 

5° Le livre est nommé en référence à ce qui est écrit dans le livre. Or dans le livre, il est écrit au sujet du Fils, suivant ce passage du psaume 39, v. 8 : « en tête du livre il est écrit de moi ». Or la vie du Fils est incréée. Le livre de vie peut donc regarder la vie incréée.

 

6° Le livre ne peut être identique, sous le même rapport, à ce dont il est le livre. Or la création est un livre par rapport à Dieu. Dieu ne peut donc pas être appelé livre par rapport à la vie créée ; il reste donc que l’expression « livre de vie » se dit de la vie incréée.

 

7° Comme le livre relève de la connaissance, de même le verbe. Or le Verbe est celui de l’essence divine elle-même avant d’être celui de la création : car c’est en se disant que le Père dit toute la création. Le livre de vie regarde donc, lui aussi, la vie incréée avant la vie créée.

 

En sens contraire :

 

1) Selon saint Augustin, le livre de vie est la prédestination. Or la prédestination regarde seulement les créatures. Donc le livre de vie aussi.

 

2) Le livre ne représente quelque chose que par des figures et des ressemblances. Or Dieu ne se connaît pas lui-même par des ressemblances, mais par son essence. Il n’est donc pas un livre par rapport à lui-même.

 

Réponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, le livre de vie est une certaine inscription par laquelle celui qui donne la vie est dirigé dans ce don, suivant ce qui était préordonné au sujet de quelqu’un ; voilà pourquoi la vie à laquelle se réfère l’expression « livre de vie » a deux propriétés. D’abord, d’être acquise en étant conférée par quelqu’un ; ensuite, de résulter de l’inscription susdite qui dirige vers sa collation. Or l’une et l’autre de ces propriétés font défaut à la vie incréée, car la vie glorieuse n’existe pas en Dieu par acquisition, mais par nature ; et aucune connaissance ne précède sa vie, mais la vie de Dieu précède même sa connaissance, selon notre façon de comprendre. L’expres­sion « livre de vie » ne peut donc se dire en parlant de la vie incréée.

 

Réponse aux objections :

 

1° Ce n’est pas n’importe quelle connaissance de Dieu qui est appelée « livre de vie », mais celle qui porte sur la vie que doivent posséder les prédestinés, comme on peut le déduire des paroles qui suivent.

 

2° Représenter quelque chose, c’est contenir sa ressemblance. Or il y a deux sortes de ressemblances de la réalité. L’une est productrice de la réalité, comme celle qui est dans l’intelligence pratique ; et à la façon de cette ressemblance, le premier peut représenter le second. L’autre est la ressemblance reçue de la réalité dont elle est la ressemblance ; et de cette façon, le suivant représente le premier, et non l’inverse. Or le livre de vie représente la vie non pas de cette façon, mais de la première.

 

 

3° Une chose dite au sens obvie se comprend parfois de ce qui se dit en second, et cela en raison de quelque ajout ; par exemple, l’expression ens in alio (l’étant qui est dans un autre) signifie l’accident ; et semblable­ment la vie, en raison de ce qui est ajouté, à savoir le livre, se comprend de la vie créée, qui est appelée vie secondairement.

 

4° Ce que la figure représente est pour elle, d’une certaine façon, comme un principe, attendu que la figure et l’image se déduisent du modèle comme d’un principe ; mais le livre de vie représente la vie comme dépendante du principe que lui-même est. Or il convient à Dieu d’être le principe du Fils, qui est la figure du Père, mais il ne convient pas à la vie de celui-ci que quelque chose en soit le principe ; voilà pourquoi il n’en va pas de même pour la vie et pour la figure.

 

5° Ce verset de psaume se comprend du Fils quant à la nature humaine.

 

 

6° À la fois la cause représente l’effet, et l’effet la cause, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et pour cette raison, Dieu peut être dit le livre de la créature, et vice versa.

 

 

7° Le verbe n’est pas signifié comme principe de ce qui est dit au moyen du verbe, comme le livre de vie tel qu’il est envisagé ici ; il n’en va donc pas de même.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia, ut Augustinus [Glossa P. Lombardi super Ps. LXVIII, 29, PL 191, 639 A] dicit, liber vitae est notitia Dei. Sed Deus sicut cognoscit vitam alienam, ita cognoscit suam. Ergo liber vitae respicit etiam vitam increatam.

 

Praeterea, liber vitae est repraesentativus vitae. Sed non vitae creatae : primum enim non repraesentat secundum, sed e converso. Ergo liber vitae est repraesentativus vitae increatae.

 

Praeterea, quod de pluribus dicitur, de uno per prius, de alio per posterius dictum, simpliciter intelligitur de eo quod per prius dicitur. Sed vita per prius de Deo dicitur quam de creaturis, quia eius vita omnis vitae est origo, ut ostendit Dionysius de Divinis Nomin. [6, 1]. Ergo cum in libro vitae, vita simpliciter nominetur, intelligi debet de vita increata.

 

Praeterea, sicut liber repraesentationem importat, ita et figura ; maxime cum liber figuris quibusdam repraesentet. Sed filius dicitur figura patris, ut patet Hebr. I, 3. Ergo et filius potest dici liber respectu vitae patris.

 

 

Praeterea, liber dicitur respectu eius quod in libro scribitur. Sed in libro scribitur de filio, iuxta illud in Psalmo XXXIX, 8 : in capite libri scriptum est de me. Vita autem filii est increata. Ergo liber vitae potest respicere vitam increatam.

 

Praeterea, non potest esse idem liber et cuius est liber, respectu eiusdem. Sed creatura est liber respectu Dei. Ergo Deus non potest dici liber respectu vitae creatae ; ergo restat quod dicatur liber vitae respectu vitae increatae.

 

Praeterea, sicut liber ad cognitionem pertinet, ita et verbum. Sed verbum per prius est divinae essentiae ipsius quam creaturae : pater enim, dicendo se, dicit omnem creaturam. Ergo et liber vitae per prius respicit vitam increatam quam creatam.

 

 

 

Sed contra. Secundum Augustinum [De civ. Dei XX, 15], liber vitae est praedestinatio. Praedestinatio autem non respicit nisi creaturas. Ergo nec liber vitae.

Praeterea, liber non repraesentat aliquid nisi per aliquas figuras et similitudines. Sed Deus non cognoscit seipsum per aliquas similitudines, sed per essentiam suam. Ergo ipse non est liber respectu sui ipsius.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod sicut ex dictis patet, liber vitae est quaedam conscriptio, per quam dirigitur conferens vitae in vitae collatione, secundum quod de aliquo praeordinatum erat ; et ideo vita respectu cuius liber vitae dicitur, duo habet. Unum est, quod est acquisita per collationem alicuius ; aliud est, quod consequitur conscriptionem praedictam dirigentem in ipsam. Utrumque autem horum deest vitae increatae, vita enim gloriae non inest Deo per acquisitionem, sed per naturam ; nec aliqua notitia vitam eius praecedit, sed ipsa Dei vita praecedit, secundum modum intelligendi, etiam ipsius notitiam. Unde liber vitae non potest dici respectu vitae increatae.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod non quaelibet Dei notitia dicitur liber vitae ; sed illa quae est de vita quam habituri sunt praedestinati, ut ex sequentibus verbis haberi potest.

 

Ad secundum dicendum, quod repraesentare aliquid est similitudinem eius continere. Duplex autem est rei similitudo. Una quae est factiva rei, sicut quae est in intellectu practico ; et per modum huius similitudinis primum potest repraesentare secundum. Alia autem est similitudo accepta a re cuius est ; et per hunc modum posterius repraesentat primum, et non e converso. Liber autem vitae non hoc modo, sed primo, vitam repraesentat.

 

Ad tertium dicendum, quod aliquid simpliciter dictum intelligitur quandoque de eo quod per posterius dicitur, ratione alicuius adiuncti ; sicut ens in alio intelligitur accidens ; et similiter vita ratione eius quod adiungitur, scilicet liber, intelligitur de vita creata, quae per posterius vita dicitur.

 

Ad quartum dicendum, quod figura repraesentat id cuius est figura, quodammodo ut principium, eo quod figura et imago deducitur ab exemplari sicut a principio ; sed liber vitae repraesentat vitam ut principiatam ab ipso. Deo autem competit esse principium filii, qui est figura patris, sed non competit vitae eius quod aliquid sit ipsius principium ; et ideo non est simile de vita et figura.

 

Ad quintum dicendum, quod illud Psalmi intelligitur de filio secundum humanam naturam.

 

Ad sextum dicendum, quod et causa repraesentat effectum, et effectus causam, ut ex dictis patet ; et secundum hoc Deus potest dici liber creaturae, et e converso.

 

Ad septimum dicendum, quod verbum non significatur ut principium eius quod per verbum dicitur, sicut liber vitae, prout hic accipitur ; et ideo non est simile.

 

 

 

 

Article 6 - L’EXPRESSION « LIVRE DE VIE » SE RAPPORTE-T-ELLE À LA VIE NATURELLE DANS LES CRÉATURES ?

(Sexto quaeritur utrum liber vitae dicatur respectu vitae naturae in creaturis.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° De même que la vie glorieuse est représentée dans la connaissance de Dieu, de même en est-il de la vie naturelle. Or la connaissance de Dieu est appelée « livre de vie » par rapport à la vie glorieuse. Elle doit donc aussi être appelée livre par rapport à la vie naturelle.

 

2° La connaissance divine contient tout par manière de vie ; car, comme il est dit en Jn 1, 3, « ce qui a été fait était vie en lui ». L’expression « livre de vie » doit donc se dire de toutes choses, et surtout des vivants.

 

 

3° De même que, par la providence, on est préordonné à la vie glorieuse, de même l’est-on aussi à la vie naturelle. Or la connaissance de la préordination à la vie glorieuse est appelée « livre de vie », comme on l’a déjà dit. La connaissance de la préordination à la vie naturelle est donc elle aussi appelée « livre de vie ».

 

4° Sur ce passage de Apoc. 3, 5 : « je n’effacerai point leurs noms du livre de vie », la Glose dit : « Le livre de vie est la connaissance divine en laquelle tout subsiste. » L’expression « livre de vie » se rapporte donc à toutes choses ; et par conséquent, à la vie naturelle aussi.

 

5° Le livre de vie est une certaine connaissance de la vie glorieuse. Or la vie glorieuse ne peut être connue si l’on ne connaît la vie naturelle. Le livre de vie regarde donc semblablement la vie naturelle.

 

6° Le nom de vie a été transféré de la vie naturelle à la vie glorieuse. Or une chose se dit plus vraiment de ce qui est dit proprement que de ce qui résulte d’un transfert. Le livre de vie regarde donc plus la vie naturelle que la vie glorieuse.

 

 

7° Ce qui est plus permanent et plus commun est plus noble. Or la vie naturelle est plus permanente que la vie de la gloire ou de la grâce ; et semblablement, elle est plus commune, car la vie naturelle accompagne la vie de la grâce et de la gloire, mais ce n’est pas réciproque. La vie naturelle est donc plus noble que la vie de la grâce et de la gloire ; le livre de vie regarde donc plus la vie naturelle que celle de la grâce ou de la gloire.

 

En sens contraire :

 

1) Le livre de vie est en quelque sorte la prédestination, comme le montre saint Augustin. Or la prédestination ne porte pas sur la vie naturelle. Donc le livre de vie non plus.

 

2) Le livre de vie concerne cette vie qui est donnée immédiatement par Dieu. Or la vie naturelle est donnée par Dieu au moyen des causes naturelles. Le livre de vie ne concerne donc pas la vie naturelle.

 

Réponse :

 

Le livre de vie est une certaine connaissance qui dirige dans la collation de la vie celui qui la donne, comme on l’a dit. Or, lorsque nous conférons quelque chose, nous n’avons besoin de direction que parce qu’il est nécessaire de distinguer ceux auxquels il faut donner de ceux auxquels il ne faut pas donner. Aussi le livre de vie se rapporte-t-il seulement à cette vie qui est donnée avec élection. Or la vie naturelle, tout comme les autres biens naturels, est fournie communément à tous, selon la capacité de chacun ; voilà pourquoi le livre de vie ne se rapporte pas à la vie naturelle, mais seulement à cette vie qui, suivant le propos de Dieu qui élit, est donnée à certains et non à d’autres.

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien que la vie naturelle soit représentée dans la connaissance de Dieu, comme aussi la vie glorieuse, cependant la connaissance de la vie naturelle n’est pas un livre de vie comme la connaissance de la vie glorieuse, pour la raison susdite.

 

2° On n’appelle pas « livre de vie » un livre qui vit, mais un livre qui concerne la vie à laquelle certains, qui sont inscrits dans le livre, sont préordonnés par élection.

 

 

3° La providence de Dieu octroie à quelques-uns la vie comme un dû de leur nature ; mais elle n’octroie la vie glorieuse que par le bon plaisir de sa volonté ; voilà pourquoi elle donne la vie naturelle à tous ceux qui peuvent la recevoir, mais non la vie glorieuse. Et pour cette raison, il n’est pas de livre de la vie naturelle, comme il en est de la vie glorieuse.

 

 

4° Cette glose ne doit pas se comprendre comme si tout subsistait, c’est-à-dire était contenu, dans le livre de vie ; mais en ce sens que tout ce qui est écrit en lui, subsiste, c’est-à-dire est stable.

 

5° À l’égard de la vie glorieuse, le livre de vie n’implique pas seulement une connaissance, mais aussi une certaine élection ; et il en va autrement à l’égard de la vie naturelle, comme on l’a dit.

 

 

6° La vie glorieuse nous est moins connue que la vie naturelle ; voilà pourquoi nous passons de la connaissance de la vie naturelle à celle de la vie glorieuse ; et semblablement, nous nommons la vie glorieuse d’après la vie naturelle, quoique la vie glorieuse soit davantage vie ; tout comme nous nommons Dieu d’après ce qui est en nous. Il n’est donc pas nécessaire que le nom de vie soit compris de la vie naturelle, quand il est proféré en un sens absolu.

 

 

7° La vie glorieuse est en soi plus permanente que la vie naturelle, car la vie naturelle est stabilisée par la vie glorieuse ; mais par accident, la vie naturelle est plus permanente que la vie glorieuse ; c’est-à-dire en tant qu’elle est plus proche du vivant, auquel est due selon son essence la vie naturelle et non la vie de la grâce. D’autre part, la vie naturelle est plus commune d’une certaine façon, et d’une autre moins. En effet, une chose est appelée commune de deux façons. D’abord par consécution ou prédication ; c’est-à-dire lorsqu’une chose unique se rencontre en une multitude sous un même rapport ; et dans ce cas, ce qui est plus commun n’est pas plus noble, mais plus imparfait, comme l’animal par rapport à l’homme ; et c’est de cette façon que la vie naturelle est plus commune que la vie glorieuse. Ensuite, par façon de cause, comme la cause qui, demeurant numériquement une, s’étend à plusieurs effets ; et dans ce cas, ce qui est plus commun est plus noble, comme la conservation de la cité par rapport à la conservation de la famille. Mais de cette façon, la vie naturelle n’est pas plus commune que la vie glorieuse.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia sicut vita gloriae repraesentatur in Dei notitia, ita et vita naturae. Sed Dei notitia dicitur liber vitae respectu vitae gloriae. Ergo et debet dici liber respectu vitae naturae.

 

 

 

Praeterea, divina notitia continet omnia per modum vitae ; quia, ut dicitur Ioan. I, 3, quod factum est, in ipso vita erat. Ergo debet dici liber vitae respectu omnium, et maxime viventium.

 

Praeterea, sicut ex divina providentia aliquis praeordinatur ad vitam gloriae, ita et ad vitam naturae. Sed notitia praeordinationis ad vitam gloriae dicitur liber vitae, ut dictum est prius. Ergo et notitia praeordinationis ad vitam naturae dicitur liber vitae.

 

Praeterea, Apoc. III, 5, super illud : non delebo nomina eorum de libro vitae, dicit Glossa [ordin., ibid.] : liber vitae est divina notitia, in qua omnia constant. Ergo liber vitae dicitur respectu omnium ; et ita etiam respectu vitae naturae.

 

Praeterea, liber vitae est notitia quaedam de vita gloriae. Sed non potest cognosci vita gloriae nisi cognoscatur vita naturae. Ergo liber vitae respicit similiter vitam naturae.

 

Praeterea, nomen vitae translatum est a vita naturae ad vitam gloriae. Sed verius dicitur aliquid de eo quod proprie dicitur, quam de eo quod ad hoc transumitur. Ergo liber vitae magis respicit vitam naturae quam gloriae.

 

Praeterea, illud quod est permanentius et communius, est nobilius. Sed vita naturae est permanentior quam vita gloriae vel gratiae ; et similiter communior, quia vita naturae sequitur ad vitam gratiae et gloriae, sed non convertitur. Ergo vita naturae est nobilior quam vita gratiae vel gloriae ; ergo liber vitae magis respicit vitam naturae quam gratiae vel gloriae.

 

 

 

Sed contra. Liber vitae quodammodo est praedestinatio, ut per Augustinum [De civ. Dei XX, 15] patet. Sed praedestinatio non est de vita naturae. Ergo nec liber vitae.

 

Praeterea, liber vitae est de illa vita quae immediate a Deo datur. Sed vita naturae datur a Deo mediantibus naturalibus causis. Ergo liber vitae non est de vita naturae.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod liber vitae est quaedam notitia dirigens datorem vitae in vitae collatione, ut dictum est. In collatione autem aliqua non indigemus directione nisi propter hoc quod oportet discernere eos quibus dandum est, ab his quibus dandum non est. Unde liber vitae non est nisi respectu illius vitae quae cum electione datur. Vita autem naturae sicut et alia bona naturalia, communiter omnibus exhibetur, secundum quod unusquisque est capax ; et ideo respectu vitae naturae non est liber vitae, sed solum respectu illius vitae quae, secundum propositum Dei eligentis, quibusdam datur et quibusdam non.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod quamvis vita naturae repraesentetur in Dei notitia, sicut et vita gloriae, non tamen notitia vitae naturae habet rationem libri vitae, sicut notitia vitae gloriae, ratione praedicta.

 

Ad secundum dicendum, quod liber vitae non dicitur liber qui vivit ; sed liber qui est de vita ad quam aliqui per electionem praeordinantur, qui sunt conscripti in libro.

 

Ad tertium dicendum, quod providentia Dei vitam aliquibus providet ut debitum naturae ipsorum ; sed vitam gloriae non providet nisi ex beneplacito suae voluntatis ; et ideo vitam naturae dat omnibus qui capere possunt, non autem vitam gloriae. Et propter hoc non est aliquis liber vitae naturae, sicut vitae gloriae.

 

Ad quartum dicendum, quod Glossa illa non est intelligenda hoc modo quod omnia constent, id est contineantur in libro vitae ; sed quia omnia quae in eo scribuntur, constant, id est firma sunt.

Ad quintum dicendum, quod liber vitae non solum importat notitiam respectu vitae gloriae, sed etiam quamdam electionem ; non autem respectu vitae naturae, ut dictum est.

 

Ad sextum dicendum, quod vita gloriae est minus nota nobis quam vita naturae ; et ideo ex vita naturae devenimus in cognitionem vitae gloriae ; et similiter ex vita naturae vitam gloriae nominamus, quamvis vita gloriae plus habeat de ratione vitae ; sicut et ex his quae sunt apud nos, nominamus Deum. Unde non oportet quod nomen vitae intelligatur de vita naturae, quando simpliciter profertur.

 

Ad septimum dicendum, quod vita gloriae, quantum est in se, est permanentior quam vita naturae, quia per vitam gloriae naturae vita stabilitur ; sed per accidens vita naturae est permanentior quam vita gloriae ; inquantum, scilicet, est propinquior viventi, cui secundum essentiam suam debetur vita naturae, non autem vita gratiae. Communior autem est quodammodo vita naturae, et quodammodo non. Dupliciter enim dicitur aliquid commune. Uno modo per consecutionem vel praedicationem ; quando, scilicet, aliquid unum invenitur in multis secundum rationem unam ; et sic illud quod est communius, non est nobilius, sed imperfectius, sicut animal homine ; et hoc modo vita naturae est communior quam vita gloriae. Alio modo per modum causae, sicut causa quae, una numero manens, ad plures effectus se extendit ; et sic id quod est communius, est nobilius, ut conservatio civitatis quam conservatio familiae. Hoc autem modo vita naturae non est communior quam vita gloriae.

 

 

 

 

 

 

 

Article 7 - L’EXPRESSION « LIVRE DE VIE », AU SENS ABSOLU, SE RAPPORTE-T-ELLE À LA VIE DE LA GRÂCE ?

(Septimo quaeritur utrum liber vitae dicatur simpliciter respectu vitae gratiae.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Ce qui est dans l’effet se trouve plus noblement dans la cause, comme le montre Denys au livre des Noms divins. Or la gloire est l’effet de la grâce. La vie de la grâce est donc plus noble que la vie glorieuse ; le livre de vie regarde donc principalement la vie de la grâce, plutôt que la vie glorieuse.

 

 

2° Le livre de vie est une certaine inscription de la prédestination, comme on l’a déjà dit. Or la prédestination est en même temps la préparation de la grâce et de la gloire. Le livre de vie regarde donc lui aussi en même temps l’une et l’autre vie.

 

 

3° Par le livre de vie, certains sont désignés comme citoyens de cette cité en laquelle est la vie. Or, de même que par la vie glorieuse certains sont faits citoyens de la Jérusalem céleste, de même par la vie de la grâce l’on est fait citoyen de l’Église militante. Le livre de vie regarde donc la vie de la grâce comme la vie glorieuse.

4° Ce qui se dit de plusieurs s’entend, si on le dit au sens obvie, de ce dont il se dit en premier. Or la vie de la grâce est antérieure à la vie glorieuse. Donc, quand on dit « livre de vie », on le comprend de la vie de la grâce.

 

En sens contraire :

 

1) Celui qui possède la justice présente a la vie de la grâce de façon absolue. Mais on ne dit pas de façon absolue qu’il est écrit dans le livre de vie : on le dit à un certain point de vue, à savoir, suivant la justice présente. Le livre de vie ne regarde donc pas la vie de la grâce au sens absolu.

 

2) La fin est plus noble que les moyens. Or la vie glorieuse est la fin de la grâce. Elle est donc plus noble. La vie, au sens absolu, se comprend donc de la vie glorieuse, et par conséquent le livre de vie ne regarde au sens absolu que la vie glorieuse.

 

Réponse :

 

L’expression « livre de vie » signifie une inscription de quelqu’un pour qu’il obtienne la vie comme une certaine récompense et comme une certaine possession, car pour de telles choses les hommes ont coutume d’être inscrits. Or « avoir en possession » se dit proprement pour une chose dont on dispose à volonté ; et c’est ce en quoi l’on ne tolère aucune imperfection. Ainsi le Philosophe dit-il au début de la Métaphysique que la science qui porte sur Dieu « n’est pas une possession humaine » mais divine, car Dieu seul se connaît parfaitement, tandis que l’homme se trouve insuffisant à le connaître. Voilà pourquoi l’on aura la vie comme une possession lorsque toute imperfection opposée à la vie sera exclue par la vie. Or c’est ce que fait la vie glorieuse, en laquelle toute mort, et la corporelle et la spirituelle, sera complètement absorbée, au point que même la puissance de mourir ne demeurera point ; mais la vie de la grâce n’a pas cet effet. Et ainsi, le livre de vie regarde au sens absolu non pas la vie de la grâce, mais seulement la vie glorieuse.

 

Réponse aux objections :

 

1° Certaines causes sont plus nobles que les choses dont elles sont causes, ainsi l’efficiente, la forme et la fin ; voilà pourquoi ce qui est en de telles causes est en elles plus noblement qu’en ce dont elles sont causes. Mais la matière est plus imparfaite que ce dont elle est cause ; et c’est pourquoi une chose est moins noblement dans la matière que dans l’objet matériel ; en effet, elle est dans la matière incomplètement et en puissance, et en acte dans l’objet matériel. Or toute disposition qui prépare le sujet à recevoir quelque perfection se ramène à la cause matérielle ; et c’est de cette façon que la grâce est la cause de la gloire ; voilà pourquoi la vie est plus noblement dans la gloire que dans la grâce.

 

2° La prédestination ne regarde la grâce que dans la mesure où elle est ordonnée à la gloire ; aussi être prédestiné ne convient-il qu’à ceux qui ont la grâce finale, que suit la gloire.

 

 

3° Bien que ceux qui ont la vie de la grâce soient des citoyens de l’Église militante, cependant l’état de l’Église militante n’est pas un état en lequel on ait pleinement la vie, puisque l’on reste en puissance à mourir ; voilà pourquoi le livre de vie ne s’y rapporte pas.

 

 

4° Bien que la vie de la grâce soit antérieure à la vie glorieuse dans la voie de génération, cependant la vie glorieuse est antérieure suivant la voie de perfection, comme la fin est antérieure aux moyens.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia quod est in effectu, nobilius invenitur in causa, ut patet per Dionysium in libro de Divinis Nominibus [2, 8]. Sed gloria est effectus gratiae. Ergo vita gratiae est nobilior quam vita gloriae ; ergo liber vitae principalius respicit vitam gratiae quam vitam gloriae.

 

Praeterea, liber vitae est quaedam praedestinationis conscriptio, ut supra, [art. 1 et 5 huius quaest.] dictum est. Sed praedestinatio est communiter praeparatio gratiae et gloriae. Ergo et liber vitae utramque vitam communiter respicit.

 

Praeterea, per librum vitae aliqui designantur ut cives illius civitatis in qua est vita. Sed, sicut per vitam gloriae aliqui efficiuntur cives Ierusalem caelestis, ita per vitam gratiae aliquis efficitur civis Ecclesiae militantis. Ergo liber vitae respicit vitam gratiae sicut et vitam gloriae.

Praeterea, quod de pluribus dicitur, dictum simpliciter intelligitur de eo de quo per prius dicitur. Sed vita gratiae est prior quam vita gloriae. Ergo, cum dicitur liber vitae, intelligitur de vita gratiae.

 

 

 

Sed contra. Ille qui habet praesentem iustitiam, simpliciter habet vitam gratiae. Non autem dicitur simpliciter scriptus in libro vitae, sed solum secundum quid, scilicet secundum praesentem iustitiam. Ergo liber vitae non respicit simpliciter vitam gratiae.

 

Praeterea, finis est nobilior his quae sunt ad finem. Sed vita gloriae est finis gratiae. Ergo est nobilior ; ergo vita simpliciter dicta intelligitur de vita gloriae, et ita liber vitae simpliciter non respicit nisi vitam gloriae.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod liber vitae significat quamdam conscriptionem alicuius ad vitam obtinen-

dam quasi quoddam praemium, et quasi possessionem quamdam, ad huiusmodi enim homines conscribi consueverunt. Illud autem proprie dicitur haberi ut possessio quod habetur ad nutum ; et hoc est illud in quo nullum defectum patitur. Unde philosophus dicit in principio Metaphysicorum [cap. 2 (982 b 28)], quod scientia quae est de Deo, non est humana possessio, sed divina, quia solus Deus perfecte seipsum cognoscit ; homo autem ad cognoscendum ipsum deficiens invenitur. Et ideo tunc vita habetur ut possessio, quando per vitam omnis defectus vitae oppositus excluditur. Hoc autem facit vita gloriae, in qua mors omnis et corporalis et spiritualis penitus absorbebitur, ut nec etiam remaneat potentia moriendi ; non autem vita gratiae. Et ideo liber vitae non respicit simpliciter vitam gratiae, sed vitam gloriae tantum.

 

Ad primum ergo dicendum, quod quaedam causae sunt nobiliores his quorum sunt causae, sicut efficiens, forma et finis ; et ideo quod est in talibus causis, nobilius est in eis quam in his quorum sunt causae. Sed materia est imperfectior eo cuius est causa ; et ideo aliquid est in materia minus nobiliter quam in materiato ; in materia enim est incomplete et in potentia, et in materiato est actu. Omnis autem dispositio, quae praeparat subiectum ad aliquam perfectionem recipiendam, reducitur ad causam materialem ; et hoc modo gratia est causa gloriae ; et ideo vita est in gloria nobilius quam in gratia.

 

Ad secundum dicendum, quod praedestinatio non respicit gratiam nisi secundum quod ordinatur ad gloriam ; unde esse praedestinatum non convenit nisi his qui habent finalem gratiam, quam sequitur gloria.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis illi qui habent vitam gratiae, sint cives Ecclesiae militantis, tamen status Ecclesiae militantis non est status in quo vita plene habeatur, cum adhuc remaneat potentia ad mortem ; et ideo respectu huius non dicitur liber vitae.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis vita gratiae sit prior in via generationis quam vita gloriae ; tamen vita gloriae est prior secundum viam perfectionis, ut finis his quae sunt ad finem.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 8 - PEUT-ON PARLER DE LIVRE DE MORT COMME ON PARLE DU LIVRE DE VIE ?

(Octavo quaeritur utrum possit dici liber mortis, sicut dicitur liber vitae.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Sur ce passage de Lc 10, 20 : « réjouis­sez-vous de ce que vos noms, etc. », la Glose dit : « Si quelqu’un a fait des actions soit célestes soit terrestres, par elles il est éternellement fixé dans la mémoire de Dieu comme s’il était noté par des lettres. » Or, de même que par les œuvres célestes, qui sont les œuvres de la justice, l’on est ordonné à la vie, de même par les œuvres terrestres, qui sont les œuvres du péché, l’on est ordonné à la mort. Donc, comme il y a en Dieu une inscription ordonnée à la vie, ainsi y a-t-il une inscription ordonnée à la mort ; donc, de même qu’en Dieu l’on parle de livre de vie, ainsi doit-on parler en lui de livre de mort.

 

2° Si l’on parle du livre de vie, c’est en tant que Dieu possède en lui-même l’inscription de ceux qu’il a préparés pour les récompenses éternelles, par similitude avec l’inscrip­tion que le prince terrestre possède de ceux qu’il a déterminés pour des dignités. Or, de même que le prince de la cité possède l’inscription des dignités et des récompenses, de même possède-t-il aussi celle des peines et des supplices. Donc semblablement, l’on doit aussi admettre en Dieu un livre de mort.

 

3° De même que Dieu connaît sa prédestination, par laquelle il en a préparé certains pour la vie, de même il connaît sa réprobation, par laquelle il en prépare pour la mort. Or la connaissance même que Dieu a de sa prédestination est appelée « livre de vie », comme on l’a dit. La connaissance de la réprobation doit donc aussi être appelée « livre de mort ».

 

En sens contraire :

 

Selon Denys au début du livre des Noms divins, on ne doit oser dire quelque chose sur Dieu qu’en s’appuyant sur l’autorité de la Sainte Écriture. Or le livre de mort ne se trouve pas mentionné dans l’Écriture comme le livre de vie. Nous ne devons donc pas admettre un livre de mort.

 

Réponse :

 

La connaissance que l’on a de ce que l’on voit écrit dans un livre, est privilégiée en comparaison des autres choses ; aussi, s’agissant de ce qui est su par Dieu, le nom de livre doit-il se rapporter aux choses dont Dieu a une connaissance spéciale en comparaison des autres choses. Or il y a en Dieu une double connaissance : la science de simple notion et la science d’appro­bation. La science de simple notion est commune à toutes choses, biens et maux ; mais la science d’approbation porte seulement sur les biens : voilà pourquoi Dieu a des biens une connaissance privilégiée par rapport aux autres choses, et pour cette raison on les dit inscrits dans un livre ; mais non les maux. Et c’est pourquoi l’on ne parle pas de livre de mort comme on parle de livre de vie.

 

Réponse aux objections :

 

1° Certains reconnaissent dans les œuvres célestes celles de la vie contemplative, et dans les terrestres celles de la vie active. Or par les unes et les autres on est inscrit pour la vie, non pour la mort ; et ainsi, l’une et l’autre inscription appartient au livre de vie, et aucune des deux à un livre de mort. D’autres, par contre, entendent par les œuvres terrestres les œuvres du péché, par lesquelles, quoique de soi elles nous ordonnent à la mort, l’on est cependant ordonné à la vie par accident, en tant qu’après le péché on se relève plus circonspect et plus humble. Ou bien l’on peut répondre, et c’est mieux, que lorsque l’on dit qu’une chose est connue par autre chose, cela peut s’entendre de deux façons. D’abord de telle sorte que la préposition désigne la cause de la connaissance du côté de celui qui connaît, et l’on ne peut comprendre ainsi dans le cas présent, car les œuvres que quelqu’un fait, bonnes ou mauvaises, ne sont la cause ni de la divine prescience ou de la prédestination, ni de la réprobation éternelle. Ensuite de telle sorte qu’elle désigne la cause du côté de l’objet connu, et c’est ainsi que l’on comprend dans le cas présent. En effet, l’on dit que quelqu’un est noté dans la mémoire de Dieu par les œuvres qu’il a faites, non que de telles œuvres soient la cause pour laquelle Dieu connaîtrait, mais parce que Dieu sait qu’en raison de telles œuvres l’on est destiné à avoir la mort ou la vie. Il est donc clair que cette glose ne parle pas de l’inscription qui appartient au livre de vie, et qui est du côté de Dieu.

 

2° On inscrit des choses dans un livre afin qu’elles demeurent perpétuellement dans la connaissance. Or ceux qui sont punis sont bannis de la connaissance des hommes par les peines elles-mêmes ; voilà pourquoi ils ne sont pas inscrits, si ce n’est peut-être pour un temps, jusqu’à ce que la peine leur soit infligée. Mais ceux qui sont députés aux dignités et aux récompenses sont inscrits au sens absolu du terme, afin qu’ils soient gardés en perpétuelle mémoire.

 

3° Dieu n’a pas une connaissance privilégiée des réprouvés comme il en a une des prédestinés ; il n’en va donc pas de même.

 

Et videtur quod sic.

 

Luc. X, 20, super illud : gaudete, quia nomina vestra etc., dicit Glossa [ordin.] : si quis caelestia sive terrestria opera gesserit, per haec quasi litteris annotatus apud Dei memoriam aeternaliter est affixus. Sed sicut per opera caelestia, quae sunt opera iustitiae, aliquis ordinatur ad vitam ; ita per opera terrestria, quae sunt opera peccati, aliquis ordinatur ad mortem. Ergo sicut in Deo est conscriptio ordinata ad vitam, ita est ibi conscriptio ordinata ad mortem ; ergo sicut in Deo dicitur liber vitae, ita debet ibi dici liber mortis.

 

 

Praeterea, liber vitae ideo ponitur inquantum ipse (Deus) apud se conscriptos habet quos ad aeterna praemia praeparavit, ad similitudinem eius quod princeps terrenus conscriptos habet illos quos ad aliquas dignitates determinavit. Sed sicut princeps civitatis habet descriptas dignitates et praemia, ita etiam poenas et supplicia. Ergo et similiter apud Deum debet poni liber mortis.

 

Praeterea, sicut Deus cognoscit praedestinationem suam, qua aliquos praeparavit ad vitam ; ita cognoscit reprobationem suam, qua aliquos praeparat ad mortem. Sed ipsa notitia quam Deus habet de sua praedestinatione, dicitur liber vitae, ut dictum est [art. 4 huius quaest.]. Ergo et notitia reprobationis debet dici liber mortis.

 

 

Sed contra. Secundum Dionysium in libro de Divinis Nominibus in principio [1, 1], de divinis non est audendum aliquid dicere nisi quod est per auctoritatem sacrae Scripturae introductum. Sed liber mortis non invenitur in Scriptura dici sicut liber vitae. Ergo non debemus ponere librum mortis.

 

Responsio. Dicendum, quod de eo quod in libro scriptum habetur, habet quis aliquam notitiam prae aliis privilegiatam ; unde et respectu illorum a Deo scitorum liber dici debet de quibus aliquam specialem notitiam habet prae aliis. Est autem in Deo duplex cognitio : scilicet scientia simplicis notitiae, et scientia approbationis. Scientia simplicis notitiae omnibus communis est et bonis et malis ; scientia autem approbationis est bonorum tantum : et ideo bona habent in Deo aliquam privilegiatam cognitionem prae aliis, ratione cuius in libro conscribi dicuntur ; non autem mala. Et ideo non dicitur liber mortis, sicut dicitur liber vitae.

Ad primum igitur dicendum, quod quidam exponunt opera caelestia de operibus contemplativae vitae, opera autem terrestria de operibus vitae activae. Per utraque autem aliquis conscribitur ad vitam, non ad mortem ; et ita utraque conscriptio ad librum vitae pertinet, et neutra ad librum mortis. Quidam vero per opera terrestria intelligunt opera peccati, per quae quamvis aliquis, per se loquendo, ordinetur ad mortem, tamen per accidens aliquis ordinatur ad vitam, inquantum aliquis post peccatum resurgit cautior et humilior. Vel potest dici, et melius, quod cum dicitur aliquid per alterum cognosci, hoc potest intelligi dupliciter. Uno modo ut praepositio designet causam cognitionis ex parte cognoscentis ; et sic non potest intelligi in proposito, quia opera quae quis facit, bona vel mala, non sunt causa neque divinae praescientiae vel praedestinationis, neque reprobationis aeternae. Alio modo ut designet causam ex parte cogniti ; et sic intelligitur in proposito. Dicitur enim aliquis esse annotatus apud Dei memoriam per opera quae gessit, non quia huiusmodi opera sint causa quare Deus cognoscat, sed quia Deus cognoscit quod propter huiusmodi opera aliquis habiturus est mortem vel vitam. Unde patet quod Glossa illa non loquitur de conscriptione quae pertinet ad librum vitae, quae est ex parte Dei.

 

Ad secundum dicendum, quod aliqua conscribuntur in libro, ut perpetuo in notitia maneant. Illi autem qui puniuntur, per poenas ipsas exterminantur a notitia hominum ; et ideo non conscribuntur, nisi forte ad tempus, quousque eis poena infligatur. Sed illi qui deputantur ad dignitates et praemia, conscribuntur simpliciter, ut quasi in perpetua memoria habeantur.

 

Ad tertium dicendum, quod de reprobis Deus non habet aliquam notitiam privilegiatam, sicut de praedestinatis ; et ideo non est simile.

 

 

 

C

 

 

 

 

 

Question 8 ─ LA CONNAISSANCE DES ANGES

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse p. 74)

 

Vision que l’intelligence bienheureuse créée a de Dieu :

     vision de Dieu dans son essence (art. 1)

     vision non compréhensive (2)

     ni due aux seules forces naturelles (3)

 

Autres objets de connaissance angélique :

     plus ou moins de choses (4)

     soi-même (6)

     un autre ange (7)

     les singuliers (11)

     certains futurs, comme ceux dont il connaît les causes (12)

     parfois et indirectement, les secrets des cœurs (13)

 

Médiums de connaissance :

     par l’essence divine ou par des ressemblances des réalités (5)

     non par son essence d’ange, mais par des formes (8)

     … innées (9)

     … et d’autant plus universelles que l’ange est supérieur (10)

 

Modes de connaissance :

     plusieurs choses simultanément, si elles sont sous une forme unique (14)

     pas de processus discursif (15)

     distinction de la connaissance angélique en matinale et vespérale (16-17)

 

 

 

 

LA QUESTION PORTE SUR

LA CONNAISSANCE DES ANGES.

 

Article 1 : Les anges voient-ils Dieu dans son essence ?

Article 2 : L’intelligence de l’ange ou de l’homme bienheureux comprend-elle l’essence divine ?

Article 3 : L’ange a-t-il pu, par ses propres facultés naturelles, parvenir à la vision de Dieu dans son essence ?

Article 4 : L’ange qui voit Dieu dans son essence connaît-il toutes choses ?

Article 5 : La vision des réalités dans le Verbe a-t-elle lieu par des ressemblances de celles-ci existant dans l’intelligence angélique ?

Article 6 : L’ange se connaît-il lui-même ?

 

Article 7 : Un ange connaît-il un autre ange ?

Article 8 : L’ange connaît-il les réalités matérielles par des formes ou par son essence de connaissant ?

Article 9 : Les formes par lesquelles les anges connaissent les réalités matérielles sont-elles innées, ou reçues des réalités ?

Article 10 : Les anges supérieurs, comparés aux inférieurs, connaissent-ils par des formes plus universelles ?

 

Article 11 : L’ange connaît-il les singuliers ?

 

Article 12 : Les anges connaissent-ils les futurs ?

Article 13 : Les anges peuvent-ils savoir les secrets des cœurs ?

Article 14 : Les anges connaissent-ils plusieurs choses en même temps ?

Article 15 : Les anges connaissent-ils les réalités en procédant discursivement d’une chose à l’autre ?

 

Article 16 : Doit-on distinguer dans les anges les connaissances matinale et vespérale ?

Article 17 : La connaissance angélique est-elle adéquatement divisée en matinale et vespérale ?

 

Quaestio est

de cognitione Angelorum.

 

Primo utrum Angeli videant Deum per essentiam.

Secundo utrum intellectus Angeli vel hominis beati essentiam divinam comprehendat.

Tertio utrum Angelus ex propriis naturalibus potuerit pertingere ad videndum Deum per essentiam.

Quarto utrum Angelus videns Deum per essentiam, omnia cognoscat.

Quinto utrum visio rerum in verbo sit per aliquas similitudines rerum in intellectu angelico existentes.

 

Sexto utrum Angelus cognoscat seipsum.

Septimo utrum Angelus unus intelligat alium.

Octavo utrum Angelus res materiales cognoscat per formas aliquas, an per essentiam sui cognoscentis.

Nono utrum formae per quas Angeli cognoscunt res materiales, sint innatae, vel a rebus acceptae.

 

Decimo utrum Angeli superiores habeant cognitionem per formas magis universales quam inferiores.

Undecimo utrum Angelus cognoscat singularia.

Duodecimo utrum Angeli cognoscant futura.

Tertiodecimo utrum Angeli scire possint occulta cordium.

Quartodecimo utrum Angeli simul multa cognoscant.

Quintodecimo utrum Angeli cognoscant res discurrendo de uno in aliud.

 

Sextodecimo utrum in Angelis distingui debeat cognitio matutina et vespertina.

Decimoseptimo utrum cognitio angelica sufficienter per matutinam et vespertinam dividatur.

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

Art. 1 : Super Sent. IV, d. 49, q. 2, a. 1 ; Quodl. VII, q. 1, a. 1 ; Quodl. X, q. 8 ; Cont. Gent. III, cap. 49, 51, 52 54 et 57 ; Sum. Th. I, q. 12, a. 1 et a. 4, ad 3 ; ibid. q. 56, a. 3, ad 2 et q. 64, a. 1, ad 2 ; ibid. I-II, q. 3, a. 8 et q. 5, a. 1 ; Comp. Theol. Cap. 104 ; Lect. Super Ioh., cap. 1, l. 11.

 

Art. 2 : Super Sent. III, d. 14, a. 2, qc. 1 et d. 27, q. 3, a. 2 ; ibid. IV, d. 49, q. 2, a. 3 ; supra q. 2, a. 1, ad 3 ; infra q. 20, a. 5 ; Cont. Gent. III, cap. 55 ; Super Eph., cap. 5, l. 3 ; Sum. Th. I, q. 12, a. 7 ; Comp. Theol. Cap. 106 ; Lect. Super Ioh., cap. 1, l. 11 ; De carit., a. 10, ad 5.

 

Art. 3 : Super Sent. II, d. 4, a. 1 et d. 23, q. 2, a. 1 ; ibid. IV, d. 49, q. 2, a. 6 ; Cont. Gent. I, cap. 3 et III, cap. 49 et 52 ; De anima, a. 17, ad 10 ; Super Tim. I, cap. 6, l. 3 ; Sum. Th. I, q. 12, a. 4 et q. 56, a. 3 ; ibid. q. 64, a. 1, ad 2 et I-II, q. 5, a. 5.

 

Art. 4 : Super Sent. III, d. 14, a. 2, qc. 2 ; ibid. IV, d. 45, q. 3, a. 1 et d. 49, q. 2, a. 5 ; infra q. 20, a. 4 et 5 ; Cont. Gent. III, cap. 56 et 59 ; Sum. Th. I, q. 12, a. 8 et q. 57, a. 5 ; ibid. q. 106, a. 1, ad 1 et III, q. 10, a. 2.

 

Art. 5 : Super Sent. III, d. 14, a. 1, qc. 4 et 5 ; Sum. Th. I, q. 12, a. 9.

 

Art. 6 : Cont. Gent. II, cap. 98 ; Sum. Th. I, q. 56, a. 1 ; Super De anima III, l. 9 ; Super De causis, l. 13.

 

Art. 7 : Cont. Gent. II, cap. 98 ; Sum. Th. I, q. 56, a. 2.

 

Art. 8 : Super Sent. II, d. 3, q. 3, a. 1 ; infra q. 10, a. 4 ; Cont. Gent. II, cap. 99 ; Sum. Th. I, q. 55, a. 1 et q. 57, a. 1.

Art. 9 : Super Sent. II, d. 3, q. 3, a. 1, ad 2 ; Cont. Gent. II, cap. 96 ; Sum. Th. I, q. 55, a. 2 ; Super De causis, l. 10.

 

Art. 10 : Super Sent. II, d. 3, q. 3, a. 2 ; Cont. Gent. II, cap. 98 ; De anima, a. 7, ad 5 et a. 18 ; Sum. Th. I, q. 55, a. 3 ; Super De causis, l. 10.

 

Art. 11 : Super Sent. II, d. 3, q. 3, a. 3 ; infra q. 10, a. 5 ; Quodl. VII, q. 1, a. 3 ; Cont. Gent. II, cap. 100 ; De anima, a. 20 ; Sum. Th. I, q. 57, a. 2 et q. 89, a. 4.

 

Art. 12 : Super Sent. I, d. 38, a. 5 ; ibid. II, d. 3, q. 3, a. 3, ad 4 et d. 7, q. 2, a. 2 ; Cont. Gent. III, cap. 154 ; De anima, a. 20, ad 4 ; Sum. Th. I, q. 57, a. 3 et q. 86, a. 4 ; Comp. Theol., cap. 134 ; De spir. Creat., a. 5, ad 7 ; De malo, q. 16, a. 7 ; Sum. Th. II-II, q. 95, a. 1.

 

Art. 13 : Super Cor. I, cap. 2, l. 2 ; Sum. Th. I, q. 57, a. 4 et q. 86, a. 4 ; De malo, q. 16, a. 8 ; Resp. 42 art., art. 38 ; Resp. 36 art., a. 36.

 

Art. 14 : Super Sent. II, d. 3, q. 3, a. 4 ; Cont. Gent. II, cap. 101 ; Sum. Th. I, q. 58, a. 2.

 

Art. 15 : infra q. 15, a. 1 ; Sum. Th. I, q. 58, a. 3 et q. 79, a. 8 ; ibid. q. 85, a. 5.

 

Art. 16 : Super Sent. II, d. 12, a. 3 ; De pot., q. 4, a. 2 ; Super Eph., cap. 3, l. 3 ; Sum. Th. I, q. 58, a. 6 et 7 ; ibid. q. 62, a. 1, ad 3 et q. 64, a. 1, ad 3.

 

Art. 17 : Super Sent. II, d. 12, a. 3 ; De pot., q. 4, a. 2, ad 14 et 15 ; Super Eph., cap. 3, l. 3 ; Sum. Th. I, q. 58, a. 6, ad 2 et 3 ; ibid. q. 62, a. 1, ad 3 et q. 64, a. 1, ad 3.

 

I

 

 

 

Article 1 - LES ANGES VOIENT-ILS DIEU DANS SON ESSENCE ?

(Et primo quaeritur utrum Angeli videant Deum per essentiam.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Il est dit en Jn 1, 18 : « Dieu, personne ne le vit jamais » ; et saint Jean Chrysostome dit à ce propos : « Mais les essences célestes elles-mêmes, je veux dire les chérubins et les séraphins eux-mêmes, n’ont jamais pu le voir tel qu’il est. » Or quiconque voit Dieu dans son essence, le voit tel qu’il est. L’ange ne voit donc pas Dieu dans son essence.

 

2° À propos de Ex. 33, 11 : « Le Seigneur parlait à Moïse face à face, etc. », la Glose dit : « Personne, ni parmi les hommes ni parmi les anges, n’a jamais pu voir la substance de Dieu telle qu’elle est. » Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

3° Selon saint Augustin, le désir porte sur une réalité non possédée. Or les anges désirent plonger leur regard en Dieu, comme il est dit en I Pet. 1, 12. Ils ne voient donc pas Dieu dans son essence.

 

 

4° Saint Jean Chrysostome dit à propos de l’Évangile de Jean : « Cela même que Dieu est, non seulement les prophètes mais ni les anges ni les archanges ne purent le voir. » Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus, car ce que Dieu est, c’est l’essence de Dieu.

 

5° Tout ce qui est vu par l’intelligence, l’est par quelque forme. Si donc l’intelligence de l’ange voit l’essence divine, il est nécessaire qu’il la voie par quelque forme. Or il ne peut pas la voir par l’essence divine elle-même, car la forme par laquelle l’intelligence pense fait d’elle une pensée en acte, et ainsi, c’est son acte ; et ainsi, il est nécessaire qu’elle et l’intelligence deviennent un, ce qui ne peut se dire de l’essence divine, qui ne peut pas entrer comme partie dans la constitution d’une chose. Il est donc nécessaire que l’ange qui pense Dieu le voie par l’intermé­diaire de quelque autre forme ; et ainsi, il ne le voit pas dans son essence.

 

 

 

6° L’intelligence doit être proportionnée à l’intelligible, puisque l’intelligible est la perfection de celui qui pense. Or il ne peut exister aucune proportion entre l’essence divine et l’intelligence angélique, puisqu’elles sont infiniment distantes et qu’il n’y a pas de proportion entre de telles choses. L’ange ne peut donc pas voir Dieu dans son essence.

 

7° Nul n’est assimilé à une chose sinon par sa ressemblance reçue en lui. Or l’intel­ligence de l’ange qui connaît Dieu lui est assimilée, puisque toute connaissance a lieu par assimilation. Il est donc nécessaire qu’elle le connaisse par une ressemblance et non par l’essence.

 

 

8° Quiconque connaît une chose dans son essence, sait d’elle ce qu’elle est. Or, comme le montrent clairement Denys et saint Jean Damascène, on peut savoir de Dieu non pas ce qu’il est, mais ce qu’il n’est pas. Aucune intelligence créée ne peut donc voir Dieu dans son essence.

 

 

9° Comme dit Denys dans une Lettre à Gaïus, des ténèbres sont décrites en Dieu à cause de sa clarté surabondante ; et c’est pourquoi il est « impénétrable à toute lumière et inaccessible à toute connaissance ». Or la clarté divine dépasse non seulement notre intelligence, mais aussi celle des anges. La clarté de l’essence divine est donc inaccessible à leur connaissance.

 

 

10° Denys argumente ainsi au premier chapitre des Noms divins. Toute connaissance porte sur des existants. Or Dieu n’est pas un existant, mais un surexistant. Il ne peut donc être connu que par la connaissance suressentielle, qui est la connaissance divine.

 

11° Denys dit dans une Lettre à Gaïus : « Si, en voyant Dieu, on comprend ce qu’on voit, ce n’est pas Dieu qu’on a contemplé, mais quelqu’une des choses qui sont de lui. » Dieu ne peut donc être vu dans son essence par aucune intelligence créée.

 

12° La vue peut voir un objet d’autant plus éloigné qu’elle-même est plus forte. Donc seule une vue d’une puissance infinie peut voir l’infiniment distant. Or l’essence divine est infiniment distante de n’importe quelle intelligence créée. Puis donc qu’aucune intelligence créée n’a une puissance infinie, aucune intelligence créée ne pourra voir Dieu dans son essence.

 

 

13° Pour avoir une quelconque connaissance, un jugement est requis. Or il n’y a de jugement que d’un supérieur sur un inférieur. Puis donc qu’aucune intelligence n’est supérieure à l’essence divine, aucune intelligence créée ne pourra voir Dieu dans son essence.

 

14° Comme dit Boèce, « le jugement est l’acte de celui qui juge ». Ce qui est jugé se rapporte donc au jugement comme une chose passive. Or l’essence divine ne peut pas se rapporter à une intelligence créée comme une chose passive. L’intelligence créée ne peut donc pas voir Dieu dans son essence.

 

15° Tout ce qui est vu dans son essence est atteint par l’intelligence. Or nul ne peut atteindre ce qui est infiniment distant de soi. L’intelligence de l’ange ne peut donc pas voir l’essence de Dieu, qui est infiniment distante d’elle.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Mt 18, 10 : « Leurs anges voient sans cesse la face du Père, etc. » Or, voir la face du Père, c’est voir son essence. Les anges voient donc Dieu dans son essence.

 

 

2) Les anges bienheureux voient Dieu comme cela nous est promis dans l’état de béatitude. Or nous verrons Dieu dans son essence, comme le montre ce passage de I Jn 3, 2 : « Au temps de sa manifestation, nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est. » Donc les anges, eux aussi, voient Dieu dans son essence.

 

3) Les anges connaissent celui par qui ils ont été faits. Or l’essence divine elle-même est la cause des anges. Ils voient donc l’essence divine.

 

4) Tout ce qui est vu, l’est par une ressemblance ou par l’essence. Or en Dieu, sa ressemblance et son essence ne diffèrent pas, car tout ce qui est en Dieu est Dieu. Les anges le voient donc par l’essence.

 

 

 

5) L’intelligence est plus forte dans la connaissance que la volonté dans la dilection ; c’est pourquoi saint Augustin dit : « L’intelligence vole en avant, puis la volonté vient lentement, ou même pas du tout. » Or les anges aiment l’essence divine. Ils la voient donc bien plus encore.

 

Réponse :

 

Sur cette question, certains se sont trompés : considérant la distance qui existe entre l’essence divine et l’intelligence créée, ils prétendirent que Dieu ne peut jamais être vu par une intelligence créée. Mais cette position ne peut être soutenue, puisqu’elle est hérétique. En effet, il est avéré que la béatitude de n’importe quelle créature intellectuelle consiste dans sa plus parfaite opération. Or ce qu’il y a de plus haut en n’importe quelle créature rationnelle, c’est l’intelligence. Il est donc nécessaire que la béatitude de n’importe quelle créature rationnelle consiste dans la plus noble vision de l’intelligence. Or la noblesse de la vision intellective vient de la noblesse de l’objet pensé ; de même le Philosophe dit au dixième livre de l’Éthique que « la plus parfaite opération de vision est celle de la vue bien disposée relativement au plus beau des objets qui tombent sous le regard ». Si donc, dans sa plus parfaite vision, la créature rationnelle ne parvenait pas à voir l’essence divine, sa béatitude ne serait pas Dieu lui-même, mais quelque chose au-dessous de Dieu ; ce qui est impossible, car l’ultime perfection de n’importe quelle réa­lité a lieu quand elle atteint son principe. Or Dieu lui-même a créé immédiatement toutes les créatures rationnelles, comme le maintient la vraie foi. Il est donc nécessaire, selon la foi, que toute créature rationnelle parvenant à la béatitude voie Dieu dans son essence.

 

 

 

Mais il nous faut maintenant considérer et comprendre quel est le mode qui permet de voir Dieu dans son essence. En toute vision, en effet, il est nécessaire de concevoir ce par quoi le voyant voit l’objet ; et c’est soit l’essence même de l’objet vu, comme lorsque Dieu se connaît lui-même, soit quelque ressemblance de l’objet, comme l’homme voit la pierre ; et il en est ainsi parce qu’il est nécessaire que le sujet pensant et l’intelligible deviennent un en quelque façon dans le penser.

 

Or on ne peut pas dire que l’intelligence créée voie l’essence de Dieu au moyen de quelque ressemblance. En effet, en toute connaissance qui a lieu par une ressemblance, le mode de connaissance dépend de la convenance entre la ressemblance et ce dont elle est la ressemblance ; et je dis « convenance » au sens de la représentation, comme l’espèce dans l’âme convient à la réalité qui est hors de l’âme, et non au sens de l’être naturel. Voilà pourquoi, si la ressemblance est insuffisante à représenter l’espèce mais non à représenter le genre, cette réalité sera connue par la raison formelle du genre, non par celle de l’espèce. Mais si elle était insuffisante aussi à représenter le genre et le représentait seulement selon une convenance d’analogie, alors elle ne serait pas non plus connue par la raison formelle du genre, comme par exemple si je connaissais la substance par la ressemblance de l’accident. Or une ressemblance de l’essence divine reçue dans une intelligence créée ne peut jamais avoir d’autre convenance avec l’essence divine que celle d’analogie. Voilà pourquoi la connaissance qui aurait lieu par une telle ressemblance ne serait pas une connaissance de Dieu lui-même dans son essence, mais serait bien plus imparfaite que dans le cas où l’on connaît la substance par la ressemblance de l’accident. C’est pourquoi ceux qui prétendaient que Dieu n’est pas vu dans son essence disaient que l’on verra un certain éclat de l’essence divine, et ils entendaient par « éclat » cette ressemblance de la lumière incréée par laquelle ils affirmaient que l’on verrait Dieu, ressemblance toutefois insuffisante à représenter l’essence divine, comme la lumière reçue dans la pupille est inférieure à la clarté qui est dans le soleil ; c’est pourquoi le regard ne peut se fixer sur la clarté même du soleil, mais il voit en regardant certains éclats.

 

Il reste donc que ce par quoi l’intelligence créée voit Dieu dans son essence est l’essence divine elle-même. Et il n’est pas nécessaire que l’essence divine devienne elle-même la forme de cette intelligence, mais qu’elle se rapporte à elle comme une forme ; ainsi, de même que la forme qui est une partie de la réalité devient avec la matière un seul étant en acte, de même, quoique d’une façon différente, l’essence divine et l’intelligence créée deviennent un dans le penser, au moment où l’intelligence pense et que l’essence est pensée en elle-même. Et le Commentateur, au troisième livre sur l’Âme, montre de la façon suivante comment l’essence séparée peut être unie à l’intelligence comme une forme. Chaque fois qu’en un sujet pouvant recevoir sont reçues deux choses dont l’une est plus parfaite que l’autre, la proportion entre la plus parfaite et la moins parfaite est comme celle qui existe entre la forme et son perfectible ; par exemple, la lumière est la perfection de la couleur lorsque toutes deux sont reçues dans le diaphane. Voilà pourquoi, puisque l’intelligence créée, qui est dans une substance créée, est plus imparfaite que l’essence divine qui est en elle, l’essence divine se rapportera à cette intelligence en quelque sorte comme une forme. Et l’on peut en trouver quelque exemple dans les réalités naturelles. En effet, la réalité subsistante par soi ne peut être la forme d’aucune matière si quelque chose de matériel se trouve en elle, comme la pierre ne peut être la forme d’aucune matière ; mais la réalité subsistante par soi et qui n’a pas de matière, peut être la forme d’une matière, comme cela est clair pour l’âme. Et semblablement, d’une certaine façon, l’essence divine, qui est acte pur, bien qu’elle ait un être tout à fait distinct de l’intelligence, devient cependant pour elle comme une forme dans le penser. Et c’est pourquoi le Maître dit au second livre des Sentences, dist. 2, que l’union du corps et de l’âme rationnelle est un certain exemple de l’union bienheureuse de l’esprit rationnel avec Dieu.

 

Réponse aux objections :

 

1° Quand on dit : « on voit cela tel qu’il est », cela peut s’entendre de deux façons. D’abord en sorte que le mode par lequel la réalité vue est, tombe sous la vision, c’est-à-dire en sorte que l’on voie dans la réalité vue le mode même par lequel la réalité est ; et de cette façon, Dieu est vu par les anges et sera vu par les bienheureux tel qu’il est, car ils verront que son essence a le mode qu’il a. Et tel est le sens du passage suivant de I Jn 3, 2 : « Nous le verrons tel qu’il est. » Ensuite, cela peut s’entendre en sorte que le mode en question détermine la vision de celui qui voit, c’est-à-dire que le mode de sa vision est tel que le mode de l’essence de la réalité vue ; et en ce sens, aucune intelligence créée ne peut voir Dieu tel qu’il est, car il est impossible que le mode de la vision de l’intelligence créée soit aussi sublime que le mode par lequel Dieu est ; et c’est de cette façon qu’il faut entendre la parole de saint Jean Chrysostome.

 

2°, 3° & 4° Il faut répondre à ces arguments de façon semblable.

 

5° La forme qui permet à l’intelligence de celui qui voit Dieu dans son essence de voir Dieu, est l’essence divine elle-même ; il ne s’ensuit cependant pas qu’elle soit cette forme qui est une partie de la réalité dans l’être, mais qu’elle se comporte dans le penser comme la forme qui est une partie de la réalité dans l’être.

 

6° La proportion, à proprement parler, n’est rien d’autre que la relation d’une quantité à une autre, comme le fait pour l’une d’être égale à l’autre, ou le triple de l’autre ; et de là, le nom de proportion a été transféré en sorte que la relation de n’importe quelle réalité à une autre réalité est appelée proportion ; par exemple, on dit que la matière est proportionnée à la forme en tant qu’elle se rapporte à la forme comme sa matière, sans considération d’aucune relation de quantité. Et semblablement, l’intelligence créée est proportionnée à la vision de l’essence divine en tant qu’elle se rapporte en quelque sorte à cette essence comme à une forme intelligible, quoiqu’il ne puisse y avoir aucune proportion selon la quantité virtuelle, à cause de la distance infinie.

 

 

7° Si une assimilation est requise pour la connaissance, c’est seulement afin que le connaissant soit en quelque façon uni au connu. Or l’union par laquelle la réalité est elle-même unie par son essence à l’intel­ligence est plus parfaite que si elle lui était unie par sa ressemblance. Voilà pourquoi, l’essence divine étant unie à l’intelligence de l’ange comme une forme, il n’est pas requis, pour qu’il la connaisse, qu’il soit informé par quelque ressemblance d’elle au moyen de laquelle il connaîtrait.

 

8° Cette citation de Denys et de saint Jean Damascène doit s’entendre de la vision dans l’état de voie, vision en laquelle l’intel­ligence du voyageur voit Dieu par quelque forme ; car cette forme est insuffisante à représenter l’essence divine, et c’est pourquoi on ne peut pas la voir par ce moyen, mais on connaît seulement que Dieu est au-dessus de ce qui est représenté de lui à l’intelligence ; ce qu’il est reste donc caché. Et c’est le plus noble mode de connaissance auquel nous puissions atteindre dans l’état de voie, et c’est pourquoi nous ne connaissons pas de lui ce qu’il est, mais ce qu’il n’est pas. Mais l’essence divine se représente suffisamment elle-même ; par conséquent, lorsqu’elle devient comme une forme pour l’intelligence, on voit de Dieu lui-même non seulement ce qu’il n’est pas, mais aussi ce qu’il est.

 

9° La clarté divine dépasse l’intelligence du voyageur quant à deux choses. En effet, elle dépasse la puissance intellective elle-même, d’où il s’ensuit que la perfection de notre vision n’est pas aussi grande que la perfection de son essence, car l’efficace de l’action se mesure d’après la puissance de l’agent. Elle dépasse aussi la forme par laquelle notre intelligence pense maintenant, et c’est pourquoi Dieu n’est pas vu maintenant dans son essence, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Mais dans la vision bienheureuse, Dieu dépassera certes la puissance de l’intelligence créée – il ne sera donc pas vu aussi parfaitement qu’il est –, mais il ne dépassera pas la forme par laquelle on le verra, et c’est pourquoi cela même qu’est Dieu sera vu.

 

10° L’argument de Denys vaut pour la connaissance dans l’état de voie, qui a lieu par les formes des existants créés ; voilà pourquoi elle ne peut atteindre ce qui est surexistant. Mais il n’en sera pas ainsi dans la vision de la patrie ; aussi cet argument est-il étranger à notre propos.

 

 

11° Cette citation de Denys doit s’entendre de la vision dans l’état de voie, par laquelle on connaît Dieu au moyen d’une forme créée ; et ce pour la raison susmentionnée.

 

 

12° Si, pour voir de plus loin, il est nécessaire que l’efficace de la vue soit plus grande, c’est parce que la vue est une puissance passive. Or plus une telle puissance est parfaite, plus elle peut être mue par un petit objet ; comme à l’inverse, plus une puissance active est parfaite, plus elle peut mouvoir un grand objet : en effet, une chose est d’autant plus chauffable qu’elle est chauffée par une moindre chaleur. Or, plus une chose est vue de loin, plus elle est vue sous un petit angle, et ainsi, ce qui, du visible, parvient à la vue, est plus petit ; mais si une forme égale parvenait de près et de loin, on ne verrait pas moins le lointain que le proche. Or, bien que Dieu lui-même soit infiniment distant de l’intelligence angélique, cependant toute son essence est unie à l’intelligence ; il n’en va donc pas de même.

 

 

13° Il y a deux jugements. L’un par lequel nous jugeons comment la réalité doit être, et ce jugement est seulement d’un supérieur sur un inférieur ; l’autre est celui par lequel on juge comment la réalité est, et ce jugement peut venir aussi bien d’un supérieur que d’un égal : en effet, je ne peux pas moins juger à propos d’un roi que d’un paysan s’il est debout ou assis ; et c’est un tel jugement qui est dans la connaissance.

 

 

 

14° Le jugement n’est pas une action émanant d’un agent vers une réalité extérieure qui en serait transmuée, mais c’est une certaine opération résidant en celui même qui juge, comme la perfection de celui-ci. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que ce sur quoi juge l’intelligence ou le sens soit comme passif, quoiqu’il soit signifié à la façon d’une chose passive ; bien au contraire, le sensible et l’intelligible, sur lesquels porte le jugement, se rapportent à l’intelligence et au sens comme un agent, dans la mesure où sentir et penser, c’est en quelque sorte subir.

 

15° L’intelligence créée ne parvient jamais à l’essence divine en sorte qu’elle soit de même nature qu’elle, cependant elle y parvient comme à une forme intelligible.

 

Et videtur quod non.

 

Dicitur enim Ioan. cap. I, 18 : Deum nemo vidit unquam ; super quo dicit Chrysostomus [In Ioh., hom. 15, 1] : sed nec ipsae caelestes essentiae, ipsa dico Cherubim et Seraphim, ipsum ut est unquam videre potuerunt. Sed quicumque videt Deum per essentiam, videt ipsum ut est. Ergo An­gelus non videt Deum per essentiam.

 

Praeterea, Exod. XXXIII, 11, super illud, loquebatur Dominus ad Moysem facie ad faciem, etc., dicit Glossa [ordin., ibid.] : substantiam Dei nec hominum nec Angelorum quisquam, sicut est unquam videre potuit ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, secundum Augustinum [De Trin. IX, 12], desiderium est rei non habitae. Sed Angeli desiderant in Deum respicere, ut dicitur I Petri, II [I, 12]. Ergo Deum per essentiam non vident.

 

Praeterea, Chrysostomus dicit super Ioan. [hom. 15, n. 1] : ipsum quod est Deus, non solum prophetae, sed nec Angeli nec Archangeli videre potuerunt ; et sic idem quod prius, quia id quod est Deus, est essentia Dei.

 

 

Praeterea, omne quod videtur ab intellectu, per aliquam formam videtur. Si ergo intellectus Angeli videt

essentiam divinam, oportet quod per aliquam formam eam videat. Sed non potest ipsam videre per ipsam divinam essentiam ; quia forma qua intellectus intelligit, facit eum intellectum in actu, et sic est actus eius ; et sic oportet quod ex ea et intellectu efficiatur unum : quod non potest dici de divina essentia, quae non potest venire ut pars in constitutionem alicuius. Ergo oportet quod Angelus intelligens Deum, videat eum mediante aliqua alia forma ; et sic non videt eum per essentiam.

 

Praeterea, intellectus debet esse proportionatus intelligibili, cum intelligibile sit perfectio intelligentis. Sed nulla potest esse proportio inter essentiam divinam et intellectum angelicum, cum in infinitum distent, et talium non sit proportio. Ergo Angelus non potest Deum per essentiam videre.

 

Praeterea, nullus assimilatur alicui nisi secundum similitudinem eius receptam in ipso. Sed intellectus Angeli cognoscens Deum assimilatur ei, cum omnis cognitio sit per assimilationem. Ergo oportet quod cognoscat eum per similitudinem, et non per essentiam.

 

Praeterea, quicumque cognoscit aliquid per essentiam, cognoscit de eo quid est. Sed, ut patet per Dionysium [De cael. hier., cap. 2, § 3], et Damascenum [De fide I, 4], de Deo non potest sciri quid est, sed quid non est. Ergo intellectus nullus creatus potest Deum per essentiam videre.

 

Praeterea, sicut dicit Dionysius in epistola ad Gaium [Epist. 1], in Deo tenebrae describuntur propter super­abundantem eius claritatem ; et propter hoc occultatur omni lumini, et absconditur omni cognitioni. Sed claritas divina non solum excedit intellectum nostrum, sed etiam angelicum. Ergo eorum cognitioni claritas divinae essentiae absconditur.

 

Praeterea, Dionysius sic arguit in primo capite de Divin. Nomin. [§ 4]. Omnis cognitio est existentium. Sed Deus non est existens, sed superexistens. Ergo non potest cognosci nisi a superessentiali cognitione, quae est cognitio divina.

 

Praeterea, Dionysius dicit in epistola ad Gaium, si quis videns Deum intellexit quod vidit, non ipsum vidit, sed aliquid eorum quae sunt eius. Ergo Deus per essentiam a nullo intellectu creato videri potest.

 

Praeterea, quanto visus est fortior, tanto aliquid maius remotum videre potest. Ergo infinite distans videri non potest nisi a visu infinitae virtutis. Sed essentia divina in infinitum distat a quolibet intellectu creato. Cum ergo nullus intellectus creatus sit infinitae virtutis, nullus intellectus creatus poterit videre Deum per essentiam.

 

Praeterea, ad cognitionem quamlibet requiritur iudicium. Sed iudicium non est nisi superioris de inferiori. Cum ergo nullus intellectus sit superior divina essentia, nullus creatus intellectus poterit Deum per essentiam videre.

 

Praeterea, iudicium, ut Boetius [De cons. V, 4] dicit, est actus iudicantis. Ergo iudicatum se habet ad iudicium ut passum. Sed essentia divina non potest se habere ut passum respectu alicuius intellectus creati. Ergo intellectus creatus non potest Deum per essentiam videre.

 

Praeterea, omne illud quod per essentiam videtur, intellectu attingitur. Sed nullus potest attingere ad id quod in infinitum distat ab eo. Ergo intellectus Angeli non potest videre essentiam Dei, quae in infinitum distat ab eo.

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Matth., cap. XVIII, 10 : Angeli eorum (…) semper vident faciem patris et cetera. Sed faciem patris videre, est videre essentiam ipsius. Ergo Angeli vident Deum per essentiam.

 

Praeterea, Angeli beati hoc modo vident Deum, sicut promittitur nobis in statu beatitudinis. Sed nos videbimus Deum per essentiam, ut patet per illud I Ioan., III, 2 : cum apparuerit similes ei erimus et videbimus eum sicuti est. Ergo et Angeli vident Deum per essentiam.

 

Praeterea, Angeli cognoscunt eum a quo facti sunt. Sed ipsa essentia divina est Angelorum causa. Ergo essentiam divinam vident.

 

Praeterea, omne quod videtur, videtur per similitudinem vel per essentiam. Sed in Deo non est aliquid aliud similitudo ipsius et essentia eius : quia quidquid est in Deo est Deus. Ergo Angeli vident eum per essentiam.

 

Praeterea, intellectus est fortior in cognoscendo quam affectus in diligendo ; unde dicit Augustinus [Enarr. in Ps. CXVIII, 20] : praecedit intellectus, sequitur tardus aut nullus affectus. Sed Angeli diligunt essentiam divinam. Ergo multo magis vident eam.

 

 

Responsio. Dicendum, quod circa hanc quaestionem quidam erraverunt, dicentes, Deum per essentiam a nullo unquam intellectu creato videri posse, attendentes distantiam quae est inter divinam essentiam et intellectum creatum. Sed haec positio sustineri non potest, cum sit haeretica. Constat enim quod cuiuslibet intellectualis creaturae beatitudo consistit in sua perfectissima operatione. Illud autem quod est supremum in qualibet creatura rationali, est intellectus. Unde oportet quod beatitudo cuiuslibet creaturae rationalis in nobilissima visione intellectus consistat. Nobilitas autem intellectivae visionis est ex nobilitate intellecti ; sicut etiam dicit philosophus in X Ethicorum [l. 6 (1174 b 14)], quod perfectissima operatio visus, est visus bene dispositi ad pulcherrimum eorum quae cadunt sub visu. Si ergo creatura rationalis in sua perfectissima visione non perveniret ad videndum divinam essentiam, beatitudo eius non esset ipse Deus, sed aliquid sub Deo ; quod esse non potest : quia ultima perfectio cuiuslibet rei est, quando pertingit ad suum principium. Ipse autem Deus immediate omnes creaturas rationales condidit, ut fides vera tenet. Unde oportet secundum fidem, ut om-

nis creatura rationalis quae ad

beatitudinem pervenit, per essentiam Deum videat.

Sed oportet nunc considerare et intelligere quis sit modus videndi Deum per essentiam. In omni siquidem visione oportet ponere aliquid quo videns visum videat ; et hoc est vel essentia ipsius visi, sicut cum Deus cognoscit seipsum ; vel aliqua similitudo eius, sicut homo videt lapidem. Et hoc ideo, quia ex intelligente et intelligibili oportet aliquo modo in intelligendo unum fieri.

 

 

Non autem potest dici quod essentia Dei videatur ab intellectu creato per aliquam similitudinem. In omni enim cognitione quae est per similitudinem, modus cognitionis est secundum convenientiam similitudinis ad id cuius est similitudo ; et dico convenientiam secundum repraesentationem, sicut species in anima convenit cum re quae est extra animam, non secundum esse naturale. Et ideo, si similitudo deficiat a repraesentatione speciei, non autem a repraesentatione generis, cognoscetur res illa secundum rationem generis, non secundum rationem speciei. Si vero deficeret etiam a repraesentatione generis, repraesentaret autem secundum convenientiam analogiae tantum ; tunc nec etiam secundum rationem generis cognosceretur, sicut si cognoscerem substantiam per similitudinem accidentis. Omnis autem similitudo divinae essentiae in intellectu creato recepta, non potest habere aliquam convenientiam cum essentia divina nisi analogiae tantum. Et ideo cognitio quae esset per talem similitudinem non esset ipsius Dei per essentiam, sed multo imperfectior quam si cognosceretur substantia per similitudinem accidentis. Et ideo illi qui dicebant quod Deus per essentiam non videtur, dicebant quod videbitur quidam fulgor divinae essentiae, intelligentes per fulgorem illam similitudinem lucis increatae, per quam Deum videri ponebant, deficientem tamen a repraesentatione divinae essentiae, sicut deficit lux recepta in pupilla a claritate quae est in sole ; unde non potest defigi acies videntis in ipsam solis claritatem, sed videt inspiciens quosdam fulgores.

Restat ergo ut illud quo intellectus creatus Deum per essentiam videt, sit ipsa divina essentia. Non autem oportet quod ipsa essentia divina fiat forma ipsius intellectus, sed quod se habeat ad ipsum ut forma ; ut sicut ex forma, quae est pars rei, et materia efficitur unum ens actu, ita licet dissimili modo, ex essentia divina et intellectu creato fit unum in intelligendo, dum intellectus intelligit, et essentia per seipsam intelligitur. Qualiter autem essentia separata possit coniungi intellectui ut forma, sic ostendit Commentator in III de Anima [comm. 36]. Quandocumque in aliquo receptibili recipiuntur duo quorum unum est altero perfectius, proportio perfectioris ad minus perfectum, est sicut proportio formae ad suum perfectibile ; sicut lux est perfectio coloris, cum ambo recipiuntur in diaphano. Et ideo, cum intellectus creatus, qui inest substantiae creatae, sit imperfectior divina essentia in eo existente, comparabitur divina essentia ad illum intellectum quodammodo ut forma. Et huius exemplum aliquale in naturalibus inveniri potest. Res enim per se subsistens non potest esse alicuius materiae forma, si in ea aliquid de materia inveniatur, sicut lapis non potest esse alicuius materiae forma ; sed res per se subsistens quae materia caret, potest esse forma materiae, sicut de anima patet. Et similiter quodammodo essentia divina, quae est actus purus, quamvis habeat esse omnino distinctum ab intellectu, efficitur tamen ei ut forma in intelligendo. Et ideo dicit Magister in II, dist. 2 [dist. 1, cap. 6], sententiarum, quod unio corporis ad animam rationalem est quoddam exemplum beatae unionis rationalis spiritus ad Deum.Ad primum ergo dicendum, quod cum dicitur : hoc videtur ut est ; potest hoc intelligi dupliciter. Uno modo ut modus quo res visa est, cadat sub visione ; hoc est dictu, ut videatur in re visa ipse modus quo res est ; et hoc modo Deus, ut est, ab Angelis videtur, et videbitur a beatis, quia videbunt essentiam eius habere illum modum quem habet. Et sic intelligitur quod habetur I Ioan., III, 2 : videbimus eum sicuti est. Alio modo potest intelligi ut modus praedictus determinet visionem videntis ; ut scilicet, talis modus sit visionis ipsius, qualis est modus essentiae rei visae : et sic a nullo intellectu creato potest Deus videri ut est ; quia impossibile est ut modus visionis intellectus creati sit ita sublimis sicut modus quo Deus est ; et hoc modo intelligendum est verbum Chrysostomi.

Et similiter dicendum ad secundum et tertium et quartum.

 

Ad quintum dicendum, quod forma qua intellectus videntis Deum per essentiam videt Deum, est ipsa essentia divina ; non tamen sequitur quod sit forma quae est pars rei in essendo ; sed quod se habeat hoc modo in intelligendo sicut forma quae est pars rei in essendo.

 

Ad sextum dicendum, quod proportio, proprie loquendo, nihil est aliud quam habitudo quantitatis ad quantitatem, sicut quod est aequalis una alteri, vel tripla ; et exinde translatum est nomen proportionis, ut habitudo cuiuslibet rei ad rem alteram proportio nominetur ; sicut dicitur materia esse proportionata formae inquantum se habet ad formam ut materia eius, non considerata aliqua habitudine quantitatis. Et similiter intellectus creatus est proportionatus ad videndam divinam essentiam, inquantum se habet ad ipsam quodammodo ut ad formam intelligibilem ; quamvis secundum quantitatem virtutis nulla possit esse proportio, propter distantiam infinitam.

 

Ad septimum dicendum, quod ad cognitionem non requiritur assimilatio nisi propter hoc ut cognoscens aliquo modo cognito uniatur. Perfectior autem est unio qua unitur ipsa res per essentiam suam intellectui, quam si uniretur per similitudinem suam. Et ideo, quia essentia divina unitur intellectui Angeli ut forma, non requiritur quod ad eam cognoscendam aliqua eius similitudine informetur, qua mediante cognoscat.

 

Ad octavum dicendum, quod auctoritas illa Dionysii et Damasceni intelligenda est de visione viae, qua intellectus viatoris videt Deum per aliquam formam ; quia illa forma deficit a repraesentatione divinae essentiae, et ideo per eam non potest videri, sed tantum cognoscitur quod Deus est super id quod de ipso intellectui repraesentatur ; unde id quod est, remanet occultum. Et hic est nobilissimus modus cognitionis ad quem pervenire possumus in via ; et ideo de eo non cognoscimus quid est, sed quid non est. Sed ipsa divina essentia sufficienter repraesentat seipsam ; et ideo quando fit intellectui ut forma, de ipso Deo videtur non solum quid non est, sed etiam quid est.

 

 

Ad nonum dicendum, quod divina claritas intellectum viatoris excedit quantum ad duo. Excedit enim ipsam virtutem intellectivam ; et ex hoc sequitur quod non sit tanta perfectio visionis nostrae, quanta est perfectio essentiae suae, quia efficacia actionis mensuratur secundum virtutem agentis. Excedit etiam formam qua intellectus noster nunc intelligit ; et ideo Deus nunc per essentiam non videtur, ut ex dictis [in corp. art.] patet. Sed in visione beata Deus excedet quidem virtutem intellectus creati, unde non ita perfecte videbitur sicut perfecte est ; non autem excedet formam qua videbitur, et ideo ipsum quod est Deus, videbitur.

 

Ad decimum dicendum, quod ratio Dionysii procedit de cognitione viae, quae est secundum formas existentium creatorum ; et ideo non potest pertingere ad id quod est superexistens. Hoc autem non erit in visione patriae. Et ideo ratio eius non est ad propositum.

 

Ad undecimum dicendum, quod auctoritas illa Dionysii est intelligenda de visione viae, qua cognoscitur Deus per aliquam formam creatam ; et hoc ratione iam dicta.

 

Ad duodecimum dicendum, quod ideo oportet esse maiorem efficaciam visus ad hoc quod a remotiori videatur, quia visus potentia passiva est. Potentia autem passiva quanto est perfectior, tanto a minori potest moveri ; sicut e contrario potentia activa quanto est perfectior, tanto maius potest movere. Tanto enim est magis calefactibile, quanto a minori calore calefit ; quanto autem aliquid a remotiori videtur, tanto sub minori angulo videtur, et ita minus est quod ad visum de visibili pervenit ; sed si aequalis forma perveniret a propinquo et remoto, non minus videretur remotum quam propinquum. Ipse autem Deus quamvis in infinitum distet ab intellectu angelico, tamen tota essentia sua intellectui coniungitur ; et ideo non est simile.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod duplex est iudicium. Unum quo iudicamus qualiter res esse debeat ; et hoc iudicium non est nisi superioris de inferiori. Aliud est quo iudicatur qualiter res sit ; et hoc iudicium potest esse et de superiori et de aequali ; non enim minus possum iudicare de rege an stet vel sedeat, quam de rustico ; et tale iudicium est in cognitione.

 

 

Ad decimumquartum dicendum quod iudicium non est actio quae egrediatur ab agente in rem exteriorem quae per eam transmutetur, sed est operatio quaedam in ipso iudicante consistens ut perfectio ipsius. Et ideo non oportet quod id de quo iudicat intellectus vel sensus sit ut passum, quamvis per modum passi significetur ; immo magis sensibile et intelligibile, de quo est iudicium, se habet ad intellectum et sensum ut agens inquantum sentire vel intelligere pati quoddam est.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod intellectus creatus nunquam pertingit ad essentiam divinam, ut sit eiusdem naturae cum ea ; pertingit tamen ad ipsam ut ad formam intelligibilem.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 2 - L’INTELLIGENCE DE L’ANGE OU DE L’HOMME BIENHEUREUX COMPREND-ELLE L’ESSENCE DIVINE ?

(Secundo quaeritur utrum intellectus Angeli vel hominis beati

essentiam divinam comprehendat.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Si l’on voit une chose simple, on la voit toute. Or l’essence divine est simple. Puis donc que l’ange bienheureux la voit, il la voit toute, et ainsi, il la comprend.

 

 

2° [Le répondant] disait que, bien qu’elle soit vue tout entière, cependant elle n’est pas vue totalement. En sens contraire : « totalement » exprime un certain mode. Or tout mode de l’essence divine est l’essence elle-même. Si donc c’est toute l’essence qui est vue, elle sera vue totalement.

 

3° L’efficace de l’action se mesure d’après la forme qui est le principe d’action du côté de l’agent lui-même, comme cela est clair dans le cas de la chaleur et du chauffage. Or la forme par laquelle l’intelligence pense, est le principe de la vision intellectuelle. L’efficace de l’intelligence de celui qui voit Dieu sera donc aussi grande que la perfection de l’essence divine ; l’intelligence comprendra donc cette essence.

 

4° De même que savoir par démonstration est le mode le plus parfait pour connaître les notions complexes, de même savoir la quiddité est le mode le plus noble pour connaître les incomplexes. Or toute notion complexe qui est sue par démonstration est comprise. Donc tout ce dont on sait ce que c’est, est compris. Or ceux qui voient Dieu dans son essence savent de lui ce qu’il est, puisque savoir ce que c’est, n’est pas autre chose que savoir l’essence de la réalité. Les anges comprennent donc l’essence de Dieu.

 

 

5° Il est dit en Philipp. 3, 12 : « Je poursuis ma course pour tâcher de le saisir, comme j’ai moi-même été saisi. » Or Dieu saisissait parfaitement l’Apôtre. L’Apôtre tendait donc à saisir Dieu parfaitement.

 

 

 

6° Au même endroit, la Glose dit : « Pour saisir, c’est-à-dire pour que je sache quelle est l’immensité de Dieu, immensité qui passe toute intelligence. » Or Dieu n’est incompréhensible qu’en raison de son immensité. Les bienheureux comprennent donc parfaitement l’essence divine.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Ambroise dit dans son commentaire sur l’Évangile de saint Luc : « La plénitude de la divinité qui habite en Dieu n’a été aperçue de personne : personne ne l’a saisie par la pensée ou le regard. »

 

2) Saint Augustin dit au livre sur la Vision de Dieu que « nul n’a jamais compris la plénitude de Dieu, non seulement par les yeux du corps, mais ni même par l’esprit ».

 

 

3) Selon saint Augustin au même livre, est compris « ce dont les limites peuvent être embrassées du regard ». Or, s’agissant de Dieu, cela est impossible, puisqu’il est infini. Il ne peut donc pas être compris.

 

Réponse :

 

« Être compris par quelque chose » se dit au sens propre de ce qui est renfermé par lui ; en effet, on dit « comprendre » comme si l’on disait « appréhender en même temps de tous les côtés », ce qui équivaut à « tenir renfermé de toute part ». Or ce qui est renfermé par quelque chose ne dépasse pas ce qui le renferme, mais est moindre que lui, ou du moins égal. Et cela a trait à la quantité ; par conséquent il y a deux modes de compréhension suivant les deux modes de la quantité, à savoir, suivant la quantité dimensive et suivant la virtuelle. Suivant la dimensive, comme le tonneau comprend le vin ; suivant la virtuelle, comme on dit que la matière comprend la forme lorsque rien de la matière ne demeure non perfectionné par la forme. Et c’est de cette façon que l’on dit qu’une puissance cognitive comprend son objet, à savoir, en tant que l’objet connu se tient parfaitement sous la connaissance de cette puissance ; mais lorsque le connu dépasse la connaissance, alors la puissance ne parvient pas à la compréhension. Mais ce dépassement est à considérer diversement dans les différentes puissances.

 

Dans les puissances sensitives, en effet, l’objet se compare à la puissance non seulement suivant la quantité virtuelle, mais aussi suivant la quantité dimensive, attendu que les sensibles meuvent le sens, lequel est affecté de grandeur non seulement en vertu de la qualité des sensibles propres, mais aussi suivant la quantité dimensive, comme on le voit clairement avec les sensibles communs. Aussi la compréhension du sens peut-elle être empêchée de deux façons. D’abord par le dépassement du sensible suivant la quantité virtuelle, comme l’œil est empêché de comprendre le soleil parce que la force de la clarté visible du soleil excède la proportion de la puissance visuelle qui est dans l’œil. Ensuite à cause d’un dépassement de la quantité dimensive, comme l’œil est empêché de comprendre toute la masse de la terre, mais en voit une partie et non une autre, ce qui ne se produisait pas dans le premier empêchement ; en effet, toutes les parties du soleil sont vues de nous en même temps, mais aucune d’elles aussi parfaitement qu’elle est visible.

 

Or, par accident, l’intelligible se compare aussi à l’intelligence suivant la quantité dimensive ou numérique, en tant que l’intelligence reçoit depuis le sens ; notre intelligence est donc elle aussi empêchée de comprendre l’infini selon la quantité dimensive, si bien que quelque chose en est dans l’intelligence et autre chose hors de l’intel­ligence. Mais par soi, l’intelligible ne se compare pas à l’intelligence suivant la quantité dimensive, puisque l’intelligence est une puissance qui n’use pas d’un

organe corporel ; mais il se compare à elle par soi suivant la quantité virtuelle uniquement. Voilà pourquoi, dans le cas des choses qui sont pensées par soi sans union au sens, la compréhension de l’intelligence n’est empêchée que par un dépassement de la quantité virtuelle, c’est-à-dire lorsque ce qui est pensé a un mode de pensée plus parfait que n’est le mode par lequel l’intel­ligence pense ; par exemple, si quelqu’un connaît la conclusion « le triangle a trois angles équivalents à deux droits » par une raison probable, telle l’autorité, ou bien parce que c’est l’opinion commune, alors il ne la comprendra pas ; non qu’il en ignore une partie, l’autre étant sue, mais parce que cette conclusion est connaissable par une démonstration à laquelle le connaissant n’est pas encore parvenu, et s’il ne comprend pas cette conclusion, c’est parce qu’elle ne se tient pas parfaitement sous sa connaissance.

 

 

Or il est avéré que, dans l’intelligence de l’ange, surtout relativement à la vision de Dieu, la quantité dimensive n’a pas de place, et c’est pourquoi l’on doit y considérer l’égalité ou le dépassement suivant la seule quantité virtuelle. Or la vertu de l’essence divine, selon laquelle elle est intelligible, dépasse l’intelligence angélique et toute intelligence créée dans leur capacité à connaître ; en effet, la vérité de l’essence divine, par laquelle elle est connaissable, dépasse la lumière qui permet à n’importe quelle intelligence créée de connaître. Voilà pourquoi il est impossible qu’une intelligence créée comprenne l’essence divine : non qu’elle en ignore quelque partie, mais parce qu’elle ne peut atteindre le mode parfait de la connaissance de cette essence.

 

 

 

Réponse aux objections :

 

1° L’essence divine est vue tout entière par l’ange parce qu’elle n’a rien qui ne soit vu par lui, si bien que le mot « toute » s’expli­que en un sens privatif, non au sens d’une position des parties ; cependant il ne la voit pas parfaitement, il ne s’ensuit donc pas qu’il la comprenne.

 

 

2° En toute vision, on peut considérer trois modes. Le premier mode est celui du voyant lui-même, dans l’absolu, et ce mode est la mesure de sa capacité ; et ainsi, l’intel­ligence de l’ange voit totalement Dieu, c’est-à-dire qu’il emploie toute la puissance de son intelligence à voir Dieu. Un autre mode est celui de la réalité même qui est vue ; et ce mode n’est rien d’autre que la qualité de la réalité. Or, puisqu’en Dieu la qualité n’est pas autre chose que la substance, son mode est l’essence elle-même ; et ainsi, les anges voient totalement Dieu parce qu’ils voient tout le mode de Dieu, de même qu’ils voient toute son essence. Le troisième est celui de la vision elle-même, laquelle est intermédiaire entre le voyant et la réalité vue ; et c’est pourquoi il exprime le mode du voyant en rapport à la réalité vue ; de la sorte, on dit que l’un voit totalement l’autre lorsque la vision a un mode total. Et c’est le cas lorsque le mode de vision est aussi parfait que le mode de visibilité de la réalité elle-même. Et de cette façon, l’essence divine n’est pas vue totalement, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; de même, celui qui sait que telle proposition est démontrable, mais en ignore la démonstration, connaît certes tout le mode de sa connaissance, mais ne la connaît pas selon tout le mode par lequel elle peut être connue.

 

 

 

3° Cet argument est probant quand la forme qui est le principe d’action est unie à l’agent selon tout son mode, ce qui est nécessairement le cas pour toutes les formes non subsistantes, dont l’être consiste à inhérer. Mais l’essence divine, bien qu’elle soit en quelque sorte comme la forme de l’intelligence, n’est toutefois saisie par l’intelligence que selon le mode de l’intelli­gence qui saisit ; et parce que l’action n’appartient pas seulement à la forme mais aussi à l’agent, l’action ne peut pas être aussi parfaite que la forme qui est le principe de l’action, puisqu’il y a une imperfection du côté de l’agent.

 

 

4° La réalité qui est comprise est celle dont la définition est connue, si toutefois la définition elle-même est comprise. Mais, de même qu’il est possible de connaître une réalité sans en avoir la compréhension, de même en est-il pour la connaissance de sa définition ; et dans ce cas, la réalité elle-même demeure incomprise. Or l’ange, bien qu’il voie en quelque façon ce qu’est Dieu, ne comprend cependant pas cela.

 

5° La vision de Dieu dans son essence peut être appelée compréhension en comparaison de la vision de l’état de voie, qui n’atteint pas l’essence ; cependant elle n’est pas absolument une compréhension, pour la raison susmentionnée. Voilà pourquoi il est dit : « pour tâcher de le saisir, comme j’ai moi-même été saisi », et : « je le connaîtrai comme je suis moi-même connu de lui », le mot « comme » indiquant une comparaison de ressemblance, non d’égalité.

 

 

6° L’immensité même de Dieu sera vue, mais elle ne sera pas vue immensément : en effet, tout le mode sera vu, mais pas totalement, comme on l’a dit.

 

Et videtur quod sic.

 

Simplex enim, si videtur, totum videtur. Sed essentia divina est simplex. Ergo cum Angelus beatus eam videat, totam videt, et sic comprehendit.

 

Sed dicebat, quod licet videatur tota, non tamen totaliter. – Sed contra, totaliter dicit quemdam modum. Sed omnis modus divinae essentiae est ipsamet essentia. Ergo si videbitur ipsa essentia tota, videbitur totaliter.

 

 

Praeterea, efficacia actionis mensuratur secundum formam quae est principium agendi ex parte ipsius agentis, sicut de calore et calefactione patet. Sed forma qua intellectus intelligit, est principium intellectualis visionis. Ergo tanta erit efficacia intellectus videntis Deum, quanta est perfectio essentiae divinae ; ergo comprehendet ipsam.

 

Praeterea, sicut per demonstrationem scire est perfectissimus modus cognoscendi complexa, ita scire quod quid est, est nobilissimus modus cognoscendi incomplexa. Sed omne complexum quod scitur per demonstrationem, comprehenditur. Ergo omne id de quo scitur quid est, comprehenditur. Sed illi qui vident Deum per essentiam, sciunt de eo quid est, cum nihil aliud sit scire quid est quam scire essentiam rei. Ergo comprehendunt Angeli essentiam Dei.

 

Praeterea, Philipp., III, 12, dicitur : Sequor autem, si quo modo comprehendam, sicut et comprehensus sum. Sed Deus perfecte comprehendebat apostolum. Ergo apostolus ad hoc tendebat ut perfecte comprehenderet Deum.

 

Praeterea, Glossa [P. Lombardi super Eph. III, 18, PL 192, 195 A] ibidem dicit : ut comprehendam, id est ut cognoscam quae sit immensitas Dei, quae omnem intellectum excedit. Sed non est incomprehensibilis nisi ratione immensitatis. Ergo beati perfecte comprehendunt divinam essentiam.

 

Sed contra. Est quod Ambrosius dicit super Luc. [I, n. 25] : Eam quae in Deo habitat, plenitudinem bonitatis nemo conspexit, nemo mente aut oculis comprehendit.

 

Praeterea, Augustinus dicit in libro de videndo Deum [Epist. 147, cap. 8] : Dei plenitudinem non solum oculis corporis, sed nec mente aliquis aliquando comprehendit.

 

Praeterea, secundum Augustinum, in eodem libro [cap. 9], illud comprehenditur cuius fines circumspici possunt. Sed de Deo hoc est impossibile, cum sit infinitus. Ergo non potest comprehendi.

 

 

Responsio. Dicendum, quod illud proprie dicitur comprehendi ab aliquo quod ab eo includitur ; dicitur enim comprehendere, quasi simul ex omnibus partibus apprehendere, quod est undique inclusum habere. Quod autem includitur ab aliquo, non excedit includens, sed est minus includente, vel saltem aequale. Haec autem ad quantitatem pertinent ; unde secundum duplicem quantitatem est duplex modus comprehensionis ; scilicet secundum quantitatem dimensivam et virtualem. Secundum dimensivam quidem, ut dolium comprehendit vinum : secundum virtualem autem, ut materia dicitur comprehendere formam, quando nil materiae remanet imperfectum a forma. Et per hunc modum dicitur aliqua vis cognitiva comprehendere suum cognitum, in quantum scilicet cognitum perfecte substat cognitioni ipsius ; tunc autem a comprehensione deficit, quando cognitum cognitionem excedit. Sed hic excessus diversimode in diversis potentiis considerandus est.

In potentiis enim sensitivis obiectum comparatur ad potentiam non solum secundum quantitatem virtualem, sed etiam secundum quantitatem dimensivam ; eo quod sensibilia movent sensum, utpote in magnitudine existentem, non solum ex vi qualitatis propriorum sensibilium, sed etiam secundum quantitatem dimensivam, ut patet de sensibilibus communibus. Unde comprehensio sensus potest impediri dupliciter. Uno modo ex excessu sensibilis secundum quantitatem virtualem ; sicut impeditur oculus a comprehensione solis, quia virtus claritatis solis, quae est visibilis, excedit proportionem virtutis visivae quae est in oculo. Alio modo propter excessum quantitatis dimensivae ; sicut impeditur oculus ne comprehendat totam molem terrae, sed partem eius videt et partem non, quod in primo impedimento non accidebat ; simul enim omnes solis partes videntur a nobis, sed nulla earum perfecte, sicut visibilis est.

Ad intellectum autem comparatur intelligibile per accidens quidem etiam secundum quantitatem dimensivam vel numeralem, in quantum intellectus a sensu accipit ; unde etiam intellectus noster impeditur a comprehensione infiniti secundum quantitatem dimensivam, ita quod aliquid eius est in intellectu et aliquid extra intellectum. Per se autem non comparatur ad intellectum

intelligibile secundum quantitatem

dimensivam, cum intellectus sit virtus non utens organo corporali ; sed per se comparatur ad ipsum, solum secundum quantitatem virtualem. Et ideo in his quae per se intelliguntur sine coniunctione ad sensum, non impeditur comprehensio intellectus nisi propter excessum quantitatis virtualis ; quando scilicet id quod intelligitur, habet modum intelligendi perfectiorem quam sit modus quo intellectus intelligit ; sicut si aliquis cognoscat hanc conclusionem : triangulus habet tres angulos aequales duobus rectis, per probabilem rationem utpote per auctoritatem, vel quia ita communiter dicitur, non comprehendet ipsam ; non quod unam partem eius ignoret, alia scita, sed quia ista conclusio est scibilis per demonstrationem, ad quam cognoscens nondum pervenit, et ideo non comprehendit ipsam, quia non stat perfecte sub cognitione eius.

Constat autem quod in intellectu Angeli, praecipue quantum ad visionem divinam, non habet locum quantitas dimensiva ; et ideo consideranda est ibi aequalitas vel excessus secundum quantitatem virtualem tantum. Virtus autem divinae essentiae, qua est intelligibilis, excedit intellectum angelicum, et omnem intellectum creatum, secundum hoc quod est cognoscitivus ; veritas enim divinae essentiae, qua cognoscibilis est, excedit lumen cuiuslibet intellectus creati, quo cognoscitivus est. Et ideo impossibile est quod aliquis intellectus creatus divinam essentiam comprehendat ; non quia partem eius aliquam ignoret, sed quia ad perfectum modum cognitionis ipsius pertingere non potest.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod divina essentia ab Angelo tota videtur, quia nihil eius est non visum ab eo ; ut sic ly tota exponatur privative, non per positionem partium : non tamen eam perfecte videt ; et ideo non sequitur quod eam comprehendat.

 

Ad secundum dicendum, quod in visione qualibet triplex modus considerari potest. Primo modus ipsius videntis absolute, qui est mensura capacitatis eius ; et sic intellectus Angeli totaliter videt Deum : hoc est dictu, totam vim intellectus sui adhibet ad videndum Deum. Alius modus est ipsius rei visae ; et hic modus nihil est aliud quam qualitas rei. Cum autem in Deo non sit aliud qualitas quam substantia, modus eius est ipsa essentia ; et sic totaliter vident Deum, quia vident totum modum Dei eodem modo quo totam essentiam. Tertius est ipsius visionis, quae est media inter videntem et rem visam ; et ideo dicit modum videntis per comparationem ad rem visam ; ut tunc dicatur aliquis totaliter alterum videre, quando scilicet visio habet modum totalem. Et hoc est quando ita est perfectus modus visionis, sicut est modus visibilitatis ipsius rei. Et hoc modo non totaliter videtur divina essentia, ut ex dictis [in corp. art.] patet ; sicut aliquis qui scit aliquam propositionem esse demonstrabilem, cuius demonstrationem ignorat, scit quidem totum modum cognitionis eius, sed nescit eam secundum totum modum quo cognoscibilis est.

 

Ad tertium dicendum, quod ratio illa pro­cedit quando forma, quae est principium actionis agenti coniungitur secundum totum modum suum ; quod necesse est in omnibus formis non subsistentibus, quarum esse est inesse. Sed divina essentia, quamvis quodammodo sit ut forma intellectus, non tamen capitur ab intellectu nisi secundum modum intellectus capientis ; et quia actio non est tantum formae, sed etiam agentis, ideo non potest esse ita perfecta actio sicut est perfecta forma quae est principium actionis, cum sit defectus ex parte agentis.

 

Ad quartum dicendum, quod res comprehenditur cuius definitio cognoscitur, si tamen ipsa definitio comprehendatur. Sed sicut possibile est cognoscere rem sine comprehensione, ita et definitionem ipsius ; et sic res ipsa remanet non comprehensa. Angelus autem, quamvis videat aliquo modo quid est Deus, non tamen hoc comprehendit.

 

Ad quintum dicendum, quod visio Dei per essentiam potest dici comprehensio in comparatione ad visionem viae, quae ad essentiam non pertingit : non tamen est comprehensio simpliciter, ratione iam dicta. Et ideo cum dicitur : comprehendam, sicut et comprehensus sum [Phil. III, 12], et cognoscam sicut et cognitus sum [I Cor. XIII, 12] : ly sicut notat comparationem similitudinis, sed non aequalitatis.

 

Ad sextum dicendum, quod ipsa immen­sitas Dei videbitur, sed non videbitur immense : videbitur enim totus modus, sed non totaliter, ut dictum est.

 

 

 

Article 3 - L’ANGE A-T-IL PU, PAR SES PROPRES FACULTÉS NATURELLES, PARVENIR À LA VISION DE DIEU DANS SON ESSENCE ?

(Tertio quaeritur utrum Angelus ex propriis naturalibus

potuerit pertingere ad videndum Deum per essentiam.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Selon saint Augustin au livre sur la Genèse au sens littéral, les anges, au premier temps de leur création, alors qu’en cet état ils n’avaient que des facultés naturelles, comme beaucoup l’affirment, virent dans le Verbe les créatures qui devaient être produites. Or cela eût été impossible s’ils n’avaient pas vu le Verbe. L’intelligence de l’ange a donc vu Dieu dans son essence par ses pures facultés naturelles.

 

2° Ce qui peut saisir un moindre intelligible peut aussi saisir un plus grand intelligible. Or l’essence divine est suprêmement intelligible, puisqu’elle est tout à fait exempte de matière, condition pour qu’une chose soit intelligible en acte. Puis donc que l’intel­ligence de l’ange peut saisir d’autres intelligibles par une connaissance naturelle, à bien plus forte raison pourra-t-elle saisir l’essence divine par ses pures facultés naturelles.

 

3° [Le répondant] disait que, bien que l’essence divine soit en elle-même suprêmement intelligible, elle n’est cependant pas suprêmement intelligible pour l’intelli­gence angélique. En sens contraire : si ce qui est plus visible en soi ne l’est pas pour nous, la cause en est l’imperfection de notre vision. Or il n’y a pas d’imperfection dans l’intelligence angélique, puisque l’ange est « un miroir pur, parfaitement limpide, sans souillure », comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Ce qui est plus intelligible en soi est donc plus intelligible pour l’ange.

 

4° Le Commentateur dit au troisième livre sur l’Âme que l’argument qu’avançait Thémistius – cela est plus intelligible, c’est donc davantage saisi – vaut pour l’intelli­gence qui est complètement séparée de la matière. Or l’intelligence de l’ange est telle. L’argument susdit vaut donc pour elle.

 

 

 

5° Si un objet très fortement visible est moins visible pour notre vue, c’est parce qu’il corrompt la vue. Or l’objet très fortement intelligible ne corrompt pas l’intelli­gence, mais la renforce. Ce qui est plus intelligible en soi est donc davantage saisi par l’intelligence.

 

6° Voir Dieu dans son essence est un acte de l’intelligence. Or la grâce est dans la volonté. La grâce n’est donc pas requise pour que l’on voie Dieu dans son essence ; et ainsi, les anges ont pu parvenir à cette vision par les seules facultés naturelles.

 

 

7° Selon saint Augustin, la foi, parce qu’elle est présente par essence dans l’âme, est vue de l’âme par son essence. Or Dieu est, par son essence, actuellement présent en l’âme, et semblablement en l’ange et en n’importe quelle créature. L’ange a donc pu voir Dieu dans son essence avec ses pures facultés naturelles.

 

 

8° Selon saint Augustin au dixième livre des Confessions, une chose a trois façons d’être présente dans l’âme : par une image, par une notion, et par la présence de son essence. Si donc cette division est convenable, il est nécessaire que ces termes soient opposés, et ainsi, puisque Dieu est présent à l’intelligence angélique par son essence, il ne lui sera pas présent par une ressemblance ; et par conséquent, l’ange ne peut pas voir Dieu par une ressemblance. Si donc il peut le connaître en quelque façon par ses pures facultés naturelles, il semble qu’il le connaisse naturellement dans son essence.

 

9° Si quelque chose est vu dans un miroir matériel, il est nécessaire que le miroir lui-même soit vu. Or les anges, dans l’état où ils furent créés, ont vu les réalités dans le Verbe comme en un certain miroir. Ils ont donc vu le Verbe.

 

10° [Le répondant] disait que les anges n’ont pas été créés avec leurs pures facultés naturelles, mais avec la grâce sanctifiante, ou avec la grâce gratuitement donnée. En sens contraire : de même que la lumière de nature est inférieure à la lumière de gloire, ainsi en est-il de la lumière de la grâce gratuitement donnée, ou de la grâce sanctifiante. Si donc ils ont pu voir Dieu dans son essence en étant dans la grâce gratuitement donnée ou sanctifiante, pour la même raison ils l’auraient pu aussi en étant dans l’état de nature.

 

11° Les réalités ne sont vues que là où elles sont. Or, avant leur création, les réalités n’existaient que dans le Verbe. Puis donc que les anges ont connu les réalités qui devaient être produites, ils les ont connues dans le Verbe ; et ainsi, ils ont vu le Verbe.

 

12° « La nature ne néglige rien de ce qui est nécessaire. » Or atteindre la fin est au plus haut point nécessaire à la nature. Il a donc été pourvu à ce que chaque nature puisse atteindre sa fin. Or la fin pour laquelle la créature rationnelle existe, est de voir Dieu dans son essence. La créature rationnelle peut donc parvenir à cette vision par ses pures facultés naturelles.

 

 

13° Les puissances supérieures sont plus parfaites que les inférieures. Or les puissances inférieures peuvent par leur nature s’exercer sur leurs objets, comme le sens sur les sensibles, et l’imagination sur ce qui est imaginable. Puis donc que Dieu est objet de l’intelligence, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme, il semble que l’intelli­gence angélique puisse voir Dieu par ses facultés naturelles.

 

14° [Le répondant] disait qu’il n’en va pas de même, car les objets des autres puissances ne les dépassent pas, au lieu que Dieu dépasse toute intelligence créée. En sens contraire : quelque perfectionnée que soit par la lumière de gloire l’intelli­gence créée, Dieu la dépasse toujours à l’infini. Si donc ce dépassement empêche la vision de Dieu dans son essence, jamais l’intelli­gence créée ne pourra parvenir en l’état de gloire à la vision de Dieu dans son essence ; ce qui est absurde.

 

 

15° Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme que « l’âme est une ressemblance de toute la sagesse », et l’ange aussi, pour la même raison. Or la réalité est connue naturellement par sa ressemblance. L’ange connaît donc naturellement les choses sur lesquelles porte la sagesse. Or la sagesse porte sur les réalités divines, comme dit saint Augustin. L’ange parvient donc naturellement à voir Dieu dans son essence.

 

 

16° Pour que l’intelligence créée voie Dieu dans son essence, il est seulement exigé que l’intelligence soit conformée à Dieu. Or l’intelligence de l’ange est déiforme par sa nature. Il peut donc voir Dieu dans son essence par ses propres facultés naturelles.

 

 

17° Toute connaissance de Dieu est soit une connaissance comme par un miroir, soit une connaissance par l’essence divine, comme on le voit clairement en I Cor. 13, 12 : « Nous voyons maintenant comme par un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. » Or les anges qui étaient dans l’état de nature n’ont pas connu Dieu comme par un miroir, car, comme dit saint Augustin, « depuis l’instant de leur création, les anges jouissent de la vue du Verbe éternel, non pas “en regardant les perfections invisibles de Dieu à travers les œuvres qu’il a faites” », ce qui est voir par un miroir. Les anges voient donc naturellement Dieu dans son essence.

 

18° Est vu immédiatement ce que nous considérons sans considérer aucune autre chose. Or l’ange, par sa connaissance naturelle, peut considérer Dieu sans considérer aucune créature. Il peut donc voir Dieu immédiatement, ce qui est voir Dieu dans son essence.

 

19° Saint Augustin dit que les choses qui sont dans l’âme essentiellement sont connues d’elle par leur essence. Or l’essence divine est ainsi dans l’âme. Donc, etc.

 

20° Ce qui n’est pas vu par l’essence est vu par une espèce, s’il est vu. Or l’essence divine ne peut pas être vue par une espèce, car l’espèce est plus simple que ce dont elle est l’espèce. Puis donc que l’ange connaît naturellement l’essence divine, il la connaît par l’essence.

 

En sens contraire :

 

1) Voir Dieu dans son essence, c’est la vie éternelle, comme cela est clair en Jn 17, 3 : « La vie éternelle, c’est… etc. » Or on ne peut parvenir à la vie éternelle par les pures facultés naturelles ; Rom. 6, 23 : « La vie éternelle est une grâce de Dieu » ; ni, par conséquent, à la vision de Dieu dans son essence.

 

2) Saint Augustin dit que, bien que l’âme soit de nature à connaître Dieu, cependant elle n’est amenée à l’acte de connaissance que si elle est baignée de la lumière divine ; et ainsi, on ne peut pas voir Dieu dans son essence par ses forces naturelles.

 

 

 

3) La nature ne transcende pas ses limites. Or l’essence divine excède toute nature créée. On ne peut donc pas voir l’essence divine par une connaissance naturelle.

 

Réponse :

 

Pour que Dieu soit vu dans son essence, il est nécessaire que l’essence divine soit unie à l’intelligence, d’une certaine façon, comme une forme intelligible. Or le perfectible n’est uni à la forme que lorsqu’il y a déjà en lui une disposition qui le rend capable de recevoir une telle forme, car l’acte propre se produit dans une puissance propre : de même, le corps n’est uni à l’âme comme à une forme qu’après avoir été organisé et disposé. Il est donc nécessaire qu’il y ait aussi dans l’intelligence quelque disposition par laquelle elle devienne capable d’être perfectionnée par une forme telle que l’essence divine, et cette disposition est une lumière intelligible. Et si cette lumière est naturelle, l’intelligence pourra voir Dieu dans son essence par ses pures facultés naturelles.

Mais qu’elle soit naturelle, cela est impossible. En effet, l’ultime disposition à la forme est toujours du même ordre que la forme, en sorte que, si l’une est naturelle, l’autre l’est aussi. Or l’essence divine n’est pas une forme intelligible naturelle de l’intelligence créée ; et en voici la preuve. L’acte et la puissance sont toujours du même genre ; par exemple, une puissance dans le genre quantité ne regarde pas un acte qui est dans le genre qualité ; la forme naturelle de l’intelligence créée ne peut donc exister qu’en appartenant au genre en lequel se trouve la puissance de l’intelligence créée ; la forme sensible, qui est d’un autre genre, ne peut donc être sa forme, mais seule peut l’être la forme immatérielle, qui est de son genre. Or, de même que la forme sensible est au-dessous du genre de la puissance intellective créée, de même l’essence divine est au-dessus d’elle ; l’essence divine n’est donc pas une forme à laquelle s’étende la faculté naturelle de l’intelligence créée. Voilà pourquoi cette lumière intelligible, par laquelle l’intelligence créée est mise dans l’ultime disposition pour être unie à l’essence divine comme à une forme intelligible, n’est pas naturelle, mais au-dessus de la nature ; et c’est la lumière de gloire, dont il est dit au psaume 35, v. 10 : « dans ta lumière nous verrons la lumière ».

 

La faculté naturelle de n’importe quelle intelligence est donc déterminée à une forme créée intelligible ; toutefois de façon différente pour l’homme et pour l’ange, car en l’homme elle est déterminée à une forme intelligible abstraite du sens, puisque toute sa connaissance provient du sens, mais en l’ange, à une forme intelligible non reçue du sens, et surtout à la forme qu’est son essence. Voilà pourquoi la connaissance de Dieu à laquelle l’ange peut parvenir naturellement consiste à le connaître par la substance de l’ange même qui voit ; c’est pourquoi il est dit au livre des Causes que « l’intelligence pense ce qui est au-dessus d’elle selon le mode de sa substance », car, en tant qu’elle est causée par Dieu, sa substance est une certaine ressemblance de l’essence divine. Mais la connaissance de Dieu à laquelle l’homme peut parvenir naturellement consiste à le connaître par une forme sensible qui a été abstraite des choses sensibles par la lumière de l’intellect agent ; et c’est pourquoi, à propos de Rom. 1, 20 : « les perfections invisibles de Dieu, etc. », la Glose dit que la lumière de la raison naturelle aidait l’homme à connaître Dieu par les créatures sensibles. Or la connaissance de Dieu qui a lieu par une forme créée n’est pas une vision de lui dans son essence ; par conséquent, ni l’homme ni l’ange ne peut parvenir à voir Dieu dans son essence par ses pures facultés naturelles.

 

Réponse aux objections :

 

1° Ce que dit saint Augustin, à savoir que les anges ont vu les réalités dans le Verbe, peut s’entendre ainsi : non au premier temps de leur création, mais dès lors qu’ils furent bienheureux. Ou bien il faut dire que, bien qu’ils n’aient pas vu le Verbe dans son essence en l’état de nature, ils l’ont cependant vu en quelque façon par une ressemblance qui existait en eux ; et par une telle connaissance ils purent connaître les créatures, que cependant ils connurent par la suite dans le Verbe bien plus pleinement, lorsqu’ils virent le Verbe dans son essence ; en effet, dans la mesure où l’on connaît la cause, par elle on connaît l’effet.

 

 

2° Bien que l’essence divine soit en elle-même suprêmement connaissable, cependant elle n’est pas suprêmement connaissable pour l’intelligence créée, car elle est hors de son genre.

 

3° Il est dit que l’intelligence angélique est un miroir pur, sans souillure et sans défaut, parce que, vu la nature de son genre, elle ne souffre pas d’un défaut de lumière intelligible, au contraire de l’intelligence humaine, en laquelle la lumière intelligible est à tel point obscurcie qu’il lui est nécessaire de recevoir en provenance des phantasmes, avec le continu et le temps, et en procédant discursivement d’une chose à l’autre ; c’est pourquoi Isaac dit que « la raison naît à l’ombre de l’intelligence » ; aussi sa puissance intellective peut-elle penser toute forme intelligible créée appartenant à son genre. Mais l’intelligence angélique, comparée à l’essence divine, qui est en dehors de son genre, est trouvée déficiente et ténébreuse ; voilà pourquoi elle n’atteint pas la vision de l’essence divine, quoique cette essence soit en elle-même suprêmement intelligible.

 

 

 

4° La parole du Commentateur s’entend de la connaissance des intelligibles créés, non de la connaissance de l’essence incréée. En effet, si la substance intelligible, qui est en elle-même suprêmement intelligible, devient moins intelligible pour nous, c’est parce qu’elle dépasse la forme abstraite du sens, par laquelle nous pensons naturellement ; et semblablement, et même bien plus encore, l’essence divine dépasse la forme intelligible créée par laquelle l’ange pense. Voilà pourquoi l’intelligence de l’ange saisit moins l’essence divine, quoique cette essence soit plus intelligible, tout comme notre intelligence saisit moins l’essence de l’ange, quoique cette essence soit plus intelligible que les réalités sensibles.

 

5° La grande force de l’intelligible, bien qu’elle ne corrompe pas l’intelligence mais la renforce, dépasse cependant parfois la représentation de la forme par laquelle l’intelligence pense ; et pour cette raison, la grande force de l’intelligible empêche l’intelligence. Et ainsi se vérifie ce qui est dit au deuxième livre de la Métaphysique : « L’intelligence, en face de ce que la nature a de plus manifeste, est comme l’œil de la chauve-souris en face de la lumière du soleil. »

 

6° Si la grâce est requise pour voir Dieu dans son essence, ce n’est pas comme une disposition immédiate à la vision, mais parce que l’homme, par la grâce, mérite que lui soit donnée la lumière de gloire, moyennant laquelle il peut voir Dieu dans son essence.

 

7° La foi est connue par son essence en tant que son essence est unie à l’intelligence comme une forme intelligible, et non autrement. Or ce n’est pas ainsi que l’essence divine est unie à l’intelligence créée dans l’état de voie, mais comme la soutenant dans l’être.

 

 

8° Cette division n’oppose pas des réalités, mais des notions ; rien n’empêche donc qu’une chose soit d’une façon dans l’âme par son essence, et d’une autre façon par une ressemblance ou une image ; il y a en effet dans l’âme elle-même l’image et la ressemblance de Dieu, quoique Dieu soit en elle par son essence.

 

 

9° Il faut répondre comme au premier argument.

 

10° Ni la grâce sanctifiante ni la grâce gratuitement donnée ne suffisent pour voir Dieu dans son essence, s’il n’y a pas la grâce consommée, qui est la lumière de gloire.

 

11° Avant d’être dans leur nature propre, les réalités furent non seulement dans le Verbe, mais aussi dans l’esprit angélique ; et ainsi, elles ont pu être vues, quoique le Verbe ne fût pas vu dans son essence.

 

 

12° Comme dit le Philosophe au deuxième livre sur le Ciel et le Monde, on trouve dans les réalités de multiples degrés de perfection. En effet, le premier degré, et le plus parfait, est qu’une chose ait sa bonté sans mouvement et sans l’aide d’autre chose ; de même, la santé est la plus parfaite en celui qui est sain par lui-même sans l’aide de la médecine ; et ce degré appartient à la perfection divine. Le deuxième degré appartient à celui qui peut obtenir la bonté parfaite avec un peu d’aide et un petit mouvement, comme celui qui a la santé avec un peu d’exercice. Le troisième degré est propre à celui qui acquiert la bonté parfaite avec de nombreux mouvements, comme celui qui acquiert la parfaite santé avec de nombreux exercices. Le quatrième degré est le propre de celui qui ne peut jamais acquérir la bonté parfaite, mais qui acquiert une part de bonté par de nombreux mouvements. Au cinquième degré, on ne peut rien acquérir de la bonté, et l’on n’a aucun mouvement pour cela, comme à ce degré dans la santé où l’on ne peut pas être guéri et où l’on n’admet aucun remède. Les natures irrationnelles ne peuvent donc nullement atteindre la bonté parfaite, qui est la béatitude, mais elles atteignent quelque bonté imparfaite, qui est leur fin naturelle, qu’elles obtiennent en vertu de leur nature. Mais les créatures rationnelles peuvent obtenir la bonté parfaite, c’est-à-dire la béatitude ; cependant elles ont besoin, pour l’obtenir, de plus de choses qu’il n’en faut aux natures inférieures pour obtenir leur fin. Voilà pourquoi, bien qu’elles soient plus nobles, il ne s’ensuit cependant pas qu’elles puissent atteindre leur fin par leurs propres facultés naturelles, comme les natures inférieures. En effet, atteindre par soi-même la béatitude est propre à Dieu seul.

13° Il faut répondre semblablement au treizième argument sur l’ordre des puissances.

 

14° Bien que l’intelligence créée ne soit jamais élevée par la lumière de gloire au point que l’essence divine cesse d’être infiniment distante d’elle, cependant il se fait, par cette lumière, que l’intelligence est unie à l’essence divine comme à une forme intelligible ; ce qui ne pourrait se faire autrement.

 

 

15° Par ses propres facultés naturelles, l’ange a le pouvoir de connaître Dieu par sa ressemblance, mais cette vision n’est pas celle de Dieu dans son essence.

 

 

16° La naturelle conformité à Dieu qui est dans l’intelligence de l’ange ne réside pas en ce que l’intelligence de l’ange serait proportionnée à l’essence divine comme à une forme intelligible, mais en ce qu’elle ne reçoit pas du sens la connaissance des choses sensibles, comme nous la recevons, ainsi qu’en d’autres propriétés que l’intel­ligence de l’ange a en commun avec Dieu et par lesquelles elle diffère de l’intelligence humaine.

 

 

17° Il y a trois façons pour une chose d’être vue. D’abord par son essence, comme lorsque l’essence même du visible est unie à la vue, comme l’œil voit la lumière. Ensuite par une espèce, c’est-à-dire quand la ressemblance de la réalité même est imprimée sur la vue par la réalité elle-même, comme lorsque je vois une pierre. Enfin, par un miroir ; et c’est le cas lorsque la ressemblance de la réalité, par laquelle cette réalité est connue, vient immédiatement dans la vue non pas de la réalité elle-même, mais de ce en quoi la ressemblance de la réalité est représentée : comme les espèces des choses sensibles se reflètent dans un miroir. Voir Dieu de la première façon est donc naturel à Dieu seul, et est au-dessus de la nature de l’homme et de l’ange ; mais voir Dieu de la deuxième façon est naturel à l’ange ; et voir Dieu de la troisième façon est naturel à l’homme lui-même, qui parvient à la connaissance de Dieu en partant des créatures qui le représentent d’une quelconque façon. L’affirmation selon laquelle toute connaissance est soit par essence soit par un miroir est donc à entendre de

la connaissance humaine ; quant à la connaissance que l’ange a naturellement de Dieu, elle est intermédiaire entre ces deux.

 

18° On peut considérer de deux façons l’image d’une réalité. D’abord en tant qu’elle est une certaine réalité ; et puisqu’elle est une réalité distincte de ce dont elle est l’image, le mouvement de la puissance cognitive vers l’image et vers ce dont elle est l’image ne sera pas le même, à cause de cette façon de considérer. Ensuite, on la considère en tant qu’elle est une image ; et dans ce cas, le mouvement est le même vers l’image et vers ce dont elle est l’image ; et ainsi, lorsqu’une chose est connue par une ressemblance existant dans son effet, le mouvement de connaissance peut immédiatement passer à la cause, sans que l’on considère aucune autre chose. Et de cette façon, l’intelligence du voyageur peut considérer Dieu en ne considérant aucune créature.

 

19° Les choses qui sont dans l’âme essentiellement et lui sont unies comme des formes intelligibles, l’âme les pense par leur essence ; mais ce n’est pas ainsi que l’essence divine est dans l’âme du voyageur ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

20° Cet argument vaut pour l’espèce qui est abstraite de la réalité, et qui est nécessairement plus simple que la réalité elle-même. Or ce n’est pas par une telle ressemblance que l’intelligence créée connaît Dieu naturellement, mais c’est par une ressemblance empreinte par lui ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia, secundum Augustinum super Genesim ad litteram [II, 8], Angeli in principio suae conditionis, in quo statu fuerunt in naturalibus tantum, ut multi dicunt, viderunt creaturas fiendas in verbo. Sed hoc esse non potuisset, nisi verbum vidissent. Ergo per naturalia pura intellectus Angeli vidit Deum per essentiam.

 

 

Praeterea, quod potest minus intelligibile intelligere, potest intelligere et maius. Sed essentia divina est maxime intelligibilis, cum sit maxime a materia immunis : ex quo contingit aliquid esse intelligibile actu. Cum ergo intellectus Angeli naturali cognitione possit alia intelligibilia intelligere, multo fortius poterit intelligere ex naturalibus puris divinam essentiam.

 

Sed dicebat, quod licet divina essentia sit in se maxime intelligibilis, non tamen est maxime intelligibilis intellectui angelico. – Sed contra, eius quod est magis visibile in se, non esse magis visibile nobis, causa est defectus nostri visus. Sed in intellectu angelico non est aliquis defectus, cum Angelus sit speculum purum, clarissimum, incontaminatum, ut Dionysius dicit in cap. IV de Divin. Nomin. [§ 22]. Ergo illud quod est magis in se intelligibile, est magis intelligibile Angelo.

 

Praeterea, Commentator dicit in III de Anima [comm. 36], quod in intellectu qui est penitus a materia separatus, sequitur hoc argumentum quod Themistius faciebat : hoc est magis intelligibile ; ergo magis intelligitur. Sed intellectus Angeli est huiusmodi. Ergo in eo praedictum argumentum sequitur.

 

Praeterea, excellens visibile propter hoc est visibile minus visui nostro, quia corrumpit visum. Sed excellens intelligibile non corrumpit intellectum, sed confortat ipsum. Ergo illud quod est magis in se intelligibile, magis ab intellectu intelligitur.

 

Praeterea, videre Deum per essentiam est actus intellectus. Sed gratia est in affectu. Ergo gratia non requiritur ad videndum Deum per essentiam ; et ita secundum naturalia tantum ad hanc visionem pervenire potuerunt.

 

Praeterea, secundum Augustinum [De Trin. XIII, 1], fides quia praesens est per essentiam in anima, videtur ab anima per sui essentiam. Sed Deus per sui essentiam praesentialiter est in anima, et similiter in Angelo, et in qualibet creatura. Ergo Angelus Deum per essentiam in puris naturalibus videre potuit.

 

Praeterea, secundum Augustinum X Confessionum [cap. 17], tripliciter est aliquid praesens in anima : scilicet per imaginem, per notionem, et per praesentiam essentiae suae. Si ergo ista divisio est conveniens, oportet haec esse opposita ; et ita, cum Deus sit praesens intellectui angelico per essentiam, non erit ei praesens per similitudinem ; et ita non potest Deus ab Angelo per similitudinem videri. Si ergo ex naturalibus puris potest eum cognoscere aliquo modo, videtur quod cognoscat eum per essentiam naturaliter.

 

Praeterea, si videtur aliquid in speculo materiali, oportet quod ipsum speculum videatur. Sed Angeli in statu suae conditionis viderunt res in verbo quasi in quodam speculo. Ergo viderunt verbum.

 

Sed dicebat, quod Angeli non fuerunt creati in puris naturalibus, sed cum gratia gratum faciente, vel cum gratia gratis data. – Sed contra, sicut lumen naturae deficit a lumine gloriae, ita etiam lumen gratiae gratis datae, vel gratum facientis. Si ergo existentes in gratia gratis data vel gratum faciente potuerunt videre Deum per essentiam, pari ratione et in statu naturalium existentes.

 

 

 

Praeterea, res non videntur nisi ubi sunt. Sed ante conditionem rerum res non erant nisi in verbo. Ergo cum Angeli res fiendas cognoverint, in verbo eas cognoverunt ; et ita viderunt verbum.

 

Praeterea, natura non deficit in necessariis. Sed attingere finem, ma­xime est de necessariis naturae. Ergo unicuique naturae provisum est ut possit pertingere ad finem suum. Sed finis propter quem est rationalis creatura, est videre Deum per essentiam. Ergo rationalis creatura ex naturalibus puris potest ad hanc visionem pervenire.

 

Praeterea, superiores potentiae sunt perfectiores inferioribus. Sed inferiores potentiae per naturam suam possunt in sua obiecta, sicut sensus in sensibilia, et imaginatio in imaginabilia. Cum ergo obiectum intelligentiae sit Deus, ut dicitur in libro de Spiritu et Anima [cap. 11], videtur quod per naturalia possit Deus videri ab intelligentia angelica.

 

Sed dicebat, quod non est simile : quia obiecta aliarum potentiarum non excedunt suas potentias ; sed Deus excedit omnem intelligentiam creatam. – Sed contra, quantumcumque perficiatur intelligentia creata lumine gloriae, semper Deus ipsam in infinitum excedit. Si ergo iste excessus impedit visionem Dei per essentiam, nunquam intellectus creatus poterit pervenire in statu gloriae ad videndum Deum per essentiam ; quod est absurdum.

 

Praeterea, in libro de Spiritu et Anima [cap. 6], dicitur, quod anima est similitudo totius sapientiae, et eadem ratione Angelus. Sed res naturaliter cognoscitur per suam similitudinem. Ergo naturaliter Angelus cognoscit ea de quibus est sapientia. Sed sapientia est de divinis, ut Augustinus [De Trin. XIV, 1] dicit. Ergo Angelus naturaliter pervenit ad videndum Deum per essentiam.

 

Praeterea, ad hoc quod intellectus creatus videat Deum per essentiam, non requiritur nisi quod intellectus Deo conformetur. Sed intellectus Angeli per naturam suam est deiformis. Ergo ex naturalibus propriis potest videre Deum per essentiam.

 

Praeterea, omnis cognitio Dei vel est sicut in speculo, vel est per essentiam, ut patet per hoc quod habetur I Cor., XIII, 12 : videmus nunc per speculum in aenigmate, tunc autem facie ad faciem. Sed Angeli in naturalibus suis existentes non cognoverunt Deum sicut in speculo ; quia, ut Augustinus [De Gen. ad litt. II, 8] dicit, ex quo creati sunt, aeterna verbi visione perfruuntur, non invisibilia Dei per ea quae facta sunt conspicientes ; quod est in speculo videre. Ergo Angeli naturaliter vident Deum per essentiam.

 

 

Praeterea, illud immediate videtur de quo cogitamus non cogitando de aliquo altero. Sed Angelus naturali cognitione potest cogitare de Deo sine hoc quod cogitet de aliqua creatura. Ergo potest videre Deum immediate ; quod est per essentiam videre.

 

Praeterea, Augustinus [De Trin. XIII, 1] dicit quod ea quae sunt essentialiter in anima, cognoscuntur ab ea per essentiam. Sed divina essentia sic est in anima. Ergo et cetera.

 

Praeterea, illud quod non videtur per essentiam, videtur per speciem, si videatur. Sed divina essentia non potest videri per speciem, quia species est simplicior eo cuius est. Cum ergo naturaliter cognoscatur ab Angelo, per essentiam cognoscitur ab eo.

 

 

Sed contra. Videre Deum per essentiam, est vita aeterna, ut patet Ioan. cap. XVII, 3 : haec est vita et cetera. Sed ad vitam aeternam non potest perveniri per pura naturalia ; Roman. VI, 23 : gratia Dei vita aeterna. Ergo nec ad visionem Dei per essentiam.

 

Praeterea, Augustinus [Ps.-August., De spiritu et anima, cap. 12] dicit quod anima quamvis sit nata cognoscere Deum, non tamen ad actum cognitionis perducitur, nisi perfundatur divino lumine ; et sic ex naturalibus non potest aliquis videre Deum per essentiam.

 

Praeterea, natura non transcendit limites suos. Sed essentia divina excedit omnem naturam creatam. Ergo naturali cognitione divina essentia videri non potest.

 

 

Responsio. Dicendum, quod ad hoc quod Deus per essentiam videatur, oportet quod essentia divina uniatur intellectui quodammodo ut forma intelligibilis. Perfectibile autem non unitur formae nisi postquam est in ipso dispositio, quae facit perfectibile receptivum talis formae, quia proprius actus fit in propria potentia : sicut corpus non unitur animae ut formae, nisi postquam organizatum fuerit et dispositum. Unde oportet et in intellectu esse aliquam dispositionem per quam efficiatur perfectibile tali forma quae est essentia divina, quod est aliquod intelligibile lumen. Quod quidem lumen si fuerit naturale, ex naturalibus puris intellectus Deum per essentiam videre poterit.

Sed quod sit naturale est impossibile. Semper enim dispositio ultima ad formam et forma sunt unius ordinis, in hoc quod si unum est naturale, et reliquum. Essentia autem divina non est naturalis forma intelligibilis intellectus creati ; quod sic patet. Actus enim et potentia semper sunt unius generis ; unde potentia in genere quantitatis non respicit actum qui est in genere qualitatis : unde forma naturalis intellectus creati non potest esse nisi sit illius generis in quo est potentia creati intellectus : unde forma sensibilis, quae est alterius generis, non potest esse forma ipsius, sed forma immaterialis tantum, quae est generis sui. Sicut autem forma sensibilis est infra genus intellectivae potentiae creatae, ita essentia divina est supra ipsam ; unde essentia divina non est forma ad quam se extendat naturalis facultas intellectus creati. Et ideo lumen illud intelligibile, per quod intellectus creatus fit in ultima dispositione ut coniungatur essentiae divinae ut formae intelligibili, non est naturale, sed supra naturam ; et hoc est lumen gloriae, de quo in Ps. XXXV, 10, dicitur : in lumine tuo videbimus lumen.

Naturalis igitur facultas cuiuslibet intellectus determinatur ad aliquam formam creatam intelligibilem ; aliter tamen in homine et in Angelo : quia in homine ad formam intelligibilem a sensu abstractam, cum omnis eius cognitio a sensu oriatur ; in Angelo autem ad formam intelligibilem non a sensu acceptam, et praecipue ad formam quae est essentia sua. Et ideo cognitio Dei, ad quam Angelus naturaliter pervenire potest, est ut cognoscat ipsum per substantiam ipsius Angeli videntis ; et ideo dicitur in libro de Causis [comm. 8 (7)], quod intelligentia intelligit quod est supra se per modum substantiae suae, quia inquantum est causata a Deo, substantia sua est similitudo quaedam divinae essentiae. Sed cognitio Dei ad quam homo potest naturaliter pervenire, est ut cognoscat ipsum per formam sensibilem, quae lumine intellectus agentis est a sensibilibus abstracta ; et ideo Rom. cap. I, 20, super illud, invisibilia Dei etc., dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1327 A-B], quod homo iuvabatur ad cognoscendum Deum per creaturas sensibiles per lumen naturalis rationis. Cognitio autem Dei quae est per formam creatam, non est visio eius per essentiam : et ideo neque homo neque Angelus potest pervenire ad videndum Deum per essentiam ex naturalibus puris.

 

Ad primum igitur dicendum, quod hoc quod dicit Augustinus, quod Angeli viderunt res in verbo, potest intelligi non a principio conditionis, sed ex tunc ex quo beati fuerunt. Vel dicendum, quod quamvis verbum per essentiam non viderint in statu naturalium, viderunt tamen aliquo modo per similitudinem in eis existentem ; et ex tali cognitione potuerunt creaturas cognoscere, quas tamen postmodum in verbo multo plenius cognoverunt, quando verbum per essentiam viderunt ; secundum enim quod cognoscitur causa, cognoscitur effectus per ipsam.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis essentia divina sit in se maxime cognoscibilis, tamen non est maxime cognoscibilis intellectui creato, quia est extra genus ipsius.

 

Ad tertium dicendum, quod intellectus angelicus dicitur esse speculum purum et incontaminatum et sine defectu, quia non patitur defectum intelligibilis luminis, considerata natura sui generis, sicut patitur intellectus humanus, in quo intelligibile lumen obumbratur in tantum ut necesse sit a phantasmatibus accipere, et cum continuo, et tempore, et discurrendo de uno in aliud ; propter quod Isaac [Liber de definicionibus] dicit, quod ratio oritur in umbra intelligentiae ; et ideo potentia intellectiva eius potest intelligere omnem formam intelligibilem creatam quae est sui generis. Sed intellectus angelicus comparatus ad essentiam divinam, quae est extra genus suum, invenitur defectivus et tenebrosus ; et ideo deficit a visione divinae essentiae, quamvis ipsa sit in se maxime intelligibilis.

 

Ad quartum dicendum, quod verbum Commentatoris intelligitur de cognitione intelligibilium creatorum, non de cognitione essentiae increatae. Pro tanto enim substantia intelligibilis, quae in se est maxime intelligibilis, fit nobis minus intelligibilis quia excedit formam a sensu abstractam, qua naturaliter intelligimus ; et similiter, immo multo amplius, essentia divina excedit formam intelligibilem creatam, qua intellectus Angeli intelligit. Et ideo intellectus Angeli minus intelligit essentiam divinam, quamvis sit magis intelligibilis, sicut et intellectus noster minus intelligit essentiam Angeli, quamvis sit magis intelligibilis quam res sensibiles.

Ad quintum dicendum, quod excellentia intelligibilis quamvis non corrumpat intellectum, sed confortet eum, tamen excedit quandoque repraesentationem formae qua intellectus intelligit ; et ex hac causa intelligibilis excellentia impedit intellectum. Et secundum hoc est verum quod dicitur in II Metaph. [cap. 1 (993 b 9)], quod intellectus se habet ad manifestissima naturae sicut oculus vespertilionis ad lucem solis.

 

Ad sextum dicendum, quod gratia non requiritur ad videndum Deum per essentiam, quasi immediata dispositio ad visionem ; sed quia per gratiam homo meretur lumen gloriae sibi dari, per quod Deum in essentia videat.

 

Ad septimum dicendum, quod fides cognoscitur per essentiam suam, inquantum essentia sua coniungitur intellectui ut forma intelligibilis, et non alio modo. Sic autem non

coniungitur essentia divina intellectui creato in statu viae, sed sicut sustinens eum in esse.

 

Ad octavum dicendum quod divisio illa non est per oppositas res, sed per oppositas rationes ; et ideo nihil prohibet aliquid esse per essentiam uno modo in anima, et alio modo per similitudinem vel imaginem ; in ipsa enim anima est imago et similitudo Dei, quamvis sit in ea Deus per essentiam.

 

Ad nonum dicendum sicut ad primum.

 

Ad decimum dicendum, quod nec gratia gratum faciens nec gratia gratis data sufficit ad videndum

Deum per essentiam, nisi sit gratia consummata, quae est lumen gloriae.

 

Ad undecimum dicendum, quod res antequam in propria natura essent, non solum fuerunt in verbo, sed etiam in mente angelica ; et ita potuerunt videri, quamvis verbum per essentiam non videretur.

 

Ad duodecimum dicendum, quod sicut dicit philosophus in II Caeli et Mundi [De caelo II, 18 (292 a 22)] in rebus invenitur multiplex gradus perfectionis. Primus enim gradus et perfectissimus est, ut aliquid habeat bonitatem suam sine motu et sine adminiculo alterius ; sicut est perfectissima sanitas in eo qui per se est sanus sine auxilio medicinae ; et hic gradus est divinae perfectionis. Secundus gradus est eius quod potest consequi perfectam bonitatem cum modico auxilio et parvo motu, sicut eius qui habet sanitatem cum modico exercitio. Tertius gradus est eius quod acquirit perfectam bonitatem cum multis motibus, sicut ille qui acquirit perfectam sanitatem cum multis exercitiis. Quartus gradus est eius quod nunquam potest acquirere perfectam bonitatem, sed acquirit aliquid de bonitate ex multis motibus. Quintus gradus est eius quod non potest acquirere aliquid de bonitate, nec habet aliquem motum ad hoc, sicut est gradus illius in sanitate qui sanari non potest, unde nullam medicinam accipit. Naturae igitur irrationales nullo modo ad perfectam bonitatem, quae est beatitudo, pertingere possunt ; sed pertingunt ad aliquam bonitatem imperfectam, quae est eorum finis

naturalis, quam ex vi naturae suae consequuntur. Sed creaturae rationales possunt consequi perfectam bonitatem, id est beatitudinem ; tamen ad consequendum indigent pluribus quam naturae inferiores ad consequendum fines suos. Et ideo quamvis sint nobiliores, non tamen sequitur quod ex propriis naturalibus possint attingere ad finem suum, sicut naturae inferiores. Quod enim beatitudinem aliquid attingat per seipsum, solius Dei est.

 

Et similiter dicendum ad decimumtertium de ordine potentiarum.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod per lumen gloriae quamvis intellectus creatus nunquam tantum elevetur quin in infinitum distet ab eo essentia divina, tamen per lumen illud fit ut intellectus uniatur essentiae divinae sicut formae intelligibili ; quod aliter fieri non posset.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod ad cognoscendum Deum per similitudinem eius Angelus ex propriis naturalibus potest, sed haec non est visio Dei per essentiam.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod conformitas naturalis ad Deum quae est in intellectu Angeli, non est ut intellectus Angeli proportionetur ad essentiam divinam sicut ad formam intelligibilem ; sed in hoc quod non accipit cognitionem sensibilium a sensu, sicut nos accipimus ; et quantum ad alia in quibus intellectus Angeli convenit cum Deo, et differt ab intellectu humano.

 

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod tripliciter aliquid videtur. Uno modo per essentiam suam ; sicut quando ipsa essentia visibilis

coniungitur visui, sicut oculus videt lucem. Alio modo per speciem ; quando scilicet similitudo ipsius rei ab ipsa re imprimitur in visum, sicut cum video lapidem. Tertio modo per speculum ; et hoc est quando similitudo rei per quam cognoscitur, non fit in visu immediate ab ipsa re, sed ab eo in quo similitudo rei repraesentatur ; sicut in speculo resultant species sensibilium. Primo igitur modo videre Deum est naturale soli Deo, supra naturam vero hominis et Angeli ; sed secundo modo videre Deum est naturale Angelo ; tertio autem modo videre Deum est naturale ipsi homini, qui venit in cognitionem Dei ex creaturis, utcumque Deum repraesentantibus. Unde quod dicitur quod omnis cognitio est vel per essentiam vel in speculo, intelligendum est de cognitione humana ; cognitio autem Angeli quam de Deo naturaliter habet, est media inter istas duas.

 

 

Ad decimumoctavum dicendum, quod imago rei dupliciter potest considerari. Uno modo inquantum est res quaedam ; et cum sit res distincta ab eo cuius est imago, propter modum istum alius erit motus virtutis cognitivae in imaginem, et in id cuius est imago. Alio modo consideratur prout est imago ; et sic idem est motus in imaginem, et in id cuius est imago ; et sic quando aliquid cognoscitur per similitudinem in effectu suo existentem, potest motus cognitionis transire ad causam immediate, sine hoc quod cogitetur de aliqua alia re. Et hoc modo intellectus viatoris potest cogitare de Deo, non cogitando de aliqua creatura.

 

 

Ad decimumnonum dicendum, quod ea quae sunt essentialiter in anima et coniunguntur ei ut formae intelligibiles, intelliguntur ab anima per essentiam suam ; sic autem essentia divina non est in anima viatoris ; et ideo ratio non sequitur.

 

Ad vicesimum dicendum, quod ratio illa procedit de specie abstracta a re, quam oportet esse simpliciorem re ipsa. Talis autem similitudo non est per quam intellectus creatus cognoscit naturaliter Deum, sed est similitudo impressa ab ipso ; et ideo ratio non sequitur.

 

 

 

 

 

 

 

Article 4 - L’ANGE QUI VOIT DIEU DANS SON ESSENCE CONNAÎT-IL TOUTES CHOSES ?

(Quarto quaeritur utrum Angelus videns Deum per essentiam, omnia cognoscat.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Comme dit saint Isidore, « les anges voient toutes choses dans le Verbe de Dieu avant qu’elles se produisent ».

 

 

2° La vue de chacun voit ce dont la ressemblance est en elle. Or l’essence divine, qui est la ressemblance de toutes choses, est unie à l’intelligence angélique comme une forme intelligible. L’ange qui voit Dieu dans son essence voit donc toutes choses.

 

 

3° Si l’ange ne connaît pas toutes choses, il est nécessaire que cela vienne soit d’une imperfection de l’intelligence angélique, soit d’une imperfection des réalités connaissables, soit d’une imperfection du médium. Or cela ne vient pas d’une imperfection de l’intelligence angélique, puisque l’ange est « un miroir pur et sans souillure », comme dit Denys ; ni non plus d’une imperfection des intelligibles, car toutes choses sont connaissables dans l’essence divine ; ni enfin d’une imperfection du médium par lequel les anges connaissent, car l’essence divine représente parfaitement toutes choses. L’ange qui voit Dieu voit donc toutes choses.

 

4° L’intelligence de l’ange est plus parfaite que l’intelligence de l’âme humaine. Or l’âme a une puissance pour connaître toutes choses ; en effet, elle est « d’une certaine façon toutes choses », comme il est dit au troisième livre sur l’Âme, dans la mesure où elle est de nature à connaître toutes choses. L’intelligence angélique peut donc, elle aussi, connaître toutes choses. Or rien n’est plus efficace que l’essence divine pour faire passer l’intelligence angélique à l’acte de connaître. L’ange qui voit l’essence divine connaît donc toutes choses.

 

 

5° Comme dit saint Grégoire, l’amour, dans la patrie, est égal à la connaissance, car en ce lieu chacun aimera autant qu’il connaîtra. Or, qui aimera Dieu, aimera en lui tout ce qui peut être aimé. Donc, qui le verra, verra tous les intelligibles.

 

 

6° Si l’ange qui voit Dieu ne voit pas toutes choses, c’est seulement parce que l’ensem­ble des intelligibles est infini. Or l’infinité de l’intelligible ne l’empêche pas de penser, puisque l’essence divine est distante de lui comme l’infini est distant du fini. Il semble donc que l’ange qui voit Dieu puisse voir toutes choses.

 

 

7° La connaissance du compréhenseur dépasse la connaissance du voyageur, aussi élevée soit-elle. Or toutes choses peuvent être révélées à un voyageur ; cela est clair en ce qui concerne les choses présentes, car le monde entier a été montré en un seul instant au bienheureux Benoît, comme il est dit au deuxième livre des Dialogues ; pour les choses futures, cela peut aussi être évident, car Dieu révèle des choses futures à quelque prophète, et pour la même raison il peut lui révéler toutes choses ; et la même raison vaut pour les choses passées. Donc à bien plus forte raison l’ange qui voit Dieu par la vision de la patrie connaît-il toutes choses.

 

8° Saint Grégoire dit au quatrième livre des Dialogues : « Qu’y a-t-il qu’ils ne voient, lorsqu’ils voient Celui qui voit tout ? » Or les anges voient dans son essence le Dieu qui sait toutes choses. Ils connaissent donc toutes choses.

 

9° Le pouvoir de connaître de l’ange n’est pas moins grand que celui de l’âme. Or saint Grégoire dit au deuxième livre des Dialogues : « Pour l’âme qui voit le Créateur, toute créature est étroite. » Donc pour l’ange aussi ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

10° La lumière spirituelle s’introduit plus fortement dans l’esprit que la lumière corporelle ne s’introduit dans l’œil. Or, si la lumière corporelle était la raison adéquate de toutes les couleurs, alors, en s’introdui­sant dans l’œil, elle manifesterait toutes les couleurs. Puis donc que Dieu lui-même, qui est une lumière spirituelle et la parfaite raison de toutes choses, s’introduit dans l’esprit angélique qui le voit, l’ange connaîtra toutes choses dès qu’il le connaîtra.

 

11° La connaissance est comme un certain contact entre le connaissant et le connaissable. Or si une chose simple est touchée, tout ce qui est en elle est touché. Or Dieu est simple. Si donc on le connaît, on connaît toutes les raisons en lui des réalités.

 

12° La connaissance d’aucune créature n’est de la substance de la béatitude. Les créatures semblent donc être dans un égal rapport à la connaissance de la béatitude. Donc, ou le bienheureux connaît toutes les créatures, ou il n’en connaît aucune. Or il n’est pas sans en connaître quelques-unes. Il les connaît donc toutes.

 

13° Toute puissance non amenée à l’acte est imparfaite. Or l’intelligence de l’ange est en puissance à connaître toutes choses ; sinon elle serait inférieure à l’intelligence humaine, en laquelle se trouve [le pouvoir de] devenir toutes choses. Si donc, dans l’état de béatitude, elle ne connaissait pas toutes choses, sa connaissance resterait imparfaite ; ce qui semble s’opposer à la perfection de la béatitude, qui ôte toute imperfection.

 

14° Si l’ange bienheureux ne connaissait pas toutes choses, alors, puisqu’il est en puissance à connaître toutes choses, il pourrait par la suite connaître une chose qu’il ne connaissait pas auparavant. Or cela est impossible, car, comme dit saint Augustin au quinzième livre sur la Trinité, il n’y a pas, dans les anges bienheureux, « des pensées au caractère mouvant » ; ce qui serait le cas s’ils savaient une chose qu’ils n’avaient pas sue auparavant ; les anges bienheureux qui voient Dieu voient donc toutes choses.

 

15° La vision de la béatitude est mesurée par l’éternité, et c’est pourquoi elle est appelée vie éternelle. Or, dans l’éternité, rien n’est avant ni après. Donc dans la vision de la béatitude non plus ; il est donc impossible que l’on sache une chose qui n’aurait pas déjà été sue ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

16° Il est dit en Jn 10, 9 : « il entrera, et il sortira, et il trouvera des pâturages » ; ce qui, au livre sur l’Esprit et l’Âme, est interprété ainsi : il entrera pour contempler la divinité du Sauveur, il sortira pour regarder son humanité, et dans les deux cas il trouvera une glorieuse réfection. Or le regard extérieur « paîtra » si parfaitement dans l’humanité du Sauveur, que rien de ce qui est dans son corps ne lui sera caché. Donc l’œil de l’esprit, lui aussi, « paîtra » si bien dans sa divinité, que rien de ce qui est en elle ne sera ignoré de lui ; et ainsi, il connaîtra tout.

 

 

17° Comme il est dit au troisième livre sur l’Âme, l’intelligence qui saisit le plus grand intelligible, ne saisit pas moins les choses moins intelligibles, mais plus. Or le plus grand intelligible, c’est Dieu. L’intelligence qui voit Dieu voit donc toutes choses.

 

 

18° L’effet est surtout connu au moyen de la connaissance de sa cause. Or Dieu est la cause de toutes choses. L’intelligence de celui qui voit Dieu connaît donc toutes choses.

19° Des couleurs peintes sur un tableau n’auraient besoin, pour être connues par la vue, que d’une lumière qui les éclaire, et par laquelle elles deviendraient visibles en acte. Or, dans l’essence divine, les raisons de toutes choses sont intelligibles en acte, éclairées par la lumière divine. L’intelligence qui voit l’essence divine voit donc toutes choses par les raisons de toutes.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Éph. 3, 10 : « afin que les principautés et les puissances dans les cieux connaissent par l’Église la sagesse multiforme de Dieu » ; et la Glose de saint Jérôme, à ce propos, dit que les anges ont appris le mystère de l’Incarnation par la prédication de l’Église. Ils ont donc ignoré ce mystère avant qu’il fût prêché, et cependant ils ont vu Dieu dans son essence. Ceux qui voient Dieu dans son essence ne connaissent donc pas toutes choses.

 

 

2) Denys dit à la fin de la Hiérarchie ecclésiastique que « de nombreux mystères ont des causes qui sont cachées aux essences les plus hautes » ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

3) Rien n’est égalé à une autre chose quant à cette extension qui est selon la quantité de masse, s’il ne lui est égal selon la quantité de masse. Donc rien non plus n’est égal à une autre chose quant à l’extension de la quantité virtuelle, s’il ne lui est égalé en puissance. Or l’intelligence de l’ange n’est pas égalée en puissance à l’intelligence divine. Il est donc impossible que l’intelli­gence de l’ange s’étende à tout ce à quoi s’étend l’intelligence divine.

 

 

 

4) Puisque les anges ont été faits pour louer Dieu, ils le connaissent dans la mesure où ils le louent. Or tous ne le louent pas également, comme le montre saint Jean Chrysostome dans une homélie sur saint Jean. Certains connaissent donc en lui plus de choses que les autres. Et cependant, les anges qui connaissent moins voient Dieu dans son essence ; celui qui voit Dieu dans son essence ne voit donc pas toutes choses.

 

 

5) La connaissance et la joie font partie de la substance de la béatitude de l’ange. Or les anges peuvent bien se réjouir de ce dont ils ne se réjouissaient pas auparavant, comme par exemple de la conversion d’un pécheur : « Il y a de la joie parmi les anges de Dieu pour un seul, etc. » (Lc 15, 10). Ils peuvent donc aussi connaître ce qu’ils ne connaissaient pas déjà. Ceux qui voient Dieu dans son essence ignorent donc des choses.

 

6) Aucune créature ne peut être souverainement bonne ou souverainement puissante. Ni, par conséquent, omnisciente.

 

7) La connaissance divine dépasse infiniment la connaissance de la créature. Il est donc impossible que la créature connaisse tout ce que Dieu sait.

 

8) Il est dit en Jér. 17, 9 : « Le cœur de l’homme est corrompu, il est impénétrable ; qui pourra le connaître ? Moi, le Seigneur. » Il semble en résulter que les anges qui voient Dieu dans son essence ne connaissent pas les secrets des cœurs, et ainsi, ne connaissent pas toutes choses.

 

Réponse :

 

Dieu, en voyant son essence, connaît certaines choses par science de vision, à savoir les choses passées, présentes et futures ; il en connaît d’autres par science de simple intelligence, à savoir toutes celles qu’il peut faire, quoiqu’elles n’existent pas ni n’ont existé ni n’existeront.

 

Or il semble impossible qu’une créature qui voit l’essence divine sache tout ce que Dieu sait de science de simple connaissance. En effet, il est avéré que plus on connaît parfaitement une cause, plus nombreux sont les effets que l’on peut parvenir à connaître à partir de la connaissance de la cause ; par exemple, celui qui connaît plus parfaitement quelque principe de démonstration peut en déduire de plus nombreuses conclusions. Si donc quelque intelligence, à partir de la connaissance d’une cause, en connaît tous les effets, il est nécessaire qu’elle atteigne le mode parfait de connaissance de cette cause, et ainsi, qu’il comprenne cette cause ; ce qui est impossible s’il s’agit de l’essence divine relativement à l’intelligence créée, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il est donc impossible qu’une intelligence créée, en voyant l’essence divine, connaisse tout ce qui peut être causé par elle.

 

Cependant il est possible qu’une intel­ligence créée qui voit l’essence divine connaisse tout ce que Dieu sait de science de vision, comme tous le soutiennent au sujet de l’âme du Christ. Mais au sujet des autres créatures qui voient Dieu dans son essence, il y a deux opinions.

 

Certains disent qu’il est nécessaire que tous les anges et toutes les âmes des bienheureux, en voyant l’essence de Dieu, connaissent toutes choses, comme celui qui voit un miroir voit tout ce qui se reflète dans le miroir. Mais cela semble s’opposer aux paroles des saints, et surtout de Denys, qui dit

expressément au sixième chapitre de la

Hiérarchie ecclésiastique que les anges inférieurs sont purifiés de l’ignorance par les supérieurs ; et ainsi, il est nécessaire d’affirmer que les anges supérieurs connaissent certaines choses que les inférieurs ignorent, quoique tous aient une commune contemplation de Dieu.

 

Voilà pourquoi il faut répondre que les réa­lités ne sont pas dans l’essence divine en étant actuellement distinctes, mais que toutes choses sont plutôt un en lui, comme dit Denys, à la façon dont les nombreux effets sont unis dans une cause unique. Mais les images qui se reflètent dans un miroir y sont distinctes en acte ; et c’est pourquoi le mode par lequel toutes les réa­lités sont dans l’essence divine est plus semblable au mode par lequel les effets sont dans la cause qu’à celui par lequel les images sont dans un miroir.

 

Or il n’est pas nécessaire que quiconque connaît la cause connaisse tous les effets qu’elle peut produire, à moins qu’il ne la comprenne ; ce qui, s’agissant de l’essence divine, n’est le cas d’aucune intelligence créée. C’est donc seulement en Dieu que, de ce qu’il voit son essence, il suit nécessairement qu’il connaît tout ce qu’il peut faire. Et c’est pourquoi, en voyant l’essence de Dieu, on connaît d’autant plus d’effets produits par elle qu’on la voit plus pleinement. Aussi attribue-t-on à l’âme du Christ, qui voit Dieu plus parfaitement que toutes les créatures, la connaissance de toutes choses, présentes, passées et futures ; quant aux autres, il n’en va pas ainsi, mais chacun, selon la mesure avec laquelle il voit Dieu, voit plus ou moins d’effets venant de lui.

 

Réponse aux objections :

 

1° Comme dit le Maître au deuxième livre des Sentences, lorsqu’il est dit : « les anges voient toutes choses dans le Verbe avant qu’elles se produisent », cela ne s’entend pas de tous les anges, mais peut-être des anges supérieurs ; et ceux-là non plus ne voient pas toutes choses parfaitement, mais peut-être en savent-ils quelques-unes en général et comme de façon implicite seulement. Ou bien l’on peut dire qu’à propos d’une réalité connaissable on peut penser plusieurs raisons, comme à propos du triangle se font plusieurs démonstrations ; et il est possible de savoir ce qu’est le triangle sans savoir tout ce qui peut être su à son propos. Autre chose est donc de savoir toutes les réalités, et autre chose de savoir tous les intelligibles concernant les réalités. Il semble assez probable que tous ceux qui voient Dieu dans son essence connaissent toutes les créatures au moins selon leurs espèces, et c’est ainsi que saint Isidore dit que les anges « savent toutes choses dans le Verbe avant qu’elles se produisent » ; en effet, c’est la réalité qui est produite, non la raison intelligible ; or il n’est pas nécessaire que l’ange qui sait une réalité sache toutes les raisons intelligibles qui la concernent ; et si d’aventure il sait toutes les propriétés naturelles que l’on connaît par compréhension de l’essence, il ne connaît cependant pas la réalité selon toutes les raisons par lesquelles elle est soumise à l’ordre de la divine providence, qui ordonne une réalité à divers événements. Et les anges inférieurs sont éclairés par les supérieurs au sujet de ces raisons. C’est ainsi que Denys dit au quatrième chapitre des Noms divins que les anges supérieurs enseignent aux inférieurs les raisons connaissables des réalités.

 

2° Cet argument est probant lorsque la vue est unie à la ressemblance selon tout le pouvoir de cette ressemblance ; alors, en effet, il est nécessaire que la vue connaisse tout ce à quoi s’étend la ressemblance

de la vue. Mais ce n’est pas ainsi que

l’intel­ligence créée est unie à l’essence divine ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

3° Que l’ange qui voit Dieu ne voie pas toutes choses, provient de l’imperfection de son intelligence, qui n’est pas unie à l’essence divine selon tout le pouvoir de celle-ci. Et cette imperfection ne s’oppose pas à sa pureté, comme on l’a déjà dit.

 

 

4° L’âme, par sa puissance naturelle, ne s’étend pas à de plus nombreux intelligibles que ceux qui peuvent être manifestés par la lumière de l’intellect agent, et qui sont les formes abstraites à partir des choses sensibles. Et semblablement, la puissance naturelle de l’intelligence angélique est ordonnée à la connaissance de tout ce qui est manifesté par sa lumière naturelle, qui ne suffit pas à manifester tout ce qui est caché dans la sagesse de Dieu. En outre, quant aux choses que l’âme peut connaître naturellement, ce n’est que par un médium proportionné à elle que l’âme en prend connaissance ; c’est pourquoi, si deux hommes appréhendent un seul et même médium, l’un parvient à connaître une conclusion à laquelle l’autre, d’un esprit plus lent, ne peut parvenir. Et semblablement, la vision de l’essence de Dieu permet à un ange supérieur de connaître de nombreuses choses qu’un inférieur ne peut connaître ; lequel est cependant amené à les connaître par un médium qui lui est davantage proportionné, par exemple la lumière d’un ange supérieur. C’est pourquoi il est nécessaire qu’un ange en éclaire un autre.

 

 

5° La volonté a pour terme les réalités elles-mêmes ; mais l’intelligence ne s’arrête pas aux seules réalités : elle divise les réalités en de nombreux concepts ; ces concepts sont donc pensés et ne sont pas aimés, mais ils peuvent être un principe ou une raison pour aimer, et l’objet aimé est proprement la réalité elle-même. Et parce que les anges qui voient Dieu dans son essence connaissent toutes les créatures, ils peuvent toutes les aimer ; mais parce qu’ils n’appréhendent pas en elles toutes les raisons intelligibles, ils ne les aiment pas à tous les points de vue auxquels les réalités peuvent être aimées.

 

6° Bien que Dieu soit distant de l’intel­ligence angélique comme l’infini est distant du fini, cependant les anges ne le connaissent pas selon le mode de son infinité, car ils ne le connaissent pas infiniment ; voilà pourquoi il n’est pas nécessaire qu’ils connaissent tous les infinis que lui-même connaît.

 

7° Dieu pourrait révéler tant de choses à un voyageur, qu’il aurait de plus nombreuses pensées sur les créatures que n’en aurait l’intelligence du compréhenseur ; et semblablement, Dieu pourrait révéler à n’im­porte quel compréhenseur inférieur tout ce que pense un supérieur, ou même plus. Mais la présente enquête ne porte pas là-dessus : on demande seulement si, de ce qu’une intelligence créée voit l’essence de Dieu, il suit qu’elle connaît toutes choses.

 

 

8° La parole de saint Grégoire peut s’entendre des choses qui appartiennent à la substance de la béatitude. Ou bien l’on peut dire que saint Grégoire considère la suffisance du médium, car l’essence divine elle-même est un médium suffisant pour démontrer toutes les réalités. Il veut donc établir par là que ce n’est pas étonnant si, ayant vu l’essence divine, on connaît les futurs ; mais que toutes choses ne soient pas connues, provient de l’imperfection de l’intelligence qui ne comprend pas l’essence divine.

 

9° On déduit de cette citation que, parce que l’âme voit l’essence divine, toute créature lui est étroite, c’est-à-dire aucune créature ne lui est cachée en raison de son excellence de créature. Mais la créature peut avoir une autre raison d’être cachée, à savoir, parce que l’âme n’est pas unie à un médium qui lui soit proportionné et par lequel elle puisse connaître cette créature.

 

 

10° Cet argument serait probant si l’œil corporel recevait en lui-même la lumière corporelle selon tout le pouvoir de celle-ci ; ce qui n’a évidemment pas lieu dans le cas présent.

 

11° L’intelligence qui touche Dieu par sa connaissance, le connaît tout entier, mais pas totalement ; voilà pourquoi il connaît tout ce qui est actuellement en lui ; cependant il n’est pas nécessaire qu’il connaisse sa relation à tous ses effets, ce qui est le connaître en tant qu’il est la raison de tous ses effets.

 

 

 

12° Bien qu’aucune connaissance de la créature ne soit de la substance de la béatitude, telle une connaissance béatifiante, cependant quelque connaissance de la créature appartient à la béatitude comme étant nécessaire à un acte du bienheureux ; par exemple, il appartient à la béatitude de l’ange de connaître tous ceux qui sont commis à sa charge ; et semblablement, il appartient à la béatitude des saints de connaître ceux qui implorent leurs bienfaits, ou encore les autres créatures au sujet desquelles ils doivent louer Dieu. Ou bien il faut répondre que, même si la connaissance de la créature n’appar­tenait en aucune façon à la béatitude, cependant il ne s’ensuit pas que toute connaissance de la créature soit dans un égal rapport à la vision béatifique. En effet, une cause étant connue, il est à notre portée de connaître en elle certains effets, au lieu que d’autres sont plus cachés ; comme il est clair que certaines conclusions résultent immédiatement des principes de la démonstration, alors que d’autres n’en découlent que par de nombreux intermédiaires ; et n’importe qui n’a pas le pouvoir de connaître ces intermédiaires par lui-même, mais il est nécessaire qu’un autre le conduise comme par la main. Il en va de même pour la connaissance des raisons intelligibles concernant les effets, relativement à l’essence divine : certaines sont plus cachées, d’autres plus manifestes, et c’est pourquoi la vision de l’essence divine permet d’en connaître certaines, et d’autres non.

 

13° Il y a deux façons pour une chose d’être en puissance à une autre. D’abord en puissance naturelle, et ainsi, l’intelligence créée est en puissance à connaître tout ce qui peut être manifesté par sa lumière naturelle ; et l’ange bienheureux n’ignore rien de ces choses : en effet, une telle ignorance laisserait imparfaite l’intelligence de l’ange. Mais une autre puissance est celle d’obéis­sance seulement, comme on dit qu’une chose est en puissance à ce que Dieu peut faire en elle au-dessus de la nature ; et si une telle puissance n’est pas amenée à l’acte, la puissance ne sera pas imparfaite ; voilà pourquoi l’intelligence de l’ange bienheu­reux n’est pas imparfaite si elle ne connaît pas tout ce que Dieu peut lui révéler. Ou bien il faut répondre que, si une puissance est ordonnée à deux perfections dont la première est à cause de la seconde, la puissance ne sera pas imparfaite si

elle a la seconde sans la première, comme

lorsqu’on a la santé sans les secours de la médecine, qui causent la santé. En effet, toute connaissance de la créature est ordonnée à la connaissance de Dieu ; voilà pourquoi, dès lors que l’intelligence créée connaît Dieu, supposé même, par impossible, qu’elle ne connût aucune créature, elle ne serait pas imparfaite. De même, l’intelli­gence qui voit Dieu et qui connaît de nombreuses créatures ne devient pas plus parfaite par sa connaissance des créatures, mais parce qu’elle connaît Dieu plus parfaitement ; aussi saint Augustin dit-il au livre des Confessions : « Malheureux qui les sait toutes sans te connaître ! » – il s’agit des choses créées – « Heureux au contraire qui te connaît, quand même il ne sait rien d’elles ! Mais qui te connaît et elles en même temps, ne leur doit pas plus de bonheur : il ne doit qu’à toi son bonheur. »

 

 

14° Le caractère mouvant des pensées, qui est exclu des anges bienheureux, peut s’entendre de deux façons. D’abord en ce sens que la pensée est appelée mouvante à cause d’un processus discursif allant des effets aux causes, ou vice versa ; et bien sûr, ce processus discursif est propre à la raison, que la clarté de l’intelligence angélique surpasse. Ensuite, le caractère mouvant peut se rapporter à la succession des choses qui sont pensées. Et dans ce cas il faut savoir que, quant à cette connaissance des réalités que les anges ont dans le Verbe, il ne peut y avoir succession, car ils connaissent les diverses choses par un seul [médium]. Mais quant aux choses qu’ils connaissent par des espèces innées ou par les illuminations des anges supérieurs, il y a là une succession ; c’est pourquoi saint Augustin dit au huitième livre sur la Genèse au sens littéral que « Dieu meut la créature spirituelle selon le temps » ; c’est-à-dire qu’elle change selon ses affections.

15° La vision de la béatitude est celle par laquelle Dieu est vu dans son essence, et les réalités en Dieu. En elle, il n’y a pas de succession, et les anges n’y progressent pas plus qu’ils ne progressent en béatitude. Mais dans la vision des réalités par des espèces innées ou par les illuminations des anges supérieurs, ils peuvent progresser. Et de ce fait, cette vision-là n’est pas mesurée par l’éternité, mais par le temps ; non certes par le temps qui est la mesure du mouvement du premier mobile, et dont parle le Philosophe, mais par le temps non continu, par lequel est mesurée la création des réa­lités ; ce qui n’est rien d’autre que la numération de l’avant et de l’après dans la création des réalités ou dans la succession des pensées angéliques.

 

 

16° Le corps du Christ est fini et peut être compris par la vue corporelle. Mais l’essence divine, puisqu’elle est infinie, n’est pas comprise par la vue spirituelle ; il n’en va donc pas de même.

 

 

17° Cet argument vaudrait si l’intelligence connaissait parfaitement le suprêmement connaissable, qui est Dieu ; mais parce qu’il n’en est pas ainsi, l’argument n’est pas concluant.

 

18° Il faut répondre semblablement au dix-huitième argument sur la cause et l’effet, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut.

 

19° Les raisons des réalités ne sont pas en Dieu à la façon dont les couleurs sont sur un tableau ou sur un mur, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Nous les accordons, car elles concluent vrai, quoiqu’elles ne le fassent pas comme il le faudrait.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia, sicut dicit Isidorus [Sent. (seu De summo bono) I, 10, 17], angeli in verbo Dei omnia vident antequam fiant.

 

Praeterea, uniuscuiusque visus videt illud cuius similitudo est apud ipsum. Sed essentia divina, quae est similitudo omnium, intellectui angelico coniungitur ut forma intelligibilis. Ergo Angelus videns Deum per essentiam, videt omnia.

 

Praeterea, si Angelus non cognoscit omnia, oportet quod hoc accidat vel ex defectu intellectus angelici, vel ex defectu rerum cognoscibilium, vel ex defectu medii. Sed non ex defectu intellectus angelici, cum Angelus sit speculum purum et incontaminatum, ut Dionysius [De div. nom., cap. 4, § 22] dicit ; nec etiam ex defectu intelligibilium, quia omnia sunt in divina essentia cognoscibilia ; nec etiam ex defectu medii quo cognoscunt, quia divina essentia perfecte omnia repraesentat. Ergo Angelus videns Deum omnia videt.

 

 

Praeterea, intellectus Angeli est perfectior quam intellectus animae humanae. Sed anima habet potentiam ad omnia cognoscendum ; ipsa enim est quodammodo omnia, ut in III de Anima [cap. 8 (431 b 21)] dicitur, secundum quod est nata omnia cognoscere. Ergo et intellectus angelicus potest omnia cognoscere. Sed nihil est efficacius ad educendum intellectum angelicum in actum cognitionis quam divina essentia. Ergo Angelus videns essentiam divinam, omnia cognoscit.

 

Praeterea, sicut dicit Gregorius [In Ez. II, hom. 9], amor in patria cognitioni aequatur : quia tantum quisque ibi diliget, quantum cognoscet. Sed amans Deum amabit in ipso omnia diligibilia. Ergo videns ipsum videbit omnia intelligibilia.

 

Praeterea, si Angelus videns Deum non videt omnia, hoc non est nisi quia omnia intelligibilia sunt infinita. Sed ipse non impeditur ab intelligendo propter intelligibilis infinitatem, quia essentia divina distat ab eo sicut infinitum a finito. Ergo videtur quod Angelus videns Deum, omnia videre possit.

 

Praeterea, cognitio comprehensoris excedit cognitionem viatoris, quantumcumque elevetur. Sed viatori alicui possunt omnia revelari : quod quidem de praesentibus patet, quia beato Benedicto totus mundus simul ostensus est, ut dicitur in II Dialogorum [cap. 35] ; de futuris etiam patere potest, quia Deus alicui prophetae aliqua futura revelat, et eadem ratione potest sibi omnia revelare ; et similis ratio est de praeteritis. Ergo multo fortius Angelus videns Deum visione patriae omnia cognoscit.

 

 

Praeterea, Gregorius in IV Dialog. [cap. 33] dicit : quid est quod non videant ubi videntem omnia vident ? Sed Angeli vident per essentiam Deum scientem omnia. Ergo Angeli cognoscunt omnia.

 

Praeterea, potestas Angeli in cognoscendo non est minor quam potestas animae. Sed dicit Gregorius in II Dialog. [cap. 35] : animae videnti creatorem angusta est omnis creatura. Ergo et Angelo ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, lux spiritualis vehementius ingerit se menti quam lux corporalis oculo. Sed si lux corporalis esset sufficiens ratio omnium colorum ; ingerens se oculo, omnes colores manifestaret. Ergo, cum ipse Deus, qui est lux spiritualis, et rerum omnium perfecta ratio, menti Angeli videntis eum se ingerat, Angelus eo cognito omnia cognoscet.

 

 

Praeterea, cognitio est quasi quidam contactus cognoscentis et cognoscibilis. Sed si simplex tangitur, tangitur quidquid in ipso est. Sed Deus est simplex. Ergo si cognoscitur, cognoscuntur omnes rerum rationes quae in ipso sunt.

 

Praeterea, nullius creaturae cognitio est de substantia beatitudinis. Ergo ad cognitionem beatitudinis aequaliter se habere videntur. Aut ergo beatus omnes creaturas cognoscit, aut nullam. Sed non nullam. Ergo omnes.

 

 

Praeterea, omnis potentia non reducta ad actum est imperfecta. Sed intellectus Angeli est in potentia ad omnia cognoscenda ; alias esset inferior intellectu humano, in quo est omnia fieri. Si ergo in statu beatitudinis non omnia cognosceret, remaneret eius cognitio imperfecta ; quod videtur repugnare beatitudinis perfectioni, quae omnem imperfectionem tollit.

 

Praeterea, si Angelus beatus non cognosceret omnia, cum sit in potentia ad omnia cognoscenda, posset postmodum aliquid cognoscere quod prius non cognoverat. Sed hoc est impossibile, quia, sicut dicit Augustinus in XV de Trinitate [cap. 16], in Angelis beatis non sunt cogitationes volubiles ; quod esset, si aliquid scirent quod prius nescissent ; ergo Angeli beati videntes Deum omnia vident.

 

 

Praeterea, visio beatitudinis aeternitate mensuratur, unde et vita aeterna dicitur. Sed in aeternitate nihil est prius et posterius. Ergo nec in visione beatitudinis ; ergo non potest esse quod aliquid sciatur quod prius scitum non fuerat ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, Ioan. X, 9, dicitur : ingredietur et egredietur, et pascua inveniet ; quod in libro de Spiritu et Anima [cap. 9] sic exponitur : ingredietur ad contemplandam divinitatem salvatoris, egredietur ad intuendam humanitatem ipsius ; et utrobique gloriosam refectionem inveniet. Sed visus exterior ita perfecte pascetur in humanitate salvatoris, quod nihil existens in corpore eius erit ei occultum. Ergo et oculus mentis ita pascetur in divinitate ipsius, quod nihil in ea existens ignorabitur ab eo ; et sic cognoscet omnia.

 

Praeterea, ut dicitur III de Anima [l. 7 (429 b 3)], intellectus intelligens maximum intelligibile, non minus intelligit minus intelligibilia, sed magis. Sed maxime intelligibile est Deus. Ergo intellectus videns Deum, omnia videt.

 

Praeterea, effectus maxime cognoscitur per cognitionem suae causae. Sed Deus est causa omnium. Ergo intellectus videntis Deum omnia cognoscit.

Praeterea, colores in tabula depicti, ad hoc quod visu cognoscerentur, non indigerent nisi lumine eos illustrante, quo fierent visibiles actu. Sed rerum omnium rationes sunt in essentia divina actu intelligibiles, divino lumine illustratae. Ergo intellectus videns essentiam divinam, omnia per omnium rationes videt.

 

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Ephes. cap. III, 10 : ut innotescat principatibus et potestatibus in caelestibus per Ecclesiam multiformis sapientia Dei : ubi dicit Glossa Hieronymi [P. Lombardi, PL 192, 189 B], quod Angeli mysterium incarnationis per praedicationem Ecclesiae sunt edocti. Ergo ante praedicationem illud ignoraverunt, et tamen Deum per essentiam viderunt. Ergo videntes Deum per essentiam non omnia cognoscunt.

 

Praeterea, Dionysius dicit in fine Ecclesiast. Hierarch. [cap. 7, pars 3, § 11], quod multae sacramentorum rationes latent supernas essentias ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, nihil alteri coaequatur in extensione quae est secundum quantitatem molis, nisi sit ei aequale secundum molis quantitatem. Ergo et nihil aequatur alteri in extensione virtualis quantitatis, nisi coaequetur ei in virtute. Sed intellectus Angeli non coaequatur intellectui divino in virtute. Ergo non potest esse quod intellectus Angeli se extendat ad omnia ad quae se extendit intellectus divinus.

 

 

Praeterea, Angeli, cum sint facti ad laudandum Deum, secundum hoc quod cognoscunt eum laudant ipsum. Sed non omnes aequaliter eum laudant, ut patet per Chrysostomum super Ioan. [hom. 15, n. 1]. Ergo quidam in eo plura cognoscunt quam alii. Et tamen Angeli minus cognoscentes vident Deum per essentiam ; ergo videns Deum per essentiam non omnia videt.

 

Praeterea, de substantia beatitudinis Angeli est cognitio et gaudium. Sed Angeli bene possunt gaudere de quo prius non gaudebant, sicut de peccatore converso : gaudium enim est Angelis Dei super uno etc. ; Lucae XV, vers. 10. Ergo et possunt cognoscere quae prius non cognoscebant. Ergo videntes Deum per essentiam, aliqua ignorant.

 

 

Praeterea, nulla creatura potest esse summe bona vel summe potens. Ergo nec omnia sciens.

 

Praeterea, cognitio divina in infinitum excedit cognitionem creaturae. Ergo non potest esse ut omnia quae Deus scit, creatura cognoscat.

 

Praeterea, Ierem. XVII, 9, dicitur : pravum est cor hominis, et inscrutabile ; quis cognoscet illud ? Ego Dominus. Ex quo videtur quod Angeli videntes Deum per essentiam, non cognoscunt secreta cordium, et ita non cognoscunt omnia.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod Deus videndo essentiam suam, quaedam cognoscit scientia visionis, scilicet praeterita, praesentia et futura ; quaedam autem scientia simplicis intelligentiae, omnia scilicet quae potest facere, quamvis nec sint, nec fuerint, nec futura sint.

Impossibile autem videtur quod aliqua creatura videns essentiam divinam, omnia sciat quae Deus scit scientia simplicis notitiae. Constat enim quod quanto aliquis causam aliquam perfectius cognoscit, ex cognitione causae in plurium effectuum notitiam devenire potest ; sicut ille qui perfectius aliquod principium demonstrationis cognoscit, plures conclusiones ex eo deducere potest. Si ergo aliquis intellectus ex cognitione alicuius causae omnes effectus eius cognoscat, oportet quod pertingat ad perfectum modum cognitionis illius causae, et sic quod illam causam comprehendat ; quod est impossibile de essentia divina respectu intellectus creati, ut ex dictis patet. Unde impossibile est quod aliquis intellectus creatus videndo divinam essentiam omnia cognoscat quae ex ea causari possunt.

Possibile tamen est ut aliquis intellectus creatus essentiam Dei videns, omnia cognoscat quae Deus scit scientia visionis, ut de anima Christi ab omnibus tenetur. De aliis autem videntibus Deum per essentiam, est duplex opinio.

 

Quidam enim dicunt, quod omnes Angeli et animae beatorum videndo essentiam Dei, necesse est ut omnia cognoscant, sicut qui videt speculum, videt omnia quae in speculo relucent. Sed hoc dictis sanctorum repugnare videtur, et praecipue

Dionysii, qui in cap. VI Ecclesiast.

Hierarch. [pars 3, § 6] expresse dicit, inferiores Angelos per superiores ab ignorantia purgari ; et sic oportet ponere, quaedam superiores Angelos cognoscere quae inferiores ignorant, quamvis omnes communiter Deum contemplentur.

 

Et ideo dicendum est, quod res non sunt in essentia divina sicut actu distinctae ; sed magis in eo omnia sunt unum, ut Dionysius [De div. nom., cap. 5, § 8] dicit, per modum quo multi effectus uniuntur in una causa. Imagines autem in speculo resultantes sunt ibi in actu distinctae ; et ideo modus quo res omnes sunt in essentia divina similior est modo quo sunt effectus in causa, quam modo quo sunt imagines in speculo.

 

Non est autem necessarium quod quicumque cognoscit causam, cognoscat omnes effectus eius qui possunt ex ipsa produci, nisi comprehendat ipsam ; quod non contingit alicui intellectui creato, respectu divinae essentiae. Unde in solo Deo necesse est ut ex hoc quod essentiam suam videt, omnia cognoscat quae facere potest. Unde et eorum effectuum qui ex ipsa producti sunt, tanto aliquis plures cognoscit videndo essentiam Dei, quanto plenius eam videt. Et ideo animae Christi, quae super omnes creaturas perfectius Deum videt, attribuitur quod omnia cognoscat, praesentia, praeterita et futura ; aliis autem non, sed quod unusquisque secundum mensuram qua videt Deum, videt plures vel pauciores effectus ex ipso.

 

Ad primum igitur dicendum, quod sicut Magister in II Senten. [dist. 11, cap. 2] dicit, cum dicitur : Angeli in verbo vident omnia antequam fiant ; hoc non intelligitur de omnibus Angelis, sed forte de superioribus ; nec illi etiam omnia perfecte vident, sed forte in communi, et quasi implicite tantum, aliqua sciunt. Vel potest dici, quod de una re cognoscibili possunt intelligi plures rationes, sicut de triangulo plures demonstrationes fiunt ; et potest esse quod aliquis scit triangulum quid est, qui nescit omnia quae de triangulo sciri possunt. Aliud igitur est scire omnes res, aliud autem scire omnia intelligibilia de rebus. Satis autem probabile videtur quod omnes videntes Deum per essentiam omnes creaturas cognoscant ad minus secundum species suas, et hoc est quod Isidorus dicit, quod sciunt in verbo omnia antequam fiant ; fieri enim rei est, non intelligibilis rationis. Non autem oportet quod Angelus sciens rem aliquam sciat omnes rationes intelligibiles de ipsa ; et si forte sciat omnes proprietates naturales quae comprehensione essentiae cognoscuntur, non tamen scit eam secundum omnes rationes quibus substat ordini divinae providentiae, qua una res ordinatur ad varios eventus. Et de his rationibus inferiores Angeli a supremis illuminantur. Et hoc est quod dicit Dionysius, cap. IV de Divin. Nomin. [§ 1], quod superiores Angeli docent inferiores rerum scibiles rationes.

 

Ad secundum dicendum, quod ratio illa procedit quando visus similitudini coniungitur secundum totum posse ipsius similitudinis ; tunc enim necesse est ut visus cognoscat omne id ad quod similitudo visus se

extendit. Sic autem intellectus creatus non coniungitur divinae essentiae ; et ideo ratio non sequitur.

 

Ad tertium dicendum, quod hoc quod Angelus videns Deum non videat omnia, contingit ex defectu intellectus ipsius, qui non unitur essentiae divinae secundum totum posse eius. Hic autem defectus puritati eius non repugnat, ut supra dictum est.

 

Ad quartum dicendum, quod anima secundum potentiam naturalem non se extendit ad plura intelligibilia quam ad ea quae possunt manifestari per lumen intellectus agentis ; quae sunt formae abstractae a sensibilibus. Et similiter potentia intellectus angelici naturalis est ad omnia illa cognoscenda quae manifestantur lumine suo naturali, quod non est sufficiens manifestativum omnium quae in Dei sapientia latent. Et praeterea, illorum etiam quae anima naturaliter cognoscere potest, cognitionem non accipit nisi per medium sibi proportionatum ; unde uno et eodem medio apprehenso, aliquis in cognitionem alicuius conclusionis devenit in quam alius tardioris ingenii devenire non potest. Et similiter ex essentia Dei visa superior Angelus multa cognoscit quae inferior cognoscere non potest ; in eorum tamen cognitionem reducitur per medium sibi magis proportionatum, sicut per lumen superioris Angeli. Unde necesse est quod unus Angelus alium illuminet.

 

Ad quintum dicendum, quod affectus terminatur ad res ipsas ; sed intellectus non solum sistit in rebus, sed res in multas intentiones dividit ; unde illae intentiones sunt intellectae, non autem sunt dilectae ; sed possunt esse dilectionis principium, sive ratio ; dilectum autem proprie est res ipsa. Et quia Angeli videntes Deum per essentiam, omnes cognoscunt creaturas, possunt omnes amare. Quia vero non omnes rationes intelligibiles in eis apprehendunt, non ex omnibus rationibus quibus res diligi possunt, eas diligunt.

 

Ad sextum dicendum, quod quamvis Deus distet ab intellectu angelico sicut infinitum a finito, non tamen cognoscunt eum secundum modum suae infinitatis, quia non cognoscunt eum infinite ; et ideo non oportet quod omnia infinita quae ipse cognoscit, cognoscant.

 

Ad septimum dicendum, quod Deus alicui viatori revelare posset tot, quod plura de creaturis intelligeret quam intellectus comprehensoris ; et similiter Deus posset cuilibet comprehensori inferiori revelare omnia quae superior intelligit, aut etiam plura. Sed nunc de hoc non quaerimus ; sed solum de hoc an ex hoc quod essentiam Dei videt aliquis intellectus creatus, sequatur quod omnia cognoscat.

 

Ad octavum dicendum, quod verbum Gregorii potest intelligi de his quae pertinent ad substantiam beatitudinis. Vel potest dici, quod Gregorius loquitur quantum ad sufficientiam medii, quia ipsa essentia divina est sufficiens medium demonstrativum rerum omnium. Unde per hoc vult habere quod non est mirum si, ea visa, futura cognoscuntur ; sed quod non omnia cognoscantur, est ex

defectu intellectus eam non comprehendentis.

 

Ad nonum dicendum, quod ex illa auctoritate habetur, quod ex quo anima videt divinam essentiam, omnis creatura est ei angusta, id est nulla creatura occultatur ei propter eminentiam ipsius creaturae. Sed alia ratio occultationis esse potest : quia scilicet non coniungitur ei medium proportionatum sibi, per quod illam creaturam cognoscere possit.

 

Ad decimum dicendum, quod ratio illa procederet, si oculus corporalis lucem corporalem secundum totum eius posse in se susciperet ; quod patet in proposito non esse.

 

Ad undecimum dicendum, quod intellectus cognitione sua tangens Deum, cognoscit ipsum totum, sed non totaliter ; et ideo cognoscit omne id quod actu in ipso est. Non tamen oportet quod cognoscat habitudinem eius ad omnes suos effectus ; quod est cognoscere ipsum, secundum quod est ratio omnium suorum effectuum.

 

Ad duodecimum dicendum, quod quamvis nulla cognitio creaturae sit de substantia beatitudinis quasi beatificans, tamen aliqua creaturae cognitio pertinet ad beatitudinem quasi necessaria ad aliquem actum beati ; sicut ad beatitudinem Angeli pertinet ut cognoscat omnes qui suo officio committuntur ; et similiter ad sanctorum beatitudinem pertinet ut cognoscant eos qui eorum beneficia implorant, vel etiam alias creaturas de quibus laudare debent Deum. Vel dicendum, quod si etiam nullo modo ad beatitudinem pertineret creaturae cognitio, non tamen sequitur quod omnis cognitio creaturae aequaliter se habeat ad visionem beatitudinis. Cognita enim causa aliqua, in promptu est ut aliqui effectus cognoscantur in ipsa, aliqui vero magis lateant ; sicut patet quod ex principiis demonstrationis statim aliquae conclusiones eliciuntur, quaedam vero non nisi per multa media ; et ad haec cognoscenda non potest quilibet per se, sed oportet quod ab alio manuducatur. Similiter est etiam cognitio rationum intelligibilium de effectibus respectu essentiae divinae ; quia quaedam sunt latentiores, quaedam manifestiores ; et ideo ex visione divinae essentiae quaedam cognoscuntur, quaedam non.

 

 

 

Ad decimumtertium dicendum, quod aliquid est in potentia ad alterum dupliciter. Uno modo in potentia naturali ; et sic intellectus creatus est in potentia ad omnia illa cognoscenda quae suo lumine naturali manifestari possunt ; et nihil horum Angelus beatus ignorat ; ex horum enim ignorantia remaneret intellectus Angeli imperfectus. Quaedam vero potentia est obedientiae tantum, sicut dicitur aliquid esse in potentia ad illa quae supra naturam Deus in eo potest facere ; et si talis potentia non reducatur ad actum, non erit potentia imperfecta : et ideo intellectus Angeli beati non est imperfectus, si non cognoscit omnia quae Deus potest ei revelare. Vel dicendum, quod si aliqua potentia ad duas perfectiones ordinatur, quarum prima sit propter secundam, non erit imperfecta potentia, si habeat secundam sine prima ; sicut si habet sanitatem sine adminiculis medicinae, quae sanitatem faciunt. Omnis enim cognitio creaturae ordinatur ad cognitionem Dei. Et ideo ex quo intellectus creatus cognoscit Deum, etiam dato per impossibile quod nullam creaturam sciret, non esset imperfectus. Nec etiam intellectus videns Deum, qui plures creaturas cognoscit, ex cognitione creaturarum (perfectior est) ; sed ex hoc quod perfectius Deum cognoscit : unde dicit Augustinus, in libro Confessionum [V, 4] : infelix homo qui scit omnia illa, scilicet creata, te autem nescit : beatus autem qui te scit, etiam si illa nesciat. Si autem te et illa novit, non propter illa beatior, sed propter te solum beatus.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod volubilitas cogitationum, quae a beatis Angelis removetur, dupliciter intelligi potest. Uno modo ut cogitatio dicatur volubilis propter discursum de effectibus in causas, vel e converso ; qui quidem discursus rationis proprius est, quam claritas intellectus angelici excedit. Alio modo volubilitas potest referri ad successionem eorum quae cogitantur. Et sic sciendum est, quod quantum ad illam cognitionem qua Angeli cognoscunt res in verbo, non potest esse successio, quia per unum diversa cognoscunt. Sed quantum ad ea quae cognoscunt per species innatas, vel per illuminationes superiorum, est ibi successio ; unde Augustinus dicit, VIII super Genes. ad litt. [cap. 20], quod Deus movet creaturam spiritualem per tempus : quod est per affectiones mutari.

Ad decimumquintum dicendum, quod visio beatitudinis est illa qua videtur Deus per essentiam, et res in Deo. Et in ista non est aliqua successio ; nec in ea Angeli proficiunt, sicut nec in beatitudine. Sed in visione rerum per species innatas, vel per illuminationes superiorum, proficere possunt. Et quantum ad hoc, visio illa non mensuratur aeternitate, sed tempore ; non quidem tempore quod est mensura motus primi mobilis, de quo philosophus [Phys. IV, 23 (223 b 22)] loquitur, sed tempore non continuo, quali creatio rerum mensuratur ; quod nihil est aliud quam numeratio prioris et posterioris in creatione rerum vel in successione angelicorum intellectuum.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod corpus Christi est finitum, et comprehendi potest visu corporali. Essentia autem divina non comprehenditur visu spirituali, cum sit infinita ; et ideo non est simile.

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod ratio illa procederet, si intellectus cognosceret maxime cognoscibile, quod est Deus, perfecte ; quod quia non est, ratio non sequitur.

 

Et similiter dicendum ad decimum­octavum de causa et effectu, ut ex praedictis patet.

 

 

Ad decimumnonum dicendum, quod non sunt hoc modo rationes rerum in Deo sicut colores in tabula vel pariete, ut ex dictis [in corp. art.] patet, et ideo ratio non sequitur.

Alia concedimus, quia verum concludunt, quamvis non debito modo.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 5 - LA VISION DES RÉALITÉS DANS LE VERBE A-T-ELLE LIEU PAR DES RESSEMBLANCES DE CELLES-CI EXISTANT DANS L’INTELLIGENCE ANGÉLIQUE ?

(Quinto quaeritur utrum visio rerum in verbo

sit per aliquas similitudines rerum in intellectu angelico existentes.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Toute connaissance a lieu par assimilation du connaissant au connu. Si donc l’intelligence angélique connaît des choses dans le Verbe, il est nécessaire qu’elle les connaisse par des ressemblances existant en elle.

 

2° La réalité spirituelle est à la vue spirituelle ce que la réalité corporelle est à la vue corporelle. Or la réalité corporelle n’est connue de la vue corporelle que par une impression de la réalité en cette vue. Il en va donc de même pour la vue spirituelle.

 

 

3° La gloire ne détruit pas la nature, mais la perfectionne. Or la connaissance naturelle de l’ange a lieu par des espèces. La connaissance de gloire, qui est la vision dans le Verbe, emploie donc, elle aussi, des ressemblances des réalités.

4° Toute connaissance a lieu par quelque forme. Or le Verbe ne peut pas être forme de l’intelligence, sauf peut-être forme exemplaire, car il n’est la forme intrinsèque d’aucune réalité. Il est donc nécessaire que l’intelligence de l’ange connaisse par d’autres formes les choses qu’il connaît dans le Verbe.

 

5° Saint Paul, au cours de son ravissement, a vu Dieu dans son essence, comme cela est clairement exprimé dans la Glose à propos de II Cor. 12, 4, et il y a vu « des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme de révéler ». Or il n’a pas oublié ces paroles après qu’il eut cessé de voir le Verbe dans son essence. Il est donc nécessaire qu’il les ait connues par des ressemblances demeurant dans l’intelligence. Et pour la même raison, ce que les anges connaissent dans le Verbe, ils le connaissent par des ressemblances, semble-t-il.

 

6° [Le répondant] disait qu’après le départ du Verbe demeurèrent dans l’âme de saint Paul certains restes de cette vision, à savoir, des impressions ou des ressemblances par lesquelles il pouvait se remémorer les choses qu’il avait vues dans le Verbe, de même qu’après le départ des choses sensibles demeurent des impressions de ces dernières dans le sens. En sens contraire : une réalité laisse une plus forte impression sur une autre lorsqu’elle est présente que lorsqu’elle est absente. Si donc le Verbe a laissé, étant absent, une impression dans l’intelligence de saint Paul, il l’a donc fait aussi lorsqu’il était présent.

 

En sens contraire :

 

1) Tout ce qui est en Dieu, est Dieu. Si donc l’ange qui voit l’essence de Dieu ne la voit pas par une ressemblance, il ne voit pas non plus par une ressemblance les idées en lui des réalités.

 

 

2) Les raisons des réalités se reflètent dans le Verbe comme les images dans un miroir. Or on voit par la seule ressemblance du miroir tout ce qui se reflète dans le miroir. On voit donc aussi par la forme même du Verbe tout ce qui est connu dans le Verbe.

 

 

3) L’intelligence de l’ange est comme un tableau peint, puisque « toute intelligence est pleine de formes », comme il est dit au livre des Causes. Or, à un tableau peint ne se surajoutent pas d’autres peintures ; en effet, que l’intellect possible puisse tout recevoir est prouvé au troisième livre sur l’Âme par la raison qu’il est « comme une tablette sur laquelle rien n’est écrit ». Il est donc impossible que l’ange ait des ressemblances des choses qu’il connaît dans le Verbe.

 

Réponse :

 

Toute connaissance a lieu par assimilation du connaissant au connu. Or tout ce qui est semblable à une chose en ce par quoi cette chose est semblable à une troisième, est lui aussi semblable à cette troisième ; par exemple, si le fils ressemble au père en ce par quoi le père ressemblait au grand-père, le fils aussi ressemble au grand-père. Il y a donc deux façons pour quelque chose d’être semblable à une autre chose : d’abord en recevant immédiatement d’elle sa ressemblance en soi ; ensuite en étant assimilé à une autre qui est semblable à elle. Et par conséquent, la connaissance se produit aussi de deux façons : en effet, nous connaissons Socrate par la vue en tant que notre vue est assimilée à Socrate lui-même, et aussi en tant qu’elle est assimilée à l’image de Socrate ; et l’une et l’autre de ces assimilations suffisent pour connaître Socrate. Donc, je dis que lorsqu’une réalité est connue au moyen de la ressemblance d’une autre réalité, cette connaissance ne se produit pas par une autre ressemblance qui serait immédiatement celle de la réalité connue elle-même ; et si le connaissant connaît une même et unique réalité par une ressemblance propre et par la ressemblance d’une autre réalité, ce seront des connaissances différentes. Et voici comment on peut le prouver.

 

Il est une puissance cognitive qui connaît seulement en recevant, sans rien former à partir de ce qui est reçu : ainsi le sens connaît simplement ce dont il reçoit l’espèce, et rien d’autre. Il est une autre puissance qui non seulement connaît dans la mesure où elle reçoit, mais encore peut former quelque autre espèce à partir de ce qu’elle reçoit : comme on le voit clairement dans le cas de l’imagination qui, à partir des formes d’or et de montagne qu’elle a reçues, forme un certain phantasme de « montagne d’or ». Et il en va de même dans l’intelligence car, à partir des formes du genre et de la différence qu’elle a saisies, elle forme la quiddité de l’espèce. Donc, en de telles puissances, lorsqu’une réalité est connue par la ressemblance d’une autre réalité, il arrive parfois qu’en plus de cette ressemblance soit formée une autre espèce, qui est immédiatement celle de la réalité ; par exemple, à partir de la vue de la statue d’Hercule, on peut former quelque autre ressemblance qui soit immédiatement celle d’Hercule lui-même ; mais cette connaissance est maintenant autre que celle par laquelle je connaissais Hercule dans sa sta­tue. En effet, si c’était la même, alors il faudrait que cela se produise dans n’importe quelle autre puissance ; ce qui appa­raît manifestement faux. En effet, lorsque le regard extérieur voit Hercule dans sa

statue, la connaissance ne se produit pas par une autre ressemblance que la ressemblance de la statue.

 

Ainsi donc, je dis que l’essence divine elle-même est une ressemblance de toutes les réalités ; voilà pourquoi l’intelligence de l’ange peut connaître les réalités à la fois par des ressemblances de ces réalités, et par l’essence divine elle-même. Mais la connaissance qui passera par les ressemblances des réalités elles-mêmes sera autre que celle qui lui fait connaître les réalités par le Verbe ; encore que même ces ressemblances soient causées par l’union de l’intelligence angélique avec le Verbe, soit par l’opération de l’intelligence angélique elle-même, comme il a été dit à propos de l’imagination, soit, ce qui est plus vrai, par un influx du Verbe.

 

Réponse aux objections :

 

1° Puisque l’essence divine est une ressemblance des réalités qui sont connues dans le Verbe, l’intelligence angélique unie à l’essence divine est suffisamment assimilée à ces réalités pour les connaître.

 

 

 

2° Le Verbe peut produire une impression sur l’intelligence de l’ange ; mais la connaissance qui a lieu par cette impression est autre que celle qui a lieu dans le Verbe, comme on l’a dit.

 

 

3° Bien que la gloire ne détruise pas la nature, cependant elle l’élève à ce qu’elle ne pouvait pas par elle-même, c’est-à-dire à voir les réalités par l’essence même de Dieu, sans aucune ressemblance intermédiaire dans cette vision.

 

4° Le Verbe n’est pas la forme de quelque réalité au-dedans, au point d’être une partie de l’essence de la réalité ; il est cependant une forme intrinsèque pour l’intel­ligence en tant qu’intelligible par elle.

 

5° Saint Paul, après qu’il eut cessé de voir l’essence de Dieu, se souvint des réalités qu’il avait connues dans le Verbe, grâce à des ressemblances de celles-ci demeurant en lui.

 

6° Les ressemblances qui sont demeurées après la disparition du Verbe étaient aussi imprimées lorsqu’il voyait le Verbe dans son essence ; toutefois la vision qu’il avait dans le Verbe ne se faisait pas au moyen de ces impressions, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Et videtur quod sic.

 

Omnis enim cognitio est per assimilationem cognoscentis ad cognitum. Si igitur intellectus angelicus cognoscit aliqua in verbo, oportet quod cognoscat ea per aliquas similitudines apud se existentes.

 

Praeterea, sicut se habet corporalis res ad visum corporalem, ita spiritualis ad visum spiritualem. Sed res corporalis non cognoscitur a visu corporali nisi per aliquam impressionem rei in ipso existentem. Ergo similiter est de visu spirituali.

 

Praeterea, gloria non destruit naturam, sed perficit. Sed cognitio naturalis Angeli est per aliquas species. Ergo et cognitio gloriae, quae est visio in verbo, est per similitudines rerum.

Praeterea, omnis cognitio est per aliquam formam. Sed verbum non potest esse forma intellectus, nisi forte exemplaris, quia nullius rei est forma intrinseca. Ergo oportet quod per aliquas alias formas, cognoscat intellectus Angeli ea quae in verbo cognoscit.

 

Praeterea, Paulus in raptu Deum per essentiam vidit, ut patet II Cor. XII, 4, in Glossa [P. Lombardi, PL 192, 83 A], et ibi vidit arcana verba, quae non licet homini loqui. Illorum autem verborum non fuit oblitus postquam verbum per essentiam videre desiit. Ergo oportet quod per aliquas similitudines in intellectu remanentes illa cognosceret. Et eadem ratione Angeli, quae cognoscunt in verbo per similitudines aliquas cognoscunt, ut videtur.

 

Sed dicebat, quod abeunte verbo remanserunt in anima Pauli quaedam reliquiae illius visionis, scilicet impressiones quaedam vel similitudines, quibus reminisci poterat eorum quae in verbo viderat, sicut abeuntibus sensibilibus remanent eorum impressiones in sensu. – Sed contra, res aliqua magis imprimit in alteram in sui praesentia quam in sui absentia. Si ergo verbum in sui absentia reliquit impressionem in intellectu Pauli, ergo et in sui praesentia.

Sed contra. Quidquid est in Deo, est Deus. Si ergo Angelus videns essentiam Dei, non videt eam per aliquam similitudinem, nec ideas rerum in eo existentes per aliquam similitudinem videt.

 

Praeterea, rationes rerum resultant in verbo sicut imagines in speculo. Sed per unam similitudinem speculi videntur omnia quae in speculo relucent. Ergo et per ipsam formam verbi videntur omnia quae in verbo cognoscuntur.

 

Praeterea, intellectus Angeli est sicut tabula picta, eo quod omnis intelligentia est plena formis, ut dicitur in libro de Causis [prop. 10 (9)]. Sed tabulae pictae non superadduntur aliae picturae : propter hoc enim pro­batur in III de Anima [cap. 4 (429 b 31)], quod intellectus possibilis potest omnia recipere, quia est sicut tabula in qua nihil est scriptum. Ergo non potest esse quod eorum quae cognoscit Angelus in verbo, aliquas similitudines habeat.

 

 

Responsio. Dicendum, quod omnis cognitio est per assimilationem cognoscentis ad scitum. Quidquid autem similatur alicui secundum hoc quod illud est simile tertio, ipsum etiam est tertio simile ; ut si filius similatur patri in hoc quod pater similatus est avo, et filius avo similatur. Dupliciter igitur aliquid alicui similatur : uno modo ex hoc quod similitudinem eius immediate ab eo accipit in se ; alio modo ex hoc quod assimilatur alicui quod est simile ei. Et sic etiam dupliciter fit cognitio : cognoscimus enim per visum Socratem inquantum visus noster assimilatur ipsi Socrati, et etiam inquantum assimilatur imagini Socratis ; et utraque istarum assimilationum sufficit ad cognoscendum Socratem. Dico ergo, quod quando aliqua res cognoscitur per similitudinem alterius rei, illa cognitio non fit per aliquam similitudinem aliam, quae sit immediate ipsius rei cognitae ; et si cognoscens cognoscat unam et eamdem rem per similitudinem propriam et per similitudinem alterius rei, erunt diversae cognitiones. Quod sic patere potest.

 

 

Est enim aliqua cognitiva potentia quae cognoscit tantum recipiendo, non autem aliquid ex receptis formando ; sicut sensus simpliciter cognoscit illud cuius speciem recipit, et nihil aliud. Aliqua vero potentia est quae non solum cognoscit, secundum quod recipit ; sed etiam ex his quae recipit, potest aliquam aliam speciem formare ; sicut patet in imaginatione, quae ex forma auri recepta et forma montis, format quoddam phantasma aurei montis. Et similiter est in intellectu, quia ex forma generis et differentiae comprehensis format quidditatem speciei. In huiusmodi igitur potentiis quando una res cognoscitur per similitudinem alterius rei, quandoque contingit quod praeter similitudinem illam formatur alia species, quae est rei immediate ; sicut ex statua Herculis visa potest formare quamdam aliam similitudinem quae sit ipsius Herculis immediate ; sed haec cognitio iam est alia ab illa qua cognoscebam Herculem in statua sua. Si enim esset eadem, tunc oporteret hoc accidere in qualibet alia potentia ; quod manifeste falsum apparet. Cum enim visus exterior videt Herculem in statua sua, non fit cognitio per aliquam aliam similitudinem quam per similitudinem statuae.

 

 

Sic igitur dico, quod ipsa essentia divina est similitudo rerum omnium ; et ideo intellectus Angeli res cognoscere potest et per similitudines ipsarum rerum, et per ipsam essentiam divinam. Sed illa cognitio qua cognoscet per similitudines ipsarum rerum, erit alia a cognitione qua cognoscit res per verbum ; quamvis etiam illae similitudines causentur ex coniunctione intellectus angelici ad verbum, sive per operationem ipsius intellectus angelici, ut dictum est de imaginatione, sive, quod est verius, per influxum verbi.

Ad primum igitur dicendum, quod ex quo essentia divina est rerum similitudo quae cognoscuntur per verbum, intellectus angelicus essentiae divinae coniunctus, est rebus illis sufficienter assimilatus ad eas cognoscendas.

 

Ad secundum dicendum, quod a verbo potest fieri impressio in intellectum Angeli ; sed cognitio quae est per illam impressionem, est alia a cognitione quae est per verbum, ut dictum est.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis gloria non destruat naturam, elevat tamen eam ad id quod per se non poterat, hoc est ad hoc quod videat res per ipsam essentiam Dei sine aliqua similitudine media in visione illa.

Ad quartum dicendum, quod verbum non est alicuius rei forma intra, ita quod sit pars essentiae rei ; est tamen intellectui forma intrinseca ut intelligibile per ipsum.

 

Ad quintum dicendum, quod Paulus postquam desiit essentiam Dei videre, memor fuit rerum quae in verbo cognoverat, per similitudines rerum apud se remanentes.

 

Ad sextum dicendum, quod similitudines illae quae remanserunt post absentiam verbi, imprimebantur etiam quando verbum per essentiam videbat ; sed tamen illa visio qua videbat per verbum, non erat per illas impressiones, ut ex dictis [in corp. art.] patet.

 

 

 

 

 

 

 

Article 6 - L’ANGE SE CONNAÎT-IL LUI-MÊME ?

(Sexto quaeritur utrum Angelus cognoscat seipsum.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme dit Denys au sixième chapitre de la Hiérarchie céleste, les anges ignorent leurs puissances. Or, s’ils se connaissaient par l’essence, ils connaîtraient leurs puissances. L’ange ne connaît donc pas son essence.

 

2° Si l’ange se connaît lui-même, ce n’est pas par une ressemblance, mais par son essence, car « dans le cas des réalités immatérielles, il y a identité entre le sujet pensant et l’objet pensé », comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Or il ne peut pas se connaître par son essence, car ce par quoi l’on pense est la forme de l’intel­ligence ; or l’essence de l’ange ne peut pas être la forme de son intelligence, puisque l’intelligence est plutôt dans l’essence comme une certaine propriété, ou comme une forme. L’ange ne se connaît donc nullement.

 

3° Le même ne peut pas être agent et patient, ou moteur et mû, à moins qu’une partie de lui ne soit moteur ou agente, et l’autre mue ou passive, comme on le voit clairement chez les animaux, ainsi qu’il est prouvé au huitième livre de la Physique. Or le sujet pensant et l’objet pensé se rapportent l’un à l’autre comme l’agent et le patient. Il est donc impossible que l’ange se pense tout entier.

 

4° Si l’ange se pense par son essence, il est nécessaire que son essence soit l’acte de son intelligence. Or aucune essence subsistant par soi ne peut être l’acte de quelque chose, à moins d’être acte pur : en effet, la réalité matérielle ne peut être la forme de quelque chose. Or être acte pur ne convient à aucune autre essence que l’essence divine. L’ange ne peut donc pas se connaître par son essence.

 

 

5° Une chose n’est pensée que dans la mesure où elle est dépouillée de la matière et des déterminations matérielles. Or être en puissance est une certaine détermination matérielle, de laquelle l’ange ne peut être dépouillé. L’ange ne peut donc pas se penser lui-même.

 

6° Si l’ange se pense par son essence, il est nécessaire que son essence soit dans son intelligence. Or cela est impossible ; bien au contraire, c’est l’intelligence qui est dans l’essence : en effet, il est impossible qu’une chose soit dans une autre et réciproquement. L’ange ne se connaît donc pas par son essence.

 

7° L’intelligence de l’ange est mêlée de puissance. Or rien n’est amené de puissance à acte par soi-même. Puis donc que l’intel­ligence est amenée à l’acte de connaissance par le connaissable lui-même, il est impossible que l’ange se pense lui-même.

 

 

8° Une puissance n’a d’efficace pour agir que grâce à l’essence en laquelle elle est enracinée. C’est donc en vertu de son essence que l’intelligence de l’ange est efficace pour penser. Or le même ne peut pas être principe d’action et de passion. Puis donc que ce qui est pensé est, en quelque sorte, comme passif, il semble que l’ange ne puisse pas connaître son essence.

 

 

9° La démonstration est un acte de l’intel­ligence. Or le même ne peut pas être démontré par le même. Il est donc impossible que l’ange soit pensé par lui-même au moyen de son essence.

 

10° L’intelligence fait retour sur elle-même pour la même raison que la volonté. Or la volonté de l’ange ne fait retour sur elle-même que par la dilection naturelle, qui est un certain habitus naturel. L’ange ne peut donc également se connaître que moyennant un habitus ; et ainsi, il ne se connaît pas par son essence.

 

11° L’opération est intermédiaire entre l’agent et le patient. Or le sujet pensant et l’objet pensé sont entre eux comme l’agent et le patient. Puis donc que rien ne vient

en intermédiaire entre une réalité et

elle-même, il semble impossible que l’ange se pense lui-même.

 

En sens contraire :

 

1) Ce que peut la puissance inférieure, la puissance supérieure le peut aussi, comme dit Boèce. Or notre âme se connaît elle-même. Donc, à bien plus forte raison, l’ange également.

 

2) La raison pour laquelle notre intelligence, au contraire du sens, se connaît elle-même, est, comme dit Avicenne, que le sens use d’un organe corporel, mais non l’intelli­gence. Or l’intelligence de l’ange est encore plus séparée de l’organe corporel que notre intelligence ne l’est. Donc l’ange aussi se connaît lui-même.

 

 

3) L’intelligence de l’ange, étant déiforme, est suprêmement assimilée à l’intelligence divine. Or Dieu se connaît par son essence. Donc l’ange aussi.

 

 

4) Plus l’intelligible est proportionné à l’intelligence, plus elle peut le connaître. Or nul intelligible n’est plus proportionné à l’intelligence angélique que son essence. [L’ange] connaît donc surtout son essence.

 

 

 

5) Il est dit au livre des Causes que « tout intelligent connaît son essence, et revient à elle par un retour complet ». Donc l’ange aussi, puisqu’il est intelligent.

 

Réponse :

 

Il y a deux actions : l’une qui procède de l’agent vers la réalité extérieure qu’elle transmue ; cette action est comme l’acte d’éclairer, et c’est même au sens propre qu’on l’appelle « action » ; l’autre est celle qui ne procède pas vers une réalité extérieure, mais se tient dans l’agent lui-même comme la perfection de ce dernier ; on l’appelle proprement « opération », et elle est comme l’acte de luire. Or ces deux actions ont ceci de commun que l’une et l’autre ne proviennent que d’un existant en acte, en tant qu’il est en acte ; c’est pourquoi le corps ne luit que dans la mesure où il a de la lumière en acte ; et semblablement, il n’éclaire que dans cette même mesure.

 

Or l’action de l’appétit, du sens et de l’intelligence n’est pas comme l’action qui s’exerce sur une matière extérieure, mais comme l’action qui s’établit dans l’agent lui-même, comme la perfection de l’agent ; voilà pourquoi il est nécessaire que le sujet pensant, en tant qu’il pense, soit en acte ; mais il n’est pas nécessaire que, dans le penser, le sujet soit comme un agent et l’objet pensé soit pour ainsi dire passif. Mais le sujet qui pense et l’objet pensé, dans la mesure où ils deviennent quelque chose d’un, qui est la pensée en acte, sont un unique principe de cet acte qui est penser. Et je dis qu’ils deviennent quelque chose d’un, en tant que l’objet pensé est uni au sujet pensant soit par son essence, soit par une ressemblance. Par conséquent, le sujet pensant ne se comporte pas comme un agent ou un patient, sinon par accident, c’est-à-dire en tant que, pour que l’intelligible soit uni à l’intelligence, une action ou une passion est requise : une action, en tant que l’intellect agent fait que les espèces soient intelligibles en acte ; une passion, en tant que l’intellect possible reçoit les espèces intelligibles, et le sens les espèces sensibles. Mais ce qu’est penser, est une conséquence de cette passion ou de cette action, comme l’effet suit la cause. Donc, de même que le corps luisant luit quand la lumière est en lui en acte, de même l’intelligence pense tout ce qui est actuellement intelligible en elle.

 

Il faut donc savoir que rien n’empêche qu’une chose soit ceci en acte et cela en puissance, comme le corps diaphane est corps en acte, mais coloré seulement en puissance ; et semblablement, il est possible qu’une chose soit un étant en acte, et soit, dans le genre des intelligibles, seulement en puissance. En effet, de même qu’il y a des degrés d’acte et de puissance parmi les étants – quelque chose est seulement en puissance, ainsi la matière prime, autre chose seulement en acte, ainsi Dieu, et quelque chose en acte et en puissance, comme tous les intermédiaires –, de même il y a aussi dans le genre des intelligibles quelque chose comme en acte seulement, à savoir l’essence divine, autre chose comme en puissance seulement, tel l’intellect possible, qui se tient dans l’ordre des intelligibles comme la matière prime dans l’ordre des sensibles, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme ; et toutes les substances angéliques sont intermédiaires, ayant de la puissance et de l’acte non seulement dans le genre des étants, mais aussi dans le genre des intelligibles.

 

Donc, de même que la matière prime ne peut avoir d’action à moins d’être perfectionnée par une forme – cette action est alors une certaine émanation de cette forme plutôt que de la matière –, au lieu que les réalités existant en acte peuvent avoir des actions en tant qu’elles sont en acte, de même notre intellect possible ne peut rien penser avant d’être perfectionné par une forme intelligible en acte. Alors, en effet, il pense la réalité à laquelle appartient cette forme ; et il ne peut se penser lui-même que par une forme intelligible existant actuellement en lui. Mais parce que l’intelligence de l’ange a, présente à elle-même, son essence, qui est comme un acte dans le genre des intelligibles, elle peut penser ce qui est intelligible en elle, c’est-à-dire son essence, non par une ressemblance mais par elle-même.

 

Réponse aux objections :

 

1° Les anges connaissent leur puissance, considérée en elle-même, en la comprenant ; mais il ne la comprennent pas en tant qu’elle provient du modèle éternel, car ce serait comprendre le modèle lui-même.

2° Bien que, dans l’être, l’essence de l’ange ne puisse pas être rapportée à son intelligence comme l’acte à la puissance, cependant, dans le penser, elle s’y rapporte comme l’acte à la puissance.

 

 

3° L’objet pensé et le sujet pensant ne se rapportent pas l’un à l’autre comme l’agent et le patient, mais les deux se comportent comme un agent unique, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; quoique, quant au mode d’expression, ils semblent être signifiés comme agent et patient.

 

4° Bien que l’essence de l’ange ne soit pas acte pur, elle n’est cependant pas composée de matière, mais elle est en puissance dans la mesure où l’ange n’a pas l’être par soi : voilà pourquoi rien ne l’empêche, dans le penser, de se rapporter à l’intelligence comme un acte.

 

 

5° Ce qui est pensé n’est pas nécessairement dépouillé de toute matière – en effet, il est avéré que les formes naturelles ne sont jamais pensées sans matière, puisque la matière entre dans leur définition –, mais il est nécessaire que ce qui est pensé soit dépouillé de la matière individuelle, celle qui se tient sous des dimensions déterminées. Il n’est donc guère nécessaire que ce qui est pensé soit séparé d’une puissance telle que celle qui existe dans les anges.

 

6° Rien n’empêche que, de façons différentes, une chose soit dans une autre et cette autre en elle, comme le tout dans les parties et vice versa. Et il en va de même dans le cas présent : en effet, l’essence de l’ange est dans son intelligence comme l’intel­ligible dans le sujet pensant, et son intelligence dans son essence comme la puissance dans la substance.

 

7° L’intelligence de l’ange n’est pas en puissance par rapport à son essence, mais toujours en acte par rapport à elle. Par rapport aux autres intelligibles, elle peut être en puissance ; et cependant, il ne s’ensuit pas, lorsque l’intelligence est en puissance, qu’elle soit toujours amenée à l’acte par un autre agent, mais c’est le cas seulement lorsqu’elle est en puissance essentielle, comme quelqu’un avant qu’il apprenne. Mais quand elle est en puissance accidentelle, comme le détenteur d’un habitus tant qu’il ne considère pas, elle peut par elle-même passer à l’acte ; à moins de dire qu’elle est amenée à l’acte par la volonté, par laquelle elle est mue à la considération en acte.

 

 

8° Ce qui est pensé n’est pas comme passif, mais comme un principe d’action, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

 

9° Il y a deux façons pour une chose d’être cause de connaissance. D’abord du côté du connaissable lui-même ; et dans ce cas, le plus connu est cause de connaissance du moins connu, et c’est de cette façon que le médium de démonstration est cause de la pensée. Ensuite du côté du connaissant ; et dans ce cas, la cause de la connaissance est ce qui fait que le connaissable est en acte dans le connaissant. Et ainsi, rien n’empêche qu’une chose soit connue par elle-même.

 

10° La dilection naturelle n’est pas un habitus, mais un acte.

 

 

11° L’opération intellectuelle n’est pas intermédiaire, quant à la réalité, entre le sujet pensant et l’objet pensé, mais elle procède des deux en tant qu’ils sont unis.

 

Et videtur quod non.

 

Quia, ut dicit Dionysius, cap. VI Cael. Hierarch. [§ 1], Angeli ignorant suas virtutes. Sed si cognoscerent se per essentiam, cognoscerent suas virtutes. Ergo Angelus suam essentiam non cognoscit.

 

Praeterea, si Angelus cognoscit seipsum, hoc non est per aliquam similitudinem, sed per essentiam suam : quia in his quae sunt sine materia, idem est intellectus et quod intelligitur, ut dicitur in III de Anima [cap. 4 (430 a 3)]. Sed per essentiam suam se cognoscere non potest, quia illud quo intelligitur, est forma intellectus. Essentia autem Angeli non potest esse forma intellectus eius, cum magis intellectus insit essentiae ut proprietas quaedam, sive forma. Ergo Angelus nullo modo cognoscit se.

 

Praeterea, idem non potest esse agens et patiens, movens et motum, nisi hoc modo quod una pars eius sit movens vel agens, et alia mota vel passa ; ut patet in animalibus, ut probatur in VIII Physic. [l. 7 (254 b 27)]. Sed intelligens et intellectum se habent ut agens et patiens. Ergo non potest esse quod Angelus totum se intelligat.

 

Praeterea, si Angelus intelligit se per essentiam suam, oportet quod essentia sua sit actus intellectus eius. Sed nulla essentia per se subsistens potest esse actus alicuius, nisi sit actus purus : res enim materialis non potest esse alicuius forma ; esse autem actum purum nulli essentiae convenit nisi divinae. Ergo Angelus non potest se per essentiam suam cognoscere.

 

Praeterea, nihil intelligitur nisi secundum quod denudatur a materia et a conditionibus materialibus. Sed esse in potentia est quaedam materialis conditio, a qua Angelus denudari non potest. Ergo Angelus seipsum intelligere non potest.

 

Praeterea, si Angelus intelligit se per essentiam suam, oportet quod essentia sua sit in intellectu suo. Sed hoc esse non potest ; quinimmo intellectus est in essentia : non enim potest esse aliquid esse in altero et e converso. Ergo Angelus non cognoscit se per essentiam suam.

 

Praeterea, intellectus Angeli habet potentiam admixtam. Nihil autem de potentia in actum reducitur a seipso. Cum ergo intellectus reducatur in actum cognitionis per ipsum cognoscibile, impossibile erit quod Angelus intelligat seipsum.

 

Praeterea, nulla potentia habet efficaciam agendi nisi ab essentia in qua radicatur. Ergo intellectus Angeli est efficax ad intelligendum ex virtute essentiae suae. Sed non potest idem esse principium agendi et patiendi. Cum igitur id quod intelligitur, sit quodammodo ut passum, videtur quod Angelus essentiam suam cognoscere non possit.

 

Praeterea, demonstratio actus intellectus est. Sed non potest idem per idem demonstrari. Ergo non potest esse quod Angelus per essentiam suam intelligatur a se.

 

Praeterea, qua ratione reflectitur in se intellectus, et affectus. Sed affectus Angeli non reflectitur in se nisi per dilectionem naturalem, quae est quidam naturalis habitus. Ergo nec Angelus se cognoscere potest nisi mediante aliquo habitu ; et ita non cognoscit se per essentiam suam.

 

Praeterea, operatio cadit media inter agens et patiens. Sed intelligens et intellectum se habent ut agens et patiens. Cum igitur nihil cadat medium inter rem aliquam et seipsam, impossibile videtur quod Angelus seipsum intelligat.

 

 

 

Sed contra. Quod potest virtus inferior, potest et superior, ut dicit Boetius [De cons. V, 4] Sed anima nostra seipsam cognoscit. Ergo multo fortius Angelus.

 

Praeterea, haec est ratio quare intellectus noster seipsum intelligit, non autem sensus, ut dicit Avicenna [De anima V, 2], quia sensus utitur organo corporali, non autem intellectus. Sed intellectus Angeli magis est separatus ab organo corporali quam etiam intellectus noster. Ergo Angelus etiam cognoscit seipsum.

 

Praeterea, intellectus Angeli, cum sit deiformis, maxime assimilatur intellectui divino. Sed Deus se per essentiam suam cognoscit. Ergo et Angelus.

 

Praeterea, quanto intelligibile est magis proportionatum intellectui, tanto magis potest ipsum cognoscere. Sed nullum intelligibile est magis proportionatum intellectui angelico quam sua essentia. Ergo essentiam suam maxime cognoscit.

 

Praeterea, in libro de Causis [prop. 15 (14)] dicitur, quod omnis sciens scit essentiam suam, et redit ad essentiam suam reditione completa. Ergo et Angelus, cum sit sciens.

 

 

Responsio. Dicendum, quod duplex est actio. Una quae procedit ab agente in rem exteriorem, quam transmutat ; et haec est sicut illuminare, quae etiam proprie actio nominatur. Alia vero actio est, quae non procedit in rem exteriorem, sed stat in ipso agente ut perfectio ipsius ; et haec proprie dicitur operatio, et haec est sicut lucere. Hae autem duae actiones in hoc conveniunt quod utraque non progreditur nisi ab existente in actu, secundum quod est actu ; unde corpus non lucet nisi secundum quod habet lucem in actu ; et similiter non illuminat.

 

Actio autem appetitus et sensus et intellectus non est sicut actio progrediens in materiam exteriorem, sed sicut actio consistens in ipso agente, ut perfectio eius ; et ideo oportet quidem quod intelligens, secundum quod intelligit, sit actu ; non autem oportet quod in intelligendo intelligens sit ut agens, et intellectum ut passum. Sed intelligens et intellectum, prout ex eis est effectum unum quid, quod est intellectus in actu, sunt unum principium huius actus quod est intelligere. Et dico ex eis effici unum quid, inquantum intellectum coniungitur intelligenti sive per essentiam suam, sive per similitudinem. Unde intelligens non se habet ut agens vel ut patiens, nisi per accidens ; inquantum scilicet ad hoc quod intelligibile uniatur intellectui, requiritur aliqua actio vel passio : actio quidem, secundum quod intellectus agens facit species esse intelligibiles actu ; passio autem, secundum quod intellectus possibilis recipit species intelligibiles, et sensus species sensibiles. Sed hoc quod est intelligere, consequitur ad hanc

passionem vel actionem, sicut effectus ad causam. Sicut ergo corpus

lucidum lucet quando est lux actu in ipso, ita intellectus intelligit omne illud quod est actu intelligibile in ipso.

Sciendum est igitur, quod nihil prohibet esse aliquid actu unum et in potentia alterum, sicut corpus diaphanum est actu quidem corpus, sed potentia tantum coloratum ; et similiter possibile est esse aliquid actu ens, quod in genere intelligibilium est potentia tantum. Sicut enim est gradus actus et potentiae in entibus, quod aliquid est potentia tantum, ut materia prima ; aliquid actu tantum, ut Deus ; aliquid actu et potentia ut omnia intermedia ; sic est in genere intelligibilium aliquid ut actu tantum, scilicet essentia divina ; aliquid ut potentia tantum, ut intellectus possibilis ; quod hoc modo se habet in ordine intelligibilium sicut materia prima in ordine sensibilium, sicut dicit Commentator in III de Anima [comm. 5 et 17]. Omnes autem substantiae angelicae sunt mediae, habentes aliquid de potentia et actu, non solum in genere entium, sed etiam in genere intelligibilium.

 

 

Sicut igitur materia prima non potest agere aliquam actionem nisi perficiatur per formam ; et tunc actio illa est quaedam emanatio ipsius formae magis quam materiae ; res autem existentes actu possunt agere actiones, secundum quod sunt actu ; ita intellectus possibilis noster nihil potest intelligere antequam perficiatur forma intelligibili in actu. Tunc enim intelligit rem cuius est illa forma ; nec potest se intelligere nisi per formam intelligibilem actu in se existentem. Intellectus vero Angeli, quia habet essentiam suam quae est ut actus in genere intelligibilium, sibi praesentem, potest intelligere id quod est intelligibile apud ipsum, id est essentiam suam, non per aliquam similitudinem, sed per seipsam.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod Angeli cognoscunt virtutem suam, secundum quod in se consideratur, eam comprehendendo ; non autem eam comprehendunt secundum quod deducitur ab exemplari aeterno ; hoc enim esset ipsum exemplar comprehendere.

 

Ad secundum dicendum, quod essentia Angeli, quamvis non possit comparari ad intellectum eius ut actus ad potentiam in essendo, comparatur tamen ad ipsum ut actus ad potentiam in intelligendo.

 

Ad tertium dicendum, quod intellectum et intelligens non se habent ut agens et patiens ; sed ambo se habent ut unum agens, ut patet ex dictis [in corp. art.], quamvis quantum ad modum loquendi videantur ut agens et patiens significari.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis essentia Angeli non sit actus purus, non tamen habet materiam partem sui ; sed secundum hoc est in potentia quod esse non habet a seipso : et ideo nihil prohibet ipsam comparari ad intellectum ut actum in intelligendo.

 

Ad quintum dicendum, quod id quod intelligitur, non oportet denudari a qualibet materia. Constat enim quod formae naturales nunquam intelliguntur sine materia, cum materia in earum definitione cadat. Sed oportet quod denudetur a materia individuali, quae est materia determinatis dimensionibus substans ; unde minus oportet quod separetur a potentia tali, qualis est in Angelis.

 

Ad sextum dicendum, quod nihil prohibet aliquid esse in altero et illud in eo diversis modis, sicut totum in partibus, et e converso. Et similiter est in proposito : essentia enim Angeli est in intellectu eius sicut intelligibile in intelligente, intellectus autem in essentia sicut potentia in substantia.

 

Ad septimum dicendum, quod intellectus Angeli non est in potentia respectu essentiae suae, sed respectu eius est semper in actu. Respectu autem aliorum intelligibilium potest esse in potentia : nec tamen sequitur quod, quando intellectus est in potentia, quod per aliud agens reducatur in actum semper ; sed solum quando est in potentia essentiali, sicut aliquis antequam addiscat. Quando autem est in potentia accidentali, sicut habens habitum dum non considerat, potest per seipsum exire in actum ; nisi dicatur, quod reducitur in actum per voluntatem, qua movetur ad actu considerandum.

 

Ad octavum dicendum, quod illud quod intelligitur, non est ut passum, sed ut principium actionis, ut patet ex dictis [in corp. art.], et ideo ratio non sequitur.

 

 

Ad nonum dicendum, quod aliquid potest esse cognitionis causa dupliciter. Uno modo ex parte ipsius cognoscibilis : et sic magis notum est causa cognoscendi minus notum. Et hoc modo medium demonstrationis est causa intelligendi. Alio modo ex parte cognoscentis : et sic causa cognitionis est illud quod facit cognoscibile esse actu in cognoscente. Et sic nihil prohibet aliquid per seipsum cognosci.

 

Ad decimum dicendum, quod dilectio naturalis non est habitus, sed est actus.

 

Ad undecimum dicendum, quod operatio intellectualis non est media secundum rem inter intelligens et intellectum, sed procedit ex utroque, secundum quod sunt unita.

 

 

 

 

 

Article 7 - UN ANGE CONNAÎT-IL UN AUTRE ANGE ?

(Septimo quaeritur utrum Angelus unus intelligat alium.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme dit Denys au sixième chapitre de la Hiérarchie céleste, les anges ignorent eux-mêmes leur ordonnance. Si donc un ange connaissait un autre ange, ils sauraient leur ordonnance. Donc l’un ne connaît pas l’autre.

 

2° Comme il est dit au livre des Causes, « toute intelligence sait ce qui est au-dessus d’elle, en tant que c’est pour elle une cause, et ce qui est au-dessous d’elle, en tant que cela est causé par elle ». Or selon la foi, on ne soutient pas qu’un ange est la cause d’un autre. Donc l’un ne connaît pas l’autre.

 

 

3° Comme dit Boèce, « il y a universel quand on pense, singulier quand on sent ». Or l’ange est un certain singulier, puisqu’il est une personne. Puis donc que l’ange connaît seulement par son intelligence, il semble qu’un ange ne connaisse pas un ange.

 

 

• Par ailleurs, il semble qu’un ange ne connaisse pas un autre ange par l’essence de l’ange connu.

 

4° Ce par quoi l’intelligence pense doit nécessairement être intérieur à l’intelligence elle-même. Or l’essence d’un ange ne peut être au-dedans de l’intelligence d’un autre, car rien ne pénètre dans l’âme que Dieu seul. L’ange ne peut donc pas connaître un autre ange par son essence.

 

 

5° Il est possible qu’un ange soit connu de tous les anges. Or ce par quoi une chose est connue, est uni au connaissant lui-même. Si donc un ange connaissait un autre ange par l’essence de l’ange connu, il serait nécessaire que l’ange connu fût en plusieurs lieux, puisque les anges connaissants sont en plusieurs lieux.

 

 

6° L’essence de l’ange est une certaine substance, mais l’intelligence, un accident, puisqu’elle est une certaine puissance. Or la substance n’est pas la forme de l’acci­dent. L’essence d’un ange ne peut donc pas être, pour l’intelligence d’un autre, une forme par laquelle il penserait.

7° Rien n’est en même temps connu de l’intelligence par sa présence, et séparé de l’intelligence. Or l’essence d’un ange est séparée de l’intelligence d’un autre ange. Un ange n’est donc pas connu d’un autre par la présence de son essence.

 

 

• Par ailleurs, il semble qu’un ange ne puisse pas en connaître un autre par sa propre essence de connaissant.

 

8° De même que les anges inférieurs sont soumis aux supérieurs, de même les créatures sensibles le sont aussi. Si donc un ange supérieur connaît d’autres anges en connaissant son essence, pour la même raison il connaîtra aussi toutes les réalités sensibles par son essence, et non par des formes, comme il est dit au livre des Causes.

 

9° Ne mène à la connaissance d’une autre chose que ce qui a une ressemblance avec elle. Or l’essence d’un ange n’a rien de commun avec un autre ange, sauf le genre. Si donc l’un connaît l’autre seulement par sa propre essence d’ange connaissant, il ne le connaîtra que dans son genre, ce qui est connaître imparfaitement.

 

 

10° Ce par quoi une chose est connue, est la raison formelle de cette chose. Si donc un ange connaît tous les autres anges par son essence, son essence sera la raison formelle propre de tous ; ce qui semble convenir à la seule essence divine.

 

 

• Par ailleurs, il semble qu’un ange ne connaisse pas un autre ange par une ressemblance ou une espèce existant en lui-même.

 

11° Comme dit Denys, les anges sont des lumières divines ; or la lumière n’est pas connue au moyen d’une espèce, mais par elle-même ; donc de même pour l’ange.

 

 

12° Toute créature est ténèbres, comme le montre Origène à propos de ce passage de Jn 1, 5 : « et les ténèbres ne l’ont point saisie ». Or la ressemblance des ténèbres doit nécessairement être ténèbres ; et les ténèbres ne sont pas un principe de manifestation, mais d’occultation. Puis donc que l’ange est une créature, et par conséquent ténèbres, il ne pourra pas être connu par sa ressemblance. Mais si on le connaît, il est nécessaire que ce soit par la lumière divine existant en lui.

 

13° L’ange est plus proche de Dieu que l’âme rationnelle. Or, selon saint Augustin, l’âme connaît toutes choses et juge de tout, grâce au lien qu’elle a avec les raisons éternelles, et non par des arts qu’elle aurait apportés avec elle dans le corps. Donc, à bien plus forte raison, l’ange ne connaît pas un autre ange par sa ressemblance, mais par une raison éternelle.

 

 

 

• Par ailleurs, il semble que ce ne soit pas non plus par une ressemblance innée.

 

14° La ressemblance innée se rapporte indifféremment au présent et au distant. Si donc un ange en connaît un autre par une ressemblance innée, il ne saura pas de lui quand il est présent et quand il est distant.

 

 

15° Dieu peut créer nouvellement un ange. Mais [un ange] n’a pas en lui la forme d’un ange qui n’est pas. Si donc l’ange ne connaissait un autre ange d’une connaissance naturelle que par une forme innée, les anges qui existent maintenant ne connaîtraient pas d’une connaissance naturelle l’ange qui serait nouvellement produit.

 

16° Par ailleurs, il semble que ce ne soit pas non plus par des formes imprimées par les intelligibles, comme le sens connaît par des formes imprimées par les sensibles, car alors les anges inférieurs ne seraient pas connus des supérieurs, puisqu’ils ne peuvent pas imprimer sur eux.

 

17° Par ailleurs, il semble que ce ne soit pas non plus par des formes abstraites, comme l’intellect agent abstrait depuis les phantasmes, car alors les inférieurs ne connaîtraient pas les supérieurs.

 

De tout cela il semble résulter qu’un ange ne connaît pas un autre ange.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit au livre des Causes : « Toute intelligence connaît les réalités qui ne se corrompent pas ni ne sont soumises au temps. » Or les anges sont incorruptibles et au-dessus du temps. Un ange est donc connu par un autre.

 

 

2) La ressemblance est cause de connaissance. Or un ange a plus d’affinité avec l’intelligence d’un autre ange que n’en ont les réalités matérielles. Puis donc que les anges connaissent les réalités matérielles, à bien plus forte raison un ange connaît-il un autre ange.

 

3) L’essence d’un ange est plus propor­tionnée à l’intelligence d’un autre que

ne l’est l’essence divine. Puis donc que les anges voient Dieu dans son essence, à

bien plus forte raison un ange peut-il connaître l’essence d’un autre ange.

 

 

4) Comme il est dit au livre De intelligentiis, « toute substance immatérielle et sans mélange peut connaître toutes choses ». Et l’on en trouve la preuve au troisième livre sur l’Âme, où il est dit que l’intelligence est sans mélange afin de connaître toutes choses. Or être immatériels et sans mélange convient tout à fait aux anges. Ils connaissent donc eux-mêmes toutes choses, et par conséquent l’un connaît l’autre.

 

 

 

• Par ailleurs, il semble qu’un ange connaisse un autre ange par l’essence

de l’ange connu.

 

5) Saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral que ce que les anges voient, ils le montrent « par une immixtion de leur esprit ». Or il ne peut y avoir immixtion que si un esprit est uni à un autre par l’essence. Un ange peut donc être uni à un autre par l’essence, et ainsi, être connu d’un autre par son essence.

 

 

6) La connaissance est un certain acte. Or, pour qu’il y ait action, il suffit d’un contact. Puis donc qu’il peut y avoir un contact spirituel entre un ange et un autre, l’un pourra connaître l’autre par son essence.

 

 

7) L’intelligence d’un ange a plus d’affinité avec l’essence d’un autre ange qu’avec la ressemblance d’une réalité naturelle. Or l’intelligence de l’ange peut être formellement déterminée par la ressemblance d’une réalité pour connaître une réalité matérielle. L’essence d’un autre ange peut donc, elle aussi, être pour l’intelligence angélique une forme par laquelle elle connaît un autre ange.

 

8) Selon saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, la vision intellectuelle porte sur des réalités dont les ressemblances ne sont pas autre chose que leurs essences. Or un ange ne connaît un autre ange que par vision intellectuelle. Il ne le connaît donc pas par une ressemblance qui serait autre chose que son essence ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Réponse :

 

Sans nul doute, un ange connaît un autre ange, puisque n’importe quel ange est une substance intelligible en acte, étant exempt de matière. Or l’intelligence angélique ne reçoit pas en provenance des sensibles, et c’est pourquoi elle se porte vers les formes intelligibles et immatérielles elles-mêmes, en les pensant. Mais, si nous considérons ce que disent les différents auteurs, il semble y avoir une diversité dans les avis à propos du mode de connaissance.

 

En effet, le Commentateur dit au onzième livre de la Métaphysique que, dans les substances séparées de la matière, la forme qui est dans l’intelligence ne diffère pas de celle qui est hors de l’intelligence. En effet, que pour nous la forme de maison qui est dans l’esprit de l’artisan soit autre chose que la forme de maison qui est au-dehors, cela provient de ce que la forme extérieure est dans la matière, au lieu que la forme de l’art est sans matière ; et par conséquent, puisque les anges sont des substances et des formes immatérielles, comme dit Denys, il semble en résulter que la forme par laquelle un ange est pensé par un autre est identique à son essence, par laquelle il subsiste en lui-même. Mais cela ne semble pas être possible en général. En effet, la forme par laquelle l’intelligence pense, étant la perfection de l’intelligence, est plus noble qu’elle ; et par cet argument le Philosophe prouve au onzième livre de la Métaphysique que Dieu ne pense rien hors de lui, car cela perfectionnerait son intelligence et serait plus noble que lui. Si donc les anges supérieurs pensaient les inférieurs par l’essence des inférieurs, il s’ensuivrait que les essences inférieures seraient plus parfaites que les intelligences des supérieurs et plus nobles qu’elles, ce qui est impossible. Mais peut-être pourrait-on trouver convenable

ce mode quant à la façon dont les infé-

rieurs pensent les supérieurs, c’est-à-dire que l’inférieur penserait le supérieur par l’essence du supérieur. À cela semblent s’accorder les paroles de Denys au quatrième chapitre des Noms divins, où il paraît distinguer les anges en substances « intelli­gibles et intellectuelles », appelant intelligibles les supérieures et intellectuelles les inférieures ; il dit aussi en cet endroit que les supérieures sont pour les inférieures « comme une nourriture », ce qui semble pouvoir s’entendre en ce sens que les essences des supérieures sont des formes par lesquelles pensent les inférieures. Peut-être cette approche pourrait-elle se soutenir du point de vue des philosophes qui ont affirmé que les intelligences supérieures étaient créatrices des inférieures ; en effet, ils pouvaient alors concevoir, d’une certaine façon, que l’ange supérieur fût à l’intime de l’inférieur comme une cause qui le conserve dans l’être. Mais bien sûr, cela ne peut se dire à notre point de vue que de Dieu seul, qui pénètre dans les esprits angéliques et les esprits humains. Et il est nécessaire que la forme par laquelle l’intelligence pense soit à l’intérieur de l’intelligence qui pense en acte ; par conséquent, on ne peut pas dire d’une substance spirituelle, si ce n’est de Dieu seul, qu’elle est vue d’une autre par son essence. En outre, à qui regarde les paroles des philosophes, il apparaît clairement que leur opinion n’a pas été que l’ange était vu d’un autre par son essence. En effet, le Commentateur dit au onzième livre de la Métaphysique que ce que le moteur de l’orbe de Saturne pense du moteur du premier orbe est autre que ce qu’en pense le moteur de l’orbe de Jupiter ; ce qui ne peut être vrai que de ce par quoi l’un et l’autre pensent ; et cela n’aurait pas lieu si l’un et l’autre pensaient le moteur de l’orbe supérieur par son essence. En outre, dans le commentaire du livre des Causes, il est dit que « l’intelligence inférieure connaît ce qui est au-dessus d’elle par le mode de sa substance » et non par le mode d’une substance supérieure. Avicenne, lui aussi, dit dans sa Métaphysique que la présence en nous des intelligences n’est rien d’autre que la présence en nous de leurs impressions, et que ce n’est pas par leur essence qu’elles sont dans l’intelligence. Quant à la citation qui a été faite des paroles du Commentateur sur le onzième livre de la Métaphysique, elle doit s’entendre du cas où quelque substance séparée de la matière se pense elle-même. Alors, en effet, il n’est pas nécessaire que la forme qui est dans l’intelligence soit autre chose que celle par laquelle la réalité subsiste en soi, puisque la forme même par laquelle une telle réalité subsiste en soi est intelligible en acte, à cause de son exemption de matière. Les paroles de Denys ne sont pas non plus à entendre dans le sens indiqué, mais ce sont les mêmes substances qu’il appelle intelligibles et intellectuelles, ou bien il appelle les supérieures « intelligibles » et « nourri­ture des inférieures », en tant que les inférieures pensent dans la lumière des supérieures.

 

Mais il semble résulter des paroles d’autres auteurs que l’ange voit un autre ange par son essence à lui, c’est-à-dire par celle de celui qui voit. Et cela ressort des paroles de saint Augustin au dixième livre sur la Trinité, où il dit : « De même que l’âme recueille au moyen des sens corporels les connaissances qu’elle a des réalités corporelles, de même les connaissances qu’elle a des réa­lités incorporelles, elle les recueille par elle-même. » D’où il semble résulter aussi, à propos de l’esprit angélique, qu’en se connaissant lui-même il connaît les autres anges. Cela semble aussi être confirmé par ce qui est dit au livre des Causes, à savoir que « l’intelligence pense ce qui est au-dessus d’elle et au-dessous d’elle » par le mode de sa substance. Mais cela ne semble pas suffire : en effet, puisque toute connais­sance a lieu par assimilation, l’ange ne peut, par son essence, connaître d’un autre ange plus que ce en quoi il est semblable à son essence. Or un ange n’est semblable à un autre ange que par sa nature commune ; et ainsi, il s’ensuivrait que l’un ne connaîtrait pas l’autre par une connaissance complète, et surtout du point de vue de ceux qui affirment que plusieurs anges ont une même espèce. En effet, du point de vue de ceux qui prétendent que tous les anges diffèrent entre eux par l’espèce, peut-être pourrait-on soutenir ce mode en quelque façon. En effet, n’importe quel ange, en connaissant son essence, connaît parfaitement la nature intellectuelle. Et une fois la nature intellectuelle parfaitement connue, tous les degrés de la nature intellectuelle sont connus. Or les différentes espèces, parmi les anges, ne se distinguent que d’après les degrés de perfection de la nature intellectuelle. Aussi un ange, voyant son essence, conçoit-il chaque degré de la nature intellectuelle, et par de telles conceptions il a une connaissance complète concernant tous les autres anges. Et de la sorte, on peut maintenir ce que d’autres auteurs disent, à savoir que l’un connaît l’autre par une forme acquise, la susdite conception étant alors appelée forme acquise ; par exemple, si la blancheur se pensait elle-même, elle connaîtrait parfaitement la nature de la couleur, et par suite toutes les espèces de couleur distinctement, selon les degrés de couleur, et en outre aussi toutes les couleurs individuelles, s’il n’y avait qu’un seul individu dans une espèce. Mais ce mode non plus ne semble pas suffire. En effet, bien qu’il n’y ait qu’un ange dans une espèce, cependant, dans l’ange de quelque espèce, autre sera ce qui lui conviendra en raison de son espèce, et autre ce qui lui conviendra en tant qu’il est un certain individu, comme ses opérations particulières ; et suivant le mode en question, un autre ange ne pourrait nullement connaître de lui ces opérations. Quant à la citation de saint Augustin, elle ne signifie pas que l’esprit connaît les autres choses par lui-même comme par un médium de connaissance, mais comme par une puissance cognitive : c’est en effet ainsi et par les sens corporels qu’il connaît.

 

Il faut donc choisir un autre mode, et dire qu’un ange connaît les autres anges par leurs ressemblances existant dans son intelligence ; non abstraites, certes, ni imprimées par un autre ange ou acquises en quelque façon, mais divinement empreintes dès sa création, tout comme il connaît les réalités matérielles par de telles ressemblances ; ce que l’on verra plus clairement dans la suite.

 

Réponse aux objections :

 

1° Les anges connaissent leur ordonnance considérée en soi, mais ils ne la comprennent pas en tant qu’elle est sous la providence divine : en effet, ce serait comprendre la providence elle-même.

 

 

2° La notion de cause et de causé n’est pas la notion de connaissance, si ce n’est en tant que le causé a une ressemblance de sa cause, et vice versa. Si donc nous mettons dans un ange la ressemblance d’un autre, sans parler de leur éventuelle relation de cause ou d’effet, la notion de connaissance restera suffisamment présente, puisque la connaissance a lieu par assimilation.

 

 

3° La citation de Boèce s’entend des particuliers matériels qui tombent sous les sens ; or l’ange n’est pas un tel particulier ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

 

Nous accordons les arguments qui prouvent que l’ange ne connaît pas un autre ange par l’essence de l’ange qui est vu [4°, 5°, 6° et 7°] ou qui voit [8°, 9° et 10°] ; quoique l’on eût pu y répondre en quelque façon. Mais il faut répondre à ceux qui prouvent qu’un ange ne connaît pas un autre ange par une ressemblance.

 

 

11° Même pour la lumière il peut y avoir une ressemblance, soit plus imparfaite qu’elle, comme la couleur est une certaine ressemblance de la lumière, soit plus parfaite, telle la lumière dans la substance éclairante. De même, puisque les anges sont appelés lumières en tant qu’ils sont des formes intelligibles en acte, il n’y a pas d’inconvénient à ce que leurs ressemblances existent selon un mode plus élevé dans les supérieurs et selon un mode inférieur dans les inférieurs.

 

 

12° Lorsqu’on dit que toute créature, considérée en elle-même, est ténèbres, ou fausse, ou néant, il ne faut pas comprendre que son essence est ténèbres ou fausseté, mais c’est parce qu’elle n’a d’être, de lumière et de vérité que par autre chose ; si donc on la considère sans ce qu’elle a par autre chose, elle est néant et ténèbres et fausseté.

 

 

13° L’âme est liée aux raisons éternelles en tant qu’il y a dans notre esprit une certaine impression des raisons éternelles, comme sont [imprimés] les principes naturellement connus, par lesquels il juge de toutes choses ; et dans les anges aussi, les ressemblances des réalités, par lesquelles ils connaissent, sont de telles impressions.

 

 

14°, 15°, 16° & 17° L’ange ne connaît pas un autre ange par une ressemblance abstraite ou imprimée, mais par une ressemblance innée, par laquelle il est conduit à la connaissance de l’autre ange non seulement quant à son essence, mais aussi quant à tous ses accidents. Par elle, il sait donc lorsque l’ange est distant ou présent.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Nous accordons les arguments qui prouvent qu’un ange connaît un autre ange [1) à 4)]. Mais il faut répondre à ceux qui prouvent que l’ange est connu d’un autre ange par son essence.

 

 

5) La connaissance dont parle saint Augustin ne s’entend pas de l’essence mais de l’opération, en tant que l’esprit supérieur éclaire l’inférieur.

 

 

 

6) La connaissant et le connu ne sont pas entre eux comme l’agent et le patient, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, mais comme deux choses qui deviennent un seul principe de connaissance ; voilà pourquoi le contact entre connaissant et connaissable ne suffit pas pour la connaissance, mais il est nécessaire que le connaissable soit uni au connaissant comme une forme, soit par son essence, soit par sa ressemblance.

 

 

7) Bien que l’intelligence d’un ange ait avec l’essence d’un autre ange plus d’affinité qu’avec la ressemblance d’une réalité matérielle, du point de vue de la participation d’une seule nature, cependant il en va autrement du point de vue de la convenance de la relation qui est requise entre la perfection et le perfectible ; de même, une âme a plus d’affinité avec une autre âme qu’avec le corps, et cependant une âme n’est pas la forme d’une autre âme comme elle l’est du corps.

 

8) La citation de saint Augustin peut s’expliquer de deux façons. D’abord en disant que saint Augustin parle de la vision intellectuelle par laquelle l’esprit créé voit par son essence lui-même, ou Dieu, ou les autres choses qui sont en lui : il est en effet établi que la pierre n’est pas dans l’âme par son essence, quoiqu’elle soit pensée par l’âme. Ensuite, on peut interpréter cela en le rapportant à l’objet de connaissance, non à la forme par laquelle il est connu. En effet, l’objet du sens et de l’imagination, ce sont les accidents extérieurs, qui sont des ressemblances de la réalité et non la réalité elle-même. Mais l’objet de l’intelligence est la quiddité, c’est-à-dire l’essence même de la réalité, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Et ainsi, la ressemblance de la réalité qui est dans l’intelligence est directement la ressemblance de son essence, au lieu que la ressemblance qui est dans le sens ou l’imagination est la ressemblance de ses accidents.

 

Et videtur quod non.

 

Quia, ut dicit Dionysius VI cap. Cael. Hierarch. [§ 1], etiam ipsi Angeli suam ordinationem ignorant. Sed si Angelus unus cognosceret alium, suam ordinationem scirent. Ergo unus alium non cognoscit.

 

Praeterea, ut dicitur in libro de Causis [prop. 8 (7) et comm.], omnis intelligentia scit quod est supra se, inquantum est causa ei, et quod est infra se, in quantum est causatum ab ea. Sed secundum fidem, non ponitur quod unus Angelus sit causa alterius. Ergo unus alium non cognoscit.

 

Praeterea, sicut dicit Boetius [In Porphyrii Isagogen ed. sec. I], universale est dum intelligitur, singulare dum sentitur. Sed Angelus est quoddam singulare, cum sit persona. Cum igitur Angelus tantum per intellectum cognoscat, videtur quod Angelus Angelum non cognoscat.

 

Item, videtur quod unus Angelus alium non cognoscat per essentiam Angeli cogniti.

 

Id enim quo intellectus intelligit, oportet esse intrinsecum ipsi intellectui. Sed essentia unius Angeli non potest esse intra intellectum alterius, quia nihil illabitur menti nisi solus Deus. Ergo Angelus non potest cognoscere alium Angelum per essentiam eius.

 

Praeterea, possibile est unum Angelum cognosci ab omnibus Angelis. Id autem quo aliquid cognoscitur, est coniunctum ipsi cognoscenti. Si ergo Angelus cognosceret alium per essentiam Angeli cogniti, oporteret quod Angelus cognitus esset in pluribus locis, cum Angeli cognoscentes in pluribus locis sint.

 

Praeterea, Angeli essentia substantia quaedam est ; intellectus autem accidens, cum sit potentia quaedam. Sed substantia non est forma accidentis. Ergo essentia unius Angeli non potest esse intellectui alterius forma, qua intelligat.

Praeterea, nihil cognoscitur ab intellectu per sui praesentiam quod est separatum ab eo. Sed essentia unius Angeli est separata ab intellectu alterius. Ergo unus Angelus ab alio non cognoscitur per essentiae suae praesentiam.

 

Item, videtur quod unus Angelus per essentiam sui cognoscentis non possit alium cognoscere.

 

Sicut enim superioribus Angelis subsunt inferiores, ita et sensibiles creaturae. Si ergo superior Angelus cognoscendo essentiam suam cognoscat alios Angelos, eadem ratione et per essentiam suam cognoscet omnes res sensibiles, et non per aliquas formas, ut dicitur in libro de Causis [prop. 8 (7) et comm.].

 

Praeterea, nihil ducit in cognitionem alterius nisi quod habet similitudinem cum eo. Sed essentia unius Angeli non convenit cum alio nisi in genere. Si igitur unus alium cognoscat solum per essentiam sui cognoscentis, non cognoscet eum nisi in genere ; quod est imperfecte cognoscere.

 

Praeterea, illud per quod aliquid cognoscitur, est ratio ipsius. Si ergo unus Angelus per essentiam suam omnes alios cognoscat, essentia sua erit ratio propria omnium ; quod videtur soli divinae essentiae convenire.

 

Item, videtur quod unus Angelus non cognoscat alium per similitudinem sive per speciem aliquam in se existentem :

 

Quia, ut dicit Dionysius [De div. nom., cap. 4, § 2], Angeli sunt divina lumina. Sed lumen non cognoscitur per aliquam speciem, sed per se ipsum. Ergo nec Angelus.

 

Praeterea, omnis creatura tenebra est, ut patet per Origenem, super id Ioan., I, 5 : et tenebrae eam non comprehenderunt. Sed similitudo tenebrae oportet quod sit tenebra ; tenebra autem non est principium manifestationis, sed occultationis. Cum igitur Angelus sit creatura, et sic tenebra, non poterit cognosci per suam similitudinem. Sed si cognoscitur, oportet quod cognoscatur per lumen divinum existens in ipso.

 

Praeterea, Angelus est Deo propinquior quam rationalis anima. Sed secundum Augustinum [Retract. I, 8], anima cognoscit omnia, et iudicat de omnibus, secundum connexionem quam habet ad rationes aeternas, non per aliquas artes quas secum ad corpus detulerit. Ergo multo fortius Angelus non cognoscit alium Angelum per similitudinem eius, sed per rationem aeternam.

 

Item, videtur quod nec per similitudinem innatam.

 

Quia aequaliter similitudo innata se habet ad praesens et distans. Si igitur unus Angelus alium cognoscat per similitudinem innatam, non cognoscet de eo quando erit praesens, et quando distans.

 

Praeterea, Deus potest de novo facere unum Angelum. Sed Angeli qui non est, formam non habet penes se. Si ergo Angelus naturali cognitione non cognoscit alium Angelum nisi per formam innatam, Angeli qui modo sunt non cognoscerent naturali cognitione Angelum qui de novo fieret.

 

Item, videtur quod nec per formas impressas ab intelligibilibus, sicut sensus per formas impressas a sensibilibus, quia secundum hoc inferiores Angeli non cognoscerentur a superioribus, cum non possint imprimere in eos.

 

Item videtur quod nec per formas abstractas, sicut intellectus agens abstrahit a phantasmatibus, quia sic inferiores non cognoscerent superiores.

 

Ex quibus omnibus videtur quod unus Angelus alium non cognoscat.

 

 

 

Sed contra. In libro de Causis [prop. 11 (10)] dicitur : omnis intelligentia scit res quae non corrumpuntur nec cadunt in tempore. Sed Angeli sunt incorruptibiles et supra tempus. Ergo unus Angelus ab alio cognoscitur.

 

Praeterea, similitudo est causa cognitionis. Sed cum intellectu unius Angeli magis convenit alius Angelus quam res materiales. Cum ergo Angeli res materiales cognoscant, multo fortius unus Angelus alium cognoscit.

 

Praeterea, intellectui unius Angeli magis est proportionata essentia

alterius Angeli quam essentia divi-

na. Ergo, cum Angeli videant Deum per essentiam, multo fortius unus

Angelus alterius essentiam cognoscere potest.

 

Praeterea, ut dicitur in libro de Intelligentiis [Adam Pulchre-Mulieris, Liber de Intelligentiis XVII], omnis substantia immaterialis et immixta est omnium cognoscitiva. Et haec probatur ex hoc quod habetur III de Anima [cap. 4 (429 a 18)], quod intellectus est immixtus, ut omnia cognoscat. Sed esse immateriales et immixtos maxime convenit Angelis. Ergo ipsi omnia cognoscunt, et ita unus alium.

 

Item, videtur quod unus Angelus alium cognoscat per essentiam Angeli cogniti.

 

Augustinus enim dicit, XII super Genesim ad litteram [cap. 12], quod Angeli sua visa demonstrant per commixtionem spiritus. Sed commixtio non potest esse nisi unus spiritus alii per essentiam coniungatur. Ergo unus Angelus potest alii per essentiam coniungi ; et ita per essentiam suam ab alio cognosci.

 

Praeterea, cognitio est actus quidam. Ad actionem autem sufficit contactus. Ergo, cum inter unum Angelum et alium possit esse spiritualis contactus, unus alium per essentiam suam cognoscere poterit.

 

Praeterea, magis convenit intellectus unius Angeli cum essentia alterius Angeli, quam cum similitudine rei naturalis. Sed intellectus Angeli potest informari similitudine rei ad cognoscendam rem materialem. Ergo et essentia alterius Angeli potest esse forma intellectus angelici qua alium Angelum cognoscat.

 

 

Praeterea, secundum Augustinum, libro XII super Genesim ad litt. [cap. 6], intellectualis visio est earum rerum quarum similitudines non sunt aliud quam earum essentiae. Sed unus Angelus non cognoscit alium nisi intellectuali visione. Ergo non cognoscit eum per similitudinem quae sit aliud quam eius essentia ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod unus Angelus absque dubio alium cognoscit, cum quilibet Angelus sit substantia intelligibilis in actu per hoc quod est a materia immunis. Intellectus autem angelicus non accipit a sensibilibus ; et ideo in ipsas formas intelligibiles et immateriales fertur, eas intelligendo. Sed de modo cognitionis videtur esse diversitas in sententia, consideratis diversorum dictis.

Commentator enim in XI Metaphys. [Metaph. XII, comm. 51] dicit, quod in substantiis separatis a materia non differt forma quae est in intellectu, a forma quae est extra intellectum. Quod enim apud nos forma domus quae est in mente artificis, sit aliud a forma domus quae est extra, procedit ex hoc quod forma exterior est in materia, forma autem artis est sine materia : et secundum hoc, cum Angeli sint substantiae et formae immateriales, ut Dionysius [De div. nom., cap. 4, § 1] dicit, videtur sequi quod forma qua unus Angelus intelligitur ab alio, sit idem quod essen-tia eius, qua in se subsistit. Sed

istud non videtur esse possibile

universaliter. Forma enim qua intellectus intelligit, cum sit intellectus perfectio, est nobilior intellectu ; et propter hoc philosophus in XI Metaph. [Metaph. XII, 11 (1074 b 29)], probat quod Deus non intelligit aliquid extra se, quia illud perficeret intellectum eius et esset eo nobilius. Si igitur superiores Angeli intelligerent inferiores per essentiam inferiorum, sequeretur quod inferiorum essentiae essent perfectiores intellectibus superiorum, et eis nobiliores ; quod est impossibile. Posset autem forte dici quod hic modus est conveniens quantum ad modum intelligendi quo inferiores intelligunt superiores, ut scilicet inferior superiorem intelligat per essentiam superioris. Et huic videntur consonare verba Dionysii, IV cap. de Divinis Nominibus [§ 1], ubi Angelos distinguere videtur in intelligibiles et intellectuales substantias ; superiores quidem intelligibiles vocans, inferiores autem intellectuales ; ubi etiam dicit, quod inferioribus sunt superiores ut cibus ; quod videtur posse intelligi hoc modo, inquantum scilicet superiorum essentiae sunt formae quibus inferiores intelligunt. Sed haec via fortassis posset sustineri apud philosophos, qui posuerunt superiores intelligentias esse inferiorum creatrices. Sic enim poterant ponere quodammodo quod superior Angelus inferiori intimus esset, quasi causa conservans eum in esse ; quod quidem apud nos dici non potest nisi de solo Deo, qui mentibus angelicis et humanis illabitur. Forma autem qua intellectus intelligit, oportet quod sit intra intellectum intelligentem in actu ; unde non potest dici de aliqua substantia spirituali, quod per essentiam suam ab alio videatur, nisi de solo Deo. Quod etiam philosophorum opinio non fuerit, quod Angelus per essentiam suam ab alio videatur, hoc manifeste patet eorum dicta intuenti. Dicit enim Commentator in XI Metaphys. [Metaph. XII, comm. 44], quod illud quod intelligit motor orbis Saturni de motore primi orbis, est aliud ab eo quod intelligit de ipso motor orbis Iovis. Quod non potest esse verum nisi quantum ad id quo uterque intelligit. Et hoc non esset, si uterque intelligeret motorem orbis superioris per essentiam eius. In commento etiam libri de Causis [comm. 8 (7)], dicitur, quod intelligentia inferior scit quod est supra se per modum substantiae suae, et non per modum substantiae superioris. Avicenna etiam in sua Metaphysica [III, 8] dicit, quod intelligentias esse in nobis nihil est aliud quam impressiones earum in nobis esse ; non quod per essentiam suam sint in intellectu. Quod vero supra inductum est ex verbis Commentatoris in XI Metaph., intelligendum est, quando aliqua substantia separata a materia intelligit seipsam. Tunc enim non oportet quod sit aliud forma in intellectu, et forma qua res in se sub­sistit ; eo quod ipsa forma, qua talis res in se subsistit, est intelligibilis in actu propter immunitatem suam a materia. Dionysii etiam verba non sunt secundum hunc intellectum ac­cipienda ; sed eosdem vocat intelligibiles et intellectuales, vel superiores vocat intelligibiles et inferiorum cibum, inquantum in eorum lumine inferiores intelligunt.

Ex aliorum autem dictis videtur quod Angelus per essentiam suam, id est videntis, alium Angelum videat. Et hoc videtur ex verbis Augustini, X de Trinitate [IX, 3], ubi dicit sic : mens ipsa sicut corporearum rerum notitias per corporis sensus colligit, ita et incorporearum per semetipsam. Ex quo videtur etiam similiter de mente Angeli, quod cognoscendo seipsam, cognoscat alios Angelos. Huic etiam videtur attestari quod dicitur in libro de Causis [comm. 8 (7)], quod intelligentia intelligit quod est supra se et infra se, per modum substantiae suae. Sed istud non videtur sufficere : cum enim omnis cognitio sit per assimilationem, Angelus per essentiam suam non potest de alio Angelo plus cognoscere quam hoc in quo essentiae suae est similis. Unus autem Angelus alteri Angelo non similatur nisi in natura communi : et sic sequeretur quod unus alium non cognosceret cognitione completa, et praecipue quantum ad illos qui ponunt plures Angelos esse unius speciei. Quantum enim ad illos qui ponunt omnes Angelos specie ab invicem differre, forte posset aliquo modo sustineri modus iste. Quilibet enim Angelus cognoscendo essentiam suam, cognoscit perfecte intellectualem naturam. Cognita autem natura intellectuali perfecte, cognoscuntur omnes gradus naturae intellectualis. Diversae autem species in Angelis non distinguuntur nisi secundum gradus perfectionis intellectualis na­turae. Et secundum hoc, unus Angelus essentiam suam videns, concipit singulos gradus naturae intellec­tualis, et per huiusmodi conceptiones de omnibus aliis Angelis completam cognitionem habet. Et sic potest salvari quod alii quidam dicunt, quod unus cognoscit alium per formam acquisitam, ut praedicta conceptio forma acquisita dicatur ; sicut si albedo seipsam intelligeret, perfecte cognosceret naturam coloris, et per consequens omnes species colorum secundum gradus coloris distincte, et ulterius etiam omnes individuos colores, si in una specie non esset nisi unum individuum. Sed adhuc etiam hic modus non videtur sufficere. Quamvis enim in una specie non sit nisi unus Angelus, tamen in Angelo alicuius speciei aliud erit quod ei conveniet ex ratione suae speciei, et aliud quod ei conveniet inquantum est quoddam individuum, sicut operationes particulares ipsius ; et has secundum modum prae­dictum alius Angelus de eo cognoscere nullatenus posset. Auctoritas autem Augustini, non sonat quod mens per seipsam sicut per medium cognoscendi cognoscat alia, sed sicut per potentiam cognoscitivam : sic enim et per sensus corporalia cognoscit.

Unde alius modus est eligendus : ut dicatur, quod unus Angelus alios cognoscit per similitudines eorum in intellectu eius existentes ; non quidem abstractas, aut impressas ab alio Angelo, vel aliquo modo acquisitas, sed a creatione divinitus impressas ; sicut et res materiales per huiusmodi similitudines cognoscit : et hoc magis per sequentia patebit.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod ordinationem suam in se consideratam Angeli cognoscunt, non autem comprehendunt eam secundum quod providentiae divinae substat ; hoc enim esset ipsam providentiam comprehendere.

Ad secundum dicendum, quod ratio causae et causati non est ratio cogni­tionis, nisi quatenus causatum habet similitudinem suae causae, et e converso. Unde si in uno Angelo ponamus similitudinem alterius, praeter hoc quod sit causa vel causatum eius, remanebit sufficiens ratio cognitionis, cum cognitio sit per assimilationem.

 

Ad tertium dicendum, quod auctoritas Boetii intelligitur de particularibus materialibus quae sensui substant : huiusmodi autem particulare non est Angelus ; et ideo ratio non sequitur.

 

Rationes autem illas quae probant quod Angelus non cognoscat alium Angelum per essentiam Angeli visi vel videntis, concedimus ; quamvis ad eas posset responderi aliquo modo. Ad rationes vero illas quae probant quod unus Angelus alium per similitudinem non cognoscit, respondendum est.

 

Ad quarum primam dicendum, quod etiam luminis possibile est esse simi­litudinem aliquam, vel eo deficientiorem, sicut quaedam similitudo eius est color, vel etiam perfectiorem, sicut lux in substantia illuminante. Similiter etiam, cum angeli dicantur lumina inquantum sunt formae actu intelligibiles, non est inconveniens quod eorum similitudines sint per modum sublimiorem in superioribus, et per modum inferiorem in inferioribus.

 

Ad secundum dicendum, quod cum dicitur quod omnis creatura est tenebra, vel falsa, vel nihil, in se considerata ; non est intelligendum quod essentia sua sit tenebra vel falsitas, sed quia non habet nec esse nec lucem nec veritatem nisi ab alio ; unde si consideretur sine hoc quod ab alio habet, est nihil et tenebra et falsitas.

 

Ad tertium dicendum, quod anima connectitur rationibus aeternis inquantum impressio quaedam rationum aeternarum est in mente nostra, sicut sunt principia naturaliter cognita, per quae de omnibus iudicat ; et huiusmodi etiam impressiones sunt in Angelis similitudines rerum per quas cognoscunt.

 

Ad quartum dicendum, quod Angelus non cognoscit alium Angelum per similitudinem vel abstractam vel impressam, sed per similitudinem innatam, per quam ducitur in cognitionem alterius Angeli, non solum quantum ad essentiam eius, sed etiam quantum ad omnia accidentia eius. Et ideo per eam scit quando Angelus est distans vel praesens.

 

Rationes autem probantes quod unus Angelus alium cognoscit, concedimus. Ad rationes vero probantes quod Angelus cognoscitur per essentiam suam ab alio Angelo, respondendum est.

 

Ad quarum primam dicendum, quod illa cognitio de qua Augustinus loquitur, non intelligitur quantum ad essentiam, sed quantum ad operationem, secundum quod superior spiritus illuminat inferiorem.

 

Ad secundum dicendum, quod cognoscens et cognitum non se habent sicut agens et patiens, ut ex dictis [art. 6, ad 5 et in corp. art.] patet, sed sicut duo ex quibus fit unum cognitionis principium ; et ideo non suf­ficit ad cognitionem contactus inter cognoscens et cognoscibile ; sed oportet quod cognoscibile cognoscen­ti uniatur ut forma, vel per essen­ti­am suam, vel per similitudinem suam.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis essentia Angeli magis conveniat cum intellectu Angeli alterius quam similitudo rei materialis secundum participationem naturae unius, non tamen secundum convenientiam habitudinis quae requiritur inter perfectionem et perfectibile ; sicut etiam una anima magis convenit cum alia anima quam cum corpore, et tamen una anima non est forma alterius animae, sicut est corporis.

 

Ad quartum dicendum, quod auctoritas Augustini potest dupliciter exponi. Uno modo ut dicatur, quod Augustinus loquitur de illa visione intellectuali qua spiritus creatus videt seipsum vel Deum vel alia quae in ipso sunt per essentiam suam : constat enim quod lapis per essentiam suam non est in anima, quamvis ab anima intelligatur. Alio modo potest exponi ut referatur ad obiectum cognitionis, non ad formam qua cognoscitur. Sensus enim et imaginationis obiectum sunt exteriora accidentia, quae sunt similitudines rei, et non res ipsa. Sed obiectum intellectus est quod quid est, id est ipsa essentia rei, ut dicitur in III de Anima [l. 11 (430 b 28)]. Et sic similitudo rei quae est in intellectu, est similitudo directe essentiae eius ; similitudo au­tem quae est in sensu vel imaginati­one, est similitudo accidentium eius.

 

 

 

Article 8 - L’ANGE CONNAÎT-IL LES RÉALITÉS MATÉRIELLES PAR DES FORMES, OU PAR SON ESSENCE DE CONNAISSANT ?

(Octavo quaeritur utrum Angelus res materiales cognoscat per formas aliquas,

an per essentiam sui cognoscentis.)

 

 

Il semble que ce soit par son essence.

 

1° Chaque réalité est adéquatement connue dans son modèle. Or au cinquième chapitre des Noms divins est introduite l’opinion du philosophe Clément, qui dit que les plus élevés parmi les étants sont les modèles des inférieurs ; et ainsi, l’essence de l’ange est le modèle des réalités matérielles. Les anges connaissent donc les choses matérielles par leur essence.

 

 

2° Les réalités matérielles sont mieux connues dans l’essence divine que dans leurs natures propres, car elles y brillent plus clairement. Or l’essence de l’ange est plus proche de l’essence divine que ne le sont les réalités matérielles, lesquelles peuvent donc mieux être connues dans l’essence de l’ange que dans leurs natures propres. Puis donc que nous les connaissons dans leurs natures propres, à bien plus forte raison les anges, en regardant leur essence, connaissent-ils toutes les choses matérielles.

 

3° La lumière de l’intelligence angélique est plus parfaite que la lumière de l’intellect agent, lequel est une partie de notre âme. Or, dans la lumière de l’intellect agent, nous connaissons toutes les choses matérielles, car cette lumière est l’acte de tous les intelligibles. Donc à bien plus forte raison l’ange, en connaissant sa lumière, connaît-il toutes les choses matérielles.

4° Puisque l’ange connaît les réalités matérielles, il est nécessaire qu’il les connaisse soit par une espèce, soit par son essence. Or ce n’est pas par une espèce, car ce n’est ni par une espèce particulière, puisqu’il est exempt de matière, ni par une espèce universelle, car dans ce cas il n’aurait pas une connaissance parfaite et propre de ces réa­lités. C’est donc par son essence qu’il connaît les réalités matérielles.

 

5° Si la lumière corporelle se connaissait elle-même, elle connaîtrait par là toutes les couleurs, attendu qu’elle-même est l’acte de toutes les couleurs. Puis donc que l’ange est une lumière spirituelle, en se connaissant lui-même il connaîtra toutes les réalités matérielles.

 

6° L’intelligence de l’ange est intermédiaire entre l’intelligence divine et l’intelligence humaine. Or l’intelligence divine connaît toutes choses par son essence, mais l’intel­ligence humaine, par des espèces. Donc l’intelligence angélique, en connaissant son essence, connaîtra au moins certaines choses.

 

7° Denys dit au septième chapitre des Noms divins : « Les anges, d’après les Paroles – celles de l’Écriture sainte –, savent ce qui se passe sur terre, non par la voie des sens mais par la puissance et la nature de leur intelligence déiforme. » Il semble donc qu’en connaissant leur puissance et leur nature ils connaissent les choses matérielles.

 

 

8° Si un miroir matériel était capable de connaître, il connaîtrait les réalités matérielles par son essence, sauf si des espèces se reflétaient en lui depuis les réalités. Or, dans l’intelligence de l’ange, il ne se reflète pas d’espèce depuis les réalités matérielles, comme le montre Denys au septième chapitre des Noms divins. Si donc il connaît les choses matérielles, il est nécessaire qu’il les connaisse par son essence, puisqu’il est un certain miroir, comme le montre Denys au quatrième chapitre des Noms divins.

 

 

9° La puissance cognitive, dans les anges, est plus parfaite que la puissance naturelle des réalités matérielles. Or de nombreuses puissances de choses matérielles peuvent s’exercer sur leurs objets par elles-mêmes, sans que rien leur soit surajouté. Donc à bien plus forte raison l’intelligence angélique pourra-t-elle connaître les réalités matérielles par son essence et sans aucune espèce.

 

10° L’ange est plus efficace, lorsqu’il connaît, que le feu ne l’est lorsqu’il consu­me. Or le feu consume sans que rien de combustible soit en lui. L’ange connaît donc aussi par lui-même sans qu’aucune espèce du connaissable soit en lui.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit au livre des Causes que « toute intelligence est pleine de formes » ; et il est dit au même livre que « les formes y sont par mode intelligible ». L’intelligence pense donc les réalités par de telles formes et non par son essence.

 

 

 

2) L’essence de l’ange a plus d’affinité avec un autre ange qu’avec la réalité matérielle. Or connaître son essence ne permet pas à l’ange de connaître d’autres anges. Ce n’est donc pas non plus en connaissant son essence qu’il connaîtra les choses matérielles.

 

 

 

3) Ce qui est principe d’unité ne peut pas être principe de distinction. Or l’essence de l’ange est le principe de son unité, car c’est par elle que l’ange est un. Elle ne peut donc pas être le principe d’une connaissance dis­tincte portant sur les réalités.

 

 

4) Rien, hormis Dieu, n’est ce qu’il a. Or l’ange a une puissance intellective ; il n’est donc pas une puissance intellective, donc bien moins encore est-il ce par quoi il pense ; il ne pense donc pas les réalités par son essence.

 

Réponse :

 

Toute connaissance a lieu par assimilation ; et la ressemblance entre deux choses résulte d’une convenance en la forme. Or l’unité de l’effet démontre l’unité de la cause, et ainsi, il est nécessaire, dans le genre de n’importe quelle forme, de se ramener à un seul premier principe de cette forme ; par conséquent, que deux choses soient semblables entre elles n’est possible que de l’une des deux façons suivantes : ou bien une chose est la cause de l’autre, ou bien les deux sont causées par une cause unique, qui imprime la même forme à l’une et à l’autre ; d’où la différence entre notre façon d’affirmer que les anges connaissent les choses matérielles, et celle des philosophes.

 

En effet, nous ne disons pas que les anges sont les causes des réalités matérielles, mais que Dieu, le Créateur de toutes choses visibles et invisibles, en est la cause ; voilà pourquoi une ressemblance des réalités matérielles ne peut venir, en l’ange, que de celui qui est la cause des réalités matérielles. Or tout ce qu’une chose possède non par soi mais par autre chose, lui vient en plus de son essence. Et Avicenne prouve de cette façon que, exception faite de l’être premier, l’être de n’importe quelle réalité est quelque chose en plus de son essence, car toutes choses ont l’être par autre chose. Il est donc nécessaire qu’en l’ange les ressemblances des réalités matérielles soient autre chose que son essence et soient empreintes en lui par Dieu. En effet, les raisons des réalités matérielles dans l’esprit divin sont lumière et vie : elles sont vie en tant qu’elles aboutissent à l’établissement des réalités en l’être, comme la forme de l’art aboutit au produit de l’art ; et elles sont lumière, en tant qu’elles produisent certaines impressions semblables à elles dans les esprits angéliques.

 

Les philosophes, quant à eux, ont affirmé que les anges étaient créateurs des réalités matérielles. Et cependant, selon leur position, il est encore nécessaire que les anges connaissent les réalités matérielles non par leur essence d’ange, mais par des formes surajoutées. En effet, les ressemblances des effets ne sont dans la cause que dans la mesure où il y a en elle une vertu pour produire l’effet ; or, comme on le lit au livre des Causes, l’Intelligence ne donne l’être aux réalités inférieures que par la vertu divine qui est en elle, et c’est pourquoi il appelle « divine » cette opération de l’Intelligence ; et ainsi, cette vertu ne lui vient pas des principes de son essence, mais elle est reçue d’autrui ; aussi une telle vertu lui vient-elle en plus de son essence. Par conséquent, les ressemblances des réalités matérielles, si l’on dit que ces réalités sont l’effet de l’ange, viendront en plus de l’essence de l’ange lui-même.

 

Et ainsi l’on voit clairement, de quelque position que l’on parte, que l’ange ne connaît pas les réalités matérielles par son essence, mais par leurs formes existant en lui.

Réponse aux objections :

 

1° Le modèle, si on le prend au sens propre, implique une causalité relativement à ses reproductions, car le modèle est ce à l’imitation de quoi autre chose est fait ; et c’est pourquoi Denys, voulant que l’on appelle « modèles des réalités » les raisons existant en Dieu, improuve au même endroit l’avis de Clément. Cependant, si l’on appelle « modèle » au sens large tout ce qui est représenté en quelque façon par autre chose, alors même les essences des anges peuvent être appelées « modèles des réalités matérielles ». Mais, de même que l’essence de Dieu est le modèle propre de chaque réalité par la raison idéale qu’il en a en lui, de même l’essence de l’ange est la ressemblance propre de la réalité matérielle par la forme de celle-ci qu’il a en lui, quoique cette forme ne soit pas la même chose que l’essence, comme c’était le cas de l’idée en Dieu.

 

2° L’essence divine est infinie, elle n’est donc pas déterminée à quelque genre, mais rassemble en elle les perfections de tous les genres, comme dit Denys au dernier chapitre des Noms divins, ainsi que le Philosophe et le Commentateur au cinquième livre de la Métaphysique. Et ainsi, elle peut être par elle-même la ressemblance propre de toutes les réalités, et par conséquent toutes choses peuvent être parfaitement connues par elle. L’essence de l’ange, par contre, est déterminée à un genre, elle n’a donc pas en elle-même de quoi être la ressemblance de toutes les réalités matérielles, à moins qu’une chose ne lui soit surajoutée pour qu’elle connaisse les réalités dans leur nature propre.

 

 

3° Par l’intellect agent, on ne connaît pas toutes choses comme par une ressemblance suffisant à tout connaître, car il n’est pas l’acte de toutes les formes intelligibles en tant que c’est cette forme-ci ou celle-là, mais seulement en tant qu’elles sont intelligibles ; mais on dit que l’intellect agent permet de connaître toutes choses comme un principe actif de connaissance.

 

 

4° L’ange connaît les réalités non par des espèces particulières, ni par des espèces universelles au sens où sont universelles les formes qui sont abstraites des sens, mais [par des formes qui] sont des ressemblances des universels et des particuliers, ainsi qu’il apparaîtra mieux par la suite.

 

5° Si la lumière corporelle se connaissait elle-même, elle ne connaîtrait pas pour cela toutes les couleurs séparément, mais elle les connaîtrait seulement en tant qu’elles sont visibles ; sinon l’œil aussi, en voyant la lumière, verrait toutes les couleurs, ce qui est manifestement faux.

 

 

6° Si l’intelligence de l’ange est intermédiaire entre l’intelligence humaine et l’intelligence divine, c’est parce qu’elle connaît les autres réalités par des formes surajoutées à l’essence, en quoi elle est inférieure à l’intelligence divine, et qu’elle se connaît par son essence, en quoi elle dépasse l’intelligence humaine.

 

 

7° La citation de Denys ne doit pas être entendue comme si la puissance et la nature de l’ange était un médium par lequel l’ange connaît les autres choses, mais en ce sens que le mode de la connaissance angélique se conforme au propre de la nature et de la puissance de l’ange, et non au propre de la nature des réalités connues ; et cela ressort de ce qu’il connaît les choses

matérielles immatériellement, et les choses sensibles sans le sens.

 

8° Si un miroir matériel se connaissait lui-même, ce n’est nullement en connaissant son essence qu’il connaîtrait les autres réa­lités, mais seulement en tant qu’il connaîtrait les formes se reflétant en lui ; et que ces formes eussent été reçues des réalités ou bien données avec la nature ne ferait point de différence.

 

9° La puissance cognitive de l’ange est ordonnée à un acte plus noble que celui auquel est ordonnée la puissance naturelle de la réalité matérielle ; par conséquent, bien qu’elle ait besoin de plus d’aide, elle demeure néanmoins plus parfaite et plus digne.

 

10° Le connaissant et le connaissable ne sont pas entre eux comme le consumant et le combustible, dont l’un est agent et l’autre patient, mais comme un seul principe de connaissance, en tant que le connaissable et le connaissant deviennent en quelque sorte un, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Et videtur quod per essentiam sui.

 

Unaquaeque enim res sufficienter cognoscitur in suo exemplari. Sed in cap. V de Divinis Nominibus [§ 9] inducitur Clementis philosophi opinio, qui dixit, quod superiora in entibus sunt inferiorum exemplaria ; et sic essentia Angeli est exemplar rerum materialium. Ergo Angeli cognoscunt materialia per essentiam suam.

 

Praeterea, res materiales melius cognoscuntur in essentia divina quam in propriis naturis, quia clarius ibi relucent. Sed essentia Angeli est propinquior divinae essentiae quam res materiales. Ergo melius possunt cognosci in essentia Angeli quam in propriis naturis. Cum ergo eas nos in propriis naturis cognoscamus, multo fortius Angeli essentiam suam intuentes, omnia materialia cognoscunt.

 

 

Praeterea, lumen intellectus angelici est perfectius quam lumen intellectus agentis qui est pars animae nostrae. Sed in lumine intellectus agentis omnia materialia cognoscimus, quia illud lumen est actus omnium intelligibilium. Ergo multo fortius Angelus cognoscendo lumen suum, omnia materialia cognoscit.

Praeterea, cum Angelus res materiales cognoscat, oportet quod eas vel per speciem vel per essentiam suam cognoscat. Sed non per speciem ; quia neque per particularem, cum sit immunis a materia, neque per universalem, quia sic non haberet perfectam et propriam cognitionem de eis. Ergo per essentiam suam cognoscit res materiales.

 

Praeterea, si lux corporalis seipsam cognosceret, omnes colores ex hoc cognosceret, eo quod ipsa est actus omnium colorum. Cum igitur Angelus sit lux spiritualis, cognoscendo seipsum, cognoscet omnia materialia.

 

Praeterea, intellectus Angeli medius est inter intellectum divinum et humanum. Sed intellectus divinus omnia cognoscit per essentiam suam, intellectus autem humanus omnia per species. Ergo intellectus angelicus ad minus quaedam, cognoscendo essentiam suam, cognoscet.

 

Praeterea, Dionysius dicit, cap. VII de Divinis Nominibus [§ 2] : Angelos scire dicunt eloquia, scilicet sacra, ea quae sunt in terra, non secundum sensus ipsa cognoscentes, sed secundum propriam deiformis mentis virtutem et naturam. Ergo videtur quod cognoscendo virtutem et naturam suam materialia cognoscant.

 

Praeterea, si speculum materiale cognoscitivum esset, cognosceret res materiales per essentiam suam, nisi a rebus species in ipsum resultarent. Sed in intellectu Angeli non resultant species a rebus materialibus, ut patet per Dionysium, cap. VII de Divinis Nominibus [§ 2]. Si ergo materialia cognoscat oportet quod per essentiam suam ea cognoscat, cum sit quoddam speculum, ut patet per Dionysium, cap. IV de Divinis Nominibus [§ 22].

 

Praeterea, potentia cognitiva in Angelis est perfectior quam potentia naturalis rerum materialium. Sed multae potentiae materialium possunt per seipsas in sua obiecta, sine hoc quod aliquid eis superaddatur. Ergo multo fortius intellectus angelicus poterit cognoscere res materiales per essentiam suam sine aliquibus speciebus.

 

Praeterea, efficacior est Angelus in cognoscendo quam ignis in comburendo. Sed ignis comburit sine hoc quod aliquid combustibile sit in ipso. Ergo et Angelus cognoscit per se ipsum sine hoc quod aliqua species cognoscibilis sit in ipso.

 

 

Sed contra. Est quod dicitur in libro de Causis [prop. 10 (9)], quod omnis intelligentia est plena formis ; et in eodem libro [comm. 13 (12)] dicitur, quod formae sunt in ea per modum intelligibilem. Ergo per huiusmodi formas intelligit res, et non per essentiam suam.

 

Praeterea, magis convenit essentia Angeli cum alio Angelo quam cum re materiali. Sed non potest Angelus ex hoc quod cognoscit essentiam suam, alios Angelos cognoscere. Ergo nec cognoscendo essentiam suam materialia cognoscet.

 

 

Praeterea, illud quod principium est unitatis, non potest esse principium distinctionis. Sed essentia Angeli est principium unitatis ipsius, quia per eam Angelus unus est. Ergo non potest esse principium distinctae cognitionis de rebus.

 

Praeterea, nihil praeter Deum est id quod habet. Sed Angelus habet potentiam intellectivam. Ergo non est potentia intellectiva ; ergo multo minus est id quo intelligit ; ergo non intelligit res per essentiam suam.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod omnis cognitio est per assimilationem ; similitudo autem inter aliqua duo est secundum convenientiam in forma. Cum autem unitas effectus unitatem causae demonstret, et sic in genere cuiuslibet formae ad unum primum principium illius formae redire oporteat, impossibile est aliqua duo esse ad invicem similia, nisi altero duorum modorum : vel ita quod unum sit causa alterius, vel ita quod ambo ab una causa causentur, quae eamdem formam utrique imprimat ; et secundum hoc diversimode ponimus Angelos materialia cognoscere ab eo quod philosophi posuerunt.

 

Nos enim non ponimus, Angelos esse causas materialium rerum, sed Deum creatorem omnium visibilium et invisibilium ; et ideo non potest in Angelo esse similitudo materialium rerum nisi ab eo qui est materialium rerum causa. Omne autem quod aliquid non habet a seipso, sed ab altero, est ei praeter essentiam suam. Et per hunc modum probat Avicenna [Metaph. VIII, 4], quod esse cuiuslibet rei praeter primum ens est aliquid praeter essentiam ipsius, quia omnia ab alio esse habent. Unde oportet quod similitudines rerum materialium in Angelo existentes, sint aliud ab essentia ipsius, impressae in ipsum a Deo. Rationes enim rerum materialium in mente divina existentes sunt quidem lux et vita ; vita quidem sunt, inquantum procedunt ad rerum constitutionem in esse, sicut forma artis procedit in artificiatum ; lux vero sunt, inquantum eaedem impressiones quasdam efficiunt sibi similes in mentibus Angelorum.

Philosophi autem posuerunt rerum materialium esse Angelos creatores. Et tamen secundum eorum positionem, adhuc oportet quod res materiales non per essentiam suam, sed per formas superadditas cognoscant. Similitudines enim effectuum non sunt in causa nisi per modum quo in ea est virtus ad producendum effectum, ut autem habetur in libro de Causis [comm. 9 (8)], intelligentia non dat esse rebus inferioribus nisi per virtutem divinam, quae est in ipsa ; unde hanc eius operationem dicit divinam ; et sic haec virtus est ei non ex principiis essentiae suae prodiens, sed ab alio accepta. Et sic huiusmodi virtus est ei praeter essentiam suam. Unde et similitudines materialium rerum si ponantur eius effectus, erunt praeter essentiam ipsius Angeli.

 

Et sic patet, quocumque modo ponatur, quod Angelus non cognoscit res materiales per essentiam suam, sed per earum formas apud se existentes.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod exemplar, si proprie accipiatur, importat causalitatem respectu exemplatorum : quia exemplar est ad cuius imitationem fit aliud. Unde et Dionysius, ibidem, Clementis sententiam improbat, volens exemplaria rerum dici rationes in Deo existentes. Si tamen exemplar large dicatur omne illud quod aliquo modo ab alio repraesentatur, sic etiam Angelorum essentiae possunt dici exemplaria materialium rerum. Sed sicut essentia divina est proprium exemplar uniuscuiusque rei per rationem idealem eius, quam apud se habet ; ita et essentia Angeli est propria similitudo rei materialis secundum formam eius quam apud se habet, quamvis forma ista non sit idem quod essentia, sicut erat idea in Deo.

 

Ad secundum dicendum, quod essentia divina est infinita ; unde non determinatur ad aliquod genus, sed colligit in se perfectiones omnium generum, ut dicit Dionysius, ultimo cap. de Divinis Nominibus [cap. 13, § 1], et philosophus [Metaph. V, 18 (1021 b 30)], et Commentator in V Metaphysicorum [comm. 21]. Et ita potest esse per seipsam propria rerum omnium similitudo, et sic per ipsam possunt omnia perfecte cognosci. Essentia autem Angeli est determinata ad aliquod genus ; unde non habet in se unde sit similitudo omnium materialium, nisi ei aliquid superaddatur, quo res in propria natura cognoscat.

 

Ad tertium dicendum, quod intellectu agente non cognoscuntur omnia quasi similitudine sufficiente ad omnia cognoscendum, eo quod non est actus omnium formarum intelligibilium inquantum est haec vel illa forma, sed inquantum solum sunt intelligibilia ; sed per intellectum agen­tem dicuntur cognosci omnia sicut per principium cognitionis activum.

 

Ad quartum dicendum, quod Angelus cognoscit res non per species particulares, neque universales eo modo quo formae universales sunt quae a sensibus abstrahuntur ; sed sunt universalium et particularium similitudines, ut infra melius apparebit.

 

Ad quintum dicendum, quod lux corporalis si seipsam cognosceret, non propter hoc omnes colores determinate cognosceret, sed cognosceret eos solum inquantum sunt visibiles ; alias oculus etiam videndo lucem, omnes colores videret, quod est manifeste falsum.

 

Ad sextum dicendum, quod intellectus Angeli quantum ad hoc est medius inter intellectum humanum et divinum, quod res alias cognoscit per formas essentiae superadditas, in quo deficit ab intellectu divino ; se autem cognoscit per essentiam suam, in quo excedit intellectum humanum.

 

Ad septimum dicendum, quod auctoritas Dionysii non est intelligen-

da quasi virtus et natura Angeli sit medium quo Angelus alia cogno-

scit ; sed quia modus cognitionis angelicae sequitur proprietatem na­turae et virtutis ipsius, non autem proprietatem naturae rerum cognitarum ; quod patet ex hoc, quia

immaterialiter materialia cognoscit, et sensibilia sine sensu.

 

Ad octavum dicendum, quod speculum materiale, si seipsum cognosceret, nullo modo, cognoscendo essentiam suam, cognosceret res alias, nisi quatenus cognosceret formas resultantes in ipso ; nec differret utrum formae illae essent acceptae a rebus, vel naturaliter inditae.

 

Ad nonum dicendum, quod potentia cognitiva Angeli ordinatur ad nobiliorem actum quam potentia naturalis rei materialis ; unde quamvis pluribus adminiculis indigeat, nihilominus perfectior et dignior remanet.

 

 

Ad decimum dicendum, quod cognoscens non se habet ad cognoscibile sicut comburens ad combustibile, quorum unum est agens et aliud patiens ; sed cognoscens et cognoscibile se habent ut unum principium cognitionis, inquantum ex cognoscibili et cognoscente fit aliquo modo (unum), ut ex praedictis patet ; et ideo ratio non sequitur.

 

 

 

 

Article 9 - LES FORMES PAR LESQUELLES LES ANGES CONNAISSENT LES RÉALITÉS MATÉRIELLES SONT-ELLES INNÉES OU REÇUES DES RÉALITÉS ?

(Nono quaeritur utrum formae per quas Angeli cognoscunt res materiales,

sint innatae, vel a rebus acceptae.)

 

 

Il semble qu’elles ne soient pas innées.

 

1° La science spéculative diffère en ceci de la science pratique, que la science pratique va vers les réalités, au lieu que la spéculative vient des réalités. Or les anges n’ont pas une science pratique des réalités matérielles, puisqu’ils ne sont pas les auteurs de ces dernières, comme dit saint Jean Damascène, mais seulement une science spéculative. Leur science est donc reçue des réalités, et non au moyen d’espèces innées.

 

2° Il est dit en Éph. 3, 10 : « afin que soit portée à la connaissance des principautés et des puissances dans les cieux, par l’Église, la sagesse infiniment variée de Dieu » ; d’où saint Jérôme déduit que les anges ont appris des apôtres le mystère de l’Incarnation. Or la science qui a lieu par des espèces innées n’est pas acquise d’autrui. La science des anges n’a donc pas lieu par des espèces innées.

 

 

3° Les espèces innées que les anges possèdent se rapportent indifféremment aux choses présentes et aux futures. Or la science des anges ne se rapporte pas indifféremment aux deux, puisqu’ils savent les présentes, mais ignorent les futures. La science des anges n’a donc pas lieu par des espèces innées.

 

4° Les anges ont, des réalités matérielles, une connaissance distincte. Or on ne peut avoir une connaissance distincte des réalités que grâce à ce qui est un principe de distinction, puisque le principe de l’être est le même que celui de la connaissance. Or le principe de distinction des réalités matérielles, ce sont les formes qui sont en elles. Il est donc nécessaire que la science des anges sur les réalités naturelles ait lieu par des formes reçues des réalités.

 

5° Les choses qui sont innées ou que l’on possède naturellement se présentent toujours de la même façon. Or la science des anges ne se présente pas toujours de la même façon, car ils savent maintenant certaines choses qu’ils ne connaissaient pas auparavant ; et c’est pourquoi, suivant Denys, quelques-uns d’entre eux sont purifiés de la nescience. Leur science n’a donc pas lieu par des formes innées.

 

6° Les formes qui sont dans les anges sont universelles. Or « l’universel n’est rien, ou bien est postérieur », comme il est dit au premier livre sur l’Âme. Donc ces formes ou bien ne sont rien, ou bien sont postérieures aux réalités, en tant que reçues d’elles.

 

 

7° Une chose n’est connue que dans la mesure où elle est dans le connaissant. Si donc l’ange connaît les réalités matérielles, il est nécessaire que ces réalités matérielles parviennent dans l’intelligence de l’ange par des formes qu’elles y impriment.

 

 

8° La lumière intellectuelle, dans les anges, est plus efficace que la lumière de l’âme humaine. Or, par la lumière de l’intellect agent, des espèces sont abstraites en nous des phantasmes. Donc à bien plus forte raison l’intelligence de l’ange pourra-t-elle aussi, des réalités sensibles, abstraire des formes.

 

9° « Ce que peut la puissance inférieure, la puissance supérieure le peut aussi. » Or notre âme, qui est inférieure aux anges, peut se conformer elle-même aux réalités, en formant en soi des formes qui ni ne lui sont innées, ni ne sont reçues des réalités ; par exemple, l’imagination forme le phantasme de « montagne d’or » sans en avoir jamais vu. Donc à bien plus forte raison l’ange peut-il, à la présence des réalités, se conformer lui-même aux réalités, et de cette façon les connaître ; et ainsi, il n’est pas nécessaire qu’il connaisse les réalités matérielles par des espèces innées, mais par celles qu’il fera en lui-même.

 

En sens contraire :

 

1) Denys dit au septième chapitre des Noms divins que les anges ne recueillent pas leur connaissance à partir des sens ou d’élé­ments multiples. Ils ne connaissent donc pas au moyen de formes reçues des réalités.

 

 

2) Les anges dépassent tous les corps plus que les corps supérieurs ne dépassent les inférieurs. Or les supérieurs, à cause de leur noblesse, ne reçoivent aucune impression des corps inférieurs. Donc bien moins encore les intelligences angéliques reçoivent-elles des réalités corporelles les formes par lesquelles elles pensent.

 

Réponse :

 

Supposé que les anges ne connaissent pas les réalités matérielles par leur essence, mais par des formes, il y a trois opinions au sujet de ces formes.

 

 

Certains disent en effet que ces formes, par lesquelles les anges connaissent, sont reçues des réalités matérielles. Mais cela est impossible. En effet, l’intelligence qui reçoit des formes depuis les réalités se rapporte à ces réalités de deux façons : comme agent et comme patient, pour prendre « action » et « passion » au sens large. Car les formes qui sont dans les réalités matérielles, dans les sens ou dans l’imagination, n’étant pas entièrement dépouillées de la matière, ne sont pas intelligibles en acte, mais seulement en puissance ; voilà pourquoi il est exigé que, par l’action de l’intelligence, elles soient rendues intelligibles en acte ; et c’est ce qui rend nécessaire d’admettre en nous un intellect agent. Mais une fois les formes rendues intelligibles, nous ne penserions pas encore les réalités par elles si ces formes ne s’unissaient à notre intelligence, en sorte que le sujet qui pense et l’objet pensé soient un. Et ainsi, il est nécessaire que l’intelligence reçoive de telles formes ; et par conséquent, elle subit en quelque sorte de la part des réalités, puisque recevoir, c’est toujours subir, d’une certaine façon. Or, de même que la forme se rapporte à la matière comme l’acte à la puissance, de même pour l’agent relativement au patient, puisque chaque chose agit en tant qu’elle est en acte, mais subit en tant qu’elle est en puissance. Et parce que l’acte propre regarde une puissance propre, pour cette raison, à l’agent propre correspond un patient déterminé, et vice versa, comme il en va pour la forme et la matière. Il est donc nécessaire que l’agent et le patient soient de même genre, puisque la puissance et l’acte divisent chaque genre d’être : en effet, le blanc ne subit pas de la part du doux, sauf par accident, mais seulement de la part du noir. Or les réalités matérielles et les réalités intelligibles sont de genres tout à fait différents. En effet, les choses qui ne se rejoignent pas dans la matière ne se rejoignent pas dans le genre, comme le montre le Philosophe au cinquième livre de la Métaphysique ainsi qu’au dixième. Il est donc impossible que la réalité matérielle subisse immédiatement de la part de l’intelligence ou agisse sur elle. Voilà pourquoi le Créateur de la nature nous a pourvus de puissances sensitives, en lesquelles les formes sont de mode intermédiaire entre le mode intelligible et le mode matériel. Car elles rejoignent les formes intelligibles en tant qu’elles sont des formes sans matière, et les formes matérielles en tant qu’elles ne sont pas encore dépouillées des déterminations liées à la matière ; voilà pourquoi une action et une passion peuvent exister à leur façon entre les réalités matérielles et les puissances sensitives, et semblablement entre ces puissances et l’intelligence. Par conséquent, si l’intelligence de l’ange recevait des formes en provenance des réalités matérielles, il serait nécessaire que l’ange ait des puissances sensitives, et ainsi, qu’un corps lui soit naturellement uni. Aussi est-ce de la même doctrine que semblent relever ces deux affirmations : que les anges seraient des animaux, comme certains platoniciens l’ont affirmé, et qu’ils recevraient des formes depuis les réalités matérielles ; ce qui s’oppose à l’autorité des saints et à la droite raison.

 

Et c’est pourquoi d’autres prétendent que ce n’est point en recevant en provenance des réalités que l’ange acquiert les formes par lesquelles il connaît, et qu’il ne pense toutefois pas non plus par des formes innées, mais qu’il est en son pouvoir de conformer son essence à n’importe quelle réalité en présence de cette réalité ; et ils disent que la connaissance de la réalité s’ensuit d’une telle conformité. Mais, de nouveau, il semble qu’il n’en soit rien. En effet, une chose ne peut être conformée à une autre que dans la mesure où la forme de cette autre survient en elle. Et l’on ne peut pas dire que l’essence même de l’ange devienne, par l’action de l’ange, la forme de la réalité matérielle, car son essence est toujours de même nature ; aussi est-il nécessaire que cette forme par laquelle elle se conforme à la réalité soit ajoutée à l’essence, et qu’elle ait d’abord été en puissance dans l’ange lui-même ; en effet, il ne se conformerait pas s’il n’était d’abord conformable. Or rien n’est amené de puissance à acte si ce n’est par ce qui est en acte. Il serait donc nécessaire que dans l’ange préexistent des formes par lesquelles il aurait le pouvoir de se faire passer de la puissance de conformabilité à l’acte de conformation, comme nous voyons que notre imagination forme une nouvelle espèce, par exemple celle de montagne d’or, à partir des espèces qu’elle avait auparavant en elle, à savoir celles de montagne et d’or, et comme nous voyons semblablement que l’intelligence forme la définition de l’espèce à partir des formes du genre et de la différence. Il est donc nécessaire de revenir à ce que des formes préexistent en l’ange ; et ces formes doivent nécessairement être soit reçues des réalités, soit innées.

 

Voilà pourquoi il semble qu’il faille répondre suivant ce que dit la troisième opinion, qui est plus commune et plus vraie, à savoir que les anges connaissent les réalités matérielles par des formes innées. En effet, de même que les formes matérielles procèdent des raisons éternelles qui sont dans l’esprit divin pour constituer la substance des réa­lités, de même les formes de toutes les réa­lités vont de Dieu dans les esprits angéliques pour donner à ceux-ci la connaissance des réalités, si bien que l’intelligence de l’ange dépasse notre intelligence comme la réalité formellement déterminée dépasse la matière informe. C’est pourquoi notre intelligence est comparée à « une tablette sur laquelle rien n’est écrit », mais l’intelligence de l’ange, à un tableau peint, ou à un miroir en lequel resplendissent les raisons des réalités.

 

Réponse aux objections :

 

1° Cette différence entre les sciences spéculative et pratique n’est point par soi, mais par accident, c’est-à-dire en tant qu’elles sont humaines : en effet, c’est seulement par des formes reçues des réalités que l’homme a connaissance des choses qu’il ne fait pas lui-même. Mais il en va autrement de l’ange, en qui les formes des réalités sont déposées depuis sa création.

 

 

2° Le mystère de l’Incarnation a été su des anges avant de l’être des hommes, et c’est pourquoi les hommes ont été enseignés à ce sujet par les anges, comme dit Denys au quatrième chapitre de la Hiérarchie céleste. En effet, ceux-ci ont connu le mystère de l’Incarnation caché en Dieu dès le commencement des siècles et, par l’assemblée des anges qui est dans les cieux, le mystère susdit a été porté à la connaissance des principautés et des puissances de ce monde ; et ce qui est dit de l’Église en cet endroit doit être référé à l’assemblée des anges, selon l’interprétation de saint Augustin au cinquième livre sur la Genèse au sens littéral, quoique saint Jérôme semble dire le contraire. Toutefois ses paroles ne sont pas à entendre en ce sens que les anges auraient reçu des hommes la science, mais en ce sens que, à la prédication des apôtres, les anges ont connu plus pleinement les réalités désormais accomplies qui avaient été prédites auparavant par les prophètes, de même qu’ils savent plus pleinement les choses présentes que les futures, comme on le verra clairement dans la suite.

3° Bien que les anges ne connaissent pas certaines choses futures, qu’ils connaissent toutefois au moment où elles sont présentes, il ne s’ensuit cependant pas qu’ils reçoivent des espèces en provenance des réa­lités qu’ils connaissent. En effet, puisque la connaissance a lieu par assimilation du connaissant au connu, recevoir une nouvelle connaissance d’une chose nous advient de la même façon qu’il nous advient d’être en quelque mesure nouvellement assimilé à une chose. Or cela se produit de deux façons : d’abord par un mouvement de soi, ensuite par le mouvement d’une autre chose vers la forme qu’on a déjà soi-même. Et semblablement, quelqu’un commence à connaître quelque chose nouvellement, d’abord en ce que le connaissant reçoit nouvellement la forme de l’objet connu, comme cela se produit pour nous ; ensuite en ce que le connu parvient nouvellement à la forme qui est dans le sujet connaissant. Et c’est de cette façon que les anges connaissent nouvellement les choses présentes qui ont d’abord été futures ; ainsi, par exemple, si quelque chose n’était pas encore homme, l’intelligence angélique

ne lui était pas assimilée par la forme d’homme qu’elle a en elle, mais lorsqu’il commence à être homme, l’intelligence angélique commence à lui être assimilée par cette même forme sans qu’une mutation ait eu lieu en elle.

 

4° De même qu’il n’y a pas, dans l’intelligence, la forme même par laquelle la réalité existe, mais sa ressemblance, de même la connaissance distincte de quelques réalités ne requiert pas que les principes de distinction soient eux-mêmes dans le connaissant, mais il suffit que leurs ressemblances soient en lui ; et quelle que soit la provenance de ces ressemblances, cela ne fait pas de différence quant à la connaissance distincte.

5° L’intelligence de l’ange, sans acquérir de nouvelles formes intelligibles, peut penser nouvellement quelque chose de deux façons : d’abord parce qu’une chose est nouvellement assimilée à ces formes, comme on l’a déjà dit ; ensuite parce que l’intelligence est renforcée par une lumière plus forte, afin que de plus nombreuses connaissances soient élicitées à partir des mêmes formes : de même que, à partir des mêmes formes existant dans l’imagination, on reçoit, à la venue de la lumière de prophétie, une connaissance qui ne pouvait pas être reçue par la lumière naturelle de l’intellect agent.

 

 

 

6° La parole du Philosophe doit s’entendre de l’universel en tant qu’il est dans la compréhension par laquelle nous saisissons les réalités naturelles : cela, en effet, est reçu des réalités naturelles. Mais l’universel, même existant dans notre compréhension, n’est pas postérieur, relativement aux productions de l’art, mais antérieur, car nous réalisons les produits de l’art par les formes d’art universelles qui existent en nous. Et semblablement, Dieu produit les créatures par les raisons éternelles, dont découlent des formes dans l’intelligence angélique. Il ne s’ensuit donc pas que les formes de l’intelligence angélique soient postérieures aux réalités, mais qu’elles sont postérieures aux raisons éternelles.

 

 

7° Le connu est dans le connaissant de façon semblable, que la forme du connu qui est dans le connaissant soit ou non reçue depuis le connu ; l’argument est donc étranger à notre propos.

 

 

8° Il n’y a pas, entre la lumière de l’intelli­gence angélique et les réalités sensibles, de proportion permettant à la lumière susdite de les rendre intelligibles en acte, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

9° L’âme ne forme pas en elle-même de forme si l’on ne présuppose d’autres formes en elle ; l’argument n’est donc pas contraignant, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Et videtur quod non sint innatae.

 

In hoc enim differt scientia speculativa a practica, quod practica est ad res, speculativa a rebus. Sed Angeli non habent de rebus materialibus scientiam practicam, cum non sint earum factores, ut Damascenus [De fide II, 3] dicit, sed speculativam tantum. Ergo scientia eorum est a rebus accepta, et non per species innatas.

 

Praeterea, Ephes. cap. III, 10, dicitur : ut innotescat principatibus et potestatibus in caelestibus, per Ecclesiam, multiformis sapientia Dei ; unde accipit Hieronymus [Glossa P. Lom­bardi, PL 192, 189 B] quod Angeli mysterium incarnationis didicerunt ab apostolis. Sed scientia quae est per species innatas, non est ab aliis acquisita. Ergo scientia Angelorum non est per species innatas.

 

Praeterea, species innatae Angelis aequaliter se habent ad praesentia et futura. Scientia autem Angelorum non se habet aequaliter ad utraque, cum sciant praesentia, ignorent autem futura. Ergo Angelorum scientia non est per species innatas.

 

 

Praeterea, Angeli rerum materialium cognitionem distinctam habent. Sed cognitio distincta de rebus haberi non potest nisi per hoc quod est distinctionis principium, cum sit idem principium essendi et cognoscendi. Principium autem distinctionis rerum materialium sunt formae quae sunt in eis. Ergo oportet quod scientia Angelorum de rebus naturalibus sit per formas a rebus acceptas.

 

Praeterea, ea quae sunt innata vel naturaliter insunt, semper eodem modo se habent. Sed scientia Angelorum non semper eodem modo se habet, quia nunc quaedam sciunt quae prius nescierunt : unde secundum Dionysium [De eccles. hier., cap. 6, pars 3, § 6], a nescientia aliqui eorum purgantur. Ergo scientia eorum non est per formas innatas.

 

Praeterea, formae quae sunt in Angelis, sunt universales. Sed universale nihil est, aut posterius, ut dicitur in I de Anima [cap. 1 (402 b 7)]. Ergo formae illae vel nihil sunt, vel sunt rebus posteriores, velut ab eis acceptae.

 

Praeterea, nihil cognoscitur nisi secundum quod est in cognoscente. Si ergo Angelus cognoscit res materiales, oportet quod ipsae res materiales in intellectu Angeli fiant per formas ab eis in intellectu angelico impressas.

 

Praeterea, lumen intellectuale in Angelis est efficacius quam lumen animae humanae. Sed per lumen intellectus agentis in nobis abstrahuntur species a phantasmatibus. Ergo et multo magis intellectus Angeli potest formas aliquas a rebus sensibilibus abstrahere.

 

Praeterea, quod potest virtus inferior, potest et superior. Sed anima nostra, quae est Angelis inferior, potest seipsam conformare rebus, formando in se aliquas formas, quae neque ei innatae sunt, neque a rebus acceptae ; sicut imaginatio format phantasma montis aurei, quem nunquam vidit. Ergo multo fortius Angelus potest ad praesentiam rerum seipsum rebus conformare, et hoc modo res cognoscere ; et sic non oportet quod per species innatas res materiales cognoscat, sed per eas quas faciet apud se.

 

 

 

In contrarium. Est quod Dionysius dicit, cap. VII de Divin. Nom. [§ 2], quod Angeli non colligunt cognitionem ex sensibus aut ex rebus divisibilibus. Ergo non cognoscunt per formas a rebus acceptas.

 

Praeterea, Angeli magis excedunt corpora omnia quam corpora superiora excedunt inferiora. Sed superiora propter sui nobilitatem non recipiunt aliquam impressionem a corporibus inferioribus. Ergo multo minus intellectus angelici aliquas formas a rebus corporalibus accipiunt, quibus intelligant.

 

 

Responsio. Dicendum, quod supposito quod Angeli non cognoscant res materiales per suam essentiam, sed per aliquas formas, de formis illis est triplex opinio.

 

Quidam enim dicunt, quod formae illae per quas Angeli cognoscunt, sunt a rebus materialibus acceptae. Sed hoc esse non potest. Intellectus enim qui recipit formas aliquas a rebus, dupliciter se habet ad res : ut agens scilicet, et ut patiens, largo modo actione et passione acceptis. Formae enim quae sunt in rebus materialibus aut in sensibus vel in phantasia, cum non sint omnino a materia depuratae, non sunt intelligibiles actu, sed potentia tantum ; et ideo requiritur quod per actionem intellectus efficiantur actu intelligibiles : et haec est necessitas ponendi intellectum agentem in nobis. Formis autem intelligibilibus factis, nondum per eas res intelligeremus, nisi formae illae nostro intellectui unirentur, ut sic intelligens et intellectum sint unum. Et ita oportet quod intellectus formas huiusmodi recipiat ; et sic a rebus quodammodo patitur, prout scilicet omne recipere, pati quoddam est. Sicut autem forma comparatur ad materiam ut actus ad potentiam, ita agens ad patiens ; cum unumquodque agat inquantum est actu, patiatur vero inquantum est potentia. Et quia actus proprius propriam potentiam respicit, ideo et proprio agenti respondet determinatum patiens, et e converso, sicut se habet de forma et materia. Unde oportet quod agens et patiens sint unius generis, cum potentia et actus unumquodque genus entis dividant : non enim album patitur a dulci nisi per accidens, sed a nigro tantum. Res autem materiales et intelligibiles sunt omnino diversorum generum. Ea enim quae non communicant in materia, non communicant in genere, ut patet per philosophum in V Metaphysic. [l. 7 (1016 a 24)], et in X [l. 4 (1054 b 27)]. Unde non potest esse quod res materialis immediate patiatur ab intellectu aut agat in ipsum. Et ideo in nobis providit naturae conditor sensitivas potentias, in quibus formae sunt medio modo inter modum intelligibilem et modum materialem. Conveniunt siquidem cum formis intelligibilibus inquantum sunt formae sine materia ; cum materialibus vero formis, inquantum nondum sunt a conditionibus materiae denudatae : et ideo potest esse actio et passio suo modo inter res materiales et potentias sensitivas, et similiter inter has et inter intellectum. Unde si Angeli intellectus a rebus materialibus formas aliquas acciperet, oporteret habere Angelum potentias sensitivas, et ita habere corpus naturaliter sibi unitum. Unde eiusdem sententiae esse videtur Angelos esse animalia, ut quidam Platonici posuerunt, et eos a rebus materialibus formas accipere ; quod auctoritati sanctorum et rectae rationi repugnat.Et ideo alii dicunt, quod Angelus non acquirit formas quibus cognoscit accipiendo a rebus, neque tamen intelligit per formas innatas ; sed quod in potestate eius est conformare essentiam suam cuilibet rei apud eius praesentiam ; et ex tali conformitate dicunt sequi rei cognitionem. Sed hoc iterum nihil esse videtur. Non enim potest aliquid alteri conformari nisi secundum quod forma eius apud ipsum fit. Nec potest dici quod ipsa essentia Angeli, eo faciente, fiat forma rei materialis, quia essentia eius est semper unius rationis : unde oportet quod illa forma qua se rei conformat, sit addita essentiae, et quae fuerit primo in potentia in ipso Angelo ; non enim conformaret se, nisi prius conformabilis esset. Nihil autem reducitur de potentia in actum nisi per id quod est actu. Unde oporteret apud Angelum praeexistere aliquas formas secundum quas esset potens se reducere de potentia conformabilitatis in actum conformationis, sicut videmus quod imaginatio nostra format novam speciem, ut montis aurei, ex speciebus quas prius apud se habebat, scilicet montis et auri : et similiter intellectus ex formis generis et differentiae format definitionem speciei. Unde oportet redire in hoc quod aliquae formae praeexistant in Angelo ; et has oportet esse vel acceptas a rebus, vel innatas.Et ideo dicendum videtur secundum quod tertia opinio dicit, quae communior est et verior, quod Angeli res materiales per formas innatas cognoscunt. Sicut enim ex rationibus aeternis in mente divina existentibus procedunt formae materiales ad rerum substantiam, ita procedunt a Deo formae rerum omnium in mentes angelicas ad rerum cognitionem ; ut sic intellectus Angeli nostrum intellectum excedat, sicut res formata excedit materiam informem. Unde intellectus noster comparatur tabulae in qua nihil est scriptum ; intellectus autem Angeli tabulae depictae, vel speculo, in quo rerum rationes resplendent.Ad primum igitur dicendum, quod differentia illa speculativae et practicae scientiae non est per se, sed per accidens, inquantum scilicet sunt humanae : homo enim de rebus quas ipse non facit, non habet cognitionem nisi per formas a rebus acceptas. Secus autem est de Angelo, qui habet a sui creatione formas rerum sibi inditas.

 

Ad secundum dicendum, quod mysterium incarnationis primo est scitum ab Angelis quam ab hominibus : unde et homines de ipso per Angelos sunt docti, ut Dionysius dicit cap. IV Caelestis Hierar. [§ 4]. Ipsi enim incarnationis mysterium in Deo absconditum a saeculis cognoverunt ; et per Angelorum Ecclesiam, quae est in caelestibus, principibus et potestatibus huius mundi mysterium praedictum innotuit ; et quod ibi dicitur de Ecclesia, referendum est ad Ecclesiam Angelorum, ut Augustinus exponit, V super Genesim ad litteram [cap. 19], quamvis Hieronymus contrarium dicere videatur. Sed tamen verba eius non sunt hoc modo intelligenda, quod Angeli ab hominibus scientiam acceperint ; sed quia apostolis praedicantibus res iam completas, quae prius fuerant per prophetas praedictae, Angeli eas plenius cognoverunt, sicut plenius sciunt praesentia quam futura, ut infra [art. 12 huius quaest.] patebit.

 

Ad tertium dicendum, quod Angeli, quamvis futura non cognoscant aliqua, quae tamen, dum sunt praesentia, sciant, non tamen sequitur ex hoc quod species aliquas a rebus accipiunt quas cognoscunt. Cum enim cognitio sit per assimilationem cognoscentis ad cognitum, hoc modo contingit novam cognitionem de aliquo accipere, quomodo contingit de novo aliquid alicui assimilari. Quod quidem contingit dupliciter : uno modo per motum suum ; alio modo per motum alterius ad formam quam ipse iam habet. Et similiter aliquis incipit aliquid de novo cognoscere uno modo per hoc quod cognoscens de novo accipit formam cogniti, sicut in nobis accidit ; alio modo per hoc quod cognitum de novo pervenit ad formam quae est in cognoscente. Et hoc modo Angeli de novo cognoscunt praesentia quae prius fuerunt futura ; ut puta si aliquid nondum erat homo, ei non assimilabatur intellectus angelicus per formam hominis quam habet apud se, sed cum incipit esse homo, secundum eamdem formam incipit intellectus angelicus sibi assimilari sine aliqua mutatione facta circa ipsum.

 

 

 

Ad quartum dicendum, quod sicut in intellectu non est ipsa forma qua res existit, sed similitudo eius : ita distincta cognitio aliquarum rerum non requirit ut apud cognoscentem sint ipsa distinctionis principia ; sed sufficit quod apud ipsum sint eorum similitudines : nec differt, undecumque illae similitudines accipiantur, quantum ad cognitionem distinctam.

 

Ad quintum dicendum, quod intellectus Angeli sine hoc quod acquirit novas formas intelligibiles, potest aliquid de novo intelligere dupliciter : uno modo per hoc quod aliquid de novo assimilatur illis formis, ut iam dictum est [in corp. art.] ; alio modo per hoc quod intellectus confortatur aliquo fortiori lumine ad plures cognitiones ex eisdem formis eliciendas : sicut ex eisdem formis

in phantasia existentibus, superveniente lumine prophetiae, aliqua cognitio accipitur, quae accipi non poterat per lumen naturale intellectus agentis.

 

Ad sextum dicendum, quod verbum philosophi est intelligendum de universali, secundum quod est in comprehensione nostra, qua comprehendimus res naturales : hoc enim est a rebus naturalibus acceptum. Sed universale etiam in nostra comprehensione existens respectu artificialium non est posterius, sed prius, quia per formas artis universales apud nos existentes artificiata producimus. Et similiter per rationes aeternas Deus producit creaturas, a quibus effluunt formae in intellectu angelico. Unde non sequitur quod formae intellectus angelici sint posteriores rebus, sed quod sint posteriores rationibus aeternis.

 

Ad septimum dicendum, quod cognitum est in cognoscente similiter, sive forma cogniti in cognoscente existens sit a cognito accepta, sive non ; et ideo ratio non est ad propositum.

 

Ad octavum dicendum, quod non est proportio inter lumen intellectus

angelici et res sensibiles, ut per lumen praedictum efficiantur actu intelligibiles, ut ex praedictis patet ; et ideo ratio non sequitur.

 

Ad nonum dicendum, quod anima non format in seipsa aliquas formas nisi aliquibus formis praesuppositis in ipsa ; et ideo, ut ex dictis patet, non cogit ratio.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 10 - LES ANGES SUPÉRIEURS, COMPARÉS AUX INFÉRIEURS,

CONNAISSENT-ILS PAR DES FORMES PLUS UNIVERSELLES ?

(Decimo quaeritur utrum Angeli superiores habeant cognitionem

per formas magis universales quam inferiores.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La connaissance des anges supérieurs est plus parfaite que celle des anges inférieurs. Or ce qui est connu dans l’universel est connu plus imparfaitement que ce qui est connu dans le particulier. Les anges supérieurs ne connaissent donc pas par des formes plus universelles.

 

2° Si la connaissance des supérieurs est plus universelle que celle des inférieurs, c’est soit quant à la connaissance, soit quant à l’opération. Ce n’est pas quant à l’opération, car ils n’opèrent pas les réalités, comme dit saint Jean Damascène ; ni non plus quant à la connaissance, car tous, tant les supérieurs que les inférieurs, connaissent toutes les réalités naturelles. La connaissance des anges supérieurs n’est donc pas plus universelle.

 

 

3° Si toutes les choses que connaissent les anges inférieurs, les supérieurs les connais­sent aussi, et pourtant par des formes plus universelles, il est nécessaire que la forme qui est dans l’intelligence du supérieur s’étende à plusieurs choses. Or le même ne peut pas être la raison propre de plusieurs choses. Les anges supérieurs ne connaissent donc pas les réalités dans leur nature propre, et ainsi, ils connaîtront plus impar­faitement que les inférieurs, ce qui est absurde.

 

4° La connaissance des anges dépend de la puissance et de la nature du connaissant, comme dit Denys au septième chapitre des Noms divins. Or la nature de l’ange supérieur est plus actuelle que la nature de l’inférieur ; il en va donc de même pour la connaissance. Or la connaissance universelle est en puissance, au lieu que la connaissance dans le particulier est en acte. Les anges supérieurs connaissent donc les réalités par des formes moins universelles.

 

En sens contraire :

 

1) Denys dit au douzième chapitre de la Hiérarchie céleste que les anges supérieurs, tels les chérubins, ont une science plus élevée et plus universelle, au lieu que les anges inférieurs ont une science particulière et subordonnée.

 

 

2) Il est dit au livre des Causes que « les intelligences supérieures contiennent des formes plus universelles ».

 

 

3) Les anges supérieurs sont plus simples que les inférieurs. Les formes qui sont en eux sont donc, elles aussi, plus simples ; donc plus universelles aussi, car ce qui est plus universel est plus simple.

 

Réponse :

 

La puissance qui a plusieurs objets est déterminée à un seul par l’acte ; c’est pourquoi la forme et l’acte se trouvent être un principe d’union, mais la puissance, un principe de division et de multiplication. Et parce que l’efficace d’une chose dans l’agir vient de ce qui est en acte, de là vient que, pour toute puissance, plus elle est unie, plus elle est efficace pour opérer ; voilà pourquoi plus une puissance est élevée, plus on trouve qu’elle agit par des principes peu nombreux, qui cependant s’étendent à de plus nombreux objets.

 

Et cela, nous le voyons de façon générale dans les puissances opératives et cognitives. En effet, l’art architectonique, tel celui du bâtisseur, est régi par une unique forme d’art en toutes [les opérations] qui regardent son art ; mais en celles-ci, les artisans inférieurs, tels les maçons, les charpentiers et autres du même genre, sont régis par différents métiers. De même, dans les puissances cognitives, celui qui est d’une intelligence plus élevée est à même, à partir des principes peu nombreux qu’il conserve en lui, d’aboutir à des conclusions variées, auxquelles ceux qui sont d’un esprit plus faible ne peuvent parvenir, si ce n’est par diverses inductions et par des principes particulièrement adaptés aux conclusions.

 

Puis donc qu’il y a en Dieu la plus parfaite puissance et la pureté de l’acte, c’est par un seul [principe], qui est son essence, qu’il opère lui-même toutes choses et connaît tout très efficacement. Et de cette essence se répandent dans les anges les raisons des réalités intelligibles, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, non certes pour qu’ils causent, mais pour qu’ils connaissent les réalités. Par conséquent, plus il y aura d’acte en l’ange et moins de puissance, moins l’éma­nation de telles raisons sera multiple en lui, et plus sa puissance cognitive sera efficace. Par conséquent les anges supérieurs, comparés aux inférieurs, connaissent les réalités par des formes plus universelles.

 

Réponse aux objections :

 

1° Connaître quelque chose dans l’uni­versel, cela peut s’entendre de deux façons. D’abord en le référant à la connaissance du côté du connu ; et dans ce cas, connaître quelque chose dans l’universel, c’est connaître la nature universelle du connu. Et ainsi, la proposition est vraie car, lorsqu’on ne connaît de quelque chose que sa nature universelle, on connaît plus imparfaitement que si l’on connaissait avec cela ses propriétés. Ensuite en le référant à la connaissance du côté de ce par quoi l’on connaît ; et dans ce cas, connaître quelque chose dans l’universel, c’est-à-dire par un médium universel, est plus parfait, pourvu que la connaissance soit poussée jusqu’aux propriétés.

 

2° On dit qu’il existe des formes plus universelles quant à la connaissance, non qu’elles causent la connaissance de plus nombreuses réalités, mais parce que c’est par moins de formes que l’intelligence supérieure est perfectionnée pour connaître les mêmes choses, et même pour les connaître plus parfaitement ; comme par exemple si l’ange supérieur connaissait toutes les espèces d’animaux par une unique forme d’animal, mais l’inférieur seulement par de nombreuses espèces, et si en outre l’ange supérieur connaissait de plus nombreuses raisons intelligibles pour les mêmes réalités.

 

3° Ce qui est un ne peut être la raison propre de plusieurs choses, s’il leur est égal. Mais s’il les surpasse, il peut être la raison propre de plusieurs, car il contient en soi de façon uniforme les propres de chacune, qui se trouvent en elles séparément. Et c’est ainsi que l’essence divine est la raison propre de toutes les réalités, car en elle préexiste de façon uniforme tout ce qui se trouve séparément dans toutes les créatures, comme dit Denys. Et semblablement, puisque les formes de l’intelligence angélique sont plus nobles que les réalités elles-mêmes, étant plus proches de l’essence divine, il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’une seule forme de l’intelligence angélique soit la raison propre de plusieurs choses par ses diverses relations aux différentes réalités, tout comme l’essence divine est la raison propre de plusieurs choses par ses diverses relations aux réalités, relations desquelles résulte une pluralité d’idées. Par contre, les formes de notre intelligence sont reçues des réalités ; par conséquent, elles ne dépassent pas les réalités, mais leur sont quasiment égales quant à la représentation, quoiqu’elles les surpassent quant au mode d’être, en tant qu’elles ont un être immatériel. C’est pourquoi une unique forme de notre intelligence ne peut pas être la raison propre de plusieurs choses.

 

 

 

4° Il faut répondre comme au premier argument.

 

Et videtur quod non.

 

Superiorum enim Angelorum cognitio perfectior est quam Angelorum inferiorum. Sed quod cognoscitur in universali, imperfectius cognoscitur quam quod in particulari. Ergo superiores Angeli non cognoscunt per formas magis universales.

 

Praeterea, si cognitio superiorum est universalior quam inferiorum ; aut hoc est quantum ad cognitionem, aut quantum ad operationem. Non quantum ad operationem, quia non sunt operatores rerum, ut Damascenus [De fide II, 3] dicit : similiter nec quantum ad cognitionem, quia omnes cognoscunt omnes res naturales, tam superiores quam inferiores. Ergo superiorum Angelorum cognitio non est magis universalis.

 

Praeterea, si omnia quae cognoscunt inferiores Angeli, etiam superiores cognoscunt, et tamen per formas magis universales, oportet quod forma quae est in intellectu superioris, ad plura se extendat. Sed idem non potest esse propria ratio plurium. Ergo Angeli superiores non cognoscunt res in propria natura, et sic imperfectius cognoscent quam inferiores ; quod est absurdum.

 

 

Praeterea, cognitio Angelorum est secundum virtutem et naturam cognoscentis, ut dicit Dionysius, cap. VII de Divin. Nomin. [§ 2]. Sed natura superioris Angeli est magis actualis quam natura inferioris ; ergo et similiter cognitio. Sed cognitio universalis est in potentia, cognitio vero in particulari est actu. Ergo superiores Angeli cognoscunt res per formas minus universales.

In contrarium. Est quod dicit Dionysius, cap. XII Cael. Hierarch. [§ 2], ubi dicit, quod superiores Angeli, ut Cherubim, habent scientiam altiorem et universaliorem ; inferiores autem Angeli habent particularem et sub­iectam scientiam.

 

Praeterea, in libro de Causis [prop. 10 (9)] dicitur, quod intelligentiae superiores continent formas magis universales.

 

Praeterea, superiores Angeli sunt simpliciores quam inferiores. Ergo et formae in eis sunt simpliciores ; ergo et magis universales, quia quod est universalius est simplicius.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod potentia quae ad multa se habet, determinatur ad unum per actum ; unde forma et actus invenitur esse principium unionis ; sed potentia invenitur esse principium divisionis et multiplicationis. Et quia efficacia rei in operando est ex hoc quod est in actu, inde est quod omnis virtus quanto est magis unita, tanto est efficacior ad operandum ; et ideo quanto aliqua virtus est altior, tanto invenitur ex paucioribus operari, quae tamen ad plura se extendunt.

Et hoc videmus communiter in operativis et cognitivis virtutibus. Ars enim architectonica, utpote aedificatoris, per unam formam artis dirigitur in omnibus quae ad artem suam spectant ; in quibus tamen inferiores artifices, utpote coementarii et caesores lignorum, et alii huiusmodi, per diversa artificia diriguntur. Similiter etiam in cognitivis aliquis qui est elevatioris intellectus, ex paucis principiis penes se retentis habet in promptu procedere ad varias conclusiones, ad quas pervenire non possunt qui sunt hebetioris ingenii, nisi per varias inductiones, et per principia particulariter coaptata conclusionibus.

Unde, cum in Deo sit perfectissima virtus, et puritas actus, ipse per unum, quod est essentia sua, omnia operatur et omnia cognoscit efficacissime. Ab ipsa autem effluunt rationes rerum intelligibilium in Angelis, ut ex dictis [art. praeced.] patet, non quidem ad causandum res, sed ad cognoscendum. Unde quanto in Angelo fuerit plus de actu, et minus de potentia, tanto emanatio huiusmodi rationum minus in ipso multiplicatur, et virtus eius cognitiva erit efficacior. Et secundum hoc superiores Angeli cognoscunt res per formas magis universales quam inferiores.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod cognoscere aliquid in universali, potest intelligi dupliciter. Uno modo ut referatur ad cognitionem ex parte cogniti ; et sic cognoscere aliquid in universali est cognoscere naturam universalem cogniti. Et sic propositio veritatem habet, quia quando cognoscitur de aliquo natura universalis tantum, imperfectius cognoscitur quam si cognoscantur cum hoc propria ipsius. Alio modo ut referatur ad cognitionem ex parte eius quo cognoscitur ; et sic cognoscere aliquid in universali, id est per medium universale, est perfectius dummodo cognitio usque ad propria deducatur.

 

Ad secundum dicendum, quod dicuntur esse formae magis universales quantum ad cognitionem, non quia plurium rerum cognitionem causent, sed quia per pauciores formas ad eadem cognoscenda superior intellectus perficitur, et etiam ad perfectius cognoscendum ; utpote si superior Angelus per unam formam animalis omnes species animalium cognoscat, inferior autem non nisi per multas species, et praeter hoc superior Angelus plures rationes

intelligibiles ex eisdem rebus cognoscat.

 

Ad tertium dicendum, quod id quod est unum, non potest esse propria ratio plurium, si sit eis adaequatum. Sed si sit superexcedens, potest esse plurium propria ratio, quia continet in se uniformiter propria utriusque quae in eis divisim inveniuntur. Et hoc modo essentia divina est propria ratio rerum omnium, quia in ipsa uniformiter praeexistit quidquid divisim in omnibus creaturis invenitur, ut Dionysius [De div. nom., cap. 5, § 8] dicit. Et similiter, cum formae intellectus angelici sint excellentiores rebus ipsis, utpote divinae essentiae propinquiores, non est inconveniens, si una forma intellectus angelici sit ratio propria plurium secundum diversas eius habitudines ad diversas res, sicut et divina essentia est propria ratio plurium secundum diversas habitudines eius ad res, ex quibus habitudinibus consurgit pluralitas idearum. Sed formae intellectus nostri accipiuntur ex rebus ; unde non sunt superexcedentes rebus, sed quasi adaequatae quantum ad repraesentationem, licet sint excedentes quantum ad modum essendi, inquantum habent esse immateriale. Unde una forma intellectus nostri non potest esse ratio propria plurium.

 

Ad quartum dicendum, sicut ad primum.

 

 

 

 

Article 11 - L’ANGE CONNAÎT-IL LES SINGULIERS ?

(Undecimo quaeritur utrum Angelus cognoscat singularia.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme dit Boèce, « il y a universel quand on pense, singulier quand on sent ». Or l’ange ne connaît que par son intelligence. Il ne connaît donc pas les singuliers.

 

 

 

2° [Le répondant] disait que la citation s’entend de notre intelligence, et non de l’ange. En sens contraire : ne pas penser les singuliers convient à notre intelligence en raison de son immatérialité ; c’est pourquoi les puissances cognitives matérielles qui sont en nous, comme le sens et l’imagina­tion, connaissent les singuliers. Or l’intel­ligence de l’ange est plus immatérielle que l’intelligence humaine. Elle ne connaît donc pas les singuliers.

 

3° Toute connaissance a lieu par assimilation du connaissant au connu. Or l’intel­ligence de l’ange ne peut pas être assimilée au singulier en tant que tel, car le singulier est singulier par la matière, au lieu que l’intelligence de l’ange est tout à fait séparée de la matière et des déterminations liées à la matière. L’intelligence de l’ange ne connaît donc pas les singuliers dans leur singularité.

 

4° La même chose est principe d’être et de connaissance, suivant le Philosophe. Or la forme individuée est pour le singulier un principe d’être. Elle est donc un principe de la connaissance du singulier. Or l’intelli­gence angélique reçoit sans la matière ni les déterminations liées à la matière, par lesquelles les formes sont individuées. Il reçoit donc seulement l’universel, et non le singulier.

 

 

5° Tout ce qui est en autre chose, y est selon le mode de ce qui reçoit. Or l’intelligence de l’ange est simple et immatérielle. Les ressemblances des particuliers qui sont dans son intelligence sont donc en lui

immatériellement et simplement, et par conséquent universellement ; et ainsi, il ne connaît pas les singuliers par elles.

 

6° Des choses différentes, en tant que différentes, ne sont pas proprement connues par le même médium, mais par des médiums différents, car la connaissance de choses par un médium commun porte sur elles en tant qu’elles sont un. Or n’importe quelle forme abstraite de la matière est commune à de nombreux particuliers. Il est donc impossible que par elle les divers particuliers soient proprement connus dans leur nature propre. Or, dans l’intelligence de l’ange, il n’est aucune forme qui ne soit immatérielle. Il ne peut donc nullement connaître les singuliers.

 

7° L’universel se distingue du singulier en ce que l’universel est dans l’intelligence, mais le singulier, hors de l’intelligence. Or l’universel n’est jamais hors de l’intelli­gence. Donc le singulier n’est jamais non plus dans l’intelligence ; et ainsi, il ne peut pas être connu par l’intelligence.

 

 

8° Aucune puissance ne s’étend au-delà de son objet. Or la quiddité dépouillée de la matière est l’objet de l’intelligence, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Puis donc que l’essence singulière n’est pas abstraite de la matière sensible, elle ne peut pas être connue par l’intelligence.

 

 

9° Ce qui est connu avec certitude ne peut se présenter autrement, car l’intelligence porte semblablement sur les choses absentes et sur les présentes. Mais sur les choses qui peuvent se présenter autrement, il n’y a pas de certitude, puisqu’elles deviennent absentes, comme il est dit au septième livre de la Métaphysique. Or les singuliers peuvent se présenter autrement, puisqu’ils sont soumis au mouvement et à la variation. Ils ne peuvent donc pas être connus par l’intelligence ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

10° La forme de l’intelligence est plus simple que l’intelligence, comme la perfection est plus simple que le perfectible. Or l’intelligence de l’ange est immatérielle. Ses formes le sont donc, elles aussi. Or les formes ne sont individuelles que si elles sont matérielles. Les formes de l’intelligence angélique sont donc universelles ; et ainsi, elles ne sont pas un principe de connaissance du particulier.

 

11° Parce que la mesure est le principe de connaissance du mesuré, elle doit être homogène au mesuré, comme il est dit au dixième livre de la Métaphysique. Donc l’espèce aussi, qui est principe de connaissance, doit être homogène à la réalité que l’on connaît par elle. Or la forme de l’intelligence angélique n’est pas homogène au singulier, puisqu’elle est immatérielle. L’ange ne peut donc pas connaître par elle les singuliers.

 

12° Le pouvoir de la gloire excède celui de la nature. La connaissance de l’intelligence humaine glorifiée surpasse donc la connais­sance naturelle de l’ange. Or l’intelligence de l’homme glorifié ne connaît pas les

singuliers qui sont ici-bas, car, comme dit saint Augustin au livre sur le Soin qu’on doit avoir pour les morts, « les morts, même saints, ne savent pas ce que font les vivants, même leurs fils ». Donc les anges non plus ne peuvent pas connaître les singuliers par une connaissance naturelle.

 

13° Si l’ange connaît les singuliers, c’est soit par des espèces singulières, soit par des espèces universelles. Ce n’est pas par des singulières, car il serait alors nécessaire qu’il y ait en lui autant d’espèces qu’il y a de singuliers. Or les singuliers sont infiniment nombreux en puissance, ce qui apparaît surtout si l’on affirme que le monde, dans la suite, n’abandonnera pas son état présent ; et il est avéré que cela est possible à Dieu ; et ainsi, il y aurait une infinité de formes dans l’intelligence de l’ange, ce qui est impossible. De même, ce n’est pas non plus par des universelles, car dans ce cas l’ange n’aurait pas une connaissance distincte des singuliers, et ce serait connaître les singuliers imparfaitement ; ce qui ne doit pas être attribué aux anges. Les anges ne connaissent donc aucunement les singuliers.

 

En sens contraire :

 

1) Nul ne garde ce qu’il ignore. Or les anges gardent des hommes singuliers, comme on le voit clairement au psaume 90, v. 11 : « Dieu a ordonné à ses anges, etc. » ; les anges connaissent donc les singuliers.

 

2) L’amour ne porte que sur ce qui est connu, comme le montre saint Augustin au livre sur la Trinité. Or, puisque les anges ont la charité, ils aiment des hommes singuliers, même quant à leurs corps sensibles, qui doivent être aimés par charité. Ils connaissent donc aussi ces hommes singuliers.

3) Le Philosophe dit au livre des Seconds Analytiques que celui qui sait l’universel sait le particulier, mais que l’inverse n’est pas vrai. Or les anges savent les causes universelles des réalités. Ils connaissent donc aussi les singuliers.

 

4) « Tout ce que peut la puissance inférieure, la puissance supérieure le peut aussi », comme dit Boèce au livre sur la Consolation. Or les puissances sensitive et imaginative de l’homme connaissent les singuliers. Donc à bien plus forte raison la puissance intellective de l’ange lui-même.

 

Réponse :

 

Certains se sont trompés sur cette question et ont dit que les anges ne connaissent pas les singuliers. Mais cette position, d’une part, est étrangère à la foi, car elle supprime les ministères des anges auprès des hommes, et d’autre part elle s’oppose à la droite raison, car si les anges ignorent ce que nous connaissons, leur connaissance est plus imparfaite que la nôtre, au moins sur ce point ; tout comme le Philosophe dit au premier livre sur l’Âme qu’« il résulterait que Dieu serait très insensé, s’il ignorait la discorde » que les autres connaissent. Donc, une fois cette erreur exclue, on rencontre, assignés par divers auteurs, quatre modes par lesquels les anges connaîtraient les singuliers.

 

Certains disent en effet qu’ils connaissent les singuliers en abstrayant d’eux leurs espèces, tout comme nous les connaissons par les sens. Mais cette position est tout à fait déraisonnable. D’abord parce que les anges n’ont pas une connaissance reçue des réalités, comme cela ressort clairement de Denys, de saint Augustin au deuxième livre sur la Genèse au sens littéral, et de

ce qui a déjà été dit. Ensuite parce que,

supposé qu’ils reçoivent en provenance des réalités, les formes seraient cependant reçues dans l’intelligence angélique de façon immatérielle, selon le mode de l’intelligence de celui qui reçoit ; et ainsi, la même difficulté resterait, à savoir, comment des singuliers, qui sont individués par la matière, pourraient-ils être connus par ces formes.

 

Un autre mode est celui que conçoit Avicenne dans sa Métaphysique lorsqu’il dit que Dieu et les anges connaissent les singuliers universellement et non singulièrement, une chose étant connue singulièrement lorsqu’elle est connue telle qu’elle est ici et maintenant et selon toutes les déterminations individuantes, mais universellement lorsqu’elle est connue par les principes et les causes universelles ; par exemple, quelqu’un connaît singulièrement cette éclipse quand il la perçoit par le sens, mais universellement quand il l’annonce à l’avance à partir des mouvements célestes. Et ainsi, les singuliers sont connus universellement par les anges en tant que, une fois connues toutes les causes universelles, rien ne reste ignoré dans les effets singuliers. Mais ce mode de connaissance ne semble pas suffire. En effet, nous déclarons que les anges connaissent les singuliers même quant à ce qui regarde leur singularité, comme nous disons qu’ils connaissent les actes singuliers des hommes, et autres choses de ce genre qui ressortissent à leur office de gardiens.

 

C’est pourquoi d’autres assignent un troisième mode en disant que les anges ont en eux les formes universelles de tout l’ordre de l’univers, déposées en eux depuis leur création, et qu’ils les appliquent à tel ou tel singulier, et qu’ainsi ils connaissent les singuliers par des formes universelles. Mais ce mode non plus ne semble pas convenir, car une chose ne peut être appliquée à une autre que si cette autre est en quelque façon déjà connue, comme nous appliquons une connaissance universelle aux singuliers qui préexistent dans notre connaissance sensitive. Mais dans les anges il n’y a

pas, en dehors de l’intellective, une autre connaissance en laquelle préexisterait la connaissance des singuliers, si bien que les formes universelles de leur intelligence pourraient alors être appliquées aux singuliers. On voit donc clairement que l’appli­cation de l’universel au particulier exige au préalable, dans les anges, la connaissance intellectuelle des singuliers, et ne la cause pas.

 

Voilà pourquoi l’on dit d’une quatrième façon, avec davantage de probabilité, que les formes qui sont dans l’intelligence de l’ange sont efficaces pour causer la connaissance non seulement des universels, mais aussi des particuliers, sans aucune application présupposée ; quoiqu’il n’en soit pas de même pour les formes de notre intelligence, lesquelles se rapportent aux réalités de deux façons : d’abord comme causes des réalités, telles les formes de l’intelligence pratique, ensuite comme causées par les réalités, telles les formes de l’intelligence spéculative, par laquelle nous contemplons les réalités naturelles. Or, par les formes de l’intelligence pratique, l’artisan n’opère que la forme ; aussi cette forme est-elle la ressemblance de la forme seule. Et parce que toute forme, en tant que telle, est universelle, l’artisan n’a, par la forme de l’art, qu’une connaissance universelle du produit de l’art ; mais il en acquiert une connaissance dans le singulier au moyen du sens, tout comme n’importe qui d’autre. Mais si, par la forme de l’art, il réalisait la matière et la forme, alors cette forme serait le modèle de la forme et de la matière, et ainsi, par cette forme serait connu le produit de l’art non seulement dans l’universel, mais aussi dans le singulier, car le principe de la singularité est la matière. Quant aux formes qui sont dans l’intelligence spéculative, elles surviennent en nous en quelque sorte par l’action des réalités elles-mêmes. Or toute action vient de la forme ; voilà pourquoi, autant qu’il dépend de la vertu de l’agent, il ne survient en nous depuis les réalités aucune forme qui ne soit ressemblance de forme. Mais il arrive par accident qu’elle soit aussi la ressemblance des dispositions matérielles, en tant qu’elle est reçue dans un organe matériel, lequel reçoit matériellement, et ainsi sont retenues quelques déterminations liées à la matière ; d’où il se produit que le sens et l’imagi­nation connaissent les singuliers. Mais parce que l’intelligence reçoit tout à fait immatériellement, les formes qui sont dans l’intelligence spéculative sont les ressemblances des réalités seulement quant aux formes. En revanche, les raisons idéales qui existent en Dieu sont productrices des réa­lités non seulement quant à la forme, mais aussi quant à la matière, et c’est pourquoi elles sont les ressemblances des réalités quant à l’une et l’autre. Pour cette raison, Dieu connaît par elles les réalités non seulement dans leur nature universelle, du côté de la forme, mais aussi dans leur singularité, du côté de la matière. Et de même que de l’intelligence divine dérivent les réa­lités naturelles selon la forme et la matière pour exister par l’une et l’autre, de même les formes de l’intelligence angélique en dérivent pour la connaissance de l’une et de l’autre ; voilà pourquoi les anges connaissent les réalités dans leur singularité et leur universalité par des formes innées, en tant qu’elles sont semblables aux formes productrices, c’est-à-dire aux idées existant dans l’esprit divin, quoiqu’elles-mêmes ne soient pas productrices des réalités.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° La parole de Boèce s’entend de notre intelligence, qui reçoit les formes depuis les réalités, et non de l’intelligence angélique, qui reçoit les formes immédiatement de Dieu ; et ce pour la raison susmentionnée.

 

 

2° Parce que, dans l’intelligence de l’ange, les formes sont reçues plus immatériellement que dans notre intelligence, elles sont plus efficaces, en sorte qu’elles s’étendent à la représentation de la réalité non seulement quant aux principes formels, mais aussi quant aux matériels.

 

3° La ressemblance exigée entre le connaissant et le connu n’est pas celle qui est selon la convenance en nature, mais seulement celle qui est selon la représentation. En effet, il est avéré que la forme de la pierre dans l’âme est d’une nature bien différente de celle qu’a la forme de la pierre dans la matière ; mais en tant que la première représente la seconde, elle est un principe menant à sa connaissance. C’est pourquoi, bien que les formes qui sont dans l’intel­ligence de l’ange soient immatérielles par leur nature, rien n’empêche cependant que cette intelligence soit par elles assimilée aux réalités non seulement selon la forme, mais encore selon la matière.

 

4° Il n’est pas nécessaire que la forme, qui est le principe de l’être de la réalité, soit par son essence un principe pour connaître la réalité, mais seulement qu’elle le soit par sa ressemblance. En effet, ce n’est pas la forme par laquelle la pierre existe qui est dans l’âme, mais sa ressemblance. Il n’est donc pas nécessaire que la forme de l’intel­ligence angélique, par laquelle l’ange connaît le singulier, soit individuée, mais seulement qu’elle soit une ressemblance de la forme individuée.

5° Les formes, dans l’intelligence angélique, existent immatériellement, et cependant elles sont des ressemblances des réalités matérielles, tout comme les idées qui existent en Dieu et qui sont bien plus immatérielles ; et ainsi, les singuliers peuvent être connus par ces formes.

 

6° Une espèce unique peut être la raison propre de diverses choses dans la mesure où elle les surpasse, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit. Mais un seul médium égal ne permet pas de connaître distinctement diverses choses.

 

7° Bien que l’universel ait l’être dans l’intel­ligence, cependant l’étant, dans l’intelli­gence, est en plus de choses que l’univer­sel ; il y a donc dans l’argument un paralogisme déductif.

 

8° Par cette espèce dépouillée de la matière que l’intelligence de l’ange a en soi, elle pense aussi les déterminations matérielles de la réalité, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

9° L’intelligence de l’ange, par l’espèce qu’elle a en soi, connaît le singulier non seulement dans sa substance, mais aussi dans tous ses accidents ; voilà pourquoi elle connaît le singulier, quel que soit l’accident sous lequel il varie ; et ainsi, la variation du singulier n’ôte pas la certitude de la connaissance angélique.

 

 

10° La réponse au dixième argument ressort de ce qui a été dit.

 

11° La mesure, en tant qu’elle est principe de connaissance du mesuré, est d’un même genre que le mesuré, mais non purement et simplement ; ainsi est-il clair que l’aune est la mesure du drap, et n’a de commun avec lui que la quantité : c’est ainsi, en effet, qu’elle est sa mesure. De même, il n’est pas non plus nécessaire que la forme de l’intelligence angélique partage le mode d’existence du singulier existant hors de l’âme, puisque le singulier existe matériellement et que la forme susdite est immatérielle.

 

 

12° Les saints qui sont dans la gloire connaissent dans le Verbe les choses qui se font ici-bas, comme saint Grégoire le dit clairement dans les Moralia ; quant à la parole de saint Augustin, elle doit s’enten­dre de la condition naturelle. Et il n’en va pas de même pour l’ange et pour l’âme, car l’ange possède naturellement des formes déposées en lui depuis sa création et par lesquelles il connaît les singuliers.

 

13° Les formes de l’intelligence angélique ne sont ni singulières comme les formes de l’imagination ou du sens, puisqu’elles sont entièrement immatérielles, ni universelles à la façon des formes de notre intelligence, par lesquelles seule la nature universelle est représentée, mais, étant immatérielles en elles-mêmes, elles expriment et manifestent la nature universelle et les déterminations particulières.

 

Et videtur quod non.

 

Quia, ut dicit Boetius [In Porphyrii Isagogen ed. sec. I], universale est dum intelligitur, singulare dum sentitur. Sed Angelus non cognoscit nisi per intellectum. Ergo non cognoscit singularia.

 

Sed dicebat, quod auctoritas intelligitur de intellectu nostro, non autem de Angelo. – Sed contra, intellectui nostro convenit non intelligere singularia, ratione suae immaterialitatis. Unde cognitivae potentiae materiales in nobis existentes singularia cognoscunt, ut sensus et imaginatio. Sed intellectus Angeli est immaterialior quam humanus. Ergo non cognoscit singularia.

 

Praeterea, omnis cognitio est per assimilationem cognoscentis ad cognitum. Sed intellectus Angeli non potest assimilari singulari inquantum est singulare ; quia singulare est singulare per materiam, intellectus autem Angeli est omnino separatus a materia et condicionibus materiae. Ergo intellectus Angeli non cognoscit singularia in sua singularitate.

 

Praeterea, idem est principium essendi et cognoscendi, secundum philosophum [Metaph. II, 2 (993 b 30)]. Sed forma individuata est

principium essendi singulari. Ergo ipsa est principium cognoscendi

singulare. Sed intellectus angelicus accipit sine materia et conditionibus materiae, ex quibus formae individuantur. Ergo accipit universale tantum, et non singulare.

 

Praeterea, omne quod est in altero, est in eo per modum recipientis. Sed intellectus Angeli est simplex et immaterialis. Ergo similitudines particularium in eius intellectu existentes sunt in eo immaterialiter et simpliciter, et ita universaliter ; et sic per eas singularia non cognoscit.

 

Praeterea, diversa, inquantum diversa, non per idem proprie medium cognoscuntur, sed per aliud et aliud, quia cognitio aliquorum per medium commune est eorum inquantum sunt unum. Sed quaelibet forma a materia abstracta, est communis multis particularibus. Ergo non potest esse quod per eam diversa particularia in propria natura proprie cognoscantur. Sed in intellectu Angeli non est aliqua forma nisi immaterialis. Ergo nullo modo potest cognoscere singularia.

 

Praeterea, universale contra singulare distinguitur, per hoc quod universale est in intellectu, singulare autem extra intellectum. Sed universale nunquam est extra intellectum. Ergo nec singulare unquam est in intellectu ; et sic non potest per intellectum cognosci.

 

Praeterea, nulla potentia extenditur ultra suum obiectum. Sed quidditas depurata a materia est obiectum intellectus, ut dicitur in III de Anima [l. 11 (430 b 28)]. Ergo cum essentia singularis sit concreta cum materia sensibili, non potest per intellectum cognosci.

 

Praeterea, quod per certitudinem cognoscitur, non potest aliter se habere, quia intellectus est similiter absentium et praesentium. De his autem quae possunt aliter se habere, non est certitudo, cum fiant absentia, ut dicitur in VII Metaphysic. [l. 15 (1040 a 2)]. Sed singularia possunt aliter se habere, cum sint motui et variationi subiecta. Ergo non possunt per intellectum cognosci ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, forma intellectus est simplicior intellectu, sicut perfectio perfectibili. Sed intellectus Angeli est immaterialis. Ergo et formae ipsius sunt immateriales. Sed formae non sunt individuae nisi sint materiales. Ergo formae illae, sunt universales ; et ita non sunt principium cognoscendi particulare.

 

 

Praeterea, mensura, quia est principium cognoscendi mensuratum, debet esse homogenea mensurato, ut dicitur in X Metaph. [l. 2 (1053 a 24)]. Ergo et species, quae est principium cognoscendi, debet esse homogenea rei quae per ipsam cognoscitur. Sed forma intellectus angelici non est homogenea singulari, cum sit immaterialis. Ergo per eam non potest Angelus singularia cognoscere.

 

Praeterea, potestas gloriae excedit potestatem naturae. Ergo cognitio intellectus humani glorificati excedit cognitionem Angeli naturalem. Sed intellectus hominis glorificati non cognoscit singularia quae hic sunt, quia ut dicit Augustinus in libro de Cura pro mortuis agenda [cap. 16], nesciunt mortui, etiam sancti, quid agant vivi, etiam eorum filii. Ergo nec Angeli singularia cognoscere possunt cognitione naturali.

 

Praeterea, si Angelus singularia cognoscit ; aut hoc est per species singulares, aut per universales. Sed non per singulares, quia oporteret quod tot essent apud ipsum species, quot sunt singularia. Singularia autem sunt in potentia infinita. Quod praecipue apparet, si ponatur quod mundus in posterum non deficiat ab hoc statu ; quod constat Deo esse possibile. Et sic essent infinitae formae in intellectu Angeli ; quod est impossibile. Similiter nec per universales, quia sic non haberet distinctam cognitionem de singularibus, et hoc esset cognoscere singularia imperfecte, quod non est Angelis attribuendum. Ergo Angeli nullo modo singularia cognoscunt.

Sed contra. Nullus custodit illud quod ignorat. Sed Angeli custodiunt singulares homines, ut patet in Psal. XC, 11 : Angelis suis Deus etc. ; ergo ipsi singularia cognoscunt.

 

Praeterea, amor non est nisi cogniti, ut patet per Augustinum in libro de Trin. [X, 1]. Sed Angeli, cum habeant caritatem, amant singulares homines, etiam quantum ad sensibilia corpora, quae sunt ex caritate diligenda. Ergo et eos cognoscunt.

 

Praeterea, philosophus dicit in libro Posteriorum [Anal. post. I, 38 (86 a 11)], quod sciens universale, scit particulare, sed non convertitur. Sed Angeli sciunt universales rerum causas. Ergo et singularia cognoscunt.

 

Praeterea, quidquid potest virtus inferior potest et superior, ut Boetius dicit in libro de Consol. [V, 4]. Sed vis sensitiva et imaginativa hominis singularia cognoscit. Ergo multo fortius vis intellectiva ipsius Angeli.

Responsio. Dicendum, quod quidam circa hoc erraverunt, dicentes Angelos singularia non cognoscere. Sed haec positio et a fide est aliena, quia removet ministeria Angelorum circa homines, et etiam rectae rationi repugnat ; quia si Angeli ignorant ea quae nos cognoscimus, ad minus quantum ad hoc imperfectior est eorum cognitio : sicut et philosophus dicit in I de Anima [l. 12 (410 b 4)], quod accideret Deum insipientissimum esse, si discordiam nesciret, quam alii sciunt. Unde hoc errore excluso, quatuor modi inveniuntur assignati a diversis, quibus Angeli singularia cognoscant.

 

Quidam enim dicunt quod singularia cognoscunt, singularium species ab eis abstrahendo, sicut et nos ea per sensus cognoscimus. Sed ista positio est omnino irrationabilis. Primo, quia Angeli non habent cognitionem a rebus acceptam, ut patet per Dionysium [De div. nom., cap. 7, § 2], et per Augustinum in II super Gen. ad litteram [cap. 8], et ex his quae supra dicta sunt. Secundo, quia dato quod a rebus acciperent, formae tamen receptae essent in intellectu angelico immaterialiter per modum intellectus recipientis : et sic eadem difficultas remaneret qualiter per eas possent singularia cognosci, quae ex materia individuantur.

 

Alius modus est quem Avicenna ponit in sua Metaphysica [VIII, 6],

dicens, quod Deus et Angeli singularia cognoscunt universaliter, et non singulariter ; ut intelligatur aliquid singulariter cognosci quando cognoscitur prout est hic et nunc et secundum omnes conditiones indivi­duantes ; universaliter vero quando cognoscitur secundum principia et causas universales ; sicut singulariter cognoscit aliquis hanc eclypsim cum eam sensu percipit, universaliter vero cum ex motibus caelestibus eam praenuntiat. Et sic ab Angelis singularia universaliter cognoscuntur, inquantum cognitis causis omnibus universalibus, nihil remanet ignoratum in singularibus effectibus. Sed hic modus cognitionis non videtur sufficere. Ponimus enim, Angelos singularia cognoscere etiam secundum ea quae ad eorum singularitatem pertinent, sicut quod cognoscunt singulares hominum actus, et alia huiusmodi quae spectant ad officium custodiae.

Unde tertius modus assignatur a quibusdam, scilicet qui dicunt, quod Angeli habent penes se formas universales totius ordinis universi a creatione sibi inditas, quas applicant ad hoc vel illud singulare, et sic ex universalibus formis singularia cognoscunt. Sed hic modus etiam non videtur conveniens, quia non potest aliquid ad alterum applicari nisi illud alterum sit aliquo modo praecognitum ; sicut nos universalem cognitionem singularibus applicamus, quae in cognitione nostra sensitiva praeexistunt. In Angelis autem non est alia cognitio quam intellectiva, in qua singularium cognitio praeexistat, ut sic universales formae intellectus ipsorum possint singularibus applicari. Unde patet quod applicatio universalis ad particulare, praeexigit cognitionem intellectualem singularium in Angelis, et non est causa ipsius.

 

Et ideo quarto modo probabilius dicitur quod formae quae sunt in intellectu Angeli, sunt efficaces ad causandum cognitionem non solum universalium, sed etiam particularium nulla applicatione praesupposita ; quamvis non sit ita de formis nostri intellectus, quae se habent ad res dupliciter : uno modo ut causae rerum, sicut formae practici intellectus ; alio modo ut causatae a rebus, sicut formae intellectus speculativi, quo naturalia speculamur. Per formas autem practici intellectus artifex non operatur nisi formam ; unde forma illa est similitudo solius formae. Et quia omnis forma, inquantum huiusmodi, est universalis, ideo per formam artis non habet artifex cognitionem de artificiato nisi universalem ; sed cognitionem illius in singulari acquirit per sensum, sicut et quilibet alius. Si autem per formas artis faceret materiam et formam, tunc forma illa esset exemplar formae et materiae ; et sic per illam formam cognosceretur res artificiata non solum in universali, sed

etiam in singulari, quia principium

singularitatis est materia. Formae autem quae sunt in intellectu speculativo, fiunt in nobis quodammodo ex actione ipsarum rerum. Omnis autem actio est a forma ; et ideo, quantum ex virtute est agentis, non fit aliqua forma a rebus in nobis nisi quae sit similitudo formae. Sed per accidens contingit ut sit etiam similitudo materialium dispositionum, inquantum recipitur in organo materiali, quod materialiter recipit, et sic retinentur aliquae conditiones materiae. Ex quo contingit quod sensus et imaginatio singularia cognoscunt. Sed quia intellectus omnino immaterialiter recipit, ideo formae quae sunt in intellectu speculativo, sunt similitudines rerum secundum formas tantum. Rationes vero ideales in Deo existentes, sunt effectivae rerum non solum quantum ad formam, sed et quantum ad materiam, et ideo sunt similitudines rerum quantum ad utrumque. Et propter hoc per eas cognoscitur res a Deo non solum in natura universali ex parte formae, sed etiam in sua singularitate ex parte materiae. Sicut autem ab intellectu divino effluunt res naturales secundum formam et materiam ad essendum ex utraque, ita effluunt formae intellectus angelici ad cognoscendum utrumque ; et ideo Angeli per formas innatas cognoscunt res in sua singularitate et universalitate, inquantum sunt similes formis factivis, scilicet ideis in mente divina existentibus, quamvis ipsae non sint rerum factivae.

 

Ad primum igitur dicendum, quod verbum Boetii intelligitur de intellectu nostro, qui accipit formas ex rebus, non autem de angelico, qui accipit formas immediate a Deo ; et hoc ratione iam dicta.

 

Ad secundum dicendum, quod quia in intellectu Angeli formae immateri­alius recipiuntur quam in intellectu nos­tro, ideo sunt efficaciores ; et sic se extendunt ad repraesentandum rem non solum quantum ad principia for­malia, sed etiam secundum materialia.

 

Ad tertium dicendum, quod inter cognoscens et cognitum non exigitur similitudo quae est secundum convenientiam in natura, sed secundum repraesentationem tantum. Constat enim quod forma lapidis in anima est longe alterius naturae quam forma lapidis in materia ; sed inquantum repraesentat eam, sic est principium ducens in cognitionem eius. Unde, quamvis formae quae sunt in intellectu Angeli, sint immateriales secundum sui naturam, nihil tamen prohibet quin per eas assimiletur rebus non solum secundum for­mam, sed etiam secundum materiam.

 

Ad quartum dicendum, quod non oportet formam, quae est principium essendi rem, esse principium cognos­cendi rem secundum essentiam suam, sed solum secundum suam similitudinem. Forma enim qua lapis est, non est in anima, sed similitudo eius. Unde non oportet quod forma intellectus angelici, qua singulare cognoscit, sit individuata, sed solum quod sit formae individuatae similitudo.

Ad quintum dicendum, quod formae in intellectu angelico sunt immaterialiter, et tamen sunt similitudines rerum materialium, sicut et ideae in Deo existentes, quae sunt multo immaterialiores ; et sic per eas possunt singularia cognosci.

 

Ad sextum dicendum, quod una species potest esse propria ratio diversorum inquantum est superexcedens, ut ex supra dictis patet. Per unum autem medium adaequatum non possunt diversa distincte cognosci.

 

Ad septimum dicendum, quod quamvis universale habeat esse in intellectu, tamen ens in intellectu est in plus quam universale ; et ideo in processu est fallacia consequentis.

 

Ad octavum dicendum, quod per illam speciem a materia depuratam quam intellectus Angeli penes se habet, intelligit etiam materiales conditiones rei, ut ex dictis [in corp. art.] patet.

 

Ad nonum dicendum, quod intellectus Angeli per speciem quam apud se habet, cognoscit singulare non solum in sua substantia, sed etiam secundum omnia accidentia eius ; et ideo cognoscit cuicumque accidenti singulare variatum subsit ; et sic variatio singularis certitudinem cognitionis angelicae non tollit.

 

Ad decimum, patet responsio ex dictis.

 

Ad undecimum dicendum, quod mensura, inquantum est principium cognoscendi mensuratum est unius generis cum mensurato, sed non simpliciter ; sicut patet quod ulna est mensura panni, et non convenit cum eo nisi in quantitate : sic enim est mensura eius. Sic etiam et forma intellectus angelici non oportet quod conveniat cum singulari extra animam existente, secundum modum existendi ; cum singulare sit materialiter, et forma praedicta sit immaterialis.

 

Ad duodecimum dicendum, quod sancti qui sunt in gloria, cognoscunt in verbo ea quae hic aguntur, ut manifeste Gregorius dicit in Moralibus [XII, 21] ; verbum autem Augustini intelligendum est quantum ad naturalem condicionem. Nec est simile de Angelo et anima : quia Angelus naturaliter habet formas sibi a creatione inditas, quibus singularia cognoscit.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod formae intellectus angelici neque sunt singulares, sicut formae imaginationis vel sensus, cum sint penitus immateriales ; neque sunt hoc modo universales sicut formae intellectus nostri, quibus non nisi natura universalis repraesentatur ; sed in se immateriales existentes, exprimunt et demonstrant universalem naturam, et particulares conditiones.

 

 

 

 

 

Article 12 - LES ANGES CONNAISSENT-ILS LES FUTURS ?

(Duodecimo quaeritur utrum Angeli cognoscant futura.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Les anges connaissent les réalités par des formes innées. Or ces formes sont dans un égal rapport aux choses présentes et aux choses futures. Puis donc que les anges connaissent les présentes, ils connaîtront semblablement les futures.

 

2° Boèce, au cinquième livre sur la Consolation, explique pourquoi Dieu peut infailliblement connaître à l’avance les futurs contingents : c’est parce que sa vision est toute simultanée, étant mesurée par l’éter­nité. Or la vision bienheureuse est toute simultanée, puisqu’elle est mesurée par l’éternité participée. Les anges bienheureux connaissent donc les futurs contingents.

 

3° Saint Grégoire dit au quatrième livre des Dialogues que, lorsque l’âme s’éloigne des liens du corps, elle connaît les futurs par la faculté de pénétration de sa nature. Or l’ange est tout à fait dégagé des liens du corps, et il est d’une nature très pénétrante. Les anges connaissent donc les futurs.

 

4° L’intellect possible de notre âme est en puissance à connaître toutes choses, et ainsi, à connaître les futurs. Or la puissance de l’intelligence angélique est entièrement déterminée par les formes innées, comme on l’a déjà dit. Les anges ont donc connaissance des futurs.

 

 

5° Quiconque exerce une providence sur un être doit avoir aussi la prescience des choses qui regardent cet être. Or l’ange a soin et providence de nous par son office de gardien. Les anges connaissent donc les choses qui doivent nous advenir.

 

 

6° L’intelligence angélique surpasse l’humaine. Or l’intelligence humaine connaît les futurs qui ont des causes déterminées dans la nature. L’intelligence angélique connaît donc les futurs contingents qui peuvent être indifféremment l’un ou l’autre possible et n’ont pas de causes déterminées ; donc, etc.

 

7° Si nous n’avons point la même aptitude à connaître les choses présentes et les futures, c’est que nous recevons la connaissance depuis les réalités, d’où la nécessité que les réalités connues préexistent à notre connaissance. Or les anges ne reçoivent pas la connaissance depuis les réalités. Ils sont donc dans une égale disposition quant à la connaissance des choses présentes et des choses futures ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

8° La connaissance intellective ne concerne pas un temps, car elle abstrait de l’ici et du maintenant, et ainsi, elle est dans un égal rapport à tout temps. Or l’ange n’a de connaissance qu’intellective. Il est donc dans une égale disposition quant à la connaissance des choses présentes et des choses futures ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

9° L’ange connaît plus de choses que l’homme n’en peut connaître. Or l’homme dans l’état d’innocence connaissait les futurs, et c’est pourquoi Adam dit en Gen. 2, 24 : « aussi l’homme quittera-t-il son père et sa mère, etc. » ; les anges connaissent donc, eux aussi, les futurs.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Is. 41, 23 : « Annoncez les choses qui arriveront plus tard, et nous saurons que vous êtes des dieux ! » ; et ainsi, savoir les futurs est un signe de divinité. Or les anges ne sont pas des dieux. Ils ignorent donc les futurs.

 

2) On ne peut avoir de connaissance

certaine que sur ce qui a une vérité

déterminée. Or tels ne sont pas les futurs contingents, comme on le voit clairement au premier livre du Péri Hermêneias. Les anges ne connaissent donc pas les futurs contingents.

 

3) On ne peut connaître les futurs que par l’espèce de l’art, comme l’artisan connaît les choses qu’il va faire, ou bien dans les causes, comme on reconnaît la venue du froid à des signes et aux dispositions des étoiles. Or les anges ne connaissent pas les futurs par l’art, car ce ne sont pas eux qui opèrent les réalités ; ni non plus dans leurs causes, car les futurs contingents ne sont pas déterminés dans leurs causes, sinon ils seraient nécessaires. Les anges ne connaissent donc nullement les futurs contingents.

 

 

4) Hugues de Saint-Victor dit dans son De sacramentis qu’il a été montré aux anges ce qu’ils allaient faire, mais non ce qui leur adviendrait. Donc bien moins encore connaissent-ils les autres futurs.

 

Réponse :

 

Chaque chose est connue en une autre à la façon dont elle s’y trouve.

 

Il est donc certains futurs qui sont déterminés dans leurs causes prochaines de telle façon qu’ils résultent d’elles nécessairement, comme « le soleil se lèvera demain » ; et de tels effets futurs peuvent être connus dans leurs causes.

 

D’autres effets futurs ne sont pas dans leurs causes de façon si déterminée qu’il ne puisse en advenir autrement ; cependant leurs causes sont disposées vers un possible plutôt que vers l’autre ; et ce sont des contingents qui se produisent soit le plus souvent, soit rarement. De tels effets peuvent être connus dans leurs causes non point infailliblement, mais avec quelque certitude de conjecture.

 

Mais il est d’autres effets futurs dont les causes se rapportent indifféremment à l’un et l’autre possible ; et ces futurs sont appe­lés « futurs contingents pouvant être indifféremment l’un ou l’autre possible », tels ceux-là surtout qui dépendent du libre arbitre. Or, puisqu’une cause se rapportant indifféremment à l’un ou l’autre possible est quasiment en puissance, un effet ne peut en procéder que si elle est déterminée par une autre cause à un possible plutôt qu’à un autre, comme le prouve le Commentateur au deuxième livre de la Physique ; voilà pourquoi de tels effets ne peuvent nulle­ment être connus dans des causes se rapportant indifféremment à l’un ou l’autre possible, prises en elles-mêmes. Mais si, à ces causes, l’on ajoute celles qui les inclinent vers un possible plutôt que vers un autre, alors on peut avoir une certitude conjecturale sur les effets susdits : par exemple, sur les choses qui dépendent du libre arbitre, nous conjecturons des futurs à partir des habitudes et des tempéraments qui inclinent les hommes vers une seule chose.

 

Or tous les effets de ce genre, quelles qu’en soient les causes prochaines, sont cependant tous déterminés dans la cause première, qui regarde toute chose par sa présence, et confère un mode à toutes choses par sa providence. Or les anges, à la fois regardent l’essence divine, et ont par des formes innées la connaissance de toutes les réalités et de toutes les causes naturelles. Donc, par la connaissance naturelle qui se fait par les formes innées, ils peuvent seulement connaître à l’avance les futurs qui sont déterminés dans les causes naturelles, soit dans une cause seulement, soit dans le rassemblement de plusieurs ; car telle chose, contingente au regard d’une cause, sera nécessaire au regard du concours de causes plus nombreuses. Or les anges connaissent toutes les causes naturelles ; par conséquent, certaines choses qui semblent contingentes lorsqu’on prend en compte quelques-unes de leurs causes, les anges les connaissent comme nécessaires lorsqu’ils connaissent toutes leurs causes. Mais s’ils comprenaient la divine providence, ils sauraient avec certitude tous les événements futurs. Or certains voient la divine providence plus parfaitement que d’autres, bien qu’aucun d’eux ne la comprenne parfaitement ; aussi certains connaissent-ils dans le Verbe plus de futurs que d’autres, même parmi les futurs contingents pouvant être indifféremment l’un ou l’autre possible.

 

Réponse aux objections :

 

1° Les espèces qui sont dans l’esprit angélique ne sont pas dans un égal rapport aux choses présentes et aux futures, car celles qui sont présentes sont semblables en acte aux formes existant dans les anges, et ainsi elles peuvent être connues par elles, mais celles qui sont futures ne sont pas encore semblables, et c’est pourquoi elles ne sont pas connues au moyen des formes susdites, comme on l’a déjà expliqué.

 

 

2° Quant à leur vision des réalités dans le Verbe, les anges se rapportent indifféremment à la connaissance des choses présentes et des futures ; cependant il ne s’ensuit pas qu’ils connaissent tous les futurs dans le Verbe, car ils ne comprennent pas le Verbe.

 

3° Comme le rapporte saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, certains ont affirmé que « l’âme possède en elle-même une certaine puissance de divination ». Mais saint Augustin réprouve cela au même endroit, car si l’âme pouvait par elle-même prédire les futurs, elle aurait toujours la prescience des futurs. Or nous voyons maintenant qu’il n’est pas en son pouvoir de posséder la connaissance des futurs chaque fois qu’elle le veut, quoiqu’elle ait parfois une prescience ; il est donc nécessaire que sa connaissance des futurs survienne avec l’aide de quelqu’un. Or elle est aidée par quelque esprit supérieur, incréé ou créé, bon ou mauvais. Mais elle est appesantie par la masse du corps et, lorsqu’elle est tournée vers les sens, elle est moins capable des intelligibles ; c’est pourquoi, quand elle est abstraite des sens, soit par le sommeil, soit par la maladie ou d’une quelconque autre façon, elle devient par là plus apte à recevoir l’impres­sion de l’esprit supérieur. Lors donc que, de la façon susdite, elle est détachée des liens du corps, elle connaît à l’avance les futurs par la révélation de quelque esprit, qui peut révéler les futurs qu’il connaît à l’avance soit de connaissance naturelle, soit dans le Verbe, comme on l’a dit.

 

4° Il y a deux puissances. L’une naturelle, qui peut être amenée à l’acte par un agent naturel ; et une telle puissance, dans les anges, est totalement remplie par les formes innées ; mais par une telle puissance notre intellect possible n’est pas en puissance à connaître n’importe quels futurs. Et il y a une autre puissance, obédientielle, par laquelle peut advenir dans la créature tout ce que le Créateur veut qu’il advienne en elle ; et ainsi, l’intellect possible est en puissance à connaître n’importe quels futurs, c’est-à-dire en tant qu’ils peuvent lui être divinement révélés. Mais une telle puissance de l’intelligence angélique n’est pas totalement remplie par les formes innées.

 

 

5° Celui qui exerce une providence sur des êtres ne doit pas nécessairement avoir la prescience des événements futurs, mais il doit prévoir quels événements peuvent se produire, afin d’employer les remèdes en conséquence.

 

6° L’intelligence de l’ange surpasse l’intel­ligence humaine en ce qu’elle connaît davantage de contingents déterminés dans leurs causes, et qu’elle les connaît plus certainement ; mais il n’est pas nécessaire qu’elle la dépasse quant à ce que signale l’objection.

 

7° Il faut répondre comme au premier argument.

 

8° L’ange connaît par connaissance intellective les choses qui sont ici et maintenant, quoique l’intelligence connaissante soit elle-même abstraite de l’ici et du maintenant, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il ne faut donc pas s’étonner si elle connaît les choses présentes d’une autre façon que les futures : la différence ne vient pas de son rapport à ces choses, mais du rapport de ces choses à elle, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

9° L’homme dans l’état d’innocence ne pouvait avoir la prescience des futurs que dans leurs causes ou dans le Verbe, comme les anges connaissent, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

En tant qu’elles vont à l’encontre de la vérité, la réponse ressort de ce qui a été dit.

 

Et videtur quod sic.

 

Angeli enim cognoscunt res per

formas innatas. Sed formae illae

aequaliter se habent ad praesentia et futura. Ergo cum Angeli praesentia cognoscant, cognoscent similiter et futura.

 

Praeterea, Boetius, in V de Consolatione [prosa 6], hanc causam assignat quare Deus futura contingentia infallibiliter praescire potest, quia eius visio est tota simul, cum aeternitate mensuretur. Sed visio beata est tota simul, cum aeternitate participata mensuretur. Ergo Angeli beati futura contingentia cognoscunt.

 

Praeterea, Gregorius IV Dialogorum [cap. 26] dicit, quod anima cum recedat a nexibus corporis, vi subtilitatis naturae cognoscit futura. Sed Angelus est maxime a nexibus corporis absolutus, et est subtilissimae naturae. Ergo cognoscunt futura.

 

Praeterea, intellectus possibilis animae nostrae est in potentia ad omnia cognoscenda, et ita ad cognoscenda futura. Sed potentia intellectus angelici est tota terminata per formas innatas, ut supra [art. 4 et 8 huius quaest.] dictum est. Ergo ipsi habent notitiam de futuris.

 

Praeterea, quicumque habet providentiam super aliquem, debet habere et praescientiam eorum quae ad ipsum spectant. Sed Angeli habent curam et providentiam de nobis per officium custodiae. Ergo ipsi cognoscunt ea quae nobis sunt futura.

 

Praeterea, intellectus angelicus excedit intellectum humanum. Sed intellectus humanus cognoscit futura quae habent causas determinatas in natura. Ergo angelicus cognoscit futura contingentia ad utrumlibet quae non habent aliquas causas determinatas ; ergo, et cetera.

 

Praeterea, propter hoc nos aliter nos habemus ad cognoscenda praesentia et futura, quia cognitionem a rebus accipimus ; unde oportet res cognitas praeexistere scientiae nostrae. Sed Angeli non accipiunt cognitionem a rebus. Ergo aequaliter se habent ad cognoscenda praesentia et futura ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Praeterea, intellectiva cognitio non concernit aliquod tempus, quia abstrahit ab hic et nunc, et sic aequaliter se habet ad omne tempus. Sed Angelus non habet cognitionem nisi intellectivam. Ergo aequaliter se habet ad cognoscenda praesentia et futura ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, plura cognoscit Angelus quam possit homo cognoscere. Sed homo in statu innocentiae cognoscebat futura ; unde et Genes., cap. II, 24 : Adam dixit : propter hoc relinquet homo patrem et matrem etc. ; ergo et Angeli cognoscunt futura.

 

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Isa., c. XLI, vers. 23 : quae ventura sunt annuntiate ; et dicemus quia dii estis vos ; et sic scire futura, est divinitatis indicium. Sed Angeli non sunt dii. Ergo futura ignorant.

 

Praeterea, cognitio certitudinalis

haberi non potest nisi eorum quae

habent veritatem determinatam. Sed futura contingentia non sunt huiusmodi, ut patet in I Periher. [cap. 13 (18 a 28 sqq.]. Ergo Angeli futura contingentia non cognoscunt.

 

Praeterea, futura cognosci non possunt nisi vel per speciem artis, sicut artifex cognoscit ea quae facturus est ; vel in causis, sicut cognoscitur frigus futurum in signis et dispositionibus stellarum. Sed Angeli non cognoscunt futura per artem, quia ipsi non sunt rerum operatores ; nec iterum in causis suis, quia futura contingentia non sunt determinata in suis causis, alias essent necessaria. Ergo Angeli nullo modo futura contingentia cognoscunt.

 

Praeterea, Hugo de sancto Victore dicit in libro de Sacramentis [I, p. V, cap. 18], quod monstratum est Angelis quid facturi essent, non autem quid eis esset futurum. Ergo multo minus alia futura cognoscunt.

 

 

Responsio. Dicendum, quod unumquodque hoc modo cognoscitur in aliquo quo modo est in eo.

Quaedam igitur futura sunt quae in causis suis proximis determinata sunt hoc modo, ut ex eis necessario contingant, sicut solem oriri cras ; et tales effectus futuri in suis causis cognosci possunt.

 

Quidam vero futuri effectus in causis suis non sunt determinate, ut aliter evenire non possit ; sed tamen eorum causae magis se habent ad unum quam ad alterum ; et ista sunt contingentia, quae ut in pluribus vel paucioribus accidunt ; et huiusmodi effectus in causis suis non possunt cognosci infallibiliter, sed cum quadam certitudine coniecturae.

 

Quidam autem effectus futuri sunt quorum causae indifferenter se habent ad utrumque ; haec autem vocantur contingentia ad utrumlibet, ut sunt illa praecipue quae dependent ex libero arbitrio. Sed quia ex causa ad utrumlibet, cum sit quasi in potentia, non progreditur aliquis effectus, nisi per aliquam aliam causam determinetur magis ad unum quam ad aliud, ut probat Commentator in II Phys. [comm. 48] ; ideo huiusmodi effectus in causis quidem ad utrum­libet nullo modo cognosci possunt per se acceptis. Sed si adiungantur causae illae quae causas ad utrumlibet inclinant magis ad unum quam ad aliud, potest aliqua certitudo

coniecturalis de effectibus praedictis haberi : sicut de his quae ex libero arbitrio dependent, aliqua futura coniicimus ex consuetudinibus et complexionibus hominum, quibus inclinantur ad unum.

 

 

 

Omnes autem huiusmodi effectus, qualescumque sint eorum causae proximae, tamen in causa prima omnes sunt determinati, quae sua praesentia omnia intuetur, et sua providentia omnibus modum apponit. Angeli autem et divinam essentiam intuentur, et per formas innatas cognitionem omnium rerum et causarum naturalium habent. Cognitione igitur naturali quae est per formas innatas illa tantum futura praescire possunt quae in causis naturalibus sunt determinata, vel in una tantum causa, vel in collectione plurium ; quia aliquid est contingens respectu unius causae quod respectu concursus plurium causarum est necessarium. Angeli autem omnes naturales causas cognoscunt ; unde quaedam quae contingentia videntur, aliquibus causis eorum pensatis, Angeli ut necessaria cognoscunt, dum omnes causas ipsorum cognoscunt. Si autem divinam providentiam comprehenderent, omnes futuros eventus certitudinaliter scirent. Sed quia quidam perfectius aliis divinam providentiam intuentur, quamvis nullus eorum perfecte comprehendat, ideo quidam in verbo plura futura etiam de contingentibus ad utrumlibet, aliis sciunt.

Ad primum igitur dicendum, quod species quae sunt in mente Angeli, non se habent aequaliter ad praesentia et futura, quia illa quae sunt praesentia, sunt similia in actu formis in Angelis existentibus, et sic per ea possunt cognosci ; illa vero quae sunt futura, nondum sunt similia ; et ideo per formas praedictas non cognoscuntur, ut supra declaratum est.

 

Ad secundum dicendum, quod quantum ad visionem qua vident res in verbo, indifferenter se habent ad cognoscenda praesentia et futura ; non tamen sequitur quod in verbo omnia futura cognoscant, quia verbum non comprehendunt.

 

Ad tertium dicendum, quod sicut Augustinus narrat, XII super Genes. ad litteram [cap. 13], quidam posuerunt quod anima in seipsa quamdam vim divinationis habet. Sed hoc Augustinus ibidem reprobat, quia si per seipsam posset futura praedicere, semper esset praescia futurorum. Nunc autem videmus, quod non est in potestate sua cognitionem futurorum habere quandocumque voluerit, quamvis aliquando praesciat ; unde oportet quod adiutorio alicuius eveniat quod futura cognoscit. Adiuvatur autem aliquo superiori spiritu, increato vel creato, bono vel malo. Et quia mole corporis aggravatur, et dum sensibilibus intendit, minus est intelligibilium capax ; ideo quando a sensibus abstrahitur vel per somnum vel per aegritudinem, vel quocumque alio modo, fit ex hoc magis idonea ad impressionem superioris spiritus recipiendam. Et ideo dum praedicto modo a nexibus corporis absolvitur, futura praenoscit, aliquo spiritu revelante, qui ea futura revelare potest quae praescit vel naturali cognitione, vel in verbo, ut dictum est.

 

 

Ad quartum dicendum, quod duplex est potentia. Una est naturalis quae potest per agens naturale in actum reduci ; et talis potentia in Angelis est totaliter completa per formas innatas : sed secundum talem potentiam intellectus possibilis noster non est in potentia ad futura quaelibet cognoscenda. Est autem alia potentia obedientiae, secundum quam in creatura fieri potest quidquid in ea fieri voluerit creator ; et sic intellectus possibilis est in potentia ad futura quaelibet cognoscenda, inquantum ei scilicet possunt divinitus revelari. Talis autem potentia intellec­tus angelici non est totaliter completa per formas innatas.

Ad quintum dicendum, quod ille qui habet aliquorum providentiam, non oportet quod praesciat futuros eventus ; sed ut praevideat qui eventus contingere possunt, ut secundum hoc remedia adhibeat.

 

Ad sextum dicendum, quod intellectus Angeli excedit humanum in hoc quod contingentium determinatorum in suis causis plura et certius novit ; non autem oportet quod excedat quantum ad hoc quod obiectio tangit.

 

 

Ad septimum dicendum sicut ad primum.

 

Ad octavum dicendum, quod Angelus per intellectivam cognitionem cognoscit ea quae sunt hic et nunc, quamvis ipse intellectus cognoscens sit abstractus ab hic et nunc, ut ex dictis patet. Et ideo non est mirum si alio modo cognoscit praesentia quam futura ; non ex hoc quod ipse aliter ad ea se habeat, sed ex hoc quod illa aliter se habent ad ipsum, ut patet ex dictis.

 

Ad nonum dicendum, quod homo in statu innocentiae futura contingentia praescire non poterat nisi vel in causis suis, vel in verbo ; ut Angeli cognoscunt, ut ex dictis patet.

 

 

 

Ad ea vero quae in contrarium obiiciuntur, inquantum contra veritatem procedunt, patet responsio ex dictis.

 

 

 

Article 13 - LES ANGES PEUVENT-ILS SAVOIR LES SECRETS DES CŒURS ?

(Decimotertio quaeritur utrum Angeli scire possint occulta cordium.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° L’office des anges est de purifier. Or l’impureté de laquelle nous sommes purifiés est dans la conscience. Les anges connaissent donc nos consciences.

 

2° De même que le corps est configuré par la figure, de même l’intelligence est configurée par son espèce, qu’elle pense actuellement. Or l’œil qui voit le corps, voit en même temps la figure du corps. L’ange qui voit l’intelligence d’un autre ange voit donc aussi sa pensée.

 

3° Les espèces qui sont dans l’intelligence, puisqu’elles sont intelligibles en acte, sont plus intelligibles que les formes qui sont dans les réalités matérielles et qui sont intelligibles seulement en puissance. Or les anges, par les formes qu’ils ont en eux, pensent les formes des réalités matérielles. Donc à bien plus forte raison pensent-ils les formes qui sont dans notre intelligence ; et ainsi, ils connaissent nos pensées.

 

 

4° La connaissance de l’homme n’a jamais lieu sans phantasme. Or les anges connaissent les phantasmes qui sont dans notre imagination ; c’est pourquoi saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral que « les images spirituelles des corps présentes en notre âme parviennent à la connaissance des esprits même impurs ». Les anges connaissent donc nos pensées.

 

 

5° L’ange, par les formes qu’il a en lui, connaît tout ce qu’il peut faire par elles. Or il peut lui-même laisser une impression sur notre intelligence, en nous éclairant et en nous purifiant. Donc à bien plus forte raison peut-il connaître nos pensées.

 

 

6° Saint Augustin dit au livre sur la Divination des démons que « parfois les démons apprennent en toute facilité les discussions des hommes : non seulement celles qui sont formulées par la parole, mais encore celles qui sont formées dans la pensée, lorsqu’elles se manifestent de l’intime de l’âme à l’extérieur par l’intermédiaire du corps ». Or il n’est pas de pensée qui ne laisse quelque mouvement dans le corps. Donc les démons, et à bien plus forte raison les saints anges, connaissent toutes nos pensées.

 

7° À propos de ce passage de Rom. 2, 15 : « par des pensées qui les accusent ou les défendent », Origène dit qu’il faut entendre cela des pensées qui ont déjà eu lieu, et dont certains indices sont restés dans leurs auteurs. Il reste donc de n’importe quelle pensée quelque signe dans l’âme. Or ce signe ne peut être ignoré de l’ange, qui voit toute notre âme. Les anges connaissent donc nos pensées.

8° Les anges connaissent les effets dans les causes. Or la connaissance procède de l’esprit, comme dit saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité ; et de la connaissance habituelle procède l’intellection actuelle. Puis donc que les anges connaissent notre esprit, ils connaîtront notre connaissance et notre pensée actuelle.

 

 

En sens contraire :

 

1) Jér. 17, 9-10 : « Le cœur de l’homme est corrompu, il est impénétrable ; qui pourra le connaître ? Moi, le Seigneur. » Il appartient donc à Dieu seul de savoir les secrets des cœurs.

 

2) Il est dit au psaume 7, v. 10 : « Toi qui son­des les cœurs et les reins, ô Dieu » ; et ainsi, il semble que cela soit propre à Dieu seul.

 

Réponse :

 

Les anges ne peuvent pas voir par eux-mêmes et directement les pensées des cœurs. En effet, pour que l’esprit pense quelque chose actuellement, est requise une intention de la volonté, par laquelle l’esprit se tourne actuellement vers l’espèce qu’il possède, comme le montre saint Augustin au livre sur la Trinité. Or le mouvement de la volonté d’autrui ne peut être connu de l’ange par une connaissance naturelle, car l’ange connaît naturellement au moyen des formes qui sont mises en lui et qui sont les ressemblances des réalités qui existent dans la nature ; mais le mouvement de la volonté n’a pas de dépendance ni de connexion à une cause naturelle, mais seulement à la cause divine, qui seule peut mettre son empreinte dans la volonté. Le mouvement de la volonté et la pensée du cœur ne peuvent donc être connus dans des ressemblances des réalités naturelles, mais seulement dans l’essence divine, qui met son empreinte dans la volonté. Et ainsi, l’ange ne peut pas connaître directement les pensées des cœurs, à moins que cela ne lui soit révélé dans le Verbe.

 

Mais par accident il peut parfois connaître la pensée du cœur, et cela de deux façons. D’abord en tant que de la pensée actuelle quelque mouvement rejaillit dans le corps, lorsque quelqu’un est affecté par la joie ou la tristesse à cause des choses qu’il pense, et le cœur est mû ainsi, d’une certaine façon. De la sorte, en effet, les médecins peuvent parfois connaître eux aussi la passion du cœur. Ensuite en tant que quelqu’un mérite ou démérite par une pensée actuelle ; et ainsi, l’état de l’agent ou du sujet pensant est muté en quelque sorte vers le bien ou vers le mal. Et les anges connaissent ce changement de dispositions. Mais cependant, la pensée n’est connue par là qu’en général, car de nombreuses pensées différentes peuvent, de la même façon, faire que quelqu’un mérite ou démérite, se réjouisse ou s’attriste.

 

Réponse aux objections :

 

1° La purification dont parle Denys ne doit pas s’entendre de l’impureté du péché, mais de l’ignorance.

 

 

 

2° À partir d’une espèce unique que l’intelligence a en elle, elle procède à diverses pensées, de même que par l’espèce de l’homme nous pouvons penser diverses choses sur l’homme. Par conséquent, bien que l’ange voie que notre intelligence est configurée par l’espèce de l’homme, il ne s’ensuit pas qu’il connaisse la pensée du cœur de façon déterminée.

 

3° Nous ne pensons pas en acte tout

ce dont nous avons les espèces en nous, puisque parfois les espèces sont en nous seulement en habitus. Que les espèces de notre intelligence soient vues par l’ange n’entraîne donc pas que notre pensée soit connue.

 

4° Lorsqu’elle pense, notre raison tend vers diverses choses par les mêmes phantasmes ; voilà pourquoi, même si les phantasmes auxquels l’âme s’applique sont connus, il ne s’ensuit pas que la pensée soit connue. Et c’est pourquoi saint Augustin ajoute au même endroit : « Si les démons pouvaient voir à l’intime des hommes la forme intérieure des vertus, ils ne les tenteraient pas. »

 

5° L’action de l’ange nous rend puissants pour penser quelque chose ; mais pour que nous procédions à l’acte de pensée, il est requis une intention de la volonté, qui ne dépend nullement de l’ange. Par conséquent, bien que les anges puissent connaître la capacité de notre intelligence, c’est-à-dire celle qui nous permet de contempler les intelligibles, il ne s’ensuit cependant pas qu’ils connaissent les pensées actuelles.

 

 

6° Le mouvement du corps qui accompagne les passions de l’âme ne s’ensuit pas de n’importe quelle pensée, mais seulement de la pensée pratique. En effet, lorsque nous considérons quelque chose spéculativement, « nous nous comportons » à l’égard des choses considérées « comme si nous étions en train de les contempler en peinture », comme il est dit au deuxième livre sur l’Âme. Et cependant, même quand des mouvements corporels s’ensuivent, ces mouvements n’indiquent la pensée qu’en général, comme on l’a dit.

 

7° Ces indices ne sont rien d’autre que des mérites ou des démérites, par lesquels la pensée ne peut être connue qu’en général.

 

 

8° Bien que l’esprit et la connaissance habituelle soient connus de l’ange, il ne s’ensuit cependant pas que la connaissance actuelle le soit : car d’une connaissance habituelle procèdent de nombreuses considérations actuelles.

 

Et videtur quod sic.

 

Angelorum enim officium est purgare. Sed impuritas a qua purgamur, est in conscientia. Ergo Angeli conscientias nostras cognoscunt.

 

Praeterea, sicut corpus figuratur figura, ita intellectus figuratur specie eius quod actu cogitat. Sed oculus videns corpus, videt simul figuram corporis. Ergo et Angelus videns intellectum alterius Angeli, videt eius cogitationem.

 

Praeterea, species quae sunt in intellectu, cum sint intelligibiles actu, sunt magis intelligibiles quam formae in rebus materialibus existentes, quae sunt intelligibiles in potentia tantum. Sed Angeli per formas quas apud se habent, intelligunt rerum materialium formas. Ergo multo fortius intelligunt formas existentes in intellectu nostro ; et sic cognoscunt cogitationes nostras.

 

Praeterea, cognitio hominis nunquam est sine phantasmate. Sed Angeli cognoscunt phantasmata quae sunt in nostra imaginatione ; unde Augustinus, dicit, XII super Genesim ad litteram [cap. 17], quod spirituales corporalium similitudines in animo nostro innotescunt spiritibus etiam immundis. Ergo Angeli cogitationes nostras cognoscunt.

 

Praeterea, Angelus per formas quas apud se habet, cognoscit quidquid potest per eas facere. Sed ipse potest imprimere in intellectum nostrum, illuminando et purgando nos. Ergo multo fortius potest cogitationes nostras cognoscere.

 

Praeterea, Augustinus dicit in libro de Divinationibus daemonum [cap. 5], quod daemones aliquando hominum disputationes non solum voce prolatas, verum etiam cogitatione conceptas, dum ex animo exprimuntur in corpore, tota facilitate perdiscunt. Sed non est aliqua cogitatio quae aliquem motum non relinquat in corpore. Ergo omnes cogitationes nostras daemones, et multo amplius Angeli sancti cognoscunt.

 

 

Praeterea, Origenes [Super epist. ad Rom. II, n. 10] supra illud ad Rom. II, 15 : et inter se cogitationum accusantium aut defendentium dicit, quod intelligendum est de cogitationibus quae prius fuerunt, quarum quaedam signacula in cogitantibus remanserunt. Ergo ex cogitatione qualibet aliquod signum in anima relinquitur. Sed hoc signum non potest esse Angelo ignotum, qui totam animam videt. Ergo Angeli cogitationes nostras cognoscunt.

 

Praeterea, Angeli in causis cognoscunt effectus. Sed notitia procedit a mente, ut Augustinus libro IX de Trinitate [cap. 12] dicit ; et ex notitia habituali procedit intelligentia actualis. Ergo cum Angeli mentem nostram cognoscant, cognoscent nostram notitiam et cogitationem actualem.

 

 

 

Sed contra. Ierem., c. XVII, 9-10 : pravum est cor hominis et inscrutabile ; quis cognoscet illud ? Ego Dominus. Ergo solius Dei est secreta cordium scire.

 

Praeterea, in Ps. VII, 10, dicitur : scrutans corda et renes Deus ; et ita videtur hoc esse solius Dei proprium.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod Angeli cogitationes cordium per se et directe intueri non possunt. Ad hoc enim quod mens aliquid actu cogitet, requiritur intentio voluntatis, qua mens convertatur actu ad speciem quam habet, ut patet per Augustinum in libro de Trin. [IX, 3-4]. Motus autem voluntatis alterius non potest Angelo notus esse naturali cognitione, quia Angelus naturaliter cognoscit per formas sibi inditas, quae sunt similitudines rerum in natura existentium ; motus autem voluntatis non habet dependentiam nec connexionem ad aliquam causam naturalem, sed solum ad causam divinam, quae in voluntatem sola imprimere potest. Unde motus voluntatis et cordis cogitatio non potest cognosci in aliquibus similitudinibus rerum naturalium, sed solum in essentia divina, quae in voluntatem imprimit. Et sic Angeli non possunt cognoscere cogitationes cordium directe, nisi in verbo ei reveletur.

 

Sed per accidens potest cognoscere cogitationem cordis quandoque ; et hoc dupliciter. Uno modo inquantum ex cogitatione actuali resultat aliquis motus in corpore, dum aliquis gaudio vel tristitia afficitur ex his quae

cogitat, et sic cor quodammodo movetur. Per hunc enim modum etiam medici quandoque possunt passionem cordis cognoscere. Alio modo inquantum ex actuali cogitatione aliquis meretur vel demeretur ; et sic mutatur quodammodo status agentis vel cogitantis in bonum vel in malum. Et hanc dispositionum mutationem Angeli cognoscunt. Sed tamen ex hoc non cognoscitur cogitatio nisi in generali ; ex multis enim diversis cogitationibus eodem modo aliquis meretur vel demeretur, gaudet vel tristatur.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod purgatio illa de qua loquitur Dionysius [De eccles. hier., cap. 6, pars 3, § 6] non est intelligenda ab impuritate peccati, sed ab ignorantia.

 

Ad secundum dicendum, quod ex una specie quam intellectus penes se habet, in diversas cogitationes prodit, sicut per speciem hominis varia de homine possumus cogitare. Unde etsi Angelus videat intellectum nostrum figurari secundum speciem hominis, non sequitur quod cogitationem cordis determinate cognoscat.

 

Ad tertium dicendum, quod non omnia actu cogitamus quorum species apud nos habemus, cum quandoque species sint in nobis in habitu tantum. Unde ex hoc quod species nostri intellectus videntur ab Angelo, non sequitur quod cogitatio cognoscatur.

 

Ad quartum dicendum, quod ex eisdem phantasmatibus ratio nostra in diversa tendit cogitando ; et ideo etiam phantasmatibus cognitis quibus anima intendit, non sequitur quod cogitatio cognoscatur. Unde et ibidem, Augustinus subdit : si daemones internam virtutum speciem possent in hominibus cernere, non tentarent.

 

Ad quintum dicendum, quod ex actione Angeli efficimur potentes ad aliquid cogitandum ; sed ad hoc quod in actum cogitationis prodeamus, requiritur intentio voluntatis, quae nullo modo ab Angelo dependet. Unde, quamvis Angeli possint cognoscere virtutem intellectus nostri, scilicet qua possumus intelligibilia speculari, non tamen sequitur quod actuales cogitationes cognoscant.

 

Ad sextum dicendum, quod motus corporis, qui est in passionibus animae, non sequitur quamlibet cogitationem, sed tantum practicam. Cum enim aliquid speculative consideramus, hoc modo habemus nos ad considerata ac si essemus in picturis considerantes, ut dicitur in II de Anima [De anima III, cap. 3 (427 b 23)]. Et tamen quando etiam motus corporales sequuntur, motus illi non indicant cogitationem nisi in generali, ut dictum est.

 

Ad septimum dicendum, quod signacula illa nihil sunt aliud quam merita vel demerita, per quae cogitatio non nisi generaliter cognosci potest.

 

Ad octavum dicendum, quod quamvis mens et notitia habitualis cognoscatur ab Angelo, non tamen sequitur quod cognitio actualis : quia ex una habituali notitia multae considerationes actuales progrediuntur.

 

 

 

Article 14 - LES ANGES CONNAISSENT-ILS PLUSIEURS CHOSES EN MÊME TEMPS ?

(Decimoquarto quaeritur utrum Angeli simul multa cognoscant.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Comme dit saint Augustin au quinzième livre sur la Trinité, dans la patrie, « nous saisirons toute notre connaissance à la fois dans un seul regard ». Or les anges voient maintenant à la façon dont nous verrons dans la patrie. Donc, maintenant aussi, les anges pensent actuellement plusieurs choses en même temps.

 

2° L’ange pense que l’homme n’est pas une pierre. Or quiconque pense cela, pense en même temps l’homme et la pierre. L’ange pense donc plusieurs choses en même temps.

 

3° L’intelligence de l’ange est plus forte que le sens commun. Or le sens commun appréhende plusieurs choses en même temps, car son objet est le nombre, dont les parties sont plusieurs unités. Donc à bien plus forte raison l’ange peut-il connaître plusieurs choses en même temps.

 

4° Ce qui convient à l’ange en vertu de sa nature, lui convient quel que soit le médium par lequel il pense. Or il convient aux anges, en vertu de leur nature, de penser plusieurs choses en même temps ; c’est pourquoi saint Augustin dit au quatrième livre sur la Genèse au sens littéral : « Le pouvoir spirituel de l’esprit angélique embrasse sans effort tout ce qu’il veut dans une connaissance simultanée. » Donc, qu’il connaisse les réalités dans le Verbe ou par des espèces propres, il peut connaître plusieurs choses en même temps.

 

5° L’intelligence et l’intelligible sont des relatifs l’un pour l’autre. Or un unique intelligible peut être regardé en même temps par différentes intelligences. Une unique intelligence peut donc aussi regarder en même temps différents intelligibles.

 

6° Saint Augustin dit au dixième livre sur la Trinité que « notre âme ne cesse de se souvenir d’elle-même, d’avoir l’intelligence et l’amour d’elle-même » ; et il en va de même pour l’esprit angélique. Or l’ange pense parfois d’autres réalités. Il pense donc alors plusieurs choses en même temps.

 

7° De même que l’intelligence se dit relativement à l’intelligible, de même la science se dit relativement à l’objet de science. Or celui qui sait peut savoir plusieurs choses en même temps. L’intelligence peut donc penser plusieurs choses en même temps.

 

8° L’esprit de l’ange est bien plus spirituel que l’air. Or, dans l’air, à cause de sa spiritualité, il peut y avoir diverses formes, comme celles du blanc et du noir ; par exemple, si divers observateurs voient le blanc et le noir avec une disposition telle que les lignes menées de leurs yeux aux réalités vues se coupent en un seul point, il sera nécessaire que l’espèce du blanc et celle du noir soient transportées tout ensemble et au même instant par ce point. Donc à bien plus forte raison l’intelligence de l’ange peut-elle être formellement déterminée par diverses formes en même temps ; et ainsi, il peut penser plusieurs choses en même temps.

 

9° L’intelligence est amenée à l’acte de penser par les espèces qu’elle a en elle. Or il y a plusieurs espèces en même temps dans l’intelligence de l’ange, puisque « l’intelli­gence est pleine de formes », comme il est dit au livre des Causes. L’ange pense donc plusieurs choses en même temps.

 

10° Plusieurs choses, en tant qu’elles sont un, peuvent être pensées en même temps. Or tous les intelligibles sont un, en tant qu’ils sont intelligibles. Tous les intelligibles peuvent donc être pensés en même temps par l’ange.

 

11° L’essence divine est plus distante des formes créées qu’une forme créée n’est distante de l’autre. Or l’ange pense en même temps par l’essence divine et par une forme créée ; en effet, puisqu’il voit sans cesse les réalités dans le Verbe, s’il ne pouvait en même temps connaître les réalités par des espèces innées, il ne penserait jamais les réalités par des espèces innées. Donc à bien plus forte raison peut-il penser en même temps par différentes formes concréées ; et ainsi, il peut penser plusieurs choses en même temps.

 

12° S’il ne pense pas plusieurs choses en même temps, alors dans l’action par laquelle il pense ceci et cela interviennent l’antériorité et la postériorité. Or toute action de ce genre est immergée dans le temps. L’opération propre de l’ange est donc immergée dans le temps ; ce qui s’oppose à ce qu’on lit au livre des Causes, à savoir que l’intelligence est une réalité dont la substance et l’opération sont au-dessus du temps.

 

13° Si notre intelligence, comme il semble, ne peut pas penser plusieurs choses en même temps, c’est parce qu’elle pense avec le continu et le temps. Or cela ne convient pas à l’intelligence de l’ange, puisqu’elle ne reçoit pas depuis les sens. Il peut donc penser plusieurs choses en même temps.

14° Les formes de l’intelligence, étant des perfections secondes, sont des formes accidentelles. Or plusieurs formes accidentelles qui ne sont pas contraires peuvent exister dans le même sujet, par exemple la blancheur et la douceur. L’intelligence de l’ange peut donc, elle aussi, être formellement déterminée par diverses formes en même temps, quand [litt. : puisque] elles ne sont pas contraires, et ainsi, penser plusieurs choses en même temps.

 

15° La musique et la grammaire sont des formes dans le même genre, et par elles ensemble est formellement déterminée l’âme de celui qui a l’un et l’autre habitus. L’intelligence peut donc, elle aussi, être formellement déterminée par diverses formes en même temps ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

16° L’intelligence de l’ange pense qu’elle pense, et ainsi, par conséquent, elle pense qu’elle pense une chose qui est hors d’elle. Elle pense donc en même temps elle-même et cette chose ; et ainsi, elle pense plusieurs choses en même temps.

 

17° L’intelligence de l’ange, autant qu’il dépend d’elle, est dans un égal rapport à toutes les formes qui existent en elle. Elle pense donc soit par toutes en même temps, soit par aucune. Or ce n’est pas par aucune. Elle pense donc par toutes en même temps, et ainsi, elle connaît plusieurs choses en même temps.

 

En sens contraire :

 

1) Le Philosophe dit qu’on ne peut comprendre qu’une seule chose, mais qu’on peut en savoir plusieurs.

 

 

2) Pour qu’une chose soit actuellement considérée, une intention est requise, comme dit saint Augustin. Or, l’intention étant un certain mouvement, elle ne peut se porter en même temps vers différents objets, car un mouvement n’a qu’un seul terme d’arrivée. L’ange ne peut donc pas penser plusieurs choses en même temps.

 

3) De même que le corps est configuré par la figure, de même l’intelligence est configurée par son espèce, qu’elle pense actuellement, comme dit Algazel. Or un corps unique ne peut pas être configuré en même temps par différentes figures. Une unique intelligence ne peut donc pas non plus être formellement déterminée par différentes espèces ; ni, par conséquent, penser plusieurs choses en même temps.

 

4) De même que, lorsqu’il pense les réalités dans leur nature propre, l’ange les pense par des formes distinctes, de même, lorsqu’il pense les réalités dans le Verbe, il les pense par des raisons distinctes. Donc, ni dans leur nature propre ni dans le Verbe il ne peut penser plusieurs choses en même temps.

 

5) La puissance de la réalité ne dépasse pas sa substance. Or la substance de l’ange ne peut pas être en même temps en plusieurs lieux. Il ne peut donc pas non plus, par la puissance intellective, penser plusieurs choses en même temps.

 

6) Ce qui s’étend à plusieurs choses a une certaine composition. Or l’intelligence de l’ange est simple. Elle ne peut donc pas s’étendre à la pensée de plusieurs choses en même temps.

 

 

 

Réponse :

 

Tout ce que l’intelligence pense, elle le pense par quelque forme ; aussi est-ce à partir des formes de l’intelligence, par lesquelles l’ange pense, qu’il faut considérer s’il peut penser plusieurs choses en même temps.

 

Il faut donc savoir que, parmi les formes, certaines sont du même genre, mais d’autres sont de genres différents. Les formes qui sont de genres divers regardent des puissances différentes, puisque l’unité de genre, suivant le Philosophe, procède de l’unité de matière ou de puissance. Par conséquent, il est possible que le même sujet soit perfectionné en même temps par diverses formes de genres différents ; car alors, ce ne sera pas une seule puissance qui sera déterminée à des actes différents, mais diverses puissances ; par exemple, si un corps est en même temps blanc et doux, la blancheur est en lui en tant qu’il participe de la nature du diaphane, mais la douceur y est conforme à la nature de l’humide. En revanche, les formes qui sont du même genre regardent une seule puissance, qu’elles soient contraires, comme la blancheur et la noirceur, ou non, comme le triangle et le carré. Donc, on dit de trois façons que ces formes sont dans un sujet. D’abord en puissance seulement ; et dans ce cas, elles sont en même temps, car il y a une seule puissance pour les contraires et pour diverses formes de même genre. Ensuite en tant qu’elles sont en acte imparfait, comme lorsqu’elles sont en devenir ; et dans ce cas aussi elles peuvent être en même temps, comme on le voit clairement lorsque quelqu’un blanchit : alors, en effet, tout le temps de l’altération, la blancheur y est en train d’advenir, tandis que la noirceur y est en train de se corrompre. Enfin, comme en acte parfait, comme lorsque la blancheur est parvenue au terme du

blanchissement ; et dans ce cas, il est

impossible que deux formes de même genre soient en même temps dans le même sujet. En effet, il faudrait que la même puissance ait pour terme divers actes, ce qui est impossible, tout comme il est impossible qu’une ligne unique se termine d’un côté par divers points.

 

Il faut donc savoir que toutes les formes intelligibles sont du même genre, si différents que soient les genres des réalités auxquelles elles appartiennent. En effet, toutes regardent la même puissance intellective. Voilà pourquoi toutes peuvent être dans l’intelligence en même temps en puissance, et semblablement en acte incomplet, lequel est intermédiaire entre la puissance et l’acte parfait. Et cela, pour les espèces, c’est être en habitus, l’habitus étant intermédiaire entre la puissance et l’opération. Mais l’intelligence ne peut pas être en acte parfait de plusieurs espèces en même temps. Or, pour qu’elle pense actuellement, il est nécessaire qu’elle soit en acte parfait de l’espèce par laquelle elle pense ; aussi est-il impossible qu’elle pense actuellement par diverses formes tout ensemble et en même temps. Elle ne peut donc pas penser en même temps toutes les différentes choses qu’elle pense par les diverses formes ; mais celles qu’elle pense par la même forme, elle les pensera en même temps. Par conséquent, toutes les choses qu’elle pense par l’unique essence du Verbe, elle les pense en même temps ; mais celles qu’elle pense par les formes innées, qui sont nombreuses, elle ne les pense pas en même temps, si elle les pense par des formes différentes. En effet, n’importe quel ange pense de nombreuses choses par la même forme, au moins tous les singuliers d’une même espèce par l’unique forme de l’espèce. Mais par une seule espèce, les anges supérieurs peuvent penser plus de choses que les inférieurs ; aussi sont-ils davantage capables de penser de nombreuses choses en même temps.

 

Cependant il faut savoir que quelque chose est un d’une certaine façon, et nombreux d’une autre ; par exemple, le continu est une seule chose en acte et plusieurs en puissance. Et si le sens ou l’intelligence se porte vers une telle chose comme vers une seule, elle est vue simultanément ; mais s’il s’y porte comme vers plusieurs, ce qui équivaut à considérer chaque partie en soi, alors elle ne peut pas être vue toute simultanément. Et de même, lorsque l’intel­ligence considère une proposition, elle considère plusieurs choses comme une seule ; voilà pourquoi, en tant qu’elles sont un, elles sont pensées en même temps, au moment où est pensée l’unique proposition qui est composée par ces choses ; mais en tant qu’elles sont plusieurs, elles ne peuvent pas être pensées en même temps, c’est-à-dire que l’intelligence se tournerait alors en même temps vers la considération des raisons de chacune en soi. C’est pourquoi le Philosophe dit au sixième livre de la Métaphysique : « Je dis que l’affirmation ou la négation se pense de façon isolée et simultanée, comme si c’était non pas une succession, mais quelque chose d’un. » En effet, on ne les pense pas en même temps en tant qu’elles ont entre elles une relation de distinction, mais en tant qu’elles sont unies en une seule proposition.

 

Réponse aux objections :

 

1° Saint Augustin parle de la connaissance bienheureuse, par laquelle nous connaîtrons toutes choses dans le Verbe.

 

 

2° En connaissant que l’homme n’est pas une pierre, l’ange connaît plusieurs choses comme une seule, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

3° Et il faut répondre semblablement au troisième argument.

 

4° Il est de la nature de l’esprit angélique de pouvoir penser plusieurs choses par une forme unique ; et ainsi, quand il le veut, en se tournant vers cette espèce, il peut penser en même temps toutes les choses qu’il connaît par cette espèce.

 

 

5° Rien de l’intelligence n’est dans l’intel­ligible, mais quelque chose de ce qui est pensé est dans l’intelligence ; et ainsi, le cas de plusieurs choses pensées en même temps par une intelligence unique n’est pas identique à celui d’une chose unique pensée en même temps par plusieurs intelligences.

 

6° Comme saint Augustin s’en explique lui-même au quinzième livre sur la Trinité, ce qu’il avait dit au dixième livre – « notre âme ne cesse de se souvenir d’elle-même, d’avoir l’intelligence et l’amour d’elle-même » – doit être référé à la mémoire intérieure. Par conséquent, notre âme ne se pense pas toujours actuellement, mais l’esprit de l’ange se pense toujours actuellement ; et il en est ainsi, parce que l’esprit de l’ange se pense par son essence, par laquelle il est toujours formellement déterminé, au lieu que notre esprit pense en quelque sorte, semble-t-il, par une intention. Et cependant, lorsque l’esprit de l’ange pense lui-même et quelque chose d’autre, il ne pense pas plusieurs choses en même temps, si ce n’est comme une seule ; et en voici la preuve. Si deux choses ont entre elles un rapport tel que l’une est la raison par laquelle l’autre est pensée, alors l’une sera quasi formelle et l’autre quasi matérielle ; et ainsi, ces deux sont un seul intelligible, puisque la forme et la matière constituent une seule chose. Par conséquent, lorsque l’intelligence pense quelque chose par autre chose, elle pense un intelligible seulement, comme on le voit clairement dans le cas de la vision : en effet, la lumière est ce par quoi la couleur est vue, elle se rapporte donc à la couleur comme quelque chose de formel ; et ainsi, la couleur et la lumière sont un seul objet visible et sont vues en même temps par le regard. Or l’essence de l’ange est pour lui la raison par laquelle il connaît tout ce qu’il connaît, quoique cette raison ne soit pas parfaite, et c’est pourquoi il a besoin de formes surajoutées ; en effet, il connaît toutes choses par le mode de sa substance, comme il est dit au livre des Causes, et par sa puissance et sa nature propres, comme dit Denys au septième chapitre des Noms divins. Donc, lorsqu’il pense lui-même et d’autres choses, il ne pense pas plusieurs choses en même temps, sinon comme une seule.

 

7° Le nom de « science » désigne l’habitus, au lieu que « penser » désigne un acte. Or il peut y avoir dans l’intelligence plusieurs formes en même temps comme en habitus, mais non comme en acte parfait, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; voilà pourquoi il arrive que l’on sache plusieurs choses en même temps, mais non que l’on pense plusieurs choses en même temps.

 

8° Ces formes ne sont dans l’air que comme en devenir : en effet, elles y sont comme dans un milieu porteur.

 

 

9° Il y a de nombreuses espèces en même temps dans l’intelligence de l’ange, mais non comme en acte parfait.

10° De même que toutes choses sont un en tant qu’elles sont intelligibles, de même elles sont pensées en même temps en tant qu’elles sont intelligibles ; et c’est le cas lorsque l’intelligibilité elle-même est pensée.

 

 

11° L’essence divine est la raison de toutes les formes concréées à l’ange, puisqu’elles dérivent d’elle comme des reproductions. Mais une forme n’est pas la raison d’une autre ; il n’en va donc pas de même.

 

 

12° L’opération qui, par elle-même, est immergée dans le temps, est celle qui attend quelque événement dans le futur, afin que son espèce soit accomplie ; on le voit par exemple dans le cas du mouvement, qui n’a pas une espèce complète tant qu’il n’est pas conduit à son terme : en effet, le mouvement n’est pas spécifiquement identique en son stade intermédiaire et en son stade terminal. Mais les opérations qui ont immédiatement leur espèce complète ne sont pas mesurées par le temps, sauf par accident : par exemple penser, sentir, etc. ; c’est pourquoi le Philosophe dit au dixième livre de l’Éthique que le plaisir n’est pas dans le temps. Mais par accident, de telles opérations peuvent être dans le temps, en tant qu’elles sont conjointes au mouvement et existent dans une nature soumise au temps, c’est-à-dire la nature corporelle soumise à la génération et à la corruption, et dont se servent comme d’un organe les puissances sensitives, desquelles notre intelligence aussi reçoit. On voit donc clairement que l’acte même de penser de l’ange n’est immergé dans le temps ni par soi ni par accident. Par conséquent, dans son unique opération par laquelle il pense un unique intelligible, il n’y a pas d’antériorité ni de postériorité. Mais cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir plusieurs opérations ordonnées avec antériorité de l’une sur l’autre.

 

13° La raison entière pour laquelle notre intellect possible ne peut pas penser plusieurs choses en même temps n’est pas celle que signale l’objection, mais ce qui a déjà été dit.

 

14° Les formes accidentelles non contraires peuvent exister ensemble dans le même sujet si elles regardent des puissances différentes, mais non si elles sont du même genre et regardent la même puissance, comme on le voit bien dans le cas du triangle et du carré.

 

 

15° La musique et la grammaire, étant des habitus, ne sont pas des actes complets, mais des formes intermédiaires entre la puissance et l’acte.

 

 

16° Le sujet pensant et l’objet pensé en acte sont une seule chose, d’une certaine façon ; par conséquent, lorsque quelqu’un pense qu’il pense quelque chose, il pense plusieurs choses comme une seule.

 

17° L’intelligence de l’ange ne se rapporte pas de façon semblable à toutes les formes qu’elle a en elle, car elle est parfois en acte parfait d’une seule forme et non des autres ; et cela a lieu par la volonté, qui amène l’intelligence à l’acte à partir d’une telle puissance. C’est pourquoi saint Augustin dit, lui aussi, que l’ange pense quand il veut, comme on le voit clairement dans le passage précité.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Il arrive qu’on ne pense à la fois qu’une seule chose comme une seule et par une forme unique ; cependant rien n’empêche de penser plusieurs choses à la fois comme une seule, ou par une forme unique.

 

 

2) On envisage la quantité virtuelle dans le rapport de la puissance à l’objet. Par conséquent, de même que le corps peut, grâce à la quantité dimensive, toucher plusieurs choses par ses diverses parties, de même la puissance peut s’appliquer à diverses choses suivant divers rapports à ces choses, pourvu que ce soit une puissance parfaite en acte ; comme le feu chauffe différents corps de tous les côtés en même temps. Et de même, l’intelligence perfectionnée par la forme peut se porter en même temps vers les divers objets auxquels s’étend la représentation de cette forme ; et il y aura de nombreuses intentions du côté de ce vers quoi se porte l’intelligence, mais une seule du point de vue de l’unité de l’intelligence et de la forme.

 

3) L’intelligence ne pense pas simultanément plusieurs choses nécessitant, pour être pensées, qu’elle soit configurée par différentes formes.

 

4) Les raisons idéales ne diffèrent que par des relations différentes ; aussi toutes sont-elles un par l’essence, ce qui n’est pas le cas des formes concréées à l’ange.

 

 

 

5) Lorsqu’on dit que la puissance ne dépasse pas la substance, il ne faut pas entendre cela en ce sens que rien ne convient à la puissance sans convenir à la substance, mais en ce sens que l’efficace de la puissance suit le mode de la substance ; par exemple, si la substance est matérielle, la puissance aussi agit matériellement.

 

6) Plus une chose est simple, plus elle s’étend à de nombreuses choses par sa puissance, mais à moins de choses par la quantité dimensive ; et ainsi, l’extension de la quantité dimensive à de nombreuses choses est signe de composition, au lieu que l’extension de la puissance est signe de simplicité.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia, ut dicit Augustinus, XV de Trinitate [cap. 16] : in patria omnem scientiam nostram simul uno conspectu videbimus. Sed hoc modo vident nunc Angeli sicut nos videbimus in patria. Ergo et nunc Angeli simul multa actu intelligunt.

 

 

Praeterea, Angelus intelligit hominem non esse lapidem. Sed quicumque hoc intelligit, simul intelligit hominem et lapidem. Ergo simul Angelus multa intelligit.

 

Praeterea, intellectus Angeli est fortior quam sensus communis. Sed sensus communis simul multa apprehendit, quia numerus est eius obiectum, cuius partes sunt multae unitates. Ergo multo fortius Angelus potest simul multa cognoscere.

 

Praeterea, illud quod convenit Angelo ex virtute suae naturae, convenit ei secundum quodcumque medium intelligat. Sed Angelis ex virtute suae naturae convenit multa simul intelligere : unde dicit Augustinus, IV super Genesim ad litteram [cap. 32] : potentia spiritualis mentis angelicae cuncta quae voluerit simul notitia facillima comprehendit. Ergo sive cognoscat res in verbo, sive per species proprias, potest simul multa cognoscere.

 

Praeterea, intellectus et intelligibile relative ad invicem referuntur. Sed unum intelligibile potest simul conspici a diversis intellectibus. Ergo et unus intellectus potest simul inspicere diversa intelligibilia.

 

Praeterea, Augustinus dicit, X de Trinitate [cap. 12], quod mens nostra semper meminit sui, intelligit se, et vult se : et eadem ratio est de mente Angeli. Sed Angelus quandoque intelligit alias res. Ergo simul tunc plura intelligit.

 

Praeterea, sicut intellectus dicitur ad intelligibile, ita scientia ad scibile. Sed sciens potest simul multa scire. Ergo intellectus potest simul multa intelligere.

 

 

Praeterea, mens Angeli est multo spiritualior quam sit aer. Sed in aere propter sui spiritualitatem possunt esse simul diversae formae, ut albi et nigri ; sicut si a diversis videntibus album et nigrum videatur tali dispositione existente, quod lineae directae ab oculis ad res visas intersecent se in uno puncto, per quod oportebit simul et semel speciem albi et nigri deferri. Ergo multo fortius intellectus Angeli potest simul formari diversis formis ; et ita potest simul multa intelligere.

 

 

 

Praeterea, intellectus reducitur in actum intelligendi per species quas apud se habet. Sed in intellectu

Angeli sunt simul multae species, cum intelligentia sit plena formis, ut dicitur in lib. de Causis [prop. 10 (9)]. Ergo Angelus simul multa intelligit.

 

Praeterea, multa, in quantum sunt unum, (simul) possunt intelligi. Sed omnia intelligibilia sunt unum, inquantum sunt intelligibilia. Ergo omnia intelligibilia possunt simul intelligi ab Angelo.

 

Praeterea, plus distat essentia divina a formis creatis quam una forma creata ab alia. Sed Angelus simul intelligit per essentiam divinam, et per formam creatam ; cum enim semper in verbo res videat, nisi simul posset res per species innatas cognoscere, nunquam res per species innatas intelligeret. Ergo multo fortius potest simul per diversas formas concreatas intelligere ; et sic potest intelligere multa simul.

 

 

Praeterea, si non intelligit multa simul, in actione eius, qua intelligit hoc et illud, cadit prius et posterius. Sed huiusmodi omnis actio cadit sub tempore. Ergo propria operatio Angeli cadit sub tempore ; quod est contra id quod habetur in libro de Causis [comm. 7 (6)], quod intelligentia est res cuius substantia et operatio est supra tempus.

 

 

Praeterea, propter hoc intellectus noster, ut videtur, non potest simul multa intelligere, quia intelligit cum continuo et tempore. Sed hoc intellectui angelico non convenit, cum non accipiat a sensibus. Ergo potest simul multa intelligere.

Praeterea, formae intellectus, cum sint perfectiones secundae, sunt formae accidentales. Sed plures formae accidentales quae non sunt contrariae possunt esse in eodem subiecto, ut albedo et dulcedo. Ergo et intellectus Angeli potest simul informari diversis formis, cum non sint contrariae, et ita simul multa intelligere.

 

 

Praeterea, musica et grammatica sunt formae in uno genere, et simul per eas informatur anima eius qui utrumque habet habitum. Ergo etiam intellectus potest simul formari diversis formis ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Praeterea, intellectus Angeli intelligit se intelligere, et sic per consequens intelligit se intelligere aliquid quod est extra ipsum. Simul ergo intelligit se et illud aliquid ; et ita simul multa intelligit.

 

Praeterea, intellectus Angeli, quantum est de se, aequaliter se habet ad omnes formas in ipso existentes. Ergo vel simul per omnes intelligit, vel per nullam. Sed non per nullam. Ergo per omnes simul intelligit ; et ita simul multa cognoscit.

Sed contra. Est quod philosophus [Topic. II, 10 (114 b 34)] dicit quod intelligere est unum tantum, scire vero plura.

 

Praeterea, ad hoc quod aliquid actu consideretur, requiritur intentio, ut Augustinus [De Trin. IX, 3-4] dicit. Sed intentio, cum sit motus quidam, non potest simul ferri in diversa, quia unius motus non est nisi unus terminus ad quem. Ergo Angelus non potest simul multa intelligere.

 

Praeterea, sicut corpus figuratur figura, ita intellectus figuratur specie eius quod actu intelligit, ut dicit Algazel [Metaph., p. I, tr. 3, sent. 4]. Sed unum corpus non potest simul figurari diversis figuris. Ergo nec unus intellectus potest simul formari diversis speciebus ; et ita nec multa simul intelligere.

 

 

Praeterea, sicut intelligendo res in propria natura, intelligit eas per formas distinctas ; ita intelligendo res in verbo, intelligit eas per distinctas rationes. Ergo nec in propria natura nec in verbo potest simul multa intelligere.

 

 

Praeterea, virtus rei non excedit substantiam eius. Sed substantia Angeli non potest simul esse in pluribus locis. Ergo nec secundum virtutem intellectivam potest simul multa intelligere.

 

Praeterea, illud quod se extendit ad multa, compositionem quamdam habet. Sed intellectus Angeli est simplex. Ergo non potest se extendere ad multa simul intelligenda.Responsio. Dicendum, quod intellectus, omne quod intelligit, intelligit per aliquam formam ; et ideo ex formis intellectus, quibus intelligit, oportet considerari, an simul Angelus multa possit intelligere.

 

Sciendum est igitur, quod formarum quaedam sunt unius generis ; quaedam autem generum diversorum. Formae quidem quae sunt diversorum generum, diversas potentias respiciunt ; cum unitas generis ex unitate materiae sive potentiae procedat secundum philosophum [Metaph. V, 7 (1016 a 24)]. Unde possibile est idem subiectum simul perfici diversis formis diversorum generum : quia tunc una potentia non determinabitur ad diversos actus, sed diversae ; sicut si aliquod corpus est simul album et dulce, albedo inest ei secundum quod participat de natura diaphani, dulcedo autem secundum naturam humidi. Formae vero quae sunt unius generis, unam potentiam respiciunt ; sive sint contrariae, ut albedo et nigredo ; sive non, ut triangulus et quadratum. Hae igitur formae in subiecto tripliciter esse dicuntur. Uno modo in potentia tantum ; et sic sunt simul, quia una potentia est contrariorum, et diversarum formarum unius generis. Alio modo secundum quod sunt in actu imperfecto, ut cum sunt in fieri ; et sic etiam simul esse possunt, ut patet cum aliquis dealbatur : tunc enim toto alterationis tempore albedo inest ut in fieri, nigredo vero ut in corrumpi. Tertio modo ut in actu perfecto, ut cum iam albedo est in termino dealbationis ; et sic impossibile est duas formas unius generis esse simul in eodem subiecto. Oporteret enim eamdem potentiam ad diversos actus terminari : quod est impossibile, sicut et unam lineam ex una parte terminari ad diversa puncta.

Sciendum igitur est, quod omnes formae intelligibiles sunt unius generis, quantumcumque res quorum sunt, sint generum diversorum. Omnes enim eamdem potentiam intellectivam respiciunt. Et ideo in potentia omnes simul esse possunt in intellectu, et similiter in actu incompleto, qui est medius inter potentiam et actum perfectum. Et hoc est species esse in habitu, qui est medius inter potentiam et operationem ; sed in actu perfecto plurium specierum intellectus simul esse non potest. Ad hoc autem quod actu intelligat, oportet quod sit in actu perfecto illius speciei secundum quam intelligit ; et ideo impossibile est quod simul et semel secundum diversas formas actu intelligat. Omnia igitur diversa quae diversis formis intelligit, non potest simul intelligere ; illa vero quae intelligit per eamdem formam, simul intelliget. Unde omnia quae intelligit per unam verbi essentiam, simul intelligit ; ea vero quae intelligit per formas innatas, quae sunt multae, non simul intelligit, si diversis formis intelligat. Quilibet enim Angelus eadem forma multa intelligit, ad minus omnia singularia unius speciei per unam speciei formam. Superiores vero Angeli plura possunt una specie intelligere quam inferiores ; unde magis possunt simul multa intelligere.

Sciendum tamen, quod aliquid est unum quodammodo, et multa alio modo ; sicut continuum est unum in actu et multa in potentia. Et in huiusmodi intellectus, vel sensus si feratur ut est unum, simul videtur ; si autem ut est multa, quod est considerare unamquamque partem secundum se, sic non potest totum simul videri. Et sic etiam intellectus quando considerat propositionem, considerat multa ut unum ; et ideo inquantum sunt unum, simul intelliguntur, dum intelligitur una propositio quae ex eis constat ; sed inquantum sunt multa, non possunt simul intelligi, ut scilicet intellectus simul se convertat ad rationes singulorum secundum se intuendas. Unde philosophus dicit in VI Metaph. [cap. 4 (1027 b 24)] dico autem simul et separatim intelligere affirmationem vel negationem, quasi non deinde, sed unum quid sit. Non enim simul intelliguntur inquantum habent ordinem distinctionis ad invicem, sed inquantum uniuntur in una propositione.

Ad primum igitur dicendum, quod Augustinus loquitur de cognitione beata, qua cognoscemus omnia in verbo.

 

Ad secundum dicendum, quod Angelus cognoscendo hominem non esse lapidem, cognoscit multa ut unum, et ex dictis patet.

 

Et similiter dicendum ad tertium.

 

 

Ad quartum dicendum, quod ex natura mentis angelicae est quod per unam formam possit multa intelligere ; et sic cum voluerit, convertendo se ad illam speciem, omnia quae per illam speciem cognoscit, simul intelligere potest.

 

Ad quintum dicendum, quod nihil intellectus est in intelligibili ; sed aliquid eius quod intelligitur, est in intellectu ; et sic non est eadem ratio intelligendi simul multa ab uno intellectu, et intelligendi unum simul a multis intellectibus.

 

 

Ad sextum dicendum, quod, sicut Augustinus exponit seipsum in XV de Trinitate [De Trin. XIV, 6], hoc quod dixerat in X libro quod mens nostra semper sui meminit, semper se intelligit, semper se vult, ad interiorem memoriam est referendum. Unde anima nostra non semper actualiter se intelligit ; sed mens Angeli semper actualiter se intelligit : quod ideo contingit, quia mens Angeli intelligit se per essentiam suam, qua semper informatur, mens autem nostra forte intelligit quodammodo per intentionem. Nec tamen cum mens Angeli se intelligit et aliquid aliud, intelligit simul multa nisi ut unum ; quod sic patet. Si enim aliqua duo ita se habeant quod unum sit ratio intelligendi aliud, unum eorum erit quasi formale, et aliud quasi materiale ; et sic illa duo sunt unum intelligibile, cum ex forma et materia unum constituatur. Unde intellectus quando intelligit aliquid per alterum, intelligit unum tantum intelligibile, sicut patet in visu : lumen enim est quo videtur color, unde se habet ad colorem ut formale ; et sic color et lumen sunt unum tantum visibile, et simul a visu videntur. Essentia autem Angeli est ei ratio cognoscendi omne quod cognoscit, quamvis non perfecta, propter quod formis superadditis indiget : cognoscit enim omnia per modum substantiae suae, ut dicitur in libro de Causis [comm. 8 (7)], et secundum propriam virtutem et naturam, ut dicit Dionysius, cap. VII de Divin. Nomin. [§ 2]. Unde cum intelligit se et alia, non intelligit simul multa nisi ut unum.Ad septimum dicendum, quod scientia nominat habitum, intelligere vero actum. Formae autem possunt esse plures simul in intellectu ut in habitu, non autem ut in actu perfecto, ut ex dictis patet ; et ideo contingit simul multa scire, non autem simul multa intelligere.

 

 

Ad octavum dicendum, quod formae illae non sunt in aere nisi ut in fieri : sunt enim in eo ut in medio deferente.

 

Ad nonum dicendum, quod species multae sunt simul in intellectu Angeli, sed non ut in actu perfecto.

Ad decimum dicendum, quod sicut omnia sunt unum in quantum sunt intelligibilia, ita simul intelliguntur inquantum sunt intelligibilia ; et hoc est dum ipsa intelligibilitas intelligitur.

 

Ad undecimum dicendum, quod essentia divina est ratio omnium formarum concreatarum Angelo, cum ex ea velut exemplatae deriventur. Non autem una forma est ratio alterius ; et ideo non est simile.

 

Ad duodecimum dicendum, quod illa operatio per se cadit sub tempore quae expectat aliquid in futurum, ad hoc quod eius species compleatur ; sicut patet de motu, qui non habet speciem completam quousque ad terminum perducatur : non est enim idem specie motus ad medium et ad terminum. Operationes vero quae statim habent suam speciem completam, non mensurantur tempore, nisi per accidens, sicut intelligere, sentire, et huiusmodi ; unde philosophus dicit in X Ethic. [l. 5 (1174 b 8)], quod delectari non est in tempore. Per accidens autem in tempore possunt esse tales operationes, inquantum motui coniunguntur in natura tempori subiecta existentes, quae est natura corporea generabilis et corruptibilis, qua ut organo potentiae sensitivae utuntur, a quibus etiam noster intellectus accipit. Unde patet, quod ipsum intelligere Angeli neque per se neque per accidens cadit sub tempore. Unde in una eius operatione qua intelligit unum intelligibile, non est prius et posterius. Sed hoc non prohibet quin plures operationes possint esse ordinatae secundum prius et posterius.

 

 

 

Ad decimumtertium dicendum, quod hoc non est tota ratio quare intellectus possibilis noster non possit simul plura intelligere, quam obiectio tangit, sed quod supra dictum est.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod formae accidentales non contrariae possunt simul esse in eodem subiecto, si potentias respiciunt diversas ; non autem si sint unius generis eamdem potentiam respicientes, sicut patet de triangulo et quadrato.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod musica et grammatica, cum sint habitus, non sunt actus completi ; sed formae quaedam mediae inter potentiam et actum.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod intelligens et intellectum in actu sunt unum quodammodo ; unde quando aliquis intelligit se intelligere aliquid, intelligit multa ut unum.

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod intellectus Angeli non similiter se habet ad omnes formas quas penes se habet ; quia quandoque est in actu perfecto unius formae, et non aliarum ; et hoc est per voluntatem, quae reducit intellectum de tali potentia in actum. Unde etiam Augustinus dicit, quod cum voluerit intelligit, ut patet in auctoritate prius inducta.

 

 

Ad primum vero quod in contrarium obiicitur, dicendum, quod unum tantum contingit simul intelligere ut unum et per unam formam ; nihil tamen prohibet multa ut unum simul intelligi, vel per unam formam.

 

Ad secundum dicendum, quod quantitas virtualis attenditur secundum comparationem virtutis ad obiecta. Unde, sicut corpus per quantitatem dimensivam potest ex diversis suis partibus diversa tangere, ita et virtus potest diversis applicari secundum diversas comparationes ad diversa, dummodo sit virtus perfecta in actu ; sicut ignis simul undique calefacit diversa corpora. Et ita etiam intellectus perfectus per formam potest simul ferri in diversa, ad quae se extendit repraesentatio illius formae ; et erunt multae intentiones ex parte eius in quod fertur intellectus, sed una ex unitate intellectus et formae.

 

Ad tertium dicendum, quod intellectus non intelligit simul multa ad quae intelligenda requiritur quod diversis formis figuretur.

 

Ad quartum dicendum, quod rationes ideales non differunt nisi secundum habitudines diversas ; unde omnes sunt unum per essentiam : quod non est de formis concreatis Angelo.

 

Ad quintum dicendum, quod cum dicitur quod virtus non excedit substantiam, non est sic intelligendum quod nihil conveniat virtuti quod non convenit substantiae ; sed quod efficacia virtutis est secundum modum substantiae ; ut, si substantia est materialis, et virtus materialiter agit.

Ad sextum dicendum quod quanto aliquid est simplicius, tanto virtute ad plura se extendit, sed quantitate dimensiva ad pauciora ; et sic extensio dimensivae quantitatis ad multa indicat compositionem, extensio vero virtutis indicat simplicitatem.

 

 

 

 

 

Article 15 - LES ANGES CONNAISSENT-ILS LES RÉALITÉS EN PROCÉDANT DISCURSIVEMENT D’UNE CHOSE À L’AUTRE ?

(Decimoquinto quaeritur utrum Angeli cognoscant res discurrendo de uno in aliud.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Quiconque connaît une chose par une autre, connaît en procédant discursivement. Or les anges connaissent une chose par une autre lorsqu’ils regardent les créatures dans le Verbe. Ils connaissent donc les réalités en procédant discursivement.

 

2° De même que nous, nous savons certaines choses et en ignorons d’autres, de même en est-il des anges, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit. Or nous pouvons nous-mêmes passer des choses connues aux inconnues. Puis donc que les anges sont d’une intelligence plus élevée que nous, il semble qu’ils puissent passer des choses qu’ils savent à la connaissance des choses ignorées. Or cela, c’est procéder discursivement. Eux-mêmes procèdent donc discursivement d’une chose à une autre.

3° Dans l’opération de l’intelligence, on ne peut remarquer d’autre mouvement que celui où elle procède discursivement d’une chose à une autre. Or les anges se meuvent lorsqu’ils pensent : c’est pourquoi Denys dit au quatrième chapitre des Noms divins que les anges se meuvent vers le « beau et bien » d’un mouvement circulaire, oblique et direct, tout comme les âmes. Donc, de même que les âmes procèdent discursivement lorsqu’elles pensent, de même en est-il des anges.

 

4° Comme dit saint Augustin au livre sur la Divination des démons, les démons connaissent les pensées des cœurs par les mouvements qui apparaissent dans le corps. Or cela, c’est connaître la cause par l’effet, c’est aussi procéder discursivement d’une chose à une autre. Les démons connaissent donc les réalités en procédant discursivement d’une chose à une autre ; et les anges aussi, pour la même raison, puisque la connaissance naturelle est la même pour eux.

 

5° Dans son exposition du septième chapitre des Noms divins, Maxime dit que nos âmes enveloppent plusieurs choses en un, à la manière des anges. Or envelopper plusieurs choses en un, cela se fait par un assemblage. Les anges connaissent donc en assemblant.

 

6° Les anges connaissent les causes et les effets naturels aussi parfaitement que nous. Or, dans les causes, nous voyons les effets, et dans les effets les causes. Donc les anges aussi ; et ainsi, de même que nous faisons des comparaisons, ainsi font-ils également.

 

7° Toute connaissance reçue au moyen de l’expérience est une connaissance par confrontation, car la confrontation accompagne l’expérience : à partir de nombreux souvenirs singuliers, on élabore une unique conception universelle, comme il est dit au premier livre de la Métaphysique. Or les démons, par une expérience de longue durée, connaissent beaucoup de choses sur les effets naturels, comme dit saint Augustin au livre sur la Divination des démons et au douzième livre sur la Genèse au sens littéral. Il y a donc en eux une connaissance par confrontation.

 

En sens contraire :

 

1) Tout processus discursif va soit de l’universel aux particuliers, soit des particuliers aux universels, car tout raisonnement se ramène au syllogisme et à l’induc­tion. Or, comme dit Denys au septième cha­pitre des Noms divins, « cette science divine, les anges ne la retirent pas d’une collection d’éléments ou de sensations, ni ne partent d’un concept universel pour se porter en même temps vers ces particuliers ». Il n’y a donc en eux aucun processus discursif.

 

2) L’homme est appelé rationnel en ce sens qu’il procède discursivement dans sa recherche. Or l’ange n’est pas appelé rationnel mais intellectuel, comme le montre Denys au quatrième chapitre de la Hiérarchie céleste. Les anges ne connaissent donc pas par un processus discursif.

 

3) Comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme, « le raisonnement est l’enquête de la raison ». Or il n’y a pas de raison dans les anges, car la raison est placée dans la définition de l’âme comme son propre, on le voit clairement dans le même livre. L’ange ne raisonne donc pas, et ainsi, il ne procède pas discursivement.

 

4) Il est dit dans le même livre qu’« il appartient au même de connaître les raisons des choses visibles et de rechercher les choses invisibles ». Or le premier appartient à l’homme en tant qu’il a les sens. Donc le second aussi. Et ainsi, il ne semble pas convenir à l’ange, qui n’a pas les sens.

 

5) Le commentateur Maxime dit au septième chapitre des Noms divins que les anges ne parcourent pas la variété des existants, comme font nos âmes. Or il est dit que les âmes parcourent la variété des réa­lités existantes en ce sens qu’elles procèdent discursivement d’une chose à une autre. Donc les anges, lorsqu’ils pensent, ne procèdent pas discursivement.

 

Réponse :

 

Procéder discursivement, c’est proprement parvenir, à partir d’une chose, à la connaissance d’une autre. Or il y a une différence entre connaître une chose en une autre et connaître une chose à partir d’une autre. En effet, lorsqu’une chose est connue en une autre, le connaissant se porte vers l’une et l’autre en un seul mouvement, comme on le voit clairement quand une chose est connue en une autre comme en une forme connaissable ; et une telle connaissance n’est pas discursive. Et en ce cas il n’y a pas de différence, qu’une chose soit vue dans son espèce propre ou dans une espèce étrangère. En effet, on ne dit que la vue confronte ni lorsqu’elle voit une pierre par l’espèce reçue de la pierre, ni lorsqu’elle voit une pierre par son espèce se reflétant dans un miroir. Mais c’est quand le mouvement vers l’une et vers l’autre n’est pas le même que l’on dit qu’une chose est connue à partir d’une autre : l’intelligence se meut d’abord vers l’une, et de là elle se meut vers l’autre ; par conséquent, il y a là un certain processus discursif, comme cela est clair dans les démonstrations : en effet, l’intelligence se porte en premier vers les principes seulement, et par les principes elle se porte secondairement vers les conclusions.

Or, dès sa création, l’intelligence de l’ange a été perfectionnée par des formes innées relativement à toute la connaissance naturelle à laquelle s’étend la puissance intellective ; tout comme la matière des corps célestes est totalement déterminée par la forme, en sorte qu’elle ne demeure pas en puissance à une autre forme ; et c’est pourquoi il est dit au livre des Causes que « l’intelligence est pleine de formes » : en effet, elle ne serait pas pleine si sa puissance n’était tout entière déterminée par ces formes ; rien de ce qu’elle peut naturellement connaître ne lui est donc inconnu. Mais notre intelligence, qui participe la lumière intellectuelle de façon déficiente, n’est pas complète au regard de tous les connaissables qu’elle peut naturellement connaître, mais elle est perfectible. Et elle ne pourrait pas se faire passer de la puissance à l’acte si sa connaissance n’était, par nature, complète sur quelques points. Il est donc nécessaire qu’il y ait dans notre intelligence certaines choses que l’intel­ligence connaît naturellement, à savoir les premiers principes, quoique même cette connaissance ne soit déterminée en nous que moyennant une réception à partir des sens. Par conséquent, le rapport de notre intelligence à ces principes est semblable à celui de l’ange à toutes les choses qu’il connaît naturellement. Et puisque la connaissance des principes est, en nous, le plus haut degré de notre science, on voit clairement que nous atteignons d’une certaine façon, au sommet de notre nature, le plus bas degré de la nature angélique. En effet, comme dit Denys au septième chapitre des Noms divins, « la sagesse divine allie l’extrémité inférieure d’un rang plus élevé et l’extrémité supérieure d’un rang subalterne ». Donc, de même que nous connaissons les principes par un simple regard, sans processus discursif, de même en est-il des anges pour tout ce qu’ils connaissent ; aussi les appelle-t-on « intellectuels » et nomme-t-on en nous « intelligence » l’habi­tus des principes.

 

Réponse aux objections :

 

1° Les anges connaissent les créatures dans le Verbe comme on connaît une réalité dans sa ressemblance, sans aucun processus discursif.

 

2° Rien de ce à quoi les anges peuvent parvenir par leur connaissance naturelle ne leur est inconnu ; mais ils ignorent des choses qui dépassent leur connaissance naturelle, et ils ne peuvent réussir à les connaître par eux-mêmes en confrontant, mais seulement par révélation divine. Notre intelligence, par contre, ne connaît pas tout ce qu’elle peut naturellement connaître, et c’est pourquoi elle peut, à partir de ce qu’elle connaît, parvenir aux choses inconnues ; mais non aux choses inconnues qui dépassent sa connaissance naturelle, comme celles qui sont de foi.

 

3° Le mouvement dont parle Denys ne s’entend pas dans le sens du passage d’une chose à une autre, mais dans le sens où toute opération est appelée mouvement, comme penser est un certain mouvement, et sentir aussi. Et ainsi, Denys distingue trois mouvements quant à la connaissance divine, tant parmi les anges que parmi les âmes, à savoir : le circulaire, l’oblique et le direct, d’après la similitude suivante. Le mouvement circulaire est totalement uniforme, tant à cause de l’équidistance de toutes les parties du cercle au centre, qu’à cause de l’impossibilité d’assigner un commencement ou une fin d’un côté plutôt que de l’autre, dans le mouvement circulaire. Le mouvement direct est sans uniformité, tant par une propriété de la ligne, les parties n’étant pas à égale distance d’un point désigné, que du côté du mouvement, qui a un commencement et une fin désignés. Le mouvement oblique a une part d’uniformité, à l’instar du mouvement circulaire, et une part de non-uniformité, à l’instar du mouvement direct. Mais les mouvements d’uni­formité et de non-uniformité ne sont pas les mêmes pour l’ange et pour l’âme ; c’est pourquoi Denys ne distingue pas ces mouvements de la même façon en l’un et en l’autre.

 

L’ange, en effet, dans l’acte même de connaissance divine, ne s’étend pas à diverses choses, mais se fixe en Dieu seul ; et en ce sens, on dit qu’il se meut vers Dieu comme par un mouvement circulaire, car il ne va pas à lui comme s’il allait du principe d’une connaissance à la fin d’une connaissance, de même que le cercle n’a pas de commencement ni de fin. Voilà pourquoi il dit que les anges sont doués d’un mouvement « circulaire qui les fait s’unir aux illuminations du “beau et bien” qui ne commencent ni ne cessent » : afin que ces illuminations divines qui parviennent aux esprits angéliques, nous les comprenions comme des lignes parvenant du centre à la circonférence, et par lesquelles, en quelque sorte, est constituée la substance de la circonférence ; si bien que, de la sorte, la connaissance que Dieu a de lui-même est comparée au centre, tandis que la connaissance que l’ange a de lui est comparée au cercle, qui imite l’unité du centre, mais ne l’atteint pas. Mais la non-uniformité relativement à la connaissance divine ne se trouve pas en l’ange quant à la connaissance elle-même, mais seulement quant à la communication de la connaissance, en tant qu’il transmet à divers êtres la connaissance divine ; et à ce sujet, Denys met dans les anges un mouvement direct ; c’est pourquoi il dit que les anges « sont doués d’un mouvement direct lorsqu’ils condescendent à la providence de leurs subordonnés, car c’est alors en ligne droite qu’ils accomplissent toutes leurs opérations ». Il conçoit le mouvement oblique comme composé de l’un et de l’autre, c’est-à-dire en tant que, tout en demeurant dans l’unité de la connaissance divine, les anges sortent par l’action vers d’autres pour les ramener à Dieu ; c’est pourquoi il dit que les anges « sont doués d’un mouvement oblique lorsque, tout en exerçant leur providence sur ceux qui sont moins bien pourvus, ils demeurent dans leur identité sans pouvoir en sortir, tendant vers la cause de cette identité ».

 

Mais dans l’âme aussi on trouve quant à la connaissance divine elle-même une uniformité et une absence d’uniformité. En effet, l’âme se meut vers Dieu de trois façons. D’abord en regardant « les perfections invisibles de Dieu rendues visibles par le moyen de ses œuvres » ; et ce mouvement est le mouvement direct. C’est pourquoi Denys dit que « l’âme est douée d’un mouvement direct lorsqu’elle se tourne vers les réalités qui l’entourent, et que, de ces choses extérieures comme d’un ensemble complexe de multiples symboles, elle s’élève à des contemplations simples et unifiées ». Ensuite, elle se meut vers Dieu par les illuminations reçues de lui ; cependant, elle les reçoit selon son mode, voilées de figures sensibles, comme Isaïe vit « le Seigneur assis sur un trône haut et élevé » ; et ce mouvement est oblique, ayant une part d’uni­formité du côté de l’illumination divine et une part de non-uniformité du côté des figures sensibles. C’est pourquoi il dit que « l’âme est douée d’un mouvement oblique en tant que, selon sa capacité, elle est éclairée de connaissances divines, non par intuition intellectuelle et dans l’unité, mais par raisonnement et déduction ». Le troisième mode a lieu lorsque l’âme rejette toutes les choses sensibles, pensant Dieu au-dessus de tout, et aussi au-dessus d’elle-même ; et ainsi, elle est séparée de toute absence d’uniformité ; aussi le mouvement est-il circulaire. C’est pourquoi Denys dit que « le mouvement circulaire de l’âme consiste à quitter les choses extérieures pour rentrer en elle-même, et à s’en­velopper dans ses facultés intellectuelles ; puis, devenue uniforme, elle s’unit aux puissances unifiées et se laisse ainsi conduire comme par la main vers ce qui est au-dessus de tout ».

 

4° Les anges regardent les secrets des cœurs dans les mouvements du corps, comme on voit les causes dans les ressemblances de leurs effets, sans aucun processus discursif. Et qu’ils perçoivent nouvellement ces mouvements n’implique pas qu’ils aient aucunement besoin de confronter ; en effet, dès que les réalités sensibles se produisent, elles sont semblables aux formes des anges, et ainsi, elles sont connues d’eux. Et ainsi, ils connaissent sans processus discursif les choses sensibles nouvellement produites.

 

5° Cet enveloppement ne signifie pas un assemblage, mais plutôt une certaine union circulaire de l’âme et de l’ange lui-même.

 

 

6° Ils voient les causes dans les effets et les effets dans les causes, non comme s’ils procédaient discursivement d’une chose à une autre, mais comme la réalité est vue dans son image, sans processus discursif.

 

7° La connaissance expérimentale parmi les démons ne se fait pas par confrontation, mais en tant qu’ils voient les effets dans les causes ou les causes dans les effets, de la façon susdite ; et plus leur temps se prolonge, plus ils connaissent de nombreux effets pour une cause. Et ainsi, ils ont d’une certaine façon une plus grande connaissance de la cause elle-même, non certes intensivement, mais extensivement, en tant qu’ils ont vu sa puissance en de plus nombreux effets.

 

Et videtur quod sic.

 

Quicumque enim cognoscit unum per alterum, cognoscit discurrendo. Sed Angeli cognoscunt unum per aliud, dum creaturas in verbo intuentur. Ergo et cognoscunt res discurrendo.

 

Praeterea, sicuti nos scimus quaedam, et quaedam ignoramus, ita etiam et Angeli, ut ex supra dictis patet. Sed nos ex notis possumus in ignota devenire. Cum igitur Angeli sint altioris intellectus quam nos, videtur quod ipsi possint ex his quae sciunt in cognitionem ignoratorum devenire. Hoc autem est discurrere. Ergo ipsi de uno in aliud discurrunt.

 

 

Praeterea, in operatione intellectus non potest attendi alius motus nisi secundum quod discurrit de uno in aliud. Sed Angeli in intelligendo moventur ; unde dicit Dionysius, cap. IV de Divin. Nomin. [§ 8], quod Angeli moventur circa bonum et pulchrum circulariter, oblique et recte, sicut et animae. Ergo sicut animae discurrunt intelligendo, ita et Angeli.

 

 

 

Praeterea, sicut dicit Augustinus in libro de Divinatione daemonum [cap. 5], daemones cognoscunt cordium cogitationes ex motibus qui in corpore apparent. Hoc autem est cognoscere causam per effectum, hoc autem etiam est de uno in alterum discurrere. Ergo daemones cognoscunt res, discurrendo de uno in aliud ; et eadem ratione Angeli, cum eadem sit cognitio in eisdem naturalis.

 

Praeterea, Maximus dicit in expositione cap. VII de Divin. Nomin. [Scholia in cap. 7, § 2], quod animae nostrae more Angelorum multa in unum convolvunt. Sed convolvere multa in unum, est per collationem. Ergo Angeli conferendo cognoscunt.

 

Praeterea, Angeli cognoscunt causas et effectus naturales ita perfecte sicut et nos. Sed nos in causis videmus effectus, et in effectibus videmus causas. Ergo et Angeli ; et ita, sicut nos conferimus, ita et ipsi.

 

Praeterea, omnis cognitio per experimentum accepta est cognitio collativa, quia est in experimento : ex singularibus memoriis multis una communis acceptio sumitur, ut dicitur in I Metaphysicorum [l. 1 (981 a 5)]. Sed daemones per experientiam longi temporis multa cognoscunt de naturalibus effectibus, ut dicit Augustinus in libro de Divinationibus daemonum [cap. 3], et in XII super Genesim ad litteram [De Gen. ad litt. II, 17]. Ergo in eis est cognitio collativa.

 

 

 

Sed contra. Omnis discursus vel est ab universali ad particularia, vel a particularibus ad universalia, quia omnis ratio reducitur ad syllogismum et inductionem. Sed, sicut dicit Dionysius, cap. VII de Divinis Nominibus [§ 2], Angeli neque a divisibilibus aut sensibus, congregant divinam cognitionem, neque ab aliquo communi ad ista particularia simul aguntur. Ergo in eis non est aliquis discursus.

 

Praeterea, secundum hoc homo rationalis dicitur, quod inquirendo discurrit. Sed Angelus non dicitur rationalis, sed intellectualis, ut patet per Dionysium, cap. IV Cael. Hierarch. [§ 1]. Ergo Angeli non cognoscunt discurrendo.

 

Praeterea, ut dicitur in libro de Spiritu et Anima [cap. 1] ratiocinatio est rationis inquisitio. Sed in Angelis non est ratio, quia ratio ponitur in definitione animae sicut proprium eius, ut patet in eodem libro [cap. 13]. Ergo Angelus non ratiocinatur, et sic non discurrit.

 

Praeterea, in eodem libro [cap. 12] dicitur, quod eiusdem est visibilium rationes cognoscere, et invisibilia investigare. Primum autem est hominis inquantum habet sensus. Ergo et secundum. Et sic non videtur Angelo convenire, qui sensibus caret.

 

Praeterea, commentator Maximus dicit in cap. VII de Divinis Nomin. [Scholia in cap. 7, § 2], quod Angeli non circumeunt circa existentium varietatem, sicut et nostrae animae. Sed secundum hoc animae circuire dicuntur rerum existentium varietatem, quod de uno in aliud discurrunt. Ergo Angeli non discurrunt intelligendo.

 

 

Responsio. Dicendum, quod discurrere, proprie est ex uno in cognitionem alterius devenire. Differt autem cognoscere aliquid in aliquo, et aliquid ex aliquo. Quando enim aliquid in aliquo cognoscitur, uno motu fertur cognoscens in utrumque, sicut patet quando aliquid cognoscitur in aliquo ut in forma cognoscibili : et talis cognitio non est discursiva. Nec differt, quantum ad hoc, utrum aliquid videatur in specie propria, vel in specie aliena. Visus enim non dicitur conferre neque videndo lapidem per speciem a lapide acceptam, neque videndo lapidem per eius speciem in speculo resultantem. Sed tunc dicitur aliquid ex aliquo cognosci, quando non est idem motus in utrumque ; sed primo movetur intellectus in unum, et ex hoc movetur in aliud ; unde hic est quidam discursus, sicut patet in demonstrationibus. Primo enim intellectus fertur in principia tantum, et secundario per principia fertur in conclusiones.

Intellectus autem Angeli a sua creatione per formas innatas est perfectus respectu totius cognitionis naturalis, ad quam se extendit virtus intellectiva ; sicut et materia caeles­tium corporum est totaliter terminata per formam, ita quod non remanet in potentia ad aliam formam ; et propter hoc dicitur in libro de Causis [prop. 10 (9)], quod intelligentia est plena formis. Non enim esset plena, nisi tota sua potentia per formas illas terminaretur ; unde nihil eorum quae naturaliter cognoscere potest, est ei ignotum. Sed intellectus noster participans defective lumen intellectuale, non est completus respectu omnium cognoscibilium quae naturaliter cognoscere potest ; sed est perfectibilis. Nec posset se de potentia in actum reducere nisi quantum ad aliqua esset eius completa cognitio per naturam. Unde oportet quod in intellectu nostro sint quaedam quae intellectus naturaliter cognoscit, scilicet prima principia, quamvis etiam ista cognitio in nobis non determinetur nisi per acceptionem a sensibus. Unde, sicut intellectus noster se habet ad ista principia, sic se habet Angelus ad omnia quae naturaliter cognoscit. Et cum cognitio principiorum in nobis sit altissimum nostrae scientiae, patet quod in supremo nostrae naturae attingimus quodammodo infimum naturae angelicae. Ut enim dicit Dionysius, VII de Divin. Nomin. [§ 3], divina sapientia fines primorum coniungit principiis secundorum. Unde sicut nos sine discursu principia cognoscimus simplici intuitu, ita et Angeli omnia quae cognoscunt ; unde et intellectuales dicuntur ; et habitus principiorum in nobis dicitur intellectus.

Ad primum igitur dicendum, quod Angeli cognoscunt creaturas in verbo, sicut cognoscitur res in sua similitudine absque omni discursu.

 

Ad secundum dicendum, quod Angelis non est ignotum aliquid eorum ad quae possunt per naturalem cognitionem pervenire ; sed aliqua ignorant quae naturalem cognitionem excedunt ; et in horum cognitionem ex seipsis venire non possunt conferendo, sed solum ex revelatione divina. Sed intellectus noster non novit omnia quae naturaliter cognoscere potest, et ideo ex his quae novit, potest in ignota devenire ; non autem in ignota quae naturalem cognitionem excedunt, sicut ea quae sunt fidei.

 

Ad tertium dicendum, quod motus de quo Dionysius loquitur, non accipitur pro transitu de uno in aliud, sed illo modo quo omnis operatio motus dicitur, sicut intelligere est quidam motus, et sentire. Et sic triplicem motum et in Angelis et in animabus distinguit Dionysius, quantum ad cognitionem divinam : scilicet circularem, obliquum et rectum, secundum hanc similitudinem. Circularis enim motus est totaliter uniformis, tum propter aequidistantiam omnium partium circuli a centro, tum propter hoc quod in motu circulari non est assignare magis ex una parte quam ex altera principium et finem. Motus autem rectus est difformis, tum ex proprietate lineae (cum partes non aequaliter distant ab uno puncto signato), tum ex parte motus qui habet principium et finem signatum. Obliquus autem motus habet aliquid uniformitatis, secundum quod convenit cum motu circulari, et aliquid difformitatis, secundum quod convenit cum motu recto. Non est autem idem motus uniformitatis et difformitatis in Angelo et anima ; unde diversimode hos motus in utroque distinguit.

Angelus enim in ipso actu cognitionis divinae non se extendit ad diversa, sed in ipso uno Deo figitur ; et secundum hoc dicitur circa Deum moveri quasi motu circulari, non deveniens in ipsum sicut in finem cognitionis ex aliquo cognitionis principio, sicut circulus non habet principium neque finem. Et ideo dicit [De div. nom., cap. 4, § 8] quod Angeli moventur circulariter, unite, sine principiis, et interminabilibus illuminationibus pulchri et boni ; ut intelligamus ipsas illuminationes divinas in mentes angelicas pervenientes, sicut lineas pervenientes a centro ad circumferentiam, quibus quodammodo substantia circumferentiae constituitur : ut sic cognitio Dei quam de seipso habet, comparetur centro ; cognitio autem quam Angelus habet de ipso, comparetur circulo, qui imitatur unitatem centri, sed deficit ab ea. Sed difformitas in Angelo respectu divinae cognitionis non invenitur quantum ad ipsam cognitionem, sed solum quantum ad cognitionis communicationem, secundum quod diversis divinam cognitionem tradit ; et quantum ad hoc ponit rectum motum in Angelis ; unde dicit [hic supra], quod in directum moventur, quando procedunt ad subiectorum providentiam recta omnia transeuntes. Obliquum vero motum ponit quasi compositum ex utroque : inquantum scilicet, ipsi in unitate divinae cognitionis permanentes exeunt per actionem in alios reducendos in Deum ; unde dicit [hic supra] quod oblique moventur, quando providentes minus habentibus, inegressibiliter manent in identitate circa identitatis causam.Sed in anima etiam quantum ad ipsam divinam cognitionem invenitur uniformitas et difformitas. Tribus enim modis anima movetur in Deum. Uno modo invisibilia Dei per ea quae facta sunt, visibilia conspiciens ; et iste est motus rectus. Unde dicit [hic supra, § 9], quod in directum movetur anima, quando ad ea quae sunt circa seipsam progreditur, et ab exterioribus, sicut a quibusdam signis variatis et multiplicatis ad simplices et unitas sursum agitur contemplationes. Alio modo movetur in Deum ex illuminationibus a Deo receptis ; quas tamen recipit secundum modum suum sensibilibus figuris velatas, sicut Isaias [VI, 1] vidit Dominum sedentem super solium excelsum et elevatum : et hic motus est obliquus, habens aliquid de uniformitate ex parte divinae illuminationis, et aliquid de difformitate ex parte sensibilium figurarum. Unde dicit [De div. nom., cap. 4, § 9], quod oblique movetur anima, inquantum secundum proprietatem suam divinis illuminatur cognitionibus, non intellectualiter et singulariter, sed rationaliter et diffuse. Tertius modus est quando anima a se omnia sensibilia abiicit, supra omnia Deum cogitans, et etiam supra seipsam ; et sic ab omni difformitate separatur ; unde est motus circularis. Unde dicit [hic supra], quod animae circularis motus est introitus ad seipsam ab exterioribus, et intellectualium virtutum ipsius convolutio ; et quod deinde, iam uniformis facta, unitur unitis virtutibus, et sic manuducitur ad id quod est super omnia.

 

 

Ad quartum dicendum, quod cordis abscondita in motibus corporis intuentur Angeli, sicut causae videntur in similitudinibus suorum effectuum absque omni discursu. Nec per hoc quod illos motus de novo percipiunt, aliqua collatione indigent ; statim enim ut res sensibiles fiunt, similes sunt Angelorum formis, et sic ab Angelis cognoscuntur. Et sic sine discursu sensibilia de novo facta cognoscunt.

 

 

Ad quintum dicendum, quod convolutio illa non significat collationem, sed magis quandam circularem unitionem animae et ipsius Angeli.

 

Ad sextum dicendum, quod vident causas in effectibus, et effectus in causis, non quasi discurrendo ex uno in aliud, sed sicut res videtur in sua imagine sine discursu.

 

Ad septimum dicendum, quod experimentalis cognitio in daemonibus non fit per collationem, sed secundum quod vident effectus in causis, vel causas in effectibus, modo

praedicto ; et quanto sunt tempore

diuturniores, tanto plures numero effectus alicuius causae cognoverunt. Et sic de ipsa causa maiorem cognitionem habent quodammodo, non quidem intensive, sed extensive, secundum quod in pluribus effectibus eius virtutem viderunt.

 

 

 

 

 

 

 

Article 16 - DOIT-ON DISTINGUER DANS LES ANGES LES CONNAISSANCES MATINALE ET VESPÉRALE ?

(Decimosexto quaeritur utrum in Angelis distingui debeat

cognitio matutina et vespertina.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Le soir et le matin d’un jour sont mêlés de ténèbres. Or il n’y a nulles ténèbres dans l’intelligence de l’ange, puisque les anges sont de très clairs miroirs, comme dit Denys. On ne doit donc pas distinguer dans les anges les connaissances matinale et vespérale.

 

2° On appelle « matinale », selon saint Augustin au quatrième livre sur la Genèse au sens littéral, la connaissance qu’ont les anges, dans le Verbe, des réalités qui doivent être produites, et « vespérale » celle qu’ils ont des réalités dans leur nature propre. Or ils ne connaissent pas différemment les réalités avant qu’elles existent et une fois qu’elles existent, puisqu’ils ont une intelligence déiforme et qu’ils ne reçoivent pas la connaissance à partir des réalités. On ne doit donc pas distinguer en eux les connais­sances matinale et vespérale.

3° La connaissance vespérale est celle par laquelle les réalités sont connues dans leur nature propre. Or les réalités, dans le Verbe, sont connues dans leur nature propre : en effet, le Verbe représente plus expressément la nature propre de la réalité que les formes elles-mêmes. Puis donc que la connaissance matinale est une connaissance dans le Verbe, il semble que la connaissance vespérale ne se distingue pas, pour les anges, de la matinale.

 

4° Il est dit en Gen. 1, 5 : « Il y eut un soir et il y eut un matin : ce fut le premier jour. » Or le jour signifie ici la connaissance même de l’ange, comme dit saint Augustin au quatrième livre sur la Genèse au sens littéral. Une seule et même connaissance est donc, dans les anges, matinale et vespérale.

 

5° La lumière matinale croît vers la lumière de midi. Or la connaissance que l’on a des réalités dans le Verbe ne peut croître vers une autre connaissance plus grande. La connaissance des réalités dans le Verbe ne peut donc pas être proprement appelée matinale ; et ainsi, chez les anges, les connaissances matinale et vespérale ne se distinguent pas par le fait de connaître les réalités dans le Verbe ou dans leur nature propre.

 

6° La connaissance de la réalité qui doit être produite précède celle de la réalité produite. Or la connaissance vespérale précède la matinale, comme on le voit clairement en Gen. 1, 5 : « Il y eut un soir et il y eut un matin : ce fut le premier jour. » On ne distingue donc pas convenablement la connaissance matinale de la vespérale en disant que la connaissance vespérale est celle de la réalité déjà produite et la matinale celle de la réalité qui doit être produite.

 

7° Saint Augustin compare la connaissance des réalités dans le Verbe et dans leur nature propre à la connaissance de l’art et de l’œuvre, et à la connaissance de la ligne qui est pensée et de celle qui est tracée dans la poussière. Or cela ne permet pas divers genres de connaissance. La connaissance des réalités dans le Verbe et dans leur nature propre ne sont donc pas non plus deux connaissances ; et ainsi, les connaissances matinale et vespérale ne sont pas distinctes.

 

8° L’ange, au premier temps de sa création, a connu par connaissance matinale. Mais il n’a pas connu le Verbe, puisqu’il n’a pas été créé bienheureux et que voir le Verbe est l’acte de la béatitude. La connaissance des réalités dans le Verbe n’est donc pas la connaissance matinale ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

9° [Le répondant] disait que, bien qu’il n’ait pas connu le Verbe dans son essence, il l’a cependant connu par une ressemblance créée ; et ainsi, il a connu les réalités dans le Verbe. En sens contraire : toute connaissance qui a lieu par des formes créées est une connaissance voilée, car toute créature considérée en soi est ténèbres. Or la connaissance voilée est la connaissance vespérale. Connaître les réalités dans le Verbe, ou connaître le Verbe de la façon susdite, serait donc une connaissance non pas matinale, mais vespérale.

 

10° Saint Augustin dit contre les manichéens que « l’esprit puissant et vigoureux, quand il a considéré cette vérité première, oublie toutes les autres ». Donc, lorsqu’il voit le Verbe, il ne voit rien d’autre dans le Verbe ; et ainsi, la connaissance matinale ne peut être appelée, dans les anges, une connaissance des réalités dans le Verbe.

 

11° La connaissance matinale est plus claire que la vespérale. Or la connaissance des réalités dans le Verbe est moins claire que la connaissance des réalités dans leur nature propre, car dans le Verbe les réalités existent à un certain point de vue, au lieu que dans leur nature propre elles existent au sens absolu. Or on connaît mieux une chose là où elle existe au sens absolu que là où elle existe à un certain point de vue. On ne peut donc pas distinguer en disant que la connaissance des réalités dans le Verbe est appelée matinale et que la connaissance des réalités dans leur genre propre est appelée vespérale.

 

12° La connaissance qui vient des [principes] propres et immédiats est plus parfaite que celle qui vient d’une cause commune. Or Dieu est la cause commune de toutes les réalités. La connaissance qui fait connaître les réalités dans le Verbe est donc plus imparfaite que celle qui les fait connaître dans leur nature propre.

 

13° Les réalités sont connues dans le Verbe comme en un certain miroir. Or les réalités sont connues plus parfaitement en elles-mêmes que dans un miroir. Elles sont donc connues plus parfaitement dans leur nature propre que dans le Verbe ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin, aux quatrième et cinquième livres sur la Genèse au sens littéral, distingue ces connaissances de la façon susmentionnée.

 

Réponse :

 

Ce qui est dit des connaissances matinale et vespérale des anges a été introduit par saint Augustin à cause de la nécessité suivante : afin de pouvoir affirmer que furent accomplies sans succession de temps les choses dont on lit qu’elles furent faites dans les six premiers jours ; c’est pourquoi il veut que ces jours signifient non pas des distinctions de temps, mais la connaissance des anges.

 

En effet, de même que la présence de la lumière corporelle sur les réalités inférieures de ce monde fait le jour temporel, de même la présence ou le rapport de la lumière de l’intelligence angélique aux réalités créées fait le jour spirituel. Et l’on distingue de nombreux jours dans la mesure où l’intelligence de l’ange est rapportée à divers genres de réalités à connaître, si bien que l’ordre des jours n’est pas un ordre de temps, mais un ordre de nature qui, dans la connaissance de l’ange, se prend de l’ordre que les objets connus ont entre eux, l’un étant naturellement antérieur à l’autre. Or, de même que, dans le jour temporel, le matin est le commencement, et le soir la fin du jour, de même, dans la connaissance de l’ange relativement à la même réalité, on peut considérer le principe et la fin suivant l’ordre de la réalité connue. Or le principe de n’importe quelle réalité est dans la cause dont elle dérive, et le terme de son être est dans la réalité même que l’action de la cause productrice a pour terme. Aussi la connaissance primitive d’une réalité a-t-elle lieu en tant qu’elle est considérée dans sa cause, qui est le Verbe éternel ; c’est pourquoi la connaissance des réalités dans le Verbe est appelée « connaissance matinale ». Mais la dernière connaissance de la réalité a lieu en tant qu’elle est connue en elle-même ; et une telle connaissance est appelée « vespérale ».

 

Il faut cependant savoir que cette distinction peut s’entendre de deux façons. D’abord du côté de la réalité connue, ensuite du côté du médium de connaissance. Du côté de la réalité connue, en disant que l’on connaît la réalité dans le Verbe lorsqu’on connaît l’être qu’elle a dans le Verbe, et qu’on la connaît dans sa nature propre en tant qu’on connaît l’être même que la réalité a en soi ; et cette interprétation ne convient pas, car l’être que la réalité a dans le Verbe n’est pas autre chose que l’être du Verbe ; en effet, comme dit Anselme, « la créature, dans le Créateur, est l’essence créatrice » ; par conséquent, connaître de cette façon la créature dans le Verbe ne serait pas une connaissance de la créature, mais plutôt du Créateur. Voilà pourquoi il est nécessaire d’entendre cette distinction du côté du médium de connaissance, en disant que la réalité est connue « dans le Verbe » lorsque la réalité même est connue dans sa nature propre à travers le Verbe, et « dans sa nature propre » lorsqu’elle est connue au moyen de formes créées proportionnées aux réalités créées, comme lorsque [l’ange] connaît par des formes mises en lui ; et même s’il connaissait au moyen de formes acquises, cela ne ferait pas de différence pour notre propos.

 

Réponse aux objections :

 

1° La similitude avec le soir et le matin, dans la connaissance de l’ange, ne se prend pas de ce que le soir et le matin du jour temporel sont mêlés de ténèbres, mais plutôt de la notion de principe et de terme, comme on l’a dit. Ou bien l’on peut répondre que toute intelligence créée, en tant qu’elle vient du néant, est ténébreuse, comparée à la clarté de l’intelligence divine, mais qu’elle est mêlée de lumière en tant qu’elle imite l’intelligence divine.

 

 

 

2° Bien que les anges connaissent de la même façon dans le Verbe les réalités qui doivent être produites et les réalités produites, cependant leur connaissance des premières dans le Verbe est autre que leur connaissance des secondes par leur nature propre, par la ressemblance de celle-ci que [l’ange] a en lui ; et c’est dans cette mesure que la connaissance matinale se distingue de la vespérale.

 

3° Bien que les réalités soient plus expressément représentées dans le Verbe que dans les formes de l’intelligence angélique, cependant ces formes sont davantage proportionnées aux réalités, leur étant quasiment adéquates ; voilà pourquoi l’on dit que cette connaissance, et non la première, porte sur les réalités dans leur nature propre.

 

4° De même qu’une seule science totale comprend sous elle différentes sciences particulières, par lesquelles on connaît diverses conclusions, de même l’unique connaissance de l’ange, qui est comme un certain tout, comprend sous elle les connaissances matinale et vespérale comme des parties, de même que le matin et le soir sont des parties du jour temporel.

 

 

5° Il n’est pas nécessaire que les choses spirituelles soient semblables aux corporelles sous tous les rapports. Si donc la connaissance des réalités dans le Verbe est appelée matinale, ce n’est pas qu’elle croisse vers une connaissance plus grande, mais c’est parce qu’elle a pour terme quelque connaissance inférieure, comme on l’a dit.

 

6° La connaissance matinale précède la vespérale dans l’ordre de la nature, relativement à une seule et même réalité ; mais relativement à diverses réalités, la connaissance vespérale d’une réalité antérieure est comprise comme antérieure à la connaissance matinale d’une réalité postérieure, si dans la connaissance on envisage un ordre du côté des réalités connues. Aussi, en Gen. 1, 5, le soir est-il mis avant le matin à cause de la nécessité suivante : l’œuvre du premier jour est la lumière, que saint Augustin comprend comme spirituelle, et qui est éclairée par la conversion au Verbe. Or l’ange a pris connaissance de soi d’abord en lui-même, d’une connaissance naturelle ; et une fois qu’il se fut connu, il n’est pas demeuré en soi comme pour jouir de lui-même et mettre sa fin en lui-même – car alors il serait devenu nuit, comme les anges qui ont péché – mais il rapporta sa connaissance à la louange de Dieu ; et ainsi, il se convertit de la contemplation de soi à la contemplation du Verbe, où se trouve le matin du jour suivant, parce qu’il reçut dans le Verbe la connaissance de la créature suivante, le firmament. Or, de même que nous voyons, dans le temps continu, que le même instant présent appartient à deux temps, en tant qu’il est la fin du passé et le commencement du futur, de même la connaissance matinale du deuxième jour est le terme du premier jour et le début du deuxième jour, et ainsi de suite jusqu’au septième jour.

 

7° La connaissance du produit de l’art n’est pas la même selon qu’il est connu à partir de la forme de l’art ou à partir de la réalité elle-même déjà produite. En effet, la première connaissance est seulement universelle, au lieu que la seconde peut aussi être particulière, comme lorsque je regarde une maison réalisée. En outre, il n’en va pas tout à fait de même : en effet, l’art créé est plus proportionné et adéquat aux produits de l’art que l’art incréé ne l’est aux réalités créées.

 

8° L’ange, au premier temps de sa création, ne fut pas bienheureux, ni ne vit le Verbe dans son essence ; il n’eut donc pas non plus la connaissance matinale, mais d’abord la vespérale, et de la vespérale il progressa vers la matinale. C’est pourquoi il est significatif qu’on ne dise pas que le premier jour eut un matin, mais d’abord un soir, et du soir il passa au matin : car cette lumière spirituelle qui, dit-on, a été faite le premier jour, à savoir la substance angélique, s’est elle-même connue aussitôt qu’elle fut créée, et ce fut la connaissance vespérale ; et elle rapporta cette connaissance à la louange du Verbe, en quoi lui advint la connaissance matinale ; et c’est pourquoi il est dit en Gen. 1, 5 : « Il y eut un soir et il y eut un matin : ce fut le premier jour. »

 

9° Puisque la connaissance vespérale se distingue de la matinale du côté du médium de connaissance et non du côté de la réalité connue, la connaissance du Créateur au moyen de la créature est vespérale, de même qu’à l’inverse la connaissance de la créature à travers le Créateur est matinale. Sur ce point, l’argument procède donc correctement.

 

10° Il est dit de l’esprit puissant, tendu vers les réalités divines, qu’il oublie les autres choses, non certes quant à la science, mais quant à l’estimation des réalités : car les choses qui, parmi les créatures, nous semblaient très grandes, nous les jugeons très petites, une fois considérée la sublimité divine.

 

11° La connaissance des réalités dans le Verbe est plus parfaite que la connaissance de ces réalités dans leur nature propre, puisque le Verbe représente chaque réalité plus clairement que l’espèce créée. Par ailleurs, que les réalités existent plus véritablement en elles-mêmes que dans le Verbe, cela peut s’entendre de deux façons. D’abord en ce sens qu’elles auraient en soi un être plus noble que l’être qu’elles ont dans le Verbe ; ce qui est faux, car en elles-mêmes elles ont un être créé, mais dans le Verbe un être incréé ; et ainsi, l’être qu’elles ont en elles-mêmes, au regard de celui qu’elles ont dans le Verbe, existe à un certain point de vue. Ensuite en ce sens que la réalité est plus parfaitement ceci en elle-même que dans le Verbe ; ce qui est vrai d’une certaine façon. En effet, la réalité en elle-même est matérielle, et cela entre dans la notion de certaines réalités ; dans le Verbe, en revanche, elle n’est pas matérielle, mais elle y possède une ressemblance quant à la forme et quant à la matière. Et cependant, bien que, en tant qu’elle est telle réalité, elle existe dans le Verbe à un certain point de vue, cependant elle est plus parfaitement connue dans le Verbe que par elle-même, même en tant qu’elle est telle ; car même la notion propre de la réalité est plus parfaitement représentée dans le Verbe qu’en elle-même, quoique, selon la notion propre d’existence, elle existe plus véritablement en elle-même. Par ailleurs, la connaissance s’ensuit de la représentation de la forme ; donc, bien que la réalité n’existe dans l’âme qu’à un certain point de vue, par sa ressemblance, cependant elle est connue au sens absolu du terme.

 

12° Dieu est lui-même la cause propre et immédiate de chaque réalité et, d’une certaine façon, une cause plus intime à chacun que ce dernier n’est intime à lui-même, comme dit saint Augustin.

 

 

 

13° Les formes ne sont pas transfusées du miroir aux réalités, mais c’est l’inverse ; en revanche, elles sont transfusées du Verbe aux réalités ; c’est pourquoi il n’en va pas de même de la connaissance des réalités dans un miroir et dans le Verbe.

 

Et videtur quod non.

 

Vespere enim et mane diei sunt tenebris admixta. Sed in intellectu Angeli nullae sunt tenebrae, cum sint specula clarissima, ut Dionysius [De div. nom., cap. 4, § 22] dicit. Ergo in Angelis non debet distingui cognitio matutina et vespertina.

 

Praeterea, cognitio matutina secundum Augustinum, IV super Genes. ad litt. [cap. 22], dicitur qua Angeli cognoscunt res fiendas in verbo ; vespertina autem qua cognoscunt res in propria natura. Sed non aliter cognoscunt res antequam sint, et aliter postquam sunt, cum intellectum habeant deiformem, et a rebus cognitionem non accipiant. Ergo in eis cognitio matutina et vespertina distingui non debet.

 

Praeterea, cognitio vespertina est qua res cognoscuntur in propria natura. Sed res in verbo, in propria natura cognoscuntur ; verbum enim expressius propriam naturam rei repraesentat quam etiam ipsae formae. Cum ergo cognitio matutina sit cognitio in verbo, videtur quod vespertina cognitio a matutina in Angelis non distinguatur.

 

 

Praeterea, Genes. I, 5, dicitur, quod factum est vespere et mane dies unus. Sed dies accipitur ibi pro ipsa Angeli cognitione, ut Augustinus dicit, IV super Genes. ad litteram [cap. 22]. Ergo una et eadem cognitio est in Angelis matutina et vespertina.

 

 

Praeterea, lux matutina crescit in meridianam. Sed cognitio quae est rerum in verbo, non potest crescere in aliam ampliorem cognitionem. Ergo cognitio rerum in verbo non potest dici proprie matutina ; et sic non distinguitur in Angelis cognitio matutina et vespertina per hoc quod est cognoscere res in verbo et in propria natura.

 

 

Praeterea, prius est cognitio rei fiendae quam factae. Sed cognitio vespertina praecedit matutinam, ut patet Genesi I, 5 : factum est vespere et mane, dies unus. Ergo non convenienter distinguitur cognitio matutina a vespertina, ut cognitio vespertina sit cognitio rei iam factae, cognitio vero matutina rei fiendae.

 

 

 

Praeterea, Augustinus [De civ. Dei XI, 29] comparat cognitionem rerum in verbo et in propria natura cognitioni artis et operis, et cognitioni lineae quae intelligitur, et quae in pulvere scribitur. Sed istud non patitur diversa cognitionis genera. Ergo nec cognitio rerum in verbo et in propria natura sunt duae cognitiones ; et sic matutina et vespertina cognitio non distinguuntur.

 

 

Praeterea, Angelus in principio suae creationis cognovit cognitione matutina. Non autem cognovit verbum, quia non fuit creatus beatus ; videre autem verbum est actus beatitudinis. Ergo cognitio rerum in verbo non est cognitio matutina ; et sic idem quod prius.

 

Sed dicebat, quod quamvis non cognoverit verbum per essentiam, cognovit tamen per aliquam similitudinem creatam ; et sic cognovit res in verbo. – Sed contra. Omnis cognitio quae est per formas creatas, est cognitio umbrata, quia omnis creatura in se considerata est tenebra. Sed cognitio obumbrata, est cognitio vespertina. Ergo cognoscere res in verbo, vel verbum modo praedicto, esset cognitio non matutina, sed vespertina.

 

Praeterea, Augustinus contra Manichaeos [De lib. arb. II, 13] dicit, quod mens fortis et vegeta, cum illam primam veritatem conspexit, cetera obliviscitur. Ergo videndo verbum, nihil aliud videt in verbo ; et sic matutina cognitio non potest dici in Angelis cognitio rerum in verbo.

 

Praeterea, cognitio matutina est clarior quam vespertina. Sed cognitio rerum in verbo est minus clara quam cognitio rerum in propria natura quia res in verbo sunt secundum quid, in propria autem natura sunt simpliciter. Melius autem cognoscitur aliquid ubi est simpliciter, quam ubi est secundum quid. Ergo hoc modo distingui non potest, ut cognitio rerum in verbo dicatur matutina, in proprio autem genere dicatur vespertina.

Praeterea, cognitio quae est ex propriis et immediatis, est perfectior quam quae est ex causa communi. Sed Deus est causa communis rerum omnium. Imperfectior ergo est illa cognitio qua res cognoscuntur in verbo, quam illa qua cognoscuntur in propria natura.

 

Praeterea, res cognoscuntur in verbo sicut in quodam speculo. Sed perfectius cognoscuntur res in seipsis quam in speculo. Ergo et perfectius in propria natura cognoscuntur quam in verbo ; et sic idem quod prius.

In contrarium est quod Augustinus, libris IV [cap. 22] et V [cap. 18] super Genes. ad litt., has cognitiones distinguit modo praedicto.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod hoc quod dicitur de matutina et vespertina

Angelorum cognitione, introductum est ab Augustino hac necessitate, ut posset ponere, ea quae in sex primis diebus facta leguntur, sine successione temporum esse completa ; unde per dies illos non temporum distinctiones vult intelligi, sed Angelorum cognitionem.

 

Sicut enim praesentatio lucis corporalis super haec inferiora diem facit temporalem, sic praesentatio vel comparatio luminis intellectus angelici ad res creatas diem spiritualem facit. Et secundum hoc multi dies distinguuntur, quod intellectus Angeli diversis rerum generibus cognoscendis comparatur, ut sic ordo dierum non sit ordo temporis, sed ordo naturae, qui in cognitione Angeli attenditur secundum ordinem cognitorum ad invicem, prout alterum altero est prius natura. Sicut autem in die temporali mane est diei principium, vespere vero finis, ita in cognitione Angeli respectu eiusdem rei est considerare principium et finem secundum ordinem rei cognitae. Principium autem cuiuslibet rei est in sua causa a qua fluit ; terminus autem esse ipsius est in ipsa re ad quam actio causae producentis terminatur. Unde primitiva alicuius rei cognitio est secundum quod consideratur in causa sua, quae est verbum aeternum ; unde cognitio rerum in verbo dicitur cognitio matutina. Ultima autem rei cognitio est secundum quod cognoscitur in seipsa ; et talis cognitio dicitur vespertina.

 

 

 

Sciendum tamen, quod ista distinctio potest dupliciter intelligi. Uno modo ex parte rei cognitae ; alio modo ex parte medii cognoscendi. Ex parte quidem rei cognitae, ut dicatur res in verbo cognosci, quando cognoscitur esse eius quod habet in verbo ; in propria vero natura secundum quod cognoscitur ipsum esse rei quod habet in seipsa : et hic non est conveniens intellectus ; quia esse rei quod habet in verbo, non est aliud ab esse verbi ; quia, ut Anselmus [cf. Monol, cap. 36] dicit, creatura in creatore est creatrix essentia ; unde cognoscere hoc modo creaturam in verbo non esset cognitio creaturae, sed magis creatoris. Et ideo oportet hanc distinctionem intelligi ex parte medii cognoscendi ; ut dicatur res cognosci in verbo, quando per verbum ipsa res in propria natura cognoscitur ; in propria vero natura, quando cognoscitur per formas aliquas creatas rebus creatis proportionatas, sicut cum cognoscit per formas sibi inditas ; vel etiam si per formas acquisitas cognosceret, quantum ad hoc pertinet, nihil differret.

Ad primum igitur dicendum, quod non accipitur similitudo in cognitione Angeli vespere et mane, secundum hoc quod vespere et mane diei temporalis sunt cum tenebrarum admixtione ; sed magis secundum rationem principii et termini, ut dictum est [in corp. art.]. Vel potest dici, quod omnis intellectus creatus, inquantum est ex nihilo, tenebrosus est, comparatus claritati intellectus divini ; habet autem lucis admixtionem inquantum divinum intellectum imitatur.

Ad secundum dicendum, quod quamvis per verbum eodem modo cognoscant Angeli res fiendas et factas, tamen alio modo cognoscunt res fiendas per verbum et alio modo res factas per propriam naturam secundum similitudinem eius, quam penes se habet ; et secundum hoc matutina cognitio a vespertina distinguitur.

 

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis res expressius repraesententur in verbo quam in formis intellectus angelici, tamen formae intellectus angelici sunt magis rebus proportionatae, et quasi eis adaequatae ; et ideo ista cognitio dicitur esse rerum in propria natura, et non prima.

 

 

Ad quartum dicendum, quod sicut una tota scientia comprehendit sub se diversas scientias particulares, quibus conclusiones diversae cognoscuntur ; ita etiam ipsa una cognitio Angeli, quae est quasi quoddam totum, comprehendit sub se cognitionem matutinam et vespertinam quasi partes, sicut mane et vespere sunt partes diei temporalis.

 

Ad quintum dicendum, quod non oportet quantum ad omnia, spiritualia corporalibus similia esse. Non igitur propter hoc cognitio rerum in verbo dicitur matutina, quia in aliquam maiorem cognitionem crescat : sed quia ad aliquam cognitionem inferiorem terminatur, ut dictum est [in corp. art.].

 

Ad sextum dicendum, quod cognitio matutina praecedit vespertinam ordine naturae respectu unius et eiusdem rei ; sed respectu diversarum rerum vespertina cognitio prioris intelligitur esse prior cognitione matutina posterioris, prout in cognitione attenditur ordo ex parte rerum cognitarum. Et ideo Genesi I vespere ante mane ponitur hac necessitate, quia opus primae diei est lux, quam Augustinus [De Gen. ad litt. I, 3 ; IV, 22 et 24]] intelligit spiritualem, quae illuminatur per conversionem ad verbum. Angelus autem seipsum primo in seipso cognovit naturali cognitione ; et se cognito, non in seipso permansit, quasi seipso fruens et in se finem ponens (sic enim nox factus esset, ut Angeli qui peccaverunt), sed cognitionem suam in Dei laudem retulit ; et sic ex sui contemplatione conversus est in verbi contemplationem, in quo est mane sequentis diei, secundum quod in verbo accepit cognitionem sequentis creaturae, scilicet firmamenti. Sicut autem videmus in tempore continuo, quod idem nunc est duorum temporum, prout est finis praeteriti et principium futuri ; ita matutina cognitio secundae diei est primae diei terminus, et secundae diei initium, et sic deinceps usque ad diem septimam.

 

 

Ad septimum dicendum, quod non est eadem cognitio artificiati secundum quod cognoscitur ex forma artis, et secundum quod cognoscitur ex ipsa re iam facta. Prima enim cognitio est universalis tantum ; secunda autem potest esse etiam particularis, sicut cum intueor aliquam domum factam. Et praeterea non est simile omnino : ars enim creata magis est proportionata et adaequata rebus artificiatis quam ars increata rebus creatis.

Ad octavum dicendum, quod Angelus in principio suae creationis non fuit beatus, nec verbum per essentiam vidit : unde nec cognitionem matutinam habuit ; sed primo habuit vespertinam, et ex vespertina profecit in matutinam. Unde signanter primus dies mane non dicitur habuisse, sed primo vespere, et de vespere transivit in mane : quia lux illa spiritualis, quae primo die facta dicitur, scilicet substantia angelica, statim facta seipsam cognovit, quod fuit cognitionis vespertinae ; et hanc cognitionem retulit ad laudem verbi, in quo facta est ei cognitio matutina ; et propter hoc dicitur Genes. I, 5 : factum est vespere et mane, dies unus.

 

Ad nonum dicendum, quod cum cognitio vespertina a matutina distinguatur ex parte medii cognitionis, et non ex parte rei cognitae : cognitio creatoris per creaturam est vespertina, sicut e contrario cognitio creaturae per creatorem est matutina. Unde quantum ad hoc ratio recte procedit.

 

Ad decimum dicendum, quod mens fortis rebus divinis intenta dicitur aliorum oblivisci, non quidem quantum ad scientiam, sed quantum ad rerum aestimationem : quia illa quae nobis in creaturis maxima videbantur, divina celsitudine considerata, minima iudicamus.

 

Ad undecimum dicendum, quod cognitio rerum in verbo est perfectior quam cognitio earum in propria natura ; inquantum verbum clarius repraesentat unamquamque rem quam creata species. Res autem esse in seipsis verius quam in verbo, potest intelligi dupliciter. Uno modo ut habeant in se esse nobilius quam esse quod habent in verbo ; quod falsum est : quia in seipsis habent esse creatum, in verbo autem increatum : et ita esse quod habent in seipsis, est secundum quid respectu illius quod habent in verbo. Alio modo ut res sit perfectius hoc in seipsa quam in verbo ; et hoc quodammodo verum est. Res enim in seipsa est materialis, quod est de ratione quarumdam rerum ; in verbo autem non est materialis, sed est ibi similitudinem habens quantum ad formam et materiam. Et tamen, quamvis secundum hoc quod est talis res in verbo sit secundum quid ; tamen perfectius cognoscitur per verbum quam per seipsam, etiam inquantum est talis ; quia perfectius repraesentatur etiam propria rei ratio in verbo quam in seipsa, quamvis secundum propriam rationem existendi verius sit in seipsa. Cognitio autem sequitur formae repraesentationem ; unde res, cum non sit in anima nisi secundum quid, per suam similitudinem, simpliciter tamen cognoscitur.

Ad duodecimum dicendum, quod ipse Deus est propria et immediata causa uniuscuiusque rei, et quodammodo magis intima unicuique quam ipsum sit intimum sibi, ut Augustinus [cf. Confess. III, 6 et Enarr. in Ps. LXXIV, 6-8, n. 9] dicit.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod formae non transfunduntur a speculo in res, sed e converso ; a verbo autem transfunduntur in res ; unde non est simile de cognitione rerum in speculo, et in verbo.

 

 

 

 

 

 

Article 17 - LA CONNAISSANCE ANGÉLIQUE EST-ELLE ADÉQUATEMENT DIVISÉE EN MATINALE ET VESPÉRALE ?

(Decimoseptimo quaeritur utrum cognitio angelica

sufficienter per matutinam et vespertinam dividatur.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme dit saint Augustin au quatrième livre sur la Genèse au sens littéral, la connaissance vespérale est celle qui fait connaître la réalité en elle-même, et il y a connaissance matinale lorsqu’elle est rapportée à la louange du Créateur ; et ainsi, la connaissance matinale semble se distinguer de la vespérale comme le référé et le non référé. Or, outre la connaissance de la créature en elle-même référée au Verbe et non référée, il faut admettre une autre connaissance de la créature plus différente de ces connaissances que l’une ne diffère de l’autre, à savoir la connaissance des créatures dans le Verbe. Les connaissances matinale et vespérale ne divisent donc pas adéquatement la connaissance angélique.

 

2° Saint Augustin, au deuxième livre sur la Genèse au sens littéral, conçoit trois êtres pour la créature : l’un qu’elle a dans le Verbe, l’autre qu’elle a dans sa nature propre, un troisième qu’elle a dans l’esprit angélique. Or les connaissances matinale et vespérale s’entendent des deux premiers êtres. Du troisième doit donc être entendue sa troisième connaissance.

3° Connaître les réalités dans le Verbe ou dans leur nature propre, et connaître les réalités produites ou celles qui doivent être produites, voilà ce qui permet de distinguer la connaissance matinale de la vespérale. Or cela peut se diversifier de quatre façons. Premièrement, en disant que [les anges] connaissent dans le Verbe les réalités qui doivent être produites ; deuxièmement, qu’ils connaissent dans le Verbe les réalités produites ; troisièmement, qu’ils connaissent dans leur nature propre les réalités produites ; quatrièmement, qu’ils connaissent dans leur nature propre les réalités qui doivent être produites, mais il semble bien que cette dernière association soit inutile, car on ne connaît pas une chose dans sa nature propre avant qu’elle existe. Il est donc nécessaire qu’il y ait au moins trois connaissances angéliques, et ainsi, elles sont inadéquatement distinguées en deux.

 

4° Dans la connaissance angélique, on parle de matin et de soir par similitude avec le jour temporel. Or dans le jour temporel, entre le matin et le soir, il y a midi. Donc, dans les anges aussi, entre la connaissance matinale et la vespérale doit être placée celle de midi.

 

5° L’ange connaît non seulement les créatures, mais aussi le Créateur lui-même. Or les connaissances matinale et vespérale, dans les anges, se distinguent en considérant la connaissance de la créature. Donc, en plus des connaissances vespérale et matinale,

il y a lieu de déterminer une troisième connaissance dans les anges.

 

6° Les connaissances matinale et vespérale ne concernent que la connaissance de grâce ; sinon les mauvais anges auraient la connaissance matinale ou vespérale, ce qui ne semble pas être vrai, puisqu’il n’y a pas de jour parmi les démons, et que le soir et le matin sont des parties du jour. Puis donc qu’il y a dans les anges une connaissance naturelle en plus de la connaissance gratuite, il semble qu’il y ait lieu de placer en eux une troisième connaissance.

 

En sens contraire :

 

Les connaissances matinale et vespérale se distinguent comme le créé et l’incréé. Or rien n’est intermédiaire entre eux. Ni, donc, entre les connaissances matinale et vespérale.

 

Réponse :

 

Nous pouvons parler des connaissances matinale et vespérale de deux façons. D’abord quant à ce qui appartient à la connaissance ; et ainsi, rien ne vient en intermédiaire entre l’une et l’autre connaissance. En effet, la connaissance vespérale se distingue de la matinale, comme on l’a déjà dit, par le médium de connaissance ; lequel, s’il est créé, rend la connaissance, en quelque façon, vespérale, mais s’il est incréé, il la rend matinale ; et rien ne peut être intermédiaire entre le créé et l’incréé. Ensuite, si on les considère quant à la notion de matinal et de vespéral, alors il vient entre elles quelque intermédiaire, pour deux raisons. D’abord, parce que le matin et le soir sont des parties du jour ; or le jour a lieu parmi les anges par l’illumination de la grâce, suivant saint Augustin ; par conséquent, ces connaissances ne s’éten­dent pas au-delà de la connaissance gratuite des bons anges ; et ainsi, la connaissance naturelle vient en plus de ces deux. Ensuite, parce que le soir, en tant que tel, a pour terme le matin, et le matin, le soir ; ce n’est donc pas n’importe quelle connaissance des réalités dans leur nature propre qui peut être appelée vespérale, mais celle-là seule qui est rapportée à la louange du Créateur, car ainsi, le soir retourne au matin. Et ainsi, la connaissance que les démons ont des réalités n’est ni matinale ni vespérale, mais c’est seulement le cas de la connaissance gratuite, qui existe dans les anges bienheureux.

 

Réponse aux objections :

 

1° La connaissance des réalités dans leur nature propre est toujours vespérale ; et sa relation à la connaissance dans le Verbe ne la rend pas matinale, mais lui fait avoir pour terme la connaissance matinale. Il n’est donc pas dit que l’ange a une connaissance matinale dès lors qu’il rapporte au Verbe sa connaissance des réalités dans leur nature propre, comme si la connaissance référée était elle-même la connaissance matinale ; mais que, dès lors qu’il la rapporte, il mérite de recevoir la connaissance matinale.

 

2° Cet argument serait probant si les connaissances matinale et vespérale se distinguaient du côté de la réalité connue ; alors, en effet, il y aurait trois connaissances, selon les trois êtres connaissables portant sur les réalités. Mais puisque la connaissance matinale se distingue de la vespérale par le médium de connaissance, qui est le créé ou l’incréé, n’importe lequel de ces deux médiums fait connaître n’im­porte lequel de ces êtres ; et ainsi, il n’est pas nécessaire d’admettre une troisième connaissance.

 

3° Toute connaissance qui est dans le Verbe est appelée connaissance matinale, que la réalité soit ou non déjà produite ; car une telle connaissance est conforme à la connaissance divine, qui connaît toutes choses pareillement avant qu’elles adviennent et une fois qu’elles sont advenues. Et cependant, toute connaissance de la réalité dans le Verbe porte sur la réalité comme devant advenir, que la réalité soit ou non advenue : de sorte que l’expres­sion « devant advenir » ne signifie pas le temps, mais la sortie de la créature depuis le Créateur ; tout comme la connaissance du produit dans l’art porte sur lui dans son fieri, même si le produit lui-même est déjà réalisé.

 

4° Saint Augustin appelle « matinale » la connaissance qui est en pleine lumière, elle contient donc sous elle la connaissance de midi ; aussi l’appelle-t-il tantôt diurne, tantôt matinale. Ou bien l’on peut dire que toute connaissance de l’intelligence angélique est mêlée de ténèbres du côté du connaissant. Par conséquent, ne peut être dite « de midi » aucune connaissance d’une intelligence créée, mais seulement la connaissance par laquelle Dieu connaît toutes choses en lui-même.

 

 

 

5° C’est par la même connaissance que sont connus le Verbe et les réalités dans le Verbe ; c’est pourquoi même la connaissance du Verbe est appelée matinale. Et cela se voit clairement, car le septième jour, qui signifie le repos de Dieu en lui-même, a un matin ; il y a donc connaissance matinale en tant que l’ange connaît Dieu.

 

6° La réponse au sixième argument ressort de ce qui a été dit.

 

Et videtur quod non.

 

Ut enim dicit Augustinus, IV super Genesim ad litteram [cap. 22], cognitio vespertina est qua res cognoscitur in seipsa ; matutina vero, cum refertur in laudem creatoris ; et sic cognitio matutina videtur a vespertina distingui per relatum et non relatum. Sed praeter cognitionem creaturae in seipsa relatam ad verbum et non relatam, est accipere aliam creaturae cognitionem magis differentem ab eis quam altera istarum differat ab altera : scilicet cognitionem creaturarum in verbo. Ergo matutina et vespertina cognitio non sufficienter dividunt cognitionem angelicam.

 

Praeterea, Augustinus, II super Genes. ad litteram [cap. 8], ponit triplex esse creaturae : unum quod habet in verbo, aliud quod habet in propria natura, tertium quod habet in mente angelica. Sed penes primum esse et secundum accipitur cognitio matutina et vespertina. Ergo penes tertium debet accipi tertia eius cognitio.

Praeterea, cognitio matutina et vespertina distinguitur per hoc quod est cognoscere res in verbo, et res in propria natura ; et per hoc quod est cognoscere res factas et fiendas. Sed haec possunt quadrupliciter diversificari. Uno modo, ut dicantur cognoscere res fiendas in verbo ; alio modo factas in verbo ; tertio modo factas in propria natura ; quarto fiendas in propria natura, quae quidem videtur esse inutilis coniugatio, quia in propria natura non cognoscitur aliquid antequam sit. Ergo saltem oportet tres esse cognitiones angelicas ; et sic insufficienter distinguitur per duas.Praeterea, vespere et mane dicuntur in cognitione angelica ad similitudinem diei temporalis. Sed in die temporali inter mane et vespere est meridies. Ergo et in Angelis inter cognitionem matutinam et vespertinam debet poni meridiana.

 

Praeterea, Angelus non solum cognoscit creaturas, sed etiam ipsum creatorem. Sed cognitio matutina et vespertina in Angelis distinguitur quantum ad cognitionem creaturae. Ergo praeter cognitionem vespertinam et matutinam est assignare cognitionem tertiam in Angelis.

 

Praeterea, cognitio matutina et vespertina non pertinet nisi ad cognitionem gratiae ; alias Angeli mali haberent cognitionem matutinam vel vespertinam : quod non videtur esse verum, cum in daemonibus non sit dies, vespere autem et mane sint diei partes. Ergo, cum cognitio naturalis sit in Angelis praeter gratuitam, videtur quod sit in eis ponere tertiam cognitionem.

 

 

 

Sed contra. Cognitio matutina et vespertina distinguuntur per creatum et increatum. Sed inter haec nihil est medium. Ergo nec inter cognitionem matutinam et vespertinam.

 

 

Responsio. Dicendum, quod de cognitione matutina et vespertina dupliciter loqui possumus. Uno modo quantum ad id quod cognitionis est ; et sic inter utramque cognitionem nihil cadit medium. Cognitio enim vespertina a matutina distinguitur, ut supra dictum est, per medium cognoscendi : quod quidem si creatum est, facit cognitionem vespertinam quocumque modo ; si autem increatum, facit cognitionem matutinam. Non potest autem aliquid esse medium inter creatum et increatum. Si autem considerentur quantum ad rationem matutini et vespertini, sic cadit inter eas aliquod medium, duplici ratione. Primo, quia mane et vespere sunt partes diei ; dies autem est in Angelis per illustrationem gratiae, secundum Augustinum [cf. De Gen. ad litt. IV, 24] : unde non se extendunt ultra cognitionem gratuitam bonorum Angelorum ; et sic naturalis cognitio est praeter has duas. Secundo, quia vespere, inquantum huiusmodi, terminatur ad mane, et mane ad vespere ; unde cognitio rerum in propria natura, non quaelibet potest dici vespertina, sed illa tantum quae refertur in laudem creatoris : sic enim vespere redit ad mane. Et sic cognitio daemonum quam habent de rebus, nec est matutina, nec vespertina ; sed solummodo cognitio gratuita, quae est in Angelis beatis.

 

Ad primum igitur dicendum, quod cognitio rerum in propria natura semper est vespertina ; nec relatio eius ad cognitionem in verbo facit eam matutinam, sed facit eam terminari ad matutinam. Non ergo dicitur quod ex hoc Angelus matutinam cognitionem habeat quod cognitionem rerum in propria natura ad verbum referat, quasi ipsa cognitio relata sit cognitio matutina ; sed quia ex hoc quod refert, meretur matutinam cognitionem accipere.

 

Ad secundum dicendum, quod ratio illa procederet, si matutina cognitio et vespertina distinguerentur ex parte rei cognitae ; sic enim esset triplex cognitio secundum triplex esse cognoscibile de rebus. Cum autem cognitio matutina distinguatur a vespertina penes medium cognoscendi, quod est creatum vel increatum, per utrumlibet istorum mediorum cognoscitur quodlibet illorum esse ; et sic non oportet tertiam cognitionem ponere.

 

Ad tertium dicendum, quod omnis cognitio quae est in verbo, vocatur cognitio matutina, sive sit res iam facta, sive non sit facta ; quia talis cognitio est conformis divinae cognitioni, qui cognoscit omnia similiter antequam fiant et postquam facta sunt. Et tamen omnis cognitio rei in verbo est rei ut fiendae, sive res iam sit facta, sive non : ut ly fiendum non dicat tempus, sed exitum creaturae a creatore ; sicut et cognitio artificiati in arte est eius secundum suum fieri, quamvis etiam ipsum artificiatum iam sit factum.

 

 

Ad quartum dicendum, quod Augustinus [cf. De Gen. ad litt. V, 18 et De civ. Dei XI, 29] nominat matutinam cognitionem quae est in plena luce, unde continet sub se meridianam ; unde quandoque nominat eam diurnam, quandoque autem matutinam. Vel potest dici, quod omnis cognitio intellectus angelici habet tenebras admixtas ex parte cognoscentis. Unde nulla cognitio alicuius intellectus creati potest dici meridiana, sed sola cognitio qua Deus cognoscit omnia in seipso.

 

Ad quintum dicendum, quod eadem cognitione verbum et res in verbo (cognoscuntur) ; unde etiam cognitio verbi dicitur matutina. Et hoc patet, quia septimus dies, qui significat quietem Dei in seipso, habet mane ; unde matutina cognitio est secundum quod Angelus Deum cognoscit.

 

Ad sextum patet responsio ex dictis.

 

 

 

 

 

 

 

 

Question 9 ─ LA COMMUNICATION DE LA SCIENCE DES ANGES

LA QUESTION PORTE SUR LA COMMUNICATION DE LA SCIENCE DES ANGES

PAR DES ILLUMINATIONS

ET DES PAROLES.

 

Article 1 : Un ange en éclaire-t-il un autre ?

 

Article 2 : Un ange inférieur est-il toujours éclairé par un supérieur ?

Article 3 : Lorsqu’un ange en éclaire un autre, le purifie-t-il ?

Article 4 : Un ange parle-t-il à un autre ange ?

Article 5 : Les anges inférieurs parlent-ils aux supérieurs ?

Article 6 : Une distance locale déterminée est-elle requise pour qu’un ange parle à un autre ange ?

Article 7 : Un ange peut-il parler à un autre ange de telle façon que les autres ne perçoivent pas ce qu’il dit ?

QUAESTIO EST DE COMMUNICATIONE SCIENTIAE ANGELICAE

PER ILLUMINATIONES

ET LOCUTIONES.

 

Primo utrum unus Angelus alium illuminet.

Secundo utrum inferior Angelus semper illuminetur a superiori.

Tertio utrum unus Angelus alium illuminando, eum purget.

Quarto utrum unus Angelus alii loquatur.

Quinto utrum inferiores Angeli superioribus loquantur.

Sexto utrum requiratur determinata distantia localis ad hoc quod unus Angelus alii loquatur.

Septimo utrum unus Angelus possit alii loqui, ita quod alii locutionem eius non percipiant.

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse p. 76)

 

Illumination d’un ange par un autre :

     le fait de l’illumination (art. 1)

     médiation de l’ange supérieur (2)

     purification de l’ange inférieur (3)

 

Parole d’un ange à l’autre :

     le fait de la parole (4)

     pas uniquement du supérieur à l’inférieur (5)

     non conditionnée par la distance locale (6)

     confidentialité (7)

 

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

 

Art. 1 : Super Sent. II, d. 9, a. 2, et d. 11, q. 2, a. 2 ; infra a. 5 ; Sum. Th. I, q. 106, a. 1 et q. 111, a. 1 ; Comp. theol., cap. 126.

 

Art. 2 : Super Sent. II, d. 3, q. 1, a. 3, ad 4 et d. 9, a. 2, ad 3 et 4.

 

Art. 3 : Super Sent. II, d. 9, a. 2 ; Sum. Th. I, q. 106, a. 2, ad 1 et I-II, q. 112, a. 1, ad 3 ; Comp. theol., cap. 126.

 

Art. 4 : Super Sent. II, d. 11, q. 2, a. 3 ; Super Cor. I, cap. 13, l. 1 ; Sum. Th. I, q. 107, a. 1.

 

Art. 5 : Super Sent. II, d. 11, q. 2, a. 3, ad 5 ; Super Cor. I, cap. 13, l. 1 ; Sum. Th. I, q. 107, a. 2.

 

Art. 6 : Super Sent. II, d. 11, q. 2, a. 3, ad 3 et 4 ; Sum. Th. I, q. 107, a. 4.

 

Art. 7 : Sum. Th. I, q. 107, a. 5.

 

 

Article 1 - UN ANGE EN ÉCLAIRE-T-IL UN AUTRE ?

(Et primo quaeritur utrum unus Angelus alium illuminet.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme dit saint Augustin, Dieu seul peut former l’esprit. Or l’illumination de l’ange est une certaine formation de l’esprit éclairé, donc Dieu seul peut éclairer l’ange.

 

 

 

2° Parmi les anges, il n’y a d’autre lumière que celle de la grâce et celle de la nature. Or un ange n’en éclaire pas un autre par la lumière de la nature, car chacun tient immédiatement de Dieu ses principes naturels ; ni non plus par la lumière de la grâce, qui provient immédiatement de Dieu seul. Un ange ne peut donc pas en éclairer un autre.

 

3° L’esprit est à la lumière spirituelle ce que le corps est à la lumière corporelle. Or le corps éclairé par une lumière surabondante n’est pas éclairé en même temps par une moindre lumière ; ainsi l’air éclairé par la lumière du soleil ne l’est pas en même temps par la lune. Puis donc que la lumière spirituelle de Dieu dépasse n’importe quelle lumière créée plus que la lumière du soleil ne dépasse celle d’une bougie ou d’une étoile, il semble que, tous les anges étant éclairés par Dieu, l’un ne soit pas éclairé par l’autre.

 

4° Si un ange en éclaire un autre, cela se fait soit par un médium, soit sans médium. Or ce n’est pas sans médium, car alors il serait nécessaire qu’un ange soit uni par lui-même à l’autre ange éclairé, ce qui est impossible puisque Dieu seul pénètre les esprits. Ni non plus par un médium : en effet, ce n’est pas par un médium corporel, puisqu’il ne peut recevoir la lumière spirituelle ; ni par un spirituel, car ce médium spirituel ne peut être envisagé autrement que comme étant un ange, et alors, ou bien il y faudrait aller à l’infini dans les médiums, auquel cas aucune illumination ne pourrait s’ensuivre, puisqu’il est impossible de franchir une infinité ; ou bien l’on en arrivera à dire qu’un ange en éclaire un autre immédiatement, ce dont on a montré l’impossi­bilité. Il est donc impossible qu’un ange en éclaire un autre.

 

 

5° Si un ange en éclaire un autre, cela vient soit de ce qu’il lui transmet sa propre lumière, soit de ce qu’il lui donne quelque autre lumière. Or ce n’est pas de la première façon, car ainsi une seule et même lumière serait dans les différents sujets éclairés. Ni de la seconde, car il serait alors nécessaire que cette lumière fût faite par l’ange supérieur, avec cette conséquence que l’ange serait le créateur de cette lumière, puisque cette lumière n’est pas faite de matière. Il semble donc qu’un ange n’en éclaire pas un autre.

 

 

6° Si un ange est éclairé par un autre, il est nécessaire que l’ange éclairé soit amené de la puissance à l’acte, car être éclairé est un certain fieri. Or chaque fois qu’une chose est amenée de la puissance à l’acte, il est nécessaire que quelque chose en elle soit détruit. Puis donc que rien ne se détruit parmi les anges, il semble que l’un ne soit pas éclairé par l’autre.

 

7° Si l’un est éclairé par l’autre, la lumière que l’un transmet à l’autre est soit une substance, soit un accident. Or elle ne peut être une substance, car la forme substantielle surajoutée fait changer l’espèce, comme l’unité l’espèce du nombre, ainsi qu’il est dit au huitième livre de la Métaphysique ; et dans ce cas, il s’ensuivrait que l’ange, par l’illumination, varierait quant à l’espèce. Semblablement, elle ne peut être un accident, car l’accident ne s’étend pas au-delà du sujet. Un ange n’en éclaire donc pas un autre.

 

 

8° Si notre vision, tant corporelle que spirituelle, a besoin de lumière, c’est parce que son objet est l’intelligible et le visible en puissance, et afin que par la lumière il devienne intelligible et visible en acte. Or l’objet de la connaissance angélique est l’intelligible en acte que sont l’essence divine elle-même ou les espèces concréées. Les anges n’ont donc pas besoin de lumière intelligible pour connaître.

 

9° Si l’un éclaire l’autre, c’est soit relativement à la connaissance naturelle, soit relativement à la connaissance de grâce. Or ce n’est pas relativement à la connaissance naturelle car, tant pour les anges supérieurs que pour les inférieurs, la connaissance naturelle est accomplie par des formes innées. Ni non plus quant à la connaissance de grâce par laquelle ils connaissent les réalités dans le Verbe, car tous les anges voient le Verbe immédiatement. L’un n’éclaire donc pas l’autre.

 

10° Pour la connaissance intellectuelle ne sont requises que la forme intelligible et

la lumière intelligible. Or un ange ne transmet à l’autre ni les formes intel­ligibles, qui sont concréées, ni la lumière intel­ligible, puisque chacun est éclairé

par Dieu, suivant Job 25, 3 : « Peut-on compter le nombre de ses soldats ? Et sur qui sa lumière ne brille-t-elle point ? » L’un n’éclaire donc pas l’autre.

 

 

11° L’illumination est ordonnée à l’expul­sion des ténèbres. Or il n’y a point de ténèbres ou d’obscurité dans la connaissance des anges ; c’est pourquoi, à propos de II Cor. 12, la Glose dit que « dans la région des intelligibles » qui est manifestement la région des anges, « sans aucune imagination du corps, l’esprit voit la vérité transparente, que n’obscurcissent point les nuées des opinions fausses ». Un ange n’est donc pas éclairé par un autre.

 

 

12° L’intelligence angélique est plus noble que l’intellect agent de notre âme. Or l’intellect agent de notre âme n’est jamais éclairé, mais il éclaire seulement. Donc les anges non plus ne sont pas éclairés.

 

 

13° En Apoc. 21, 23, il est dit que « la cité (des bienheureux) n’a pas besoin du soleil ni de la lune, car c’est la lumière de Dieu qui l’éclairera » ; ce que la Glose interprète ainsi : « le soleil et la lune, les docteurs grands et petits ». Puis donc que l’ange est déjà citoyen de cette cité, il n’est éclairé que par Dieu seul.

 

14° Si un ange en éclaire un autre, cela se fait par une abondance de lumière soit naturelle, soit gratuite. Or ce n’est pas par une abondance de lumière naturelle car, puisque l’ange qui tomba était parmi les plus élevés, il eut les plus excellents dons naturels, qui demeurent entiers en lui, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins, et de la sorte le démon éclairerait l’ange, ce qui est absurde. Ni non plus par une abondance de lumière de grâce, car un homme dans l’état de voie a plus de grâce que les anges inférieurs, puisque, par la puissance de la grâce, des hommes sont transférés à l’ordre des anges supérieurs ; et dans ce cas, l’homme vivant dans l’état de voie éclairerait l’ange, ce qui est absurde. Un ange n’en éclaire pas donc un autre.

 

 

 

15° Denys dit au septième chapitre de la Hiérarchie céleste que « l’illumination est une assomption de la science divine ». Or seule peut être appelée divine la science qui porte sur Dieu ou concerne les réalités

divines. Et dans les deux cas, l’ange n’assume la science divine qu’en la recevant de Dieu. Un ange n’en éclaire donc pas un autre.

 

16° Puisque la puissance de l’intelligence angélique est entièrement déterminée par les formes innées, ces formes suffisent pour connaître tout ce que l’ange peut connaître. Il n’est donc pas nécessaire, pour qu’il connaisse quelque chose, qu’il soit éclairé par un ange supérieur.

 

17° Tous les anges diffèrent entre eux par l’espèce ; ou du moins ceux qui sont d’ordres différents. Or rien n’est éclairé par une lumière d’une autre espèce ; ainsi la réalité corporelle n’est pas éclairée par la lumière spirituelle. Un ange n’est donc pas éclairé par un autre.

 

18° La lumière de l’intelligence angélique est plus parfaite que la lumière de notre intellect agent. Or la lumière de notre intellect agent suffit pour toutes les espèces que nous recevons des sens. La lumière de l’intelligence angélique suffit donc aussi pour toutes les espèces innées ; et de la sorte, il n’est pas nécessaire de surajouter une autre lumière.

 

En sens contraire :

 

1) Denys dit au troisième chapitre de la Hiérarchie céleste que l’ordre de la hiérarchie est « que ceux-ci soient éclairés et que ceux-là éclairent » ; donc, etc.

 

 

2) De même qu’il y a un ordre parmi les hommes, de même y en a-t-il un parmi les anges, comme le montre clairement Denys. Or parmi les hommes, les supérieurs éclairent les inférieurs, comme il est dit en Éph. 3, 8-9 : « J’ai donc reçu, moi qui suis le plus petit d’entre tous les saints, cette grâce […] d’éclairer tous les hommes, etc. » Donc les anges supérieurs éclairent les inférieurs.

 

3) La lumière spirituelle est plus efficace que la lumière corporelle. Or les corps supérieurs éclairent les inférieurs. Les anges supérieurs éclairent donc aussi les inférieurs.

 

Réponse :

 

Il nous est nécessaire de parler de la lumière intellectuelle par similitude avec la lumière corporelle. Or la lumière corporelle est le médium par lequel nous voyons ; et elle sert à nos yeux de deux façons : d’abord en ce que par elle devient pour nous actuellement visible ce qui était visible en puissance ; ensuite en ce que, par la nature de la lumière, les yeux sont eux-mêmes renforcés pour voir ; voilà pourquoi il est nécessaire qu’il y ait de la lumière dans la composition de l’organe.

 

Et par conséquent, la lumière intellectuelle peut être appelée « la vigueur même de l’intelligence pour penser », ou encore « ce par quoi une chose nous devient connue ». C’est donc sous deux aspects que quelqu’un peut être éclairé par un autre : en ce que son intelligence est renforcée pour connaître des choses, et en ce que l’intel­ligence est guidée d’une connaissance vers une autre. Et ces deux aspects sont unis dans l’intelligence, comme cela est clair lorsque l’intelligence de quelqu’un, par un médium qu’il conçoit en esprit, est renforcée pour voir d’autres choses qu’elle ne pouvait pas voir auparavant. Donc, on dit qu’une intelligence est éclairée par une autre, lorsque lui est transmis un médium de connaissance par lequel l’intelligence renforcée peut s’exercer sur des objets de connaissance sur lesquels elle n’avait pas pouvoir auparavant.

 

Et parmi nous, cela se produit de deux façons. D’abord par le discours ; comme lorsque l’enseignant, par sa parole, transmet au disciple quelque médium par lequel son intelligence est renforcée pour comprendre des choses qu’il ne pouvait pas comprendre auparavant. Et dans ce cas, l’on dit que le maître éclaire le disciple. Ensuite, lorsqu’on propose à quelqu’un un signe sensible par lequel il peut être guidé vers la connaissance de quelque intelligible. Et ainsi, l’on dit que le prêtre éclaire le peuple, selon Denys, pour autant qu’il administre et montre au peuple les sacrements, qui sont des guides vers les intelligibles divins.

 

 

Mais les anges n’arrivent point à la connais­sance des choses divines par des signes sensibles, et ils ne reçoivent pas les médiums intelligibles avec variété et processus discursif, comme nous les recevons, mais immatériellement. Et c’est ce que dit Denys au septième chapitre de la Hiérarchie céleste, montrant comment les anges supérieurs peuvent être éclairés : « Les premières essences angéliques sont contemplatives, non qu’elles contemplent intellectuel­lement des symboles sensibles, ni qu’elles s’élèvent à Dieu à travers la variété des saintes Écritures ; mais elles sont inondées de la lumière supérieure d’un savoir immatériel. » Donc l’illumination de l’ange par l’ange n’est autre que le renforcement de l’intelligence de l’ange inférieur par une chose observée dans le supérieur, en vue de connaître des choses. Et voici comment cela peut se faire. De même que, parmi les corps, les supérieurs sont comme des actes relativement aux inférieurs, tel le feu relativement à l’air, de même les esprits supérieurs sont comme des actes relativement aux inférieurs. Or toute puissance est renforcée et perfectionnée par l’union à son acte ; et ainsi, les corps inférieurs sont conservés dans les supérieurs, qui sont leur lieu ; voilà pourquoi les anges inférieurs sont eux aussi renforcés par leur liaison avec les supérieurs, laquelle se fait par le regard de l’intelligence ; et c’est pourquoi l’on dit qu’ils sont éclairés par eux.

 

Réponse aux objections :

 

1° Saint Augustin parle de la formation ultime, dans laquelle l’esprit est formé par la grâce, qui provient immédiatement de Dieu.

 

 

2° L’ange qui éclaire ne produit pas une nouvelle lumière de la grâce ou de la nature, sinon comme participée. En effet, puisque tout ce qui est pensé est connu par la puissance de la lumière intellectuelle, l’objet même qui est connu inclut en soi, en tant que tel, comme participée, la lumière intellectuelle par la puissance de laquelle il revient à cet objet de renforcer l’intelligence, comme on le voit clairement lorsque le maître transmet au disciple le médium de quelque démonstration, en lequel la lumière de l’intellect agent est participée comme dans un instrument. Car les premiers principes sont comme des instruments de l’intellect agent, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme ; et il en est de même de tous les principes seconds qui contiennent les médiums propres des démonstrations. Ainsi, lorsque l’ange supérieur manifeste ce qu’il connaît à un autre ange, l’intelligence de ce dernier est renforcée pour qu’il connaisse des choses qu’il ne connaissait pas auparavant ; et de la sorte, il ne se produit pas en l’ange éclairé une nouvelle lumière de la nature ou de la grâce, mais la lumière qui était déjà en lui est renforcée par la lumière contenue dans l’objet connu qui a été perçu par (ou de) l’ange supérieur.

 

3° Il n’en va pas de même de la lumière corporelle et de la spirituelle. En effet, n’importe quel corps peut indifféremment être éclairé par n’importe quelle lumière corporelle ; et la raison en est que toute lumière corporelle est indifférente aux formes visibles. Mais n’importe quel esprit ne peut indifféremment être éclairé par n’importe quelle lumière, car toute lumière ne contient pas indifféremment toutes les formes intelligibles ; en effet, la lumière suprême contient les formes intelligibles les plus universelles. Voilà pourquoi, puisque l’intelligence inférieure est proportionnée pour recevoir la connaissance par des formes plus particulières, il ne lui suffit pas d’être éclairée par une lumière supérieure, mais il est nécessaire qu’elle soit éclairée par une lumière inférieure pour être amenée à la connaissance des réalités, comme cela est clair parmi nous. En effet, le philosophe premier a connaissance de toutes les réalités dans les principes universels. Le médecin, lui, considère les réalités surtout dans le particulier : c’est pourquoi il reçoit immédiatement les principes non du philosophe premier, mais du physicien, qui a des principes plus particularisés que le philosophe premier. Mais le physicien, dont la considération est plus universelle que celle du médecin, peut recevoir immédiatement du philosophe premier les principes de sa propre considération. Ainsi, puisque dans la lumière de l’intelligence divine les raisons des réalités sont suprêmement unies comme en un principe unique tout à fait universel, les anges inférieurs ne sont pas proportionnés à recevoir la connaissance par cette seule lumière, à moins que ne lui soit adjointe la lumière des anges supérieurs, en qui les formes intelligibles sont particularisées.

 

4° Un ange en éclaire un autre parfois par un médium, et parfois sans médium. Par un médium, spirituel cependant, comme lorsque l’ange supérieur éclaire un ange intermédiaire, lequel, par la puissance de la lumière de l’ange supérieur, éclaire un ange situé très bas. Sans médium, comme lorsque l’ange supérieur éclaire l’ange existant immédiatement au-dessous de lui. Et il n’est pas nécessaire que l’éclairant soit uni à l’éclairé comme s’il pénétrait dans son esprit, mais ils sont comme liés entre eux par ceci que l’un regarde l’autre.

 

 

 

5° Le même médium, numériquement unique, qui est connu par l’ange supérieur, est connu par l’inférieur ; mais la connaissance qu’en a l’ange supérieur est autre que celle de l’ange inférieur : et ainsi, la lumière est en quelque sorte identique, et en quelque sorte différente. Et il n’en résulte pas, en tant qu’elle est différente, qu’elle soit créée par l’ange supérieur : car les réalités non subsistantes par elles-mêmes ne deviennent pas, à proprement parler, tout comme elles ne sont pas par soi ; ainsi ce n’est pas la couleur qui devient, mais le coloré, comme il est dit au septième livre de la Métaphysique. Ce n’est donc pas la lumière même de l’ange qui devient, mais c’est l’objet éclairé lui-même qui, de potentiellement éclairé, devient actuellement éclairé.

 

6° De même que, dans l’illumination corporelle, aucune forme n’est ôtée, mais seulement la privation de lumière que sont les ténèbres, de même en est-il dans l’illumi­nation spirituelle : il n’est donc pas nécessaire qu’il y ait là une destruction, mais seulement l’enlèvement d’une négation.

 

7° Cette lumière de l’ange par laquelle on le dit éclairé, n’est pas la perfection essentielle de l’ange lui-même, mais une perfection seconde qui se ramène à un genre accidentel : et il ne s’ensuit pas que l’accident s’étende au-delà du sujet, car la connaissance par laquelle l’ange supérieur est éclairé n’est pas numériquement identique dans l’ange inférieur ; mais elle l’est en espèce et en nature, en tant qu’elle appartient au même, tout comme il y a, dans l’air éclairé et le soleil qui éclaire, une lumière identique en espèce, non numériquement.

 

8° Une chose qui était auparavant intelligible en puissance devient, par la lumière, intelligible en acte ; mais cela est possible de deux façons. D’abord, en sorte que ce qui est en soi intelligible en puissance devienne intelligible en acte, comme cela se produit en nous. Et ce n’est pas ainsi que l’intelligence angélique a besoin de lumière, puisqu’elle n’abstrait pas l’espèce à partir de phantasmes. Ensuite, de telle sorte que ce qui est intelligible en puissance pour quelque être intelligent devienne pour lui intelligible en acte, comme les substances supérieures deviennent pour nous intelligibles en acte grâce aux médiums par lesquels nous parvenons à les connaître. Et de cette façon l’intelligence de l’ange a besoin de lumière pour être guidée vers la connaissance actuelle des choses qu’elle est en puissance de connaître.

9° L’illumination par laquelle un ange en éclaire un autre ne concerne pas les choses qui appartiennent à la connaissance naturelle des anges, car tous ont ainsi dès le début de leur création une connaissance naturelle parfaite ; à moins, peut-être, de soutenir que les anges supérieurs sont la cause des inférieurs, ce qui est contre la foi. Mais cette connaissance concerne les choses qui sont révélées aux anges et dépassent leur connaissance naturelle, comme les mystères divins ayant trait à l’Église supérieure ou inférieure. Voilà pourquoi Denys admet une action hiérarchique. Et bien que tous voient le Verbe, il ne s’ensuit pas que tout ce que les anges supérieurs voient dans le Verbe, les inférieurs le voient aussi.

 

 

 

10° Lorsqu’un ange est éclairé par un autre, de nouvelles espèces ne lui sont pas infusées, mais, à partir des mêmes espèces qu’il avait auparavant, son intelligence renforcée par la lumière supérieure devient, de la façon déjà mentionnée, apte à connaître plus de choses : comme notre intelligence renforcée par la lumière divine ou angélique peut, à partir des mêmes phantasmes, parvenir à la connaissance de plus de choses qu’elle ne le pourrait par elle-même.

 

 

11° Bien qu’il n’y ait dans les anges aucune obscurité source d’erreur, il y a cependant en eux la nescience de choses qui dépassent leur connaissance naturelle ; et c’est pourquoi ils ont besoin d’être éclairés.

 

 

12° Aucune réalité, si matérielle soit-elle, ne reçoit quelque chose par ce qui en elle est formel, mais seulement par ce qui en elle est matériel ; ainsi, notre âme ne reçoit pas l’illumination quant à son intellect agent, mais quant à son intellect possible – comme aussi les réalités corporelles ne reçoivent pas d’impression du côté de la forme, mais du côté de la matière – et cependant, notre intellect possible est plus simple qu’une forme matérielle. Ainsi l’intelligence de l’ange est-elle, elle aussi, éclairée quant à ce qu’elle a de potentialité, quoiqu’elle soit elle-même plus noble que notre intellect agent, qui n’est pas éclairé.

13° Cette citation doit s’entendre des choses qui appartiennent à la connaissance de la béatitude, pour lesquelles tous les anges sont immédiatement éclairés par Dieu.

 

 

14° Cette illumination dont nous parlons se fait par la lumière de la grâce qui perfectionne la lumière de la nature. Et il ne s’ensuit pas que l’homme dans l’état de voie puisse éclairer l’ange : en effet, ce n’est pas en acte qu’il a une grâce plus grande, mais ce n’est que virtuellement ; car il a une grâce par laquelle il peut mériter un état plus parfait ; comme aussi le poulain qui vient de naître est virtuellement plus grand que l’âne, mais moins grand en quantité actuelle.

 

15° Lorsque l’on dit que l’illumination est une assomption de science divine, la science est appelée divine parce qu’elle tire son origine de l’illumination divine.

 

 

16° Les formes innées suffisent pour connaître toutes les choses qui sont connues de l’ange par la connaissance naturelle ; mais pour celles qui sont au-dessus de la connaissance naturelle, [les anges] ont besoin d’une lumière plus haute.

17° Parmi les anges d’espèces différentes, il n’est pas nécessaire qu’il y ait une lumière intelligible spécifiquement différente ; tout comme, dans les corps différant par l’espèce, la couleur est spécifiquement iden­tique. Et cela est surtout vrai de la lumière de la grâce, qui est aussi spécifiquement la même parmi les hommes et parmi les anges.

 

18° La lumière de l’intellect agent suffit, en nous, pour les choses qui appartiennent à la connaissance naturelle ; mais pour les autres choses, une lumière plus haute est requise, comme celle de la foi ou de la prophétie.

 

Et videtur quod non.

 

Quia, ut dicit Augustinus [De Gen. ad litt. III, 20], solus Deus potest mentem formare. Sed illuminatio Angeli est quaedam formatio mentis illuminati, ergo solus Deus potest Angelum illuminare.

 

Praeterea, in Angelis non est aliud lumen nisi gratiae et naturae. Sed lumine naturae unus Angelus alium non illuminat, quia unusquisque habet naturalia sua immediate a Deo ; similiter nec lumine gratiae, quae immediate a solo Deo est. Ergo unus Angelus alium non potest illuminare.

 

Praeterea, sicut se habet corpus ad lumen corporale, ita spiritus ad lumen spirituale. Sed corpus illuminatum a lumine superexcedenti, non illuminatur simul a lumine minori ; sicut aer illuminatus a lumine solis, non simul illuminatur a luna. Ergo, cum plus excedat lumen spirituale divinum quodlibet lumen creatum, quam lumen solis lumen candelae vel stellae ; videtur quod, cum omnes Angeli illuminentur a Deo, quod unus ab alio non illuminetur.

 

Praeterea, si unus Angelus alium illuminat, aut hoc est per medium, aut sine medio. Sed non sine medio, quia sic oporteret unum Angelum alteri illuminato per ipsum esse

coniunctum ; quod esse non potest cum solus Deus mentibus illabatur. Similiter nec per medium : quia nec per corporale medium, cum non sit spiritualis luminis receptivum ; nec per spirituale, quia hoc spirituale medium non potest poni aliud quam Angelus ; et sic vel esset abire in infinitum in mediis : quod si esset, non posset sequi aliqua illuminatio, cum sit impossibile infinita pertransire ; vel erit devenire ad hoc quod unus Angelus alium immediate illuminet : quod ostensum est esse impossibile. Ergo impossibile est quod unus Angelus alium illuminet.

 

Praeterea, si unus Angelus alium illuminet, aut hoc est per hoc quod tradit ei lumen proprium, aut per hoc quod dat ei aliquod aliud lumen. Sed non primo modo, quia sic unum et idem lumen esset in diversis illuminatis. Nec iterum secundo modo, quia sic oporteret quod illud lumen esset factum a superiori Angelo ; ex quo sequeretur quod Angelus esset creator illius luminis, cum illud lumen non fiat ex materia. Ergo videtur quod unus Angelus alium non illuminet.

 

Praeterea, si unus Angelus ab alio illuminatur, oportet quod Angelus illuminatus reducatur de potentia in actum, quia illuminari est quoddam fieri. Sed quandocumque aliquid reducitur de potentia in actum, oportet in eo aliquid corrumpi. Cum igitur in Angelis nihil corrumpatur, videtur quod unus ab alio non illuminetur.

 

Praeterea, si unus ab alio illuminatur, lumen quod unus alii tradit, aut est substantia, aut accidens. Sed non potest esse substantia, quia forma substantialis superaddita variat speciem, sicut unitas speciem numeri, sicut dicitur VIII Metaphys. [l. 3 (1043 b 36)] ; et sic sequeretur quod Angelus per hoc quod illuminatur, secundum speciem variaretur. Similiter non potest esse accidens, quia accidens non se extendit ultra subiectum. Ergo unus Angelus alium non illuminat.

 

Praeterea, ad hoc visus noster et corporalis et intellectualis lumine indiget, quia eius obiectum est intelligibile et visibile in potentia, ut per lumen fiat intelligibile et visibile in actu. Sed obiectum cognitionis angelicae est intelligibile in actu, quod est ipsa divina essentia, vel species concreatae. Ergo ad cognoscendum non indigent intelligibili lumine.

 

Praeterea, si unus alium illuminat, aut hoc est respectu cognitionis naturalis, aut respectu cognitionis gratiae. Sed non respectu cognitionis naturalis, quia tam in superioribus quam in inferioribus naturalis cognitio est perfecta per formas innatas. Similiter nec quantum ad cognitionem gratiae qua res in verbo cognoscunt, quia omnes Angeli verbum immediate vident. Ergo unus alium non illuminat.

 

Praeterea, ad cognitionem intellectus non requiritur nisi forma intelligibilis et lumen intelligibile. Sed unus Angelus alteri non tradit neque formas intelligibiles, quae sunt concreatae, neque lumen intelligibile, cum unusquisque a Deo illuminetur, secundum Iob, XXV, 3 : numquid est numerus militum eius, et super quem non fulget lumen illius ? Ergo unus alium non illuminat.

 

Praeterea, illuminatio ordinatur ad tenebras pellendas. Sed in cognitione Angelorum nulla est tenebra vel obscuritas ; unde II Corinth., XII, dicit Glossa [P. Lombardi, PL 192, 81 D], quod in regione intelligibilium, quam constat esse regionem Angelorum, sine omni imaginatione corporis mens videt perspicuam veritatem, nullis opinionum falsarum nebulis fuscatam. Ergo Angelus ab Angelo non illuminatur.

 

Praeterea, intellectus angelicus est nobilior quam intellectus agens animae nostrae. Sed intellectus agens nostrae animae nunquam illuminatur, sed solum illuminat. Ergo nec Angeli illuminantur.

 

Praeterea, Apoc. XXI, 23, dicitur, quod civitas (beatorum) non eget sole neque luna, nam claritas Dei illuminabit eam ; et exponit Glossa [ordin. et interlin., ibid.] solem et lunam doctores maiores et minores. Ergo, cum Angelus sit iam civis illius civitatis, non illuminatur nisi a solo Deo.

 

Praeterea, si Angelus Angelum illuminat, aut hoc est per abundantiam naturalis luminis, aut per abundantiam gratuiti. Sed non per abundantiam naturalis, quia cum Angelus qui cecidit, fuerit de supremis Angelis, habuit naturalia excellentissima, quae in eo integra manent, ut dicit Dionysius, IV cap. de Divin. Nomin. [§ 23], et sic daemon Angelum illumi­naret, quod est absurdum. Similiter nec per abundantiam luminis gratiae, quia aliquis homo in statu viae est maioris gratiae quam inferiores Angeli ; cum ex virtute gratiae aliqui homines transferantur ad ordinem superiorum Angelorum ; et sic homo in statu viae existens Angelum illuminaret, quod est absurdum. Ergo unus Angelus alium non illuminat.

 

Praeterea, Dionysius dicit, cap. VII Cael. Hierarch. [§ 3], quod illuminatio est divinae scientiae assumptio. Sed divina scientia non potest dici nisi quae est de Deo, vel quae est de rebus divinis. Et utrolibet modo scientiam divinam non assumit Angelus nisi a Deo. Ergo unus Angelus alium non illuminat.

 

Praeterea, cum potentia intellectus angelici sit tota terminata per formas innatas, formae innatae sufficiunt ad omnia cognoscenda quae Angelus cognoscere potest. Ergo non oportet quod a superiori Angelo illuminetur ad aliquid cognoscendum.

 

Praeterea, Angeli omnes ad invicem specie differunt ; vel saltem illi qui sunt diversorum ordinum. Sed nihil illuminatur a lumine alterius speciei ; sicut res corporalis non illuminatur lumine spirituali. Ergo unus Angelus ab alio non illuminatur.

 

Praeterea, lumen intellectus angelici est perfectius quam lumen intellectus agentis nostri. Sed lumen intellectus nostri agentis sufficit ad omnes species quas a sensu accipimus. Ergo et lumen intellectus angelici sufficit ad omnes species innatas ; et sic non oportet quod aliud lumen superaddatur.

 

 

 

Sed contra. Est quod dicit Dionysius, cap. III Cael. Hierarch. [§ 2], quod ordo hierarchiae est hos quidem illuminari, illos vero illuminare ; ergo et cetera.

 

Praeterea, sicut est ordo in hominibus, ita est ordo in Angelis ; ut patet per Dionysium [De eccles. hier., cap. 5, pars 1, § 2]. Sed in hominibus superiores illuminant inferiores, ut dicitur Ephes. cap. III, 8-9 : mihi autem omnium sanctorum minimo data est gratia haec (…) illuminare omnes, etc., ergo et superiores Angeli inferiores illuminant.

 

Praeterea, lumen spirituale est effica­cius quam corporale. Sed superiora corpora illuminant inferiora. Ergo et su­periores Angeli illuminant inferiores.

 

 

Responsio. Dicendum, quod de lumine intellectuali oportet nos loqui ad similitudinem corporalis luminis. Lumen autem corporale est medium quo videmus ; et servit nostro visui in duobus : uno modo in hoc quod per ipsum fit nobis visibile actu quod erat potentia visibile ; alio modo in hoc quod visus ipse confortatur ad videndum ex luminis natura ; unde et oportet esse lumen in compositione organi.

 

Unde et lumen intellectuale potest dici ipse vigor intellectus ad intelligendum, vel etiam id quo aliquid fit nobis notum. Unde secundum duo potest aliquis illuminari ab alio : scilicet secundum hoc quod eius intellectus confortatur ad cognoscenda, et secundum hoc quod intellectus ex aliquo manuducitur in aliquod cognoscendum. Et haec duo coniunguntur in intellectu, sicut patet cum aliquis per aliquod medium quod mente concipit, intellectus eius confortatur ad alia videnda quae prius videre non poterat. Secundum hoc ergo unus intellectus ab alio illuminari dicitur, inquantum traditur ei aliquod medium cognoscendi, quo intellectus confortatus potest in aliqua cognoscibilia, in quae prius non poterat.

 

Quod quidem dupliciter apud nos contingit. Uno modo per sermonem ; ut cum docens verbo suo tradit aliquod medium discipulo, per quod eius intellectus confortatur ad aliqua intelligenda, quae prius intelligere non poterat. Et sic magister dicitur illuminare discipulum. Alio modo inquantum alicui proponitur aliquod sensibile signum, ex quo quis potest manuduci in alicuius intelligibilis cognitionem. Et sic sacerdos dicitur illuminare populum, secundum Dionysium [De eccles. hier., cap. 5, p. 1, § 6], inquantum populo sacramenta ministrat et ostendit, quae sunt manuductiones in divina intelligibilia.

Sed Angeli neque per sensibilia signa in cognitionem divinorum deveniunt, neque intelligibilia media recipiunt cum varietate et discursu, sicut nos recipimus, sed immaterialiter. Et hoc est quod Dionysius dicit, cap. VII Cael. Hierarch. [§ 2], ostendens quo­modo superiores Angeli illuminentur : contemplativae, inquit, sunt primae Angelorum essentiae, sensibilium symbolorum, aut intellectualium speculativae ; non ut varietate sacrae Scripturae in Deum reductae, sed

sicut immaterialis scientiae altiori lumine repletae. Nihil ergo est aliud Angelum ab Angelo illuminari, quam confortari intellectum inferioris Angeli per aliquid inspectum in superiori, ad aliqua cognoscenda. Et hoc quidem hoc modo fieri potest. Sicut enim in corporibus superiora sunt quasi actus respectu inferiorum, ut ignis respectu aeris ; ita et superiores spiritus sunt quasi actus respectu inferiorum. Omnis autem potentia confortatur et perficitur ex coniunctione ad actum suum ; unde et corpora inferiora conservantur in superioribus, quae sunt locus eorum ; et ideo etiam inferiores Angeli confortantur ex eorum continuatione ad superiores, quae quidem continuatio est per intuitum intellectus ; et pro tanto ab eis dicuntur illuminari.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod Augustinus loquitur de formatione ultima, qua mens formatur per gratiam, quae est immediate a Deo.

 

Ad secundum dicendum, quod ab Angelo illuminante non fit novum lumen gratiae vel naturae nisi ut participatum. Cum enim omne quod intelligitur, ex vi intellectualis luminis cognoscatur ; ipsum cognitum inquantum huiusmodi includit in se intellectuale lumen ut participatum, ex cuius virtute habet intellectum confortare ; sicut patet quando magister tradit discipulo medium alicuius demonstrationis, in quo participatur lumen intellectus agentis ut in instrumento. Prima enim principia sunt quasi instrumenta intellectus agentis, ut dicit Commentator in III de Anima [comm. 36] ; et similiter etiam omnia principia secunda quae continent propria media demonstrationum. Unde per hoc quod superior Angelus suum cognitum alteri Angelo demonstrat, eius intellectus confortatur ad aliqua cognoscenda, quae prius non cognoscebat ; et sic non fit in Angelo illuminato novum lumen naturae vel gratiae ; sed lumen quod prius inerat, confortatur per lumen contentum in cognito percepto a superiori Angelo.

 

 

Ad tertium dicendum, quod non est simile de lumine corporali et spirituali. Quodlibet enim corpus potest indifferenter illuminari a quocumque lumine corporali ; quod ideo est, quia omne lumen corporale aequaliter ad formas visibiles se habet. Sed non quilibet spiritus potest aequaliter illuminari quolibet lumine, quia quodlibet lumen non aequaliter continet formas intelligibiles ; lumen enim supremum continet formas intelligibiles magis universales. Et ideo, cum inferior intellectus sit proportionatus ad accipiendum cognitionem per formas magis particulares, non sufficit ei quod illuminetur a superiori lumine ; sed oportet quod illuminetur lumine inferiori ad hoc quod in cognitionem rerum adducatur, sicut patet apud nos. Philosophus enim primus habet cognitionem rerum omnium in principiis universalibus. Medicus autem considerat res maxime in particulari : unde non accipit immediate principia a primo philosopho, sed accipit immediate a naturali, qui habet principia magis contracta quam primus philosophus. Naturalis autem, cuius consideratio est universalior quam medici, potest accipere immediate principia suae considerationis a primo philosopho. Unde, cum in lumine intellectus divini rerum rationes maxime uniantur quasi in uno principio maxime universali, inferiores Angeli non sunt proportionati ad hoc quod per illud lumen solum cognitionem accipiant, nisi adiungatur lumen Angelorum superiorum, in quibus formae intelligibiles contrahuntur.

 

Ad quartum dicendum, quod Angelus quandoque alium Angelum illuminat per medium, quandoque sine medio. Per medium autem, spirituale tamen, sicut cum Angelus superior illuminat medium, et medius illuminat infimum virtute luminis superioris Angeli. Sine medio autem, sicut cum Angelus superior Angelum immediate sub se existentem illuminat. Nec oportet quod hoc modo coniungatur illuminans illuminato quasi in eius mentem illabatur ; sed quasi continuati ad invicem, per hoc quod unus alium intuetur.

 

Ad quintum dicendum, quod unum et idem numero medium quod cognoscitur a superiori Angelo, cognoscitur ab inferiori ; sed cognitio superioris Angeli de illo est alia a cognitione inferioris : et sic quodammodo idem est lumen, et quodammodo aliud. Nec tamen sequitur quod secundum hoc quod est aliud, sit creatum a superiori Angelo : quia res per se non subsistentes, non per se loquendo fiunt, sicut nec per se sunt ; unde non fit color, sed fit coloratum, ut dicitur VII Metaph. [l. 8 (1034 b 7)]. Unde non fit ipsum lumen Angeli, sed fit ipsum illuminatum, de potentia illuminato, actu illuminatum.

 

Ad sextum dicendum, quod sicut in illuminatione corporali non removetur aliqua forma, sed sola privatio luminis, quae est tenebra ; ita etiam in illuminatione spirituali : unde non oportet quod sit ibi aliqua corruptio, sed solum negationis remotio.

 

Ad septimum dicendum, quod illud lumen Angeli quo illuminari dicitur, non est perfectio essentialis ipsius Angeli, sed perfectio secunda quae reducitur ad genus accidentale : nec sequitur quod accidens se extendat ultra subiectum, quia illa cognitio qua illuminatur superior Angelus, non est in Angelo inferiori eadem numero ; sed specie et ratione, inquantum est eiusdem, sicut et eadem specie, non numero, lux est in aere illuminato et sole illuminante.

 

Ad octavum dicendum, quod per lumen fit aliquid intelligibile actu quod prius erat intelligibile in potentia ; sed hoc potest esse dupliciter. Uno modo ita quod illud quod est in se intelligibile in potentia, fiat intelligibile actu, ut in nobis accidit. Et sic lumine non indiget intellectus angelicus, cum non abstrahat speciem a phantasmatibus. Alio modo ita quod illud quod est intelligibile in potentia alicui intelligenti, fiat ei intelligibile actu, sicut nobis fiunt substantiae superiores intelligibiles actu per media quibus in eorum cognitionem devenimus. Et hoc modo intellectus Angeli lumine indiget ad hoc ut ducatur in actualem cognitionem eorum ad quae cognoscenda est in potentia.

 

Ad nonum dicendum, quod illuminatio qua unus Angelus alium illuminat non est de his quae ad naturalem cognitionem Angelorum pertinent ; quia sic omnes ex principio suae conditionis perfectam habent naturalem cognitionem ; nisi forte poneremus quod superiores Angeli essent causa inferiorum : quod est contra fidem. Sed cognitio ista est de his quae revelantur Angelis, eorum cognitionem naturalem excedentibus ; sicut de divinis mysteriis pertinentibus ad Ecclesiam superiorem vel inferiorem. Unde et ponitur actio hierarchica a Dionysio [De cael. hier., cap. 3, § 1]. Nec sequitur quod, quamvis omnes verbum videant, quod quidquid vident in verbo superiores Angeli, videant et inferiores.

 

Ad decimum dicendum, quod quando unus Angelus ab alio illuminatur, non infunduntur ei novae species ; sed ex eisdem speciebus quas prius habebat, intellectus eius confortatus per lumen superius, modo praedicto efficitur plurium cognoscitivus ; sicut intellectus noster confortatus per lumen divinum vel angelicum, ex eisdem phantasmatibus in plurium cognitionem pervenire potest quam per se posset.

 

Ad undecimum dicendum, quod quamvis in Angelis non sit aliqua obscuritas erroris, est tamen in eis aliquorum nescientia, quae eorum naturalem cognitionem excedunt ; et propter hoc illuminatione indigent.

 

Ad duodecimum dicendum, quod nulla res, quantumcumque materialis, recipit aliquid secundum id quod est formale in ipsa, sed solum secundum id quod est materiale in ea ; sicuti anima nostra non recipit illuminationem ratione intellectus agentis, sed ratione possibilis ; velut etiam res corporales non recipiunt aliquam impressionem ex parte formae, sed ex parte materiae ; et tamen intellectus possibilis noster est simplicior quam aliqua forma materialis. Ita etiam et intellectus Angeli illuminatur secundum id quod habet de potentialitate, quamvis ipse sit nobilior intellectu agente nostro, qui non illuminatur.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod auctoritas illa est intelligenda de his quae pertinent ad cognitionem beatitudinis, in quibus omnes Angeli immediate illuminantur a Deo.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod ista illuminatio de qua loquimur, fit per lumen gratiae perficiens lumen naturae. Nec tamen sequitur quod homo in statu viae possit Angelum illuminare : non enim habet maiorem gratiam in actu, sed solum in virtute ; quia habet gratiam ex qua potest mereri perfectiorem statum ; sicut etiam pullus equi statim natus est maior virtute quam asinus, minor autem actuali quantitate.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod cum dicitur quod illuminatio est divinae scientiae assumptio, scientia dicitur divina, quia ex divina illuminatione originem habet.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod formae innatae sufficiunt ad omnia cognoscenda quae naturali cognitione ab Angelo cognoscuntur ; sed ad ea quae sunt supra naturalem cognitionem, indigent lumine altiori.

Ad decimumseptimum dicendum, quod in Angelis specie differentibus non oportet quod sit lumen intelligibile specie differens ; sicut et in corporibus specie differentibus est idem specie color. Et hoc est praecipue verum de lumine gratiae, quae etiam in hominibus et in Angelis est eadem specie.

 

Ad decimumoctavum dicendum, quod lumen intellectus agentis in nobis sufficit ad ea quae sunt cognitionis naturalis ; sed ad alia requiritur altius lumen, ut fidei vel prophetiae.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 2 - UN ANGE INFÉRIEUR EST-IL TOUJOURS ÉCLAIRÉ PAR UN SUPÉRIEUR, OU PARFOIS IMMÉDIATEMENT PAR DIEU ?

(Secundo quaeritur utrum inferior Angelus semper illuminetur a superiori,

vel quandoque a Deo immediate.)

 

 

Il semble que ce soit immédiatement par Dieu.

 

1° L’ange inférieur est en puissance à la grâce par sa volonté et à l’illumination par son intelligence. Or il reçoit de Dieu autant de grâce qu’il en est capable. Il reçoit donc de Dieu autant d’illumination qu’il en est capable ; et ainsi, il est éclairé immédiatement par Dieu, non par un ange intermédiaire.

 

2° De même que les anges supérieurs sont des médiums entre Dieu et les inférieurs, de même ces derniers sont des médiums entre les anges supérieurs et nous. Or les anges supérieurs nous éclairent parfois immédiatement, comme le séraphin éclaira Isaïe, cela est montré en Is. 6, 6. Donc parfois aussi, les anges inférieurs sont éclairés immédiatement par Dieu.

 

3° De même qu’il y a un certain ordre déterminé parmi les substances spirituelles, ainsi en est-il parmi les substances corporelles. Or la puissance divine opère parfois dans les réalités corporelles en laissant de côté les causes intermédiaires ; par exemple, lorsqu’elle ressuscite un mort sans la coopération du corps céleste. Parfois donc aussi, elle éclaire les anges inférieurs sans le ministère des supérieurs.

 

4° « Tout ce que peut une puissance inférieure, une supérieure le peut aussi. » Si donc l’ange supérieur peut éclairer l’ange inférieur, à bien plus forte raison Dieu peut-il l’éclairer immédiatement ; et ainsi, il n’est pas nécessaire que les illuminations divines soient toujours apportées aux inférieurs par les supérieurs.

 

En sens contraire :

 

1) Denys dit que c’est une loi immuablement établie par la divinité, que les êtres inférieurs soient ramenés vers Dieu par le moyen des supérieurs. Les inférieurs ne sont donc jamais éclairés immédiatement par Dieu.

 

 

2) De même que les anges sont par nature supérieurs aux corps, de même les anges supérieurs dépassent les inférieurs. Or rien n’est fait par Dieu dans les réalités corporelles sans le ministère des anges, pour ce qui concerne leur gouvernement ; cela est clairement montré par saint Augustin au troisième livre sur la Trinité. Dieu ne fait donc rien non plus parmi les anges inférieurs si ce n’est par l’intermédiaire des supérieurs.

 

3) Les corps inférieurs ne sont mus par les corps supérieurs qu’avec des intermédiaires ; ainsi le ciel meut la terre par l’inter­médiaire de l’air. Or un ordre semblable règne parmi les corps et parmi les esprits. Donc l’esprit suprême, lui aussi, n’éclaire les inférieurs que par des intermédiaires.

 

Réponse :

 

Un effet de la bonté divine est que Dieu communique de sa perfection aux créatures suivant leur mesure ; et c’est pourquoi il leur communique de sa bonté non seulement de façon qu’elles soient en elles-mêmes des choses bonnes et parfaites, mais aussi de façon qu’elles prodiguent à d’autres la perfection, en coopérant à Dieu en quelque sorte. Et telle est la plus noble façon d’imiter Dieu ; voilà pourquoi Denys dit au troisième chapitre de la Hiérarchie céleste que « se rendre les coopérateurs de Dieu est plus sublime que tout » ; et de là vient l’ordre qui règne entre les anges, selon lequel certains en éclairent d’autres.

 

Mais les avis sont diversement partagés sur cet ordre. Certains, en effet, estiment que cet ordre est si fermement établi que rien ne survient jamais en dehors de lui, mais qu’il est conservé toujours et en tout. D’autres, par contre, pensent que cet ordre est établi de telle sorte que, selon cet ordre, une dérogation se produit fréquemment, mais parfois par des causes nécessaires ; tout comme le cours de la nature est parfois modifié par la providence divine lorsque surgit quelque nouvelle cause, on le voit bien dans le cas des miracles. Mais la première opinion semble plus raisonnable, pour trois motifs. D’abord, puisqu’il appartient à la dignité des anges supérieurs que les inférieurs soient éclairés par eux, ce serait une atteinte à leur dignité s’ils étaient quelquefois éclairés en dehors d’eux. Ensuite, plus des choses sont proches de Dieu, qui est souverainement immuable, plus elles doivent être immuables ; c’est pourquoi les corps inférieurs, qui sont très éloignés de Dieu, dévient parfois du cours naturel, au lieu que les corps célestes gardent toujours le mouvement naturel. Il ne semble donc pas raisonnable que l’ordre des esprits célestes, qui sont très proches de Dieu, soit parfois changé. Enfin, parmi les réalités qui appartiennent à l’état de nature, il ne se fait de changement, par la puissance divine, que pour quelque chose de meilleur, c’est-à-dire pour quelque chose qui regarde la grâce ou la gloire. Or il n’est pas d’état plus élevé que l’état de gloire, en lequel on distingue les ordres des anges. Il ne semble donc pas raisonnable que les choses qui regardent les ordres des anges soient quelquefois changées.

 

Réponse aux objections :

 

1° Dieu donne aux anges, suivant leur capacité, aussi bien la grâce que l’illumi­nation, avec cependant cette différence que la grâce, qui regarde la volonté, est donnée immédiatement à tous par Dieu, attendu qu’il n’y a pas d’ordre parmi leurs volontés pour que l’un puisse laisser une impression sur l’autre ; au lieu que l’illumination descend de Dieu vers les derniers par les premiers et les intermédiaires.

 

2° Au treizième chapitre de la Hiérarchie céleste, Denys résout le problème de deux façons. D’abord, en disant que cet ange

qui fut envoyé pour purifier les lèvres du

prophète, quoiqu’il fût parmi les inférieurs, fut cependant appelé équivoquement « séra­phin » parce qu’il purifia en brûlant, au moyen du charbon allumé qu’il avait pris sur l’autel avec des pinces ; en effet, « séraphin » signifie ardent ou brûlant. Voici l’autre solution : il dit que cet ange d’un ordre inférieur, qui purifia les lèvres du prophète, ne voulait pas le ramener à lui-même, mais à Dieu et à l’ange supérieur, car il agissait par leur puissance à tous les deux : c’est pourquoi il lui montra Dieu et l’ange supérieur ; tout comme on dit que l’évêque absout quelqu’un, lorsque le prêtre absout par son autorité. Et ainsi, il n’est pas nécessaire que « séraphin » soit dit équivoquement, ni qu’un séraphin ait éclairé le prophète immédiatement.

 

 

3° Le cours naturel est surpassé par quelque état plus noble, à cause duquel il est digne qu’il soit parfois changé ; mais rien n’est plus noble que l’état de gloire ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

 

4° Ce n’est pas à cause de l’impuissance de Dieu ou des anges supérieurs que les inférieurs sont éclairés par Dieu et par les premiers anges au moyen d’intermédiaires ; mais c’est pour que soient conservées la dignité et la perfection de tous ; ce qui a lieu lorsque plusieurs coopèrent avec Dieu à la même chose.

 

Et videtur quod immediate a Deo.

 

 

Angelus enim inferior est in potentia ad gratiam affectus, et ad illuminationem intellectus. Sed tantum suscipit de gratia a Deo, quantum est capax. Ergo tantum suscipit de illuminatione a Deo, quantum est capax ; et ita immediate a Deo illuminatur, non per Angelum intermedium.

Praeterea, sicut inter Deum et inferiores Angelos sunt medii superiores, ita inter superiores et nos sunt medii inferiores. Sed superiores Angeli quandoque illuminant nos immediate, sicut Seraphim illuminavit Isaiam, ut patet Isa., VI, 6. Ergo et inferiores Angeli quandoque illuminantur immediate a Deo.

 

Praeterea, sicuti est ordo quidam determinatus in substantiis spiritualibus, ita et in substantiis corporalibus. Sed quandoque in rebus corporalibus divina virtus operatur praetermissis causis mediis ; sicut cum suscitat mortuum non cooperante corpore caelesti. Ergo etiam et quandoque illuminat inferiores Angelos sine ministerio superiorum.

 

Praeterea, quidquid potest virtus inferior, potest et superior. Si ergo Angelus superior potest illuminare inferiorem Angelum, multo fortius Deus potest immediate eum illuminare ; et ita non oportet quod illuminationes divinae semper deferantur per superiores ad inferiores.

 

 

 

Sed contra. Est quod dicit Dionysius [De eccles. hier., cap. 5, pars. 1, § 4], hanc legem esse divinitatis immobiliter firmatam, ut inferiora reducantur in Deum mediantibus superioribus. Ergo nunquam illuminantur inferiores immediate a Deo.

 

Praeterea, sicut Angeli secundum naturam sunt superiores corporibus, ita superiores inferioribus praeeminent. Sed nihil fit a Deo in corporalibus rebus nisi ministerio Angelorum, quantum ad eorum gubernationem pertinet ; ut patet per Augustinum, III de Trinitate [cap. 4]. Ergo etiam nihil fit a Deo in inferioribus Angelis nisi mediantibus superioribus.

 

 

Praeterea, a corporibus superioribus non moventur inferiora corpora nisi per media ; sicut terra a caelo mediante aere. Sed ita est ordo in corporibus sicut in spiritibus. Ergo et summus spiritus non illuminat inferiores nisi per medios.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod ex bonitate divina procedit quod ipse de perfectione sua creaturis communicet secundum earum proportionem ; et ideo non solum intantum communicat eis de sua bonitate, quod in se sint bona et perfecta, sed etiam ut aliis perfectionem largiantur, Deo quodammodo cooperando. Et hic est nobilissimus modus divinae imitationis ; unde dicit Dionysius, cap. III Cael. Hierarch. [§ 2], quod omnium divinius est Dei cooperatorem fieri ; et exinde procedit ordo qui est in Angelis, quod quidam alios illuminant.

 

Sed circa hunc ordinem diversimode quidam opinantur. Quidam enim aestimant hunc ordinem ita esse firmiter stabilitum, ut nunquam praeter ipsum aliquid accidat, sed in omnibus et semper hic ordo servetur. Alii vero extimant ita hunc ordinem stabilitum, ut secundum hunc ordinem eveniat ut frequenter, quandoque tamen ex causis necessariis, praetermittatur ; sicut etiam et naturalium rerum cursus mutatur divina dispensatione, aliqua causa nova suborta, ut patet in miraculis. Sed prima opinio videtur rationabilior, propter tria. Primo, quia cum hoc sit de dignitate superiorum Angelorum ut per eos inferiores illuminentur, eorum dignitati derogaretur, si quan­doque praeter eos illuminarentur. Secundo, quia quanto aliqua sunt Deo, qui est summe immobilis, propinquiora, tanto debent esse magis immobilia ; unde corpora inferiora, quae maxime a Deo distant, quandoque deficiunt a cursu naturali ; corpora vero caelestia semper naturalem motum servant. Unde non videtur esse rationabile ut ordo caelestium spirituum, qui sunt Deo propinquissimi, aliquando immutetur. Tertio, quia in rebus quae pertinent ad statum naturae, non fit aliqua immutatio, divina virtute, nisi propter aliquid melius ; scilicet propter aliquid quod pertineat ad gratiam vel gloriam. Sed statu gloriae, in quo ordines Angelorum distinguuntur, nullus est altior status. Unde non videtur rationabile ut ea quae ad ordines Angelorum spectant, aliquando immutentur.

 

Ad primum ergo dicendum, quod et de gratia et de illuminatione dat Deus Angelis secundum eorum capacitatem, differenter tamen : quia gratia quae ad affectum pertinet, immediate a Deo omnibus datur, eo quod in voluntatibus eorum non est ordo, ut unus in alium imprimere possit ; sed illuminatio descendit a Deo in ultimos per primos et medios.

 

Ad secundum dicendum, quod Dionysius, cap. XIII Cael. Hierarch. [§ 1], dupliciter solvit. Uno modo quod

ille Angelus qui ad purgandum

prophetae labia missus est, cum de inferioribus fuerit, Seraphim tamen aequivoce dictus est, eo quod incendendo purgavit, calculo scilicet ignito, quem forcipe tulerat de altari ; dicitur enim Seraphim quasi ardens vel incendens. Alio modo sic : dicit enim, quod ille Angelus inferioris ordinis, qui labia prophetae purgavit, non intendebat reducere in seipsum, sed in Deum et in superiorem Angelum, quia utriusque virtute agebat : unde ostendit ei Deum et superiorem Angelum ; sicut et episcopus dicitur absolvere aliquem, quando sacerdos auctoritate eius absolvit. Et sic non oportet quod Seraphim aequivoce dicatur, neque quod Seraphim prophetam illuminaverit immediate.

 

Ad tertium dicendum, quod cursus naturalis habet aliquem statum nobiliorem, propter quem dignum est ut quandoque immutetur ; sed statu gloriae nihil est nobilius ; et ideo non est simile.

 

Ad quartum dicendum, quod non est ex impotentia Dei vel superiorum Angelorum, quod inferiores, mediantibus mediis, a Deo et primis Angelis illuminantur ; sed est ad hoc ut servetur dignitas et perfectio omnium ; quod est dum plures in eodem, Deo cooperantur.

 

 

 

 

Article 3 - LORSQU’UN ANGE EN ÉCLAIRE UN AUTRE, LE PURIFIE-T-IL ?

(Tertio quaeritur utrum unus Angelus, alium illuminando, eum purget.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La purification s’entend de l’impureté. Or il n’y a pas d’impureté dans les anges. L’un ne peut donc pas purifier l’autre.

 

2° [Le répondant] disait que cette purification ne s’entend pas du péché, mais de l’ignorance ou de la nescience. En sens contraire : puisque cette ignorance ne peut, dans les anges bienheureux, provenir du péché – car aucun péché ne fut en eux –, elle ne proviendra que de la nature. Or les choses qui sont naturelles ne sont pas enlevées tant que la nature demeure. L’ange ne peut donc être purifié de l’ignorance.

 

3° L’illumination chasse les ténèbres. Or l’on ne peut concevoir dans les anges d’autres ténèbres que celles de l’ignorance ou de la nescience. Si donc la nescience est ôtée par la purification, alors la purification et l’illumination seront identiques et ne doivent pas être distinguées.

 

4° [Le répondant] disait que l’illumination regarde le terme d’arrivée, mais la purification, le terme de départ. En sens contraire : on ne doit aucunement trouver de troisième terme en plus de ceux de départ et d’arri­vée. Si donc ces deux actions hiérarchiques que sont la purification et l’illumination se distinguent en fonction des termes de départ et d’arrivée, il n’y aura pas lieu de mentionner une troisième action ; ce qui s’oppose à Denys, qui place en troisième lieu le perfectionnement.

5° Aussi longtemps qu’une chose est en état de progresser, elle n’est pas encore parfaite. Or la connaissance des anges croît en quelque sorte jusqu’au jour du jugement, comme dit le Maître au deuxième livre des Sentences, dist. 11. Donc maintenant, l’un ne peut perfectionner l’autre.

 

6° De même que l’illumination est cause de purification, de même elle est cause de perfectionnement. Or la cause est antérieure à l’effet. Donc, de même que l’illumi­nation précède le perfectionnement, de même elle précède la purification, s’il s’agit d’une purification de la nescience.

 

En sens contraire :

 

Voici comment Denys distingue et ordonne de telles actions au troisième chapitre de la Hiérarchie céleste : « L’ordre hiérarchique est que les uns soient purifiés et que les autres purifient ; que les uns soient éclairés et que les autres éclairent ; que les uns soient perfectionnés et que les autres perfectionnent. »

 

Réponse :

 

Ces trois actions opérées parmi les anges ne concernent que la réception de la connaissance ; aussi Denys dit-il au septième chapitre de la Hiérarchie céleste que « la purification, l’illumination et le perfectionnement sont une assomption de la science divine ». Mais voici comment doit être envisagée leur distinction.

 

En n’importe quelle génération ou mutation, l’on doit trouver deux termes : le terme de départ et le terme d’arrivée. Or l’un et l’autre se trouvent différemment en divers sujets. En certains, en effet, le terme de départ est quelque chose de contraire à la perfection à acquérir ; comme la noirceur est contraire à la blancheur, qui est acquise par le blanchissement. Quelquefois, par contre, la perfection à acquérir n’a pas directement de contraire, mais il y a dans le sujet des dispositions précédentes qui sont contraires aux dispositions qui ordonnent à l’introduction de la perfection, comme cela est clair pour l’animation du corps. Parfois enfin, rien n’est présupposé si ce n’est la privation ou la négation de la forme qui doit être introduite ; comme dans l’illumination de l’air précèdent les ténèbres, lesquelles sont éloignées par la présence de la lumière. Semblablement, le terme d’arrivée est parfois unique, comme dans le blanchissement le terme d’arrivée est la blancheur ; et parfois il y a deux termes d’arrivée, dont l’un est ordonné à l’autre, comme on le voit bien dans l’altération des éléments, dont un terme est la disposition nécessitante, et l’autre la forme substantielle elle-même.

 

Donc, dans la réception de la connaissance, la diversité susmentionnée se rencontre quant au terme de départ : car parfois, en celui qui reçoit la science, a préexisté une erreur contraire à l’acquisition de la science ; et quelquefois, des dispositions contraires, comme l’impureté de l’âme, ou l’attachement immodéré aux réalités sensibles, ou quelque chose d’autre ; parfois enfin préexiste seulement la privation ou la négation de la connaissance, comme lorsque nous progressons de jour en jour dans la connaissance ; et c’est seulement ainsi que l’on doit envisager le terme de départ dans les anges. Du côté du terme d’arrivée, il doit se trouver deux termes dans la réception de la connaissance. Le premier est ce par quoi l’intelligence est perfectionnée pour connaître quelque chose : que ce soit la forme intelligible, ou la lumière intel-

ligible, ou un quelconque médium de

connaissance. Le second terme est la connaissance elle-même qui en découle, et qui est le dernier terme dans la réception de la connaissance.

 

Ainsi donc, la purification s’opère parmi les anges par un retrait de la nescience ; c’est pourquoi Denys dit au septième chapitre de la Hiérarchie céleste que « l’assomption de la science divine purifie de l’ignorance ». L’illumination, quant à elle, correspond au premier terme d’arrivée : c’est pourquoi il dit au même endroit que les anges sont éclairés en tant qu’une chose leur est manifestée « par une illumination plus haute ». Et le perfectionnement concerne le dernier terme lui-même : c’est pourquoi il dit qu’ils sont perfectionnés « dans cette même lumière, par la science des plus claires instructions ». De cette façon, l’on comprend que l’illumination et le perfectionnement diffèrent comme la détermination formelle de la vue par l’espèce du visible et la connaissance du visible lui-même.

 

Et c’est pourquoi Denys dit au cinquième chapitre la Hiérarchie ecclésiastique que l’ordre des diacres fut institué pour purifier, celui des prêtres pour éclairer, celui des évêques pour perfectionner ; car les diacres exerçaient leur office sur les catéchumènes et les possédés du démon, en qui se trouvent des dispositions contraires à l’illumi­nation, lesquelles sont enlevées par leur ministère ; la fonction des prêtres est de communiquer et de montrer au peuple les sacrements, qui sont comme des intermédiaires par lesquels nous sommes conduits vers les réalités divines ; la fonction des évêques, quant à elle, était de manifester au peuple les choses spirituelles, qui étaient voilées dans la signification des sacrements.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° Comme dit Denys au sixième chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique, la purification, dans le cas des anges, ne doit s’entendre d’aucune impureté, mais seulement de la nescience.

 

 

2° On dit de deux façons qu’une négation ou un défaut provient de la nature. D’abord, comme s’il était dû à la nature d’avoir une telle négation, comme par exemple il est naturel à l’âne de ne pas avoir de raison ; et ce genre d’imperfection naturelle n’est jamais enlevé tant qu’une telle nature demeure. Ensuite, on dit qu’une négation provient de la nature parce qu’il n’est pas dû à la nature d’avoir telle perfection, et particulièrement quand les ressources de la nature ne suffisent pas pour acquérir une telle perfection ; et une telle imperfection naturelle est enlevée, comme cela est clair pour l’ignorance qu’ont les enfants, et pour le défaut de gloire qui nous est ôté par la collation de la gloire. Et de même, la nescience est ôtée des anges.

 

 

3° L’illumination et la purification, dans l’acquisition de la science angélique, sont entre elles comme la génération et la corruption dans l’acquisition de la forme naturelle ; lesquelles sont un par le sujet, mais diffèrent de raison.

 

 

4° La réponse ressort de ce qui a été dit.

 

5° Le perfectionnement, dans le cas présent, n’est pas considéré relativement à toute la connaissance angélique, mais relativement à une seule connaissance, qui est perfectionnée lorsque [l’ange] est introduit en la connaissance de quelque réalité.

6° De même que la forme est en quelque façon la cause de la matière, en tant qu’elle lui donne l’existence actuelle, tandis que la matière est d’une autre façon la cause de la forme, en tant qu’elle la sustente, de même les choses qui sont du côté de la forme sont en quelque sorte antérieures à celles qui sont du côté de la matière, et d’une autre façon c’est l’inverse. Et parce que la privation se tient du côté de la matière, le retrait de la privation est antérieur naturellement à l’introduction de la forme, suivant l’ordre par lequel la matière est antérieure à la forme, et que l’on appelle l’ordre de la génération ; mais l’introduction de la forme est antérieure suivant l’ordre par lequel la forme est antérieure à la matière, et qui est l’ordre du perfectionnement. Et la même considération vaut pour l’ordre de l’illumi­nation et du perfectionnement.

 

Et videtur quod non.

 

Purgatio enim est ab impuritate. Sed in Angelis non est aliqua impuritas. Ergo unus alium purgare non potest.

 

Sed dicebat, quod purgatio illa non intelligitur a peccato, sed ab ignorantia sive nescientia. – Sed contra, cum illa ignorantia non possit esse in beatis Angelis ex peccato, quia in eis nullum fuit, non erit nisi ex natura. Sed quae sunt naturalia, non removentur natura manente. Ergo Angelus ab ignorantia purgari non potest.

 

 

Praeterea, illuminatio tenebras pellit. In Angelis autem non possunt intel­ligi aliae tenebrae nisi ignorantiae vel nescientiae. Si ergo per purgationem nescientia removetur, purgatio et illuminatio idem erunt, nec debent distingui.

 

Sed dicebat, quod illuminatio respicit terminum ad quem, purgatio vero terminum a quo. – Sed contra, in nullo modo est invenire tertium terminum praeter terminum a quo et terminum ad quem. Si ergo istae duae actiones hierarchicae purgatio et illuminatio distinguantur penes terminos a quo et ad quem, non erit ponere tertiam actionem ; quod est contra Dionysium, qui tertio loco ponit perfectionem.

Praeterea, quamdiu aliquid est in statu proficiendi, nondum est perfectum. Sed cognitio Angelorum aliquo modo crescit usque ad diem iudicii, ut Magister dicit in II Sentent., 11 dist. [cap. 2]. Ergo nunc unus alium perficere non potest.

 

Praeterea, sicut illuminatio est causa purgationis, ita est causa perfectionis. Sed causa est prior causato. Ergo, sicut illuminatio praecedit perfectionem, ita praecedit purgationem, si purgatio sit a nescientia.

Sed contra, est quod Dionysius huiusmodi actiones hoc modo distinguit et ordinat, cap. III Cael. Hier­arch. [§ 2], dicens, quod ordo hierarchiae est hos quidem purgari, illos vero purgare ; hos illuminari, illos vero illuminare ; hos quidem perfici, illos autem perficere.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod istae tres actiones in Angelis non nisi ad acceptionem cognitionis pertinent ; unde dicit Dionysius, cap. VII Cael. Hierarch. [§ 3], quod purgatio, illuminatio et perfectio est divinae scientiae assumptio. Distinctio vero earum hoc modo accipienda est.

 

In qualibet enim generatione vel mutatione est duos terminos invenire ; scilicet terminum a quo, et terminum ad quem. Uterque autem diversimode invenitur in diversis. In quibusdam enim terminus a quo est aliquid contrarium perfectioni acquirendae ; sicut nigredo est contraria albedini, quae per dealbationem acquiritur. Quandoque vero perfectio acquirenda non habet contrarium directe ; sed praecedunt in subiecto dispositiones quae sunt contrariae dispositionibus ordinantibus ad perfectionem inducendam, sicut patet in corporis animatione. Quandoque vero nihil praesupponitur nisi privatio sive negatio introducendae formae ; sicut in aere illuminando praecedunt tenebrae, quae per lucis praesentiam removentur. Similiter etiam terminus ad quem, quandoque est unus tantum, ut in dealbatione terminus ad quem est albedo ; quandoque vero sunt duo termini ad quem, quorum unus ad alium ordinatur, sicut patet in alteratione elementorum, cuius unus terminus est dispositio quae est necessitas, alius autem ipsa forma substantialis.

In acceptione igitur cognitionis quantum ad terminum a quo invenitur praedicta diversitas, quia quandoque in accipiente scientiam praeextitit error contrarius scientiae acquirendae ; quandoque vero dispositiones contrariae, sicut impuritas animae, aut immoderata occupatio circa res sensibiles vel aliquid aliud ; quandoque vero praeexistit solummodo cognitionis privatio vel negatio, sicut cum in cognitione de die in diem proficimus ; et sic tantummodo est accipere terminum a quo in Angelis. Ex parte autem termini ad quem est invenire in acceptione cognitionis duos terminos. Primus est id quo intellectus perficitur ad aliquid cognoscendum ; sive sit forma intelligibilis, aut lumen intelligibile, vel quodcumque cognitionis medium. Secundus autem terminus est ipsa cognitio, quae exinde procedit, quae est ultimus terminus in acceptione cognitionis.

 

Sic igitur purgatio est in Angelis per remotionem nescientiae ; unde dicit Dionysius, cap. VII Cael. Hierarch. [§ 3], quod divinae scientiae assumptio est purgans ignorantiam. Illuminatio vero est secundum primum terminum ad quem : unde dicit ibidem, quod illuminantur Angeli inquantum eis aliquid manifestatur per altiorem illuminationem. Sed perfectio est quantum ad ipsum terminum ultimum : unde dicit [hic supra], quod perficiuntur ipso lumine scientia lucidarum doctrinarum. Ut hoc modo intelligatur differre illuminatio et perfectio, sicut formatio visus per speciem visibilis, et cognitio ipsius visibilis.

 

 

Et secundum hoc Dionysius in Ecclesiast. Hierarch., cap. V [pars 1, § 7], dicit, quod ordo diaconorum est ad purgandum institutus, sacerdotum ad illuminandum, episcoporum ad perficiendum ; quia scilicet diaconi habebant officium super catechumenos et energumenos, in quibus sunt dispositiones contrariae illuminationi, quae eorum ministerio removentur ; sacerdotum autem officium est populo sacramenta communicare et ostendere, quae sunt quasi quaedam media quibus deducimur in divina ; episcoporum autem officium erat populo aperire spiritualia, quae erant in sacramentorum significatione velata.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod sicut dicit Dionysius VI cap. Ecclesiast. Hierarch. [pars 3, § 6], quod purgatio in Angelis non est intelligenda ab aliqua impuritate, sed solummodo a nescientia.

 

Ad secundum dicendum, quod aliqua negatio vel defectus dicitur esse ex natura dupliciter. Uno modo quasi sit naturae debitum talem negationem habere, sicut non habere rationem est naturale asino ; et huiusmodi naturalis defectus nunquam removetur manente tali natura. Alio modo, quia non est naturae debitum talem perfectionem habere, dicitur esse negatio ex natura ; et praecipue quando naturae facultas non sufficit ad huiusmodi perfectionem acquirendam ; et talis naturalis defectus tollitur : sicut patet de ignorantia quam pueri habent, et de defectu gloriae, qui a nobis tollitur per gloriae collationem. Et similiter etiam ab Angelis nescientia aufertur.

 

Ad tertium dicendum, quod illuminatio et purgatio se habent in acquisitione scientiae angelicae sicut generatio et corruptio in acquisitione formae naturalis ; quae quidem sunt unum subiecto, differunt autem ratione.

 

Ad quartum patet responsio ex dictis.

 

Ad quintum dicendum, quod perfectio non accipitur, in proposito, respectu totius cognitionis angelicae, sed respectu unius cognitionis tantum, quae perficitur dum in cognitionem alicuius rei perducitur.

Ad sextum dicendum, quod sicut forma est quodammodo causa materiae inquantum dat ei esse actu, quodam vero modo materia est causa formae, inquantum sustentat ipsam ; ita etiam quodammodo ea quae sunt ex parte formae, sunt priora his quae sunt ex parte materiae, quodam vero modo e converso. Et quia privatio se tenet ex parte materiae, ideo remotio privationis est prior introductione formae naturaliter, secundum ordinem quo materia est prior forma, qui dicitur ordo generationis ; sed introductio formae est prior illo ordine quo forma est prior materia, qui est ordo perfectionis. Et eadem ratio est de ordine illuminationis et perfectionis.

 

 

 

 

 

Article 4 - UN ANGE PARLE-T-IL À UN AUTRE ANGE ?

(Quarto quaeritur utrum unus Angelus alii loquatur.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme dit saint Grégoire, à propos de Job 28, 17 : « On ne lui égalera ni l’or ni le verre », au dix-huitième livre des Moralia : « Alors chacun sera aussi visible à autrui qu’il est maintenant caché à lui-même. » Or maintenant, il n’est pas nécessaire que quelqu’un se parle pour qu’il connaisse ce qu’il conçoit. Donc, dans la patrie, il ne sera pas non plus nécessaire que l’un parle à l’autre pour montrer ce qu’il conçoit ; parmi les anges, qui sont bienheureux, la parole n’est donc pas non plus nécessaire.

 

2° Saint Grégoire dit au même endroit : « Lorsqu’on regarde le visage de chacun, l’on pénètre en même temps sa conscience. » Là, par conséquent, la parole n’est point requise pour que l’un sache ce que l’autre a conçu.

 

3° Maxime, dans son commentaire sur la Hiérarchie céleste, au chap. 2, s’exprime ainsi en parlant des anges : « établis dans l’incorporéité, s’approchant l’un de l’autre puis se retirant, contemplant les intelligences les uns des autres plus expressément que tout discours, communicant les uns avec les autres par le silence de la parole. » Or le silence s’oppose à la parole. Les anges connaissent donc mutuellement leurs intelligences sans parole.

 

 

4° Toute parole a lieu par quelque signe. Or il n’y a de signe que dans les réalités sensibles, car « le signe est ce qui, en plus de l’espèce qu’il introduit dans les sens, fait venir autre chose dans la connaissance », comme il est dit au quatrième livre des Sentences, dist. 1. Puis donc que les anges ne reçoivent pas la science à partir des réalités sensibles, ils ne recevront pas la connaissance par des signes ; ni, par conséquent, par la parole.

 

5° Le signe semble être ce qui est plus connu quant à nous, mais moins connu par nature ; et c’est pourquoi le Commentateur distingue, au début du livre de la Physique, entre la démonstration de signe et la démonstration simple, qui est la démonstration « pour telle raison ». Or l’ange ne reçoit pas la connaissance par les choses qui sont postérieures dans la nature. Ni donc par un signe ; ni, par conséquent, par la parole.

 

 

 

6° Dans toute parole, il est nécessaire qu’il y ait une chose qui incite l’auditeur à prêter attention aux mots de celui qui parle, et cette chose est parmi nous la voix même de celui qui parle. Or cela ne peut être placé en l’ange. Ni donc la parole.

 

7° Comme dit Platon, le discours nous a été donné pour que nous connaissions les indications de la volonté. Or un ange connaît les indications de la volonté d’un autre ange par lui-même, car elles sont spirituelles ; et toutes les choses spirituelles sont connues de l’ange par la même connaissance. Puis donc que l’ange connaît par lui-même la nature spirituelle de l’autre ange, il en connaîtra par lui-même la volonté ; et ainsi, il n’a besoin d’aucune parole.

 

 

 

8° Les formes de l’intelligence angélique sont ordonnées à la connaissance des réa­lités comme les raisons des réalités en Dieu sont ordonnées à leur production, puisqu’elles leur sont semblables. Or la réalité, avec tout ce qui est en elle, soit au-dedans soit au-dehors, est produite au moyen des raisons idéales. Donc l’ange aussi, par la forme de son intelligence, connaît l’ange et tout ce qui est intérieur à l’ange ; et ainsi, il connaît ce que ce dernier conçoit ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

9° Il y a en nous deux paroles : l’intérieure et l’extérieure. Or on ne place point l’exté­rieure dans les anges, sinon il serait nécessaire qu’ils forment des expressions vocales lorsque l’un parle à l’autre ; et la parole intérieure n’est que la pensée, comme cela est clairement montré par Anselme et saint Augustin. On ne peut donc concevoir de parole dans les anges en plus de la pensée.

 

10° Avicenne dit que la cause de la parole est, parmi nous, la multitude des désirs, qui provient de nombreux manques, on le voit bien, car le désir porte sur une réalité que l’on n’a pas, comme dit saint Augustin. Puis donc que l’on ne doit pas admettre dans les anges une multitude de manques, on ne devra pas placer en eux la parole.

 

 

11° Un ange ne peut connaître la pensée de l’autre par l’essence de la pensée elle-même, puisqu’elle n’est pas présente à son intelligence par son essence. Il est donc nécessaire qu’il la connaisse par quelque espèce. Or l’ange suffit par lui-même à connaître tout ce qui est naturellement dans un autre ange par des espèces innées. Donc, pour la même raison, il connaîtra par ces mêmes espèces tout ce qui, en l’autre ange, est fait par volonté. Et ainsi, il ne semble pas qu’il faille, pour que la conception d’un ange vienne à la connaissance de l’autre, mettre en eux la parole.

 

 

12° Les gestes directifs et les signes ne sont pas faits pour l’ouïe, mais pour la vue ; en revanche, la parole est faite pour l’ouïe. Or les anges s’indiquent mutuellement leurs conceptions « par des gestes directifs et des signes », comme il est dit dans la Glose, sur ce passage de I Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des hommes, etc. » L’ange ne communique donc pas par la parole.

 

13° La parole est un certain mouvement de la puissance cognitive. Or le mouvement de la cognitive a pour terme l’âme, et non ce qui est à l’extérieur. Donc, par la parole, un ange n’est pas ordonné à un autre ange en sorte qu’il lui montre ce qu’il conçoit.

 

 

 

14° Dans toute parole, il est nécessaire que quelque chose d’inconnu soit manifesté par du connu, comme nous manifestons nos conceptions par des sons sensibles. Or cela ne peut être posé parmi les anges, car la nature de l’ange, qui est connue naturellement par l’autre ange, est sans figure, comme dit Denys ; et ainsi, rien ne peut advenir en elle par quoi serait montré ce qui en elle est inconnu. La parole ne peut donc exister parmi les anges.

 

 

 

15° Les anges sont des lumières spirituelles. Or la lumière, par le fait même qu’elle est vue, se manifeste totalement. Donc, par le fait même que l’ange est vu, tout ce qui est en lui est totalement connu ; et ainsi, la parole n’a pas lieu d’être parmi eux.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en I Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, etc. » Or la langue serait inutile s’il n’y avait la parole. Donc les anges parlent.

 

 

2) « Ce que peut la puissance inférieure, la supérieure le peut aussi », suivant Boèce. Or l’homme peut révéler à un autre homme ce qu’il a conçu. Donc, semblablement, l’ange le peut. Or cela revient à ce qu’il parle. La parole existe donc parmi eux.

 

 

3) Saint Jean Damascène dit que « les anges, en prononçant un discours sans voix se transmettent mutuellement leurs volontés, leurs décisions et leurs pensées ». Or le discours ne se fait que par la parole. La parole existe donc parmi les anges.

 

 

Réponse :

 

Il est nécessaire de poser parmi les anges une sorte de parole. En effet, puisque l’ange ne connaît pas les secrets du cœur de façon spéciale et directe, comme on l’a établi dans la question précédente sur la connaissance des anges, il est nécessaire que l’un manifeste à l’autre ce qu’il a conçu ; et c’est cela, la parole des anges. Chez nous, en effet, on appelle parole la manifestation même du verbe intérieur que nous concevons par l’esprit.

 

Mais comment les anges manifestent aux autres leurs conceptions, il faut l’envisager par similitude avec les réalités naturelles, car les formes naturelles sont comme les images des immatérielles, comme dit Boèce. Or nous trouvons trois façons pour une forme d’exister dans la matière. D’abord imparfaitement, c’est-à-dire de façon intermédiaire entre la puissance et l’acte, comme les formes qui sont en devenir. Ensuite, en acte parfait, de cette perfection, dis-je, par laquelle ce qui a une forme est perfectionné en soi-même. Enfin, en acte parfait, en tant que ce qui a une forme peut aussi communiquer à autre chose la perfection ; car il est telle chose lumineuse en soi, qui ne peut éclairer les autres.

 

Semblablement, la forme intelligible existe de trois façons dans l’intelligence : d’abord moyennement, pour ainsi dire, entre la puissance et l’acte, c’est-à-dire quand elle est comme en habitus ; ensuite, comme en acte parfait quant au sujet pensant lui-même, et c’est le cas lorsque le sujet pense en acte suivant la forme qu’il a en lui ; enfin, dans une relation à l’autre : et le passage d’une façon à l’autre se fait, comme en allant de la puissance à l’acte, par la volonté.

 

En effet, la volonté même de l’ange fait qu’il se tourne actuellement vers les formes qu’il avait en habitus ; et semblablement, la volonté de l’ange fait que son intelligence soit encore plus parfaitement mise en acte de la forme existant en elle : en sorte qu’il soit perfectionné par une telle forme non seulement en lui-même, mais dans une relation à un autre. Et quand il en est ainsi, alors l’autre ange perçoit la connaissance du premier ; et c’est en ce sens que l’on dit qu’il parle à un autre ange.

 

Et il en serait de même parmi nous si notre intelligence pouvait se porter immédiatement vers les intelligibles ; mais parce que notre intelligence reçoit naturellement en provenance des réalités sensibles, il est nécessaire que certains signes sensibles soient adaptés à exprimer les conceptions intérieures, afin que par ces signes les pensées des cœurs nous soient manifestées.

 

Réponse aux objections :

 

1° La parole de saint Grégoire peut s’enten­dre à la fois de la vision corporelle et de la spirituelle. Dans la patrie, en effet, une fois glorifiés les corps des saints, l’un pourra voir de l’œil du corps l’intérieur du corps de l’autre, que maintenant il ne peut même pas regarder en lui-même ; car les corps glorieux seront pour ainsi dire traversables ; c’est pourquoi au même endroit saint Grégoire les compare au verre. De même, chacun verra de l’œil de l’esprit si un autre a la charité, et la mesure de sa charité, choses qu’un homme ne peut savoir maintenant à son propre sujet. Il n’est cependant pas nécessaire que l’un connaisse en l’autre les pensées actuelles dépendantes de la volonté.

 

2° La conscience de l’autre est dite pénétrée quant à l’habitus, et non quant aux pensées actuelles.

 

3° Là, le silence prive de la parole vocale telle qu’elle existe parmi nous, non de la spirituelle telle qu’elle existe parmi les anges.

 

4° On ne peut appeler signe, à proprement parler, qu’une chose d’où l’on passe à la connaissance d’autre chose comme discursivement ; et en ce sens, il n’y a pas de signe parmi les anges, puisque leur science n’est pas discursive, comme on l’a établi dans la question précédente. Et si parmi nous les signes sont sensibles, c’est parce que notre connaissance, qui est discursive, est issue des réalités sensibles. Mais nous pouvons communément appeler signe n’im­porte quel objet connu en lequel quelque autre chose est connue ; et pour cette raison, la forme intelligible peut être dite le signe de la réalité qui est connue par son intermédiaire. Et de la sorte, les anges connaissent les réalités par des signes ; et ainsi, un ange parle à l’autre par un signe, c’est-à-dire au moyen d’une espèce, son intelligence étant parfaitement mise en acte de cette espèce dans une relation à l’autre.

 

5° Bien que, dans les réalités naturelles, dont les effets nous sont plus connus que les causes, le signe soit ce qui est postérieur en nature, cependant il n’est pas dans la définition du signe, pris au sens propre, qu’il soit antérieur ou postérieur en nature, mais seulement qu’il nous soit déjà connu ; c’est pourquoi tantôt nous prenons les effets comme les signes des causes, comme le pouls est le signe de la santé, et tantôt les causes comme les signes des effets, comme les dispositions des corps célestes sont les signes des orages et des pluies.

 

 

6° Par le fait même qu’ils se tournent vers d’autres lorsqu’ils se mettent en acte de certaines formes dans une relation à eux, les anges excitent en quelque sorte les autres à leur prêter attention.

 

 

7° C’est par le même genre de connaissance que l’ange connaît toutes les réalités spirituelles, c’est-à-dire intellectuellement ; mais connaître par soi ou par autre chose ne regarde pas l’espèce de connaissance, mais plutôt le mode de réception de la connaissance. Il n’est donc pas nécessaire, si un ange connaît la nature de l’autre par lui-même, qu’il connaisse aussi la parole de l’autre par lui-même : car la pensée de l’ange n’est pas aussi connaissable pour un autre ange que sa nature.

 

 

 

8° Cet argument serait probant si les formes de l’intelligence angélique étaient aussi efficaces pour connaître que le sont les raisons des réalités en Dieu pour produire ; mais cela n’est pas vrai, puisqu’il n’y a aucune égalité entre la créature et le Créateur.

 

 

 

9° Bien qu’il n’y ait point parmi les anges de parole extérieure comme chez nous, c’est-à-dire par des signes sensibles, il y en a cependant d’une autre façon : c’est l’ordina­tion même de la pensée à l’autre que l’on appelle parole extérieure parmi les anges.

 

10° Il est dit que la multitude des désirs est la cause de la parole, parce que de la multitude des désirs s’ensuit la multitude des concepts, qui ne pourraient être exprimés que par des signes extrêmement variés. Mais les bêtes ont peu de concepts, qu’ils expriment en peu de signes naturels. Puis donc qu’il y a de nombreux concepts parmi les anges, la parole y est également requise. Et la multitude des concepts ne requiert pas dans les anges d’autres désirs que celui de communiquer à l’autre ce que l’un a conçu en esprit, désir qui n’implique pas d’imperfection dans les anges.

 

 

 

11° Un ange connaît la pensée de l’autre par l’espèce innée par laquelle il connaît l’autre ange, car c’est par la même qu’il connaît tout ce qu’il connaît dans l’autre ange. Aussi, dès que l’ange s’ordonne à l’autre ange par l’acte de quelque forme, cet ange connaît sa pensée ; et certes, cela dépend de la volonté de l’ange. Mais l’aptitude de la nature angélique à être connue ne dépend pas de la volonté de l’ange ; voilà pourquoi la parole n’est pas requise dans les anges pour connaître la nature, mais seulement pour connaître la pensée.

12° Selon saint Augustin, la vue et l’ouïe diffèrent seulement à l’extérieur, mais sont identiques à l’intérieur, dans l’esprit ; car entendre et voir ne sont pas différents dans l’esprit, mais seulement dans le sens extérieur. Par conséquent, en l’ange, qui ne se sert que de l’esprit, il n’y a pas de différence entre voir et entendre ; mais cependant, la parole se dit dans le cas des anges par similitude avec celle qui a lieu parmi nous : en effet, c’est par l’audition que nous acquérons des autres la science. Quant aux gestes directifs et aux signes, on peut les distinguer dans les anges de la façon suivante : on appelle « signe » l’espèce elle-même, et « geste directif » l’ordination à l’autre. Et le pouvoir de faire cela est appelé « langue ».

 

13° La parole est un mouvement de la

puissance cognitive, non qu’il soit la

connaissance elle-même, mais il est la manifestation de la connaissance ; voilà pourquoi il est nécessaire qu’il soit dirigé vers autrui ; aussi le Philosophe dit-il au troisième livre sur l’Âme que « la langue est faite pour signifier à autrui ».

 

14° L’essence de l’ange n’est pas figurable par une figure corporelle ; mais son intelligence est comme figurée par une forme intelligible.

 

 

15° La lumière corporelle se manifeste

elle-même par nécessité de nature ; c’est pourquoi elle se manifeste indifféremment quant à tout ce qui est en elle. Mais dans le cas des anges, il y a la volonté, dont les conceptions ne peuvent être manifestes que suivant le commandement de la volonté ; voilà pourquoi la parole est nécessaire.

 

Et videtur quod non.

 

Quia, ut dicit Gregorius in Moral. XVIII [cap. 48] super illud Iob XXVIII, 17 : non adaequabitur ei aurum vel vitrum, tunc erit unus conspicabilis alteri, sicut nunc non est conspicabilis ipse sibi. Sed nunc non oportet quod aliquis sibi loquatur, ad hoc quod conceptum suum cognoscat. Ergo nec in patria erit necessarium ut unus alteri loquatur ad suum conceptum demonstrandum ; ergo nec in Angelis, qui sunt beati, necessaria est locutio.

Praeterea, Gregorius, ibidem, dicit : cum uniuscuiusque vultus attenditur, simul et conscientia penetratur. Ergo non requiritur ibi locutio, ad hoc quod unus alterius conceptum sciat.

 

 

Praeterea, Maximus in commento super Cael. Hierarch., cap. II [Scholia in cap. 2, § 4], sic dicit, de Angelis loquens : in incorporalitate consistentes, et in alterutrum accedentes et discedentes, omni sermone expressius alterutrorum sensus speculantes, quodammodo mutuo disputant, per silentium verbi communicantes alterutris. Sed silentium locutioni opponitur. Ergo Angeli cognoscunt invicem sensus suos sine locutione.

 

Praeterea, omnis locutio est per aliquod signum. Sed signum non est nisi in sensibilibus, quia signum est quod praeter speciem quam ingerit sensibus, facit aliud in cognitionem venire, ut dicitur 1 distinct., IV Sentent. [cap. 3]. Ergo cum Angeli non accipiant scientiam a sensibilibus, non accipient cognitionem per aliqua signa ; et ita nec per locutionem.

 

 

Praeterea, signum videtur esse id quod est notius quoad nos, minus autem notum secundum naturam ; et secundum hoc distinguit Commentator in princ. lib. Physic. [Phys. I, comm. 2], demonstrationem signi contra demonstrationem simplicem, quae est demonstratio propter quid. Sed Angelus non accipit cognitionem ex his quae sunt posteriora in natura. Ergo nec per signum ; et ita nec per locutionem.

 

Praeterea, in omni locutione oportet esse aliquid quod excitet audientem ad attendendum verbis loquentis, quod apud nos est ipsa vox loquentis. Hoc autem non potest poni in Angelo. Ergo nec locutio.

 

Praeterea, ut Plato [Timaeus, II (ed. Waszink, p. 44,25)] dicit, sermo ad hoc datus est nobis ut cognoscamus voluntatis indicia. Sed unus Angelus cognoscit indicia voluntatis alterius Angeli per seipsum, quia sunt spiritualia ; et omnia spiritualia ab Angelo eadem cognitione cognoscuntur. Unde, cum Angelus per seipsum spiritualem naturam alterius Angeli cognoscat, per seipsum cognoscet voluntatem ipsius ; et ita non indiget aliqua locutione.

 

Praeterea, formae intellectus angelici ordinantur ad cognitionem rerum, sicut rationes rerum in Deo ad earum productionem, cum sint similes eis. Sed per rationes ideales producitur res, et quidquid est in re, vel intus vel extra. Ergo et Angelus per formam intellectus sui cognoscit Angelum, et omne id quod est intrin­secum Angelo ; et ita cognoscit conceptum eius ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, duplex est locutio in nobis : interior scilicet et exterior. Exterior autem in Angelis non ponitur ; alias oporteret quod voces formarent dum unus alii loqueretur : locutio autem interior non est nisi cogitatio ut patet per Anselmum [Monol., cap. 63], et Augustinum [De Trin. XV, 10]. Ergo in Angelis non potest poni locutio praeter cogitationem.

Praeterea, Avicenna [De anima V, 1] dicit, quod in nobis causa locutionis est multitudo desideriorum, quam constat ex multis defectibus provenire, quia desiderium est rei non habitae, ut Augustinus [De Trin. IX, 12] dicit. Cum ergo in Angelis non sit ponere defectuum multitudinem, non erit in eis ponere locutionem.

 

Praeterea, unus Angelus non potest alterius cogitationem cognoscere per essentiam ipsius cogitationis, cum non sit per essentiam intellectui eius praesens. Ergo oportet quod per aliquam speciem eam cognoscat. Sed Angelus per seipsum sufficit ad cognoscendum omnia quae naturaliter sunt in alio Angelo per species innatas. Ergo, eadem ratione, per easdem species cognoscet omnia quae voluntate fiunt in alio Angelo. Et ita non videtur quod in Angelis sit ponenda locutio ad hoc quod conceptus unius alteri innotescat.

 

Praeterea, nutus et signa non fiunt ad auditum, sed ad visum ; locutio autem fit ad auditum : Angeli autem conceptus suos mutuo sibi indicant nutibus et signis, ut dicitur I Cor. XIII, 1, in Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1658 C] super id : si linguis hominum et cetera. Ergo non communicat per locutionem.

 

Praeterea, locutio est motus quidam cognitivae virtutis. Sed motus cognitivae terminatur ad animam, et non ad id quod est extra. Ergo per locutionem non ordinatur Angelus ad alium, ut ei suum conceptum demonstret.

 

 

Praeterea, in omni locutione, oportet manifestari aliquid ignotum per

notum, sicut nos manifestamus conceptus nostros per sonos sensibiles. Sed hoc in Angelis non potest poni : quia Angeli natura, quae est alteri Angelo naturaliter nota, est infigurabilis, ut dicit Dionysius [De div. nom., cap. 1, § 1] ; et sic non potest in ea aliquid fieri quo demonstretur id quod est in ea ignotum. Ergo locutio in Angelis esse non potest.

 

Praeterea, Angeli sunt quaedam spiritualia lumina. Sed lux, ex hoc ipso quod videtur, seipsam totaliter manifestat. Ergo, ex hoc ipso quod Angelus videtur, totaliter cognoscitur omne id quod in ipso est ; et sic locutio in eis locum non habet.

 

 

Sed contra. Est quod dicitur I Corinth. cap. XIII, 1 : si linguis hominum loquar et Angelorum et cetera. Sed frustra esset lingua, nisi esset locutio. Ergo Angeli loquuntur.

 

Praeterea, quod potest virtus inferior, potest et superior, secundum Boetium. Sed homo potest conceptum suum alteri homini revelare. Ergo similiter et Angelus potest. Hoc autem est eum loqui. Ergo in eis est locutio.

 

Praeterea, Damascenus [De fide II, 3] dicit, quod Angeli sermone prolato sine voce tradunt sibi invicem voluntates et consilia et intelligentias. Sermo autem non est nisi per locutionem. Ergo in Angelis est locutio.

Responsio. Dicendum, quod in Angelis aliquem modum locutionis ponere oportet. Cum enim Angelus secreta cordis non cognoscat specialiter et directe, ut in praecedenti quaest. de cognitione Angelorum, habitum est, oportet quod unus alteri manifestet suum conceptum ; et haec est locutio Angelorum. In nobis enim locutio dicitur ipsa manifestatio interioris verbi quod mente concipimus.

 

Quomodo autem Angeli suos conceptus aliis manifestent, oportet accipere ex similitudine rerum naturalium, eo quod formae naturales sunt quasi imagines immaterialium, ut Boetius [De Trin., cap. 2] dicit. Invenimus autem formam aliquam existere in materia tripliciter. Uno modo imperfecte ; medio scilicet modo inter potentiam et actum, sicut formae quae sunt in fieri. Alio modo in actu perfecto, perfectione dico, qua habens formam est perfectum in seipso. Tertio modo in actu perfecto, secundum quod habens formam potest communicare etiam alteri perfec­tionem : aliquid enim est in se lucidum, quod alia illuminare non potest.

Similiter etiam intelligibilis forma in intellectu existit tripliciter : primo quasi mediocriter inter potentiam et actum : quando scilicet est ut in habitu ; secundo, ut in actu perfecto quantum ad ipsum intelligentem, et hoc est quando intelligens actu cogitat secundum formam quam penes se habet ; tertio vero, in ordine ad alterum : et transitus quidem de uno modo in alterum est, quasi de potentia in actum, per voluntatem.

Ipsa enim voluntas Angeli facit ut actualiter se convertat ad formas quas in habitu habebat ; et similiter voluntas facit ut intellectus Angeli adhuc perfectius fiat in actu formae penes ipsum existentis : ut scilicet non solum secundum se, sed in ordine ad alium tali forma perficiatur. Et quando sic est, tunc alius Angelus eius cognitionem percipit ; et secundum hoc dicitur alteri Angelo loqui.

 

 

Et similiter esset apud nos, si intellectus noster posset ferri in intelligibilia immediate : sed quia intellectus noster a sensibilibus naturaliter accipit, oportet quod ad interiores conceptus exprimendos quaedam sensibilia signa aptentur, quibus cogitationes cordium nobis manifestentur.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod verbum Gregorii potest intelligi et de corporali visione, et de spirituali. In patria enim, sanctorum corporibus glorificatis, unus corporali oculo poterit videre intima corporis alterius, quae nunc non potest etiam inspicere in seipso : quia corpora gloriosa erunt quasi pervia ; unde ibidem Gregorius comparat ea vitro. Similiter etiam oculo spirituali unusquisque videbit an alius habeat caritatem et mensuram caritatis, quod non potest quis nunc scire de seipso. Non tamen oportet quod actuales cogitationes ex voluntate dependentes unus in altero cognoscat.

 

Ad secundum dicendum, quod conscientia alterius dicitur penetrari quantum ad habitus, et non quantum ad actuales cogitationes.

Ad tertium dicendum, quod silentium ibi privat locutionem vocalem, qualis est in nobis, non spiritualem, qualis est in Angelis.

 

Ad quartum dicendum, quod signum, proprie loquendo, non potest dici nisi aliquid ex quo deveniatur in cognitionem alterius quasi discurrendo ; et secundum hoc, signum in Angelis non est, cum eorum scientia non sit discursiva, ut in praecedenti quaestione est habitum. Et propter hoc etiam in nobis signa sunt sensibilia, quia nostra cognitio, quae discursiva est, a sensibilibus oritur. Sed communiter possumus signum dicere quodcumque notum in quo aliquid cognoscatur ; et secundum hoc forma intelligibilis potest dici signum rei quae per ipsam cognoscitur. Et sic Angeli cognoscunt res per signa ; et sic unus Angelus per signum alii loquitur ; scilicet per speciem, in cuius actu intellectus eius perfecte fit in ordine ad alterum.

 

Ad quintum dicendum, quod quamvis in naturalibus, quorum effectus sunt nobis magis noti quam causae, signum sit id quod est posterius in natura, tamen de ratione signi proprie accepti non est quod sit vel prius vel posterius in natura, sed solummodo quod sit nobis praecognitum : unde quandoque accipimus effectus ut signa causarum, sicut pulsum signum sanitatis ; quandoque vero causas signa effectuum, sicut dispositiones corporum caelestium signa imbrium et pluviarum.

 

Ad sextum dicendum, quod Angeli ex hoc ipso quod se ad alios convertunt, dum se in actu aliquarum formarum in ordine ad alios faciunt, quodammodo alios excitant ad eis intendendum.

 

Ad septimum dicendum, quod Angelus eodem genere cognitionis cognoscit omnia spiritualia, scilicet intellectualiter ; sed hoc quod est cognoscere per se vel per alterum, non pertinet ad speciem cognitionis, sed magis ad modum accipiendi cognitionem. Unde non oportet quod, si unus Angelus cognoscat naturam alterius per seipsum, quod etiam locutionem alterius per seipsum cognoscat : quia cogitatio Angeli non est ita cognoscibilis alteri Angelo sicut eius natura.

 

Ad octavum dicendum, quod ratio illa procederet, si formae intellectus angelici essent ita efficaces ad cognoscendum sicut sunt rationes rerum in Deo efficaces ad producendum ; sed hoc non est verum, cum nulla sit aequalitas creaturae ad creatorem.

 

Ad nonum dicendum, quod quamvis in Angelis non sit locutio exterior, sicut in nobis, scilicet per signa sensibilia ; est tamen alio modo, ut ipsa ordinatio cogitationis ad alterum exterior locutio in Angelis dicatur.

 

Ad decimum dicendum, quod multitudo desideriorum pro tanto dicitur esse causa locutionis, quia ex multitudine desideriorum sequitur multitudo conceptuum, qui non possent nisi signis valde variis exprimi. Animalia autem bruta habent paucos conceptus, quos paucis naturalibus signis exprimunt. Unde, cum in Angelis sint multi conceptus, requiritur etiam ibi locutio. Nec multitudo conceptuum alia desideria requirit in Angelis quam desiderium communicandi alteri quod ipse mente concepit ; quod desiderium imperfectionem in Angelis non ponit.

 

Ad undecimum dicendum, quod unus Angelus cogitationem alterius cognoscit per speciem innatam per quam alium Angelum cognoscit, quia per eamdem cognoscit omne quod cognoscit in alio Angelo. Unde quam cito Angelus se ordinat ad alium Angelum secundum actum alicuius formae, ille Angelus cognoscit eius cogitationem ; et hoc quidem dependet ex voluntate Angeli. Sed cognoscibilitas naturae angelicae non dependet ex voluntate Angeli ; et ideo non requiritur locutio in Angelis ad cognoscendum naturam, sed ad cognoscendam cogitationem tantum.

 

Ad duodecimum dicendum, quod secundum Augustinum [De Trin. XV, 10], visus et auditus solummodo exterius differunt, interius autem sunt idem in mente ; quia in mente non est aliud audire et videre, sed in sensu exteriori tantum. Unde apud Angelum, qui sola mente utitur, non differt audire et videre ; sed tamen dicitur in Angelis locutio ad similitudinem eius quod in nobis fit : nos enim per auditum scientiam ab aliis acquirimus. Nutus autem et signa hoc modo possunt in Angelis distingui, ut signum dicatur ipsa species, nutus autem ordinatio ad alium. Sed potestas hoc faciendi dicitur lingua.

 

 

Ad decimumtertium dicendum, quod locutio est motus cognitivae, non qui sit ipsa cognitio, sed est cognitionis manifestatio ; et ideo oportet quod sit ad alium ; unde etiam philosophus dicit in III de Anima [l. 13 (435 b 24)], quod lingua est, ut significet alii.

 

 

Ad decimumquartum dicendum, quod essentia Angeli non est figurabilis figura corporali ; sed intellectus eius quasi figuratur forma intelligibili.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod lux corporalis manifestat seipsam ex necessitate naturae ; unde uniformiter se manifestat quantum ad omnia quae in ipsa sunt. Sed in Angelis est voluntas, cuius conceptus manifesti esse non possunt nisi secundum imperium voluntatis ; et ideo opus est locutione.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 5 - LES ANGES INFÉRIEURS PARLENT-ILS AUX SUPÉRIEURS ?

(Quinto quaeritur utrum inferiores Angeli superioribus loquantur.)

 

 

Il semble que non.

 

1° À propos de I Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des hommes, etc. », la Glose s’exprime ainsi : « C’est par les langues que les anges supérieurs signifient aux inférieurs ce que les premiers comprennent de la volonté de Dieu. » La parole, qui est l’acte de la langue, appartient donc aux seuls anges supérieurs.

2° Celui qui parle, quel qu’il soit, fait quelque chose en celui qui entend. Or les anges inférieurs ne peuvent rien exercer sur les supérieurs, car les supérieurs ne sont pas en puissance relativement aux inférieurs, mais c’est plutôt l’inverse, puisque les supérieurs ont davantage d’acte et moins de puissance. Les anges inférieurs ne peuvent donc parler aux supérieurs.

 

3° La parole ajoute à la pensée l’infusion de la science. Or les anges inférieurs ne peuvent infuser quoi que ce soit aux supérieurs, car dans ce cas ils agiraient sur eux, ce qui est impossible. Ils ne leur parlent donc pas.

 

4° L’illumination n’est rien d’autre que la manifestation de quelque chose d’inconnu. Or la parole existe parmi les anges pour la manifestation de quelque chose d’inconnu. La parole est donc pour les anges une certaine illumination. Puis donc que les anges inférieurs n’éclairent pas les supérieurs, il semble que les inférieurs ne parlent pas aux supérieurs.

 

5° L’ange à qui s’adresse la parole connaît en puissance ce qui est exprimé par la parole ; et par la parole, il est rendu actuellement connaissant. L’ange qui parle amène donc de la puissance à l’acte celui à qui il parle. Or cela n’est pas possible aux anges inférieurs à l’égard des supérieurs, car alors ils seraient plus nobles qu’eux. Les inférieurs ne parlent donc pas aux supérieurs.

 

 

6° Quiconque parle à un autre d’une chose ignorée de lui, l’enseigne. Si donc les anges inférieurs parlent aux supérieurs de leurs propres conceptions que ces derniers ignorent, il semble qu’ils les enseignent ; et dans ce cas, ils les perfectionnent, puisque perfectionner, c’est enseigner, selon Denys ; et cela va contre l’ordre de la hiérarchie, suivant lequel les inférieurs sont perfectionnés par les supérieurs.

 

En sens contraire :

 

Saint Grégoire dit au deuxième livre des Moralia que « Dieu parle aux anges et les anges parlent à Dieu ». Donc, pour la même raison, les anges supérieurs parlent aussi aux inférieurs et vice versa.

 

Réponse :

 

Pour voir clairement la réponse à cette question, il est nécessaire de savoir comment l’illumination et la parole diffèrent parmi les anges ; et voici comment l’on peut envisager cela. Il y a deux raisons pour lesquelles une intelligence manque à connaître un objet connaissable. D’abord, à cause de l’absence de ce dernier ; ainsi, nous ne connaissons pas les actions des temps passés ou celles d’autres lieux éloignés, qui ne sont pas parvenues jusqu’à nous. Ensuite, à cause de l’imperfection de l’intelligence, qui n’est pas assez forte pour pouvoir atteindre les objets connaissables qui sont en elle : ainsi l’intelligence a auprès d’elle toutes les conclusions dans les premiers principes connus naturellement, et cependant elle ne les connaît que si elle est renforcée par l’exercice ou l’enseignement. La parole est donc au sens propre ce qui conduit quelqu’un à la connaissance de l’inconnu, en lui rendant présente une chose qui, sans cela, était pour lui absente ; comme on le voit clairement parmi nous lorsque l’un rapporte à l’autre des choses que ce dernier n’a pas vues, et ainsi les lui rend en quelque sorte présentes par le langage. Mais il y a illumination quand l’intelligence est renforcée pour connaître quelque chose au-dessus de ce qu’elle connaissait, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut.

Cependant il faut savoir que la parole peut exister parmi les anges et parmi nous sans illumination ; car il arrive parfois que des choses nous soient manifestées par la parole sans que l’intelligence en soit aucunement renforcée pour comprendre ; par exemple, lorsque des histoires me sont racontées, ou quand un ange montre à un autre ce qu’il a conçu ; en effet, de telles choses peuvent indifféremment être connues ou ignorées par celui qui a une intelligence faible ou forte. Mais, tant parmi les anges que parmi nous, l’illumination s’accompagne toujours d’une parole. Car nous éclairons un autre en tant que nous lui transmettons quelque médium par lequel son intelligence est renforcée pour connaître quelque chose ; et cela se fait par la parole. De même, il est nécessaire que cela se fasse dans les anges par une parole. En effet, l’ange supérieur a connaissance des réalités par des formes plus universelles ; l’ange inférieur n’est donc pas proportionné à recevoir la connaissance de l’ange supérieur, à moins que l’ange supérieur ne divise et distingue en quelque sorte sa connaissance, en concevant en soi ce sur quoi il veut éclairer, de telle façon que cela soit compréhensible pour l’ange inférieur, et en manifestant ainsi sa conception à l’autre ange quand il l’éclaire ; et c’est pourquoi Denys dit au quinzième chapitre de la Hiérarchie céleste : « Chaque essence intellectuelle, par une sage providence, décompose la notion simple qu’elle a reçue d’une essence plus divine, et la multiplie pour élever spirituellement, autant qu’elle le peut, l’essence inférieure. » Et il en est de même du maître, qui voit que les choses qu’il connaît ne peuvent être saisies par le disciple à la façon dont lui-même, le maître, connaît ; et c’est pourquoi il s’applique à distinguer et à multiplier par des exemples, pour qu’ainsi le disciple puisse comprendre.

 

Il faut donc répondre que cette parole qui accompagne l’illumination est employée seulement par les supérieurs à l’adresse des inférieurs ; mais quant à l’autre parole, elle est dite indifféremment par les supérieurs aux inférieurs et vice versa.

 

Réponse aux objections :

 

1° Cette glose concerne la parole qui accompagne l’illumination.

 

 

2° L’ange qui parle ne fait rien dans l’ange à qui il parle ; mais quelque chose se fait dans l’ange même qui parle, et dès lors il est connu de l’autre, de la façon déjà indiquée ; et c’est pourquoi il n’est pas nécessaire que celui qui parle infuse quelque chose à celui à qui il parle.

 

3° On voit dès lors clairement la solution du troisième argument.

 

4° La réponse ressort de ce qui a été dit.

 

5° L’ange à qui l’on parle devient, de

potentiellement connaissant, actuellement connaissant : non qu’il soit lui-même amené de la puissance à l’acte, mais parce que l’ange qui parle se fait lui-même passer de la puissance à l’acte, lorsqu’il se met en acte parfait de quelque forme dans une relation à l’autre.

 

 

6° L’enseignement porte proprement sur les choses par lesquelles l’intelligence est perfectionnée. Mais qu’un ange connaisse la pensée de l’autre, n’appartient pas plus à la perfection de son intelligence qu’il n’appar­tient à la perfection de la mienne de connaître des réalités absentes ne me concernant pas.

 

Et videtur quod non.

 

Per Glossam [P. Lombardi, PL 191, 1658 C] quae habetur I Cor. XIII, 1 : si linguis hominum etc., quae sic dicit : linguae sunt quibus Angeli praepositi significant minoribus quod de Dei voluntate primi sentiunt. Ergo locutio, quae est actus linguae, ad solos superiores Angelos pertinet.

Praeterea, a quolibet loquente fit aliquid in audiente. Sed ab Angelis inferioribus nihil potest in superiores fieri, quia superiores non sunt in potentia respectu inferiorum, sed magis e converso ; cum superiores habeant magis de actu, et minus de potentia. Ergo inferiores Angeli non possunt loqui superioribus.

 

Praeterea, locutio supra cogitationem addit scientiae infusionem. Sed inferiores Angeli non possunt aliquid infundere superioribus, quia sic in eos agerent, quod esse non potest. Ergo eis non loquuntur.

 

Praeterea, illuminatio nihil est aliud quam manifestatio alicuius ignoti. Sed locutio est in Angelis ad manifestandum aliquid ignotum. Ergo locutio in Angelis est illuminatio quaedam. Ergo, cum Angeli inferiores non illuminent superiores, videtur quod inferiores superioribus non loquantur.

 

Praeterea, Angelus ad quem fit locutio, est in potentia cognoscens id quod locutione exprimitur ; per locutionem autem fit actu cognoscens. Ergo Angelus loquens reducit illum cui loquitur de potentia in actum. Sed hoc non est possibile inferioribus Angelis respectu superiorum, quia sic essent eis nobiliores. Ergo non loquuntur inferiores superioribus.

 

Praeterea, quicumque loquitur alteri de aliquo ei ignoto, docet ipsum. Si ergo inferiores Angeli loquuntur superioribus de propriis conceptibus quos illi ignorant, videtur quod eos doceant ; et sic eos perficiunt, cum perficere sit docere, secundum

Dionysium [De cael. hier., cap. 3, § 3] ; et hoc est contra ordinem hierarchiae, secundum quem inferiores a superioribus perficiuntur.

 

 

Sed contra, est quod Gregorius dicit in II Moral. [cap. 7], quod Deus loquitur Angelis, et Angeli loquuntur Deo. Ergo eadem ratione et superiores Angeli inferioribus, et e converso.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod ad evidentiam huius quaestionis oportet scire qualiter illuminatio et locutio in Angelis differant ; quod quidem sic potest accipi. Intellectus aliquis deficit a cognitione alicuius cognoscibilis, propter duo. Uno modo propter absentiam cognoscibilis ; sicut non cognoscimus gesta praeteritorum temporum, vel aliorum locorum remotorum, quae ad nos non pervenerunt. Alio modo propter defectum intellectus, qui non est adeo fortis ut possit pertingere ad illa cognoscibilia quae penes se habet, sicut intellectus omnes conclusiones penes se habet in primis principiis naturaliter notis, quae tamen non cognoscit nisi roboratus exercitio vel doctrina. Locutio igitur proprie est qua aliquis ducitur in cognitionem ignoti, per hoc quod fit sibi praesens quod alias erat ei absens ; sicut apud nos patet dum unus alteri refert aliqua quae ille non vidit, et sic facit ei quodammodo praesentia per loquelam. Sed illuminatio est quando intellectus confortatur ad aliquid cognoscendum supra id quod cognoscebat, ut ex praedictis patet.

 

Sed tamen sciendum, quod locutio potest esse in Angelis et in nobis

sine illuminatione ; quia quandoque contingit aliqua nobis manifestari per locutionem, ex quibus intellectus nullo modo ad intelligendum magis roboratur ; sicut cum recitantur mihi aliquae historiae, vel cum unus Angelus alteri conceptionem suam demonstrat ; huiusmodi enim indifferenter possunt cognosci et ignorari ab eo qui habet debilem intellectum et fortem. Sed illuminatio semper habet locutionem adiunctam et in Angelis et in nobis. Nos enim secundum hoc alium illuminamus quod ei aliquod medium tradimus, quo intellectus eius roboratur ad aliquid cognoscendum ; quod per locutionem fit. Similiter etiam oportet quod et in Angelis fiat per locutionem. Superior enim Angelus habet cognitionem de rebus per formas magis universales ; unde inferior Angelus non est proportionatus ad accipiendum cognitionem a superiori Angelo, nisi superior Angelus cognitionem suam quodammodo dividat et distinguat, concipiendo in se illud de quo vult illuminare, per modum talem quo sit comprehensibile ab inferiori Angelo, et talem conceptum suum Angelo alteri manifestando, cum illum illuminat ; unde dicit Dionysius, cap. XV Cael. Hierarch. [§ 3] : unaquaeque intellectualis essentia donatam sibi a diviniore uniformem intelligentiam, provida virtute dividit et multiplicat ad inferioris ductricem analogiam ; et est simile de magistro, qui videt discipulum non posse capere ea quae ipse cognoscit, per illum modum quo ipse cognoscit ; et ideo studet distinguere et multiplicare per exempla, ut sic possit a discipulo comprehendi.

Dicendum est igitur, quod illa locutione quae illuminationi adiungitur, superiores solum inferioribus, loquuntur ; sed secundum aliam locutionem indifferenter loquuntur et superiores inferioribus, et e converso.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod Glossa illa loquitur de locutione adiuncta illuminationi.

 

Ad secundum dicendum, quod Angelus loquens nihil facit in Angelo cui loquitur ; sed fit aliquid in Angelo ipso loquente, et ex hoc ab alio cognoscitur modo prius dicto ; unde etiam non oportet quod loquens aliquid infundat ei cui loquitur.

 

Et sic patet solutio ad tertium.

 

 

Ad quartum patet responsio ex dictis.

 

Ad quintum dicendum, quod Angelus cui aliquis loquitur, fit actu cognoscens de potentia cognoscente ; non per hoc quod ipse reducatur de potentia in actum, sed per hoc quod ipse Angelus loquens reducit seipsum de potentia in actum, dum facit se in actu perfecto alicuius formae secundum ordinem ad alterum.

 

Ad sextum dicendum, quod doctrina est proprie de his quibus perficitur intellectus. Hoc autem quod unus Angelus cognoscat cogitationem alterius, non pertinet ad perfectionem intellectus eius ; sicut nec pertinet ad perfectionem intellectus mei, quod cognoscam res absentes quae ad me non pertinent.

 

 

 

Article 6 - UNE DISTANCE LOCALE DÉTERMINÉE EST-ELLE REQUISE POUR QU’UN ANGE PARLE À UN AUTRE ANGE ?

(Sexto quaeritur utrum requiratur determinata distantia localis

ad hoc quod unus Angelus alii loquatur.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Partout où sont requis une approche et un éloignement, une distance déterminée est nécessaire. Or les anges « qui s’appro­chent l’un de l’autre puis se retirent », contemplent les intelligences les uns des autres, comme dit Maxime à propos du deuxième chapitre de la Hiérarchie céleste. Donc, etc.

 

2° Selon saint Jean Damascène, l’ange est là où il opère. Si donc un ange parle à un autre ange, il est nécessaire qu’il soit là où se trouve celui à qui il parle, et ainsi une distance déterminée est requise.

 

 

3° Il est dit en Is. 6, 3 : « Ils se criaient l’un à l’autre. » Or la parole criée n’a lieu d’être qu’en raison de la distance de celui à qui nous parlons. Il semble donc que la distance empêche la parole de l’ange.

 

 

4° Il est nécessaire que la parole soit transportée de celui qui parle à celui qui entend ; or cela est impossible s’il y a une distance locale entre l’ange qui parle et celui qui entend, car la parole spirituelle n’est pas transportée par un médium corporel. La distance locale empêche donc la parole de l’ange.

 

5° Si l’âme de saint Pierre était ici, elle connaîtrait ce qui se fait ici ; mais puisqu’elle est dans le ciel, elle ne le connaît pas ; c’est pourquoi à propos de Is. 63, 16 : « Abraham ne nous connaît point », la Glose de saint Augustin dit : « Les morts, mêmes saints, ne savent pas ce que font les vivants, même leurs fils. » La distance locale empêche donc la connaissance de l’âme bienheureuse ; et pour la même raison celle de l’ange, et aussi sa parole.

 

En sens contraire :

 

La plus grande distance existe entre le paradis et l’enfer. Or ces derniers se regardent mutuellement, surtout avant le jour du jugement, comme cela est clairement montré en Lc 16, 23 à propos de Lazare et du riche. Aucune distance locale n’empêche donc la connaissance de l’âme séparée, ni de même celle de l’ange ; ni sa parole, pour la même raison.

 

Réponse :

 

L’action dépend du mode de l’agent ; voilà pourquoi les choses qui sont corporelles et locales agissent de façon corporelle et locale, au lieu que celles qui sont spirituelles n’agissent que spirituellement. Puis donc que l’ange, en tant qu’il est intelligent, n’est nullement local, l’action de son intelligence n’a aucunement de proportion au lieu. Et donc, puisque la parole est l’opération de l’intelligence elle-même, la proximité ou la distance du lieu ne la concerne en rien ; de sorte que l’ange perçoit la parole de l’ange indifféremment d’un lieu proche ou lointain, au sens où nous disons que les anges sont dans un lieu.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° Cette approche et cet éloignement ne doivent pas être entendus au sens d’un lieu, mais au sens d’un retournement de l’un vers l’autre.

 

2° Lorsqu’il est dit que l’ange est là où il opère, il faut comprendre cela de l’opération par laquelle il agit sur un corps ; et cette opération locale est du côté de ce qui est son terme. Mais la parole de l’ange n’est pas une telle opération ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

3° Ce cri dont il est dit que les séraphins criaient symbolise la grandeur des choses qu’ils proféraient – c’est-à-dire l’unité de l’essence et la trinité des Personnes – lorsqu’ils disaient : « Saint, saint, etc. »

 

 

4° L’ange à qui la parole est adressée, comme on l’a dit, ne reçoit rien de celui qui parle ; mais par l’espèce qu’il a en lui, il connaît à la fois l’autre ange et sa parole. Il n’est donc pas nécessaire d’imaginer un médium par lequel une chose serait transportée de l’un vers l’autre.

 

 

5° Saint Augustin parle de la connaissance naturelle des âmes, par laquelle même les saints ne peuvent savoir ce qui se fait ici-bas ; mais ils le connaissent par la puissance de la gloire, comme le dit expressément saint Grégoire au livre des Moralia en interprétant ce verset : « Que ses enfants soient honorés ou qu’ils soient dans l’abaissement, il l’ignore » (Job 14, 21). Mais les anges ont une connaissance naturelle plus élevée que celle de l’âme ; il n’en va donc pas de même pour l’ange et pour l’âme.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia ubicumque requiritur accessus et recessus, necessaria est determinata distantia. Sed Angeli accedentes in alterutrum et discedentes, sibi suos sensus mutuo conspiciunt, ut Maximus dicit super cap. II Cael. Hierarchiae [Scholia in cap. 2, § 4]. Ergo, et cetera.

 

Praeterea, secundum Damascenum [De fide I, 13 et II, 3], Angelus ubi operatur, ibi est. Si ergo Angelus alteri Angelo loquitur, oportet quod sit ubi est ille cui loquitur, et sic requiritur determinata distantia.

 

Praeterea, Isa. VI, 3, dicitur quod alter clamabat ad alterum. Sed locutio clamosa non habet locum nisi propter distantiam eius cui loquimur. Ergo videtur quod distantia impediat locutionem Angeli.

 

Praeterea, locutio oportet quod deferatur a loquente in audientem ; sed hoc non potest esse si sit localis distantia inter loquentem Angelum et audientem, quia locutio spiritualis per medium corporale non defertur. Ergo distantia localis locutionem Angeli impedit.

 

Praeterea, anima Petri si esset hic, cognosceret ea quae hic aguntur : cum autem est in caelo, non cognoscit ; unde Isa. LXIIII [LIII, 16], super illud Abraham nescivit nos, dicit Glossa Augustini [interlin., ibid.] : nesciunt mortui, etiam sancti, quid agant vivi etiam eorum filii. Ergo distantia localis impedit animae beatae cognitionem ; et eadem ratione Angeli et etiam locutionem.

 

 

 

Sed contra, est quod maxima distantia est inter Paradisum et Infernum. Sed illi mutuo se inspiciunt, maxime ante diem iudicii, ut patet per id quod habetur Lucae XVI, 23 de Lazaro et divite. Ergo nulla distantia localis impedit animae separatae cognitionem, et similiter nec Angeli ; et eadem ratione nec locutionem.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod actio sequitur modum agentis ; et ideo illa quae corporalia et situalia sunt, corporaliter et situaliter agunt ; quae vero sunt spiritualia, non agunt nisi spiritualiter. Unde, cum Angelus, inquantum est intelligens, nullo modo sit situalis, actio intellectus ipsius nullo modo habet proportionem ad situm. Et ideo, cum locutio sit operatio intellectus ipsius, nihil facit ad eam propinquitas vel distantia loci ; et sic aequaliter a propinquo loco vel remoto Angelus locutionem Angeli percipit, illo modo quo Angelos in loco esse dicimus.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod accessus ille et recessus non est intelligendus secundum locum, sed secundum conversionem ad alterutrum.

 

Ad secundum dicendum, quod cum dicitur, Angelus est ubi operatur, intelligendum est de operatione qua circa aliquod corpus agit ; quae quidem operatio situalis est ex parte eius in quod terminatur. Locutio autem Angeli non est talis operatio ; et ideo ratio non sequitur.

 

Ad tertium dicendum, quod clamor ille quo Seraphim clamasse dicuntur, designat magnitudinem eorum quae loquebantur, scilicet unitatem essentiae et Trinitatem personarum, dicentes : sanctus, sanctus, et cetera.

 

Ad quartum dicendum, quod Angelus ad quem fit locutio, ut dictum est, non recipit aliquid a loquente ; sed per speciem quam penes se habet, et alium Angelum et locutionem eius cognoscit. Unde non oportet ponere aliquod medium per quod deferatur aliquid ab uno in alterum.

 

Ad quintum dicendum, quod Augustinus loquitur de cognitione naturali animarum, per quam etiam sancti non possunt cognoscere quae hic aguntur ; sed ex virtute gloriae ea cognoscunt, ut expresse dicit Gregorius in Moral. [XII, 21], exponens illud Iob XIV, 21 : sive fuerint nobiles filii eius, sive ignobiles, non intelliget. Sed Angeli habent naturalem cognitionem magis elevatam quam animae ; unde non est simile de Angelo et anima.

 

 

 

Article 7 - UN ANGE PEUT-IL PARLER À UN AUTRE ANGE DE TELLE FAÇON QUE LES AUTRES NE PERÇOIVENT PAS SA PAROLE ?

(Septimo quaeritur utrum unus Angelus possit alii loqui,

ita quod alii locutionem eius non percipiant.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Rien d’autre n’est requis pour la parole que l’espèce intelligible et le retournement vers l’autre. Or cette espèce et ce retournement sont connus de la même façon par tel ange et par tel autre. La parole d’un ange est donc perçue indifféremment par tous les anges.

 

2° Un ange parle à tous les anges avec les mêmes gestes directifs. Si donc un ange connaît la parole que lui adresse un autre, il connaîtra pour la même raison la parole que le même ange adresse aux autres.

 

 

3° Quiconque regarde un ange, perçoit son espèce, par laquelle il comprend et parle. Or les anges se regardent toujours les uns les autres. Un ange connaît donc toujours la parole de l’autre, que celui-ci lui parle ou qu’il parle à un autre.

 

 

4° Si un homme parle, il est entendu indifféremment par tous ceux qui sont également proches de lui, à moins qu’il n’y ait un défaut du côté de l’auditeur, par exemple s’il a une ouïe déficiente. Or parfois, un autre ange est plus près de l’ange qui parle que celui à qui il parle, suivant l’ordre de la nature ou même quant au lieu. Il n’est donc pas entendu par celui-là seul à qui il parle.

 

En sens contraire :

 

Il semble aberrant de dire que nous pouvons faire quelque chose que les anges ne peuvent pas faire. Or l’homme peut faire connaître à un autre ce qu’il a conçu dans son cœur, de telle façon que cela reste caché à un troisième. L’ange peut donc lui aussi parler à un autre sans que cela soit perçu par un troisième.

 

Réponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut, la pensée d’un ange vient à la connaissance d’un autre à la façon d’une certaine parole spirituelle par le fait même que l’ange est mis en acte de quelque espèce non seulement en lui-même, mais encore dans une relation à un autre ; et cela se fait par la propre volonté de l’ange qui parle. Or il n’est pas nécessaire que les choses qui appartiennent à la volonté soient indifférentes à tous, mais elles dépendent du mode fixé par la volonté ; voilà pourquoi la parole susdite ne sera pas indifférente à tous les anges, mais suivra ce que la volonté de l’ange qui parle aura déterminé. Si donc l’ange, de sa propre volonté, est mis en acte de quelque espèce en son intelligence dans une relation à un seul ange, sa parole sera perçue seulement par cet ange ; mais si c’est dans une relation à plusieurs, elle sera perçue par plusieurs.

 

Réponse aux objections :

 

1° Dans la parole, le retournement ou la direction n’est pas requise comme connue, mais comme faisant connaître. Donc, du fait même qu’un ange se retourne vers un autre, ce retournement fait connaître à cet autre la pensée du premier.

 

 

2° D’un point de vue général, il y a un seul geste directif par lequel un ange parle à tous ; mais d’un point de vue particulier, il y a autant de gestes directifs qu’il y a de retournements vers différents anges ; chacun connaît donc suivant le geste directif à lui fait.

 

3° Bien qu’un ange regarde l’autre, il n’est cependant pas nécessaire qu’il voie l’espèce en tant que l’autre pense actuellement quelque chose par elle, à moins que cet ange ne se retourne vers lui.

 

4° La parole humaine met en mouvement le sens de l’ouïe par une action qui procède par une nécessité de nature, puisque c’est en ébranlant l’air jusqu’à l’oreille ; mais il n’en va pas de même dans la parole de l’ange, comme on l’a dit : tout dépend de la volonté de l’ange qui parle.

 

Et videtur quod non.

 

Ad locutionem enim nihil aliud requiritur quam species intelligibilis, et conversio ad alterum. Sed species illa et conversio sicut cognoscuntur ab uno Angelo, ita et ab alio. Ergo aequaliter locutio unius Angeli ab omnibus Angelis percipitur.

 

Praeterea, eisdem nutibus unus Angelus ad omnes Angelos loquitur. Si igitur aliquis Angelus cognoscit locutionem qua aliquis Angelus ei loquitur, eadem ratione cognoscet locutio­nem qua idem Angelus aliis loquitur.

 

Praeterea, quicumque intuetur aliquem Angelum, percipit speciem eius, qua intelligit et loquitur. Sed Angeli se invicem semper intuentur. Ergo unus Angelus semper cognoscit locutionem alterius, sive sibi sive alteri loquatur.

 

Praeterea, si aliquis homo loquatur, aequaliter auditur ab omnibus qui ei aequaliter appropinquant, nisi sit defectus ex parte audientis, utpote si deficit in auditu. Sed quandoque alius Angelus est propinquior Angelo loquenti quam ille ad quem loquitur, secundum ordinem naturae, vel eti­am secundum locum. Ergo non solum auditur ab eo ad quem loquitur.

 

 

Sed contra. Inconveniens videtur dicere, quod nos aliquid possimus quod Angeli non possint. Sed homo potest conceptum cordis sui alteri intimare, ita quod alii absconditum remanet. Ergo et Angelus potest alteri loqui sine hoc quod ab aliquo alio percipiatur.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod sicut ex praedictis patet, ex hoc ipso cogitatio unius Angeli in cognitionem alterius venit per modum cuiusdam spiritualis locutionis, quod Angelus fit in actu alicuius speciei, non solum secundum seipsum, sed etiam in ordinem ad alium ; et hoc fit per propriam voluntatem Angeli loquentis. Ea autem quae sunt voluntatis, non oportet quod eodem modo se habeant ad omnes, sed secundum modum a voluntate praefixum ; et ideo locutio praedicta non aequaliter se habebit ad omnes Angelos, sed secundum quod voluntas Angeli loquentis determinabit. Unde si Angelus fiat per propriam voluntatem in actu alicuius speciei secundum intellectum in ordine ad unum tantum Angelum, percipietur eius locutio ab illo tantum ; si vero in ordine ad plures, percipietur a pluribus.

 

Ad primum igitur dicendum, quod in locutione non requiritur conversio vel directio quasi cognita, sed quasi cognitionem faciens. Unde ex hoc ipso quod unus Angelus ad alium convertitur, illa conversio facit eum cognoscere alterius Angeli cogitationem.

 

Ad secundum dicendum, quod in generali est unus nutus, quo ad omnes unus loquitur ; sed in speciali sunt tot nutus, quot sunt conversiones ad diversos ; unde unusquisque cognoscit secundum nutum ad se factum.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis unus Angelus alium intueatur, non tamen oportet quod speciem, prout ea actu aliquid cogitat, videat, nisi ille Angelus convertatur ad eum.

 

Ad quartum dicendum, quod locutio humana movet auditum actione quae est per necessitatem naturae, quia impellendo aerem usque ad aurem ; sed hoc modo non est in locutione Angeli, ut dictum est [art. 5 et 6], sed totum dependet ex voluntate Angeli loquentis.

F

 

 

 

 

 

Question 10 ─ L’ESPRIT

 

 

LA QUESTION PORTE SUR L’ESPRIT,

OÙ EST L’IMAGE DE LA TRINITÉ.

 

Article 1 : L’esprit, en tant qu’on y reconnaît l’image de la Trinité, est-il l’essence de l’âme ?

Article 2 : La mémoire est-elle dans l’esprit ?

 

Article 3 : La mémoire se distingue-t-elle de l’intelligence comme une puissance se distingue d’une autre ?

Article 4 : L’esprit connaît-il les réalités matérielles ?

Article 5 : Notre esprit peut-il connaître les choses matérielles singulièrement ?

Article 6 : L’esprit humain reçoit-il une connaissance issue des choses sensibles ?

Article 7 : L’image de la Trinité est-elle dans l’esprit en tant qu’il connaît les choses matérielles ?

Article 8 : L’esprit se connaît-il lui-même par son essence ou par une espèce ?

 

Article 9 : Est-ce par leur essence que notre esprit connaît les habitus existant dans l’âme ?

Article 10 : Quelqu’un peut-il savoir qu’il a la charité ?

Article 11 : L’esprit, dans l’état de voie, peut-il voir Dieu dans son essence ?

Article 12 : L’existence de Dieu est-elle évidente par elle-même pour l’esprit humain ?

Article 13 : La trinité des Personnes peut-elle être connue par la raison naturelle ?

QUAESTIO EST DE MENTE

IN QUA EST IMAGO TRINITATIS.

 

Primo utrum mens, prout in ea ponitur imago Trinitatis, sit essentia animae.

Secundo utrum in mente sit memoria.

Tertio utrum memoria distinguatur ab intelligentia, sicut potentia a potentia.

Quarto utrum mens cognoscat res materiales.

Quinto utrum mens nostra possit cognoscere materialia in singulari.

Sexto utrum mens humana cognitionem accipiat a sensibilibus.

 

Septimo utrum in mente sit imago Trinitatis, secundum quod materialia cognoscit.

Octavo utrum mens seipsam per essentiam cognoscat, aut per aliquam speciem.

Nono utrum mens nostra cognoscat habitus in anima existentes, per essentiam suam.

Decimo utrum aliquis possit scire se habere caritatem.

Undecimo utrum mens in statu viae possit videre Deum per essentiam.

Duodecimo utrum Deum esse, sit per se notum menti humanae.

 

Tertiodecimo utrum per naturalem rationem possit cognosci Trinitas personarum.

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse p. 77)

 

L’esprit :

     est la plus haute puissance de l’âme (art. 1)

     inclut une certaine mémoire (2)

     … qui n’est pas une puissance distincte, mais une fonction (3)

 

Il connaît les choses matérielles :

     leurs formes, immatériellement (4)

     le singulier non directement,

mais par réflexion sur son acte et par la cogitative (5)

     Il reçoit la science en partie par les sens (6)

     La connaissance des réalités temporelles

ne manifeste pas l’image de la Trinité (7)

 

Il se connaît :

     par son essence ou par une espèce (8)

     Il connaît ses habitus (9)

     … mais reste incertain quant à sa propre charité (10)

 

Il connaît Dieu :

     non dans son essence, ici-bas (11)

     L’existence de Dieu, évidente par soi, l’est en soi, mais non pour nous (12)

     Connaître la Trinité, la raison naturelle ne le peut (13)

 

 

 

 

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

 

Art. 1 : Sum. Th. I, q. 79, a. 1 et q. 93, a. 7.

 

Art. 2 : Super Sent. I, d. 3, q. 4, a. 1 et III, d. 26, q. 1, a. 5, ad 4 ; ibid. IV, d. 44, q. 3, a. 3, qc. 2, ad 4 et d. 50, q. 1, a. 2 ; infra q. 19, a. 1 ; Cont. Gent. II, cap. 74 ; Sum. Th. I, q. 79, a. 6 ; In lib. De mem. et remin., l. 2 ; Quodl. III, q. 9, a. 1 et XII, q. 9, a. 1 ; Sum. Th. I-II, q. 67, a. 2.

 

Art. 3 : Super Sent. I, d. 3, q. 4, a. 1 ; Cont. Gent. II, cap. 74 ; Sum. Th. I, q. 79, a. 7 et q. 93, a. 7, ad 3.

 

Art. 4 : Sum. Th. I, q. 84, a. 1.

 

Art. 5 : Super Sent. II, d. 3, q. 3, a. 3, ad 1 et IV, d. 50, q. 1, a. 3 ; supra q. 2, a. 5 et 6 ; Quodl. VII, q. 1, a. 3 ; Cont. Gent. I, cap. 65 ; De anima, a. 20 ; Sum. Th. I, q. 86, a. 1 ; Quodl. XII, q. 8.

 

Art. 6 : infra q. 19, a. 1 ; Quodl. VIII, q. 2, a. 1 ; De anima, a. 15 ; Sum. Th. I, q. 84, a. 6 ; Comp. Theol., cap. 81-83.

 

Art. 7 : Super Sent. I, d. 3, q. 4, a. 4 ; Sum. Th. I, q. 93, a. 8.

 

Art. 8 : supra q. 8, a. 6 ; Cont. Gent. II, cap. 75 et III, cap. 46 ; De anima, a. 16, ad 8 ; Sum. Th. I, q. 14, a. 2, ad 3 et q. 87, a. 1 ; Super De anima II, l. 6 et III, l. 9.

 

Art. 9 : Super Sent. III, d. 23, q. 1, a. 2 ; Quodl. VIII, q. 2, a. 2 ; Sum. Th. I, q. 87, a. 2.

 

Art. 10 : Super Sent. I, d. 17, q. 1, a. 4 et III, d. 23, q. 1, a. 2, ad 1 ; ibid. IV, d. 9, q. 1, a. 3, qc. 2 et d. 21, q. 2, a. 2, ad 2 ; Super Cor. II, cap. 12, l. 1 ; Sum. Th. I-II, q. 112, a. 5.

 

Art. 11 : Super Sent. III, d. 27, q. 3, a. 1 et d. 35, q. 2, a. 2, qc. 2 ; ibid. IV, d. 49, q. 2, a. 7 ; Super Boet. De Trin., q. 6, a. 3 ; Cont. Gent. III, cap. 47 ; Super Cor. II, cap. 12, l. 1 ; Sum. Th. I, q. 12, a. 11 ; Quodl. I, q. 1 ; Lect. Super Ioh., cap. 1, l. 11 ; Sum. Th. II-II, q. 180, a. 5.

 

Art. 12 : Super Sent. I, d. 3, q. 1, a. 2 ; Super Boet. De Trin., q. 1, a. 3, ad 6 ; Cont. Gent. I, cap. 10 et 11 ; De pot., q. 7, a. 2, ad 11 ; Sum. Th. I, q. 2, a. 1 ; In Psalm., 8.

 

Art. 13 : Super Sent. I, d. 3, q. 1, a. 4 ; Super Boet. De Trin., q. 1, a. 4 ; Sum. Th. I, q. 32, a. 1 ; Super Rom., cap. 1, l. 6.

 

 

 

Article 1 - L’ESPRIT (MENS), EN TANT QU’ON Y RECONNAÎT L’IMAGE DE LA TRINITÉ, EST-IL L’ESSENCE DE L’ÂME OU QUELQUE PUISSANCE DE L’ÂME ?

(Et primo quaeritur utrum mens, prout in ea ponitur imago Trinitatis,

sit essentia animae, vel aliqua potentia eius.)

 

 

Il semble qu’il soit l’essence même de l’âme.

 

 

1° Saint Augustin dit au neuvième livre sur la Trinité que « les termes mens et spiritus ne se disent pas relativement, mais dési­gnent l’essence », qui n’est autre que l’essence de l’âme. L’esprit est donc l’essence même de l’âme.

 

2° Les divers genres de puissances de l’âme ne s’unissent que dans l’essence. Or l’appé­titif et l’intellectif sont divers genres de puissances de l’âme : en effet, à la fin du premier livre sur l’Âme sont énumérés les cinq genres les plus communs de puissances de l’âme, à savoir le végétatif, le sensitif, l’appétitif, le locomoteur et l’intellectif. Puis donc que l’esprit inclut en soi l’intellectif et l’appétitif – car saint Augustin place l’intel­ligence et la volonté dans l’esprit –, il semble que l’esprit ne soit pas une puissance, mais l’essence même de l’âme.

 

 

 

3° Saint Augustin dit au onzième livre de la Cité de Dieu que nous sommes à l’image de Dieu en tant que nous sommes, savons que nous sommes, et aimons l’un et l’autre ; et au neuvième livre sur la Trinité, il assigne ainsi l’image de Dieu en nous : esprit, connaissance et amour. Puis donc qu’aimer est l’acte de l’amour, et connaître, l’acte de la connaissance, il semble qu’être soit l’acte de l’esprit. Or être est l’acte de l’essence. L’esprit est donc l’essence même de l’âme.

 

 

4° L’esprit se trouve en l’ange et en nous pour la même raison. Or l’essence même de l’ange est son esprit. C’est pourquoi Denys appelle fréquemment les anges « esprits intellectuels » ou « divins ». Notre esprit est donc aussi l’essence même de l’âme.

 

 

 

5° Saint Augustin dit au dixième livre sur la Trinité que « la mémoire, l’intelligence et la volonté sont un seul esprit, une seule essence, une seule vie ». Donc, de même que la vie appartient à l’essence, ainsi en est-il de l’esprit.

 

6° Un accident ne peut pas être le principe d’une distinction substantielle. Or l’homme se distingue substantiellement des bêtes en ce qu’il a un esprit. L’esprit n’est donc pas un accident. Or la puissance de l’âme est une propriété de l’âme, suivant Avicenne, et ainsi, elle est du genre de l’accident. L’esprit n’est donc pas une puissance, mais il est l’essence même de l’âme.

 

 

7° Des actes spécifiquement différents n’émanent pas d’une puissance unique. Or de l’esprit émanent des actes spécifiquement différents, à savoir : se souvenir, penser et vouloir, comme le montre saint Augustin. L’esprit n’est donc pas une puissance de l’âme, mais son essence même.

 

 

8° Une puissance n’est pas le sujet d’une autre puissance. Or l’esprit est le sujet de l’image qui consiste en trois puissances. L’esprit n’est donc pas une puissance, mais l’essence même de l’âme.

 

 

9° Aucune puissance n’inclut en soi plusieurs puissances. Or l’esprit inclut l’intel­ligence et la volonté. Il n’est donc pas une puissance, mais l’essence.

 

En sens contraire :

 

1) L’âme n’a pas d’autres parties que ses puissances. Or l’esprit est une certaine partie supérieure de l’âme, comme dit saint Augustin au livre sur la Trinité. L’esprit est donc une puissance de l’âme.

 

2) L’essence de l’âme est commune à toutes les puissances, car toutes s’enracinent en elle. Or l’esprit n’est pas commun à toutes les puissances, car une division l’oppose au sens. L’esprit n’est donc pas l’essence même de l’âme.

 

3) Dans l’essence de l’âme, il n’y a pas lieu d’admettre un plus haut et un plus bas. Or il y a dans l’esprit un plus haut et un plus bas : en effet, saint Augustin divise l’esprit en raison supérieure et raison inférieure. L’esprit est donc une puissance de l’âme, non l’essence.

 

4) L’essence de l’âme est principe de vie. Or l’esprit n’est pas principe de vie, mais de pensée. L’esprit n’est donc pas l’essence même de l’âme, mais en est une puissance.

 

 

5) Le sujet ne se prédique pas de l’accident. Or l’esprit se prédique de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté, qui sont dans l’essence de l’âme comme en un sujet. L’esprit n’est donc pas l’essence de l’âme.

 

 

 

6) Selon saint Augustin au deuxième livre sur la Trinité, l’âme n’est pas « à l’image » par tout elle-même, mais par quelque chose d’elle-même. Or elle est « à l’image » par l’esprit. Le nom d’esprit ne signifie donc pas toute l’âme, mais quelque chose de l’âme.

 

 

 

7) Le nom de mens semble être pris de meminit (il se souvient). Or le nom de mémoire désigne une puissance de l’âme. Mens désigne donc aussi une puissance de l’âme, et non l’essence.

 

Réponse :

 

Le nom de mens est pris de mensurare (mesurer). Or les réalités de chaque genre sont mesurées par ce qui est le plus petit et le principe premier dans leur genre, comme on le voit clairement au dixième livre de la Métaphysique ; voilà pourquoi le nom de mens se dit, dans l’âme, tout comme le nom d’intelligence. En effet, seule l’intelligence reçoit une connaissance en provenance des réalités en les mesurant pour ainsi dire à ses principes.

 

 

Or le nom d’intelligence, puisqu’il se dit relativement à un acte, désigne une puissance de l’âme ; en effet, la vertu ou la puissance est intermédiaire entre l’essence et l’opération, comme le montre Denys au onzième chapitre de la Hiérarchie céleste. Mais parce que les essences des réalités nous sont inconnues, au lieu que leurs puissances se manifestent à nous par les actes, nous employons souvent les noms des vertus ou des puissances pour signifier les essences. Et parce que rien ne devient connu que par ce qui lui est propre, il est nécessaire, lorsqu’une essence est désignée par sa puissance, qu’elle le soit par une puissance qui lui est propre. Or il se trouve en général, dans les puissances, que ce qui peut le plus peut le moins, mais non l’inverse ; par exemple, « celui qui peut porter mille livres peut en porter cent », comme il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde. Voilà pourquoi, si quelque réa­lité doit être désignée par sa puissance, il est nécessaire qu’elle le soit par l’ultime degré de sa puissance. Or l’âme qui est dans les plantes n’a que le plus bas degré parmi les puissances de l’âme ; c’est pourquoi elle est nommée d’après cette puissance lorsqu’elle est appelée nutritive ou végétative. L’âme des bêtes, quant à elle, atteint un degré plus élevé, à savoir celui du sens ; c’est pourquoi cette âme est appelée sensitive, ou même parfois « sens ». Mais l’âme humaine atteint le plus haut degré parmi les puissances de l’âme, et elle est nommée d’après cela ; c’est pourquoi on l’appelle « intellective », et parfois aussi « intelligence », et de même « esprit », en tant qu’une telle puissance émane d’elle naturellement, car elle lui est propre en comparaison des autres âmes.

 

On voit donc clairement que le nom d’esprit désigne dans notre âme ce qu’il y a de plus haut dans sa puissance. Puis donc que l’image divine se trouve en nous dans ce qu’il y a en nous de plus élevé, l’image n’appartiendra à l’essence de l’âme que par l’esprit, en tant que ce nom désigne la plus haute puissance de l’âme. Et ainsi, en tant que l’image est dans l’esprit, ce nom d’esprit désigne la puissance de l’âme et non l’essence ; ou, s’il dénomme l’essence, ce n’est qu’en tant qu’une telle puissance émane d’elle.

 

Réponse aux objections :

 

1° Il est dit que mens signifie l’essence, non en tant que l’essence s’oppose à la puissance, mais en tant que l’essence absolue s’oppose à ce qui se dit relativement. Et en ce sens, l’esprit s’oppose à la connaissance de soi, dans la mesure où, par [cette] connaissance, l’esprit est rapporté à lui-même, au lieu que l’esprit lui-même se dit de façon absolue. Ou bien l’on peut dire que mens est pris par saint Augustin comme signifiant l’essence de l’âme en même temps qu’une telle puissance.

 

 

2° Les genres de puissances de l’âme se distinguent de deux façons : d’abord du côté de l’objet, ensuite du côté du sujet, ou du mode d’action, ce qui revient au même. Si donc on les distingue du côté de l’objet, alors on trouve les cinq genres de puissances de l’âme énumérés ci-dessus. Mais si on les distingue du côté du sujet ou du mode d’action, alors il y a trois genres de puissances de l’âme, à savoir le végétatif, le sensitif et l’intellectif. En effet, l’opération de l’âme peut se rapporter à la matière de trois façons. D’abord en sorte qu’elle s’exerce à la façon d’une action matérielle, et le principe de telles actions est la puissance nutritive, dont les actes sont exercés par les qualités actives et passives, tout comme les autres actions matérielles. Ensuite, en sorte que l’opération de l’âme n’atteigne pas la matière elle-même mais seulement les déterminations liées à la matière, comme c’est le cas des actes de la puissance sensitive : dans le sens, en effet, l’espèce est reçue sans la matière, mais cependant avec les déterminations liées à la matière. Enfin, en sorte que l’opération de l’âme excède et la matière, et les déterminations liées à la matière ; et c’est le cas de la partie intellective de l’âme.

 

 

Donc, suivant ces différentes partitions des puissances de l’âme, deux puissances de l’âme comparées entre elles se trouvent ramenées au même genre ou à des genres différents. En effet, si l’appétit sensitif et l’appétit intellectuel, qui est la volonté, sont considérés en relation à l’objet, alors ils se ramènent à un genre unique, car l’objet de l’un et de l’autre est le bien. Mais si on les considère quant au mode d’action, alors ils se ramènent à des genres différents, car l’appétit inférieur se ramènera au genre sensitif, mais l’appétit supérieur, au genre intellectif. En effet, de même que le sens appréhende son objet sous les déterminations matérielles, c’est-à-dire en tant qu’il est ici et maintenant, de même l’appétit sensitif se porte vers son objet, qui est le bien particulier. En revanche, l’appétit supérieur tend vers son objet à la façon dont l’intelligence l’appréhende ; et ainsi, quant au mode d’action, la volonté se ramène au genre intellectif. Or le mode d’action provient de la disposition de l’agent : car plus l’agent sera parfait, plus son action sera parfaite. Voilà pourquoi, si l’on considère de telles puissances en tant qu’elles émanent de l’essence de l’âme, qui est pour ainsi dire leur sujet, la volonté se trouve coordonnée à l’intelligence ; mais ce n’est pas le cas de l’appétit inférieur qui se divise en irascible et en concupiscible. Et c’est pourquoi l’esprit peut, sans être l’essence de l’âme, inclure la volonté et l’intelligence, en tant qu’il désigne un certain genre de puissances de l’âme, en sorte que toutes les puissances qui, dans leurs actes, sont entièrement détachées de la matière et des déterminations liées à la matière, sont comprises comme étant incluses dans l’esprit.3° L’image de la Trinité dans l’homme est assignée de multiples façons par saint Augustin et les autres saints ; et il n’est pas nécessaire que l’une de ces assignations corresponde à l’autre ; par exemple, il est clair que saint Augustin assigne ainsi l’image de la Trinité : esprit, connaissance et amour ; et plus loin : mémoire, intelligence et volonté. Et bien que la volonté et l’amour se correspondent mutuellement, ainsi que la connaissance et l’intelligence, cependant il n’est pas nécessaire que l’esprit corresponde à la mémoire, puisque l’esprit contient toutes les trois choses que comporte l’autre assignation. De même, l’assignation de saint Augustin signalée par l’objection est encore différente des deux précédentes. Il n’est donc pas nécessaire, si aimer correspond à l’amour, et connaître à la connaissance, qu’être corresponde, comme son acte propre, à l’esprit en tant qu’il est esprit.

 

 

4° Les anges sont appelés esprits, non que l’esprit même de l’ange ou son intelligence, en tant que ces noms désignent la puissance, soient son essence, mais parce qu’ils n’ont rien d’autre, parmi les puissances de l’âme, que ce qui est compris sous le nom d’esprit : aussi sont-ils totalement esprit. À notre âme, par contre, parce qu’elle est l’acte du corps, sont adjointes d’autres puissances qui ne sont pas comprises sous le nom d’esprit, à savoir les puissances sensitive et nutritive ; c’est pourquoi on ne peut pas dire que l’âme est esprit comme on le dit de l’ange.

 

5° Vivre ajoute quelque chose à être, et penser à vivre. Or, pour que l’image de Dieu se trouve en quelque être, il est nécessaire qu’il atteigne l’ultime genre de perfection auquel la créature peut tendre ; si donc il a seulement l’être, comme les pierres, ou l’être et le vivre, comme les plantes et les bêtes, la notion d’image n’est pas conservée en eux ; mais il est nécessaire, pour la parfaite notion d’image, que la créature existe, vive et pense. En cela, en effet, elle se conforme très parfaitement dans son genre aux attributs essentiels. Or, dans l’assignation de l’image, l’esprit tient la place de l’essence divine, tandis que les trois choses que sont la mémoire, l’intelli­gence et la volonté tiennent la place des trois Personnes ; voilà pourquoi saint Augustin met au compte de l’esprit les choses qui sont requises pour l’image dans la créature, lorsqu’il dit que « la mémoire, l’intelligence et la volonté sont une seule vie, un seul esprit, une seule essence ». Et cependant, il n’est pas nécessaire que l’esprit et la vie se disent dans l’âme pour la même raison que l’essence, car en nous, être, vivre et penser ne sont pas la même chose, comme c’est le cas en Dieu ; cependant les trois choses ci-dessus sont appelées une seule essence en tant qu’elles procèdent de l’unique essence de l’âme, une seule vie en tant qu’elles regardent un unique genre de vie, un seul esprit en tant qu’elles sont comprises dans un seul esprit comme des parties dans un tout, comme la vue et l’ouïe sont comprises dans la partie sensitive de l’âme.

 

6° Selon le Philosophe au huitième livre de la Métaphysique, parce que les différences substantielles des réalités nous sont inconnues, on emploie parfois à leur place dans les définitions les différences accidentelles, dans la mesure où les accidents eux-mêmes désignent ou font connaître l’essence, comme les effets propres font connaître la cause ; c’est pourquoi le sensible, en tant qu’il est la différence constitutive de l’animal, n’est pas pris du nom de sens comme désignant une puissance, mais comme désignant l’essence même de l’âme, de laquelle découle une telle puissance. Et il en est de même du rationnel, ou de la propriété « doué d’esprit ».

7° De même que la partie sensitive de l’âme n’est pas conçue comme étant une certaine puissance en plus de toutes les puissances particulières qui sont comprises en elles, mais comme un certain tout potentiel comprenant toutes ces puissances comme des parties, de même l’esprit n’est pas une certaine puissance en plus de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté, mais il est un certain tout potentiel comprenant ces trois-là ; tout comme nous voyons que sous la puissance de construire une maison sont comprises celle de tailler les pierres, celle d’élever les murs, et ainsi de suite.

 

 

 

8° L’esprit ne se rapporte pas à l’intelligence et à la volonté comme leur sujet, mais plutôt comme un tout se rapporte à ses parties, pour autant qu’« esprit » désigne la puissance elle-même. Mais si l’on prend le nom d’esprit pour désigner l’essence de l’âme en tant qu’une telle puissance émane naturellement d’elle, alors il dénommera le sujet des puissances.

 

9° Une puissance particulière unique ne comprend pas en elle-même plusieurs puissances ; mais rien n’empêche que plusieurs puissances soient comprises comme des parties dans une puissance générale, comme plusieurs parties organiques sont comprises dans une partie du corps, tels les doigts dans la main.

 

Et videtur quod sit ipsa essentia animae.

 

Quia Augustinus dicit, IX de Trinitate [cap. 2], quod mens et spiritus non relative dicuntur, sed essentiam demonstrant : nonnisi essentiam animae. Ergo mens est ipsa animae essentia.

 

Praeterea, diversa genera potentiarum animae non uniuntur nisi in essentia. Sed appetitivum et intellectivum sunt diversa genera potentiarum animae : ponuntur enim, in fine I de Anima [l. 14 (411 a 26)], quinque genera communissima potentiarum animae : scilicet vegetativum, sensitivum, appetitivum, motivum secundum locum, et intellectivum. Cum ergo mens comprehendat in se intellectivum et appetitivum, quia in mente ponitur ab Augustino intelligentia et voluntas, videtur quod non sit mens aliqua potentia, sed ipsa essentia animae.

 

Praeterea, Augustinus, XI de Civitate Dei [cap. 26], dicit, quod nos sumus, ad imaginem Dei, inquantum sumus, novimus nos esse, et amamus utrumque ; in IX vero de Trinit. [cap. 12] assignat imaginem Dei in nobis secundum mentem, notitiam et amorem. Cum ergo amare sit actus amoris, et nosse sit actus notitiae, videtur quod esse sit actus mentis. Sed esse est actus essentiae. Ergo mens est ipsa essentia animae.

 

Praeterea, eadem ratione invenitur mens in Angelo et in nobis. Sed ipsa essentia Angeli est mens eius. Unde Dionysius [cf. De div. nom., cap. 4, § 8, cap. 5, § 3 et cap. 11, § 2] frequenter Angelos nominat divinas vel intellectuales mentes. Ergo etiam et mens nostra est ipsa essentia animae.

 

Praeterea, Augustinus dicit in X de Trinitate [cap. 11], quod memoria, intelligentia et voluntas sunt una mens, una essentia, una vita. Ergo, sicut vita ad essentiam pertinet, ita et mens.

 

Praeterea, accidens non potest esse principium substantialis distinctionis. Sed homo substantialiter distinguitur a brutis in hoc quod habet mentem. Ergo mens non est aliquod accidens. Sed potentia animae est proprietas eius, secundum Avicennam [De anima V, 7] : et sic est de genere accidentis. Ergo mens non est potentia, sed est ipsa essentia animae.

 

Praeterea, ab una potentia non egrediuntur diversi actus secundum speciem. Sed a mente egrediuntur diversi actus secundum speciem, scilicet memorari, intelligere et velle, ut patet per Augustinum. Ergo mens non est aliqua potentia animae, sed ipsa essentia eius.

 

Praeterea, una potentia non est subiectum alterius potentiae. Sed mens est imaginis subiectum, quae consistit in tribus potentiis. Ergo mens non est potentia, sed ipsa essentia animae.

 

Praeterea, nulla potentia comprehendit in se plures potentias. Sed mens comprehendit intelligentiam et voluntatem. Ergo non est potentia, sed essentia.

 

 

Sed contra. Anima non habet alias partes nisi suas potentias. Sed mens est quaedam pars animae superior, ut Augustinus dicit in libro de Trin. [XII, 3]. Ergo mens est potentia animae.

 

Praeterea, essentia animae communis est omnibus potentiis, quia omnes in ea radicantur. Sed mens non est communis omnibus potentiis, quia dividitur contra sensum. Ergo mens non est ipsa essentia animae.

 

Praeterea, in essentia animae non est accipere supremum et infimum. Sed in mente est supremum et infimum ; dividit enim Augustinus [hic supra] mentem in superiorem et inferiorem rationem. Ergo mens est potentia animae, non essentia.

 

Praeterea, essentia animae est principium vivendi. Sed mens non est principium vivendi, sed intelligendi. Ergo mens non est ipsa essentia animae, sed potentia eius.

 

Praeterea, subiectum non praedicatur de accidente. Sed mens praedicatur de memoria, intelligentia, et voluntate, quae sunt in essentia animae sicut in subiecto. Ergo mens non est essentia animae.

 

 

Praeterea, secundum Augustinum in libro II de Trinitate [XII, 4 et XV, 7], anima non est ad imaginem secundum se totam, sed secundum aliquid sui. Est autem ad imaginem secundum mentem. Ergo mens non nominat totam animam, sed aliquid animae.

 

Praeterea, nomen mentis ex eo quod meminit sumptum esse videtur. Sed memoria designat aliquam potentiam animae. Ergo et mens, et non essentiam.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod nomen mentis a mensurando est sumptum. Res autem uniuscuiusque generis mensurantur per id quod est minimum, et principium primum in suo genere, ut patet in X Metaphys. [l. 2 (1052 b 31)] ; et ideo nomen mentis hoc modo dicitur in anima, sicut et nomen intellectus. Solum enim intellectus accipit cognitionem de rebus quasi mensurando eas ad sua principia.

 

Intellectus autem, cum dicatur per respectum ad actum, potentiam animae designat : virtus enim, sive potentia, est medium inter essentiam et operationem, ut patet per Dionysium, cap. XI Cael. Hierarch. [§ 2]. Quia vero rerum essentiae sunt nobis ignotae, virtutes autem earum innotescunt nobis per actus, utimur frequenter nominibus virtutum vel potentiarum ad essentias significandas. Sed quia nihil notificatur nisi ex hoc quod est sibi proprium, oportet quod, cum aliqua essentia designatur per suam potentiam, quod designetur per potentiam sibi propriam. In potentiis autem hoc communiter invenitur, quod illud quod potest in plus, potest in minus, sed non convertitur ; sicut qui potest ferre mille libras, potest ferre centum, ut dicitur in I caeli et mundi [De caelo, I, 25 (281 a 7)]. Et ideo, si aliqua res per suam potentiam debeat designari, oportet quod designetur per ultimum potentiae suae. Anima autem quae est in plantis, non habet nisi infimum gradum inter potentias animae ; unde ab ea denominatur, cum dicitur nutritiva vel vegetabilis. Anima autem bruti pertingit ad altiorem gradum, scilicet qui est sensus ; unde ipsa anima vocatur sensitiva, vel quandoque etiam sensus. Sed anima humana pertingit ad altissimum gradum inter potentias animae, et ex hoc denominatur ; unde dicitur intellectiva, et quandoque etiam intellectus, et similiter mens, inquantum scilicet ex ipsa nata est effluere talis potentia, quia est sibi proprium prae aliis animabus.

 

Patet ergo, quod mens in anima nostra dicit illud quod est altissimum in virtute ipsius. Unde, cum secundum id quod est altissimum in nobis divina imago inveniatur in nobis, imago non pertinebit ad essentiam animae nisi secundum mentem, prout nominat altissimam potentiam eius. Et sic mens, prout in ea est imago, nominat potentiam animae, et non essentiam ; vel si nominat essentiam, hoc non est nisi inquantum ab ea fluit talis potentia.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod mens non dicitur significare essentiam secundum quod essentia contra potentiam dividitur ; sed secundum quod essentia absoluta dividitur contra id quod relative dicitur. Et sic mens dividitur contra notitiam sui, inquantum per notitiam mens ad seipsam refertur ; ipsa vero mens dicitur absolute. Vel potest dici, quod mens accipitur ab Augustino secundum quod significat essentiam animae, simul cum tali potentia.

 

Ad secundum dicendum, quod genera potentiarum animae distinguuntur dupliciter : uno modo ex parte obiecti ; alio modo ex parte subiecti, sive ex parte modi agendi, quod in idem redit. Si igitur distinguantur ex parte obiecti, sic inveniuntur quinque potentiarum animae genera supra enumerata. Si autem distinguantur ex parte subiecti vel modi agendi, sic sunt tria genera potentiarum animae : scilicet vegetativum, sensitivum et intellectivum. Operatio enim animae tripliciter se potest habere ad materiam. Uno modo ita quod per modum materialis actionis exerceatur ; et talium actionum principium est potentia nutritiva, cuius actus exercentur qualitatibus activis et passivis, sicut et aliae actiones materiales. Alio modo ita quod operatio animae non pertingat ad ipsam materiam, sed solum ad materiae conditiones, sicut est in actibus potentiae sensitivae : in sensu enim recipitur species sine materia, sed tamen cum materiae conditionibus. Tertio modo ita quod operatio animae excedat et materiam et materiae conditiones ; et sic est pars animae intellectiva.

Secundum igitur has diversas potentiarum animae partitiones contingit aliquas duas potentias animae ad invicem comparatas in idem vel diversum genus reduci. Si enim appetitus sensibilis et intellectualis, qui est voluntas, consideretur secundum ordinem ad obiectum, sic reducuntur in unum genus, quia utriusque obiectum est bonum. Si vero consideretur quantum ad modum agendi, sic reducuntur in diversa genera ; quia appetitus inferior reducetur in genus sensitivi, appetitus vero superior in genus intellectivi. Sicut enim sensus apprehendit suum obiectum sub conditionibus materialibus, prout sci­licet est hic et nunc ; sic et appetitus sensibilis in suum obiectum fertur, in bonum scilicet particulare. Appetitus vero superior in suum obiectum tendit per modum quo intellectus apprehendit ; et sic quantum ad modum agendi voluntas ad genus intellectivi reducitur. Modus autem actionis provenit ex dispositione agentis : quia quanto fuerit perfectius agens, tanto est eius actio perfectior. Et ideo, si considerentur huiusmodi potentiae secundum quod egrediuntur ab essentia animae, quae est quasi subiectum earum, voluntas invenitur in eadem coordinatione cum intellectu ; non autem appetitus inferior, qui in irascibilem et concupiscibilem dividitur. Et ideo mens potest comprehendere voluntatem et intellectum, absque hoc quod sit essentia animae ; inquantum, scilicet, nominat quoddam genus potentiarum animae, ut sub mente intelligantur comprehendi omnes illae potentiae quae in suis actibus omnino a materia et conditionibus materiae recedunt.

 

Ad tertium dicendum, quod ab Augustino et aliis sanctis imago Trinitatis in homine multipliciter assignatur : nec oportet ut una illarum assignationum alteri correspondeat ; sicut patet quod Augustinus [De Trin. IX, 12] assignat imaginem Trinitatis secundum mentem, notitiam et amorem ; et ulterius [De Trin. X, 12] secundum memoriam, intelligentiam et voluntatem. Et quamvis voluntas et amor sibi invicem correspondeant, et notitia et intelligentia, non tamen oportet quod mens correspondeat memoriae ; cum mens omnia tria contineat quae in alia assignatione dicuntur. Similiter etiam assignatio Augustini quam obiectio tangit, est alia a duabus praemissis. Unde non oportet quod, si amare amori correspondeat, et nosse notitiae, quod esse respondeat menti sicut proprius actus eius, inquantum est mens.

 

Ad quartum dicendum, quod Angeli dicuntur mentes, non quia ipsa mens sive intellectus Angeli, sit eius essentia, prout mens et intellectus potentiam nominant ; sed quia nihil aliud habent de potentiis animae nisi hoc quod sub mente comprehenditur : unde totaliter sunt mens. Animae vero nostrae adiunguntur aliae potentiae quae sub mente non comprehenduntur, ex eo quod est actus corporis : scilicet sensitivae et nutritivae potentiae ; unde non ita potest dici anima esse mens sicut et Angelus.

 

Ad quintum dicendum, quod vivere addit supra esse, et intelligere supra vivere. Ad hoc autem quod in aliquo imago Dei inveniatur, oportet quod ad ultimum genus perfectionis perveniat quo creatura tendere potest ; unde si habeat esse tantum, sicut lapides, vel esse et vivere, sicut plantae et bruta, non salvatur in hoc ratio imaginis ; sed oportet ad perfectam imaginis rationem, ut creatura sit, vivat et intelligat. In hoc enim perfectissime secundum genus conformatur essentialibus attributis. Et ideo, quia in assignatione imaginis mens locum divinae essentiae tenet, haec vero tria, quae sunt memoria, intelligentia et voluntas, tenent locum trium personarum ; ideo Augustinus menti adscribit illa quae requiruntur ad imaginem in creatura, cum dicit, quod memoria et intelligentia et voluntas sunt una vita, una mens, una essentia. Nec tamen oportet quod ex hoc ipso in anima dicatur mens et vita quo et essentia ; quia non est idem in nobis esse, vivere et intelligere, sicut et in Deo ; dicuntur tamen haec tria una essentia, inquantum ab una essentia mentis procedunt ; una vita inquantum ad unum genus vitae pertinent ; una mens, inquantum sub una mente comprehenduntur ut partes sub toto, sicut visus et auditus comprehenduntur sub parte animae sensitiva.

 

 

Ad sextum dicendum, quod secundum philosophum in VIII Metaph. [l. 2 (1042 b 25)], quia substantiales rerum differentiae sunt nobis ignotae, loco earum interdum definientes accidentalibus utuntur, secundum quod ipsa accidentia designant vel notificant essentiam, ut proprii effectus notificant causam : unde sensibile, secundum quod est differentia constitutiva animalis, non sumitur a sensu prout nominat potentiam, sed prout nominat ipsam animae essentiam, a qua talis potentia fluit. Et similiter est de rationali, vel de eo quod est habens mentem.

Ad septimum dicendum, quod sicut pars animae sensitiva non intelligitur esse una quaedam potentia praeter omnes particulares potentias quae sub ipsa comprehenduntur, sed est quasi quoddam totum potentiale comprehendens omnes illas potentias quasi partes ; ita etiam mens non est una quaedam potentia praeter memoriam, intelligentiam et voluntatem ; sed est quoddam totum potentiale comprehendens haec tria ; sicut etiam videmus quod sub potentia faciendi domum comprehenditur potentia dolandi lapides et erigendi parietes ; et sic de aliis.

 

Ad octavum dicendum, quod mens non comparatur ad intelligentiam et voluntatem sicut subiectum, sed magis sicut totum ad partes, prout mens potentiam ipsam nominat. Si vero sumatur mens pro essentia animae, secundum quod ab ea nata est progredi talis potentia ; sic nominabit subiectum potentiarum.

 

Ad nonum dicendum, quod una potentia particularis non comprehendit sub se plures ; sed nihil prohibet sub una generali potentia comprehendi plures ut partes, sicut sub una parte corporis plures partes organicae comprehenduntur, ut digiti sub manu.

 

 

 

 

Article 2 - LA MÉMOIRE EST-ELLE DANS L’ESPRIT ?

(Secundo quaeritur utrum in mente sit memoria.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Selon saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, ce qui nous est commun avec les bêtes n’appartient pas à l’esprit. Or la mémoire nous est commune avec les bêtes, comme le montre saint Augustin au dixième livre des Confessions. La mémoire n’est donc pas dans l’esprit.

 

 

2° Le Philosophe dit au livre sur la Mémoire et la Réminiscence que la mémoire n’appar­tient pas à l’intelligence, mais à la faculté sensible première. Puis donc que l’esprit est la même chose que l’intelligence, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il semble que la mémoire ne soit pas dans l’esprit.

 

3° L’intelligence, et tout ce qui relève de l’intelligence, font abstraction de l’ici et du maintenant, mais la mémoire n’abstrait pas ainsi ; en effet, elle regarde un temps déterminé, qui est le passé, car la mémoire porte sur des choses passées, comme dit Cicéron. La mémoire n’appartient donc pas à l’esprit ou à l’intelligence.

 

 

4° Puisque dans la mémoire sont conservées des choses qui ne sont pas appréhendées actuellement, il est nécessaire, où que l’on place la mémoire, qu’appréhender y soit différent de retenir. Or ces deux choses ne diffèrent pas dans l’intelligence, mais seulement dans le sens. En effet, si elles peuvent différer dans le sens, c’est parce que le sens use d’un organe corporel, et que tout ce qui est gardé dans le corps n’est pas appréhendé. L’intelligence, elle, n’use pas d’un organe corporel ; c’est pourquoi une chose n’est retenue en elle qu’intelligiblement, et ainsi, il est nécessaire qu’elle soit pensée actuellement. La mémoire n’est donc pas dans l’intelligence ou dans l’esprit.

 

5° L’âme ne se remémore pas avant de retenir en elle quelque chose. Or avant que, des sens, d’où toute notre connaissance est issue, elle reçoive des espèces qu’elle puisse retenir, elle est « à l’image ». Puis donc que la mémoire (sic) est une partie de l’image, il ne semble pas que la mémoire puisse être dans l’esprit.

 

6° L’esprit, en tant qu’il est à l’image de Dieu, se porte vers Dieu. Or la mémoire ne se porte pas vers Dieu ; en effet, la mémoire porte sur les choses qui relèvent du temps, mais Dieu est tout à fait au-dessus du temps. La mémoire n’est donc pas dans l’esprit.

 

7° Si la mémoire était une partie de l’esprit, les espèces intelligibles seraient conservées dans l’esprit lui-même comme elles le sont dans l’esprit de l’ange. Or l’ange, en se tournant vers les espèces qu’il a en lui, peut penser. Donc notre esprit aussi, en se tournant vers les espèces retenues ; et ainsi, il pourrait penser sans se tourner vers des phantasmes, ce qui apparaît manifestement faux. En effet, si quelqu’un a une science en habitus, si grande soit-elle, et que cependant l’organe de la puissance imaginative ou remémorative est blessé, il ne peut passer à l’acte ; ce qui ne serait pas le cas si l’esprit pouvait penser en acte sans se tourner vers les puissances qui usent d’organes. La mémoire n’est donc pas dans l’esprit.

 

En sens contraire :

 

1) Le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que l’âme est « le lieu des espèces, étant entendu que ce n’est pas toute l’âme, mais l’âme intellectuelle ». Or c’est au lieu qu’il appartient de conserver ce qui est contenu en lui. Puis donc qu’il appartient à la mémoire de conserver les espèces, il semble qu’elle soit dans l’intelligence.

 

2) Ce qui se rapporte à tout temps indifféremment ne regarde pas un temps particulier. Or la mémoire, même au sens propre, se rapporte à tout temps indifféremment, comme dit saint Augustin au quatorzième livre sur la Trinité, et il le prouve par les paroles de Virgile, qui a employé au sens propre les noms de mémoire et d’oubli. La mémoire ne regarde donc pas un temps particulier, mais tous. Elle appartient donc à l’intelligence.

 

 

3) La mémoire, prise au sens propre, porte sur des choses passées. Or l’intelligence ne porte pas seulement sur des choses présentes, mais aussi sur des choses passées. En effet, l’intelligence forme une composition relative à n’importe quel temps lorsqu’elle pense que l’homme a existé, existera et existe, comme cela est clair au troisième livre sur l’Âme. La mémoire, à proprement parler, peut donc appartenir à l’intelligence.

 

4) De même que la mémoire porte sur des choses passées, de même la providence porte sur des choses futures, suivant Cicéron. Or la providence, prise au sens propre, est dans la partie intellective. Donc la mémoire aussi, pour la même raison.

 

Réponse :

 

La mémoire, dans le langage usuel, s’en­tend de la connaissance des choses passées. Or il appartient au même de connaître le passé comme tel et le maintenant comme tel : les deux relèvent du sens. En effet, de même que l’intelligence ne connaît pas le singulier en tant qu’il est ceci, mais par une notion commune, par exemple en tant qu’il est homme, ou blanc, ou encore particulier, mais non en tant qu’il est cet homme ou ce particulier, de même l’intelligence connaît le présent et le passé non en tant qu’ils sont ce maintenant et ce passé. Puis donc que la mémoire, dans son acception propre, regarde ce qui est passé par rapport à ce maintenant, il est assuré que la mémoire, à proprement parler, n’est pas dans la partie intellective, mais dans la sensitive seulement, comme le prouve le Philosophe.

Mais parce que l’intelligence non seulement pense l’intelligible, mais pense aussi qu’elle pense tel intelligible, le nom de mémoire peut s’étendre à la connaissance par laquelle, quoiqu’on ne connaisse pas l’objet de la façon susdite comme passé, on connaît cependant un objet dont on a déjà eu connaissance, dans la mesure où l’on sait avoir déjà eu cette connaissance ; et ainsi, toute connaissance non nouvellement reçue peut être appelée mémoire. Mais cela se produit de deux façons. D’abord, lorsque la considération découlant de la connaissance possédée n’est pas interrompue mais continue ; ensuite, lorsqu’elle est interrompue, et ainsi, elle est davantage passée, aussi réalise-t-elle plus proprement la notion de mémoire ; de la sorte, on dit que nous avons la mémoire de ce que nous connaissions déjà habituellement et non en acte. Et dans ce cas, la mémoire est dans la partie intellective de notre âme ; et saint Augustin semble prendre le nom de mémoire en ce sens quand il la conçoit comme une partie de l’image, car il veut que tout ce qui est tenu habituellement dans l’esprit en sorte qu’il ne passe pas à l’acte appartienne à la mémoire. Mais les divers auteurs ont des positions différentes sur la façon dont cela peut se produire.

 

En effet, Avicenne affirme au sixième livre De naturalibus que cela ne se produit pas (i.e. que l’âme détienne habituellement la connaissance d’une réalité qu’elle ne considère pas actuellement) par une conservation actuelle des espèces dans la partie intellective, mais il veut que les espèces actuellement non considérées ne puissent être conservées que dans la partie sensitive, soit par l’imagination, qui est le trésor des formes reçues des sens, soit par la mémoire, quant aux intentions particulières non reçues des sens. Dans l’intelligence, l’espèce ne demeure pas si elle n’est pas considérée actuellement, mais elle cesse d’être en elle après la considération ; lors donc qu’elle veut considérer de nouveau quelque chose actuellement, il est nécessaire que des espèces intelligibles découlent de nouveau dans l’intellect possible depuis l’Intelligence agente. Et cependant, il ne s’ensuit pas, selon lui, que chaque fois que quelqu’un doit de nouveau considérer ce qu’il a déjà connu, il lui soit nécessaire de l’apprendre à nouveau ou de le découvrir comme au début, car une certaine aptitude est laissée en lui par laquelle il se tourne plus facilement qu’auparavant vers l’intellect agent pour recevoir de lui les espèces qui en découlent ; et cette aptitude est en nous l’habitus de science. Et selon cette opinion, la mémoire serait dans l’esprit sous la forme non pas d’une rétention des espèces, mais d’une aptitude à en recevoir de nouveau. Mais cette opinion ne semble pas raisonnable. D’abord parce que, l’intellect possible étant d’une nature plus stable que le sens, il est nécessaire que l’espèce reçue en lui le soit d’une façon plus stable ; aussi les espèces peuvent-elles être mieux conservées en lui que dans la partie sensitive. Ensuite, parce que l’Intelligence agente se comporte de façon égale dans l’infusion des espèces qui conviennent à toutes les sciences. Si donc dans l’intellect possible n’étaient pas conservées des espèces mais la seule aptitude à se tourner vers l’intellect agent, l’homme resterait également apte à n’importe quel intelligible, et ainsi, un homme, pour avoir appris une science, ne la saurait pas plus que les autres sciences. En outre, cela semble expressément contraire à la sentence du Philosophe au troisième livre sur l’Âme, qui loue les anciens d’avoir affirmé que l’âme est le lieu des espèces quant à sa partie intellective.

 

 

 

Voilà pourquoi d’autres disent que les espèces intelligibles restent dans l’intellect possible après la considération actuelle, et que leur ordonnance est l’habitus de science ; et par conséquent, la puissance par laquelle notre esprit peut retenir de telles espèces intelligibles après la considération actuelle sera appelée mémoire ; et cela s’approche davantage de la signification propre du nom de mémoire.

 

Réponse aux objections :

 

1° La mémoire qui nous est commune avec les bêtes est celle où sont conservées les intentions particulières ; et ce n’est pas elle qui est dans l’esprit, mais seulement celle où sont conservées les espèces intelligibles.

 

 

2° Le Philosophe parle de la mémoire qui porte sur le passé comme relatif à ce maintenant-ci en tant qu’il est celui-ci ; et par conséquent, elle n’est pas dans l’esprit.

 

3° On voit dès lors clairement la réponse au troisième argument.

 

4° Si appréhender en acte et retenir diffèrent dans l’intellect possible, ce n’est point que l’espèce y soit en quelque sorte cor­po­rellement : elle n’y est, au contraire, qu’intel­ligiblement. Et cependant, il ne s’ensuit pas que l’on pense sans arrêt par cette espèce, mais on le fait seulement lorsque l’intellect possible est parfaitement mis en acte de cette espèce. Parfois, en revanche, il est mis en acte de celle-ci imparfaitement, c’est-à-dire avec un certain mode intermédiaire entre la pure puissance et l’acte pur. Et cela, c’est connaître habituellement ; et il est amené de ce mode de connaissance à l’acte parfait par la volonté, laquelle, suivant Anselme, est le moteur de toutes les puissances.

 

 

5° L’esprit est « à l’image » surtout dans la mesure où il se porte vers Dieu et vers lui-même. Or il est présent à lui-même, et Dieu lui est de même présent, avant que des espèces soient reçues des réalités sensibles. En outre, si l’on dit que l’esprit a une puissance remémorative, ce n’est point qu’il détienne quelque chose en acte, mais c’est parce qu’il est capable de détenir.

 

 

6° La réponse ressort de ce qu’on a dit.

 

7° Nulle puissance ne peut connaître quelque chose sans se tourner vers son objet, comme la vue ne connaît rien si elle ne se tourne vers la couleur. Puis donc que le phantasme est à l’intellect possible ce que les réalités sensibles sont au sens, comme le montre le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, quelque espèce intelligible que l’intelligence ait en elle, ce n’est cependant jamais qu’en se tournant vers le phantasme qu’elle considère actuellement quelque chose par cette espèce. Voilà pourquoi, de même que notre intelligence dans l’état de voie a besoin des phantasmes pour considérer actuellement avant de recevoir un habitus, de même elle en a besoin aussi après qu’elle l’a reçu. Mais il en va autrement des anges, dont l’intelligence n’a pas le phantasme pour objet.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) On ne peut déduire de cette citation que la mémoire soit dans l’esprit, sinon de la façon susdite et non au sens propre.

2) La parole de saint Augustin est à entendre en ce sens que la mémoire peut porter sur des objets présents ; jamais cependant on ne peut parler de mémoire sans que quelque chose de passé entre en considération, au moins du côté de la connaissance elle-même. Et en ce sens encore, on dit que quelqu’un se souvient de soi ou s’oublie, en tant que, tout en étant présent à soi, il conserve ou ne conserve pas une connaissance passée de lui-même.

 

 

3) En tant que l’intelligence connaît les différences des temps par des notions communes, elle peut ainsi former des compositions selon n’importe quelle différence de temps.

 

 

4) La providence n’est dans l’intelligence que selon les notions générales du futur, mais elle est appliquée aux réalités particulières au moyen de la raison particulière, qui doit nécessairement intervenir entre la raison universelle motrice et le mouvement qui s’ensuit dans les réalités particulières, comme le montre le Philosophe au troisième livre sur l’Âme.

 

Et videtur quod non.

 

Quia secundum Augustinum, XII de Trinitate [cap. 2], illud quod est commune nobis et brutis non pertinet

ad mentem. Memoria autem nobis

et brutis communis est, ut patet

per Augustinum, libro X Confess. [cap. 25]. Ergo memoria non est in mente.

 

Praeterea, philosophus in cap. de Memoria et Reminiscentia [cap. 1 (450 a 13)] dicit, quod memoria non est intellectivi, sed primi sensitivi. Cum ergo mens sit idem quod intellectus, ut ex dictis patet, videtur quod memoria non sit in mente.

 

Praeterea, intellectus, et omnia quae ad intellectum pertinent, abstrahunt ab hic et nunc ; memoria vero non abstrahit ; concernit namque determinatum tempus, scilicet praeteritum ; memoria namque praeteritorum est, ut dicit Tullius [De inventione, II, 53, 160]. Ergo memoria non pertinet ad mentem vel intellectum.

 

Praeterea, cum in memoria conserventur aliqua quae non actu apprehenduntur, ubicumque ponitur memoria, oportet quod ibi differat apprehendere et retinere. In intellectu autem non differunt, sed solum in sensu. Propter hoc enim in sensu differre possunt, quia sensus organo corporali utitur ; non autem omne quod tenetur in corpore, apprehenditur. Intellectus autem non utitur organo corporali ; unde nihil in eo retinetur nisi intelligibiliter ; et sic oportet quod actu intelligatur. Ergo memoria non est in intellectu sive in mente.

 

Praeterea, anima non memoratur antequam aliquid apud se retineat. Sed antequam aliquas species recipiat a sensibus, a quibus omnis cognitio nostra oritur, quas retinere possit, est ad imaginem. Cum ergo memoria sit pars imaginis, non videtur quod memoria possit esse in mente.

 

Praeterea, mens, secundum quod est ad imaginem Dei, fertur in Deum. Sed memoria non fertur in Deum ; est enim memoria eorum quae cadunt sub tempore ; Deus autem est omnino supra tempus. Ergo memoria non est in mente.

 

Praeterea, si memoria esset pars mentis, species intelligibiles in ipsa mente reservarentur sicut conservantur in mente Angeli. Sed Angelus convertendo se ad species quas penes se habet, potest intelligere. Ergo et mens convertendo se ad species retentas ; et ita posset intelligere sine hoc quod ad phantasmata converteretur ; quod manifeste apparet esse falsum. Quantumcumque enim aliquis scientiam in habitu habeat, laeso tamen organo imaginativae virtutis vel memorativae, in actum exire non potest ; quod non esset, si mens in actu intelligere posset non convertendo se ad potentias quae organis utuntur. Unde memoria non est in mente.

 

 

 

Sed contra. Philosophus dicit in III de Anima [cap. 4 (429 a 27)], quod anima est locus specierum, praeter quod non tota, sed intellectiva. Loci autem est conservare contenta in eo. Cum igitur conservare species ad memoriam pertineat, videtur quod in intellectu sit memoria.

 

Praeterea, illud quod se habet aequaliter ad omne tempus, non concernit aliquod tempus particulare. Sed memoria, etiam proprie accepta, se habet aequaliter ad omne tempus, ut dicit Augustinus, XIV de Trinitate [cap. 11], et probat per dicta Virgilii, qui proprie nomine memoriae et oblivionis usus est. Ergo memoria non concernit aliquod tempus particulare, sed omne. Ergo ad intellectum pertinet.

 

Praeterea, memoria, proprie accipiendo, est praeteritorum. Sed intellectus non solum est praesentium sed etiam praeteritorum. Intellectus enim compositionem format, secundum quodlibet tempus intelligens hominem fuisse, futurum esse, et esse, ut patet III de Anima [l. 11 (430 a 31)]. Ergo memoria, proprie loquendo, ad intellectum potest pertinere.

 

Praeterea, sicut memoria est praeteritorum, ita providentia est futurorum, secundum Tullium [De inventione, II, 53, 160]. Sed providentia est in parte intellectiva, proprie accipiendo. Ergo eadem ratione et memoria.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod memoria secundum communem usum loquentium pro notitia praeteritorum accipitur. Cognoscere autem praeteritum ut est praeteritum, est illius cuius est cognoscere nunc ut nunc : hoc autem est sensus. Sicut enim intellectus non cognoscit singulare ut est hoc, sed secundum aliquam communem rationem, ut inquantum est homo vel albus vel etiam particularis, non autem inquantum est hic homo, vel particulare hoc : ita etiam intellectus cognos­cit praesens et praeteritum non inquantum est hoc nunc et hoc praeteri­tum. Unde, cum memoria secundum propriam sui acceptionem respiciat ad id quod est praeteritum res­pectu huius nunc : constat quod memoria, proprie loquendo, non est in parte intellectiva, sed sensitiva tantum, ut philosophus [De memoria et reminisc., cap. 1 (450 a 13)] probat.

Sed quia intellectus non solum intelligit intelligibile, sed etiam intelligit se intelligere tale intelligibile, ideo nomen memoriae potest extendi ad notitiam, qua etsi non cognoscatur obiectum ut in praeteritione modo praedicto, cognoscitur tamen obiectum de quo etiam prius est notitia habita, inquantum aliquis scit se eam prius habuisse ; et sic omnis notitia non de novo accepta potest dici memoria. Sed hoc contingit dupliciter : uno modo, quando consideratio secundum notitiam habitam non est intercisa, sed continua : alio vero modo, quando est intercisa ; et sic habet plus de ratione praeteriti, unde et magis proprie ad rationem memoriae attingit ; ut scilicet dicamur illius habere memoriam quam prius habitualiter cognoscebamus, non autem in actu. Et sic memoria est in parte intellectiva nostrae animae : et hoc modo videtur Augustinus [De Trin. XIV, 7] memoriam accipere, ponens eam partem imaginis : vult enim, omne illud quod habitualiter in mente tenetur ut in actum non prodeat, ad memoriam pertinere. Quomodo autem hoc possit contingere, diversimode a diversis ponitur.

Avicenna enim in VI de Naturalibus [De anima V, 6] ponit, quod hoc non contingit (quod anima habitualiter notitiam teneat alicuius rei quam actu non considerat) ex hoc quod aliquae species actu conserventur in parte intellectiva ; sed vult quod species actualiter non consideratae non possunt conservari nisi in parte sensitiva, vel quantum ad imaginationem, quae est thesaurus formarum a sensu acceptarum ; vel quantum ad memoriam, quantum ad intentiones particulares non acceptas a sensibus. In intellectu vero non permanet species, nisi quando actu consideratur. Post considerationem vero in eo esse desinit : unde, quando iterum actu vult considerare aliquid, oportet quod species intelligibiles de novo fluant in intellectum possibilem ab intelligentia agente. Nec tamen sequitur, secundum ipsum, quod quandocumque aliquis de novo debet considerare quae prius scivit, oporteat eum iterum addiscere vel invenire sicut a principio, quia relicta est in eo quaedam habilitas per quam facilius se convertit ad intellectum agentem, ut ab eo species effluentes recipiat quam prius ; et haec habilitas est habitus scientiae in nobis. Et secundum hanc opinionem memoria non esset in mente secundum retentionem aliquarum specierum, sed secundum habilitatem ad accipiendum de novo. Sed ista opinio non videtur rationabilis. Primo, quia cum intellectus possibilis sit stabilioris naturae quam sensus, oportet quod species in eo recepta stabilius recipiatur ; unde magis possunt in eo conservari species quam in parte sensitiva. Secundo, quia intelligentia agens aequaliter se habet ad influendum species convenientes omnibus scientiis. Unde si in intellectu possibili non conservarentur aliquae species, sed sola habilitas ad convertendum se ad intellectum agentem, aequaliter remaneret homo habilis ad quodcumque intelligibile ; et ita ex hoc quod homo addisceret unam sci­entiam, non magis sciret illam quam alias. Et praeterea, hoc videtur expresse contrarium sententiae philoso­phi in III de Anima [cap. 4 (429 a 27)], qui commendat antiquos de hoc quod posuerunt animam esse locum specierum quantum ad intellectivam partem.

Et ideo alii dicunt, quod species intelligibiles in intellectu possibili remanent post actualem considerationem, et harum ordinatio est habitus scientiae ; et secundum hoc vis qua mens nostra retinere potest huiusmodi intelligibiles species post actualem considerationem, memoria dicetur : et hoc magis accedit ad propriam significationem memoriae.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod memoria quae communis est nobis et brutis, est illa in qua conservantur particulares intentiones ; et haec non est in mente, sed illa tantum in qua conservantur species intelligibiles.

 

Ad secundum dicendum, quod philosophus loquitur de memoria quae est praeteriti, prout est relatum ad hoc nunc, inquantum est hoc ; et sic non est in mente.

Unde patet responsio ad tertium.

 

 

Ad quartum dicendum, quod in intellectu possibili differt actu apprehendere et retinere, non ex eo quod species sit in eo aliquo modo corporaliter, sed intelligibiliter tantum. Nec tamen sequitur quod semper intelligatur secundum illam speciem, sed solum quando intellectus possibilis perfecte fit in actu illius speciei. Quandoque vero est imperfecte in actu eius scilicet quodam modo medio inter puram potentiam et purum actum. Et hoc est habitualiter cognoscere : et de hoc modo cognitionis reducitur in actum perfectum per voluntatem, quae, secundum Anselmum [Ps.-Ans. (Eadmerus), De similitudinibus, cap. 2], est motor omnium virium.

 

Ad quintum dicendum, quod mens est ad imaginem, praecipue secundum quod fertur in Deum et in seipsam. Ipsa autem est sibi praesens, et similiter Deus, antequam aliquae species a sensibilibus accipiantur ; et praeterea mens non dicitur habere vim memorativam ex hoc quod aliquid actu teneat, sed ex hoc quod est potens tenere.

 

Ad sextum patet responsio ex dictis.

 

Ad septimum dicendum, quod nulla potentia potest aliquid cognoscere nisi convertendo se ad obiectum suum, ut visus nihil cognoscit nisi convertendo se ad colorem. Unde, cum phantasma hoc modo se habeat ad intellectum possibilem sicut sensibilia ad sensum, ut patet per philosophum in III de Anima [l. 12 (431 a 14)], quantumcumque aliquam speciem intelligibilem apud se intellectus habeat, nunquam tamen actu aliquid considerat secundum illam speciem, nisi conver­tendo se ad phantasma. Et ideo, sicut intellectus noster secundum statum viae indiget phantasmatibus ad actu considerandum antequam accipiat habitum, ita et postquam acceperit. Secus autem est de Angelis, quorum intellectus obiectum non est phantasma.

 

Ad primum vero eorum quae in contrarium obiiciuntur, dicendum, quod ex auctoritate illa haberi non potest quod in mente sit memoria nisi secundum modum praedictum, non autem quod proprie.

 

Ad secundum dicendum, quod verbum Augustini est intelligendum quod memoria potest esse de praesentibus obiectis ; nunquam tamen potest dici memoria nisi consideretur aliquid praeteritum, ad minus ex parte ipsius cognitionis. Et secundum hoc etiam dicitur aliquis sui oblivisci, vel memorari, inquantum de seipso, qui est praesens sibi, non conservat vel conservat praeteritam cognitionem.

 

Ad tertium dicendum, quod inquantum intellectus cognoscit differentias temporum secundum communes rationes, sic formare potest compositiones secundum quamlibet temporis differentiam.

 

Ad quartum dicendum, quod providentia non est in intellectu nisi secundum generales rationes futuri ; sed ad particularia applicatur mediante ratione particulari, quam oportet mediam intercedere inter

rationem universalem moventem et motum qui in particularibus consequitur, ut patet per philosophum in III de Anima [l. 16 (434 a 16)].

 

 

 

 

 

Article 3 - LA MÉMOIRE SE DISTINGUE-T-ELLE DE L’INTELLIGENCE COMME UNE PUISSANCE SE DISTINGUE D’UNE AUTRE ?

(Tertio quaeritur utrum memoria distinguatur ab intelligentia sicut potentia a potentia.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Des puissances différentes ont des actes différents. Or l’intellect possible et la mémoire, au sens où on la place dans l’esprit, ont le même acte, qui est de retenir les espèces ; cela, en effet, saint Augustin l’attribue à la mémoire et le Philosophe à l’intellect possible. La mémoire ne se distingue donc pas de l’intelligence comme une puissance se distingue d’une autre.

 

 

2° Il est propre à l’intelligence, qui fait abstraction de l’ici et du maintenant, de recevoir quelque chose sans regarder aucune différence de temps. Or la mémoire ne regarde aucune différence de temps car, suivant saint Augustin au quatorzième livre sur la Trinité, la mémoire porte à la fois sur les choses passées, présentes et futures. La mémoire ne se distingue donc pas de l’intel­ligence.

 

3° Selon saint Augustin au quatorzième livre sur la Trinité, l’intelligence s’entend de deux façons. D’abord, comme on dit que nous pensons [litt. intelligeons] ce que nous considérons en acte ; ensuite, comme on dit que nous pensons ce que nous ne considérons pas en acte. Or l’intelligence selon laquelle on dit que nous pensons cela seul que nous considérons en acte, est la pensée en acte, et ce n’est pas une puissance mais l’opération d’une puissance ; et ainsi, l’intelligence ne se distingue pas de la mémoire comme une puissance se distingue d’une autre. Et prise dans le sens où nous pensons les choses que nous ne considérons pas en acte, l’intelligence ne se distingue nullement de la mémoire mais lui appartient ; c’est ce que montre saint Augustin au quatorzième livre sur la Trinité, où il s’exprime ainsi : « Si nous nous reportons à la mémoire intérieure par laquelle l’esprit se souvient de lui-même, à l’intelligence intérieure par laquelle il se comprend, à la volonté intérieure par laquelle il s’aime, là où elles trois sont toujours ensemble, qu’elles soient ou non considérées, il semble bien que l’image de la Trinité appartienne à la seule mémoire. » L’intelligence ne se distingue donc nullement de la mémoire comme une puissance se distingue d’une autre.

 

4° Si [le répondant] dit que l’intelligence est une certaine puissance par laquelle l’âme est capable de considérer en acte, et qu’ainsi l’intelligence dont on dit que nous pensons par elle seulement en considérant se distingue de la mémoire comme une puissance se distingue d’une autre, alors en sens contraire : il appartient à la même puissance d’avoir un habitus et d’user de l’habitus. Or penser sans considérer, c’est penser en habitus ; et penser en considérant, c’est user de l’habitus. Il appartient donc à la même puissance de penser sans considérer et de penser en considérant ; ce­la ne permet donc pas de différencier l’intel­ligence de la mémoire comme on différencie une puissance d’une autre puissance.

 

5° On ne trouve dans la partie intellective de l’âme aucune autre puissance que la cognitive et la motrice, ou affective. Or la volonté est l’affective, ou motrice, et l’intel­ligence est la cognitive. La mémoire n’est donc pas une puissance autre que l’intelli­gence.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au quatorzième livre sur la Trinité que « l’âme a été faite à l’image de Dieu en ce sens qu’elle peut se servir de la raison et de l’intelligence pour comprendre et voir Dieu ». Or c’est par sa puissance que l’âme peut voir. L’image est donc envisagée dans l’âme quant aux puissances. Or l’image est envisagée dans l’âme en tant que ces trois choses s’y trouvent : mémoire, intelligence et volonté. Ces trois choses sont donc trois puissances distinctes.

 

 

 

2) Si ces trois choses ne sont pas trois puissances, il est nécessaire que l’une d’elles soit un acte ou une opération. Or l’acte n’est pas toujours dans l’âme ; en effet, ce n’est pas toujours actuellement qu’elle pense ou qu’elle veut. Ces trois choses ne seront donc pas toujours dans l’âme, et ainsi, l’âme ne sera pas toujours à l’image de Dieu, ce qui contredit saint Augustin.

 

3) Entre ces trois termes se trouve une égalité par laquelle est représentée l’égalité des Personnes divines. Or il ne se trouve pas d’égalité entre l’acte et l’habitus ou la puissance, car la puissance s’étend à plus de choses que l’habitus, et l’habitus que l’acte ; car une puissance unique a plusieurs habitus, et par un seul habitus sont élicités plusieurs actes. Il est donc impossible que l’un d’eux soit un habitus et l’autre un acte.

 

Réponse :

 

L’image de la Trinité dans l’âme peut être assignée de deux façons : d’abord, dans le sens d’une imitation parfaite de la Trinité ; ensuite, dans le sens d’une imitation imparfaite.

 

L’âme imite parfaitement la Trinité en tant qu’elle se souvient, pense actuellement et veut actuellement. Et la raison en est que, dans cette Trinité incréée, la Personne intermédiaire de la Trinité est le Verbe. Or il ne peut y avoir de verbe sans une connaissance actuelle. C’est pourquoi, selon ce mode de l’imitation parfaite, saint Augustin assigne l’image au moyen de ces trois termes : mémoire, intelligence et volonté, où « mémoire » implique une connaissance habituelle, « intelligence » une considération actuelle émanant de cette connaissance, et « volonté » un mouvement actuel de volonté procédant de la considération. Et cela ressort expressément de ce qu’il dit au quatorzième livre sur la Trinité, en ces termes : « Comme ici » – c’est-à-dire dans l’esprit – « il ne peut y avoir de verbe sans considération (car tout ce que nous disons par ce verbe intérieur qui n’appartient à aucune langue, est le fruit de la considération), nous reconnaissons que cette image se trouve plutôt dans ces trois facultés : mémoire, intelligence, volonté. Ce que j’appelle maintenant intelligence, c’est ce par quoi nous comprenons en considérant ; et ce que j’appelle volonté, c’est ce qui unit le terme engendré et le terme engendrant. »

 

L’image a le caractère d’une imitation imparfaite lorsqu’on l’assigne au moyen des habitus et des puissances ; et c’est ainsi qu’au neuvième livre sur la Trinité l’image de la Trinité dans l’âme est déterminée au moyen des trois termes : esprit, connaissance et amour, où « esprit » est le nom d’une puissance, et « connaissance » et « amour » sont les noms d’habitus existant en elle. Et tout comme il a mentionné la connaissance, il aurait pu mentionner l’intelligence habituelle : en effet, l’une et l’autre peut être entendue comme habituelle, ainsi qu’il ressort de ce qui est dit au quatorzième livre sur la Trinité : « Serait-il juste de dire : ce musicien sans doute connaît la musique, mais pour l’instant il ne la comprend pas, parce qu’il n’y pense pas ; par contre il comprend pour l’instant la géométrie, car c’est à elle que, pour l’instant, il pense ? Phrase absurde, ce semble. » Et ainsi, selon cette assignation, les deux termes que sont la connaissance et l’amour, entendus comme habituels, appartiennent seulement à la mémoire, comme le montre une citation du même saint Augustin produite par l’objectant.

 

Mais parce que les actes sont dans les puissances de façon radicale, comme les effets dans les causes, l’imitation parfaite – que l’on désigne par : mémoire, intelligence actuelle et volonté actuelle – peut se trouver originairement dans les puissances par lesquelles l’âme peut se souvenir, penser actuellement et vouloir, ainsi qu’il ressort des paroles de saint Augustin qui ont été citées. Et ainsi, l’image sera envisagée quant aux puissances ; mais non de telle façon que la mémoire puisse être, dans l’esprit, une autre puissance en plus de l’intelligence. Et en voici la preuve.

 

Une différence des objets ne diversifie les puissances que si la différence des objets provient de ce qui survient par soi aux objets en tant qu’ils sont les objets de telles puissances ; ainsi, le chaud et le froid, qui sont accidentels au coloré en tant que tel, ne diversifient pas la puissance visuelle : en effet, il appartient à la même puissance visuelle de voir le coloré chaud et froid, doux et amer. Or, bien que l’esprit ou l’intelligence puisse en quelque façon connaître le passé, cependant, puisqu’il se comporte indifféremment dans la connaissance des choses présentes, passées et futures, la différence entre le présent et le passé est accidentelle à l’intelligible en tant que tel. Donc, bien que la mémoire puisse être en quelque façon dans l’esprit, cependant elle ne peut pas être comme une certaine puissance distincte des autres par elle-même, au sens où les philosophes parlent de la distinction des puissances ; mais ce n’est que dans la partie sensitive de l’âme, qui se porte vers le présent en tant que tel, que la mémoire peut se trouver de cette façon ; si donc elle doit se porter vers le passé, une puissance plus haute que le sens lui-même est requise.

 

Néanmoins, bien que la mémoire ne soit pas une puissance distincte de l’intelligence considérée comme puissance, on trouve aussi la Trinité dans l’âme en considérant les puissances elles-mêmes : ainsi une puissance unique, qui est l’intelligence, a une relation à des choses différentes, à savoir, à la détention habituelle de la connais­sance de quelque chose, et à la considération actuelle de cette chose, tout comme saint Augustin distingue la raison inférieure de la raison supérieure par une relation à différentes choses.

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien que la mémoire, telle qu’elle est dans l’esprit, ne soit pas une autre puissance distincte de l’intellect possible, cependant entre l’intellect possible et la mémoire se trouve une distinction due à leur relation à des choses différentes, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

2°, 3°, 4° & 5° Il faut répondre semblablement.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Saint Augustin parle ici de l’image trouvée dans l’âme, mais non dans le sens de l’imitation parfaite, qui a lieu lorsqu’elle imite actuellement la Trinité en la pensant.

 

 

 

2) Il y a toujours dans l’âme une image de la Trinité en quelque façon, mais non dans le sens d’une imitation parfaite.

 

 

3) Entre la puissance, l’acte et l’habitus, il peut y avoir une égalité, en tant qu’ils se rapportent à un objet unique ; et c’est ainsi que l’image de la Trinité se trouve dans l’âme en tant qu’elle se porte vers Dieu. Et cependant, même si l’on parle de façon générale de la puissance, de l’habitus et de l’acte, une égalité se trouve en eux, non certes quant à la propriété de leur nature, car l’opération, l’habitus et la puissance n’ont pas l’être de la même façon, mais quant à leur rapport à l’acte, d’après lequel on considère la quantité de ces trois choses ; et il n’est pas nécessaire de prendre numériquement un seul acte ou un seul habitus, mais l’habitus et l’acte en général.

 

Et videtur quod non.

 

Diversarum enim potentiarum sunt diversi actus. Sed intellectus possibilis et memoriae, prout in mente ponitur, est idem actus, qui est species retinere ; hoc enim Augustinus [De Trin. XIV, 7] memoriae, philosophus [De anima III, 7 (429 a 27)] autem intellectui possibili attribuit. Ergo memoria non distinguitur ab intelligentia sicut potentia a potentia.

 

Praeterea, accipere aliquid non concernendo aliquam temporis differentiam, est proprium intellectus, qui abstrahit ab hic et nunc. Sed memoria non concernit aliquam differentiam temporis, quia, secundum Augustinum, XIV de Trin. [cap. 11], me­moria est communiter praeteritorum, praesentium, et futurorum. Ergo memoria ab intellectu non distinguitur.

 

Praeterea, intelligentia accipitur dupliciter secundum Augustinum, XIV de Trinit. [cap. 7]. Uno modo prout dicimur intelligere illud quod actu cogitamus ; alio modo prout dicimur intelligere illud quod non actu consideramus. Sed intelligentia, secundum quam id tantum dicimur intelligere quod actu cogitamus, est intelligere in actu ; quod non est potentia, sed operatio alicuius potentiae ; et sic non distinguitur a memoria sicut potentia a potentia. Secundum vero quod intelligimus ea quae non actu cogitamus, nullo modo a memoria distinguitur, sed ad memoriam pertinet ; quod patet per Augustinum, XIV de Trinitate [hic supra], ubi sic dicit : si nos referamus ad interiorem mentis memoriam, qua sui meminit, et interiorem intelligentiam, qua se intelligit et interiorem voluntatem, qua se diligit ; ubi haec tria simul semper sunt, sive cogitarentur, sive non cogitarentur ; videtur quidem imago Trinitatis ad solam memoriam pertinere. Ergo intelligentia nullo modo distinguitur a memoria sicut potentia a potentia.

 

 

 

Si dicatur, quod intelligentia est quaedam potentia secundum quam anima est potens actu cogitare, et sic etiam intelligentia, qua non dicimur intelligere nisi cogitantes, distinguitur a memoria sicut potentia a potentia. – Contra : eiusdem potentiae est habitum habere, et uti habitu. Sed intelligere non cogitando, est intelligere in habitu ; intelligere autem cogitando, est uti habitu. Ergo ad eamdem potentiam pertinet intelligere non cogitando, et intelligere cogitando : et sic per hoc non diversificatur intelligentia a memoria sicut potentia a potentia.

 

 

 

Praeterea, in intellectiva parte animae non invenitur aliqua potentia nisi cognitiva et motiva vel affectiva. Sed voluntas est affectiva vel motiva ; intelligentia autem est cognitiva. Ergo memoria non est alia potentia ab intelligentia.

 

 

 

Sed contra. Est quod Augustinus dicit, XIV de Trin. [cap. 4], quod secundum hoc anima est ad imaginem Dei quod uti ratione atque intellectu ad intelligendum Deum et conspiciendum potest. Sed potest anima conspicere secundum potentiam. Ergo imago in anima attenditur secundum potentias. Sed imago in anima attenditur secundum quod haec tria in ea inveniuntur, memoria, intelligentia, et voluntas. Ergo haec tria sunt tres potentiae distinctae.

 

Praeterea, si ista tria non sunt tres potentiae, oportet aliquod eorum esse actum sive operationem. Sed actus non semper est in anima ; non enim semper actu intelligit vel vult. Ergo ista tria non semper erunt in anima ; et sic non semper erit anima ad imaginem Dei, quod est contra Augustinum [cf. De Trin. XIV, 3].

 

 

Praeterea, inter haec tria invenitur aequalitas, per quam aequalitas divinarum personarum repraesentatur. Sed inter actum et habitum vel potentiam non invenitur aequalitas ; quia ad plura se extendit potentia quam habitus, et habitus quam actus ; quia unius potentiae sunt plures habitus, et ab uno habitu plures actus eliciuntur. Ergo non potest esse quod aliquod eorum sit habitus, et aliud actus.

 

 

Responsio. Dicendum, quod imago Trinitatis in anima potest assignari dupliciter : uno modo secundum perfectam imitationem Trinitatis ; alio modo secundum imperfectam.

 

Anima quidem perfecte Trinitatem imitatur secundum quod meminit, intelligit actu, et vult actu. Quod ideo est, quia in illa Trinitate increata, media in Trinitate persona est verbum. Verbum autem esse non potest sine actuali cognitione. Unde secundum hunc modum perfectae imitationis assignat Augustinus imaginem in his tribus : memoria, intelligentia et voluntate ; prout memoria importat habitualem notitiam, intelligentia vero actualem cogitationem ex illa notitia prodeuntem, voluntas vero actualem voluntatis motum ex cogitatione procedentem. Et hoc expresse patet ex hoc quod dicit in XIV de Trinit. [cap. 7], sic dicens : quia ibi, scilicet in mente, verbum esse sine cogitatione non potest (cogitamus enim omne quod dicimus illo interiori verbo, quod ad nullius gentis pertinet linguam) ; in tribus potius illis imago ista cognoscitur memoria scilicet, intelligentia, voluntate. Hanc autem nunc dico intelligentiam, qua intelligimus cogitantes ; et eam voluntatem, quae istam prolem parentemque coniungit.

 

 

Imago vero secundum imperfectam imitationem est, quando assignatur secundum habitus et potentias ; et sic assignat Trinitatis imaginem in anima, IX de Trinitate [cap. 12], quantum ad haec tria, mens, notitia et amor ; ut mens nominet potentiam, notitia vero et amor habitus in ea existentes. Et sicut posuit notitiam, ita ponere potuisset intelligentiam habitualem : utrumque enim habitualiter accipi potest, ut patet ex hoc quod dicit in libro XIV de Trinitate [cap. 7] : numquid recte possumus dicere : iste musicus novit quidem musicam ; sed nunc eam non intelligit, quia eam non cogitat ; intelligit vero nunc geometriam, hanc enim nunc cogitat ? Absurda est quantum apparet, ista sententia. Et sic secundum hanc assignationem haec duo, quae sunt notitia, et amor, habitualiter accepta, ad memoriam tantum pertinent, ut patet per auctoritatem eiusdem in obiiciendo inductam.

 

 

 

Sed quia actus sunt in potentiis radicaliter sicut effectus in causis ; ideo etiam perfecta imitatio, quae est secundum memoriam, intelligentiam actualem et voluntatem actualem, potest originaliter inveniri in potentiis, secundum quas anima potest meminisse, intelligere actualiter et velle, ut per verba Augustini inducta patet. Et sic imago attendetur secundum potentias ; non tamen hoc modo quod memoria possit esse, in mente, alia potentia praeter intelligentiam : quod sic patet.

 

Potentiae enim non diversificantur ex diversitate obiectorum nisi diversitas obiectorum sit ex his quae per se accidunt obiectis, secundum quod sunt talium potentiarum obiecta ; unde calidum et frigidum, quae colorato accidunt, inquantum huiusmodi, non diversificant potentiam visivam : eius­dem enim visivae potentiae est videre coloratum calidum et frigidum, dulce et amarum. Quamvis autem mens sive intellectus aliquo modo cognoscere possit praeteritum, tamen, cum indifferenter se habeat ad cognoscenda praesentia, praeterita et futura ; differentia praesentis et praeteriti est accidentalis intelligibili inquantum huiusmodi. Unde, quamvis in mente aliquo modo possit esse memoria, non tamen potest esse ut potentia quaedam per se distincta ab aliis, per modum quo philosophi de distinctione potentiarum loquuntur ; sed hoc modo solummodo inveniri potest memoria in parte animae sensitiva, quae fertur ad praesens inquantum est praesens ; unde, si debeat ferri in praeteritum, requiritur aliqua altior virtus quam ipse sensus.

Nihilominus tamen, etsi memoria non sit potentia distincta ab intelligentia, prout intelligentia sumitur pro potentia, tamen invenitur Trinitas in anima etiam considerando ipsas potentias, secundum quod una potentia, quae est intellectus, habet habitudinem ad diversa, scilicet ad tenendum notitiam alicuius habitualiter et ad considerandum illud actualiter, sicut etiam Augustinus [De Trin. XII, 3] distinguit rationem inferiorem a superiori secundum habitudinem ad diversa.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod quamvis memoria, prout est in mente, non sit alia potentia ab intellectu possibili distincta ; tamen inter intellectum possibilem et memoriam invenitur distinctio secundum habitudinem ad diversa, ut ex dictis patet.

 

 

Et similiter dicendum est ad quatuor sequentia.

 

 

 

Ad primum vero in contrarium dicendum, quod Augustinus ibi loquitur de imagine inventa in anima, non secundum perfectam imitationem, quae est quando actu imitatur Trinitatem intelligendo eam.

 

Ad secundum dicendum, quod semper est in anima imago Trinitatis aliquo modo, sed non secundum perfectam imitationem.

 

Ad tertium dicendum, quod inter potentiam et actum et habitum potest esse aequalitas secundum quod comparantur ad unum obiectum ; et sic imago Trinitatis invenitur in anima secundum quod fertur in Deum. Et tamen, etiam communiter loquendo de potentia, habitu et actu, invenitur in eis aequalitas, non quidem secundum proprietatem naturae, quia alterius modi habet esse operatio, habitus et potentia ; sed secundum comparationem ad actum, secundum quam consideratur horum trium quantitas : nec oportet quod accipiatur unus actus tantum numero, aut unus habitus, sed habitus et actus in genere.

 

 

 

 

Article 4 - L’ESPRIT CONNAÎT-IL LES RÉALITÉS MATÉRIELLES ?

(Quarto quaeritur utrum mens cognoscat res materiales.)

 

 

Il semble que non.

 

1° L’esprit ne connaît quelque chose que par une connaissance intellectuelle. Or, comme on le lit dans la Glose à propos de II Cor. 12, 2, « la vision intellectuelle est celle qui embrasse ces réalités qui n’ont pas d’images semblables à elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mêmes ». Puis donc que les réalités matérielles ne peuvent pas être dans l’âme par elles-mêmes mais seulement par « des images semblables à elles, et qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mêmes », il semble que l’esprit ne connaisse pas les choses matérielles.

 

2° Saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral : « Par l’esprit sont saisies des visions qui ne sont ni corps ni ressemblances de corps. » Or les réalités matérielles sont des corps et ont des ressemblances de corps. Elles ne sont donc pas connues par l’esprit.

 

3° L’esprit, ou l’intelligence, a la propriété de connaître les quiddités des réalités, car l’objet de l’intelligence est la quiddité, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Or la quiddité des réalités matérielles n’est pas la corporéité elle-même, sinon il serait nécessaire que tout ce qui a une quiddité soit corporel. L’esprit ne connaît donc pas les choses matérielles.

 

4° La connaissance de l’esprit s’ensuit de la forme, qui est le principe du connaître. Or les formes intelligibles qui sont dans l’esprit sont tout à fait immatérielles. L’esprit ne peut donc connaître par elles les réalités matérielles.

 

5° Toute connaissance a lieu par assimilation. Or il ne peut y avoir d’assimilation entre l’esprit et les choses matérielles, car c’est l’unité de la qualité qui fait la ressemblance ; or les qualités des réalités matérielles sont des accidents corporels, qui ne peuvent exister dans l’esprit. L’esprit ne peut donc pas connaître les choses matérielles.

 

6° L’esprit ne connaît rien si ce n’est en faisant abstraction de la matière et des déterminations liées à la matière. Or les réa­lités matérielles, qui sont des réalités naturelles, ne peuvent, même par l’intelli­gence, être séparées de la matière, car la matière entre dans leurs définitions. Les choses matérielles ne peuvent donc pas être connues par l’esprit.

 

En sens contraire :

 

1) Les choses qui appartiennent à la science naturelle sont connues par l’esprit. Or la science naturelle porte sur des réalités matérielles. L’esprit connaît donc les réalités matérielles.

 

2) « Chacun juge bien de ce qu’il sait, et là, il est bon juge », comme il est dit au premier livre de l’Éthique. Or, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, « les choses inférieures de ce monde sont jugées » par l’esprit. Ces choses inférieures et matérielles sont donc pensées par l’esprit.

 

3) Par le sens, nous ne connaissons que des choses matérielles. Or la connaissance de l’esprit provient du sens. L’esprit connaît donc, lui aussi, les réalités matérielles.

Réponse :

 

Toute connaissance a lieu par quelque forme, qui est le principe de la connaissance dans le connaissant. Or une telle forme peut être considérée de deux façons : d’abord quant à l’être qu’elle a dans le connaissant, ensuite quant au rapport qu’elle a avec la réalité dont elle est une ressemblance. Selon le premier rapport, elle fait que le connaissant connaisse actuellement ; mais selon le second rapport, elle fixe la connaissance sur un objet connaissable déterminé. Aussi le mode de connaissance d’une réalité dépend-il de la condition du connaissant, en qui la forme est reçue selon son mode d’être à lui. En revanche, il n’est pas nécessaire que la réalité connue partage le mode d’être du connaissant, ou le mode avec lequel la forme, qui est le principe de la connaissance, a l’être dans le connaissant ; rien n’empêche donc que des réalités matérielles soient connues au moyen de formes qui existent immatériellement dans l’esprit. Or cela ne se produit pas de la même façon dans l’esprit humain, qui reçoit les formes à partir des réalités, et dans l’esprit divin ou l’esprit angélique, qui ne reçoivent rien des réalités.

 

 

En effet, dans l’esprit qui reçoit la science depuis les réalités, les formes existent par une certaine action des réalités sur l’âme ; or toute action a lieu par une forme ; les formes qui sont dans notre esprit regardent donc les réalités existant hors de l’âme en premier et principalement quant à leurs formes. Or ces formes ont deux modes : il en est qui ne se déterminent aucune matière, telles la ligne, la surface, et autres formes semblables ; d’autres, par contre, se déterminent une matière spéciale, comme c’est le cas de toutes les formes naturelles. De la connaissance des formes qui ne se déterminent aucune matière ne résulte donc aucune connaissance de la matière ; mais par la connaissance des formes qui se déterminent une matière, la matière elle-même aussi est connue en quelque façon, à savoir, par la relation qu’elle a avec la forme ; et pour cette raison, le Philosophe dit au premier livre de la Physique que la matière prime « est connaissable par analogie ». Et ainsi, par la ressemblance de la forme, la réalité matérielle elle-même est connue, comme quelqu’un, par le fait même qu’il connaît la camusité, connaîtrait le nez camus.

 

Mais les formes des réalités qui existent dans l’esprit divin sont celles dont découle l’être des réalités, qui est conjointement celui de la forme et de la matière ; aussi ces formes regardent-elles immédiatement la matière et la forme, non l’une par l’autre ; et de même pour les formes de l’intelligence angélique, qui sont semblables aux formes de l’esprit divin, quoiqu’elles ne soient pas causes des réalités.

 

Et ainsi, notre esprit a une connaissance immatérielle des réalités matérielles ; l’esprit divin et l’esprit angélique, eux, connaissent les choses matérielles plus immatériellement, et cependant plus parfaitement.

 

Réponse aux objections :

 

1° Cette citation peut être expliquée de deux façons.

 

D’abord comme relative à la vision intellectuelle quant à tout ce qui est compris sous elle ; et ainsi, on appelle intellectuelle la vision des seules réalités « qui n’ont pas d’images semblables à elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mêmes » ; non que cela s’entende des images qui permettent de voir les réalités par une vision intellectuelle, et qui sont pour ainsi dire un médium de connaissance, mais parce que ces objets connus par vision intellectuelle sont les réalités elles-mêmes et non les images des réalités ; ce qui n’est pas le cas dans la vision corporelle, i.e. sensitive, ni dans la spirituelle, i.e. imaginaire. En effet, les objets de l’imagination et du sens sont des accidents au moyen desquels une certaine figure ou image de la réalité est établie, au lieu que l’objet de l’intelligence est l’essence même de la réalité – quoiqu’elle connaisse l’essence de la réalité par sa ressemblance comme par un médium de connaissance, et non comme par un objet vers lequel se porterait d’abord sa vision.

 

Ou bien il faut répondre que ce qui est dit dans la citation regarde la vision intellectuelle en tant qu’elle excède la vision imaginaire et la sensitive ; c’est ainsi, en effet, que saint Augustin, dont la Glose emprunte les paroles, veut déterminer la différence des trois visions, attribuant à la vision supérieure ce en quoi elle excède l’inférieure ; ainsi, il dit que la vision spirituelle a lieu lorsque nous considérons des choses absentes au moyen de certaines ressemblances, et cependant la vision spirituelle ou imaginaire porte aussi sur les choses qui sont vues dans leur présent ; mais, puisque l’imagination voit aussi les choses absentes, elle transcende le sens ; voilà pourquoi cela lui est, pour ainsi dire, attribué en propre. Semblablement, la vision intellectuelle transcende l’imagination et le sens parce qu’elle s’étend aux choses qui sont intelligibles par leur essence ; et c’est pourquoi saint Augustin lui attribue cela comme lui étant propre, quoiqu’elle puisse aussi connaître les choses matérielles, qui sont connaissables par leurs ressemblances. C’est pourquoi saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral que « par l’esprit sont jugées ces connaissances inférieures et sont vues les réalités qui ne sont ni corps ni choses ayant la moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles ».

 

 

2° On voit dès lors clairement la solution du deuxième argument.

 

3° Si la corporéité est prise du corps en tant qu’il est dans le genre quantité, alors la corporéité n’est pas la quiddité de la réalité naturelle, mais son accident, c’est-à-dire la triple dimension. Mais si elle est prise du corps en tant qu’il est dans le genre substance, alors le nom de corporéité signifie l’essence de la réalité naturelle. Et cependant, il ne s’ensuivra pas que toute quiddité soit corporéité, à moins de dire qu’il convient à la quiddité en tant que telle d’être corporéité.

 

4° Bien que les formes, dans l’esprit, soient seulement immatérielles, cependant elles peuvent être des ressemblances de réalités matérielles. En effet, il n’est pas nécessaire que la ressemblance et ce dont elle est la ressemblance aient la même sorte d’être, mais il faut seulement qu’ils se rejoignent dans une même notion ; comme la forme d’homme dans une statue en or n’a pas la même sorte d’être que la forme de l’homme en chair et en os.

 

5° Bien que les qualités corporelles ne puissent pas exister dans l’esprit, cependant il peut y avoir en lui des ressemblances de qualités corporelles, et par elles l’esprit est assimilé aux réalités corporelles.

 

 

6° L’intelligence connaît en faisant abstraction de la matière particulière et de ses déterminations, par exemple, de cette chair et de ces os ; cependant il n’est pas nécessaire qu’elle fasse abstraction de la matière universelle ; elle peut donc considérer la forme naturelle en chair et en os, non toutefois en cette chair et ces os.

 

Et videtur quod non.

 

Mens enim non cognoscit aliquid nisi intellectuali cognitione. Sed, ut habetur in Glossa [P. Lombardi, PL 192, 80 D], II Cor., XII, 2, illa est intellectualis visio quae eas res continet quae non habent imagines sui similes, quae non sunt quod ipsae. Cum igitur res materiales non possint esse in anima per seipsas, sed solum per imagines sui similes, quae non sunt quod ipsae, videtur quod mens materialia non cognoscat.

 

 

 

Praeterea, Augustinus XII super Genesim ad litteram [cap. 24] dicit : mente intelliguntur quae nec corpora sunt nec similitudines corporum. Sed res materiales sunt corpora, et similitudines corporum habent. Ergo mente non cognoscuntur.

 

Praeterea, mens, sive intellectus, habet cognoscere quidditates rerum, quia obiectum intellectus est quod quid est, ut dicitur in III de Anima [l. 11 (430 b 28)]. Sed quidditas rerum materialium non est ipsa corporeitas ; alias oporteret, omnia quae quidditatem habent, corporea esse. Ergo materialia mens non cognoscit.

 

Praeterea, cognitio mentis consequitur formam, quae est principium cognoscendi. Sed formae intelligibiles quae sunt in mente, sunt omnino immateriales. Ergo per eas mens non potest res materiales cognoscere.

 

Praeterea, omnis cognitio est per assimilationem. Sed non potest esse assimilatio inter mentem et materialia, quia similitudinem facit unitas qualitatis ; qualitates autem rerum materialium sunt corporalia accidentia, quae in mente esse non possunt. Ergo mens non potest materialia cognoscere.

 

Praeterea, mens nihil cognoscit nisi abstrahendo a materia et a conditionibus materiae. Sed res materiales, quae sunt res naturales, non possunt, etiam secundum intellectum, a materia separari, quia in eorum definitionibus cadit materia. Ergo materialia per mentem cognosci non possunt.

 

 

 

Sed contra. Ea quae ad scientiam naturalem pertinent, mente cognoscuntur. Sed scientia naturalis de rebus materialibus est. Ergo mens res materiales cognoscit.

 

Praeterea, unusquisque bene iudicat quae cognoscit, et horum est optimus iudex, ut dicitur in I Ethic. [cap. 1 (1094 b 27)]. Sed, sicut dicit Augustinus, XII super Genesim ad litteram [cap. 24], per mentem ista inferiora iudicantur. Ergo haec inferiora materialia per mentem intelliguntur.

 

Praeterea, per sensum non cognoscimus nisi materialia. Sed cognitio mentis a sensu oritur. Ergo et mens materiales res cognoscit.

 

 

Responsio. Dicendum, quod omnis cognitio est secundum aliquam formam, quae est in cognoscente prin­cipium cognitionis. Forma autem huiusmodi dupliciter potest considerari : uno modo secundum esse quod habet in cognoscente ; alio modo secundum respectum quem habet ad rem cuius est similitudo. Secundum quidem primum respectum facit cognoscentem actu cognoscere ; sed secundum respectum secundum determinat cognitionem ad aliquod cognoscibile determinatum. Et ideo modus cognoscendi rem aliquam, est secundum conditionem cognoscentis, in quo forma recipitur secundum modum eius. Non autem oportet quod res cognita sit secundum modum cognoscentis, vel secundum illum modum quo forma, quae est cognoscendi principium, esse habet in cognoscente ; unde nihil prohibet, per formas quae in mente immaterialiter existunt, res materiales cognosci. Hoc autem differenter contingit in mente humana, quae formas accipit a rebus, et in divina vel angelica, quae a rebus non accipiunt.

In mente enim accipiente scientiam a rebus, formae existunt per quamdam actionem rerum in animam ; omnis autem actio est per formam ; unde formae quae sunt in mente nostra, primo et principaliter respiciunt res extra animam existentes quantum ad formas earum. Quarum est duplex modus : quaedam enim sunt quae nullam sibi materiam determinant, ut linea, superficies, et huiusmodi ; quaedam autem determinant sibi specialem materiam, sicut omnes formae naturales. Ex cognitione ergo formarum quae nullam sibi materiam determinant, non relinquitur aliqua cognitio de materia ; sed ex cognitione formarum quae determinant sibi materiam, cognoscitur etiam ipsa materia aliquo modo, scilicet secundum habitudinem quam habet ad formam ; et propter hoc dicit philosophus in I Physic. [cap. 7 (191 a 7)], quod materia prima est scibilis secundum analogiam. Et sic per similitudinem formae ipsa res materialis cognoscitur, sicut aliquis ex hoc ipso quod cognoscit simitatem, cognosceret nasum simum.

Sed formae rerum in mente divina existentes sunt, ex quibus fluit esse rerum, quod est communiter formae et materiae ; unde et formae illae respiciunt materiam et formam immediate, non unum per alterum et similiter formae intellectus angelici, quae sunt similes formis mentis divinae, quamvis non sint causae rerum.

 

 

Et sic mens nostra de rebus materialibus immaterialem cognitionem habet ; mens vero divina et angelica materialia immaterialius, et tamen perfectius, cognoscit.

Ad primum igitur dicendum, quod auctoritas illa dupliciter potest exponi.

Uno modo ut referatur ad visionem intellectualem quantum ad omnia quae sub ipsa comprehenduntur ; et sic dicitur intellectualis visio illarum tantum rerum quae non habent imagines sui similes, quae non sint quod ipsae ; non ut hoc intelligatur de imaginibus quibus res intellectuali visione videntur, quae sunt quasi medium cognoscendi ; sed quia ipsa cognita per intellectualem visionem sunt res ipsae, et non rerum imagines. Quod in visione corporali, scilicet sensitiva, et spirituali, scilicet imaginativa, non accidit. Obiecta enim imaginationis et sensus sunt quaedam accidentia, ex quibus quaedam rei figura vel imago, constituitur ; sed obiectum intellectus est ipsa rei essentia ; quamvis essentiam rei cognoscat per eius similitudinem, sicut per medium cognoscendi, non sicut per obiectum in quod primo feratur eius visio.

 

Vel dicendum, quod hoc, quod in auctoritate dicitur, pertinet ad visionem intellectualem secundum quod excedit imaginativam et sensitivam ; sic enim Augustinus [De Gen. ad litt. XII, 6], ex cuius verbis Glossa [P. Lombardi super II Cor. XII, 2, PL 192, 80 D] sumitur, intendit assignare differentiam trium visionum, attribuens superiori visioni illud in quo inferiorem excedit ; sicut dicit, quod spiritualis visio est cum absentia cogitamus per similitudines quasdam, et tamen spiritualis sive imaginaria visio etiam est de his quae praesentialiter videntur ; sed in hoc quod etiam absentia videt imaginatio, sensum transcendit ; et ideo ponitur hoc quasi proprium eius. Similiter etiam intellectualis visio in hoc transcendit imaginationem et sensum, quod ad illa se extendit quae per essentiam suam sunt intelligibilia ; et ideo hoc ei attribuit Augustinus quasi eius proprium, quamvis etiam cognoscere possit materialia, quae per suas similitudines cognoscibilia sunt. Unde dicit Augustinus, XII super Genesim ad litteram [cap. 24], quod per mentem et ista inferiora diiudicantur, et ea cernuntur quae neque sunt corpora, neque ullas gerunt formas similes corporum.

 

Et per hoc patet responsio ad secundum.

 

Ad tertium dicendum, quod si corporeitas sumatur a corpore prout est in genere quantitatis, sic corporeitas non est rei naturalis quidditas, sed eius accidens, scilicet trina dimensio. Si vero sumatur a corpore prout est in genere substantiae, sic corporeitas nominat rei naturalis essentiam. Nec tamen sequetur quod omnis quidditas sit corporeitas, nisi diceretur, quod quidditati, inquantum est quidditas, conveniret esse corporeitatem.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis in mente non sint nisi immateriales formae, possunt tamen esse similitudines materialium rerum. Non enim oportet quod eiusmodi esse habeat similitudo et id cuius est similitudo, sed solum quod in ratione conveniant ; sicut forma hominis in statua aurea, quale esse habet forma hominis in carne et ossibus.

 

 

Ad quintum dicendum, quod quamvis qualitates corporales non possint esse in mente, possunt tamen (in) ea esse similitudines corporearum qualitatum, et secundum has mens rebus corporeis assimilatur.

 

Ad sextum dicendum, quod intellectus cognoscit abstrahendo a materia particulari et conditionibus eius, sicut ab his carnibus et his ossibus ; non tamen oportet quod abstrahat a materia universali ; unde potest considerare formam naturalem in carnibus et ossibus, licet non in his.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 5 - NOTRE ESPRIT PEUT-IL CONNAÎTRE LES CHOSES MATÉRIELLES SINGULIÈREMENT ?

(Quinto quaeritur utrum mens nostra possit cognoscere materialia in singulari.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° De même que le singulier a l’être en raison de la matière, de même appelle-t-on naturelles les réalités qui ont la matière dans leur définition. Or l’esprit, tout immatériel qu’il est, peut connaître les réalités naturelles. Il peut donc pour la même raison connaître les réalités singulières.

 

2° Nul ne juge droitement ni ne dispose des choses sans les connaître. Or le sage, par l’esprit, juge et dispose droitement des singuliers, comme par exemple de sa famille et de ses biens. Nous connaissons donc par l’esprit les singuliers.

 

3° Nul ne connaît une composition sans connaître les termes extrêmes de la composition. Or c’est l’esprit qui forme la composition suivante : « Socrate est homme » ; en effet, une puissance sensitive, qui n’appré­hende pas l’homme universellement, ne pourrait pas la former. L’esprit connaît donc les singuliers.

4° Nul ne peut commander un acte sans en connaître l’objet. Or l’esprit, ou la raison, commande l’acte du concupiscible et de l’irascible, comme on le voit clairement au premier livre de l’Éthique. Puis donc que les objets de ces puissances sont singuliers, l’esprit connaîtra les singuliers.

 

 

5° Selon Boèce, « tout ce que peut une puissance inférieure, une supérieure le peut aussi ». Or les puissances sensitives, qui sont inférieures à l’esprit, connaissent les singuliers. Donc à bien plus forte raison l’esprit peut-il connaître les singuliers.

 

 

6° Plus un esprit est élevé, plus sa connaissance est universelle, comme le montre clairement Denys au douzième chapitre de la Hiérarchie céleste. Or l’esprit de l’ange est plus élevé que l’esprit de l’homme, et cependant l’ange connaît les singuliers. À bien plus forte raison l’esprit humain les connaît-il.

 

En sens contraire :

 

Comme dit Boèce : « Il y a universel quand on pense, singulier quand on sent. »

 

Réponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, c’est de façon différente que l’esprit humain et l’esprit angélique connaissent les choses matérielles.

 

En effet, la connaissance humaine se porte vers les réalités matérielles d’abord quant à la forme, et secondairement vers la matière en tant qu’elle a une relation à la forme. Or, de même que toute forme est en elle-même universelle, de même la relation à la forme ne fait connaître la matière que d’une connaissance universelle. Or ce n’est pas la matière considérée ainsi qui est principe d’individuation, mais celle qui est considérée singulièrement, et qui est la matière désignée existant sous des dimensions déterminées, car c’est par elle que la forme est individuée. Aussi le Philosophe dit-il au septième livre de la Métaphysique que « les parties de l’homme sont la forme et la matière prises universellement, mais celles de Socrate, cette forme-ci et cette matière-ci ».

 

 

On voit donc clairement que notre esprit ne peut pas connaître directement le singulier ; mais le singulier est directement connu de nous par les puissances sensitives qui, des réalités, reçoivent les formes dans un organe corporel ; et ainsi, elles les reçoivent sous des dimensions déterminées et de telle façon qu’elles mènent à la connaissance de la matière singulière. En effet, de même que la forme universelle conduit à la connaissance de la matière universelle, de même la forme individuelle mène à la connaissance de la matière désignée, qui est principe d’individuation. Cependant l’esprit se mêle par accident aux singuliers, en tant qu’il est lié aux puissances sensitives, qui sont tournées vers les choses particulières. Et cette liaison a lieu de deux façons.

 

D’abord, en tant que le mouvement de la partie sensitive a pour terme l’esprit, comme c’est le cas du mouvement qui va des réalités vers l’âme. Et dans ce cas, l’esprit connaît le singulier par une certaine réflexion, c’est-à-dire en tant que l’esprit, en connaissant son objet, qui est une nature universelle, revient à la connaissance de son acte, et ultérieurement à l’espèce qui est le principe de son acte, et ultérieurement au phantasme duquel l’espèce a été abstraite ; et ainsi, il reçoit quelque connaissance du singulier.

Ensuite, en tant que le mouvement qui va de l’âme vers les réalités commence à l’esprit et s’avance vers la partie sensitive, pour autant que l’esprit gouverne les puissances inférieures. Et ainsi, il se mêle aux singuliers moyennant la raison particulière, qui est une certaine puissance de la partie sensitive qui compose et divise les intentions individuelles, puissance appelée aussi du nom de cogitative, et qui a un organe déterminé dans le corps, à savoir la cellule médiane de la tête. En effet, le jugement universel que l’esprit porte sur les opérables ne peut être appliqué à un acte particulier que par une puissance intermédiaire qui appréhende le singulier, en sorte qu’il se produit un certain syllogisme dont la majeure est universelle – c’est le jugement de l’esprit –, la mineure est singulière – c’est l’appréhension de la raison particulière –, et la conclusion est l’élection de l’œuvre singulière, comme on le voit clairement au troisième livre sur l’Âme.

 

Mais l’esprit de l’ange, parce qu’il connaît les réalités matérielles par des formes qui regardent immédiatement la matière aussi bien que la forme, connaît la matière par un regard direct, non seulement dans l’univer­sel, mais encore dans le singulier ; et il en est de même de l’esprit divin.

 

Réponse aux objections :

 

1° La connaissance qui envisage la matière selon son analogie avec la forme suffit pour appréhender la réalité naturelle, mais non pour appréhender le singulier, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

2° La disposition que fait le sage des singuliers n’est l’œuvre de l’esprit que moyennant la puissance cogitative, à laquelle il appartient de connaître les intentions particulières, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

3° Si l’intelligence peut composer une proposition à partir d’un universel et d’un singulier, c’est parce qu’elle connaît le singulier par une certaine réflexion, comme on l’a dit.

 

 

4° L’intelligence ou la raison connaît universellement la fin à laquelle elle ordonne l’acte du concupiscible et l’acte de l’irascible en les commandant. Mais elle applique cette connaissance universelle aux singuliers par le moyen de la puissance cogitative, comme on l’a dit.

 

 

5° Ce que peut une puissance inférieure, une supérieure le peut aussi, mais pas toujours de la même façon : parfois d’une autre façon plus élevée. Et ainsi, l’intelli­gence peut connaître les choses que connaît le sens, mais d’une façon plus élevée que le sens : en effet, le sens les connaît quant aux dispositions matérielles et aux accidents extérieurs, au lieu que l’intelligence pénètre jusqu’à la nature profonde de l’espèce qui est dans les individus eux-mêmes.

 

6° La connaissance de l’esprit angélique est plus universelle que la connaissance de l’esprit humain – car elle s’étend à plus de choses en usant de moins d’intermédiaires –, cependant elle est plus efficace que l’esprit humain pour connaître les singuliers, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia sicut singulare habet esse propter materiam, ita et res dicuntur naturales quae in sui definitione materiam habent. Sed mens quamvis sit immaterialis, potest cognoscere res naturales. Ergo eadem ratione potest cognoscere res singulares.

 

Praeterea, nullus iudicat recte et disponit de aliquibus nisi ea cognoscat. Sed sapiens per mentem iudicat et disponit recte de singularibus, sicut de familia sua et de rebus suis. Ergo mente singularia cognoscimus.

 

Praeterea, nullus cognoscit compositionem nisi cognoscat compositionis extrema. Sed hanc compositionem : Socrates est homo, format mens ; non enim posset eam formare aliqua sensitiva potentia, quae hominem in universali non apprehendit. Ergo mens singularia cognoscit.

Praeterea, nullus potest imperare actum aliquem nisi cognoscat obiectum illius actus. Sed mens, sive ratio, imperat actum concupiscibilis et irascibilis, ut patet in I Ethic. [l. 20 (1102 b 30)]. Cum ergo, illarum obiecta sint singularia, mens singularia cognoscet.

 

Praeterea, quidquid potest virtus inferior, potest et superior, secundum Boetium [De cons. V, 4]. Sed potentiae sensitivae, quae sunt inferiores mente, singularia cognoscunt. Ergo multo amplius mens singularia cognoscere potest.

 

Praeterea, quanto aliqua mens est altior, tanto habet universaliorem cognitionem, ut patet per Dionysium, cap. XII Cael. Hierarch. [§ 2]. Sed mens Angeli est altior quam mens hominis, et tamen Angelus cognoscit singularia. Ergo multo amplius mens humana.

 

 

 

Sed contra : universale est dum intelligitur, singulare dum sentitur, ut dicit Boetius [In Porphyrii Isagogen ed. sec. I].

 

Responsio. Dicendum, quod, sicut ex dictis patet, mens humana et angelica diversimode materialia cognoscit.

 

 

Cognitio enim mentis humanae fertur ad res materiales primo secundum formam, et secundario ad materiam prout habet habitudinem ad formam. Sicut autem omnis forma, quantum est de se, est universalis, ita habitudo ad formam non facit cognoscere materiam nisi cognitione universali. Sic autem considerata materia non est individuationis principium, sed secundum quod consideratur materia in singulari, quae est materia signata sub determinatis dimensionibus existens : ex hac enim forma individuatur. Unde philosophus dicit in VII Metaph. [l. 10 (1035 b 27)], quod hominis partes sunt forma et materia ut universaliter, Socratis vero forma haec et haec materia.

 

Unde patet quod mens nostra directe singulare cognoscere non potest ; sed directe cognoscitur a nobis singulare per virtutes sensitivas, quae recipiunt formas a rebus in organo corporali : et sic recipiunt eas sub determinatis dimensionibus, et secundum quod ducunt in cognitionem materiae singularis. Sicut enim forma universalis ducit in cognitionem materiae universalis, ita forma individualis ducit in cognitionem materiae signatae, quae est individuationis principium. Sed tamen mens per accidens singularibus se immiscet, inquantum continuatur viribus sensitivis, quae circa particularia versantur. Quae quidem continuatio est dupliciter.

 

 

Uno modo inquantum motus sensitivae partis terminatur ad mentem, sicut accidit in motu qui est a rebus ad animam. Et sic mens singulare cognoscit per quamdam reflexionem, prout scilicet mens cognoscendo obiectum suum, quod est aliqua natura universalis, redit in cognitionem sui actus, et ulterius in speciem quae est sui actus principium, et ulterius in phantasma a quo species est abstracta ; et sic aliquam cognitionem de singulari accipit.

Alio modo secundum quod motus qui est ab anima ad res, incipit a mente, et procedit in partem sensitivam, prout mens regit inferiores vires. Et sic singularibus se immiscet mediante ratione particulari, quae est potentia quaedam sensitivae partis componens et dividens intentiones individuales quae alio nomine dicitur cogitativa, et habet determinatum organum in corpore, scilicet mediam cellulam capitis. Universalem enim sententiam quam mens habet de operabilibus, non est possibile applicari ad particularem actum nisi per aliquam potentiam mediam apprehendentem singulare, ut sic fiat quidam syllogismus, cuius maior sit universalis, quae est sententia mentis ; minor autem singularis, quae est apprehensio particularis rationis ; conclusio vero electio singularis operis, ut patet per id quod habetur III de Anima [l. 16 (434 a 16)].

Mens vero Angeli, quia cognoscit res materiales per formas quae respiciunt immediate materiam sicut et formam, non solum cognoscit materiam in universali directa inspectione, sed etiam in singulari ; et similiter etiam mens divina.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod cognitio qua cognoscitur materia secundum analogiam quam habet ad formam, sufficit ad cognitionem rei naturalis, non autem ad cognitionem singularis, ut ex dictis patet.

 

Ad secundum dicendum, quod dispositio sapientis de singularibus non fit per mentem nisi mediante vi cogitativa, cuius est intentiones particulares cognoscere, ut ex dictis patet.

Ad tertium dicendum, quod secundum hoc intellectus potest ex universali et singulari propositionem componere, quod singulare per reflexionem quamdam cognoscit, ut dictum est.

 

Ad quartum dicendum, quod intellectus sive ratio cognoscit in universali finem ad quem ordinat actum concupiscibilis et actum irascibilis imperando eos. Hanc autem cognitionem universalem mediante vi cogitativa ad singularia applicat, ut dictum est.

 

Ad quintum dicendum, quod illud quod potest virtus inferior, potest etiam superior, non tamen semper eodem modo, sed quandoque alio altiori. Et sic intellectus cognoscere potest ea quae cognoscit sensus, altiori tamen modo quam sensus : sensus enim cognoscit ea quantum ad dispositiones materiales et accidentia exteriora, sed intellectus penetrat ad intimam naturam speciei, quae est in ipsis individuis.

 

Ad sextum dicendum, quod cognitio mentis angelicae est universalior quam cognitio mentis humanae, quia ad plura se extendit paucioribus mediis utens : est tamen efficacior ad singularia cognoscenda quam mens humana, ut ex dictis patet.

 

 

 

 

Article 6 - L’ESPRIT HUMAIN REÇOIT-IL UNE CONNAISSANCE ISSUE DES CHOSES SENSIBLES ?

(Sexto quaeritur utrum mens humana cognitionem accipiat a sensibilibus.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Les choses qui n’ont pas la matière en commun ne peuvent avoir entre elles action ni passion, comme le montrent Boèce au livre sur les Deux Natures et le Philosophe au livre sur la Génération. Or notre esprit n’a pas la matière en commun avec les réa­lités sensibles. Les choses sensibles ne peuvent donc pas agir sur notre esprit pour y imprimer une connaissance.

 

 

 

2° L’objet de l’intelligence est la quiddité, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Or la quiddité de la réalité n’est perçue par aucun sens. La connaissance de l’esprit n’est donc pas reçue du sens.

 

3° Parlant de la connaissance des intelligibles, saint Augustin dit au dixième livre des Confessions comment elle est acquise par nous : « Ils s’y trouvaient donc », dit-il, c’est-à-dire les intelligibles dans notre esprit, « avant même que je les apprisse ; mais ils ne se trouvaient pas encore dans ma mémoire. » Il semble donc que les espèces intelligibles ne soient pas reçues des sens dans l’esprit.

 

4° Comme le prouve saint Augustin au dixième livre sur la Trinité, l’âme ne peut aimer que des choses connues. Or, avant d’apprendre une science, on l’aime : cela ressort de ce qu’on la recherche avec une grande application. Donc, avant d’appren­dre cette science, on l’a dans sa connaissance ; il semble donc que l’esprit ne reçoive pas la connaissance depuis les réalités sensibles.

 

5° Saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral : « Ce n’est pas le corps qui forme cette image du corps dans l’esprit, mais l’esprit lui-même qui la forme en soi avec une merveilleuse rapidité, qui contraste singulièrement avec la lenteur du corps. » Il semble donc que l’esprit ne reçoive pas des sens les espèces intelligibles, mais qu’il les forme lui-même en soi.

 

6° Saint Augustin dit au douzième livre sur la Trinité que notre esprit « juge des réalités corporelles selon les raisons incorporelles et éternelles ». Or telles ne sont pas les raisons reçues des sens ; il semble donc que l’esprit humain ne reçoive pas de connaissance à partir des choses sensibles.

 

 

7° Si, des choses sensibles, l’esprit reçoit une connaissance, ce ne peut être que dans la mesure où une espèce qui est reçue des choses sensibles meut l’intellect possible. Or une telle espèce ne peut pas mouvoir l’intellect possible. En effet, elle ne le meut pas tant qu’elle est encore dans l’imagi­nation car, lorsqu’elle y est, elle n’est pas encore intelligible en acte mais seulement en puissance ; or l’intelligence n’est mue que par l’intelligible en acte, tout comme la vue n’est mue que par le visible en acte ; elle ne meut pas non plus l’intellect possible en existant dans l’intellect agent, qui ne peut recevoir aucune espèce, sinon il ne différerait pas de l’intellect possible ; ni non plus lorsqu’elle existe dans l’intellect possible lui-même, car la forme déjà inhérente au sujet ne meut pas le sujet, mais se repose en quelque sorte en lui ; ni non plus en existant par soi, puisque les espèces intelligibles ne sont pas des substances mais sont du genre accident, comme dit Avicenne dans sa Métaphysique. Il n’est donc aucunement possible que notre esprit reçoive la science à partir des choses sensibles.

 

8° L’agent est plus noble que le patient, comme le montrent saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral et le Philosophe au troisième livre sur l’Âme. Or ce qui reçoit est à la chose de laquelle il reçoit ce que le patient est à l’agent. Puis donc que l’esprit est bien plus noble que les choses sensibles et que les sens eux-mêmes, il ne pourra pas recevoir d’eux une connaissance.

 

9° Le Philosophe dit au septième livre de la Physique que « l’âme, en s’apaisant, devient savante et prudente ». Or l’âme ne pourrait recevoir la science à partir des choses sensibles sans être mue en quelque façon par elles. L’âme n’en reçoit donc pas de science.

 

En sens contraire :

 

1) Comme dit le Philosophe, et l’expérience le prouve, celui qui manque d’un sens manque d’une science, comme il manque aux aveugles la science des couleurs. Or cela n’aurait pas lieu si l’âme recevait la science d’ailleurs que des sens. Elle reçoit donc la connaissance à partir des choses sensibles, par le sens.

 

 

2) Toute notre connaissance consiste originairement dans la connaissance des premiers principes indémontrables. Or la connaissance de ces principes naît du sens, comme on le voit clairement à la fin des Seconds Analytiques. Notre science provient donc du sens.

3) « La nature ne fait rien en vain, et ne néglige rien de ce qui est nécessaire. » Or les sens auraient été donnés en vain à l’âme si elle ne recevait par eux une connaissance des réalités. Notre esprit reçoit donc des choses sensibles une connaissance.

 

Réponse :

 

Sur cette question, les anciens eurent de multiples opinions. Certains prétendirent que l’origine de notre science se trouvait totalement dans une cause extérieure séparée de la matière ; et cette opinion se divise en deux écoles.

 

Certains, comme les platoniciens, soutinrent que les formes des réalités sensibles étaient séparées de la matière, et ainsi, étaient intelligibles en acte, et que c’est par la participation de ces formes par la matière sensible que les individus étaient produits dans la nature, et par une participation de ces formes que les esprits humains avaient la science. Et ainsi, ils affirmaient que les formes susdites étaient le principe de la génération et de la science, comme le rapporte le Philosophe au premier livre de la Métaphysique. Mais cette position a été suffisamment réprouvée par le Philosophe ; lequel montre en effet qu’il n’est possible de concevoir les formes des réalités sensibles que dans la matière sensible, puisque même les formes naturelles ne peuvent être pensées universellement sans la matière sensible, tout comme le camus n’est pas pensable sans le nez.

 

C’est pourquoi d’autres n’attribuèrent pas des formes séparées aux choses sensibles, mais mentionnèrent seulement les intelligences, que nous appelons anges, affirmant que l’origine de notre science se trouvait totalement en de telles substances séparées. Aussi Avicenne voulut-il que, de même que les formes sensibles ne sont acquises dans la matière sensible que par l’influence de l’Intelligence agente, de même les formes intelligibles ne soient imprimées dans les esprits humains que par l’Intelligence agente, qui n’est pas une partie de l’âme, mais une substance séparée, comme lui-même le prétend. Cependant l’âme a besoin des sens, comme ce qui l’excite et la dispose à la science, de même que les agents inférieurs préparent la matière à recevoir la forme depuis l’Intelligence agente. Mais cette opinion ne semble pas non plus raisonnable : car selon elle il n’y aurait pas de dépendance nécessaire entre la connaissance de l’esprit humain et les puissances sensitives ; or c’est le contraire qui apparaît manifestement : d’une part, en effet, si un sens vient à manquer, la science des sensibles correspondants manque aussi, et d’autre part notre esprit ne peut aussi considérer actuellement les choses sues habituellement s’il ne forme des phantasmes, et c’est pourquoi la considération est empêchée lorsque l’organe de l’imagination est blessé. En outre, la position susdite ôte les principes prochains des réalités, si toutes les choses inférieures obtiennent leurs formes, tant intelligibles que sensibles, immédiatement d’une substance séparée.

 

Une autre opinion consista à soutenir que l’origine de notre science se trouvait totalement dans une cause intérieure ; et celle-là aussi se divise en deux écoles.

 

Certains, en effet, affirmèrent que les âmes humaines contenaient en elles-mêmes la connaissance de toutes les réalités, mais que la connaissance susdite était obscurcie par l’union au corps. Aussi prétendaient-ils que nous avons besoin des sens et de l’application pour que les empêchements à la science soient enlevés ; ils disaient qu’apprendre n’est rien d’autre que se remémorer : par exemple, il apparaît de façon manifeste que les choses que nous entendons ou que nous voyons nous font nous remémorer celles que nous savions déjà. Mais cette position ne semble pas non plus raisonnable. En effet, si l’union de l’âme au corps est naturelle, il est impossible que la science naturelle soit totalement empêchée par elle ; et ainsi, si cette opinion était vraie, nous ne souffririons pas de la complète ignorance des choses pour lesquelles nous n’avons pas de sens. Et cette opinion serait en accord avec celle qui affirme que les âmes ont été créées avant les corps, et ensuite unies aux corps ; car alors la composition du corps et de l’âme ne serait pas naturelle, mais surviendrait accidentellement à l’âme elle-même. Or, tant selon la foi que selon les sentences des philosophes, cette opinion est jugée répréhensible.

 

D’autres prétendirent que l’âme était à elle-même cause de science : en effet, elle ne reçoit pas la science à partir des choses sensibles comme si les ressemblances des réalités parvenaient à l’âme en quelque sorte par une action des choses sensibles, mais c’est l’âme elle-même qui, en présence des choses sensibles, forme en soi leurs ressemblances. Mais cette position ne semble pas totalement raisonnable. En effet, aucun agent n’agit, si ce n’est dans la mesure où il est en acte ; si donc l’âme forme en soi les ressemblances de toutes les réa­lités, il est nécessaire qu’elle-même ait actuellement en soi ces ressemblances des réalités ; et ainsi, cette position reviendra à l’opinion susdite, qui affirme que la science de toutes les réalités est naturellement déposée dans l’âme humaine.

 

Voilà pourquoi, comparée à toutes les positions susmentionnées, la sentence du Philosophe est plus raisonnable : elle déclare que la science de notre esprit vient en

partie de l’intérieur et en partie de l’exté­rieur ; non seulement de réalités séparées de la matière, mais aussi des choses sensibles elles-mêmes. En effet, lorsque notre esprit est comparé aux réalités sensibles qui sont hors de l’âme, on trouve qu’il entretient avec elles deux relations. D’abord comme acte relativement à une puissance : c’est-à-dire en tant que les réalités qui sont hors de l’âme sont intelligibles en puissance, au lieu que l’esprit lui-même est intelligible en acte ; et selon cette relation, on place dans l’âme un intellect agent qui rende intelligibles en acte les intelligibles en puissance. Ensuite comme puissance relativement à un acte : c’est-à-dire en tant que, dans notre esprit, les formes déterminées des réa­lités sont seulement en puissance, elles qui sont en acte dans les réalités hors de l’âme ; et selon cette relation, on place dans notre âme l’intellect possible, auquel il appartient de recevoir les formes qui ont été abstraites des réalités sensibles et rendues intelligibles en acte par la lumière de l’intellect agent.

 

Et assurément, cette lumière de l’intellect agent dans l’âme provient, comme de son origine première, des substances séparées et surtout de Dieu. Il est donc vrai que notre esprit reçoit la science à partir des choses sensibles ; néanmoins l’âme elle-même forme en soi les ressemblances des réalités, en tant que les formes qui sont abstraites des choses sensibles sont rendues intelligibles en acte par la lumière de l’intellect agent, afin qu’elles puissent être reçues dans l’intellect possible. Et ainsi encore, dans la lumière de l’intellect agent, toute science nous est donnée en quelque sorte originairement, par l’intermédiaire des conceptions universelles qui sont immédiatement connues à la lumière de l’intellect agent et par lesquelles, comme par des principes universels, nous jugeons des autres choses et les y préconnaissons ; si bien que, dans cette mesure aussi, se vérifie l’opinion selon laquelle les choses que nous apprenons étaient déjà présentes dans notre connaissance.

 

Réponse aux objections :

 

1° Les formes sensibles, ou abstraites des choses sensibles, ne peuvent agir sur notre esprit que dans la mesure où elles sont rendues immatérielles par la lumière de l’intellect agent, et ainsi, elles sont en quelque sorte rendues homogènes à l’intellect possible sur lequel elles agissent.

 

 

2° La puissance supérieure et la puissance inférieure n’agissent pas envers le même de façon semblable, mais la supérieure agit plus excellemment ; et c’est pourquoi la forme qui est reçue des réalités ne permet pas au sens de connaître la réalité aussi efficacement que l’intelligence : le sens est conduit par cette forme comme par la main vers la connaissance des accidents extérieurs, au lieu que l’intelligence parvient à la quiddité dépouillée en la séparant de toutes les dispositions matérielles. C’est pourquoi, si l’on dit que la connaissance de l’esprit a son origine dans le sens, ce n’est point que le sens appréhende tout ce que l’esprit connaît, mais c’est parce que, à partir des choses que le sens appréhende, l’esprit est conduit comme par la main vers des choses ultérieures, tout comme les sensibles, une fois pensés, mènent aux intelligibles des réalités divines.

 

3° La parole de saint Augustin doit être référée à la préconnaissance par laquelle les particuliers sont déjà connus dans les principes universels ; de cette façon, en effet, il est vrai que les choses que nous apprenons étaient déjà dans notre âme.

 

4° On peut aimer une science avant de l’acquérir, dans la mesure où on la connaît d’une certaine connaissance universelle, en connaissant l’utilité de cette science, ou bien par la vue, ou de n’importe quelle autre façon.

 

 

5° Que l’âme se détermine formellement elle-même, cela doit s’entendre en ce sens que les formes rendues intelligibles par l’action de l’intellect agent déterminent formellement l’intellect possible, comme on l’a dit ; et aussi en ce sens que la puissance imaginative peut former les formes des différents sensibles ; ce qui apparaît surtout lorsque nous imaginons des choses que nous n’avons jamais perçues par le sens.

 

6° Les premiers principes, dont la connaissance nous est innée, sont des ressemblances de la vérité incréée ; donc, dans la mesure où nous jugeons par eux d’autres choses, on dit que nous jugeons des réalités par les raisons immuables, ou par la vérité incréée. Cependant, ce que saint Augustin dit ici doit être référé à la raison supérieure, qui s’attache à la contemplation des réalités éternelles ; et bien qu’elle soit première en dignité, néanmoins son opération est temporellement postérieure, car « les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles à l’intelligence par le moyen de ses œuvres » (Rom. 1, 20).

 

 

7° Lorsque l’intellect possible reçoit des phantasmes les espèces des réalités, ces phantasmes se comportent comme un agent instrumental ou secondaire, mais l’intellect agent, comme un agent principal et premier. Voilà pourquoi l’effet de l’action est laissé dans l’intellect possible suivant la détermination de l’un et de l’autre, et non suivant celle de l’un des deux seulement ; aussi l’intellect possible reçoit-il les formes comme intelligibles en acte grâce à la vertu de l’intellect agent, mais comme des ressemblances de réalités déterminées grâce à la connaissance des phantasmes. Et ainsi, les formes intelligibles ne sont en acte ni en existant par soi, ni dans l’imagination, ni dans l’intellect agent, mais seulement dans l’intellect possible.

 

 

8° Bien que l’intellect possible soit, dans l’absolu, plus noble que le phantasme, cependant rien n’empêche que le phantasme soit plus noble à un certain point de vue, c’est-à-dire en tant que le phantasme est actuellement la ressemblance de telle réa­lité, ce qui ne convient à l’intellect possible qu’en puissance. Et ainsi, le phantasme peut agir d’une certaine façon sur l’intellect possible en vertu de la lumière de l’intellect agent, tout comme la couleur peut agir sur la vue en vertu de la lumière corporelle.

 

 

9° Le repos en lequel la science s’accomplit exclut le mouvement des passions matérielles, mais non le mouvement et la passion pris communément, au sens où subir et être mû se disent de n’importe quel acte de recevoir ; ainsi, en effet, le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que « penser, c’est en quelque sorte subir ».

 

Et videtur quod non.

 

Eorum enim quae non communicant in materia, non potest esse actio et passio, ut per Boetium in libro de Duabus Naturis [Contra Eut. et Nest., cap. 6] patet et per philosophum in libro de Generatione [I, 7 (324 a 34)]. Sed mens nostra non communicat in materia cum rebus sensibilibus. Ergo non possunt sensibilia agere in mentem nostram, ut ex eis menti nostrae aliqua cognitio imprimatur.

 

Praeterea, obiectum intellectus est quid, ut dicitur in III de Anima [l. 11 (430 b 28)]. Sed quidditas rei nullo sensu percipitur. Ergo cognitio mentis a sensu non accipitur.

 

Praeterea, Augustinus dicit, X Confessionum [cap. 10], loquens de cognitione intelligibilium, quomodo a nobis acquiratur : ibi, inquit, erant, scilicet intelligibilia in mente nostra ; et antequam ea didicissem, sed in memoria non erant. Ergo videtur quod intelligibiles species non sint in mente a sensibus acceptae.

 

 

Praeterea, sicut Augustinus probat in X de Trinitate [cap. 1], anima non potest amare nisi cognita. Sed aliquis antequam aliquam scientiam addiscat, amat eam ; quod patet ex hoc quod multo studio eam quaerit. Ergo antequam addiscat illam scientiam, habet eam in notitia sua ; ergo videtur quod non accipiat mens cognitionem a rebus sensibilibus.

 

Praeterea, Augustinus dicit, XII super Genesim ad litteram [cap. 16] : corporis imaginem non corpus in spiritu, sed ipse spiritus in seipso facit celeritate mirabili, quae ineffabiliter longe est a corporis tarditate. Ergo videtur quod mens non accipiat species intelligibiles a sensibus, sed ipsa eas in se formet.

 

Praeterea, Augustinus dicit, XII de Trinitate [cap. 2], quod mens nostra de rebus corporalibus iudicat secundum rationes incorporales et sempiternas. Sed rationes a sensu acceptae non sunt huiusmodi ; ergo videtur quod mens humana non accipiat cognitionem a sensibilibus.

 

Praeterea, si mens cognitionem a sensibilibus accipiat, hoc non potest esse nisi inquantum species quae a sensibilibus accipitur, intellectum possibilem movet. Sed talis species non potest movere intellectum possibilem. Non enim movet ipsum in phantasia adhuc existens, quia ibi existens nondum est actu intelligibilis, sed potentia tantum ; intellectus autem non movetur nisi ab intelligibili actu, sicut nec visus nisi a visibili in actu ; similiter nec movet intellectum possibilem existens in intellectu agente, qui nullius speciei est receptivus, alias non differret ab intellectu possibili ; similiter nec existens in ipso possibili intellectu, quia forma iam inhaerens subiecto subiectum non movet, sed in ipso quodammodo quiescit ; nec etiam per se existens, cum species intelligibiles non sint substantiae, sed de genere accidentium, ut dicit Avicenna in sua Metaphysica [III, 8]. Ergo nullo modo esse potest ut mens nostra a sensibilibus accipiat scientiam.

 

Praeterea, agens est nobilius patiente, ut patet per Augustinum, XII super Genesim ad litteram [cap. 16], et per philosophum in III de Anima [cap. 5 (430 a 18)]. Sed recipiens se habet ad illud a quo recipit quasi patiens ad agens. Cum ergo mens sit multo nobilior sensibilibus et sensibus ipsis, non poterit ab eis cognitionem accipere.

 

Praeterea, philosophus dicit in VII Phys. [cap. 3 (247 b 23)], quod anima in quiescendo fit sciens et prudens. Sed anima non posset accipere scientiam a sensibilibus, nisi moveretur aliquo modo ab eis. Ergo anima non accipit scientiam a sensibilibus.

 

 

Sed contra. Sicut dicit philosophus [Anal. post. I, 30 (81 a 38)], et experimento probatur, cui deficit unus sensus, deest una scientia, sicut caecis deest scientia de coloribus. Hoc autem non esset, si anima aliunde acciperet scientiam quam per sensus. Ergo a sensibilibus per sensus cognitionem accipit.

 

Praeterea, omnis nostra cognitio originaliter consistit in notitia primorum principiorum indemonstrabilium. Horum autem cognitio in nobis a sensu oritur, ut patet in fine Poster. [II, 20 (100 a 10)]. Ergo scientia nostra a sensu oritur.

Praeterea, natura nihil facit frustra, nec deficit in necessariis. Frustra autem dati essent sensus animae, nisi per eos cognitionem de rebus acciperet. Ergo mens nostra a sensibilibus cognitionem accipit.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod circa hanc quaestionem multiplex fuit antiquorum opinio. Quidam enim posuerunt ortum scientiae nostrae totaliter a causa exteriori esse, quae est a materia separata : quae in duas sectas dividitur.

Quidam enim, ut Platonici, posuerunt formas rerum sensibilium esse a materia separatas, et sic esse intelligibiles actu, et per earum participationem a materia sensibili effici individua in natura ; earum vero participatione humanas mentes scientiam habere. Et sic ponebant formas praedictas esse principium generationis et scientiae, ut philosophus narrat in I Metaph. [l. 15 (991 a 8)]. Sed haec positio a philosopho [Metaph. VII, 9 (1034 b 32 sqq.)] sufficienter reprobata est ; qui ostendit quod non est ponere formas sensibilium rerum nisi in materia sensibili, cum etiam nec sine materia sensibili in universali formae naturales intelligi possint, sicut nec simus sine naso.

 

 

 

Et ideo alii non ponentes formas sensibilium separatas, sed intelligentias tantum, quas nos Angelos dicimus, posuerunt originem nostrae scientiae totaliter ab huiusmodi substantiis separatis esse. Unde Avicenna [De anima V, 5] voluit, quod sicut formae sensibiles non acquiruntur in materia sensibili nisi ex influentia intelligentiae agentis, ita nec formae intelligibiles humanis mentibus imprimuntur nisi ex intelligentia agente, quae non est pars animae, sed substantia separata, ut ipse [hic supra] ponit. Indiget tamen anima sensibus quasi excitantibus et disponentibus ad scientiam ; sicut agentia inferiora praeparant materiam ad suscipiendum formam ab intelligentia agente. Sed ista etiam opinio non videtur rationabilis : quia secundum hoc non esset necessaria dependentia inter cognitionem mentis humanae et virtutes sensitivas ; cuius contrarium manifeste apparet : tum ex hoc quod deficiente sensu deficit scientia de suis sensibilibus, tum etiam ex hoc quod mens nostra non potest actu considerare etiam ea quae habitualiter scit, nisi formando aliqua phantasmata ; unde etiam laeso organo phantasiae impeditur consideratio. Et praeterea praedicta positio tollit proxima rerum principia, si omnia inferiora ex substantia separata immediate formas consequuntur tam intelligibiles quam sensibiles.

 

 

Alia opinio fuit ponentium nostrae scientiae originem totaliter a causa interiori esse : quae etiam in duas sectas dividitur.

 

Quidam enim posuerunt humanas animas in seipsis continere omnium rerum notitiam ; sed per coniunctionem ad corpus praedictam notitiam obtenebrari. Et ideo dicebant nos indigere sensibus et studio, ut impedimenta scientiae tollerentur ; dicentes, addiscere, nihil aliud esse quam reminisci ; sicut etiam manifeste apparet quod ex his quae audimus vel videmus, reminiscimur ea quae prius sciebamus. Sed haec positio non videtur etiam rationabilis. Si enim coniunctio animae ad corpus sit naturalis, non potest esse quod per eam totaliter naturalis scientia impediretur : et ita, si haec opinio vera esset, non pateremur omnimodam ignorantiam eorum quorum sensum non habemus. Esset autem opinio consona illi positioni quae ponit animas ante corpora fuisse creatas, et postmodum corporibus unitas ; quia tunc compositio corporis et animae non esset naturalis, sed accidentaliter proveniens ipsi animae. Quae quidem opinio et secundum fidem et secundum philosophorum sententias reprobanda iudicatur.

 

Alii vero dixerunt, quod anima sibi ipsi est scientiae causa : non enim a sensibilibus scientiam accipit quasi per actionem sensibilium aliquo modo similitudines rerum ad animam perveniant ; sed ipsa anima ad praesentiam sensibilium in se similitudines sensibilium format. Sed haec etiam positio non videtur totaliter rationabilis. Nullum enim agens, nisi secundum quod est actu, agit ; unde si anima in se format omnium rerum similitudines, oportet quod ipsa in se actu habeat illas similitudines rerum ; et sic redibit in praedictam opinionem, quae ponit omnium rerum scientiam animae humanae naturaliter insitam esse.

 

 

Et ideo prae omnibus praedictis positionibus rationabilior est sententia philosophi [De anima III, 10 (430 a 10 sqq.)], qui ponit scientiam mentis nostrae partim ab intrinseco et partim ab extrinseco esse ; non solum a rebus a materia separatis, sed etiam ab ipsis sensibilibus. Cum enim mens nostra comparatur ad res sensibiles quae sunt extra animam, invenitur se habere ad eas in duplici habitudine. Uno modo ut actus ad potentiam : inquantum, scilicet, res quae sunt extra animam sunt intelligibiles in potentia. Ipsa vero mens est intelligibilis in actu ; et secundum hoc ponitur in anima intellectus agens, qui faciat intelligibilia in potentia esse intelligibilia in actu. Alio modo ut potentia ad actum : prout scilicet in mente nostra formae rerum determinatae sunt in potentia tantum, quae in rebus extra animam sunt in actu ; et secundum hoc ponitur in anima nostra intellectus possibilis, cuius est recipere formas a rebus sensibilibus abstractas, factas intelligibiles in actu per lumen intellectus agentis.

 

 

Quod quidem lumen intellectus agentis in anima procedit, sicut a prima origine, a substantiis separatis et praecipue a Deo. Et secundum hoc, verum est quod scientiam mens nostra a sensibilibus accipit ; nihilominus tamen ipsa anima in se similitudines rerum format, inquantum per lumen intellectus agentis efficiuntur formae a sensibilibus abstractae intelligibiles actu, ut in intellectu possibili recipi possint. Et sic etiam in lumine intellectus agentis nobis est quodammodo originaliter omnis scientia indita, mediantibus universalibus conceptionibus, quae statim lumine intellectus agentis cognoscuntur, per quas sicut per universalia principia iudicamus de aliis, et ea praecognoscimus in ipsis. Ut secundum hoc etiam illa opinio veritatem habeat quae ponit, nos ea quae addiscimus, ante in notitia habuisse.

Ad primum igitur dicendum, quod formae sensibiles, vel a sensibilibus abstractae, non possunt agere in mentem nostram, nisi quatenus per lumen intellectus agentis immateriales redduntur, et sic efficiuntur quodammodo homogeneae intellectui possibili in quem agunt.

 

Ad secundum dicendum, quod circa idem virtus superior et inferior operantur, non similiter, sed superior sublimius ; unde et per formam quae a rebus recipitur, sensus non ita efficaciter rem cognoscit sicut intellectus : sed sensus per eam manuducitur in cognitionem exteriorum accidentium ; intellectus vero pervenit ad nudam quidditatem rei, secernendo eam ab omnibus materialibus dispositionibus. Unde non pro tanto dicitur cognitio mentis a sensu originem habere, quod omne illud quod mens cognoscit, sensus apprehendat ; sed quia ex his quae sensus apprehendit, mens in aliqua ulteriora manuducitur, sicut etiam sensibilia intellecta manuducunt in intelligibilia divinorum.

 

 

Ad tertium dicendum, quod verbum Augustini est referendum ad praecognitionem qua particularia in principiis universalibus praecognoscuntur ; sic enim verum est quod ea quae

addiscimus, prius in anima nostra erant.

Ad quartum dicendum, quod aliquis antequam aliquam scientiam acquirat, amare eam potest, inquantum eam cognoscit quadam cognitione universali, cognoscendo utilitatem illius scientiae, vel visu, vel quocumque alio modo.

 

Ad quintum dicendum, quod secundum hoc intelligenda est anima seipsam formare, quod per actionem intellectus agentis formae intelligibiles factae intellectum possibilem formant, ut dictum est ; et secundum quod etiam vis imaginativa potest formare diversorum sensibilium formas ; quod praecipue apparet dum imaginamur ea quae nunquam sensu percepimus.

 

Ad sextum dicendum, quod prima principia quorum cognitio est nobis innata, sunt quaedam similitudines increatae veritatis ; unde secundum quod per ea de aliis iudicamus, dicimur iudicare de rebus per rationes incommutabiles, vel per veritatem increatam. Hoc tamen quod Augustinus ibi dicit, referendum est ad

rationem superiorem, quae aeternis contemplandis inhaeret ; quae quidem, quamvis sit dignitate prior, est tamen eius operatio tempore posterior, quia invisibilia per ea quae facta sunt, intellecta, conspiciuntur, Rom. I, 20.

 

Ad septimum dicendum, quod in receptione qua intellectus possibilis species rerum accipit a phantasmatibus, se habent phantasmata ut agens instrumentale vel secundarium ; intellectus vero agens ut agens principale et primum. Et ideo effectus actionis relinquitur in intellectu possibili secundum conditionem utriusque, et non secundum conditionem alterius tantum ; et ideo intellectus possibilis recipit formas ut intelligibiles actu, ex virtute intellectus agentis, sed ut similitudines determinatarum rerum ex cognitione phantasmatum. Et sic formae intelligibiles in actu non sunt per se existentes neque in phan­tasia neque in intellectu agente, sed solum in intellectu possibili.

 

Ad octavum dicendum, quod, quamvis intellectus possibilis sit simpliciter nobilior quam phantasma ; tamen secundum quid nihil prohibet phantasma nobilius esse, inquantum scilicet phantasma est actu similitudo talis rei ; quod intellectui possibili non convenit nisi in potentia. Et sic, quodammodo potest agere in intellectum possibilem virtute luminis intellectus agentis, sicut et color potest agere in visum virtute luminis corporalis.

 

Ad nonum dicendum, quod quies in qua perficitur scientia, excludit motum materialium passionum ; non autem motum et passionem communiter accepta, secundum quod quodlibet recipere pati dicitur et moveri ; sic enim philosophus dicit in III de Anima [cap. 4 (429 b 24)], quod intelligere quoddam pati est.

 

 

 

 

Article 7 - L’IMAGE DE LA TRINITÉ EST-ELLE DANS L’ESPRIT EN TANT QU’IL CONNAÎT LES CHOSES MATÉRIELLES, OU SEULEMENT EN TANT QU’IL CONNAÎT LES ÉTERNELLES ?

(Septimo quaeritur utrum in mente sit imago Trinitatis secundum quod

materialia cognoscit, an solum secundum quod cognoscit aeterna.)

 

 

Il semble que ce ne soit pas seulement en tant qu’il connaît les éternelles.

 

1° Comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, « quand nous cherchons dans l’âme une trinité, nous la cherchons dans l’âme tout entière : nous ne séparons pas la raison qui agit sur le temporel de celle qui contemple l’éternel ». Or l’esprit n’est « à l’image » que dans la mesure où une trinité se trouve en lui. L’esprit est donc « à l’image » non seulement en tant qu’il s’attache à la contemplation des choses éternelles, mais aussi en tant qu’il s’attache à la conduite des temporelles.

 

2° L’image de la Trinité est envisagée dans l’âme en tant qu’y sont représentées l’égalité des Personnes et leur origine. Or l’égalité des Personnes est plus représentée dans l’esprit en tant qu’il connaît les choses temporelles qu’en tant qu’il connaît les éter­nelles, puisque les éternelles passent infiniment l’esprit, au lieu que l’esprit ne passe pas infiniment les temporelles. L’ori­gine des Personnes est aussi représentée dans la connaissance des choses temporelles, tout comme dans celle des éternelles, car dans l’un et l’autre cas une connaissance procède de l’esprit, et de la connaissance procède un amour. L’image de la Trinité est donc dans l’esprit non seulement en tant qu’il connaît les choses éternelles, mais aussi en tant qu’il connaît les temporelles.

3° La ressemblance réside dans la puissance d’aimer, mais l’image, dans la puissance de connaître, comme on le trouve au deuxième livre des Sentences, dist. 16. Or notre esprit connaît d’abord les choses ma­térielles et ensuite les éternelles, puisque c’est en partant des matérielles qu’il parvient aux éternelles ; et il les connaît aussi plus parfaitement, puisqu’il comprend les matérielles, mais non les éternelles. L’image est donc plus dans l’esprit en tant qu’il se rapporte aux choses temporelles qu’en tant qu’il se rapporte aux éternelles.

 

4° L’image de la Trinité se trouve dans l’âme d’une certaine façon selon les puissances, comme on l’a déjà dit. Or les puissances se rapportent indifféremment à tous les objets relativement auxquels elles sont déterminées. L’image de Dieu se trouve donc dans l’esprit relativement à n’importe quels objets.

 

5° Ce qui est vu en soi-même est vu plus parfaitement que ce qui est vu dans sa ressemblance. Or l’âme se voit en elle-même, mais ne voit Dieu que dans une ressemblance, dans l’état de voie. Elle se connaît donc plus parfaitement qu’elle ne connaît Dieu ; et ainsi, l’image de la Trinité doit être envisagée dans l’âme en tant qu’elle se connaît elle-même plutôt qu’en tant qu’elle connaît Dieu, puisque l’image de la Trinité se trouve en nous quant à ce que nous avons de plus parfait dans notre nature, comme dit saint Augustin.

 

 

6° L’égalité des Personnes est représentée dans notre esprit en tant que toute la mémoire, toute l’intelligence et toute la volonté se saisissent mutuellement, comme le mon­tre saint Augustin au dixième livre sur la Trinité. Or cette compréhension mutuelle

ne manifesterait pas leur égalité si [ces

puissances] ne se saisissaient quant à tous leurs objets. L’image de la Trinité se trouve donc dans les puissances de l’esprit en considération de tous les objets.

 

 

7° De même que l’image est dans la puissance de connaître, de même la charité est dans la puissance d’aimer. Or la charité ne regarde pas seulement Dieu, mais aussi le prochain, et c’est pourquoi l’on attribue deux actes à la charité, à savoir l’amour de Dieu et celui du prochain. Donc l’image, elle aussi, est dans l’esprit non seulement en tant qu’il connaît Dieu, mais aussi en tant qu’il connaît les créatures.

 

8° Les puissances de l’esprit en lesquelles consiste l’image sont perfectionnées par des habitus, par lesquels, dit-on, l’image déformée est restaurée et perfectionnée. Or les puissances de l’esprit n’ont pas besoin d’habitus dans la mesure où elles se rapportent aux choses éternelles, mais seulement dans la mesure où elles se rapportent aux temporelles : en effet, les habitus existent pour que les puissances soient réglées par eux, or l’erreur ne peut survenir dans les choses éternelles au point qu’il y ait besoin d’une règle, mais c’est le cas seulement pour les choses temporelles. L’image réside donc dans l’esprit en tant qu’il connaît les choses temporelles plutôt qu’en tant qu’il connaît les éternelles.

 

9° La Trinité incréée est représentée dans l’image de notre esprit, surtout quant à la consubstantialité et l’égalité mutuelle. Or ces deux choses se rencontrent aussi dans la puissance sensitive, car le sensible et le sens en acte deviennent un, et l’espèce sensible n’est reçue dans le sens que suivant sa capacité. L’image de la Trinité se trouve donc aussi dans la puissance sensitive, et donc à bien plus forte raison dans l’esprit, en tant qu’il connaît les choses temporelles.

 

 

 

10° Les tournures métaphoriques se prennent selon des ressemblances car, suivant le Philosophe, « toutes les fois qu’on se sert de la métaphore, on le fait toujours en vue de quelque ressemblance ». Or le transfert aux réalités divines par tournure métaphorique se fait plus à partir de certaines créatures qu’à partir de l’esprit lui-même, comme on le voit clairement pour le rayon solaire, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Des créatures sensibles peuvent donc être mieux appelées « à l’image » que l’esprit lui-même. Et ainsi, rien ne semble empêcher l’esprit d’être « à l’image » en tant qu’il connaît les choses temporelles.

 

 

11° Boèce dit au livre sur la Trinité que les formes qui sont dans la matière sont les images des réalités qui sont sans matière. Or les formes qui existent dans la matière sont les formes sensibles. Les formes sensibles sont donc les images de Dieu même ; et ainsi, l’esprit semble être à l’image de Dieu en tant qu’il les connaît.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au quinzième livre sur la Trinité que la trinité que l’on trouve dans la science inférieure, « bien qu’elle appartienne déjà à l’homme intérieur, il ne faut cependant pas encore dire ni penser qu’elle est image de Dieu ». Or la science inférieure est celle par laquelle l’esprit contemple les choses temporelles ; en cela, en effet, elle se distingue de la sagesse des choses éternelles. L’image de la Trinité ne se prend donc pas dans l’esprit en tant qu’il connaît les choses temporelles.

2) Les parties de l’image doivent correspondre, dans l’ordre, aux trois Personnes. Or l’ordre des Personnes ne se trouve pas dans l’esprit en tant qu’il connaît les choses temporelles. Dans la connaissance des choses temporelles, en effet, l’intelligence ne procède pas de la mémoire, comme le Verbe du Père, mais c’est plutôt la mémoire qui procède de l’intelligence, car nous nous remémorons les choses que nous avons déjà pensées. L’image ne réside donc pas dans l’esprit en tant qu’il connaît les choses temporelles.

 

3) Saint Augustin dit au douzième livre sur la Trinité : « Une fois distribuées les fonctions de l’esprit », c’est-à-dire l’ayant divisé en contemplation de l’éternel et action sur le temporel, « c’est seulement en ce qui regarde la contemplation des réalités éternelles que nous trouvons non seulement une trinité, mais l’image de Dieu ; quant à ce qui regarde l’action sur le temporel, on peut sans doute y découvrir une trinité, mais non l’image de Dieu » ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

4) L’image de la Trinité existe toujours dans l’âme, mais non la connaissance des réalités temporelles, puisque cette dernière est possédée par acquisition. L’image de la Trinité ne se trouve donc pas dans l’âme en tant qu’elle connaît les choses temporelles.

 

Réponse :

 

La ressemblance accomplit la notion d’image. Il ne suffit cependant pas d’une ressemblance quelconque pour obtenir la notion d’image, mais il faut la ressemblance très expresse par laquelle une chose est représentée quant à la raison formelle de son espèce ; et c’est pourquoi, dans les choses corporelles, les images des réalités se prennent plus suivant les figures, qui sont les signes propres des espèces, que suivant les couleurs et les autres accidents. Or on trouve dans notre âme une ressemblance de la Trinité incréée en n’importe quelle connaissance de soi, non seulement en celle de l’esprit mais aussi en celle du sens, comme le montre saint Augustin au onzième livre sur la Trinité ; mais l’image de Dieu se découvre seulement dans cette connaissance de l’esprit suivant laquelle se rencontre en celui-ci une plus expresse ressemblance de Dieu.

 

Si donc nous distinguons par les objets la connaissance de l’esprit, trois connaissances se trouvent en lui, à savoir : la connaissance par laquelle l’esprit connaît Dieu, celle par laquelle il se connaît lui-même, et celle par laquelle il connaît les choses temporelles. Donc, dans cette connaissance par laquelle l’esprit connaît les choses temporelles, on ne trouve de ressemblance expresse de la Trinité incréée ni par conformation – car les réalités matérielles sont plus dissemblables à Dieu que l’esprit lui-même, donc qu’il soit formellement déterminé par la science de ces réalités ne rend pas l’esprit très conforme à Dieu –, ni non plus par analogie, attendu que la réalité temporelle, qui fait naître dans l’âme une connaissance d’elle ou une intelligence actuelle, n’est pas de même substance que l’esprit lui-même, mais est une chose étrangère à sa nature ; et par conséquent, la consubstantialité de la Trinité incréée ne peut pas être représentée par cela. En revanche, dans la connaissance par laquelle notre esprit se connaît lui-même, se trouve par analogie une représentation de la Trinité incréée, en tant que l’esprit qui se connaît ainsi engendre un verbe de soi, et que des deux procède un amour, comme le Père qui se dit lui-même engendre son Verbe de toute éternité, et que des deux procède le Saint-Esprit. Enfin, dans la connaissance par laquelle l’esprit connaît Dieu même, l’esprit est lui-même conformé à Dieu, de même que tout connaissant, en tant que tel, est assimilé au connu.

 

Or la ressemblance qui a lieu par conformité, comme la ressemblance entre la vue et la couleur, est plus grande que celle qui a lieu par analogie, comme entre la vue et l’intelligence, qui sont à l’égard de leurs objets respectifs dans un rapport semblable. Par conséquent, une plus expresse ressemblance de la Trinité se trouve dans l’esprit en tant qu’il connaît Dieu qu’en tant qu’il se connaît lui-même. Voilà pourquoi l’image de la Trinité au sens propre est dans l’esprit d’abord et principalement en tant qu’il connaît Dieu ; mais d’une certaine façon et secondairement, elle y est aussi en tant qu’il se connaît lui-même, et surtout lorsqu’il se considère lui-même comme étant image de Dieu, de sorte que sa considération ne s’arrête pas à soi, mais s’avance jusqu’à Dieu. Par contre, dans la considération des réalités temporelles ne se trouve pas l’image mais une certaine ressemblance de la Trinité, qui peut relever davantage du vestige, tout comme la ressemblance que saint Augustin découvre dans les puissances sensitives.

 

Réponse aux objections :

 

1° Certes, quelque trinité se trouve dans l’esprit en tant qu’il s’étend à l’action sur les choses temporelles ; cependant on ne dit pas que cette trinité est une image de la Trinité incréée, ainsi qu’il ressort de ce que saint Augustin ajoute au même endroit.

 

 

2° L’égalité des Personnes divines est plus représentée dans la connaissance des choses éternelles que dans celle des temporelles. En effet, l’égalité ne doit pas être considérée entre l’objet et la puissance, mais entre une puissance et une autre. Or, bien qu’il y ait une plus grande inégalité entre notre esprit et Dieu qu’entre notre esprit et la réalité temporelle, cependant une plus grande égalité se trouve entre la mémoire que notre esprit a de Dieu et l’intelligence et l’amour actuels qu’il a de lui, qu’entre la mémoire qu’il a des réalités temporelles et l’intelligence et l’amour qu’il a d’elles. En effet, Dieu lui-même est connaissable et aimable par soi, et ainsi, il est autant pensé et aimé par l’esprit de chacun, qu’il est présent à l’esprit, lui dont la présence dans l’esprit est la mémoire de lui dans l’esprit ; et ainsi, la mémoire que l’on a de lui est égalée par l’intelligence, laquelle est égalée par la volonté ou l’amour. Par contre, les réalités matérielles ne sont pas intelligibles ni aimables par soi. Voilà pourquoi une telle égalité ne se trouve pas dans l’esprit relativement à elles, ni non plus la même relation d’origine, puisqu’elles sont présentes à notre mémoire parce qu’elles ont été pensées par nous ; et ainsi, la mémoire provient de l’intelligence plutôt que l’inverse ; mais c’est le contraire qui se produit relativement à Dieu lui-même dans l’esprit créé, qui par la présence de Dieu participe la lumière intellectuelle en sorte qu’il puisse penser.

 

 

 

3° Bien que la connaissance que nous avons des réalités temporelles soit temporellement antérieure à la connaissance que nous avons de Dieu, cependant celle-ci est première en dignité. Et que les choses matérielles nous soient plus parfaitement connues que Dieu n’est pas un empêchement, car la plus petite connaissance que l’on peut détenir sur Dieu passe toute celle que l’on a de la créature. En effet, la noblesse d’une science dépend de la noblesse de l’objet su, comme on le voit clairement au début du premier livre sur l’Âme ; et c’est pourquoi le Philosophe, au onzième livre sur les Animaux, préfère la science limitée que nous avons des réalités célestes à toute celle que nous avons des réalités inférieures.

 

4° Bien que les puissances s’étendent à tous leurs objets, cependant leur capacité est estimée d’après l’ultime degré de leur pouvoir, comme on le voit clairement au premier livre sur le Ciel et le Monde. Voilà pourquoi ce qui relève de la plus grande perfection des puissances de l’esprit, à savoir, être à l’image de Dieu, leur est attribué au regard de leur plus noble objet, qui est Dieu.

 

5° Bien que l’esprit se connaisse plus parfaitement qu’il ne connaît Dieu, cependant la connaissance qu’il a de Dieu est plus noble, et il est par elle davantage conformé à Dieu, comme on l’a dit ; voilà pourquoi il est par elle davantage à l’image de Dieu.

 

 

6° Bien que l’égalité appartienne à l’image qui se trouve dans notre esprit, il n’est cependant pas nécessaire d’envisager l’image à propos de tout ce qui, en lui, manifeste une égalité, attendu que plusieurs autres conditions sont requises pour constituer l’image ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

7° Bien que la charité, qui accomplit l’image, regarde le prochain, cependant elle ne le regarde pas comme objet principal, puisque son objet principal est Dieu seul ; dans le prochain, en effet, la charité n’aime rien d’autre que Dieu.

 

 

 

8° Même en tant qu’elles se rapportent à Dieu, les puissances de l’image sont perfectionnées par des habitus comme la foi, l’espérance et la charité, la sagesse, et d’autres du même genre. En effet, bien que, dans les réalités éternelles elles-mêmes, il ne se trouve pas d’erreur de leur côté, cependant l’erreur peut advenir à notre intelligence lorsqu’elle les connaît, car la difficulté à les connaître ne vient pas d’elles, mais de notre côté, comme il est dit au deuxième livre de la Métaphysique.

 

9° Il ne se trouve pas de consubstantialité entre le sensible et le sens, puisque le sensible lui-même est étranger à l’essence du sens ; ni non plus d’égalité, puisque le visible n’est pas toujours vu autant qu’il est visible.

 

 

 

10° Des créatures irrationnelles peuvent, par une certaine ressemblance, être plus assimilées à Dieu que même des rationnelles, quant à l’efficace de la causalité, comme c’est clairement le cas du rayon solaire, par lequel toutes choses parmi les inférieures sont causées et rénovées, ce qui le fait ressembler à la divine bonté, qui cause tout, comme dit Denys. Cependant, quant aux propriétés qui lui sont inhérentes, la créature rationnelle est plus semblable à Dieu que n’importe quelle créature irrationnelle. Que toutefois des tournures métaphoriques soient assez souvent transférées des créatures irrationnelles à Dieu, cela se produit en raison de leur dissemblance car, comme dit Denys au deuxième chapitre de la Hiérarchie céleste, si les choses qui sont dans les créatures plus viles sont plus fréquemment transférées aux choses divines, c’est afin d’ôter toute occasion d’erreur : en effet, un transfert fait à partir de créatures plus nobles pourrait induire à estimer que les choses qui étaient dites métaphoriquement seraient à entendre en propriété de termes ; ce que nul ne peut conjecturer s’agissant de ces créatures plus viles.

 

11° Boèce soutient que les formes matérielles sont les images non de Dieu, mais de formes immatérielles, c’est-à-dire de raisons idéales existant dans l’esprit divin, desquelles elles proviennent selon une ressemblance parfaite.

 

Et videtur quod non solum secundum quod cognoscit aeterna.

 

Quia, ut dicit Augustinus, libro XII de Trinitate [cap. 4], cum quaerimus trinitatem in anima, in tota quaerimus, non separantes actionem rationalem in temporalibus a contemplatione aeternorum. Sed mens non est ad imaginem nisi secundum quod in ea trinitas invenitur. Ergo mens est ad imaginem non solum secundum quod inhaeret aeternis contemplandis, sed etiam secundum quod inhaeret temporalibus agendis.

 

Praeterea, imago Trinitatis consideratur in anima inquantum in ea repraesentatur aequalitas personarum, et earum origo. Sed magis aequalitas personarum repraesentatur in mente secundum quod cognoscit temporalia, quam secundum quod cognoscit aeterna ; cum aeterna in infinitum exce­dant mentem, mens autem non in in­finitum temporalia excedit. Origo eti­am personarum repraesentatur in co­gnitione temporalium, sicut et in cognitione aeternorum, quia utrobique ex mente procedit notitia, et ex notitia procedit amor. Ergo imago Tri­nitatis non solum est in mente secundum quod cognoscit aeterna, sed etiam secundum quod cognoscit temporalia.

Praeterea, similitudo est in potentia diligendi ; sed imago in potentia cognoscendi, ut habetur in II Sententiarum, XVI distinct. [cap. 3]. Sed mens nostra per prius cognoscit materialia quam aeterna, cum ex materialibus in aeterna perveniat ; et etiam perfectius, cum materialia comprehendat, non autem aeterna. Ergo imago magis est in mente secundum quod comparatur ad temporalia quam secundum quod comparatur ad aeterna.

 

 

Praeterea, imago Trinitatis invenitur in anima quodammodo secundum potentias, ut supra dictum est. Sed potentiae indifferenter se habent ad omnia obiecta ad quae potentiae determinantur. Ergo imago Dei invenitur in mente respectu quorumlibet obiectorum.

 

Praeterea, perfectius videtur illud quod in seipso videtur, quam quod videtur in sui similitudine. Sed anima videt seipsam in se, Deum autem non nisi in similitudine, in statu viae. Ergo perfectius cognoscit seipsam quam Deum. Et ita magis est attendenda imago Trinitatis in anima secundum quod anima cognoscit seipsam, quam secundum quod cognoscit Deum ; cum in nobis secundum id imago Trinitatis inveniatur quod perfectissimum in natura nostra habemus, ut Augustinus [De Trin. XIV, 8] dicit.

 

Praeterea, secundum hoc personarum aequalitas in mente nostra repraesentatur quod memoria, intelligentia et voluntas tota, invicem se capiunt, ut patet per Augustinum, X de Trinitate [cap. 11]. Sed ista mutua comprehensio non ostenderet earum

aequalitatem, nisi quantum ad omnia obiecta se comprehenderent. Ergo ratione omnium obiectorum imago Trinitatis invenitur in potentiis mentis.

 

Praeterea, sicut imago est in potentia cognoscendi, ita caritas in potentia diligendi. Sed caritas non solum respicit Deum, sed etiam proximum ; unde et duplex ponitur actus caritatis, scilicet dilectio Dei et proximi. Ergo et imago non solum est in mente secundum quod cognoscit Deum, sed etiam secundum quod cognoscit creaturas.

 

Praeterea, potentiae mentis in quibus consistit imago, aliquibus habitibus perficiuntur, secundum quos imago deformata dicitur reformari et perfici. Sed potentiae mentis non indigent habitibus secundum quod comparantur ad aeterna, sed solum secundum quod comparantur ad temporalia, quia habitus ad hoc sunt ut secundum eos potentiae regulentur ; in aeternis autem error non potest accidere, ut ibi regula opus sit, sed solum in temporalibus. Ergo imago magis consistit in mente secundum quod cognoscit temporalia quam secundum quod cognoscit aeterna.

 

 

Praeterea, Trinitas increata repraesentatur in imagine mentis nostrae, praecipue quantum ad consubstantialitatem et coaequalitatem. Sed haec duo inveniuntur etiam in potentia sensitiva, quia sensibile et sensus in actu efficiuntur unum, et species sensibilis non recipitur in sensu nisi secundum suam capacitatem. Ergo etiam in potentia sensitiva imago Trinitatis invenitur : multo igitur magis in mente, secundum quod temporalia cognoscit.

 

Praeterea, metaphoricae locutiones secundum aliquas similitudines attenduntur, quia, secundum philosophum [Topic. VI, 2 (140 a 10)], omnes transferentes secundum aliquam similitudinem transferunt. Sed a quibusdam creaturis sensibilibus magis fit transumptio in divina per metaphoricas locutiones, quam etiam ab ipsa mente ; sicut patet de radio solari, ut dicit Dionysius, cap. IV de Divinis Nominibus [§ 4]. Ergo creaturae sensibiles aliquae magis possunt dici ad imaginem quam etiam ipsa mens. Et ita non videtur aliquid impedire quin mens, secundum quod temporalia cognoscit, ad imaginem sit.

 

Praeterea, Boetius dicit in libro de Trinitate [cap. 2], quod formae quae sunt in materia, sunt imagines illarum rerum quae sunt sine materia. Formae autem in materia existentes sunt formae sensibiles. Ergo formae sensibiles sunt imagines ipsius Dei ; et ita mens, secundum quod ea cognoscit, videtur ad imaginem Dei esse.

 

Sed contra. Est quod Augustinus dicit in XV de Trinitate [cap. 3], quod trinitas quae in inferiori scientia invenitur, licet ad interiorem hominem iam pertineat, nondum tamen imago Dei appellanda est vel putanda. Inferior autem scientia est, secundum quam mens temporalia contemplatur ; sic enim a sapientia aeternorum distinguitur. Ergo imago Trinitatis non attenditur in mente secundum quod temporalia cognoscit.

Praeterea, partes imaginis secundum ordinem debent tribus personis respondere. Sed ordo personarum non invenitur in mente secundum quod temporalia cognoscit. In cognitione enim temporalium intelligentia non procedit ex memoria, ut verbum a patre ; sed magis memoria ab intelligentia, quia ea quae prius intelleximus, memoramur. Ergo imago non consistit in mente secundum quod temporalia cognoscit.

 

 

Praeterea, Augustinus dicit, XII de Trinitate [cap. 4] : facta ista distributione mentis, quae scilicet dividitur in contemplationem aeternorum, et actionem temporalium, in eo solo quod ad contemplationem pertinet aeternorum, non solum trinitas, sed etiam imago Dei ; in hoc autem quod derivatum est in actione temporalium, etiamsi trinitas possit, non tamen imago Dei potest inveniri ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, imago Trinitatis semper existit in anima, non autem cognitio rerum temporalium, cum per acquisitionem habeatur. Ergo imago Trinitatis non invenitur in anima secundum quod temporalia cognoscit.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod rationem imaginis similitudo perficit. Non tamen quaelibet similitudo ad rationem imaginis sufficiens invenitur ; sed expressissima similitudo, per quam aliquid repraesentatur secundum rationem suae speciei ; et ideo in corporalibus imagines rerum attenduntur magis secundum figuras, quae sunt specierum propria signa, quam secundum colores et alia accidentia. Invenitur autem in anima nostra aliqua similitudo Trinitatis increatae secundum quamlibet sui cognitionem, non solum mentis, sed etiam sensus, ut patet per Augustinum XI de Trinit. [cap. 2-5] : sed in illa tantum cognitione mentis imago Dei reperitur, secundum quam in mente nostra expressior Dei similitudo invenitur.

 

 

Ut igitur cognitionem mentis secundum obiecta distinguamus, triplex cognitio in mente nostra invenitur. Cognitio, scilicet, qua mens cognoscit Deum, et qua cognoscit seipsam, et qua cognoscit temporalia. In illa igitur cognitione qua mens temporalia cognoscit, non invenitur expressa similitudo Trinitatis increatae neque secundum conformationem, quia res materiales magis sunt Deo dissimiles quam ipsa mens, unde per hoc quod mens earum scientia informatur, non efficitur Deo maxime conformis ; similiter etiam neque secundum analogiam, eo quod res temporalis, quae sui notitiam parit in anima, vel intelligentiam actualem, non est eiusdem substantiae cum ipsa mente, sed extraneum a natura eius ; et sic non potest per hoc increatae Trinitatis consubstantialitas repraesentari. Sed in cognitione qua mens nostra cognoscit seipsam, est repraesentatio Trinitatis increatae secundum analogiam, inquantum hoc modo mens cognoscens seipsam verbum sui gignit, et ex utroque procedit amor. Sicut pater seipsum dicens, verbum suum genuit ab aeterno, et ex utroque spiritus sanctus procedit. Sed in cognitione illa qua mens ipsum Deum cognoscit mens ipsa Deo conformatur, sicut omne cognoscens, inquantum huiusmodi, assimilatur cognito.

 

 

Maior est autem similitudo quae est per conformitatem, ut visus ad colorem, quam quae est per analogiam, ut visus ad intellectum, qui similiter ad sua obiecta comparatur. Unde expressior similitudo Trinitatis est in mente secundum quod cognoscit Deum, quam secundum quod cognoscit seipsam. Et ideo proprie imago Trinitatis in mente est secundum quod cognoscit Deum primo et principaliter : sed quodam modo et secundario etiam secundum quod cognoscit seipsam et praecipue prout seipsam considerat ut est imago Dei ; ut sic eius consideratio non sistat in se, sed procedat usque ad Deum. In consideratione vero rerum temporalium non invenitur imago, sed similitudo quaedam Trinitatis, quae magis potest ad vestigium pertinere, sicut et similitudo quam Augustinus [De Trin. XI, 2-5] assignat in potentiis sensitivis.Ad primum igitur dicendum, quod trinitas quidem aliqua invenitur in mente, secundum quod se extendit ad actionem temporalium ; sed tamen illa trinitas non dicitur imago increatae Trinitatis, ut patet per ea quae ibidem Augustinus subiungit.

 

Ad secundum dicendum, quod aequalitas divinarum personarum magis repraesentatur in cognitione aeternorum quam temporalium. Non enim est attendenda aequalitas inter obiectum et potentiam, sed inter unam potentiam et aliam. Quamvis autem maior sit inaequalitas inter mentem nostram et Deum, quam inter mentem nostram et rem temporalem ; tamen inter memoriam quam mens nostra habet de Deo, et actualem intelligentiam eius et amorem, maior invenitur aequalitas quam inter memoriam quam habet de rebus temporalibus, et earum intelligentiam et amorem. Ipse enim Deus per seipsum cognoscibilis est et diligibilis, et ita tantum a mente uniuscuiusque intelligitur et amatur, quantum menti praesens est ; cuius praesentia in mente ipsius memoria in mente est ; et sic memoriae, quae de ipso habetur, intelligentia et huic voluntas sive amor adaequatur. Res autem materiales non sunt secundum se intelligibiles et diligibiles. Et ideo respectu earum talis aequalitas in mente non invenitur, nec etiam idem ordo originis cum ex hoc nostrae memoriae praesentes sint, quod a nobis intellectae fuerunt ; et sic memoria ex intelligentia oritur potius quam e converso ; cuius contrarium in mente creata accidit respectu ipsius Dei, ex cuius praesentia mens intellectuale participat lumen, ut intelligere possit.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis cognitio quam de rebus materialibus habemus, sit prior tempore illa notitia quam habemus de Deo, tamen haec est prior dignitate. Nec obstat quod materialia a nobis perfectius cognoscuntur quam Deus ; quia minima cognitio quae de Deo haberi potest, superat omnem cognitionem quae de creatura habetur. Nobilitas enim scientiae ex nobilitate sciti dependet, ut patet in principio I de Anima [l. 1 (402 a 1)] ; unde et in XI de Animalibus [De part. animal. I, 5 (644 b 31)] philosophus praeponit modicam scientiam quam habemus de rebus caelestibus omni scientiae quam de rebus inferioribus habemus.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis potentiae se extendant ad omnia sua obiecta, tamen earum virtus pensatur ex ultimo in quod possunt, ut patet in I Caeli et Mundi [cap. 11 (281 a 14)]. Et ideo id quod ad maximam perfectionem potentiarum mentis pertinet, scilicet esse ad imaginem Dei, attribuitur eis respectu nobilissimi obiecti, quod Deus est.

 

Ad quintum dicendum, quod quamvis mens perfectius seipsam cognoscat quam Deum, tamen cognitio quam habet de Deo, est nobilior, et per eam magis Deo conformatur, ut dictum est ; et ideo secundum ipsam magis est ad Dei imaginem.

 

Ad sextum dicendum quod quamvis aequalitas ad imaginem pertineat, quae in mente nostra invenitur, non tamen oportet quod respectu omnium imago attendatur respectu quorum aliqua aequalitas invenitur in ipsa, eo quod plura alia ad imaginem requiruntur ; unde ratio non sequitur.

 

Ad septimum dicendum, quod quamvis caritas, quae imaginem perficit, respiciat proximum, non tamen sicut principale obiectum, cum eius principale obiectum sit solus Deus ; in proximo enim nihil diligit caritas nisi Deum.

 

 

Ad octavum dicendum, quod potentiae imaginis aliquibus habitibus perficiuntur etiam secundum quod comparantur in Deum, sicut fide, spe et caritate, sapientia, et aliis huiusmodi. Quamvis enim in ipsis aeternis error non inveniatur ex parte ipsorum, potest tamen accidere error nostro intellectui in cognitione eorum ; difficultas enim in eis cognoscendis accidit non ex eis, sed ex parte nostra, ut dicitur II Metaphysic. [l. 1 (993 b 7)].

 

Ad nonum dicendum, quod inter

sensibile et sensum non invenitur consubstantialitas, eo quod ipsum sensibile est extraneum a sensus essentia ; nec etiam invenitur aequalitas, cum quandoque non semper tantum videatur visibile, quantum visibile est.

 

Ad decimum dicendum, quod creaturae aliquae irrationales possunt quadam similitudine magis Deo assimilari quam etiam rationales, quantum ad causandi efficaciam : sicut patet de radio solari, quo omnia in inferioribus causantur et renovantur ; et ex hoc convenit cum divina bonitate, quae omnia causat, ut dicit Dionysius [De div. nom., cap. 4, § 4]. Tamen secundum proprietates sibi inhaerentes magis creatura rationalis Deo est similis quam quaecumque irrationalis. Hoc tamen quod a creaturis irrationalibus frequentius metaphoricae locutiones transferuntur in Deum, contingit ex ratione dissimilitudinis ; quia, ut Dionysius dicit, cap. II Cael. Hierarch. [§ 3], ea quae sunt in vili­oribus creaturis, ideo frequentius transferuntur in divina, ut omnis

errandi tollatur occasio. Translatio enim a creaturis nobilioribus facta

aestimationem posset inducere, quod ea quae metaphorice dicerentur essent secundum proprietatem intelligenda ; quod opinari nullus potest de ipsis vilioribus creaturis.

 

Ad undecimum dicendum, quod Boetius formae materiales ponit esse imagines non Dei, sed formarum immaterialium, id est rationum idealium in mente divina existentium, a quibus secundum perfectam similitudinem oriuntur.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 8 - L’ESPRIT SE CONNAÎT-IL LUI-MÊME PAR SON ESSENCE OU PAR UNE ESPÈCE ?

(Octavo quaeritur utrum mens seipsam per essentiam cognoscat,

aut per aliquam speciem.)

 

 

Il semble que ce soit par une espèce.

 

1° Comme dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, « notre intelligence ne pense rien sans phantasme ». Or aucun phantasme de l’essence même de l’âme ne peut être reçu. Il est donc nécessaire que notre esprit se pense lui-même par quelque autre espèce abstraite des phantasmes.

 

 

2° Les choses que l’on voit par leur essence sont connues en toute certitude et sans erreur. Or beaucoup se sont trompés au sujet de l’esprit humain, puisque certains disaient qu’il était air, d’autres qu’il était feu, et qu’ils affirmaient à son sujet beaucoup d’autres inepties. L’esprit ne se voit donc pas lui-même par son essence.

 

3° [Le répondant] disait que l’esprit voit par son essence qu’il existe ; cependant il peut se tromper en recherchant ce qu’il est. En sens contraire : savoir une chose par son essence, c’est savoir d’elle ce qu’elle est, puisque l’essence de la réalité est identique à sa quiddité. Si donc l’âme se voyait elle-même par son essence, n’importe qui saurait sans erreur, au sujet de son âme, ce qu’elle est ; et l’on voit manifestement que c’est faux.

 

4° Notre âme est une forme unie à la matière. Or toute forme de cette sorte est connue par abstraction de l’espèce depuis la matière et les déterminations matérielles. L’âme est donc connue par une espèce abstraite.

 

 

5° Penser n’est pas seulement l’acte de l’âme, mais celui du composé, comme il est dit au premier livre sur l’Âme. Or tout acte de ce genre est commun à l’âme et au corps. Il est donc nécessaire que, lorsqu’on pense, il y ait toujours quelque chose du côté du corps. Or cela n’aurait pas lieu si l’esprit se voyait lui-même par son essence, sans aucune espèce abstraite des sens corporels. L’esprit ne se voit donc pas lui-même par son essence.

 

 

6° Le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que l’intelligence se pense comme elle pense les autres choses. Or elle ne pense pas les autres choses par leur essence, mais par des espèces. Donc l’esprit non plus ne se pense pas lui-même par son essence.

 

7° On connaît les puissances par leurs actes, et les actes par leurs objets. Or l’essence de l’âme ne peut être connue que si ses puissances sont connues, puisque la puissance d’une réalité fait connaître la réalité elle-même. Il est donc nécessaire qu’elle connaisse son essence par ses actes et par les espèces de ses objets.

 

8° L’intelligible est à l’intelligence ce que le sensible est au sens. Or une certaine distance est requise entre le sens et le sensible, et de là vient que l’œil ne puisse se voir lui-même. Une certaine distance est donc requise aussi dans la connaissance intellectuelle, si bien que l’intelligence ne peut jamais se penser par son essence.

 

 

9° Selon le Philosophe au premier livre des Seconds Analytiques, la démonstration circulaire est impossible, car il s’ensuivrait que quelque chose serait manifesté par soi-même, et ainsi il s’ensuivrait que quelque chose serait antérieur à soi et plus connu que soi, ce qui est impossible. Or, si l’esprit se voit lui-même par son essence, ce qui est connu sera identique à ce par quoi l’on connaît. Le même inconvénient s’ensuit donc, c’est-à-dire que quelque chose serait antérieur à soi et plus connu que soi.

 

10° Denys dit au septième chapitre des Noms divins que l’âme connaît la vérité des existants par un certain cercle. Or le mouvement circulaire va du même au même. Il semble donc que l’âme, sortant d’elle-même lorsqu’elle pense, revienne par les réalités extérieures à la connaissance de soi-même ; et ainsi, elle ne se pensera pas par son essence.

 

11° Tant que demeure la cause, son effet demeure. Si donc l’esprit se voyait par son essence à cause de ce que cette essence lui est présente, il la verrait toujours, puisqu’elle lui est toujours présente. Puis donc qu’il est impossible de penser plusieurs choses en même temps, il ne penserait jamais rien d’autre.

 

12° Les choses postérieures sont plus composées que les antérieures. Or penser est postérieur à être. On rencontre donc dans l’intelligence de l’âme une plus grande composition que dans son être. Or, dans l’âme, ce qui est n’est pas identique à ce par quoi il est. Ce qui est pensé n’est donc pas non plus en elle identique à ce par quoi il est pensé ; et ainsi, l’esprit ne se voit pas lui-même par son essence.

 

13° Le même ne peut pas être la forme d’une chose et formellement déterminé par cette chose. Or l’intelligence, puisqu’elle est une certaine puissance de l’âme, est comme une certaine forme de son essence. Il est donc impossible que l’essence de l’âme soit la forme de l’intelligence ; or ce par quoi une chose est intelligée est la forme de l’intelligence ; l’esprit ne se voit donc pas lui-même par son essence.

 

14° L’âme est une certaine substance qui subsiste par soi, mais les formes intelligibles ne sont pas subsistantes par soi, sinon la science qui consiste en de telles formes intelligibles ne serait pas du genre accident. L’essence de l’âme ne peut donc pas être comme la forme intelligible par laquelle l’esprit se verrait lui-même.

 

 

15° Puisqu’on distingue les actes et les mouvements par leurs termes, les intelligibles qui sont d’une même espèce sont pensés de la même façon du point de vue de l’espèce. Or l’âme de Pierre est de la même espèce que celle de Paul. L’âme de Pierre se pense donc elle-même comme elle pense l’âme de Paul. Or elle ne pense pas l’âme de Paul par son essence, puisqu’elle en est absente. Elle ne se pense donc pas non plus elle-même par son essence.

 

16° La forme est plus simple que ce qui est formellement déterminé par elle. Or l’esprit n’est pas plus simple que lui-même. Il n’est donc pas formellement déterminé par lui-même ; puis donc qu’il est formellement déterminé par ce par quoi il connaît, il ne se connaîtra pas par lui-même.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au neuvième livre sur la Trinité : « L’esprit se connaît lui-même par lui-même, étant incorporel. Car s’il ne se connaît, il ne s’aime pas. »

 

 

2) À propos de II Cor. 12, 2 : « Je connais un homme, etc. », la Glose dit : « Par cette vision que l’on appelle intellectuelle sont vues les réalités qui ne sont ni corps ni choses ayant la moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles. Tels sont l’esprit lui-même et toute sainte affection de l’âme. » Or, comme il est dit dans la même glose, « la vision intellectuelle embrasse ces réalités qui n’ont pas d’images semblables à elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mêmes ». L’esprit ne se connaît donc pas lui-même par une chose qui ne lui serait pas identique.

 

3) Comme il est dit au troisième livre sur l’Âme, « dans les choses immatérielles, il y a identité entre le pensé et ce par quoi il est pensé ». Or l’esprit est une certaine réalité immatérielle. Il est donc pensé par son essence.

 

4) Tout ce qui est présent à l’intelligence comme intelligible, est pensé par l’intelli­gence. Or l’essence même de l’âme est présente à l’intelligence à la façon d’un intelligible : en effet, elle lui est présente par sa vérité, et la vérité est la raison de l’acte de penser comme la bonté est la raison de l’acte d’aimer ; l’esprit se pense donc lui-même par son essence.

 

5) L’espèce par laquelle une chose est pensée est plus simple que la chose qui est pensée par son intermédiaire. Or l’âme n’a pas d’espèce plus simple qu’elle, et qui puisse être abstraite d’elle. L’âme ne se pense donc pas par une espèce, mais par son essence.

 

6) Toute science a lieu par assimilation de celui qui sait à ce qui est su. Or rien d’autre n’est plus semblable à l’âme que son essence. Elle ne se pense donc par rien d’autre que par son essence.

 

7) Ce qui est cause de ce que les autres choses soient connaissables, n’est pas connu par autre chose que par soi-même. Or l’âme est cause de ce que les autres réa­lités matérielles soient connaissables : en effet, elles sont intelligibles dans la mesure où nous les rendons intelligibles, comme dit le Commentateur au deuxième livre de la Métaphysique. L’âme se pense donc seulement par elle-même.

 

8) La science qui concerne l’âme est très certaine, suivant le Philosophe au premier livre sur l’Âme. Or le plus certain n’est pas connu au moyen du moins certain. On n’a donc pas la science de l’âme par un autre moyen qu’elle-même.

 

9) Toute espèce par laquelle notre âme pense, est abstraite des choses sensi-

bles. Or il n’est aucun sensible duquel l’âme puisse abstraire sa propre quiddité. L’âme ne se connaît donc pas elle-même par une ressemblance.

 

 

10) De même que la lumière corporelle fait que toutes choses soient visibles en acte, de même l’âme fait par sa lumière que toutes les choses matérielles soient actuellement intelligibles, comme on le voit clairement au troisième livre sur l’Âme. Or la lumière corporelle est vue par elle-même, non par une ressemblance d’elle-même. Donc l’âme, elle aussi, est pensée par son essence, non par une ressemblance.

 

11) Comme dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, l’intellect agent « n’est pas tantôt pensant et tantôt non », mais il pense toujours. Or il ne pense toujours que lui-même, et il ne pourrait pas même cela s’il se pensait par une espèce abstraite des sens, car alors il ne se penserait pas avant l’abstraction. Notre esprit se pense donc par son essence.

 

Réponse :

 

Lorsqu’on se demande si l’on connaît une chose par son essence, cette question peut s’entendre de deux façons. D’abord, en sorte que l’expression « par son essence » se réfère à la réalité connue elle-même ; on comprend alors comme connu par son essence ce dont on connaît l’essence, et non ce dont on ne connaît pas l’essence mais certains de ses accidents. Ensuite, en sorte que cette expression se réfère à ce par quoi une chose est connue ; on comprend alors qu’une chose est connue par son essence parce que l’essence même est ce par quoi l’on connaît. Et c’est de cette façon que l’on se demande présentement si l’âme se pense elle-même par son essence.

 

Et pour voir clairement cette question, il faut savoir que chacun peut avoir sur l’âme deux connaissances, comme dit saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité : l’une par laquelle l’âme de chacun se connaît seulement quant à ce qui lui est propre, l’autre par laquelle l’âme est connue quant à ce qui est commun à toutes les âmes. Cette connaissance que l’on a de toute âme en général est donc celle par laquelle on connaît la nature de l’âme, mais la connaissance que l’on a de l’âme quant à ce qui lui est propre est la connaissance de l’âme en tant qu’elle a l’être en tel individu. C’est pourquoi cette dernière connaissance fait connaître si l’âme existe, comme lorsqu’on perçoit que l’on a une âme ; et l’autre fait savoir ce qu’est l’âme et quels sont ses accidents par soi.

 

 

 

Donc, en ce qui concerne la première connaissance, il faut distinguer, car connaître une chose se réalise en habitus ou en acte. Ainsi, quant à la connaissance actuelle par laquelle on considère en acte que l’on a une âme, je dis ceci : on connaît l’âme par ses actes. En effet, on perçoit que l’on a une âme, que l’on vit et que l’on est, parce qu’on perçoit que l’on sent, que l’on pense et que l’on exerce d’autres œuvres de la vie comme celles-là ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au neuvième livre de l’Éthique : « Nous sentons que nous sentons, et pensons que nous pensons ; or, nous apercevoir que nous sentons ou pensons, c’est nous apercevoir que nous sommes. » Or nul ne perçoit qu’il pense, si ce n’est parce qu’il pense quelque chose : car penser quelque chose est antérieur à penser que l’on pense ; voilà pourquoi l’âme parvient à percevoir actuellement qu’elle est, par ce qu’elle pense ou sent. Mais quant à la connaissance habituelle, je dis ceci : l’âme se voit par son essence, c’est-à-dire que, du fait même que son essence lui est présente, elle est capable de passer à l’acte de connaissance d’elle-même ; de même, dès lors qu’on a l’habitus d’une science, par la présence même de l’habitus on est capable de percevoir les choses qui se trouvent sous cet habitus. Mais pour que l’âme perçoive qu’elle existe, et qu’elle soit attentive à ce qui se passe en elle, aucun habitus n’est requis, mais il suffit pour cela de la seule essence de l’âme, qui est présente à l’esprit : c’est d’elle, en effet, qu’émanent les actes en lesquels elle est actuellement perçue.

 

Mais si nous parlons de la connaissance de l’âme qui consiste à définir l’esprit humain par une connaissance spéciale ou générale, alors il semble qu’il faille à nouveau distinguer. Pour la connaissance, en effet, il est nécessaire que deux choses concourent : l’appréhension, et le jugement sur la réalité appréhendée ; aussi la connaissance par laquelle on connaît la nature de l’âme peut-elle être considérée et quant à l’appré­hension, et quant au jugement.

 

Si donc on la considère quant à l’appré­hension, je dis ceci : nous connaissons la nature de l’âme par les espèces que nous abstrayons des sens. En effet, notre âme tient la dernière place dans le genre des substances intellectuelles, comme la matière prime dans le genre des substances sensibles, ainsi que le Commentateur le montre au troisième livre sur l’Âme. En effet, de même que la matière prime est en puissance à toutes les formes sensibles, de même notre intellect possible est en puissance à toutes les formes intelligibles ; c’est pourquoi il est comme une pure puissance dans l’ordre des intelligibles, comme la matière dans l’ordre des sensibles. Voilà pourquoi, de même que la matière n’est sensible que par une forme qui lui survient, de même l’intellect possible n’est intelligible que par une espèce surajoutée. Notre esprit ne peut donc se penser de telle façon qu’il s’appréhende lui-même immédiatement ; mais, parce qu’il appréhende les autres choses, il parvient à se connaître, tout comme la nature de la matière prime est connue par le fait même qu’elle est réceptrice de telles formes. On en a l’évidence lorsqu’on regarde la façon dont les philosophes ont recherché la nature de l’âme. En effet, observant que l’âme humaine connaît les natures universelles des réalités, ils perçurent que l’espèce par laquelle nous pensons est immatérielle, sinon elle serait individuée, et ainsi, elle ne mènerait pas à la connaissance de l’universel. Et de ce que l’espèce intelligible est immatérielle, ils déduisirent que l’intelligence est une certaine réalité qui ne dépend pas de la matière, et de là, ils s’avancèrent dans la connaissance des autres propriétés de l’âme intellective. Et c’est ce que dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme : « l’intelligence est intelligible comme les autres intelligibles » ; ce que le Commentateur interprète en disant que « l’intelligence est pensée au moyen d’une intention qui est en elle comme les autres intelligibles » ; et cette intention n’est rien d’autre que l’espèce intelligible. Mais cette intention est dans l’intelligence comme intelligible en acte, au lieu que dans les autres réalités elle est comme intelligible en puissance.

 

Mais si l’on considère la connaissance que nous avons de la nature de l’âme quant au jugement qui nous fait déclarer qu’il en est comme nous l’avions appréhendé par la déduction susmentionnée, alors nous avons connaissance de l’âme en tant que « nous avons une intuition de l’inviolable vérité, d’après laquelle nous définissons de façon parfaite, du mieux que nous pouvons, non ce qu’est l’âme de tel ou tel homme, mais

ce qu’elle doit être d’après les raisons

éternelles », comme dit saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité ; or nous avons l’intuition de cette inviolable vérité dans sa ressemblance, qui est empreinte sur notre esprit en tant que nous connaissons naturellement certaines choses comme évidentes par soi, et d’après lesquelles nous examinons toutes les autres, jugeant de tout selon elles.

 

Ainsi donc, il est clair que notre esprit se connaît lui-même d’une certaine façon par son essence, comme dit saint Augustin ; d’une autre façon par une intention ou par une espèce, comme disent le Philosophe et le Commentateur ; d’une autre encore par intuition de la vérité inviolable, comme dit aussi saint Augustin. Il faut donc répondre en outre aux arguments de part et d’autre, de la façon suivante.

 

Réponse aux objections :

 

1° Notre intelligence ne peut rien penser actuellement avant d’abstraire à partir des phantasmes ; et elle ne peut pas non plus avoir une connaissance habituelle de choses autres qu’elle – c’est-à-dire qui ne sont pas en elle – avant l’abstraction susdite, attendu que les espèces des autres intelligibles ne lui sont pas innées. Mais son essence lui est innée, de sorte qu’elle ne trouve pas nécessaire de l’acquérir à partir des phantasmes ; tout comme ce n’est pas l’essence que l’agent naturel procure à la matière, mais seulement sa forme, qui est à la matière naturelle ce que la forme intelligible est à la matière sensible, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme. Voilà pourquoi l’esprit, avant d’abstraire à partir des phantasmes, a une connaissance habituelle de soi, par laquelle il peut percevoir qu’il existe.

 

 

2° Nul ne s’est jamais trompé en ne percevant pas qu’il vit : cela relève en effet de la connaissance par laquelle quelqu’un connaît de façon singulière ce qui se passe dans son âme ; et quant à cette connaissance, on a dit que l’âme est connue par son essence de façon habituelle. Mais il arrive à beaucoup d’errer dans la connaissance de la nature même de l’âme en son espèce ; et de ce point de vue, cette partie des objections conclut vrai.

 

 

3° On voit dès lors clairement la solution du troisième argument.

 

4° Bien que l’âme soit unie à la matière comme sa forme, cependant elle n’est pas soumise à la matière au point qu’elle soit rendue matérielle, et soit donc intelligible non en acte mais seulement en puissance par abstraction depuis la matière.

 

 

5° Cette objection vaut pour la connaissance actuelle, par laquelle l’âme ne se perçoit exister qu’en percevant son acte et son objet, comme on l’a dit.

 

 

6° Cette parole du Philosophe doit être entendue en ce sens que l’intelligence pense d’elle-même ce qu’elle est, et non en ce sens qu’elle a habituellement connaissance de son existence.

 

 

7° Et il faut répondre semblablement au septième argument.

 

8° L’opération sensitive s’accomplit par l’action du sensible sur le sens, qui est une action locale, et c’est pourquoi elle requiert une distance déterminée ; par contre, l’opé­ration de l’intelligence n’est pas déterminée à un lieu, il n’en va donc pas de même.

 

 

9° On dit de deux façons que l’on connaît une chose par une autre. D’abord comme lorsqu’on passe de la connaissance de cette autre à la connaissance de la première, et l’on dit en ce sens que l’on connaît les conclusions par les principes ; et de cette façon, on ne peut pas connaître une chose par elle-même. Ensuite, on dit que l’on connaît une chose par une autre comme par ce en quoi la première est connue, et dans ce cas il n’est pas nécessaire que ce par quoi l’on connaît soit connu d’une autre connaissance que ce qui, par cela, est connu. Rien n’empêche donc que quelque chose soit connu par soi-même, comme Dieu se connaît lui-même par soi ; et ainsi, l’âme se connaît elle-même aussi d’une certaine façon par son essence.

 

10° On remarque un certain cercle dans la connaissance de l’âme dans la mesure où elle recherche, en raisonnant, la vérité des existants ; donc Denys dit cela pour montrer en quoi la connaissance de l’âme est inférieure à celle de l’ange. Or voici en quoi cette circularité se remarque : la raison, partant des principes, parvient aux conclusions par la voie d’invention, et par la voie de jugement elle examine les conclusions trouvées en les réduisant analytiquement à des principes. Cela est donc étranger à notre propos.

 

 

11° De même qu’il n’est pas nécessaire que soit toujours pensé en acte ce dont la connaissance est possédée habituellement par des espèces existant dans l’intel­ligence, de même il n’est pas nécessaire que l’esprit lui-même soit toujours pensé actuellement, lui dont la connaissance est habituellement en nous parce que son

essence même est présente à notre intelligence.

 

12° Ce qui est pensé et ce par quoi il est pensé n’ont pas entre eux le même rapport que ce qui est et ce par quoi il est. En effet, si être est l’acte de l’étant, penser n’est pas l’acte de ce qui est pensé, mais de celui qui pense ; ce par quoi une chose est pensée se rapporte donc à celui qui pense comme ce par quoi une chose est se rapporte à ce qu’elle est. Voilà pourquoi, de même que, dans l’âme, ce par quoi elle est diffère de ce qu’elle est, de même ce par quoi elle pense, c’est-à-dire la puissance intellective, qui est le principe de l’acte de penser, diffère de son essence. Et il n’en découle pas nécessairement que l’espèce par laquelle elle est pensée diffère de ce qui est pensé.

 

13° La puissance intellective est la forme de l’âme elle-même quant à l’acte d’être, attendu qu’elle a l’être dans l’âme comme une propriété a l’être dans un sujet ; mais quant à l’acte d’intelliger, rien n’empêche que ce soit l’inverse.

 

 

14° La connaissance par laquelle l’âme se connaît elle-même est dans le genre accident non quant à ce par quoi elle est connue de façon habituelle, mais seulement quant à l’acte de connaissance, qui est un certain accident ; c’est pourquoi saint Augustin dit aussi, au neuvième livre sur la Trinité, que la connaissance est substantiellement dans l’esprit en tant que l’esprit se connaît lui-même.

 

15° Cette objection vaut pour la connaissance de l’âme telle qu’on la connaît quant à la nature de l’espèce, qui est commune à toutes les âmes.

 

 

16° Lorsque l’esprit se pense lui-même, il n’est pas lui-même la forme de l’esprit, car rien n’est la forme de soi-même ; mais il se comporte à la façon d’une forme, en tant que son action, par laquelle il se connaît, a pour terme lui-même. Il n’est donc pas nécessaire qu’il soit plus simple que lui-même, sauf peut-être du point de vue de notre manière de connaître, en tant que ce qui est pensé est considéré comme plus simple que l’intelligence elle-même qui pense, étant considéré comme sa perfection.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) La parole de saint Augustin est à entendre en ce sens que l’esprit se connaît lui-même par soi, parce que l’esprit ne doit qu’à lui-même de pouvoir passer à l’acte pour se connaître actuellement en percevant son existence, tout comme l’esprit doit à l’espèce habituellement détenue en lui de pouvoir considérer actuellement telle réalité. Mais quelle est sa nature même d’esprit, l’esprit ne peut le percevoir que par une considération de son objet, comme on l’a dit.

 

 

2) La parole de la Glose selon laquelle « la vision intellectuelle embrasse ces réalités, etc. » doit être référée à l’objet de la connaissance plutôt qu’à ce par quoi il est pensé ; et cela est évident lorsqu’on considère ce qui est dit des autres visions. En effet, il est dit dans la même glose que par la vision corporelle sont vus les corps, par la vision spirituelle, i.e. imaginaire, les ressemblances de corps, et par la vision intellectuelle, les choses « qui ne sont ni corps ni ressemblances de corps ». En effet, si l’on référait cela à ce par quoi l’on pense, alors, de ce point de vue, il n’y aurait aucune différence entre la vision corporelle et la spirituelle ou imaginaire, car même la vision corporelle se fait par une ressemblance de corps ; en effet, ce n’est pas la pierre qui est dans l’œil, mais une ressemblance de la pierre. Mais la différence entre les visions susmentionnées consiste en ce que la vision corporelle a pour terme le corps lui-même, au lieu que la vision imaginaire se termine à une image du corps comme à son objet ; et de même, lorsqu’il est dit que « la vision intellectuelle embrasse ces réalités qui n’ont pas d’images semblables à elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mêmes », il n’est pas signifié que la vision intellectuelle ne se fait pas par des espèces qui ne sont pas identiques aux réalités pensées, mais que la vision intellectuelle n’a pas pour terme une ressemblance de la réalité, mais l’essence même de la réalité. En effet, de même que, par la vision corporelle, on regarde le corps lui-même et non une ressemblance de corps, quoique l’on regarde par une ressemblance de corps, de même dans la vision intellectuelle on regarde l’essence même de la réalité sans regarder une ressemblance de cette réalité, bien que l’on regarde parfois cette essence par une ressemblance ; et l’expérience en fournit aussi la preuve. En effet, lorsque nous pensons l’âme, nous ne nous fabriquons pas un simulacre d’âme que nous regarderions, comme cela se produisait dans la vision imaginaire, mais nous considérons l’essence même de l’âme. Cela n’exclut cependant pas que cette vision ait lieu par une espèce.

 

 

 

3) La parole du Philosophe est à entendre de l’intelligence qui est entièrement séparée de la matière, comme l’explique le Commentateur au même endroit, telles les intelligences des anges ; mais il ne faut pas l’entendre de l’intelligence humaine, sinon il s’ensuivrait que la science spéculative serait identique à la réalité sue, ce qui est impossible, comme le déduit aussi le Commentateur au même endroit.

 

 

4) L’âme est présente à elle-même comme intelligible, c’est-à-dire de façon à pouvoir être pensée ; non toutefois en sorte qu’elle soit pensée par elle-même, mais à partir de son objet, comme on l’a dit.

 

5) L’âme n’est pas connue au moyen d’une autre espèce abstraite d’elle, mais au moyen de l’espèce de son objet, qui devient aussi sa forme en tant qu’elle pense en acte ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

6) Bien que notre âme soit très semblable à elle-même, cependant, pas plus que la matière prime, elle ne peut être le principe de la connaissance de soi-même en tant qu’espèce intelligible, notre intelligence se tenant dans l’ordre des intelligibles comme la matière prime dans l’ordre des sensibles, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme.

 

 

7) L’âme est cause de ce que les autres choses soient connaissables, non comme médium de connaissance mais en tant que c’est par l’acte de l’âme que les réalités matérielles sont rendues intelligibles.

 

8) La science qui concerne l’âme est très certaine, dans la mesure où chacun expérimente en soi-même qu’il a une âme et que les actes de l’âme sont en lui ; mais connaître ce qu’est l’âme est très difficile ; c’est pourquoi le Philosophe ajoute au même endroit que « c’est une chose des plus difficiles que d’acquérir une connaissance assurée à son sujet ».

 

9) L’âme est connue par une espèce abstraite des choses sensibles, non qu’il faille entendre cette espèce comme étant une ressemblance de l’âme, mais parce qu’en considérant la nature de l’espèce qui est abstraite des choses sensibles, on trouve la nature de l’âme en laquelle une telle espèce est reçue, comme on connaît la matière à partir de la forme.

 

10) On ne voit la lumière corporelle par elle-même que dans la mesure où elle est la raison formelle de la visibilité des choses visibles et une certaine forme qui leur donne un être actuellement visible. Mais nous ne voyons la lumière même qui est dans le soleil que par sa ressemblance existant dans nos yeux. En effet, de même que ce n’est pas l’espèce de la pierre qui est dans l’œil, mais sa ressemblance, de même il est impossible que la forme de la lumière qui est dans le soleil soit elle-même identique dans l’œil. Et semblablement, nous pensons la lumière de l’intellect agent par elle-même dans la mesure où elle est la raison formelle des espèces intelligibles, les rendant intelligibles en acte.

 

11) Cette parole du Philosophe peut être interprétée de deux façons, suivant les deux opinions sur l’intellect agent. En effet, certains ont prétendu que l’intellect agent était une substance séparée, une parmi les autres intelligences, et que par conséquent elle pense toujours en acte, comme les autres intelligences. D’autres, au contraire, affirment que l’intellect agent est une puissance de l’âme ; et suivant cette opinion, on dit que l’intellect agent n’est pas tantôt pensant et tantôt non, car la cause pour laquelle on est tantôt pensant et tantôt non, n’est pas de son côté, mais du côté de l’intellect possible. En effet, en tout acte par lequel l’homme pense, l’opération de l’intellect agent concourt avec celle de l’intellect possible. Or ce n’est pas l’intellect agent qui reçoit quelque chose de l’extérieur, mais seulement l’intellect possible. Donc, quant à ce que notre considération nécessite du côté de l’intellect agent, rien ne manque pour que nous pensions toujours ; mais quelque chose peut faire défaut quant à ce qu’elle nécessite du côté de l’intellect possible, qui n’est complété que par les espèces intelligibles abstraites des sens.

 

Et videtur quod per aliquam speciem.

 

Quia, ut philosophus dicit in III de Anima [cap. 7 (431 a 16)], intellectus noster nihil intelligit sine phantasmate. Sed ipsius essentiae animae non potest accipi aliquod phantasma. Ergo oportet quod per aliquam aliam speciem a phantasmatibus abstractam mens nostra seipsam intelligat.

 

Praeterea, ea quae per sui essentiam videntur, certissime cognoscuntur sine errore. Sed de mente humana multi erraverunt : cum quidam dicerent eam esse aerem, quidam ignem, et multa alia de ea inepta sentirent. Ergo mens non videt se per essentiam suam.

 

Sed dicebat, quod mens per essentiam suam videt se esse ; errare tamen potest in inquirendo quid sit. – Sed contra, scire aliquid per essentiam suam, est scire de eo quid est, cum essentia rei sit idem quod quidditas eius. Si igitur anima videret se ipsam per essentiam quilibet sine errore sciret de anima sua quid est ; quod manifeste patet falsum esse.

 

 

Praeterea, anima nostra est forma coniuncta materiae. Sed omnis huiusmodi forma cognoscitur per abstractionem speciei a materia, et materialibus conditionibus. Ergo anima cognoscitur per aliquam speciem abstractam.

 

Praeterea, intelligere non est actus animae tantum, sed actus coniuncti, ut dicitur in I de Anima [l. 10 (408 b 11)]. Sed omnis talis actus est communis animae et corpori. Ergo oportet quod in intelligendo semper sit aliquid ex parte corporis. Sed hoc non esset, si mens seipsam per essentiam suam videret, sine aliqua specie a corporeis sensibus abstracta. Ergo, mens non videt se ipsam per essentiam.

 

Praeterea, philosophus dicit in III de Anima [l. 9 (430 a 2)], quod intellectus intelligit se sicut et alia. Sed alia intelligit non per essentiam suam, sed per aliquas species. Ergo nec se ipsam mens intelligit per suam essentiam.

 

Praeterea, potentiae cognoscuntur per actus, et actus per obiecta. Sed essentia animae non potest cognosci nisi potentiis eius cognitis ; cum virtus rei cognoscere faciat rem ipsam. Ergo oportet quod essentiam suam per actus suos et per species obiectorum suorum cognoscat.

 

Praeterea, sicut se habet sensus ad sensibile, ita intellectus ad intelligibile. Sed inter sensus et sensibile requiritur quaedam distantia, ex quo provenit quod oculus seipsum videre non possit. Ergo et in intellectuali cognitione requiritur quaedam distantia, ut nunquam se per essentiam suam intelligere possit.

 

Praeterea, secundum philosophum in I Poster. [Anal. post. I, 8 (72 b 25)], non est circulo demonstrare : quia sequeretur quod aliquid per seipsum notum fieret ; et sic sequeretur quod aliquid esset prius et notius seipso ; quod est impossibile. Sed si mens seipsam per essentiam suam videt, erit idem quod cognoscitur et per quod cognoscitur. Ergo sequitur idem inconveniens, ut aliquid sit prius et notius seipso.

 

Praeterea, Dionysius dicit, VII cap. de Divinis Nominibus [§ 2], quod anima circulo quodam cognoscit existentium veritatem. Circularis autem motus est ab eodem in idem. Ergo videtur quod anima, a seipsa egrediens intelligendo per res exteriores, ad sui ipsius cognitionem redeat ; et sic non intelliget se per essentiam suam.

 

Praeterea, manente causa, manet eius effectus. Si igitur mens se per essentiam suam videret propter hoc quod essentia sua sibi est praesens, cum semper ei sit praesens, semper ipsam videret. Ergo, cum impossibile sit simul plura intelligere, nunquam aliud intelligeret.

 

Praeterea, posteriora sunt magis composita prioribus. Sed intelligere est posterius quam esse. Ergo in intelligentia animae invenitur maior compositio quam in eius esse. Sed in anima non est idem quod est et quo est. Ergo nec in ea est idem quod intelligitur et quo intelligitur ; et sic mens non se videt per suam essentiam.

 

Praeterea, non potest idem esse forma et formatum respectu eiusdem. Sed intellectus, cum sit quaedam potentia animae, est quasi quaedam forma essentiae eius. Ergo non potest esse quod essentia animae sit forma intellectus ; sed id quo aliquid intelligitur est forma intellectus ; ergo mens non videt se ipsam per essentiam suam.

 

 

Praeterea, anima est quaedam substantia per se subsistens. Formae autem intelligibiles non sunt per se subsistentes ; alias scientia quae ex huiusmodi formis intelligibilibus consistit, non esset de genere accidentis. Ergo essentia animae non potest esse ut forma intelligibilis, qua mens seipsam videat.

 

Praeterea, cum actus et motus penes terminos distinguantur, intelligibilia quae sunt unius speciei, eodem modo secundum speciem intelliguntur. Sed anima Petri est unius speciei cum anima Pauli. Ergo anima Petri eodem modo intelligit seipsam sicut intelligit animam Pauli. Sed animam Pauli non intelligit per eius essentiam, cum ab ea sit absens. Ergo nec se intelligit per essentiam suam.

 

Praeterea, forma est simplicior eo quod per formam informatur. Sed mens non est simplicior seipsa. Ergo non informatur se ipsa ; cum igitur informetur eo per quod cognoscit, non cognoscet seipsam per seipsam.

Sed contra. Est quod Augustinus dicit, IX de Trinitate [cap. 3] : mens seipsam per seipsam novit quoniam est incorporea : nam si non seipsam novit, non seipsam amat.

 

Praeterea, II Cor., XII, 2, super illud, scio hominem, etc., dicit Glossa [P. Lombardi, PL 192, 81 C] : hac visione, quae dicitur intellectualis, ea cernuntur quae non sunt corpora nec ullas gerunt formas similes corporum ; velut ipsa mens, et omnis animae affectio. Sed ut in eadem Glossa [PL 192, 80 D] dicitur : intellectualis visio eas res continet quae non habent imagines sui similes, quae non sunt quod ipsae. Ergo mens non cognoscit seipsam per aliquid quod non sit idem quod ipsa.

 

 

Praeterea, sicut dicitur in III de Anima [cap. 4 (430 a 3)], in his quae sunt separata a materia, idem est quod intelligitur et quo intelligitur. Sed mens est res quaedam immaterialis. Ergo per essentiam suam intelligitur.

 

Praeterea, omne quod est praesens intellectui ut intelligibile, ab intellectu intelligitur. Sed ipsa essentia animae est praesens intellectui per modum intelligibilis ; est enim ei praesens per suam veritatem. Veritas autem est ratio intelligendi sicut bonitas ratio diligendi ; ergo mens per essentiam suam se intelligit.

 

Praeterea, species per quam aliquid intelligitur, est simplicior eo quod per eam intelligitur. Sed anima non habet aliquam speciem se simpliciorem, quae ab ea abstrahi possit. Ergo anima non intelligit se per aliquam speciem, sed per essentiam suam.

 

Praeterea, omnis scientia est per assimilationem scientis ad scitum. Sed nihil aliud est animae similius quam sua essentia. Ergo per nihil aliud se intelligit quam per essentiam suam.

 

Praeterea, illud quod est causa cognoscibilitatis aliis, non cognoscitur per aliquid aliud quam per seipsum. Sed anima est aliis rebus materialibus causa cognoscibilitatis : sunt enim intelligibilia inquantum nos ea intelligibilia facimus, ut Commentator dicit in II Metaph. [comm. 1]. Ergo anima per seipsam solum intelligitur.

 

 

Praeterea, scientia de anima est certissima, secundum philosophum in I de Anima [l. 1 (402 a 1)]. Sed magis certum non cognoscitur per minus certum. Ergo de anima non habetur scientia per aliud a seipsa.

 

Praeterea, omnis species per quam anima nostra intelligit, est a sensibilibus abstracta. Sed nullum sensibile est a quo anima possit suam quidditatem abstrahere. Ergo anima non cognoscit seipsam per aliquam similitudinem.

 

Praeterea, sicut lux corporalis facit omnia esse visibilia in actu, ita anima per suam lucem facit omnia materialia esse intelligibilia actu, ut patet in III de Anima [l. 10 (430 a 15)]. Sed lux corporalis per seipsam videtur, non per aliquam similitudinem sui. Ergo et anima per suam essentiam intelligitur, non per aliquam similitudinem.

 

 

Praeterea, sicut philosophus dicit in III de Anima [cap. 5 (430 a 22)], intellectus agens non aliquando quidem intelligit, aliquando autem non, sed semper intelligit. Sed non intelligit semper nisi seipsum : nec hoc etiam posset, si per speciem a sensibus abstractam se intelligeret, quia sic ante abstractionem non se intelligeret. Ergo mens nostra intelligit se per suam essentiam.

 

Responsio. Dicendum, quod cum quaeritur utrum aliquid per essentiam suam cognoscatur, quaestio ista dupliciter potest intelligi. Uno modo ut hoc quod dicitur, per essentiam, referatur ad ipsam rem cognitam, ut illud intelligatur per essentiam cognosci cuius essentia cognoscitur ; illud autem non, cuius essentia non cognoscitur, sed accidentia quaedam eius. Alio modo ut referatur ad id quo aliquid cognoscitur ; ut sic intelligatur aliquid per suam essentiam cognosci, quia ipsa essentia est quo cognoscitur. Et hoc modo ad praesens quaeritur, utrum anima per suam essentiam intelligat se.

Ad cuius quaestionis evidentiam sciendum est, quod de anima duplex cognitio haberi potest ab unoquoque, ut Augustinus dicit in IX de Trinit. [cap. 6]. Una quidem, qua cuiusque anima se tantum cognoscit quantum ad id quod est ei proprium ; alia qua cognoscitur anima quantum ad id quod est omnibus animabus commune. Illa igitur cognitio quae communiter de omni anima habetur, est qua cognoscitur animae natura ; cognitio vero quam quis habet de anima quantum ad id quod est sibi proprium, est cognitio de anima secundum quod esse habet in tali individuo. Unde per hanc cognitionem cognoscitur an est anima, sicut cum aliquis percipit se habere animam ; per aliam vero cognitionem scitur quid est anima, et quae sunt per se accidentia eius.

Quantum igitur ad primam cognitionem pertinet, distinguendum est, quia cognoscere aliquid est habitu et actu. Quantum igitur ad actualem cognitionem, qua aliquis se in actu considerat animam habere, sic dico, quod anima cognoscitur per actus suos. In hoc enim aliquis percipit se animam habere, et vivere, et esse, quod percipit se sentire et intelligere, et alia huiusmodi vitae opera exercere ; unde dicit philosophus in IX Ethicorum [cap. 9 (1170 a 31)] : sentimus autem quoniam sentimus ; et intelligimus quoniam intelligimus ; et quia hoc sentimus, intelligimus quoniam sumus. Nullus autem percipit se intelligere nisi ex hoc quod aliquid intelligit : quia prius est intelligere aliquid quam intelligere se intelligere ; et ideo anima pervenit ad actualiter percipiendum se esse, per illud quod intelligit, vel sentit. Sed quantum ad habitualem cognitionem, sic dico, quod anima per essentiam suam se videt, id est ex hoc ipso quod essentia sua est sibi praesens est potens exire in actum cognitionis sui ipsius ; sicut aliquis ex hoc quod habet habitum alicuius scientiae, ex ipsa praesentia habitus, est potens percipere illa quae subsunt illi habitui. Ad hoc autem quod percipiat anima se esse, et quid in seipsa agatur attendat, non requiritur aliquis habitus ; sed ad hoc sufficit sola essentia animae, quae menti est praesens : ex ea enim actus progrediuntur, in quibus actualiter ipsa percipitur.

Sed si loquamur de cognitione animae, cum mens humana speciali aut generali cognitione definitur, sic iterum distinguendum videtur. Ad cognitionem enim duo concurrere oportet : scilicet apprehensionem, et iudicium de re apprehensa : et ideo cognitio, qua natura animae cognoscitur, potest considerari et quantum ad apprehensionem, et quantum ad iudicium.

 

Si igitur consideretur quantum ad apprehensionem, sic dico, quod natura animae a nobis cognoscitur per species quas a sensibus abstrahimus. Anima enim nostra in genere intellectualium tenet ultimum locum, sicut materia prima in genere sensibilium, ut patet per Commentatorem in III de Anima [comm. 5 et 17]. Sicut enim materia prima est in potentia ad omnes formas sensibiles, ita et intellectus possibilis noster ad omnes formas intelligibiles ; unde in ordine intelligibilium est sicut potentia pura, ut materia in ordine sensibilium. Et ideo, sicut materia non est sensibilis nisi per formam supervenientem, ita intellectus possibilis non est intelligibilis nisi per speciem superinductam. Unde mens nostra non potest se intelligere ita quod seipsam immediate apprehendat ; sed ex hoc quod apprehendit alia, devenit in suam cognitionem ; sicut et natura materiae primae cognoscitur ex hoc ipso quod est talium formarum receptiva. Quod patet intuendo modum quo philosophi naturam animae investigaverunt. Ex hoc enim quod anima humana universales rerum naturas cognoscit, perceperunt quod species qua intelligimus, est immaterialis ; alias esset individuata, et sic non duceret in cognitionem universalis. Ex hoc autem quod species intelligibilis est immaterialis, perceperunt quod intellectus est res quaedam non dependens a materia ; et ex hoc ad alias proprietates cognoscendas intellectivae animae processerunt. Et hoc est quod philosophus dicit in III de Anima [cap. 4 (430 a 2)], quod intellectus est intelligibilis, sicut alia intelligibilia : quod exponens Commentator [comm. 15] dicit quod intellectus intelligitur per intentionem in eo, sicut alia intelligibilia : quae quidem intentio nihil aliud est quam species intelligibilis. Sed haec intentio est in intellectu ut intelligibilis actu ; in aliis autem rebus non, sed ut intelligibilis in potentia.

 

Si vero consideretur cognitio quam de natura animae habemus quantum ad iudicium quo sententiamus ita esse, ut deductione praedicta apprehenderamus ; sic notitia animae habetur inquantum intuemur inviolabilem veritatem, ex qua perfecte quantum possumus definimus, non qualis sit uniuscuiusque hominis mens, sed qualis esse sempiternis rationibus debeat, ut Augustinus dicit libro IX de Trinitate [cap. 6] : hanc autem inviolabilem veritatem (intuemur) in sui similitudine, quae est menti nostrae impressa inquantum aliqua naturaliter cognoscimus ut per se nota, ad quae omnia alia examinamus, secundum ea de omnibus iudicantes.

 

 

 

Sic ergo patet quod mens nostra cognoscit seipsam quodammodo per essentiam suam, ut Augustinus [De Trin. IX, 3] dicit : quodam vero modo per intentionem, sive per speciem, ut philosophus [De anima III, 4 (430 a 2)] et Commentator [comm. 15] dicunt ; quodam vero intuendo inviolabilem veritatem, ut item Augustinus [De Trin. IX, 6] dicit. Unde et sic ad utrasque rationes respondendum est.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod intellectus noster nihil actu potest intelligere antequam a phantasmatibus abstrahat ; nec etiam potest habere habitualem notitiam aliorum a se, quae scilicet in ipso non sunt, ante abstractionem praedictam, eo quod species aliorum intelligibilium non sunt ei innatae. Sed essentia sua sibi innata est, ut non eam necesse habeat a phantasmatibus acquirere ; sicut nec materiae essentia acquiritur ab agente naturali, sed solum eius forma, quae ita comparatur ad materiam naturalem sicut forma intelligibilis ad materiam sensibilem, ut Commentator dicit in III de Anima [comm. 18]. Et ideo mens antequam a phantasmatibus abstrahat, sui notitiam habitualem habet, qua possit percipere se esse.

 

Ad secundum dicendum, quod nullus unquam erravit in hoc quod non perciperet se vivere, quod pertinet ad cognitionem qua aliquis singulariter cognoscit quid in anima sua agatur ; secundum quam cognitionem dictum est, quod anima per essentiam suam cognoscitur in habitu. Sed error apud multos accidit circa cognitionem naturae ipsius animae in specie ; et quantum ad hoc, haec pars obiectionum verum concludit.

 

Et per hoc patet responsio ad tertium.

 

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis anima materiae coniungatur ut forma eius, non tamen materiae subditur ut materialis reddatur ; ac per hoc non sit intelligibilis in actu, sed in potentia tantum per abstractionem a materia.

 

Ad quintum dicendum, quod obiectio illa procedit de notitia actuali, secundum quam anima non percipit se esse nisi percipiendo actum suum et obiectum, ut dictum est.

 

Ad sextum dicendum, quod illud verbum philosophi est intelligendum, secundum quod intellectus intelligit de se quid est, et non secundum quod habitualiter habet notitiam de se an sit.

 

Et similiter dicendum ad septimum.

 

 

Ad octavum dicendum, quod operatio sensitiva perficitur per actionem sensibilis in sensum, quae est actio situalis, et ideo requirit determinatam distantiam ; sed operatio intellectus non determinatur ad aliquem situm ; et ideo non est simile.

 

Ad nonum dicendum, quod dupliciter dicitur aliquid alio cognosci. Uno modo sicut ex cuius cognitione deveniatur in cognitionem ipsius, et sic dicuntur conclusiones principiis cognosci ; et hoc modo non potest aliquid cognosci seipso. Alio modo dicitur aliquid alio cognosci sicut in quo cognoscitur, et sic non oportet ut id quo cognoscitur, alia cognitione cognoscatur quam id quod eo cognoscitur. Unde sic nihil prohibet quod aliquid cognoscatur seipso, sicut Deus seipso seipsum cognoscit ; et sic etiam anima quodam (modo) seipsam per essentiam suam cognoscit.

 

 

 

Ad decimum dicendum, quod circulus quidam in cognitione animae attenditur, secundum quod ratiocinando inquirit existentium veritatem ; unde hoc dicit Dionysius ut ostendat in quo animae cognitio deficiat a cognitione Angeli. Haec autem circulatio attenditur in hoc quod ratio ex principiis secundum viam inveniendi in conclusiones pervenit, et conclusiones inventas in principia resolvendo examinat secundum viam iudicandi. Et secundum hoc non est ad propositum.

 

Ad undecimum dicendum, quod sicut non oportet ut semper intelligatur in actu, cuius notitia habitualiter habetur per aliquas species in intellectu existentes ; ita etiam non oportet quod semper intelligatur actualiter ipsa mens, cuius cognitio inest nobis habitualiter, ex hoc quod ipsa eius essentia intellectui nostro est praesens.

 

Ad duodecimum dicendum, quod quo intelligitur et quod intelligitur, non hoc modo se habent ad invicem sicut quo est et quod est. Esse enim est actus entis ; sed intelligere non est actus eius quod intelligitur, sed intelligentis ; unde quo intelligitur comparatur ad intelligentem sicut quo est ad quod est. Et ideo, sicut in anima est aliud quo est et quod est, ita aliud est quo intelligit, idest potentia intellectiva, quae est principium actus intelligendi, a sua essentia. Non autem ex hoc oportet quod species qua intelligitur, sit aliud ab eo quod intelligitur.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod intellectiva potentia est forma ipsius animae quantum ad actum essendi, eo quod habet esse in anima, sicut proprietas in subiecto ; sed quantum ad actum intelligendi nihil prohibet esse e converso.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod notitia qua anima seipsam novit, non est in genere accidentis quantum ad id quo habitualiter cognoscitur, sed solum quantum ad actum cognitionis qui est accidens quoddam ; unde etiam Augustinus dicit quod notitia substantialiter inest menti, in IX de Trinitate [cap. 4], secundum quod mens novit se ipsam.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod illa obiectio procedit de notitia animae prout cognoscitur quantum ad naturam speciei, in qua omnes animae communicant.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod cum mens intelligit seipsam, ipsa mens non est forma mentis, quia nihil est forma sui ipsius ; sed se habet per modum formae, inquantum ad se sua actio terminatur qua seipsam cognoscit. Unde non oportet quod sit seipsa simplicior ; nisi forte secundum modum intelligendi, inquantum id quod intelligitur, accipitur ut simplicius ipso intellectu intelligente, sicut accipitur ut perfectio eius.

Ad primum autem in contrarium dicendum, quod verbum Augustini est intelligendum quia mens seipsam per seipsam cognoscit, quod ex ipsa mente est ei unde possit in actum prodire, quo se actualiter cognoscat percipiendo se esse ; sicut etiam ex specie habitualiter in mente retenta inest menti ut possit actualiter rem illam considerare. Sed qualis est natura ipsius mentis, mens non potest percipere nisi ex consideratione obiecti sui, ut dictum est.

 

Ad secundum dicendum, quod verbum Glossae quod dicit, quod intellectualis visio eas res continet, etc., magis est referendum ad obiectum cognitionis quam ad id quo intelligitur ; et hoc patet considerando ea quae de aliis visionibus dicuntur. Dicitur enim in Glossa eadem [PL 192, 80 B-C], quod per visionem corporalem videntur corpora, per visionem vero spiritualem (id est imaginariam) similitudines corporum ; per intellectualem autem ea quae neque sunt corpora neque similitudines corporum. Si enim hoc referretur ad id quo intelligitur, tunc quantum ad hoc nulla esset differentia inter visionem corporalem et spiritualem sive imaginariam, quia etiam corporalis visio fit per similitudinem corporis ; non enim lapis est in oculo, sed similitudo lapidis. Sed in hoc est dictarum visionum differentia, quod visio corporalis terminatur ad ipsum corpus, imaginaria vero terminatur ad imaginem corporis sicut ad obiectum ; et sic etiam, cum dicitur, quod visio intellectualis eas res continet quae non habent sui similitudines, quae non sunt quod ipsae, non intelligitur quod visio intellectualis non fiat per aliquas species quae non sunt idem quod res intellectae ; sed quod visio intellectualis non terminatur ad aliquam rei similitudinem, sed ad ipsam essentiam rei. Sicut enim visione corporali aliquis intuetur ipsum corpus, non ita quod inspiciat aliquam corporis similitudinem, quamvis per aliquam similitudinem corporis inspiciat : ita in visione intellectuali aliquis inspicit ipsam essentiam rei sine hoc quod inspiciat aliquam similitudinem illius rei, quamvis quandoque per aliquam similitudinem illam essentiam inspiciat ; quod etiam experimento patet. Cum enim intelligimus animam, non confingimus nobis aliquod animae simulacrum quod intueamur, sicut in visione imaginaria accidebat ; sed ipsam essentiam animae consideramus. Non tamen ex hoc excluditur quin ista visio sit per aliquam speciem.

 

Ad tertium dicendum, quod verbum philosophi intelligendum est de intellectu qui est omnino a materia

separatus, ut Commentator ibidem [De anima III, comm. 15] exponit, sicut sunt intellectus Angelorum ; non

autem de intellectu humano : alias sequeretur quod scientia speculativa esset idem quod res scita ; quod est impossibile, ut Commentator etiam ibidem deducit.

 

Ad quartum dicendum, quod anima est sibi ipsi praesens ut intelligibilis, idest ut intelligi possit ; non autem ut per seipsam intelligatur, sed ex obiecto suo, ut dictum est.

 

Ad quintum dicendum, quod anima non cognoscitur per aliam speciem abstractam a se, sed per speciem obiecti sui, quae etiam fit forma eius secundum quod est intelligens actu ; unde ratio non sequitur.

 

Ad sextum dicendum, quod quamvis anima nostra sit sibi ipsi simillima, non tamen potest esse principium cognoscendi seipsam ut species intelligibilis, sicut nec materia prima ; eo quod hoc modo se habet intellectus noster in ordine intelligibilium sicut materia prima in ordine sensibilium, ut Commentator dicit in III de Anima [comm. 5 et 17].

 

Ad septimum dicendum, quod anima est causa cognoscibilitatis aliis non sicut medium cognoscendi, sed inquantum per actum animae intelligibiles efficiuntur res materiales.

 

Ad octavum dicendum quod secundum hoc scientia de anima est certissima, quod unusquisque in seipso experitur se animam habere, et actus animae sibi inesse ; sed cognoscere quid sit anima, difficillimum est ; unde philosophus ibidem [De anima I, 1 (402 a 10)] subiungit, quod omnino difficillimorum est accipere aliquam fidem de ipsa.

Ad nonum dicendum, quod anima non cognoscitur per speciem a sensibilibus abstractam, quasi intelligatur species illa esse animae similitudo ; sed quia considerando naturam speciei, quae a sensibilibus abstrahitur, invenitur natura animae in qua huiusmodi species recipitur, sicut ex forma cognoscitur materia.

 

Ad decimum dicendum, quod lux corporalis non videtur per se ipsam, nisi quatenus fit ratio visibilitatis visibilium, et forma quaedam dans esse eis visibile actu. Ipsa vero lux quae est in sole, non videtur a nobis nisi per eius similitudinem in visu nostro existentem. Sicut enim species lapidis non est in oculo, sed similitudo eius, ita non potest esse quod forma lucis quae est in sole, ipsa eadem sit in oculo. Et similiter etiam lumen intellectus agentis per seipsum a nobis intelligitur, inquantum est ratio specierum intelligibilium, faciens eas intelligibiles actu.

 

 

Ad undecimum dicendum, quod verbum illud philosophi potest dupliciter exponi, secundum duas opiniones de intellectu agente. Quidam enim posuerunt intellectum agentem esse substantiam separatam, unam de aliis intelligentiis ; et secundum hoc semper actu intelligit, sicut aliae intelligentiae. Quidam vero ponunt intellectum agentem esse potentiam animae ; et secundum hoc dicitur, quod intellectus agens non quandoque intelligit et quandoque non, quia causa quandoque intelligendi et quandoque non, non est ex parte eius, sed ex parte intellectus possibilis. In omni enim actu quo homo

intelligit, concurrit operatio intellectus agentis et intellectus possibilis. Intellectus autem agens non recipit aliquid ab extrinseco, sed solum intellectus possibilis. Unde quantum ad id quod requiritur ad nostram considerationem ex parte intellectus agentis, non deest quin semper intelligamus ; sed quantum ad id quod requiritur ex parte intellectus possibilis, qui non completur nisi per species intelligibiles a sensibus abstractas.

 

 

 

 

 

 

 

Article 9 - EST-CE PAR LEUR ESSENCE OU PAR UNE RESSEMBLANCE QUE NOTRE ESPRIT CONNAÎT LES HABITUS EXISTANT DANS L’ÂME ?

(Nono quaeritur utrum mens nostra cognoscat habitus in anima existentes

per essentiam suam, vel per aliquam similitudinem.)

 

 

Il semble que ce soit par leur essence.

 

1° À propos de II Cor. 12, 2 : « Je connais un homme, etc. », la Glose dit : « La dilection, on ne la voit pas autrement présente, en cette forme qui fait qu’elle est ce qu’elle est, et autrement absente, en quelque image qui lui serait semblable ; mais, dans la mesure où elle peut être vue par l’esprit, l’un la voit davantage, l’autre moins. » C’est donc par son essence et non par une ressemblance d’elle que l’esprit voit la dilection ; et, pour la même raison, n’importe quel autre habitus.

 

2° Saint Augustin dit au dixième livre sur la Trinité : « Qu’y a-t-il en effet d’aussi présent à la connaissance que ce qui est présent à l’esprit ? » Or les habitus de l’âme sont présents à l’esprit par leur essence. L’esprit les connaît donc par leur essence.

 

 

3° « Ce par quoi une chose est telle, l’est soi-même davantage. » Or les habitus de l’esprit sont la cause de ce que d’autres choses, qui se trouvent sous les habitus, soient connues. L’esprit connaît donc surtout les habitus eux-mêmes par leur essence.

 

4° Tout ce qui est connu de l’esprit par sa ressemblance, a été dans le sens avant de survenir dans l’esprit. Par contre, jamais un habitus de l’esprit ne vient dans le sens. L’esprit ne connaît donc pas les habitus par une ressemblance.

 

5° Plus une chose est proche de l’esprit, plus l’esprit la connaît. Or l’habitus est plus proche de la puissance intellective de l’esprit que l’acte, et l’acte que l’objet. L’esprit connaît donc plus l’habitus qu’il ne connaît l’acte ou l’objet ; et ainsi, il connaît l’habitus par son essence et non par les actes ou par les objets.

 

 

6° Saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral que l’esprit et l’art sont connus par le même genre de vision. Or l’esprit est connu de lui-même par son essence. L’art est donc, lui aussi, connu par son essence, et semblablement les autres habitus de l’esprit.

 

7° Le vrai est à l’intelligence ce que le bien est à la volonté. Or le bien n’est pas dans la volonté par sa ressemblance. Le vrai n’est donc pas non plus connu de l’intelligence par une ressemblance de lui ; donc, tout ce que l’intelligence connaît, elle le connaît par l’essence et non par une ressemblance.

 

 

 

8° Saint Augustin dit au treizième livre sur la Trinité : « Ce n’est pas ainsi qu’est vue la foi dans le cœur où elle est, par celui en qui elle est », c’est-à-dire comme on voit l’âme d’un autre homme par les mouvements de son corps, « mais on la possède de science certaine, la conscience le crie ». Par conséquent, la science de l’esprit possède la foi dans la mesure où la conscience le crie. Or la conscience crie la foi pour autant que la foi est actuellement présente en elle. La foi est donc sue par l’esprit en tant qu’elle est actuellement présente dans l’esprit par son essence.

 

9° La forme est tout à fait proportionnée à ce dont elle est la forme. Or les habitus existant dans l’esprit sont des formes de l’esprit. Ils sont donc tout à fait proportionnés à l’esprit ; notre esprit les connaît donc immédiatement par l’essence.

 

 

10° L’intelligence connaît l’espèce intelligible qui est en elle, et elle ne la connaît pas par une autre espèce, mais par son essence, car autrement il faudrait aller à l’infini. Or ceci n’a lieu que parce que les espèces elles-mêmes déterminent formellement l’intelligence. Puis donc que l’intelli­gence est de même formellement déterminée par les habitus, il semble que l’esprit les connaisse par l’essence.

 

11° L’esprit ne connaît les habitus que par vision intellectuelle. Or la vision intellectuelle concerne les choses qui sont vues par leur essence. L’esprit voit donc les habitus par leur essence.

 

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au dixième livre des Confessions : « Voyez ce qu’il y a dans ma mémoire : des champs, des antres, des cavernes innombrables, tout cela rempli à l’infini de toute espèce de choses, innombrables aussi. Les unes y figurent en images, c’est le cas de tous les corps ; les autres, comme les arts, y sont réellement présentes ; d’autres encore y sont sous la forme de je ne sais quelles notions : ce sont les états affectifs de l’âme, que la mémoire conserve alors que l’âme ne les ressent plus. » Il semble donc que les affections de l’âme soient connues non par leur essence, mais par des notions d’elles ; et c’est aussi, pour la même raison, le cas des habitus des vertus, qui règlent de telles affections.

 

2) Saint Augustin dit au onzième livre de la Cité de Dieu : « Un autre sens, en effet, celui de l’homme intérieur, bien supérieur à l’autre » – i.e. au sens corporel – « nous permet de sentir le juste et l’injuste : le juste par une espèce intelligible, l’injuste par la privation de cette espèce. » Or ce sont les habitus des vertus et des vices qu’il appelle « le juste et l’injuste ». Les habitus de l’âme sont donc connus par une espèce et non par leur essence.

 

3) N’est connu de l’intelligence par l’essence, que ce qui est actuellement présent en elle. Or les habitus des vertus ne sont pas actuellement présents dans l’intel­ligence, mais dans la volonté. L’intelligence ne les connaît donc pas par leur essence.

 

 

4) La vision intellectuelle l’emporte sur la corporelle. Elle s’accompagne donc d’un plus grand pouvoir séparateur. Or, dans la vision corporelle, l’espèce par laquelle une chose est vue diffère toujours de la réalité qui est vue par son intermédiaire. Les habitus qui sont vus par vision intellectuelle ne sont donc pas vus de l’esprit par l’essence, mais par d’autres espèces.

 

5) Rien n’est recherché s’il n’est connu, comme le prouve saint Augustin au livre sur la Trinité. Or les habitus de l’âme sont recherchés par des hommes qui ne les ont pas. Ces habitus sont donc connus d’eux, mais non par leur essence, puisqu’ils ne les ont pas. Donc par leur espèce.

 

 

6) Hugues de Saint-Victor distingue trois yeux en l’homme : celui de la raison, celui de l’intelligence et celui de la chair. L’œil de l’intelligence est celui par lequel on voit Dieu, et il dit que cet œil a été arraché après le péché. L’œil de la chair est celui par lequel on voit les choses corporelles de ce monde, et cet œil-là est demeuré intact après le péché. L’œil de la raison est celui par lequel on connaît les intelligibles créés, et celui-là est devenu chassieux après le péché, car nous connaissons les intelligibles en partie, non totalement. Or ce qui est vu seulement en partie n’est jamais connu par l’essence. Puis donc que les habitus de l’esprit sont intelligibles, il semble que l’esprit ne les voie pas par l’essence.

 

 

7) Par son essence, Dieu est bien plus présent à notre esprit que les habitus, puisqu’il est lui-même intime à n’importe quelle réa­lité. Or la présence de Dieu dans l’esprit ne fait pas que notre esprit voie Dieu par l’essence. L’esprit ne voit donc pas non plus les habitus par l’essence, quoiqu’ils soient présents en lui.

 

8) L’intelligence, qui est pensante en puissance, nécessite, pour penser en acte, d’être amenée à l’acte par quelque chose, qui est ce par quoi l’intelligence pense actuellement. Or l’essence de l’habitus, en tant qu’elle est présente à l’esprit, n’amène pas l’intel­ligence de la puissance à l’acte, car autrement il serait nécessaire que les habitus soient pensés actuellement aussi longtemps qu’ils sont présents dans l’âme. L’essence des habitus n’est donc pas ce par quoi ils sont pensés.

 

Réponse :

 

Comme c’était le cas pour l’âme, il y a aussi deux connaissances de l’habitus : l’une par laquelle on sait si l’on a en soi un habitus, l’autre par laquelle on sait ce qu’est l’ha­bitus. Cependant ces deux connaissances sur les habitus ne s’ordonnent pas entre elles comme celles sur l’âme. En effet, la connaissance par laquelle on sait que l’on a un habitus présuppose celle par laquelle on sait ce qu’est cet habitus : car je ne peux savoir que j’ai la chasteté si je ne sais pas ce qu’est la chasteté. Mais du côté de l’âme, il n’en va pas ainsi. En effet, beaucoup savent qu’ils ont une âme sans savoir ce qu’est l’âme. Et la raison de cette diversité est que, tant pour les habitus que pour l’âme, nous n’en percevons la présence en nous qu’en percevant les actes dont l’âme et les habitus sont les principes. Or l’habitus est par son essence le principe de tel acte ; si donc l’on connaît l’habitus comme principe de tel acte, on sait de lui ce qu’il est : par exemple, si je sais que la chasteté est ce par quoi l’on se retient des plaisirs illicites existant dans la sexualité, je sais de la chasteté ce qu’elle est. L’âme, par contre, n’est pas principe d’actes par son essence, mais par ses puissances ; donc, ayant perçu les actes de l’âme, on perçoit que le principe de tels actes est en elle, comme dans le cas du mouvement et du sens, mais cela ne fait pas connaître la nature de l’âme.

Si donc nous parlons des habitus en tant que nous savons d’eux ce qu’ils sont, deux choses sont à envisager dans leur connaissance, à savoir : l’appréhension, et le jugement.

 

Quant à l’appréhension, il est nécessaire de prendre connaissance d’eux par les objets et les actes, et ils ne peuvent eux-mêmes être appréhendés par leur essence. La raison en est que la vertu de n’importe quelle puissance de l’âme est déterminée à son objet, et c’est pourquoi son action tend d’abord et principalement vers l’objet. Mais sur les choses par lesquelles elle se dirige vers l’objet, elle n’a de pouvoir que par un certain retour ; par exemple, nous voyons que la vue se dirige d’abord vers la couleur, mais elle ne se dirige vers l’acte de sa vision que par un certain retour, lorsqu’en voyant la couleur elle voit qu’elle voit. Ce retour a lieu dans le sens de façon incomplète, mais de façon complète dans l’intelligence, qui revient à la connaissance de son essence par un retour complet. Or notre intelligence, dans l’état de voie, est aux phantasmes ce que la vue est aux couleurs, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme : non, certes, qu’elle connaisse les phantasmes eux-mêmes comme la vue connaît les couleurs, mais en sorte qu’elle connaît les choses dont ce sont les phantasmes. Par conséquent, l’action de notre intelligence tend d’abord vers les choses qui sont appréhendées au moyen des phantasmes, et ensuite elle revient à la connaissance de son acte ; et ultérieurement vers les espèces, les habitus et les puissances, et l’essence de l’esprit lui-même. En effet, ils ne se rapportent pas à l’intelligence comme des objets premiers, mais comme ce qui lui permet de se porter vers l’objet.

 

Le jugement sur chaque chose se fonde sur ce qui est la mesure de cette chose. Or une certaine mesure de n’importe quel habitus consiste en ce à quoi il est ordonné ; et cela se rapporte à notre connaissance de trois façons. Parfois, en effet, cela est reçu du sens, soit de la vue, soit de l’ouïe, comme lorsque nous voyons l’utilité de la grammaire ou de la médecine, ou que d’autres nous l’apprennent, et cette utilité nous montre ce qu’est la grammaire ou la médecine. Parfois aussi, cela est inséré dans la connaissance naturelle ; et on le voit surtout pour les habitus des vertus, dont la raison naturelle dicte les fins. Mais d’autres fois, cela est infusé par Dieu, comme on le voit clairement pour la foi, l’espérance et les autres habitus infus de ce genre. Et parce que la connaissance naturelle, en nous, provient elle aussi de l’illumination divine, la vérité incréée est consultée dans ces deux derniers cas. Par conséquent, le jugement en lequel s’accom­plit la connaissance de la nature de l’habitus dépend soit de ce que nous recevons des sens, soit de notre consultation de la vérité incréée.

 

Quant à la connaissance par laquelle nous savons si nous possédons des habitus, il faut considérer deux choses : la connaissance habituelle, et la connaissance actuelle.

 

C’est par les actes des habitus que nous sentons en nous que nous percevons actuellement que nous avons des habitus ; c’est pourquoi le Philosophe dit aussi au deuxième livre de l’Éthique que « l’on doit tenir pour indice des habitus le plaisir qui s’ajoute à l’œuvre ».

 

Mais quant à la connaissance habituelle,

on dit que les habitus de l’esprit sont connus par eux-mêmes. En effet, ce qui fait connaître habituellement quelque chose, c’est ce qui permet à quelqu’un de pouvoir progresser dans l’acte de connaissance de la réalité que l’on dit être habituellement connue. Or, du fait même que les habitus sont dans l’esprit par leur essence, l’esprit peut progresser jusqu’à percevoir actuellement qu’il possède des habitus, dans la mesure où il peut, par les habitus qu’il a, passer aux actes en lesquels les habitus sont perçus actuellement. Mais à ce sujet, il existe une différence entre les habitus de la partie cognitive et ceux de l’affective : l’habitus de la partie cognitive est le principe à la fois de l’acte même grâce auquel l’habitus est perçu, et aussi de la connaissance par laquelle il est perçu, car la connaissance actuelle procède elle-même de l’habitus cognitif ; au lieu que l’habitus de la partie affective est certes le principe de l’acte grâce auquel l’habitus peut être perçu, mais non de la connaissance par laquelle il est perçu. Et ainsi, l’on voit clairement que l’habitus de la partie cognitive, du fait même qu’il est par son essence dans l’esprit, est le principe prochain de la connaissance qu’on a de lui, au lieu que l’habitus de la partie affective est un principe pour ainsi dire éloigné, en tant qu’il est la cause non pas de la connaissance, mais de ce à partir d’où est prise la connaissance ; voilà pourquoi saint Augustin dit au dixième livre des Confessions que les arts sont connus par leur présence, mais les affections de l’âme par certaines notions.

 

Réponse aux objections :

 

1° Cette parole de la Glose doit être référée à l’objet de la connaissance, et non au médium de connaissance : en effet, lorsque nous connaissons la dilection, nous considérons l’essence même de la dilection, non quelque ressemblance d’elle, comme cela se produit dans la vision imaginaire.

 

 

 

2° Il est dit que l’esprit ne connaît rien mieux que ce qui est en lui, parce qu’il n’a pas nécessairement en lui de quoi pouvoir atteindre la connaissance des choses qui sont hors de lui, alors qu’il peut parvenir à connaître actuellement celles qui sont en lui par celles qu’il a auprès de lui, quoiqu’elles soient aussi connues par d’autres moyens.

 

 

3° L’habitus n’est pas la cause de la connaissance des autres choses comme ce qui, une fois connu, fait connaître les autres, à la façon dont les principes sont la cause de la connaissance des conclusions ; mais il l’est en ce sens que l’âme est perfectionnée par l’habitus pour connaître quelque chose. Et ainsi, il n’est pas pour les choses connues une cause quasi univoque, comme lorsqu’un premier objet connu est cause de la connaissance d’un second, mais une cause quasi équivoque, qui ne reçoit pas la même dénomination ; comme la blancheur fait le blanc, quoiqu’elle-même ne soit pas blanche : elle est ce par quoi une chose est blanche. Semblablement l’habitus, en tant que tel, est cause de connaissance, non pas comme ce qui est connu, mais comme ce par quoi une chose est connue ; voilà pourquoi il n’est pas nécessaire qu’il soit plus connu que les choses qui sont connues par son intermédiaire.

 

4° L’âme ne connaît pas l’habitus par une espèce de lui abstraite du sens, mais par les espèces des choses qui sont connues au moyen de l’habitus : par le fait même que d’autres choses sont connues, l’habitus aussi est connu comme principe de leur connaissance.

 

 

5° Bien que l’habitus soit plus proche de la puissance que n’est l’acte, cependant l’acte est plus proche de l’objet, qui est le connu, tandis que la puissance est principe de connaissance ; voilà pourquoi l’acte est connu avant l’habitus, mais l’habitus est davantage principe de connaissance.

 

 

 

6° L’art est un habitus de la partie intellective et, quant à la connaissance habituelle, il est perçu par son possesseur de la même façon que l’esprit, c’est-à-dire par sa présence.

 

7° Le mouvement ou l’opération de la partie cognitive s’accomplit dans l’esprit lui-même ; voilà pourquoi il est nécessaire, pour qu’une chose soit connue, qu’il y ait d’elle quelque ressemblance dans l’esprit ; surtout si elle n’est pas, par son essence, unie à l’esprit comme objet de connaissance. Mais le mouvement ou l’opération de la partie affective commence à l’âme et a pour terme les réalités, et c’est pourquoi aucune ressemblance de la réalité n’est requise dans la volonté pour la déterminer formellement, comme c’était le cas dans l’intelligence.

 

8° La foi est un habitus de la partie intellective ; donc, du fait même qu’elle est dans l’esprit, elle l’incline à l’acte d’intelligence, dans lequel la foi elle-même est vue ; mais il en va autrement pour les habitus qui sont dans la partie affective.

 

 

9° Les habitus de l’esprit lui sont tout à fait proportionnés, comme la forme est proportionnée au sujet, et la perfection au perfectible, mais non comme l’objet à la puissance.

 

 

 

10° L’intelligence connaît l’espèce intelligible non par son essence, ni par une espèce de l’espèce, mais en connaissant l’objet dont elle est l’espèce, par une certaine réflexion, comme on l’a dit.

 

 

11° La réponse ressort de ce qui a été dit dans la question précédente.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Dans cette citation, saint Augustin distingue trois modes de connaissance. L’un d’eux porte sur les choses qui sont hors de l’âme et dont nous ne pouvons avoir connaissance par celles qui sont en nous, mais il nous faut, pour les connaître, recevoir en nous leurs images ou leurs ressemblances. Un autre mode porte sur les choses qui sont dans la partie intellective ; et il dit qu’elles sont connues par leur présence, car c’est par elles que nous passons à l’acte de penser, et en cet acte sont connues les choses qui sont des principes de la pensée ; et c’est pourquoi il dit que les arts sont connus par leur présence. Le troisième mode porte sur les choses qui concernent la partie affective, et la raison formelle de leur connaissance n’est pas dans l’intelligence, mais dans la volonté ; voilà pourquoi elles sont connues, comme par un principe

immédiat, non par leur présence, qui est dans la volonté, mais par la notion de cette présence, ou par sa définition, lesquelles sont dans l’intelligence ; toutefois les habitus de la partie affective sont aussi par leur présence un certain principe éloigné de connaissance, en tant qu’ils élicitent des actes en lesquels l’intelligence les connaît ; de sorte que l’on peut dire aussi que, d’une certaine façon, ils sont connus par leur présence.

 

 

2) L’espèce par laquelle on connaît la justice n’est rien d’autre que la notion même de justice, et sa privation fait connaître l’injus­tice. Or cette espèce ou notion n’est pas une chose abstraite à partir de la justice, mais c’est ce qui est l’achèvement de son être, comme une différence spécifique.

 

 

 

3) Penser, à proprement parler, n’est pas le fait de l’intelligence, mais de l’âme par l’intelligence ; de même que chauffer n’est pas non plus le fait de la chaleur, mais du feu par la chaleur. Et ces deux parties que sont l’intelligence et la volonté ne doivent pas être conçues dans l’âme comme localement distinctes, telles la vue et l’ouïe, qui sont les actes d’organes ; aussi ce qui est dans la volonté est-il également présent à l’âme qui pense. L’âme revient donc, par l’intelligence, à la connaissance non seulement de l’acte de l’intelligence, mais aussi de l’acte de la volonté ; tout comme elle revient par la volonté à la recherche et à l’amour non seulement de l’acte de la volonté, mais aussi de l’acte de l’intelligence.

 

4) Le pouvoir séparateur qui appartient à la perfection de la connaissance n’est pas celui qui fait distinguer ce qui est pensé de ce par quoi l’on pense – car alors la connaissance par laquelle Dieu se connaît serait très imparfaite – mais celui qui fait distinguer entre ce qui est connu et toutes les autres choses.

 

5) Les habitus de l’esprit sont connus par ceux qui ne les ont pas, non certes de cette connaissance qui fait percevoir qu’on les possède, mais de celle qui fait savoir ce qu’ils sont, ou qui fait percevoir que d’autres les possèdent ; ce qui n’a pas lieu par présence, mais d’une autre façon, comme on l’a dit.

6) Il est dit que l’œil de la raison est chassieux à l’égard des intelligibles créés, parce qu’il ne pense rien en acte s’il ne reçoit en provenance des choses sensibles, que les intelligibles dépassent en noblesse ; voilà pourquoi il est trouvé insuffisant à connaître les intelligibles. Cependant rien n’empêche que les choses qui sont dans la raison inclinent immédiatement par leur essence aux actes en lesquels elles sont connues, comme on l’a dit.

 

7) Bien que Dieu soit plus présent à notre esprit que ne le sont les habitus, cependant les objets que nous connaissons natu­rellement ne nous permettent pas de voir aussi parfaitement l’essence de Dieu que l’essence des habitus, car les habitus sont proportionnés aux objets et aux actes eux-mêmes, et sont leurs principes prochains, ce qui ne peut se dire de Dieu.

 

 

8) Bien que la présence d’un habitus dans l’esprit ne lui fasse pas connaître actuellement l’habitus lui-même, cependant cette présence perfectionne actuellement l’esprit par l’habitus, lequel peut éliciter un acte par où l’habitus soit connu.

 

Et videtur quod per essentiam suam.

 

Quia II Cor., XII, 2, super illud, scio hominem, etc., dicit Glossa [P. Lombardi, PL 192, 81 A] : dilectio non aliter videtur praesens in specie per quam est, et aliter absens in aliqua imagine sui simili ; sed quantum mente cerni potest, ab alio minus, ab alio magis ipsa cernitur. Ergo dilectio, per essentiam suam, non per aliquam sui similitudinem, a mente cernitur ; et eadem ratione quilibet alius habitus.

 

Praeterea, Augustinus dicit, in X de Trinitate [cap. 7] : quid enim tam cognitioni adest quam id quod menti adest ? Sed habitus animae per sui essentiam menti adsunt. Ergo per suam essentiam cognoscuntur a mente.

 

Praeterea, propter quod unumquodque, illud magis. Sed habitus mentis sunt causa quare alia cognoscantur quae habitibus subsunt. Ergo ipsi habitus per essentiam suam maxime cognoscuntur a mente.

 

 

Praeterea, omne quod cognoscitur a mente per sui similitudinem, prius fuit in sensu quam fiat in mente. Sed habitus mentis nunquam fit in sensu. Ergo a mente non cognoscuntur per aliquam similitudinem.

 

Praeterea, quanto aliquid est propinquius menti, tanto a mente magis cognoscitur. Sed habitus est propinquior potentiae intellectivae mentis quam actus, et actus quam obiectum. Ergo mens magis cognoscit habitum quam actum vel obiectum ; et ita habitum cognoscit per essentiam suam, et non per actus vel obiecta.

 

Praeterea, Augustinus dicit, XII super Genesim ad litteram [cap. 24], quod eodem genere visionis cognoscitur mens et ars. Sed mens cognoscitur per essentiam suam a mente. Ergo et ars per essentiam suam cognoscitur, et similiter alii habitus mentis.

 

Praeterea, sicut se habet bonum ad affectum, sic verum habet se ad intellectum. Sed bonum non est in affectu per aliquam sui similitudinem. Ergo nec verum cognoscitur ab intellectu per aliquam sui similitudinem ; ergo quidquid intellectus cognoscit, cognoscit per essentiam, et non per similitudinem.

 

Praeterea, Augustinus dicit XIII de Trinitate [cap. 1] : non sic videtur fides in corde in quo est ab eo cuius est, sicut scilicet anima alterius hominis ex motibus corporis videtur ; sed eam tenet certissima scientia, clamatque conscientia. Ergo secundum hoc scientia mentis tenet fidem, secundum quod conscientia clamat. Sed conscientia clamat fidem secundum quod praesentialiter inest ei. Ergo et secundum hoc scitur fides a mente, quod per essentiam suam praesentialiter menti inest.

 

Praeterea, forma est maxime proportionalis ei cuius est forma. Sed habitus in mente existentes sunt quaedam formae mentis. Ergo sunt menti maxime proportionales ; ergo mens nostra eos immediate cognoscit per essentiam.

 

Praeterea, intellectus cognoscit speciem intelligibilem quae in ipso est ; non autem cognoscit eam per aliam speciem, sed per essentiam suam, quia sic esset abire in infinitum. Hoc autem non est nisi quia species ipsae intellectum informant. Cum igitur similiter intellectus per habitus informetur, videtur quod eos per essentiam mens cognoscat.

 

Praeterea, habitus a mente non cognoscuntur nisi visione intellectuali. Sed visio intellectualis est eorum quae per suam essentiam videntur. Igitur habitus videntur a mente per suam essentiam.

 

 

 

Sed contra. Est quod Augustinus dicit X Confessionum [cap. 17] : ecce in memoriae meae campis et antris et cavernis innumerabilibus atque innumerabiliter plenis, innumerabilium generibus rerum, sive per imagines, sicut omnium corporum, sive per praesentiam, sicut artium, sive per nescio quas notiones, sicut affectionum animi, quas et cum animus non patitur, memoria tenet. Ex quo videtur quod affectiones animi cognoscantur non per sui essentiam sed per aliquas sui notiones ; et eadem ratione habitus virtutum, qui circa huiusmodi affectiones consistunt.

 

 

Praeterea, Augustinus dicit XI de Civitate Dei [cap. 27] : habemus alium sensum interioris hominis, sensu isto, scilicet corporali, praestantiorem, quo iusta et iniusta sentimus ; iusta per intelligibilem speciem, iniusta per eius privationem. Iusta autem et iniusta appellat habitus virtutum et vitiorum. Ergo habitus animae per speciem, et non per suam essentiam, cognoscuntur.

 

Praeterea, nihil cognoscitur ab intellectu per essentiam nisi quod praesentialiter est in intellectu. Habitus autem virtutum non sunt praesentialiter in intellectu, sed in affectu. Ergo non cognoscuntur per sui essentiam ab intellectu.

 

Praeterea, visio intellectualis est praestantior quam corporalis. Ergo est cum maiori discretione. Sed in visione corporali species qua aliquid videtur, semper est aliud a re quae per ipsam videtur. Ergo et habitus qui per intellectualem visionem videntur, non videntur a mente per essentiam, sed per aliquas species alias.

 

Praeterea, nihil appetitur nisi quod cognoscitur, ut Augustinus probat in libro de Trinit. [X, 1]. Sed habitus animae appetuntur ab aliquibus qui ipsos non habent. Ergo habitus illi cognoscuntur ab eis. Non autem per sui essentiam cum eos non habeant. Ergo per sui speciem.

 

Praeterea, Hugo de sancto Victore [De sacramentis I, p. X, cap. 2], distinguit in homine triplicem oculum, scilicet oculum rationis, oculum intelligentiae et oculum carnis. Oculus intelligentiae est quo Deus inspicitur ; et hunc dicit erutum post peccatum. Oculus carnis est quo ista corporalia videntur ; et hic post peccatum integer mansit. Oculus rationis est quo intelligibilia creata cognoscuntur ; et hic post peccatum factus est lippus, quia in parte, non totaliter, intelligibilia cognoscimus. Sed omne quod videtur tantum in parte, non cognoscitur per essentiam. Ergo cum habitus mentis sint intelligibiles, videtur quod mens non videat eos per essentiam.

 

Praeterea, multo praesentior est Deus per essentiam suam menti quam habitus, cum ipse sit cuilibet rei intimus. Sed praesentia Dei in mente non facit quod mens nostra Deum per essentiam videat. Ergo nec habitus per essentiam videntur a mente, quamvis sint in ea praesentes.

 

Praeterea, intellectus qui est potentia intelligens, ad hoc quod actu intelligat, requiritur quod per aliquid reducatur in actum : et id est quo intellectus intelligit actu. Sed habitus essentia, inquantum praesens menti est, non reducit intellectum de potentia in actum, quia sic oporteret quod quamdiu habitus sunt praesentes in anima actu intelligerentur. Ergo habituum essentia non est id quo habitus intelliguntur.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod sicut animae, ita et habitus est duplex cognitio : una qua quis cognoscit an habitus sibi insit ; alia qua cognoscitur quid sit habitus. Hae tamen duae cognitiones circa habitus aliter ordinantur quam circa animam. Cognitio enim qua quis novit se habere aliquem habitum, praesupponit notitiam qua cognoscat quid est habitus ille : non enim possum scire me habere castitatem, nisi sciam quid est castitas. Sed ex parte animae non est sic. Multi enim sciunt se animam habere qui nesciunt quid est anima. Cuius diversitatis haec est ratio, quia tam habitus quam animam non percipimus in nobis esse, nisi percipiendo actus quorum anima et habitus sunt principia. Habitus autem per essentiam suam est principium talis actus, unde si cognoscitur habitus prout est principium talis actus, cognoscitur de eo quid est ; ut si sciam quod castitas est per quam quis se cohibet ab illicitis delectationibus in venereis existen­tibus, scio de castitate quid est. Sed anima non est principium actuum per essentiam suam, sed per suas vires ; unde perceptis actibus animae, percipitur inesse principium talium actuum, utpote motus et sensus ; non tamen ex hoc natura animae scitur.

Loquendo igitur de habitibus prout de eis scimus quid sunt, duo in eorum cognitione oportet attendere ; scilicet apprehensionem et iudicium.

 

 

Secundum apprehensionem quidem eorum notitia oportet quod obiectis et actibus capiatur ; nec ipsi possunt per essentiam suam apprehendi. Cuius ratio est, quia cuiuslibet potentiae animae virtus est determinata ad obiectum suum ; unde et eius actio primo et principaliter in obiectum tendit. In ea vero quibus in obiectum dirigitur, non potest nisi per quamdam reditionem, sicut videmus, quod visus primo dirigitur in colorem ; sed in actum visionis suae non dirigitur nisi per quamdam reditionem, dum videndo colorem videt se videre. Sed ista reditio incomplete quidem est in sensu, complete autem in intellectu, qui reditione completa redit ad sciendum essentiam suam. Intellectus autem noster in statu viae hoc modo comparatur ad phantasmata sicut visus ad colores, ut dicitur in III de Anima [l. 12 (431 a 14)] : non quidem ut cognoscat ipsa phantasmata ut visus cognoscit colores, sed ut cognoscat ea quorum sunt phantasmata. Unde actio intellectus nostri primo tendit in ea quae per phantasmata apprehenduntur, et deinde redit ad actum suum cognoscendum ; et ulterius in species et habitus et potentias et essentiam ipsius mentis. Non enim comparantur ad intellectum ut obiecta prima, sed ut ea quibus in obiectum feratur.

 

 

Iudicium autem de unoquoque habetur secundum id quod est mensura illius. Cuiuslibet autem habitus mensura quaedam est id ad quod habitus ordinatur : quod quidem ad nostram cognitionem se habet tripliciter. Quandoque enim est a sensu acceptum, vel visu vel auditu ; sicut cum videmus utilitatem grammaticae vel medicinae, aut eam ab aliis audimus, et ex hac utilitate scimus quid est grammatica vel medicina. Quandoque vero est naturali cognitioni inditum ; quod maxime patet in habitibus virtutum, quarum fines naturalis ratio dictat. Quandoque vero est divinitus infusum, sicut patet in fide et spe, et aliis huiusmodi habitibus infusis. Et quia etiam naturalis cognitio in nobis ex illustratione divina oritur, in utroque veritas increata consulitur. Unde iudicium in quo completur cognitio de natura habitus, vel est secundum id quod sensu accipimus, vel secundum quod increatam consulimus veritatem.

 

In cognitione vero qua cognoscimus an habitus nobis insint, duo sunt consideranda ; scilicet habitualis cognitio, et actualis.

 

 

Actualiter quidem percipimus habitus nos habere, ex actibus habituum quos in nobis sentimus ; unde etiam philosophus dicit in II Ethicorum [l. 3 (1104 b 3)], quod signum oportet accipere habituum fientem in opere delectationem.

 

Sed quantum ad habitualem cognitionem, habitus mentis per seipsos cognosci dicuntur. Illud enim facit habitualiter cognosci aliquid, ex quo aliquis efficitur potens progredi in actum cognitionis eius rei quae

habitualiter cognosci dicitur. Ex hoc autem ipso quod habitus per essentiam suam sunt in mente, mens potest progredi ad actualiter percipiendum habitus in se esse, inquantum per habitus quos habet, potest prodire in actus, in quibus habitus actualiter percipiuntur. Sed quantum ad hoc differentia est inter habitus cognitivae partis et affectivae. Habitus enim cognitivae partis est principium et ipsius actus quo percipitur habitus, et etiam cognitionis qua percipitur, quia ipsa actualis cognitio ex habitu cognitivo procedit : sed habitus affectivae partis est quidem principium illius actus ex quo potest habitus percipi, non tamen cognitionis qua percipitur. Et sic patet quod habitus cognitivae, ex hoc quod per essentiam suam in mente existit, est proximum principium suae cognitionis ; habitus autem affectivae partis est principium quasi remotum, in quantum non est causa cognitionis, sed eius unde cognitio accipitur ; et ideo Augustinus dixit in X Confessionum [cap. 17], quod artes cognoscuntur per sui praesentiam, sed affectiones animae per quasdam notiones.

Ad primum igitur dicendum, quod verbum illud Glossae est referendum ad obiectum cognitionis, et non ad medium cognoscendi ; quia, scilicet, cum dilectionem cognoscimus, ipsam dilectionis essentiam consideramus, non aliquam eius similitudinem, ut in imaginaria visione accidit.

 

 

Ad secundum dicendum, quod pro tanto dicitur quod mens nihil melius novit eo quod in ipsa est, quia eorum quae sunt extra ipsam non est necesse quod in se habeat aliquid unde in eorum notitiam devenire possit. Sed in eorum quae in ipsa sunt actualem cognitionem devenire potest ex his quae penes se habet, quamvis etiam per aliqua alia cognoscantur.

 

Ad tertium dicendum, quod habitus non est causa cognoscendi alia sicut quo cognito alia cognoscantur, prout principia sunt causa cognoscendi conclusiones ; sed quia ex habitu perficitur anima ad aliquid cognoscendum. Et sic non est causa cognitorum quasi univoca, prout unum cognitum est causa cognitionis alterius cogniti ; sed quasi causa aequivoca, quae eamdem nominationem non recipit ; sicut albedo facit album, quamvis ipsa non sit alba, sed est quo aliquid est album. Similiter etiam habitus, inquantum huiusmodi, non est causa cognitionis ut quod est cognitum, sed ut quo aliquid est cognitum ; et ideo non oportet quod sit magis cognitum quam ea quae per habitum cognoscuntur.

 

 

 

Ad quartum dicendum, quod habitus non cognoscitur ab anima per aliquam eius speciem a sensu abstractam, sed per species eorum quae per habitum cognoscuntur ; in hoc ipso quod alia cognoscuntur, et habitus cognoscitur ut principium cognitionis eorum.

 

Ad quintum dicendum, quod quamvis habitus sit propinquior potentiae quam actus, tamen actus est propinquior obiecto, quod habet rationem cogniti ; potentia vero habet rationem principii cognoscendi : et ideo actus per prius cognoscitur quam habitus ; sed habitus est magis cognitionis principium.

 

Ad sextum dicendum, quod ars est habitus intellectivae partis, et quantum ad habitualem notitiam percipitur eodem modo ab habente sicut et mens, scilicet per sui praesentiam.

 

Ad septimum dicendum, quod motus vel operatio cognitivae partis, perficitur in ipsa mente : et ideo oportet ad hoc quod aliquid cognoscatur, esse aliquam similitudinem eius in mente ; maxime si per essentiam suam non coniungatur menti ut cognitionis obiectum. Sed motus vel operatio affectivae partis incipit ab anima, et terminatur ad res ; et ideo non requiritur in affectu aliqua similitudo rei qua informetur, sicut in intellectu.

 

 

 

Ad octavum dicendum, quod fides est habitus intellectivae partis, unde ex hoc ipso quod menti inest, inclinat mentem ad actum intellectus, in quo ipsa fides videtur ; secus autem est de aliis habitibus qui sunt in parte affectiva.

 

Ad nonum dicendum, quod habitus mentis sunt ei maxime proportionales, sicut forma proportionatur ad subiectum, et perfectio ad perfectibile ; non autem sicut obiectum ad potentiam.

 

 

Ad decimum dicendum, quod intellectus cognoscit speciem intelligibilem non per essentiam suam, neque per aliquam speciem speciei, sed cognoscendo obiectum cuius est species, per quamdam reflexionem, ut dictum est.

 

Ad undecimum patet responsio ex his quae in praecedenti quaestione sunt dicta.

 

 

Ad primum vero in contrarium dicendum, quod in auctoritate illa Augustinus distinguit triplicem modum cognoscendi. Quorum unus est eorum quae sunt extra animam, de quibus cognitionem habere non possumus ex his quae in nobis sunt ; sed oportet, ad ea cognoscenda, ut eorum imagines vel similitudines in nobis fiant. Alius est eorum quae sunt in parte intellectiva ; quae quidem per sui praesentiam dicit cognosci, quia ex eis est ut in actum intelligendi exeamus, in quo actu ea quae sunt intelligendi principia, cognoscuntur : et ideo dicit, quod artes per sui praesentiam cognoscuntur. Tertius modus est eorum quae pertinent ad partem affectivam, quorum ratio cognoscendi non est in intellectu, sed in affectu : et ideo non per sui praesentiam, quae est in affectu, sed per eius notionem vel rationem, quae est in intellectu cognoscuntur, sicut per immediatum principium ; quamvis etiam habitus affectivae partis per sui praesentiam sint quoddam remotum principium cognitionis inquantum eliciunt actus in quibus eos intellectus cognoscit ; ut sic etiam possit dici quod quodammodo, per sui praesentiam cognoscuntur.

 

Ad secundum dicendum, quod species illa per quam iustitia cognoscitur, nihil est aliud quam ratio ipsa iustitiae, per cuius privationem iniustitia cognoscitur. Haec autem species vel ratio non est aliquid a iustitia abstractum, sed id quod est complementum esse ipsius ut specifica differentia.

 

Ad tertium dicendum, quod intelligere, proprie loquendo, non est intellectus, sed animae per intellectum ; sicut nec calefacere est caloris, sed ignis per calorem. Nec istae duae partes, scilicet intellectus et affectus, sunt cogitandae in anima ut situaliter distinctae, sicut visus et auditus, qui sunt actus organorum ; et ideo illud quod est in affectu, est etiam praesens animae intelligenti. Unde anima per intellectum non solum redit ad cognoscendum actum intellectus, sed etiam actum affectus ; sicut etiam per affectum redit ad appetendum et diligendum non solum actum affectus, sed etiam actum intellectus.

 

Ad quartum dicendum, quod discretio quae pertinet ad perfectionem cognitionis, non est discretio qua distinguuntur quod intelligitur et quo intelligitur, quia sic divina cognitio qua se cognoscit, esset imperfectissima ; sed est discretio qua id quod cognoscitur, distinguitur ab omnibus aliis.

 

Ad quintum dicendum, quod a non habentibus habitus mentis cognoscuntur, non quidem illa cognitione qua percipiuntur sibi inesse, sed qua cognoscuntur quid sunt, vel qua percipiuntur aliis inesse ; quod non est per praesentiam, sed alio modo, ut dictum est.

Ad sextum dicendum, quod oculus rationis pro tanto dicitur lippus esse respectu intelligibilium creatorum, quia nihil intelligit actu nisi accipiendo a sensibilibus, quibus intelligibilia sunt excellentiora ; et ideo deficiens invenitur ad intelligibilia cognoscenda. Tamen ea quae sunt in ratione, nihil prohibet quin immediate inclinent per essentiam suam ad actus in quibus intelliguntur, ut dictum est.

 

Ad septimum dicendum, quod quamvis Deus sit magis praesens nostrae menti quam habitus, tamen ex obiectis quae naturaliter cognoscimus non ita perfecte essentiam divinam videre possumus sicut essentiam habituum ; quia habitus sunt proportionati ipsis obiectis et actibus, et sunt proxima eorum principia ; quod de Deo dici non potest.

 

Ad octavum dicendum, quod quamvis praesentia habitus in mente non faciat eam actualiter cognoscentem ipsum habitum, facit tamen eam actu perfectam per habitum quo actus eliciatur, unde habitus cognoscatur.

 

 

 

 

 

 

 

Article 10 - QUELQU’UN PEUT-IL SAVOIR QU’IL A LA CHARITÉ ?

(Decimo quaeritur utrum aliquis possit scire se habere caritatem.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Ce qui est vu par l’essence est perçu en toute certitude. Or celui qui a la charité la voit par l’essence, comme dit saint Augustin. La charité est donc perçue par celui qui l’a.

 

 

2° La charité cause un plaisir, surtout dans ses actes. Or les habitus des vertus morales sont perçus grâce au plaisir qu’ils causent dans les actes des vertus, comme le montre le Philosophe au deuxième livre de l’Éthi­que. La charité est donc, elle aussi, perçue par celui qui l’a.

 

 

3° Saint Augustin dit au huitième livre sur la Trinité : « On connaît mieux l’amour dont on aime que le frère que l’on aime. » Or, le frère que l’on aime, on sait en toute certitude qu’il existe. On sait donc aussi en toute certitude que l’amour dont on aime est en soi.

 

4° L’inclination de la charité est plus forte que celle de n’importe quelle autre vertu. Or on sait de façon certaine que d’autres vertus sont en soi, parce qu’on est incliné vers leurs actes : en effet, pour celui qui a l’habi­tus de justice, il est difficile de commettre l’injustice, mais facile de pratiquer la justice, comme il est dit au cinquième livre de l’Éthique, et n’importe qui peut percevoir en soi cette facilité. N’importe qui peut donc percevoir aussi qu’il a la charité.

 

 

5° Le Philosophe dit au deuxième livre des Seconds Analytiques qu’il est impossible que nous ayons des habitus très nobles et qu’ils nous soient cachés. Or la charité est un habitus très noble. Il est donc aberrant de dire que celui qui a la charité ne sait pas qu’il l’a.

 

6° La grâce est une lumière spirituelle. Or ceux qui sont baignés de lumière perçoivent cela même en toute certitude. Ceux qui ont la grâce savent donc en toute certitude qu’ils ont la grâce ; et il en est de même pour la charité, sans laquelle on ne possède pas la grâce.

 

7° Selon saint Augustin au livre sur la Trinité, nul ne peut aimer ce qui est inconnu. Or on aime en soi la charité. On sait donc que la charité est en soi.

 

 

8° « L’onction enseigne toutes choses » nécessaires au salut. Or avoir la charité est nécessaire au salut. Celui qui a la charité sait donc qu’il l’a.

 

 

9° Le Philosophe dit au deuxième livre de l’Éthique que la vertu est plus certaine que tout art. Or celui qui possède un art sait qu’il l’a. Il sait donc aussi quand il a la vertu ; et par conséquent, il sait quand il a la charité, qui est la plus grande des vertus.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Eccl. 9, 1 : « Nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. » Or celui qui a la charité est digne de l’amour divin ; Prov. 8, 17 : « J’aime ceux qui m’aiment. » Donc personne ne sait qu’il a la charité.

 

 

2) Nul ne peut savoir de façon certaine quand Dieu doit venir habiter en lui ; Job 9, 11 : « S’il vient à moi, je ne le verrai point. » Or Dieu habite en l’homme par la charité ; I Jn 4, 16 : « Quiconque demeure dans l’amour, demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. » Nul ne peut donc savoir de façon certaine qu’il a la charité.

 

 

Réponse :

 

Quelqu’un qui a la charité peut, à partir de quelques indices probables, conjecturer qu’il a la charité ; par exemple, lorsqu’il se voit prêt aux œuvres spirituelles, et à détester efficacement les choses mauvaises, et par les autres choses de ce genre que la charité opère en l’homme. Mais nul ne peut savoir en toute certitude qu’il a la charité, à moins que cela ne lui soit divinement révélé.

 

Et la raison en est que, comme la question précédente l’a fait apparaître, la connaissance par laquelle on sait que l’on a un habitus présuppose la connaissance par laquelle on sait de cet habitus ce qu’il est. Or on ne peut savoir ce qu’est un habitus que si l’on porte sur lui un jugement fondé sur ce à quoi cet habitus est ordonné, et qui est la mesure de cet habitus. Or ce à quoi la charité est ordonnée est incompréhensible, car son objet immédiat et sa fin, c’est Dieu, la souveraine bonté, à laquelle la charité nous unit ; on ne peut donc pas savoir, à partir de l’acte d’amour que l’on perçoit en soi-même, s’il parvient à unir à Dieu de la façon requise pour que soit réa­lisée la notion de charité.

 

Réponse aux objections :

 

1° La charité est vue par l’essence, en tant qu’elle-même est par son essence le principe de l’acte d’amour en lequel l’un et l’autre sont connus ; et ainsi, elle est aussi par son essence le principe, quoique éloigné, de la connaissance que l’on a d’elle. Cependant il n’est pas nécessaire qu’elle soit perçue de façon certaine, car cet acte d’amour, que nous percevons en nous quant à ce qui en est perceptible, n’est pas une preuve suffisante de la charité, à cause de la ressemblance entre l’amour naturel et l’amour gratuit.

 

 

2° Le plaisir qui est laissé dans l’acte par la charité peut aussi être causé par un habitus acquis ; voilà pourquoi il n’est pas une preuve suffisante pour démontrer la charité, car les signes communs ne font pas percevoir quelque chose avec certitude.

 

 

 

3° Bien que l’esprit connaisse en toute certitude l’amour dont il aime un frère, en tant que c’est de l’amour, cependant il ne sait pas en toute certitude que c’est de la charité.

 

4° Bien que l’inclination par laquelle la charité incline à agir soit un certain principe d’appréhension de la charité, cependant elle ne suffit pas pour percevoir parfaitement la charité. En effet, nul ne peut percevoir qu’il a un habitus à moins de savoir parfaitement ce à quoi l’habitus est ordonné, ce qui permet de juger de l’habitus ; et cela ne peut être su dans le cas de la charité.

 

 

5° Le Philosophe parle des habitus de la partie intellective, qui, s’ils sont parfaits, ne peuvent être cachés à ceux qui les possèdent, puisque la certitude fait partie de leur perfection ; par conséquent, quiconque sait, sait qu’il sait, « puisque savoir, c’est connaître la cause de la réalité, et que c’est la cause de cette réalité-là, et qu’il est

impossible qu’il en soit autrement » ; et semblablement, celui qui a l’habitus de l’intelligence des principes sait qu’il a cet habitus. Par contre, la perfection de la charité ne consiste pas dans la certitude de la connaissance, mais dans la force de l’amour ; il n’en va donc pas de même.

6° Dans les choses qui se disent métaphoriquement, il n’est pas nécessaire d’admet­tre une ressemblance à tout point de vue. Et ainsi, la grâce est comparable à la lumière, non qu’elle s’impose manifestement aux regards de l’esprit comme la lumière corporelle s’impose à ceux du corps, mais elle lui est comparable en ce qu’elle est le principe de la vie spirituelle comme la lumière des corps célestes est en quelque sorte le commencement de la vie corporelle pour les choses inférieures de ce monde, comme dit Denys ; et aussi quant à quelques autres ressemblances.

 

 

7° « Avoir soi-même la charité » peut s’entendre de deux façons. D’abord pris dans le discours, ensuite pris comme un nom. D’une part, pris dans le discours, comme lorsqu’on dit : « Il est vrai que quelqu’un a la charité. » D’autre part il est pris comme un nom lorsque nous affirmons quelque chose de ce dictum : « avoir la charité », ou de ce qu’il signifie. Or il n’appar­tient pas à la volonté de composer ni de diviser, mais seulement de se porter vers les réalités elles-mêmes, dont les déterminations sont le bien et le mal ; et c’est pourquoi, lorsqu’on dit : « J’aime ou je veux avoir moi-même la charité », l’expression « avoir moi-même la charité » est considérée comme un certain nom, comme si l’on disait : « Je veux ce qui est “avoir moi-même la charité” » ; et cela, rien ne l’empêche d’être connu de moi : en effet, je sais ce qu’est « avoir moi-même la charité », même si je ne l’ai pas. Par conséquent, même celui qui n’a pas la charité en recherche la possession ; il ne s’ensuit cependant pas qu’il sache avoir soi-même la charité en tant que cela, c’est-à-dire le fait qu’il ait la charité, est pris dans le discours.

 

 

8° Bien qu’avoir la charité soit nécessaire au salut, cependant il n’est pas nécessaire de savoir qu’on a la charité ; bien au contraire, il est plus avantageux en général de ne pas le savoir, car cela permet de conserver davantage de sollicitude et d’humilité. Quant à l’affirmation que l’onction enseigne toutes choses nécessaires au salut, elle s’entend de toutes les choses dont la connaissance est nécessaire au salut.

 

9° Il est dit que la vertu est plus certaine que tout art, par une certitude d’inclination vers une seule chose, et non par une certitude de connaissance. Car la vertu, comme dit Cicéron, incline vers une seule chose à la façon d’une certaine nature ; or la nature atteint une unique fin plus certainement et plus directement que l’art ; et c’est en ce sens également qu’il est dit que « la vertu est plus certaine que l’art », non que l’on perçoive plus certainement en soi la présence de la vertu que celle de l’art.

 

Et videtur quod sic.

 

Quod enim per essentiam videtur, certissime percipitur. Sed caritas per essentiam videtur ab habente eam, ut Augustinus [De Gen. ad litt. XII, 24] dicit. Ergo caritas percipitur a caritatem habente.

 

Praeterea, caritas in actibus suis praecipue delectationem causat. Sed habitus virtutum moralium percipiuntur per delectationes quas in actibus virtutum causant, ut patet per philosophum in II Ethic. [l. 3 (1104 b 3)]. Ergo et caritas percipitur ab habente ipsam.

 

Praeterea, Augustinus dicit, VIII de Trinitate [cap. 8] : magis quis novit dilectionem qua diligit quam fratrem quem diligit. Sed fratrem quem quis diligit, certissime novit esse. Ergo et dilectionem qua diligit certissime novit quis sibi inesse.

 

Praeterea, vehementior est inclinatio caritatis quam cuiuslibet alterius virtutis. Sed alias virtutes aliquis scit sibi inesse certitudinaliter ex hoc quod inclinatur in actus ipsarum : habenti enim habitum iustitiae difficile est agere iniusta, facere vero iusta facile, ut dicitur in V Ethic. [l. 15 (1137 a 17)], et hanc facilitatem quilibet in se ipso percipere potest. Ergo et caritatem se habere quilibet percipere potest.

 

Praeterea, philosophus dicit in II Poster. [Anal. post. II, 20 (99 b 25)], quod impossibile est nos habere nobilissimos habitus, et nos lateant. Sed caritas est nobilissimus habitus. Ergo inconveniens est dicere, quod habens caritatem nesciat se habere eam.

 

Praeterea, gratia est lux spiritualis. Sed ab his qui luce perfunduntur, certissime hoc ipsum percipitur. Ergo ab habentibus gratiam certissime scitur quod gratiam habent ; et similiter est de caritate sine qua gratia non habetur.

 

Praeterea, secundum Augustinum in libro de Trinitate [X, 1], nullus potest ignotum diligere. Sed aliquis diligit in se caritatem. Ergo aliquis cognoscit caritatem esse in se.

 

Praeterea, unctio docet de omnibus [I Joann. II, 27] necessariis ad salutem. Sed habere caritatem est necessarium ad salutem. Ergo habens caritatem scit se habere.

 

Praeterea, philosophus dicit in II Ethic. [cap. 5 (1106 b 14)], quod virtus est certior omni arte. Sed aliquis habens artem, scit se habere eam. Ergo et quando habet virtutem ; et sic quando habet caritatem, quae est maxima virtutum.

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Eccles. IX, 1 : nemo scit utrum dignus odio vel amore sit. Sed ille qui habet caritatem, est dignus amore divino ; Prov., VIII, 17 : ego diligentes me diligo. Ergo nemo scit se caritatem habere.

 

Praeterea, nullus scire potest certitudinaliter quando Deus veniat ad habitandum in eo ; Iob, IX, 11 : si venerit ad me, non videbo eum. Sed per caritatem Deus inhabitat hominem : I Ioan., c. IV, 16 : qui manet in caritate, in Deo manet, et Deus in eo. Ergo, nullus potest certitudinaliter scire se caritatem habere.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod aliquis habens caritatem potest ex aliquibus probabilibus signis coniicere se caritatem habere ; utpote cum se ad spiritualia opera paratum videt, et mala efficaciter detestari, et per alia huiusmodi quae caritas in homine facit. Sed certitudinaliter nullus potest scire se caritatem habere nisi ei divinitus reveletur.

 

Cuius ratio est, quia, sicut ex praedicta quaestione apparet, cognitio qua quis cognoscit se aliquem habitum habere, praesupponit cognitionem qua cognoscit de habitu illo quid est. Quid est autem aliquis habitus, sciri non potest nisi de eo sumatur iudicium per id ad quod habitus ille ordinatur, quod est habitus illius mensura. Hoc autem ad quod caritas ordinatur, est incomprehensibile, quia eius immediatum obiectum et finis est Deus, summa bonitas, cui caritas nos coniungit ; unde non potest aliquis scire, ex actu dilectionis quem in seipso percipit, an ad hoc pertingat ut Deo hoc modo uniat sicut ad caritatis rationem requiritur.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod caritas per essentiam videtur, inquantum ipsa per essentiam suam est principium actus dilectionis, in quo utrumque cognoscitur ; et sic est etiam per essentiam suam et suae cognitionis principium, licet remotum. Non tamen oportet quod certitudinaliter percipiatur, quia actus ille dilectionis quem in nobis percipimus secundum id quod de eo est perceptibile, non est sufficiens signum caritatis, propter similitudinem dilectionis naturalis ad gratuitam.

 

Ad secundum dicendum, quod delectatio illa quae in actu relinquitur ex caritate, potest etiam ex aliquo habitu acquisito causari ; et ideo non est sufficiens signum ad caritatem demonstrandam, quia ex communibus signis non percipitur aliquid per certitudinem.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis mens certissime cognoscat dilectionem qua diligit fratrem, inquantum est dilectio, tamen non certissime novit eam esse caritatem.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis inclinatio qua caritas inclinat ad agendum, sit quoddam principium apprehendendi caritatem, non tamen sufficit ad perfectam perceptionem caritatis. Nullus enim potest percipere se aliquem habitum habere, nisi sciat perfecte illud ad quod habitus ordinatur, per quod de habitu iudicatur ; et hoc in caritate sciri non potest.

 

Ad quintum dicendum, quod philosophus loquitur de habitibus intellectivae partis, qui, si sint perfecti, non possunt latere habentes, eo quod de perfectione eorum est certitudo ; unde quilibet sciens scit se scire, cum scire sit causam rei cognoscere, et quoniam illius est causa, et quoniam impossibile est aliter se habere ; et similiter aliquis habens habitum intellectus principiorum, scit se habitum illum habere. Sed caritatis perfectio non consistit in certitudine cognitionis, sed in vehementia affectionis ; et ideo non est simile.

Ad sextum dicendum, quod in his quae metaphorice dicuntur, non oportet accipere similitudinem

quantum ad omnia. Unde nec gratia luci comparatur quantum ad hoc quod ita se spirituali visui ingerat manifeste sicut lux corporea visui corporali ; sed quantum ad hoc quod gratia est principium spiritualis vitae, sicut lux caelestium corporum est quodam modo initium corporalis vitae in his inferioribus, ut dicit Dionysius [De div. nom., cap. 4, § 4] ; et etiam quantum ad aliquas alias similitudines.

 

Ad septimum dicendum quod se habere caritatem potest accipi dupliciter : uno modo in vi orationis ; alio modo in vi nominis. In vi quidem orationis, sicut cum dicitur : verum esse aliquem caritatem habere. In vi autem nominis, cum de hoc dicto : caritatem habere ; vel quod per hoc dictum significatur, aliquid dicimus. Cum autem ad affectum non pertineat componere et dividere, sed solummodo in ipsas res ferri, cuius conditiones sunt bonum et malum ; cum dicitur : ego diligo : vel : volo me habere caritatem ; hoc quod dico : me habere caritatem ; sumitur in vi cuiusdam nominis, ac si diceretur : volo hoc quod est me habere caritatem. Et hoc nihil prohibet esse mihi cognitum. Scio enim quid est me habere caritatem, etiam si eam non habeo ; unde et non habens caritatem, appetit se caritatem habere. Non tamen sequitur quod aliquis sciat se caritatem habere, secundum quod hoc in vi orationis sumitur, id est, quod habeat caritatem.

 

 

 

Ad octavum dicendum, quod quamvis habere caritatem sit necessarium ad salutem, non tamen scire se habere caritatem ; immo magis expedit nescire communiter, quia per hoc magis sollicitudo et humilitas conservatur. Quod autem dicitur unctio docet de omnibus necessariis ad salutem, intelligitur de omnibus quorum cognitio necessaria est ad salutem.

 

 

Ad nonum dicendum, quod virtus dicitur esse certior omni arte, certitudine inclinationis ad unum, non autem certitudine cognitionis. Virtus enim, ut dicit Tullius [De inventione II, 53, 159], inclinat ad unum per modum cuiusdam naturae ; natura autem certius et directius pertingit ad unum finem quam ars ; et per hunc etiam modum dicitur quod virtus est certior arte, non quod certius aliquis percipiat se habere virtutem, quam artem.

 

 

 

 

 

Article 11 - L’ESPRIT, DANS L’ÉTAT DE VOIE, PEUT-IL VOIR DIEU DANS SON ESSENCE ?

(Undecimo quaeritur utrum mens in statu viae possit videre Deum per essentiam.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Le Seigneur dit de Moïse en Nombr. 12, 8 : « Je lui parle bouche à bouche, et il voit Dieu clairement et non sous des énigmes. » Or cela, c’est voir Dieu dans son essence, c’est-à-dire voir sans énigme ; puis donc que Moïse était encore voyageur, il semble que quelqu’un dans l’état de voie puisse voir Dieu dans son essence.

 

2° À propos de Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Grégoire dit : « Il y en a qui dans une chair corruptible s’élèvent à une si haute perfection de vertu, qu’ils peuvent voir la clarté du Dieu éternel par l’acuité de leur contemplation. » Or la clarté de Dieu est son essence, comme il est dit dans la même glose. On peut donc, en vivant dans cette chair mortelle, voir Dieu dans son essence.

 

 

3° Le Christ eut une intelligence de même nature que celle que nous avons. Or l’état de voie n’empêchait pas son intelligence de voir Dieu dans son essence. Nous pouvons donc, nous aussi, dans l’état de voie, voir Dieu dans son essence.

 

 

4° Dieu est connu, dans l’état de voie, par vision intellectuelle ; d’où Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles à l’intelligence par le moyen de ses œuvres. » Or la vision intellectuelle est celle par laquelle les réalités sont vues en elles-mêmes, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral. Notre esprit dans l’état de voie peut donc voir Dieu dans son essence.

 

5° Le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que « notre âme est en quelque sorte toutes choses, car le sens est tous les sensibles et l’intelligence tous les intelligibles ». Or l’essence divine est au plus haut point un intelligible. Donc même dans l’état de voie, auquel se réfère le Philosophe, notre intelligence peut voir Dieu dans son essence, tout comme notre sens peut sentir tous les sensibles.

 

 

 

6° En Dieu, de même qu’il y a une immense bonté, de même il y a une immense vérité. Or, bien que la divine bonté soit immense, elle peut être immédiatement aimée de nous dans l’état de voie. La vérité de son essence peut donc être vue immédiatement dans l’état de voie.

 

7° Notre intelligence a été faite pour voir Dieu. Si donc elle ne peut pas voir dans l’état de voie, c’est seulement à cause de quelque voile ; et assurément, il y en a deux : celui de la faute et celui de la créature. Le voile de la faute n’existait pas dans l’état d’innocence, et maintenant aussi il est ôté des saints ; II Cor. 3, 18 : « Pour nous tous, le visage découvert, réfléchissant comme dans un miroir la gloire du Seigneur, etc. » ; quant au voile de la créature, il ne peut pas empêcher la vision de l’essence divine, semble-t-il, car Dieu est plus intime à notre esprit qu’aucune créature. Donc notre esprit, dans l’état de voie, voit Dieu dans son essence.

 

8° Tout ce qui est en autre chose, y est selon le mode de ce qui reçoit. Or Dieu, par son essence, est en notre esprit. Puis donc que le mode de notre esprit est l’intellec­tualité elle-même, il semble que l’essence divine soit dans notre esprit en tant qu’intelligible ; et ainsi, notre esprit dans l’état de voie pense Dieu dans son essence.

 

 

9° Cassiodore dit : « La santé de l’esprit humain pense cette clarté inaccessible. » Or notre esprit est guéri par la grâce. Celui qui a la grâce peut donc voir dans l’état de voie l’essence divine, qui est la clarté inaccessible.

 

 

10° De même que l’étant qui se prédique de toutes choses est premier en généralité, de même l’étant par lequel toutes choses sont causées est premier en causalité, et c’est Dieu. Or l’étant qui est premier en généralité est la première conception de notre intelligence, même dans l’état de voie. Nous pouvons donc aussi, dans l’état de voie, connaître immédiatement par son essence l’étant qui est premier en causalité.

 

11° Pour qu’il y ait vision, il faut un voyant, un objet vu et une intention. Or ces trois choses se rencontrent dans notre esprit relativement à l’essence divine : en effet, notre esprit lui-même peut naturellement voir l’essence divine, étant fait pour cela ; l’essence divine est aussi actuellement présente à notre esprit ; l’intention ne manque pas non plus, car chaque fois que notre esprit se tourne vers la créature, il se tourne aussi vers Dieu, puisqu’il y a une ressemblance de Dieu dans la créature. Notre esprit dans l’état de voie peut donc voir Dieu dans son essence.

 

12° Saint Augustin dit au douzième livre des Confessions : « Lorsque nous voyons tous deux que tes paroles sont vraies, lorsque nous voyons tous deux que mes paroles sont vraies, où le voyons-nous, je t’en prie ? Évidemment ce n’est pas en toi que je le vois et ce n’est pas en moi que tu le vois. Nous le voyons l’un et l’autre dans l’immuable vérité, qui est au-dessus de nos esprits. » Or l’immuable vérité est l’essence divine, en laquelle rien ne peut être vu sans qu’elle-même soit vue. Donc, dans l’état de voie, nous voyons l’essence divine et nous regardons en elle toute vérité.

 

13° La vérité, en tant que telle, est connaissable. La vérité suprême est donc suprêmement connaissable. Or c’est l’essence divine. Nous pouvons donc, même dans l’état de voie, connaître l’essence divine en tant que suprêmement connaissable.

 

 

14° Il est dit en Gen. 32, 30 : « J’ai vu le Seigneur face à face. » Or, comme on le lit dans une certaine glose, « la face est cette forme divine, en laquelle le Fils n’a point vu d’usurpation à s’égaler à Dieu ». Or cette forme est l’essence divine. Donc Jacob, dans l’état de voie, a vu Dieu dans son essence.

 

En sens contraire :

 

1) I Tim. 6, 16 : « … qui habite une lumière inaccessible, que nul homme n’a vu ni ne peut voir. »

 

 

2) Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre. » La Glose de saint Grégoire : « Dieu a bien pu être vu de quelques-uns durant cette vie corruptible par des images bornées, mais non dans la lumière même de son éternité, qui n’est renfermée dans aucunes bornes. » Or cette lumière est l’essence divine. Nul ne peut donc, durant cette vie corruptible, voir Dieu dans son essence.

 

3) Saint Bernard dit que, bien que Dieu puisse être aimé tout entier dans l’état de voie, cependant il ne peut pas être pensé tout entier ; or, si on le voyait dans son essence, on le penserait tout entier ; donc, dans l’état de voie, on ne le voit pas dans son essence.

 

 

 

4) Notre intelligence pense avec le continu et le temps, comme dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme. Or l’essence divine dépasse tout continu et tout temps. Donc, dans l’état de voie, notre intelligence ne peut pas voir Dieu dans son essence.

 

 

5) L’essence divine est plus distante du don de Dieu que l’acte premier n’est distant de l’acte second. Or parfois, à cause d’une vision de Dieu dans la contemplation grâce au don d’intelligence ou de sagesse, l’âme est séparée du corps quant aux opérations des sens, qui sont des actes seconds. Si donc elle voit Dieu dans son essence, il est nécessaire qu’elle soit séparée du corps, même en tant qu’elle en est l’acte premier. Or cela n’a pas lieu tant que l’homme est dans l’état de voie. Donc, dans l’état de voie, nul ne peut voir Dieu dans son essence.

 

Réponse :

 

Une action peut convenir à quelqu’un de deux façons. D’abord, en sorte que le commencement de cette opération soit en celui qui opère, comme nous le constatons dans toutes les actions naturelles. Ensuite, en sorte que le commencement de cette opération ou de ce mouvement vienne d’un principe extérieur, comme c’est le cas des mouvements violents, et aussi des œuvres miraculeuses, qui n’adviennent que par la puissance divine, comme l’illumination d’un aveugle, la résurrection d’un mort, et autres choses semblables.

 

La vision de Dieu dans son essence ne peut donc convenir à notre esprit dans l’état

de voie selon le premier mode. Dans la connaissance naturelle, en effet, notre

esprit regarde les phantasmes comme des objets desquels il reçoit les espèces intelligibles, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; par conséquent, tout ce qu’il pense selon l’état de voie, il le pense par de telles espèces abstraites des phantasmes. Or aucune espèce de cette sorte ne suffit à représenter l’essence divine, ou même celle de n’importe quelle autre essence séparée, puisque les quiddités des réalités sensibles, dont les espèces intelligibles abstraites des phantasmes sont des ressemblances, sont d’une autre nature que les essences des substances immatérielles mêmes créées, et que l’essence divine bien plus encore. Donc notre esprit, par la connaissance naturelle dont nous faisons l’expérience dans l’état de voie, ne peut voir dans leur essence ni Dieu ni les anges. Cependant les anges peuvent être vus dans leur essence par des espèces intelligibles différentes de leurs essences, mais l’essence divine ne le peut, elle qui excède tout genre et est hors de tout genre, de sorte qu’aucune espèce créée ne peut être trouvée adéquate à la représenter.

 

 

 

Il est donc nécessaire, si Dieu doit être vu dans son essence, qu’il ne soit vu par aucune espèce créée, mais que son essence elle-même devienne la forme intelligible de l’intelligence qui le voit, ce qui ne peut se faire sans que l’intelligence créée soit disposée à cela par la lumière de gloire. Et ainsi, lorsqu’il voit Dieu dans son essence par la disposition de la lumière infuse, l’esprit atteint le terme de la voie, qui est la gloire ; et ainsi, il n’est plus dans la voie. Or, de même que les corps sont soumis à la toute-puissance divine, ainsi en est-il des esprits. Donc, de même qu’elle peut amener des corps à des effets dont la disposition ne se trouve pas dans les corps en question, comme elle fit marcher Pierre sur les eaux sans lui donner la dot d’agilité, de même elle peut amener l’esprit à être uni à l’essence divine dans l’état de voie à la façon dont il lui est uni dans la patrie, sans qu’il soit baigné de la lumière de gloire. Et lorsque cela se produit, il est nécessaire que l’esprit abandonne le mode de connaissance par lequel il abstrait à partir des phantasmes, tout comme le corps corruptible, lorsque l’acte d’agilité lui est miraculeusement conféré, n’est pas en même temps pesant en acte. Voilà pourquoi ceux à qui il est ainsi donné de voir Dieu dans son essence sont entièrement abstraits des actes des sens, afin que toute l’âme soit recueillie pour regarder l’essence divine. Et c’est pourquoi on dit qu’ils sont ravis, comme si, par la force d’une nature supérieure, ils étaient abstraits de ce qui leur convenait par nature.

 

Ainsi donc, suivant le cours ordinaire des choses, personne dans l’état de voie ne voit Dieu dans son essence. Et s’il est miraculeusement accordé à quelques-uns de voir Dieu dans son essence sans que leur âme soit encore totalement séparée de la chair mortelle, ils ne sont cependant pas totalement dans l’état de voie, attendu qu’ils n’ont pas les actes des sens, dont nous nous servons dans l’état de voie [en cette vie] mortelle.

 

Réponse aux objections :

 

1° Selon saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral et dans sa Lettre à Pauline sur la vision de Dieu, ces paroles montrent que Moïse a vu Dieu dans son essence en un certain ravissement, comme il est dit aussi de saint Paul en II Cor. 12, 2, si bien que le législateur des Juifs et le Docteur des nations sont égaux en cela.

 

 

 

2° Saint Grégoire parle de ceux qui, par l’acuité de la contemplation, s’élèvent jusqu’à voir l’essence divine en un ravissement ; et c’est pourquoi il ajoute : « Qui­conque voit la sagesse que Dieu est, meurt totalement à cette vie. »

 

 

3° Il y eut ceci de singulier dans le Christ, qu’il était en même temps voyageur et compréhenseur. Et cela lui convenait parce qu’il était Dieu et homme ; c’est pourquoi tout ce qui regardait la nature humaine était en son pouvoir, en sorte que chaque puissance de l’âme et du corps était affectée comme lui-même l’ordonnait. Par conséquent, ni la douleur du corps n’empêchait la contemplation de l’esprit, ni la fruition de l’esprit ne diminuait la douleur du corps ; et ainsi, son intelligence éclairée par la lumière de gloire voyait Dieu dans son essence, en sorte cependant que la gloire ne s’étendait pas aux parties inférieures. Et ainsi, il était en même temps voyageur et compréhenseur, ce qui ne peut se dire des autres hommes, en lesquels rejaillit nécessairement quelque chose des puissances supérieures sur les inférieures, cependant que les supérieures sont entraînées par les passions fortes des inférieures.

 

4° Dieu est connu par vision intellectuelle dans l’état de voie, non en sorte que l’on sache de Dieu ce qu’il est, mais seulement ce qu’il n’est pas. Et c’est dans cette mesure que nous connaissons son essence, comprenant qu’elle est placée au-dessus de tout, quoiqu’une telle connaissance se fasse au moyen de ressemblances. Quant à la parole de saint Augustin, elle doit être référée à ce qui est connu, non à ce par quoi l’on connaît, ainsi qu’il ressort des précédentes questions.

 

 

5° Notre intelligence, même dans l’état de voie, peut connaître en quelque sorte l’essence divine, non pas de façon à savoir d’elle ce qu’elle est, mais seulement ce qu’elle n’est pas.

 

6° Nous pouvons aimer Dieu immédiatement, sans aimer autre chose avant, encore que ce soit parfois par l’amour d’autres réa­lités visibles que nous sommes ravis vers les réalités invisibles ; mais nous ne pouvons pas connaître Dieu immédiatement dans l’état de voie sans connaître autre chose avant. Et la raison en est que, puisque la volonté suit l’intelligence, l’opération de la volonté commence là où l’opération de l’intelligence a son terme. Or l’intelligence, par un processus des effets aux causes, parvient enfin à quelque connaissance de Dieu même, en connaissant de lui ce qu’il n’est pas ; et ainsi, la volonté se porte vers ce qui lui est présenté par l’intelligence, sans qu’elle trouve nécessaire de repasser par tous les intermédiaires par lesquels l’intelligence est passée.

 

7° Notre intelligence, bien qu’elle ait été faite pour voir Dieu, ne l’a cependant pas été pour qu’elle puisse voir Dieu par sa puissance naturelle, mais par la lumière de gloire à elle infusée. Voilà pourquoi, une fois que tout voile est ôté, il n’est pas encore nécessaire que l’intelligence voie Dieu dans son essence, si elle n’est pas éclairée par la lumière de gloire. En effet, l’absence même de la gloire sera pour elle un empêchement à la vision de Dieu.

 

8° Avec l’intellectualité, qu’il a comme un certain propre, notre esprit possède aussi l’être, en commun avec les autres choses ; donc, bien que Dieu soit en lui, il n’est cependant pas nécessaire qu’il y soit toujours comme une forme intelligible, mais comme celui qui donne l’être, comme il est dans les autres créatures. Or, bien qu’il donne l’être de façon générale à toutes les créatures, il donne cependant à n’importe quelle créature un mode d’être propre ; et ainsi, même dans la mesure où il est en toutes choses par son essence, sa présence et sa puissance, Dieu se trouve être de façon différente dans les divers êtres, et en chacun selon son propre mode d’être.

 

9° Il y a deux santés de l’esprit : l’une le guérit de la faute par la grâce de la foi, et cette santé fait voir cette clarté inaccessible comme par un miroir et en énigme. L’autre le guérit de toute faute, peine et misère : c’est celle qui aura lieu par la gloire, et cette santé fera voir Dieu face à face. Ces deux visions sont distinguées en I Cor. 13, 12 : « Nous voyons maintenant comme par un miroir… face. »

 

 

10° L’étant qui est premier au sens de la généralité ne dépasse la proportion d’aucune chose, puisqu’il est identique par essence à n’importe quelle réalité ; voilà pourquoi lui-même est connu dans la connaissance de n’importe quelle réalité. Mais l’étant qui est premier au sens de la causalité excède sans commune mesure toutes les autres réalités ; nul autre ne peut donc en avoir adéquatement connaissance. Et c’est pourquoi, dans l’état de voie, où nous pensons par des espèces abstraites des réalités, nous connaissons adéquatement l’étant commun, mais non l’étant incréé.

 

11° Bien que l’essence divine soit présente à notre intelligence, cependant, tant que celle-ci n’est pas perfectionnée par la lumière de gloire, l’essence divine ne lui est pas unie comme une forme intelligible qu’elle puisse penser. En effet, l’esprit lui-même n’a pas la faculté de voir Dieu dans son essence avant d’être éclairé par la lumière susdite. Et ainsi, il manque et la faculté du voyant, et la présence de l’objet vu. L’intention non plus n’est pas toujours là ; en effet, bien qu’il se trouve dans la créature une certaine ressemblance du Créateur, cependant ce n’est pas chaque fois que nous nous tournons vers la créature que nous nous tournons vers elle en tant qu’elle est une ressemblance du Créateur. Il n’est donc pas nécessaire que notre intention se porte toujours vers Dieu.

 

12° La Glose dit, à propos de ce passage du psaume 11, v. 1 : « Les vérités ont été altérées, etc. », qu’à partir d’une seule vérité incréée « de nombreuses vérités sont imprimées dans les esprits humains, de même que d’un seul visage rejaillissent de nombreuses ressemblances en différents miroirs » ou en un unique miroir brisé. Par conséquent, on dit que nous voyons quelque chose dans la vérité incréée lorsque, par sa ressemblance qui rejaillit dans notre esprit, nous jugeons d’une chose, comme quand nous portons un jugement sur des conclusions au moyen de principes évidents par eux-mêmes. Il n’est donc pas nécessaire que la vérité incréée elle-même soit vue de nous dans son essence.

 

13° La vérité suprême, autant qu’il est en elle, est suprêmement connaissable ; mais de notre côté, il se produit qu’elle est moins connaissable pour nous, comme le montre le Philosophe au deuxième livre de la Métaphysique.

 

 

14° Cette citation est interprétée de deux façons dans la Glose. D’abord en sorte qu’on l’entende de la vision imaginaire ; c’est pourquoi la Glose interlinéaire dit : « “J’ai vu le Seigneur face à face” : non que Dieu puisse être vu, mais il a vu la forme en laquelle Dieu lui a parlé. » D’une autre façon, la Glose de saint Grégoire entend cela de la vision intellectuelle, par laquelle les saints regardent la vérité divine dans la contemplation ; non certes en sachant d’elle ce qu’elle est, mais plutôt ce qu’elle n’est pas ; aussi saint Grégoire dit-il au même endroit : « Par l’impression qu’elle ressent, l’âme comprend qu’elle ne voit pas la vérité aussi grande qu’elle est. Aussi, plus elle en approche, et plus elle s’en croit éloignée, car si elle ne la voyait pas en quelque façon, elle ne sentirait pas qu’elle ne peut pas la voir. » Et peu après il ajoute : « Cette vision que nous avons de Dieu par le moyen de la contemplation, vision qui n’est ni pleine ni permanente, mais qui est comme une certaine imitation de vision, est appelée le visage de Dieu. Car comme nous reconnaissons quelqu’un à son visage, nous appelons ici “visage” la connaissance de Dieu. »

 

Et videtur quod sic.

 

Quia Num. XII, 8, dicit Dominus de Moyse : ore ad os loquor ei et palam et non per aenigmata videt Deum. Sed hoc est videre Deum per essentiam, videre scilicet absque aenigmate ; ergo cum Moyses adhuc viator esset, videtur quod aliquis in statu viae possit Deum per essentiam videre.

 

Praeterea, Exod. XXXIII, 20 super illud : non videbit me homo et vivet, dicit Glossa Gregorii [ordin., ibid.], quod quibusdam in hac carne viventibus sed inaestimabili virtute crescentibus, contemplationis acumine potest aeterni Dei claritas videri. Claritas autem Dei est eius essentia, ut in eadem Glossa [hic supra] dicitur. Ergo aliquis in hac mortali vivens carne potest Deum per essentiam videre.

 

Praeterea, Christus habuit intellectum eiusdem naturae sicut nos habemus. Sed status viae non impediebat intellectum eius quin Deum per essentiam videret. Ergo et nos in statu viae Deum per essentiam videre possumus.

 

Praeterea, Deus, in statu viae, intellectuali visione cognoscitur ; unde Rom. c. I, 20 : invisibilia Dei per ea quae facta sunt, intellecta, conspiciuntur. Sed intellectualis visio est per quam res in seipsis videntur, ut Augustinus dicit, libro XII super Genesim ad litt. [cap. 6]. Ergo mens nostra in statu viae Deum per essentiam videre potest.

 

Praeterea, philosophus dicit in III de Anima [cap. 8 (431 b 21)], quod anima nostra quodammodo est omnia, quia sensus est omnia sensibilia, et intellectus omnia intelligibilia. Sed maxime intelligibile est divina essentia. Ergo intellectus noster etiam secundum statum viae, secundum quem philosophus loquitur, Deum per essentiam videre potest ; sicut et sensus noster potest omnia sensibilia sentire.

 

Praeterea, sicut in Deo est immensa bonitas, ita et immensa veritas. Sed divina bonitas quamvis sit immensa, potest a nobis in statu viae immediate diligi. Ergo veritas essentiae eius potest immediate videri in statu viae.

 

 

Praeterea, intellectus noster ad hoc factus est ut Deum videat. Si ergo in statu viae videre non potest, hoc non est nisi propter aliquod velamen : quod quidem est duplex, culpae et creaturae. Culpae quidem velamen in statu innocentiae non erat ; et nunc etiam a sanctis removetur : II Corinth. III, vers. 18 : nos autem revelata facie gloriam Domini speculantes, etc. ; creaturae vero velamen divinae essentiae visionem, ut videtur, impedire non potest, quia Deus est interior menti nostrae quam aliqua creatura. Ergo in statu viae mens nostra Deum per essentiam videt.

 

Praeterea, omne quod est in altero, est in eo per modum recipientis. Sed Deus per essentiam suam est in mente nostra. Cum igitur modus mentis nostrae sit intelligibilitas ipsa, videtur quod essentia divina sit in mente nostra ut intelligibilis : et ita mens nostra Deum per essentiam intelligit in statu viae.

 

Praeterea, Cassiodorus [De anima, cap. 3] dicit : claritatem illam inaccessibilem sanitas mentis humanae intelligit. Sed mens nostra sanatur per gratiam. Ergo ab habente gratiam in statu viae videri potest essentia divina, quae est inaccessibilis claritas.

 

Praeterea, sicut ens quod de omnibus praedicatur, est primum in communitate, ita ens a quo omnia causantur, est primum in causalitate, scilicet Deus. Sed ens quod est primum in communitate, est prima conceptio nostri intellectus etiam in statu viae. Ergo et ens quod est primum in causalitate, statim per essentiam suam in statu viae cognoscere possumus.

 

Praeterea, ad visionem requiritur videns, et visum, et intentio. Sed haec tria in mente nostra inveniuntur respectu divinae essentiae : ipsa enim mens nostra est naturaliter divinae essentiae visiva, utpote ad hoc facta ; essentia etiam divina adest praesentialiter menti nostrae ; intentio etiam non deficit, quia quandocumque mens nostra ad creaturam convertitur, convertitur etiam ad Deum, cum in creatura sit Dei similitudo. Ergo mens nostra in statu viae Deum per essentiam videre potest.

 

Praeterea, Augustinus dicit, XII Confessionum [cap. 25] : si ambo videmus verum esse quod dicis, et ambo videmus verum esse quod dico. Ubi, quaeso, id videmus ? Nec ego utique in te, nec tu in me : sed ambo in ipsa, quae supra mentes nostras est, incommutabili veritate. Sed incommutabilis veritas est divina essentia, in qua non potest aliquid videri, nisi ipsa videatur. Ergo in statu viae essentiam divinam videmus et in ea omne verum inspicimus.

 

 

Praeterea, veritas inquantum huiusmodi, est cognoscibilis. Ergo summa veritas summe cognoscibilis. Haec autem est divina essentia. Ergo etiam in statu viae divinam essentiam cognoscere possumus quasi summe cognoscibilem.

 

Praeterea, Genes. cap. XXXII, 30, dicitur : vidi Dominum facie ad faciem. Facies Dei est forma, in qua filius non rapinam arbitratus est esse se aequalem Deo, sicut ex quadam Glossa [cf. August., De Trin. II, 17] habetur. Sed forma illa est divina essentia. Ergo Iacob, in statu viae Deum per essentiam vidit.

 

 

Sed contra. I Tim. ultimo [VI, 16] : lucem habitat inaccessibilem, quem nullus hominum vidit sed nec videre potest.

 

Praeterea, Exod., XXXIII, 20 : non videbit me homo et vivet. Glossa Gregorii [ordin., ibid.]. In hac carne viventibus videri potuit Deus per circumscriptas imagines, et videri non potuit per incircumscriptum lumen aeternitatis. Hoc autem lumen est divina essentia. Ergo nullus in hac carne vivens potest Deum per essentiam videre.

 

Praeterea, Bernardus [Ps.-Bernardus, Lib. de contemplando Deo, cap. 8] dicit quod, licet in statu viae Deus possit totus diligi, non tamen potest totus intelligi ; sed si per essentiam videretur, totus intelligeretur ; ergo per essentiam suam in statu viae non videtur.

 

 

Praeterea, intellectus noster intelligit cum continuo et tempore, ut philosophus dicit in III de Anima [l. 11 (430 a 31)]. Sed divina essentia excedit omne continuum et tempus. Ergo intellectus noster in statu viae Deum per essentiam videre non potest.

 

Praeterea, plus distat essentia divina a dono eius quam actus primus ab actu secundo. Sed quandoque ex hoc quod aliquis videt Deum per donum intellectus aut sapientiae in contemplatione, anima separatur a corpore quantum ad operationes sensus, quae sunt actus secundi. Ergo si videat Deum per essentiam, oportet quod separetur a corpore, etiam prout est actus primus eius. Sed hoc non est quamdiu homo in statu viae existit. Ergo nullus in statu viae potest Deum per essentiam videre.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod aliqua actio potest alicui convenire dupliciter. Uno modo sic quod illius operationis principium sit in operante, sicut in omnibus actionibus naturalibus videmus. Alio modo sic quod principium operationis illius vel motus, sit a principio extrinseco ; sicut est in motibus violentis, et sicut est in operibus miraculosis, quae non fiunt nisi virtute divina, ut illuminatio caeci, resuscitatio mortui et huiusmodi.

 

 

Menti igitur nostrae in statu viae convenire non potest visio Dei per essentiam secundum primum modum. Mens enim nostra naturali cognitione phantasmata respicit quasi obiecta, a quibus species intelligibiles accipit, ut dicitur in III de Anima [l. 12 (431 a 14)] ; unde omne quod intelligit secundum statum viae, intelligit per huiusmodi species a phan­tasmatibus abstractas. Nulla autem huiusmodi species sufficiens est ad repraesentandam divinam essentiam, vel etiam cuiuscumque alterius essentiae separatae ; cum quidditates rerum sensibilium, quarum similitudines sunt intelligibiles species a phantasmatibus abstractae, sint alterius rationis ab essentiis substantiarum immaterialium etiam creatarum, et multo amplius ab essentia divina. Unde mens nostra naturali cognitione, quam in statu viae experimur, nec Deum nec Angelos per essentiam videre potest. Angeli tamen per essentiam videri possunt per aliquas species intelligibiles ab eorum essentia differentes : non autem essentia divina, quae omne genus excedit, et est extra omne genus ; ut sic nulla creata species inveniri possit sufficiens ad eam repraesentandam.

Unde oportet, si Deus per essentiam videri debeat, quod per nullam speciem creatam videatur : sed ipsa eius essentia fiat intelligibilis forma intellectus eum videntis, quod fieri non potest nisi ad hoc intellectus creatus per lumen gloriae disponatur. Et sic in videndo Deum per essentiam, per dispositionem infusi luminis pertingit mens ad terminum viae, qui est gloria ; et sic non est in via. Sicut autem divinae omnipotentiae subiecta sunt corpora, ita et mentes. Unde, sicut potest aliqua corpora perducere ad effectus quorum dispositio in praedictis corporibus non invenitur, sicut Petrum fecit super aquas ambulare sine hoc quod ei dotem agilitatis tribueret ; ita potest mentem ad hoc perducere ut divinae essentiae uniatur in statu viae, modo illo quo unitur sibi in patria, sine hoc quod a lumine gloriae perfundatur. Cum autem hoc contingit, oportet quod mens ab illo modo cognitionis desistat quo a phan­tasmatibus abstrahit ; sicut etiam corpus corruptibile, cum ei miraculose datur agilitatis actus, non est simul in actu gravitatis. Et ideo illi quibus hoc modo Deum videre per essentiam datur, omnino ab actibus sensuum abstrahuntur, ut tota anima colligatur ad divinam essentiam intuendam. Unde et rapi dicuntur, quasi vi superioris naturae abstracti ab eo quod secundum naturam eis competebat.

 

Sic igitur, secundum communem cursum, nullus in statu viae Deum per essentiam videt. Et si aliquibus hoc miraculose concedatur, ut Deum per essentiam videant, nondum anima a carne mortali totaliter separata : non tamen sunt totaliter in statu viae, ex quo actibus sensuum carent, quibus in statu mortalis viae utimur.Ad primum igitur dicendum, quod secundum Augustinum, XII super Genes. ad litt. [cap. 27-28] et ad Paulinam de videndo Deum [Epist. 147, 13], ex verbis illis Moyses ostenditur Deum per essentiam vidisse in quodam raptu, sicut et de Paulo dicitur II Corinth., XII, 2 : ut in hoc Iudaeorum legifer, et doctor gentium aequarentur.

 

 

Ad secundum dicendum, quod Gregorius loquitur de illis qui acumine contemplationis ad hoc crescunt ut divinam essentiam in raptu videant ; unde subiungit : qui sapientiam quae Deus est, videt, huic vitae funditus moritur.

 

Ad tertium dicendum, quod in Christo hoc fuit singulare ut esset simul viator et comprehensor. Quod ei competebat ex hoc quod erat Deus et homo : unde in eius potestate erant omnia quae ad humanam naturam spectabant, ut unaquaeque vis animae et corporis afficeretur secundum quod ipse disponebat. Unde nec dolor corporis contemplationem mentis impediebat, nec fruitio mentis dolorem corporis minuebat : et sic intellectus eius, luce gloriae illustratus, Deum per essentiam videbat, ut tamen ad inferiores partes gloria non derivaretur. Et sic simul erat viator et comprehensor ; quod de aliis dici non potest in quibus ex superioribus viribus de necessitate redundat aliquid in inferiores ; et a passionibus vehementibus inferiorum virium superiores trahuntur.

 

Ad quartum dicendum, quod intellectuali visione in statu viae Deus cognoscitur, non ut sciatur de Deo quid est, sed solum quid non est. Et quantum ad hoc eius essentiam cognoscimus, eam super omnia collocatam intelligentes, quamvis talis cognitio per aliquas similitudines fiat. Verbum autem Augustini referendum est ad id quod cognoscitur, non ad id quo cognoscitur, ut ex superioribus quaestionibus [art. 8 et 9 hic supra] patet.

 

Ad quintum dicendum, quod intellectus noster etiam in statu viae divinam essentiam aliquo modo cognoscere potest, non ut sciat de ea quid est, sed solum quid non est.

 

Ad sextum dicendum, quod nos possumus Deum diligere immediate, nullo alio praedilecto, quamvis quandoque ex aliorum visibilium amore in invisibilia rapiamur ; non autem possumus in statu viae Deum immediate cognoscere, nullo alio praecognito. Cuius ratio est, quia, cum affectus ad intellectum sequatur, ubi terminatur operatio intellectus, incipit operatio affectus. Intellectus autem ex effectibus in causas procedens, tandem pervenit in ipsius Dei cognitionem aliqualem, cognoscendo de eo quid non est ; et sic affectus fertur in id quod ei per intellectum offertur, sine hoc quod necesse habeat redire per omnia media per quae intellectus transivit.

 

Ad septimum dicendum, quod intellectus noster quamvis sit factus ad videndum Deum, non tamen ut naturali sua virtute Deum videre possit, sed per lumen gloriae sibi infusum. Et ideo omni velamine remoto nondum oportet quod intellectus Deum per essentiam videat, si lumine gloriae non illustretur. Ipsa enim carentia gloriae erit ei divinae visionis impedimentum.

 

Ad octavum dicendum, quod mens nostra cum intelligibilitate, quam habet ut proprium quoddam, et cum aliis communiter habet esse : unde, quamvis in ea sit Deus, non oportet quod semper sit in ea ut forma intelligibilis ; sed ut dans esse, sicut est in aliis creaturis. Quamvis autem creaturis omnibus communiter det esse, tamen cuilibet creaturae dat proprium modum essendi ; et sic etiam quantum ad hoc quod in omnibus est per essentiam, praesentiam, potentiam, invenitur esse diversimode in diversis, et in unoquoque secundum proprium eius modum.

 

Ad nonum dicendum, quod duplex est sanitas mentis : una qua sanatur a culpa per gratiam fidei, et haec sanitas facit videre illam inaccessibilem claritatem per speculum et in aenigmate. Alia est ab omni culpa et poena et miseria : quae erit per gloriam ; et haec sanitas faciet videri Deum facie ad faciem. Quae duae visiones distinguuntur I Corinth., XIII, 12 : videmus nunc per speculum etc. usque faciem.

 

Ad decimum dicendum, quod ens quod est primum per communitatem, cum sit idem per essentiam cuilibet rei, nullius proportionem excedit ; et ideo in cognitione cuiuslibet rei ipsum cognoscitur. Sed ens quod primum est causalitate, excedit improportionaliter omnes alias res : unde per nullius alterius cognitionem sufficienter cognosci potest. Et ideo in statu viae, in quo per species a rebus abstractas intelligimus, cognoscimus ens commune sufficienter, non autem ens increatum.

 

 

Ad undecimum dicendum, quod quamvis divina essentia sit praesens intellectui nostro, non tamen est ei coniuncta ut forma intelligibilis, quam intelligere possit quamdiu lumine gloriae non perficitur. Ipsa enim mens non habet facultatem videndi Deum per essentiam antequam praedicto lumine illustretur. Et sic deficit et videntis facultas, et visi praesentia. Intentio etiam non semper adest ; quamvis enim in creatura inveniatur aliqualis creatoris similitudo, non tamen quandocumque ad creaturam convertimur, convertimur ad eam prout est similitudo creatoris. Unde non oportet quod semper intentio nostra feratur ad Deum.

 

 

Ad decimumsecundum dicendum, quod, sicut dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 155 A] super illud Psal. XI, 1 : diminutae sunt veritates etc., ab una increata veritate multae veritates in humanis mentibus imprimuntur, sicut ab una facie multae similitudines resultant in speculis diversis, vel uno fracto. Secundum hoc ergo nos in veritate increata aliquid videre dicimur, secundum quod per eius similitudinem in nostra mente resultantem de aliquo iudicamus, ut cum per principia per se nota iudicamus de conclusionibus. Unde non oportet quod ipsa increata veritas a nobis per essentiam videatur.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod summa veritas, quantum est in se, est maxime cognoscibilis ; sed ex parte nostra contingit quod nobis est minus cognoscibilis, sicut patet per philosophum, in II Metaphys. [l. 1 (993 b 7)].

 

Ad decimumquartum dicendum, quod auctoritas illa dupliciter exponitur

in Glossa. Uno modo ut intelligatur

de visione imaginaria ; unde dicit interlinearis [Glossa interlin. super Gen. 32, 30] : vidi Dominum facie ad faciem : non quod Deus videri possit, sed formam vidit in qua Deus locutus est ei. Alio modo exponit Glossa Gregorii de visione intellectuali, qua sancti in contemplatione divinam veritatem intuentur ; non quidem sciendo de ea quid est, sed magis quid non est ; unde dicit ibidem Gregorius [Glossa ordin. super Gen. 32, 30] : veritatem sentiendo videt ; quia quanta est ipsa veritas, non videt, cui tanto se longe aestimat, quanto appropinquat ; quia nisi illam utcumque conspiceret, non eam conspicere se non posse sentiret. Et post pauca sub­iungit : haec ipsa per contemplationem facta, non solida et permanens visio, sed quasi quaedam visionis imitatio, Dei facies dicitur. Quia enim per faciem quemlibet agnoscimus, cognitionem Dei faciem vocamus.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 12 - L’EXISTENCE DE DIEU EST-ELLE ÉVIDENTE PAR ELLE-MÊME POUR L’ESPRIT HUMAIN, COMME LES PREMIERS PRINCIPES DE LA DÉMONSTRATION, DONT L’ESPRIT HUMAIN NE PEUT PENSER LE NON-ÊTRE ?

(Duodecimo quaeritur utrum Deum esse sit per se notum menti humanae,

sicut prima principia demonstrationis quae non potest cogitare non esse.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Les choses dont la connaissance a naturellement été mise en nous sont, pour nous, évidentes par soi. Or « chacun a, par nature, semée en lui, la connaissance qu’il y a un Dieu », comme dit saint Jean Damascène. L’existence de Dieu est donc évidente par soi.

 

2° « Dieu est tel que rien de plus grand ne peut être pensé », comme dit Anselme. Or ce dont on ne peut pas penser le non-être est plus grand que ce dont on peut penser le non-être. On ne peut donc pas penser le non-être de Dieu.

 

3° Dieu est la vérité même. Or nul ne peut penser le non-être de la vérité, car si l’on prétend qu’elle n’existe pas, il s’ensuit qu’elle existe : en effet, si la vérité n’existe pas, il est vrai que la vérité n’existe pas. On ne peut donc pas penser le non-être de Dieu.

 

4° Dieu est lui-même son être. Or on ne peut penser que le même ne se prédique pas du même, comme par exemple que l’homme ne soit pas homme. On ne peut donc pas penser le non-être de Dieu.

 

5° Toutes choses désirent le souverain bien, comme dit Boèce. Or le souverain bien est Dieu seul. Toutes choses désirent donc Dieu. Or ce qui n’est pas connu ne peut pas être désiré. Que Dieu existe est donc la commune conception de tous ; on ne peut donc pas penser son non-être.

 

 

 

6° La vérité première surpasse toute vérité créée. Or quelque vérité créée est si évidente qu’on ne peut pas penser son non-être, comme par exemple la vérité de cette proposition : « L’affirmation et la négation ne sont pas vraies en même temps. » Il est donc bien moins possible de penser le non-être de la vérité incréée, qui est Dieu.

 

 

7° L’être est possédé par Dieu plus véritablement que par l’âme humaine. Or l’âme ne peut pas penser son propre non-être. Elle peut donc bien moins encore penser le non-être de Dieu.

 

8° Tout ce qui est, il a d’abord été vrai que c’était futur. Or la vérité est. Il a donc d’abord été vrai qu’elle était future, et ce en vertu seulement de la vérité. On ne peut donc pas penser que la vérité n’a pas toujours été. Or Dieu est la vérité. On ne peut donc pas penser que Dieu n’est pas ou n’a pas toujours été.

 

9° [Le répondant] disait qu’il y a dans le cours de cet argument un paralogisme, celui du relatif et de l’absolu ; car en disant qu’une vérité était future avant qu’elle fût, on n’exprime pas quelque chose de vrai absolument, mais seulement relativement ; et ainsi, on ne peut pas conclure abso­lument que la vérité existait. En sens contraire : tout vrai relatif se ramène à quelque vrai absolu, comme tout imparfait se ramène à quelque parfait. Si donc il était vrai relativement qu’une vérité était future, il était nécessaire que quelque chose fût vrai absolument ; et ainsi, il était absolument vrai de dire que la vérité existait.

 

 

10° Le nom propre de Dieu est « Celui qui est », comme on le voit clairement en Ex. 3, 14. Or on ne peut pas penser le non-être de l’étant. On ne peut donc pas non plus penser le non-être de Dieu.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit au psaume 13, v. 1 : « L’insensé a dit dans son cœur : “Il n’y a point de Dieu.” »

 

 

2) [Le répondant] disait que l’existence de Dieu est évidente par soi en un habitus de l’esprit, mais que son non-être peut être pensé en acte. En sens contraire : on ne peut pas estimer par la raison intérieure le contraire de ce qui est connu par un habitus naturel, comme les premiers principes de la démonstration. Si donc l’on peut estimer en acte le contraire de l’existence de Dieu, elle ne sera pas évidente par soi dans un habitus.

 

3) Les choses qui sont évidentes par soi sont connues sans aucune déduction des effets aux causes ; en effet, elles sont connues dès que les termes le sont, comme il est dit au premier livre des Seconds Analytiques. Or nous ne connaissons l’existence de Dieu qu’en regardant son effet ; Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu… par le moyen de ses œuvres » ; l’existence de Dieu n’est donc pas évidente par soi.

 

4) On ne peut connaître l’existence de quelque chose sans savoir ce que c’est. Or, dans l’état présent, nous ne pouvons pas savoir de Dieu ce qu’il est. Son existence n’est donc pas connue de nous ; encore moins est-elle évidente.

 

5) L’existence de Dieu est un article de foi. Or l’article est ce que la foi suggère et que la raison contredit. Or les choses que la raison contredit ne sont pas évidentes par soi. L’existence de Dieu n’est donc pas évidente par soi.

 

6) Rien n’est plus certain pour l’homme que sa foi, comme dit saint Augustin. Or un doute peut s’élever en nous sur les choses qui sont de foi, donc sur n’importe quelles autres aussi ; et ainsi, on peut penser le non-être de Dieu.

 

 

7) La connaissance de Dieu appartient à

la sagesse. Or tous n’ont pas la sagesse. L’existence de Dieu n’est donc pas connue de tous, elle n’est donc pas évidente par soi.

 

 

8) Saint Augustin dit au livre sur la Trinité que « le souverain bien ne peut se montrer qu’à des esprits parfaitement purifiés ». Or tous n’ont pas des esprits parfaitement purifiés. Donc tous ne connaissent pas l’exis­tence du souverain bien, c’est-à-dire de Dieu.

 

9) De deux choses quelconques que la raison distingue, l’une peut être pensée sans l’autre ; par exemple, nous pouvons penser Dieu sans penser qu’il est bon, comme le montre Boèce au livre des Semaines. Or en Dieu, l’essence et l’existence diffèrent de raison. On peut donc penser son essence sans penser qu’il existe, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

10) Pour Dieu, être Dieu et être juste sont une même chose. Or certains avancent l’opinion que Dieu n’est pas juste, disant que des maux plaisent à Dieu. Quelques-uns peuvent donc avoir l’opinion que Dieu n’existe pas, et ainsi, l’existence de Dieu n’est pas évidente par soi.

 

Réponse :

 

On trouve trois opinions sur cette question. Certains, en effet, comme le rapporte Rabbi Moïse, prétendirent que l’existence de Dieu n’était pas évidente par soi, ni non plus sue par démonstration, mais seulement reçue par la foi ; et ce qui les poussait à dire cela, c’était la faiblesse des raisons que beaucoup avancent pour prouver l’existence de Dieu. D’autres, comme Avicenne, affirmèrent que l’existence de Dieu n’était pas

évidente par soi, mais qu’elle est sue par démonstration. D’autres encore, comme Anselme, sont d’avis que l’existence de Dieu est évidente par soi, au point que nul

ne peut penser intérieurement que Dieu n’existe pas, quoique l’on puisse proférer cela extérieurement et penser intérieurement les mots par lesquels on le profère. La première opinion apparaît manifestement fausse. En effet, l’existence de Dieu se trouve prouvée par d’irréfragables démonstrations, même par des philosophes, quoique quelques-uns produisent des raisons futiles pour montrer cela. Quant aux deux opinions suivantes, elles sont vraies toutes deux à un certain point de vue.

 

 

 

En effet, il y a deux façons pour une chose d’être évidente par soi : en soi, et pour nous. Ainsi l’existence de Dieu est évidente par soi en soi, mais non pour nous ; aussi nous est-il nécessaire, pour connaître cela, d’avoir des démonstrations partant des effets. Et cela apparaît de la façon suivante. Pour qu’une chose soit évidente par soi en soi, il est seulement exigé que le prédicat entre dans la notion du sujet ; dans ce cas, en effet, le sujet ne peut être pensé sans qu’il soit clair que le prédicat est en lui. Mais pour qu’une chose soit évidente par soi pour nous, il est nécessaire que la notion du sujet, en laquelle le prédicat est inclus, soit connue de nous. Et de là vient que certaines choses sont évidentes par soi pour tous, à savoir, lorsque de telles propositions ont des sujets dont la notion est connue de tous : par exemple, que n’im­porte quel tout est plus grand que sa partie ; en effet, tout le monde sait ce qu’est le tout et ce qu’est la partie. D’autres choses, en revanche, sont évidentes par soi seulement pour les sages, qui connaissent les définitions des termes, alors que la foule les ignore. Et c’est pourquoi Boèce dit au livre des Semaines qu’« il y a deux modes de conceptions communes. L’une est commune à tous, comme : “Si vous retranchez des parties égales de choses égales, etc.” L’autre est celle qui appartient seulement aux plus savants, comme par exemple : “Les incorporels ne sont pas dans un lieu”, conception que non pas la foule mais les savants reconnaissent » : car la considération de la foule ne peut pas transcender l’imagination pour atteindre la notion de réalité incorporelle.

 

Or l’existence n’est incluse dans la notion d’aucune créature ; en effet, l’existence de n’importe quelle créature est autre que sa quiddité ; on ne peut donc dire d’aucune créature que son existence est évidente par soi, même en soi. Mais en Dieu, son existence est incluse dans la notion de sa quiddité, car en lui sont identiques l’existence et ce qui est, comme dit Boèce, et la même question est de savoir s’il existe et ce qu’il est, comme dit Avicenne ; voilà pourquoi son existence est évidente par soi en soi. En revanche, parce que la quiddité de Dieu ne nous est pas connue, l’existence de Dieu n’est pas évidente pour nous, mais a besoin d’une démonstration. Mais dans la patrie, où nous verrons son essence, l’existence de Dieu sera pour nous bien plus évidente par soi qu’il n’est présentement évident que l’affirmation et la négation ne sont pas vraies en même temps.

 

Ainsi donc, les deux parties de l’alternative étant vraies à quelque égard, il est nécessaire de répondre aux arguments de part et d’autre.

 

Réponse aux objections :

 

1° Il est dit que la connaissance de l’exis­tence de Dieu a naturellement été semée en tous, parce qu’en tous a naturellement été semé quelque chose à partir d’où l’on peut parvenir à connaître l’existence de Dieu.

 

 

2° Cet argument serait probant si c’était du côté de Dieu lui-même que Dieu n’est pas évident par soi ; or en fait, s’il peut être pensé comme non existant, c’est du côté de nous qui manquons à connaître des choses qui sont en soi très évidentes. Donc, que Dieu puisse être pensé comme non existant n’empêche pas qu’il soit aussi tel que rien de plus grand ne peut être pensé.

 

 

3° La vérité est fondée sur l’étant ; donc, de même qu’il est évident par soi que l’étant commun existe, de même est-il évident par soi que la vérité existe. Mais il n’est pas évident par soi pour nous qu’il y ait un étant premier qui soit la cause de tout étant, jusqu’à ce que, ou la foi le reçoive, ou la démonstration le prouve ; il n’est donc pas non plus évident par soi que toute vérité vienne d’une vérité première. Il ne s’ensuit donc pas que l’existence de Dieu soit évidente par soi.

 

4° Cet argument serait probant s’il était pour nous évident par soi que la déité même est l’être de Dieu ; et assurément, cela ne nous est pas évident par soi maintenant, puisque nous ne voyons pas Dieu dans son essence ; mais nous avons besoin, pour le maintenir, soit de la démonstration, soit de la foi.

 

5° Le souverain bien est désiré de deux façons : d’abord dans son essence, et ainsi toutes choses ne désirent pas le souverain bien ; ensuite dans sa ressemblance, et ainsi toutes choses désirent le souverain bien, car une chose n’est désirable qu’en tant qu’il se trouve en elle une ressemblance du souverain bien. On ne peut donc pas en déduire que l’existence de Dieu, qui est par essence le souverain bien, est évidente par soi.

 

 

6° Bien que la vérité incréée dépasse toute vérité créée, rien n’empêche cependant que la vérité créée soit plus évidente pour nous que l’incréée : en effet, les choses qui sont moins évidentes en soi le sont davantage pour nous, suivant le Philosophe.

 

 

 

7° On peut entendre de deux façons que le non-être d’une chose est pensé. D’abord en sorte que ces deux termes viennent en même temps dans l’appréhension ; et dans ce cas, rien n’empêche que quelqu’un pense son propre non-être, comme il pense qu’un jour il n’a pas existé. Mais de la sorte, il ne peut pas venir en même temps dans l’appréhension qu’une chose est le tout et qu’elle est plus petite que la partie, car l’un des termes exclut l’autre. Ensuite, en sorte qu’un assentiment soit apporté à cette appréhension ; et dans ce cas, on ne peut jamais penser avec assentiment son propre non-être, car dès lors qu’on pense quelque chose, on perçoit qu’on existe.

 

8° Il n’est pas nécessaire qu’il ait été vrai que ce qui est maintenant a d’abord été futur, à moins de supposer que quelque chose existait au moment où il est censé avoir été futur. Et si nous envisageons, par impossible, qu’une fois rien n’ait existé, alors, dans ce cas de figure, rien ne sera vrai que matériellement : en effet, la matière de la vérité est non seulement l’être, mais aussi le non-être, car il arrive que l’on dise le vrai à propos de l’étant et du non-étant. Et ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il y eut alors vérité, si ce n’est matériellement, et donc à un certain point de vue.

9° La proposition « ce qui est vrai relativement se ramène à la vérité ou au vrai absolu » est nécessaire si l’on suppose que la vérité existe, mais non autrement.

 

 

10° Bien que le nom de Dieu soit « Celui qui est », cependant cela n’est pas évident par soi pour nous ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Voici comment Anselme, dans son Pros­logion, explique qu’il soit affirmé que l’insensé a dit dans son cœur « Il n’y a point de Dieu » : il a pensé ces paroles, mais n’a pu penser cela par la raison intérieure.

 

 

 

2) C’est de la même façon, quant à l’habitus et quant à l’acte, que l’existence de Dieu est évidente par soi ou ne l’est pas.

 

 

3) C’est à cause de l’imperfection de notre connaissance que nous ne pouvons connaître l’existence de Dieu que par les effets ; cela n’exclut donc pas qu’elle soit évidente par soi en elle-même.

 

 

4) Pour connaître l’existence d’une chose, il est nécessaire de savoir d’elle non point ce qu’elle est par définition, mais ce qui est signifié par son nom.

 

 

5) L’existence de Dieu n’est pas un article de foi, mais le préambule à un article ; à moins de comprendre quelque autre chose en association à l’existence de Dieu, par exemple que Dieu a l’unité d’essence avec la trinité des Personnes, et autres choses semblables.

6) Les choses qui sont de foi sont connues très certainement, au sens où la certitude implique la fermeté de l’adhésion : en effet, le croyant n’adhère à rien plus fermement qu’aux choses qu’il tient par la foi. Mais elles ne sont pas connues très certainement au sens où la certitude implique l’apai-

se­ment de l’intelligence dans la réalité connue : en effet, si le croyant donne son assentiment aux choses qu’il croit, cela ne vient pas de ce que son intelligence, en vertu de quelques principes, a pour terme ces choses susceptibles d’être crues, mais cela vient de la volonté qui incline l’intelli­gence à assentir à ces choses qui sont crues. Et de là vient qu’un mouvement de doute peut s’élever dans le croyant sur les choses qui sont de foi.

 

7) La sagesse ne consiste pas seulement à connaître que Dieu existe, mais aussi en ce que nous accédons à la connaissance de ce qu’il est ; et cela, nous ne pouvons le connaître dans l’état de voie que dans la mesure où nous savons ce qu’il n’est pas. En effet, celui qui connaît une chose en tant qu’elle est distincte de toutes les autres, approche de la connaissance par laquelle on sait ce qu’elle est ; et la citation de saint Augustin invoquée ensuite s’entend aussi de cette connaissance.

 

 

8) On voit dès lors clairement la réponse au huitième argument.

 

9) Les choses qui sont distinctes de raison ne peuvent pas toujours être pensées comme séparées l’une de l’autre, quoiqu’elles puissent être pensées séparément. En effet, bien qu’on puisse penser Dieu sans penser sa bonté, cependant on ne peut penser que Dieu existe et ne soit pas bon ; donc, bien qu’en Dieu ce qui est

et l’existence soient distincts de raison,

cependant il n’en découle pas que son non-être puisse être pensé.

 

 

10) Dieu est connu non seulement dans son effet de justice, mais aussi dans ses autres effets ; donc, supposé que quelqu’un ne le connaisse pas comme juste, il ne s’ensuit pas qu’il ne soit aucunement connu. Et il n’est pas possible qu’aucun de ses effets ne soit connu, puisque l’étant commun, qui ne peut pas être inconnu, est son effet.

 

Et videtur quod sic.

 

Illa enim sunt nobis per se nota, quorum cognitio naturaliter est nobis indita. Sed cognitio existendi Deum naturaliter omnibus est inserta, ut Damascenus [De fide I, 1] dicit. Ergo Deum esse est per se notum.

 

 

Praeterea, Deus est id quo maius cogitari non potest, ut Anselmus [Proslog., cap. 2] dicit. Sed illud quod non potest cogitari non esse, est maius illo quod potest cogitari non esse. Ergo Deus non potest cogitari non esse.

 

Praeterea, Deus est ipsa veritas. Sed nullus potest cogitare veritatem non esse, quia si ponitur non esse, sequitur eam esse : si enim veritas non est, verum est veritatem non esse. Ergo non potest cogitari Deum non esse.

 

Praeterea, Deus est ipsum esse suum. Sed non potest cogitari quin idem de se praedicetur, ut quod homo non sit homo. Ergo non potest cogitari Deum non esse.

 

Praeterea, omnia desiderant summum bonum, ut Boetius [De consol. III, 2] dicit. Summum autem bonum, solus Deus est. Ergo omnia desiderant Deum. Sed non potest desiderari quod non cognoscitur. Ergo communis omnium conceptio est Deum esse ; ergo non potest cogitari non esse.

 

Praeterea, veritas prima praecellit omnem veritatem creatam. Sed aliqua veritas creata est adeo evidens quod non potest cogitari non esse, sicut veritas huius propositionis quod affirmatio et negatio non sunt simul vera. Ergo multo minus potest cogitari veritatem increatam non esse, quae Deus est.

 

Praeterea, verius esse habet Deus quam anima humana. Sed anima non potest se cogitare non esse. Ergo multo minus potest cogitare Deum non esse.

 

Praeterea, omne quod est, prius fuit verum esse futurum. Sed veritas est. Ergo prius fuit verum eam futuram. Non autem nisi veritate. Ergo non potest cogitari quin semper veritas fuerit. Deus autem est veritas. Ergo non potest cogitari Deum non esse vel non semper fuisse.

 

Sed dicebat, quod in processu huius argumenti est fallacia, secundum quid et simpliciter ; quia veritatem futuram esse antequam esset, non dicit aliquid verum simpliciter, sed tantum secundum quid ; et sic non potest concludi simpliciter veritatem esse. – Sed contra, omne verum secundum quid reducitur ad aliquod verum simpliciter, sicut omne imperfectum ad aliquod perfectum. Si ergo veritatem futuram esse, erat verum secundum quid, oportebat aliquid esse verum simpliciter ; et sic simpliciter erat verum, dicere veritatem esse.

 

Praeterea, nomen Dei proprium est qui est, ut patet Exod. III, 14. Sed non potest cogitari ens non esse. Ergo nec cogitari potest Deum non esse.

Sed contra. Est quod dicitur in Psalm. XIII, 1 : dixit insipiens in corde suo : non est Deus.

 

 

Sed dicebat, quod Deum esse, in habitu mentis est per se notum, sed actu potest cogitari non esse. – Sed contra, de his quae naturali habitu cognoscuntur, non potest contrarium aestimari secundum interiorem rationem, sicut sunt prima principia demonstrationis. Si ergo contrarium huius quod est Deum esse, potest aestimari in actu, Deum esse, non erit per se notum in habitu.

 

Praeterea, illa quae sunt per se nota, cognoscuntur sine aliqua deductione a causatis in causas ; statim enim cognitis terminis cognoscuntur, ut dicitur I posteriorum [Anal. post. I, 7 (72 b 23)]. Sed Deum esse non cognoscimus nisi inspiciendo effectum eius ; Rom., I, 20 : invisibilia Dei per ea quae facta sunt, etc. ; ergo Deum esse, non est per se notum.

 

Praeterea, non potest de aliquo sciri ipsum esse, nisi quid ipsum sit cognoscatur. Sed de Deo in praesenti statu scire non possumus quid est. Ergo eum esse non est nobis notum ; nedum sit per se notum.

 

Praeterea, Deum esse est articulus fidei. Sed articulus est quod fides suggerit, et ratio contradicit. Ea autem quibus ratio contradicit, non sunt per se nota. Ergo Deum esse non est per se notum.

 

Praeterea, nihil est homini certius sua fide, ut Augustinus [cf. De Trin. XIII, 1] dicit. Sed de his quae sunt fidei, dubitatio potest nobis oriri, ergo et de quibuslibet aliis ; et sic cogitari potest Deum non esse.

 

 

Praeterea, cognitio Dei ad sapientiam pertinet. Sed non omnes habent sapientiam. Ergo non omnibus notum est Deum esse, ergo non est per se notum.

 

Praeterea, Augustinus dicit in libro de Trinitate [I, 2], quod summum bonum nonnisi purgatissimis mentibus cernitur. Sed non omnes habent purgatissimas mentes. Ergo non omnes cognoscunt summum bonum, scilicet Deum esse.

 

Praeterea, inter quaecumque distinguit ratio, unum eorum potest sine altero cogitari ; sicut etiam cogitare possumus Deum, sine hoc quod cogitemus eum esse bonum, ut patet per Boetium in libro de Hebdom. [ed. Peiper, p. 171,85]. Sed in Deo differt essentia et esse ratione. Ergo potest cogitari eius essentia sine hoc quod cogitetur esse, et sic ut prius.

 

Praeterea, Deo idem est esse Deum quod esse iustum. Sed quidam opinantur Deum non esse iustum, qui dicunt Deo placere mala. Ergo aliqui possunt opinari Deum non esse, et sic Deum esse non est per se notum.

Responsio. Dicendum, quod circa hanc quaestionem invenitur triplex opinio. Quidam enim, ut Rabbi Moyses [Dux neutr. I, 74] narrat, dixerunt quod Deum esse non est per se notum, nec etiam per demonstrationem scitum, sed est tantum a fide susceptum ; et ad hoc dicendum induxit eos debilitas rationum quas multi inducunt ad probandum Deum esse. Alii vero dixerunt, ut Avicenna [Metaph. I, 1], quod Deum esse, non est per se notum, est tamen per demonstrationem scitum. Alii vero, ut Anselmus [Proslog., cap. 2-4], opinan­tur quod Deum esse sit per se notum, in tantum quod nullus possit cogitare interius Deum non esse ; quamvis hoc possit exterius proferre, et verba quibus profert interius cogitare. Prima quidem opinio manifeste falsa apparet. Invenitur enim hoc quod est Deum esse, demonstrationibus irrefragabilibus etiam a philosophis probatum ; quamvis etiam a nonnullis ad hoc ostendendum aliquae rationes frivolae inducantur. Duarum vero opinionum sequentium utraque secundum aliquid vera est.

Est enim dupliciter aliquid per se notum ; scilicet secundum se, et quoad nos. Deum igitur esse, secundum se est per se notum ; non autem quoad nos ; et ideo nobis necessarium est, ad hoc cognoscendum, demonstrationes habere ex effectibus sumptas. Et hoc quidem sic apparet. Ad hoc enim quod aliquid sit per se notum secundum se, nihil aliud requiritur nisi ut praedicatum sit de ratione subiecti ; tunc enim subiectum cogitari non potest sine hoc quod praedicatum ei inesse appareat. Ad hoc autem quod sit per se notum nobis, oportet quod nobis sit cognita ratio subiecti in qua includitur praedicatum. Et inde est quod quaedam per se nota sunt omnibus ; quando scilicet propositiones huiusmodi habent talia subiecta quorum ratio omnibus nota est, ut, omne totum maius est sua parte ; quilibet enim scit quid est totum et quid est pars. Quaedam vero sunt per se nota sapientibus tantum, qui rationes terminorum cognoscunt, vulgo eas ignorante. Et secundum hoc Boetius in libro de Hebdomadibus [ed. Peiper, p. 169,2] dicit, quod duplex est modus communium conceptionum. Una est communis omnibus, ut, si ab aequalibus aequalia demas, et cetera. Alia quae est doctiorum tantum, ut puta incorporalia in loco non esse, quae non vulgus, sed docti comprobant ; quia scilicet vulgi consideratio imaginationem transcendere non potest, ut ad rationem rei incorporalis pertingat.

 

Hoc autem quod est esse, in nullius creaturae ratione includitur ; cuiuslibet enim creaturae esse est aliud ab eius quidditate : unde non potest dici de aliqua creatura quod eam esse sit per se notum etiam secundum se. Sed in Deo esse ipsius includitur in suae quidditatis ratione, quia in eo est idem quod est et esse, ut Boetius [De hebdomadibus (ed. Peiper, p. 169, 43)] dicit, et idem an est et quid est, ut dicit Avicenna [Metaph. VIII, 4] ; et ideo secundum se est per se notum. Sed quia quidditas Dei non est nobis nota, ideo quoad nos Deum esse non est nobis notum, sed indiget demonstratione. Sed in patria, ubi essentiam eius videbimus, multo erit nobis amplius per se notum Deum esse, quam nunc sit per se notum quod affirmatio et negatio non sunt simul vera.

Quia igitur utraque pars quaestionis quantum ad aliquid vera est, ad utrasque rationes respondere oportet.

Ad primum igitur dicendum, quod cognitio existendi Deum dicitur omnibus naturaliter insita, quia omnibus naturaliter est insitum aliquid unde potest perveniri ad cognoscendum Deum esse.

 

Ad secundum dicendum, quod ratio illa procederet, si esset ex parte ipsius, quod non est per se notum ; nunc autem quod potest cogitari non esse, est ex parte nostra, qui sumus deficientes ad cognoscendum ea quae sunt in se notissima. Unde hoc quod Deus potest cogitari non esse, non impedit quin etiam sit id quo maius cogitari non possit.

 

Ad tertium dicendum, quod veritas supra ens fundatur ; unde, sicut ens esse in communi est per se notum, ita et etiam veritatem esse. Non est autem per se notum nobis, esse aliquod primum ens quod sit causa omnis entis, quousque hoc vel fides accipiat, vel demonstratio probet ; unde nec est per se notum omnem veritatem ab aliqua prima veritate esse. Unde non sequitur quod Deum esse sit per se notum.

 

Ad quartum dicendum, quod ratio illa procederet, si hoc esset nobis per se notum, quod ipsa deitas sit esse Dei ; quod quidem nunc nobis per se notum non est, cum Deum per essentiam non videamus ; sed indigemus, ad hoc tenendum, vel demonstratione vel fide.

 

Ad quintum dicendum, quod summum bonum desideratur dupliciter : uno modo in sui essentia : et sic non omnia desiderant summum bonum ; alio modo in sui similitudine : et sic omnia summum bonum desiderant, quia nihil est desiderabile nisi in quantum in eo aliqua similitudo summi boni invenitur. Unde ex hoc non potest haberi quod, Deum esse, qui est summum bonum per essentiam, sit per se notum.

 

Ad sextum dicendum, quod quamvis veritas increata excedat omnem veritatem creatam, nihil tamen prohibet veritatem creatam, esse nobis magis notam quam increatam : ea enim quae sunt minus nota in se sunt magis nota quoad nos, secundum philosophum [Phys. I, 1 (184 a 16)].

 

Ad septimum dicendum, quod cogitari aliquid non esse, potest intelligi dupliciter. Uno modo ut haec duo simul in apprehensione cadant ; et sic nihil prohibet quod aliquis cogitet se non esse, sicut cogitat se quandoque non fuisse. Sic autem non potest simul in apprehensione cadere aliquid esse totum et minus parte, quia unum eorum excludit alterum. Alio modo ita quod huic apprehensioni assensus adhibeatur ; et sic nullus potest cogitare se non esse cum assensu : in hoc enim quod cogitat aliquid, percipit se esse.

 

 

Ad octavum dicendum, quod id quod nunc est, verum fuisse prius esse futurum, non oportet, nisi supposito quod aliquid tunc fuerit quando hoc dicitur fuisse futurum. Si vero ponamus, per impossibile, aliquando nihil fuisse, tunc, tali positione facta, nihil erit verum nisi materialiter tantum : materia enim veritatis non solum est esse, sed etiam non esse, quia de ente et non ente contingit verum dicere. Et sic non sequitur quod tunc veritas fuerit nisi materialiter et sic secundum quid.

Ad nonum dicendum, quod id quod est verum secundum quid, reduci ad veritatem vel verum simpliciter, necessarium est supposito veritatem esse, non autem aliter.

 

Ad decimum dicendum, quod quamvis nomen Dei sit qui est, non tamen hoc est per se notum nobis ; unde ratio non sequitur.

 

 

 

Ad primum autem in contrarium dicendum, quod Anselmus in Prosl. [cap. 4], ita exponit, quod insipiens intelligatur dixisse in corde, non est Deus, inquantum haec verba cogitavit ; non quod hoc interiori ratione cogitare potuerit.

 

Ad secundum dicendum, quod eodem modo quantum ad habitum et actum Deum esse est per se notum, et non per se notum.

 

Ad tertium dicendum, quod hoc est ex defectu cognitionis nostrae, quod Deum esse cognoscere non possumus nisi ex effectibus ; unde per hoc non excluditur quin secundum se sit per se notum.

 

Ad quartum dicendum, quod ad hoc quod cognoscatur aliquid esse, non oportet quod sciatur de eo quid sit per definitionem, sed quid significetur per nomen.

 

Ad quintum dicendum, quod Deum esse non est articulus fidei, sed praecedens articulum ; nisi cum hoc quod est Deum esse aliquid aliud cointelligatur ; utpote quod habet unitatem essentiae cum trinitate personarum, et alia huiusmodi.

Ad sextum dicendum, quod illa quae sunt fidei, certissime cognoscuntur, secundum quod certitudo importat firmitatem adhaesionis : nulli enim credens firmius inhaeret quam his quae per fidem tenet. Non autem cognoscuntur certissime, secundum quod certitudo importat quietationem intellectus in re cognita : quod enim credens assentiat his quae credit, non provenit ex hoc quod eius intellectus sit terminatus ad illa credibilia virtute aliquorum principiorum, sed ex voluntate, quae inclinat intellectum ad hoc quod illis creditis assentiat. Et inde est quod de his quae sunt fidei, potest motus dubitationis insurgere in credente.

 

Ad septimum dicendum, quod sapientia non consistit in hoc solum quod cognoscatur Deum esse, sed in hoc quod accedimus ad cognoscendum de eo quid est ; quod quidem in statu viae cognoscere non possumus, nisi quantum de eo cognoscimus quid non est. Qui enim scit aliquid prout est ab omnibus aliis distinctum, appropinquat cognitioni qua cognoscitur quid est ; et de hac etiam cognitione intelligitur auctoritas Augustini consequenter inducta.

 

Unde patet responsio ad octavum.

 

 

Ad nonum dicendum, quod ea quae sunt ratione distincta, non semper possunt cogitari ab invicem separata esse, quamvis separatim cogitari possint. Quamvis enim cogitari possit Deus sine hoc quod eius bonitas cogitetur, tamen non potest cogitari quod sit Deus, et non sit bonus ; unde licet in Deo quod est et esse ratione distinguantur, tamen non sequitur propter hoc quod possit cogitari non esse.

 

Ad decimum dicendum, quod Deus non solum cognoscitur in effectu iustitiae, sed in aliis etiam suis effectibus ; unde, dato quod ab aliquo non cognoscatur ut iustus, non sequitur quod nullo modo cognoscatur. Nec potest esse quod nullus eius effectus cognoscatur, cum eius effectus sit ens commune, quod incognitum esse non potest.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 13 - LA TRINITÉ DES PERSONNES PEUT-ELLE ÊTRE CONNUE PAR LA RAISON NATURELLE ?

(Tertiodecimo quaeritur utrum per naturalem rationem

possit cognosci Trinitas personarum.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Il est dit en Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu… par le moyen de ses œuvres ; sa puissance éternelle aussi, et sa divinité. » Or la Glose rapporte les perfections invisibles à la Personne du Père, la puissance éternelle à celle du Fils, la divinité à celle du Saint-Esprit. Nous pouvons donc parvenir à connaître la Trinité par la raison naturelle à partir des créatures.

 

2° On sait par la connaissance naturelle qu’il y a en Dieu la plus parfaite puissance, et qu’en lui est l’origine de toute la puissance. Il est donc nécessaire de lui attribuer la première puissance. Or la première puissance est la puissance générative. Nous pouvons donc savoir par la raison naturelle qu’il y a en Dieu la puissance générative. Or, une fois posée en Dieu la puissance générative, la distinction des Personnes s’ensuit nécessairement. Nous pouvons donc connaître par la raison naturelle la distinction des Personnes. Et voici comment [l’objectant] prouvait que la puissance générative est la première puissance. L’ordre des puissances est conforme à l’ordre des opérations. Or, entre toutes les opérations, la première est la pensée, car il est prouvé que celui qui agit par son intelligence est premier, et en lui la pensée, du point de vue de notre manière de connaître, est antérieure au vouloir et à l’agir. La puissance intellective est donc la première des puissances. Or la puissance intellective est une puissance générative, car quiconque pense engendre en soi-même sa connaissance. La puissance générative est donc la première des puissances.

 

3° Tout ce qui est équivoque se ramène à un univoque, comme toute multitude se ramène à une unité. Or la procession des créatures à partir de Dieu est une procession équivoque, puisque les créatures n’ont en commun avec Dieu ni le nom ni la notion. Il est donc nécessaire de concevoir par la raison naturelle qu’une procession univoque préexiste en Dieu, selon laquelle Dieu procède de Dieu ; et une fois qu’on l’a posée, la distinction des Personnes en Dieu s’ensuit.

 

4° Une certaine glose sur l’Apocalypse dit qu’il n’y avait pas de secte qui se fût trompée sur la Personne du Père. Or c’eût été une très grande erreur sur la Personne du Père que de prétendre qu’il n’a pas de Fils. Donc même la secte des philosophes,

lesquels ont connu Dieu par la raison naturelle, a reconnu le Père et le Fils en Dieu.

 

 

5° Comme dit Boèce dans son Arithmétique, une égalité précède toute inégalité. Or il y a une inégalité entre le Créateur et la créature. Il est donc nécessaire d’admettre en Dieu une égalité avant cette inégalité. Or il ne peut y avoir là d’égalité que s’il y a distinction, car rien n’est égal à soi-même, de même que rien n’est semblable à soi-même, comme dit saint Hilaire. Il est donc nécessaire de reconnaître une distinction des Personnes en Dieu selon la raison naturelle.

 

 

 

6° La raison naturelle parvient à établir qu’il y a en Dieu le suprême agrément. Or « aucun bien n’est agréablement possédé s’il n’est partagé », comme dit Boèce. On peut donc savoir par la raison naturelle qu’il y a en Dieu des Personnes distinctes qui, par leur société, possèdent agréablement la bonté.

 

 

7° La raison naturelle parvient au Créateur par la ressemblance de la créature. Or la ressemblance du Créateur se trouve dans la créature non seulement quant aux attributs essentiels, mais aussi quant aux propriétés des Personnes. Nous pouvons donc parvenir aux propriétés des Personnes par la raison naturelle.

 

8° Les philosophes n’ont eu connaissance de Dieu que par la raison naturelle. Or quelques-uns d’entre eux sont parvenus à connaître la Trinité ; c’est pourquoi il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde : « et par ce nombre » – c’est-à-dire le nombre trois – « nous nous sommes mis à magnifier le Créateur ». Donc, etc.

 

9° Saint Augustin rapporte au dixième livre de la Cité de Dieu que le philosophe Porphyre a admis un Dieu Père, et un Fils engendré par lui ; il dit aussi au livre des Confessions que, dans certains livres de Platon, il a trouvé ce qui est écrit au début de l’Évangile de saint Jean : « Au commencement était le Verbe, etc. » jusqu’à « le Verbe s’est fait chair » non compris ; or dans ces paroles apparaît manifestement la distinction des Personnes. On peut donc parvenir par la raison naturelle à connaître la Trinité.

 

 

10° Même par la raison naturelle, les philosophes auraient accordé que Dieu peut dire quelque chose. Or dire, cela entraîne en Dieu l’émission du Verbe et la distinction des Personnes. On peut donc connaître la trinité des Personnes par la raison naturelle.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Hébr. 11, 1 : « La foi est la substance des choses que l’on doit espérer, et la preuve de celles qu’on ne voit pas. » Or les choses qui sont connues par la raison naturelle sont des choses que l’on voit. Puis donc que la trinité des Personnes appartient aux articles de foi, il semble qu’on ne puisse pas la connaître par la raison naturelle.

 

2) Saint Grégoire dit : « La foi n’aurait pas de mérite si la raison humaine lui fournissait des preuves expérimentales. » Or le mérite consiste surtout dans la foi en la Trinité. Cela ne peut donc pas être connu par la raison naturelle.

 

 

 

Réponse :

 

La trinité des Personnes est connue de deux façons. D’abord quant aux propriétés par lesquelles les Personnes se distinguent ; et si l’on connaît ces propriétés, la Trinité est vraiment connue en Dieu. Ensuite par les attributs essentiels, qui sont appropriés aux Personnes, comme la puissance l’est au Père, la sagesse au Fils, la bonté au Saint-Esprit ; cependant la Trinité ne peut pas être parfaitement connue par de tels attributs, car, même si l’on ôte en pensée la Trinité, ils demeurent en Dieu ; mais, la Trinité supposée, de tels attributs sont appropriés aux Personnes à cause d’une ressemblance aux propriétés des Personnes.

 

 

Or on peut connaître par la raison naturelle ces appropriations aux Personnes, mais nullement les propriétés des Personnes. Et la raison en est qu’il ne peut émaner d’un agent une action à laquelle ses instruments ne peuvent s’étendre ; comme l’art du forgeron ne peut bâtir, car les instruments du forgeron ne s’étendent pas à cet effet. Or les premiers principes de la démonstration, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme, sont en nous comme les instruments de l’intellect agent, dont la lumière fait en nous la vigueur de la raison naturelle. Par conséquent, notre raison naturelle ne peut atteindre à la connaissance de rien qui dépasse l’extension des premiers principes. Or la connaissance des premiers principes a son origine dans les choses sensibles, comme le montre le philosophe au deuxième livre des Seconds Analytiques. Mais on ne peut arriver, à partir des sensibles, à connaître les propriétés des Personnes comme on passe des effets aux causes, car tout ce qu’il y a de causalité en Dieu relève de l’essence, puisque Dieu est cause des réalités par son essence. Or les propriétés des Personnes sont des relations par lesquelles les Personnes ne se rapportent pas aux créatures, mais l’une à l’autre. C’est pourquoi nous ne pouvons parvenir aux propriétés des Personnes par la raison naturelle.

 

Réponse aux objections :

 

1° Cette explication de la Glose s’entend des appropriations aux Personnes, non de leurs propriétés.

 

 

2° On peut établir adéquatement par la raison naturelle que la puissance intellective est la première des puissances, mais non qu’elle est une puissance générative. En effet, puisqu’en Dieu, celui qui pense, l’acte de penser et l’objet pensé sont identiques, la raison naturelle ne contraint pas à affirmer que Dieu, en pensant, engendre une chose distincte de lui.

 

 

3° Toute multitude présuppose une unité, et toute équivocité une univocité ; cependant toute génération équivoque ne présuppose pas une génération univoque, mais c’est plutôt l’inverse, si l’on suit la raison naturelle. En effet, les causes équivoques sont par soi des causes de l’espèce, et ont donc une causalité sur toute l’espèce, au lieu que les causes univoques ne sont pas par elles-mêmes des causes de l’espèce, mais sont causes en celui-ci ou celui-là ; aucune cause univoque n’a donc de causalité relativement à toute l’espèce, sinon quelque chose serait cause de soi-même, ce qui est impossible ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

4° Cette Glose s’entend des sectes d’héréti­ques qui sortirent de l’Église ; les sectes des Gentils ne sont donc pas incluses parmi elles.

 

5° Même sans supposer une distinction de Personnes, nous pouvons placer l’égalité en Dieu, en tant que nous disons sa bonté égale à sa sagesse. Ou bien l’on peut répondre que l’on considère deux choses dans l’égalité : la cause de l’égalité, et les suppôts de l’égalité. La cause de l’égalité est l’unité, mais celle des autres proportions est un nombre. Ainsi donc, de ce côté, l’égalité précède l’inégalité, comme l’unité précède le nombre. Mais les suppôts de l’égalité sont nombreux, et ils ne sont pas présupposés aux suppôts de l’inégalité ; sinon il serait nécessaire que toute unité soit précédée d’une dualité, parce que l’égalité se trouve en premier dans la dualité, et qu’il y a inégalité entre l’unité et la dualité.

6° La parole de Boèce est à entendre de ceux qui n’ont pas en eux-mêmes la parfaite bonté, mais dont l’un a besoin du secours de l’autre, et c’est pourquoi l’agré­ment ne s’accomplit pas sans partage. Mais Dieu lui-même a en soi la plénitude de la bonté ; il n’est donc pas nécessaire de concevoir une société pour qu’il ait un plein agrément.

 

7° Bien que parmi les créatures se trouvent des choses qui ressemblent aux Personnes quant aux propriétés, cependant on ne peut conclure de ces ressemblances qu’il en est de même en Dieu, car les choses qui se trouvent distinctes dans les créatures se rencontrent sans distinction dans le Créateur.

 

8° Aristote n’entendait pas placer le nombre trois en Dieu, mais montrer la perfection du nombre trois par le fait que les anciens observaient ce nombre dans les sacrifices et les prières.

 

 

 

9° Ces paroles des philosophes s’entendent des appropriations aux Personnes et non de leurs propriétés.

 

 

10° Un philosophe, selon la raison naturelle, n’accorderait jamais que Dieu « dit », au sens où « dire » implique la distinction des Personnes ; mais seulement comme un attribut de l’essence.

 

Et videtur quod sic.

 

Per id quod dicitur Rom. I, 20 : invisibilia Dei per ea quae facta sunt, etc., Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1328 C] autem invisibilia refert ad personam patris ; sempiternam virtutem ad personam filii, divinitatem ad personam spiritus sancti. Ergo per naturalem rationem ex creaturis possumus in Trinitatis cognitionem devenire.

 

Praeterea, naturali cognitione cognoscitur quod in Deo est perfectissima potentia, et quod in eo est totius potentiae origo. Ergo oportet ei primam potentiam attribuere. Prima autem potentia est potentia generativa. Ergo secundum rationem naturalem scire possumus quod in Deo sit generativa potentia. Sed posita generativa potentia in divinis, de necessitate sequitur distinctio personarum. Ergo naturali ratione distinctionem personarum cognoscere possumus. Quod autem potentia generativa sit prima potentia, sic probabat. Secundum ordinem operationum est ordo potentiarum. Sed inter omnes operationes prima est intelligere ; quia agens per intellectum probatur esse primum, et in eo intelligere, secundum modum intelligendi, est prius quam velle et agere. Ergo potentia intellectiva est prima potentiarum. Sed potentia intellectiva est potentia generativa, quia omnis intelligens gignit notitiam suam in seipso. Ergo potentia generativa est prima potentiarum.

 

 

Praeterea, omne aequivocum reducitur ad univocum, sicut omnis multitudo ad unitatem. Sed processio creaturarum a Deo est processio aequivoca, cum creaturae non communicent cum Deo in nomine et ratione. Ergo oportet ponere per naturalem rationem praeexistere in Deo processionem univocam, secundum quam Deus a Deo procedat : qua posita, sequitur personarum distinctio in divinis.

 

Praeterea, quaedam Glossa [ordin.] super Apocal. [I, 4] dicit, quod nulla secta fuit quae circa personam patris erraverit. Sed maximus esset error circa personam patris, quod poneretur filium non habere. Ergo etiam secta philosophorum, qui naturali ratione Deum cognoverunt, posuit patrem et filium in divinis.

 

Praeterea, sicut dicit Boetius in sua Arithmetica [I, 32], omnem inaequalitatem praecedit aequalitas. Sed inter creatorem et creaturam est inaequalitas. Ergo ante hanc inaequalitatem oportet aliquam aequalitatem ponere in Deo. Sed non potest ibi esse aequalitas nisi sit ibi distinctio : quia nihil est sibi ipsi aequale, sicut nec simile, ut Hilarius [De Trin. III, 23] dicit. Ergo oportet ponere distinctionem personarum in divinis secundum naturalem rationem.

 

Item, naturalis ratio ad hoc pervenit quod in Deo sit summa iucunditas. Sed nullius boni sine socio est iocunda possessio, ut Boetius [Seneca, Epistul. Mor. I, epist. 6, 4] dicit. Ergo naturali ratione sciri potest quod in Deo sunt personae distinctae ex quorum consortio est in eis iocunda possessio bonitatis.

 

Praeterea, naturalis ratio in creatorem pervenit ex similitudine creaturae. Sed in creatura invenitur similitudo creatoris non solum quantum ad essentialia attributa, sed etiam quantum ad propria personarum. Ergo, naturali ratione possumus in personarum propria devenire.

 

Praeterea, philosophi non habuerunt cognitionem de Deo nisi per naturalem rationem. Sed aliqui philosophi pervenerunt ad cognitionem Trinitatis ; unde dicitur in I Caeli et Mundi [cap. 1 (268 a 14)] : et per hunc quidem numerum, scilicet ternarium, adhibuimus nosipsos magnificare creatorem, ergo et cetera.

Praeterea, Augustinus narrat in X de Civitate Dei [cap. 23], quod Porphyrius philosophus posuit Deum patrem, et filium ab eo genitum ; in libro etiam Confessionum [VII, 9], dicit, quod in quibusdam libris Platonis invenit hoc quod scriptum est in principio Evangelii Ioannis [I, 1-14] : in principio erat verbum, etc. usque verbum caro factum est exclusive ; in quibus verbis manifeste ostenditur distinctio personarum. Ergo naturali ratione potest quis pervenire in cognitionem Trinitatis.

 

Praeterea, naturali ratione etiam philosophi concessissent, quod Deus potest aliquid dicere. Sed ad dicere in divinis sequitur verbi emissio, et personarum distinctio. Ergo trinitas personarum ratione naturali cognosci potest.

 

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Hebr. XI, v. 1 : fides est substantia sperandarum rerum, argumentum non apparentium. Ea vero quae naturali ratione cognoscuntur, sunt apparentia. Ergo cum trinitas personarum ad articulos fidei pertineat, videtur quod naturali ratione cognosci non possit.

 

 

Praeterea, Gregorius [In Evang. II, hom. 26] dicit : fides non habet meritum, cui humana ratio praebet experimentum. Sed in fide Trinitatis praecipue meritum consistit. Ergo, hoc non potest cognosci naturali ratione.Responsio. Dicendum, quod trinitas personarum dupliciter cognoscitur. Uno modo quantum ad propria, quibus personae distinguuntur : et his cognitis, vere Trinitas cognoscitur in divinis. Alio modo per essentialia, quae personis appropriantur, sicut potentia patri, sapientia filio, bonitas spiritui sancto ; sed per talia Trinitas perfecte cognosci non potest, quia etiam Trinitate remota per intellectum, ista remanent in divinis ; sed Trinitate supposita, huiusmodi attributa propter aliquam similitudinem ad propria personarum appropriantur personis.

 

Haec autem personis appropriata naturali ratione cognosci possunt ; propria vero personarum nequaquam. Cuius ratio est, quia ab agente non potest aliqua actio progredi ad quam se eius instrumenta extendere non possunt ; sicut ars fabrilis non potest aedificare, quia ad hunc effectum non se extendunt fabrilia instrumenta. Prima autem principia demonstrationis, ut Commentator dicit, in III de Anima [comm. 36], sunt in nobis quasi instrumenta intellectus agentis, cuius lumine in nobis viget ratio naturalis. Unde ad nullius cognitionem nostra naturalis ratio potest pertingere ad quod se prima principia non extendant. Primorum autem principiorum cognitio a sensibilibus ortum sumit, ut patet per philosophum, II Posteriorum [Anal. Post. II, 20 (100 a 10)]. Ex sensibilibus autem non potest perveniri ad cognoscendum propria personarum, sicut ex effectibus devenitur in causas ; quia omne id quod rationem causalitatis in divinis habet, ad essentiam pertinet, cum Deus per essentiam suam sit causa rerum. Propria autem personarum sunt relationes, quibus personae non ad creaturas, sed ad invicem referuntur. Unde naturali ratione in propria personarum devenire non possumus.

 

Ad primum ergo dicendum, quod expositio illa Glossae sumitur secundum appropriata personis, non secundum propria personarum.

 

Ad secundum dicendum, quod potentiam intellectivam esse primam potentiarum, satis naturali ratione constare potest ; non autem hanc intellectivam potentiam esse potentiam generativam. Cum enim in Deo sit idem intelligens, intelligere et intellectum, naturalis ratio non cogit ponere quod Deus, intelligendo, aliquid gignat a se distinctum.

 

Ad tertium dicendum, quod omnis multitudo praesupponit aliquam unitatem, et aequivocatio omnis

univocationem ; non tamen omnis aequivoca generatio praesupponit generationem univocam ; sed magis est e converso, sequendo rationem naturalem. Causae enim aequivocae sunt per se causae speciei : unde in totam speciem causalitatem habent ; causae vero univocae non sunt causae speciei per se, sed in hoc vel illo : unde nulla causa univoca habet causalitatem respectu totius speciei, alias aliquid esset causa sui ipsius, quod esse non potest ; et ideo ratio non sequitur.

 

Ad quartum dicendum, quod Glossa illa intelligitur de sectis haereticorum qui ex Ecclesia prodierunt ; unde in eis non includuntur sectae gentilium.

 

Ad quintum dicendum, quod etiam non supposita personarum distinctione, possumus ponere aequalitatem in divinis, secundum quod eius bonitatem sapientiae suae aequalem dicimus. Vel dicendum quod in aequalitate duo considerantur : scilicet aequalitatis causa, et aequalitatis supposita. Causa aequalitatis est unitas, aliarum vero proportionum aliquis numerus. Unde hoc modo ex parte ista, aequalitas inaequalitatem praecedit, sicut unitas numerum. Sed supposita aequalitatis sunt multa ; et haec non praesupponuntur ad supposita inaequalitatis ; alias oporteret ante omnem unitatem dualitatem praecedere, quia in dualitate primo invenitur aequalitas, inter unitatem vero et dualitatem est inaequalitas.

 

Ad sextum dicendum, quod verbum Boetii est intelligendum de illis quae non habent in se perfectam bonitatem, sed unum indiget adminiculo alterius, unde iucunditas non perficitur sine socio. Sed ipse Deus in se habet plenitudinem bonitatis ; unde ad eius iucunditatem plenam non oportet ponere consortium.

 

Ad septimum dicendum, quod quamvis in creaturis inveniantur aliqua similia personarum quantum ad

propria, non tamen ex illis similitudinibus potest concludi ita esse in

divinis ; quia ea quae in creaturis inveniuntur distincta, in creatore inveniuntur sine distinctione.

 

Ad octavum dicendum, quod Aristoteles non intellexit ponere numerum ternarium in Deo ; sed ostendere perfectionem ternarii numeri ex hoc quod antiqui in sacrificiis et orationibus numerum ternarium observabant.

 

Ad nonum dicendum, quod verba illorum philosophorum intelliguntur quantum ad appropriata personarum, et non quantum ad propria.

 

Ad decimum dicendum, quod philosophus ratione naturali nunquam concederet Deum dicere secundum quod dicere importat distinctionem personarum ; sed solum secundum quod essentialiter dicitur.

 

G

 

 

 

 

 

Question 11 ─ LE MAÎTRE

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse p. 80)

 

Un homme peut être enseigné :

     par un homme, Dieu gardant le magistère principal et intérieur (art. 1)

     non par lui-même (2)

     par un ange (3)

 

L’enseignement relève de la vie contemplative et de la vie active,

mais davantage de cette dernière (4)

 

 

 

 

 

LA QUESTION PORTE SUR LE MAÎTRE.

 

Article 1 : Enseigner et être appelé maître, est-ce possible à l’homme ou à Dieu seul ?

Article 2 : Quelqu’un peut-il être appelé son propre maître ?

Article 3 : Un homme peut-il être enseigné par un ange ?

Article 4 : Enseigner est-il un acte de la vie active ou de la vie contemplative ?

 

Quaestio est de magistro.

 

Primo utrum homo possit docere et dici magister vel solus Deus.

 

Secundo utrum aliquis possit dici magister sui ipsius.

Tertio utrum homo ab Angelo doceri possit.

Quarto utrum docere sit actus vitae activae vel contemplativae.

 

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

Art. 1 : Super Sent. II, d. 9, a. 2, ad 4 et d. 28, a. 5, ad 3 ; Cont. Gent. II, cap. 75 ; Sum. Th. I, q. 117, a. 1 ; De unit. Intell., cap. 5.

 

Art. 2 : Sum. Th. I, q. 117, a. 1, ad 4 ; De unit. Intell., cap. 5.

 

Art. 3 : Super Sent. II, d. 9, a. 2, ad 4 ; Quodl. IX, q. 4, a. 5 ; Cont. Gent. III, cap. 81 ; Sum. Th. I, q. 111, a. 1 ; De malo, q. 16, a. 12.

 

Art. 4 : Super Sent. III, d. 35, q. 1, a. 3, qc. 1, ad 3 ; Contra retrah., cap. 7, ad 7 ; Sum. Th. II-II, q. 181, a. 3.

 

 

 

Article 1 - ENSEIGNER ET ÊTRE APPELÉ MAÎTRE, EST-CE POSSIBLE À L’HOMME OU À DIEU SEUL ?

(Et primo quaeritur utrum homo possit docere et dici magister, vel solus Deus.)

 

 

Il semble que Dieu seul enseigne et doive être appelé maître.

 

1° Mt 23, 8 : « Vous n’avez qu’un Maître », et juste avant : « Ne vous faites point appeler Rabbi » ; et la Glose dit à ce propos : « de peur que vous ne donniez l’honneur divin à des hommes, ou que vous n’usurpiez ce qui appartient à Dieu ». Être maître et enseigner semble donc appartenir à Dieu seul.

 

2° Si l’homme enseigne, c’est seulement par des signes ; car, s’il semble aussi enseigner des choses au moyen des réalités elles-mêmes, par exemple si, quelqu’un ayant demandé ce qu’est marcher, il marche, cela ne suffit cependant pas pour enseigner si aucun signe n’est ajouté, comme le prouve saint Augustin au livre sur le Maître : en effet, plusieurs choses sont présentes dans une même réalité, et c’est pourquoi on ne saura pas sous quel rapport se fait la démonstration au sujet de cette réalité, si c’est quant à la substance ou quant à l’un de ses accidents. Or on ne peut parvenir à la connaissance des réalités par des signes : la connaissance des réalités est en effet supérieure à celle des signes, puisque la connaissance des signes est ordonnée à celle des réalités comme à une fin ; or l’effet n’est pas supérieur à sa cause. Nul ne peut donc transmettre à un autre la connaissance de réalités, et ainsi, nul ne peut enseigner autrui.

 

 

3° Si les signes de quelques réalités sont proposés à quelqu’un par un homme, alors ou bien celui à qui ils sont proposés connaît les réalités dont ce sont les signes, ou bien non. S’il connaît ces réalités, il ne sera pas enseigné à leur sujet. Et s’il ne les connaît pas, alors, les réalités étant ignorées, les significations des signes ne peuvent pas non plus être connues ; en effet, parce qu’il ne connaît pas la réalité qu’est la pierre, il ne peut pas savoir ce que le nom de pierre signifie. Or, si l’on ignore la signification des signes, on ne peut rien apprendre par des signes. Si donc l’homme ne fait rien d’autre pour enseigner que proposer des signes, il semble qu’on ne puisse pas être enseigné par un homme.

 

4° Enseigner n’est rien d’autre que causer en quelque façon la science en autrui. Or le sujet de la science est l’intelligence ; et les signes sensibles, par lesquels seuls il semble que l’homme peut enseigner, ne parviennent pas jusqu’à la partie intellective mais s’arrêtent dans la puissance sensitive. On ne peut donc pas être enseigné par un homme.

 

5° Si la science est causée en un homme par un autre, alors ou bien elle était en celui qui apprend, ou bien elle n’y était pas. Si elle n’y était pas et qu’elle est causée en cet homme par un autre, un homme crée donc la science en un autre, ce qui est impossible. Et si elle y était déjà, alors ou bien elle était en acte parfait, et dans ce cas elle ne peut pas être causée, car ce qui est n’advient pas, ou bien elle y était en tant que raison séminale ; or les raisons séminales ne peuvent être amenées à l’acte par aucune puissance créée, mais elles sont introduites par Dieu seul dans la nature, comme dit saint Augustin au livre sur la Genèse au sens littéral. Il reste donc qu’un homme ne peut aucunement en enseigner un autre.

6° La science est un certain accident. Or l’accident ne change pas de sujet. Puis donc que l’enseignement n’est rien d’autre, semble-t-il, qu’une transfusion de science du maître vers le disciple, un homme ne peut pas en enseigner un autre.

 

 

7° À propos de Rom. 10, 17 : « La foi vient de ce qu’on entend », la Glose dit : « Bien que Dieu enseigne intérieurement, cependant le héraut annonce extérieurement. » Or la science est causée intérieurement dans l’esprit, et non extérieurement dans le sens. L’homme est donc enseigné par Dieu seul, non par un autre homme.

 

8° Saint Augustin dit au livre sur le Maître : « Dieu seul a une chaire dans les cieux, lui qui enseigne la vérité sur la terre ; l’homme, par contre, est à la chaire ce que le paysan est à l’arbre. » Or le paysan n’est pas auteur, mais cultivateur de l’arbre. On ne peut donc pas dire que l’homme est celui qui enseigne la science, mais celui qui dispose à la science.

 

9° Si l’homme est un véritable enseignant, il est nécessaire qu’il enseigne la vérité. Or quiconque enseigne la vérité éclaire l’esprit, puisque la vérité est la lumière de l’esprit. L’homme éclairera donc l’esprit, s’il enseigne. Or cela est faux, puisque c’est Dieu « qui éclaire tout homme venant en ce monde » (Jn 1, 9). Un homme ne peut donc pas vraiment en enseigner un autre.

 

 

10° Si un homme en enseigne un autre, il est nécessaire qu’il le rende, de savant en puissance, savant en acte. Il est donc nécessaire que sa science soit amenée de puissance à acte. Or ce qui est amené de puissance à acte doit nécessairement être changé. La science ou la sagesse sera donc changée, ce qui s’oppose à saint Augustin, qui dit au livre des 83 Questions que « la sagesse, quand elle s’introduit en l’homme, n’est pas elle-même transformée, mais transforme l’homme ».

 

11° La science n’est rien d’autre, semble-t-il, qu’une transcription des réalités dans l’âme, puisque la science est, dit-on, une assimilation de celui qui sait à ce qui est su. Or un homme ne peut pas transcrire les ressemblances des réalités dans l’âme d’un autre, car alors il opérerait en lui intérieurement, ce qui n’appartient qu’à Dieu. Un homme ne peut donc pas en enseigner un autre.

 

12° Boèce dit au livre sur la Consolation que l’esprit de l’homme, par l’enseignement, est seulement incité à savoir. Or celui qui incite l’intelligence à savoir ne la fait pas savoir, de même que celui qui incite quelqu’un à voir corporellement ne le fait pas voir. Un homme ne fait donc pas savoir un autre homme ; et ainsi, on ne peut pas dire au sens propre qu’il l’enseigne.

 

 

13° Pour la science est requise la certitude de la connaissance, sinon ce n’est pas la science, mais l’opinion ou la croyance, comme dit saint Augustin au livre sur le Maître. Or un homme ne peut pas produire la certitude en un autre homme par les signes sensibles qu’il met devant lui : en effet, ce qui est dans le sens est plus oblique que ce qui est dans l’intelligence, au lieu que la certitude se produit toujours par quelque chose de plus droit. Un homme ne peut donc pas en enseigner un autre.

 

14° Pour la science, seules sont requises la lumière intelligible et l’espèce. Or ni l’une ni l’autre ne peut être causée en un homme par un autre, car il serait nécessaire que l’homme crée quelque chose, puisque de telles formes simples semblent ne pouvoir être produites que par création. L’homme ne peut donc pas causer la science en un autre, ni par conséquent enseigner.

 

15° Rien, sinon Dieu seul, ne peut former l’esprit de l’homme, comme dit saint Augustin. Or la science est une certaine forme de l’esprit. Donc Dieu seul cause la science dans l’âme.

 

16° De même que la faute est dans l’esprit, de même aussi l’ignorance. Or Dieu seul purifie l’esprit de la faute ; Is. 43, 25 : « C’est moi qui efface tes fautes pour l’amour de moi. » Donc Dieu seul purifie l’esprit de l’ignorance, et ainsi, lui seul enseigne.

 

17° Puisque la science est une connaissance certaine, on la reçoit de celui par la parole de qui vient la certitude. Or la certitude ne vient pas de ce qu’on entend un homme parler, sinon tout ce qui est dit par un homme à quelqu’un serait nécessairement établi pour lui comme certain ; mais la certitude ne vient que dans la mesure où il entend la vérité parler au-dedans de lui, vérité qu’il consulte sur ce qu’il entend l’homme dire, afin d’obtenir la certitude. Ce n’est donc pas l’homme qui enseigne, mais la vérité qui parle au-dedans, et qui est Dieu.

 

18° Nul n’apprend par la parole d’autrui ce qu’avant même cette parole il eût pu répondre, si on l’avait interrogé. Or l’élève, avant que le maître ne lui parle, pourrait répondre, si on l’interrogeait, sur ce qu’expose le maître : en effet, il ne serait pas enseigné par la parole du maître, s’il ne savait qu’il en est comme l’expose le maître. Un homme n’est donc pas enseigné par la parole d’un autre homme.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en II Tim. 1, 11 : « C’est pour cela que j’ai été établi le prédicateur et le maître des nations. » L’homme peut donc et être maître et être appelé tel.

 

2) II Tim. 3, 14 : « Pour toi, demeure ferme dans ce que tu as appris, et dont tu as la certitude. » La Glose : « par moi comme par un docteur véridique » ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

3) En Mt 23, 8 et 9, il est dit en même temps : « Vous n’avez qu’un Maître » et « Vous n’avez qu’un Père ». Or, que Dieu soit le Père de tous n’exclut pas que l’homme aussi puisse véritablement être appelé père. Cela n’exclut donc pas non plus que l’homme puisse véritablement être appelé maître.

 

4) À propos de Rom. 10, 15 : « Qu’ils sont beaux sur les montagnes, les pieds de ceux qui annoncent le bonheur, etc. », la Glose dit : « Ces pieds représentent ceux qui éclairent l’Église. » Or elle parle des apôtres. Puis donc qu’éclairer est l’acte du docteur, il semble qu’enseigner convienne aux hommes.

 

5) Comme il est dit au quatrième livre des Météorologiques, chaque chose est parfaite lorsqu’elle peut engendrer son semblable. Or la science est une certaine connaissance parfaite. Donc l’homme qui a une science peut enseigner un autre homme.

 

 

6) Saint Augustin dit au second livre sur la Genèse contre les manichéens que, comme la terre, qui, avant le péché, était arrosée par une source, après le péché eut besoin de la pluie tombant des nuages, ainsi l’esprit humain, qui est signifié par la terre, était fécondé avant le péché par la source de la vérité, mais eut besoin après le péché de l’enseignement des autres, comme d’une pluie tombant des nuages. Donc l’homme, au moins après le péché, est enseigné par l’homme.

 

Réponse :

 

Sur trois questions se rencontre la même diversité d’opinions, à savoir : sur la production des formes en l’être, sur l’acqui­sition des vertus, et sur l’acquisition des sciences.

 

Certains, en effet, ont prétendu que toutes les formes sensibles venaient d’un agent extérieur, qui est une substance ou une forme séparée qu’ils appellent donatrice de formes ou Intelligence agente ; ils ont aussi affirmé que tous les agents inférieurs naturels ne faisaient que préparer la matière à recevoir la forme. Semblablement, Avicenne dit dans sa Métaphysique que « la cause de l’habitus du bien honnête n’est pas notre action, mais l’action empêche le contraire de cet habitus et rend apte à cet habitus, afin qu’il vienne de la substance perfectionnant les âmes des hommes, laquelle est l’Intelligence agente ou une substance qui lui est semblable ». De même, ils affirment que la science n’est produite en nous que par un agent séparé ; c’est pourquoi Avicenne déclare au sixième livre De naturalibus que les formes intelligibles s’écoulent dans notre esprit depuis l’Intelligence agente.

 

Mais d’autres ont émis une opinion contraire, à savoir, que toutes ces choses étaient déposées dans les réalités et qu’elles n’étaient pas causées de l’extérieur, mais que l’action extérieure ne faisait que les manifester. En effet, certains ont affirmé que toutes les formes naturelles existaient actuellement, cachées dans la matière, et que l’agent naturel ne faisait rien d’autre que les extraire de cet état caché pour les manifester. Semblablement, quelques-uns ont affirmé que tous les habitus des vertus étaient mis en nous par la nature, et que l’exercice des œuvres ôtait les empêchements par lesquels les habitus susdits étaient comme occultés, comme on ôte la rouille par un limage afin de manifester la clarté du fer. De même encore, quelques-uns ont prétendu que la science de toutes choses était concréée à l’âme, et que tel enseignement et tels secours extérieurs de la science ne faisaient que conduire l’âme à se remémorer ou à considérer les choses qu’elles savait déjà ; et c’est pourquoi ils disent qu’apprendre n’est rien d’autre que se remémorer.

 

Or ces deux opinions sont l’une et l’autre dénuées de raison. En effet, la première exclut les causes prochaines lorsqu’elle attribue aux seules causes premières tous les effets qui se produisent dans les réalités inférieures ; ce qui est une atteinte à l’ordre de l’univers, qui est structuré par l’ordre et la connexion des causes, la cause première, dans son éminente bonté, donnant aux autres réalités non seulement d’être, mais encore d’être causes. La seconde opinion revient quasiment au même inconvénient : en effet, ce qui ôte un empêchement n’est moteur que par accident, comme il est dit au huitième livre de la Physique ; par conséquent, si les agents inférieurs ne font rien d’autre que manifester ce qui était caché en ôtant les empêchements occultant les formes et les habitus des vertus et des sciences, il s’ensuivra que tous les agents inférieurs n’agissent que par accident.

 

Voilà pourquoi, suivant l’enseignement d’Aristote, il faut adopter une voie intermédiaire entre les deux précédentes sur tous les points susmentionnés. En effet, si les formes naturelles préexistent bien dans la matière, ce n’est pas en acte, comme disaient certains, mais seulement en puissance, d’où elles sont amenées en acte par un agent extérieur prochain, et pas seulement par l’agent premier, comme l’autre opinion le prétendait. Semblablement, suivant la sentence du même Aristote au sixième livre de l’Éthique, les habitus des vertus, avant leur accomplissement, préexistent en nous dans certaines inclinations naturelles qui sont des commencements de vertus, mais ensuite sont amenés par l’exercice des œuvres à leur accomplissement normal. Et de même il faut dire, au sujet de l’acquisition de la science, qu’en nous préexistent certaines semences des sciences, c’est-à-dire les premières conceptions de l’intelligence, qui sont immédiatement connues à la lumière de l’intellect agent au moyen des espèces abstraites des choses sensibles, que ces conceptions soient complexes, comme les axiomes, ou incomplexes, comme la notion d’étant, d’un, etc., que l’intelligence appréhende immédiatement. Or dans ces principes universels sont incluses toutes les connaissances suivantes comme en des raisons séminales. Lors donc que l’esprit est amené, à partir de ces connaissances universelles, à connaître actuellement des choses particulières qui étaient déjà connues dans l’universel et comme en puissance, alors on dit que l’on acquiert la science.

 

Il faut cependant savoir qu’il y a deux façons pour une chose de préexister en puissance dans les réalités naturelles. D’abord en puissance active complète, c’est-à-dire lorsque le principe intérieur est suffisamment puissant pour amener en acte parfait, comme on le voit dans la guérison : en effet, le malade est amené à la santé par la puissance naturelle qui est en lui. Ensuite en puissance passive, c’est-à-dire lorsque le principe intérieur n’est pas suffisant pour amener à l’acte, comme on le voit clairement dans le cas de l’air qui devient feu :

en effet, cela ne pouvait pas se produire

par quelque vertu existant dans l’air. Donc, quand une chose préexiste en puissance active complète, alors l’agent extérieur n’agit qu’en aidant l’agent intérieur, et en lui procurant ce qui lui permet de passer à l’acte ; comme le médecin, dans la guérison, est le serviteur de la nature, laquelle opère principalement : il la renforce et apporte des remèdes dont elle se sert comme d’instruments pour la guérison. Mais quand une chose préexiste seulement en puissance passive, alors c’est principalement l’agent extérieur qui amène de puissance à acte ; comme le feu, à partir de l’air, qui est feu en puissance, fait du feu en acte. Donc la science, en celui qui apprend, préexiste en puissance non purement passive, mais active ; sinon l’homme ne pourrait pas acquérir la science par lui-même.

 

Donc, de même qu’il y a deux façons pour quelqu’un d’être guéri : d’abord par l’opéra­tion de la nature seulement, ensuite par la nature avec l’aide de la médecine ; de même y a-t-il deux façons d’acquérir la science : d’abord, quand la raison naturelle parvient par elle-même à la connaissance de choses inconnues, et ce mode est appelé invention ; ensuite, quand quelqu’un vient extérieurement en aide à la raison naturelle, et ce mode est appelé discipline. Or, dans les choses qui sont produites par la nature et par l’art, l’art opère de la même façon et par les mêmes moyens que la nature. En effet, de même qu’en celui qui souffre du froid la nature amènerait la santé en le réchauffant, ainsi agirait le médecin ; et c’est pourquoi on dit que l’art imite la nature. Et il en va de même dans l’acquisition de la science : c’est de la même façon que l’enseignant amène autrui à savoir les choses inconnues, et que l’on se dirige soi-même par voie d’invention vers la connaissance de l’inconnu. Or le processus de la raison qui parvient à la connaissance de l’inconnu par voie d’invention consiste à appliquer à des matières déterminées les principes communs évidents par soi, et à progresser de là vers des conclusions particulières, et de ces conclusions à d’autres ; et c’est pourquoi on dit qu’un homme en enseigne un autre en tant qu’il lui expose par des signes ce processus rationnel qu’il opère en lui-même par la raison naturelle, et ainsi la raison naturelle du disciple parvient par ce qui lui est ainsi proposé, comme par des instruments, à la connaissance de choses inconnues. Donc, de même que l’on dit que le médecin cause la santé dans le malade par l’opération de la nature, ainsi dit-on que l’homme cause la science en autrui par l’opération de la raison naturelle de ce dernier ; et c’est cela, enseigner ; c’est pourquoi on dit qu’un homme en enseigne un autre, et qu’il est son maître. Et dans le même sens, le Philosophe dit au premier livre des Seconds Analytiques que « la démonstration est un syllogisme qui procure la science ».

 

Mais si quelqu’un propose à un autre des choses qui ne sont pas incluses dans des principes évidents par soi, ou dont l’inclu­sion n’est pas montrée, il ne produira pas en lui la science, mais peut-être l’opinion ou la foi ; quoique cela aussi soit causé en quelque façon par les principes innés. En effet, partant des principes évidents par soi, il considère que les choses qui en découlent nécessairement sont à tenir pour certaines et que celles qui leur sont contraires sont à rejeter totalement, cependant qu’aux autres choses il peut apporter ou non son assentiment.

 

Or cette lumière de la raison par laquelle de tels principes nous sont connus est mise en nous par Dieu, comme une certaine ressemblance reflétée en nous de la vérité incréée. Puis donc que tout enseignement humain ne peut avoir d’efficace qu’en vertu de cette lumière, il est assuré que Dieu seul est celui qui enseigne intérieurement et principalement, de même que c’est la nature qui guérit intérieurement et principalement ; néanmoins on dit de l’homme, au sens propre, et qu’il guérit, et qu’il enseigne, de la façon susdite.

 

Réponse aux objections :

 

1° Le Seigneur ayant prescrit aux disciples de ne pas se faire appeler maîtres, la Glose, pour que cela ne puisse pas être compris comme absolument interdit, explique comment il faut entendre cette interdiction. En effet, il nous est défendu d’appeler un homme « maître » si nous lui attribuons ainsi le magistère principal, qui revient à Dieu, et que nous placions pour ainsi dire notre espoir dans la sagesse des hommes, plutôt que de consulter la vérité divine sur les choses que nous entendons l’homme dire, vérité qui parle en nous par l’em­preinte de sa ressemblance, grâce à laquelle nous pouvons juger de toutes choses.

 

 

2° La connaissance des réalités n’est pas effectuée en nous par la connaissance des signes, mais par la connaissance d’autres réalités plus certaines, à savoir les principes, qui nous sont proposés par des signes, et sont appliqués à des choses qui nous étaient d’abord inconnues au sens absolu du terme, quoique connues de nous à un certain point de vue, comme on l’a dit. C’est en effet la connaissance des principes, et non celle des signes, qui produit en nous la science des conclusions.

3° Les choses qui nous sont enseignées par des signes, à quelque égard nous les connaissons, et à quelque égard nous les ignorons ; par exemple, si l’on nous enseigne ce qu’est l’homme, il est nécessaire que nous sachions par avance quelque chose de lui, à savoir, la notion d’animal, ou de substance, ou au moins celle de l’étant lui-même, qui ne peut pas nous être inconnue. Et semblablement, si l’on nous enseigne quelque conclusion, il est nécessaire que nous sachions par avance, concernant le prédicat et le sujet, ce qu’ils sont, même si nous connaissons déjà les principes au moyen desquels la conclusion est enseignée ; en effet, « toute discipline part d’une connaissance préexistante », comme il est dit au début des Analytiques postérieurs. L’argument n’est donc pas concluant.

 

4° Des signes sensibles, qui sont reçus dans la puissance sensitive, l’intelligence extrait les intentions intelligibles dont elle se sert pour produire en soi la science. En effet, ce ne sont pas les signes qui sont la cause prochaine de la science, mais la raison procédant discursivement des principes aux conclusions, comme on l’a dit.

 

 

5° En celui qui est enseigné, la science préexistait, non certes en acte complet, mais comme en des raisons séminales, dans la mesure où les conceptions universelles dont la connaissance est naturellement déposée en nous sont comme des semences de toutes les connaissances suivantes. Or, bien que les raisons séminales ne soient pas amenées à l’acte par une puissance créée comme si elles-mêmes étaient infusées par quelque puissance créée, cependant ce qui est originairement et virtuellement en elles peut être amené à l’acte par l’action d’une puissance créée.

 

6° On dit que l’enseignant transfuse la science dans le disciple, non pas comme si la science qui est dans le maître passait, numériquement identique, dans le disciple, mais parce que par l’enseignement est produite dans le disciple une science semblable à celle qui est dans le maître, amenée de puissance à acte, comme on l’a dit.

 

7° De même que l’on dit du médecin qu’il cause la santé, quoiqu’il opère extérieurement au lieu que la nature opère seule

intérieurement, ainsi dit-on que l’homme enseigne la vérité, quoiqu’il annonce

extérieurement au lieu que Dieu enseigne intérieurement.

 

8° Saint Augustin, lorsqu’il prouve au livre sur le Maître que Dieu seul enseigne, n’entend pas exclure que l’homme enseigne extérieurement, mais il veut dire que seul Dieu lui-même enseigne intérieurement.

 

 

9° On peut dire en toute vérité qu’un homme est un véritable enseignant, qu’il enseigne la vérité et même qu’il éclaire l’esprit, non comme s’il infusait la lumière de la raison, mais en tant que, par les choses qu’il propose extérieurement, il assiste pour ainsi dire la lumière de la raison en vue de parfaire la science ; et c’est en ce sens qu’il est dit en Éph. 3, 8 : « C’est à moi, le moindre de tous les saints, qu’a été accordée cette grâce… d’éclairer tous les hommes, etc. »

 

10° Il y a deux sagesses, la créée et l’incréée ; on dit que les deux sont infusées à l’homme, et que par leur infusion l’homme change en s’améliorant. La sagesse incréée n’est nullement changeante, et la créée change en nous par accident, non par soi. En effet, il y a deux façons de considérer la sagesse créée. D’abord relativement aux réalités éternelles sur lesquelles elle porte, et de cette façon elle est tout à fait immuable. Ensuite selon l’être qu’elle a dans le sujet, et ainsi, elle change par accident lorsque le sujet, de possesseur de la sagesse en puissance, change pour devenir possesseur en acte. En effet, les formes intelligibles en lesquelles consiste la sagesse sont à la fois des ressemblances des réalités et des formes perfectionnant l’intelligence.

 

11° Les formes intelligibles dont est constituée la science reçue grâce à l’enseigne­ment, sont transcrites dans le disciple de façon immédiate par l’intellect agent, mais de façon médiate par celui qui enseigne. En effet, l’enseignant propose les signes des réalités intelligibles, desquels l’intellect agent extrait les intentions intelligibles qu’il transcrit dans l’intellect possible. Donc, pour ce qui est de causer la science dans l’intelligence, les paroles mêmes de l’ensei­gnant, soit entendues soit vues dans un écrit, se comportent comme les réalités qui sont hors de l’âme, car des unes et des autres l’intellect agent extrait les intentions intelligibles ; quoique les paroles de l’ensei­gnant, en tant qu’elles sont des signes d’intentions intelligibles, soient une cause de science plus prochaine que les choses sensibles qui sont hors de l’âme.

 

 

12° Le cas de l’intelligence n’est pas tout à fait semblable à celui de la vue corporelle. En effet, la vue corporelle n’est pas une puissance qui confronte et part ainsi de certains de ses objets pour parvenir à d’autres ; au contraire, tous ses objets lui sont visibles aussitôt qu’elle se tourne vers eux ; l’homme qui a la faculté de voir est donc dans le même rapport à la vision de tous les objets visibles, que l’homme doué d’un habitus à la considération des choses qu’il sait habituellement ; voilà pourquoi l’homme qui voit n’a pas besoin qu’un autre l’incite à voir, sinon dans la mesure où cet autre oriente sa vue vers quelque objet visible, par exemple en le montrant du doigt, ou de semblable façon. Mais la puissance intellective, étant une puissance qui confronte, part de certains objets pour en venir à d’autres ; elle ne se comporte donc pas uniformément à l’égard de tous les objets à considérer, mais elle en voit immédiatement certains, qui sont évidents par soi, et en lequels sont implicitement contenus certains autres qu’elle ne peut penser que par le travail de la raison, en explicitant ce qui est implicitement contenu dans les principes ; donc, pour connaître de telles choses, avant qu’elle ait un habitus, elle est non seulement en puissance accidentelle, mais aussi en puissance essentielle : en effet, elle a besoin d’un moteur qui l’amène à l’acte au moyen de l’enseignement, comme il est dit au huitième livre de la Physique, ce dont n’a pas besoin celui qui connaît déjà quelque chose habituellement. L’enseignant incite donc l’intelligence à savoir les choses qu’il enseigne, comme un moteur essentiel qui amène de la puissance à l’acte ; mais celui qui montre une réalité à la vue corporelle incite cette puissance comme un moteur par accident, tout comme celui qui a un habitus de science peut être incité à considérer quelque chose.

 

13° La certitude de science vient tout entière de la certitude des principes : en effet, lorsque les conclusions sont analytiquement réduites à des principes, c’est alors qu’elles sont sues avec certitude. Voilà pourquoi, si une chose est sue avec certitude, cela vient de la lumière de la raison, mise au-dedans de nous par Dieu et par laquelle Dieu parle en nous, et cela ne vient de l’homme qui enseigne au-dehors que dans la mesure où, nous enseignant, il réduit analytiquement les conclusions à des principes – cependant nous-mêmes n’en tirerions point la certitude de science s’il n’y avait en nous la certitude des principes auxquels sont ramenées les conclusions.

 

14° L’homme qui enseigne extérieurement ne répand pas la lumière intelligible, mais il est d’une certaine façon la cause de l’espèce intelligible, en tant qu’il nous propose certains signes des intentions intelligibles ; notre intelligence extrait ces dernières de ces signes et les enferme en elle-même.

 

 

15° Lorsqu’il est dit que rien, sinon Dieu seul, ne peut former l’esprit de l’homme, cela s’entend de sa forme ultime, sans laquelle il est réputé informe, si nombreuses que soient ses autres formes. Et cette forme est celle par laquelle il se tourne vers le Verbe et adhère à lui ; et c’est par elle seule que la nature rationnelle est dite formée, comme le montre saint Augustin au livre sur la Genèse au sens littéral.

 

 

16° La faute est dans la volonté, en laquelle Dieu seul peut mettre son empreinte, comme on le verra clairement dans un article ultérieur, au lieu que l’ignorance est dans l’intelligence, en laquelle même une puissance créée peut laisser une impression, comme l’intellect agent imprime les espèces intelligibles dans l’intellect possible, médiation par laquelle la science est causée dans notre âme à partir des réalités sensibles et de l’enseignement de l’homme, comme on l’a dit.

 

17° Comme on l’a dit, on ne doit la certitude de la science qu’à Dieu seul, qui a

mis en nous la lumière de la raison, par laquelle nous connaissons les principes dont provient la certitude de la science ; et cependant, d’une certaine façon, la science est aussi causée en nous par l’homme, comme on l’a dit.

 

18° Interrogé avant que le maître ne parle, l’élève répondrait certes sur les principes au moyen desquels il est enseigné, mais non sur les conclusions qu’on lui enseigne ; il n’apprend donc pas du maître les principes, mais seulement les conclusions.

 

Et videtur quod solus Deus doceat, et magister dici debeat.

 

Matth., XXIII, 8 : unus est magister vester ; et praecedit : nolite vocari Rabbi : super quo Glossa [interlin., ibid.] : ne divinum honorem hominibus tribuatis, aut quod Dei est, vobis usurpetis. Ergo magistrum esse et docere, solius Dei esse videtur.

 

Praeterea, si homo docet, nonnisi per aliqua signa : quia si etiam rebus ipsis aliqua docere videatur, ut puta si aliquo quaerente quid sit ambulare, aliquis ambulet, tamen hoc non sufficit ad docendum, nisi signum aliquod adiungatur, ut Augustinus probat in libro de Magistro [cap. 10] : eo quod in eadem re plura conveniunt, unde nescietur quantum ad quid de re illa demonstratio fiat ; utrum quantum ad substantiam, vel quantum ad accidens aliquod eius. Sed per signa non potest deveniri in cognitionem rerum, quia rerum cognitio potior est quam signorum ; cum signorum cognitio ad rerum cognitionem ordinetur sicut ad finem : effectus autem non est potior sua causa. Ergo nullus potest alii tradere cognitionem aliquarum rerum, et sic non potest eum docere.

 

 

 

Praeterea, si aliquarum rerum signa alicui proponantur per hominem ; aut ille cui proponuntur, cognoscit res illas quarum sunt signa, aut non. Si quidem res illas cognoscit, de eis non docetur. Si vero non cognoscit, ignoratis autem rebus, nec signorum significationes cognosci possunt ; quia enim nescit hanc rem quae est lapis, non potest scire quid hoc nomen lapis significet. Ignorata vero significatione signorum, per signa non potest aliquis aliquid addiscere. Si ergo homo nihil aliud faciat ad doctrinam quam signa proponere, videtur quod homo ab homine doceri non possit.

 

 

Praeterea, docere nihil aliud est quam scientiam in alio aliquo modo causare. Sed scientiae subiectum est intellectus ; signa autem sensibilia, quibus solummodo videtur homo posse docere, non perveniunt usque ad partem intellectivam, sed sistunt in potentia sensitiva. Ergo homo ab homine doceri non potest.

 

Praeterea, si scientia in uno causatur ab alio ; aut scientia inerat addiscenti, aut non inerat. Si non inerat, et in homine ab alio causatur ; ergo unus homo in alio scientiam creat ; quod est impossibile. Si autem prius inerat ; aut inerat in actu perfecto, et sic causari non potest, quia quod est, non fit ; aut inerat secundum rationem seminalem : rationes autem seminales per nullam virtutem creatam in actum educi possunt, sed a Deo solo naturae inseruntur, ut Augustinus dicit super Genes. ad litteram [VI, 10 et 14 ; IX, 17]. Ergo relinquitur quod unus homo nullo modo alium docere possit.

 

Praeterea, scientia quoddam accidens est. Accidens autem non transmutat subiectum. Cum ergo doctrina nihil aliud esse videatur nisi transfusio scientiae de magistro in discipulum, ergo unus homo alium docere non potest.

 

Praeterea, Rom., X, 17, super illud, fides ex auditu, dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1479 B] : licet Deus intus doceat, praeco tamen exterius annuntiat. Scientia autem interius in mente causatur, non autem exterius in sensu. Ergo homo a solo Deo docetur, non ab alio homine.

 

Praeterea, Augustinus dicit in libro de Magistro [cf. cap. 14] : solus Deus cathedram habet in caelis, qui veritatem docet in terris ; alius homo sic se habet ad cathedram sicut agricola ad arborem. Agricola autem non est factor arboris, sed cultor. Ergo nec homo potest dici doctor scientiae, sed ad scientiam dispositor.

 

Praeterea, si homo est verus doctor, oportet quod veritatem doceat. Sed quicumque docet veritatem, mentem illuminat, cum veritas sit lumen mentis. Ergo homo mentem illuminabit, si docet. Sed hoc est falsum, cum Deus sit qui omnem hominem venientem in hunc mundum illuminet Ioann. I, 9. Ergo homo non potest alium vere docere.

 

Praeterea, si unus homo alium docet, oportet quod eum faciat de potentia scientem actu scientem. Ergo oportet quod eius scientia educatur de potentia in actum. Quod autem de potentia in actum educitur, necesse est quod mutetur. Ergo scientia vel

sapientia mutabitur ; quod est contra Augustinum, in libro LXXXIII Quaestionum [qu. 73], qui dicit, quod sapientia accedens homini, non ipsa mutatur, sed hominem mutat.

 

Praeterea, scientia nihil aliud esse videtur quam descriptio rerum in anima, cum scientia esse dicatur assimilatio scientis ad scitum. Sed unus homo non potest in alterius anima describere rerum similitudines : sic enim interius operaretur in ipso ; quod solius Dei est. Ergo unus homo alium docere non potest.

 

 

Praeterea, Boetius dicit in libro de Consolatione [V, 5], quod per doctrinam solummodo mens hominis excitatur ad sciendum. Sed ille qui excitat intellectum ad sciendum, non facit eum scire ; sicut ille qui excitat aliquem ad videndum corporaliter, non facit eum videre. Ergo unus homo non facit alium scire ; et ita non proprie potest dici quod eum doceat.

 

Praeterea, ad scientiam requiritur cognitionis certitudo ; alias non est scientia, sed opinio vel credulitas, ut Augustinus dicit in libro de Magistro [cap. 12]. Sed unus homo non potest in altero certitudinem facere per signa sensibilia quae proponit : quod enim est in sensu, magis est obliquum eo quod est in intellectu ; certitudo autem semper fit per aliquid magis rectum. Ergo unus homo alium docere non potest.

 

Praeterea, ad scientiam non requiritur nisi lumen intelligibile et species. Sed neutrum potest in uno homine ab alio causari : quia oporteret quod homo aliquid crearet, cum huiusmodi formae simplices non videantur posse produci nisi per creationem. Ergo homo non potest in alio scientiam causare, et sic nec docere.

 

Praeterea, nihil potest formare mentem hominis nisi solus Deus, ut Augustinus dicit. Scientia autem, quaedam forma mentis est. Ergo solus Deus scientiam in anima causat.

 

Praeterea, sicut culpa est in mente, ita et ignorantia. Sed solus Deus purgat mentem a culpa : Isa., XLIII, 25 : ego sum (…) qui deleo iniquitates tuas propter me. Ergo solus Deus purgat mentem ab ignorantia ; et ita solus docet.

 

Praeterea, cum scientia sit certitudinalis cognitio, ab illo aliquis scientiam accipit per cuius locutionem certificatur. Non autem certificatur aliquis ex hoc quod audit hominem loquentem ; alias oporteret quod quidquid alicui ab homine dicitur, pro certo ei constaret. Certificatur autem solum secundum quod interius audit veritatem loquentem, quam consulit etiam de his quae ab homine audit, ut certus fiat. Ergo homo non docet, sed veritas quae interius loquitur, quae est Deus.

 

Praeterea, nullus per locutionem alterius addiscit illa quae ante locutionem etiam interrogatus respondisset. Sed discipulus, antequam ei magister loquatur, responderet interrogatus de his quae magister proponit : non enim doceretur ex locutione magistri, nisi ita se habere cognosceret sicut magis­ter proponit. Ergo unus homo non docetur per locutionem alterius hominis.

 

 

Sed contra. Est quod dicitur II Tim. I, 11 : in quo positus sum ego praedicator (…) et magister gentium. Ergo homo potest et esse et dici magister.

 

Praeterea, II Tim., III, 14 : tu vero permane in his, quae didicisti, et credita sunt tibi. Glossa [P. Lombardi, PL 192, 378 A] : a me tamquam a vero doctore ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, Matth. XXIII, 8 et 9, simul dicitur : unus est magister vester, et unus est pater vester. Sed hoc quod Deus est pater omnium, non excludit quin etiam homo vere possit dici pater. Ergo etiam per hoc non excluditur quin homo vere possit dici magister.

 

 

Praeterea, Roman. X, 15, super illud : quam speciosi supra montes etc. dicit Glossa [interlin., ibid.] : isti sunt pedes qui illuminant Ecclesiam. Loquitur autem de apostolis. Cum ergo illuminare sit actus doctoris, videtur quod hominibus docere competat.

 

 

Praeterea, ut dicitur in IV Meteororum [cap. 3 (380 a 12)], unumquodque tunc est perfectum quando potest simile sibi generare. Sed scientia est quaedam cognitio perfecta. Ergo homo qui habet scientiam, potest alium docere.

 

Praeterea, Augustinus in libro contra Manich. [II, 3-5] dicit quod sicut terra, quae ante peccatum fonte irrigabatur, post peccatum indiguit pluvia de nubibus descendente ; ita mens humana, quae per terram significatur, fonte veritatis ante peccatum fecundabatur, post peccatum vero indiget doctrina aliorum, quasi pluvia descendente de nubibus. Ergo saltem post peccatum homo ab homine docetur.

Responsio. Dicendum, quod in tribus eadem opinionum diversitas invenitur : scilicet in eductione formarum in esse, in acquisitione virtutum, et in acquisitione scientiarum.

 

Quidam enim dixerunt, formas omnes sensibiles esse ab agente extrinseco, quod est substantia vel forma separata, quam appellant datorem formarum vel intelligentiam agentem ; et quod omnia inferiora agentia naturalia non sunt nisi sicut praeparantia materiam ad formae susceptionem. Similiter etiam Avicenna dicit in sua Metaphys. [IX, 2], quod habitus honesti causa non est actio nostra ; sed actio prohibet eius contrarium, et adaptat ad illum, ut accidat hic habitus a substantia perficiente animas hominum, quae est intelligentia agens, vel substantia ei consimilis. Similiter etiam ponunt, quod scientia in nobis non efficitur nisi ab agente separato ; unde Avicenna ponit in VI de Naturalibus [De anima V, 5], quod formae intelligibiles effluunt in mentem nostram ab intelligentia agente.

 

Quidam vero e contrario opinati sunt ; scilicet quod omnia ista rebus essent indita, nec ab exteriori causam haberent, sed solummodo quod per exteriorem actionem manifestantur. Posuerunt enim quidam, quod omnes formae naturales essent actu in

materia latentes, et quod agens naturale nihil aliud facit quam extrahere eas de occulto in manifestum. Similiter etiam aliqui posuerunt, quod omnes virtutum habitus nobis sunt inditi a natura ; sed per exercitium operum removentur impedimenta, quibus praedicti habitus quasi occultabantur ; sicut per limationem aufertur rubigo, ut claritas ferri manifestetur. Similiter etiam aliqui dixerunt quod animae est omnium scientia concreata ; et per huiusmodi doctrinam et huiusmodi scientiae exteriora adminicula nihil fit aliud nisi quod anima deducitur in recordationem vel considerationem eorum quae prius scivit ; unde dicunt, quod addiscere nihil est aliud quam reminisci.

 

Utraque autem istarum opinionum est absque ratione. Prima enim opinio excludit causas propinquas, dum effectus omnes in inferioribus provenientes, solis causis primis attribuit ; in quo derogatur ordini universi, qui ordine et connexione causarum contexitur : dum prima causa ex eminentia bonitatis suae rebus aliis confert non solum quod sint, sed et quod causae sint. Secunda etiam opinio in idem quasi inconveniens redit : cum enim removens prohibens non sit nisi movens per accidens, ut dicitur VIII Physic. [l. 8 (255 b 24)] ; si inferiora agentia nihil aliud faciunt quam producere de occulto in manifestum, removendo impedimenta, quibus formae et habitus virtutum et scientiarum occultabantur : sequetur quod omnia inferiora agentia non agant nisi per accidens.

Et ideo, secundum doctrinam Aristotelis [cf. Phys. I, 12 (198 b 30 sqq.)], via media inter has duas tenenda est in omnibus praedictis. Formae enim naturales praeexistunt quidem in materia, non in actu, ut alii dicebant, sed in potentia solum, de qua in actum reducuntur per agens extrinsecum proximum, non solum per agens primum, ut alia opinio ponebat. Similiter etiam secundum ipsius sententiam in VI Ethicorum [l. 11 (1144 b 4)], virtutum habitus ante earum consummationem praeexistunt in nobis in quibusdam naturalibus inclinationibus, quae sunt quaedam virtutum inchoationes, sed postea per exercitium operum adducuntur in debitam consummationem. Similiter etiam dicendum est de scientiae acquisitione ; quod praeexistunt in nobis quaedam scientiarum semina, scilicet primae conceptiones intellectus, quae statim lumine intellectus agentis cognoscuntur per species a sensibilibus abstractas, sive sint complexa, sicut dignitates, sive incomplexa, sicut ratio entis, et unius, et huiusmodi, quae statim intellectus apprehendit. In istis autem principiis universalibus omnia sequentia includuntur, sicut in quibusdam rationibus seminalibus. Quando ergo ex istis universalibus cognitionibus mens educitur ut actu cognoscat particularia, quae prius in universali et quasi in potentia cognoscebantur, tunc aliquis dicitur scientiam acquirere.

 

Sciendum tamen est, quod in rebus naturalibus aliquid praeexistit in potentia dupliciter. Uno modo in potentia activa completa ; quando, scilicet, principium intrinsecum sufficienter potest perducere in actum perfectum, sicut patet in sanatione : ex virtute enim naturali quae est in aegro, aeger ad sanitatem perducitur. Alio modo in potentia passiva ; quando, scilicet, principium intrinsecum non sufficit ad educendum in actum, sicut patet quando ex aere fit ignis ; hoc enim non poterat fieri per aliquam virtutem in aere existentem. Quando igitur praeexistit aliquid in potentia activa completa, tunc agens extrinsecum non agit nisi adiuvando agens intrinsecum, et ministrando ei ea quibus possit in actum exire ; sicut medicus in sanatione est minister naturae, quae principaliter operatur, confortando naturam, et apponendo medicinas, quibus velut instrumentis natura utitur ad sanationem. Quando vero aliquid praeexistit in potentia passiva tantum, tunc agens extrinsecum est quod educit principaliter de potentia in actum ; sicut ignis facit de aere, qui est potentia ignis, actu ignem. Scientia ergo praeexistit in addiscente in potentia non pure passiva, sed activa ; alias homo non posset per seipsum acquirere scientiam.

Sicut ergo aliquis dupliciter sanatur : uno modo per operationem naturae tantum, alio modo a natura cum adminiculo medicinae ; ita etiam est duplex modus acquirendi scientiam : unus, quando naturalis ratio per seipsam devenit in cognitionem ignotorum ; et hic modus dicitur inventio ; alius, quando naturali rationi aliquis exterius adminiculatur, et hic modus dicitur disciplina. In his autem quae fiunt a natura et arte, eodem modo ars operatur, et per eadem media, quibus et natura. Sicut enim natura in eo qui ex frigida causa laborat, calefaciendo induceret sanitatem, ita et medicus ; unde et ars dicitur imitari naturam. Et similiter etiam contingit in scientiae acquisitione, quod eodem modo docens alium ad scientiam ignotorum deducit sicuti aliquis inveniendo deducit seipsum in cognitionem ignoti. Processus autem rationis pervenientis ad cognitionem ignoti inveniendo est ut principia communia per se nota applicet ad determinatas materias, et inde procedat in aliquas particulares conclusiones, et ex his in alias ; unde et secundum hoc unus alium dicitur docere quod istum decursum rationis, quem in se facit ratione naturali, alteri exponit per signa et sic ratio naturalis discipuli, per huiusmodi sibi proposita, sicut per quaedam instrumenta, pervenit in cognitionem ignotorum. Sicut igitur medicus dicitur causare sanitatem in infirmo natura operante, ita etiam homo dicitur causare scientiam in alio operatione rationis naturalis illius : et hoc est docere ; unde unus homo alium docere dicitur, et eius esse magister. Et secundum hoc dicit philosophus, I Posteriorum [cap. 2 (71 b 17)], quod demonstratio est syllogismus faciens scire.

Si autem aliquis alicui proponat ea quae in principiis per se notis non includuntur, vel includi non manifestantur, non faciet in eo scientiam, sed forte opinionem, vel fidem ; quamvis hoc etiam aliquo modo ex principiis innatis causetur. Ex ipsis enim principiis per se notis considerat, quod ea quae ex eis necessario consequuntur, sunt certitudinaliter tenenda ; quae vero eis sunt contraria, totaliter respuenda ; aliis autem assensum praebere potest, vel non praebere.

 

Huiusmodi autem rationis lumen, quo principia huiusmodi nobis sunt nota, est nobis a Deo inditum, quasi quaedam similitudo increatae veritatis in nobis resultans. Unde, cum omnis doctrina humana efficaciam habere non possit nisi ex virtute illius luminis ; constat quod solus Deus est qui interius et principaliter docet, sicut natura interius et principaliter sanat ; nihilominus homo et sanare et docere proprie dicitur modo praedicto.

Ad primum ergo dicendum, quod quia Dominus praeceperat discipulis ne vocarentur magistri, ne posset intel­ligi hoc esse prohibitum absolute, Glossa exponit qualiter haec prohibitio sit intelligenda. Prohibemur enim hoc modo hominem vocare magistrum, ut ei principalitatem magisterii attribuamus, quae Deo competit ; quasi in hominum sapientia spem ponentes, et non magis de his quae ab homine audimus, divinam veritatem consulentes, quae in nobis loquitur per suae similitudinis impressionem, qua de omnibus possumus iudicare.

 

Ad secundum dicendum, quod cognitio rerum in nobis non efficitur per cognitionem signorum, sed per cognitionem aliarum rerum magis certarum, scilicet principiorum, quae nobis per aliqua signa proponuntur, et applicantur ad aliqua quae prius nobis erant ignota simpliciter, quamvis essent nobis nota secundum quid, ut dictum est. Cognitio enim principiorum facit in nobis scientiam conclusionum, non cognitio signorum.

Ad tertium dicendum, quod illa de quibus per signa edocemur, cognoscimus quidem quantum ad aliquid, et quantum ad aliquid ignoramus ; utpote si docemur quid est homo, oportet quod de eo praesciamus aliquid : scilicet rationem animalis, vel substantiae, aut saltem ipsius entis, quae nobis ignota esse non potest. Et similiter si doceamur aliquam conclusionem, oportet praescire de passione et subiecto quid sunt, etiam principiis, per quae conclusio docetur, praecognitis ; omnis enim disciplina fit ex praeexistenti cognitione, ut dicitur in principio Posteriorum [cap. 1 (71 a 1)]. Unde ratio non sequitur.

 

 

 

Ad quartum dicendum, quod ex sensibilibus signis, quae in potentia sensitiva recipiuntur, intellectus accipit intentiones intelligibiles, quibus utitur ad scientiam in seipso faciendam. Proximum enim scientiae effectivum non sunt signa, sed ratio discurrens a principiis in conclusiones, ut dictum est.

 

Ad quintum dicendum, quod in eo qui docetur, scientia praeexistebat, non quidem in actu completo, sed quasi in rationibus seminalibus, secundum quod universales conceptiones, quarum cognitio est nobis naturaliter indita, sunt quasi semina quaedam omnium sequentium cognitorum. Quamvis autem per virtutem creatam rationes seminales non hoc modo educantur in actum quasi ipsae per aliquam creatam virtutem infundantur, tamen id quod est in eis originaliter et virtualiter, actione creatae virtutis in actum educi potest.

Ad sextum dicendum, quod docens non dicitur transfundere scientiam in discipulum, quasi illa eadem numero scientia quae est in magistro, in discipulo fiat ; sed quia per doctrinam fit in discipulo scientia similis ei quae est in magistro, educta de potentia in actum, ut dictum est.

 

Ad septimum dicendum, quod sicut medicus quamvis exterius operetur, natura sola interius operante, dicitur facere sanitatem ; ita et homo dicitur docere veritatem quamvis exterius annuntiet, Deo interius docente.

 

 

Ad octavum dicendum, quod Augustinus in libro de Magistro, per hoc quod probat solum Deum docere, non intendit excludere quin homo exterius doceat, sed quod ipse solus Deus docet interius.

 

Ad nonum dicendum, quod homo, verus et vere doctor dici potest, et veritatem docens, et mentem quidem illuminans, non quasi lumen rationis infundens, sed quasi lumen rationis coadiuvans ad scientiae perfectionem per ea quae exterius proponit : secundum quem modum dicitur Ephes., III, 8-9 : mihi autem omnium sanctorum minimo data est gratia haec illuminare omnes et cetera.

 

 

Ad decimum dicendum, quod duplex est sapientia : scilicet creata et increata : et utraque homini infundi dicitur ; et eius infusione homo mutari in melius proficiendo. Sapientia vero increata nullo modo mutabilis est ; creata vero in nobis mutatur per accidens, non per se. Est enim ipsam considerare dupliciter. Uno modo secundum respectum ad res aeternas de quibus est ; et sic omnino immutabilis est. Alio modo secundum esse quod habet in subiecto ; et sic per accidens mutatur, subiecto mutato de potentia habente sapientiam in actu habens. Formae enim intelligibiles, ex quibus sapientia consistit, et sunt rerum similitudines, et sunt formae perficientes intellectum.

 

Ad undecimum dicendum, quod in discipulo describuntur formae intelligibiles, ex quibus scientia per doctrinam accepta constituitur, immediate quidem per intellectum agentem, sed mediate per eum qui docet. Proponit enim doctor rerum intelligibilium signa ex quibus intellectus agens accipit intentiones intelligibiles, et describit eas in intellectu possibili. Unde ipsa verba doctoris audita, vel visa in scripto, hoc modo se habent ad causandum scientiam in intellectu sicut res quae sunt extra animam, quia ex utrisque intellectus agens intentiones intelligibiles accipit ; quamvis verba doctoris propinquius se habeant ad causandum scientiam quam sensibilia extra animam existentia inquantum sunt signa intelligibilium intentionum.

 

Ad duodecimum dicendum, quod non est omnino simile de intellectu et visu corporali. Visus enim corporalis non est vis collativa, ut ex quibusdam suorum obiectorum in alia perveniat ; sed omnia sua obiecta sunt ei visibilia, quam cito ad illa convertitur : unde habens potentiam visivam se habet hoc modo ad omnia visibilia intuenda, sicut habens habitum ad ea quae habitualiter scit consideranda ; et ideo videns non indiget ab alio excitari ad videndum, nisi quatenus per alium eius visus dirigitur in aliquod visibile, ut digito, vel aliquo huiusmodi. Sed potentia intellectiva, cum sit vis collativa, ex quibusdam in alia devenit ; unde non se habet aequaliter ad omnia intelligibilia consideranda ; sed quaedam statim videt quae sunt per se nota, in quibus implicite continentur quaedam alia quae intelligere non potest nisi per officium rationis ea quae in principiis implicite continentur, explicando ; unde ad huiusmodi cognoscenda, antequam habitum habeat, non solum est in potentia accidentali, sed etiam in potentia essentiali : indiget enim motore, qui reducat eum in actum per doctrinam, ut dicitur in VIII Physic. [l. 8 (255 a 33 sqq.)] : quo non indiget ille qui iam aliquid habitualiter novit. Doctor ergo excitat intellectum ad sciendum illa quae docet, sicut motor essentialis educens de potentia in actum ; sed ostendens rem aliquam visui corporali, excitat eum sicut motor per accidens ; prout etiam habens habitum scientiae potest excitari ad considerandum de aliquo.

Ad decimumtertium dicendum, quod certitudo scientiae tota oritur ex certitudine principiorum : tunc enim conclusiones per certitudinem sciun­tur, quando resolvuntur in principia. Et ideo hoc quod aliquid per certitudinem sciatur, est ex lumine rationis divinitus interius indito, quo in nobis loquitur Deus : non autem ab homine exterius docente, nisi quatenus conclusiones in principia resolvit, nos docens : ex quo tamen nos certitudinem scientiae non acciperemus, nisi inesset nobis certitudo principiorum, in quae conclusiones resolvuntur.

 

 

Ad decimumquartum dicendum, quod homo exterius docens non influit lumen intelligibile ; sed est causa quodammodo speciei intelligibilis, inquantum proponit nobis quaedam signa intelligibilium intentionum, quas intellectus noster ab illis signis accipit, et recondit in seipso.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod cum dicitur : nihil potest formare mentem nisi Deus ; intelligitur de ultima eius forma, sine qua informis reputatur, quotcumque alias formas habeat. Haec autem est forma illa qua ad verbum convertitur, et ei inhaeret ; per quam solam natura rationalis formata dicitur, ut patet per Augustinum super Genesim ad litteram [III, 20].

 

Ad decimumsextum dicendum, quod culpa est in affectu, in quem solus Deus imprimere potest, sicut infra patebit in sequenti articulo [art. 3] : ignorantia autem in intellectu est, in quem etiam virtus creata potest imprimere, sicut intellectus agens imprimit species intelligibiles in intellectum possibilem, quo mediante, ex rebus sensibilibus et ex doctrina hominis causatur scientia in anima nostra, ut dictum est.

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod certitudinem scientiae, ut dictum est, habet aliquis a solo Deo, qui nobis lumen rationis indidit, per quod principia cognoscimus, ex quibus oritur scientiae certitudo ; et tamen scientia ab homine etiam causatur in nobis quodammodo, ut dictum est.

 

Ad decimumoctavum dicendum, quod discipulus ante locutionem magistri interrogatus, responderet quidem de principiis per quae docetur, non autem de conclusionibus quas quis eum docet : unde principia non discit a magistro, sed solum conclusiones.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 2 - QUELQU’UN PEUT-IL ÊTRE APPELÉ SON PROPRE MAÎTRE ?

(Secundo quaeritur utrum aliquis possit dici magister sui ipsius.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° L’action doit être attribuée à la cause principale plutôt qu’à la cause instrumentale. Or la cause quasi principale de la science causée en nous est l’intellect agent. Quant à l’homme qui enseigne extérieurement, il est la cause quasi instrumentale qui propose à l’intellect agent des instruments par lesquels il puisse conduire à la science. L’intellect agent enseigne donc plus que n’enseigne l’homme extérieurement. Si donc, à cause de sa parole extérieure, celui qui parle extérieurement est appelé le maître de celui qui l’écoute, à bien plus forte raison, à cause de la lumière de l’intellect agent, celui qui écoute doit-il être appelé son propre maître.

 

2° On n’apprend quelque chose que dans la mesure où l’on parvient à la certitude de la connaissance. Or la certitude de la connais­sance est en nous grâce aux principes connus naturellement dans la lumière de l’intellect agent. Enseigner convient donc surtout à l’intellect agent ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

3° Enseigner convient plus proprement à Dieu qu’à l’homme ; d’où Mt 23, 8 : « Vous n’avez qu’un Maître. » Or Dieu nous enseigne en tant qu’il nous transmet la lumière de la raison, par laquelle nous pouvons juger de tout. L’action d’enseigner doit donc être attribuée surtout à cette lumière ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

4° Savoir quelque chose par voie d’invention est plus parfait qu’apprendre d’autrui, comme on le voit clairement au premier livre de l’Éthique. Si donc l’on emploie le nom de maître à cause de ce mode d’acqui­sition de la science par lequel on apprend d’un autre la science, en sorte que l’un est le maître de l’autre, à bien plus forte raison doit-on employer le nom de maître à cause de ce mode de réception de la science par voie d’invention, si bien qu’on est appelé son propre maître.

 

5° De même qu’on est amené à la vertu

par un autre ou par soi-même, de même on est conduit à la science et par soi-même dans l’invention, et par un autre dans l’appren­tissage. Or ceux qui parviennent aux œuvres des vertus sans instituteur ni législateur extérieur, on dit qu’ils sont à eux-mêmes leur propre loi ; Rom. 2, 14 : « Quand des païens, qui n’ont pas la loi, accomplissent naturellement ce que la loi commande, ils sont eux-mêmes leur propre loi. » Celui qui acquiert la science par lui-même doit donc lui aussi être appelé son propre maître.

6° L’enseignant est cause de science comme le médecin est cause de santé, comme on l’a dit. Or le médecin se guérit lui-même. On peut donc aussi s’enseigner soi-même.

 

En sens contraire :

 

1) Le Philosophe dit au huitième livre de la Physique qu’il est impossible que l’ensei­gnant ajoute à ce qu’il sait, car il est nécessaire que l’enseignant ait la science et que celui qui apprend ne l’ait pas. Il n’est donc pas possible que l’on s’enseigne soi-même, ou que l’on puisse être appelé son propre maître.

 

2) La maîtrise implique une relation de supériorité, tout comme la seigneurie. Or nul ne peut avoir de telles relations avec lui-même : en effet, personne n’est son propre père ou son propre seigneur. Donc personne ne peut non plus être appelé son propre maître.

 

Réponse :

 

Sans nul doute quelqu’un peut, par la lumière de la raison qui lui a été donnée et sans l’aide d’un enseignement extérieur, parvenir à connaître de nombreuses choses inconnues, comme on le voit clairement pour tout homme qui acquiert la science par voie d’invention ; et de la sorte, d’une certaine façon, quelqu’un est pour lui-même une cause de savoir ; cependant cela ne permet pas de dire au sens propre qu’il est son propre maître, ou qu’il s’enseigne lui-même.

 

En effet, nous trouvons dans les réalités naturelles deux sortes de principes agents, comme on le voit clairement chez le Philosophe au septième livre de la Métaphysique. En effet, il est un certain agent qui renferme en soi tout ce qui est causé par lui dans son effet ; soit avec le même mode, comme c’est le cas des agents univoques, soit de façon plus éminente, comme c’est le cas des agents équivoques. Mais il est d’autres agents en lesquels ne préexiste qu’une partie des choses qui sont agies ; comme la santé est causée par un mouvement, ou bien par quelque remède chaud, en lequel la chaleur se trouve soit actuellement soit virtuellement : la chaleur n’est pas toute la santé, mais elle est une partie de la santé. Ainsi donc, il y a dans les premiers agents le parfait concept de l’action ; mais non dans les agents du second type, car un agent agit dans la mesure où il est en acte : puis donc qu’il n’est que partiellement en acte d’amener l’effet, il ne sera pas parfaitement agent.

 

Or l’enseignement implique une activité scientifique parfaite dans l’enseignant ou le maître ; la science qu’il cause en autrui, le maître ou l’enseignant doit donc nécessairement l’avoir de façon explicite et parfaite, comme elle est acquise par l’apprenti grâce à l’enseignement. Mais quand on acquiert la science par un principe intérieur, ce qui est cause agente de la science ne possède que partiellement la science à acquérir, c’est-à-dire quant aux raisons séminales de la science que sont les principes communs ; voilà pourquoi on ne peut pas déduire d’une telle causalité l’appellation de docteur ou de maître, à proprement parler.

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien qu’à un certain égard la cause principale soit plutôt l’intellect agent que l’homme qui enseigne extérieurement, cependant la science ne préexiste pas dans l’intellect agent de façon complète comme en celui qui enseigne ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

2° Il faut répondre semblablement, comme au premier argument.

 

3° Dieu connaît explicitement tout ce qui est enseigné par lui à l’homme, donc la notion de maître peut convenablement lui être attribuée ; mais il en va autrement de l’intellect agent, pour la raison déjà exposée.

 

4° Bien que le mode soit plus parfait du côté de celui qui reçoit la science lorsqu’il l’acquiert par invention, en tant que cela le signale comme plus apte à savoir, cependant le mode est plus parfait du côté de celui qui cause la science lorsqu’elle est acquise par enseignement, car l’enseignant, qui connaît explicitement toute la science, peut amener à la science plus facilement qu’on ne pourrait y être amené par soi-même, étant donné qu’il connaît déjà les principes de la science dans une certaine généralité.

 

5° La loi se comporte dans le domaine des opérables comme le principe dans le domaine spéculatif, mais non comme le maître ; si donc quelqu’un est sa propre loi, il ne s’ensuit pas qu’il puisse être à lui-même son propre maître.

 

6° Le médecin guérit en tant qu’il a déjà la santé, non en acte, mais dans la connaissance de son art, au lieu que le maître enseigne en tant qu’il a la science en acte. Par conséquent, celui qui n’a pas la santé en acte peut la causer en lui-même dès lors qu’il la détient dans la connaissance de son art ; mais il est impossible que quelqu’un ait et n’ait pas la science en acte, et puisse ainsi être enseigné par lui-même.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia actio magis debet attribui causae principali quam instrumentali. Sed causa quasi principalis scientiae causatae in nobis est intellectus agens. Homo autem, qui docet exterius, est causa quasi instrumentalis proponens intellectui agenti instrumenta quibus ad scientiam perducat. Ergo intellectus agens magis docet quam homo exterius. Si ergo propter locutionem exteriorem, qui exterius loquitur, dicitur magister illius qui audit ; multo amplius, propter lumen intellectus agentis, ille qui audit, dicendus est magister sui ipsius.

 

 

Praeterea, nullus aliquid addiscit nisi secundum quod ad certitudinem cognitionis pervenit. Sed certitudo cognitionis nobis inest per principia naturaliter nota in lumine intellectus agentis. Ergo intellectui agenti praecipue convenit docere ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, docere magis proprie convenit Deo quam homini ; unde Matth., c. XXIII, 8 : unus est magister vester. Sed Deus nos docet, inquantum lumen nobis rationis tradit, quo de omnibus possumus iudicare. Ergo illi lumini actio docendi praecipue attribui debet ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, scire aliquid per inventionem, est perfectius quam ab alio discere, ut patet in I Ethicorum [l. 4 (1095 b 10)]. Si igitur ex illo modo acquirendi scientiam quo aliquis ab alio addiscit scientiam, sumitur nomen magistri, ut unus alterius sit magister ; multo amplius ex modo accipiendi scientiam per inventionem debet accipi nomen magistri, ut aliquis sui ipsius magister dicatur.

 

 

Praeterea, sicut aliquis inducitur ad virtutem ab alio et a seipso, ita aliquis perducitur ad scientiam et per seipsum inveniendo, et ab alio addiscendo. Sed illi qui ad opera virtutum perveniunt sine exteriori institutore vel legislatore, dicuntur esse sibi ipsis lex ; Rom. II, 14 : cum gens quae legem non habent, naturaliter quae legis sunt faciunt, ipsi sibi sunt lex. Ergo et ille qui scientiam acquirit per seipsum, debet sibi ipsi dici magister.

 

 

Praeterea, doctor est causa scientiae, sicut medicus sanitatis, ut dictum est. Sed medicus sanat seipsum. Ergo aliquis etiam potest seipsum docere.

 

 

 

Sed contra. Est quod philosophus dicit, VIII Phys. [l. 9 (257 a 12)], quod impossibile est quod docens addiscat ; quia docentem necesse est habere scientiam, discentem vero non habere. Ergo non potest esse quod aliquis doceat seipsum, vel dici possit sui magister.

 

Praeterea, magisterium importat relationem superpositionis, sicut et dominus. Sed huiusmodi relationes non possunt inesse alicui ad seipsum : non enim aliquis est pater sui ipsius, aut dominus. Ergo nec aliquis potest dici sui ipsius magister.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod absque dubio aliquis potest per lumen rationis sibi inditum, absque exterioris doctrinae adminiculo, devenire in cognitionem ignotorum multorum, sicut patet in omni eo qui per inventionem scientiam acquirit ; et sic quodammodo aliquis est sibi ipsi causa sciendi, non tamen propter hoc proprie potest dici sui ipsius magister, vel seipsum docere.

 

 

Duos enim modos principiorum agentium in rebus naturalibus invenimus, ut patet ex philosopho, VII Metaphys. [l. 8 (1034 a 21)]. Quoddam enim est agens quod in se totum habet quod in effectu per eum causatur ; vel eodem modo, sicut est in agentibus univocis, vel etiam eminentiori, sicut est in agentibus aequivocis. Quaedam vero agentia sunt in quibus eorum quae aguntur non praeexistit nisi pars ; sicut motus causat sanitatem, aut aliqua medicina calida, in qua calor invenitur vel actualiter vel virtualiter ; calor autem non est tota sanitas, sed est pars sanitatis. In primis igitur agentibus est perfecta ratio actionis ; non autem in agentibus secundi modi, quia secundum hoc aliquid agit quod actu est ; unde, cum non sit in actu effectus inducendi nisi in parte, non erit perfecte agens.

 

 

Doctrina autem importat perfectam actionem scientiae in docente vel magistro ; unde oportet quod ille qui docet vel magister est, habeat scientiam quam in altero causat, explicite et perfecte, sicut in addiscente acquiritur per doctrinam. Quando autem alicui acquiritur scientia per principium intrinsecum, illud quod est causa agens scientiae, non habet scientiam acquirendam, nisi in parte : scilicet quantum ad rationes seminales scientiae, quae sunt principia communia ; et ideo ex tali causalitate non potest trahi nomen doctoris vel magistri, proprie loquendo.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod intellectus agens, quamvis sit principalior causa quantum ad aliquid quam homo exterius docens, tamen in eo non praeexistit scientia complete, sicut in docente ; unde ratio non sequitur.

 

Ad secundum dicendum similiter sicut ad primum.

 

Ad tertium dicendum quod Deus explicite novit omnia quae per eum homo docetur, unde sibi convenienter magistri ratio attribui potest ; secus autem est de intellectu agente, ratione iam dicta.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis modus in acquisitione scientiae per inventionem sit perfectior ex parte recipientis scientiam, inquantum designatur habilior ad sciendum ; tamen ex parte scientiam causantis est modus perfectior per doctrinam : quia docens, qui explicite totam scientiam novit, expeditius potest ad scientiam inducere quam aliquis induci possit ex seipso, per hoc quod praecognoscit scientiae principia in quadam communitate.

 

Ad quintum dicendum, quod hoc modo se habet lex in operabilibus sicut principium in speculativis, non autem sicut magister ; unde non sequitur si aliquis sibi est lex quod sibi ipsi possit esse magister.

 

Ad sextum dicendum, quod medicus sanat inquantum praehabet sanitatem non in actu, sed in cognitione artis ; sed magister docet inquantum actu scientiam habet. Unde ille qui non habet sanitatem in actu, ex hoc quod habet sanitatem in cognitione artis, potest in seipso sanitatem causare ; non autem potest esse ut aliquis actu habeat scientiam, et non habeat, ut sic possit a seipso doceri.

 

 

 

 

Article 3 - UN HOMME PEUT-IL ÊTRE ENSEIGNÉ PAR UN ANGE ?

(Tertio quaeritur utrum homo ab Angelo doceri possit.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Si un ange enseigne, alors il enseigne soit intérieurement, soit extérieurement. Or il ne le fait pas intérieurement, car cela n’appartient qu’à Dieu, comme dit saint Augustin ; ni extérieurement, semble-t-il, car enseigner extérieurement, c’est enseigner par des signes sensibles, comme dit saint Augustin au livre sur le Maître ; or les anges ne nous enseignent pas par de tels signes sensibles, sauf peut-être les anges qui apparaissent de façon sensible. Ils ne nous enseignent donc pas, à moins d’appa­raître de façon sensible, ce qui advient hors du cours général des choses, comme par miracle.

 

2° [Le répondant] disait que les anges nous enseignent en quelque sorte extérieurement, en tant qu’ils laissent une impression dans notre imagination. En sens contraire : l’espèce imprimée dans l’imagination ne suffit pas pour imaginer en acte, si l’inten­tion n’est pas là, comme le montre saint Augustin au livre sur la Trinité. Or un ange ne peut introduire en nous une intention, puisque l’intention est un acte de la volonté, en laquelle Dieu seul peut mettre son empreinte. Un ange ne peut donc pas non plus nous enseigner en laissant une impression dans l’imagination, puisque nous ne pouvons être enseignés par l’intermé­diaire de l’imagination qu’en imaginant actuellement quelque chose.

 

3° Si des anges nous enseignent sans apparition sensible, ce ne peut être qu’en tant qu’ils éclairent l’intelligence, qu’ils ne peuvent pas éclairer, semble-t-il : car ils ne transmettent ni la lumière naturelle, qui, étant concréée à l’esprit, vient de Dieu seul, ni non plus la lumière de la grâce, que Dieu seul infuse. Les anges ne peuvent donc pas nous enseigner sans une apparition visible.

 

 

4° Chaque fois qu’un homme est enseigné par un autre, il est nécessaire que celui qui apprend regarde les concepts de celui qui enseigne, afin qu’il y ait dans l’esprit du disciple un processus vers la science, comme il y a dans l’esprit de l’enseignant un processus à partir de la science. Or l’homme ne peut voir les concepts de l’ange. En effet, il ne les voit pas en eux-mêmes, comme il ne voit pas non plus les concepts d’un autre homme : bien moins encore, puisqu’ils sont plus distants ; ni non plus en des signes sensibles, sauf peut-être lorsque les anges apparaissent sensiblement, ce dont nous ne traitons pas maintenant. Ce cas mis à part, les anges ne peuvent donc pas nous enseigner.

 

5° Enseigner appartient à celui « qui illumine tout homme venant en ce monde », comme on le voit clairement dans la Glose à propos de Mt 23, 8 : « Vous n’avez qu’un Maître, le Christ. » Or cela ne revient pas à l’ange, mais à la seule lumière incréée, comme on le voit en Jn 1, 9.

 

6° Quiconque enseigne un autre homme, l’amène à la vérité, et ainsi, il cause la vérité dans son âme. Or Dieu seul a une causalité sur la vérité car, la vérité étant une lumière intelligible et une forme simple, elle ne vient pas à l’être successivement, et ainsi, elle ne peut être produite que par création, ce qui revient à Dieu seul. Puis donc que les anges ne sont pas créateurs, comme dit saint Jean Damascène, il semble qu’ils ne puissent pas eux-mêmes enseigner.

 

 

7° Une illumination indéfectible ne peut procéder que d’une lumière indéfectible, attendu que, si la lumière s’en va, le sujet cesse d’être éclairé. Or une certaine illumination indéfectible est exigée dans l’ensei­gnement, parce que la science porte sur les choses nécessaires, qui existent toujours. L’enseignement ne procède donc que d’une lumière indéfectible. Or une telle lumière n’est pas celle des anges, puisque leur lumière serait défaillante si elle n’était divinement conservée. Un ange ne peut donc pas enseigner.

 

8° Il est dit en Jn 1, 38 que deux des disciples de Jean suivaient Jésus, et qu’à sa question : « Que cherchez-vous ? » ils répondirent : « Rabbi (c’est-à-dire Maître), où demeurez-vous ? » Or la Glose dit en cet endroit que « par ce nom ils manifestent leur foi » ; et une autre glose dit : « Il les interroge, non qu’il ignore la réponse, mais c’est pour que leur réponse soit méritoire et qu’à celui qui demandait “Que…”, requérant ainsi une chose, ils répondent non une chose, mais une personne. » En somme, ils confessent par cette réponse qu’il est une certaine personne, par cette confession ils manifestent leur foi, et en cela ils méritent. Or le mérite de la foi chrétienne consiste en ce que nous confessons que le Christ est une Personne divine. Être maître appartient donc à la seule Personne divine.

9° Quiconque enseigne, doit nécessairement manifester la vérité. Or la vérité, étant une certaine lumière intelligible, nous est plus connue qu’un ange. Nous ne sommes donc pas enseignés par un ange, puisque les choses plus connues ne sont pas manifestées par de moins connues.

 

10° Saint Augustin dit au livre sur la Trinité que notre esprit est immédiatement formé par Dieu, sans l’interposition d’aucune créature. Or l’ange est une certaine créature. Il ne s’interpose donc pas entre Dieu et l’esprit humain pour le former, en tant que supérieur à l’esprit et inférieur à Dieu ; et ainsi, l’homme ne peut pas être enseigné par un ange.

 

11° De même que notre volonté parvient jusqu’à Dieu lui-même, de même notre intelligence peut atteindre la contemplation de son essence. Or Dieu lui-même forme immédiatement notre volonté par l’infusion de la grâce, sans l’intermédiaire d’aucun ange. Il forme donc aussi notre intelligence par l’enseignement, sans aucun intermédiaire.

 

12° Toute connaissance a lieu par quelque espèce. Si donc un ange enseigne un homme, il est nécessaire qu’il cause en lui une espèce par laquelle il connaisse. Or cela n’est possible que de deux façons : soit en créant une espèce, ce qui, comme le veut saint Jean Damascène, ne convient nullement à l’ange ; soit en éclairant les espèces qui sont dans les phantasmes, afin qu’à partir d’eux les espèces intelligibles se reflètent dans l’intellect possible de l’homme ; et cela semble revenir à l’erreur de ces philosophes qui prétendent que l’intellect agent, dont le rôle est d’éclairer les phantasmes, est une substance séparée. Et ainsi, un ange ne peut pas enseigner.

 

 

13° L’intelligence de l’ange est plus distante de l’intelligence de l’homme, que l’intelli­gence de l’homme ne l’est de l’imagination humaine. Or l’imagination ne peut pas recevoir ce qui est dans l’intelligence humaine : en effet, l’imagination ne peut saisir que des formes particulières, et l’intelli­gence n’en contient pas de telles. L’intelli­gence humaine n’est donc pas non plus capable de recevoir les choses qui sont dans l’esprit angélique ; et ainsi, l’homme ne peut pas être enseigné par l’ange.

 

14° La lumière dont une chose est éclairée doit être proportionnée aux parties éclairées, comme la lumière corporelle est proportionnée aux couleurs. Or la lumière angélique, étant purement spirituelle, n’est pas proportionnée aux phantasmes, qui sont en quelque sorte corporels, puisqu’ils sont contenus dans un organe corporel. Les anges ne peuvent donc pas nous enseigner en éclairant nos phantasmes, comme on le disait.

 

15° Tout ce qui est connu, est connu soit par son essence, soit par une ressemblance. Or la connaissance permettant à l’esprit humain de connaître les réalités par leur essence ne peut être causée par un ange, car alors il serait nécessaire que les vertus et les autres choses qui sont contenues au-dedans de l’âme y soient imprimées par les anges eux-mêmes, puisque de telles choses sont connues par leur essence. Semblablement, la connaissance des réalités qui sont connues par leurs ressemblances ne peut pas non plus être causée par eux, puisque les réalités à connaître sont plus proches que l’ange des ressemblances mêmes qui sont dans le connaissant. L’ange ne peut donc en aucune façon être pour l’homme une cause de connaissance, ce qui est l’enseigner.

 

16° Bien qu’il incite extérieurement la nature à produire des effets naturels, l’agricul­teur n’est pas appelé créateur, comme le montre saint Augustin au livre sur la Genèse au sens littéral. Donc, pour la même raison, les anges ne doivent pas non plus être appelés enseignants ou maîtres, quoiqu’ils incitent l’intelligence de l’homme à savoir.

 

17° L’ange est supérieur à l’homme ; par conséquent, s’il enseigne, il est nécessaire que son enseignement surpasse celui de l’homme. Or cela est impossible. En effet, l’enseignement de l’homme peut porter sur ce qui a des causes déterminées dans la nature. Quant aux autres choses, c’est-à-dire les futurs contingents, elles ne peuvent pas être enseignées par les anges, puisqu’ils ne savent pas ces choses par leur connaissance naturelle, Dieu seul ayant la science des futurs. Les anges ne peuvent donc pas enseigner les hommes.

 

En sens contraire :

 

1) Denys dit au quatrième chapitre de la Hiérarchie céleste : « Je vois que les anges ont d’abord enseigné le mystère divin de l’humanité du Christ, et qu’ensuite, par leur médiation, la grâce de cette connaissance descendit jusqu’à nous. »

 

2) « Ce que peut l’inférieur, le supérieur le peut aussi », et bien plus noblement, comme le montre Denys dans la Hiérarchie céleste ; or l’ordre des hommes est inférieur à celui des anges ; puis donc qu’un homme peut enseigner un autre homme, à bien plus forte raison l’ange peut-il le faire.

 

3) L’ordre de la divine sagesse se rencontre plus parfaitement dans les substances spirituelles que dans les corporelles ; or il appartient à l’ordre des corps inférieurs qu’ils obtiennent leurs perfections par l’impres­sion des corps supérieurs ; donc les esprits inférieurs aussi, c’est-à-dire les esprits humains, atteignent la perfection de la science grâce à l’impression des esprits supérieurs que sont les anges.

 

 

4) Tout ce qui est en puissance, peut être amené à l’acte par ce qui est en acte ; et ce qui est moins en acte, par ce qui est plus parfaitement en acte. Or l’intelligence angélique est plus en acte que l’intelligence humaine, laquelle peut donc être amenée à l’acte de la science par l’intelligence angélique ; et ainsi, un ange peut enseigner un homme.

 

 

5) Saint Augustin dit au livre sur le Don de la persévérance que certains reçoivent immédiatement de Dieu l’enseignement du salut, d’autres d’un ange, d’autres encore d’un homme. Donc non seulement Dieu, mais aussi l’ange et l’homme enseignent.

 

 

6) « Éclairer la maison » se dit de ce qui envoie de la lumière, comme le soleil, mais aussi de celui qui ouvre une fenêtre qui fait obstacle à la lumière. Or, bien que Dieu seul infuse à l’esprit la lumière de la vérité, cependant l’ange ou l’homme peuvent ôter quelque empêchement à la perception de la lumière. Donc non seulement Dieu, mais aussi l’ange ou l’homme peuvent enseigner.

 

Réponse :

 

L’ange opère à l’endroit de l’homme de deux façons. D’abord suivant notre mode, c’est-à-dire lorsqu’il apparaît sensiblement à l’homme, soit en assumant un corps, soit de n’importe quelle autre façon, et qu’il l’instruit par une parole sensible. Et ce n’est pas ainsi que nous enquêtons à présent sur l’enseignement de l’ange, car de la sorte l’ange n’enseigne pas autrement que l’homme. Ensuite l’ange opère à notre endroit suivant son mode, c’est-à-dire invisiblement ; et le but de cette question est de savoir comment l’homme peut être enseigné de cette façon par un ange.

 

Il faut donc savoir que, l’ange étant intermédiaire entre l’homme et Dieu, un mode intermédiaire d’enseignement lui convient selon l’ordre de la nature : un mode inférieur à Dieu, mais supérieur à l’homme. Mais on ne peut percevoir comment cela est vrai que si l’on voit comment Dieu enseigne et comment l’homme enseigne. Et pour le voir clairement, il faut savoir qu’il y a entre l’intelligence et la vue corporelle la différence suivante : la vue corporelle a tous ses objets également prêts à être connus ; en effet, le sens n’est pas une puissance qui confronte et qui est ainsi dans la nécessité de partir de l’un de ses objets pour attein­dre l’autre. Pour l’intelligence, en revanche, tous les intelligibles ne sont pas également prêts à être connus, mais elle peut en regarder certains immédiatement, et ne regarde les autres qu’en partant de ceux qui ont été vus antérieurement. Ainsi donc, l’homme prend connaissance de l’inconnu grâce à deux choses, à savoir : grâce à la lumière intellectuelle, et grâce aux premières conceptions évidentes par soi, qui sont à cette lumière, qui est celle de l’intellect agent, ce que les instruments sont à l’artisan.

 

Donc, quant à ces deux choses, Dieu est la cause de la science de l’homme de la plus éminente façon, car à la fois il a orné l’âme elle-même de la lumière intellectuelle, et il a empreint sur elle la connaissance des premiers principes, qui sont comme des semences des sciences, tout comme il a empreint sur les autres réalités naturelles les raisons séminales de tous les effets à produire.

Et parce qu’un homme, selon l’ordre de la nature, est égal à un autre homme quant à l’espèce de la lumière intellectuelle, il ne peut aucunement être cause de science pour un autre homme en causant ou en augmentant en lui la lumière. Mais du côté où la science des choses inconnues est causée par les principes évidents par soi, un homme est en quelque sorte cause de science pour un autre homme, non comme lui transmettant la connaissance des principes, mais, comme on l’a dit, en tant qu’il amène à l’acte, par certains signes sensibles montrés au sens extérieur, ce qui était contenu implicitement et comme en puissance dans les principes.

 

Mais l’ange, parce qu’il possède naturellement la lumière intellectuelle plus parfaitement que l’homme ne la possède, peut être pour l’homme une cause de science des deux côtés, quoique d’une façon inférieure à celle de Dieu et supérieure à celle de l’homme. En effet, du côté de la lumière, bien qu’il ne puisse pas infuser la lumière intellectuelle comme Dieu le fait, il peut cependant renforcer la lumière infusée, pour que l’on voie plus parfaitement. En effet, tout ce qui est imparfait en quelque genre, lorsqu’il est lié à un plus parfait dans ce genre, voit sa vertu renforcée, tout comme nous constatons, parmi les corps, que le corps localisé est renforcé par le corps localisant, qui se rapporte à lui comme l’acte à la puissance, comme on le lit au quatrième livre de la Physique. Du côté des principes aussi, l’ange peut enseigner l’homme, non pas certes en transmettant la connaissance des principes eux-mêmes comme Dieu le fait, ni en proposant sous des signes sensibles la déduction des conclusions à partir des principes, comme l’homme le fait, mais en formant dans l’imagination des formes qui peuvent être formées par l’ébranlement de l’organe

corporel, comme c’est manifestement le cas de ceux qui dorment et des malades mentaux, qui subissent divers phantasmes selon la diversité des vapeurs qui leur montent à la tête. Et de cette façon, « par l’immixtion d’un esprit étranger, il peut se faire que celui-ci, par de telles images, montre ce qu’il sait à celui auquel il se mêle », comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral.

 

Réponse aux objections :

 

1° Un ange qui enseigne invisiblement enseigne certes intérieurement, si on compare cet enseignement à celui de l’homme, qui est proposé aux sens extérieurs ; mais comparé à celui de Dieu, qui opère au-dedans de l’esprit en infusant la lumière, l’enseignement de l’ange est considéré comme extérieur.

 

 

2° Bien que l’intention de la volonté ne puisse pas être contrainte, cependant l’intention de la partie sensitive peut être contrainte ; par exemple, lorsque quelqu’un est piqué, il lui est nécessaire d’être attentif à sa blessure ; et il en va de même pour toutes les autres puissances sensitives qui usent d’un organe corporel ; et une telle intention suffit pour l’imagination.

 

3° L’ange n’infuse ni la lumière de grâce ni la lumière de nature ; mais il renforce la lumière de nature divinement infusée, comme on l’a dit.

 

 

4° De même qu’il y a parmi les réalités naturelles un agent univoque, qui imprime une forme à la façon dont il la possède, et un agent équivoque, qui la possède autrement qu’il ne l’imprime, de même en est-il aussi pour l’enseignement, car un homme en enseigne un autre en agent quasi univoque, et c’est pourquoi il transmet la science à un autre de la façon dont il la possède lui-même, c’est-à-dire en descendant des causes aux effets, d’où la nécessité que les concepts mêmes de l’enseignant soient manifestés par des signes à celui qui apprend. Mais l’ange enseigne en agent quasi équivoque : en effet, il connaît de façon [purement] intellective ce qui est manifesté à l’homme par la voie du raisonnement. L’homme est donc enseigné par l’ange non pas en sorte que les concepts de l’ange lui soient manifestés, mais en sorte que soit causée en l’homme, selon le mode de ce dernier, la science de choses que l’ange connaît selon un mode bien différent.

 

5° Le Seigneur parle de ce mode d’ensei­gnement qui convient à Dieu seul, comme le montre la Glose au même endroit ; et nous n’attribuons pas à l’ange cette façon d’enseigner.

 

6° Celui qui enseigne ne cause pas la vérité, mais il cause la connaissance de la vérité en celui qui apprend. En effet, les propositions qui sont enseignées sont vraies avant même qu’on ne les sache, car la vérité ne dépend pas de notre science, mais de l’existence des réalités.

 

7° Bien que la science que nous acquérons par l’enseignement porte sur des réalités indéfectibles, cependant la science elle-même peut faire défaut ; il n’est donc pas nécessaire que l’illumination de l’enseigne­ment vienne d’une lumière indéfectible ; ou bien, si elle vient d’une lumière indéfectible comme d’un principe premier, cependant une lumière créée et défectible, pouvant être comme un principe intermédiaire, n’est pas tout à fait exclue.

 

 

8° On remarque parmi les disciples du Christ un certain progrès de la foi : d’abord ils le vénéraient comme un homme sage et un maître, et ensuite ils se tournèrent vers lui comme vers Dieu qui enseigne. C’est pourquoi une certaine glose dit un peu plus bas : « Parce que Nathanaël connut que le Christ absent avait vu ce qu’il avait fait lui-même en un autre lieu, ce qui est un indice de la divinité, il confessa non seulement le Maître, mais aussi le Fils de Dieu. »

 

 

9° Ce n’est pas en montrant sa propre substance que l’ange manifeste une vérité inconnue, mais en proposant une autre vérité plus connue, ou encore en renforçant la lumière de l’intelligence. L’argument n’est donc pas concluant.

 

 

10° L’intention de saint Augustin n’est pas de dire que l’esprit angélique n’est pas d’une nature plus noble que l’esprit humain, mais que l’ange ne vient pas en intermédiaire entre Dieu et l’esprit humain de telle façon que l’esprit humain reçoive son ultime formation par une union à l’ange, ainsi que l’ont prétendu certains, disant que l’ultime béatitude de l’homme consiste en ce que notre intelligence soit liée à l’Intelligence, dont la béatitude est d’être liée à Dieu même.

 

 

11° Il y a en nous des puissances qui sont contraintes par le sujet et l’objet, comme les puissances sensitives, qui sont stimulées et par l’ébranlement de leur organe et par la force de l’objet. L’intelligence, pour sa part, n’est pas contrainte par le sujet, puisqu’elle n’use pas d’un organe corporel, mais elle est contrainte par l’objet, car l’efficace de la démonstration contraint de consentir à la conclusion. Quant à la volonté, elle n’est contrainte ni par le sujet ni par l’objet, mais elle se meut vers ceci ou cela à sa propre instigation ; et c’est pourquoi Dieu seul, qui opère intérieurement, peut mettre son empreinte dans la volonté. Mais dans l’intelli­gence, même l’homme ou l’ange peuvent laisser une impression, en représentant des objets qui puissent la contraindre.

 

 

12° L’ange ne crée pas les espèces dans notre esprit et n’éclaire pas non plus immédiatement les phantasmes, mais la liaison de sa lumière avec celle de notre intelligence permet à notre intelligence d’éclairer plus efficacement les phantasmes. Et cependant, même si l’ange éclairait immédiatement les phantasmes, il ne s’ensuivrait pas pour cela que la position de ces philosophes soit vraie : en effet, bien qu’il appartienne à l’intellect agent d’éclairer les phantasmes, on pourrait dire cependant que cela n’appartient pas qu’à lui seul.

 

 

13° L’imagination peut recevoir ce qui est dans l’intelligence humaine, mais selon un autre mode ; et semblablement, l’intelli­gence humaine peut, selon son mode, saisir ce qui est dans l’intelligence angélique. Néanmoins, bien que l’intelligence de l’homme s’apparente davantage à l’imagina­tion quant au sujet, en tant que ce sont des puissances d’une même âme, cependant elle s’apparente davantage à l’intelligence angélique quant au genre, car l’une et l’autre est une puissance immatérielle.

 

14° Rien n’empêche que le spirituel soit proportionné pour agir dans le corporel, car rien n’empêche que des inférieurs subissent quelque chose de la part des supérieurs.

 

 

 

15° L’ange est une cause pour l’homme, non quant à la connaissance qu’il a des réalités par leur essence, mais quant à celle qu’il en a par des ressemblances ; non que l’ange soit plus proche des réalités que ne le sont leurs ressemblances (sic), mais parce que, soit en mouvant l’imagination, soit en renforçant la lumière de l’intelligence, il donne à ces ressemblances de se refléter dans l’esprit.

 

 

16° « Créer » implique la causalité première, qui est due à Dieu seul ; « faire », par contre, implique la causalité en général, et de même « enseigner », quant à la science. Voilà pourquoi Dieu seul est appelé créateur, mais « faisant » et « enseignant » peuvent se dire et de Dieu, et de l’ange, et de l’homme.

 

17° Même à propos de ce qui a des causes déterminées dans la nature, l’ange peut enseigner plus de choses que l’homme, de même qu’il connaît aussi plus de choses ; et ce qu’il enseigne, il peut aussi l’enseigner selon un mode plus noble ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Et videtur quod non.

 

Quia, si Angelus docet, aut docet interius, aut exterius. Non autem interius, quia hoc solius Dei est, ut Augustinus [De magistro, cap. 14] dicit ; nec exterius, ut videtur, quia docere exterius est per aliqua sensibilia signa docere, ut Augustinus dicit in libro de Magistro [cap. 10] : huiusmodi autem sensibilibus signis Angeli non nos docent, nisi forte sensibiliter apparentes ; ergo Angeli nos non docent nisi forte sensibiliter apparentes, quod praeter communem cursum accidit, quasi per miraculum.

 

 

Sed dicebat, quod Angeli nos docent quodammodo exterius, inquantum in nostram imaginationem imprimunt. – Sed contra, species imaginationi impressa ad imaginandum in actu non sufficit, nisi adsit intentio, ut patet per Augustinum in libro de Trinit. [IX, 3-4]. Sed intentionem non potest in nobis inducere Angelus : cum intentio sit voluntatis actus, in quam solus Deus imprimere potest. Ergo nec etiam imprimendo in imaginationem Angelus docere nos potest, cum, mediante imaginatione, non possimus doceri nisi actu aliquid imaginando.

 

 

 

Praeterea, si ab Angelis docemur absque sensibili apparitione, hoc non potest esse nisi inquantum intellectum illuminant, quem illuminare non possunt, ut videtur : quia nec tradunt lumen naturale, quod a solo Deo est, utpote menti concreatum, nec etiam lumen gratiae, quam solus Deus infundit. Ergo Angeli absque visibili apparitione nos docere non possunt.

 

Praeterea, quandocumque unus ab alio docetur, oportet quod addiscens inspiciat conceptus docentis ; ut hoc modo sit processus in mente discipuli ad scientiam, sicut est processus a scientia in mente doctoris. Homo autem non potest conceptus Angeli videre. Non enim videt eos in seipsis, sicut nec conceptus alterius hominis : immo multo minus, utpote magis distantes ; nec iterum in signis sensibilibus, nisi forte quando sensibiliter apparent, de quo nunc non agitur. Ergo Angeli alias nos docere non possunt.

 

 

 

Praeterea, illius est docere qui illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum, ut patet in Glossa [ordin.] Matth. XXIII, 8 : unus est magister vester Christus. Sed hoc non competit Angelo, sed soli luci increatae, ut patet Ioan. I, 9.

 

Praeterea, quicumque alium docet, eum ad veritatem inducit, et sic veritatem in anima eius causat. Sed solus Deus causalitatem habet supra veritatem ; quia cum veritas sit lux intelligibilis et forma simplex, non exit in esse successive, et ita non potest produci nisi per creationem, quod soli Deo competit. Cum ergo Angeli non sint creatores, ut Damascenus [De fide II, 3] dicit, videtur quod ipsi docere non possint.

 

Praeterea, indeficiens illuminatio non potest procedere nisi a lumine indeficienti, eo quod abeunte lumine sub­iectum illuminari desinit. Sed in doctrina exigitur indeficiens quaedam illuminatio, eo quod scientia de necessariis est, quae semper sunt. Ergo doctrina non procedit nisi a lumine indeficienti. Huiusmodi autem non est lumen angelicum, cum eorum lumen deficeret, nisi divinitus conservaretur. Ergo Angelus non potest docere.

 

Praeterea, Ioann., I, 38, dicitur, quod duo ex discipulis Ioannis sequentes Iesum, ei interroganti, quid quaeritis ? Responderunt : Rabbi, quod dicitur interpretatum magister, ubi habitas ? Ubi dicit Glossa [interlin., ibid.], quod hoc nomine fidem suam indicant ; et alia Glossa [ordin., ibid.] dicit : interrogat eos non ignorans, sed ut mercedem habeant respondendo ; et quod quaerenti quid, quod quaerit rem, non rem, sed personam respondent. Ex quibus omnibus habetur quod confitentur in illa responsione, eum esse personam quamdam ; et quod hac confessione, fidem suam indicant, et in hoc merentur. Sed meritum fidei Christianae in hoc consistit quod Christum esse personam divinam confitemur. Ergo esse magistrum ad solam divinam personam pertinet.

 

Praeterea, quicumque docet, oportet quod veritatem manifestet. Sed veritas, cum sit quaedam lux intelligibilis, est magis nobis nota quam Angelus. Ergo per Angelum non docemur, cum magis nota per minus nota non manifestentur.

 

Praeterea, Augustinus dicit in libro de Trinit. [III, 8], quod mens nostra, nulla interposita creatura, immediate a Deo formatur. Angelus autem quaedam creatura est. Ergo non interponitur inter Deum et mentem humanam ad eam formandam, quasi superior mente, et inferior Deo ; et sic homo per Angelum doceri non potest.

 

Praeterea, sicut affectus noster pertingit usque ad ipsum Deum, ita intellectus noster usque ad eius essentiam contemplandam pertingere potest. Sed ipse Deus immediate affectum nostrum format per gratiae infusionem, nullo Angelo mediante. Ergo et intellectum nostrum format per doctrinam, nullo mediante.

 

Praeterea, omnis cognitio est per aliquam speciem. Si ergo Angelus hominem doceat, oportet quod speciem aliquam in eo causet, per quam cognoscat ; quod esse non potest, nisi vel creando speciem, quod nullo modo Angelo competit, ut vult Damascenus [De fide II, 3] ; vel illuminando species quae sunt in phantasmatibus, ut ab his species intelligibiles in intellectu possibili humano resultent : et hoc videtur redire in errorem illorum philosophorum qui ponunt, intellectum agentem, cuius officium est illuminare phantasmata, esse substantiam separatam ; et sic Angelus docere non potest.

 

Praeterea, plus distat intellectus Angeli ab intellectu hominis quam intellectus hominis ab imaginatione humana. Sed imaginatio non potest accipere illud quod est in intellectu humano ; non enim imaginatio potest capere nisi formas particulares, quales intellectus non continet. Ergo nec intellectus humanus est capax eorum quae sunt in mente angelica ; et sic homo per Angelum doceri non potest.

 

 

Praeterea, lux qua aliquid illuminatur, debet esse illuminatis proportionata, sicut lux corporalis coloribus. Sed lux angelica, cum sit pure spiritualis, non est proportionata phantasmatibus, quae sunt quodammodo corporalia, utpote organo corporali contenta. Ergo Angeli non possunt nos docere illuminando nostra phantasmata, ut dicebatur.

 

 

Praeterea, omne quod cognoscitur, aut cognoscitur per essentiam suam, aut per similitudinem. Sed cognitio qua res cognoscuntur per essentiam suam a mente humana, non potest per Angelum causari ; quia sic oporteret quod virtutes, et alia quae intra animam continentur, ab ipsis Angelis imprimerentur, cum talia per sui essentiam cognoscantur. Similiter nec per eos causari potest cognitio rerum quae per suas similitudines cognoscuntur ; cum ipsis similitudinibus, quae sunt in cognoscente, propinquiores sint res cognoscendae quam Angelus. Ergo nullo modo Angelus homini potest esse cognitionis causa, quod est docere.

 

 

Praeterea, agricola quamvis exterius naturam excitet ad naturales effectus, non tamen dicitur creator, ut per

Augustinum patet super Genes. ad litt. [IX, 15]. Ergo, pari ratione, nec Angeli debent dici doctores vel magistri, quamvis intellectum hominis excitent ad sciendum.

 

 

Praeterea, cum Angelus sit homine superior ; si docet, oportet quod eius doctrina doctrinam humanam excellat. Sed hoc esse non potest. Homo enim docere potest de his quae habent causas determinatas in natura. Alia vero, utpote futura contingentia, ab Angelis doceri non possunt, cum ipsi naturali cognitione eorum sint ignari, solo Deo talium futurorum scientiam habente. Ergo Angeli docere non possunt homines.

Sed contra. Est quod dicit Dionysius, cap. IV Cael. Hierarch. [§ 4] : video quod divinum Christi humanitatis mysterium Angeli primum docuere, deinde per ipsos in nos scientiae gratia descendit.

 

Praeterea, quod potest inferior, potest et superior et multo nobilius, ut patet per Dionysium in Caelesti Hierarchia [12, 2] ; sed hominum ordo est inferior quam ordo Angelorum ; cum ergo homo possit hominem docere, multo fortius hoc Angelus potest.

 

Praeterea, ordo divinae sapientiae perfectius invenitur in spiritualibus substantiis quam etiam in corporalibus ; sed ad ordinem inferiorum corporum hoc pertinet ut inferiora corpora perfectiones suas consequantur ex impressione corporum superiorum ; ergo etiam inferiores spiritus, scilicet humani, perfectionem scientiae assequuntur ex impressione superiorum spirituum, scilicet Angelorum.

 

Praeterea, omne quod est in potentia reduci potest in actum per id quod est in actu ; et quod est minus in actu, per id quod est in actu perfectius. Sed intellectus angelicus est magis in actu quam intellectus humanus. Ergo intellectus humanus potest reduci in actum scientiae per intellectum angelicum ; et sic Angelus hominem docere potest.

 

Praeterea, Augustinus dicit, in libro de Bono perseverantiae [cap. 19], quod doctrinam salutis quidam a Deo accipiunt immediate, quidam ab Angelo, quidam vero ab homine. Ergo non solus Deus sed et Angelus et homo docet.

 

Praeterea, illuminare domum dicitur et immittens lumen, sicut sol, et aperiens fenestram, quae lumini obstat. Sed quamvis solus Deus lumen veritatis menti infundat, tamen Angelus vel homo potest aliquod impedimentum luminis percipiendi amovere. Ergo non solus Deus, sed Angelus vel homo docere potest.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod Angelus circa hominem dupliciter operatur. Uno modo secundum modum nostrum ; quando scilicet homini sensibiliter apparet, vel corpus assumendo, vel quocumque alio modo, et eum per locutionem sensibilem instruit. Et sic nunc non quaerimus de Angeli doctrina ; hoc enim modo non aliter Angelus quam homo docet. Alio modo circa nos Angelus operatur per modum suum, scilicet invisibiliter ; et secundum hunc modum qualiter homo ab Angelo possit doceri huius quaestionis intentio est.

Sciendum est igitur, quod, cum Angelus medius sit inter hominem et Deum, secundum ordinem naturae medius modus docendi sibi competit, inferior quidem Deo, sed superior homine. Quod qualiter sit verum, percipi non potest, nisi videatur qualiter docet Deus, et qualiter homo. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod inter intellectum et corporalem visum haec est differentia : quod visui corporali omnia sua obiecta aequaliter sunt propinqua ad cognoscendum ; sensus enim non est vis collativa, ut ex uno obiectorum suorum necesse habeat pervenire in aliud. Sed intellectui non omnia intelligibilia aequaliter vicina sunt ad cognoscendum ; sed quaedam statim conspicere potest, quaedam vero non conspicit nisi ex aliis prius inspectis. Sic igitur homo ignotorum cognitionem per duo accipit ; scilicet per lumen intellectuale, et per primas conceptiones per se notas, quae comparantur ad istud lumen, quod est intellectus agentis, sicut instrumenta ad artificem.

 

 

Quantum igitur ad utrumque, Deus hominis scientiae causa est excellentissimo modo ; quia et ipsam animam intellectuali lumine insignivit, et notitiam primorum principiorum ei impressit, quae sunt quasi seminaria scientiarum ; sicut et aliis rebus naturalibus impressit seminales rationes omnium effectuum producendorum.

Homo autem, quia secundum ordinem naturae alteri homini par est in specie intellectualis luminis, nullo modo potest alteri homini causa scientiae existere, in eo lumen causando vel augendo. Sed ex parte illa qua scientia ignotorum per principia per se nota causatur, alteri homini causa sciendi quodammodo existit, non sicut notitiam principiorum tradens, sed sicut id quod implicite, et quodammodo in potentia, in principiis continebatur educendo in actum per quaedam signa sensibilia exteriori sensui ostensa, sicut supra dictum est.

 

Angelus vero, quia naturaliter habet lumen intellectuale perfectius quam homo, ex utraque parte potest homini esse causa sciendi ; tamen inferiori modo quam Deus, et superiori quam homo. Ex parte enim luminis, quamvis non possit intellectuale lumen infundere, ut Deus facit, potest tamen lumen infusum confortare ad perfectius inspiciendum. Omne enim quod est in aliquo genere imperfectum, quando continuatur perfectiori in genere illo, magis confortatur virtus eius ; sicut etiam videmus in corporibus, quod corpus locatum confortatur per corpus locans, quod comparatur ad ipsum ut actus ad potentiam, ut habetur IV Physic. [l. 8 (213 a 1 sqq.)]. Ex parte etiam principiorum potest Angelus hominem docere, non quidem ipsorum principiorum notitiam tradendo, ut Deus facit, neque deductionem conclusionum ex principiis sub signis sensibilibus proponendo, ut homo facit ; sed in imaginatione aliquas formas formando, quae formari possunt ex commotio-

ne organi corporalis ; sicut patet in

dormientibus et mente captis, qui secundum diversitatem fumositatum ad caput ascendentium diversa phantasmata patiuntur. Et hoc modo, commixtione alterius spiritus fieri potest ut ea quae ipse Angelus scit, per imagines huiusmodi, ei cui immiscetur, ostendat, ut Augustinus dicit XII super Genes. ad litteram [cap. 12].

Ad primum igitur dicendum, quod Angelus invisibiliter docens, docet quidem interius per comparationem ad doctrinam hominis, qui sensibus exterioribus doctrinam proponit ; sed per comparationem ad doctrinam Dei, qui intra mentem operatur, lumen infundendo, doctrina Angeli exterior reputatur.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis intentio voluntatis cogi non possit, tamen intentio sensitivae partis cogi potest : sicut cum quis pungitur, necesse habet intendere ad laesionem ; et ita est etiam de omnibus aliis virtutibus sensitivis, quae utuntur organo corporali ; et talis intentio sufficit ad imaginationem.

 

Ad tertium dicendum, quod Angelus nec lumen gratiae infundit, nec lumen naturae ; sed lumen naturae divinitus infusum confortat, ut dictum est.

 

Ad quartum dicendum, quod sicut in naturalibus est agens univocum, quod eodem modo imprimit formam sicut eam habet, et agens aequivocum, quod alio modo habet quam imprimat ; ita etiam est et de doctrina, quia homo docet hominem quasi univocum agens : unde per illum modum scientiam alteri tradit quo ipse eam habet, scilicet deducendo causas in causata. Unde oportet quod ipsi conceptus docentis patefiant per aliqua signa discenti. Sed Angelus docet quasi agens aequivocum : ipse enim intellectualiter cognoscit quod homini per viam rationis manifestatur. Unde non hoc modo ab Angelo docetur quod Angeli conceptus homini patefiant ; sed quia in homine scientia causatur, secundum suum modum, earum rerum quas Angelus longe alio modo cognoscit.

 

 

Ad quintum dicendum, quod Dominus loquitur de illo modo doctrinae qui soli Deo competit, ut patet per Glossam, ibidem ; et hunc modum docendi Angelo non adscribimus.

 

Ad sextum dicendum, quod ille qui docet, non causat veritatem, sed causat cognitionem veritatis in discente. Propositiones enim quae docentur, sunt verae etiam antequam sciantur, quia veritas non dependet a scientia nostra, sed ab existentia rerum.

 

Ad septimum dicendum, quod quamvis scientia quae a nobis acquiritur per doctrinam, sit de rebus indeficientibus, tamen ipsa scientia deficere potest : unde non oportet quod illuminatio doctrinae sit a lumine indeficienti ; vel si est a lumine indeficienti sicut a primo principio, non tamen excluditur omnino lumen creatum defectibile, quod possit esse sicut principium medium.

 

 

Ad octavum dicendum, quod in discipulis Christi notatur quidam fidei profectus, ut primo eum venerarentur quasi hominem sapientem et magistrum, et postea ei intenderent quasi Deo docenti. Unde quaedam Glossa [ordin., super Ioh. I, 49], parum infra, dicit : quia cognovit Nathanael Christum absentem vidisse quae ipse in alio loco gesserat, quod est indicium deitatis, fatetur non solum magistrum, sed et Dei filium.

 

Ad nonum dicendum, quod Angelus non manifestat veritatem ignotam per hoc quod substantiam suam demonstret ; sed aliam veritatem magis notam proponendo, vel etiam lumen intellectus confortando. Unde ratio non sequitur.

 

Ad decimum dicendum, quod intentio Augustini non est dicere quin mens angelica sit excellentioris naturae quam mens humana ; sed quia non ita cadit Angelus medius inter Deum et mentem humanam, ut mens humana per coniunctionem ad Angelum ultima formatione formetur ; ut quidam posuerunt, quod in hoc consistit ultima hominis beatitudo, quod intellectus noster intelligentiae continuetur, cuius beatitudo est in hoc quod continuatur ipsi Deo.

 

Ad undecimum dicendum, quod in nobis sunt quaedam vires quae coguntur ex subiecto et obiecto, sicut vires sensitivae, quae excitantur et per commotionem organi, et per fortitudinem obiecti. Intellectus vero non cogitur ex subiecto, cum non utatur organo corporali ; sed cogitur ex obiecto, quia ex efficacia demon­strationis cogitur quis conclusioni consentire. Affectus vero neque ex subiecto neque ex obiecto cogitur, sed proprio instinctu movetur in hoc vel illud : unde in affectum non potest imprimere nisi Deus, qui interius operatur. Sed in intellectum potest imprimere, quodammodo, etiam homo vel Angelus, repraesentando obiecta quibus intellectus cogatur.

 

Ad duodecimum dicendum, quod Angelus neque creat species in mente nostra, neque immediate phantasmata illuminat ; sed per continuationem luminis eius cum lumine intellectus nostri, noster intellectus potest efficacius phantasmata illustrare. Et tamen si etiam immediate phantasmata illustraret, non propter hoc sequeretur quod positio illorum philosophorum esset vera : quamvis enim intellectus agentis sit illustrare phantasmata, posset tamen dici, quod non eius solius.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod imaginatio potest accipere ea quae sunt in intellectu humano, sed per alium modum ; et similiter intellectus humanus potest capere quae sunt in intellectu angelico, suo modo. Sed tamen, quamvis intellectus hominis magis conveniat cum imaginatione subiecto, inquantum sunt unius animae potentiae ; tamen cum intellectu angelico magis convenit genere, quia uterque est immaterialis virtus.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod spirituale nihil prohibet esse proportionatum ad hoc quod in corporale agat, quia nihil prohibet quod inferiora a superioribus patiantur.

 

 

Ad decimumquintum dicendum, quod Angelus non est causa homini quantum ad illam cognitionem qua cognoscit res per essentiam, sed quantum ad illam qua cognoscit per similitudines ; non quod Angelus sit propinquior rebus quam earum similitudines, sed inquantum facit rerum similitudines in mente resultare, vel movendo imaginationem, vel lumen intellectus confortando.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod creare importat causalitatem primam, quae soli Deo debetur ; facere vero importat causalitatem communiter, et similiter docere quantum ad scientiam. Et ideo solus Deus dicitur creator ; sed factor et doctor potest dici et Deus et Angelus et homo.

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod etiam de his quae habent causas determinatas in natura, potest plura docere Angelus quam homo, sicut et plura cognoscit ; et ea etiam quae docet, nobiliori modo docere : unde ratio non sequitur.

 

 

 

 

 

Article 4 - ENSEIGNER EST-IL UN ACTE DE LA VIE ACTIVE OU DE LA VIE CONTEMPLATIVE ?

(Quarto quaeritur utrum docere sit actus vitae activae vel contemplativae.)

 

 

Il semble que ce soit un acte de la vie contemplative.

 

1° « La vie active cesse avec le corps », comme dit saint Grégoire dans ses Homélies sur Ézéchiel. Or l’enseignement ne cesse pas avec le corps, car même les anges, qui n’ont pas de corps, enseignent, comme on l’a dit. Il semble donc qu’enseigner relève de la vie contemplative.

 

2° Comme dit saint Grégoire dans ses Homélies sur Ézéchiel, « on vit d’abord la vie active avant d’arriver à la contemplative ». Or l’enseignement suit la contemplation, et ne la précède pas. Enseigner ne relève donc pas de la vie active.

 

3° Comme dit saint Grégoire au même endroit, « la vie active, tout occupée au travail, voit moins bien ». Or celui qui enseigne trouve nécessaire de voir plus que celui qui simplement contemple. Enseigner appar­tient donc à la vie contemplative plutôt qu’à l’active.

 

4° C’est par un même principe que chaque chose est parfaite en soi et qu’elle transmet à d’autres une semblable perfection, comme c’est par la même chaleur que le feu est chaud et qu’il chauffe. Or, que quelqu’un soit parfait en lui-même dans la considération des réalités divines, regarde la vie contemplative. L’enseignement, qui est la transfusion de cette même perfection en autrui, regarde donc aussi la vie contemplative.

 

5° La vie active se tourne vers les réalités temporelles. Or l’enseignement se tourne principalement vers les réalités éternelles, car leur enseignement est plus noble et plus parfait. L’enseignement ne concerne donc pas la vie active, mais la contemplative.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Grégoire dit dans la même homélie : « La vie active, c’est de donner du pain à l’affamé, d’instruire l’ignorant par la parole de sagesse. »

 

2) Les œuvres de miséricorde appartiennent à la vie active. Or enseigner est au nombre des aumônes spirituelles. Enseigner appartient donc à la vie active.

 

Réponse :

 

La vie contemplative et la vie active se distinguent l’une de l’autre par la fin et la matière.

 

En effet, la matière de la vie active, ce sont les réalités temporelles, vers lesquelles se tourne l’activité humaine, au lieu que la matière de la vie contemplative, ce sont les raisons connaissables des réalités, auxquelles s’attache le contemplatif.

 

Et cette diversité de matière vient d’une diversité de la fin : tout comme, dans tous les autres domaines, la matière est déterminée par l’exigence de la fin. En effet, la fin de la vie contemplative est le regard sur la vérité – au sens où nous traitons maintenant de la vie contemplative – sur la vérité, dis-je, incréée, selon le mode dont est capable celui qui contemple ; et cette vérité est vue imparfaitement en cette vie, mais sera vue parfaitement dans la vie future. Et c’est pourquoi saint Grégoire dit que « la vie contemplative commence ici-bas, pour se parfaire dans la patrie céleste ». Mais la fin de la vie active est l’opération par laquelle on tend à être utile au prochain.

 

Or nous trouvons deux matières dans l’acte d’enseigner : un indice en est le double accusatif auquel cet acte est associé. En effet, une matière de cet acte est la réalité même qui est enseignée, et l’autre matière est celui à qui la science est transmise. Donc, du point de vue de la première matière, l’acte d’enseignement relève de la vie contemplative, mais du point de vue de la seconde, il relève de la vie active.

 

Mais du côté de la fin, on trouve que l’enseignement relève seulement de la vie active, car son ultime matière, en laquelle la fin voulue est obtenue, est la matière de la vie active. Il concerne donc la vie active plutôt que la contemplative, quoiqu’il appartienne aussi à cette dernière en quelque façon, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Réponse aux objections :

 

1° La vie active cesse avec le corps dans la mesure où elle s’exerce avec peine et subvient aux infirmités du prochain ; et c’est en ce sens que saint Grégoire dit au même endroit : « La vie active est laborieuse, puisqu’elle se fatigue à œuvrer », deux choses qui n’auront pas lieu dans la vie future. Et pourtant, il y a parmi les esprits célestes une action hiérarchique, comme dit Denys, et cette action a un autre mode que la vie active que nous menons maintenant en cette vie. Et c’est pourquoi l’enseignement qui existera au ciel n’a qu’un rapport lointain avec celui d’ici-bas.

 

 

2° Saint Grégoire dit au même endroit : « L’existence bien ordonnée tend de la vie active à la contemplative, mais il faut savoir qu’il y a souvent grand profit à se reporter de la vie contemplative vers la vie active ; l’âme brûlante grâce à la contemplation, on mènera plus parfaitement la vie active. » Il faut cependant savoir que l’active précède la contemplative quant aux actes qui

n’ont aucune matière en commun avec la contemplative ; mais quant aux actes qui reçoivent leur matière de la contemplative, il est nécessaire que l’active suive la contemplative.

 

 

 

3° La vision de l’enseignant est le principe de l’enseignement, mais l’enseignement lui-même consiste plutôt dans la transfusion de la science des réalités vues que dans leur vision ; par conséquent, la vision de l’enseignant relève plus de la contemplation que de l’action.

 

4° Cet argument prouve que la vie contemplative est le principe de l’enseignement, de même que la chaleur n’est pas le chauffage lui-même, mais le principe du chauffage ; or la vie contemplative se trouve être le principe de l’active en tant qu’elle la dirige, comme à l’inverse la vie active dispose à la contemplative.

 

 

5° La solution ressort de ce qu’on a dit car, du point de vue de la première matière, l’enseignement rejoint la vie contemplative, comme on l’a dit.

 

Et videtur quod sit actus contemplativae.

 

Vita enim activa cum corpore deficit, ut Gregorius dicit super Ezech. [II, hom. 2]. Sed docere non deficit cum corpore, quia etiam Angeli, qui corpore carent, docent ut dictum est. Ergo videtur quod docere ad vitam contemplativam pertineat.

 

Praeterea, sicut dicit Gregorius super Ezech. [II, hom. 2], ante activa vita agitur ut ad contemplativam postea ve­niatur. Sed doctrina sequitur contemplationem, non praecedit. Ergo docere non pertinet ad vitam activam.

 

Praeterea, ut Gregorius dicit ibidem, activa vita dum occupatur in opere, minus videt. Sed ille qui docet, necesse habet magis videre quam ille qui simpliciter contemplatur. Ergo docere magis est contemplativae quam activae.

 

Praeterea, unumquodque per idem est in se perfectum et aliis similem perfectionem tradens, sicut per eumdem calorem ignis est calidus et calefaciens. Sed aliquem esse perfectum in consideratione divinorum in seipso, pertinet ad vitam contemplativam. Ergo et doctrina, quae est eiusdem perfectionis transfusio in alium, ad vitam contemplativam pertinet.

 

 

Praeterea, vita activa circa temporalia versatur. Sed doctrina praecipue versatur circa aeterna, illorum enim excellentior est doctrina et perfectior. Ergo doctrina non pertinet ad vitam activam, sed contemplativam.

Sed contra. Est quod Gregorius, in eadem homilia, dicit : activa est vita panem esurienti tribuere, verbum sapientiae nescientem docere.

 

Praeterea, opera misericordiae ad vitam activam pertinent. Sed docere inter eleemosynas spirituales computatur. Ergo docere est vitae activae.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod contemplativa et activa vita ad invicem fine et materia distinguuntur.

 

Materia namque activae vitae sunt temporalia, circa quae humanus actus versatur ; materia autem contemplativae sunt rerum scibiles rationes, quibus contemplator insistit.

 

 

Et haec materiae diversitas provenit ex diversitate finis : sicut et in omnibus aliis materia secundum finis exigentiam determinatur. Finis enim contemplativae vitae est inspectio veritatis, prout nunc de vita contemplativa agimus ; veritatis, dico, increatae secundum modum possibilem contemplanti : quae quidem in hac vita imperfecte inspicitur, in futura autem videbitur perfecte. Unde et Gregorius [In Ez. II, hom. 2] dicit, quod contemplativa vita hic incipitur, ut in caelesti patria perficiatur. Sed activae finis est operatio, qua proximorum utilitati intenditur.

 

In actu autem docendi invenimus duplicem materiam, in cuius signum etiam actus docendi duplici accusativo coniungitur. Est, siquidem, una eius materia res ipsa quae docetur, alia vero cui scientia traditur. Ratione igitur primae materiae, actus doctrinae ad vitam contemplativam pertinet, sed ratione secundae pertinet ad vitam activam.

 

Sed ex parte finis doctrina solummodo ad vitam activam pertinere invenitur, quia ultima materia eius, in qua finem intentum consequitur, est activae vitae materia. Unde magis ad activam vitam pertinet quam ad contemplativam, quamvis etiam aliquo modo ad contemplativam pertineat, ut ex dictis patet.

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod vita activa secundum hoc cum corpore deficit, quod cum labore exercetur, et subvenit infirmitatibus proximorum ; secundum quod Gregorius ibidem [In Ez. II, hom. 2] dicit, quod activa vita laboriosa est, quia desudat in opere ; quae duo in futura vita non erunt. Nihilominus tamen actio hierarchica est in caelestibus spiritibus, ut Dionysius [De cael. hier., cap. 3, § 1] dicit, et illa actio est alterius modi ab activa vita quam nunc agimus in hac vita. Unde et illa doctrina quae ibi erit, longe est alia ab ista doctrina.

 

Ad secundum dicendum, quod Gregorius, ibidem [In Ez. II, hom. 2], dicit, sicut bonus ordo vivendi est ut ab activa vita in contemplativam tendatur ; ita plerumque utiliter a contemplativa animus ad activam reflectitur, ut per hoc quod contemplativa mentem accenderit, perfectius activa teneatur. Sciendum tamen, quod activa contemplativam praecedit quantum ad illos actus qui in materia nullo modo cum contemplativa conveniunt ; sed quantum ad illos actus qui ma-

teriam a contemplativa suscipiunt,

necesse est ut activa contemplativam sequatur.

 

Ad tertium dicendum, quod visio docentis est principium doctrinae ; sed ipsa doctrina magis consistit in transfusione scientiae rerum visarum quam in earum visione : unde visio docentis magis pertinet ad contemplationem quam ad actionem.

 

Ad quartum dicendum, quod ratio illa probat quod vita contemplativa sit principium doctrinae, sicut calor non est ipsa calefactio, sed calefactionis principium ; invenitur autem contemplativa vita esse activae principium in quantum eam dirigit ; sicut e converso activa vita ad contemplativam disponit.

 

Ad quintum patet solutio ex dictis, quia respectu materiae primae doctrina cum contemplativa convenit, ut dictum est.

 

E

 

 

 

 

 

Question 12 ─ LA PROPHÉTIE

 

LA QUESTION PORTE SUR LA PROPHÉTIE.

 

Article 1 : La prophétie est-elle un habitus ou un acte ?

Article 2 : La prophétie porte-t-elle sur les conclusions des sciences ?

Article 3 : La prophétie est-elle naturelle ?

Article 4 : Pour posséder la prophétie, une disposition naturelle est-elle requise ?

 

Article 5 : La prophétie requiert-elle que l’on ait de bonnes mœurs ?

Article 6 : Les prophètes voient-ils dans le miroir de l’éternité ?

Article 7 : Dans la révélation prophétique, Dieu imprime-t-il dans l’esprit du prophète de nouvelles espèces des réalités, ou seulement une lumière intellectuelle ?

Article 8 : Toute révélation prophétique se fait-elle par l’intermédiaire d’un ange ?

Article 9 : Le prophète est-il toujours éloigné de ses sens lorsqu’il est touché par l’esprit de prophétie ?

Article 10 : La prophétie est-elle convenablement divisée en prophétie de prédestination, de prescience et de menace ?

 

Article 11 : Trouve-t-on dans la prophétie une vérité immuable ?

Article 12 : La prophétie qui a lieu seulement par une vision intellectuelle est-elle plus éminente que celle qui comporte une vision intellectuelle en même temps qu’une vision imaginaire ?

Article 13 : Distingue-t-on les degrés de prophétie par la vision imaginaire ?

 

Article 14 : Moïse fut-il plus éminent que les autres prophètes ?

Quaestio est de prophetia.

 

Primo utrum prophetia sit habitus, vel actus.

Secundo utrum prophetia sit de conclusionibus scibilibus.

Tertio utrum prophetia sit naturalis.

Quarto utrum ad prophetiam habendam requiratur dispositio naturalis.

Quinto utrum ad prophetiam requiratur bonitas morum.

Sexto utrum prophetae videant in speculo aeternitatis.

Septimo utrum in revelatione prophetica imprimantur divinitus in mentem prophetae novae rerum species, vel solum intellectuale lumen.

Octavo utrum omnis revelatio prophetica fiat Angelo mediante.

Nono utrum propheta semper quando a spiritu prophetiae tangitur, a sensibus alienetur.

Decimo utrum prophetia convenienter dividitur in prophetiam praedestinationis, praescientiae et comminationis.

Undecimo utrum in prophetia inveniatur immobilis veritas.

Duodecimo utrum prophetia, secundum intellectualem visionem tantum, sit eminentior ea quae habet visionem intellectualem simul cum imaginaria visione.

Tertiodecimo utrum gradus prophetiae distinguantur secundum visionem imaginariam.

Quartodecimo utrum Moyses fuerit excellentior aliis prophetis.

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse p. 82)

 

La prophétie en elle-même :

     acte ou passion, ou disposition improprement appelée habitus (art. 1)

     peut porter sur les conclusions des sciences (2)

     peut être naturelle ou surnaturelle (3)

     vérité immuable de la prophétie surnaturelle (11)

 

La prophétie surnaturelle ne requiert dans le sujet :

     ni disposition naturelle préalable (4)

     ni de bonnes mœurs (5)

 

Comment s’effectue la prophétie surnaturelle :

     la question du « miroir de l’éternité » (6)

     lumière et espèces (7)

     nécessaire médiation angélique (8)

     éloignement des sens dans certains cas (9)

 

Appréciation des diverses prophéties surnaturelles :

     division en prophéties de prédestination, prescience et menace (10)

     rôle secondaire de la vision imaginaire (12-13)

     excellence de Moïse comme prophète (14)

 

 

 

 

 

 LIEUX PARALLÈLES

Art. 1 : Cont. Gent. III, cap. 154 ; De pot., q. 6, a. 4 ; Super Cor. I, cap. 14, l. 6 ; Quodl. XII, q. 17, ad 1 ; Sum. Th. I-II, q. 68, a. 3, ad 3 ; ibid. II-II, q. 171, a. 2 et q. 176, a. 2, ad 3.

 

Art. 2 : Super Is., cap. 1, l. 1 ; Cont. Gent. III, cap. 154 ; Super Cor. I, cap. 12, l. 1 et 2 ; Sum. Th. II-II, q. 171, a. 3 ; Super Rom., cap. 12, l. 2 ; In Psalm., 50, § 4.

 

Art. 3 : Cont. Gent. III, cap. 154 ; Sum. Th. I, q. 86, a. 4 et II-II, q. 172, a. 1.

 

Art. 4 : Sum. Th. II-II, q. 172, a. 3.

 

Art. 5 : Lect. Super Ioh., cap. 11, l. 7 ; Sum. Th. II-II, q. 172, a. 4.

 

Art. 6 : Super Is., cap. 1, l. 1 et cap. 6, l. 1 ; Sum. Th. II-II, q. 173, a. 1.

 

Art. 7 : Super Is., cap. 1, l. 1 ; Super Cor. I, cap. 14, l. 1 ; Sum. Th. II-II, q. 173, a. 2.

 

Art. 8 : Super Is., cap. 6, l. 1 ; Cont. Gent. III, cap. 154 ; Sum. Th. II-II, q. 172, a. 2.

 

Art. 9 : Sum. Th. II-II, q. 173, a. 3.

 

Art. 10 : Super Ierem., cap. 18 ; Lect. Super Matth., cap. 1, l. 5 ; Sum. Th. II-II, q. 174, a. 1.

 

Art. 11 : Sum. Th. II-II, q. 171, a. 6.

 

Art. 12 : Sum. Th. II-II, q. 174, a. 2 et 3 ; ibid. III, q. 30, a. 3, ad 1.

 

Art. 13 : Super Sent. IV, d. 49, q. 2, a. 7, ad 2 ; Super Cor. I, cap. 13, l. 4 ; Sum. Th. II-II, q. 174, a. 3.

 

Art. 14 : Super Is., cap. 6, l. 1 ; Sum. Th. II-II, q. 174, a. 4.

 

 

 

Article 1 - LA PROPHÉTIE EST-ELLE UN HABITUS OU UN ACTE ?

(Et primo quaeritur utrum sit habitus, vel actus.)

 

 

Il semble que ce ne soit pas un habitus.

 

1° Comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme, un habitus est ce par quoi l’on agit quand on veut. Or le prophète ne peut pas user de la prophétie quand il le veut, comme on le voit clairement en II Reg. 3, 15, à propos d’Élisée qui ne put donner de réponse à la demande du roi qu’après avoir appelé un joueur de harpe, afin qu’ainsi la main du Seigneur fût sur lui. La prophétie n’est donc pas un habitus.

 

2° Quiconque a un habitus cognitif, peut considérer les choses qui sont soumises à cet habitus sans recevoir d’autrui : en effet, celui qui, pour contempler, a besoin d’un instructeur, n’a pas encore l’habitus. Or le prophète ne peut regarder les choses susceptibles d’être prophétisées que si elles lui sont révélées une par une ; c’est pourquoi Élisée dit en II Reg. 4, 27, au sujet de la femme dont le fils était mort : « Son âme est dans l’amertume, et le Seigneur me l’a caché et ne me l’a pas fait connaître. » La prophétie n’est donc pas un habitus cognitif ; et ce ne peut être un autre habitus, puisque la prophétie relève de la connaissance.

 

 

3° [Le répondant] disait que le prophète a besoin d’un habitus pour pouvoir connaître les choses qui lui sont divinement indiquées. En sens contraire : la parole divine est plus efficace que la parole humaine. Or, pour comprendre d’une parole humaine qu’une chose doit se produire, on n’a besoin d’aucun habitus. Donc bien moins encore, semble-t-il, pour percevoir la révélation que Dieu adresse à un prophète.

 

4° Un habitus suffit pour connaître tout ce qui est placé sous cet habitus. Or, par le don de prophétie, on n’est pas instruit de toutes les choses susceptibles d’être prophétisées ; en effet, comme dit saint Grégoire en sa première Homélie sur Ézéchiel, et il le prouve par des exemples, « l’esprit de prophétie touche parfois l’esprit du prophète au sujet du présent et nullement de l’avenir ; parfois il le touche au sujet de l’avenir, et non du présent ». Le don de prophétie n’est donc pas un habitus.

 

5° [Le répondant] disait que toutes les choses susceptibles d’être prophétisées ne se trouvent pas sous le don de prophétie, mais celle-là seule pour la révélation de laquelle il est donné. En sens contraire : une influence ne peut être restreinte que du côté de celui qui influe ou du côté de ce qui la reçoit. Or l’influence du don prophétique ne reçoit pas de restriction qui l’empêcherait de s’étendre à toutes les choses susceptibles d’être prophétisées : ni du côté de ce qui la reçoit, car l’intelligence humaine est capable de les connaître toutes, ni du côté de celui qui influe, dont la générosité est infinie. Le don de prophétie s’étend donc à toutes les choses susceptibles d’être prophétisées.

 

6° Du côté de la partie affective, il se trouve que, par un seul influx de grâce, l’âme est délivrée de toute faute. Il en sera donc de même du côté de l’intelligence : par l’influ­ence d’une seule lumière prophétique, l’âme sera purifiée de toute ignorance des choses susceptibles d’être prophétisées.

 

7° L’habitus gratuit est plus parfait que l’habitus acquis. Or l’habitus acquis s’étend à plusieurs actes. Donc la prophétie, si elle est un habitus gratuit, ne s’étend pas non plus à une seule chose susceptible d’être prophétisée, mais à toutes.

 

 

8° Si l’on possède un habitus pour chaque conclusion, ces habitus ne sont unis en l’habitus d’une unique science totale que si ces conclusions ont une connexion qui fait qu’elles se déduisent des mêmes principes. Or les futurs contingents et les autres choses sur lesquelles porte la prophétie n’ont pas entre eux de connexion comme en ont les conclusions d’une science unique. Il s’ensuit donc que, si le don de prophétie s’étend seulement à une unique chose prophétisée, il y a en un prophète autant d’habitus de prophétie qu’il connaît de choses susceptibles d’être prophétisés, si la prophétie est un habitus.

 

 

9° [Le répondant] disait que l’habitus de prophétie infusé une fois s’étend à toutes les choses susceptibles d’être prophétisées, mais qu’une nouvelle révélation est requise pour la manifestation de certaines espèces. En sens contraire : l’habitus infus de prophétie doit être plus parfait que l’habitus de science acquise, et la lumière prophétique, que la lumière naturelle de l’intellect agent. Or, en vertu de la lumière de l’intellect agent et par l’habitus de science, auxquels s’ajoutent aussi les services de la puissance imaginative, nous pouvons former autant d’espèces qu’il nous est nécessaire pour passer à la considération actuelle des choses auxquelles s’étend l’habitus. Donc à bien plus forte raison le prophète peut-il faire cela, s’il a un habitus, sans que des espèces lui soient nouvellement manifestées.

 

10° Comme on le lit dans la Glose au début du Psautier, « la prophétie est une inspiration divine qui annonce les événements avec une immuable vérité ». Or le nom d’inspiration ne désigne pas un habitus, mais un acte. La prophétie n’est donc pas un habitus.

 

11° Voir, c’est en quelque sorte subir, suivant le Philosophe. La vision est donc une passion. Or la prophétie est une certaine vision ; I Sam. 9, 9 : « Celui qu’on appelle aujourd’hui prophète s’appelait autrefois voyant. » La prophétie n’est donc pas un habitus, mais plutôt une passion.

 

 

12° Selon le Philosophe, un habitus est une qualité difficilement mobile. En revanche, la prophétie est mue facilement, car elle ne demeure pas toujours dans le prophète, mais pour un temps ; c’est pourquoi la Glose, à propos de Am. 7, 14 : « Je ne suis pas un prophète », dit ceci : « L’Esprit ne départit pas toujours la prophétie aux prophètes, mais il le fait pour un temps ; et c’est lorsqu’ils sont éclairés qu’on les appelle à bon droit “prophètes”. » Saint Grégoire aussi, en sa première Homélie sur Ézéchiel, dit que « parfois l’esprit de prophétie fait défaut aux prophètes ; il n’est pas toujours là, à portée de leur intelligence, de façon qu’ils reconnaissent, quand ils ne l’ont pas, qu’ils l’ont par un don de Dieu quand ils l’ont ». La prophétie n’est donc pas un habitus.

 

En sens contraire :

 

1) Selon le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, « il y a trois choses dans l’âme : la puissance, l’habitus et la passion ». Or la prophétie n’est pas une puissance, car autrement tous seraient prophètes, puisque les puissances de l’âme sont communes à tous ; de même, elle n’est pas non plus une passion, car la passion est seulement dans la partie sensitive de l’âme, comme il est dit au septième livre de la Physique. La prophétie est donc un habitus.

 

2) Tout ce qui est connu, est connu par quelque habitus. Or le prophète connaît les choses qu’il annonce ; et ce n’est pas par un habitus naturel ou acquis ; c’est donc par quelque habitus infus, que nous appelons prophétie.

 

3) Si la prophétie n’est pas un habitus, ce sera seulement parce que le prophète ne peut pas regarder sans une nouvelle réception toutes les autres choses susceptibles d’être prophétisées. Or cela ne l’empêche pas d’être un habitus, car même celui qui a l’habitus commun des principes ne peut considérer les conclusions particulières d’une science que si un habitus de la science particulière lui est surajouté. Donc rien n’empêche non plus que la prophétie soit un certain habitus universel, et que cependant une nouvelle révélation soit requise pour connaître chaque chose susceptible d’être prophétisée.

 

4) La foi est un certain habitus de toutes les choses susceptibles d’être crues ; et cependant, celui qui a l’habitus de foi ne connaît pas aussitôt distinctement toutes les choses susceptibles d’être crues, mais il a besoin d’une instruction pour connaître distinctement les articles. Donc, même si la prophétie est un habitus, une révélation divine sera encore requise, comme une certaine parole que Dieu adresse, pour que le prophète connaisse distinctement les choses susceptibles d’être prophétisées.

 

Réponse :

 

Comme dit la Glose au début du Psautier, « la prophétie est appelée vision, et le prophète, voyant », cela apparaît clairement en I Sam. 9, 9, comme on l’a déjà dit. Cependant le nom de prophétie ne peut pas désigner n’importe quelle vision, mais la vision de choses qui sont éloignées de la connaissance commune ; si bien que l’on pourrait dire que le prophète n’est pas seulement procul fans (qui parle de loin), c’est-à-dire celui qui annonce, mais aussi celui qui voit au loin, de phanos, qui signifie apparition. Or, puisque tout ce qui est manifesté l’est sous une certaine lumière, comme on peut le déduire de l’Apôtre en Éph. 5, 13, il est nécessaire que les choses qui sont manifestées à l’homme au-dessus de la connaissance commune le soient par une certaine lumière plus haute, appelée lumière prophétique, dont la réception constitue quelqu’un comme prophète. Mais il faut savoir qu’une chose est reçue en une autre de deux façons : d’abord comme une forme établie en un sujet, ensuite à la façon d’une passion ; ainsi la pâleur, en celui qui a cette couleur naturellement ou par quelque accident fort, est comme une certaine qualité ; mais en celui qu’une crainte fait soudain pâlir, elle est comme une certaine passion. De même, la lumière corporelle est dans les étoiles comme une qualité des étoiles, étant une certaine forme qui demeure en elles, mais elle est dans l’air comme une certaine passion, car l’air ne retient pas la lumière, mais la reçoit seulement à l’apparition d’un corps lumineux.

 

Donc, dans l’intelligence humaine, une certaine lumière est comme une qualité ou une forme permanente, à savoir la lumière essentielle de l’intellect agent, d’après laquelle notre âme est appelée intellectuelle. Or la lumière prophétique ne peut pas être ainsi dans le prophète. En effet, quiconque connaît des choses par une lumière intellectuelle qui lui est devenue pour ainsi dire connaturelle, comme une forme établie en lui, doit nécessairement avoir de ces choses une connaissance fixe. Or cela ne peut être que s’il les regarde dans le principe en lequel elles peuvent être connues : en effet, tant que les objets connus ne sont pas réduits analytiquement à leurs principes, la connaissance n’est pas affermie en un, mais les choses qu’il connaît sont appréhendées par lui sous une certaine probabilité, comme ayant été dites par d’autres : aussi trouve-t-il nécessaire de recevoir quelque chose d’autrui à propos de chacune d’elles. Par exemple, si quelqu’un ne savait pas déduire les conclusions de la géométrie de leurs principes, il n’aurait pas l’habitus de géométrie, mais tout ce qu’il saurait des conclusions de la géométrie, il l’appré­henderait comme en croyant à celui qui enseigne, et ainsi, il aurait besoin d’être instruit de chaque chose : car il ne pourrait pas, en partant de certaines choses, parvenir fermement à d’autres, la réduction analytique à des principes premiers n’ayant pas été faite. Or le principe en lequel peuvent être connus les futurs contingents et les autres choses qui dépassent la connaissance naturelle, sur lesquels porte la prophétie, est Dieu lui-même. Puis donc que les prophètes ne voient pas l’essence de Dieu, les choses qu’ils voient prophétiquement ne peuvent pas être connues d’eux par une lumière qui serait comme une certaine forme habituelle qui leur serait inhérente, mais il est nécessaire qu’ils soient instruits de chacune séparément.

 

Il est donc nécessaire que la lumière prophétique ne soit pas un habitus, mais soit plutôt dans l’âme du prophète à la façon d’une certaine passion, comme la lumière du soleil dans l’air. Par conséquent, de même que la lumière ne reste dans l’air que lors de l’irradiation solaire, de même la lumière susdite ne demeure dans l’esprit du prophète que lorsqu’elle est actuellement inspirée par Dieu. Et de là vient que les saints qui parlent de la prophétie parlent d’elle comme d’une passion, disant qu’elle est une inspiration ou un certain toucher par lequel le Saint-Esprit, dit-on, touche le cœur du prophète ; et ils parlent de la prophétie en d’autres termes de ce genre. Et ainsi, on voit clairement que, quant à la lumière prophétique, la prophétie ne peut pas être un habitus.

 

Mais il faut savoir que, de même que dans les réalités corporelles il se trouve qu’après une passion, même si la passion s’en va, le sujet est rendu plus apte à subir, comme l’eau d’abord chauffée sera plus facilement réchauffée après refroidissement, et que l’homme est plus facilement provoqué à la tristesse après de fréquentes tristesses ; de même, lorsque l’esprit est touché par quelque inspiration divine, dût cette inspiration s’en aller, il demeure davantage apte à recevoir de nouveau, comme l’esprit reste plus dévot après une dévote prière ; et c’est la raison pour laquelle, comme dit saint Augustin au livre sur la Manière de prier Dieu : « De peur que l’esprit, que les soins et les affaires commençaient à attiédir, ne se refroidisse entièrement et ne s’éteigne complètement si son ardeur n’est ranimée fréquemment, nous rappelons à certaines heures notre esprit à la prière. » Aussi, après avoir été une ou plusieurs fois inspiré divinement, même si l’inspiration actuelle cesse, l’esprit du prophète demeure-t-il plus apte à être inspiré de nouveau. Et cette aptitude peut être appelée « habitus de prophétie » ; de même Avicenne dit aussi au sixième livre De naturalibus que les habitus des sciences ne sont en nous rien d’autre que certaines aptitudes de notre âme à recevoir l’illumination de l’Intelligence agente et les espèces intelligibles qui, de cette Intelligence, dérivent dans notre âme. Toutefois [cette facilité] ne peut pas être appelée un habitus au sens propre, mais plutôt une certaine aptitude ou disposition, d’après laquelle quelqu’un est nommé prophète même quand il n’est pas actuellement inspiré. Cependant, pour éviter que l’on ne joue sur ce mot d’habitus, répondons aux arguments de part et d’autre en soutenant l’un et l’autre parti.

 

Réponse aux objections :

 

1° La définition citée concerne l’habitus pris au sens propre ; et en ce sens, la susdite aptitude à prophétiser ne peut pas être appelée habitus. Cependant on peut aussi de cette façon appeler habitus, suivant l’opi­nion d’Avicenne, l’aptitude de notre âme à recevoir de l’Intelligence agente, car cette réception, suivant son opinion, est naturelle ; donc, pour celui qui a l’aptitude, il est en son pouvoir de recevoir quand il veut, car l’influence naturelle ne manque pas à la matière disposée. Mais l’influx de prophétie dépend de la seule volonté divine ; par conséquent, quelle que soit la grandeur de l’aptitude dans l’esprit du prophète, il n’est pas en son pouvoir d’user de la prophétie.

 

 

2° Si la lumière prophétique était dans l’esprit comme un certain habitus de science portant sur les choses prophétisées, le prophète n’aurait pas besoin, pour connaître de quelconques choses susceptibles d’être prophétisées, d’une nouvelle révélation ; or il en a besoin, car cette lumière n’est pas un habitus. Mais l’aptitude à percevoir la lumière ressemble elle-même à un habitus, et sans cette lumière les choses susceptibles d’être prophétisées ne peuvent pas être connues.

 

3° Après que le prophète a perçu la parole divine que Dieu lui adresse intérieurement et qui n’est rien d’autre qu’une illumination de son esprit, aucun habitus n’est requis pour que les choses entendues intérieurement soient perçues ; mais pour percevoir cette parole, il semble qu’une aptitude est d’autant plus à l’œuvre que cette parole est plus noble et que sa perception excède les facultés naturelles.

 

 

4° La solution du quatrième argument ressort de ce qui a été dit.

 

5° La lumière prophétique infusée une fois ne fait pas connaître toutes les choses susceptibles d’être prophétisées, mais seulement celles pour la connaissance desquelles elle est donnée. Et cette restriction ne vient pas de l’impuissance de celui qui donne généreusement, mais de l’ordre de la sagesse de celui qui distribue « à chacun en particulier, comme il lui plaît ».

 

6° Tous les péchés mortels ont ceci de commun que, par l’un quelconque d’entre eux, l’homme est séparé de Dieu ; c’est pourquoi la grâce, qui unit l’homme à Dieu, délivre de tout péché mortel, mais non de tout péché véniel, car les péchés véniels ne séparent pas de Dieu. Or les choses susceptibles d’être prophétisées n’ont de connexion entre elles que dans l’ordre même de la sagesse divine ; ceux qui ne voient pas cette sagesse totalement peuvent donc voir une chose sans l’autre.

 

 

7° L’habitus infus est plus parfait que l’habitus acquis quant à son genre, c’est-à-dire du point de vue de l’origine et de ce pour quoi il est donné, qui est plus élevé que ce à quoi est ordonné l’habitus acquis. Mais quant au mode de possession ou de perfection [du sujet], rien n’empêche que l’habitus acquis soit plus parfait : comme il est clair que les choses susceptibles d’être crues ne sont pas vues de nous par l’habitus infus de foi aussi parfaitement que les conclusions des sciences par l’habitus acquis de science. Et semblablement, bien que la lumière prophétique soit infuse, cependant elle n’existe pas en nous aussi parfaitement que les habitus acquis ; et cela semble aussi confirmer la dignité des habitus infus, car c’est à cause de leur hauteur qu’il se trouve que la faiblesse humaine ne peut pas les posséder pleinement.

 

8° Cet argument serait probant si la lumière dont est baigné l’esprit du prophète était un habitus, mais non si nous affirmons que c’est l’aptitude à percevoir la lumière susdite qui est un habitus ou un quasi-habitus, puisque le même [habitus] peut rendre quelqu’un apte à être éclairé sur n’importe quelle chose.

 

9° Il sera dit plus loin comment la formation d’espèces nouvelles est requise pour la révélation prophétique.

 

 

10° Bien que le nom d’inspiration ne désigne pas un habitus, cependant on ne peut prouver par là que la prophétie n’est pas un habitus ; en effet, il est d’usage de définir les habitus par les actes.

 

 

11° Voir, selon le Philosophe, se dit de deux façons : en habitus, et en acte ; aussi le nom de vision peut-il désigner un acte et un habitus.

 

 

 

12° La lumière prophétique n’est pas une qualité difficilement mobile, mais quelque chose de passager ; et c’est en ce sens que parlent les auteurs cités. Mais l’aptitude rémanente à percevoir de nouveau l’illumi­nation n’est pas facilement mobile ; bien au contraire, elle demeure longtemps, à moins que ne se produise dans le prophète un grand changement, par lequel une telle aptitude serait ôtée.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Parce que l’acte est totalement issu de l’habitus, dans cette division du Philosophe l’acte se ramène à l’habitus, ou même à la passion, attendu que la passion est un certain acte de l’âme, comme par exemple se mettre en colère et convoiter. Or la prophétie, quant à la vision même du prophète, est un certain acte de l’esprit ; mais quant à la lumière, qui est captée hâtivement et comme en passant, elle est semblable à la passion, au sens où la réception dans la partie intellective est appelée passion : car penser, c’est aussi en quelque sorte subir, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Ou bien l’on peut dire que cette division du Philosophe, si les membres de la division sont pris au sens propre, ne réunit pas adéquatement tout ce qui est dans l’âme, mais seulement ce qui a trait à la matière morale, dont le Philosophe veut parler, comme cela ressort aussi des exemples par lesquels le Philosophe s’explique au même endroit.

 

 

2) Tout ce qui est connu ne l’est pas sous un habitus, mais c’est seulement le cas de ce dont on a une connaissance parfaite ; car il est en nous des actes imparfaits qui ne procèdent pas d’un habitus.

 

 

3) Dans les sciences démonstratives existent certains [principes] communs en lesquels les conclusions particulières sont virtuellement contenues comme en cer-

tains germes ; par conséquent celui qui a l’habitus de ces [principes] communs n’est, relativement aux conclusions particulières, qu’en puissance éloignée, puissance qui a besoin d’un moteur pour parvenir à l’acte. Mais il n’y a pas, parmi les choses susceptibles d’être prophétisées, un ordre tel que certaines seraient déduites d’autres antérieures, en sorte que celui qui a l’habitus des antérieures aurait sous une certaine confusion l’habitus des suivantes ; l’argu­ment n’est donc pas concluant.

 

4) L’intelligence n’est pas perfectionnée de la même façon par la prophétie et par la foi. En effet, la prophétie perfectionne l’intel­ligence en elle-même ; il est donc nécessaire que le prophète puisse voir distinctement les choses à l’égard desquelles il est perfectionné par le don de prophétie. La foi, par contre, perfectionne l’intelligence en relation à la volonté : en effet, l’acte de foi appartient à l’intelligence commandée par la volonté ; la foi ne procure donc rien d’autre à l’intelligence que d’être prête à assentir à ce que Dieu commande de croire. Et de là vient que la foi est assimilée à l’ouïe, mais la prophétie à la vue. Et ainsi, celui qui a l’habitus de foi ne doit pas nécéssairement connaître distinctement toutes les choses susceptibles d’être crues, au lieu que celui qui aurait l’habitus de prophétie devrait reconnaître distinctement toutes les choses susceptibles d’être prophétisées.

 

Et videtur quod non sit habitus.

 

Quia ut dicit Commentator in III de Anima [comm. 18], habitus est quo quis quando vult operatur. Sed propheta non potest prophetia uti cum voluerit, sicut patet IV Regum, III, 15, de Eliseo, qui regi quaerenti, responsum dare non potuit nisi vocato psalte, ut sic super eum manus Domini fieret. Ergo prophetia non est habitus.

 

Praeterea, quicumque habet aliquem habitum cognitivum, potest ea quae subsunt illi habitui, considerare sine hoc quod ab alio accipiat ; qui enim ad hoc quod consideret, indiget instruente, nondum habet habitum. Sed propheta non potest inspicere prophetabilia nisi singillatim ei revelentur : unde IV Regum cap. IV, 27, dixit Eliseus de muliere cuius filius erat defunctus : anima eius in amaritudine est ; et Dominus celavit a me, et non indicavit mihi. Ergo prophetia non est habitus cognoscitivus ; nec alius esse potest, cum ad cognitionem prophetia pertineat.

 

Sed dicebat, quod ad hoc habitu aliquo propheta indiget, ut ea quae sibi divinitus indicantur, cognoscere possit. – Sed contra, divina locutio est efficacior quam humana. Sed ad hoc quod aliquis ex humana locutione intelligat aliquid esse futurum, nullo habitu indiget. Ergo videtur quod multo minus ad percipiendam revelationem qua Deus prophetae loquitur.

 

Praeterea, habitus sufficit ad omnia cognoscenda quae subsunt habitui. Sed per donum prophetiae aliquis non instruitur de omnibus prophetabilibus ; ut enim dicit Gregorius in I homilia super Ezech. [I, hom. 1] et exemplis probat, aliquando spiritus prophetiae ex praesenti tangit animum prophetantis, et ex futuro nequaquam tangit ; aliquando ex futuro tangit, et ex praesenti non tangit. Ergo donum prophetiae non est habitus.

 

Sed dicebat, quod dono prophetiae non subsunt omnia prophetabilia, sed illud tantum ad cuius revelationem datur. – Sed contra, influentia aliqua coarctari non potest nisi vel ex parte influentis, vel ex parte recipientis. Sed influentia prophetici doni non recipit coarctationem, quo minus ad omnia prophetabilia se extendat, ex parte recipientis : quia intellectus humanus est capax cognitionis omnium prophetabilium ; nec ex parte influentis, cuius est largitas infinita. Ergo donum prophetiae ad omnia prophetabilia se extendit.

 

 

 

Praeterea, ex parte affectivae se ita habet, quod per unum gratiae influxum ab omni culpa anima liberatur. Ergo et ex parte intellectus ita erit quod ex influentia unius prophetici luminis, ab omni ignorantia prophetabilium anima purgabitur.

 

Praeterea, habitus gratuitus est perfectior quam acquisitus. Sed habitus acquisitus se extendit ad plures

actus. Ergo et prophetia, si sit habitus gratuitus, non se extendet ad unum tantum prophetabile, sed ad omnia.

 

Praeterea, si de singulis conclusionibus singuli habitus habeantur, illi habitus non uniantur in unius totalis scientiae habitu, nisi conclusiones illae connexionem habeant secundum quod ex eisdem principiis deducuntur. Sed huiusmodi futura contingentia, et alia de quibus est prophetia, non habent aliquam connexionem ad invicem, sicut habent conclusiones unius scientiae. Ergo sequitur quod si donum prophetiae ad unum tantum prophetatum se extendit, in uno propheta tot sunt prophetiae habitus quot prophetabilia cognoscit, si prophetia sit habitus.

 

Sed dicebat, quod habitus prophetiae semel infusus, ad omnia prophetabilia se extendit ; requiritur tamen nova revelatio quantum ad specierum aliquarum ostensionem. – Sed contra, habitus prophetiae infusus debet esse perfectior quam habitus scientiae acquisitae ; et lumen propheticum quam lumen naturale intellectus agentis. Sed ex virtute luminis intellectus agentis, et habitu scientiae, adiuncto etiam ministerio imaginativae virtutis, possumus formare tot species quot sunt nobis necessariae ut exeamus in actualem considerationem eorum ad quae habitus se extendit. Ergo multo fortius hoc potest propheta, si habitum aliquem habet, sine hoc quod ei aliquae species de novo ostendantur.

 

Praeterea, sicut habetur in Glossa [P. Lombardi, PL 191, 58 B-C] in principio Psalterii, prophetia est divina inspiratio, rerum eventus immobili veritate denuntians. Inspiratio vero non nominat habitum, sed actum. Ergo prophetia non est habitus.

 

Praeterea, videre est quoddam pati, secundum philosophum [De anima II, 7 (415 b 24 et 416 b 32)]. Ergo et visio passio. Sed prophetia est visio quaedam ; I Reg. IX, 9 : qui nunc dicitur propheta, olim dicebatur videns. Ergo prophetia non est habitus, sed magis passio.

 

Praeterea, secundum philosophum [Praedic., cap. 8 (9 a 4)] habitus est qualitas difficile mobilis. Prophetia vero facile movetur, quia non semper prophetae immanet, sed ad tempus : unde Amos VII, 14, super illud, non sum propheta, dicit Glossa [ordin., ibid.] : spiritus non semper administrat prophetiam prophetis, sed ad tempus ; et tunc recte dicuntur prophetae cum illuminantur. Gregorius etiam super Ezech. in I homilia [I, hom. 1] dicit, quod aliquando prophetiae spiritus prophetis deest, nec semper eorum mentibus praesto est, quatenus, cum hunc non habent, se agnoscant ex dono habere cum habent. Ergo prophetia non est habitus.

Sed contra. Secundum philosophum in III Ethic. [Ethic. II, 4 (1105 b 20)], tria sunt in anima : potentia, habitus et passio. Sed prophetia non est potentia, quia sic omnes essent prophetae, cum potentiae animae omnibus sint communes ; similiter nec est passio, quia passio est tantum in parte animae sensitiva, ut dicitur in VII libro Physicorum [l. 6 (248 b 27)]. Ergo prophetia est habitus.

 

Praeterea, omne quod cognoscitur, aliquo habitu cognoscitur. Sed propheta ea quae denuntiat, cognoscit : non autem habitu naturali vel acquisito. Ergo aliquo habitu infuso, quem dicimus prophetiam.

 

Praeterea, si prophetia non sit habitus, hoc non erit nisi quia propheta non potest sine nova acceptione omnia alia prophetabilia inspicere. Sed hoc non impedit quin sit habitus : quia etiam habens habitum communem principiorum, non potest considerare particulares conclusiones alicuius scientiae, nisi superaddatur aliquis habitus particularis scientiae. Ergo et nihil prohibet prophetiam esse habitum quemdam universalem, et tamen ad singula prophetabilia cognoscenda requiri novam revelationem.

 

Praeterea, fides habitus quidam est omnium credibilium ; nec habens tamen habitum fidei, statim novit distincte omnia credibilia, sed indiget instructione ad hoc quod articulos distincte cognoscat. Ergo etsi prophetia sit habitus, adhuc requiretur divina revelatio, quasi quaedam allocutio, ut propheta distincte prophetabilia cognoscat.Responsio. Dicendum, quod, sicut dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 58 C] in principio Psalterii, prophetia visio dicitur, et propheta videns, ut patet I Reg. IX, 9, ut supra dictum est. Non tamen quaelibet visio prophetia dici potest, sed visio eorum quae sunt procul a communi cognitione ; ut sic dicatur esse propheta non solum procul fans, id est annuntians, sed etiam procul videns, a phanos, quod est apparitio. Cum autem omne quod manifestatur, sub lumine quodam manifestetur, ut etiam haberi potest ab apostolo, Ephes. V, 13, oportet ut ea quae manifestantur homini supra cognitionem communem, quodam altiori lumine manifestentur, quod lumen propheticum dicitur, ex cuius receptione aliquis propheta constituitur. Sciendum est autem, quod aliquid recipitur in aliquo dupliciter : uno modo ut forma in subiecto consistens ; alio modo per modum passionis ; sicut pallor in eo qui naturaliter vel ex aliquo forti accidente hunc colorem habet, est ut quaedam qualitas ; in eo vero qui subito ex aliquo timore pallescit, est ut quaedam passio. Similiter etiam et lumen corporale est quidem in stellis ut stellarum qualitas, utpote quaedam forma in eis permanens ; in aere vero est ut quaedam passio, quia lumen non retinet, sed recipit tantum per appositionem corporis lucidi.

 

In intellectu igitur humano lumen quoddam est quasi qualitas vel forma permanens, scilicet lumen essentiale intellectus agentis, ex quo anima nostra intellectualis dicitur. Sic autem lumen propheticum in propheta esse non potest. Quicumque enim aliqua cognoscit intellectuali lumine, quod est ei effectum quasi connaturale ut forma in eo consistens, opor-

tet quod de eis fixam cognitionem

habeat. Quod esse non potest, nisi ea inspiciat in principio in quo possunt cognosci : quamdiu enim non fit resolutio cognitorum in sua principia, cognitio non firmatur in uno, sed apprehendit ea quae cognoscit secundum probabilitatem quamdam utpote ab aliis dicta : unde necesse habet de singulis acceptionem ab aliis habere. Sicut si aliquis nesciret geometriae conclusiones ex principiis deducere, habitum geometriae non haberet ; sed quaecumque de conclusionibus geometriae sciret, apprehenderet quasi credens docenti, et sic indigeret ut de singulis instrueretur : non enim posset ex quibusdam in alia pervenire firmiter, non facta resolutione in prima principia. Principium autem in quo possunt cognosci futura contingentia, et alia quae cognitionem naturalem excedunt, de quibus est prophetia, est ipse Deus. Unde cum prophetae Dei essentiam non videant, non possunt ea quae prophetice vident, cognoscere aliquo lumine quod sit quasi quaedam forma habitualis eis inhaerens : sed oportet quod de singulis singillatim instruantur.

Unde oportet quod lumen propheticum non sit habitus, sed magis sit in anima prophetae per modum cuiusdam passionis ut lumen solis in aere. Unde, sicut lumen non remanet in aere nisi apud irradiationem solis, ita nec lumen praedictum remanet in mente prophetae nisi quando actualiter divinitus inspiratur. Et inde est quod sancti de prophetia loquentes, de ea per modum passionis loquuntur, dicentes eam esse inspirationem vel tactum quemdam, quo spiritus sanctus dicitur tangere cor prophetae : et aliis huiusmodi verbis, de prophetia loquuntur. Et sic patet quod quantum ad lumen propheticum, prophetia non potest esse habitus.

 

Sed sciendum, quod sicut est in rebus corporalibus, quod aliquid post passionem, etiam passione abeunte, efficitur habilius ad patiendum, sicut aqua calefacta prius, facilius postmodum post infrigidationem calefiet, et homo post frequentes tristitias facilius ad tristitiam provocatur ; ita etiam quando mens aliqua divina inspiratione tangitur, etiam illa inspiratione abeunte remanet habilior ad iterato recipiendum, sicut post devotam orationem remanet mens devotior ; unde propter hoc, ut Augustinus dicit in libro de orando Deum [Epist. 130, 9] : ne mens quae curis et negotiis tepescere coeperat, omnino refrigescat, et penitus extinguatur, nisi crebrius inflammetur, certis horis ad negotium orandi mentem revocamus. Unde et mens prophetae postquam fuerit semel vel pluries divinitus inspirata, etiam actuali inspiratione cessante remanet habilior ut iterum inspiretur. Et haec habilitas potest habitus prophetiae dici ; sicut etiam Avicenna dicit, VI de Naturalibus [De anima V, 6], quod habitus scientiarum in nobis nihil aliud sunt quam habilitates quaedam animae nostrae ad hoc quod recipiat illustrationem intelligentiae agentis, et species intelligibiles ab ea in se effluentes. Sed tamen non proprie potest dici habitus, sed magis habilitas vel dispositio quaedam, a qua aliquis nominatur propheta, etiam quando actu non inspiratur. Tamen ne fiat vis in vocabulo habitus, sustinentes utramque partem, utrisque rationibus respondeamus.

Ad primum igitur dicendum, quod definitio illa inducitur de habitu proprie accepto : et sic habilitas praedicta prophetandi, habitus dici non potest ; per quem tamen modum potest dici habitus secundum opinionem Avicennae etiam habilitas animae nostrae ad recipiendum ab intelligentia agente, quia illa receptio est naturalis secundum eius opinionem. Unde in eo, qui habet habilitatem, habet in potestate recipere cum vult, quia influentia naturalis non deest materiae dispositae. Sed influentia prophetiae dependet ex sola divina voluntate ; unde, quantacumque sit habilitas in mente prophetae, non est in eius potestate ut prophetia utatur.

 

Ad secundum dicendum, quod si lumen propheticum inesset menti ut habitus quidam scientiae de rebus prophetatis, non indigeret propheta ad quaelibet prophetabilia cognoscenda, nova revelatione ; indiget autem, quia illud lumen non est habitus. Sed habilitas ipsa ad lumen percipiendum, similitudinem habitus habet, sine quo lumine prophetabilia cognosci non possunt.

 

 

Ad tertium dicendum, quod post perceptionem divinae locutionis, qua prophetam alloquitur interius, quae nihil aliud est quam mentis illustratio ; non requiritur aliquis habitus quo interius audita percipiantur ; sed ad hanc locutionem percipiendam tanto magis videtur habilitas aliqua operari, quanto ista locutio est excellentior, et eius perceptio vires naturales excedit.

 

Ad quartum patet solutio ex dictis.

 

 

Ad quintum dicendum, quod lumen propheticum semel infusum non facit cognitionem de omnibus prophetabilibus, sed solum de illis propter quorum cognitionem datur. Haec autem arctatio non provenit ex impotentia largientis, sed ex ordine sapientiae ipsius, qui dividit singulis prout vult.

 

 

Ad sextum dicendum, quod omnia peccata mortalia habent in hoc conve­nientiam quamdam, quod per eorum quodlibet homo separatur a Deo ; unde gratia, quae hominem Deo coniungit, ab omni peccato mortali liberat ; non autem ab omni veniali, quia venialia a Deo non separant. Res autem prophetabiles non habent ad invicem connexionem nisi in ipso ordine divinae sapientiae ; unde ab his qui divinam sapientiam totaliter non intuentur, potest unum sine alio videri.

 

Ad septimum dicendum, quod habitus infusus est perfectior quam acquisitus secundum genus suum, scilicet ratione originis, et ratione eius propter quod datur, quod est altius eo ad quod ordinatur habitus acquisitus. Sed quantum ad modum habendi vel perficiendi, nihil prohibet habitum acquisitum perfectiorem esse ; sicut patet quod per habitum fidei infusum non ita perfecte videmus credibilia sicut per habitum scientiae acquisitum conclusiones scientiarum. Et similiter lumen propheticum quamvis sit infusum, non tamen ita perfecte in nobis existit sicut habitus acquisiti ; quod etiam dignitati infusorum habituum attestatur, quia ex eorum altitudine contingit ut humana infirmitas eos plene possidere non possit.

 

Ad octavum dicendum, quod ratio illa procederet si lumen quo perfunditur mens prophetae, esset habitus ; non autem si ponimus habilitatem ad percipiendum lumen praedictum esse habitum, vel quasi habitum ; cum ex eodem possit esse aliquis habilis ut illuminetur de quocumque.

 

Ad nonum dicendum, quod qualiter formatio specierum de novo requiratur ad propheticam revelationem, infra dicetur.

 

Ad decimum dicendum, quod, licet inspiratio habitum non nominet, tamen ex hoc non potest probari quod prophetia non sit habitus ; consuetum est enim quod habitus per actus definiantur.

 

Ad undecimum dicendum, quod videre, secundum philosophum [Topic. I, 15 (106 b 18)] dupliciter dicitur : scilicet habitu, et actu ; unde et visio actum et habitum nominare potest.

 

Ad duodecimum dicendum, quod lumen propheticum non est qualitas difficile mobilis, sed aliquid transiens ; et secundum hoc loquuntur auctoritates inductae. Sed habilitas illa quae remanet ad illustrationem denuo percipiendam, non est facile mobilis ; immo diu permanet, nisi in propheta fiat magna transmutatio, per quam talis habilitas tollatur.

 

 

 

Ad primum vero eorum, quae sunt in contrarium, dicendum quod quia actus totaliter ab habitu oritur, ideo in illa philosophi divisione actus ad habitum reducitur, vel etiam ad passionem, eo quod passio actus quidam animae est, ut irasci et concupiscere. Prophetia autem quantum ad ipsam visionem prophetae est actus quidam mentis ; quantum vero ad lumen, quod raptim, et quasi pertranseunter, decipitur, est similis passioni, prout in intellectiva parte receptio passio dicitur : quia intelligere etiam quoddam pati est, ut dicitur III de anima [cap. 4 (429 b 24)]. Vel potest dici, quod illa divisio philosophi, si membra divisionis proprie accipiantur, non sufficienter comprehendunt omnia quae in anima sunt ; sed ea tantum quae ad materiam pertinent moralem, de qua philosophus intendit, sicut etiam patet per exempla, quibus ibidem philosophus se exponit.

 

Ad secundum dicendum, quod non omne quod cognoscitur, sub aliquo habitu cognoscitur, sed solum illud de quo perfecta cognitio habetur ; sunt enim actus imperfecti in nobis qui ex habitu non procedunt.

 

Ad tertium dicendum, quod in scientiis demonstrativis sunt quaedam communia, in quibus particulares conclusiones quasi in quibusdam seminibus virtualiter continentur ; unde ille qui habet habitum illorum communium, non se habet ad particulares conclusiones nisi in potentia remota, quae indiget motore ut in actum pertingat. Sed in rebus prophetabilibus non est talis ordo, ut quaedam ex aliis primis deducantur, ut sic qui habet primorum habitum, habeat sub quadam confusione habitus secundorum ; unde ratio non sequitur.

 

Ad quartum dicendum, quod intellectus alio modo perficitur prophetia et fide. Prophetia enim perficit intellectum secundum se ; unde oportet ut ea, ad quae propheta est perfectus dono prophetiae, possit distincte inspicere. Sed fides perficit intellectum in ordine ad affectum : actus enim fidei est intellectus imperati a voluntate ; unde per fidem intellectus nihil aliud habet nisi ut sit paratus ad assentiendum his quae Deus credi mandat. Et hinc est quod fides assimilatur auditui ; sed prophetia visioni. Et sic non oportet quod habens habitum fidei distincte cognoscat omnia credibilia, sicut oporteret de habente habitum prophetiae quod omnia prophetabilia distincte agnosceret.

 

 

 

 

Article 2 - LA PROPHÉTIE PORTE-T-ELLE SUR LES CONCLUSIONS DES SCIENCES ?

(Secundo quaeritur utrum prophetia sit de conclusionibus scibilibus.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La prophétie est « une inspiration qui annonce les événements avec une immuable vérité ». Or ce sont les futurs contingents qui sont appelés « événements », et les conclusions de la science démonstrative n’en sont pas. La prophétie ne peut donc pas porter sur de telles conclusions.

 

2° Saint Jérôme dit que la prophétie est « un signe de la prescience divine ». Or la prescience porte sur des choses futures. Puis donc que les futurs, surtout les contingents, sur lesquels semble essentiellement porter la prophétie, ne peuvent être les conclusions d’aucune science, il semble que la prophétie ne puisse pas porter sur les conclusions des sciences.

 

 

3° « La nature ne fait rien de superflu, et ne néglige rien de ce qui est nécessaire » ; Dieu bien moins encore, lui dont l’action est très ordonnée. Or l’homme, pour savoir les conclusions des sciences démonstratives, a une autre voie que celle de la prophétie, à savoir celle des principes évidents par soi. Il semble donc qu’il y aurait superfluité, si de telles conclusions étaient connues par prophétie.

 

4° Des modes de génération différents sont le signe d’une diversité d’espèce ; c’est pourquoi les souris engendrées par semence ne sont pas de même espèce que celles qui naissent de la pourriture, comme dit le Commentateur au huitième livre de la Physique. Or les hommes reçoivent naturellement les conclusions des sciences démonstratives à partir des principes évidents par soi. Si donc il est des hommes qui reçoivent les sciences démonstratives d’une autre façon, par exemple par prophétie, ils seront d’une autre espèce, et ils seront appelés hommes de façon équivoque, ce qui semble absurde.

 

5° Les sciences démonstratives portent sur les choses qui se rapportent à tout temps indifféremment. Or la prophétie ne se rapporte pas à tout temps de façon semblable ; bien au contraire, l’esprit des prophètes touche le cœur du prophète tantôt au su-

jet du présent et non de l’avenir, tantôt l’inverse, comme dit saint Grégoire dans une Homélie sur Ézéchiel. La prophétie ne porte donc pas sur les mêmes choses que la science.

 

6° L’esprit du prophète et celui d’un autre homme quelconque ne se rapportent pas de la même façon aux choses qui sont sues par prophétie. Or « pour tout ce qui est su par démonstration, le jugement du prophète est le même que celui d’un autre homme quelconque sachant cela ; et aucun des deux n’est préféré à l’autre », comme dit Rabbi Moïse. Il n’est donc pas de prophétie qui porte sur les choses qui sont sues par démonstration.

 

En sens contraire :

 

1) Nous ne croyons aux prophètes que dans la mesure où ils sont inspirés par l’esprit de prophétie. Or il est nécessaire que nous ajoutions foi aux choses qui sont écrites dans les livres des prophètes, même si elles concernent les conclusions des sciences, comme le passage suivant : « Lui qui a affermi la terre sur les eaux », ou d’autres semblables, s’il s’en présente. L’esprit de prophétie inspire donc les prophètes même au sujet des conclusions des sciences.

 

2) Ce qu’est la grâce des signes à l’opération de ce qui excède le pouvoir de la nature, le don de prophétie l’est à la connaissance de ce qui excède la connaissance naturelle. Or la grâce des signes permet de faire non seulement ce que la nature ne peut pas faire, comme rendre la vue aux aveugles et ressusciter les morts, mais aussi ce que la nature peut faire, comme guérir ceux qui ont la fièvre. On connaît donc par le don de prophétie non seulement ce à quoi la connaissance naturelle ne peut parvenir, mais aussi ce à quoi elle peut parvenir, telles les conclusions des sciences ; et ainsi, il semble qu’il puisse y avoir prophétie à leur sujet.

 

Réponse :

 

En toutes les choses qui sont pour une fin, la matière est déterminée par ce qu’exige

la fin, comme on le voit clairement au deuxième livre de la Physique. Or le don de prophétie est donné pour l’utilité de l’Église, comme cela est clair en I Cor. 12, 7 : « À chacun la manifestation de l’Esprit est donnée pour l’utilité », après quoi l’Apôtre mentionne de nombreux dons, parmi lesquels figure la prophétie ; toutes ces choses dont la connaissance peut être utile au salut est donc matière de prophétie, qu’elles soient passées, présentes ou futures, ou même éternelles, qu’elles soient nécessaires ou contingentes. Mais les choses qui ne peuvent concerner le salut sont étrangères à la matière de la prophétie ; c’est pourquoi saint Augustin dit au deuxième livre sur la Genèse au sens littéral que « quoique nos auteurs sacrés aient su quelle était la figure du ciel, cependant l’Esprit n’a voulu dire par leur bouche que ce qui est utile au salut » ; et il est dit en Jn 16, 13 : « Quand cet Esprit de vérité sera venu, il vous enseignera toute vérité » ; la Glose : « nécessaire au salut ». Et je dis « les choses nécessaires au salut », qu’elles soient nécessaires à l’ins­truction de la foi ou à la formation des mœurs. Or de nombreuses choses qui sont démontrées dans les sciences peuvent être utiles pour cela ; par exemple l’incorrup­tibilité de l’intelligence, ainsi que les choses qui, considérées dans les créatures, font admirer la sagesse et la puissance divines. Et c’est pourquoi nous trouvons qu’il est fait mention de ces choses dans la Sainte Écriture.

 

Il faut cependant savoir que, la prophétie étant une connaissance de choses qui sont éloignées, elle ne se rapporte pas de la même façon à toutes ces choses. En effet, certaines sont loin de notre connaissance de leur côté, d’autres le sont de notre côté. Les futurs contingents sont éloignés de leur côté : s’ils ne sont pas connaissables, c’est parce qu’ils manquent d’être, puisque ni ils n’existent en eux-mêmes, ni ils ne sont déterminés dans leurs causes. Mais sont éloignées de notre côté les choses dans la connaissance desquelles se présente une difficulté à cause de notre imperfection, non à cause d’elles, puisque ce sont des étants très connaissables et très parfaits, telles les réalités intelligibles, et surtout les éternelles.

 

Or ce qui convient à une chose par soi, lui convient plus véritablement que ce qui lui convient en raison d’autre chose ; les futurs contingents sont donc plus véritablement éloignés de la connaissance que n’importe quelles autres choses, et c’est pourquoi ils semblent relever de la prophétie à un titre particulier, au point d’être placés dans sa définition comme sa matière principale, dans l’énoncé suivant : « la prophétie est une inspiration divine qui annonce les événements, etc. » ; et il semble aussi que le nom de prophétie soit pris de là ; c’est pourquoi saint Grégoire dit dans une Homélie sur Ézéchiel que « la prophétie est ainsi appelée en tant qu’elle prédit l’avenir ; dès lors, quand elle parle du passé ou du présent, elle abandonne la signification de son nom ».

 

Mais il faut aussi considérer une certaine distinction entre les choses qui sont éloignées de notre côté. En effet, certaines sont éloignées en tant qu’elles passent toute connaissance humaine, par exemple que Dieu soit un et trine, et autres choses semblables ; et les conclusions des sciences ne sont pas dans ce cas. Mais d’autres sont éloignées en tant qu’elles dépassent la connaissance de quelque homme, non la connaissance humaine dans l’absolu ; par exemple, les choses que les savants connaissent par démonstration : les ignorants n’y parviennent pas par la connaissance naturelle, mais ils y sont parfois élevés par révélation divine ; et ce n’est pas dans l’absolu que de telles choses sont susceptibles d’être prophétisées, mais relativement à tel homme ; et de la sorte, les conclusions démontrées dans les sciences peuvent être sujettes à prophétie.

 

Réponse aux objections :

 

1° L’arrivée d’événements est placée dans la définition de la prophétie comme la matière la plus propre de la prophétie, mais non en sorte qu’elle soit toute sa matière.

 

 

 

2° Il faut répondre semblablement que c’est en raison de sa matière principale que la prophétie est appelée « un signe de la prescience ».

3° Bien que les conclusions des sciences puissent être sues d’une autre façon que par prophétie, il n’est cependant pas superflu qu’elles soient manifestées par la lumière de la prophétie, car nous adhérons plus fermement aux paroles des prophètes par la foi que par les démonstrations des sciences ; c’est aussi l’occasion pour la grâce de Dieu de se signaler et pour sa science parfaite de se manifester.

 

4° Les causes naturelles ont des effets déterminés, puisque leurs vertus sont finies et limitées à une seule chose ; voilà pourquoi il est nécessaire que les réalités qui sont amenées à l’existence par des causes naturelles différentes et selon des modes de génération différents soient spécifiquement différentes. Mais la puissance divine, étant infinie, peut produire spécifiquement les mêmes effets que la nature sans l’opération de cette nature ; si donc les choses qui peuvent être connues naturellement sont divinement révélées, cela n’entraîne pas que ceux qui reçoivent la connaissance de façon différente diffèrent par l’espèce.

 

5° Bien que la prophétie porte parfois sur les choses qui se distinguent par des temps différents, cependant elle porte quelquefois sur celles qui sont vraies en tout temps.

 

 

6° Rabbi Moïse ne pense pas qu’il ne puisse pas être fait révélation au prophète de choses qui sont sues par démonstration, mais que, dès lors qu’elles sont sues par démonstration, peu importe qu’on en ait ou non une prophétie.

 

Et videtur quod non.

 

Quia prophetia est inspiratio, rerum eventus immobili veritate denuntians. Eventus autem rerum dicuntur futura contingentia, cuiusmodi non sunt conclusiones scientiae demonstrativae. Ergo de talibus non potest esse prophetia.

 

Praeterea, Hieronymus [Glossa ordin., super Matth. I, 23] dicit quod prophetia est signum divinae praescientiae. Praescientia autem de futuris est. Cum igitur futura, praecipue contingentia, de quibus maxime videtur esse prophetia, non possint esse conclusiones alicuius scientiae, videtur quod non possit de scibilibus conclusionibus esse prophetia.

 

Praeterea, natura non abundat superfluis, nec deficit in necessariis ; et multo minus Deus, cuius actio est ordinatissima. Sed homo ad sciendum conclusiones scientiarum demonstrativarum, habet aliam viam quam per prophetiam, scilicet per principia per se nota. Ergo videtur quod superfluum esset, si huiusmodi per prophetiam cognoscerentur.

 

Praeterea, diversus modus generationis est indicium diversitatis speciei ; unde mures generati ex semine, non sunt eiusdem speciei cum illis qui ex putrefactione generantur, ut dicit Commentator VIII Phys. [comm. 46]. Sed homines naturaliter conclusiones scientiarum demonstrativarum ex principiis per se notis accipiunt. Si igitur sunt aliqui homines qui alio modo scientias demonstrativas accipiant, utpote per prophetiam, erunt alterius speciei, et aequivoce homines dicuntur ; quod videtur absurdum.

 

 

Praeterea, scientiae demonstrativae sunt de his quae se habent indifferenter ad omne tempus. Sed prophetia non similiter se habet ad omne tempus ; immo quandoque spiritus prophetarum tangit cor prophetae de praesenti et non de futuro, quandoque e contrario, ut Gregorius dicit super Ezech. [I, hom. 1]. Ergo prophetia non est de illis de quibus est scientia.

 

Praeterea, ad ea quae per prophetiam sciuntur, non eodem modo se habet mens prophetae, et cuiuscumque alterius. Sed in omnibus quae sciuntur per demonstrationem, idem est iudicium prophetae, et cuiuscumque alterius scientis illud ; et neuter alteri praefertur, ut dicit Rabbi Moyses [Dux neutr. II, 34]. Ergo de his quae per demonstrationem sciuntur, non est prophetia.

 

 

 

Sed contra. Prophetis non credimus nisi quatenus spiritu prophetiae inspirantur. Sed illis quae sunt scripta in libris prophetarum, oportet nos fidem adhibere, etiam si pertineant ad conclusiones scientiarum, utpote quod dicitur : qui firmavit terram super aquas [Ps. 135, 6], vel si qua sunt alia huiusmodi. Ergo prophetiae spiritus inspirat prophetas etiam de conclusionibus scientiarum.

 

Praeterea, sicut se habet gratia signorum ad operandum ea quae sunt supra virtutem naturae, ita se habet donum prophetiae ad cognoscendum ea quae naturalem cognitionem excedunt. Sed per gratiam signorum non solum fiunt ea quae natura facere non potest, ut puta illuminare caecos et suscitare mortuos, sed etiam quae natura facere potest, ut curare febrientes. Ergo per donum prophetiae non solum cognoscuntur ea ad quae naturalis cognitio non potest attingere, sed etiam ea ad quae naturalis cognitio attingere potest, cuiusmodi sunt conclusiones scientiarum ; et sic videtur quod de eis possit esse prophetia.

 

Responsio. Dicendum, quod in omnibus quae sunt propter finem, materia determinatur secundum exigentiam finis, ut patet in II Phys. [l. 15 (200 a 15)]. Donum autem prophetiae datur ad utilitatem Ecclesiae, ut patet I ad Cor., XII, 7 : unicuique datur manifestatio spiritus ad utilitatem, et subiungit multa inter quae connumerat prophetiam ; unde omnia illa quorum cognitio potest esse utilis ad salutem est materia prophetiae, sive sint praeterita, sive praesentia sive futura, sive etiam aeterna, sive necessaria, sive contingentia. Illa vero quae ad salutem pertinere non possunt, sunt extranea a materia prophetiae ; unde Augustinus dicit, II super Genesim ad litteram [cap. 9], quod quamvis auctores nostri sciverint cuius figurae sit caelum ; tamen per eos dicere noluit nisi quod prodest saluti ; et Ioannis cap. XVI, vers. 13 dicitur : cum venerit ille spiritus veritatis, docebit vos omnem veritatem ; Glossa [interlin., ibid.] saluti necessariam. Dico autem necessaria ad salutem, sive sint necessaria ad instructionem fidei, sive ad informationem morum. Multa autem quae sunt in scientiis demonstrata, ad hoc possunt esse utilia ; utpote intellectum esse incorruptibilem, et ea quae in creaturis considerata in admirationem divinae sapientiae et potestatis inducunt. Unde et de his in sacra Scriptura invenimus fieri mentionem.

 

Sciendum tamen, quod cum prophetia sit cognitio eorum quae sunt procul, non eodem modo se habet ad omnia praedicta. Quaedam enim sunt procul a nostra notitia ex parte ipsorum, quaedam vero ex parte nostra. Ex parte quidem ipsorum sunt procul futura contingentia, quae per hoc non cognoscibilia sunt, quod ab esse deficiunt, cum nec in se sint, nec in causis suis determinentur. Sed ex parte nostra sunt procul illa, in quorum cognitione accidit difficultas propter nostrum defectum, non propter ea, cum sint maxime cognoscibilia et perfectissima entia, sicut res intelligibiles, et praecipue aeternae.

 

 

Quod autem competit alicui secundum se, verius competit ei quam quod competit sibi ratione alterius ; unde et futura contingentia verius sunt procul a cognitione quam quaecumque alia, et ideo praecipue videntur ad prophetiam pertinere, in tantum quod quasi praecipua prophetiae materia in definitione prophetiae ponantur, in hoc quod dicitur : prophetia est divina inspiratio, rerum eventus etc. ; ex quo etiam nomen prophetiae videtur esse acceptum ; unde dicit Gregorius super Ezech. [I, hom. 1], quod cum ideo prophetia dicta sit quod futura praedicat ; quando de praeterito vel praesenti loquitur, rationem sui nominis amittit.

 

 

Eorum vero quae sunt procul ex parte nostra, est etiam consideranda quaedam distinctio. Quaedam enim sunt procul utpote omnem cognitionem humanam excedentia, ut Deum esse trinum et unum, et alia huiusmodi : et talia non sunt conclusiones scientiarum. Quaedam vero sunt procul utpote excedentia cognitionem alicuius hominis, non cognitionem humanam simpliciter ; utpote quae a doctis per demonstrationem sciuntur, sed indocti naturali cognitione ad ea non pertingunt, sed quandoque elevantur ad ea revelatione divina : et huiusmodi non sunt prophetabilia simpliciter, sed respectu huius. Et sic possunt subesse prophetiae conclusiones demonstratae in scientiis.Ad primum igitur dicendum, quod eventus rerum ponuntur in definitione prophetiae quasi materia maxime propria prophetiae, non autem ita quod sint tota prophetiae materia.

 

Et similiter dicendum ad secundum, quod ratione principalis suae materiae prophetia signum praescientiae dicitur.

Ad tertium dicendum, quod quamvis conclusiones scientiarum possint sciri alio modo quam per prophetiam, non tamen est superfluum ut lumine prophetiae ostendantur, quia firmius adhaeremus prophetarum dictis per fidem quam demonstrationibus scien­tiarum ; et in hoc etiam Dei gratia commendatur, et ipsius perfecta scientia ostenditur.

 

Ad quartum dicendum, quod causae naturales habent determinatos effectus, cum earum virtutes sint finitae et limitatae ad unum ; et ideo quae a diversis causis naturalibus producuntur in esse, secundum diversum generationis modum oportet esse specie diversa. Sed virtus divina, cum sit infinita, potest producere eosdem effectus in specie sine operatione naturae quos natura producit ; unde non sequitur quod, si ea quae naturaliter cognosci possunt, divinitus revelentur, illi qui diversimode cognitionem accipiunt, specie differant.

 

Ad quintum dicendum, quod licet prophetia interdum sit de his quae diversis temporibus distinguuntur, interdum tamen est de illis quae per omne tempus sunt vera.

 

Ad sextum dicendum, quod Rabbi Moyses non intelligit quin de his quae per demonstrationem sciuntur, possit fieri revelatio prophetae ; sed quia ex quo per demonstrationem sciuntur, non differt an de eis habeatur prophetia, vel non.

 

 

 

 

Article 3 - LA PROPHÉTIE EST-ELLE NATURELLE ?

(Tertio quaeritur utrum prophetia sit naturalis.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° La connaissance de l’homme éveillé est supérieure à celle du dormeur. Or prévoir des choses futures advient naturellement à ceux qui dorment, comme on le voit avec les divinations que permettent les rêves. Donc à bien plus forte raison quelques-uns peuvent-ils prévoir naturellement des choses futures en étant éveillés. Or cela, c’est l’office du prophète. Quelqu’un peut donc être naturellement prophète.

 

2° [Le répondant] disait que la connaissance du veilleur est supérieure quant au jugement, mais que celle du dormeur l’est quant à la réception. En sens contraire : la puissance cognitive peut juger d’une réalité pour autant qu’elle reçoit son espèce. Le jugement suit donc la réception ; donc, là où la réception est supérieure, il y a aussi un jugement plus parfait ; et par conséquent, si le dormeur est supérieur dans la réception, il doit être supérieur dans le jugement.

 

3° L’intelligence n’est liée par le sommeil que par accident, en tant qu’elle dépend du sens. Or le jugement de l’intelligence ne dépend pas du sens, puisque l’opération de l’intelligence ne dépend des sens qu’autant qu’elle reçoit d’eux ; le jugement, lui, est postérieur à la réception. Le jugement de l’intelligence n’est donc pas lié dans le sommeil ; et ainsi, il semble que la distinction posée soit nulle.

 

 

4° Ce qui advient à une chose par le fait même qu’elle est séparée d’une autre, lui convient selon sa nature ; par exemple, du fait même que le fer est séparé de la rouille, la clarté lui advient, donc la clarté lui est naturelle. Or, du fait même que l’âme est abstraite des sens du corps, il lui convient de prévoir les choses futures, comme le montre saint Augustin par de nombreux exemples au douzième livre sur la Genèse au sens littéral. Il semble donc qu’il soit naturel à l’âme humaine elle-même de prévoir les choses futures ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

5° Saint Grégoire dit au quatrième livre des Dialogues que « parfois les facultés de l’âme, par leur pénétration, prévoient quelque chose ; et dans certains cas, les âmes qui vont sortir de leur corps connaissent l’avenir par révélation ». Or, les choses que l’âme peut observer par sa pénétration, elle les voit naturellement. L’âme peut donc naturellement connaître les choses futures, et ainsi, avoir naturellement la prophétie, qui consiste principalement en la vision de choses futures.

 

6° [Le répondant] disait que les futurs que l’âme prévoit par connaissance naturelle sont ceux qui ont des causes déterminées dans la nature, mais que la prophétie porte aussi sur les autres futurs. En sens contraire : les choses qui dépendent du libre arbitre n’ont pas de causes déterminées dans la nature. Or celles que l’âme prévoit par sa pénétration dépendent entièrement du libre arbitre, comme le montre clairement un exemple donné par saint Grégoire au même endroit : un homme était malade et sa sépulture était prévue dans une certaine église. À l’approche de la mort, il se leva et, revêtant ses habits, il prédit qu’il voulait se rendre par la voie Appienne à l’église du bienheureux Sixte. Peu après, il mourut. Comme le chemin était long jusqu’à l’église où il devait être enterré, « les ordonnateurs de ses obsèques eurent soudain une autre idée et, sortant avec le corps par la voie Appienne, sans savoir ce qu’il avait dit, le déposèrent en l’église de saint Sixte ». Et pourtant, comme l’ajoute saint Grégoire, « il n’a pu prédire cela que parce que la puissance et la pénétration de son âme avaient prévu ce qui adviendrait de son corps ». Même les futurs qui ne dépendent pas de causes naturelles peuvent donc être naturellement prévus par l’homme ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

7° On ne peut pas voir dans les causes naturelles le signe de choses qui ne se produisent pas naturellement. Or, dans les mouvements des corps célestes, les astrologues voient des signes concernant la prophétie. La prophétie est donc naturelle.

 

8° Les philosophes, en science de la nature, n’ont traité que de ce qui peut se produire naturellement. Or Avicenne, au sixième livre De naturalibus, a traité de la prophétie. La prophétie est donc naturelle.

 

 

 

9° Pour la prophétie, trois choses seulement sont requises : la clarté de l’intelligence, la perfection de la puissance imaginative, et le pouvoir que possède l’âme de faire obéir la matière extérieure, comme l’affirme Avicenne au sixième livre De naturalibus. Or ces trois choses peuvent se produire naturellement. On peut donc être naturellement prophète.

 

10° [Le répondant] disait que l’intelligence et l’imagination peuvent être perfectionnées naturellement pour connaître à l’avance les futurs naturels, mais que la prophétie ne porte pas sur ces choses. En sens contraire : les choses qui dépendent des causes inférieures, on dit qu’elles sont naturelles. Or en Is. 38, 1, la mort future d’Ézéchias a été prévue et prédite par Isaïe, et ce par des raisons inférieures, comme on le trouve dans la Glose au même endroit. Même la connaissance anticipée des futurs naturels est donc une prophétie.

 

11° La divine providence a donné aux réa­lités amenées à l’existence d’avoir en elles ce sans quoi elles ne peuvent se conserver : par exemple, elle a mis dans le corps humain des membres par lesquels on prend et on digère la nourriture sans laquelle la vie mortelle ne se conserve pas. Or le genre humain ne peut pas se conserver sans la société : en effet, un homme unique ne se suffit pas dans les nécessités de la vie, et c’est pourquoi l’homme est naturellement un animal politique, comme il est dit au huitième livre de l’Éthique. Mais la société ne peut se conserver sans la justice, et

la règle de la justice est la prophétie. Il a donc été donné à la nature humaine que l’homme puisse parvenir naturellement à la prophétie.

 

12° En n’importe quel genre se trouve naturellement ce qui est le plus parfait dans ce genre. Or le plus parfait dans le genre des hommes est le prophète, qui transcende les autres par ce qui en l’homme est supérieur, à savoir l’intelligence. L’homme peut donc parvenir naturellement à la prophétie.

 

 

13° Il y a plus de distance entre les proprié­tés de Dieu et celles des créatures qu’entre les propriétés des réalités futures et les réa­lités présentes. Or la connaissance naturelle permet à l’homme de parvenir à la connaissance de Dieu par les propriétés des créatures, comme on le voit clairement en Rom. 1, 20 : « les perfections invisibles de Dieu… par le moyen de ses œuvres, etc. » ; donc naturellement aussi, l’homme peut parvenir à la connaissance des choses futures par celles qui existent ; et ainsi, il peut être naturellement prophète.

 

14° [Le répondant] disait que, bien que Dieu soit plus distant dans l’être, cependant les futurs sont plus distants dans la connaissance. En sens contraire : les principes de l’être et de la connaissance sont les mêmes. Ce qui est plus distant selon l’être est donc aussi plus distant selon la connaissance.

 

 

15° Saint Augustin, au livre sur le Libre Arbitre, distingue trois genres de biens, à savoir : le petit bien, le grand et le moyen. Or la prophétie n’est pas comptée parmi les petits biens, car de tels biens sont les biens corporels, ni non plus parmi les plus grands biens, car ce sont ceux qui font vivre droitement et dont nul ne peut abuser : ceux-là ne semblent pas non plus correspondre à la prophétie. Il reste donc que la prophétie appartient aux biens moyens, qui sont les biens naturels de l’âme ; et ainsi, il semble qu’elle soit naturelle.

 

 

16° Boèce dit au livre sur les Deux Natures qu’une façon de définir la nature est de dire qu’elle est « tout ce qui peut agir ou subir ». Or, pour que quelqu’un soit prophète, une certaine passion spirituelle est requise, à savoir la réception de la lumière prophétique, comme on l’a déjà dit. Il semble donc que la prophétie soit naturelle.

 

 

17° Si agir est naturel à l’agent, et que subir est naturel au patient, il est nécessaire que la passion soit naturelle. Or il est naturel à Dieu lui-même d’infuser aux hommes la perfection de la prophétie, car il est bon par sa nature, et la communication de soi est naturelle au bien. Semblablement, il est naturel à l’esprit humain de recevoir de Dieu, puisque sa nature ne se maintient que par ce qu’il reçoit de Dieu. La réception de la prophétie est donc naturelle.

 

 

 

18° À n’importe quelle puissance naturelle passive correspond une puissance naturelle active. Or il y a dans l’âme humaine une puissance naturelle à recevoir la lumière de la prophétie. Il y a donc aussi une puissance naturelle active par laquelle quelqu’un est amené à l’acte de prophétie ; et ainsi, il semble que la prophétie soit naturelle.

 

19° L’homme a naturellement une connaissance plus parfaite que les autres animaux. Or certains autres animaux ont naturellement la prescience des futurs, de ceux surtout qui les concernent ; c’est clairement le cas des fourmis, qui ont la prescience des pluies à venir ; et certains poissons annoncent aussi à l’avance la venue des orages. L’homme doit donc, lui aussi, avoir naturellement prescience des choses qui le concernent ; et ainsi, il semble que l’homme puisse être naturellement prophète.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en II Pet. 1, 21 : « Ce n’est point par une volonté d’homme qu’une prophétie a jamais été apportée, mais c’est poussés par l’Esprit Saint que les saints hommes de Dieu ont parlé. »

 

2) Ce qui dépend d’une cause extérieure ne semble pas être naturel. Or la prophétie dépend d’une cause extérieure, car les prophètes lisent dans le miroir de l’éternité. Il semble donc que la prophétie ne soit pas naturelle.

 

 

3) Les choses qui sont naturellement en nous, sont en notre pouvoir. Or il n’était pas au pouvoir du prophète d’avoir l’esprit de prédiction des choses futures, comme le montre la Glose à propos de ce passage de II Pet. 1, 19 : « plus ferme est pour nous la parole prophétique, etc. » La prophétie n’est donc pas naturelle.

 

4) Les choses qui sont naturelles existent dans la plupart des sujets. Or la prophétie existe en très peu de sujets. Elle n’est donc pas naturelle.

 

Réponse :

 

De deux façons une chose est dite « naturelle ». D’abord, parce que son principe actif est la nature, comme il est naturel au feu de se porter vers le haut. Ensuite, lorsque la nature est le principe de ses dispositions, non de n’importe quelles dispositions, mais de celles qui appellent nécessairement telle perfection ; par exemple, on dit que l’infusion de l’âme rationnelle est naturelle, en tant que, par l’opération de la nature, le corps est affecté de la disposition qui rend nécessaire la réception de l’âme.

 

Certains eurent donc cette opinion que la prophétie était naturelle de la première façon, car ils disaient que « l’âme avait en elle-même une certaine puissance de divination », comme le rapporte saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral. Mais lui-même improuve cela au même endroit, car s’il en était ainsi, alors il serait au pouvoir de l’âme de connaître à l’avance les choses futures chaque fois qu’elle le voudrait, ce qui apparaît manifestement faux. En outre, il apparaît que c’est faux, parce que la nature de l’esprit humain ne peut être naturellement le principe d’aucune connaissance qui excède la portée des principes évidents par soi, qui sont les premiers instruments de l’intellect agent ; or on ne peut parvenir à connaître les futurs contingents par ces principes, sauf peut-être en regardant quelques signes naturels, comme le médecin connaît à l’avance la santé ou la mort futures, et l’astrologue le beau ou le mauvais temps. Or on ne dit pas qu’une telle connaissance anticipée des futurs appartient à la divination ou à la prophétie, mais plutôt à l’art.

 

C’est pourquoi d’autres ont prétendu que

la prophétie est naturelle de la deuxième façon, c’est-à-dire que la nature peut conduire l’homme à une disposition telle qu’il recevra nécessairement la prescience des futurs par l’action d’une cause supérieure. Et assurément, cette opinion est vraie pour une certaine prophétie, mais non pour celle que l’Apôtre met au nombre des dons du Saint-Esprit.

 

Pour trouver ce qui distingue ces prophéties, il faut donc savoir que les futurs contingents, avant d’exister, préexistent en deux endroits : dans la prescience divine, et dans les causes créées par la vertu desquelles ces futurs sont amenés à l’exis­tence. Or la façon dont les futurs préexistent en ces deux endroits diffère sur deux points. D’abord, en ce que tout ce qui préexiste dans les causes créées préexiste aussi dans la prescience divine, mais non l’inverse, puisque Dieu a retenu en soi les raisons de certains futurs en ne les infusant pas aux réalités créées, ainsi des futurs qui adviennent miraculeusement par la seule puissance divine, comme dit saint Augustin au livre sur la Genèse au sens littéral. Ensuite, en ce que certains futurs préexistent de façon mobile dans les causes créées, la vertu de la cause qui est ordonnée à amener tel effet pouvant être empêchée par quelque événement, au lieu que dans la prescience divine tous les futurs existent de façon immobile, car les futurs sont soumis à la prescience divine non seulement quant à l’ordre qui les relie à leurs causes, mais aussi quant à l’issue de l’ordre ou quant à l’événement.

 

Ainsi donc, la connaissance anticipée des futurs peut être causée dans l’esprit humain de deux façons. D’abord en raison de la préexistence des futurs dans l’esprit divin ; et cette prophétie est mentionnée comme un don du Saint-Esprit, et n’est pas naturelle. En effet, les choses qui se produisent divinement sans causes naturelles intermédiaires, on ne dit pas qu’elles sont naturelles, mais miraculeuses. Or la révélation de tels futurs se fait sans causes naturelles intermédiaires, puisque ces choses ne sont pas révélées en tant que les raisons des futurs sont en des causes créées, mais en tant qu’elles sont dans l’esprit divin, d’où elles dérivent dans l’esprit du prophète. Ensuite par la vertu des causes créées, c’est-à-dire en tant que des mouvements peuvent se produire dans la puissance imaginative humaine par la vertu des corps célestes, en lesquels préexistent des signes de certains futurs, et en tant que l’intelligence humaine, étant inférieure, est de nature à être instruite par l’illumination des intelligences séparées et à être élevée à la connaissance de certaines choses ; et cette prophétie peut être appelée naturelle de la façon susdite.

 

Mais sur trois points cette prophétie naturelle diffère de celle dont nous parlons maintenant. Premièrement en ce que celle dont nous parlons tient immédiatement de Dieu la prévision des futurs – quoique l’ange puisse être ministre en tant qu’il agit en vertu de la lumière divine –, au lieu que la prophétie naturelle vient de l’action propre des causes secondes. Deuxièmement en ce que la prophétie naturelle ne s’étend qu’aux futurs qui ont des causes déterminées dans la nature, au lieu que la prophétie dont nous parlons se rapporte à tous indifféremment. Troisièmement en ce que la prophétie naturelle ne prévoit pas de façon infaillible, mais à la façon dont sont prédites les choses qui sont vraies dans la plupart des cas, au lieu que la prophétie qui est un don du Saint-Esprit prévoit infailliblement ; et c’est pourquoi il est dit qu’elle est « un signe de la prescience divine », car elle prévoit avec cette infaillibilité avec laquelle les futurs sont connus à l’avance par Dieu. Et ces trois différences peuvent être repérées dans la définition de Cassiodore. La première dans le mot « divine » ; la deuxième dans la mention toute générale des « événements » ; la troisième lorsqu’il dit : « qui annonce avec une immuable vérité ».

 

Dans le cas où la prophétie porte sur des réalités nécessaires, tels les objets de science, deux différences demeurent, à savoir les deux premières. En effet, par la prophétie naturelle, l’homme ne reçoit pas la connaissance de ces objets de science immédiatement de Dieu, mais par l’intermé­diaire des causes secondes et par l’opéra­tion des causes secondes agissant par leur vertu naturelle. Par ailleurs, une telle connaissance ne s’étend pas non plus à toutes les choses nécessaires, mais seulement à celles qui peuvent être connues au moyen des principes premiers, car la vertu de la lumière de l’intellect agent ne s’étend pas au-delà de ces choses, et n’est pas naturellement élevée à d’autres, au lieu que la prophétie divine est élevée à certaines choses qui sont au-dessus de la connaissance naturelle, par exemple à l’affirmation que Dieu est trine et un, et autres choses semblables. Mais la troisième différence disparaît en cette matière, car l’une et l’autre prophétie fait savoir de tels objets de science nécessaires de façon aussi immuable et certaine que s’ils étaient sus au moyen des principes de démonstration. En effet, par l’une et l’autre prophétie l’esprit de l’homme est élevé au point de penser, d’une certaine façon, d’une manière conforme aux substances séparées, qui par un simple regard voient tant les conclusions que les principes de façon très certaine, et sans déduire une chose de l’autre.

 

Les deux prophéties diffèrent aussi du songe et de la vision, pour appeler « songe » l’apparition qui advient à l’homme durant le sommeil, et « vision » celle qui advient durant la veille, l’homme étant toutefois abstrait de ses sens. Car, tant dans le songe que dans la simple vision, l’âme est retenue par les phantasmes qu’elle a vus, soit totalement soit en partie, si bien qu’elle s’y attache comme à des réalités vraies, soit totalement soit en partie. En revanche, dans l’une et l’autre prophétie, bien que des phantasmes soient vus en songe ou en vision, l’âme n’est pourtant pas retenue par ces phantasmes, mais elle connaît par la lumière prophétique que les choses qu’elle voit ne sont pas des réalités, mais des ressemblances signifiant quelque chose ; et elle en connaît la signification, car « on a besoin d’intelligence dans les visions », comme il est dit en Dan. 10, 1.

 

On voit dès lors clairement que la prophétie naturelle est intermédiaire entre le songe et la prophétie divine ; et c’est pourquoi l’on dit que le songe est une partie ou un cas imparfait de la prophétie naturelle, tout comme la prophétie naturelle est une certaine ressemblance imparfaite de la prophétie divine.

Réponse aux objections :

 

1° Il y a deux choses à considérer dans la connaissance : la réception, et le jugement sur les choses reçues. Donc, quant au jugement sur les choses reçues, la connaissance du veilleur est supérieure à celle du dormeur, car le jugement du veilleur est libre, mais celui du dormeur, lié, comme il est dit au livre sur le Sommeil et la Veille. Mais quant à la réception, la connaissance du dormeur est supérieure, car, lorsque les sens se reposent des mouvements extérieurs, les impressions intérieures sont davantage perçues, qu’elles viennent des substances séparées ou des corps célestes. On peut donc comprendre ainsi ce qui est dit de Balaam en Nombr. 24, 4 : « il tombe », c’est-à-dire en dormant, et « alors ses yeux s’ouvrent ».

 

 

2° Le jugement ne dépend pas seulement de la réception de l’espèce, mais aussi de ce que les choses dont on juge sont examinées à la lumière de quelque principe de connaissance, comme nous jugeons des conclusions en les réduisant analytiquement à des principes. Donc dans le sommeil, les sens extérieurs étant liés, les puissances intérieures, comme reposées du trouble des sens extérieurs, peuvent davantage percevoir les impressions intérieures faites dans l’intelligence ou dans l’ima­gination par l’illumination divine ou angélique, ou par la vertu des corps célestes, ou même de n’importe quels corps : par exemple, lorsqu’un minuscule écoulement d’humeur vient sur la langue du dormeur, il lui semble manger des choses douces. Mais parce que le premier principe de notre connaissance est le sens, il est nécessaire de réduire analytiquement au sens, d’une certaine façon, tout ce dont nous jugeons ; c’est pourquoi le Philosophe dit au troisième livre sur le Ciel et le Monde que l’achèvement de l’art et de la nature est la réalité sensible visible, à partir de laquelle nous devons juger des autres choses ; et il dit semblablement au sixième livre de l’Éthique que le sens porte sur l’extrême comme l’intelligence porte sur les principes, appelant « extrêmes » les [éléments] auxquels réduit l’analyse de celui qui juge. Donc, parce que dans le sommeil les sens sont liés, le jugement ne peut être si parfait que l’homme ne se trompe en quelque chose, étant tourné vers les ressemblances des réalités comme vers les réalités elles-mêmes – quoique le dormeur sache parfois que des choses ne sont pas des réalités, mais des ressemblances de réalités.

 

3° Le jugement de l’intelligence dépend du sens : non que cet acte de l’intelligence s’exerce au moyen d’un organe sensible, mais il a besoin du sens comme d’un [terme] extrême et ultime auquel puisse réduire l’analyse.

 

4° Certains ont prétendu que « l’âme rationnelle a en elle-même une certaine puissance de divination », comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral. Mais lui-même improuve cela au même endroit, car s’il en était ainsi, il serait à sa portée de connaître à l’avance les futurs quand elle le voudrait, ce qui est manifestement faux. Si donc parfois, étant abstraite des sens, elle prévoit les futurs, ce n’est pas que cela lui convienne par sa vertu naturelle, mais c’est parce qu’une telle abstraction la rend davantage apte

à percevoir les impressions des causes

par lesquelles peut se produire quelque connaissance anticipée des futurs.

 

 

5° Dans les paroles de saint Grégoire, la pénétration de l’âme, qu’il déclare être la cause de la connaissance anticipée des futurs, doit être entendue comme l’aptitude même de l’âme à recevoir depuis les substances supérieures non seulement selon l’ordre de la grâce, comme certaines choses sont révélées aux saints par les anges, mais aussi selon l’ordre de la nature, comme les intelligences inférieures sont naturellement aptes, selon l’ordre de la nature, à être perfectionnées par les supérieures – et comme les corps humains sont soumis aux impressions des corps célestes, en lesquels se trouve une préparation à des événements futurs, que l’âme prévoit par sa pénétration au moyen de ressemblances laissées dans l’imagination par l’impression des corps célestes.

 

6° Bien que le libre arbitre ne soit pas soumis aux causes naturelles, cependant ces dernières procurent parfois une facilité ou un obstacle aux choses qui se font par le libre arbitre ; ainsi, dans le cas présent, la pluie ou une chaleur excessive a pu fatiguer ceux qui portaient le corps, en sorte qu’ils ne le portèrent pas au lieu prévu, et la connaissance anticipée de ces choses pouvait advenir par les corps célestes.

 

 

7° Puisque les corps humains sont soumis aux corps célestes, on peut voir dans les mouvements des corps célestes le signe de n’importe quelle disposition du corps humain. Puis donc qu’une certaine complexion ou disposition du corps humain provoque quasi nécessairement la prophétie naturelle, il n’y a pas d’inconvénient si l’on voit dans les corps célestes un signe de la prophétie naturelle – mais non de la prophétie qui est un don du Saint-Esprit.

8° Les philosophes de la nature qui ont traité de la prophétie n’ont pas pu traiter de la prophétie dont nous parlons maintenant, mais seulement de la prophétie naturelle.

 

 

9° De ces trois choses, l’une ne peut pas convenir naturellement à l’âme, à savoir, qu’elle ait une telle puissance que la matière extérieure lui soit soumise. En effet, la matière corporelle n’est pas même aux ordres des anges, comme dit saint Augustin. Par conséquent, il ne faut pas soutenir en cela le propos d’Avicenne ni d’un quelconque autre philosophe. Quant aux deux autres choses que mentionne l’objection, en tant qu’elles adviennent naturellement à l’homme, c’est la prophétie naturelle qui est causée par elles, non celle dont nous parlons.

 

10° Bien que l’on ne puisse, par prophétie naturelle, révéler que les choses qui sont soumises aux causes naturelles, on peut cependant connaître par prophétie divine non seulement les autres choses, mais encore les naturelles.

 

11° La société des hommes, en tant qu’elle est ordonnée à la fin qu’est la vie éternelle, ne peut se conserver que par la justice de la foi, dont le principe est la prophétie ; c’est pourquoi il est dit en Prov. 29, 18 : « Quand il n’y aura plus de prophétie, le peuple se dissipera. » Mais, puisque cette fin est surnaturelle, tant la justice ordonnée à cette fin que la prophétie qui est son principe seront surnaturelles. Quant à la justice par laquelle la société humaine se gouverne relativement au bien civil, elle peut être suffisamment obtenue par les principes du droit naturel déposés en l’homme ; et ainsi, il n’est pas nécessaire que la prophétie soit naturelle.

 

12° Il tient à la noblesse de l’homme que l’on puisse trouver dans le genre humain une perfection si digne qu’elle ne peut être produite par aucune cause autre que surnaturelle. Et les créatures sans raison ne sont pas capables d’une telle perfection. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que soit acquis par la vertu de la nature ce qui est le plus parfait dans le genre des hommes ; c’est seulement ce qui est le plus parfait quant à l’état de nature qui peut être ainsi acquis, et non ce qui est le plus parfait quant à l’état de grâce.

 

 

13° Une réalité peut être connue de deux façons : on peut connaître si elle existe, et ce qu’elle est. Or, parce que la distance est très grande entre les propriétés des créatures, à partir desquelles nous recevons la connaissance, et les propriétés divines, il en résulte que nous ne pouvons pas savoir de Dieu ce qu’il est ; mais, du fait même que les créatures dépendent de Dieu, un regard sur les créatures nous permet de savoir que Dieu existe. En revanche, parce que les choses présentes ne dépendent pas des futures, mais ont des propriétés semblables, pour cette raison nous ne pouvons pas savoir à partir des réalités présentes si des choses doivent se produire, mais, si elles le doivent, nous pouvons savoir ce qu’elles sont ou quelles elles sont.

 

14° La distance de Dieu aux créatures est plus grande que celle d’une créature à l’autre quant au mode d’être, mais non quant à la relation qui existe entre le principe d’être et ce qui tient l’être d’un tel principe. Voilà pourquoi nous connaissons par les créatures que Dieu existe, mais non ce qu’il est. Mais c’est l’inverse pour la connaissance des futurs contingents par les choses présentes ou passées.

 

15° La prophétie se ramène aux plus grands biens, puisqu’elle est un certain don gratuit. En effet, bien qu’elle ne fasse pas vivre droitement comme le ferait un principe immédiat de l’œuvre méritoire, cependant toute la prophétie est ordonnée à la rectitude de la vie. Par ailleurs, on n’abuse pas de la prophétie en sorte que l’acte de prophétie soit l’abus lui-même, comme quelqu’un abuse d’une puissance naturelle. En effet, celui qui use de la prophétie pour chercher un gain, ou la faveur des hommes, a un bon acte de prophétie, qui est de connaître les choses cachées et de les annoncer, mais l’abus de ce bien est un acte de cupidité, ou d’un autre vice. C’est pourtant de la prophétie qu’il abuse : même s’il n’en abuse pas comme du principe de l’acte, il en abuse cependant comme de l’objet de l’acte ; tout comme ils abusent aussi des vertus, ceux qui en éprouvent de l’orgueil, quoique les vertus soient au nombre des plus grands biens.

 

16° Nous ne disons pas qu’une chose est naturelle selon n’importe quelle acception du mot « nature », mais selon la troisième acception que Boèce mentionne au même endroit, c’est-à-dire en tant que « la nature est le principe du mouvement » et du repos en ce en quoi elle est, « [principe] par soi et non selon un accident » ; sinon il faudrait dire que toutes les actions, les passions et les propriétés sont naturelles.

 

17° Communiquer sa bonté est naturel à Dieu, en ce sens que cela convient à sa nature, non au sens où il la communiquerait par nécessité de nature, puisqu’une telle communication se fait par la volonté divine selon l’ordre de la sagesse, qui distribue ses dons à tous de façon ordonnée. Il est également naturel à la créature de recevoir de Dieu la bonté, non n’importe quelle bonté, mais celle qui est due à sa nature, comme l’être rationnel est dû à l’homme, non à la pierre ou à l’âne. Par conséquent, si quelque perfection est divinement reçue en l’homme, il n’est pas nécessaire qu’elle soit naturelle à l’homme, lorsqu’elle excède le dû de la nature humaine.

 

 

18° Il y a dans l’âme humaine une puissance passive à recevoir la lumière prophétique, puissance non pas naturelle, mais seulement obédientielle, comme il y a dans la nature corporelle une puissance obédientielle aux choses qui adviennent miraculeusement ; il n’est donc pas nécessaire qu’à une telle puissance passive corresponde une puissance active naturelle.

 

19° Les bêtes ne peuvent avoir la prescience des futurs qui les concernent que si ces futurs dépendent du mouvement du ciel, par l’impression duquel leur imagination est mue à faire une chose apte à signifier des futurs. Et une telle impression a plus lieu d’être parmi les bêtes que parmi les hommes, car les bêtes, comme dit saint Jean Damascène, « sont agies plutôt qu’elles n’agissent », et c’est pourquoi elles suivent totalement les impressions des corps célestes ; mais ce n’est pas le cas de l’homme, qui a une volonté libre. Et l’on ne doit pas en déduire que la bête a la prescience du futur, quoique l’on puisse voir dans son acte le signe d’une chose future : car elle n’agit pas pour signifier le futur, comme si elle connaissait la raison de ce qu’elle fait, mais elle est plutôt conduite par l’instinct de la nature.

 

Et videtur quod sic.

 

Potior enim est cognitio vigilantis quam dormientis. Sed dormientibus naturaliter contingit ut futura praevideant, sicut patet in divinationibus somniorum. Ergo multo fortius in vigilando aliqui naturaliter possunt futura praevidere. Hoc autem est prophetae officium. Ergo aliquis naturaliter potest esse propheta.

 

 

Sed dicebat, quod vigilantis cognitio est potior quantum ad iudicium, sed dormientis quantum ad receptionem. – Sed contra, secundum hoc vis cognoscitiva potest de re aliqua iudicare, quod speciem eius recipit. Iudicium ergo receptionem sequitur ; ergo ubi est potior receptio, est etiam perfectius iudicium ; et sic, si dormiens est potior in recipiendo, debet esse potior in iudicando.

 

 

Praeterea, intellectus non ligatur somno nisi per accidens, inquantum dependet a sensu. Sed iudicium intellectus non dependet a sensu, cum intellectus operatio secundum hoc a sensibus tantum dependeat quod a sensibus accipit ; iudicium autem est post acceptionem. Ergo intellectus iudicium non est ligatum in somno ; et sic videtur distinctio posita nulla esse.

 

Praeterea, illud quod convenit alicui ex hoc ipso quod ab alio separatur, convenit ei secundum suam naturam ; sicut ex hoc ipso quod ferrum a rubigine separatur, accidit ei claritas, unde claritas est ei naturalis. Sed ex hoc ipso quod anima a sensibus corporis abstrahitur, competit ei futura praevidere, ut Augustinus ostendit, XII super Genesim ad litteram [cap. 13], multis exemplis. Ergo videtur quod praevidere futura, sit ipsi animae humanae naturale ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, Gregorius in IV Dialogorum [cap. 26], dicit, quod ipsa aliquando animarum vis subtilitate sua aliquid praevidet : aliquando autem exiturae de corpore animae per revelationem ventura cognoscunt. Sed illa quae anima potest inspicere ex sua subtilitate, naturaliter inspicit. Ergo anima naturaliter futura cognoscere potest, et sic naturaliter habere prophetiam, quae praecipue in futurorum visione consistit.

 

Sed dicebat, quod futura quae anima naturali cognitione praevidet, sunt illa quae habent causas determinatas in natura ; sed prophetia est etiam de aliis futuris. – Sed contra, ea quae dependent ex libero arbitrio, non habent causas determinatas in natura. Sed ea quae anima ex sua subtilitate praevidet, omnino ex libero arbitrio dependent ; sicut patet per exemplum Gregorii, quod ibi [cap. 26] ponit de quodam, qui cum infirmaretur, et esset dispositum de eius sepultura in quadam Ecclesia, morti appropinquans surrexit, et se induens praedixit se velle ire per viam Appiam ad Ecclesiam s. Sixti. Cumque post modicum defunctus esset ; quia longum erat iter ad Ecclesiam ubi sepeliri debebat, repente orto consilio exeuntes cum eius funere per viam Appiam, nescientes quae ille dixerat, in Ecclesia s. Sixti eum posuerunt : quod tamen, ut Gregorius [cap. 26] subiungit, praedicere non potuit, nisi quia id quod futurum erat eius corpori, ipsa vis animae ac subtilitas praevidebat. Ergo illa etiam futura quae ex naturalibus causis non dependent, possunt naturaliter ab homine praevideri ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, ex causis naturalibus non potest accipi significatio super ea quae naturaliter non fiunt. Sed astrologi accipiunt ex motibus corporum caelestium significationes super prophetia. Ergo prophetia est naturalis.

 

Praeterea, philosophi in scientia naturali non determinaverunt nisi de his quae naturaliter possunt accidere. Determinavit autem Avicenna, in VI de Naturalibus [De anima IV, 4], de prophetia. Ergo prophetia est naturalis.

 

Praeterea, ad prophetiam non requiruntur nisi tria ; scilicet claritas intelligentiae, et perfectio virtutis imaginativae, et potestas animae, ut ei materia exterior obediat, ut Avicenna ponit in VI de Naturalibus [hic supra]. Sed haec tria possunt accidere naturaliter. Ergo naturaliter potest aliquis propheta esse.

 

Sed dicebat, quod naturaliter potest intellectus et imaginatio perfici ad praecognoscendum futura naturalia ; sed de his non est prophetia. – Sed contra, ea quae dependent ex causis inferioribus, dicuntur esse naturalia. Sed Isaias praevidit et praedixit Ezechiam fore moriturum, Isa. XXXVIII, 1 ; et hoc secundum rationes inferiores, ut per Glossam [ordin.] ibidem habetur. Ergo etiam praecognitio naturalium futurorum est prophetia.

 

 

Praeterea, divina providentia rebus in esse productis tribuit ut in se habeant ea sine quibus conservari non possunt ; sicut in humano corpore posuit membra quibus sumitur et decoquitur cibus, sine quo mortalis vita non conservatur. Sed humanum genus non potest sine societate conservari : unus enim homo non sufficit sibi in necessariis ad vitam, unde homo naturaliter est animal politicum, ut dicitur VIII Ethic. [cap. 14 (1162 a 17)]. Societas autem conservari non potest sine iustitia ; iustitiae vero regula est prophetia. Ergo naturae humanae est inditum ut ad prophetiam naturaliter homo pervenire possit.

 

Praeterea, in quolibet genere naturaliter invenitur illud quod est perfectissimum in genere illo. Sed perfectissimum in genere hominum est propheta, qui secundum id quod est in homine potius, scilicet intellectum, alios transcendit. Ergo naturaliter potest homo ad prophetiam pervenire.

 

Praeterea, plus distant proprietates Dei a proprietatibus creaturarum quam proprietates rerum futurarum a rebus praesentibus. Sed naturali cognitione homo per proprietates creaturarum in cognitionem Dei pervenire potest : ut patet Rom. cap. I, 20 : invisibilia Dei per ea quae facta sunt etc. ; ergo et naturaliter ex his quae sunt, potest homo in cognitionem futurorum pervenire ; et sic naturaliter potest esse propheta.

 

 

Sed dicebat, quod quamvis Deus magis distet in essendo, tamen futura magis distant in cognoscendo. – Sed contra, eadem sunt principia essendi et cognoscendi. Ergo illud quod est magis distans secundum esse, est etiam magis distans secundum cognitionem.

 

Praeterea, Augustinus in libro de Libero Arbitr. [II, 19], distinguit tria genera bonorum ; scilicet parvum, magnum et medium. Sed prophetia non computatur inter parva bona, quia huiusmodi sunt bona corporalia ; nec iterum inter bona maxima, quia huiusmodi sunt quibus recte vivitur, et quibus nullus abuti potest : quae prophetiae competere non videntur. Ergo restat quod prophetia ad media bona pertineat, quae sunt bona naturalia animae ; et sic videtur quod sit naturalis.

 

Praeterea, Boetius dicit in libro de Duabus Naturis [Contra Eut. et Nest., cap. 1] quod uno modo natura dicitur omne illud quod potest agere vel pati. Sed ad hoc quod aliquis sit propheta, requiritur quaedam spiritualis passio, scilicet receptio luminis prophetici, ut supra dictum est. Ergo videtur quod prophetia sit naturalis.

 

Praeterea, si agenti naturale est agere, et patienti naturale est pati, oportet quod passio sit naturalis.

Sed ipsi Deo naturale est quod

perfectionem prophetiae hominibus infundat ; quia ipse secundum suam naturam bonus est, et bono naturalis est sui communicatio. Similiter etiam humanae menti naturale est quod a Deo recipiat, cum eius natura non consistat nisi ex his quae a Deo recipit. Ergo prophetiae susceptio est naturalis.

 

Praeterea, cuilibet potentiae naturali passivae respondet aliqua naturalis activa potentia. Sed in anima humana est naturalis potentia ad recipiendum lumen prophetiae. Ergo etiam est aliqua naturalis potentia activa, per quam aliquis in actum prophetiae adducitur ; et ita videtur quod prophetia sit naturalis.

 

Praeterea, homo naturaliter est perfectioris cognitionis quam alia animalia. Sed quaedam alia animalia naturaliter sunt praescia eorum futurorum maxime quae ad eos pertinent ; sicut patet de formicis, quae praesciunt pluvias futuras ; et pisces etiam quidam praenuntiant tempestates futuras. Ergo etiam et homo naturaliter debet esse praescius eorum quae ad ipsum pertinent ; et sic videtur quod homo naturaliter possit esse propheta.

 

 

Sed contra. Est quod dicitur II Petri, cap. I, 21 : non voluntate humana allata est aliquando prophetia ; sed spiritu sancto inspirati, locuti sunt sancti Dei homines.

 

Praeterea, illud quod dependet ex causa extrinseca, non videtur esse naturale. Sed prophetia dependet ex causa extrinseca, quia scilicet prophetae in speculo aeternitatis legunt. Ergo videtur quod prophetia non sit naturalis.

 

Praeterea, illa quae insunt nobis naturaliter, sunt in potestate nostra. Sed in potestate prophetae non erat habere spiritum praedicendi futura, ut patet per Glossam [ordin.] II Petri, I, 19 : super illud : habemus firmiorem propheticum sermonem, et cetera. Ergo prophetia non est naturalis.

 

Praeterea, ea quae sunt naturalia, sunt ut in pluribus. Sed prophetia est in valde paucis. Ergo non est naturalis.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod aliquid dicitur naturale dupliciter. Uno modo, quia eius principium activum est natura ; sicut naturale est igni ferri sursum. Alio modo quando natura est principium dispositionum ipsius non quarumlibet, sed earum quae sunt necessitas ad talem perfectionem ; sicut dicitur quod infusio animae rationalis est naturalis inquantum per operationem naturae corpus efficitur dispositum dispositione quae est necessitas ad animae susceptionem.

Fuit igitur quorumdam opinio, quod prophetia esset naturalis primo modo : quia dicebant animam habere in se ipsa quamdam vim divinationis, ut Augustinus narrat, XII super Genes. ad litteram [cap. 13]. Sed hoc ipse ibidem improbat, quia si hoc esset, tunc in potestate sua haberet anima quandocumque vellet futura praecognoscere ; quod manifeste apparet esse falsum. Et praeterea hoc apparet esse falsum, quia natura mentis

humanae nullius cognitionis naturaliter potest esse principium, in quae non possit pervenire per principia per se nota, quae sunt prima instrumenta intellectus agentis ; ex quibus principiis in cognitionem futurorum contingentium perveniri non potest, nisi forte per inspectionem aliquorum signorum naturalium ; sicut medicus praecognoscit sanitatem vel mortem futuram, et astrologus tempestatem vel serenitatem. Talis autem futurorum praecognitio non dicitur esse divinationis vel prophetiae, sed magis artis.

Unde alii dixerunt, quod prophetia est naturalis secundo modo ; quia scilicet natura ad talem dispositionem potest hominem perducere, quod erit in necessitate ad recipiendam per actionem alicuius superioris causae praescientiam futurorum. Quae quidem opinio est vera de quadam prophetia, non autem de illa quae inter dona Spiritus sancti ab apostolo [cf. I Cor. XII, 10] computatur.

Unde ad earum distinctionem habendam, sciendum est, quod futura contingentia in duobus praeexistunt antequam sint : scilicet in praescientia divina, et in causis creatis, quarum virtute futura illa educuntur in esse. In his autem duobus futura praeexistunt diversimode quantum ad duo. Primo quantum ad hoc quod omnia quae praeexistunt in causis creatis, praeexistunt etiam in divina praescientia, sed non e converso, cum quorumdam futurorum rationes Deus in se retinuerit, rebus creatis eas non infundendo, sicut eorum quae miraculose fiunt sola divina virtute, ut Augustinus dicit super Genes. ad litteram [VI, 14]. Secundo quantum ad hoc quod futura in causis creatis quaedam praeexistunt mobiliter eo quod virtus causae quae est ordinata ad talem effectum inducendum, potest aliquo eventu impediri. Sed in divina praescientia omnia futura sunt immobiliter, quia futura subduntur divinae praescientiae non solum secundum ordinem causarum suarum ad ipsa, sed etiam secundum exitum ordinis vel eventum.

Praecognitio igitur futurorum potest causari in mente humana dupliciter. Uno modo ex hoc quod futura praeexistunt in mente divina ; et haec prophetia donum spiritus sancti ponitur, et haec non est naturalis. Illa enim quae fiunt divinitus sine causis naturalibus mediis, non dicuntur esse naturalia, sed miraculosa. Huiusmodi autem futurorum revelatio fit absque mediis causis naturalibus ; cum non hoc modo revelentur prout rationes futurorum sunt in causis creatis, sed prout sunt in mente divina, a qua derivantur in mentem prophetae. Alio modo ex virtute causarum creatarum, prout scilicet in virtutem imaginativam humanam possunt aliqui motus fieri ex virtute caelestium corporum, in quibus praeexistunt quaedam signa futurorum quorumdam, et secundum quod intellectus humanus ex illuminatione intellectuum separatorum, utpote inferior, natus est instrui, et ad aliqua cognoscenda elevari ; et haec prophetia modo praedicto potest dici naturalis.

 

Differt autem haec prophetia naturalis ab ea de qua nunc loquimur, in tribus. Primo in hoc quod futurorum praevisionem habet immediate a Deo illa de qua nunc loquimur, quamvis Angelus possit esse minister, prout agit in virtute divini luminis ; naturalis vero est ex propria actione causarum secundarum. Secundo in hoc quod prophetia naturalis non se extendit nisi ad illa futura quae habent causas determinatas in natura ; sed prophetia de qua loquimur, indifferenter se habet ad omnia. Tertio in hoc quod naturalis prophetia non infallibiliter praevidet, sed sicut praedicuntur illa quae sunt vera ut in maiori parte ; prophetia vero quae est spiritus sancti donum, infallibiliter praevidet ; unde dicitur esse divinae praescientiae signum, quia secundum illam infallibilitatem praevidet secundum quam futura sunt a Deo praescita. Et haec triplex differentia in definitione Cassiodori [Super Ps., Praef., cap. 1] notari potest. Prima in hoc quod dicit divina ; secunda in hoc quod dicit generaliter, rerum eventus ; tertia in hoc quod dicit, immobili veritate denuntians.

 

Sed quantum ad hoc quod prophetia est de rebus necessariis ut de scibilibus, manet duplex differentia : scilicet prima et secunda ; quia per prophetiam naturalem non accipit homo immediate a Deo cognitionem illorum scibilium, sed mediantibus causis secundis, et per operationem causarum secundarum in virtute naturali sua agentium. Nec iterum talis cognitio ad omnia necessaria se extendit, sed solum ad illa quae possunt esse nota per prima principia ; quia ultra illa virtus luminis intellectus agentis non se extendit, nec naturaliter in alia elevatur, sicut prophetia divina elevatur in quaedam quae sunt supra naturalem cognitionem, utpote Deum esse trinum et unum, et alia huiusmodi. Sed tertia differentia removetur in hac materia, quia utraque prophetia ita immobiliter et certissime facit scire huiusmodi scibilia necessaria, sicut si scirentur per principia demonstrationis. Per prophetiam enim utramque, elevatur mens hominis, ut quodammodo conformiter substantiis separatis intelligat, quae sicut principia, ita et conclusiones simplici intuitu, sine deductione unius ex altero, certissime vident.

Utraque etiam prophetia differt a somnio et visione, ut somnium dicamus apparitionem quae fit homini in dormiendo, visionem vero quae fit in vigilando, tamen homine a sensibus abstracto ; quia tam in somnio quam in visione simplici, anima detinetur phantasmatibus visis, vel totaliter vel in parte, ut scilicet inhaereat eis tamquam veris rebus, vel totaliter vel in parte. Sed in utraque prophetia etsi aliqua phantasmata videantur in somnio vel visione, tamen anima prophetae illis phantasmatibus non detinetur ; sed cognoscit per lumen propheticum ea quae videt non esse res, sed similitudines aliquid significantes ; et earum significationem cognoscit, quia intelligentia opus est in visione, ut dicitur Danielis, X, 1.

 

 

Et sic patet quod prophetia naturalis media est inter somnium et prophetiam divinam ; unde et somnium dicitur esse pars vel casus prophetiae naturalis ; sicut et prophetia naturalis est quaedam deficiens similitudo prophetiae divinae.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod in cognitione duo est considerare : scilicet receptionem, et iudicium de receptis. Quantum igitur ad iudicium de receptis, potior est vigilantis cognitio quam dormientis ; quia iudicium vigilantis est liberum, sed dormientis ligatum, ut dicitur in libro de Somno et Vigilia [cap. 1 (454 b 10)]. Sed quantum ad receptionem, cognitio dormientis est potior, quia quiescentibus sensibus ab exterioribus motibus interiores impressiones magis percipiuntur, sive sint ex substantiis separatis, sive ex caelestibus corporibus. Unde sic potest intelligi quod dicitur Num. XXIII [XXIV], 4, de Balaam : qui cadit, scilicet dormiendo, et sic aperiuntur oculi eius.

 

Ad secundum dicendum, quod iudicium non dependet tantum a receptione speciei, sed ex hoc quod ea de quibus iudicatur, examinantur ad aliquod principium cognitionis, sicut de conclusionibus iudicamus eas in principia resolvendo. In somno igitur ligatis exterioribus sensibus, interiores vires quasi quietatae ab exteriorum sensuum tumultibus magis percipere possunt interiores impressiones factas in intellectu vel in imaginatione ex illustratione divina vel angelica, vel ex virtute caelestium corporum, aut etiam quorumcumque ; sicut tenui phlegmate decurrente ad linguam videtur dormienti quod dulcia comedat. Sed quia primum principium nostrae cognitionis est sensus, oportet ad sensum quodammodo resolvere omnia de quibus iudicamus ; unde philosophus dicit in III Caeli et Mundi [cap. 7 (306 a 14)], quod complementum artis et naturae est res sensibilis visibilis, ex qua debemus de aliis iudicare ; et similiter dicit in VI Ethicorum [cap. 7 (1142 a 25)], quod sensus est extremi sicut intellectus principiorum ; extrema appellans illa in quae fit resolutio iudicantis. Quia igitur in somno ligati sunt sensus, non potest esse perfectum iudicium quin quantum ad aliquid homo decipiatur intendens rerum similitudinibus tamquam rebus ipsis ; quamvis quandoque dormiens cognoscat de aliquibus quod non sunt res, sed similitudines rerum.

 

 

 

Ad tertium dicendum, quod iudicium intellectus non dependet a sensu hoc modo, quod actus iste intellectus per organum sensibile exerceatur ; indiget autem sicut extremo et ultimo, ad quod resolutio fiat.

 

Ad quartum dicendum, quod quidam posuerunt quod anima rationalis in se ipsa habet vim quamdam divinationis, ut Augustinus dicit, XII super Genesim ad litteram [cap. 13]. Sed hoc ipse ibidem improbat ; quia si hoc esset, in promptu esset ei cum vellet futura praecognoscere : quod patet esse falsum. Non igitur propter hoc, a sensibus abstracta, interdum futura praevidet, quia hoc ei secundum naturalem virtutem competat ; sed quia per huiusmodi abstractionem efficitur habilior ad percipiendum impressiones illarum causarum ex quibus potest fieri aliqua praecognitio futurorum.

 

Ad quintum dicendum, quod in verbis Gregorii est accipienda subtilitas animae, quam ponit causam praecognitionis futurorum, pro ipsa habilitate animae ad recipiendum a substantiis superioribus non solum secundum ordinem gratiae, prout sanctis ab Angelis quaedam revelantur, sed etiam secundum ordinem naturae, prout inferiores intellectus secundum ordinem naturae nati sunt perfici a superioribus ; et prout corpora humana subduntur impressionibus corporum caelestium, in quibus est praeparatio ad aliquos futuros eventus, quos anima sua subtilitate praevidet per aliquas similitudines ex impressione caelestium corporum in imaginatione relictas.

 

Ad sextum dicendum, quod quamvis liberum arbitrium naturalibus causis non subdatur, tamen ad ea quae libero aguntur arbitrio, naturales causae interdum facilitatem vel impedimentum praestant ; sicut potuit in proposito vel pluvia vel nimius aestus taedium facere his qui portabant funus, ne ad locum destinatum deferrent, quorum praecognitio fieri poterat per corpora caelestia.

 

Ad septimum dicendum, quod cum corpora humana corporibus caelestibus subdantur, ex motibus caelestium corporum potest accipi significatio super dispositione qualibet corporis humani. Cum igitur aliqua complexio vel dispositio humani corporis sit quasi necessitas ad naturalem prophetiam, non est inconveniens, si ex caelestibus corporibus significatio super naturali prophetia accipitur : non autem super prophetia quae est spiritus sancti donum.

 

 

Ad octavum dicendum, quod illi philosophi naturales qui de prophetia determinaverunt, non potuerunt tractare de prophetia de qua nunc loquimur, sed solum de naturali.

 

Ad nonum dicendum, quod illorum trium unum non potest naturaliter animae competere, ut scilicet sit tantae virtutis, quod ei materia exterior subdatur ; cum etiam nec ipsis Angelis ad nutum deserviat materia corporalis, ut Augustinus [De Trin. III, 8] dicit. Et sic in hoc non est sustinendum dictum Avicennae, vel cuiuslibet alterius philosophi. Ex aliis vero duobus quae tangit obiectio, secundum quod naturaliter homini proveniunt, causatur prophetia naturalis, non illa de qua loquimur.

 

Ad decimum dicendum, quod quamvis per prophetiam naturalem non possint revelari nisi ea quae naturalibus causis subduntur, tamen per prophetiam divinam possunt non solum alia, sed etiam ista cognosci.

 

Ad undecimum dicendum, quod societas hominum secundum quod ordinatur ad finem vitae aeternae, non potest conservari nisi per iustitiam fidei, cuius principium est prophetia ; unde dicitur Proverb. XXVII [XXIX], 18 : cum defecerit prophetia, dissipabitur populus. Sed cum hic finis sit supernaturalis, et iustitia ad hunc finem ordinata, et prophetia, quae est eius principium, erit supernaturalis. Iustitia vero per quam gubernatur societas humana in ordine ad bonum civile, sufficienter potest haberi per principia iuris naturalis homini indita ; et sic non oportet prophetiam esse naturalem.

Ad duodecimum dicendum, quod hoc est ex nobilitate hominis, quod in genere humano possit inveniri tam digna perfectio quae ex nulla causa produci possit nisi supernaturali. Talis autem perfectionis creaturae irrationales capaces non sunt. Et ideo non oportet ut id quod est perfectissimum in genere hominum, virtute naturae acquiratur ; sed id tantum quod est perfectissimum secundum statum naturae, non autem quod est perfectissimum secundum statum gratiae.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod res aliqua dupliciter potest cognosci : scilicet an est, et quid est. Quia vero proprietates creaturarum, ex quibus cognitionem accipimus, maxime distant a proprietatibus divinis, inde est quod de Deo cognoscere non possumus quid est ; sed ex hoc ipso quod creaturae dependent a Deo, ex creaturis inspectis cognoscere possumus, Deum esse. Sed quia praesentia a futuris non dependent, proprietates autem habent similes, idcirco ex rebus praesentibus non possumus scire an aliqua futura sint. Possumus autem scire, si futura, quid vel qualia sint.

 

 

Ad decimumquartum dicendum, quod Deus magis distat a creaturis quam una creatura ab alia quantum ad modum essendi, non autem quantum ad habitudinem quae est inter principium essendi et id quod habet esse ex tali principio. Et ideo per creaturas cognoscimus Deum esse, sed non quid est. E contrario autem est de cognitione futurorum contingentium per praesentia vel praeterita.

Ad decimumquintum dicendum, quod prophetia reducitur ad maxima bona, cum sit quoddam donum gratuitum. Quamvis enim ea non recte vivatur ut immediato principio meritoriae operationis, tamen tota prophetia ad rectitudinem vitae ordinatur. Nec iterum prophetia aliquis abutitur, ita quod abusus ipse sit prophetiae actus, sicut aliquis abutitur potentia naturali. Qui enim prophetia utitur ad quaerendum lucrum, vel favorem hominum, habet quidem actum prophetiae bonum, qui est cognoscere occulta et denuntiare ; sed abusus huius boni est actus cupiditatis, vel alterius vitii. Abutitur tamen aliquis prophetia etsi non ut principio actus, tamen ut obiecto ; sicut etiam et virtutibus abutuntur qui de eis superbiunt, quamvis virtutes inter maxima bona computentur.

 

 

Ad decimumsextum dicendum, quod non dicimus aliquid esse naturale a natura quolibet modo accepta, sed secundum tertiam acceptionem, quam Boetius, ibidem, ponit : prout scilicet natura est principium motus et quietis in eo in quo est, per se, et non secundum accidens ; alias oporteret dicere, omnes actiones et passiones et proprietates esse naturales.

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod communicare bonitatem suam est Deo naturale, id est naturae eius conveniens, non quod ex necessitate naturae communicet, cum talis communicatio voluntate divina fiat secun­dum ordinem sapientiae, quae sua do­na omnibus distribuit ordinate. Crea­turae etiam naturale est quod a Deo recipiat bonitatem, non quamlibet, sed eam quae suae naturae debetur : sicut homini debetur esse rationale, non lapidi aut asino. Unde si aliqua perfectio divinitus recipiatur in homine, non oportet quod sit homini naturalis, quando debitum naturae humanae excedit.

 

Ad decimumoctavum dicendum, quod in anima humana est potentia passiva ad recipiendum lumen propheticum, non naturalis, sed tantum potentia obedientiae, sicut est in natura corporali ad ea quae mirabiliter fiunt ; unde non oportet quod tali passivae respondeat potentia activa naturalis.

 

 

Ad decimumnonum dicendum, quod animalia bruta non possunt esse praescia futurorum quae ad ea pertinent nisi illorum quae ex motu caeli dependent : ex cuius impressione movetur eorum imaginatio ad aliquid agendum, quod competit significationi futurorum. Et magis talis impressio in brutis habet locum quam in hominibus, quia bruta, ut Damascenus [De fide II, 27] dicit, magis aguntur quam agant ; unde impressiones caelestium corporum sequuntur totaliter ; non autem homo, qui est liberae voluntatis. Nec ex hoc debet dici brutum praescium futuri, quamvis ex eius actu alicuius futuri significatio accipi possit ; quia non agit ad significationem futuri, quasi rationem sui operis cognoscens, sed magis a naturae instinctu ductum.

 

 

 

 

Article 4 - POUR POSSÉDER LA PROPHÉTIE, UNE DISPOSITION NATURELLE EST-ELLE REQUISE ?

(Quarto quaeritur utrum ad prophetiam habendam requiratur dispositio naturalis.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Toute perfection qui n’est reçue en quelque chose que selon la disposition du sujet qui reçoit, requiert en ce dernier une disposition déterminée. Or la prophétie est une telle perfection, comme on le voit clairement dans ce passage de Am. 1, 2 : « Le Seigneur rugira de Sion », où la Glose dit : « Il est naturel que tous ceux qui veulent comparer une chose à une autre, tirent leurs comparaisons des choses dont ils ont l’expérience et en lesquelles ils ont été éduqués ; par exemple, les marins comparent leurs ennemis à des vents, un dommage à un naufrage ; ainsi les bergers assimilent-ils ce qu’ils craignent au rugissement du lion, ils appellent leurs ennemis des lions, des ours ou des loups ; et de même, Amos, qui fut pasteur de troupeaux, assimile la crainte de Dieu au rugissement du lion. » La prophétie exige donc, dans la nature humaine, quelque disposition préalable déterminée.

 

2° La prophétie exige une bonne imagination, puisque la prophétie a souvent lieu aussi par une vision imaginaire. Or une bonne puissance imaginative exige une bonne disposition et une bonne complexion de l’organe. La prophétie exige donc une disposition naturelle préalable.

 

 

3° L’empêchement naturel est plus fort que celui qui survient accidentellement. Or

des passions survenant accidentellement

empêchent la prophétie ; c’est pourquoi saint Jérôme dit dans son Commentaire sur saint Matthieu : « Au temps où s’ac­complissent les actes conjugaux, la présence du Saint-Esprit ne sera pas donnée, même si celui qui s’acquitte de l’office de la génération semble être un prophète. » Et ce n’est pas à cause de la faute, car l’acte matrimonial n’est pas une faute, mais à cause de la passion de concupiscence qui l’ac­compagne. Donc à bien plus forte raison une mauvaise disposition de la complexion naturelle empêche-t-elle quelqu’un de pouvoir devenir prophète.

 

4° La nature est ordonnée à la grâce comme la grâce est ordonnée à la gloire. Or la gloire exige au préalable, en celui qui doit parvenir à la gloire, la perfection de la grâce. La prophétie et les autres dons gratuits exigent donc aussi une disposition naturelle préa­lable.

 

5° La spéculation de la prophétie est plus élevée que celle de la science acquise. Or la spéculation de la science acquise est empêchée par une mauvaise disposition de la complexion naturelle, puisque certains sont si mal disposés par leur complexion naturelle, qu’ils ne peuvent qu’à peine ou jamais parvenir à acquérir les sciences. Donc à bien plus forte raison une mauvaise disposition de la complexion naturelle empêche-t-elle la spéculation prophétique.

 

6° « Ce qui vient de Dieu est ordonné », comme il est dit en Rom. 13, 1. Or le don de prophétie vient de Dieu. Dieu le distribue donc de façon ordonnée. Or il n’y aurait pas une distribution ordonnée, si la prophétie était donnée à qui n’est pas disposé pour l’avoir. La prophétie exige donc une disposition naturelle préalable.

 

 

En sens contraire :

 

1) Ce qui ne dépend que du libre arbitre de celui qui donne, n’exige aucune disposition préalable en celui qui reçoit. Or la prophétie est telle, comme on le voit bien en I Cor. 12, 11, où, après une énumération de la prophétie et des autres dons du Saint-Esprit, il est ajouté : « mais c’est un seul et même Esprit qui produit tous ces dons, les distribuant à chacun en particulier, comme il lui plaît » ; et il est dit en Jn 3, 8 : « L’Esprit souffle où il veut. » Avoir le don de prophétie n’exige donc pas de disposition naturelle préalable.

 

2) En I Cor. 1, 27-28, l’Apôtre dit : « Dieu a choisi les faibles selon le monde pour confondre les puissants, et il a choisi ce qui est méprisable et ce qui n’est rien, pour réduire au néant ce qui est. » Les dons du Saint-Esprit n’exigent donc par nécessité aucune disposition préalable dans le sujet.

 

 

3) Saint Grégoire dit dans son homélie de Pentecôte : « L’Esprit Saint envahit un jeune joueur de cithare, et il en fait un psalmiste ; il remplit un bouvier occupé à tailler les sycomores, et il en fait un prophète. » Le don de prophétie n’exige donc aucune disposition ou état préalable en celui à qui il est donné ; mais sa collation dépend de la seule volonté divine.

 

Réponse :

 

Il y a deux choses à considérer dans la

prophétie : le don même de prophétie, et l’usage de ce don déjà reçu.

 

Le don même de prophétie, qui est au-dessus du pouvoir de l’homme, est donné par Dieu, et non par la puissance d’une cause créée, quoique la prophétie naturelle soit opérée en nous par la puissance d’une créature, comme on l’a dit. Mais il y a cette différence entre l’opération divine et celle de la créature : Dieu produisant par son opération non seulement la forme, mais aussi la matière, son opération n’exige au préalable, pour accomplir l’effet, ni matière ni disposition matérielle. Et cependant, il ne fait pas la forme sans matière ou sans disposition, mais il peut créer ensemble la matière et la forme par une unique opération ; ou encore il peut amener la matière, si mal disposée soit-elle, à la disposition normale, correspondant à la perfection qu’il introduit, comme on le voit bien dans le cas de la résurrection d’un mort : en effet, le corps mort est très mal disposé à recevoir l’âme, et cependant, par une seule œuvre divine, le corps reçoit et l’âme, et la disposition à l’âme. Mais l’opération de la créature exige au préalable à la fois une matière et la disposition matérielle normale ; en effet, la puissance créée ne peut pas faire n’importe quoi à partir de n’importe quoi. On voit donc clairement que la prophétie naturelle exige au préalable que la complexion naturelle ait la disposition normale, au lieu que la prophétie qui est un don du Saint-Esprit n’exige pas cette disposition au préalable. Elle l’exige cependant, car en même temps que le don de prophétie est aussi donnée au prophète une disposition naturelle qui convienne pour la prophétie.

 

L’usage de n’importe quelle prophétie est, quant à lui, au pouvoir du prophète ; et dans le même sens il est dit en I Cor. 14, 32 que « les esprits des prophètes sont soumis aux prophètes » ; voilà pourquoi on peut s’empêcher soi-même de faire usage de la prophétie. Et pour user de la prophétie comme on le doit, la disposition normale est nécessairement requise, puisque l’usage de la prophétie procède de la puissance créée du prophète et exige par conséquent une disposition préalable déterminée.

Réponse aux objections :

 

1° Certaines dispositions sont indifférentes pour la prophétie, et ces dispositions ne sont pas changées dans le prophète par l’opération divine, mais la prophétie procède selon ce qui leur convient : en effet, il est indifférent pour la prophétie que la réalité prophétisée soit figurée par telles ou telles ressemblances. Mais les dispositions contraires sont ôtées du prophète par la puissance divine et les dispositions nécessaires lui sont conférées.

 

 

2° La prophétie requiert une bonne imagination, mais ne l’exige pas au préalable par nécessité ; car Dieu lui-même, qui infuse le don de prophétie, a le pouvoir d’améliorer la complexion de l’organe de la puissance imaginative, tout comme il améliore les yeux chassieux pour qu’ils puissent avoir une claire vision.

 

3° De telles passions véhémentes attirent totalement à elles l’attention de la raison, et par suite la détournent de la considération des choses spirituelles ; voilà pourquoi, par de véhémentes passions soit de colère, soit de tristesse ou de plaisir, l’usage de la prophétie est empêché, même en celui qui a reçu le don de prophétie ; et de même, une mauvaise disposition de la complexion naturelle l’empêcherait si la puissance divine n’y portait remède d’une certaine façon.

 

 

4° La similitude proposée se vérifie en ce que, de même que la grâce s’ajoute à la nature, de même la gloire s’ajoute à la grâce. Cependant il n’y a pas similitude sous tous les aspects, car la grâce mérite la gloire, au lieu que la nature ne mérite pas la grâce. Voilà pourquoi avoir la gloire exige le mérite préalable de la grâce, au lieu qu’obtenir la grâce n’exige pas la disposition préalable de la nature.

 

 

5° La science acquise est causée par nous, d’une certaine façon, mais améliorer la complexion des organes de l’âme n’est pas en notre pouvoir, comme cela est au pouvoir de Dieu, qui infuse le don de prophétie ; il n’en va donc pas de même.

 

 

6° Le don de prophétie est distribué par Dieu de façon très ordonnée ; et qu’il soit parfois conféré à ceux qui y semblent très mal disposés, cela même relève de l’ordon­nance de cette distribution : de la sorte, en effet, on l’attribue à la puissance divine et « nulle chair ne se glorifie devant Dieu », comme il est dit en I Cor. 1, 29.

 

Et videtur quod sic.

 

Omnis enim perfectio quae non recipitur in aliquo nisi secundum dispositionem recipientis, requirit aliquam determinatam dispositionem in recipiente. Sed prophetia est talis perfectio, ut patet Amos, I, 2 super illud : Dominus de Sion rugiet, ubi dicit Glossa [ordin., ibid.] Hier. : naturale est, inquit, ut omnes qui volunt rem rei comparare, ex eis rebus sumant comparationes quas sunt experti, et in quibus sunt nutriti ; verbi gratia, nautae suos inimicos ventis, damnum naufragio ; sic pastores timorem suum rugitui leonis assimilant, inimicos dicunt leones, ursos vel lupos : et sic iste, qui fuit pastor pecorum, timorem Dei rugitui leonis assimilat. Ergo prophetia aliquam determinatam dispositionem praeexigit in natura humana.

 

Praeterea, ad prophetiam requiritur bonitas imaginationis, cum etiam per visionem imaginariam frequenter prophetia fiat. Sed ad bonitatem imaginativae virtutis requiritur bona dispositio et complexio organi. Ergo ad prophetiam praeexigitur dispositio naturalis.

 

Praeterea, impedimentum naturale est fortius quam id quod accidentaliter supervenit. Sed aliquae passiones accidentaliter supervenientes impediunt prophetiam ; unde dicit Hieron. super Matth. [Origenes, Super Num., hom. 6, n. 3] : tempore illo quo coniugales actus geruntur, praesentia spiritus sancti non dabitur, etiam si propheta esse videatur qui officio generationis obsequitur. Nec hoc est propter culpam, quia actus matrimonialis culpa caret, sed propter concupiscentiae passionem annexam. Ergo multo fortius indispositio naturalis complexionis impedit aliquem ne possit fieri propheta.

 

Praeterea, natura ordinatur ad gratiam, sicut gratia ad gloriam. Sed gloria praeexigit gratiae perfectionem in eo qui debet ad gloriam pervenire. Ergo et prophetia, et alia dona gratuita, praeexigunt naturalem dispositionem.

 

Praeterea, speculatio prophetiae est altior quam scientiae acquisitae. Sed speculatio scientiae acquisitae impeditur per indispositionem naturalis complexionis : cum quidam sint ita indispositi ex naturali complexione, quod vix aut nunquam ad scientias acquirendas pertingere possint. Ergo multo fortius indispositio naturalis complexionis speculationem prophetiae impedit.

 

Praeterea, quae a Deo sunt, ordinata sunt ; ut dicitur Rom. XIII, 1. Sed donum prophetiae est a Deo. Ergo ordinate ab eo distribuitur. Sed non esset ordinata distributio, si daretur ei qui non est ad eam habendam dispositus. Ergo prophetia praeexigit naturalem dispositionem.

Sed contra. Illud quod dependet ex solo arbitrio dantis, non praeexigit aliquam dispositionem in recipiente. Sed prophetia est huiusmodi, ut patet per hoc quod I Cor. XII, 11, enumerata prophetia et aliis spiritus sancti donis, subiungitur : haec autem omnia operatur unus atque idem spiritus dividens singulis prout vult ; et Ioann., III, 8, dicitur : spiritus ubi vult spirat. Ergo ad prophetiam habendam non praeexigitur dispositio naturalis.

 

 

Praeterea, I Corinth., I, 27-28, dicit apostolus : quae infirma sunt mundi, elegit Deus, ut confundat fortia et contemptibilia et ea quae non sunt, ut ea quae sunt, destrueret. Ergo dona spiritus sancti non praeexigunt de necessitate aliquam dispositionem in subiecto.

 

Praeterea, Gregorius dicit in homilia Pentecostes [In Evang. II, hom. 30] : implet spiritus sanctus citharaedum puerum, et psalmistam facit ; implet pastorem armentarium sycomoros vellicantem, et prophetam facit. Ergo donum prophetiae non praeexigit aliquam dispositionem vel statum in eo cui datur ; sed ex sola divina voluntate dependet eius collatio.

 

 

Responsio. Dicendum, quod in prophetia duo est considerare : scilicet ipsum prophetiae donum, et huius doni iam percepti usum.

Ipsum igitur prophetiae donum su-

pra facultatem hominis existens, a Deo datur, non virtute alicuius causae creatae ; quamvis prophetia naturalis ex virtute alicuius creaturae

perficiatur in nobis, ut dictum est. Hoc autem differt inter operationem divinam et operationem creaturae : quod quia Deus sua operatione non solum formam, sed et materiam producit ; non praeexigat eius operatio, sicut nec materiam, ita nec dispositionem materialem ad effectum perficiendum. Nec tamen formam sine materia aut sine dispositione facit, sed simul potest materiam et formam condere unica operatione ; vel etiam materiam quantumcumque indispositam ad debitam dispositionem reducere, quae competat perfectioni quam inducit : sicut patet in suscitatione mortui. Corpus enim mortuum est omnino indispositum ad animam recipiendam, et tamen unico divino opere corpus et animam, et dispositionem ad animam recipit. Sed ad operationem creaturae praeexigitur et materia, et debita materiae dispositio ; non enim potest virtus creata ex quolibet quodlibet facere. Patet ergo quod prophetia naturalis praeexigit dispositionem debitam naturalis complexionis ; sed prophetia quae est spiritus sancti donum, non praeexigit eam. Exigit tamen quia simul cum dono prophetiae datur etiam prophetae dispositio naturalis quae sit ad prophetiam conveniens.

Usus autem prophetiae cuiuslibet est in potestate prophetae ; et secundum hoc dicitur I Cor. XIV, 32 quod spiritus prophetarum prophetis subiecti sunt ; et ideo ab usu prophetiae aliquis seipsum impedire potest, et ad debitum prophetiae usum de necessitate dispositio debita requiritur, cum prophetiae usus ex virtute creata prophetae procedat unde et determinatam dispositionem praeexigat.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod quaedam dispositiones sunt indifferentes ad prophetiam ; et hae divina operatione non mutantur in propheta sed secundum earum convenientiam prophetia procedit. Indifferens enim est ad prophetiam, quibuscumque similitudinibus res prophetata figuretur. Dispositiones vero contrariae, divina virtute auferuntur a propheta, et dispositiones necessariae conferuntur.

 

Ad secundum dicendum, quod ad prophetiam requiritur bonitas imaginationis, non autem de necessitate praeexigitur ; quia ipse Deus, qui donum prophetiae infundit, potens est complexionem organi imaginativae virtutis in melius reformare, sicut et oculos lippos, ut clare videre possint.

 

Ad tertium dicendum, quod huiusmodi passiones vehementes ad se trahunt totaliter rationis attentionem, et per consequens eam avertunt a spiritualium inspectione ; et ideo vehementibus passionibus vel irae vel tristitiae, aut delectationis, usus prophetiae impeditur etiam in eo qui prophetiae donum percepit ; et sic etiam naturalis indispositio complexionis impediret, nisi divina virtute quodammodo curaretur.

 

Ad quartum dicendum, quod similitudo proposita quantum ad hoc verificatur, quod, sicut gratia superadditur naturae, ita gloria gratiae. Non tamen est similitudo quantum ad omnia, quia gratia meretur gloriam, non autem natura meretur gratiam. Et ideo praeexigitur meritum gratiae ad gloriam habendam, non autem dispositio naturae ad gratiam obtinendam.

 

Ad quintum dicendum, quod scientia acquisita causatur ex nobis quodammodo. Non est autem in nostra potestate complexionem organorum animae meliorare, sicut est in potestate divina, qui donum prophetiae infundit ; et ideo non est simile.

 

Ad sextum dicendum, quod donum prophetiae a Deo ordinatissime dividitur ; et hoc etiam ad huius distributionis ordinationem pertinet, ut aliquando conferatur illis qui videntur ad hoc maxime indispositi, ut sic divinae virtuti tribuatur, et non glorietur omnis caro coram illo, ut dicitur I Cor. I, 29.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 5 - LA PROPHÉTIE REQUIERT-ELLE QUE L’ON AIT DE BONNES MŒURS ?

(Quinto quaeritur utrum ad prophetiam requiratur bonitas morum.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Il est dit en Sag. 7, 27 : « [La Sagesse] se répand parmi les nations dans les âmes saintes, elle en fait des amis de Dieu et des prophètes. » Or les amis de Dieu ne sont autres que ceux en qui règnent de bonnes mœurs ; Jn 14, 23 : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole. » Et donc, celui qui n’a pas de bonnes mœurs n’est pas fait prophète.

 

2° La prophétie est un don du Saint-Esprit. Or le Saint-Esprit n’habite pas dans un pécheur, comme le montre clairement ce passage de Sag. 1, 5 : « L’Esprit Saint, éducateur des hommes, fuit le mensonge. » Le don de prophétie ne peut donc exister dans un pécheur.

 

3° Ce dont on ne peut pas mésuser ne peut exister dans un pécheur. Or nul ne peut mésuser de la prophétie. En effet, puisque l’acte de prophétie vient du Saint-Esprit, si quelqu’un mésusait de la prophétie, le même acte viendrait du péché et du Saint-Esprit, ce qui est impossible. La prophétie ne peut donc pas exister dans un pécheur.

 

 

4° Le Philosophe dit au livre sur le Sommeil et la Veille que « si la divination dans les rêves vient de la divinité, il répugne qu’elle l’envoie aux premiers venus et non aux hommes les meilleurs ». Or il est avéré que le don de prophétie vient seulement de Dieu. Il ne convient donc pas de le dire donné à d’autres hommes que les meilleurs.

 

5° Comme dit Platon, « il appartient au meilleur de produire les meilleures choses ». Or la prophétie est plus convenablement en l’homme bon qu’en l’homme mauvais. Puis donc que Dieu est très bon, il ne donnera jamais le don de prophétie à des hommes mauvais.

 

6° On trouve dans l’opération de la nature une ressemblance de l’opération divine ; aussi Denys, au quatrième chapitre des Noms divins, compare-t-il la divine bonté au rayon solaire, à cause de la similitude de l’effet. Or, par l’opération naturelle, des per­fections sont davantage données à ce qui est mieux disposé : par exemple, le soleil éclaire davantage les corps plus accessibles. Puis donc que l’homme bon est mieux disposé que l’homme mauvais à recevoir le don de prophétie, il semble que ce don doive être donné aux bons bien plus qu’aux mauvais. Or il n’est pas donné à tous les bons. Il ne doit donc être donné à aucun mauvais.

 

7° La grâce est donnée pour que la nature soit élevée. Or la nature doit être élevée parmi les bons plutôt que parmi les mauvais. La grâce de la prophétie doit donc être donnée plutôt aux bons qu’aux mauvais, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit que Balaam fut prophète, lui qui pourtant était mauvais.

 

2) Il est dit en Mt 7, 22, en la personne des damnés : « Seigneur, n’est-ce pas en votre nom que nous avons prophétisé et fait de nombreux miracles, etc. ? » La prophétie peut donc exister dans les hommes mauvais.

 

3) Quiconque n’a pas la charité, est mauvais. Or la prophétie peut exister en qui n’a pas la charité, comme on le voit clairement en I Cor. 13, 2 : « Quand je posséderais toute science et que je connaîtrais tous les mystères, si je n’ai pas la charité, etc. » La prophétie peut donc exister dans un pécheur.

 

Réponse :

 

La bonté de l’homme consiste dans la charité, par laquelle l’homme est uni à Dieu. Tout ce qui peut exister sans la charité peut donc se trouver à la fois parmi les bons et parmi les mauvais. En effet, la divine bonté se signale surtout en ceci, qu’elle emploie tant les bons que les mauvais pour accomplir son dessein ; voilà pourquoi aux uns et aux autres, tant bons que méchants, elle donne généreusement les dons qui ne sont pas en nécessaire dépendance de la charité.

 

Or la prophétie n’a pas de lien nécessaire avec la charité, pour deux raisons. D’abord, parce que la prophétie est dans l’intel­ligence, mais la charité, dans la volonté. Or l’intelligence est antérieure à la volonté, et ainsi, la prophétie et les autres perfections de l’intelligence ne dépendent pas de la charité. Et pour cette raison, la foi, la prophétie, la science et toutes les [qualités] de ce genre peuvent exister parmi les bons et les mauvais. Ensuite, parce que la prophétie est donnée à quelqu’un pour l’utilité de l’Église, et non pour lui-même. Or il arrive que quelqu’un serve utilement l’Église en quelque chose sans être bon en lui-même, c’est-à-dire uni à Dieu par la charité ; c’est pourquoi la prophétie, l’opération des miracles, les ministères ecclésiastiques et tous les [dons] de ce genre, qui sont conférés pour l’utilité de l’Église, se trouvent parfois sans la charité, qui seule rend les hommes bons.

 

Il faut cependant savoir que, parmi les péchés par lesquels on perd la charité, il en est certains qui empêchent l’usage de la prophétie, et d’autres qui ne l’empêchent pas. En effet, parce que les péchés charnels retirent entièrement l’esprit de la spiritualité, du fait même que quelqu’un est soumis aux péchés charnels il est rendu inapte à la prophétie, dont la révélation exige la plus haute spiritualité de l’esprit. Mais les péchés spirituels n’empêchent pas ainsi la spiritualité de l’esprit. Voilà pourquoi il arrive qu’un prophète soit soumis à des vices spirituels, mais non aux charnels ou encore aux immenses soucis du monde, par lesquels l’esprit est retiré de sa spiritualité. Et c’est pourquoi Rabbi Moïse dit qu’il y a un signe que quelqu’un est un faux prophète : c’est quand il est retenu par les plaisirs et les soucis du monde. Et cela est en accord avec ce qu’on lit en Mt 7, 15 : « Gardez-vous des faux prophètes » ; et plus loin : « vous les reconnaîtrez à leurs fruits » ; « ce qu’il faut entendre des fruits manifestes », comme dit la Glose au même endroit, fruits qui sont surtout des péchés charnels : en effet, les vices spirituels sont cachés à l’intérieur.

 

Réponse aux objections :

 

1° La sagesse se répand dans l’âme de deux façons. D’abord, en sorte que la sagesse de Dieu habite elle-même en l’âme, et dans ce cas elle rend l’homme saint et ami de Dieu. Ensuite, seulement quant à son effet, et dans ce cas il n’est pas nécessaire qu’elle rende saint ou ami de Dieu ; et c’est ainsi qu’elle se répand dans l’esprit des hommes mauvais qu’elle fait prophètes.

 

 

2° Bien que la prophétie soit un don du Saint-Esprit, cependant le Saint-Esprit n’est pas donné avec le don de la prophétie, mais seulement avec le don de la charité ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

3° Il n’arrive pas que l’on mésuse de la prophétie au point que l’acte même de prophétie, en tant qu’il émane de la prophétie, soit mauvais. En effet, lorsque quelqu’un ordonne l’acte de prophétie à un mal, alors l’acte même de prophétie est bon et vient du Saint-Esprit, mais l’ordination de cet acte à une fin indue ne vient pas du Saint-Esprit, mais de la volonté perverse de l’homme.

 

 

4° L’intention du Philosophe est de dire que les choses qui sont données divinement dépendent de la volonté de celui qui donne, volonté qui ne peut pas être irrationnelle ; par conséquent, si la prescience des futurs qui a lieu dans les rêves était envoyée par Dieu, quelque discernement apparaîtrait dans cet envoi. Or on constate qu’il n’appa­raît pas, puisqu’une telle divination se produit en n’importe quels sujets ; cela montre donc que la divination dans les rêves vient de la nature. Mais on trouve un discernement dans le don de la prophétie, car il n’est pas donné à tous, ni même à ceux qui sont disposés de telle ou telle façon, mais seulement à ceux que la volonté divine a élus ; lesquels cependant, en ce qui les concerne, ne sont pas bons ou meilleurs dans l’absolu, mais ils sont bons dans la mesure où, par eux, l’office de prophète est exercé comme la sagesse divine le juge convenable.

 

5° En ce qu’il sait faire bon usage non seulement des bons mais aussi des mauvais, Dieu se montre très bon ; il n’y a donc aucune atteinte à la souveraine bonté si Dieu fait que le bon office de prophète soit administré par de mauvais prophètes.

 

 

6° Quiconque est bon n’est pas pour cela plus apte à posséder la prophétie que n’importe quel pécheur, puisque certains hommes qui n’ont pas la charité ont des esprits aptes à percevoir les choses spirituelles, étant dégagés des choses terrestres et charnelles et doués d’une clarté naturelle de l’intelligence, au lieu que d’autres, à l’inverse, qui ont la charité, sont embarrassés dans les affaires terrestres, se consacrent à la génération charnelle et n’ont pas l’intelligence naturellement pénétrante. Aussi, à cause de ces conditions et d’autres semblables, le don de prophétie est-il

parfois donné à des mauvais et refusé à des bons.

 

 

7° Par la grâce de la prophétie, la nature de l’homme est élevée non pas directement pour la possession de la gloire, mais pour l’utilité des autres ; mais dans les bons, la nature est élevée par la grâce sanctifiante plutôt pour obtenir la gloire ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia Sapient. VII, 27, dicitur : per nationes in animas sanctas se transfert, amicos Dei et prophetas constituit. Sed amici Dei non sunt nisi illi in quibus bonitas morum viget ; Ioann. XIV, 23 : si quis diligit me, sermones meos servabit. Ergo et ille qui non est bonorum morum, propheta non constituitur.

 

Praeterea, prophetia donum spiritus sancti est. Sed spiritus sanctus non inhabitat aliquem peccatorem ; ut patet per id Sap. cap. I, 5 : spiritus sanctus disciplinae effugiet fictum. Ergo prophetiae donum non potest esse in aliquo peccatore.

 

Praeterea, illud quo quis male uti non potest, esse non potest in aliquo peccatore. Sed prophetia nullus male uti potest. Cum enim actus prophetiae sit a spiritu sancto, si aliquis prophetia male uteretur, esset idem actus a peccato, et a spiritu sancto : quod esse non potest. Ergo prophetia non potest esse in aliquo peccatore.

 

Praeterea, philosophus dicit in libro de Somno et Vigilia [cap. 1 (462 b 20)], quod si divinatio somniorum est a Deo, inconveniens est eam immittere quibuslibet, et non optimis viris. Sed constat prophetiae donum esse tantum a Deo. Ergo inconveniens est dicere, quod detur nisi optimis viris.

 

Praeterea, sicut dicit Plato [Dionys., De div. nom., cap. 4, § 19], optimi est optima adducere. Sed prophetia convenientius est in homine bono quam in malo. Ergo cum Deus sit optimus, nunquam malis donum prophetiae dabit.

 

Praeterea, in operatione naturae similitudo divinae operationis invenitur ; unde et Dionysius IV cap. de Divin. Nomin. [§ 1 et 4] divinam bonitatem radio solari comparat propter similitudinem effectus. Sed opera-tione naturali magis dispositis aliquae

perfectiones magis dantur ; sicut a sole corpora magis pervia magis illustrantur. Cum igitur ad recipiendum donum prophetiae magis sit dispositus bonus quam malus, videtur quod multo amplius bonis quam malis dari debeat. Sed non omnibus bonis datur. Ergo nulli malo debet dari.

 

 

Praeterea, gratia ad hoc datur quod natura elevetur. Sed natura magis debet elevari in bonis quam in malis. Ergo gratia prophetiae magis debet dari bonis quam malis, et sic idem quod prius.

Sed contra est quod Balaam propheta fuisse dicitur qui tamen malus fuit.

 

Praeterea, Matth., VII, 22, ex persona damnatorum dicitur : Domine, nonne in nomine tuo prophetavimus et virtutes etc. ; ergo prophetia potest esse in hominibus malis.

 

 

Praeterea, quicumque non habet caritatem, est malus. Sed prophetia potest esse in aliquo non habente caritatem, ut patet I ad Cor. c. XIII, 2 : si habuero omnem scientiam et noverim mysteria omnia, caritatem autem non habuero et cetera. Ergo prophetia potest esse in aliquo peccatore.

 

 

Responsio. Dicendum, quod bonitas hominis in caritate consistit, per quam homo Deo unitur. Quaecumque ergo sine caritate esse possunt, communiter inveniri possunt in bonis et malis. In hoc enim praecipue divina bonitas commendatur, quod tam bonis quam malis utitur ad suum propositum implendum ; et ideo utrisque, tam bonis quam malis, illa dona largitur quae ad caritatem, necessariam dependentiam non habent.

Prophetia autem non habet aliquam necessariam colligantiam cum caritate, propter duo. Primo, quia prophetia est in intellectu, caritas autem in affectu. Intellectus autem est prior affectu ; et sic prophetia et aliae intellectus perfectiones non dependent a caritate. Et hac ratione fides et prophetia et scientia et omnia huiusmodi in bonis et malis esse possunt. Secundo, quia prophetia datur alicui ad utilitatem Ecclesiae, et non propter seipsum. Contingit autem aliquem utiliter quantum ad aliquid Ecclesiae deservire qui in se ipso bonus non est, quasi Deo per caritatem coniunctus ; unde prophetia et operatio miraculorum et ecclesiastica ministeria et omnia huiusmodi, quae ad utilitatem Ecclesiae conferuntur, inveniuntur quandoque sine caritate, quae sola homines bonos facit.

 

Sciendum tamen est, quod inter peccata quibus caritas amittitur, quaedam sunt quae usum prophetiae impediunt, quaedam quae non. Quia enim carnalia peccata mentem a spiritualitate omnino retrahunt ; ex hoc ipso quod aliquis carnalibus peccatis est subditus, ineptus ad prophetiam redditur, ad cuius revelationem summa spiritualitas mentis requiritur. Peccata vero spiritualia spiritualitatem mentis non ita impediunt. Et ideo contingit esse aliquem prophetam spiritualibus vitiis subditum, non autem carnalibus ; vel etiam immensis saeculi sollicitudinibus, quibus mens a sua spiritualitate retrahatur. Et ideo dicit Rabbi Moyses [Dux neutr. II, 41], quod hoc est signum quod aliquis sit falsus propheta, quando voluptatibus et sollicitudinibus saeculi detinetur. Et hoc consonat ei quod habetur Matth. VII, 15 : attendite a falsis prophetis ; et infra : a fructibus eorum cognoscetis eos ; quod de manifestis oportet intelligi, ut ibidem dicit Glossa [ordin.], quae maxime sunt peccata carnalia ; spiritualia enim vitia interius latent.

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod sapientia se transfert in animam dupliciter. Uno modo ut ipsamet Dei sapientia animam inhabitet ; et sic hominem sanctum facit et Dei amicum. Alio modo solum quantum ad effectum ; et sic non oportet quod sanctum faciat vel Dei amicum ; et sic transfert se in mentem malorum quos prophetas constituit.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis prophetia sit spiritus sancti donum, non tamen cum dono prophetiae spiritus sanctus datur, sed solummodo cum dono caritatis ; unde ratio non sequitur.

 

Ad tertium dicendum, quod prophetia non contingit male uti, ita quod ipse prophetiae actus, inquantum a prophetia egreditur, sit malus. Cum enim aliquis prophetiae actum ad aliquod malum ordinat, tunc quidem ipse prophetiae actus bonus est, et a spiritu sancto, sed ordinatio illius actus in finem indebitum non est a spiritu sancto, sed a perversa hominis voluntate.

Ad quartum dicendum, quod intentio philosophi est dicere, quod ea quae divinitus dantur, dependent ex voluntate datoris, quae non potest esse irrationabilis ; unde, si praescientia futurorum quae est in somniis, a Deo immitteretur, appareret in ista immissione aliqua discretio. Nunc autem non apparet, cum in quibuslibet talis divinatio fiat, quod ostendit divinationem somniorum esse a natura. In dono autem prophetiae invenimus discretionem, quia non omnibus datur, etiam qui sic vel sic dispositi sunt ; sed illis solis quos divina voluntas elegerit : qui tamen simpliciter non sint boni vel optimi quantum ad seipsos ; sunt tamen boni quantum ad hoc quod per eos prophetae officium exerceatur secundum quod competere iudicat sapientia divina.

 

 

Ad quintum dicendum, quod in hoc Deus optimus ostenditur, quod non solum bonis sed etiam malis novit bene uti ; unde nihil summae bonitati derogatur, si per malos prophetas bonum prophetae officium administrari facit.

 

Ad sextum dicendum, quod non quicumque est bonus est magis aptus ad prophetiam habendam quam quilibet peccator ; cum aliqui caritate carentes habeant mentes aptas ad spiritualia percipienda, utpote a terrenis et carnalibus vacantes, et naturali intellectus praediti claritate ; quibusdam e contrario caritatem habentibus terrenis negotiis implicitis, et carnali dantibus operam generationi, nec intellectum habentibus naturaliter perspicacem. Et ideo quandoque propter has et similes conditiones datur prophetiae donum aliquibus malis, quod denegatur aliquibus bonis.

 

Ad septimum dicendum, quod per gratiam prophetiae elevatur natura hominis non ad gloriam habendam directe, sed ad utilitatem aliorum ; in bonis autem est natura magis elevata per gratiam gratum facientem ad gloriam obtinendam ; unde ratio non sequitur.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 6 - LES PROPHÈTES VOIENT-ILS DANS LE MIROIR DE L’ÉTERNITÉ ?

(Sexto quaeritur utrum prophetae videant in speculo aeternitatis.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° À propos de ce passage d’Isaïe, 38, 1 : « Donnez ordre aux affaires de votre maison, etc. », la Glose dit : « Les prophètes lisent dans le livre même de la prescience de Dieu, où tout est écrit. » Or le livre de la prescience de Dieu ne semble pas être autre chose que le miroir de l’éternité, en lequel toutes les formes des réalités resplendissent de toute éternité. Les prophètes voient donc dans le miroir de l’éternité.

 

2° [Le répondant] disait : il est dit que les prophètes lisent dans le livre de la prescience ou voient dans le miroir de l’éternité, non matériellement, comme s’ils voyaient le miroir ou le livre lui-même, mais causalement, parce que la connaissance de prophétie dérive de ce livre ou de ce miroir. En sens contraire : en disant que le prophète voit dans le miroir de l’éternité ou lit dans le livre de la prescience divine, on attribue aux prophètes eux-mêmes une certaine connaissance privilégiée. Par contre, lorsqu’on dit qu’une connaissance dérive du miroir éternel ou du livre de la prescience divine, on n’indique pas un privilège de connaissance, puisque toute la connaissance humaine dérive de là, comme le montre Denys au septième chapitre des Noms divins. Il est donc dit que les prophètes voient dans le miroir de l’éternité non pas en ce sens qu’ils voient d’après lui, mais en ce sens que, le voyant, ils voient d’autres choses en lui.

 

3° Une chose ne peut être vue que là où elle est. Or les futurs contingents ne sont selon une vérité immuable, tels qu’ils sont vus par les prophètes, que dans la prescience divine elle-même. Les prophètes voient donc seulement dans la prescience même de Dieu ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

4° [Le répondant] disait que, certes, les futurs contingents sont de façon primordiale dans la prescience divine, mais de là ils descendent par certaines espèces vers l’esprit humain, où ils sont vus par le prophète. En sens contraire : tout ce qui est reçu en quelque chose, y est selon le mode de ce qui reçoit et non selon son mode. Or l’esprit du prophète est changeant. Les futurs contingents ne peuvent donc pas être reçus en lui de façon immobile.

 

5° Ce qui est propre à la connaissance divine ne peut être connu qu’en Dieu. Or connaître les futurs est le propre de Dieu, comme on le voit clairement en Is. 41, 23 : « Annoncez les choses qui doivent se

produire plus tard, et nous reconnaîtrons que vous êtes des dieux ! » Les prophètes ne peuvent donc voir les futurs contingents qu’en Dieu lui-même.

 

6° Avicenne dit que l’esprit de l’homme est parfois élevé au point de « s’unir au monde des presciences ». Or la plus grande élévation de l’esprit humain est dans la connaissance de prophétie. Il semble donc qu’il s’unisse au monde de la prescience en sorte que les futurs soient vus dans la prescience même de Dieu.

 

 

7° La fin de la vie humaine est, comme le rapportent les philosophes, que l’homme s’unisse en esprit au monde supérieur, qui est le monde des substances intelligibles. Or il serait aberrant que l’homme ne parvienne pas à sa fin. L’homme parvient donc parfois à s’unir en esprit aux substances intelligibles, dont la plus haute est l’essence divine, en laquelle brillent toutes choses. Le prophète, qui a l’esprit le plus élevé parmi les hommes, parvient donc à s’unir en esprit à l’essence divine, qui semble être le miroir de l’éternité, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

 

8° S’il y a deux miroirs, dont l’un est supérieur et l’autre inférieur, et que des ressemblances se reflètent du miroir supérieur dans l’inférieur, alors on ne dit pas, de celui qui voit les espèces dans le miroir inférieur, qu’il voit dans le supérieur, encore que sa vision dérive d’une certaine façon du miroir supérieur. Or les espèces des réalités futures se reflètent de l’esprit divin dans celui du prophète, comme d’un miroir supérieur dans un miroir inférieur. Donc, que le prophète voie dans son esprit les espèces reçues de l’esprit divin, ne permet pas de dire qu’il voit dans l’esprit divin, mais dans son propre esprit. Or son propre esprit n’est pas un miroir de l’éternité, mais un miroir temporel. Si donc les prophètes ne voyaient que dans leur propre esprit, comme on le disait plus haut, on ne dirait pas qu’ils voient dans le miroir de l’éternité, mais dans un miroir temporel, quoiqu’il dérive du miroir éternel.

 

9° [Le répondant] disait : on dit non seulement que l’on voit dans la réalité éclairée par le soleil, mais aussi dans le soleil lui-même, en tant que l’on voit par l’illumi­nation du soleil. En sens contraire : dans le soleil ne se reflètent pas les ressemblances des réalités visibles, ce qui semble en revanche relever de la notion de miroir. Il semble donc que l’on ne dise pas de la même façon « voir dans le soleil » et « voir dans un miroir ».

 

10° La vision par laquelle on voit Dieu en tant qu’il est objet de la béatitude est plus digne que celle par laquelle on le voit en tant qu’espèce des réalités, car la première rend bienheureux, mais non la seconde. Or l’homme qui est en l’état de voie peut être élevé à voir Dieu comme objet de la béatitude par une élévation majeure, c’est-à-dire celle par laquelle l’esprit est entièrement abstrait des sens, comme il l’est dans le ravissement. Donc, par une moindre élévation, même sans ravissement, l’esprit du prophète peut être élevé à voir l’essence divine comme espèce des réalités ; et ainsi, le prophète peut voir dans le miroir de l’éternité.

 

11° Il y a plus de distance entre l’essence divine considérée en soi et l’essence divine en tant qu’elle est la ressemblance d’une autre réalité, qu’entre elle-même comme ressemblance d’une réalité et elle-même comme ressemblance d’une autre réalité ; car il y a plus de distance entre Dieu et la créature qu’entre une créature et une autre. Or quelqu’un peut voir Dieu en tant qu’espèce d’une créature sans le voir en tant qu’espèce d’une autre créature ; sinon il serait nécessaire que tous ceux qui voient Dieu connaissent toutes choses. Quelqu’un peut donc le voir en tant qu’espèce de certaines réalités sans voir son essence en elle-même. Donc même ceux qui ne voient pas Dieu dans son essence peuvent voir dans le miroir de l’éternité ; ce qui semble surtout convenir aux prophètes.

 

12° Saint Augustin dit au quatrième livre sur la Trinité que « l’intelligence de certains hommes est soulevée au point qu’ils voient, à la cime dernière des choses, les causes immuables ». Or les intelligences des prophètes semblent être très élevées. Il semble donc que les choses qu’ils voient prophétiquement, ils les voient à la cime des choses, c’est-à-dire dans l’essence divine ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

13° Il ne peut y avoir de jugement sur une chose que par ce qui lui est supérieur, comme le montre saint Augustin au livre sur la Vraie Religion. Or les choses dont jugent les prophètes sont les vérités immuables des réalités. Il est donc impossible qu’ils en jugent par quelque chose de temporel et de mobile, mais ce doit être par la vérité immuable qui est Dieu même ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

En sens contraire :

 

1) À propos de ce passage de Lc 10, 24 : « Je vous déclare que beaucoup de prophètes et de rois, etc. », la Glose dit : « Les prophètes et les justes ont vu la gloire de Dieu de loin, comme par un miroir, en énigme. » Or celui qui voit dans la prescience éternelle de Dieu elle-même, ne voit pas en énigme. Les prophètes n’ont donc pas vu dans la prescience même de Dieu, que [des maîtres] appellent le miroir de l’éternité.

 

2) Saint Grégoire dit dans la deuxième homélie de la seconde partie de son Commentaire sur Ézéchiel : « Aucun homme, tant qu’il vit dans cette chair mortelle, n’avance si loin par la vigueur de sa contemplation, qu’il puisse fixer déjà les yeux de l’âme sur l’irradiation même de la lumière sans limites. Le regard ne se porte pas encore sur le Dieu tout-puissant dans sa splendeur, mais l’âme aperçoit comme en dessous quelque chose, une source de réconfort et de progrès, d’où elle parvient ensuite à la gloire de la vision de Dieu. Ainsi Isaïe, quand il déclarait avoir vu le Seigneur : “Je vis le Seigneur assis sur un trône, etc.”, ajoute aussitôt : “et ce qui était au-dessous de lui remplissait le temple” […] car, comme il a été dit plus haut, même une âme avancée dans la contemplation contemple non pas ce qu’est le Seigneur, mais ce qui est au-dessous de lui. » D’où il ressort qu’Isaïe et les autres prophètes n’ont pas vu dans le miroir éternel lui-même.

 

3) Aucun homme mauvais ne peut voir dans le miroir éternel, et c’est pourquoi il est dit en Is. 26, 10, selon une autre leçon : « Que l’impie soit ôté, pour qu’il ne voie pas la gloire de Dieu. » Or des hommes mauvais sont prophètes. La vision prophétique n’a donc pas lieu dans le miroir éternel.

 

4) Les prophètes ont, sur les choses qu’ils voient prophétiquement, une connaissance distincte. Or, le miroir éternel étant tout à fait uniforme, il ne semble pas être tel que l’on puisse avoir en lui une connaissance distincte de plusieurs choses. La vision prophétique n’a donc pas lieu dans le miroir éternel.

5) Une chose ne se voit pas dans un miroir qui est joint aux yeux, mais dans un miroir distant. Or le miroir de l’éternité est joint à l’esprit du prophète, puisque Dieu lui-même est en toutes choses par son essence. L’esprit du prophète ne peut donc pas voir dans le miroir éternel.

 

Réponse :

 

On ne trouve de miroir, à proprement parler, que parmi les réalités matérielles. Mais on parle de « miroir » dans les réalités spirituelles par une certaine métaphore, moyennant une ressemblance prise du miroir matériel : ainsi l’on appelle « miroir » dans les réalités spirituelles ce en quoi d’autres choses sont représentées, comme les formes des réalités visibles apparaissent dans le miroir matériel.

 

Ainsi donc, certains prétendent que l’esprit divin lui-même, en lequel se reflètent toutes les raisons des réalités, est un certain miroir, et qu’on l’appelle « miroir de l’éternité » parce qu’il est éternel, en ce sens qu’il possède l’éternité. Ils disent donc que ce miroir peut être vu de deux façons : soit dans son essence, en tant qu’il est l’objet de la béatitude, et ainsi il n’est vu que par les bienheureux, qu’ils le soient en un sens absolu ou à un certain point de vue, comme dans le ravissement ; soit en tant que se reflètent en lui les ressemblances des réalités, et ainsi il est proprement vu comme miroir, et ils disent que le miroir de l’éternité a été vu de cette façon par les anges avant leur béatitude, et par les prophètes.

 

Mais cette opinion ne paraît pas sensée, pour deux raisons. D’abord, parce que ces espèces des réalités qui se reflètent dans l’esprit divin ne sont pas autre chose, quant à la réalité, que l’essence divine elle-même ; mais de telles espèces ou raisons sont distinguées en elle d’après ses divers rapports aux différentes créatures. Connaître l’essence divine et les espèces se reflétant en elle n’est donc rien d’autre que la connaître elle-même en soi et rapportée à autre chose. Or connaître une chose en elle-même, cela est antérieur à la connaître en tant qu’elle est rapportée à une autre ; par conséquent la vision par laquelle Dieu est vu en tant qu’il est l’espèce des réalités présuppose celle par laquelle il est vu en tant qu’il est en lui-même une certaine essence, tel qu’il est objet de la béatitude. Il est donc impossible que quelqu’un voie Dieu comme espèce des réalités et ne le voie pas comme objet de la béatitude. Ensuite, parce que l’espèce d’une réalité se trouve en autre chose de deux façons : d’abord comme préexistante à la réalité dont elle est l’espèce ; ensuite comme se reflétant depuis la réalité elle-même. Ce en quoi apparaissent les espèces des réalités comme préexistantes à ces réalités ne peut donc pas être proprement appelé miroir, mais plutôt modèle. Mais on peut appeler miroir ce en quoi les ressemblances des réalités se reflètent depuis les réalités elles-mêmes. On ne trouve donc jamais chez les saints l’affirmation que, parce que les espèces ou les raisons des réalités sont en Dieu, Dieu est le miroir des réalités ; mais plutôt que les réalités créées elles-mêmes sont le miroir de Dieu, comme il est dit en I Cor. 13, 12 : « Nous voyons maintenant comme par un miroir, en énigme » ; et de même, il est dit que le Fils est le miroir du Père, en tant que l’espèce de la divinité est reçue en lui du Père, suivant ce qu’on lit en Sag. 7, 26 : « Car la Sagesse est l’éclat de la lumière éternelle, le miroir sans tache de la majesté de Dieu. »

 

L’affirmation des maîtres suivant laquelle les prophètes voient dans le miroir de l’éternité ne doit donc pas s’entendre comme s’ils voyaient le Dieu éternel lui-même en tant qu’il est le miroir des réalités, mais en ce sens qu’ils voient quelque chose de créé, en quoi l’éternité même de Dieu

est représentée ; si bien que le miroir de l’éternité est compris non comme ce qui

est éternel, mais comme ce qui représente l’éternité. Car, s’il convient à Dieu de connaître avec certitude les futurs comme des choses présentes, comme dit Boèce, c’est parce que son regard est mesuré par l’éternité, qui est toute simultanée, et c’est pourquoi tous les temps et les choses qui se font en ces temps se tiennent sous son unique regard. Donc, dans la mesure où depuis ce regard divin la science des futurs se reflète dans l’esprit du prophète par la lumière prophétique et par les espèces en lesquelles le prophète voit, on appelle « miroir de l’éternité » les espèces elles-mêmes en même temps que la lumière prophétique, car elles représentent le regard divin en tant que Dieu voit dans l’éternité les événements futurs dans leur présent. Il faut donc accorder que les prophètes voient dans le miroir de l’éternité, mais non en sorte qu’ils voient un miroir éternel, comme semblaient le montrer les objections de la première série, auxquelles il faut donc répondre par ordre.

 

Réponse aux objections :

 

1° L’affirmation que les prophètes lisent dans le livre de la prescience de Dieu repose sur la similitude suivante : par le livre même de la prescience divine est effectuée dans l’esprit du prophète la connaissance des réalités futures, comme par la lecture d’un livre est effectuée dans l’esprit du lecteur la connaissance des réalités qui sont écrites dans le livre ; mais il ne s’agit pas de la similitude selon laquelle le prophète verrait la prescience même de Dieu, comme celui qui lit dans un livre matériel voit ce livre. Ou bien l’on peut dire que, de même que la connaissance qui se fait dans l’esprit du prophète est appelée « miroir de l’éternité », i.e. représentant l’éternité, de même on peut l’appeler « livre de la prescience » quasi matériellement, parce que dans cette connaissance la prescience de Dieu est décrite sur quelque point.

 

2° Bien que toute connaissance dérive de la prescience divine, cependant toute connaissance ne la représente pas en ce qu’elle voit dans leur présent, sous l’aspect de l’éternité, même les choses futures. On ne peut donc point appeler n’importe quelle science « miroir de l’éternité », mais dans cette expression la connaissance des prophètes est montrée comme privilégiée.

 

3° Les raisons des futurs contingents sont originairement dans l’esprit divin selon une vérité immuable, mais de là elles s’écoulent dans l’esprit du prophète ; et ainsi, dans la révélation reçue, le prophète peut connaître les futurs de façon immuable.

 

 

4° La forme reçue suit le mode de ce qui reçoit, à un certain point de vue, en tant qu’elle a l’être dans le sujet ; en effet, elle est en lui matériellement ou immatériellement, uniformément ou diversement, selon ce qu’exige le sujet qui reçoit. Mais à un autre point de vue, la forme reçue entraîne le sujet qui reçoit vers son mode, c’est-à-dire que les excellences qui entrent dans la notion de la forme sont communiquées au sujet qui reçoit : ainsi le sujet est-il perfectionné et ennobli par la forme. Et c’est ainsi que le corps corruptible est rendu immortel par la gloire de l’immortalité ; et semblablement encore, par irradiation, la vérité immuable élève l’esprit du prophète pour qu’il voie de façon immuable les choses changeantes.

 

5° La connaissance des futurs étant propre à Dieu, elle ne peut être reçue que de Dieu ; cependant il n’est pas nécessaire que quiconque tient de Dieu la connaissance des futurs voie Dieu lui-même.

 

 

6° L’esprit du prophète, suivant ce philosophe, s’unit au monde des presciences ou des intelligences, non qu’il voie les intelligences elles-mêmes, mais parce que leur irradiation le rend participant de leur prescience.

 

 

7° Même selon la foi, la fin de la vie humaine est que l’homme s’unisse au monde supérieur ; mais l’on n’atteint cette fin que dans la patrie, non dans l’état de voie.

 

 

8° Bien que le miroir en lequel le prophète voit soit temporel, cependant il représente l’éternelle prescience de Dieu ; et en ce sens, le prophète voit dans le miroir de l’éternité.

 

 

9° Bien que le soleil ne puisse pas être appelé « miroir des réalités visibles », cependant les réalités visibles peuvent être appelées d’une certaine façon « miroir du soleil », en tant que la clarté du soleil resplendit en elles ; de même aussi, la connaissance causée dans l’esprit du prophète est appelée « miroir de l’éternité ».

 

10° La vision par laquelle Dieu est vu comme espèce des réalités est plus parfaite que celle par laquelle il est vu comme objet de la béatitude, car la première présuppose la seconde et se montre plus parfaite : en effet, il voit plus parfaitement la cause, celui qui peut voir en elle ses effets, que celui qui voit la seule essence de la cause.

 

11° La relation par laquelle Dieu est rapporté à une créature ne présuppose pas la relation par laquelle il est rapporté à une autre comme elle présuppose l’essence même de Dieu considérée dans l’absolu ; et par conséquent, l’argument n’est pas concluant.

 

12° La parole de saint Augustin ne doit pas être référée à la vision des prophètes, mais à la vision des saints dans la patrie, ou de ceux qui, dans l’état de voie, voient selon le mode de la patrie, comme saint Paul en son ravissement.

 

13° Les prophètes jugent de l’immuable vérité des futurs par la vérité incréée, non qu’ils la voient, mais parce qu’ils sont éclairés par elle.

 

 

Nous accordons les arguments qui sont en sens contraire, quant à leur affirmation que les prophètes ne voient pas le Dieu éternel lui-même, quoiqu’ils voient dans le miroir de l’éternité, comme on l’a dit. Cependant les deux derniers arguments ne concluent pas correctement.

 

4) En effet, bien que Dieu soit tout à fait uniforme, cependant la connaissance des réalités peut être reçue en lui distinctement dans la mesure où il est la raison formelle propre de chacune.

 

5) Semblablement, bien que le nom de miroir soit transféré des choses matérielles aux spirituelles, cependant ce transfert n’est pas envisagé selon toutes les déterminations du miroir matériel – sinon l’on devrait observer n’importe laquelle de ces déterminations dans le miroir spirituel –, mais seulement quant à la représentation.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia Isa. XXXVIII, 1, super illud : dispone domui tuae etc., dicit Glossa [ordin., ibid.] : prophetae in libro ipso praescientiae Dei, ubi omnia scripta sunt, legunt. Sed liber praescientiae Dei nihil aliud esse videtur quam aeternitatis speculum, in quo ab aeterno omnes formae rerum resplendent. Ergo prophetae vident in speculo aeternitatis.

 

Sed dicebat, quod prophetae dicuntur in libro praescientiae legere, aut in speculo aeternitatis videre, non materialiter quasi ipsum speculum aut librum videant, sed causaliter, quia ex libro illo vel speculo prophetiae cognitio derivatur. – Sed contra per hoc quod propheta dicitur videre in speculo aeternitatis, aut legere in libro divinae praescientiae, attribuitur quaedam privilegiata cognitio ipsis prophetis. Sed in hoc quod dicitur aliqua cognitio derivari a speculo aeterno, vel a libro divinae praescientiae, non designatur aliquod cognitionis privilegium, cum omnis humana cognitio inde derivetur, ut patet per Dionysium, VII cap. de Divin. Nomin. [§ 2]. Ergo non dicuntur prophetae videre in speculo aeternitatis quasi ex ipso videntes, sed quasi in ipso viso alia intuentes.

 

 

Praeterea, nihil potest videri nisi ubi est. Sed futura contingentia non sunt secundum immobilem veritatem, prout a prophetis videntur, nisi in ipsa praescientia divina. Ergo prophetae in ipsa solum praescientia Dei vident ; et sic idem quod prius.

 

 

Sed dicebat, quod futura contingentia sunt quidem primordialiter in divina praescientia ; sed exinde derivantur per quasdam species ad mentem humanam, ubi a propheta videntur. – Sed contra, quidquid recipitur in aliquo, est in eo per modum recipientis, et non per modum suum. Sed mens prophetae mutabilis est. Ergo in ea non possunt futura contingentia immobiliter recipi.

 

Praeterea, illud quod est proprium divinae cognitioni, non potest nisi in eo cognosci. Sed futura cognoscere est proprium Dei, ut patet Isa., XLI, 23 : annuntiate quae ventura sunt (…) et dicemus quia dii estis vos. Ergo non possunt a prophetis futura contingentia videri nisi in ipso Deo.

 

 

Praeterea, Avicenna [Algazel, Metaph. II, 5, 9] dicit quod quandoque tantum elevatur mens hominis, quod coniungitur saeculo praescientiarum. Sed maxima elevatio mentis humanae est in cognitione prophetiae. Ergo videtur quod coniungatur saeculo praescientiae, ita quod futura in ipsa praescientia Dei videantur.

 

Praeterea, finis humanae vitae est, ut philosophi tradunt, ut homo secundum mentem coniungatur saeculo altiori, quod est saeculum intelligibilium substantiarum. Sed inconveniens esset, nisi homo ad finem suum perveniret. Ergo homo quandoque pervenit ad hoc quod coniungatur mente substantiis intelligibilibus, quarum suprema est divina essentia in qua omnia relucent. Ergo propheta, qui inter homines maxime habet mentem elevatam, ad hoc pervenit ut mente coniungatur essentiae divinae, quae videtur esse speculum aeternitatis et sic idem quod prius.

 

Praeterea, si sint duo specula, quorum unum sit superius, et alterum inferius, et a speculo superiori resultent similitudines in inferiori ; ille qui in inferiori speculo species videt, non dicitur in superiori videre, quamvis eius visio quodammodo a superiori speculo derivetur. Sed a mente divina resultant rerum futurarum species in mente prophetae, sicut a speculo superiori in speculum inferius. Ergo ex hoc quod propheta intuetur in sua mente species receptas a mente divina, non debet dici videre in mente divina, sed in propria mente. Sed mens propria non est speculum aeternitatis, sed temporale. Ergo si prophetae non videant nisi in mente propria, ut prius dicebatur, non dicerentur videre in speculo aeternitatis, sed in temporali, quamvis a speculo aeterno derivetur.

 

Sed dicebat, quod aliquis dicitur videre non solum in re illuminata per solem, sed etiam in sole ipso, inquantum per illuminationem solis videt. – Sed contra est quod in sole non resultant rerum similitudines visibilium, quod videtur ad rationem speculi pertinere. Ergo videtur quod videre in sole non sic dicatur sicut videre in speculo.

 

 

Praeterea, visio qua videtur Deus ut est obiectum beatitudinis, est dignior quam illa qua videtur ut species rerum : quia illa facit beatum, ista vero non. Sed ad videndum Deum ut est beatitudinis obiectum, homo in statu viae existens potest elevari maiori elevatione, qua scilicet mens abstrahitur omnino a sensibus, ut est in raptu. Ergo minori elevatione etiam sine raptu potest elevari mens prophetae ad videndum essentiam divinam, ut est species rerum ; et sic propheta potest videre in speculo aeternitatis.

 

 

Praeterea, plus distat essentia divina, prout in se consideratur, et prout est similitudo alterius rei, quam prout est similitudo unius rei et similitudo al­terius : quia plus distat Deus a creatura quam una ab alia. Sed aliquis

potest videre Deum ut est species unius creaturae, sine hoc quod videat eum ut est species creaturae alterius ; alias oporteret quod omnes videntes Deum omnia cognoscerent. Ergo aliquis potest videre eum ut est species quarumdam rerum, sine hoc quod videat essentiam eius in seipsa. Ergo etiam qui non vident Deum per essentiam, possunt videre in speculo aeternitatis ; quod maxime videtur prophetis competere.

 

 

Praeterea, Augustinus dicit, VI de Trinitate [De Trin. IV, 17], quod quorumdam mentes ita elevantur, ut in ipsa suprema rerum arce incommutabiles rationes inspiciant. Sed prophetarum mentes videntur esse maxime elevatae. Ergo videtur quod ea quae prophetice vident, in ipsa rerum arce inspiciant, scilicet divina essentia ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, iudicium non potest esse de aliquo nisi per id quod est eo superius, ut patet per Augustinum in libro de Vera Relig. [cap. 31]. Sed ea de quibus prophetae iudicant, sunt rerum immobiles veritates. Ergo non potest esse quod de eis iudicent per aliquid temporale et mobile, sed per immobilem veritatem, quae est ipse Deus ; et sic idem quod prius.

Sed contra. Est quod Luc. X, 24, super illud, dico vobis quod multi prophetae et reges etc. dicit Glossa [ordin., ibid.] : prophetae et iusti a longe gloriam Dei viderunt per speculum in aenigmate. Sed qui videt in ipsa aeterna praescientia Dei, non videt in aenigmate. Ergo prophetae non viderunt in ipsa praescientia divina, quam speculum aeternitatis appellant.

 

Praeterea, Gregorius dicit super Ezech. in II omelia secundae partis : quamdiu in hac mortali carne vivitur, nullus ita in contemplationis virtute proficit ut in ipso iam incircumscripto luminis radio mentis oculos infigat. Neque enim omnipotens Deus iam in sua claritate conspicitur ; sed quiddam sub illa speculatur anima, unde refecta proficiat, et post ad visionis eius gloriam pertingat. Sic namque Isaias propheta cum se Dominum vidisse fateretur, dicens : vidi Dominum sedentem etc. protinus adiunxit : et ea quae sub ipso erant replebant templum quia, sicut dictum est, cum mens in contemplatione profecerit, non iam quod ipse est, sed quod sub ipso est contemplatur. Ex quo patet quod Isaias et alii prophetae non viderunt in ipso speculo aeterno.

 

 

 

Praeterea, nullus malus potest in speculo aeterno videre, unde dicitur Isa. XXVI, v. 10, secundum aliam litteram : tollatur impius, ne videat gloriam Dei. Sed aliqui mali sunt prophetae. Ergo prophetica visio non est in speculo aeterno.

 

Praeterea, prophetae de rebus quas prophetice vident, habent distinctam cognitionem. Sed speculum aeternum, cum sit penitus uniforme, non videtur esse tale ut in eo possit plurium rerum distincta cognitio accipi. Ergo visio prophetica non est in speculo aeterno.

Praeterea, non videtur aliquid in speculo quod est coniunctum visui, sed in speculo distante. Sed speculum aeternitatis est menti prophetae coniunctum, cum ipse Deus sit in omnibus per essentiam. Ergo mens prophetae non potest in speculo aeterno videre.

 

 

Responsio. Dicendum, quod speculum, proprie loquendo, non invenitur nisi in rebus materialibus. Sed in rebus spiritualibus per quamdam transumptionem dicitur per similitudinem acceptam a speculo materiali ; ut scilicet in rebus spiritualibus dicatur esse speculum id in quo alia repraesentantur, sicut in speculo materiali rerum visibilium formae apparent.

Sic ergo dicunt quidam, ipsam mentem divinam, in qua omnes rerum rationes relucent, esse speculum quoddam ; et dici aeternitatis speculum ex hoc quod est aeternum, quasi aeternitatem habens. Dicunt igitur, quod istud speculum videri potest dupliciter. Vel per essentiam suam, secundum quod est beatitudinis obiectum ; et sic non videtur nisi a beatis, vel simpliciter vel secundum quid, sicut in raptu. Vel prout in eo resultant rerum similitudines ; et sic proprie videtur ut speculum. Et hoc modo dicunt speculum aeternitatis visum ab Angelis ante suam beatitudinem, et a prophetis.

 

Sed haec opinio non videtur rationabilis, propter duo. Primo, quia ipsae species rerum in mente divina resultantes non sunt aliud secundum rem ab ipsa essentia divina ; sed huiusmodi species vel rationes distinguuntur in ipsa secundum diversos respectus eius ad creaturas diversas. Cognoscere igitur divinam essentiam et species in ipsa resultantes, nihil est aliud quam cognoscere ipsam in se et relatam ad aliud. Prius est autem cognoscere aliquid in se quam prout est ad aliud comparatum ; unde visio qua videtur Deus ut est rerum species, praesupponit illam qua videtur Deus ut est in se essentia quaedam, secundum quod est obiectum beatitudinis. Unde impossibile est quod aliquis videat Deum, secundum quod est species rerum, et non videat eum, secundum quod est beatitudinis obiectum. Secundo, quia species alicuius rei invenitur in alio dupliciter : uno modo sicut praeexistens ad rem cuius est species ; alio modo sicut a re ipsa resultans. Illud igitur in quo apparent species rerum ut praeexistentes ad rem, non potest proprie speculum dici, sed magis exemplar. Illud autem speculum potest dici in quo rerum similitudines a rebus ipsis resultant. Quia igitur in Deo sunt species vel rationes rerum, nusquam invenitur dictum a sanctis, quod Deus sit rerum speculum, sed magis quod ipsae res creatae sunt speculum Dei, prout dicitur I Corinth. cap. XIII, 12 : videmus nunc per speculum in aenigmate ; et sic etiam dicitur filius esse speculum patris, prout a patre in ipso species divinitatis recipitur, secundum quod habetur, Sap. VII, 26 : candor enim est lucis aeternae et speculum sine macula Dei maiestatis.

 

 

Quod igitur a magistris dicitur, prophetas in speculo aeternitatis videre, non sic intelligendum est quasi ipsum Deum aeternum videant prout est speculum rerum ; sed quia aliquid creatum intuentur, in quo ipsa aeternitas Dei repraesentatur : ut sic speculum aeternitatis intelligatur non quod est aeternum, sed quod est aeternitatem repraesentans. Ex hoc enim Deo competit futura certitudinaliter, ut praesentia, cognoscere, ut Boetius [De consol. V, 6] dicit, quia eius intuitus aeternitate mensuratur, quae est tota simul, unde uni eius aspectui subiacent omnia tempora, et quae in eis geruntur. In quantum igitur ab isto divino aspectu resultat in mente prophetae futurorum scientia per lumen propheticum, et per species in quibus propheta videt,

ipsae species simul cum lumine

prophetico speculum aeternitatis

dicuntur, quia divinum intuitum

repraesentant, prout in aeternitate futurorum eventus praesentialiter inspicit. Concedendum est ergo, quod prophetae in speculo aeternitatis

vident, non ita quod speculum ae-

ternum videant, ut obiectiones pro prima parte inductae ostendere videbantur ; unde ad eas per ordinem respondendum est.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod prophetae in libro praescientiae dicuntur legere hac similitudine, quia ex ipso libro divinae praescientiae efficitur rerum futurarum notitia in mente prophetae, sicut ex lectione libri efficitur notitia rerum quae scribuntur in libro, in mente legentis ; non autem quantum ad hanc similitudinem quod propheta ipsam Dei praescientiam videat, sicut legens in libro materiali videt librum materialem. Vel potest dici, quod sicut notitia quae fit in mente prophetae, dicitur speculum aeternitatis, id est aeternitatem repraesentans ; ita potest dici liber praescientiae quasi materialiter, quia in ea notitia Dei praescientia quantum ad aliquid describitur.

 

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis omnis cognitio a divina praescientia derivetur, non tamen omnis cognitio repraesentat eam, ut ratione aeternitatis etiam futura praesentialiter intuetur. Unde non potest dici quaelibet scientia speculum aeternitatis ; sed in hoc privilegiata ostenditur cognitio prophetarum.

 

Ad tertium dicendum, quod rationes futurorum contingentium secundum immobilem veritatem originaliter sunt in mente divina, sed exinde effluunt in mentem prophetae ; et sic in revelatione accepta, propheta futura immobiliter cognoscere potest.

 

Ad quartum dicendum, quod forma recepta sequitur modum recipientis quantum ad aliquid, prout habet esse in subiecto ; est enim in eo materialiter vel immaterialiter, uniformiter vel multipliciter, secundum exigentiam subiecti recipientis. Sed quantum ad aliquid forma recepta trahit subiectum recipiens ad modum suum : prout scilicet nobilitates quae sunt de ratione formae, communicantur subiecto recipienti. Sic enim subiectum per formam perficitur et nobilitatur. Et hoc modo per gloriam immortalitatis corpus corruptibile immortale efficitur ; et similiter etiam per irradiationem ab immobili veritate elevatur mens prophetae ad hoc quod mobilia immobiliter videat.

Ad quintum dicendum, quod quia futurorum notitia est Deo propria, ideo futurorum cognitio non potest accipi nisi a Deo ; non tamen oportet quod ipsum Deum videat quicumque futura a Deo cognoscit.

 

Ad sextum dicendum, quod mens prophetae, secundum illum philosophum, saeculo praescientiarum sive intelligentiarum coniungitur, non quod ipsas intelligentias videat, sed quia ex ipsarum irradiatione, earum praescientiae particeps fit.

 

Ad septimum dicendum, quod etiam secundum fidem finis humanae vitae est ut homo saeculo altiori coniungatur ; sed ad hunc finem pertingitur solum in patria, non in via.

 

Ad octavum dicendum, quod speculum in quo videt propheta, quamvis sit temporale, tamen est Dei aeternam praescientiam repraesentans ; et secundum hoc in speculo aeternitatis videt.

 

Ad nonum dicendum, quod quamvis sol non possit dici speculum rerum visibilium, tamen res visibiles quodammodo possunt dici speculum solis, inquantum in eis claritas solis refulget ; et sic etiam notitia in mente prophetae effecta dicitur aeternitatis speculum.

 

Ad decimum dicendum, quod perfectior est visio qua videtur Deus ut est species rerum, quam illa qua videtur ut est beatitudinis obiectum : quia haec illam praesupponit et eam perfectiorem esse ostendit : perfectius enim videt causam qui in ea eius effectus inspicere potest, quam qui solam essentiam causae videt.

Ad undecimum dicendum, quod relatio qua Deus refertur ad unam creaturam, non praesupponit relationem qua refertur ad alteram sicut relatio qua refertur ad creaturam praesupponit ipsam Dei essentiam absolute ; et sic non sequitur.

 

Ad duodecimum dicendum, quod verbum Augustini non est referendum ad visionem prophetarum, sed ad visionem sanctorum in patria, vel eorum qui in statu viae vident secundum modum patriae, ut Paulus in raptu.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod de immobili veritate futurorum prophetae iudicant per veritatem increatam, non quia eam videant, sed quia ab ea illustrantur.

 

Rationes autem quae sunt in contrarium, concedimus quantum ad hoc quod non vident ipsum Deum aeternum, quamvis in speculo aeternitatis videant, ut dictum est. Duae tamen ultimae rationes non recte concludunt :

 

Quia, quamvis Deus sit omnino uniformis, tamen in eo rerum cognitio distincte accipi potest, prout ipse est propria ratio uniuscuiusque.

 

 

Similiter quamvis speculum a materialibus ad spiritualia transferatur, non tamen haec translatio attenditur secundum omnes conditiones speculi materialis, ut quamlibet earum in speculo spirituali observare oporteat, sed solum secundum repraesentationem.

 

 

 

 

Article 7 - DANS LA RÉVÉLATION PROPHÉTIQUE, DIEU IMPRIME-T-IL DANS L’ESPRIT DU PROPHÈTE DE NOUVELLES ESPÈCES DES RÉALITÉS, OU SEULEMENT UNE LUMIÈRE INTELLECTUELLE ?

(Septimo quaeritur utrum in revelatione prophetica imprimantur divinitus

in mentem prophetae novae rerum species, vel solum intellectuale lumen.)

 

 

Il semble que ce soit seulement une lumière sans espèces.

 

1° Comme on le trouve dans la Glose à propos de II Cor. 12, 2, on n’est appelé prophète qu’en raison d’une vision intellectuelle. Or la vision intellectuelle porte sur les réalités au moyen non de leurs ressemblances, mais de leurs essences mêmes, comme il est dit au même endroit. Il n’arrive donc pas d’espèces dans l’esprit du prophète au cours de la vision prophétique.

 

2° L’intelligence abstrait de la matière et des déterminations matérielles. Si donc des ressemblances surviennent dans la vision intellectuelle, qui fait le prophète, ces ressemblances ne seront pas mêlées à la matière ni aux déterminations matérielles. Le prophète ne pourra donc pas connaître par elles les choses particulières, mais seulement les universelles.

 

3° Les prophètes ont, dans leur esprit, des espèces des réalités dont il leur est fait révélation ; ainsi Jérémie, qui prophétisait l’incendie de Jérusalem, avait dans son âme, reçue des sens, l’espèce de cette ville, et de même celle du feu consumant, qu’il avait souvent vu. Si donc d’autres espèces des mêmes réalités sont divinement empreintes dans l’esprit du prophète, il s’ensuivra qu’il y a deux formes de même nature dans le même sujet, ce qui est aberrant.

 

 

4° La vision par laquelle on voit l’essence divine est supérieure à celle par laquelle on voit de quelconques espèces des réalités. Or la première ne suffit pas pour avoir la connaissance de réalités quelconques, sinon ceux qui voient l’essence divine verraient toutes choses. Les espèces empreintes dans l’esprit du prophète, quelles qu’elles soient, ne pourront donc pas non plus le conduire à la connaissance des réa­lités.

 

5° Ce que quelqu’un peut effectuer par sa propre puissance, il n’est pas nécessaire que cela se produise dans un prophète par une opération divine. Or n’importe qui peut former en son esprit les espèces de n’im­porte quelles réalités grâce à la puissance imaginative, qui compose et divise les images reçues des réalités. Il n’est donc pas nécessaire que des espèces des réalités soient divinement empreintes dans l’âme du prophète.

 

6° La nature opère par le procédé le plus bref possible ; et Dieu bien plus encore, lui qui opère de façon plus ordonnée. Or, à partir des espèces qui sont dans son âme, le prophète est conduit à quelque connaissance des réalités par un procédé plus bref qu’à partir d’autres espèces nouvellement empreintes. Il ne semble donc pas que des espèces soient nouvellement empreintes.

 

7° Comme dit la Glose de saint Jérôme à propos d’Am. 1, 2, les prophètes se servent de ressemblances des réalités dans lesquelles ils ont vécu. Or ce ne serait pas le cas si leurs visions avaient lieu par des

espèces nouvellement empreintes. Des

espèces ne sont donc pas nouvellement

empreintes dans l’âme du prophète, mais seulement une lumière prophétique.

 

En sens contraire :

 

1) Ce n’est pas par la lumière que la vue est déterminée à connaître un objet visible déterminé, mais par l’espèce du visible ; et semblablement, ce n’est pas par la lumière de l’intellect agent que l’intellect possible est déterminé à connaître les intelligibles, mais par les espèces intelligibles. Puis

donc que la connaissance du prophète est déterminée à certaines choses qu’il ne connaissait pas auparavant, il semble que l’infusion de la lumière ne suffise pas si des espèces ne sont pas empreintes aussi.

 

2) Denys dit au premier chapitre de la Hiérarchie céleste que « le rayon divin ne saurait nous illuminer qu’enveloppé dans la variété des voiles sacrés ». Or ce sont les figures qu’il appelle des voiles. La lumière intelligible n’est donc infusée au prophète qu’avec des espèces figuratives.

 

 

3) L’infusion de la lumière est uniforme en tous les prophètes. Or tous les prophètes ne reçoivent pas une connaissance uniforme, puisque certains prophétisent sur le présent, d’autres sur le passé, d’autres sur le futur, comme dit la Glose de saint Grégoire sur le début d’Ézéchiel. Donc, non seulement une lumière est infusée aux prophètes, mais encore des espèces sont empreintes, par lesquelles les connaissances des prophètes peuvent se distinguer.

 

4) La révélation prophétique se fait par une locution intérieure adressée au prophète par Dieu ou par un ange, comme cela est évident pour qui considère les écrits de tous les prophètes. Or toute locution se fait par des signes. La révélation prophétique se fait donc par des ressemblances.

 

 

5) La vision imaginaire et la vision intellectuelle sont plus éminentes que la vision corporelle. Or, quand une vision corporelle se produit surnaturellement, une nouvelle espèce corporelle est alors montrée aux yeux du voyant, comme c’est clairement le cas de la main de celui qui écrit sur le mur, montrée à Baltasar en Dan. 5, 5. Donc à bien plus forte raison est-il nécessaire que, dans les visions imaginaire et intellectuelle ayant lieu surnaturellement, de nouvelles espèces soient empreintes.

 

Réponse :

 

La prophétie est une certaine connaissance surnaturelle. Or la connaissance requiert deux choses : la réception des choses connues, et le jugement sur les choses reçues, comme on l’a déjà dit. Donc, tantôt la connaissance est surnaturelle par la réception seulement, tantôt par le jugement seulement, tantôt par les deux. Si elle l’est seulement par la réception, cela ne permettra pas d’appeler quelqu’un prophète – ainsi on n’a pas appelé prophète le pharaon qui a reçu surnaturellement, sous des figures de bœufs et d’épis, le signe de la fertilité et de la stérilité futures –, mais s’il a un jugement surnaturel, ou en même temps un jugement et une réception surnaturels, cela le fera appeler prophète.

 

 

 

Or la réception surnaturelle ne peut avoir lieu que par ces trois genres de vision : par la vision corporelle, lorsque des choses sont divinement montrées aux yeux du corps, comme une main qui écrivait fut montrée à Baltasar ; par la vision imaginaire, lorsque des figures des réalités sont divinement montrées aux prophètes, comme une chaudière bouillante fut montrée à Jérémie, et des chevaux ainsi que des montagnes à Zacharie ; et par la vision intellectuelle, lorsque des choses sont montrées à l’intelli­gence au-dessus de son pouvoir naturel. Or, bien que l’intelligence humaine soit en puissance naturelle à toutes les formes intelligibles des réalités sensibles, la réception ne sera pas surnaturelle à la venue de quel­conques espèces intelligibles dans l’intelli­gence – comme dans la vision corporelle, où il y avait réception surnaturelle lorsque sont vues des réalités formées non par la nature, mais seulement par Dieu qui veut montrer une chose, et comme dans la vision imaginaire, où il y avait réception surnaturelle quand sont vues des ressemblances non pas reçues des sens, mais formées à travers quelque puissance de l’âme –, mais l’intel­ligence ne reçoit surnaturellement que lorsqu’elle voit dans leur essence les substances intelligibles elles-mêmes, par exemple Dieu et les anges, ce à quoi elle ne peut parvenir par la puissance de sa nature.

 

Et parmi ces trois réceptions surnaturelles, la dernière dépasse le mode de la prophétie, et c’est pourquoi il est dit en Nombr. 12, 6 : « S’il se trouve parmi vous un prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai en vision ou je lui parlerai en songe. Mais il n’en est pas ainsi de Moïse, […] qui voit le Seigneur clairement, et non sous des énigmes et des figures. » Donc, voir Dieu dans son essence, comme il est vu en ravissement ou comme il est vu par les bienheureux, ou encore voir les autres substances intelligibles dans leur essence, dépasse le mode de la vision prophétique. Quant à la première réception surnaturelle, c’est-à-dire celle qui a lieu par une vision corporelle, elle est au-dessous de la réception prophétique, car cette réception ne place le prophète au-dessus de personne d’autre, puisque tous peuvent également voir l’espèce formée par Dieu pour la vision. La réception surnaturelle qui est propre à la prophétie est donc la réception de la vision imaginaire.

 

Ainsi donc, tout prophète possède ou le seul jugement surnaturel sur des choses qui sont vues par un autre, comme Joseph sur les choses vues par le pharaon, ou bien, en même temps que le jugement, une réception par vision imaginaire. Le jugement surnaturel est donc donné au prophète par une lumière qui lui est infusée et par laquelle l’intelligence est renforcée pour juger ; et quant à cela, aucune espèce n’est exigée. Mais quant à la réception, une nouvelle formation d’espèces est requise, soit que des espèces qui n’y étaient pas auparavant surviennent dans l’esprit du prophète, comme par exemple si les espèces des couleurs étaient empreintes dans un aveugle-né ; soit que des espèces préexistantes soient ordonnées et composées divinement, d’une façon qui convienne pour signifier les réalités qui doivent être montrées au prophète. Et de la sorte, il faut accorder que la révélation est faite au prophète non seulement par une lumière, mais aussi par des espèces ; mais parfois par une lumière seulement.

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien que l’on n’appelle prophète que celui qui a une vision intellectuelle, cependant il n’y a pas que la vision intellectuelle qui relève de la prophétie, mais aussi la vision imaginaire, en laquelle peuvent être formées des espèces qui conviennent même à la représentation des singuliers.

 

 

2° On voit dès lors clairement la réponse au deuxième argument.

3° Il n’est pas nécessaire que les espèces des réalités que le prophète a vues soient de nouveau infusées, mais [il suffit] qu’à partir des espèces conservées dans le trésor de la puissance imaginative se produise une certaine association ordonnée, convenant à la désignation de la réalité à prophétiser.

 

4° L’essence divine, de soi, représente de quelconques réalités plus expressément que n’importe quelle espèce ou figure ; mais, parce que le regard de celui qui voit cette essence est vaincu par son excellence, il se produit que celui qui la voit ne voit pas tout ce qu’elle représente. En revanche, les espèces empreintes dans l’imagination nous sont proportionnées ; aussi pouvons-nous parvenir par elles à la connaissance des réalités.

 

5° De même que, pour celui qui reçoit la science par des signes, la connaissance des signes est le procédé qui le mène aux réalités elles-mêmes, de même, à l’inverse, pour celui qui signifie quelque chose, la connaissance de la réalité à signifier est présupposée à la formation des signes : car nul ne peut employer les signes correspondant à une réalité qu’il ignore. Donc, bien que tout homme puisse par sa puissance naturelle former n’importe quelles images, cependant, qu’elles soient formées de façon apte à signifier la réalité future ne peut venir que de celui qui a connaissance de ces réalités, et c’est pourquoi la formation de la vision imaginaire dans le prophète est surnaturelle.

 

6° Les espèces qui préexistent dans la puissance imaginative du prophète ne suffisent pas, telles qu’elles y sont, pour signifier les réalités futures ; voilà pourquoi il est nécessaire qu’elles soient transformées d’une autre façon par Dieu.

 

7° Les espèces préexistant dans l’imagi­nation du prophète sont comme des éléments de la vision imaginaire qui est divinement montrée, puisque cette vision est composée d’elles en quelque sorte ; et de là vient que le prophète se sert de ressemblan­ces des réalités dans lesquelles il a vécu.

 

 

Mais, parce que la révélation prophétique ne se fait pas toujours par des espèces, comme on l’a dit, il est nécessaire de répondre aux arguments avancés en sens contraire.

 

1) Bien que, dans le prophète, quand lui est seulement donné un jugement surnaturel, la connaissance ne soit pas déterminée à quelque chose par la lumière intellectuelle, cependant elle est déterminée par des espèces vues par autrui – comme la connaissance de Joseph fut déterminée par des espèces vues par le pharaon – ou par des espèces vues par lui-même non surnaturellement.

 

2) Le rayon de la lumière divine illumine le prophète en étant toujours enveloppé de figures, non pas en sorte que des espèces soient toujours infusées, mais parce que le rayon susdit est mêlé aux espèces existantes.

 

3) La révélation prophétique se distingue aussi du côté de la lumière intellectuelle, que certains perçoivent plus pleinement que d’autres, et du côté des espèces, qui ou bien préexistent, ou bien sont nouvellement reçues par le prophète lui-même, ou par autrui.

 

4) Comme dit saint Grégoire au deuxième livre des Moralia, « Dieu parle aux anges par le fait même qu’il montre à leurs cœurs ses secrets invisibles » ; et semblablement, il ajoute que Dieu parle aux âmes saintes en tant qu’il leur infuse la certitude. Ainsi donc, la locution dont les Écritures disent que Dieu use envers les prophètes ne s’entend pas seulement de l’impression des espèces des réalités, mais encore du don de la lumière par laquelle l’esprit du prophète est rendu certain de quelque chose.

 

 

5) Du fait même que les visions intellectuelle et imaginaire sont plus dignes que la corporelle, nous connaissons par les premières non seulement les choses présentes mais aussi les absentes, seules les présentes étant vues par la vision corporelle ; et c’est pourquoi les espèces des réalités sont conservées dans l’imagination et l’intel­ligence, et non dans le sens. Donc, pour que la vision corporelle soit surnaturelle, il est toujours nécessaire que de nouvelles espèces corporelles soient formées, mais cela n’est pas requis pour que la vision imaginaire ou intellectuelle soit surnaturelle.

 

Et videtur quod solum lumen sine speciebus.

 

Quia, ut habetur in Glossa [P. Lombardi, PL 192, 81 B] II Corinth. XII, 2, a sola visione intellectuali dicitur aliquis propheta. Sed visio intellectualis non est de rebus per rerum similitudines, sed per ipsas rerum essentias, ut ibidem dicitur. Ergo in visione prophetica nullae species in mente prophetae fiunt.

 

Praeterea, intellectus abstrahit a materia et materialibus conditionibus. Si igitur in visione intellectuali, quae facit prophetam, fiant aliquae similitudines, illae similitudines non erunt admixtae materiae vel conditionibus materialibus. Ergo per eas propheta non poterit cognoscere particularia, sed universalia solum.

 

Praeterea, earum rerum de quibus fit prophetae revelatio, habent prophetae aliquas species in mente sua ; sicut Ieremias [I, 13], qui prophetabat combustionem Ierusalem, habebat in anima sua speciem civitatis illius a sensu acceptam, et similiter ignis comburentis, quem frequenter viderat. Si igitur aliae species earumdem rerum menti prophetae divinitus imprimantur, sequetur quod sint duae formae eiusdem rationis in eodem subiecto : quod est inconveniens.

 

Praeterea, visio qua videtur divina essentia, est potior quam illa qua videntur quaecumque rerum species. Sed visio qua videtur essentia divina, non sufficit ad accipiendam cognitionem de rebus quibuscumque : alias videntes essentiam divinam omnia viderent. Ergo nec species quaecumque menti prophetae imprimantur, poterunt prophetam ducere in rerum cognitionem.

 

Praeterea, illud quod quis potest propria virtute efficere, non oportet quod in propheta divina operatione fiat. Sed quilibet potest rerum quarumlibet in mente sua species formare per virtutem imaginativam, quae componit et dividit imagines a rebus acceptas. Ergo non oportet quod aliquae rerum species in animam prophetae divinitus imprimantur.

 

 

Praeterea, natura operatur breviori via qua potest ; et multo magis Deus, qui ordinatius operatur. Sed brevior via est ut a speciebus quae in anima prophetae sunt, ducatur in rerum aliqualem cognitionem, quam ex aliis speciebus de novo impressis. Ergo non videtur quod aliquae species de novo imprimantur.

 

Praeterea, ut dicit Glossa [ordin.] Hieronymi, Amos I, 2, prophetae utuntur similitudinibus rerum in quibus conversati sunt. Hoc autem non esset, si eorum visiones fierent per species de novo impressas. Ergo non imprimuntur aliquae species in animam prophetae de novo, sed solum lumen propheticum.

 

 

 

Sed contra. Visus non determinatur ad aliquod determinatum visibile cognoscendum per lumen, sed per species visibilis ; et similiter intellectus possibilis non determinatur ad intelligibilia cognoscenda per lumen intellectus agentis, sed per species intelligibiles. Cum ergo cognitio prophetae determinetur ad quaedam quae prius non cognoscebat, videtur quod non sufficiat luminis infusio, nisi etiam species imprimantur.

 

Praeterea, Dionysius dicit in I cap. Cael. Hierarch. [§ 2], quod impossibile est nobis superlucere divinum radium nisi varietate sacrorum velaminum circumvelatum. Velamina autem appellat figuras. Ergo prophetae non infunditur lumen intelligibile nisi figurativis speciebus.

 

Praeterea, in omnibus prophetis infusio luminis est uniformis. Sed non omnes prophetae uniformem cognitionem accipiunt ; cum quidam de praesenti, quidam de praeterito, quidam de futuro prophetent, ut Glossa [ordin.] Gregorii dicit super principium Ezech. Ergo non solum lumen prophetis infunditur, sed aliquae species imprimuntur, quibus prophetarum cognitiones distinguantur.

 

Praeterea, revelatio prophetica fit secundum locutionem interiorem ad prophetam per Deum vel per Angelum factam ; sicut patet omnium prophetarum scripta intuenti. Sed locutio omnis fit per aliqua signa. Ergo revelatio prophetica fit per aliquas similitudines.

 

Praeterea, visio imaginaria et intellectualis sunt excellentiores corporali. Sed quando fit visio corporalis supernaturaliter, tunc nova species corporalis videntis oculis exhibetur, sicut patet de manu scribentis in pariete ostensa Balthassari, Daniel. V, 5. Ergo multo amplius oportet quod in visione imaginaria et intellectuali supernaturaliter factis novae species imprimantur.

Responsio. Dicendum, quod prophetia est quaedam supernaturalis cognitio. Ad cognitionem autem duo requiruntur ; scilicet acceptio cognitorum, et iudicium de acceptis, ut supra dictum est. Quandoque igitur cognitio est supernaturalis secundum acceptionem tantum, quandoque secundum iudicium tantum, quandoque secundum utrumque. Si autem sit secundum acceptionem tantum supernaturalis, non dicetur ex hoc aliquis propheta ; sicut Pharao non est dictus propheta, qui supernaturaliter accepit futurae fertilitatis et sterilitatis indicium, sub boum et spicarum figuris. Si vero habeat supernaturale iudicium, vel simul iudicium et acceptionem, ex hoc dicetur esse propheta.

Acceptio autem supernaturalis non potest esse nisi secundum tria genera visionis : scilicet secundum visionem corporalem, quando aliqua corpora­libus oculis divinitus demonstran-

tur, ut manus scribens Baltasar ;

et secundum imaginariam visionem, quando divinitus aliquae rerum figurae prophetis ostenduntur, ut olla succensa Ieremiae, et equi et montes Zachariae ; et secundum intellectualem, quando aliqua intellectui ostenduntur supra naturalem facultatem. Cum autem intellectus humanus sit in potentia naturali ad omnes formas intelligibiles sensibilium rerum, non erit supernaturalis acceptio quaecumque species intelligibiles in intellectu fiant, sicut erat supernaturalis acceptio in visione corporali quando inspiciuntur res quae non sunt secundum naturam formatae, sed solummodo divinitus ad aliquid ostendendum ; et sicut erat supernaturalis acceptio in visione imaginaria, quando videntur aliquae similitudines non a sensibus acceptae, sed per aliquam vim animae formatae. Sed tunc solum intellectus supernaturaliter accipit, quando videt ipsas substantias intelligibiles per essentiam suam, utpote Deum et Angelos, ad quod pertingere non potest secundum virtutem naturae suae.

Inter has autem tres supernaturales acceptiones haec ultima excedit modum prophetiae, unde dicitur Num. XI [XII, 6] : si quis fuerit inter vos propheta Domini, in somnio aut visione loquar ad eum. At non talis servus meus Moyses, qui palam, et non per figuras et aenigmata, videt Deum. Videre igitur Deum in essentia sua, sicut videtur in raptu, vel sicut videtur a beatis ; aut etiam videre alias substantias intelligibiles per essentiam suam, modum propheticae visionis excedit. Sed prima supernaturalis acceptio, scilicet quae est secundum corporalem visionem, est infra propheticam acceptionem ; quia per hanc acceptionem non praefertur propheta aliis quibuscumque ; cum speciem divinitus formatam ad videndum, omnes aequaliter videre possint. Supernaturalis ergo acceptio quae est propria prophetiae, est acceptio imaginariae visionis.

Sic ergo omnis propheta vel habet iudicium tantum supernaturale de his quae ab alio videntur, sicut Ioseph de visis a Pharaone ; vel habet acceptionem simul cum iudicio secundum imaginariam visionem. Iudicium igitur supernaturale prophetae datur secundum lumen ei infusum, ex quo intellectus roboratur ad iudicandum ; et quantum ad hoc nullae species exiguntur. Sed quantum ad acceptionem requiritur nova formatio specierum, sive ut fiant in mente prophetae species quae prius non fuerunt, utpote si alicui caeco nato imprimerentur species colorum ; sive ut species praeexistentes ordinentur et componantur divinitus tali modo quod competat significationi rerum quae debent prophetae ostendi. Et per hunc modum concedendum est, quod prophetae revelatio non solum fit secundum lumen, sed secundum species etiam ; quandoque vero secundum species ; quandoque vero secundum lumen tantum.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod quamvis propheta non dicatur nisi qui habet intellectualem visionem, non tamen sola visio intellectualis ad prophetiam pertinet, sed etiam imaginaria, in qua species formari possunt convenientes etiam ad singularium repraesentationem.

 

Unde patet responsio ad secundum.

 

Ad tertium dicendum, quod illarum rerum quas propheta vidit, non oportet ut ei denuo species infundantur ; sed ut ex speciebus reservatis in thesauro virtutis imaginariae fiat quaedam ordinata aggregatio, conveniens designationi rei prophetandae.

 

Ad quartum dicendum, quod divina essentia, quantum in se est, expressius repraesentat res quaslibet quam quaelibet species vel figura ; sed ex hoc quod aspectus intuentis vincitur ab eminentia illius essentiae, contingit quod essentiam videns non omnia videt quae repraesentat. Species vero in imaginatione impressae, sunt nobis proportionatae ; unde ex eis in rerum cognitionem possumus pervenire.

 

Ad quintum dicendum, quod sicut in eo qui ex signis scientiam accipit, signorum cognitio est via ducens ad res ipsas ; ita e converso in eo qui significat aliquid, cognitio rei significandae praesupponitur ad formationem signorum : non enim potest aliquis rei quam ignorat, congrua signa adhibere. Quamvis igitur homo quilibet possit quaslibet imagines formare naturali virtute, tamen quod formentur convenienter rei futurae significandae, non potest fieri nisi ab eo qui rerum illarum cognitionem habet et secundum hoc formatio imaginariae visionis in propheta supernaturalis existit.

 

Ad sextum dicendum, quod species illae quae praeexistunt in vi imaginaria prophetae, prout ibi existunt, non sufficiunt ad significationem rerum futurarum ; et ideo oportet quod divinitus aliter transformentur.

 

Ad septimum dicendum, quod species praeexistentes in imaginatione prophetae sunt quasi elementa illius visionis imaginariae, quae divinitus ostenditur, cum ex eis quodammodo componatur ; et exinde contingit quod propheta utitur similitudinibus rerum in quibus conversatus est.

 

Sed quia non semper per aliquas species fit revelatio prophetica, ut dictum est, ideo ad rationes in contrarium adductas respondere oportet.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod etsi in propheta non determinetur cognitio ad aliquid per intellectuale lumen, quando ei datur solummodo supernaturale iudicium, determinatur tamen per species ab alio visas ; sicut cognitio Ioseph, per species visas a Pharaone, vel per species a seipso visas non supernaturaliter.

 

 

Ad secundum dicendum, quod divini luminis radius superlucet prophetae semper quidem velatus figuris, non ita quod semper species infundantur, sed quia radius praedictus speciebus existentibus admiscetur.

 

Ad tertium dicendum, quod prophetarum revelatio distinguitur etiam ex parte luminis intellectualis, quod quidam plenius aliis percipiunt ; et ex parte specierum, quae vel praeexistunt, vel de novo accipiuntur ab ipso propheta, aut ab alio.

 

Ad quartum dicendum, quod sicut dicit Gregorius in II Moralium [cap. 7], Deus ad Angelos loquitur eo ipso quo cordibus eorum occulta sua invisibilia ostendit ; et similiter sub­iungit, quod animabus sanctis loquitur, in quantum eis certitudinem infundit. Sic ergo locutio qua Deus prophetis locutus esse dicitur in Scripturis, non solum attenditur quantum ad species rerum impressas, sed etiam quantum ad lumen inditum, quo mens prophetae de aliquo certificatur.

 

Ad quintum dicendum, quod ex hoc ipso quod visio intellectualis et imaginaria dignior est corporali, secundum eas cognoscimus non solum praesentia, sed etiam absentia, cum visione corporali solummodo praesentia cernantur ; et ideo in imaginatione et intellectu reservantur species rerum, non autem in sensu. Ad hoc ergo quod visio corporalis sit supernaturalis, semper oportet quod novae formentur species corporales ; non autem hoc requiritur ad hoc quod visio imaginaria vel intellectualis sit supernaturalis.

 

 

 

 

 

Article 8 - TOUTE RÉVÉLATION PROPHÉTIQUE SE FAIT-ELLE PAR L’INTERMÉDIAIRE D’UN ANGE ?

(Octavo quaeritur utrum omnis revelatio prophetica fiat Angelo mediante.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme dit saint Augustin au quatrième livre sur la Trinité, « l’intelligence de certains hommes est soulevée au point qu’ils voient, indépendamment des anges, à la cime dernière des choses, les causes immuables ». Or cela semble surtout convenir aux prophètes. Leur révélation ne se fait donc point par l’intermédiaire d’un ange.

 

2° Les dons du Saint-Esprit viennent immé­diatement de Dieu, ainsi que les habitus infus. Or la prophétie est un don du Saint-Esprit, comme on le voit clairement en I Cor. 12, 10, et elle est aussi une certaine lumière infuse. Elle vient donc de Dieu sans l’intermédiaire d’un ange.

 

3° La prophétie qui procède d’une puissance créée est la prophétie naturelle, comme on l’a déjà dit. Or l’ange est une certaine créature. La prophétie qui n’est pas naturelle mais qui est un don du Saint-Esprit ne s’accomplit donc pas par l’inter­médiaire d’un ange.

 

4° La prophétie s’accomplit par une infusion de lumière et l’impression d’espèces. Or aucune de ces deux choses ne semble pouvoir être faite par un ange, car il serait le créateur soit de la lumière, soit de l’espèce, puisque l’une et l’autre ne peuvent être faites qu’à partir du néant. La vision prophétique ne se fait donc pas par l’inter­médiaire d’un ange.

 

5° Il est dit dans la définition de la prophétie que la prophétie est une révélation divine ou une inspiration divine. Or, si elle se faisait par l’intermédiaire d’un ange, elle serait appelée angélique, non divine. Elle ne se fait donc pas par l’intermédiaire des anges.

 

6° Il est dit en Sag. 7, 27 que la sagesse divine « se répand parmi les nations dans les âmes saintes, elle en fait des amis de Dieu et des prophètes ». Quelqu’un est donc fait prophète immédiatement par Dieu lui-même, non par un ange.

 

En sens contraire :

 

1) Moïse semble avoir été plus éminent que les autres prophètes, comme on le voit clairement en Nombr. 12, 6 sqq. et en Deut. 34, 10. Or Dieu fit une révélation à Moïse par l’intermédiaire des anges, et c’est pourquoi il est dit en Gal. 3, 19 que « la loi a été donnée par les anges par l’entremise d’un médiateur » ; et en Act. 7, 38, saint Étienne dit de Moïse : « C’est lui qui, pendant que le peuple était assemblé au désert, s’entre­tenait avec l’ange qui lui parlait sur le mont Sinaï, et avec nos pères. » Donc à bien plus forte raison tous les autres prophètes ont-ils reçu une révélation par l’intermédiaire d’un ange.

 

2) Denys dit au quatrième chapitre de la Hiérarchie céleste que « nos glorieux pères furent initiés aux visions divines par l’inter­médiaire des puissances célestes ».

 

3) Saint Augustin dit au livre sur la Trinité que toutes les apparitions faites aux pères dans l’Ancien Testament furent administrées par les anges.

 

Réponse :

 

Dans la révélation prophétique, deux choses concourent, à savoir : l’illumination de l’esprit, et la formation d’espèces dans la puissance imaginative.

 

Donc la lumière prophétique elle-même, par laquelle l’esprit du prophète est éclairé, procède originairement de Dieu ; cependant, pour qu’elle soit convenablement reçue, l’esprit humain est renforcé et, d’une certaine façon, préparé par la lumière angélique. En effet, la lumière divine étant très simple et très universelle en sa vertu, elle n’est pas proportionnée à la faculté de perception de l’âme humaine en l’état de voie, si elle n’est en quelque sorte particularisée et spécifiée par une union à la lumière angélique, qui est plus particularisée et davantage proportionnée à l’esprit humain.

 

Mais la formation des espèces dans la puissance imaginative doit elle-même être proprement attribuée aux anges. En effet, toute la création corporelle est administrée par la création spirituelle, comme le prouve saint Augustin au troisième livre sur la Trinité ; or la puissance imaginative se sert d’un organe corporel ; par conséquent la formation des espèces en elle relève proprement du ministère des anges.

 

Réponse aux objections :

 

1° Comme on l’a déjà dit, cette parole de saint Augustin doit être référée à la vision de la patrie ou à celle du ravissement, non à la vision prophétique.

 

 

2° La prophétie est mise au nombre des dons du Saint-Esprit en raison de la lumière prophétique, laquelle est infusée par Dieu immédiatement, quoique le ministère des anges coopère à sa réception convenable.

 

 

3° Ce que la créature fait par sa vertu propre est en quelque sorte naturel, mais ce qu’elle fait non par sa vertu propre mais en tant qu’elle est mue par Dieu comme un certain instrument de l’opération divine, est surnaturel. La prophétie qui est issue de l’ange suivant la connaissance naturelle de l’ange est donc une prophétie naturelle ; mais celle qui est issue de l’ange en tant que l’ange a reçu une révélation de Dieu, est une prophétie surnaturelle.

4° L’ange ne crée ni lumière dans l’intel­ligence humaine ni espèces dans la puissance imaginative, mais par l’opération de l’ange la lumière naturelle à l’intelligence humaine est divinement renforcée, et l’on dit en ce sens que l’ange éclaire l’homme. En outre, puisque l’ange a le pouvoir d’exciter l’organe de l’imagination, il peut former une vision imaginaire comme il convient à la prophétie.

 

 

 

5° L’action n’est pas attribuée à l’instru­ment, mais à l’agent principal ; ainsi l’on ne dit pas que le banc est l’effet de la scie, mais du menuisier. Et semblablement, puisque l’ange n’est pas la cause de la révélation prophétique, si ce n’est comme un instrument divin moyennant une révélation reçue de Dieu, la prophétie doit être appelée une révélation non pas angélique, mais divine.

 

6° La sagesse divine qui se répand dans l’âme opère quelques effets sans l’intermé­diaire du ministère des anges, comme par exemple l’infusion de la grâce, par laquelle on est fait ami de Dieu. Mais rien n’em­pêche qu’elle produise certains autres effets par l’intermédiaire du ministère susdit ; et ainsi, se répandant dans les âmes saintes, elle fait des prophètes par l’intermédiaire d’un ange.

 

Et videtur quod non.

 

Quia, ut dicit Augustinus, VI de Trinit. [De Trin. IV, 17], quorumdam mentes ita elevantur, ut non per Angelum, sed in ipsa summa rerum arce incommutabiles videant rationes. Hoc autem maxime videtur competere prophetis. Ergo revelatio eorum non fit Angelo mediante.

 

Praeterea, dona spiritus sancti immediate sunt a Deo, et habitus infusi. Sed prophetia est donum spiritus sancti, ut patet I Corinth., XII, 10 ; et est etiam quoddam lumen infusum. Ergo est a Deo sine Angelo mediante.

 

 

Praeterea, prophetia quae ex virtute creata procedit, est prophetia naturalis, ut supra dictum est. Sed Angelus est creatura quaedam. Ergo prophetia quae non est naturalis, sed spiritus sancti donum, non perficitur Angelo mediante.

 

Praeterea, prophetia perficitur secundum infusionem luminis, et impressionem specierum. Sed neutrum horum videtur posse fieri per Angelum ; quia vel esset creator luminis vel speciei ; cum haec non possint fieri nisi ex nihilo. Ergo visio prophetica non fit Angelo mediante.

 

 

Praeterea, in definitione prophetiae dicitur quod prophetia est divina revelatio vel inspiratio. Si autem fieret Angelo mediante, diceretur esse angelica, non divina. Ergo non fit mediantibus Angelis.

 

 

Praeterea, Sapient. VII, 27, dicitur, quod divina sapientia per nationes in animas sanctas se transferens amicos Dei et prophetas constituit. Ergo ab ipso Deo immediate aliquis propheta constituitur, non per Angelum.

 

 

 

Sed contra. Est quod Moyses aliis prophetis excellentior fuisse videtur, ut patet Num. XI, 16 ss. [XII, 6-7], et Deuteron., XXXIV, 10. Sed Moysi facta est divinitus revelatio mediantibus Angelis ; unde dicitur Galat. cap. III, 19, quod lex (…) ordinata est per Angelos in manu mediatoris ; et Act., VII, 38, dicit Stephanus de Moyse : hic est qui fuit in Ecclesia in solitudine cum Angelo, qui loquebatur ei in monte Sinai, et cum patribus nostris. Ergo multo fortius omnes alii prophetae mediante Angelo revelationem acceperunt.

 

Praeterea, Dionysius dicit IV cap. Cae­l. Hierarch. [§ 3] quod divinas visiones gloriosi patres nostri adepti sunt per medias caelestes virtutes.

 

Praeterea, Augustinus dicit in libro de Trinit. [III, 11] quod omnes apparitiones patribus factae in veteri testamento, fuerunt per Angelos administratae.

 

 

Responsio. Dicendum, quod in revelatione prophetica duo concurrunt ; scilicet mentis illustratio, et formatio specierum in imaginativa virtute.

 

Ipsum ergo propheticum lumen, quo mens prophetae illustratur, a Deo originaliter procedit ; sed tamen ad eius congruam susceptionem mens humana angelico lumine confortatur, et quodammodo praeparatur. Cum enim lumen divinum sit simplicissimum et universalissimum in virtute, non est proportionatum ad hoc quod ab anima humana in statu viae percipiatur, nisi quodammodo contrahatur et specificetur per coniunctionem ad lumen angelicum, quod est magis contractum, et humanae menti magis proportionatum.

Sed ipsa formatio specierum in imaginativa virtute proprie Angelis est attribuenda, eo quod tota corporalis creatura administratur per creaturam spiritualem, ut Augustinus probat in III de Trinit. [cap. 4]. Vis autem imaginaria utitur organo corporali ; unde specierum formatio in ipsa ad ministerium proprie pertinet Angelorum.

Ad primum igitur dicendum, quod sicut supra dictum est, verbum illud Augustini referendum est ad visionem patriae, vel ad visionem raptus, non ad visionem propheticam.

 

Ad secundum dicendum, quod prophetia inter dona spiritus sancti computatur ratione luminis prophetici : quod quidem a Deo infunditur immediate, quamvis ad eius congruam receptionem cooperetur ministerium Angelorum.

 

Ad tertium dicendum, quod illud quod fit a creatura propria virtute, est quodammodo naturale ; sed quod fit a creatura non propria virtute, sed inquantum est mota a Deo, velut quoddam divinae operationis instrumentum, est supernaturale. Unde prophetia, quae habet ortum ab Angelo secundum naturalem Angeli cogni­tionem, est prophetia naturalis ;

sed illa quae habet ortum ab Angelo,

secundum quod Angelus revelationem a Deo accepit, est prophetia supernaturalis.

 

Ad quartum dicendum, quod Angelus neque lumen in intellectu humano creat, neque species in vi imaginativa ; sed operatione Angeli lumen naturale humano intellectui divinitus confortatur, et secundum hoc hominem Angelus illuminare dicitur. Ex hoc etiam quod habet potestatem Angelus commovere organum phantasiae, potest visionem imaginativam formare, secundum quod competit prophetiae.

 

Ad quintum dicendum, quod actio non attribuitur instrumento, sed principali agenti ; sicut scamnum non dicitur effectus serrae, sed carpentarii. Et similiter cum Angelus non sit causa revelationis propheticae nisi sicut instrumentum divinum per revelationem a Deo perceptam, prophetia non debet dici revelatio angelica, sed divina.

 

Ad sextum dicendum, quod sapientia divina in animam se transferens, aliquos effectus facit non mediante ministerio Angelorum, sicut gratiae infusionem, per quam quis amicus Dei constituitur. Nihil autem prohibet quin quosdam alios effectus faciat praedicto ministerio mediante ; et sic in animas sanctas se transferens, prophetas constituit Angelo mediante.

 

 

 

 

Article 9 - LE PROPHÈTE EST-IL TOUJOURS ÉLOIGNÉ DE SES SENS LORSQU’IL EST TOUCHÉ PAR L’ESPRIT DE PROPHÉTIE ?

(Nono quaeritur utrum propheta semper

quando a spiritu prophetiae tangitur, a sensibus alienetur.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Il est dit en Nombr. 12, 6 : « S’il se trouve parmi vous un prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai en vision ou je lui parlerai en songe. » Or, comme dit la Glose au début du Psautier, la prophétie se produit « en songes et en visions » lorsqu’elle a lieu « par des choses qui semblent être dites ou faites ». Or, lorsque des choses qui semblent être dites ou faites apparaissent et ne sont pas dites ou faites, l’homme est abstrait de ses sens. La vision de prophétie a donc toujours lieu pendant que le prophète est abstrait de ses sens.

 

2° Lorsqu’une puissance est très tendue dans son opération, il est nécessaire qu’une autre puissance soit abstraite de son opération. Or dans la vision de prophétie, les puissances intérieures, c’est-à-dire l’intelli­gence et l’imagination, sont très tendues dans leurs opérations, puisque c’est ce qu’elles peuvent atteindre de plus parfait dans l’état de voie. Le prophète, dans la vision prophétique, est donc toujours abstrait de l’opération des puissances extérieures.

 

3° La vision intellectuelle est plus noble que la vision imaginaire, laquelle est plus noble que la corporelle. Or le mélange avec un plus vil enlève quelque chose à la perfection d’un plus noble. Les visions intellectuelle et imaginaire sont donc plus parfaites quand elles ne sont pas mêlées à la vision corporelle. Puis donc qu’elles atteignent dans la vision prophétique la plus haute perfection suivant l’état de voie, il semble qu’elles ne soient alors nullement mêlées à la vision corporelle, c’est-à-dire que le prophète n’use pas d’elles en même temps que de la vision corporelle.

 

4° Le sens est à une plus grande distance de l’intelligence et de l’imagination que la raison inférieure ne l’est de la raison supérieure. Or la considération de la raison supérieure, qui fait tendre vers la contemplation des choses éternelles, abstrait l’homme de la considération de la raison inférieure, par laquelle l’homme s’attache aux choses temporelles. Donc à bien plus forte raison les visions intellectuelle et imaginaire de la prophétie abstraient-elles de la vision corporelle.

 

5° Une seule et même puissance ne peut pas être tendue en même temps vers plusieurs choses. Or, lorsque quelqu’un se sert des sens corporels, son intelligence et son imagination sont tendues vers les réalités qui sont vues corporellement. Il ne pourrait donc pas être tendu de surcroît vers celles qui apparaissent sans les sens du corps dans la vision prophétique.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en I Cor. 14, 32 : « Les esprits des prophètes sont soumis aux prophètes. » Or ce ne serait pas le cas si le prophète était éloigné de ses sens, car alors il ne serait pas maître de soi. La prophétie ne se produit donc pas dans un homme éloigné de ses sens.

 

2) Par la vision de prophétie, on reçoit une connaissance certaine et sans erreur sur les réalités. Or, en ceux qui sont abstraits de leurs sens, soit dans le songe, soit de quelque autre façon, la connaissance est mêlée d’erreur et incertaine, car ils s’atta­chent aux ressemblances comme aux réa­lités elles-mêmes, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral. La prophétie ne se produit donc pas avec un éloignement du sens.

 

3) Si l’on pose cela, on semble suivre l’erreur de Montan, qui a dit que les prophètes ont parlé comme hors d’eux-mêmes, sans savoir ce qu’ils disaient.

 

4) Comme il est dit dans la Glose au début du Psautier, la prophétie « se fait par des actions et des paroles : par des actions, comme l’Église est signifiée par l’arche de Noé ; par des paroles, comme celles que les anges dirent à Abraham ». Or il est avéré que Noé, lorsqu’il fabriquait l’arche, et Abraham, lorsqu’il conversait avec les anges et les servait, n’étaient pas abstraits de leurs sens. La prophétie ne se fait donc pas toujours par abstraction des sens.

 

Réponse :

 

La prophétie a deux actes : l’un principal, c’est la vision ; l’autre secondaire, c’est l’annonce.

 

Le prophète fait l’annonce soit par des paroles, soit même par des actions, comme on voit en Jér. 13, 4 le prophète déposer sa ceinture près du fleuve pour qu’elle pourrisse. Or, que l’annonce prophétique se fasse de l’une ou de l’autre façon, elle vient toujours d’un homme non abstrait de ses sens : en effet, une telle annonce se fait par certains signes sensibles, il est donc nécessaire que le prophète se serve des sens pour que son annonce soit parfaite, sinon il annoncerait comme en étant hors de soi.

 

Quant à la vision de prophétie, deux choses concourent, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, à savoir : le jugement et la réception propre à la prophétie. Lors donc que le prophète est divinement inspiré de telle façon que seul son jugement soit surnaturel et non sa réception, alors une telle inspiration ne requiert pas l’abstraction des sens, car le jugement de l’intelligence est naturellement plus parfait en celui qui se sert des sens qu’en celui qui ne s’en sert pas. Mais la réception surnaturelle propre à la prophétie a lieu par une vision imaginaire, et, pour avoir cette vision, l’esprit humain est ravi par quelque esprit et il est abstrait des sens, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral. Et la raison en est que la puissance imaginative, lorsqu’on se sert des sens, est principalement tournée vers les choses qui sont reçues par les sens ; par conséquent il est impossible que son intention se transfère principalement aux choses qu’elle reçoit d’ailleurs, sauf quand l’homme est abstrait de ses sens. Donc, chaque fois que la prophétie a lieu par une vision imaginaire, il est nécessaire que le prophète soit abstrait de ses sens.

 

Or cette abstraction se produit de deux façons : d’abord à cause de l’âme [litt. par une cause animale], ensuite à cause du corps [litt. par une cause naturelle]. À cause du corps, lorsque les sens extérieurs s’engourdissent, soit à cause d’une maladie, soit à cause des vapeurs du sommeil qui montent à la tête et qui font que l’organe du toucher est insensibilisé. À cause de l’âme, comme lorsque l’homme est entièrement abstrait des sens extérieurs par une attention très forte à des choses intellectuelles ou imaginaires. Mais dans le prophète, l’abstraction des sens corporels ne se produit jamais par une maladie, comme dans le cas des épileptiques et des déments, mais seulement par une cause naturelle ordonnée, c’est-à-dire par le sommeil. Voilà pourquoi la prophétie qui se fait avec une vision imaginaire se produit toujours soit dans le songe, c’est-à-dire lorsqu’il y a abstraction des sens par une cause naturelle ordonnée, soit dans la vision, lorsque l’abstraction se produit à cause de l’âme. Cependant le prophète, dans son abstraction des sens, qu’il soit abstrait au cours d’un songe ou d’une vision, diffère de tous les autres qui sont abstraits de leurs sens, en ce que l’esprit du prophète est éclairé sur les choses qui sont vues dans la vision imaginaire, donc il sait que ces choses ne sont pas des réalités, mais en sont des ressemblances, sur lesquelles il a un jugement certain par la lumière de l’esprit.

 

Ainsi donc, on voit clairement que l’inspira­tion de la prophétie se produit tantôt avec abstraction des sens, tantôt sans abstraction ; par conséquent il faut répondre aux arguments de part et d’autre.

 

Réponse aux objections :

 

1° L’intention du Seigneur, dans ces paroles, est de montrer la prééminence de Moïse sur les autres prophètes quant à la réception surnaturelle : en effet, Moïse a été surnaturellement promu à voir l’essence même de Dieu en elle-même, au lieu que tout ce que les prophètes ont reçu, ils ne l’ont reçu qu’en des ressemblances issues de songe ou de vision. Toutefois le jugement du prophète n’a pas lieu au moyen de ressemblances issues de songe ou de vision, donc le jugement de prophétie se fait sans abstraction des sens.

 

 

2° Quand la puissance intérieure est tendue en la vision de son objet, elle s’abstrait de la vision extérieure, si l’atten­tion est parfaite. Cependant, si parfait que soit le jugement de la puissance intérieure, il n’abstrait pas de l’opération extérieure, puisqu’il appartient à la puissance intérieure de juger sur l’extérieur ; par conséquent le jugement de la puissance supérieure est ordonné à la même chose que l’opération extérieure, et c’est pourquoi ils ne s’empêchent pas mutuellement.

 

3° Cet argument vaut pour les visions intellectuelle et imaginaire quant à la réception et non quant au jugement, comme on l’a dit.

 

 

4° Les puissances de l’âme s’empêchent mutuellement dans leurs opérations du fait même qu’elles sont fondées dans l’unique essence de l’âme ; donc, plus des puissances de l’âme sont proches l’une de l’autre, plus elles sont de nature à s’empêcher si elles se portent vers des objets différents ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

5° Cet argument est probant quant à la réception surnaturelle de la puissance imaginative ou intellectuelle, et non quant au jugement.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) L’Apôtre envisage l’annonce de la prophétie, car il dépend du jugement du prophète d’annoncer ou non ce au sujet de quoi il est inspiré ; mais quant à la révélation, le prophète lui-même dépend de l’Esprit : en effet, la révélation ne se produit pas au jugement du prophète, mais au jugement de l’Esprit qui révèle.

2) C’est par la lumière de prophétie que l’esprit du prophète est éclairé au point d’avoir, même abstrait de ses sens, un jugement vrai sur les choses qu’il voit en songe ou en vision.

 

 

3) L’erreur de Montan consistait en deux choses : d’abord, il enlevait aux prophètes la lumière de leur esprit, par laquelle ils auraient eu un jugement vrai sur les choses vues ; ensuite, il les disait abstraits des sens dans l’annonce elle-même, comme c’est le cas des déments ou de ceux qui parlent en dormant. Mais cela ne s’ensuit pas de la position susdite.

 

 

4) L’affirmation selon laquelle la prophétie se produit par des actions ou des paroles doit être référée à l’annonce de la prophétie plutôt qu’à la vision prophétique.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia dicitur Num., XII, 6 : si quis fuerit inter vos propheta Domini, in somnio et visione loquar ad eum. Sed, ut dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 58 C] in principio Psalterii, tunc fit prophetia per somnia et visiones quando fit per ea quae videntur dici vel fieri. Cum autem apparent ea quae videntur dici vel fieri, et non dicuntur vel fiunt, homo est a sensibus abstractus. Ergo visio prophetiae semper est propheta a sensu abstracto.

 

 

Praeterea, quando una virtus multum intenditur in sua operatione, oportet aliam a sua operatione abstrahi. Sed in visione prophetiae interiores vires maxime in suis operationibus intenduntur, scilicet intellectus et imaginatio, cum hoc sit perfectissimum ad quod pervenire possunt secundum statum viae. Ergo in visione prophetica semper propheta ab operatione exteriorum virium abstrahitur.

 

 

Praeterea, intellectualis visio est nobilior quam imaginaria, et haec quam corporalis. Sed permixtio ignobilioris detrahit aliquid de perfectione nobilioris. Ergo visio intellectualis et imaginaria, quando visioni corporali non permiscentur, sunt perfectiores. Cum igitur in prophetica visione ad summam perfectionem perveniant secundum statum viae, videtur quod tunc nullo modo corporali visioni permisceantur, ut scilicet propheta cum eis simul corporali visione utatur.

 

 

Praeterea, plus distat sensus ab intellectu et imaginatione quam ratio inferior a superiori. Sed consideratio superioris rationis, qua intenditur aeternis contemplandis, abstrahit hominem a consideratione inferioris rationis, qua homo temporalibus inhaeret. Ergo multo fortius visio intellectualis et imaginaria prophetiae abstrahunt a visione corporali.

 

 

 

Praeterea, una et eadem vis non potest simul pluribus intendere. Sed quando aliquis sensibus corporalibus utitur, eius intellectus et imaginatio illis rebus intendit quae corporaliter videntur. Ergo simul cum hoc non posset intendere illis, quae apparent absque sensibus corporis in prophetica visione.

 

 

 

Sed contra. Est quod dicitur I Cor., cap. XIV, 32 : spiritus prophetarum prophetis subiecti sunt. Hoc autem non esset, si propheta esset a sensibus alienatus ; quia sic non esset sui ipsius compos. Ergo prophetia non fit in homine alienato a sensibus.

 

Praeterea, secundum visionem prophetiae accipitur certa cognitio de rebus sine errore. Sed in his qui sunt abstracti a sensibus, vel in somnio, vel quocumque alio modo, est cognitio permixta errori, et incerta ; quia similitudinibus rerum inhaerent quasi rebus ipsis, ut Augustinus dicit XII super Gen. ad litteram [cap. 25]. Ergo prophetia non fit cum alienatione a sensu.

 

Praeterea, si hoc ponatur, videtur sequi error Montani qui dixit prophetas quasi abreptitios esse locutos, quid dicerent nescientes.

 

Praeterea, prophetia, ut dicitur in Glossa [P. Lombardi, PL 191, 58 C] in principio Psalterii, quandoque fit per facta et dicta : per facta, sicut per arcam Noe significatur Ecclesia ; per dicta, sicut ea quae Angeli dixerunt Abrahae. Sed constat quod Noe arcam constituens, et Abraham Angelis colloquens et eis serviens, non erant a sensibus abstracti. Ergo prophetia non fit per abstractionem a sensibus semper.

 

 

Responsio. Dicendum, quod prophetia habet duo actus : unum principalem, scilicet visionem ; alium secundarium, scilicet denuntiationem.

Denuntiatio autem fit a propheta vel verbis, vel etiam factis, sicut patet Ierem., cap. XIII, quod lumbare suum iuxta fluvium posuit ad putrescendum. Utrolibet autem modo denuntiatio prophetica fiat, semper fit ab homine non abstracto a sensibus, quia huiusmodi denuntiatio per signa quaedam sensibilia fit. Unde prophetam denuntiantem oportet sensibus uti ad hoc quod eius denuntiatio sit perfecta ; alias denuntiaret quasi arreptus.

Sed quantum ad visionem prophetiae duo concurrunt, ut ex dictis patet, scilicet iudicium et acceptio propria prophetiae. Quando igitur propheta inspiratur divinitus, ut sit tantum iudicium eius supernaturale, et non acceptio, tunc talis inspiratio abstractionem a sensibus non requirit, quia iudicium intellectus naturaliter est perfectius in utente sensibus quam in non utente. Acceptio autem supernaturalis propria prophetiae, est secundum imaginariam visionem, ad quam visionem inspiciendam rapitur mens humana ab aliquo spiritu, et a sensibus abstrahitur, ut Augustinus dicit XII super Genes. ad litteram [cap. 13]. Cuius ratio est, quia vis imaginativa, dum quis utitur sensibus, principaliter est intenta his quae per sensus accipiuntur ; unde non potest esse quod intentio eius principaliter transferatur ad ea quae aliunde accipiuntur, nisi quando homo est a sensu abstractus. Unde quandocumque fit prophetia secundum imaginariam visionem, oportet a sensibus abstractum esse prophetam.

 

Sed haec abstractio dupliciter contingit : uno modo ex causa animali ; alio modo ex causa naturali. A causa quidem naturali quando exteriores sensus stupescunt vel propter aegritudinem, vel propter vapores somni ad cerebrum ascendentes, ex quibus contingit organum tactus immobilitari. Ex causa vero animali, sicut quando homo ex nimia attentione ad intellectualia vel imaginabilia omnino a sensibus exterioribus abstrahitur. Nunquam autem fit in propheta abstractio a sensibus corporalibus per aegritudinem, sicut fit in epilepticis vel furiosis ; sed solummodo per causam naturalem ordinatam, scilicet per somnum. Et ideo prophetia quae fit cum visione imaginaria, semper fit vel in somnio, quando scilicet est abstractio a sensibus per causam naturalem ordinatam, vel in visione, quando fit abstractio a causa animali. In hoc tamen differt propheta in sua abstractione a sensibus, sive abstrahatur per somnium, sive per visionem, ab omnibus aliis qui abstrahuntur a sensibus, quod mens prophetae illustratur de his quae in visione imaginaria videntur, unde cognoscit ea non esse res, sed aliquarum rerum similitudines, de quibus certum iudicium habet per lumen mentis.

 

Sic igitur patet quod prophetiae inspiratio quandoque fit cum abstractione a sensibus, quandoque non : unde ad utrasque rationes est respondendum.

Ad primum igitur dicendum, quod in verbis illis Dominus intendit ostendere praeeminentiam Moysi ad alios prophetas quantum ad acceptionem supernaturalem, quia scilicet Moyses supernaturaliter ad hoc promotus est ut ipsam Dei essentiam in seipsa videret ; sed omnia quae prophetae acceperunt, non acceperunt nisi in similitudinibus somnii vel visionis. Sed tamen iudicium prophetae non est per similitudines aliquas somnii et visionis ; unde iudicium prophetiae fit sine abstractione a sensibus.

 

Ad secundum dicendum, quod quando vis interior intenditur in visione sui obiecti, abstrahitur, si sit perfecta attentio, ab exteriori visione. Sed quantumcumque sit perfectum iudicium interioris virtutis, non abstrahit ab operatione exteriori, quia ad interiorem virtutem pertinet de exteriori iudicare ; unde iudicium superioris in idem ordinatur cum operatione exteriori ; et ideo non mutuo se impediunt.

 

Ad tertium dicendum, quod ratio illa procedit de visione intellectuali et imaginaria, secundum acceptionem, et non secundum iudicium, ut dictum est.

 

Ad quartum dicendum, quod ex hoc ipso potentiae animae mutuo se in suis operationibus impediunt, quod in una essentia animae sunt fundatae ; unde quanto aliquae vires animae sunt sibi magis propinquae, tanto magis natae sunt se impedire, si ad diversa ferantur ; unde ratio non sequitur.

 

Ad quintum dicendum, quod ratio illa procedit quantum ad acceptionem supernaturalem virtutis imaginariae vel intellectualis ; et non quantum ad iudicium.

 

 

Ad primum autem in contrarium dicendum, quod apostolus loquitur quantum ad prophetiae denuntiationem, quia suo arbitrio subiacet denuntiare de quibus inspiratur vel non : quantum autem ad revelationem, ipse propheta spiritui subiicitur ; non enim fit revelatio secundum arbitrium prophetae, sed secundum arbitrium spiritus revelantis.

 

 

Ad secundum dicendum, quod hoc est ex lumine prophetiae quod mens prophetae sic illustratur ut etiam in ipsa abstractione a sensibus verum iudicium habeat de his quae videt in somnio vel visione.

 

Ad tertium dicendum, quod error Montani fuit in duobus. Primo quia subtrahebat prophetis lumen mentis, quo de visis verum iudicium haberent. Secundo quod in ipsa denuntiatione eos a sensibus abstractos dicebat, sicut in furiosis contingit, vel in his qui loquuntur in dormiendo. Hoc autem non sequitur ex positione praedicta.

 

Ad quartum dicendum quod hoc quod prophetia dicitur fieri per dicta vel facta, referendum est ad denuntiationem prophetiae magis quam ad propheticam visionem.

 

 

 

 

 

 

 

Article 10 - LA PROPHÉTIE EST-ELLE CONVENABLEMENT DIVISÉE EN PROPHÉTIE DE PRÉDESTINATION, DE PRESCIENCE ET DE MENACE ?

(Decimo quaeritur utrum prophetia convenienter dividatur

in prophetiam praedestinationis, praescientiae et comminationis.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La Glose, au début du Psautier, divise la prophétie en disant que « l’une est selon la prescience, et doit nécessairement s’accom­plir sous tous les rapports quant à la

teneur des mots, comme par exemple : “Voici qu’une vierge concevra” ; l’autre est selon la menace, comme par exemple : “Encore quarante jours et Ninive sera détruite”, prophétie qui ne s’accomplit pas quant à la superficie des mots, mais en un sens sous-entendu ». Le troisième membre que saint Jérôme ajoute, à savoir celui de la prophétie selon la prédestination, semble donc superflu.

 

 

 

2° Ce qui caractérise toute prophétie ne doit pas être donné comme membre divisant la prophétie. Or être selon la prescience divine caractérise toute prophétie car, comme dit la Glose en Is. 38, 1, « les prophètes lisent dans le livre de la prescience ». La prophétie selon la prescience ne doit donc pas être donnée comme membre divisant la prophétie.

 

 

3° Puisque la prescience, étant placée dans la définition de la prédestination, est plus haute que la prédestination, une division ne peut les opposer que quant aux choses en lesquelles la prescience déborde la prédestination. Or la prescience déborde la prédestination dans les maux, car la prescience porte sur eux, et non la prédestination, mais l’une et l’autre portent sur les biens. Quand donc il est dit qu’autre est la prophétie selon la prescience, autre celle selon la prédestination, cela revient à dire que l’une porte sur les biens, l’autre sur les maux. Or les biens et les maux dépendent également du libre arbitre. Nulle est donc la différence que détermine saint Jérôme entre ces deux prophéties, lorsqu’il dit que « la prophétie de prédestination est celle qui s’accomplit sans notre libre arbitre, mais la prophétie selon la prescience, celle où notre libre arbitre est mêlé ».

 

 

 

4° La prédestination, comme dit saint Augustin, porte sur les biens du salut. Or nos mérites, qui dépendent du libre arbitre, sont aussi comptés parmi les biens du salut. Notre libre arbitre est donc mêlé à la prophétie selon la prédestination, et ainsi, saint Jérôme distingue mal.

 

 

 

5° Dans la prophétie, on ne peut considérer que trois choses, à savoir : ce par quoi elle est, ce en quoi elle est, et ce sur quoi elle porte. Or la prophétie ne se distingue pas d’après ce par quoi elle est, car toute prophétie vient d’un principe unique, l’Esprit Saint ; ni non plus d’après ce en quoi elle est, car le sujet de la prophétie est l’esprit humain ; et les choses sur lesquelles porte la prophétie ne sont que les biens et les maux. La prophétie ne doit donc être divisée que par une division bipartite.

 

6° Saint Jérôme dit que la prophétie « Voici qu’une vierge concevra » est selon la prédestination. Or, pour l’accomplissement de cette prophétie est intervenu le libre arbitre, dans le consentement de la Vierge. La prophétie selon la prédestination est donc mêlée de libre arbitre ; et ainsi, elle ne diffère pas de la prophétie qui est selon la prescience.

 

 

7° Toute énonciation portant sur un futur dont on ne sait s’il s’accomplira, est soit fausse, soit au moins douteuse pour celui qui l’annonce. Or, par la prophétie de menace, il est annoncé qu’une chose va se produire, par exemple la destruction de quelque ville. Puis donc que cette annonce n’est pas fausse ni douteuse – car ni la fausseté ni le doute n’a de place dans le Saint-Esprit, qui est l’auteur de la prophétie –, il est nécessaire que ce futur soit su à l’avance au moins par le Saint-Esprit. La prophétie selon la menace ne se distingue donc pas de la prophétie selon la prescience.

 

8° Quand une chose est prédite selon la prophétie de menace, ou bien cette prédiction doit s’entendre sans condition, ou bien sous condition. Si elle doit s’entendre sous condition, cela ne semble pas convenir à cette prophétie qui consiste en une certaine connaissance surnaturelle, car connaître les futurs à l’avance sous réserve de certaines conditions, même la raison naturelle peut le faire. Il est donc nécessaire qu’on l’entende sans condition. Donc, ou la prophétie est fausse, ou ce qui est prédit se produira, et dans ce cas il est nécessaire que cela soit connu à l’avance par Dieu. La prophétie de menace ne doit donc pas être opposée à la prophétie de prescience.

 

 

9° En Jér. 18, 8, concernant l’accomplisse­ment des menaces et des promesses divines, une règle semblable est donnée, à savoir que les menaces sont révoquées lorsque la nation qui a été menacée fait pénitence de ses méfaits ; semblablement la promesse cesse lorsque la nation à laquelle elle a été faite délaisse la justice. Donc, de même que [saint Jérôme] conçoit la prophétie de menace comme un certain membre de la prophétie, de même il doit concevoir comme quatrième membre la prophétie de promesse.

 

10° En Is. 38, 1, Isaïe dit prophétiquement ceci à Ézéchias : « Donnez ordre aux affaires de votre maison, car vous mourrez, etc. » ; or cette prophétie n’est pas selon la prédestination, car il est nécessaire qu’une telle prophétie s’accomplisse de toute façon, même sans notre libre arbitre ; ni non plus selon la prescience, car Dieu ne connaissait pas ce futur à l’avance, sinon le faux aurait été sous sa prescience ; ni non plus selon la menace, car le futur était prédit sans condition. Il est donc nécessaire de concevoir un quatrième genre de prophétie.

 

 

 

11° [Le répondant] disait que cela était prédit comme futur quant aux causes inférieures, et qu’ainsi, c’était une prophétie de menace. En sens contraire : les causes inférieures de la mort d’un homme malade peuvent être connues de l’homme par l’art médical. Si donc Isaïe n’a prédit cela comme futur que quant aux causes inférieures, ou bien il n’a pas prédit prophétiquement, ou bien la prédiction prophétique ne diffère pas de la prédiction du médecin.

 

12° Toute prophétie porte sur les réalités soit au vu des causes supérieures, soit au vu des causes inférieures. Si donc la prophétie susdite est comprise comme conditionnelle parce qu’elle suit des causes, inférieures en l’occurrence, pour la même raison toute prophétie est conditionnelle, et ainsi, toute prophétie sera de même nature que la prophétie de menace.

 

13° Bien que la prophétie de menace ne s’accomplisse pas « quant à la superficie des mots, elle s’accomplit cependant en un sens sous-entendu », comme dit Cassiodore ; par exemple, ce que dit Jonas : « Ninive sera détruite », s’est accompli, suivant saint Augustin au livre de la Cité de Dieu, car, « bien que Ninive soit restée debout dans ses murailles, elle s’est cependant écroulée dans ses mauvaises mœurs ». Or, dans les prophéties de prédestination

et de prescience, on trouve aussi que la

prophétie ne s’accomplit pas quant à la superficie extérieure des mots, mais en un sens spirituel, comme ce qui est dit en Is. 54, 11 : « Je fonderai Jérusalem sur des saphirs » ; et en Dan. 2, 34 : « Une pierre détachée de la montagne sans la main d’un homme » brisa la statue ; et de nombreux autres passages semblables. La prophétie de menace ne doit donc pas être opposée aux prophéties de prescience et de prédestination.

 

 

14° Si des ressemblances de choses futures sont montrées à quelqu’un, on ne l’appelle prophète que s’il comprend ce qu’elles signifient ; par exemple, le pharaon qui vit des épis et des bœufs n’est pas appelé prophète : « car on a besoin d’intelligence dans les visions », comme il est dit en Dan. 10, 1. Or ceux par qui se font les menaces divines ne comprennent ce qu’ils proposent que quant à la superficie des mots, et ne sont pas éclairés sur les réalités qu’ils signifient. On le voit clairement dans le cas de Jonas, qui pensait que Ninive devait être détruite matériellement ; aussi, Ninive n’ayant pas été détruite, mais réformée, il en souffrit comme si sa prophétie n’avait pas été accomplie ; il n’aurait donc pas dû être appelé prophète pour cela. Et ainsi, la menace ne doit pas non plus être conçue comme une espèce de prophétie ; par conséquent la distinction susmentionnée semble être nulle.

 

En sens contraire :

 

Le contraire apparaît par la Glose que l’on possède à propos de ce passage de Mt 1, 23 : « Voici qu’une vierge concevra », et où la division susdite est mentionnée et expliquée.

 

 

Réponse :

 

La prophétie dérive de la prescience divine, comme on l’a déjà dit. Or il faut savoir que Dieu ne connaît pas les futurs à l’avance de la même façon que les autres êtres les connaissent. En effet, deux choses sont à considérer concernant la connaissance des futurs : l’ordre même des causes relativement aux effets futurs ; et l’issue ou l’exécution de cet ordre, en tant que les effets procèdent actuellement de leurs causes.

 

Si donc une quelconque puissance créée a quelque connaissance des futurs, sa connaissance ne se porte que vers l’ordre des causes ; on dit par exemple que le médecin connaît à l’avance la mort future, en tant qu’il sait que les principes naturels sont ordonnés à une défaillance mortelle ; et de la même façon l’on dit que l’astrologue connaît à l’avance les pluies ou les vents à venir. Si donc ce sont des causes dont les effets peuvent être empêchés, ce que l’on connaît ainsi à l’avance comme futur n’advient pas toujours.

 

Dieu, en revanche, connaît les futurs non seulement du point de vue de l’ordre des causes, mais aussi quant à l’issue elle-même ou à l’exécution de l’ordre. Et la raison en est que son regard est mesuré par l’éternité, qui saisit tous les temps en un seul « maintenant » indivisible ; c’est donc d’un unique et simple regard qu’il voit à la fois ce à quoi les causes sont ordonnées, et comment cet ordre s’accomplit ou est empêché. Or cela est impossible à la créature, dont le regard est limité à un temps déterminé, et c’est pourquoi elle connaît les choses qui sont dans ce temps, alors que les futurs, au temps où ils sont encore futurs, n’existent que dans l’ordre de leurs causes ; c’est donc seulement ainsi qu’ils peuvent être connus de nous à l’avance ; si bien qu’à ceux qui considèrent cela correctement il apparaît que, lorsque nous sommes censés connaître à l’avance les futurs, nous avons plutôt la science de choses présentes que de choses futures ; et ainsi, il reste qu’il est propre à Dieu seul de vraiment savoir les futurs.

 

Donc, tantôt la prophétie dérive de la prescience divine du point de vue de l’ordre des causes, tantôt également du point de vue de l’exécution ou de l’accomplissement de cet ordre. Ainsi, lorsqu’une révélation est faite au prophète au sujet seulement de l’ordre des causes, la prophétie est dite de menace ; en effet, n’est alors révélée au prophète que la chose suivante : d’après ce qui existe maintenant, un tel est ordonné à ceci ou à cela. L’accomplissement de l’ordre des causes, lui, se fait de deux façons. Parfois par la seule opération de la puissance divine, comme la résurrection de Lazare, la conception du Christ, et ce genre de choses ; et dans ce cas, il y a prophétie de prédestination car, comme dit saint Jean Damascène, « Dieu prédestine les choses qui ne dépendent pas de nous » ; et c’est pourquoi l’on dit que la prédestination est comme une certaine « préparation » divine : on prépare ce qu’on va faire soi-même, non ce qu’un autre va faire. D’autres choses, par contre, sont accomplies aussi par l’opération d’autres causes, soit naturelles, soit volontaires ; et ces choses, en tant qu’elles sont accomplies par d’autres causes, ne sont pas prédestinées, mais sont connues à l’avance ; par conséquent on dit qu’il y a, pour ces choses, prophétie selon la prescience. Cependant, parce que la prophétie est faite pour les hommes, la prophétie de prescience porte principalement sur les choses qui sont faites par les hommes au moyen du libre arbitre. C’est pourquoi saint Jérôme caractérise la prophétie de prescience en faisant mention du seul libre arbitre, et en passant sous silence les autres causes créées.

 

Réponse aux objections :

 

1° La division tripartite que donne saint Jérôme se ramène à une division à deux membres, comme on l’a dit, car une certaine prophétie regarde l’ordre des causes, une autre l’issue de l’ordre ; et Cassiodore s’en est tenu à cette division. Saint Jérôme, lui, a subdivisé l’un des membres : voilà pourquoi Cassiodore a conçu deux membres de division, mais saint Jérôme trois. En outre, Cassiodore a pris la prescience dans sa généralité : en effet, elle porte sur tous les événements, qu’ils se produisent par une puissance créée ou incréée ; mais saint Jérôme a pris la prescience suivant une certaine restriction, en tant qu’elle porte seulement sur les choses qui ne sont pas objets de prédestination à proprement parler, c’est-à-dire sur les choses qui se produisent par une puissance créée.

 

 

2° Toute prophétie a comme racine, pour ainsi dire, la prescience divine. Or, puisqu’il y a dans la prescience divine la connaissance de l’ordre et celle de l’événement, une certaine prophétie dérive d’un côté, et une autre de l’autre. Or la prescience de Dieu porte proprement le nom de prescience en tant qu’elle regarde l’événement à venir : car l’ordre relatif à l’événement est dans

le présent, par conséquent il y a plutôt science que prescience à son sujet ; et

ainsi, ce n’est pas la prophétie qui regarde l’ordre qui est dite « selon la prescience », mais seulement celle qui regarde l’événement.

 

 

 

3° La prescience est prise ici comme opposée à la prédestination, quant aux choses en lesquelles la prescience déborde la prédestination ; or la prescience ne déborde pas la prédestination seulement dans les maux, si l’on prend la prédestination au sens strict, mais aussi dans tous les biens qui ne sont pas l’œuvre de la seule puissance divine ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

4° Notre mérite vient à la fois de la grâce et du libre arbitre, et il n’est soumis à la prédestination que dans la mesure où il vient de la grâce, qui vient de Dieu seul ; c’est donc par accident que ce qui vient de notre libre arbitre est soumis à la prédestination.

 

 

5° La prophétie est distinguée ici d’après les choses sur lesquelles elle porte : non d’après les biens et les maux – car de telles différences sont accidentelles au futur qui est connu par la prophétie –, mais selon qu’elle porte sur l’ordre ou sur l’issue de l’ordre, comme on l’a dit.

 

 

 

6° Pour la conception du Christ, le consentement de la Vierge est intervenu non comme opérant quelque chose, mais comme ôtant un empêchement ; en effet, il ne convenait pas qu’un si grand bienfait lui fût procuré malgré elle.

 

7° On peut dire d’une chose qu’elle est future non seulement parce qu’il en sera ainsi, mais encore parce qu’il est ordonné dans ses causes qu’elle doit se produire ainsi ; c’est en ce sens, en effet, que le médecin dit : « celui-ci sera guéri » ou « il mourra » ; et s’il en advient autrement, il n’a pas dit faux, car, à ce moment-là, cela devait se produire ainsi en raison de l’ordre des causes, qui cependant peut être empêché ; auquel cas ce qui auparavant était futur ne sera pas futur ensuite ; c’est pourquoi le Philosophe dit au deuxième livre sur la Génération que « tel doit marcher, qui ne marchera pas » ; et par conséquent, l’annonce du prophète qui menace n’est ni fausse ni douteuse, bien que ce qu’il a prédit n’advienne pas.

 

8° Si l’on rapporte la prophétie de menace à l’ordre des causes, qu’elle regarde directement, alors elle est sans aucune condition : en effet, il est vrai dans l’absolu qu’il y a dans les causes un ordre tel que cela doit se produire. Mais si on la rapporte à l’événement, qu’elle regarde indirectement, alors on doit l’entendre sous la condition d’une cause ; et cependant elle est surnaturelle car, même si la cause est présente, par exemple si l’iniquité demeure, on ne peut pas savoir par connaissance naturelle que, de façon déterminée, telle ou telle peine est due selon la justice divine.

 

 

9° Dans la prophétie de menace est comprise aussi la prophétie de promesse, car elles sont dans le même cas. Cependant il est davantage fait mention de la prophétie de menace, car on trouve plus souvent une menace révoquée qu’une promesse révoquée : Dieu, en effet, est plus enclin à faire miséricorde qu’à punir.

 

 

10° Cette prophétie fut selon la menace ; et bien qu’il n’y eût pas de condition explicitement proposée, il faut cependant entendre cette annonce sous une condition implicite, c’est-à-dire : « si un tel ordre de choses demeure ».

 

 

 

11° Les causes inférieures ne sont pas seulement les causes naturelles que les médecins peuvent connaître à l’avance, mais aussi les causes méritoires, qui sont connues par la seule révélation divine. Même les causes naturelles de santé ou de mort peuvent être connues bien plus parfaitement par révélation divine que par le génie humain.

 

12° Contrairement aux causes inférieures, les causes supérieures, c’est-à-dire les raisons des réalités dans la prescience divine, ne manquent jamais d’accomplir leurs effets ; voilà pourquoi l’arrivée d’événements est connue de façon absolue dans les causes supérieures, mais seulement sous une condition dans les inférieures.

 

 

13° Dans les prophéties de prédestination et de prescience, bien que la vérité qui doit s’accomplir soit proposée sous des ressemblances, cependant il n’est pas envisagé de sens littéral sous le rapport de ces ressemblances : le sens littéral se prend de ce qui est signifié par les ressemblances, comme c’est le cas de toutes les significations métaphoriques. Aucune vérité ne se trouve donc en de telles prophéties quant aux ressemblances, mais seulement quant aux choses qui sont signifiées par les ressemblances. Mais dans la prophétie de menace, le sens littéral des mots du prophète se prend des ressemblances des événements qui adviendront, car ces ressemblances ne sont pas proposées seulement comme des ressemblances, mais comme des réalités. Et c’est pourquoi ce qui est signifié par de telles ressemblances, et qui se produira, ne relève pas du sens littéral, mais du sens mystique ; par exemple lorsqu’il est dit : « Ninive sera détruite », la destruction matérielle regarde le sens littéral, mais la destruction quant aux mauvaises mœurs regarde le sens moral ; et dans le sens littéral lui-même quelque vérité se remarque en raison de l’ordre des causes, comme on l’a dit.

 

 

 

14° Dans le songe du pharaon, ces épis et ces bœufs n’étaient pas montrés comme des réalités, mais seulement comme des ressemblances ; voilà pourquoi le pharaon, qui n’a fait que voir ces ressemblances, n’a eu l’intelligence d’aucune réalité, et pour cette raison il ne fut pas prophète. Mais Jonas, à qui il fut dit : « Ninive sera détruite », avait l’intelligence de quelque réalité, à savoir, de la relation des mérites à la destruction, même s’il n’eut peut-être pas la prescience de l’autre réalité, c’est-à-dire de la conversion ; donc, quant à ce dont il n’avait pas l’intelligence, il ne fut pas prophète. Cependant Jonas et les prophètes qui menaçaient savaient que la prophétie qu’ils prédisaient n’était pas selon la prescience, mais selon la menace ; c’est pourquoi il est dit en Jon. 4, 2 : « C’est pourquoi je me suis d’abord enfui à Tharsis ; car je sais que vous êtes clément et miséricordieux. »

 

Et videtur quod non.

 

Quia Glossa [P. Lombardi, PL 191, 59 B] in principio Psalterii dividit prophetiam, dicens, quod alia est secundum praescientiam, quam necesse est omnibus modis impleri secundum tenorem verborum, ut : ecce virgo concipiet ; alia secundum comminationem, ut : quadraginta dies sunt, et Ninive subvertetur ; quae non secundum verborum superficiem, sed tacitae intelligentiae significatione completur. Ergo videtur superfluere tertium membrum, quod Hieronymus [Glossa ordin. super Matth. 1, 22-23] apponit, scilicet de prophetia secundum praedestinationem.

 

Praeterea, illud quod consequitur omnem prophetiam, non debet poni ut membrum dividens prophetiam. Sed omnem prophetiam consequitur esse secundum praescientiam divinam : quia ut, Glossa [ordin.] dicit, Isa., XXXVIII, 1, prophetae in libro praescientiae legunt. Ergo prophetia secundum praescientiam non debet poni membrum dividens prophetiam.

 

Praeterea, cum praescientia sit superius ad praedestinationem, quasi in eius definitione posita, non potest praescientia contra praedestinationem dividi, nisi quantum ad ea in quibus praescientia praedestinationem excedit. Sed praescientia excedit praedestinationem in malis : quia de eis est praescientia, et non praedestinatio ; de bonis vero praedestinatio et praescientia. Ergo cum dicitur quod prophetia alia est secundum praescientiam, alia secundum praedestinationem, hoc est dictu, alia est de bonis, alia de malis. Sed bona et mala indifferenter ex libero arbitrio dependent. Ergo nulla est differentia quam assignat Hieronymus inter has duas prophetias, dicens, prophetiam praedestinationis esse quae sine nostro impletur arbitrio ; prophetiam vero secundum praescientiam, cui nostrum admiscetur arbitrium.

 

Praeterea, praedestinatio, ut dicit Augustinus [De praedest. sanct., cap. 10], est de bonis salutaribus. Sed inter bona salutaria etiam nostra merita computantur, quae ex libero dependent arbitrio. Ergo prophetiae, secundum praedestinationem, nostrum admiscetur arbitrium ; et sic Hieronymus male distinguit.

 

Praeterea, in prophetia non possunt considerari nisi tria : scilicet a quo est, in quo est, et de quo est. Sed penes illud a quo est prophetia, non distinguitur, quia omnis prophetia est ab uno principio, scilicet spiritu sancto ; nec iterum penes id in quo est, quia prophetiae subiectum est humanus spiritus ; ea autem de quibus est prophetia, non sunt nisi bona vel mala. Ergo prophetia non debet dividi nisi divisione bimembri.

 

Praeterea, Hieronymus dicit, quod illa prophetia : ecce virgo concipiet, est secundum praedestinationem. Sed ad impletionem illius prophetiae liberum arbitrium se immiscuit in Virginis consensu. Ergo prophetia secundum praedestinationem habet liberum arbitrium immixtum ; et sic non differt a prophetia quae est secundum praescientiam.

 

Praeterea, omnis enuntiatio de futuro quod nescitur esse futurum, vel est falsa, vel saltem dubia annuntianti. Sed per prophetiam comminationis praedicitur aliquid esse futurum, utpote destructionem alicuius civitatis. Cum igitur haec denuntiatio non sit falsa, nec dubia, quia in spiritum sanctum, qui est prophetiae auctor, nec falsitas nec dubitatio cadit, oportet hoc futurum, esse ad minus a spiritu sancto praescitum. Ergo prophetia secundum comminationem non distinguitur a prophetia secundum praescientiam.

 

Praeterea, cum aliquid praedicitur secundum prophetiam comminationis : aut illa praedictio est intelligenda sine conditione, aut sub conditione. Si sub conditione, hoc non videtur competere prophetiae quae in quadam supernaturali cognitione consistit : futura enim praecognoscere quibusdam conditionibus stantibus, etiam naturalis ratio potest. Ergo oportet ut sine conditione intelligatur. Aut igitur prophetia est falsa, aut eveniet quod praedicitur ; et sic oportet a Deo esse praescitum. Ergo prophetia comminationis non debet distingui contra prophetiam praescientiae.

 

Praeterea, Ierem. XVIII, 8, similis regula ponitur de divinis comminationibus et promissionibus adimplendis, quia scilicet comminationes revocantur, quando gens contra quam est facta comminatio, poenitentiam agit a malis ; similiter promissio deficit, quando gens cui facta est, iustitiam relinquit. Ergo, sicut ponit prophetiam comminationis quoddam membrum prophetiae, ita debet ponere quartum membrum prophetiam promissionis.

 

Praeterea, Isa. XXXVIII, 1, hoc prophetice Isaias dixit ad Ezechiam : dispone domui tuae, quia morieris etc. ; haec autem prophetia non est secundum praedestinationem, quia talem prophetiam necesse est omnibus modis impleri etiam sine nostro arbitrio : nec iterum secundum praescientiam, quia hoc futurum Deus non praesciebat, alias praescientiae subesset falsum : nec iterum secundum comminationem, quia sine conditione praedicebatur futurum. Ergo oportet (ponere) aliquod quartum genus prophetiae.

 

Sed dicebat, quod hoc praedicebatur esse futurum secundum causas inferiores, et sic erat prophetia comminationis. – Sed contra, causae inferiores mortis hominis aegrotantis, possunt homini esse notae secundum artem medicinae. Si igitur Isaias hoc non praedixit nisi secundum causas inferiores futurum, vel non prophetice praedixit, vel prophetica praedictio non differt a medici praedictione.

 

Praeterea, omnis prophetia est de rebus, vel intuendo causas superiores, vel intuendo causas inferiores. Si igitur praedicta prophetia intelligatur conditionalis quia est secundum aliquas causas, scilicet inferiores, pari ratione omnis prophetia conditionalis est ; et sic omnis prophetia erit eiusdem rationis cum comminatoria.

 

Praeterea, prophetia comminationis quamvis non impleatur secundum superficiem verborum, impletur tamen tacitae intelligentiae significatione, ut Cassiodorus [Glossa P. Lombardi, PL 191, 59 B] dicit ; sicut quod dictum est, per Ionam [III, 4], Ninive subvertetur, impletum est secundum Augustinum in libro de Civitate Dei [XXI, 24], quia quamvis Ninive steterit in moenibus, corruit tamen in pravis moribus. Sed hoc etiam invenitur in prophetia praedestinationis et praescientiae, quod non impletur secundum exteriorem verborum superficiem, sed secundum spiritualem sensum : sicut quod dictum est Isa., LIV, 11 : fundabo Ierusalem in saphiris, et Daniel. II, 34 : quod lapis abscissus de monte sine manibus confregit statuam ; et multa alia huiusmodi. Ergo prophetia comminationis non debet distingui contra prophetiam praescientiae et praedestinationis.

 

Praeterea, si alicui demonstrantur aliquae futurorum similitudines, non dicitur propheta, nisi intelligat ea quae per illas significantur ; sicut Pharao non est dictus propheta, qui spicas et boves vidit : intelligentia enim opus est in visione, ut dicitur Daniel. cap. X, 1. Sed illi per quos comminationes divinae fiunt, intelligunt tantum hoc quod proponunt secundum verborum superficiem ; non autem illuminantur de his quae per illa significantur, sicut patet de Iona [cf. Ion. III, 4], qui intellexit Ninive materialiter subvertendam ; unde ea non subversa, sed correcta, doluit, quasi sua prophetia non esset impleta. Ergo propheta ex hoc dici non debuit. Et sic nec comminatio debet poni species prophetiae ; unde videtur praedicta distinctio nulla esse.

Sed contrarium apparet ex Glossa [ordin. super Matth. 1, 22-23], quae habetur super illud Matth. I, 23 : ecce virgo concipiet ; ubi praedicta divisio ponitur et explanatur.

Responsio. Dicendum, quod prophetia a divina praescientia derivatur, ut supra dictum est. Sciendum est autem, quod Deus alio modo praescit futura ab aliis qui futura praecognoscunt. Circa futurorum enim cognitionem duo est considerare : scilicet ipsum ordinem causarum ad futuros effectus ; et exitum sive executionem huius ordinis in hoc quod effectus actu procedunt ex suis causis.

 

Quaecumque igitur virtus creata aliquam cognitionem habet de futuris, sua cognitio non fertur nisi ad ordinem causarum ; sicut medicus secundum hoc dicitur futuram mortem praescire, inquantum scit naturalia principia esse ordinata ad defectum mortis ; et eodem modo astrologus dicitur praecognoscere futuras pluvias aut ventos. Unde, si sint tales causae quarum effectus impediri possint, non semper evenit quod sic praescitur esse futurum.

 

Sed Deus non solum cognoscit futura ratione ordinis causarum, sed etiam quantum ad ipsum exitum vel executionem ordinis. Cuius ratio est, quia eius intuitus aeternitate mensuratur, quae omnia tempora in uno nunc indivisibili comprehendit : unde uno simplici intuitu videt et ad quid causae sunt ordinatae, et qualiter ordo ille impleatur vel impediatur. Hoc autem creaturae est impossibile, cuius intuitus limitatur ad aliquod tempus determinatum. Unde cognoscit ea quae sunt in illo tempore.

Futura vero in tempore quando

adhuc sunt futura, non sunt nisi in ordine suarum causarum ; unde sic

solummodo a nobis praecognosci possunt : ut recte considerantibus appareat, in hoc quod futura praescire dicimur, magis nos praesentium quam futurorum scientiam habere ; et sic remaneat solius Dei proprium esse vere scire futura.

 

 

Quandoque igitur a divina praescientia derivatur prophetia ratione ordinis causarum ; quandoque vero etiam ratione executionis vel impletionis illius ordinis. Cum ergo fit prophetae revelatio solummodo de ordine causarum, dicitur prophetia comminationis ; tunc enim nihil aliud prophetae revelatur nisi quod secundum ea quae nunc sunt, talis ad hoc vel illud est ordinatus. Impletio vero ordinis causarum fit dupliciter. Quandoque quidem ex sola operatione divinae virtutis, ut suscitatio Lazari, conceptio Christi, et huiusmodi ; et secundum hoc est prophetia praedestinationis, quia, ut dicit Damascenus [De fide II, 30], ea Deus praedestinat, quae non sunt in nobis ; unde et praedestinatio quasi quaedam Dei praeparatio dicitur. Hoc autem aliquis praeparat quod facturus est ipse, non quod alius. Quaedam vero explentur etiam operatione causarum aliarum sive naturalium sive voluntariarum ; et haec, inquantum per alias causas complentur, non sunt praedestinata, sunt tamen praescita ; unde horum dicitur esse prophetia secundum praescientiam. Quia tamen prophetia propter homines fit ; circa ea quae per homines fiunt libero arbitrio, praecipue prophetia praescientiae consistit. Unde praetermissis aliis causis creatis, Hieronymus prophetiam praescientiae notificans, de solo libero arbitrio mentionem facit.

Ad primum igitur dicendum, quod ista trimembris divisio quam Hieronymus ponit, reducitur ad bimembrem, ut dictum est, quia quaedam respicit ordinem causarum, quaedam autem exitum ordinis : et in hac divisione Cassiodorus stetit. Hieronymus vero alterum membrum subdivisit : et ideo duo Cassiodorus membra divisionis posuit ; Hieronymus autem tria. Praescientiam etiam Cassiodorus accepit secundum sui communitatem : est enim de omnibus eventibus, sive virtute creata sive increata fiant. Sed Hieronymus accepit praescientiam secundum quamdam restrictionem, prout est de illis tantum de quibus non est praedestinatio per se loquendo, scilicet de his quae virtute creata proveniunt.

 

Ad secundum dicendum, quod omnis prophetia divinam praescientiam habet quasi radicem. Sed cum in divina praescientia sit cognitio ordinis et eventus, quaedam prophetia derivatur ex una parte, quaedam ex alia. Praescientia vero Dei, secundum hoc proprie praescientiae nomen habet, quod ad eventum respicit qui futurus est ; ordo enim ad eventum est in praesenti ; unde de eo magis est scientia quam praescientia : et sic illa prophetia quae ordinem respicit, non dicitur secundum praescientiam, sed solum illa quae est secundum eventum.

 

 

Ad tertium dicendum quod, praescientia hic accipitur contra praedestinationem divisa, quantum ad ea in quibus praescientia praedestinationem excedit ; non autem excedit praescientia praedestinationem solum in malis, si praedestinatio stricte accipiatur, sed etiam in omnibus bonis, quae non fiunt sola virtute divina ; unde ratio non sequitur.

 

Ad quartum dicendum, quod meritum nostrum et est ex gratia et est ex libero arbitrio ; non autem subiacet praedestinationi nisi secundum quod est ex gratia, quae a solo Deo est ; unde id quod ex nostro arbitrio est, praedestinationi subesse est per accidens.

 

Ad quintum dicendum, quod prophetia hic distinguitur secundum ea de quibus est, non quidem secundum bona et mala ; quia huiusmodi differentiae per accidens se habent ad futurum quod per prophetiam cognoscitur, sed secundum quod est de ordine vel de exitu ordinis, ut dictum est.

 

Ad sextum dicendum, quod ad Christi conceptionem intervenit consensus Virginis, non quasi operans, sed sicut impedimentum removens ; non enim invitae tantum beneficium praestari decebat.

 

Ad septimum dicendum, quod aliquid potest dici esse futurum non solum ex hoc quia ita erit, sed quia ita est ordinatum in causis suis ut sic sit futurum ; sic enim medicus dicit : iste sanabitur vel morietur ; et si aliter contingat, non falsum dixit ; sic enim tunc futurum erat ex ordine causarum, quem tamen possibile est impediri : et tunc quod prius futurum fuerat, consequenter non erit futurum ; unde philosophus dicit in II de Generat. [cap. 11 (337 b 7)] quod futurus quis incedere, non incedet ; et secundum hoc denuntiatio prophetae comminantis nec falsa est nec dubia, quamvis non eveniat quod praedixit.

 

 

Ad octavum dicendum, quod si prophetia comminationis referatur ad ordinem causarum quem directe respicit, sic est absque omni conditione ; absolute enim verum est ita ordinatum esse in causis ut hoc contingat. Si autem referatur ad eventum quem respicit indirecte, sic intelligenda est sub conditione causae ; et tamen supernaturalis est, quia naturali cognitione non potest sciri etiam causa exstante, utpote iniquitate remanente, quod talis poena vel talis determinate secundum divinam iustitiam debeatur.

 

Ad nonum dicendum, quod sub prophetia comminationis intelligitur etiam prophetia promissionis, quia de eis est eadem ratio. Ideo tamen magis exprimitur de prophetia comminationis, quia frequentius invenitur revocata comminatio quam promissio ; Deus enim pronior est ad miserendum quam ad puniendum.

 

Ad decimum dicendum, quod prophetia illa fuit secundum comminationem ; et quamvis non esset conditio explicite proposita, est tamen illa denuntiatio sub implicita conditione intelligenda, scilicet tali ordine rerum remanente.

 

 

Ad undecimum dicendum, quod causae inferiores non solum sunt causae naturales quas medici praecognoscere possunt, sed etiam causae meritoriae, quae ex sola divina revelatione cognoscuntur. Causae etiam naturales salutis vel mortis multo perfectius divina revelatione quam humano ingenio cognosci possunt.

 

Ad duodecimum dicendum, quod causae superiores, scilicet rationes rerum in divina praescientia, nunquam deficiunt ab impletione suorum effectuum, sicut deficiunt causae inferiores ; et ideo in causis superioribus cognoscuntur eventus rerum absolute, sed in inferioribus non nisi sub conditione.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod in prophetia praedestinationis et praescientiae quamvis proponatur veritas adimplenda sub aliquibus similitudinibus, tamen ratione illarum similitudinum non attenditur aliquis sensus litteralis ; sed litteralis sensus attenditur secundum ea quae per similitudines significantur, sicut in omnibus metaphoricis significationibus accidit. Unde in talibus prophetiis nulla veritas invenitur quantum ad similitudines, sed solum quantum ad ea quae per similitudines significantur. Sed in prophetia comminationis sensus litteralis verborum prophetae attenditur secundum illas similitudines rerum quae evenient, quia similitudines illae non tantum proponuntur ut similitudines, sed ut res quaedam. Unde et illud quod eveniet, significatum per huiusmodi similitudines, non pertinet ad sensum litteralem, sed ad sensum mysticum ; sicut cum dicitur, Ninive subvertetur, subversio materialis pertinet ad sensum litteralem, sed subversio a pravis moribus pertinet ad moralem : et in ipso sensu litterali attenditur aliqua veritas ratione ordinis causarum, ut dictum est.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod in somnio Pharaonis spicae illae et boves non demonstrabantur ut res quaedam, sed solum ut similitudines ; et ideo Pharao, qui solum illas similitudines vidit, non habuit alicuius rei intellectum ; et propter hoc propheta non fuit. Sed Ionae, cui dictum est, Ninive subvertetur, aderat intelligentia alicuius rei, scilicet ordinis meritorum ad subversionem, etsi forte alterius rei, scilicet conversionis, praescius non fuerit ; unde quantum ad hoc quod non intelligebat, propheta non fuit. Sciebat tamen Ionas, et prophetae comminantes, prophetiam quam praedicebant, non esse secundum praescientiam, sed secundum comminationem : unde dicitur Ionae IV, vers. 2 : propter hoc praeoccupavi ut fugerem in Tharsis ; scio enim quod tu clemens et misericors es.

 

 

 

 

 

 

 

Article 11 - TROUVE-T-ON DANS LA PROPHÉTIE UNE VÉRITÉ IMMUABLE ?

(Undecimo quaeritur utrum in prophetia inveniatur immobilis veritas.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Puisque la vérité immuable est placée dans la définition de la prophétie, si elle convient à la prophétie, il est nécessaire qu’elle lui convienne par soi. Or les futurs contingents, sur lesquels porte la prophétie, ne sont pas immuables par soi, mais seulement dans la mesure où ils sont rapportés à la prescience divine, comme dit Boèce. La vérité immuable ne doit donc pas être attribuée à la prophétie comme entrant dans sa définition.

 

2° Ce qui n’est accompli que si une condition variable existe, n’a pas une vérité immuable. Or il est une prophétie, à savoir celle de menace, qui n’est accomplie que si une condition variable existe, à savoir la persévérance dans la justice ou dans l’iniquité, comme on le lit en Jér. 18, 8-10. Toute prophétie n’a donc pas une vérité immuable.

 

 

3° En Is. 38, 1, la Glose dit que « Dieu révèle aux prophètes sa sentence, mais non son conseil ». Or sa sentence est variable, comme il est dit au même endroit. La prophétie n’a donc pas une vérité immuable.

 

 

 

4° Si la prophétie a une vérité immuable, alors c’est soit du côté du prophète qui voit, soit du côté de la réalité qui est vue, soit du côté du miroir éternel à partir duquel elle est vue. Ce n’est pas du côté du voyant, car la connaissance humaine est variable ; ni du côté de la réalité, qui est contingente ; ni du côté de la prescience divine ou du miroir, car par là il n’est pas imposé de nécessité aux réalités. La prophétie n’a donc en aucune façon une vérité immuable.

 

 

5° [Le répondant] disait que la prescience divine n’impose pas la nécessité de ne pouvoir se produire autrement ; toutefois, ce qui est connu d’avance ne se produira pas autrement, et de cette façon la prophétie a une vérité immuable. En effet, on appelle immuable, suivant le Philosophe, ce qui ne peut pas être mû, ou ce qui est mû difficilement, ou ce qui n’est pas mû. En sens contraire : si l’on imagine le possible, rien d’impossible ne s’ensuit. Si donc il est possible que ce qui est connu par avance et prophétisé se comporte autrement, alors, si l’on imagine qu’il se comporte autrement, rien d’impossible ne s’ensuivra. Or il s’ensuit que la prophétie a une vérité changeante. Il n’est donc pas nécessaire que la prophétie ait une vérité immuable.

 

6° La vérité de la proposition suit la détermination de la réalité, car « le discours est appelé vrai ou faux selon que la chose est ou n’est pas », comme dit le Philosophe. Or les réalités sur lesquelles porte la prophétie sont contingentes et changeantes. L’an­nonce prophétique a donc une vérité changeante.

 

 

7° L’effet est nommé nécessaire ou contingent d’après la cause prochaine, non d’après la cause première. Or les causes prochaines des réalités sur lesquelles porte la prophétie sont des causes changeantes, quoique la cause première soit immuable. La prophétie a donc une vérité non pas immuable, mais changeante.

 

8° Si la prophétie a une vérité immuable, il est impossible qu’une chose ait été prophétisée et qu’elle n’advienne pas. Or ce qui a été prophétisé, il est impossible que ce n’ait pas été prophétisé. Si donc la prophétie a une vérité immuable, il est nécessaire que ce qui a été prophétisé se produise ; et ainsi, la prophétie ne portera pas sur les futurs contingents.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit dans la Glose au début du Psautier : « La prophétie est une inspiration ou une révélation divine qui annonce les événements avec une immuable vérité. »

 

 

2) La prophétie est « un signe de la prescience divine », comme dit saint Jérôme. Or les choses connues d’avance, en tant qu’elles sont objets de la prescience, sont nécessaires. Donc les choses prophétisées aussi, en tant que la prophétie porte sur elles ; la prophétie a donc une vérité immuable.

 

3) La science divine des réalités changeantes peut être immuable, car elle n’est pas issue des réalités. Or semblablement, la connaissance prophétique n’est pas prise des réalités elles-mêmes. La prophétie a donc une vérité immuable portant sur des réalités changeantes.

 

Réponse :

 

Il y a deux choses à considérer dans la prophétie : les réalités prophétisées elles-mêmes, et la connaissance que l’on a d’elles ; et la relation d’origine de ces deux choses se trouve être différente. En effet, les réalités prophétisées elles-mêmes viennent immédiatement des causes changeantes comme de causes prochaines, mais de la cause immuable comme d’une cause éloignée ; au lieu que la connaissance prophétique, à l’inverse, vient de la prescience divine comme d’une cause prochaine, et ne dépend pas des réalités prophétisées comme d’une cause, mais elle est seulement comme leur signe.

 

Or tout effet suit en nécessité et contingence la cause prochaine et non la cause première. Par conséquent, les réalités prophétisées sont elles-mêmes changeantes, mais la connaissance prophétique est immuable, tout comme la prescience divine, dont elle dérive comme la reproduction dérive du modèle. En effet, de ce que la vérité d’une pensée est nécessaire, il suit que l’énonciation, qui est le signe de la pensée, a une vérité nécessaire ; de la même façon, du fait même que la prescience divine est immuable, il suit que la prophétie, qui est son signe, a une vérité immuable.

 

Et comment la prescience de Dieu peut être immuablement vraie tout en portant sur des réalités changeantes, cela a été dit dans une autre question concernant la science de Dieu ; il n’est donc pas nécessaire de le répéter ici, puisque l’immuabilité de la prophétie dépend tout entière de l’immuabilité de la prescience divine.

 

Réponse aux objections :

 

1° Rien n’empêche qu’une chose inhère par accident à un sujet pris en soi, mais inhère par soi à ce même sujet additionné d’autre chose ; par exemple « se mouvoir » est en l’homme par accident, mais il est par soi en l’homme en tant qu’il court. Et de même, « être immuable » ne convient pas par soi à la réalité prophétisée, [cela ne lui convient par soi] qu’en tant qu’elle est prophétisée ; [La vérité immuable] entre donc convenablement dans la définition de la prophétie.

 

2° La prophétie de menace a une vérité tout à fait immuable ; en effet, elle ne porte pas sur l’arrivée d’événements, mais sur l’ordre des causes relatif aux événements, comme on l’a dit ; et il est nécessaire que cet ordre soit celui que le prophète prédit, quoique parfois l’événement ne s’ensuive pas.

 

 

3° On appelle « conseil de Dieu » l’éternelle disposition de Dieu, qui ne varie jamais ; et c’est pourquoi saint Grégoire dit que « Dieu ne change jamais son conseil ». Et l’on appelle « sentence » ce à quoi des causes sont ordonnées : en effet, les sentences, dans les tribunaux, sont proférées d’après les mérites des causes. Or tantôt ce à quoi les causes sont ordonnées est également disposé par Dieu de toute éternité, et le conseil de Dieu est alors identique à la sentence, tantôt les causes sont ordonnées à quelque chose qui n’est pas disposé par Dieu de toute éternité : le conseil et la sentence de Dieu se portent alors vers des choses différentes. Donc, du côté de la sentence, qui regarde les causes inférieures, on trouve la muabilité, mais du côté du conseil se trouve toujours l’immuabilité. Et tantôt est révélée au prophète une sentence conforme au conseil – la prophétie a dans ce cas une vérité immuable même quant à l’événement –, tantôt est révélée une sentence non conforme au conseil : la prophétie a alors une vérité immuable quant à l’ordre et non quant à l’événement, comme on l’a dit.

4° L’immuabilité de la prophétie est du côté du miroir éternel : non qu’il impose une nécessité aux réalités prophétisées, mais parce qu’il fait que la prophétie de réalités contingentes soit nécessaire, tout comme elle-même [i.e. la prescience divine] l’est.

 

 

5° Si l’on affirme qu’une chose est prophétisée selon la prescience, alors, bien qu’en soi il soit possible qu’elle ne se produise pas, cependant cela est incompatible avec ce que l’on a affirmé en disant qu’elle est connue par avance ; car du fait même qu’on la dit connue par avance, on affirme qu’il en sera ainsi, puisque la prescience regarde l’événement lui-même.

 

6° La vérité de la proposition suit la détermination de la réalité lorsque la science de celui qui propose la vérité est issue des réa­lités. Mais il n’en est pas ainsi dans le cas présent.

 

7° Bien que la cause prochaine de la réalité prophétisée soit changeante, cependant la cause prochaine de la prophétie elle-même est immuable, comme on l’a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

8° On juge de façon semblable « la chose prophétisée n’advient pas » et « la chose connue par avance n’advient pas » ; et l’on a dit dans la question concernant la science de Dieu comment il faut accorder ou nier cela.

 

Et videtur quod non.

 

Cum enim immobilis veritas in

definitione prophetiae ponatur, si

prophetiae conveniat, oportet ut per se ei conveniat. Sed futura contingentia, de quibus est prophetia, per se non sunt immobilia, sed solum secundum quod ad praescientiam divinam referuntur, ut dicit Boetius [De consol. V, 6]. Ergo immobilis veritas non debet assignari prophetiae quasi in eius definitione posita.

 

Praeterea, illud quod non impletur nisi aliqua variabili conditione existente, non habet immobilem veritatem. Sed aliqua prophetia est, scilicet comminationis, quae non impletur nisi variabili conditione existente, scilicet perseverantia iustitiae vel iniquitatis, ut habetur Ierem. XVIII, 8-10. Ergo non omnis prophetia habet immobilem veritatem.

 

Praeterea, Isa. XXXVIII, 1, dicit Glossa [ordin., ibid.] quod Deus prophetis revelat suam sententiam, sed non consilium. Sententia autem eius est variabilis, ut ibidem dicitur. Ergo prophetia non habet immobilem veritatem.

 

Praeterea, si prophetia habet immobilem veritatem ; aut hoc est ex parte prophetae videntis, aut ex parte rei quae videtur, aut a parte speculi aeterni a quo videtur. Non a parte videntis, quia humana cognitio variabilis est ; nec ex parte rei, quae contingens est ; nec ex parte divinae praescientiae sive speculi, quia per hoc necessitas rebus non imponitur. Ergo prophetia nullo modo habet immobilem veritatem.

 

Sed dicebat, quod divina praescientia non imponit necessitatem quin aliter evenire possit ; sed tamen aliter non eveniet quod praescitur, et hoc modo prophetia habet immobilem veritatem. Immobile enim dicitur, secundum philosophum [Phys. V, 4 (226 b 10)], quod non potest moveri, vel quod difficile movetur, vel quod non movetur. – Sed contra, posito possibili, nihil sequitur impossibile. Si igitur possibile est id, quod est praescitum et prophetatum, aliter se habere, si ponatur aliter se habere, nullum sequetur impossibile. Sequitur autem prophetiam habere mobilem veritatem. Ergo non est necesse prophetiam habere immobilem veritatem.

 

Praeterea, veritas propositionis sequitur conditionem rei, quia ex eo quod res est vel non est, oratio vera vel falsa est, ut dicit philosophus [Praedic., cap. 5 (4 b 8) et cap. 12 (14 b 21)]. Sed res de quibus est prophetia, sunt contingentes et mutabiles. Ergo et prophetica denuntiatio habet mobilem veritatem.

 

Praeterea, effectus denominatur necessarius vel contingens a causa proxima, non a causa prima. Sed causae proximae rerum de quibus est prophetia, sunt causae mobiles, quamvis causa prima sit immobilis. Ergo prophetia non habet immobilem veritatem, sed mobilem.

 

Praeterea, si prophetia habet immobilem veritatem, impossibile est aliquid esse prophetatum, et illud non fieri. Sed quod est prophetatum, impossibile est non esse prophetatum. Ergo si prophetia habet immobilem veritatem, necesse est evenire illud quod prophetatum est ; et sic prophe­tia non erit de futuris contingentibus.

 

 

 

Sed contra. Est quod dicitur in Glossa [P. Lombardi, PL 191, 58 B-C] in principio Psalterii : prophetia est divina inspiratio vel revelatio, rerum eventus immobili veritate denuntians.

 

Praeterea, prophetia est divinae praescientiae signum, ut dicit Hieronymus [Glossa ordin. super Matth. I, 22]. Sed praescita, inquantum subsunt praescientiae, sunt necessaria. Ergo et prophetata, inquantum de illis est prophetia ; ergo prophetia habet immobilem veritatem.

 

Praeterea, scientia Dei potest esse immobilis de rebus mobilibus, quia a rebus ortum non habet. Sed similiter cognitio prophetica non sumitur a rebus ipsis. Ergo prophetia habet immobilem veritatem de rebus mobilibus.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod in prophetia duo est considerare ; scilicet ipsas res prophetatas, et cognitionem quae de illis habetur ; et horum duorum invenitur diversus ordo originis. Ipsae enim res prophetatae sunt immediate a causis mobilibus sicut a causis proximis, sed a causa immobili sicut a causa remota ; cognitio vero prophetica e converso est a divina praescientia sicut a causa proxima, a rebus vero prophetatis non dependet sicut a causa, sed est solum sicut earum signum.

 

 

Omnis autem effectus in necessitate et contingentia sequitur causam proximam, et non causam primam. Unde res ipsae prophetatae mobiles sunt ; sed prophetica cognitio est immobilis, sicut et divina praescientia, a qua derivatur ut exemplatum ab exemplari. Sicut enim ex hoc quod veritas intellectus est necessaria, sequitur quod enuntiatio, quae est signum intellectus, habeat necessariam veritatem ; ita ex hoc ipso quod divina praescientia est immobilis, sequitur quod prophetia, quae est signum eius, immobilem habeat veritatem.

Quomodo autem praescientia Dei possit esse immobiliter vera de rebus mobilibus, dictum est in alia quaestione de scientia Dei ; unde non oportet hic repetere, cum immobilitas prophetiae tota dependeat ex immobilitate divinae praescientiae.

Ad primum igitur dicendum, quod nihil prohibet aliquid inesse per accidens alicui secundum se sumpto, quod eidem per se inest alio addito ; sicut homini per accidens inest moveri, per se vero homini inquantum est currens. Sic etiam et huic rei quae prophetatur, non per se competit esse immobilem, sed solum inquantum est prophetata ; unde convenienter in definitione prophetiae ponitur.

 

Ad secundum dicendum, quod prophetia comminationis omnino habet immobilem veritatem ; non enim est de eventibus rerum, sed de ordine causarum ad eventus, ut dictum est ; et hunc ordinem esse quem propheta praedicit, necessarium est, quamvis eventus quandoque non sequatur.

 

Ad tertium dicendum, quod consilium Dei dicitur ipsa aeterna Dei dispositio, quae nunquam variatur ; propter quod dicit Gregorius [Moral. XVI, 10], quod Deus nunquam mutat consilium. Sententia vero dicitur hoc ad quod aliquae causae sunt ordinatae. Sententiae enim in iudiciis ex causarum meritis proferuntur. Quandoque autem hoc ad quod causae sunt ordinatae, est etiam a Deo ab aeterno dispositum : et tunc idem est Dei consilium et sententia. Quandoque vero ad aliquid ordinatae sunt causae, quod non est a Deo ab aeterno dispositum : et tunc Dei consilium et sententia feruntur ad diversa. Ergo ex parte sententiae, quae respicit causas inferiores, invenitur mutabilitas ; sed ex parte consilii invenitur semper immutabilitas. Prophetae vero revelatur quandoque sententia consilio conformis : et tunc prophetia habet immobilem veritatem etiam quantum ad eventum. Quandoque vero revelatur sententia consilio non conformis : et tunc habet immobilem veritatem quantum ad ordinem, et non quantum ad eventum, ut dictum est.

 

Ad quartum dicendum, quod immobilitas prophetiae est ex parte speculi aeterni, non quod rebus prophetatis necessitatem imponat ; sed quia prophetiam facit necessariam esse de rebus contingentibus, sicut et ipsa est.

 

Ad quintum dicendum, quod posito quod aliquid sit secundum praescientiam prophetatum, quamvis illud non esse in se sit possibile, tamen incompossibile posito huic, scilicet quod dicitur esse praescitum ; quia ex hoc ipso quod praescitum ponitur, ponitur ita futurum esse, cum praescientia ipsum eventum respiciat.

 

Ad sextum dicendum, quod veritas propositionis sequitur conditionem rei, quando scientia veritatem proponentis ex rebus oritur. Sic autem non est in proposito.

 

Ad septimum dicendum, quod quamvis rei prophetatae causa proxima sit mobilis, tamen ipsius prophetiae causa proxima est immobilis, ut dictum est ; et ideo ratio non sequitur.

 

Ad octavum dicendum, quod prophetatum non evenire habet simile iudicium, sicut et praescitum non evenire. Quod qualiter debeat concedi et qualiter negari, dictum est in quaestione de scientia Dei [qu. 2, art. 12].

 

 

 

 

 

 

 

Article 12 - LA PROPHÉTIE QUI A LIEU SEULEMENT PAR UNE VISION INTELLECTUELLE EST-ELLE PLUS ÉMINENTE QUE CELLE QUI COMPORTE UNE VISION INTELLECTUELLE EN MÊME TEMPS QU’UNE VISION IMAGINAIRE ?

(Duodecimo quaeritur utrum prophetia quae est

secundum visionem intellectualem tantum,

sit eminentior ea quae habet visionem intellectualem simul cum imaginaria visione.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La prophétie qui comporte une vision intellectuelle avec une vision imaginaire inclut celle qui comporte seulement une vision intellectuelle. La vision prophétique qui a les deux visions est donc supérieure à celle qui n’en a qu’une. En effet, ce qui inclut quelque chose dépasse ce qui est inclus par lui.

 

 

2° Une prophétie est d’autant plus parfaite qu’il y a en elle une lumière intellectuelle plus abondante. Or la plénitude de lumière intellectuelle fait qu’il se produit dans le prophète un rejaillissement de l’intelligence sur l’imagination, en sorte qu’une vision imaginaire s’y forme. La prophétie qui a une vision imaginaire associée est donc plus parfaite que celle qui comporte seulement une vision intellectuelle.

 

3° Il est dit en Mt 11, 9, à propos de saint Jean-Baptiste, qu’il est lui-même « un prophète, et plus qu’un prophète ». Or cela est dit de lui parce que non seulement il a vu le Christ de façon intellectuelle ou imaginaire, comme les autres prophètes, mais il l’a aussi corporellement montré du doigt. La prophétie à laquelle se mêle une vision corporelle est donc très noble ; et pour la même raison, celle à laquelle est associée une vision imaginaire est plus noble que celle qui ne comporte qu’une vision intellectuelle.

 

4° Une chose est d’autant plus parfaite que l’on y trouve plus pleinement les différences constitutives de la notion de son espèce. Or les différences qui constituent la prophétie sont la vision et l’annonce. La prophétie qui comporte une annonce semble donc être plus parfaite que celle qui n’en a pas. Or l’annonce ne peut se faire sans une vision imaginaire, car celui qui annonce doit nécessairement avoir des discours imaginés. La prophétie qui se fait avec une vision imaginaire et une vision intellectuelle est donc plus parfaite.

 

5° À propos de ce passage de I Cor. 14, 2 : « c’est l’esprit qui dit des mystères », la Glose dit : « Celui qui voit par son seul esprit les images des réalités signifiées, est moins prophète ; et celui qui n’est doté que de leur intelligence, l’est davantage ; mais celui qui excelle en ces deux choses, l’est au plus haut point. » Nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

6° La prophétie, comme dit Rabbi Moïse, commence dans l’intelligence et s’accomplit dans l’imagination. La prophétie qui comporte une vision imaginaire est donc plus parfaite que celle qui comporte seulement une vision intellectuelle.

 

 

7° La faiblesse de la lumière intellectuelle dénote l’imperfection de la prophétie. Or c’est par la faiblesse de la lumière intellectuelle, semble-t-il, qu’il advient que la vision prophétique ne descende pas jusqu’à l’imagination. Il semble donc que la prophétie qui comporte une vision imaginaire soit plus parfaite.

 

8° Il est d’une plus grande perfection de connaître une réalité en elle-même et en tant qu’elle est signe d’autre chose, que de ne la connaître qu’en elle-même. Donc, pour la même raison, il est plus parfait de connaître une réalité en tant qu’elle est signifiée, que de ne la connaître qu’en elle-même. Or, dans la prophétie qui comporte une vision imaginaire avec la vision intellectuelle, la réalité prophétisée est connue non seulement en elle-même, mais aussi en tant qu’elle est désignée par des images. La prophétie qui comporte une vision imaginaire est donc plus noble que la prophétie qui comporte une vision seulement intellectuelle, en laquelle les réalités prophétisées ne sont connues qu’en elles-mêmes, et non en tant qu’elles sont signifiées.

9° Comme dit Denys au premier chapitre de la Hiérarchie céleste, « le rayon divin ne saurait nous illuminer qu’enveloppé dans la variété des voiles sacrés ». Et il appelle « voiles » les figures imaginaires, par lesquelles la pureté de la lumière intellectuelle est comme voilée. Il est donc nécessaire qu’en toute prophétie il y ait des figures imaginaires, soit formées par l’homme, soit envoyées par Dieu. Or celles qui sont envoyées par Dieu semblent être plus nobles que celles qui sont formées par l’homme. Il semble donc que la plus noble prophétie soit celle en laquelle Dieu infuse en même temps la lumière intellectuelle et les figures imaginaires.

 

 

10° Comme dit saint Jérôme au Prologue sur le livre des Rois, une distinction oppose les prophètes aux hagiographes. Or ceux qu’en cet endroit il appelle prophètes reçurent tous ou presque tous une révélation sous des figures imaginaires ; et plusieurs parmi ceux qu’il met au nombre des hagiographes reçurent une révélation sans figures. On appelle donc plus proprement prophètes ceux à qui une révélation est faite par vision intellectuelle et imaginaire, que ceux à qui elle est faite par une vision seulement intellectuelle.

 

 

 

11° Selon le Philosophe au deuxième livre de la Métaphysique, en face des causes premières des réalités, causes qui sont très manifestes dans la nature, notre intelligence est « comme l’œil de la chouette en face de la lumière du soleil ». Or l’œil de la chouette ne peut regarder le soleil que dans une certaine obscurité ; donc notre intelligence, elle aussi, ne pense les réalités divines que dans une certaine obscurité. Il semble donc qu’elle le fasse sous des ressemblances, et ainsi, la vision intellectuelle ne sera pas plus certaine que la vision imaginaire, puisque l’une et l’autre se font sous des ressemblances. Il semble donc que cette vision imaginaire, pour être associée à la vision intellectuelle, n’en diminue en rien la noblesse ; et ainsi, la prophétie qui se fait sous l’une et l’autre vision est soit plus digne soit, du moins, également digne.

 

12° L’objet de l’intelligence est pour l’intelli­gence ce que l’objet de l’imagination est pour l’imagination. Or celle-ci n’appréhende son objet que moyennant une ressemblance. Donc de même pour l’intelli­gence relativement à son objet ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit dans la Glose au début du Psautier : « Un mode de prophétie est plus digne que les autres, c’est lorsque l’on

prophétise par la seule inspiration du Saint-Esprit, loin de toute aide extérieure en action, parole, vision ou songe. » Or la prophétie qui est associée à une vision imaginaire a lieu avec l’aide d’un songe ou d’une vision. La prophétie qui s’accompagne seulement d’une vision intellectuelle est donc plus noble.

 

 

2) Tout ce qui est reçu en quelque chose, y est reçu selon le mode de ce qui reçoit. Or l’intelligence, en laquelle une chose est reçue lors de la vision intellectuelle, est plus noble que l’imagination, en laquelle une chose est reçue lors de la vision imaginaire. La prophétie qui se fait par vision intellectuelle est donc plus noble.

 

3) Là où il y a vision intellectuelle, il n’y

a pas de tromperie possible, car qui se trompe ne comprend pas, comme dit saint Augustin au livre sur la Vraie Religion. La vision imaginaire, par contre, est mêlée de beaucoup de fausseté ; c’est pourquoi elle est présentée au quatrième livre de la Métaphysique comme un principe de fausseté. La prophétie qui comporte une vision intellectuelle est donc plus noble.

 

 

4) Lorsqu’une puissance de l’âme est retirée de son action, une autre est renforcée dans la sienne. Si donc, en quelque prophétie, la puissance imaginative est tout à fait inactive, la vision intellectuelle en sera plus forte. La prophétie sera donc, elle aussi, plus noble.

 

5) Les actes des puissances se comparent entre eux comme les puissances se comparent entre elles. Or une intelligence non unie à l’imagination, telle l’intelligence angélique, est plus noble qu’une intelligence unie à l’imagination, telle l’intelli­gence humaine. La prophétie qui comporte une vision intellectuelle sans vision imaginaire est donc, elle aussi, plus noble que celle qui comporte l’une et l’autre.

 

6) Être aidé dans l’action est la marque d’une imperfection de l’agent. Or la vision imaginaire est présentée dans la Glose au début du Psautier comme une aide pour la prophétie. La prophétie qui comporte une vision imaginaire est donc plus imparfaite.

 

 

7) Une lumière est d’autant plus claire qu’elle est plus éloignée des obscurités ou des nuées. Or les figures imaginaires sont comme des nuées par lesquelles est obscurcie la lumière intellectuelle ; et c’est pourquoi Isaac dit de la raison humaine, qui abstrait à partir des phantasmes, qu’elle naît à l’ombre de l’intelligence. La prophétie qui comporte une lumière intellectuelle sans images est donc plus parfaite.

 

 

 

8) Toute la noblesse de la connaissance prophétique consiste en ce qu’elle imite la prescience de Dieu. Or la prophétie qui est sans vision imaginaire imite plus la prescience divine, en laquelle ne se trouve aucune imagination, que celle qui comporte une vision imaginaire. La prophétie qui ne comporte pas de vision imaginaire est donc plus noble.

 

Réponse :

 

Puisque la nature de l’espèce est faite de la nature du genre et de celle de la différence, la dignité de l’espèce peut être évaluée à partir de l’une et de l’autre ; et selon ces deux considérations, on trouve que des choses se dépassent parfois l’une l’autre en dignité.

 

Et en ce qui concerne la nature de l’espèce, ce qui la participe plus parfaitement est toujours ce en quoi la différence qui constitue formellement l’espèce se trouve être plus noble. Mais, pour parler de façon absolue, est absolument plus noble tantôt ce en quoi la nature du genre est plus noble, tantôt ce en quoi la nature de la différence est plus noble. En effet, lorsque la différence ajoute quelque perfection à la nature du genre, alors la prééminence qui est du côté de la différence fait qu’une chose est absolument plus noble ; par exemple dans l’espèce de l’homme, qui est « animal rationnel », celui qui est supérieur en rationalité est absolument plus digne que celui qui est supérieur dans les choses qui regardent la notion d’animal, comme sont le sens, le mouvement, et autres choses semblables. Mais lorsque la différence implique une imperfection, alors ce en quoi la nature du genre existe de façon plus achevée est absolument plus noble, comme on le voit clairement dans le cas de la foi, qui est une connaissance énigmatique, c’est-à-dire de choses que l’on ne voit pas. En effet, celui qui possède abondamment la nature du genre et manque dans la différence de la foi, tel le fidèle qui recueille déjà quelque compréhension des choses susceptibles d’être crues et les voit déjà en quelque sorte, a une foi absolument plus noble que celui qui connaît moins ; et cependant, en ce qui concerne la notion de foi, celui qui ne voit pas du tout les choses qu’il croit a plus proprement la foi.

 

Ainsi en est-il dans la prophétie. En effet, la prophétie semble être une certaine connaissance voilée et mêlée d’obscurité, suivant ce qu’on lit en II Pet. 1, 19 : « Plus ferme est pour vous la parole prophétique, à laquelle vous faites bien de prêter attention, comme à une lampe qui brille dans un lieu obscur. » Et cela, le nom même de prophétie le montre, car « prophétie » équivaut à « vision de loin » : en effet, les choses qui sont vues clairement sont vues pour ainsi dire de près. Si donc nous comparons les prophéties quant à la différence qui accomplit la notion de prophétie, on trouve que celle à laquelle est mêlée une vision imaginaire a plus parfaitement et plus proprement la notion de prophétie : dans ce cas, en effet, la connaissance de la vérité prophétique est voilée.

 

Mais si nous comparons les prophéties en ce qui concerne la nature du genre, c’est-à-dire la connaissance ou la vision, il semble qu’il faille distinguer comme suit. Toute connaissance parfaite comporte deux choses, à savoir la réception et le jugement sur les choses reçues. Le jugement sur les choses reçues, dans la prophétie, est effectué seulement par l’intelligence ; mais la réception, et par l’intelligence et par l’imagina­tion. Donc, tantôt il n’y a pas de réception surnaturelle dans la prophétie mais seulement un jugement surnaturel, et dans ce cas l’intelligence seule est éclairée sans aucune vision imaginaire – et telle fut peut-être l’inspiration de Salomon, puisque, par une impulsion divine, il jugea plus certainement que les autres sur les mœurs des hommes et les natures des réalités, que nous percevons naturellement –, tantôt, par contre, la réception est elle aussi surnaturelle, et cela de deux façons : il y a soit réception par l’imagination, comme lorsque les images des réalités sont formées par Dieu dans l’esprit du prophète, soit réception par l’intelligence, comme lorsque la connaissance de la vérité est si clairement infusée à l’intelligence que, loin de recevoir la vérité à partir de la ressemblance procurée par des images, elle peut, bien au contraire, former elle-même pour soi, à partir de la vérité déjà reconnue, des images dont elle use à cause de la nature de notre intelligence. Mais il ne peut exister de prophétie qui comporte une réception sans jugement, ni par conséquent de prophétie qui comporte une vision imaginaire sans vision intellectuelle.

 

Ainsi donc, on voit clairement que la pure vision intellectuelle qui comporte seulement le jugement sans aucune réception surnaturelle est inférieure à celle qui comporte le jugement et une réception imaginaire. Mais la pure vision intellectuelle qui comporte le jugement et une réception surnaturelle est plus noble que celle qui, avec le jugement, comporte une réception imaginaire. Et quant à ce point, il faut accorder que la prophétie qui comporte une vision seulement intellectuelle est plus digne que celle qui a une vision imaginaire associée.

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien que la prophétie qui consiste en l’une et l’autre vision comporte aussi une vision intellectuelle, cependant elle n’inclut pas la prophétie qui consiste dans la seule vision intellectuelle, attendu que la seconde comporte une vision intellectuelle plus éminente que la première : dans la seconde, en effet, la perception de la lumière intellectuelle suffit pour recevoir et juger, au lieu que dans la première elle suffit seulement pour juger.

 

2° Dans l’une et l’autre prophétie se produit une descente de la lumière prophétique de l’intelligence vers l’imagination, mais pas de la même façon : en effet, dans la prophétie que l’on dit avoir une vision seulement intellectuelle, toute la plénitude de la révélation prophétique est perçue dans l’intel­ligence, et de là, suivant le jugement de celui qui pense, des images sont convenablement formées dans la puissance imaginative à cause de la nature de notre intelligence, qui ne peut penser sans phantasmes ; au lieu que, dans l’autre prophétie, toute la plénitude de la révélation prophétique n’est pas reçue dans l’intelligence, mais en partie dans l’intelligence quant au jugement, et en partie dans l’imagination quant à la réception. Donc, dans la prophétie qui contient une vision seulement intellectuelle, la vision intellectuelle est plus pleine : parfois, en effet, la lumière reçue dans l’intel­ligence vient-elle à manquer, que la vision dégénère alors partiellement, pour ainsi dire, de la pureté intelligible vers les figures imaginaires, comme cela se produit dans les songes.

 

3° Que saint Jean ait montré du doigt le Christ, ne relève pas de la vision prophétique, au sens où nous parlons maintenant de la comparaison entre les prophéties, mais plutôt de l’annonce. En outre, sa vision corporelle du Christ ne lui a pas donné une prophétie d’une nature plus parfaite, mais ce fut un certain don accordé par Dieu en plus de la prophétie ; et c’est pourquoi il est dit en Lc 10, 24 : « Beaucoup de rois et de prophètes ont voulu voir ce que vous voyez, etc. »

 

 

4° L’annonce en paroles ou en actions est commune à l’une et l’autre prophétie, car la prophétie qui comporte une vision seulement intellectuelle peut aussi annoncer, par les images qu’elle forme à son gré.

 

 

 

5° Cette glose parle de celui qui n’a par son intelligence qu’un jugement sur ce qu’un autre reçoit, comme Joseph eut seulement un jugement sur ce que le pharaon avait vu, lui-même n’ayant pas perçu ce qui devait se produire ; et ainsi, l’argument ne conclut pas sur la prophétie qui comporte une vision seulement intellectuelle, et dont nous parlons maintenant.

 

 

 

6° En cela, l’opinion de Rabbi Moïse ne tient pas. En effet, il affirme que la prophétie de David fut inférieure à celle d’Isaïe ou de Jérémie, mais c’est le contraire que disent les saints. Ce qu’il dit est cependant vrai à quelque égard, à savoir que le jugement ne s’accomplit qu’une fois que les choses dont on doit juger ont été proposées. Par conséquent, dans la prophétie en laquelle la lumière intellectuelle n’est perçue que pour juger, cette lumière existe sans rien faire connaître de façon déterminée, jusqu’à

ce que soient proposées des choses dont il faut juger, qu’elles soient reçues par le prophète ou par un autre ; et ainsi, la vision

intellectuelle est perfectionnée par la vision imaginaire comme le général est déterminé par le particulier.

 

 

7° S’il se produit que la prophétie soit seulement selon la vision intellectuelle, ce n’est pas toujours à cause de la faiblesse de la lumière intellectuelle, mais parfois à cause d’une très pleine réception de l’intelligence, comme on l’a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

8° Le signe, en tant que tel, est cause de connaissance ; mais le signifié est ce qui est connu au moyen d’autre chose. Or, de même que ce qui est connu en soi et fait connaître d’autres choses est plus noblement connu que ce qui est seulement connu en soi, de même, mais à l’inverse, ce qui est connu par soi et non par autre chose est plus noblement connu que ce qui est connu par autre chose, comme les principes sont plus noblement connus que les conclusions ; aussi le cas du signe est-il l’inverse de celui du signifié ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

9° Bien que les images divinement empreintes soient plus nobles que les images formées par l’homme, cependant la réception de la connaissance qui a lieu divinement dans l’intelligence est plus noble que la réception qui se fait au moyen de formes imaginaires.

 

10° Si, dans la distinction susdite, ceux qui ont reçu une prophétie par des visions imaginaires sont plus spécialement appelés prophètes, c’est parce que la notion de prophétie se trouve en eux plus pleine, même sous le rapport de la différence. Et l’on appelle hagiographes ceux qui ont eu surnaturellement des visions seulement intellectuelles, soit quant au jugement seulement, soit en même temps quant au jugement et à la réception.

 

 

11° Bien que notre intelligence pense les choses divines au moyen de ressemblances, cependant ces ressemblances sont plus nobles, étant immatérielles, que les ressemblances imaginaires ; et c’est pourquoi la vision intellectuelle est plus noble.

 

 

12° Il est impossible qu’une réalité soit objet de l’imagination par son essence, comme elle est objet de l’intelligence par son essence : en effet, l’imagination ne porte que sur des réalités matérielles. Et cependant, l’imagination ne peut recevoir une chose que sans la matière ; c’est pourquoi il est toujours nécessaire que l’imagination porte sur quelque chose non par son essence, mais par sa ressemblance. L’intelligence, en revanche, reçoit immatériellement, et par elle sont connues non seulement les réalités matérielles, mais aussi les immatérielles ; voilà pourquoi elle connaît certaines choses par leur essence, mais d’autres par une ressemblance.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

La réponse à celles dont la conclusion est fausse apparaît facilement.

 

Et videtur quod non.

 

Quia illa prophetia quae habet intellectualem visionem cum imaginaria, includit eam quae habet intellectualem visionem tantum. Ergo visio

prophetica quae habet utramque visionem, est potior ea quae habet unam tantum. Quod enim includit aliquid, excedit illud quod ab eo includitur.

 

Praeterea, quanto in aliqua prophetia est abundantius lumen intellectuale, tanto perfectior est. Sed ex plenitudine intellectualis luminis contingit quod fit redundantia in propheta ab intellectu in imaginationem, ut ibi formetur imaginaria visio. Ergo perfectior est prophetia quae habet imaginariam visionem adiunctam, quam illa quae habet intellectualem tantum.

 

Praeterea, de Ioanne Baptista dicitur Matth. XI, 9, quod ipse est propheta, et plus quam propheta. Hoc autem dicitur inquantum Christum non solum intellectualiter vel imaginarie vidit, ut alii prophetae, sed etiam corporaliter digito demonstravit. Ergo prophetia cui admiscetur corporalis visio, est nobilissima ; et eadem ratione illa cui adiungitur visio imaginaria, est nobilior quam illa quae habet intellectualem visionem tantum.

 

 

Praeterea, tanto aliquid est magis perfectum, quanto plenius in eo inveniuntur differentiae rationem speciei constituentes. Sed differentiae constituentes prophetiam sunt visio et denuntiatio. Ergo illa prophetia quae denuntiationem habet, videtur esse perfectior ea quae non habet. Sed denuntiatio fieri non potest sine imaginaria visione ; quia oportet eum qui denuntiat, habere imaginatos sermones. Ergo prophetia illa est perfectior quae fit cum visione imaginaria et intellectuali.

Praeterea, I Cor., XIV, 2, super illud, spiritus autem loquitur mysteria, di-

cit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1664 B] : minus est propheta qui rerum significatarum solo spiritu videt imagines ; et magis est propheta qui solo earum intellectu praeditus est ; sed maxime propheta est qui in utroque praecellit ; ergo idem quod prius.

 

Praeterea, prophetia, ut dicit Rabbi Moyses [Dux neutr. II, 37], inchoatur in intellectu, et perficitur in imaginatione. Ergo prophetia quae habet visionem imaginariam, est perfectior quam quae habet intellectualem tantum.

 

Praeterea, debilitas intellectualis luminis imperfectionem indicat prophetiae. Sed ex debilitate intellectualis luminis, videtur contingere quod visio prophetica non derivetur usque ad imaginationem. Ergo videtur quod illa prophetia, quae habet imaginariam visionem, sit perfectior.

 

Praeterea, maioris perfectionis est cognoscere rem aliquam in se, et prout est alterius signum, quam cognoscere eam in se tantum. Ergo, eadem ratione, perfectius est cognoscere aliquam rem ut est significata, quam cognoscere eam in se tantum. Sed in prophetia quae habet imaginariam visionem cum intellectuali, cognoscitur res prophetata non solum in se, sed etiam prout est imaginibus designata. Ergo prophetia quae habet imaginariam visionem, est nobilior prophetia quae habet intellectualem tantum, in qua cognoscuntur res prophetatae in se solummodo, et non prout sunt signatae.

 

Praeterea, sicut dicit Dionysius, I cap. Cael. Hierarch. [§ 2], impossibile est nobis aliter superlucere divinum radium nisi varietate sacrorum velaminum circumvelatum. Velamina autem appellat figuras imaginarias, quibus puritas intellectualis luminis quasi velatur. Ergo in omni prophetia oportet esse imaginarias figuras, vel ab homine formatas, vel divinitus immissas. Nobiliores autem videntur esse illae quae sunt immissae divinitus quam quae sunt formatae ab homine. Illa ergo videtur esse nobilissima prophetia in qua, simul, divinitus infunditur lumen intellectuale et figurae imaginariae.

 

Praeterea, ut dicit Hieronymus in prologo super librum Regum [Praefatio in libros Samuel et Malachim], prophetae contra Agyographas distinguuntur. Sed illi quos ibi prophetas nominat, omnes, aut fere omnes, revelationem acceperunt sub figuris imaginariis ; plures autem eorum quos inter Agyographas nominat, sine figuris revelationem acceperunt. Ergo magis proprie dicuntur prophetae illi quibus fit revelatio secundum visionem intellectualem et imaginariam, quam illi quibus fit secundum intellectualem tantum.

 

Praeterea, secundum philosophum II Metaph. [cap. 1 (993 b 9)], intellectus noster se habet ad primas rerum causas, quae sunt maxime notae in natura, sicut se habet oculus noctuae ad lucem solis. Sed oculus noctuae non potest inspicere solem nisi sub quadam obscuritate. Ergo et intellectus noster divina sub quadam obscuritate intelligit ; ergo videtur quod sub aliquibus similitudinibus ; et sic intellectualis visio non erit certior quam imaginaria, cum utraque sub similitudinibus fiat. Unde videtur quod illa visio imaginaria intellectuali adiuncta nihil diminuat de eius nobilitate ; et sic illa prophetia quae fit sub utraque visione, vel est dignior, vel ad minus aeque digna.

 

 

Praeterea, sicut se habet imaginabile ad imaginationem, ita intelligibile ad intellectum. Sed imaginabile non apprehenditur ab imaginatione nisi mediante similitudine. Ergo nec intelligibile ab intellectu ; et sic idem quod prius.

Sed contra. Est quod dicitur in Glossa [P. Lombardi, PL 191, 58 D] in principio Psalterii : alius prophetiae modus est ceteris dignior, quando scilicet ex sola spiritus sancti inspiratione, remoto omni exteriori adminiculo facti vel dicti vel visionis vel somnii, prophetatur. Illa vero prophetia quae habet imaginariam visionem annexam, est cum adminiculo somnii vel visionis. Ergo prophetia quae est cum visione intellectuali tantum, est nobilior.

 

Praeterea, omne quod in aliquo recipitur, recipitur in eo per modum recipientis. Sed intellectus in quo aliquid recipitur in visione intellectuali, est nobilior quam imaginatio, in qua recipitur aliquid in visione imaginaria. Ergo prophetia quae fit secundum intellectualem visionem, est nobilior.

 

Praeterea, ubi est intellectualis visio, non potest esse deceptio, quia qui fallitur, non intelligit, ut dicit Augustinus in libro de Vera Religione [De div. quaest. 83, qu. 32]. Visio autem imaginaria habet plurimum falsitatis admixtum ; unde in libro IV Metaphysicorum [l. 14 (1010 b 2)], ponitur esse quasi principium falsitatis. Ergo prophetia, quae habet visionem intellectualem, est nobilior.

 

Praeterea, quando una vis animae a sua actione retrahitur, alia in sua actione roboratur. Si ergo in prophetia aliqua vis imaginaria omnino vacet, intellectualis visio erit fortior. Ergo et prophetia erit nobilior.

 

 

Praeterea, sicut se habent potentiae ad invicem, ita et actus potentiarum. Sed intellectus non coniunctus imaginationi utpote angelicus, est nobilior intellectu imaginationi coniuncto, utpote humano. Ergo et prophetia quae habet visionem intellectualem sine imaginaria, nobilior est quam illa quae habet utramque.

 

 

Praeterea, adminiculum actionis designat imperfectionem agentis. Sed visio imaginaria ponitur in Glossa [P. Lombardi, PL 191, 58 D] in principio Psalterii ut adminiculum prophetiae. Ergo prophetia quae habet imaginariam visionem, est imperfectior.

 

Praeterea, quanto aliquod lumen est magis remotum ab obscuritatibus sive nebulis, tanto est magis clarum. Sed imaginariae figurae sunt quasi quaedam nebulae, quibus obumbratur intellectuale lumen ; ratione cuius ratio humana quae a phantasmatibus abstrahit, dicitur ab Isaac [Liber de definicionibus (ed. Muckle, p. 313)] oriri in umbra intelligentiae. Ergo prophetia quae habet lumen intellectuale sine imaginibus, est perfectior.

 

Praeterea, tota nobilitas propheticae cognitionis consistit in hoc quod Dei praescientiam imitatur. Sed prophetia quae est sine imaginaria visione, magis imitatur divinam praescientiam, in qua non est aliqua imaginatio, quam quae habet imaginariam visionem. Ergo illa prophetia quae caret imaginaria visione, est nobilior.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod cum natura speciei consistat ex natura generis et natura differentiae, ex utroque dignitas speciei potest pensari ; et secundum has duas considerationes inveniuntur aliqua se invicem in dignitate excedere quandoque.

 

Et quantum pertinet ad rationem speciei, semper illud participat perfectius speciei rationem in quo differentia formaliter speciem constituens nobilius invenitur. Sed simpliciter loquendo, quandoque est nobilius simpliciter id in quo natura generis est perfectior, quandoque vero id in quo est perfectior natura differentiae. Cum enim differentia addit aliquam perfectionem supra generis naturam tunc, praeeminentia quae est ex parte differentiae, facit aliquid esse simpliciter nobilius ; sicut in specie hominis, qui est animal rationale, simpliciter est dignior ille qui est potior in rationalitate, quam qui est potior in his quae ad rationem animalis spectant, utpote sunt sensus, et motus,

et alia huiusmodi. Quando vero

differentia aliquam imperfectionem importat, tunc id in quo est completius natura generis, est simpliciter nobilius ; ut patet in fide, quae est cognitio aenigmatica, eorum scilicet quae non videntur. Qui enim abundat in natura generis, et deficit in fidei differentia, utpote fidelis qui iam percipit aliquem intellectum credibilium, et quodammodo ea iam videt, habet simpliciter nobiliorem fidem eo qui minus cognoscit ; et tamen quantum ad rationem fidei pertinet, magis proprie habet fidem ille qui omnino non videt illa quae credit.

 

 

Et sic etiam est in prophetia. Prophetia enim videtur esse quaedam cognitio obumbrata et obscuritate admixta, secundum id quod habetur II Petri, I, 19 : habetis firmiorem propheticum sermonem, cui bene facitis attendentes, quasi lucernae lucenti in caliginoso loco. Et hoc etiam ipsum nomen prophetiae demonstrat, quia prophetia dicitur quasi visio de longinquo : quae enim clare videntur, quasi de prope videntur. Si igitur comparemus prophetias quantum ad differentiam quae rationem prophetiae complet, illa invenitur perfectius rationem prophetiae habere, et magis proprie, cui imaginaria visio admiscetur ; sic enim veritatis propheticae cognitio obumbratur.

 

Si autem comparemus prophetias secundum id quod pertinet ad generis naturam, scilicet cognitionem vel visionem, sic videtur distinguendum. Cum enim omnis cognitio perfecta duo habeat ; acceptionem et iudicium de acceptis : iudicium quidem de acceptis in prophetia est solum secundum intellectum ; acceptio vero est et secundum intellectum, et secundum imaginationem. Quandoque igitur in prophetia non est aliqua supernaturalis acceptio, sed iudicium tantum supernaturale ; et sic solus intellectus illustratur sine aliqua imaginaria visione. Et talis forte fuit inspiratio Salomonis, inquantum de moribus hominum et naturis rerum, quae naturaliter accipimus, divino instinctu ceteris certius iudicavit. Quandoque vero est etiam acceptio supernaturalis ; et hoc dupliciter : quia vel est acceptio ab imaginatione, utpote quando divinitus in spiritu prophetae imagines rerum formantur vel est acceptio ab intellectu, utpote quando ita clare veritatis cognitio intellectui infunditur, ut non ex similitudine aliquarum imaginum veritatem accipiat, immo ex veritate iam perspecta ipse sibi imagines formare possit, quibus utatur propter naturam nostri intellectus. Non autem potest esse aliqua prophetia quae habeat acceptionem sine iudicio, unde nec imaginariam visionem sine intellectuali.

 

 

 

Sic igitur patet quod visio intellectualis pura, quae habet iudicium tantum sine aliqua acceptione supernaturali, est inferior ea quae habet iudicium et acceptionem imaginariam. Illa vero intellectualis visio pura quae habet iudicium et acceptionem supernaturalem, est ea nobilior quae cum iudicio habet acceptionem imaginariam. Et quantum ad hoc concedendum est, quod prophetia quae habet visionem intellectualem tantum, est dignior ea quae habet imaginariam adiunctam.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod quamvis illa prophetia quae in utraque visione consistit, habeat etiam intellectualem visionem, non tamen includit illam prophetiam quae in sola intellectuali visione consistit, eo quod illa habeat intellectualem visionem excellentiorem quam ista ; cum in illa intellectualis luminis perceptio sufficiat ad acceptionem et iudicium, in hac vero ad iudicium tantum.

 

Ad secundum dicendum, quod in utraque prophetia fit derivatio luminis prophetici ab intellectu ad imaginationem, sed diversimode : quia in illa prophetia quae dicitur visionem tantum intellectualem habere, tota plenitudo propheticae revelationis in intellectu percipitur, et exinde secundum intelligentis arbitrium in imaginativa congrue formantur imagines propter nostri intellectus naturam, qui sine phantasmatibus intelligere non potest ; sed in alia prophetia non tota plenitudo propheticae revelationis recipitur in intellectu, sed partim in intellectu quantum ad iudicium, et partim in imaginativa quantum ad acceptionem. Unde in illa prophetia quae visionem intellectualem tantum continet, est visio intellectualis plenior : ex defectu enim luminis recepti in intellectu contingit quod exinde quodammodo decidit, quantum ad aliquid, a puritate intelligibili in imaginarias figuras, sicut in somniis accidit.

 

Ad tertium dicendum, quod hoc quod Ioannes Christum digito demonstravit non pertinet ad visionem propheticam, prout nunc de prophetiae comparatione loquimur, sed magis ad denuntiationem. Hoc etiam quod Christum corporaliter vidit, non ei dedit prophetiam perfectioris rationis, sed fuit quoddam munus divinitus concessum amplius quam prophetia ; unde dicitur Luc. X, 24 : multi reges et prophetae voluerunt videre quae videtis, et cetera.

 

Ad quartum dicendum, quod denuntiatio per verba vel facta communis est utrique prophetiae ; quia et prophetia quae tantum visionem intellectualem habet, potest denuntiare secundum imagines quas ad libitum format.

 

Ad quintum dicendum, quod Glossa illa loquitur de eo qui secundum intellectum non habet nisi iudicium de his quae ab alio accipiuntur ; sicut Ioseph habuit solummodo iudicium de his quae a Pharaone sunt visa, non quod ipse acceperit quid esset futurum ; et sic ratio concludit non de illa prophetia intellectualem tantum visionem habente, de qua nunc loquimur.

 

Ad sextum dicendum, quod in hoc Rabbi Moysi [Dux neutr. II, 45] opinio non sustinetur. Ipse enim ponit quod prophetia David fuit inferior prophetia Isaiae vel Ieremiae ; cuius contrarium dicitur a sanctis. Habet tamen veritatem quantum ad aliquid eius dictum, quia scilicet iudicium non perficitur nisi propositis his de quibus est iudicandum. Unde in illa prophetia in qua percipitur intellectuale lumen solummodo ad iudicandum, est ipsum lumen, non determinatam cognitionem alicuius faciens, quousque proponantur aliqua de quibus est iudicandum, vel a se vel ab alio accepta ; et sic intellectualis visio perficitur per imaginariam, sicut commune determinatur per speciale.

 

Ad septimum dicendum, quod non semper contingit ex debilitate intellectualis luminis quod sit prophetia secundum visionem intellectualem tantum ; sed quandoque propter plenissimam acceptionem intellectus ut dictum est ; et ideo ratio non sequitur.

 

Ad octavum dicendum, quod signum, inquantum huiusmodi, est causa cognitionis ; signatum vero est id quod est notum per aliud. Sicut autem nobilius cognoscitur id quod in se notum est et alia cognoscere facit, eo quod tantum in se notum est ; ita etiam e contrario id quod notum est per se, non per aliud, nobilius cognoscitur quam quod per aliud notum est, sicut principia conclusionibus, et ideo e contrario se habet de signo et signato ; unde ratio non sequitur.

 

 

Ad nonum dicendum, quod quamvis imagines impressae divinitus sint nobiliores imaginibus per hominem formatis, tamen acceptio cognitionis quae est in intellectu divinitus, est nobilior illa acceptione quae fit per imaginarias formas.

 

Ad decimum dicendum, quod ideo illi specialius prophetae nuncupantur in distinctione praedicta qui secundum imaginarias visiones prophetiam habuerunt, quia in eis invenitur plenior ratio prophetiae, etiam ratione differentiae. Agyographae autem dicuntur qui supernaturaliter solum visiones intellectuales habuerunt sive quantum ad iudicium tantum, sive quantum ad iudicium et acceptionem simul.

 

Ad undecimum dicendum, quod quamvis intellectus noster intelligat divina per aliquas similitudines, tamen illae similitudines sunt nobiliores, ex hoc quod sunt immateriales, quam similitudines imaginariae ; unde et visio intellectualis nobilior.

 

Ad duodecimum dicendum, quod non potest esse quod aliqua res sit imaginabilis per suam essentiam, sicut est per suam essentiam intelligibilis ; imaginatio enim non est nisi de rebus materialibus. Nec tamen potest imaginatio aliquid recipere nisi sine materia ; unde semper necesse est quod imaginatio sit alicuius non per essentiam suam, sed per suam similitudinem. Intellectus vero immaterialiter recipit, et eo cognoscuntur non solum materialia, sed etiam immaterialia ; unde et quaedam cognoscuntur ab eo per essentiam, quaedam autem per similitudinem.

 

 

 

Ad rationes vero quae in contrarium obiiciuntur, de facili patet responsio secundum hoc quod falsum concludunt.

 

 

 

 

Article 13 - DISTINGUE-T-ON LES DEGRÉS DE PROPHÉTIE PAR LA VISION IMAGINAIRE ?

(Tertiodecimo quaeritur utrum gradus prophetiae

distinguantur secundum visionem imaginariam.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° La prophétie est plus noble là où la réception de la réalité prophétisée est plus noble. Or la réception de la réalité prophétisée a parfois lieu par une vision imaginaire. On peut donc distinguer les degrés de prophétie par la vision imaginaire.

 

2° Un médium de connaissance plus parfait rend la connaissance plus parfaite, et c’est pourquoi la science est plus parfaite que l’opinion. Or, dans la prophétie, les ressemblances imaginaires sont un médium de connaissance. Donc, là ou la vision imaginaire est plus noble, le degré de prophétie est plus élevé.

 

3° En toute connaissance qui a lieu par une ressemblance, là où la ressemblance est plus expressive, la connaissance est plus parfaite. Or les figures imaginées dans la prophétie sont des ressemblances des réa­lités sur lesquelles porte la révélation de la prophétie. Donc, là ou la vision imaginaire est plus parfaite, le degré de prophétie est plus élevé.

 

4° Puisque la lumière prophétique descend de l’intelligence vers l’imagination, plus la lumière est parfaite dans l’intelligence du prophète, plus la vision imaginaire est parfaite. Les divers degrés de la vision imaginaire signalent donc les divers degrés de la vision intellectuelle. Or, là où la vision intellectuelle est plus parfaite, la prophétie est plus parfaite. Les degrés de prophétie se distinguent donc aussi par la vision imaginaire.

 

5° [Le répondant] disait que la diversité de la vision imaginaire ne différencie pas l’espèce de la prophétie, et que, pour cette raison, on ne distingue pas non plus par elle les degrés de prophétie. En sens contraire : toute chaleur élémentaire est de même espèce ; et cependant, chez les médecins, on distingue la chaleur en premier, deuxième, troisième et quatrième degrés. La distinction des degrés ne requiert donc pas une distinction de l’espèce.

 

6° Le plus et le moins ne différencient pas l’espèce. Or même la vision intellectuelle ne se distingue, parmi les prophètes, que par la lumière prophétique plus ou moins parfaitement reçue. La différence de vision intellectuelle ne différencie donc pas l’espèce de la prophétie ; ni donc ses degrés, d’après la réponse précédente ; et ainsi, il n’y aurait pas de degrés dans la prophétie, si on ne les distingue ni par la vision intellective ni par la vision imaginaire. Il reste donc que les degrés de prophétie se distinguent par la vision imaginaire.

 

En sens contraire :

 

1) Ce n’est pas la vision imaginaire qui fait le prophète, mais seulement la vision intellectuelle. Ce n’est donc pas non plus par la vision imaginaire que l’on distingue les degrés de prophétie.

 

2) Ce qui se distingue par soi, se distingue d’après ce qui lui est formel. Or, dans la prophétie, la vision intellectuelle est formelle, mais la vision imaginaire, quasi matérielle. Les degrés de prophétie se distinguent donc par la vision intellectuelle, et non par la vision imaginaire.

 

 

3) Les visions imaginaires varient souvent, même chez le même prophète, car il reçoit la révélation tantôt d’une façon, tantôt d’une autre. Il ne semble donc pas que l’on puisse distinguer les degrés de prophétie par la vision imaginaire.

 

 

4) La prophétie est aux réalités prophétisées ce que la science est aux réalités sues. Or les sciences se distinguent par les réalités sues, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. La prophétie se distingue donc également par les réalités prophétisées, et non par la vision imaginaire.

 

 

5) Selon la Glose au début du Psautier, la prophétie consiste en paroles, actions, songe et vision. On ne doit donc pas distinguer les degrés de prophétie plutôt par la vision imaginaire, à laquelle se rapportent la vision et le songe, que par les paroles et les actions.

 

 

6) Des miracles sont également requis pour la prophétie ; c’est pourquoi Moïse, lorsqu’il fut envoyé par le Seigneur, demanda un signe, en Ex. 3, 13 ; et il est dit au psaume 73, v. 9 : « Nous ne voyons plus les signes éclatants de notre Dieu ; il n’y a plus de prophète, etc. » On ne doit donc pas distinguer les degrés de prophétie par la vision imaginaire plutôt que par les signes.

 

Réponse :

 

Lorsque deux choses concourent à constituer quelque réalité, et que l’une d’entre elles est principale par rapport à l’autre en ce qu’elles constituent, des degrés de comparaison peuvent se prendre tant de celle qui est principale que de celle qui est secondaire. Mais le haut degré de celle qui est principale manifeste une excellence dans l’absolu, au lieu que le haut degré de celle qui est secondaire manifeste une excellence à un certain point de vue et non dans l’absolu, sauf si le haut degré en celle qui est secondaire est le signe d’un haut degré en celle qui est principale.

 

 

Pour le mérite humain, par exemple, la charité concourt comme ce qui est principal et l’œuvre extérieure comme ce qui est secondaire ; or, si nous parlons dans l’absolu, c’est-à-dire en considération de la récompense essentielle, le mérite qui procède d’une plus grande charité est jugé plus grand ; mais la grandeur de l’œuvre rend le mérite plus grand à un certain point de vue, en considération de quelque récompense accidentelle et non dans l’absolu, sauf si elle manifeste la grandeur de la charité, suivant ce que dit saint Grégoire : « L’amour de Dieu opère de grandes choses, s’il existe. »

 

Puis donc que la vision intellectuelle concourt à la prophétie comme une chose principale et la vision imaginaire comme une chose secondaire, le degré de prophétie doit être jugé plus éminent dans l’absolu dès lors que la vision intellectuelle est plus éminente. Et l’éminence de la vision imaginaire manifeste un degré de prophétie plus éminent à un certain point de vue et non dans l’absolu, sauf si la perfection de la vision imaginaire manifeste la perfection de la vision intellectuelle.

 

Mais du côté de la vision intellectuelle, on ne peut pas concevoir des degrés déterminés, car la plénitude de lumière intellectuelle ne se manifeste que par des signes ; il est donc nécessaire de distinguer les degrés de prophétie d’après ces signes. Ainsi donc, on peut distinguer des degrés de prophétie en partant de quatre considérations.

 

Premièrement, en partant de ce qui est

requis pour la prophétie. Or il y a deux actes de prophétie, à savoir, la vision et l’annonce. Pour la vision, deux choses sont requises : le jugement, qui est dans l’intel­ligence, et la réception, qui est tantôt dans l’intelligence, tantôt dans l’imagina­tion. Mais pour l’annonce, une chose est requise du côté de celui qui annonce : une certaine audace, afin qu’il ne soit pas effrayé de dire la vérité à cause des adversaires de la vérité, suivant ce que dit le Seigneur à Ézéchiel, en Ézéch. 3, 8 : « J’ai rendu ta face plus dure que leur face, et ton front plus dur que leur front » ; et plus loin : « Ne les crains point, et ne tremble point devant eux. » Une autre chose est requise du côté de la réalité annoncée : un signe par lequel est montrée la vérité de la réalité annoncée ; aussi Moïse a-t-il reçu du Seigneur un signe, afin qu’on le croie. Mais parce que l’annonce, dans la prophétie, ne se comporte pas comme un principe, mais comme une conséquence, le plus bas degré de la prophétie existe chez celui en qui se trouve une certaine audace ou une promptitude à dire ou à faire quelque chose, sans qu’aucune révélation lui soit faite ; comme si nous disions qu’il y eut quelque degré de prophétie chez Samson, en prenant la prophétie au sens large, dans la mesure où tout influx surnaturel se ramène à la prophétie. Le deuxième degré existera en celui qui a une vision intellectuelle seulement quant au jugement, comme dans le cas de Salomon. Le troisième, en celui qui a une vision intellectuelle avec une vision imaginaire, comme dans le cas d’Isaïe et de Jérémie. Le quatrième, en celui qui a une vision intellectuelle très pleine quant au jugement et quant à la réception, comme dans le cas de David.

Deuxièmement, les degrés de prophétie peuvent être distingués en partant de la disposition de celui qui prophétise ; et ainsi, puisque la prophétie se fait dans le songe et dans la vision de veille, comme il est dit en Nombr. 12, 6, le degré de la prophétie qui a lieu dans la veille est plus parfait que celui de la prophétie qui a lieu dans le songe : d’une part, parce que l’intel­ligence est mieux disposée pour juger, et d’autre part, parce que le retrait des choses sensibles n’a pas lieu à cause du corps [litt. naturellement], mais par une tension parfaite des puissances intérieures vers ce qui est divinement montré.

 

Troisièmement, en partant du mode de réception : car plus la réalité prophétisée est signifiée expressément, plus le degré de prophétie est élevé. Or aucun signe ne signifie plus expressément que les paroles ; voilà pourquoi un plus haut degré de prophétie est atteint lorsque sont perçues des paroles désignant expressément la réalité prophétisée, comme on le lit de Samuel en I Sam. 3, 4, que lorsque sont montrées des figures qui sont des ressemblances d’autres réalités, comme une chaudière bouillante fut montrée à Jérémie en Jér. 1, 13 : en effet, lorsque les réalités prophétiques sont manifestées par une ressemblance plus expresse, cela montre clairement que la lumière prophétique est davantage perçue dans sa force.

 

Quatrièmement, du côté de celui qui fait la révélation : en effet, le degré de prophétie est plus éminent lorsque celui qui parle est vu, que lorsque des paroles seulement sont entendues, que ce soit dans un songe ou dans une vision ; car cela montre que le prophète accède davantage à la connaissance de celui qui révèle. Et lorsque celui qui parle est vu, un plus haut degré de prophétie a lieu quand il est vu sous l’appa­rence d’un ange que quand il est vu sous l’apparence d’un homme ; et encore plus éminent s’il est vu en la figure de Dieu, comme en Is. 6, 1 : « Je vis le Seigneur assis, etc. » En effet, puisque la prophétie descend de Dieu vers l’ange et de l’ange vers l’homme, la réception de la prophétie se montre d’autant plus pleine que l’on s’approche davantage du principe premier de la prophétie.

 

Réponse aux objections :

 

1° à 6° Les arguments qui montrent que l’on distingue les degrés de prophétie par la vision imaginaire doivent être accordés de la façon susdite ; et il ne faut pas dire que la différence des degrés exige une distinction de l’espèce.

 

 

Mais il faut répondre par ordre aux arguments en sens opposé.

 

 

1) La réponse ressort de ce qui a été dit plus haut.

 

2) Quand une chose est distinguée selon l’espèce, il est nécessaire que la distinction se fasse par ce qui est formel ; mais si l’on fait une distinction de degrés dans la même espèce, elle peut suivre ce qui est matériel : par exemple, l’animal est distingué par le masculin et le féminin, qui sont des différences matérielles, comme il est dit au dixième livre de la Métaphysique.

 

 

 

3) Puisque la lumière prophétique n’est pas quelque chose d’immanent au prophète, mais qu’elle est comme une certaine passion transitoire, il n’est pas nécessaire que le prophète soit toujours au même degré de prophétie ; au contraire, une révélation lui est faite tantôt suivant un degré, tantôt suivant un autre.

 

 

4) Parfois, des choses qui sont plus nobles sont moins parfaitement connues, comme par exemple lorsqu’on a une opinion sur les réalités divines et une science sur les créatures. On ne peut donc pas concevoir des degrés de prophétie en partant des

réa­lités prophétisées, surtout lorsque les choses qui doivent être annoncées sont révélées au prophète selon ce qu’exige la disposition des destinataires de la prophétie. On peut répondre aussi que des degrés de prophétie se distinguent également par les réalités prophétisées, mais que, toutefois, à cause de l’excessive diversité des réalités révélées, on ne peut par là assigner à la prophétie des degrés déterminés, si ce n’est peut-être en général, en disant par exemple que, lorsqu’une chose est révélée à propos de Dieu, le degré est plus éminent que lorsqu’une chose est révélée à propos des créatures.

 

5) Les paroles et les actions qui sont signalées ici n’appartiennent pas à la révélation de la prophétie, mais à son annonce, qui se fait suivant la disposition de ceux auxquels elle est annoncée. On ne peut donc pas distinguer par là des degrés de prophétie.

 

 

 

6) La grâce des signes est différente de la prophétie. Elle peut cependant se ramener à la prophétie en tant que les signes

montrent la vérité du prophète ; et par

conséquent, la grâce des signes est supérieure sur ce point à la prophétie, de même que la science qui montre le pourquoi est supérieure à celle qui ne fait qu’affirmer. Et pour cette raison la grâce des signes est mise en I Cor. 12, 10 avant la grâce de la prophétie. Et c’est pourquoi est plus éminent le prophète qui, ayant une révélation prophétique, fait aussi des signes. Mais s’il fait des signes sans révélation prophétique, bien qu’il soit peut-être plus digne dans l’absolu, il n’est cependant pas plus digne en ce qui concerne la notion de prophétie : un tel prophète sera alors estimé au plus bas degré de prophétie, comme celui qui a seulement de l’audace pour faire quelque chose.

 

Et videtur quod sic.

 

Nobilior enim est prophetia ubi est nobilior prophetatae rei acceptio. Sed quandoque acceptio rei prophetatae est per visionem imaginariam. Ergo secundum visionem imaginariam possunt gradus prophetiae distingui.

 

Praeterea, perfectius medium cognoscendi facit perfectiorem cognitionem ; et exinde est scientia opinione perfectior. Sed similitudines imaginariae sunt medium cognoscendi in prophetia. Ergo ubi est nobilior imaginaria visio, est altior gradus prophetiae.

 

 

Praeterea, in omni cognitione quae est per similitudinem, ubi est expressior similitudo, est perfectior cognitio. Sed figurae imaginatae in prophetia sunt similitudines rerum de quibus fit revelatio prophetiae. Ergo ubi est perfectior imaginaria visio, est altior gradus prophetiae.

 

 

Praeterea, cum lumen propheticum descendat ab intellectu in imaginationem ; quanto est perfectius lumen in intellectu prophetae, tanto est perfectior imaginaria visio. Ergo diversi gradus imaginariae visionis demonstrant diversos gradus intellectualis. Sed ubi est perfectior intellectualis visio, est perfectior prophetia. Ergo et secundum imaginariam visionem gradus prophetiae distinguuntur.

 

Sed dicebat, quod diversitas visionis imaginariae non distinguit speciem prophetiae ; et ideo nec secundum ipsam gradus prophetiae distinguun­tur. – Sed contra, omne calidum elementare est eiusdem speciei ; et tamen apud medicos distinguitur calidum in primo et in secundo aut tertio et quarto gradu. Ergo distinctio graduum non requirit speciei distinctionem.

 

Praeterea, magis et minus non diversificant speciem. Sed etiam intellectualis visio non distinguitur in prophetis nisi secundum lumen propheticum perfectius et minus perfecte receptum. Ergo differentia visionis intellectualis non diversificat speciem prophetiae ; ergo nec gradus secundum responsionem praedictam ; et sic non essent in prophetia aliqui gradus si nec secundum visionem intellectivam, nec secundum imaginariam distinguuntur. Relinquitur ergo gradus prophetiae distingui secundum imaginariam visionem.

 

Sed contra. Visio imaginaria non facit prophetam, sed solum intellectualis. Ergo nec secundum visionem imaginariam gradus prophetiae distinguuntur.

 

Praeterea, illud quod distinguitur per se, distinguitur penes id quod est ei formale. Sed in prophetia intellec­tualis visio est formalis, imaginaria vero quasi materialis. Ergo gradus prophetiae distinguuntur secundum

intellectualem, et non secundum imaginariam visionem.

 

Praeterea, imaginariae visiones etiam in eodem propheta pluries variantur, quia quandoque hoc modo revelationem accipit, quandoque illo. Ergo non videtur quod secundum imaginariam visionem possint prophetiae gradus distingui.

 

Praeterea, sicut se habet scientia ad res scitas, ita prophetia ad res prophetatas. Sed scientiae distinguuntur secundum res scitas, ut dicitur in III de Anima [l. 13 (431 b 24)]. Ergo et prophetia secundum res prophetatas, et non secundum imaginariam visionem.

 

Praeterea, secundum Glossam [P. Lombardi, PL 191, 58 C] in principio Psalterii, prophetia consistit in dictis et factis, somnio et visione. Non ergo debent magis prophetiae gradus distingui secundum imaginariam visionem, ad quam pertinet visio et somnium, quam secundum dicta et facta.

 

Praeterea, etiam miracula ad prophetiam requiruntur ; unde Moyses cum a Domino mitteretur, signum petivit, Exod. III, 13 ; et in Psal. LXXIII, 9, dicitur : signa nostra non vidimus ; iam non est propheta et cetera. Ergo non magis debent distingui gradus prophetiae secundum imaginariam visionem quam secundum signa.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod quando ad aliquid constituendum duo concurrunt, quorum unum est alio principalius in eo quod ex eis constituitur, potest comparationis gradus attendi et secundum id quod est principale, et secundum id quod est secundarium. Sed excessus eius quod est principale, ostendit eminentiam simpliciter ; excessus vero eius quod est secundarium, ostendit eminentiam secundum quid, et non simpliciter, nisi secundum quod excessus, in eo quod est secundarium, est signum excessus in eo quod est principalius.

Sicut ad meritum humanum concurrit caritas quasi principale, et opus exterius quasi secundarium ; meritum autem, simpliciter loquendo, scilicet respectu praemii essentialis, iudicatur maius, quod ex maiori caritate procedit ; magnitudo vero operis facit maius meritum secundum quid respectu alicuius praemii accidentalis, non autem simpliciter, nisi inquantum demonstrat magnitudinem caritatis, secundum id quod Gregorius [In Evang. II, hom. 30] dicit : amor Dei magna operatur si est.

 

 

Cum ergo ad prophetiam concurrat intellectualis visio quasi principalis et imaginaria quasi secundaria, gradus prophetiae est simpliciter eminentior iudicandus ex eo quod visio intellectualis est eminentior. Ex eminentia vero imaginariae visionis ostenditur eminentior gradus prophetiae secundum quid, et non simpliciter, nisi inquantum perfectio imaginariae visionis demonstrat perfectionem intellectualis.

 

Ex parte autem intellectualis visionis non possunt accipi aliqui determinati gradus, quia plenitudo intellectualis luminis non manifestatur nisi per aliqua signa : unde penes illa signa oportet distinguere prophetiae gradus. Sic ergo possunt distingui gradus prophetiae secundum quatuor.

 

Primo secundum ea quae requiruntur ad prophetiam. Est autem duplex actus prophetiae : scilicet visio et denuntiatio. Ad visionem autem requiruntur duo : scilicet iudicium, quod est secundum intellectum, et acceptio, quae est quandoque secundum intellectum, quandoque secundum imaginationem. Sed ad denuntiationem requiritur aliquid ex parte denuntiantis ; scilicet quaedam audacia, ut aliquis non terreatur loqui veritatem propter adversarios veritatis, secundum id quod Dominus dixit ad Ezechielem, Ezech., III, 8 : dedi faciem tuam valentiorem faciebus eorum, et frontem tuam duriorem frontibus eorum ; et sequitur : ne timeas eos, neque metuas a facie eorum. Aliud autem requiritur ex parte rei denuntiatae scilicet signum, per quod veritas rei denuntiatae demonstratur ; unde et Moyses a Domino signum accepit, ut ei crederetur. Sed quia denuntiatio in prophetia non principaliter, sed consequenter se habet in prophetia, ideo infimus gradus prophetiae est in eo in quo invenitur quaedam audacia vel promptitudo ad aliquid dicendum vel faciendum, sine hoc quod ei aliqua revelatio fiat ; sicut si dicamus aliquem gradum prophetiae fuisse in Sampsone [Iud. XV, 14], largo modo accipiendo prophetiam, secundum quod omnis supernaturalis influxus ad prophetiam reducitur. Secundus vero gradus erit in eo qui habet visionem intellectualem tantum secundum iudicium, ut in Salomone [III Reg. IV, 32]. Tertius vero in eo qui habet intellectualem visionem cum imaginaria, ut in Isaia et Ieremia. Quartus vero in eo qui habet visionem intellectualem plenissimam quantum ad iudicium et quantum ad acceptionem, sicut in David.

Secundo possunt distingui gradus prophetiae ex dispositione prophetantis ; et sic cum prophetia fiat in somnio et in visione vigiliae, ut dicitur Numer., XII, 6, perfectior est gradus prophetiae quae est in vigilia, quam quae est in somnio : tum quia intellectus est melius dispositus ad iudicandum ; tum quia etiam evocatio a sensibilibus non est facta naturaliter, sed ex intensione perfecta interiorum virium, ad ea quae divinitus demonstrantur.

 

 

 

Tertio ex modo accipiendi : quia quanto expressius significatur res prophetata, prophetiae gradus est sublimior. Nulla autem signa aliquid expressius significant quam verba ; et ideo altior gradus prophetiae est quando percipiuntur verba expresse designantia rem prophetatam, sicut de Samuele legitur I Regum, III, 4, quam quando demonstrantur aliquae figurae, quae sunt aliarum rerum similitudines, sicut olla succensa ostensa est Ieremiae, Ierem., I, 13 : ex hoc enim manifeste ostenditur quod lumen propheticum magis in suo vigore percipitur quando secundum expressiorem similitudinem res propheticae demonstrantur.

 

Quarto ex parte eius qui revelatio-

nem facit : eminentior enim gradus prophetiae est quando videtur ille

qui loquitur quam quando verba

audiuntur tantum, sive sit in somnio, sive sit in visione : quia ex hoc ostenditur quod magis accedit propheta ad cognitionem eius qui revelat. Quando vero videtur ille qui loquitur, altior gradus prophetiae est quando videtur in specie Angeli, quam quando videtur in specie hominis ; et adhuc eminentior, si videatur in figura Dei, sicut Isa. VI, 1, vidi Dominum sedentem etc. : cum enim prophetiae revelatio a Deo descendat in Angelum, et ab Angelo in hominem, tanto ostenditur plenior prophetiae receptio, quanto magis acceditur ad primum principium prophetiae.

 

 

 

Rationes illae quae ostendunt quod gradus prophetiae distinguuntur secundum imaginariam visionem, concedendae sunt secundum modum praedictum : nec hoc dicendum est, quod diversitas gradus distinctionem exigat speciei.

 

Ad rationes vero quae sunt in oppositum, per ordinem respondendum est.

 

Ad quarum etiam primam patet responsio ex praedictis.

 

Ad secundum dicendum, quod quando aliquid distinguitur secundum speciem, oportet quod fiat distinctio secundum illud quod est formale ; sed si fiat distinctio graduum in eadem specie potest esse etiam secundum id quod est materiale ; sicut animal distinguitur per masculinum et femininum, quae sunt differentiae materiales, ut in X Metaphysic. [l. 11 (1058 b 21)] dicitur.

 

Ad tertium dicendum, quod cum lumen propheticum non sit aliquid immanens prophetae, sed sit quasi quaedam passio transiens, non oportet etiam ut propheta semper sit in eodem gradu prophetiae ; immo quandoque fit ei revelatio secundum unum gradum, quandoque secundum alium.

 

Ad quartum dicendum, quod cum aliqua nobiliora quandoque minus perfecte cognoscantur, sicut cum de divinis habetur opinio et de creaturis scientia ; non potest ex rebus prophetatis gradus accipi prophetiae ; et praecipue cum ea quae sunt denuntianda, prophetae revelantur secundum quod exigit eorum dispositio propter quos prophetia datur. Potest etiam dici, quod etiam secundum res prophetatas gradus prophetiae distinguuntur ; sed tamen propter nimiam rerum revelatarum diversitatem non possunt secundum hoc aliqui gradus determinati prophetiae assignari, nisi forte in genere ; ut si dicatur, quod cum revelatur aliquid de Deo, est eminentior gradus quam cum revelatur de creaturis.

 

 

Ad quintum dicendum, quod dicta et facta quae ibi tanguntur, non pertinent ad revelationem prophetiae, sed ad denuntiationem, quae fit secundum dispositionem eorum quibus denuntiatur. Unde secundum hoc non possunt gradus prophetiae distingui.

 

Ad sextum dicendum, quod gratia signorum est differens a prophetia. Potest tamen reduci ad prophetiam secundum hoc quod per signa veritas prophetae demonstratur ; unde et gratia signorum quantum ad hoc est potior quam prophetia, sicut et scientia quae demonstrat propter quid, est potior quam scientia quae dicit quia. Et propter hoc I Corinth., XII, 9-10, praemittitur gratia signorum gratiae prophetiae. Unde et ille propheta est excellentissimus qui etiam signa facit habens revelationem propheticam. Si autem signa faciat sine revelatione prophetica, etsi forte sit dignior simpliciter, non tamen est dignior quantum pertinet ad rationem prophetiae ; sed sic computabitur talis in infimo gradu prophetiae, sicut ille qui habet audaciam tantum ad aliquid faciendum.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 14 - MOÏSE FUT-IL PLUS ÉMINENT QUE LES AUTRES PROPHÈTES ?

(Quartodecimo quaeritur utrum Moyses fuerit excellentior aliis prophetis.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme dit saint Grégoire, « avec les progrès du temps s’est accrue la connaissance de Dieu ». Les prophètes postérieurs furent donc plus éminents que Moïse.

 

 

2° La Glose, au début du Psautier, dit que David est appelé le prophète par excellence. Moïse ne fut donc pas le plus éminent.

 

 

 

3° De plus grands miracles furent accomplis par Josué, qui fit s’arrêter le soleil et la lune, en Jos. 10, 13, que par Moïse ; et de même par Isaïe, qui fit retourner le soleil en arrière, comme on le lit en Is. 38, 8. Moïse ne fut donc pas le plus grand des prophètes.

 

4° Il est dit d’Élie en Eccli. 48, 4 : « Qui peut se glorifier comme vous, qui avez fait sortir un mort des enfers ? etc. ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

5° Il est dit de saint Jean-Baptiste en Mt 11, 11 : « Parmi les enfants des femmes, il n’en a point paru de plus grand que Jean-Baptiste. » Moïse non plus ne fut donc pas plus grand que lui ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit au dernier chapitre du Deutéronome : « Il ne s’éleva plus dans Israël de prophète semblable à Moïse. »

 

2) Il est dit en Nombr. 12, 6-7 : « S’il se trouve parmi vous un prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai en vision ou je lui parlerai en songe. Mais il n’en est pas ainsi de Moïse, qui est mon serviteur très fidèle dans toute ma maison. » D’où il ressort que Moïse est placé au-dessus des autres prophètes.

 

Réponse :

 

De diverses façons, plusieurs parmi les prophètes peuvent être tenus pour plus grands à un certain point de vue. Mais si nous parlons dans l’absolu, le plus grand de tous fut Moïse ; en lui, en effet, se sont trouvées de façon très éminente quatre choses qui sont requises pour la prophétie.

Premièrement, la vision intellectuelle fut en lui très éminente : il mérita d’être élevé en elle au point de voir l’essence même de Dieu, comme il est dit en Nombr. 12, 8 : « Il voit le Seigneur clairement, et non sous des énigmes et des figures. » Et cette vision ne lui advint pas par l’intermédiaire d’un ange, comme les autres visions des prophètes ; aussi est-il dit au même endroit : « Je lui parle bouche à bouche. » Et saint Augustin dit cela expressément dans sa Lettre à Pauline sur la vision de Dieu et au douzième livre sur la Genèse au sens littéral.

 

Deuxièmement, la vision imaginaire fut en lui très parfaite, car il l’avait quasiment à volonté ; c’est pourquoi il est dit en Ex. 33, 11 que « le Seigneur parlait à Moïse face à face, comme un homme parle à son ami » ; en quoi l’on peut noter aussi une autre excellence de Moïse quant à la vision imaginaire : non seulement il entendit les paroles de celui qui révélait, mais il le vit, non en la figure d’un homme ou d’un ange, mais comme Dieu même, non en songe, mais dans la veille ; ce qui ne se lit d’aucun des autres prophètes.

 

Troisièmement, son annonce aussi fut très éminente, car tous ceux qui vinrent avant lui instruisirent leur famille par mode de discipline ; mais Moïse fut le premier à parler de la part du Seigneur, disant : « Ainsi parle le Seigneur » ; et non à une seule famille, mais à tout le peuple ; et il n’annonça pas de la part du Seigneur la nécessité de prêter attention aux paroles de quelque autre prophète précédent, comme les prophètes induisaient par leurs annonces à observer la loi de Moïse ; aussi les annonces des prophètes précédents furent-elles une préparation à la loi de Moïse, laquelle fut un certain fondement pour celles des suivants.

 

Quatrièmement, il fut également plus éminent quant aux choses qui sont ordonnées à l’annonce. D’abord quant aux miracles, car il fit des signes pour la conversion et l’instruction de toute sa nation, au lieu que les prophètes firent des signes particuliers pour des personnes et des affaires spéciales ; c’est pourquoi il est dit en Deut. 34, 10 : « Il ne s’éleva plus dans Israël de prophète semblable à Moïse, que le Seigneur connût face à face. » Ensuite quant à l’excellence de la révélation : « avec tous les signes et les prodiges que Dieu l’envoya faire, dans le pays d’Égypte, sur le pharaon et sur tous ses serviteurs » ; et plus loin : « et toutes les choses terribles que Moïse accomplit sous les yeux de tout Israël ». Il apparaît aussi très éminent quant à l’audace, car il descendit en Égypte avec son seul bâton, non seulement pour annoncer les paroles du Seigneur, mais aussi pour châtier l’Égypte et délivrer son peuple.

 

Réponse aux objections :

 

1° La parole de saint Grégoire doit s’enten­dre des choses qui regardent le mystère de l’Incarnation, sur lesquelles certains prophètes postérieurs ont reçu une révélation plus expresse que Moïse, et non de la connaissance de la divinité, dont Moïse fut très pleinement instruit.

 

 

 

2° Il est dit que David fut le plus éminent des prophètes, parce qu’il a prophétisé sur le Christ de la façon la plus expresse, et sans aucune vision imaginaire.

 

 

3° Bien que ces miracles-là aient été plus grands que ceux de Moïse quant à la substance de l’action, cependant ceux de Moïse furent plus grands quant à la manière de faire, car ils furent faits pour tout le peuple, pour son établissement dans la nouvelle loi et pour sa délivrance, au lieu que ceux-là furent faits pour des affaires particulières.

 

 

4° L’excellence d’Élie se remarque surtout en ce qu’il fut préservé de la mort ; il fut aussi plus éminent que beaucoup d’autres prophètes quant à l’audace, car « il n’a point eu peur des princes pendant sa vie », et quant à la grandeur des signes, comme on le tire des paroles de l’Ecclésiastique au même endroit.

 

 

5° Lorsqu’on place Moïse au-dessus des autres, il faut comprendre qu’il s’agit de ceux qui vécurent sous l’Ancien Testament, car la prophétie fut dans son état propre surtout quand on attendait la venue du Christ, auquel toute prophétie était ordonnée. Mais Jean appartient au Nouveau Testament ; d’où Mt 11, 13 : « La loi et les prophètes ont prophétisé jusqu’à Jean. » Cependant une révélation plus manifeste a été faite dans le Nouveau Testament, et c’est pourquoi il est dit en II Cor. 3, 18 : « Pour nous tous, le visage découvert, réfléchissant comme dans un miroir la gloire du Seigneur, etc. », passage où l’Apôtre se place expressément, avec les autres apôtres, au-dessus de Moïse. Et cependant, si aucun ne fut plus grand que saint Jean-Baptiste, il ne s’ensuit pas pour cela qu’aucun n’ait été plus éminent que lui quant au degré de prophétie : car, puisque la prophétie n’est pas un don de grâce sanctifiante, celui qui est inférieur en mérite peut être supérieur en prophétie.

 

Et videtur quod non.

 

Quia, ut dicit Gregorius [In Ez. II, hom. 4], per successiones temporum crevit divinae cognitionis augmentum. Ergo posteriores prophetae fuerunt excellentiores Moyse.

 

Praeterea, Glossa [P. Lombardi, PL 191, 59 B] in principio Psalterii dicit quod David dicitur propheta per excellentiam. Ergo Moyses non fuit excellentissimus.

 

Praeterea, maiora miracula facta sunt per Iosue, qui fecit solem et lunam stare, Iosue, X, 13, quam per Moy­sen ; et similiter per Isaiam, qui fecit solem retrocedere, ut habetur Isaiae, XXXVIII, 8. Ergo Moyses non fuit prophetarum maximus.

 

Praeterea, Eccli., XLVIII, 4, dicitur de Elia : quis poterit tui similiter gloriari, qui sustulisti mortuum ab inferis ? etc. ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, Matth. XI, 11, dicitur de Ioanne Baptista : inter natos mulierum non surrexit maior Ioanne Baptista. Ergo nec fuit Moyses eo maior ; et sic idem quod prius.

Sed contra. Est quod dicitur Deuter., ultimo [XXXIV, 10] : non surrexit propheta ultra in Israel sicut Moyses.

 

Praeterea, Num., XII, 6-7, dicitur : si quis fuerit inter vos propheta Domini, in somnio aut visione loquar ad eum ; at non talis servus meus Moyses, qui in omni domo fidelissimus est. Ex quo patet quod ipse aliis prophetis praefertur.

Responsio. Dicendum, quod inter prophetas secundum aliquid diversimode diversi possunt maiores reputari. Simpliciter autem loquendo omni­um maximus Moyses fuit ; in eo enim quatuor quae ad prophetiam requiruntur, excellentissime sunt inventa.

Primo quidem visio intellectualis in eo excellentissima fuit, secundum quam tantum meruit elevari, ut ipsam Dei essentiam videret, ut dicitur Numer. XII, 8 : palam, non per figuras et aenigmata, videt Deum. Et haec quidem eius visio non est facta Angelo mediante, sicut aliae visiones prophetales ; unde et ibidem dicitur : ore ad os loquar ei. Et hoc expresse dicit Augustinus ad Paulinam de videndo Deum [Epist. 147, cap. 13] et XII super Genesim ad litteram [cap. 27].

 

Secundo imaginaria visio fuit in eo perfectissima, quia eam quasi ad nutum habebat ; unde dicitur Exod. XXXIII, 11, quod loquebatur ei Dominus (…) facie ad faciem, sicut homo solet loqui ad amicum suum ; in quo etiam alia eius eminentia quantum ad imaginariam visionem potest notari : quod ipse scilicet non solum audivit verba revelantis, sed vidit, non in figura hominis vel Angeli, sed quasi ipsum Deum, non in somnio, sed in vigilia ; quod de nullo aliorum legitur.

 

Tertio etiam eius denuntiatio fuit excellentissima ; quia omnes qui fuerunt ante eum, instruxerunt familias suas per modum disciplinae ; Moyses autem fuit primus qui locutus est ex parte Domini, dicens [Ex. IV, 22] : haec dicit Dominus ; et non uni familiae, sed toti populo ; nec denuntiavit ex parte Domini ut attenderetur dictis alterius alicuius prophetae praecedentis, sicut prophetae denuntiando inducebant ut observaretur lex Moysi ; unde denuntiatio praecedentium fuit praeparatio ad legem Moysi, quae fuit fundamentum quoddam denuntiationis sequentium prophetarum.

Quarto etiam fuit eminentior quantum ad ea quae ordinantur ad denuntiationem. Quantum ad miracula quidem, quia fecit signa ad conversionem et instructionem totius generis ; alii vero prophetae fecerunt particularia signa ad speciales personas, et specialia negotia ; unde dicitur Deuter. XXXIV, 10 : non surrexit ultra propheta in Israel sicut Moyses, quem nosset Dominus facie ad faciem. Quantum ad eminentiam revelationis, in omnibus signis atque portentis quae per eum misit, ut faceret in terra Aegypti Pharaoni et omnibus servis eius, et infra magnaque mirabilia quae fecit Moyses coram universo Israel. Quantum etiam ad audaciam apparet eminentissimus, quia in sola virga descendit in Aegyptum, non solum ad denunciandum verba Domini, sed etiam ad flagellandum Aegyptum, et populum liberandum.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod verbum Gregorii est intelligendum de his quae pertinent ad mysterium incarnationis de quibus aliqui posteriores expressius revelationem acceperunt quam Moyses ; non autem quantum ad cognitionem divinitatis, de quo plenissime Moyses instructus fuit.

 

Ad secundum dicendum, quod David dicitur esse excellentissimus prophetarum, quia expressissime de Christo prophetavit et sine aliqua imaginaria visione.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis illa miracula fuerint maiora miraculis Moysi quantum ad substantiam facti, tamen illa Moysi fuerunt maiora quantum ad modum faciendi, quia facta sunt toti populo, et ad populi institutionem in nova lege, et liberationem ; illa vero fuerunt ad aliqua particularia negotia.

 

Ad quartum dicendum, quod eminentia Eliae praecipue in hoc attenditur quod a morte immunis conservatus fuit ; fuit etiam multis aliis prophetis eminentior quoad audaciam qua non pertimuit in diebus suis principes et quoad magnitudinem signorum, ut ex verbis Ecclesiastici ibidem [XLVIII, 13 et 15] habetur.

 

Ad quintum dicendum, quod cum Moyses aliis praefertur, intelligendum est de his qui fuerunt in veteri testamento ; quia tunc praecipue fuit prophetia in suo statu, quando Christus, ad quem omnis prophetia ordinabatur, expectabatur venturus. Ioannes autem ad novum pertinet testamentum ; unde Matth. XI, 13 : lex et prophetae usque ad Ioannem. In novo tamen testamento facta est manifestior revelatio : unde dicitur II Corinth. III, 18 : nos autem revelata facie gloriam Domini etc., ubi expresse apostolus se et alios apostolos Moysi praefert. Et tamen non sequitur, si Ioanne Baptista nullus fuit maior, quod propter hoc nullus fuerit eo excellentior in gradu prophetiae : quia, cum prophetia non sit donum gratiae gratum facientis, potest esse potior in prophetia qui est minor in merito.

 

 

 

 

 

 

Question 13 ─ LE RAVISSEMENT

 

LA QUESTION PORTE

SUR LE RAVISSEMENT.

 

Article 1 : Qu’est-ce que le ravissement ?

Article 2 : Saint Paul, dans son ravissement, a-t-il vu Dieu dans son essence ?

Article 3 : L’intelligence d’un voyageur peut-elle être élevée à la vision de Dieu dans son essence sans être abstraite des sens ?

Article 4 : Quelle abstraction est requise pour que l’intelligence puisse voir Dieu dans son essence ?

Article 5 : Qu’est-ce que l’Apôtre a su de son ravissement, et qu’est-ce qu’il n’a pas su ?

Quaestio est

de raptu.

 

Primo quid sit raptus.

Secundo utrum Paulus in raptu viderit Deum per essentiam.

Tertio utrum intellectus alicuius viatoris possit elevari ad videndum Deum per essentiam sine hoc quod a sensibus abstrahatur.

Quarto quanta abstractio requiratur ad hoc quod intellectus Deum per essentiam videre possit.

Quinto quid est illud quod apostolus circa suum raptum scivit, et quid nescivit.

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse p. 83)

 

Définition (art. 1)

 

Abstraction nécessaire à la vision de Dieu dans son essence :

     abstraction des actes des puissances sensitives (3)

     non celle des actes de l’âme végétative (4)

 

Cas du ravissement de saint Paul :

     Il a vu Dieu dans son essence, mais de façon transitoire (2)

     Il ne savait pas si son âme était alors unie à son corps (5)

 

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

Art. 1 : Super Cor. II, cap. 12, l. 1 ; Sum. Th. II-II, q. 175, a. 1.

 

Art. 2 : Super Sent. IV, d. 49, q. 2, a. 7, ad 5 ; Super Cor. II, cap. 12, l. 1 et 2 ; Sum. Th. I, q. 12, a. 11, ad 2 et II-II, q. 175, a. 3.

 

Art. 3 : Super Sent. IV, d. 49, q. 2, a. 7, ad 4 ; supra q. 10, a. 11 ; Super Cor. II, cap. 12, l. 1 ; Quodl. I, q. 1 ; Lect. Super Ioh., cap. 1, l. 11 ; Sum. Th. II-II, q. 175, a. 4.

 

Art. 4 : supra q. 10, a. 11 ; Super Cor. II, cap. 12, l. 1 ; Sum. Th. I, q. 12, a. 11 ; Quodl. I, q. 1 ; Lect. Super Ioh., cap. 1, l. 11 ; Sum. Th. II-II, q. 175, a. 5 et q. 180, a. 5.

 

Art. 5 : Super Cor. II, cap. 12, l. 1 ; Sum. Th. II-II, q. 175, a. 6.

 

 

Article 1 - QU’EST-CE QUE LE RAVISSEMENT ?

(Et primo quaeritur quid sit raptus.)

 

 

Voici comment le décrivent les maîtres : « Le ravissement est une élévation, par une force de nature supérieure, allant de ce qui est conforme à la nature vers ce qui est contraire à la nature. » Il semble que cela ne convienne pas.

 

1° Comme dit saint Augustin, « l’intelligence de l’homme connaît Dieu naturellement ». Or, dans le ravissement, l’intelligence de l’homme est élevée à la connaissance de Dieu. Elle n’est donc pas élevée vers ce qui est contraire à la nature, mais vers ce qui est conforme à la nature.

 

 

2° L’esprit créé dépend plus de l’incréé que le corps inférieur ne dépend du supérieur. Or les impressions des corps supérieurs sont naturelles aux corps inférieurs, comme dit le Commentateur au troisième livre du Ciel et le Monde. Donc l’élévation de l’esprit humain, bien qu’elle soit faite par la force d’une nature supérieure, est seulement naturelle.

 

3° À propos de Rom. 11, 24 : « tu as été enté, contrairement à ta nature, sur l’olivier franc », la Glose dit que Dieu, auteur de la nature, ne fait rien contre la nature ; car la nature est, pour chaque chose, ce qu’elle a reçu de celui de qui vient toute mesure et tout ordre naturel. Or l’élévation du ravissement est faite par Dieu, qui est le créateur de la nature humaine. Elle n’est donc pas contraire à la nature, mais conforme à la nature.

 

4° [Le répondant] disait que le ravissement est dit contraire à la nature parce qu’il est fait divinement, non à la façon de l’esprit humain. En sens contraire : Denys dit au huitième chapitre des Noms divins que la justice de Dieu se remarque en ceci, qu’il distribue à toutes les réalités suivant leur mesure et leur dignité. Or Dieu ne peut rien faire contre sa justice. Il ne donne donc à aucune réalité ce qui ne serait pas à sa mesure.

 

5° Si le mode [opératif] de l’homme est changé en quelque chose, il ne l’est pas de telle manière que le bien de l’homme soit ôté ; car Dieu n’est pas cause d’une détérioration de l’homme, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Or le bien de l’homme est de vivre suivant la raison et d’opérer volontairement, comme le montre clairement Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Puis donc que la violence est contraire au volontaire et détruit le bien de la raison – car si la nécessité est attristante, c’est parce qu’elle s’oppose à la volonté, comme il est dit au cinquième livre de la Métaphysique –, il semble que Dieu ne fasse en l’homme aucune violente élévation contraire à la nature ; or une telle élévation semble avoir lieu dans le ravissement, comme ce nom même l’implique, et comme la description susdite le fait remarquer lorsqu’elle dit « par une force de nature supérieure ».

 

6° Selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, la grande force des sensibles corrompt le sens, mais la grande force des intelligibles ne corrompt pas l’intelligence. Or, si le sens échoue à connaître les sensibles très forts, c’est parce qu’il est corrompu par eux. L’intelligence peut donc naturellement connaître les intelligibles, si forts soient-ils. Donc, quels que soient les intelligibles

auxquels l’esprit de l’homme est élevé, l’élévation ne sera pas contraire à la nature.

 

 

 

7° Saint Augustin dit au livre sur l’Esprit et l’Âme que l’âme et l’ange sont égaux en nature, mais inégaux par la fonction. Or il n’est pas contre la nature de l’ange de connaître les choses auxquelles les hommes sont élevés dans le ravissement. L’élévation du ravissement n’est donc pas non plus, pour l’homme, contraire à la nature.

 

8° Si un mouvement est naturel, alors l’accession au terme du mouvement sera naturelle aussi, puisque aucun mouvement n’est infini. Or l’esprit de l’homme est mû naturellement vers Dieu ; cela se voit clairement en ce qu’il n’a point de repos qu’il ne soit parvenu à lui ; d’où ce que dit saint Augustin au premier livre des Confessions : « Vous nous avez faits pour vous, Seigneur ; et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il se repose en vous. » Cette élévation par laquelle l’esprit atteint Dieu, comme c’est le cas dans le ravissement, n’est donc pas contraire à la nature.

 

9° [Le répondant] disait qu’être porté vers Dieu est naturel à l’esprit humain non par lui-même, mais seulement par une prédétermination divine ; et ainsi, cela n’est pas absolument naturel. En sens contraire : la nature inférieure n’opère ni ne tend vers une fin que par une prédétermination divine, et c’est pourquoi l’on dit que l’œuvre de la nature est une œuvre de l’intelli­gence ; et cependant, nous disons que les mouvements et les opérations des réalités naturelles sont absolument naturelles. Si donc être porté vers Dieu est naturel à l’esprit par une prédétermination divine, on doit le juger absolument naturel.

 

 

10° L’âme est d’abord en soi, et sous cet aspect on l’appelle « esprit », avant d’être en tant qu’unie [au corps], aspect sous lequel elle est appelée « âme ». Or l’acte de l’âme, en tant qu’elle est un certain esprit, est de connaître Dieu et les autres substances séparées ; mais en tant qu’elle est unie au corps, son acte est de connaître les réalités corporelles et sensibles. La connaissance des intelligibles est donc dans l’âme avant celle des sensibles. Puis donc que la connaissance des sensibles est naturelle à l’âme, la connaissance des intelligibles divins lui sera naturelle ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

11° Une chose est plus naturellement ordonnée au dernier terme qu’au médium, puisque la relation au médium se fait à cause de la relation au dernier terme. Or les réalités sensibles sont des médiums par lesquels on parvient à la connaissance de Dieu ; Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu […] sont rendues visibles à l’intelligence par le moyen de ses œuvres. » Et la connaissance des sensibles est naturelle à l’homme. Donc la connaissance des intelligibles aussi ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

12° Rien de ce qui est fait par quelque puissance naturelle ne peut être dit absolument contraire à la nature. Or certaines choses, comme des herbes ou des pierres, ont des vertus naturelles pour retirer l’esprit des sens et leur faire voir des choses admirables ; et cela semble avoir lieu dans un ravissement. Le ravissement n’est donc pas une élévation contraire à la nature.

 

En sens contraire :

 

À propos de II Cor. 2, 12 : « je connais un homme dans le Christ, etc. », la Glose dit : « ravi, c’est-à-dire élevé contre la nature ». Le ravissement est donc une élévation contraire à la nature.

 

Réponse :

 

À l’homme appartient, en tant qu’il est homme, une certaine opération qui lui est naturelle, de même qu’à n’importe quelle autre chose appartient une certaine opération de cette chose en tant que telle, ainsi le feu ou la pierre.

 

Or, dans les réalités naturelles, il se produit de deux façons qu’une chose soit transportée hors de son opération naturelle. D’abord par un défaut de la puissance propre, d’où que vienne un tel défaut, soit d’une cause extérieure, soit d’une cause intérieure ; comme lorsque, par un défaut de la puissance formatrice dans la semence, un fœtus monstrueux est engendré. Ensuite par l’opération de la puissance divine, au commandement de laquelle toute nature obéit, comme cela se passe dans les miracles ; ainsi lorsqu’une vierge conçoit, ou qu’un aveugle voit clair.

 

Et semblablement, l’homme peut abandonner de deux façons son opération naturelle et propre. Or l’opération propre de l’homme est de penser par l’intermédiaire de l’ima­gination et du sens ; car l’opération de l’homme par laquelle il s’attache aux seules réalités intellectuelles, laissant de côté toutes les réalités inférieures, ne lui appartient pas en tant qu’homme, mais en tant que quelque chose de divin existe en lui, comme il est dit au dixième livre de l’Éthi­que ; quant à l’opération par laquelle il s’attache aux seules réalités sensibles en dehors de l’intelligence et de la raison, elle ne lui appartient pas en tant qu’homme, mais suivant la nature qu’il partage avec les bêtes. Ainsi donc, il est transporté hors du mode naturel de sa connaissance lorsque, abstrait des sens, il regarde des choses hors du sens. Ce transport se fait donc parfois par un défaut de la puissance propre, comme cela se produit chez les frénétiques et autres malades mentaux ; et cette abstraction des sens n’est pas une élévation de l’homme, mais plutôt un abaissement. Parfois, en revanche, une telle abstraction se fait par la puissance divine : et c’est alors proprement une certaine élévation, car, puisque l’agent rend le patient semblable à soi, l’abstraction qui se fait par la puissance divine, qui est au-dessus de l’homme, est dirigée vers quelque chose de plus haut qu’il n’est naturel à l’homme.

 

Ainsi donc, dans la description précitée du ravissement, par laquelle il est défini comme un certain mouvement, son genre est touché dans le terme « élévation » ; la cause efficiente lorsqu’il est dit « par une force de nature supérieure » ; les deux termes du mouvement, départ et arrivée, dans l’expression suivante : « allant de ce qui est conforme à la nature vers ce qui est contraire à la nature ».

 

Réponse aux objections :

 

1° Connaître Dieu advient de multiples façons : on peut le connaître par son essence, par les réalités sensibles, ou encore par les effets intelligibles. Il faut aussi distinguer, de même, à propos de ce qui est naturel à l’homme. Pour la même et unique réalité, quelque chose est conforme à la nature et contre la nature, suivant ses divers états, attendu que la nature de la réalité n’est pas la même lorsqu’elle est en devenir et lorsqu’elle est dans son être parfait, comme dit Rabbi Moïse ; par exemple, la quantité complète – et les autres choses de ce genre – est naturelle à l’homme quand il est parvenu à l’âge parfait, mais il serait contraire à la nature, pour l’enfant, de naître avec la quantité parfaite. Ainsi donc, il faut répondre qu’il est naturel à l’intelligence humaine, suivant n’importe quel état, de connaître Dieu en quelque façon. Mais à son début, c’est-à-dire dans l’état de voie, il lui est naturel de connaître Dieu par les créatures sensibles ; et dans sa consommation, c’est-à-dire dans l’état de la patrie, il lui est naturel de parvenir à connaître Dieu par lui-même. Par conséquent, si elle est élevée dans l’état de voie pour qu’elle connaisse Dieu suivant l’état de la patrie, ce sera contraire à la nature, comme il serait contraire à la nature qu’un enfant nouveau-né eût une barbe.

 

 

 

2° Il y a deux natures : la particulière, qui est propre à chaque réalité, et l’universelle, qui embrasse tout l’ordre des causes naturelles. Et pour cette raison, il y a deux façons de dire qu’une chose est conforme à la nature ou contraire à la nature : d’abord quant à la nature particulière, ensuite quant à la nature universelle ; par exemple, toute corruption, tout défaut et toute sénilité sont contre la nature particulière ; mais cependant, il est naturel, suivant la nature universelle, que tout ce qui est composé de contraires se corrompe. Ainsi, parce que l’ordre universel des causes comporte que les inférieurs soient mus par leurs supérieurs, tout mouvement qui se fait dans la nature inférieure par l’impres­sion du supérieur, soit dans les réalités corporelles, soit dans les spirituelles, est certes naturel selon la nature universelle, mais pas toujours selon la nature particulière ; sauf lorsque la nature supérieure laisse une impression dans l’inférieure de telle façon que l’impres­sion elle-même soit sa nature. Et de la sorte, on voit clairement comment l’on peut dire, des choses que Dieu fait dans les créatures, qu’elles sont conformes à la nature ou qu’elles y sont contraires.

 

3° De là ressort clairement aussi la réponse à la troisième objection. Ou bien l’on peut répondre que cette élévation est dite contraire à la nature parce que contraire au cours habituel de la nature, comme dit la Glose en interprétant Rom. 11, 24.

 

4° Bien que Dieu n’agisse jamais contre la justice, il fait cependant quelque chose au-delà de la justice. En effet, il y a quelque chose contre la justice quand on enlève à quelqu’un ce qui lui est dû ; comme on le voit dans les affaires humaines, lorsque quelqu’un vole autrui. Mais si, par une certaine libéralité, il donne ce qui n’est pas dû, ce n’est pas contre la justice, mais au-delà de la justice. Ainsi donc, lorsque Dieu élève l’esprit humain dans l’état de voie au-dessus de son mode, il n’agit pas contre la justice, mais au-delà de la justice.

 

 

5° L’œuvre de l’homme, pour avoir la bonté du mérite, a besoin d’être selon la raison et la volonté. Mais le bien qui lui est conféré dans le ravissement n’est pas de ce genre ; il n’est donc pas nécessaire qu’il procède de la volonté humaine, mais [il suffit qu’il procède] de la seule puissance divine. Et cependant, on ne peut pas tout à fait dire qu’il y a violence, sauf au sens où l’on parle de mouvement violent quand une pierre est lancée vers le bas plus vite que le mouvement naturel ne la dispose ; mais au sens propre, « est violent ce à quoi le patient ne contribue nullement », comme il est dit au troisième livre de l’Éthique.

 

6° Le sens et l’intelligence ont ceci de commun, que l’un et l’autre reçoivent imparfaitement l’intelligible ou le sensible très fort, quoique l’un et l’autre en reçoivent quelque chose. Mais leur différence réside en ceci : mû par un sensible très fort, le sens se corrompt, au point de ne pouvoir ensuite connaître des sensibles moindres ; mais de ce qu’elle reçoit un intelligible très fort, l’intelligence est renforcée, en sorte qu’elle peut mieux connaître ensuite de moindres intelligibles. Il est donc clair que la citation du Philosophe susmentionnée est étrangère à notre propos.

 

 

7° L’ange et l’âme sont appelés égaux en nature seulement quant à l’état de la consommation dernière, en lequel les hommes « seront comme les anges dans le ciel », comme il est dit en Mt 22, 30. Ou bien en tant qu’ils ont en commun la nature intellectuelle, quoiqu’elle se trouve plus parfaite dans les anges.

 

 

8° L’accession au terme du mouvement naturel est naturelle, non pas au début ou au milieu, mais à la fin du mouvement ; et pour cette raison, l’argument n’est pas concluant.

 

9° Les opérations des réalités naturelles qui viennent d’une prédétermination divine sont appelées naturelles quand les principes de ces opérations sont mis dans les réalités de telle façon qu’ils en soient la nature ; mais ce n’est pas ainsi que Dieu prédétermine pour l’homme l’élévation du ravissement, il n’en va donc pas de même.

 

10° Ce qui est premier dans l’intention de la nature est parfois dernier dans le temps, comme l’acte se rapporte à la puissance dans un même sujet qui reçoit : car l’existence en acte est antérieure quant à la nature, quoique la même et unique réalité soit temporellement d’abord en puissance, et ensuite en acte. Et semblablement, l’opération de l’âme en tant qu’elle est esprit est antérieure quant à l’intention de la nature, mais elle est temporellement postérieure ; si donc une opération est faite au temps de l’autre, ce sera contre la nature.

 

 

11° Bien que la relation au médium existe à cause de la relation au dernier terme, cependant l’on ne parvient naturellement au dernier terme que par le médium ; et s’il en va autrement, l’accession ne sera pas naturelle ; et il en est ainsi dans le cas présent.

 

 

12° L’abstraction des sens qui se fait par la vertu de certaines choses naturelles se ramène à l’abstraction qui advient par un défaut de la puissance propre : en effet, ces choses n’ont une nature abstrayant des sens que dans la mesure où elles engourdissent les sens ; il est donc clair qu’une telle abstraction du sens est étrangère au ravissement.

 

Describitur autem a magistris [cf. Albertus Magnus, q. De raptu] sic : raptus est ab eo quod est secundum naturam, in id quod est contra naturam, vi superioris naturae elevatio. Et videtur quod inconvenienter.

 

Quia, ut Augustinus [Ps.-August., De spiritu et anima, cap. 11] dicit, intelligentia hominis naturaliter cognoscit Deum. Sed in raptu elevatur hominis intellectus ad Dei cognitionem. Ergo non elevatur in id quod est contra naturam, sed quod est secundum naturam.

 

Praeterea, magis dependet spiritus creatus ab increato quam corpus inferius a superiori. Sed impressiones superiorum corporum sunt inferioribus corporibus naturales, ut dicit Commentator in III Caeli et Mundi [comm. 20]. Ergo elevatio spiritus humani, quamvis fiat vi superioris naturae, non est nisi naturalis.

 

Praeterea, Roman. XI, 24, super illud : contra naturam insertus es in bonam olivam etc., dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1488 B], quod Deus auctor naturae nihil contra naturam facit ; quia hoc est unicuique natura quod ab eo accepit a quo est omnis modus et ordo naturae. Sed elevatio raptus fit a Deo, qui est conditor humanae naturae. Ergo non est contra naturam, sed secundum naturam.

Sed dicebat, quod dicitur esse contra naturam, quia fit divinitus, non per modum spiritus humani. – Sed contra, Dionysius dicit, VIII de Divinis Nomin. [§ 7], quod iustitia Dei in hoc attenditur, quod omnibus rebus distribuit secundum suum modum et dignitatem. Sed Deus non potest aliquid facere contra suam iustitiam. Ergo nulli rei aliquid tribuit quod non sit secundum modum eius.

 

Praeterea, si modus hominis quantum ad aliquid mutetur, non mutatur hoc modo quod hominis bonum auferatur ; quia Deus non est causa quare homo sit deterior, ut Augustinus dicit in libro LXXXIII Quaest. [qu. 3]. Sed bonum hominis est secundum rationem vivere et voluntarie operari, ut patet per Dionysium, IV cap. De Divinis Nominibus [§ 32]. Cum ergo violentia sit contraria voluntario, et bonum rationis evacuet : ex hoc enim necessitas est contristans quod est contraria voluntati, ut dicitur V Metaph. [cap. 5 (1015 a 28)] ; videtur quod divinitus non fiat in homine aliqua violenta elevatio contra naturam ; quod esse videtur in raptu, ut ipsum nomen importat, et descriptio praedicta designat in hoc quod dicit, vi superioris naturae.

 

 

Praeterea, secundum philosophum in III de Anima [l. 7 (429 a 29)], excellentiae sensibilium corrumpunt sensum, non autem excellentiae intelligibilium intellectum. Sed ideo sensus deficit a cognitione excellentium sensibilium, quia ab eis corrumpitur. Ergo intellectus naturaliter potest quantumcumque excellentia intelli­gibilia cognoscere. Ad quaecumque igitur intelligibilia mens hominis elevetur, non erit elevatio contra naturam.

 

Praeterea, Augustinus dicit in libro de Spiritu et Anima [De lib. Arb. III, 11], quod Angelus et anima natura sunt pares sed officio dispares. Sed non est contra naturam Angeli cognoscere ea ad quae homines elevantur in raptu. Ergo nec elevatio raptus est homini contra naturam.

 

Praeterea, si aliquis motus sit naturalis ; et perventio ad terminum motus naturalis erit, cum nullus motus sit infinitus. Sed mens hominis movetur naturaliter in Deum ; quod patet ex hoc quod non quiescit nisi ad eum pervenerit ; unde Augustinus in I Confessionum [cap. 1] : fecisti nos, Domine, ad te ; et inquietum est cor nostrum donec quiescat in te. Ergo elevatio illa qua mens pertingit ad Deum, ut est in raptu, non est contra naturam.

 

 

Sed dicebat, quod ferri in Deum non est naturale humanae menti ex seipsa, sed solum ex praestitutione divina ; et sic non est simpliciter naturale. – Sed contra, natura inferior non operatur nec tendit in aliquem finem nisi ex praestitutione divina, ratione cuius dicitur esse opus naturae, opus intelligentiae ; et tamen rerum naturalium dicimus esse naturales motus simpliciter, et operationes. Ergo et ferri in Deum, si sit naturale menti ex praestitutione divina, debet iudicari simpliciter naturale.

 

 

 

Praeterea, prius est anima in se, secundum quod spiritus dicitur, quam prout est coniuncta, secundum quod dicitur anima. Sed animae, inquantum est spiritus quidam, actus est cognoscere Deum, et alias substantias separatas ; inquantum vero est corpori coniuncta, actus eius est cognoscere res corporales et sensibiles. Ergo per prius inest animae cognoscere intelligibilia quam sensibilia. Cum igitur sensibilium cognitio sit animae naturalis, et cognitio divinorum intelligibilium erit ei naturalis ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, naturalius aliquid ordinatur ad ultimum terminum quam ad medium, cum ad medium ordo fit propter ordinem ad ultimum. Sed res sensibiles sunt quaedam media quibus pervenitur in Dei cognitionem ; Rom. I, 20 : invisibilia Dei (…) per ea quae facta sunt, intellecta, conspiciuntur. Sed cognitio sensibilium est homini naturalis. Ergo et cognitio intelligibilium ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Praeterea, nihil quod fit virtute aliqua naturali, potest dici simpliciter esse contra naturam. Sed quaedam res habent, ut herbae vel lapides, naturales virtutes evocandi mentem a sensibus ut quaedam mirabilia cernantur ; quod videtur esse in raptu. Ergo raptus non est elevatio contra naturam.

 

 

 

Sed contra, II Corinth., XII, 2, super illud : scio hominem in Christo etc., dicit Glossa [P. Lombardi, PL 192, 80 A] : raptum, id est contra naturam elevatum. Ergo raptus est elevatio contra naturam.

 

 

Responsio. Dicendum, quod sicut cuiuslibet alterius rei est quaedam operatio talis rei, inquantum est haec res, ut ignis aut lapidis ; ita etiam et hominis est quaedam operatio inquantum est homo, quae est ei naturalis.

In rebus autem naturalibus dupliciter contingit transmutari rem aliquam a sua naturali operatione. Uno modo ex defectu propriae virtutis, undecumque talis defectus contingat, sive ex causa extrinseca, sive intrinseca ; sicut cum ex defectu virtutis formativae in semine generatur fetus monstruosus. Alio modo ex operatione divinae virtutis, cui omnis natura ad nutum obedit, sicut fit in miraculis ; ut cum virgo concipit, vel caecus illuminatur.

 

 

Et similiter etiam homo a sua naturali et propria operatione dupliciter immutari potest. Est autem hominis propria operatio intelligere mediante imaginatione et sensu : operatio enim eius qua solis intellectualibus inhaeret, omnibus inferioribus praetermissis, non est eius inquantum est homo, sed inquantum in eo aliquod divinum existit, ut dicitur X Ethicorum [l. 11 (1177 b 27)] ; operatio vero qua solis sensibilibus inhaeret praeter intellectum et rationem, non est eius inquantum est homo, sed secundum naturam quam cum brutis habet communem. Tunc igitur a naturali modo suae cognitionis transmutatur, quando a sensibus abstractus aliqua praeter sensum inspicit. Haec ergo transmutatio quandoque fit ex defectu propriae virtutis, sicut accidit in phreneticis, et aliis mente captis ; et haec quidem abstractio a sensibus non est elevatio hominis, sed magis depressio. Aliquando vero talis abstractio fit virtute divina : et tunc proprie elevatio quaedam est : quia cum agens assimilet sibi patiens, abstractio quae fit a virtute divina, quae est supra hominem, est in aliquid altius quam sit homini naturale.

 

 

 

Sic ergo in descriptione praedicta raptus, qua definitur ut quidam motus, tangitur eius genus in hoc quod dicitur, elevatio ; causa efficiens in hoc quod dicit, vi superioris naturae ; duo termini motus a quo, et in quem, in hoc quod dicit, ab eo quod est secundum naturam in id quod est contra naturam.

Ad primum igitur dicendum, quod cognoscere Deum contingit multipliciter : scilicet per essentiam suam, et per res sensibiles, aut etiam per effectus intelligibiles. Similiter etiam distinguendum est de eo quod est homini naturale. Uni enim et eidem rei est aliquid secundum naturam et contra naturam, secundum eius status diversos ; eo quod non est eadem natura rei dum est in fieri, et dum est in perfecto esse, ut dicit Rabbi Moyses [Dux neutr. II, 18] ; sicut quantitas completa est naturalis homini cum ad aetatem pervenerit perfectam, et alia huiusmodi, esset autem contra naturam puero, si in perfecta quantitate nasceretur. Sic igitur dicendum est, quod intelligentiae humanae secundum quemlibet statum est naturale aliquo modo cognoscere Deum ; sed in sui principio, scilicet in statu viae, est naturale ei quod cognoscat Deum per creaturas sensibiles. Est autem ei naturale quod perveniat ad cognoscendum Deum per seipsum in sui consummatione, id est in statu patriae. Et sic si in statu viae elevetur ad hoc quod cognoscat Deum secundum statum patriae, hoc erit contra naturam, sicut esset contra naturam quod puer mox natus haberet barbam.

 

Ad secundum dicendum, quod duplex est natura ; scilicet particularis, quae est propria unicuique rei, et universalis, quae complectitur totum ordinem causarum naturalium. Et ex hoc dupliciter dicitur aliquid esse secundum naturam vel contra naturam : uno modo quantum ad naturam particularem, alio quantum ad universalem ; sicut omnis corruptio et defectus et senium est contra naturam particularem : sed tamen naturale secundum naturam universalem ut omne compositum ex contrariis corrumpatur. Quia igitur ordo universalis causarum hoc habet ut inferiora a suis superioribus moveantur ; omnis motus qui fit in inferiori natura ex impressione superioris, sive in corporalibus sive in spiritualibus, est quidem naturalis secundum naturam universalem, non autem semper secundum naturam particularem ; nisi quando a natura superiori sic imprimitur in naturam inferiorem, ut ipsa impressio sit eius natura. Et sic patet quomodo ea quae a Deo in creaturis fiunt, possunt dici secundum naturam, vel contra naturam.

 

Unde etiam patet responsio ad tertium. Vel dicendum, quod ista elevatio dicitur esse contra naturam, quia est contra solitum cursum naturae, sicut Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1488 B] exponit Rom. XI, 24.

 

Ad quartum dicendum, quod Deus, quamvis nunquam contra iustitiam faciat, aliquid tamen praeter iustitiam facit. Tunc enim est aliquid contra iustitiam, cum subtrahitur alicui quod sibi debetur ; ut patet in humanis, cum quis alteri furatur. Si vero ex liberalitate quadam tribuat quod non est debitum, hoc non est contra iustitiam, sed praeter iustitiam. Sic igitur cum Deus mentem humanam in statu viae elevat supra modum suum, non facit contra iustitiam, sed praeter iustitiam.

 

Ad quintum dicendum, quod opus hominis ex hoc quod meriti habet bonitatem, exigit ut sit secundum rationem et voluntatem. Sed bonum quod ei confertur in raptu, non est huiusmodi ; unde non oportet quod procedat ex voluntate humana, sed ex sola virtute divina. Nec tamen potest dici omnino esse violentia, nisi sicut dicitur motus violentus quando lapis deorsum proiicitur velocius quam sit dispositio motus naturalis : proprie tamen violentum est in quo nihil confert vim patiens, ut dicitur III Ethic. [cap. 1 (1110 a 1 et b 15)].

 

Ad sextum dicendum, quod hoc est commune sensui et intellectui quod uterque deficit a perfecta acceptione excellentis intelligibilis vel sensibilis etsi uterque de eo aliquid accipiat. Sed in hoc est differentia : quod per hoc quod sensus movetur ab excellenti sensibili, corrumpitur, ut non possit postmodum minora sensibilia cognoscere ; sed per hoc quod intellectus accipit de intelligibili excellenti, confortatur, ut melius postmodum possit minora intelligibilia cognoscere. Unde patet quod auctoritas praedicta philosophi non est ad propositum.

 

Ad septimum dicendum, quod Angelus et anima non dicuntur esse pares natura nisi quantum ad statum ultimae consummationis, in quo homines erunt sicut Angeli in caelo, ut dicitur Matth., c. XXII, 30. Vel secundum quod communicant in natura intellectuali, quamvis in Angelis perfectior inveniatur.

 

Ad octavum dicendum, quod perventio ad terminum motus naturalis est naturalis, non quidem in principio vel medio, sed in fine motus ; et propter hoc non sequitur.

 

Ad nonum dicendum, quod operationes rerum naturalium, quae sunt ex praestitutione divina, dicuntur naturales quando principia illarum operationum sunt rebus indita, sic ut sint earum naturae ; non autem sic a Deo praestituitur homini elevatio raptus, unde non est simile.

 

Ad decimum dicendum, quod illud quod est prius in intentione naturae, quandoque est posterius tempore, sicut se habet actus ad potentiam in eodem susceptibili : quia esse in actu est per prius a natura, quamvis una et eadem res prius tempore sit in

potentia quam in actu. Et similiter

operatio animae, inquantum est spiritus, est prior quantum ad intentionem naturae, sed est posterior tempore ; unde, si una operatio fiat in tempore alterius, hoc erit contra naturam.

 

Ad undecimum dicendum, quod quamvis ordo ad medium sit propter ordinem ad ultimum, tamen ad ultimum non pervenitur naturaliter nisi per medium ; et si aliter fiat, erit perventio non naturalis ; et sic est in proposito.

 

Ad duodecimum dicendum, quod illa abstractio a sensibus quae fit virtute aliquarum rerum naturalium, reduci­tur in illam abstractionem quae fit ex defectu propriae virtutis : non enim illae res habent naturam a sensibus abstrahendi, nisi inquantum obstupe­faciunt sensus ; unde patet quod talis abstractio a sensu est aliena a raptu.

 

 

 

 

 

 

 

Article 2 - SAINT PAUL, DANS SON RAVISSEMENT, A-T-IL VU DIEU DANS SON ESSENCE ?

(Secundo quaeritur utrum Paulus in raptu viderit Deum per essentiam.)

 

 

Il semble que non.

 

1° À propos de Éph. 4, 18 : « ils ont l’intel­ligence obscurcie par les ténèbres », la Glose dit : « Tout homme qui pense est éclairé par une certaine lumière intérieure. » Si donc l’intelligence est élevée à la vision de Dieu, il est nécessaire qu’elle soit éclairée par quelque lumière proportionnée à une telle vision. Or une telle lumière n’est autre que la lumière de gloire, dont parle le psaume : « dans votre lumière nous verrons la lumière ». Donc seule une intelligence bienheureuse peut voir Dieu dans son essence. Et ainsi saint Paul, dans son ravissement, n’a pas pu voir Dieu dans son essence, puisqu’il n’était pas glorifié.

 

 

2° [Le répondant] disait que saint Paul fut bienheureux à ce moment-là. En sens contraire : la perpétuité entre dans la notion de béatitude, comme dit saint Augustin au livre de la Cité de Dieu. Or cet état n’est pas demeuré perpétuellement en saint Paul. Il ne fut donc pas bienheureux dans cet état.

 

3° De la gloire de l’âme rejaillit une gloire sur le corps. Or le corps de saint Paul ne fut pas glorifié. Son esprit ne fut donc pas non plus éclairé par la lumière de gloire ; et ainsi, il n’a pas vu Dieu dans son essence.

 

4° [Le répondant] disait que, lorsqu’il vit Dieu dans son essence, même dans cet état, il ne fut pas bienheureux absolument, mais relativement. En sens contraire : pour que quelqu’un soit bienheureux absolument, seuls sont requis un acte de la gloire, et une dot glorieuse, principe de cet acte ; ainsi le corps de saint Pierre eût été absolument glorifié si, en plus d’être porté sur les eaux, il avait eu aussi en lui le principe de cet acte, qui s’appelle l’agilité. Or la clarté qui est le principe de la vision de Dieu, elle-même acte de la gloire, est une dot glorieuse. Si donc l’esprit de saint Paul a vu Dieu dans son essence et fut éclairé par la lumière qui est le principe de cette vision, alors il fut glorifié absolument.

 

5° Saint Paul, dans son ravissement, eut la foi et l’espérance. Or ces choses ne peuvent subsister en même temps que la vision de Dieu dans son essence ; car la foi porte sur « les choses qu’on ne voit pas », comme il est dit en Hébr. 11, 1, et « ce qu’on voit, pourquoi l’espérer ? » comme il est dit en Rom. 8, 24. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.

 

6° La charité de la patrie n’est pas un principe de mérite. Or saint Paul, dans son ravissement, fut en état de mériter, car son âme n’était pas encore détachée du corps corruptible, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral. Il n’a donc pas eu la charité de la patrie. Or là où se trouve la vision de la patrie, qui est parfaite, là aussi se trouve la charité de la patrie, qui est parfaite ; car autant l’on connaît Dieu, autant on l’aime. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.

 

7° L’essence divine ne peut être vue sans joie, comme le montre clairement saint Augustin au premier livre sur la Trinité. Si donc saint Paul a vu Dieu dans son essence, il se délectait dans cette vision ; il ne voulait donc pas en être séparé ; en outre, Dieu ne l’a pas séparé malgré lui car, étant souverainement libéral, il ne retire pas ses biens, autant que cela dépend de lui. Saint Paul n’aurait donc jamais été séparé de cet état ; ce qui est faux ; il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.

 

 

8° Aucun homme ayant quelque bien par un mérite, ne perd ce bien, à moins de pécher. Puis donc que voir Dieu dans son essence est quelque chose que l’on obtient par mérite, aucun homme qui voit Dieu dans son essence ne peut être éloigné de cette vision, sauf peut-être s’il advient qu’il pèche ; mais on ne peut pas dire cela de saint Paul, qui dit de lui-même en Rom. 8, 38-39 : « je suis assuré que ni la mort ni la vie […] ne pourra me séparer, etc. », et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

9° Puisqu’il est dit que saint Paul fut ravi, on se demande en quoi son ravissement diffère du sommeil d’Adam et du ravissement de saint Jean l’Évangéliste, dont lui-même dit en Apoc. 1, 10 qu’il fut ravi en esprit, et du transport de l’âme en lequel fut saint Pierre en Act. 11, 5.

 

En sens contraire :

 

Ce que dit Saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral et aussi dans sa Lettre à Pauline sur la vision de Dieu, et ce que l’on trouve dans la Glose à propos de II Cor. 12, tous ces textes mentionnent expressément que saint Paul, dans son ravissement, a vu Dieu dans son essence.

 

Réponse :

 

Sur ce point, certains ont prétendu que saint Paul, dans son ravissement, a vu Dieu non pas dans son essence, mais par quelque vision médiane entre la vision de la voie et celle de la patrie. Et cette vision médiane peut se concevoir comme celle qui est naturelle à l’ange : de la sorte, l’ange voit Dieu par une connaissance naturelle, non certes dans son essence, mais par des espèces intelligibles, par exemple en considérant sa propre essence, qui est une certaine ressemblance intelligible de l’essence incréée, tout comme il est dit au livre des Causes que « l’intelligence sait ce qui est au-dessus d’elle », en tant qu’elle est causée par cela. Et ainsi, l’on pense que saint Paul aussi, dans son ravissement, a vu Dieu par l’éclat de quelque lumière intellectuelle dans son esprit. Quant à la connaissance de la voie, qui se fait par le miroir et l’énigme des créatures sensibles, elle est naturelle à l’homme ; mais la connaissance de la patrie, par laquelle Dieu est vu dans son essence, est naturelle à Dieu seul.

 

Mais cette opinion contredit les paroles de saint Augustin, qui dit expressément dans les textes susmentionnés que saint Paul, dans son ravissement, a vu Dieu dans son essence. Et il n’est pas non plus probable que le ministre de l’Ancien Testament auprès des Juifs ait vu Dieu dans son essence, comme on le déduit de ce passage de Nombr. 12, 8 : « il voit le Seigneur clairement, et non sous des énigmes et des figures », et que cela n’ait pas été concédé au ministre du Nouveau Testament, le Docteur des nations, d’autant plus que l’Apôtre lui-même argumente ainsi en II Cor. 3, 9 : « Si le ministère de condamnation a été accompagné de gloire, le ministère de la justice en aura incomparablement davantage. »

 

Toutefois, il ne fut pas bienheureux absolument, mais ne le fut que relativement, quoique son esprit ait été éclairé par une lumière surnaturelle pour voir Dieu ; ce qui peut être prouvé par l’exemple de la lumière corporelle. En certaines choses, en effet, la lumière venant du soleil se rencontre comme une certaine forme immanente rendue quasi connaturelle : ainsi dans les étoiles, dans l’escarboucle et autres choses semblables. En d’autres, par contre, la lumière venant du soleil est reçue comme une certaine passion transitoire, comme dans l’air : car la lumière ne devient pas dans l’air une forme permanente quasi connaturelle, mais elle passe quand le soleil s’en va. Semblablement, la lumière de gloire est répandue de deux façons dans l’esprit. D’abord, à la façon d’une forme rendue connaturelle et permanente, et ainsi, elle rend l’esprit absolument bienheureux, et c’est ainsi qu’elle est infusée aux bienheureux dans la patrie. Ensuite, la lumière de gloire touche l’esprit humain comme une certaine passion transitoire : et c’est ainsi que l’esprit de saint Paul, dans son ravissement, fut éclairé par la lumière de gloire. Le nom lui-même de ravissement montre aussi que cela fut fait hâtivement et en passant. Il ne fut donc pas glorifié absolument, et n’eut pas la dot glorieuse, puisque cette clarté ne fut pas rendue sa propriété ; et pour cette raison, elle ne descendit pas de l’âme sur le corps, et il ne demeura pas perpétuellement dans cet état.

 

Réponse aux objections :

 

1° à 4° On voit dès lors clairement la réponse aux quatre premiers arguments.

 

5° À la venue de la pleine vision, la foi se retire. Donc, dans la mesure où il y eut en saint Paul la vision de Dieu dans son essence, la foi était absente ; or la vision de Dieu dans son essence y fut suivant l’acte et non suivant l’habitus de la gloire. Donc la foi, au contraire, y fut suivant l’habitus, non suivant l’acte ; de même pour l’espérance.

 

 

6° Bien que saint Paul fût alors en état de mériter, cependant il ne méritait pas en acte à ce moment-là ; car, de même qu’il eut l’acte de vision de la patrie, de même il eut l’acte de charité de la patrie. Certains prétendent cependant que, bien qu’il eût l’acte de la vision de la patrie, il n’eut cependant pas l’acte de la charité de la patrie, car si son intelligence fut ravie, toutefois sa volonté ne le fut pas. Mais cela va expressément contre ce qu’à propos de II Cor. 12, 4 : « fut enlevé dans le paradis » la Glose dit : « c’est-à-dire dans cette tranquillité dont jouissent ceux qui sont dans la Jérusalem céleste. » Or la jouissance a lieu par l’amour.

 

 

7° Que cette vision ne soit point demeurée en saint Paul vient de la condition même de la lumière éclairant son esprit, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

8° Bien que la vision de Dieu parmi les bienheureux provienne du mérite, cependant elle n’a pas été donnée à saint Paul comme la récompense du mérite ; l’argu­ment n’est donc pas concluant.

 

Il faut cependant savoir que ces deux derniers arguments, par leur conclusion, ne s’opposent pas plus à ce que saint Paul ait vu Dieu dans son essence, qu’à ce qu’il ait vu d’une quelconque façon au-dessus du mode commun.

 

9° À ce que l’on demandait en dernier lieu, il faut répondre que le transport de l’âme, l’extase et le ravissement, tout cela revêt le même sens dans les Écritures, et signifie une certaine élévation allant des sensibles extérieurs, auxquels nous nous appliquons naturellement, vers des choses qui sont au-dessus de l’homme. Mais cela se produit de deux façons. Parfois, en effet, l’abstraction des choses extérieures s’entend quant à l’intention seulement, comme quand on use des sens et des réalités extérieures, mais que toute notre intention se porte à regarder et à aimer les réalités divines ; et ainsi, n’importe quel contemplateur et amant des réalités divines est dans le transport de l’âme, l’extase ou le ravissement : c’est pourquoi Denys dit au quatrième chapitre des Noms divins : « l’amour divin fait entrer en extase » ; et saint Grégoire, parlant du contemplateur au livre des Moralia, dit : « Celui qui est ravi vers l’intelligence des réalités intérieures ferme les yeux aux choses visibles. » De la seconde façon, suivant un sens plus fréquent des noms susdits, l’extase, le ravissement ou le transport de l’âme a lieu lorsque l’on est abstrait, même actuellement, de l’usage des sens et des réalités sensibles pour voir des choses surnaturellement. Or l’on voit surnaturellement au-delà du sens, de l’intelligence et de l’imagination, comme on l’a dit dans la question sur la prophétie. Voilà pourquoi saint Augustin distingue deux ravissements, au douzième livre sur la Genèse au sens littéral : l’un par lequel l’esprit est ravi hors des sens en une vision imaginaire, et il en fut ainsi de saint Pierre et de saint Jean dans l’Apocalypse, comme le dit saint Augustin au même endroit ; l’autre par lequel l’esprit est ravi en même temps aux sens et à l’imagination en une vision intellectuelle ; et cela de deux façons. D’abord lorsque l’intelligence pense Dieu par des émissions intelligibles, ce qui est propre aux anges ; et telle fut l’extase d’Adam, et c’est pourquoi, à propos de Gen. 2, 21, il est dit dans la Glose que « l’on peut légitimement penser que cette extase fut envoyée à Adam pour que son esprit, devenu participant de la cour angélique et introduit dans le sanctuaire de Dieu, entrât dans l’intelligence des mystères ». Ensuite lorsque l’intelligence voit Dieu dans son essence ; et c’est en cela que saint Paul fut ravi, comme on l’a dit.

 

Et videtur quod non.

 

Eph. IV, 18, super illud : tenebris obscuratum habentes intellectum, dicit Glossa [P. Lombardi, PL 192, 203 C] : omnis qui intelligit, quadam luce interiori illustratur. Si ergo intellectus elevetur ad videndum Deum, oportet quod illustretur aliqua luce ad huiusmodi visionem proportionata. Sed lux talis non est aliud quam lux gloriae, de qua in Psal. [XXXV, 10] : in lumine tuo videbimus lumen. Ergo Deus per essentiam videri non potest nisi ab intellectu beato. Et sic Paulus in raptu cum glorificatus non esset, Deum per essentiam videre non potuit.

 

Sed dicebat quod Paulus ut tunc beatus fuit. – Sed contra, perpetuitas est de ratione beatitudinis, ut Augustinus dicit in libro de Civitate Dei [cf. XI, 11 et XIV, 25]. Sed status ille non mansit in Paulo in perpetuum. Ergo in statu illo beatus non fuit.

 

 

Praeterea, a gloria animae redundat gloria in corpus. Sed corpus Pauli non fuit glorificatum. Ergo nec mens eius fuit lumine gloriae illustrata ; et sic non vidit Deum per essentiam.

 

Sed dicebat, quod videndo Deum per essentiam in statu etiam illo non fuit beatus simpliciter, sed secundum quid. – Sed contra, ad hoc quod aliquis sit beatus simpliciter, non requiritur nisi actus gloriae, et dos gloriae, quae est principium illius actus ; sicut corpus Petri fuisset glorificatum simpliciter, si cum hoc quod ferebatur super aquas, etiam huius actus in se habuisset principium quod dicitur agilitas. Sed claritas quae est principium divinae visionis, quae est actus gloriae, est dos gloriae. Si igitur mens Pauli Deum vidit per essentiam, et illustrata fuit luce quae est principium huius visionis, fuit simpliciter glorificata.

Praeterea, Paulus in raptu habuit fidem et spem. Sed ista non possunt simul stare cum visione Dei per essentiam ; quia fides est non apparentium, ut dicitur Hebr. Cap. XI, 1, et quod videt quis, quid sperat ? ut dicitur Rom. VIII, 24. Ergo non vidit Deum per essentiam.

 

 

Praeterea, caritas patriae non est principium merendi. Sed Paulus in raptu fuit in statu merendi, quia eius anima nondum erat a corpore corruptibili soluta, ut Augustinus dicit, XII super Genes. Ad litteram [cap. 5]. Ergo non habuit caritatem patriae. Sed ubi est visio patriae, quae est perfecta, etiam est ibi caritas patriae, quae est perfecta ; quia quantum de Deo quisque cognoscit, tantum diligit. Ergo non vidit Deum per essentiam.

 

Praeterea, divina essentia sine gaudio videri non potest, ut patet per Augustinum, in I de Trinit. [cap. 10]. Si igitur vidit Paulus Deum per essentiam, in ipsa visione delectabatur ; non ergo volebat ab ea separari ; nec iterum Deus eum separavit invitum, quia, cum ipse sit summe liberalis, sua bona, quantum in se est, non subtrahit. Ergo Paulus ab illo statu nunquam separatus fuisset ; quod falsum est ; non ergo vidit Deum per essentiam.

 

Praeterea, nullus habens aliquod bonum ex merito, amittit illud sine peccato. Cum igitur videre Deum per essentiam sit quiddam quod habetur ex merito, nullus Deum per essentiam videns potest ab hac visione removeri, nisi forte contingeret ipsum peccare ; quod de Paulo dici non potest, qui de se ipso dicit Roman. VIII, 38-39 : certus sum (…) quod neque mors neque vita separabit etc., et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea quaeritur, cum Paulus dicatur raptus, in quo differt eius raptus a sopore Adae, et a raptu Ioannis Evangelistae, secundum quem dicit se in spiritu fuisse, Apocal. Cap. I, 10, et ab excessu mentis in quo fuit Petrus, Act. XI, 5.

 

 

 

Sed contra, est quod Augustinus dicit, XII super Genes. Ad litt. [cap. 28] et etiam ad Paulinam de videndo Deum [Epist. 147, cap. 13], et quod habetur etiam in Glossa [P. Lombardi, PL 192, 83 A] II Corinth., cap. XII ; ex quibus omnibus locis expresse habetur quod Paulus in raptu Deum per essentiam vidit.

 

Responsio. Dicendum, quod circa hoc quidam dixerunt, quod Paulus in raptu non vidit Deum per essentiam, sed quadam visione media inter visionem viae, et visionem patriae. Quae quidem visio media potest intelligi talis qualis est Angelo naturalis, ut scilicet videat Deum non quidem per essentiam cognitione naturali, sed per aliquas species intelligibiles, utpote considerando essentiam suam, quae est quaedam similitudo intelligibilis essentiae increatae, prout dicitur in libro de Causis [prop. 8 (7)], quod intelligentia scit quod est supra se inquantum est causata ab eo. Ut

sic etiam intelligatur Paulus in rap-

tu vidisse Deum per refulgentiam alicuius luminis intellectualis in

mentem ipsius. Cognitio vero viae, quae est per speculum et aenigma sensibilium creaturarum, est naturalis homini ; sed cognitio patriae, qua Deus per essentiam suam videtur, est soli Deo naturalis.

Sed haec opinio repugnat dictis Augustini, qui expresse in locis supradictis dicit Paulum in raptu Deum per essentiam vidisse. Nec est etiam probabile ut minister veteris testamenti ad Iudaeos Deum per essentiam viderit, ut habetur ex hoc quod dicitur Num. cap. XII, 8 : palam, et non per aenigmata et figuras, videt Deum ; et ministro novi testamenti, doctori gentium, hoc concessum non fuerit ; praecipue cum ipse apostolus sic argumentetur, II Cor. III, 9 : si ministratio damnationis fuit in gloria, multo magis abundat ministerium iustitiae.

 

 

 

Nec tamen beatus fuit simpliciter, sed solum secundum quid, quamvis mens eius illustrata fuerit supernaturali lumine ad Deum videndum. Quod quidem apparere potest exemplo luminis corporalis. In quibusdam enim invenitur lumen a sole, ut quaedam forma immanens quasi connaturalis effecta, sicut in stellis, et in carbunculo, et huiusmodi. In quibusdam vero recipitur lumen a sole sicut quaedam passio transiens, sicut in aere : non enim efficitur lumen forma permanens in aere quasi connaturalis, sed transit abeunte sole. Similiter etiam et lumen gloriae dupliciter menti infunditur. Uno modo per modum formae connaturalis factae, et permanentis ; et sic facit mentem simpliciter beatam ; et hoc modo infunditur beatis in patria. Alio modo contingit lumen gloriae mentem humanam sicut quaedam passio transiens : et sic mens Pauli in raptu fuit lumine gloriae illustrata. Ipsum etiam nomen raptim et pertranseundo ostendit hoc esse factum. Unde non fuit simpliciter glorificatus, nec habuit dotem gloriae, cum illa claritas non fuerit effecta proprietas eius ; et propter hoc non fuit derivata ab anima in corpus, nec in hoc statu perpetuo mansit.Unde patet responsio ad quatuor primas rationes.

 

Ad quintum dicendum, quod adveniente plena visione recedit fides. Unde secundum hoc quod in Paulo fuit visio Dei per essentiam, non fuit ibi fides ; fuit autem ibi visio Dei per essentiam secundum actum, non secundum habitum gloriae. Unde e contrario fides fuit ibi secundum habitum, non secundum actum ; similiter spes.

 

Ad sextum dicendum, quod quamvis Paulus tunc fuerit in statu merendi, non tamen in actu tunc merebatur ; quia sicut habuit actum visionis patriae, ita habuit actum caritatis patriae. Quidam tamen dicunt, quod quamvis habuit actum visionis patriae, non tamen habuit actum caritatis patriae ; quia si intellectus fuit raptus, non tamen fuit raptus eius affectus. Sed hoc est expresse contra id quod habetur II Cor., XII, 4 : raptus est in Paradisum ; Glossa [P. Lom-

bardi, PL 192, 83 A] : id est in eam

tranquillitatem qua fruuntur illi qui sunt in caelesti Ierusalem. Fruitio autem est per amorem.

 

Ad septimum dicendum, quod hoc fuit ex ipsa conditione luminis mentem illustrantis, quod visio illa in Paulo non permansit, ut ex dictis patet.

 

Ad octavum dicendum, quod quamvis visio Dei in beatis sit ex merito, tamen Paulo non est reddita quasi praemium meriti ; unde ratio non sequitur.

 

Tamen sciendum, quod hae duae ultimae rationes non magis concludunt contra hoc quod Paulus Deum per essentiam viderit, quam contra hoc quod viderit quocumque modo supra modum communem.

 

Ad id quod ultimo quaerebatur, dicendum, quod excessus mentis, extasis, et raptus, omnia in Scripturis pro eodem accipiuntur ; et significant elevationem quamdam ab exterioribus sensibilibus, quibus naturaliter intendimus ad aliqua quae sunt supra hominem. Sed hoc dupliciter contingit. Quandoque enim intelligitur abstractio ab exterioribus quantum ad intentionem tantum, ut videlicet cum quis exterioribus sensibus et rebus utitur, sed tota sua intentio divinis inspiciendis et diligendis intendit ; et sic in excessu mentis, sive extasi aut raptu, est quilibet divinorum contemplator et amator : unde Dionysius dicit, IV cap. De Divinis Nomin. [§ 13] : est autem extasim faciens divinus amor : et Gregorius in Moralibus [XXX, 16] de contemplatore loquens dicit : qui ad interiora intelligenda rapitur, a rebus visibilibus oculos claudit. Alio modo, secundum quod in usu praedicta nomina magis habentur, fit extasis aut raptus aut excessus mentis, cum aliquis etiam actu ab usu sensuum et sensibilium rerum abstrahitur ad aliqua supernaturaliter videnda ; videtur autem supernaturaliter praeter sensum et intellectum et imaginationem, sicut in quaestione de prophetia dictum est. Et ideo duplicem raptum distinguit Augustinus, XII super Genes. Ad litt. [cap. 26] Unum quo mens rapitur a sensibus ad imaginariam visionem, et sic accidit in Petro et Ioanne Evangelista in Apocalypsi, ut ibidem Augustinus dicit. Alium quo mens rapitur a sensu et imaginatione simul ad intellectualem visionem ; et hoc quidem dupliciter. Uno modo secundum quod intellectus intelligit Deum per aliquas intelligibiles immissiones, quod est proprie Angelorum ; et sic fuit extasis Adae, unde dicitur Gen. II, 21, in Glossa [ordin.], quod extasis recte intelligitur ad hoc immissa, ut mens Adae particeps angelicae curiae, et intrans in sanctuarium Dei, novissima intelligeret. Alio modo secundum quod intellectus videt Deum per essentiam ; et ad hoc fuit raptus Paulus, ut dictum est.

 

 

 

 

Article 3 - L’INTELLIGENCE D’UN VOYAGEUR PEUT-ELLE ÊTRE ÉLEVÉE À LA VISION DE DIEU DANS SON ESSENCE SANS ÊTRE ABSTRAITE DES SENS ?

(Tertio quaeritur utrum intellectus alicuius viatoris

possit elevari ad videndum Deum per essentiam, sine hoc quod a sensibus abstrahatur.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° La nature de l’homme est la même dans l’état de voie et après la résurrection : elle ne ressusciterait pas numériquement identique si elle n’était aussi spécifiquement identique. Or, après la résurrection, les saints verront Dieu en esprit dans son essence sans être abstraits de leurs sens. La même chose est donc possible aussi pour les voyageurs.

 

2° [Le répondant] disait que le corps du voyageur, parce qu’il est corruptible, alourdit l’intelligence, de sorte qu’elle ne peut se porter librement vers Dieu si elle n’est pas détachée des sens corporels ; et cette corruption n’existera assurément pas après la résurrection. En sens contraire : rien n’est empêché, tout comme rien ne subit, que par son contraire. Or la corruption du corps ne semble pas être contraire à l’acte de l’intelligence, puisque l’intelligence n’est pas l’acte du corps. La corruption du corps n’empêche donc pas que l’intelligence puisse librement se porter vers Dieu.

 

3° Il est avéré que le Christ a assumé notre mortalité et la corruption qui est la peine du péché. Or son intelligence jouissait continuellement de la vision de Dieu, alors qu’il n’y avait pas toujours en lui abstraction des sens extérieurs. La corruption du corps ne fait donc pas que l’intelligence ne puisse se porter vers Dieu sans qu’elle soit abstraite des sens.

 

 

4° Saint Paul, après avoir vu Dieu dans son essence, se souvint des choses qu’il avait contemplées dans cette vision ; car il ne dirait pas en II Cor. 12, 4 qu’il « entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à l’homme de rapporter », s’il ne s’en souvenait pas. Lors donc qu’il voyait Dieu dans son essence, quelque chose s’imprimait dans sa mémoire. Or la mémoire appartient à la partie sensitive, comme le montre clairement le Philosophe au livre sur la Mémoire et la Réminiscence. Quand donc un homme dans l’état de voie voit Dieu dans son essence, il n’est pas entièrement abstrait des sens corporels.

 

5° Les puissances sensitives sont plus proches entre elles que les intellectives ne le sont des sensitives. Or l’imagination, qui est au nombre des puissances sensitives, peut être en train de saisir n’importe quels objets imaginaires, sans que l’on soit abstrait des sens extérieurs. L’intelligence peut donc, elle aussi, être en train de voir Dieu, sans que l’on soit abstrait des puissances sensitives.

 

6° Ce qui est conforme à la nature n’exige pour exister rien de ce qui est contraire à la nature. Or il est naturel à l’intelligence humaine de voir Dieu dans son essence, puisqu’elle a été créée pour cela. Puis donc que, pour l’homme, l’abstraction des sens est contraire à la nature – car la connaissance sensitive lui est connaturelle –, il semble qu’il n’ait pas besoin d’être abstrait des sens pour voir Dieu dans son essence.

 

 

7° Il n’est d’abstraction que de choses unies. Or l’intelligence, dont l’objet est Dieu, comme il est dit au livre sur l’Esprit

et l’Âme, ne semble pas être unie aux

sens corporels, mais en être très distante. L’homme n’a donc pas besoin d’être abstrait des sens pour voir Dieu dans son essence par l’intelligence.

 

 

8° Il semble que, si saint Paul fut élevé à la vision de Dieu, c’était afin qu’il fût témoin de cette gloire qui est promise aux saints ; aussi saint Augustin dit-il au douzième livre sur la Genèse au sens littéral : « Pourquoi donc ne pas croire que Dieu ait voulu montrer à ce si grand Apôtre docteur des nations, ravi jusqu’à cette sublime vision, la vie en laquelle après cette vie il doit vivre éternellement ? » Or, dans cette vision des saints que connaîtront après cette vie ceux qui verront Dieu, après la résurrection, il ne sera pas fait abstraction des sens. Donc en saint Paul non plus une telle abstraction ne semble pas avoir eu lieu, lorsqu’il vit Dieu dans son essence.

 

 

9° Les martyrs, dans les souffrances mêmes de leurs tourments, percevaient intérieurement quelque chose de la gloire divine ; c’est pourquoi saint Vincent disait : « Me voici désormais élevé en l’air et, plus haut que le monde, tyran, je méprise tous tes chefs. » Et dans d’autres passions de saints, on lit de nombreux passages qui semblent rendre le même son. Or il est avéré qu’il n’y avait pas en eux abstraction des sens, sinon ils n’auraient pas eu le sens de la douleur. L’abstraction des sens n’est donc pas requise pour que l’on soit participant de la gloire au moyen de laquelle Dieu est vu dans son essence.

 

10° L’intelligence pratique est plus proche que la spéculative de l’opération qui se tourne vers les sensibles. Or il n’est pas nécessaire que l’intelligence pratique s’applique toujours aux choses que l’homme opère dans le domaine sensible, comme dit Avicenne dans sa Sufficientia. Autrement, il adviendrait que le meilleur cithariste paraîtrait fort peu habile, si à chaque percussion des cordes il lui fallait employer la considération de l’art : il en résulterait une excessive interruption des sons, qui empêcherait le cours normal de la mélodie. L’intelligence spéculative est donc bien moins encore forcée de s’appliquer aux choses que l’homme opère dans le domaine sensible ; et de la sorte, il lui reste la liberté de se porter vers n’importe quels intelligibles, même vers l’essence divine, pendant que les puissances sensitives sont occupées aux opérations sensibles.

 

11° Pendant qu’il voyait Dieu dans son essence, saint Paul avait encore la foi. Or il appartient à la foi de voir comme par un miroir, en énigme. Donc saint Paul, pendant qu’il voyait Dieu dans son essence, voyait comme par un miroir, en énigme. Or la connaissance en énigme se fait comme par un miroir, et au moyen des réalités sensibles. En même temps, donc, il voyait Dieu dans son essence et s’appliquait aux choses sensibles ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, et on retrouve cela dans la Glose à propos de II Cor. 12 : « En cette forme où Dieu se montre tel qu’il est, nul ne le verra en vivant de cette vie mortelle avec ces sens corporels ; mais ce sera seulement celui qui meurt en quelque façon à cette vie, ou bien en sortant complètement du corps, ou bien en étant tellement détourné et éloigné des sens charnels qu’il ne sache plus au juste s’il est en son corps ou hors de son corps, lorsqu’il est ravi et emporté vers cette vision. »

 

2) À propos de II Cor. 5, 13 : « Si nous avons été hors de nous-même, c’est pour Dieu, etc. », la Glose dit : « Le transport de l’âme signifie que l’esprit est élevé à l’intel­ligence des choses célestes, au point que la mémoire laisse tomber, pour ainsi dire, les choses inférieures. Tous les saints auxquels Dieu a révélé ses mystères si élevés au-dessus du monde ont été dans ce transport de l’âme. » Quiconque voit Dieu dans son essence doit donc nécessairement être détourné de la considération des choses inférieures, et par conséquent de l’usage des sens, par lesquels on ne considère que des choses inférieures.

 

3) Il est dit dans le psaume : « Là sera Benjamin, le plus petit, tout hors de lui. » ; la Glose : « Benjamin, c’est-à-dire Paul, tout hors de lui, c’est-à-dire l’esprit éloigné des sens corporels, comme lorsqu’il fut ravi jusqu’au troisième ciel » ; or on entend par troisième ciel la vision de Dieu dans son essence, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral. La vision de Dieu dans son essence requiert donc d’être éloigné des sens du corps.

 

 

4) L’opération de l’intelligence qui est élevée à la vision de l’essence de Dieu est plus efficace que n’importe quelle opération de l’imagination. Or il arrive que l’homme, à cause de la véhémence de l’imagination, soit abstrait des sens corporels. Donc à bien plus forte raison est-il nécessaire qu’il en soit abstrait quand il est promu à la vision de Dieu.

 

5) Saint Bernard dit : « La consolation divine est délicate, elle ne sera pas donnée à ceux qui en admettent une autre. » Donc, pour la même raison, la vision de Dieu n’est pas compatible avec la vision d’une autre chose ; ni, par conséquent, avec l’usage des sens.

 

6) Pour voir Dieu dans son essence est requise une suprême pureté de cœur ; comme on lit en Mt 5, 8 : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, etc. » Or le cœur est souillé de deux façons : par le péché et par les imaginations matérielles ; cela ressort de ce que dit Denys au septième chapitre de la Hiérarchie céleste : « On doit penser qu’elles sont pures, » – il s’agit des essences célestes – « non pas seulement en ce sens qu’elles sont libres de toute tache et de toute souillure » – par là il mentionne l’impureté du péché, qui jamais ne fut dans les anges bienheureux – « et qu’elles ignorent nos imaginations matérielles » – par là il mentionne l’impureté qui vient par les imaginations ; comme le montre clairement Hugues de Saint-Victor. Il est donc nécessaire que l’esprit de celui qui voit Dieu dans son essence soit abstrait non seulement des sens extérieurs, mais aussi des phantasmes intérieurs.

 

7) Il est dit en I Cor. 13, 10 : « Quand sera venu ce qui est parfait, ce qui est imparfait sera aboli. » Or « parfait » désigne ici la vision de Dieu dans son essence, et « impar­fait » la vision comme par un miroir et en énigme, qui se fait au moyen des sensibles. Lors donc que quelqu’un est élevé à la vision de Dieu dans son essence, il est abstrait de la vision des sensibles.

 

Réponse :

 

Comme il ressort de la citation de saint Augustin, l’homme établi dans ce corps mortel ne peut voir Dieu dans son essence s’il n’est éloigné des sens corporels. Et la raison de cela peut se déduire de deux faits.

 

 

D’abord de celui-ci, qui est commun à l’intelligence et aux autres puissances de l’âme. Nous trouvons dans toutes les puissances de l’âme que, lorsqu’une puissance s’applique à son acte, l’autre ou bien est affaiblie dans son acte, ou bien en est totalement abstraite ; ainsi il est clair, chez celui en qui l’opération visuelle est très intense, que son ouïe ne perçoit pas les choses que l’on dit, sauf peut-être si elles attirent par leur véhémence le sens de celui qui entend. Et la raison en est que, pour l’acte d’une puissance cognitive, une attention est requise, comme le prouve saint Augustin au livre sur la Trinité. Or l’attention d’un seul ne peut être portée vers plusieurs choses en même temps, sauf peut-être si ces choses nombreuses sont ordonnées entre elles de telle façon qu’elles soient prises comme une seule ; tout comme un mouvement ou une opération ne peuvent avoir deux termes non ordonnés entre eux. Par conséquent, puisqu’il n’y a qu’une âme en laquelle toutes

les puissances cognitives sont fondées, l’attention de la même et unique âme est requise pour les actes de toutes les puissances cognitives : voilà pourquoi, lorsque l’âme est totalement tendue vers l’acte de l’une, l’homme est totalement abstrait de l’acte de l’autre puissance. Or, pour que l’intelligence soit élevée à la vision de l’essence divine, il est nécessaire que toute l’attention soit rassemblée dans cette vision, puisque c’est un intelligible très véhément, auquel l’intelligence ne peut atteindre que si elle tend vers lui de tout son effort : et c’est pourquoi il est nécessaire, lorsque l’esprit est élevé à la vision de Dieu, que l’homme soit tout à fait abstrait des sens corporels.

 

Ensuite, on peut en assigner la raison à partir de ce qui est propre à l’intelligence. En effet, puisque la connaissance des choses est détenue en tant qu’elles sont en acte et non en tant qu’elles sont en puissance, comme il est dit au neuvième livre de la Métaphysique, l’intelligence, qui occupe le sommet de la connaissance, porte proprement sur les choses immatérielles, qui sont au plus haut point en acte. Tout intelligible est donc soit exempt de matière en soi, soit abstrait de la matière par l’action de l’intel­ligence : voilà pourquoi plus l’intelligence est pure, pour ainsi dire, du contact des choses matérielles, plus elle est parfaite. Aussi, parce qu’elle touche les choses matérielles en regardant vers les phantasmes dont elle abstrait les espèces intelligibles, l’intelligence humaine est d’une efficacité moindre que l’intelligence angélique, qui regarde toujours vers des formes purement immatérielles. Néanmoins, dans la mesure où, dans l’intelligence humaine, la pureté de la connaissance intellectuelle n’est pas entièrement obscurcie – à la différence des sens, dont la connaissance ne peut se porter au-delà des réalités matérielles –, du fait même qu’il reste en elle de la pureté, il y a en elle une faculté pour la contemplation des choses qui sont purement immaté­rielles. Voilà pourquoi si elle est un jour élevée, au-delà du mode commun, à la vision du sommet des choses immatérielles, c’est-à-dire à la vision de l’essence divine, il est nécessaire qu’au moins dans cet acte elle soit entièrement abstraite de la vision des choses matérielles. Puis donc que les puissances sensitives ne se tournent que vers les choses matérielles, l’on ne peut voir l’essence divine que si l’on est entièrement abstrait de l’usage des sens corporels.

 

Réponse aux objections :

 

1° Ce n’est pas sous le même rapport

que l’âme bienheureuse sera unie à son

corps après la résurrection et qu’elle l’est

maintenant. À la résurrection, en effet, le corps sera tout à fait soumis à l’esprit, au point que les propriétés de la gloire rejailliront de l’esprit lui-même sur le corps, et c’est pourquoi les corps sont appelés spirituels. Or, quand deux choses s’unissent, et que l’une détient la totale domination sur l’autre, il n’y a point là de mélange, puisque l’autre passe totalement au pouvoir de celui qui domine ; ainsi, lorsqu’une goutte d’eau est versée dans mille amphores de vin, cela ne nuit en rien à la pureté du vin. Voilà pourquoi il n’y aura à la résurrection aucune impureté de l’intelligence en raison d’une quelconque union au corps, et sa puissance ne sera en rien affaiblie ; et par conséquent, elle contemplera l’essence divine sans être abstraite des sens corporels. Mais maintenant, le corps n’est pas soumis de cette façon à l’esprit ; le cas n’est donc pas semblable.

 

 

2° Ce qui rend notre corps corruptible, c’est qu’il n’est pas lui-même pleinement soumis à l’âme : car s’il lui était pleinement soumis, l’immortalité, depuis l’âme, rejaillirait même sur le corps, comme il en sera après la résurrection. Et de là vient que la corruption du corps alourdit l’intelligence : en effet, bien qu’en elle-même elle ne s’oppose pas à l’intelligence, cependant ce qui la cause nuit à la pureté de l’intelligence.

 

 

 

3° Étant Dieu et homme, le Christ avait un pouvoir plénier sur toutes les parties de son âme, et sur son corps ; c’est pourquoi, par la puissance divine, autant qu’il convenait à notre réparation, il permettait à chaque puissance de l’âme de faire ce qui lui était propre, comme dit saint Jean Damascène. Et ainsi, il n’était nécessaire, en lui, ni qu’il y eût rejaillissement d’une puissance sur l’autre, ni qu’une puissance fût abstraite de son acte par la véhémence de l’acte d’une autre ; ainsi donc, que son intelligence vît Dieu ne rendait nécessaire aucune abstraction des sens corporels. Il en va autrement pour les autres hommes, en qui une certaine liaison des puissances de l’âme entre elles amène nécessairement le rejaillissement d’une puissance sur l’autre ou l’empêchement de l’une par l’autre.4° Après qu’il eut cessé de voir Dieu dans son essence, saint Paul se souvint des choses qu’il avait connues dans cette vision, par des espèces demeurant dans son intelligence et qui étaient comme des restes de la vision passée. En effet, bien qu’il vît le Verbe de Dieu dans son essence et qu’en le voyant il connût de nombreuses choses, et qu’ainsi cette vision ne se fît par des espèces ni quant au Verbe lui-même ni quant aux choses vues dans le Verbe, mais par la seule essence du Verbe, cependant, par la vision même du Verbe, certaines ressemblances des réalités vues s’imprimaient sur son intelligence, et par elles il pouvait ensuite connaître les choses qu’il avait vues auparavant par l’essence du Verbe. Et à partir de ces espèces intelligibles, par une certaine application à des formes ou des intentions particulières conservées dans la mémoire ou l’imagination, il pouvait ensuite se souvenir des choses qu’il avait vues auparavant, même par l’acte de cette mémoire qui est une puissance sensitive. Et ainsi, il n’est pas nécessaire de soutenir que, dans l’acte même de voir Dieu, quelque chose se passât dans sa mémoire – entendue comme une partie de la puissance sensitive –, mais tout se passait dans son esprit uniquement.

 

5° Bien que l’abstraction des sens extérieurs ne résulte pas de n’importe quel acte de la puissance imaginative, cette abstraction a cependant lieu lorsque l’acte de l’imagination est véhément. Et semblablement, il n’est pas nécessaire que l’abstrac­tion des sens résulte de n’importe quel acte de l’intelligence. Il est toutefois nécessaire qu’elle s’ensuive de l’acte très véhément qu’est la vision de Dieu dans son essence.

 

 

6° Bien qu’il soit naturel à l’intelligence humaine de parvenir un jour à la vision de l’essence divine, il ne lui est cependant pas naturel d’y parvenir dans le présent état de voie, comme on l’a déjà dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

 

7° Bien que notre intelligence, par laquelle nous appréhendons les réalités divines, ne soit pas mêlée aux sens dans la voie d’appréhension, elle leur est cependant mêlée dans la voie de jugement. C’est pourquoi saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral que « par la lumière de l’intelligence sont jugées ces connaissances inférieures, et sont vues les réalités qui ne sont ni corps ni choses ayant la moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles » ; voilà pourquoi l’on dit parfois que l’intelligence est abstraite des sens lorsqu’elle ne juge pas à leur sujet, mais s’applique à contempler les seules réalités supérieures.

 

8° La substance de la béatitude des saints consiste dans la vision de l’essence divine ; c’est pourquoi saint Augustin dit que « cette vue est toute notre récompense ». Donc, du fait même qu’il a vu l’essence divine, saint Paul a pu être un digne témoin de cette béatitude. Et cependant, il n’était pas nécessaire qu’il expérimentât en lui-même tout ce que connaîtront les bienheureux, mais il fallait qu’à partir des choses qu’il expérimentait, il pût aussi en savoir d’autres : car il n’était pas ravi pour être bienheureux, mais pour être témoin de la béatitude.

 

9° Les martyrs, au milieu des tourments, percevaient quelque chose de la gloire divine, non pas comme s’ils la buvaient à sa source, comme ceux qui voient Dieu dans son essence, mais ils étaient rafraîchis par quelque aspersion de cette gloire ; et c’est pourquoi saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral : « Là » – c’est-à-dire là où Dieu est vu dans son essence – « on boit le bonheur à sa source, d’où s’épanche sur notre vie humaine quelque chose qui nous permet de vivre avec tempérance, force, justice et prudence parmi les tentations de ce monde ».

 

10° L’intelligence spéculative n’est pas forcée de prêter attention à ce que l’on opère dans le domaine sensible, mais elle peut s’occuper à d’autres intelligibles. Cependant, il peut y avoir dans l’acte de spéculation une véhémence telle, qu’elle abstraira entièrement de l’opération sensible.

 

 

11° Bien que saint Paul ait eu dans cet acte l’habitus de foi, il n’en avait cependant point l’acte, l’argument n’est donc pas concluant.

 

Et videtur quod sic.

 

Eadem enim est natura hominis in statu viae et post resurrectionem ; non idem numero resurgeret, nisi etiam idem specie esset. Sed post resurrectionem sancti mente videbunt Deum per essentiam sine hoc quod a sensibus abstrahantur. Ergo et in viatoribus idem possibile est.

 

 

Sed dicebat, quod corpus viatoris, quia corruptibile est, aggravat intellectum, ne libere in Deum ferri possit, nisi a corporeis sensibus absolvatur ; quae quidem corruptio post resurrectionem non erit. – Sed contra, nihil impeditur, sicut nec patitur, nisi a suo contrario. Sed corruptio corporis non videtur contrariari actui intellectus, cum intellectus non sit corporis actus. Ergo corruptio corporis non impedit quin intellectus libere possit ferri in Deum.

 

 

Praeterea, constat quod Christus nostram mortalitatem et corruptionem poenae assumpsit. Sed intellectus eius continue visione Dei fruebatur, cum tamen in eo non fieret semper abstractio ab exterioribus sensibus. Ergo corruptio corporis non facit ut intellectus ferri non possit in Deum sine hoc quod a sensibus abstrahatur.

 

Praeterea, Paulus postquam Deum per essentiam viderat, memor fuit illorum quae in illa visione conspexit ; alias non diceret II Cor., cap. XII, 4, quod audivit arcana verba quae non licet homini loqui, si eorum immemor esset. Ergo dum Deum per essentiam videbat, aliquid in eius memoriam imprimebatur. Sed memoria ad partem sensitivam pertinet, ut patet per philosophum in libro de Memoria et Reminiscentia [cap. 1 (450 a 13)]. Ergo cum quis in statu viae videt Deum per essentiam, non omnino abstrahitur a corporeis sensibus.

 

Praeterea, propinquiores sunt potentiae sensitivae sibi invicem, quam intellectivae sensitivis. Sed imaginatio, quae est de potentiis sensitivis, potest esse in actu comprehensionis quorumcumque imaginabilium sine abstractione ab exterioribus sensibus. Ergo et intellectus potest esse in actu visionis divinae sine abstractione a potentiis sensitivis.

 

Praeterea, illud quod est secundum naturam, non exigit ad sui existentiam aliquid eorum quae sunt contra naturam. Sed naturale est intellectui humano quod Deum per essentiam videat, cum ad hoc creatus sit. Cum igitur abstractio a sensibus homini sit contra naturam, quia sensitiva cognitio connaturalis ei sit, videtur quod ad videndum Deum per essentiam, abstractione a sensibus non indigeat.

 

Praeterea, abstractio non est nisi unitorum. Sed intelligentia, cuius obiectum est Deus, ut dicitur in libro de Spiritu et Anima [cap. 11], non videtur corporeis sensibus esse coniuncta, sed maxime distans. Ergo ad hoc quod Deum per essentiam videat homo per intelligentiam, non indiget abstractione a sensibus.

 

Praeterea, ad hoc videtur Paulus ad Dei visionem esse elevatus, ut testis illius gloriae existeret quae sanctis repromittitur : unde Augustinus dicit X super Genesim ad litteram [XII, 28] : cur non credamus quod tanto apostolo, doctori gentium, rapto usque ad ipsam excellentissimam visionem, voluerit Deus demonstrare vitam in qua post hanc vitam vivendum est in aeternum ? Sed in illa sanctorum visione quae post hanc vitam erit in videntibus Deum, non fiet abstractio a sensibus corporeis post resurrectionem. Ergo nec in Paulo huiusmodi abstractio facta fuisse videtur, cum Deum per essentiam vidit.

 

Praeterea, martyres in ipsis tormentorum suorum suppliciis interius aliquid de divina gloria percipiebant : unde Vincentius [Acta Sanctorum, die 22 Ianuarii] dicebat : ecce iam in sublime agor, et omnes principes tuos saeculo altior, tyranne, despicio ; et in aliis sanctorum passionibus multa leguntur quae hoc sonare videntur. Sed constat quod in eis non fiebat abstractio a sensibus ; alias doloris sensum non habuissent. Ergo ad hoc quod aliquis sit particeps gloriae, qua Deus per essentiam videtur, non requiritur abstractio a sensibus.

 

Praeterea, propinquior est operationi, quae circa sensibilia versatur, intellectus practicus quam speculativus. Sed non est necessarium quod intellectus practicus semper intendat his quae homo circa sensibilia operatur, ut dicit Avicenna in sua Sufficientia [I, 14]. Alias contingeret quod optimus citharoedus imperitissimus videretur, si ad singulas cordarum percussiones oporteret eum artis consideratione uti : fieret enim nimia sonorum interruptio, quae impediret debitam melodiam. Ergo multo minus intellectus speculativus cogitur intendere his quae homo circa sensibilia operatur ; et sic liberum ei remanet in quaelibet intelligibilia ferri, etiam in ipsam divinam essentiam, dum sensitivae vires circa operationes sensibiles occupantur.

 

Praeterea, Paulus dum vidit Deum per essentiam, adhuc fidem habebat. Sed fidei est videre per speculum in aenigmate. Ergo Paulus simul dum videbat Deum per essentiam, videbat per speculum in aenigmate. Sed aenigmatica cognitio est specularis, et est per sensibilia. Ergo simul videbat Deum per essentiam, et intendebat sensibilibus ; et sic idem quod prius.Sed contra. Est quod Augustinus dicit, XII Sup. Genes. Ad litt. [cap. 27], et habetur in Glossa [P. Lombardi, PL 192, 82 A-B] II Cor. c. XII : in illa specie quae Deus est, nemo Deum videns vivet vita ista qua mortaliter vivitur in istis sensibus corporeis. Sed nisi ab hac vita quisque quodammodo moriatur, sive omnino exiens de corpore, sive ita aversus et alienatus a corporeis sensibus, ut merito nesciat utrum in corpore an extra corpus sit, in illam non rapitur et subvehitur visionem.

 

Praeterea, II Cor., V, 13, super illud : sive mente excedimus, Deo etc., dicit Glossa [P. Lombardi, PL 192, 41 B] : excessum mentis dicit quod mente levatur ad intelligenda caelestia, ita ut quodammodo a memoria labantur inferiora. In hoc mentis excessu fuerunt omnes sancti quibus arcana Dei mundum istum excedentia revelata sunt. Ergo quicumque videt Deum per essentiam, oportet quod avertatur a consideratione inferiorum ; et ita per consequens ab usu sensuum, quibus nonnisi inferiora considerantur.

 

 

Praeterea, in Psal. [LXVII, 28] dicitur : ibi Beniamin adolescentulus in mentis excessu, Glossa [P. Lombardi, PL 191, 615 C] : Beniamin, id est Paulus, in mentis excessu, mente scilicet alienata a sensibus corporis, ut quando raptus fuit usque ad tertium caelum, sed per tertium caelum intelligitur visio Dei per essentiam, ut dicit August., XII super Genes. Ad litteram [cap. 28]. Ergo visio Dei per essentiam requirit alienationem a sensibus corporis.

 

Praeterea, efficacior est operatio intellectus qui ad videndam Dei essentiam elevatur, quam quaecumque imaginationis operatio. Sed aliquando homo propter vehementiam imaginationis abstrahitur a corporeis sensibus. Ergo multo fortius oportet quod abstrahatur ab eis, quando in divinam provehitur visionem.

 

Praeterea, Bernardus [Ps.-Bernardus (Gaufridus), Declamationes, n. 66] dicit : delicata est divina consolatio, non dabitur admittentibus alienam. Ergo, eadem ratione, divina visio non compatitur secum alterius rei visionem ; et ita nec usum sensuum.

 

Praeterea, ad videndum Deum per essentiam requiritur summa cordis munditia ; ut habetur Matth., V, 8 : beati mundo corde et cetera. Sed cor dupliciter immundatur : scilicet peccato et phantasiis materialibus : ut patet per hoc quod dicit Dionysius, VII cap. Cael. Hierarch. [§ 2] : puras esse eas, scilicet caelestes essentias, extimandum est, non ut immundis maculis et inquinationibus liberatas, in quo tangitur immunditia peccati, quod nunquam in beatis Angelis fuit : neque ut materialium receptivas phantasiarum, in quo tangitur immunditia quae est per phantasias ; ut patet per Hugonem de s. Victore [Expos. In De cael. hier. VII]. Oportet igitur mentem videntis Deum per essentiam non solum a sensibus exterioribus, sed ab interioribus phantasmatibus abstrahi.

 

Praeterea, I ad Cor. XIII, 10, dicitur : cum venerit quod perfectum est, evacuabitur quod ex parte est. Sed perfectum ibi nominatur visio Dei per essentiam ; et imperfectum visio specularis et aenigmatica, quae est per sensibilia. Ergo, quando quis elevatur ad visionem Dei per essentiam, abstrahitur a visione sensibilium.

 

 

 

Responsio. Dicendum quod, sicut ex auctoritate [cf. supra, sed c. 1] Augustini patet, homo in hoc mortali corpore constitutus non potest Deum per essentiam videre, nisi a sensibus corporeis alienetur. Cuius ratio ex duobus potest sumi.

Primo quidem ex hoc quod est commune intellectui et aliis potentiis animae. Hoc enim in omnibus animae potentiis invenimus, quod quando una potentia in suo actu intenditur, alia vel debilitatur in suo actu, vel ex toto abstrahitur ; sicut patet in illo in quo operatio visus fortissime intenditur, quod auditus eius non percipit ea quae dicuntur, nisi forte sua vehementia ad se trahant sensum audientis. Cuius ratio est, quia ad actum alicuius cognoscitivae potentiae requiritur intentio, ut probat Augustinus in libro de Trinit. [XI, cap. 3 et 4]. Intentio autem unius non potest ferri ad multa simul, nisi forte illa multa hoc modo sint ad invicem ordinata, ut accipiantur quasi unum ; sicut nec alicuius motus vel operationis possunt esse duo termini non ad invicem ordinati. Unde, cum sit una anima, in qua omnes potentiae cognoscitivae fundantur, unius et eiusdem intentio requiritur ad omnium potentiarum cognoscitivarum actus : et ideo, cum totaliter anima intendit ad actum unius, abstrahitur homo ab actu alterius potentiae. Ad hoc autem quod intellectus elevetur ad videndam divinam essentiam, oportet quod tota intentio in hac visione colligatur, cum hoc sit vehementissimum intelligibile, ad quod intellectus pertingere non potest, nisi toto conamine in illud tendat : et ideo oportet, quod quando mens ad divinam visionem elevatur, quod omnino abstrahatur homo a corporeis sensibus.

 

 

Secundo vero potest eiusdem ratio assignari ex eo quod est intellectui proprium. Cum enim cognitio de rebus habeatur secundum quod sunt in actu, et non secundum quod sunt in potentia, ut dicitur in IX Metaph. [l. 10 (1051 a 29)], intellectus qui summam cognitionis tenet, proprie immaterialium est, quae sunt maxime in actu. Unde omne intelligibile vel est in se a materia immune, vel est actione intellectus a materia abstractum : et ideo, quanto intellectus purior est a materialium quasi contactu, tanto perfectior est. Et ideo est quod intellectus humanus, quia materialia contingit ad phantasmata intuendo, a quibus intelligibiles species abstrahit, est minoris efficaciae quam intellectus angelicus, qui semper ad formas pure immateriales intuetur. Nihilominus tamen, inquantum in intellectu humano puritas intellectualis cognitionis non penitus obscuratur, sicut accidit in sensibus quorum cognitio ultra materialia ferri non potest ; ex hoc ipso quod in eo de puritate remanet, inest ei facultas ad ea quae sunt pure immaterialia contuenda. Et ideo oportet quod, si aliquando praeter communem modum ad summum immaterialium videndum, scilicet divinam essentiam, elevetur, quod saltem in illo actu penitus a materialium intuitu abstrahatur. Unde, cum sensitivae vires non nisi circa materialia versentur, non potest aliquis videre divinam essentiam nisi abstrahatur ab usu sensuum corporeorum penitus.

Ad primum igitur dicendum, quod alia ratione coniungetur anima beata corpori post resurrectionem, et alia nunc coniungitur. In resurrectione enim corpus erit omnino spiritui subditum, in tantum quod ex ipso spiritu proprietates gloriae redundabunt in corpus, unde et spiritualia corpora appellantur. Quando autem duo adiunguntur quorum unum super alterum totaliter dominium obtinet, non est ibi mixtio, cum alterum totaliter transeat in potestatem dominantis ; sicut cum una gutta aquae in mille vini amphoras infunditur, in nullo puritati vini praeiudicatur. Et ideo in resurrectione ex coniunctione ad corpus qualicumque, nulla erit impuritas intellectus, nec in aliquo virtus eius debilitabitur : unde et sine abstractione a corporeis sensibus contemplabitur essentiam divinam. Nunc autem corpus non est hoc modo spiritui subditum ; et ideo non est similis ratio.

 

Ad secundum dicendum, quod ex hoc corpus nostrum corruptibile est, quod ipsum corpus non est plene animae subditum : si enim ei plene subderetur, ex immortalitate animae redundaret immortalitas etiam in corpus, sicut post resurrectionem erit. Et exinde est quod corruptio corporis aggravat intellectum : quamvis enim secundum se intellectui non contrarietur, tamen eius causa intellectus puritati praeiudicat.

 

Ad tertium dicendum, quod Christus ex hoc quod erat Deus et homo, habebat plenariam potestatem super omnes partes animae suae, et super corpus ; unde ex virtute deitatis, secundum quod nostrae reparationi competebat, permittebat unicuique potentiarum animae agere id quod est ei proprium, ut dicit Damascenus [De fide III, 15]. Et sic non erat necessarium in ipso neque quod fieret redundantia ex una potentia in aliam, neque quod una potentia a suo actu abstraheretur per vehementiam actus alterius ; unde per hoc quod intellectus eius videbat Deum, non oportebat aliquam abstractionem a corporeis sensibus fieri. Secus autem est in aliis hominibus, in quibus ex quadam colligantia potentiarum animae ad invicem sequitur de necessitate quod fiat redundantia vel impedimentum ex una potentia in aliam.

 

Ad quartum dicendum, quod Paulus postquam cessavit videre Deum per essentiam, memor fuit illorum quae in illa visione cognoverat, per aliquas species in intellectu eius remanentes, quae erant quasi quaedam reliquiae praeteritae visionis. Quamvis enim ipsum Dei verbum per essentiam viderit, et ex ipso viso multa cognoverit, et sic illa visio nec quantum ad ipsum verbum, nec quantum ad ea quae videbantur in verbo, fuerit per species aliquas ; sed per essentiam solam verbi ; tamen ex ipsa inspectione verbi imprimebantur in intellectum eius quaedam rerum visarum similitudines, quibus postmodum cognoscere poterat ea quae prius per essentiam verbi viderat. Et ex illis speciebus intelligibilibus per quamdam applicationem ad particulares intentiones vel formas in memoria vel in imaginatione conservatas, postmodum poterat memorari eorum quae prius viderat, etiam secundum actum memoriae quae est potentia sensitiva. Et sic non oportet ponere, quod in ipso actu divinae visionis aliquid fieret in eius memoria quae est pars potentiae sensitivae, sed solum in mente.

Ad quintum dicendum, quod quamvis non per quemlibet actum imaginativae virtutis fiat abstractio a sensibus exterioribus, fit tamen abstractio praedicta quando actus imaginationis est vehemens. Et similiter non oportet quod per quemlibet actum intellectus fiat abstractio a sensibus. Oportet tamen quod fiat per actum vehementissimum, qui est visio Dei per essentiam.

 

Ad sextum dicendum, quod quamvis naturale sit intellectui humano quod quandoque ad visionem divinae essentiae perveniat ; non tamen est sibi naturale quod ad hoc perveniat secundum statum viae huius, ut prius dictum est ; et ideo ratio non sequitur.

 

Ad septimum dicendum, quod intelligentia nostra, qua divina apprehendimus, quamvis non admisceatur sensibus per viam apprehensionis, admiscetur tamen eis per viam iudicii. Unde dicit Augustinus, XII super Genesim ad litteram [cap. 24], quod per intelligentiae lumen et ista inferiora diiudicantur, et ea cernuntur quae neque sunt corpora, neque ullas gerunt formas similes corporum ; et ideo intelligentia quandoque a sensibus abstrahi dicitur, cum de eis non iudicat, sed solis supernis conspiciendis intendit.

 

 

Ad octavum dicendum, quod substantia beatitudinis sanctorum in visione divinae essentiae consistit ; unde dicit Augustinus [De Trin. I, 9] quod visio est tota merces. Unde ex hoc ipso quod divinam essentiam vidit, potuit esse illius beatitudinis idoneus testis. Nec tamen oportuit quod omnia in se experiretur, quae in beatis erunt ; sed ut ex his quae experiebatur etiam alia scire posset : non enim rapiebatur ut esset beatus, sed ut esset beatitudinis testis.

 

 

Ad nonum dicendum, quod martyres in tormentis existentes percipiebant aliquid de divina gloria, non quasi eam in suo fonte bibentes, sicut illi qui Deum per essentiam vident : sed aliqua illius gloriae aspersione refrigerabantur ; unde dicit Augustinus, XII super Genesim ad litteram [cap. 26] ; ibi, scilicet ubi Deus per essentiam videtur, beata vita in suo fonte bibitur : inde aspergitur aliquid huic humanae vitae, ut in tentationibus huius saeculi temperanter, fortiter, iuste prudenterque vivatur.

 

Ad decimum dicendum, quod intellectus speculativus non cogitur ut attendat his quae circa sensibilia aliquis operatur ; sed potest circa alia intelligibilia negotiari. Tanta tamen potest esse in actu speculationis vehementia, quod omnino a sensibili operatione abstrahet.

 

Ad undecimum dicendum, quod quamvis in illo actu Paulus habuerit habitum fidei, non tamen habuit actum, unde ratio non sequitur.

 

 

 

 

Article 4 - QUELLE ABSTRACTION EST REQUISE POUR QUE L’INTELLIGENCE PUISSE VOIR DIEU DANS SON ESSENCE ?

(Quarto quaeritur quanta abstractio requiratur

ad hoc quod intellectus Deum per essentiam videre possit.)

 

 

Il semble que soit requise l’abstraction de l’union même par laquelle l’âme est unie au corps comme sa forme.

 

1° Les puissances de l’âme végétative sont plus matérielles que celles même de l’âme sensitive. Or, pour que l’intelligence voie Dieu dans son essence, il est nécessaire que se produise une abstraction des sens, comme on l’a déjà dit. Donc, à bien plus forte raison, pour la pureté de cette vision est requise l’abstraction des actes de l’âme végétative. Or cette abstraction ne peut se faire dans l’état de la vie animale, aussi longtemps que l’âme est unie au corps comme sa forme, car, comme dit le Philosophe, « les animaux se nourrissent toujours ». Il est donc requis, pour la vision de l’essence divine, que se produise une abstraction de l’union par laquelle l’âme est unie au corps comme sa forme.

 

2° À propos de Ex. 33, 20 : « l’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Augustin dit : « Il montre qu’à cette vie de chair corruptible Dieu ne saurait se manifester tel qu’il est, mais il le peut dans cette vie où, pour vivre, il faut mourir à cette vie-ci. » Et la Glose de saint Grégoire, au même endroit : « Celui qui contemple la sagesse que Dieu est, meurt entièrement à cette vie. » Or la mort se fait par la séparation de l’âme et du corps, auquel elle était unie comme sa forme. Il est donc nécessaire, pour que Dieu soit vu dans son essence, que se produise la plus complète séparation de l’âme et du corps.

 

3° « Pour les vivants, être, c’est vivre », comme il est dit au deuxième livre sur l’Âme. Or l’être de l’homme vivant existe par le fait que l’âme est unie au corps comme sa forme. Or il est dit en Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre. » Donc, tant que l’âme est unie au corps comme sa forme, elle ne peut voir Dieu dans son essence.

 

4° L’union par laquelle l’âme est unie au corps comme sa forme est plus forte que celle par laquelle elle lui est unie comme son moteur, et dont proviennent les opérations des puissances qui opèrent par des organes corporels. Or cette seconde union empêche la vision de l’essence divine, et c’est ce qui rend nécessaire que se produise une abstraction des sens corporels. Donc à bien plus forte raison la première union aussi l’empêchera-t-elle ; et ainsi, il sera nécessaire que se produise une abstraction de cette union.

 

5° La puissance ne s’élève pas au-dessus du mode de l’essence, puisque la puissance découle de l’essence et y est enracinée. Si donc l’essence de l’âme est unie au corps matériel comme sa forme, il ne pourra se faire que la puissance intellective soit élevée à des choses qui sont tout à fait immatérielles ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

6° En l’âme, une plus grande impureté est contractée en raison de son union au corps qu’en raison de son union à une ressemblance corporelle. Or, pour que l’esprit voie Dieu dans son essence, il est nécessaire qu’il soit dépouillé des ressemblances du corps, qui sont appréhendées au moyen de l’imagination et du sens, comme on l’a dit. Donc à bien plus forte raison est-il nécessaire, pour qu’il voie Dieu dans son essence, qu’il soit séparé du corps.

 

 

7° II Cor. 5, 6-7 : « Aussi longtemps que nous habitons dans ce corps, nous sommes éloignés du Seigneur, car nous marchons par la foi, et non par la clarté. » Donc, tant que l’âme est dans le corps, elle ne peut voir Dieu dans sa clarté à lui.

 

En sens contraire :

 

1) À propos de Ex. 33, 20 : « l’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Grégoire dit : « Il y en a qui dans une chair corruptible s’élèvent à une si haute perfection de vertu, qu’ils peuvent voir la clarté du Dieu éternel. » Or la clarté de Dieu est son essence, comme il est dit dans la même glose. Il n’est donc pas nécessaire, pour que l’essence de Dieu soit vue, que l’âme soit entièrement séparée du corps.

 

 

2) Saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral que l’âme est ravie non seulement vers une vision imaginaire, mais aussi vers une vision intellectuelle où la vérité apparaît avec évidence, l’âme étant détournée des sens moins que dans la mort, mais plus que dans le sommeil. Donc, pour que l’âme voie la vérité incréée dont saint Augustin parle en cet endroit, il n’est pas nécessaire que se produise une séparation du corps, au sens où l’âme lui est unie comme sa forme.

 

3) La même chose ressort clairement de ce que dit saint Augustin dans la Lettre à Pauline sur la vision de Dieu : « Il n’est pas incroyable que quelques saints qui n’étaient pas encore délivrés de la vie au point de ne laisser que leurs cadavres à ensevelir, aient reçu de Dieu la grâce d’une si grande révélation » – c’est-à-dire de voir Dieu dans son essence. L’âme encore unie au corps comme sa forme peut donc voir Dieu.

 

Réponse :

 

Pour la vision de l’essence divine, qui est l’acte le plus parfait de l’intelligence, est requise l’abstraction des choses qui sont de nature à empêcher la véhémence de l’acte intellectif, et qui sont empêchées par elle. Or cela se produit dans certains cas par soi, en d’autres seulement par accident.

 

Les opérations intellectives et sensitives s’empêchent mutuellement par soi, d’abord pour la raison que, dans l’une et l’autre opération, une attention doit nécessairement être donnée, et ensuite parce que l’intel­ligence est en quelque sorte mêlée aux opérations sensibles, puisqu’elle reçoit ce qui provient des phantasmes, et de la sorte la pureté de l’intelligence est souillée d’une certaine façon par les opérations sensibles, comme on l’a déjà dit.

 

Mais pour que l’âme soit unie au corps comme sa forme, aucune attention n’est requise, puisque cette union ne dépend pas de la volonté de l’âme, mais plutôt de la nature. Semblablement, la pureté de l’intel­ligence n’est pas directement souillée par une telle union. En effet, l’âme n’est pas unie au corps comme forme du corps par le moyen de ses puissances, mais par son essence, puisqu’il n’y a rien d’intermédiaire entre la forme et la matière, comme cela est prouvé au huitième livre de la Métaphysique. Et cependant, l’essence de l’âme n’est pas unie au corps de telle façon qu’elle en suive totalement la condition, comme les autres formes matérielles, qui sont comme entièrement plongées dans la matière, au point que nulle puissance ou action autre que matérielle ne peut en sortir. Mais de l’essence de l’âme procèdent non seulement des facultés ou puissances en quelque sorte corporelles, étant les actes d’organes corporels – c’est-à-dire les facultés sensitives et végétatives – mais aussi les facultés intellectives, qui sont tout à fait immatérielles, n’étant les actes d’aucun corps ni d’aucune partie du corps, comme cela est prouvé au troisième livre sur l’Âme. Il est donc clair que les facultés intellectives ne procèdent pas de l’essence de l’âme du côté où elle est unie au corps, mais plutôt en tant qu’elle demeure libre du corps, ne lui étant pas totalement assujettie ; et ainsi, l’union de l’âme avec le corps n’atteint pas l’opération de l’intelligence au point de pouvoir empêcher sa pureté. Donc, à proprement parler, si intense soit-elle, l’opération de l’intelli­gence n’exige pas l’abstraction de l’union par laquelle l’âme est unie au corps comme sa forme.

 

 

De même, l’abstraction des opérations de l’âme végétative n’est pas non plus requise. En effet, les opérations de cette partie de l’âme sont quasi naturelles, la preuve en est qu’elles s’accomplissent par la vertu des qualités actives et passives que sont le chaud et le froid, l’humide et le sec. Elles n’obéissent donc pas à la raison ou à la volonté, comme cela est clairement montré au premier livre de l’Éthique. Et ainsi, l’on voit à l’évidence qu’une attention n’est pas requise pour ce genre d’actions ; et par conséquent il n’est pas nécessaire que, par leurs actes, l’attention soit détournée de l’opération intellective. Ni de même en aucune façon l’opéra­tion intellective n’est mêlée à ce genre d’opérations, puisque ni elle ne reçoit ce qui en provient, car elles ne sont pas cognitives, ni l’intelligence n’use d’un instrument corporel, lequel serait nécessairement sustenté par les opérations de l’âme végétative, comme cela se produit pour les organes des puissances sensitives ; et ainsi, aucun préjudice n’est fait à la pureté de l’intelligence par les opérations de l’âme végétative. Il ressort donc clairement qu’à proprement parler, l’opération de

l’âme végétative et celle de l’intelligence ne s’empêchent pas l’une l’autre.

 

Il peut cependant provenir de l’une un empêchement de l’autre par accident, c’est-à-dire dans la mesure où l’intelligence reçoit ce qui provient des phantasmes, qui sont dans des organes corporels, lesquels sont nécessairement nourris et conservés par l’acte de l’âme végétative. Et ainsi, leur disposition change suivant les actes de la puissance nutritive, et par conséquent l’opération de la puissance sensitive aussi, de laquelle l’intelligence reçoit. Et de la sorte, par accident aussi, l’opération de l’intelligence elle-même est empêchée, comme c’est clairement le cas pendant le sommeil et après un repas. Et aussi, à l’inverse, l’opé­ration de l’intelli­gence empêche celle de l’âme végétative de la façon suivante : pour l’opération de l’intelligence est requise celle de la puissance imaginative, dont la véhémence réclame le concours de la chaleur et des esprits [corporels] ; et ainsi, l’acte de la puissance nutritive est empêché par la véhémence de la contemplation. Mais cela n’a pas lieu dans cette contemplation par laquelle on voit l’essence de Dieu, puisqu’une telle contemplation n’a pas besoin de l’opération de l’imagination.

 

Et ainsi, il ressort clairement que, pour voir Dieu dans son essence, l’abstraction des actes de l’âme végétative n’est aucunement requise, ni même leur affaiblissement ; mais seulement celle des actes des puissances sensitives.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien que les puissances de l’âme végétative soient plus matérielles que celles de l’âme sensitive, avec cela cependant elles sont aussi plus éloignées de l’intelligence, et ainsi, elles peuvent moins empêcher la véhémence de l’intelligence ou être gênées par elle.

 

2° « Vivre » s’emploie de deux façons. D’abord pour désigner l’être même du vivant, qui résulte de ce que l’âme est unie au corps comme sa forme. Ensuite, « vivre » s’emploie pour désigner l’opération de la vie ; ainsi le Philosophe au deuxième livre sur l’Âme distingue-t-il le vivre selon le penser et le sentir, et les autres opérations de l’âme. Et de même, puisque la mort est la privation de la vie, il est nécessaire de la distinguer semblablement, de sorte qu’elle désigne tantôt la privation de l’union par laquelle l’âme est unie au corps comme sa forme, tantôt la privation des œuvres de la vie. C’est pourquoi saint Augustin dit dans son livre sur la Genèse au sens littéral : « celui qui meurt en quelque façon à cette vie, ou bien en sortant complètement du corps, ou bien en étant détourné et éloigné des sens charnels » ; et c’est le sens de « mourir » dans les gloses citées, on le voit bien dans la suite de la Glose de saint Grégoire : « Celui qui contemple la sagesse que Dieu est, dit-il, meurt entièrement à cette vie, de peur que l’amour d’elle ne le retienne. »

 

3° On voit dès lors clairement la solution du troisième argument.

 

4° Du fait même que cette union par laquelle l’âme est unie au corps comme sa forme est plus forte, il s’ensuit qu’il peut moins en être fait abstraction.

 

5° Cet argument conclurait à bon droit si l’essence de l’âme était unie au corps de telle façon qu’elle soit entièrement soumise au corps ; mais nous avons déjà dit que c’était faux.

 

6° Bien que la ressemblance corporelle qui est requise pour l’opération de l’imagination et du sens soit plus immatérielle que le corps lui-même, cependant elle se tient aussi plus près des opérations de l’intel­ligence ; voilà pourquoi elle peut davantage les empêcher, comme on l’a dit.

 

 

7° La parole de l’Apôtre doit être comprise comme suit : « être dans le corps » est dit de nous non seulement parce que l’âme est unie au corps comme sa forme, mais aussi parce que nous usons des sens corporels.

 

Et videtur quod requiratur abstractio ab ipsa unione qua anima unitur corpori ut forma.

 

Vires enim animae vegetabilis sunt magis materiales quam etiam vires animae sensibilis. Sed ad hoc quod intellectus videat Deum per essentiam, oportet quod fiat abstractio a sensibus, ut prius dictum est. Ergo, multo fortius, ad puritatem illius visionis requiritur quod fiat abstractio ab actibus animae vegetabilis. Sed haec abstractio non potest fieri in statu animalis vitae, quamdiu anima corpori unitur ut forma, quia, ut dicit philosophus [Topic. II, 4 (111 b 25)], nutriuntur animalia semper. Ergo ad visionem divinae essentiae requiritur quod fiat abstractio ab unione qua anima corpori unitur ut forma.

 

Praeterea, Exod., XXXIII, 20, super illud : non videbit me homo et vivet, dicit Glossa [ordin., ibid.] August. : ostendit huic vitae corruptibilis carnis, Deum, sicut est, apparere non posse. In illa tamen vita potest, ubi ut vivatur, huic vitae moriendum est. Et Glossa [ordin.] Gregorii [PL 76, 93 A], ibid. : qui sapientiam, quae Deus est, videt, huic vitae funditus moritur. Sed mors est per separationem animae a corpore, cui uniebatur ut forma. Ergo oportet fieri separationem omnimodam animae a corpore, ad hoc quod Deus per essentiam videatur.

 

Praeterea, vivere viventibus est esse, ut dicitur II de Anima [cap. 4 (415 b 13)]. Esse autem hominis viventis est per hoc quod anima corpori unitur ut forma. Sed Exod. XXXIII, 20, dicitur : non videbit me homo et vivet. Ergo quamdiu anima corpori unitur ut forma, non potest per essentiam Deum videre.

 

Praeterea, fortior est unio qua unitur anima corpori ut forma, quam illa qua unitur ei ut motor, ex qua unione proveniunt operationes potentiarum quae per organa corporea operantur. Sed haec secunda unio impedit visionem divinae essentiae, propter quod oportet quod fiat abstractio a corporeis sensibus. Ergo multo fortius et prima unio impediet ; et sic oportebit ab ea abstractionem fieri.

 

 

 

Praeterea, potentia non elevatur supra modum essentiae ; cum potentia ab essentia fluat, et in ipsa radicetur. Si igitur essentia animae fuerit corpori materiali unita ut forma, non poterit esse quod intellectiva potentia ad ea quae sunt omnino immaterialia, elevetur ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, maior impuritas contrahitur in anima ex coniunctione corporis ad animam quam ex coniunctione similitudinis corporalis ad ipsam. Sed ad hoc quod mens Deum per essentiam videat, oportet eam depurari a similitudinibus corporis, quae apprehenduntur per imaginationem et

sensum, ut dictum est. Ergo multo fortius oportet eam a corpore separari ad hoc quod Deum per essentiam videat.

 

Praeterea, II Cor. V, 6-7, : quamdiu sumus in corpore, peregrinamur a Domino : per fidem enim ambulamus, et non per speciem. Ergo quamdiu anima est in corpore, non potest Deum in sua specie videre.

 

 

 

Sed contra est quod Exod., XXXIII, 20, super illud non videbit me homo et vivet, dicit Glosa [ordin., ibid.] Gregorii : quibusdam in hac carne viventibus, sed inaestimabili virtute crescentibus, potest aeterni videri claritas Dei. Sed claritas Dei est eius essentia, ut in eadem Glossa dicitur. Ergo ad hoc quod essentia Dei videatur, non oportet omnino animam separari a corpore.

 

Praeterea, Augustinus, XII super Genesim ad litteram [cap. 26] dicit, quod anima rapitur non solum ad visionem imaginariam, sed etiam ad intellectualem, qua ipsa veritas perspicua cernitur, facta aversione a sensibus minus quam in morte, sed plus quam in somno. Ergo ad videndum veritatem increatam de qua Augustinus ibi loquitur, non requiritur quod fiat separatio a corpore prout unitur ut forma.

 

Praeterea, hoc idem patet per Augustinum in epistola ad Paulinam de videndo Deum [Epist. 147, cap. 13] : non est, inquit, incredibile quibusdam sanctis, nondum ita defunctis ut sepelienda cadavera remanerent, etiam istam excellentiam revelationis fuisse concessam, ut scilicet Deum per essentiam viderent. Ergo anima potest Deum videre adhuc corpori unita ut forma.

 

 

Responsio. Dicendum, quod ad visionem divinae essentiae, quae est actus perfectissimus intellectus, requiritur abstractio ab illis quae vehementiam intellectivi actus nata sunt impedire, et per eam impediuntur. Hoc autem in quibusdam contingit per se, in quibusdam per accidens tantum.

Per se quidem impediunt se invicem intellectivae et sensitivae operationes, tum propter hoc quod in utrisque operationibus oportet intentionem adesse ; tum etiam quia intellectus quodammodo sensibilibus operationibus admiscetur, cum a phantasmatibus accipiat. Et ita ex sensibilibus operationibus quodammodo intellectus puritas inquinatur, ut prius dictum est.

 

Sed ad hoc quod anima corpori uniatur ut forma, non requiritur aliqua intentio ; cum haec unio non dependeat ex voluntate animae, sed magis ex natura. Similiter etiam ex tali unione puritas intellectus directe non inquinatur. Anima enim non unitur corpori ut forma mediantibus suis potentiis, sed per essentiam suam ; cum nihil sit medium inter formam et materiam, ut probatur in VIII Metaphysic. [l. 5 (1045 a 23)]. Nec tamen essentia animae ita corpori unitur quod totaliter corporis conditionem sequatur, sicut aliae formae materiales, quae sunt omnino in materia quasi submersae, in tantum quod nulla virtus aut actio ex eis

prodire potest nisi materialis. Ab essentia autem animae non solum procedunt quaedam vires sive potentiae quodammodo corporales, utpote corporeorum organorum actus existentes, scilicet vires sensitivae et vegetativae ; sed etiam vires intellectivae, quae sunt penitus immateriales, nullius corporis aut partis corporis actus existentes, ut probatur III de Anima [l. 7 (429 a 24)]. Unde patet quod vires intellectivae non procedunt ex essentia animae ex illa parte qua est corpori unita, sed magis secundum hoc quod remanet a corpore libera, utpote ei non totaliter subiugata ; et sic unio animae ad corpus non pertingit usque ad operationem intellectus, ut possit eius puritatem impedire. Unde, per se loquendo, ad operationem intellectus, quantumcum­que intensam non requiritur abstractio ab illa unione qua anima unitur corpori ut forma.

Similiter etiam nec requiritur abstractio ab operationibus animae vegetabilis. Operationes enim huius partis animae, sunt quasi naturales ; quod patet ex hoc quod complentur virtute qualitatum activarum et passivarum, scilicet calidi et frigidi, humidi et sicci. Unde nec rationi sive voluntati obediunt, ut patet in I Ethic. [l. 20 (1102 b 29)]. Et sic patet quod ad huiusmodi actiones non requiritur intentio ; et ita per earum actus non oportet intentionem averti ab operatione intellectiva. Similiter etiam nec operatio intellectiva aliquo modo huiusmodi operationibus admiscetur ; cum neque ab eis accipiat, propter hoc quod non sunt cognoscitivae ; neque instrumento aliquo corporeo utatur intellectus, quod oporteat per operationes vegetabilis animae sustentari, sicut accidit de organis potentiarum sensitivarum ; et sic puritati intellectus nihil praeiudicatur per operationes animae vegetabilis. Unde patet quod per se loquendo, operatio animae vegetabilis et operatio intellectus non se impediunt.

 

 

Per accidens tamen potest ex altero alteri impedimentum provenire ; inquantum scilicet intellectus accipit a phantasmatibus, quae sunt in organis corporalibus, quae oportet per actum vegetabilis animae nutriri et conservari. Et sic per actus nutritivae potentiae eorum dispositio variatur, et per consequens operatio sensitivae potentiae, a qua intellectus accipit. Et ita per accidens etiam ipsius intellectus operatio impeditur, sicut patet in somno et post cibum. Et etiam e converso per hunc modum operatio intellectus impedit operationem animae vegetabilis, inquantum ad operationem intellectus requiritur operatio imaginativae virtutis, ad cuius vehementiam oportet caloris et spirituum concursum fieri ; et sic impeditur actus virtutis nutritivae per vehementiam contemplationis. Sed hoc non habet locum in illa contemplatione qua Dei essentia videtur cum talis contemplatio imaginationis operatione non egeat.

 

 

Et sic patet quod ad videndum Deum per essentiam nullo modo requiritur abstractio ab actibus animae vegetabilis, neque etiam aliqua eorum debilitatio ; sed solum ab actibus sensitivarum potentiarum.

Ad primum igitur dicendum, quod quamvis potentiae animae vegetabilis sint magis materiales quam sensitivae, cum hoc tamen sunt etiam magis ab intellectu remotae, et sic minus possunt impedire vehementiam intellectus, vel impediri ab ea.

 

Ad secundum dicendum, quod vivere dicitur dupliciter. Uno modo ipsum esse viventis, quod relinquitur ex hoc quod anima unitur corpori ut forma. Alio modo ponitur vivere pro operatione vitae ; sicut distinguit philosophus in II de Anima [l. 3 (413 a 22)], vivere per intelligere et sentire, et alias animae operationes. Et similiter, cum mors sit vitae privatio, oportet quod similiter distinguatur ; ita quod quandoque designet privationem illius unionis qua anima corpori unitur ut forma, aliquando vero privationem operum vitae. Unde Augustinus super Genesim ad litteram [XII, cap. 27] : ab hac vita quisque quodammodo moritur, sive omnino exiens de corpore, sive aversus et alienatus a carnalibus sensibus ; et sic accipitur mori in Glossis inductis : quod patet ex hoc quod subiungitur in Glossa [ordin.] Gregorii : qui sapientiam, inquit, quae Deus est, videt, huic vitae funditus moritur, ne eius amore teneatur.

 

 

Et per hoc patet solutio ad tertium.

 

 

Ad quartum dicendum, quod ex hoc ipso quod unio illa qua anima corpori unitur ut forma, est fortior, sequitur quod ab ea possit fieri minus abstractio.

Ad quintum dicendum, quod ratio illa recte concluderet, si essentia animae ita corpori uniretur quod esset omnino corpori subiugata ; quod falsum esse iam diximus.

 

Ad sextum dicendum, quod similitudo corporalis, quae requiritur ad operationem imaginationis et sensus, quamvis sit immaterialior quam ipsum corpus, tamen est etiam vicinius se habens ad operationes intellectus ; et ideo magis eas impedire potest, ut dictum est.

 

Ad septimum dicendum, quod verbum apostoli est intelligendum secundum quod dicimur esse in corpore, non solum ex hoc quod anima corpori unitur ut forma, sed etiam ex hoc quod sensibus corporeis utimur.

 

 

 

 

 

 

 

Article 5 - QU’EST-CE QUE L’APÔTRE A SU DE SON RAVISSEMENT, ET QU’EST-CE QU’IL N’A PAS SU ?

(Quinto quaeritur quid est illud quod apostolus circa suum raptum scivit,

et quid nescivit.)

 

 

Il semble qu’il ait su si son âme était dans son corps.

 

1° Lui-même sut cela mieux qu’aucun de ceux qui l’ont suivi. Or une sentence très commune est que l’âme de saint Paul fut alors dans son corps, unie à lui comme sa forme. Donc à bien plus forte raison saint Paul l’a-t-il su.

2° Saint Paul, dans ce ravissement, a su ce qu’il voyait, et par quelle vision il voyait ; cela ressort de ce qu’il dit : « Je connais un homme […] celui-là fut ravi jusqu’au troisième ciel. » Il a donc su ce qu’était ce ciel, si c’était une réalité corporelle ou spirituelle, et s’il l’a vu spirituellement ou corporellement. Or il s’ensuit qu’il a su s’il voyait dans son corps ou hors de son corps : car une vision corporelle ne peut avoir lieu que par le corps, au lieu qu’une intellectuelle a toujours lieu sans le corps. Il a donc su lui-même s’il était dans son corps ou hors de son corps.

 

3° Comme il le dit lui-même, il a connu un homme ravi jusqu’au troisième ciel. Or « homme » désigne le composé d’âme et de corps. Il a donc su que son âme était unie à son corps.

 

4° Il a su lui-même qu’il était ravi, comme cela est clair dans ses paroles. Or on ne dit pas que les morts sont ravis. Il a donc su lui-même qu’il n’était pas mort ; et ainsi, il a su que son âme était unie à son corps.

 

5° Dans son ravissement, il a vu Dieu de cette vision par laquelle les saints voient Dieu dans la patrie, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral et dans la Lettre à Pauline sur la vision de Dieu. Or les âmes des saints qui sont dans la patrie savent si elles sont dans leur corps ou hors de leur corps. L’Apôtre l’a donc su, lui aussi.

 

6° Saint Grégoire dit : « Qu’y a-t-il que ne voie celui qui voit celui qui voit tout ? » ; ce qui semble concerner principalement les choses qui touchent les voyants eux-mêmes. Or il importe à l’âme au plus haut point de savoir si elle est ou non unie à son corps. L’âme de saint Paul savait donc si elle était ou non unie à son corps.

 

En sens contraire :

 

Il est dit en II Cor. 12, 2 : « Je connais un homme dans le Christ, celui-là fut ravi il y a quatorze ans, si ce fut avec son corps ou sans son corps, je ne sais, Dieu le sait, etc. » Il ne savait donc pas s’il était dans son corps ou hors de son corps.

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a de multiples opinions. En effet, certains ont pensé que l’Apôtre disait qu’il ignorait non pas si son âme était ou non unie à son corps dans ce ravissement, mais s’il était ravi en même temps en corps et en âme – de sorte qu’il aurait été porté corporellement dans le ciel, comme on lit que Habacuc fut porté, au dernier chapitre du livre de Daniel – ou bien seulement en âme, c’est-à-dire en des visions de Dieu, comme il est dit en Ézéch. 40, 2 : « Il me mena dans une vision divine au pays d’Israël » ; et cette interprétation d’un certain Juif, saint Jérôme l’exprime dans le Prologue sur Daniel, où il dit : « Enfin notre apôtre n’osa point affirmer qu’il avait été ravi dans son corps, mais il dit : “si ce fut avec son corps ou sans son corps, je ne sais”. » Mais saint Augustin réprouve cette interprétation au douzième livre sur la Genèse au sens littéral. Car, d’après les paroles de l’Apôtre, il est avéré que lui-même a su qu’il était ravi jusqu’au troisième ciel. Il est donc établi que le ciel en lequel il fut ravi est vraiment le ciel, non une ressemblance du ciel. Car si, lorsqu’il dit qu’il avait été ravi au ciel, il avait voulu signifier : c’est-à-dire à la vision imaginaire d’une ressemblance du ciel, il aurait pu de la même façon affirmer qu’il avait été ravi dans son corps, c’est-à-dire dans une ressemblance de son corps. Et ainsi, il n’aurait pas été nécessaire de distinguer ce qu’il savait de ce qu’il ignorait, car il aurait su l’un et l’autre également : et qu’il était ravi au ciel, et qu’il était ravi dans son corps, c’est-à-dire dans une ressemblance de son corps, comme cela se produit dans les rêves. Il savait donc avec certitude que ce vers quoi il avait été ravi, était vraiment le ciel ; il savait donc si c’était un corps ou une réalité incorporelle. Car si c’était un corps, il y était ravi corporellement ; mais si c’était une réalité incorporelle, il ne pouvait pas y être ravi corporellement. Il reste donc que l’Apôtre ne se demandait pas si ce ravissement était corporel ou seulement spirituel ; mais il savait qu’il avait été ravi en ce ciel avec sa seule intelligence, et il se demandait si, au cours du ravissement même, son âme était ou non dans son corps.

 

Et certains autres accordent ce point ; mais ils prétendent que, bien que dans ce ravissement l’Apôtre ne le sût pas, cependant il le sut par la suite, conjecturant à partir de cette vision qu’il avait eue auparavant. Car dans ce ravissement, tout son esprit était porté vers les réalités divines, et il ne percevait pas si son âme était ou non dans son corps. Mais cela aussi contredit expressément les paroles de l’Apôtre. En effet, de même qu’il distingue ce qu’il a su de ce qu’il a ignoré, de même il distingue le présent du passé : il raconte comme un événement passé qu’un homme fut ravi voici quatorze ans jusqu’au troisième ciel, mais c’est comme présent qu’il avoue savoir quelque chose et ignorer autre chose. Donc, quatorze ans après ce ravissement, il ignorait encore s’il avait été dans son corps ou hors de son corps, lorsqu’il fut ravi.

 

Voilà pourquoi d’autres encore affirment qu’il ne sut, ni dans son ravissement ni après, si son âme était dans son corps en telle façon, et non si elle y était dans l’absolu. En effet, ils prétendent qu’il savait, tant à ce moment-là que par la suite, que son âme était unie au corps comme sa forme, mais qu’il ne savait pas si elle était unie au corps de telle façon qu’elle reçût quelque chose des sens ; ou bien, selon d’autres, si les puissances nutritives par lesquelles l’âme administre le corps exerçaient leurs actes. Mais cela non plus ne semble pas consonant aux paroles de l’Apôtre, qui dit ne pas savoir s’il était dans son corps ou hors de son corps, absolument ; et en outre, on ne voit pas quelle importance il y aurait pour lui de dire qu’il ne sait pas s’il fut dans son corps de telle ou telle façon qui n’entraînait pas pour son âme une entière séparation du corps.

 

Et c’est pourquoi il faut répondre qu’il ignorait absolument si son âme était ou non unie à son corps : et c’est ce que saint Augustin conclut au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, après une longue enquête, lorsqu’il dit : « En conséquence, il nous reste peut-être à comprendre que son ignorance portait précisément sur ceci : à savoir si, au moment où il fut ravi au troisième ciel, il était dans son corps à la manière dont l’âme est dans le corps quand on dit que le corps est vivant – soit qu’il fût éveillé, soit qu’il dormît, soit que son âme fût dans l’extase, ravie aux sens du corps – ou bien s’il était tout à fait hors de son corps, à tel point que ce corps gisait mort jusqu’à ce que, cette vision achevée, son âme fût rendue à ses membres morts, non comme un homme qui s’éveillerait de son sommeil ou qui, après le ravissement de l’extase, retrouverait à nouveau ses sens, mais comme un homme tout à fait mort qui reviendrait à la vie. »

 

Réponse aux objections :

 

1° Comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, « était-ce dans son corps ou hors de son corps, l’Apôtre en doute : puis donc qu’il en doute, qui d’entre nous osera se dire certain ? » Aussi saint Augustin laisse-t-il cela indéterminé. Quant à ce que les auteurs postérieurs déterminent à ce propos, ils parlent selon une probabilité plutôt qu’avec certitude. En effet, dès lors qu’il a pu se faire que cette âme, demeurant encore unie, soit ravie à la façon dont l’Apôtre se dit ravi, comme il ressort de ce qu’on a dit, il est plus probable qu’elle est demeurée unie.

 

 

2° Cet argument vaut contre l’interprétation des paroles de l’Apôtre proposée en premier, où l’on pense que l’Apôtre avait douté non pas de la condition du ravissement, c’est-à-dire si l’âme était unie à son corps, mais du mode de ravissement, c’est-à-dire s’il fut ravi corporellement ou s’il ne le fut que spirituellement.

 

3° Parfois, par synecdoque, une partie de l’homme est appelée homme, et surtout l’âme, qui est la plus éminente partie de l’homme ; quoique l’on puisse aussi penser que celui qu’il dit avoir été ravi n’était pas homme lorsqu’il fut ravi, mais après quatorze ans, c’est-à-dire quand l’Apôtre disait : « Je connais un homme dans le Christ » ; et il ne dit pas que l’homme fut ravi jusqu’au troisième ciel.

 

 

 

4° Supposé que l’âme de l’Apôtre ait été, dans cet état, séparée du corps, cette séparation n’eut cependant pas lieu par quelque mode naturel, mais par la puissance de Dieu retirant l’âme elle-même du corps, non pour qu’elle demeure absolument séparée, mais pour un temps. Et c’est pourquoi il a pu être appelé ravi, quoique tout mort ne puisse pas être appelé ainsi.

 

 

 

5° Comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral : « Bien que l’Apôtre soustrait aux sens corporels ait été ravi au troisième ciel et au paradis, il lui a certainement manqué une chose pour avoir cette pleine et parfaite connaissance, telle qu’elle se trouve parmi les anges : c’est de savoir s’il était avec ou sans son corps. Mais cette connaissance ne lui fera plus défaut lorsque, une fois les corps recouvrés à la résurrection des morts, ce corps corruptible sera revêtu d’incorruptibilité. » Et ainsi, il est clair que, quoique sa vision fût, à quelque égard, semblable à celle des bienheureux, cependant elle fut aussi, à quelque égard, plus imparfaite.

 

6° Saint Paul ne fut pas ravi en la vision de Dieu pour qu’il fût bienheureux absolument, mais pour qu’il fût témoin de la béatitude des saints, et des mystères divins qui lui furent révélés. Par conséquent, il ne vit dans la vision du Verbe que les choses pour la connaissance desquelles il était ravi, et non toutes choses, comme ce sera le cas des bienheureux, surtout après la résurrection. Car alors, comme poursuit saint Augustin, « toutes choses seront évidentes, sans aucune fausseté, sans aucune ignorance ».

 

Et videtur quod sciverit an anima eius esset in corpore.

 

Ipse enim melius hoc scivit quam aliquis sequentium. Sed communiter a multis determinatur quod anima Pauli tunc fuerit in corpore eius unita ei ut forma. Ergo multo fortius hoc Paulus scivit.

Praeterea, Paulus in illo raptu scivit quid viderit, et qua visione viderit ; quod patet quia dicit : scio hominem (…) raptum usque ad tertium caelum. Scivit igitur quid esset illud caelum, utrum res corporalis vel spiritualis ; et an illud spiritualiter vel corporaliter viderit. Sed ad hoc sequitur eum scivisse an in corpore an extra corpus viderit : quia corporalis visio non potest fieri nisi per corpus, intellectualis vero semper fit sine corpore. Ergo ipse scivit an esset in corpore vel extra corpus.

 

Praeterea, sicut ipsemet dicit, scivit hominem raptum usque ad tertium caelum. Sed homo nominat coniunctum ex anima et corpore. Ergo scivit animam corpori esse coniunctam.

 

Praeterea, ipse scivit se esse raptum, ut ex verbis suis patet. Sed mortui non dicuntur rapti. Ergo ipse scivit se non esse mortuum ; et ita scivit animam suam esse corpori coniunctam.

 

Praeterea, ipse vidit Deum in raptu illa visione qua vident Deum sancti in patria, ut dicit Augustinus XII super Genes. Ad litteram [cap. 28], et in epistola de videndo Deum [Epist. 147, cap. 13]. Sed sanctorum animae quae sunt in patria, sciunt an sint in corpore, vel extra corpus. Ergo et apostolus hoc scivit.

 

Praeterea, Gregorius [Dialog. IV, 33] dicit : quid est quod non videat qui videntem omnia videt ? Quod praecipue pertinere videtur de his quae ad ipsos videntes pertinent. Sed hoc maxime pertinet ad animam, utrum sit corpori coniuncta vel non. Ergo anima Pauli scivit utrum esset corpori coniuncta vel non.

 

 

Sed contra, est quod dicitur II Cor. XII, 2 : scio hominem in Christo ante annos quatuordecim, sive in corpore sive extra corpus nescio, Deus scit, raptum huiusmodi et cetera. Ergo nescivit utrum esset in corpore, vel extra corpus.

 

 

Responsio. Dicendum, quod circa hoc est multiplex opinio. Quidam enim intellexerunt quod apostolus diceret se nescire non quidem an anima esset corpori coniuncta in illo raptu an non ; sed an esset raptus secundum animam et corpus simul, ut etiam corporaliter portaretur in caelum, sicut Habacuc portatus legitur, Danielis ultimo [XIV, 35] ; an secundum animam tantum, id est in visionibus Dei, sicut dicitur Ezech. Cap. XL, 2 : in visionibus Dei adduxit me in terram Israel ; et hunc intellectum cuiusdam Iudaei exprimit Hieronymus in prologo super Danielem, ubi dicit : denique et apostolum nostrum non fuisse ausum affirmare se raptum in corpore, sed dixisse : sive in corpore sive extra corpus nescio. Hunc autem intellectum Augustinus reprobat XII super Genesim ad litteram [cap. 3-4]. Constat enim ex verbis apostoli, quod ipse scivit se raptum esse usque ad tertium caelum. Constat igitur illud caelum in quod raptus est, esse vere caelum, non aliquam caeli similitudinem. Si enim hoc voluisset intelligere, cum dixit se raptum in caelum id est ad videndam imaginarie similitudinem caeli, eodem modo poterat affirmare se raptum esse in corpore, id est in similitudine corporis. Et sic non fuisset necessarium discernere quid sciret et quid nesciret, quia utrumque aequaliter sciret ; scilicet et se esse raptum in caelum, et se esse raptum in corpore, id est in similitudinem corporis, sicut accidit in somniis. Scivit igitur pro certo quod illud in quod raptus fuit, vere erat caelum ; ergo scivit an esset corpus vel res incorporea. Si enim erat corpus, in eam rapiebatur corporaliter : si vero erat res incorporea, in eam corporaliter rapi non poterat. Restat igitur quod apostolus non dubitavit an raptus ille esset corporalis vel spiritualis solum ; sed scivit solo intellectu se in illud caelum esse raptum ; dubitavit autem an in ipso raptu anima eius esset in corpore, an non.

 

Et hoc quidam alii concedunt ; sed dicunt, quod quamvis in illo raptu apostolus hoc nesciverit, scivit tamen illud post, coniiciens ex ipsa visione quam prius habuerat. In illo enim raptu tota mens eius in divina ferebatur, nec hoc percipiebat an anima esset in corpore, an non. Sed hoc etiam expresse contrariatur verbis apostoli. Sicut enim distinguit quid sciverit et quid nesciverit, ita distinguit praesens a praeterito : quasi enim praeteritum narrat raptum hominem ante annos quatuordecim usque ad tertium caelum, sed quasi praesens confitetur se scire aliquid, et aliquid nescire. Ergo post annos quatuordecim ab illo raptu adhuc nesciebat an in corpore an extra corpus fuerit, quando fuit raptus.

 

Et ideo alii dicunt, quod nec in raptu nec post scivit, an anima esset in corpore, secundum aliquem modum, et non simpliciter. Dicunt enim, quod scivit, et tunc et postea, quod anima uniebatur corpori ut forma ; sed nescivit utrum hoc modo corpori uniretur ut eius anima aliquid a sensibus acciperet ; vel secundum alios, utrum vires nutritivae essent in suis actibus, secundum quas anima corpus administrat. Sed hoc etiam non videtur consonum verbis apostoli, qui dicit se nescire an in corpore fuerit, an extra corpus, simpliciter : et praeterea etiam hoc non multum ad rem pertinere videbatur, ut diceret se nescire utrum tali vel tali modo in corpore fuerit, ex quo anima a corpore omnino separata non erat.

 

 

Et ideo dicendum est quod simpliciter nescivit an anima esset corpori coniuncta vel non : et hoc est quod Augustinus, XII super Genesim ad litteram [cap. 5], post longam inquisitionem concludit, dicens : restat ergo fortasse ut hoc ipsum eum ignorasse intelligamus utrum quando in tertium caelum raptus est, in corpore fuerit, quomodo est anima in corpore cum corpus vivere dicitur, sive vigilantis sive dormientis, sive in extasi a sensibus corporis alienata, an omnino de corpore exierit, ut mortuum corpus iaceret, donec peracta illa demonstratione, membris mortuis anima redderetur, et non quasi dormiens evigilaret, aut extasi alienatus rediret in sensus, sed mortuus omnino revivisceret.

 

Ad primum igitur dicendum, quod, sicut dicit Augustinus, XII super

Genesim ad litteram [cap. 3], utrum in corpore, an extra corpus, dubitat apostolus. Unde, illo dubitante, quis nostrum certus esse audeat ? Unde Augustinus hoc indeterminatum relinquit. Quod autem posteriores de hoc aliquid determinant, magis loquuntur ex probabilitate quam ex certitudine. Ex quo enim fieri potuit quod anima illa adhuc unita remanens hoc modo raperetur, sicut se dicit apostolus raptum, ut ex dictis patet, probabilius est quod unita remanserit.

 

Ad secundum dicendum, quod ratio illa procedit contra intellectum verborum apostoli primo positum, quo intelligitur apostolum dubitasse non de conditione rapti, id est utrum anima corpori fuerit unita ; sed de modo raptus, id est utrum fuerit raptus corporaliter, vel spiritualiter tantum.

 

Ad tertium dicendum, quod per synecdochen quandoque pars hominis homo nominatur, et praecipue anima, quae est hominis eminentior pars. Quamvis et possit intelligi, eum quem raptum dicit, non tunc fuisse hominem quando raptus fuit, sed post annos quattuordecim, quando scilicet hoc dicebat apostolus [II Cor. XII, 2] : scio hominem in Christo ; non autem raptum dicit hominem usque ad tertium caelum.

 

Ad quartum dicendum, quod dato quod fuerit in illo statu anima apostoli a corpore separata, illa tamen separatio non fuit per aliquem naturalem modum ; sed per virtutem divinam ipsam animam a corpore abstrahentem, non ad hoc quod simpliciter separata remaneret, sed ad tempus. Et pro tanto raptus dici potuit, etsi non omnis mortuus raptus dici possit.

 

Ad quintum dicendum, quod sicut Augustinus dicit XII super Genesim ad litteram [cap. 36], apostolo arrepto a carnis sensibus in tertium caelum et Paradisum, hoc ipsum certe defuit ad plenam perfectamque cognitionem rerum quae Angelis inest, quod sive in corpore sive extra corpus esset, nesciebat. Hoc itaque non deerit cum receptis corporibus in resurrectione mortuorum corruptibile hoc induerit incorruptionem. Et sic patet quod, licet eius visio quantum ad aliquid similis fuerit visioni beatorum, tamen etiam quantum ad aliquid fuit imperfectior.

 

 

Ad sextum dicendum, quod Paulus non fuit raptus ad videndum Deum, ut esset beatus simpliciter ; sed ut esset testis beatitudinis sanctorum, et divinorum mysteriorum, quae ei revelata sunt. Unde illa tantum vidit in visione verbi propter quae cognoscenda rapiebatur, non autem omnia, sicut erit in beatis, praecipue post resurrectionem. Tunc enim, ut Augustinus praemissis verbis subiungit, omnia erunt evidentia, sine ulla falsitate, sine ulla ignorantia.

 

 

 

 

 

Question 14 ─ LA FOI

 

 

LA QUESTION PORTE SUR LA FOI.

 

Article 1 : Qu’est-ce que croire ?

Article 2 : Qu’est-ce que la foi ?

Article 3 : La foi est-elle une vertu ?

Article 4 : En quoi la foi se trouve-t-elle comme dans un sujet ?

Article 5 : La forme de la foi est-elle la charité ?

Article 6 : La foi informe est-elle une vertu ?

Article 7 : La foi informe et la foi formée sont-elles un même habitus ?

Article 8 : L’objet propre de la foi est-il la vérité première ?

Article 9 : La foi peut-elle porter sur des choses que l’on sait ?

Article 10 : Est-il nécessaire à l’homme d’avoir la foi ?

Article 11 : Est-il nécessaire de croire explicitement ?

Article 12 : La foi des modernes est-elle identique à celle des anciens ?

Quaestio est de fide.

 

Primo quid sit credere.

Secundo quid sit fides.

Tertio utrum fides sit virtus.

Quarto in quo sit fides sicut in subiecto.

Quinto utrum fidei forma sit caritas.

 

Sexto utrum fides informis sit virtus.

Septimo utrum sit idem habitus fidei informis et formatae.

Octavo utrum obiectum fidei proprium sit veritas prima.

Nono utrum fides possit esse de rebus scitis.

Decimo utrum necessarium sit homini habere fidem.

Undecimo utrum sit necessarium explicite credere.

Duodecimo utrum una sit fides modernorum et antiquorum.

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse au tome I, p. 84)

 

La foi en elle-même :

     définition de l’acte de croire (art. 1)

     définition de la foi (2)

     La foi est une vertu (3)

     … de l’intelligence spéculative (4)

 

Foi formée et foi informe :

     la charité, forme de la foi (5)

     La foi informe ne peut être une vertu (6)

     C’est un même habitus, soit parfait soit imparfait (7)

 

Nécessité de la foi :

     pour que l’homme atteigne plus facilement sa fin (10)

     implicite ou explicite, selon les énoncés, les temps et les devoirs (11)

 

L’objet de la foi :

     est principalement la vérité première (8)

     ne peut être cru et su par le même sujet (9)

     est le même pour les anciens et les modernes,

quoique les énoncés changent (12)

 

 

 

 

 LIEUX PARALLÈLES

Art. 1 : Super Sent. III, d. 23, q. 2, a. 2, qc. 1 ; Super Hebr., cap. 11, l. 1 ; Sum. Th. II-II, q. 2, a. 1 ; Super Rom., cap. 1, l. 6.

 

Art. 2 : Super Sent. III, d. 23, q. 2, a. 1 ; Super Hebr., cap. 11, l. 1 ; Sum. Th. II-II, q. 4, a. 1.

 

Art. 3 : Super Sent. III, d. 23, q. 2, a. 4, qc. 1 et q. 3, a. 1, qc. 2 ; De virt., q. 1, a. 7 ; Sum. Th. I-II, q. 65, a. 4 et II-II, q. 4, a. 5 ; Super Rom., cap. 1, l. 6.

 

Art. 4 : Super Sent. III, d. 23, q. 2, a. 3, qc. 1 ; Sum. Th. II-II, q. 4, a. 2.

 

Art. 5 : Super Sent. III, d. 23, q. 3, a. 1, qc. 1 ; De carit., a. 3 ; Sum. Th. II-II, q. 4, a. 3.

 

Art. 6 : Super Sent. III, d. 23, q. 3, a. 1, qc. 2 ; Sum. Th. II-II, q. 4, a. 4 et 5.

 

Art. 7 : Super Sent. III, d. 23, q. 3, a. 1, qc. 3 et a. 4, qc. 1, 2 et 3 ; Sum. Th. II-II, q. 4, a. 4 ; Super Rom., cap. 1, l. 6.

 

Art. 8 : Super Sent. III, d. 24, a. 1, qc. 1 ; De spe, q. 4, a. 1 ; Sum. Th. II-II, q. 1, a. 1.

 

Art. 9 : Super Sent. III, d. 24, a. 2, qc. 1 et 2 ; Super Hebr., cap. 11, l. 1 ; Sum. Th. II-II, q. 1, a. 4 et 5.

 

Art. 10 : Super Sent. III, d. 24, a. 3, qc. 1 ; Super Boet. De Trin., q. 3, a. 1 ; Cont. Gent. I, cap. 4 et 5 ; Sum. Th. II-II, q. 2, a. 3 et 4 ; In Symbol. Apost., pr.

 

Art. 11 : Super Sent. I, d. 33, a. 5 et III, d. 25, q. 2, a. 1, qc. 1 et 2 ; Super Hebr., cap. 11, l. 2 ; Sum. Th. II-II, q. 2, a. 5-8.

 

Art. 12 : Super Sent. I, d. 41, expos. textus ; ibid. III, d. 24, a. 1, qc. 2 et d. 25, q. 2, a. 2, qc. 1 ; Sum. Th. II-II, q. 1, a. 2 et 7 ; ibid. q. 2, a. 7 et q. 174, a. 6.

 

 

 

Article 1 - QU’EST-CE QUE CROIRE ?

(Et primo quaeritur quid sit credere.)

 

 

Saint Augustin dit au livre sur la Prédestination des saints  et l’on retrouve cela dans la Glose à propos de II Cor. 3, 5 : « non que nous soyons capables, etc. » – que « croire, c’est réfléchir avec assentiment ». Il semble que ce soit inexact.

 

 

 

1° Celui qui sait est distinct de celui qui croit, comme saint Augustin le montre clairement au livre sur la Vision de Dieu. Or celui qui sait, en tant que tel, réfléchit à quelque chose et donne son assentiment. On ne décrit donc pas convenablement l’acte de croire quand on dit que « croire, c’est réfléchir avec assentiment ».

 

2° La réflexion implique une certaine enquête : en effet, le mot latin cogitare (réfléchir) revient, pour ainsi dire, à co-agitare (remuer ensemble), c’est-à-dire discuter, et confronter une chose à l’autre. Or la notion de foi exclut l’enquête, car saint Jean Damascène dit que « la foi est un assentiment sans enquête ». C’est donc à tort que l’on dit que « croire, c’est réfléchir avec assentiment ».

 

3° Croire est un acte de l’intelligence. Or l’assentiment semble appartenir à la volonté : car c’est par elle, dit-on, que nous consentons à quelque chose. L’assentiment n’appartient donc pas à l’acte de croire.

 

4° On ne dit de quelqu’un qu’il réfléchit, que s’il considère des choses actuellement, comme saint Augustin le montre clairement au quatorzième livre sur la Trinité. Or, même celui qui ne réfléchit à rien actuellement, on dit qu’il croit : ainsi le fidèle qui dort. Croire n’est donc pas réfléchir.

 

5° Une lumière simple est le principe d’une connaissance simple. Or la foi est une certaine lumière simple, comme Denys le montre clairement au septième chapitre des Noms divins. L’acte de croire qui a lieu par la foi est donc une connaissance simple ; et ainsi, il n’est pas l’acte de réfléchir, qui implique une connaissance par confrontation.

 

6° La foi, selon l’opinion commune, donne son assentiment à la vérité première à cause d’elle-même. Or celui qui donne son assentiment à une chose en confrontant, ne le lui donne pas à cause d’elle-même, mais à cause de l’autre chose à laquelle il la confronte. Il n’y a donc pas de confrontation dans l’acte de croire, et ainsi, il n’y a pas non plus de réflexion.

 

7° Il est dit que la foi est plus certaine que toute science et toute connaissance. Or les principes, à cause de leur certitude, sont connus sans réflexion ni confrontation. L’acte de croire est donc, lui aussi, sans réflexion.

 

8° La puissance spirituelle est plus puissante que la corporelle. La lumière spi-

rituelle est donc aussi plus efficace que

la corporelle. Or la lumière corporelle

extérieure perfectionne l’œil pour qu’il connaisse immédiatement les visibles corporels, ce pour quoi la lumière innée ne suffisait pas. La lumière spirituelle qui vient de Dieu perfectionnera donc l’intelligence afin qu’elle connaisse aussi, sans aucune confrontation ni réfle­xion, les choses pour lesquelles la raison naturelle ne suffit pas ; et ainsi, l’acte de croire a lieu sans réflexion.

9° La puissance cogitative est placée par les philosophes dans la partie sensitive. Or croire est propre à l’esprit, comme dit saint Augustin. Croire n’est donc pas réfléchir (cogitare).

 

Réponse :

 

La description que fait saint Augustin de l’acte de croire est adéquate, puisque par une telle définition son être est montré, ainsi que sa distinction de tous les autres actes de l’intelligence ; et en voici la preuve.

 

Notre intelligence, suivant le Philosophe au livre sur l’Âme, a deux opérations. L’une par laquelle elle forme les simples quiddités des réalités, comme ce qu’est l’homme, ou ce qu’est l’animal ; et dans cette opération, tout comme dans les expressions incomplexes, ne se rencontrent pas le vrai par soi, ni le faux. L’autre opération de l’intelligence est celle par laquelle elle compose et divise, en affirmant et en niant : et c’est en elle que l’on trouve le vrai et le faux, tout comme dans l’expression complexe, qui est son signe. Or l’acte de croire ne se trouve pas dans la première opération, mais seulement dans la seconde : en effet, nous croyons au vrai et nous refusons de croire le faux. Et c’est aussi la raison pour laquelle, chez les Arabes, la première opération de l’intel­ligence est appelée « imagination de l’intel­ligence », et la seconde est appelée « foi », comme cela ressort clairement des paroles du Commentateur au troisième livre sur l’Âme.

 

Or, puisque l’intellect possible, pour sa part, est en puissance relativement à toutes les formes intelligibles, comme aussi la matière prime l’est relativement à toutes les formes sensibles, il n’est pas non plus déterminé, pour sa part, à adhérer à la composition plutôt qu’à la division, ou vice versa. Or tout ce qui est indéterminé par rapport à deux choses, n’est déterminé à l’une d’elles que par quelque chose qui le meut. Or l’intellect possible n’est mû que par deux choses : l’objet propre, qui est la forme intelligible, c’est-à-dire la quiddité, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; et la volonté, qui meut toutes les autres puissances, comme dit Anselme. Ainsi donc, notre intellect possible se rapporte diversement aux propositions contradictoires.Parfois, en effet, elle n’est pas inclinée à l’une plutôt qu’à l’autre, soit à cause du défaut des moteurs, comme dans les problèmes au sujet desquels nous n’avons pas d’argumentation ; soit à cause de l’appa­rente égalité des choses qui meuvent à l’une et l’autre partie. Et telle est la disposition de celui qui doute : il fluctue entre les deux propositions contradictoires.

 

Quelquefois, par contre, l’intelligence est inclinée à l’une plutôt qu’à l’autre ; cependant cette chose qui incline ne meut pas suffisamment l’intelligence pour la déterminer totalement à l’une des parties ; par conséquent, elle accepte certes une partie, mais doute toujours de l’opposée. Et telle est la disposition de celui qui a une opinion : il accepte une proposition contradictoire avec la crainte de l’autre.

 

Mais parfois, l’intellect possible est déterminé à adhérer totalement à une seule

partie ; or il l’est tantôt par l’intelligible, tantôt par la volonté. Par l’intelligible, soit médiatement, soit immédiatement. Immédiatement, lorsque par les intelligibles

eux-mêmes la vérité des propositions apparaît immédiatement et infailliblement à

l’intel­ligence. Et telle est la disposition de celui qui a l’intelligence des principes, qui sont immédiatement connus dès que les termes le sont, comme dit le Philosophe. Et ainsi, par la quiddité elle-même, l’intelli­gence est immédiatement déterminée à ce genre de propositions. Médiatement, lorsqu’une fois connues les définitions des termes, l’intel­ligence est déterminée à l’une des propositions contradictoires en vertu des premiers principes. Et telle est la disposition de celui qui sait. Mais parfois, l’intel­ligence ne peut être déterminée à l’une des propositions contradictoires ni immédiatement par les définitions mêmes des termes, comme c’était le cas des principes, ni non plus par la force des principes, comme c’était le cas des conclusions de démonstration ; mais elle est déterminée par la volonté, qui choisit d’assentir à une seule partie de façon déterminée et exclusive, à cause d’une chose qui est capable de mouvoir la volonté, mais non de mouvoir l’intel­li­gence, par exemple parce qu’il semble bon ou convenable d’assentir à cette partie. Et telle est la disposition du croyant, comme lorsque quelqu’un croit aux paroles d’un homme parce que cela lui paraît convenable ou utile. Et ainsi encore, nous sommes mus à croire aux paroles de Dieu parce qu’une récompense de vie éternelle nous est promise si nous avons cru : et par cette récompense la volonté est mue à assentir aux choses qui sont dites, quoique l’intelligence ne soit pas mue par une chose comprise. Voilà pourquoi saint Augustin dit que « l’on peut faire d’autres choses malgré soi, mais on ne peut croire sans le vouloir ».

 

 

Il ressort donc de ce qui précède que l’assentiment ne se rencontre pas dans cette opération de l’intelligence par laquelle elle forme les simples quiddités des réalités, puisque le vrai et le faux n’y sont pas ; car on dit que nous donnons notre assentiment à quelque chose, seulement lorsque nous y adhérons comme au vrai. De même, celui qui doute n’a pas non plus d’assentiment, puisqu’il n’adhère pas à une partie plutôt qu’à l’autre. Ni non plus celui qui a une opinion, puisque son acceptation de l’une des parties n’est pas affermie. Or « la sentence », comme disent Isaac et Avicenne, « est la conception distincte et très certaine » de l’une des propositions contradictoires ; et « assentir » vient de « sentence ». Celui qui a l’intelligence [des principes] a certes un assentiment, parce qu’il adhère de façon très certaine à l’une des parties ; mais il n’a pas la réflexion, parce qu’il est déterminé à une seule chose sans aucune confrontation. Celui qui sait, en revanche, possède et la réflexion et l’assentiment ; mais une réflexion qui cause l’assentiment, et un assentiment terminant la réflexion. Car, par la confrontation même des principes aux conclusions, il donne son assentiment aux conclusions en les réduisant analytiquement à des principes, et là s’arrête et se repose le mouvement de celui qui réfléchit. Dans la science, en effet, le mouvement de la raison commence par l’intelligence des principes, et se termine au même point par la voie d’analyse ; et ainsi, elle ne possède pas l’assentiment et la réflexion comme à égalité, mais la réflexion induit à l’assentiment, et l’assentiment met la réflexion au repos. Mais dans la foi, l’assentiment et la réflexion sont comme à égalité. Car l’assentiment n’est pas causé par la réflexion, mais par la volonté, comme on l’a dit. Mais parce que ce n’est pas en étant amenée à son terme propre – la vision de quelque intelligible – que l’intelligence est déterminée à une seule chose, de là vient que son mouvement n’est pas encore apaisé, mais possède encore une réflexion et une enquête à propos des choses qu’elle croit, encore qu’elle leur donne un très ferme assentiment. Car, autant qu’il est en elle, il ne lui est point satisfait et elle n’est pas déterminée à un seul terme, mais elle est déterminée seulement de l’extérieur. D’où vient que l’intelligence du croyant est dite captivée, parce qu’elle est tenue par des termes étrangers et non propres. II Cor. 10, 5 : « Nous réduisons en captivité tous les esprits, etc. » D’où vient aussi qu’il peut s’élever dans le croyant un mouvement contraire à ce qu’il tient très fermement, quoique cela n’ait pas lieu dans l’intelligent ou le savant.

 

Ainsi donc, par l’assentiment, l’acte de croire est séparé de l’opération par laquelle l’intelligence regarde les formes simples, les quiddités, ainsi que du doute et de l’opinion ; par la réflexion, il se sépare de l’intelligence [des principes] ; et parce qu’il comporte ensemble et comme à égalité l’assentiment et la réflexion, il se sépare de la science.

 

Réponse aux objections :

 

1° On voit dès lors clairement la solution du premier argument.

 

2° La foi est appelée « un assentiment sans enquête », en ce sens que le consentement ou l’assentiment de la foi n’est pas causé par une enquête de la raison ; cela n’exclut cependant pas que demeure dans l’intel­ligence du croyant une réflexion ou une confrontation à propos des choses qu’il croit.

 

3° La volonté se rapporte à une puissance précédente – l’intelligence –, mais tel n’est pas le cas de l’intelligence. Et si l’assen­timent appartient proprement à l’intelli­gence, c’est parce qu’il implique une adhésion absolue à ce à quoi l’assentiment est donné ; le consentement, en revanche, appartient proprement à la volonté, car consentir, c’est partager les sentiments d’autrui, et par conséquent consentir se dit en relation ou par comparaison à quelque chose qui précède.

 

4° Parce que les habitus sont connus au moyen des actes, et que les principes des actes sont les habitus eux-mêmes, de là vient que l’on désigne parfois les habitus par les noms des actes ; et ainsi, les noms des actes sont tantôt pris au sens propre, c’est-à-dire pour les actes mêmes, tantôt pour les habitus. Donc croire, pour autant que cela implique l’acte de foi, comporte toujours une considération actuelle ; mais non dans le sens où croire est pris comme un habitus : en ce sens, l’on dit que le dormeur croit, parce qu’il possède l’habitus de foi.

 

 

5° La foi comporte une part de perfection et une part d’imperfection. La part de perfection est cette fermeté qui appartient à l’assentiment ; mais la part d’imperfection est le manque de vision, à cause duquel demeure encore dans l’esprit du croyant un mouvement de réflexion. La part de perfection, c’est-à-dire l’assentiment, est donc causée par la lumière simple qu’est la foi ; mais dans la mesure où cette lumière n’est pas parfaitement participée, l’imperfection de l’intelligence n’est pas totalement ôtée, et ainsi, le mouvement de réflexion reste en elle inapaisé.

 

 

6° Cet argument prouve, ou conclut, que la réflexion n’est pas la cause de l’assentiment de foi ; mais non qu’elle n’accompagne pas l’assentiment de foi.

 

 

 

7° La certitude peut impliquer deux choses, à savoir : la fermeté de l’adhésion, et de ce point de vue, la foi est plus certaine que toute intelligence et toute science, car la vérité première, qui cause l’assentiment de foi, est une cause plus forte que la lumière de la raison, qui cause l’assentiment de l’intelligence ou de la science ; la certitude implique aussi l’évidence de ce à quoi l’assentiment est donné, et de ce point de vue, la foi n’a pas la certitude, mais la science et l’intelligence l’ont, et de là vient que l’intelligence [des principes] ne comporte pas de réflexion.

 

8° Cet argument conclurait à bon droit si cette lumière spirituelle était parfaitement participée de nous, ce qui aura lieu dans la patrie, où nous verrons parfaitement les choses que nous croyons maintenant. Mais pour l’heure, si les choses pour la connaissance desquelles cette lumière perfectionne n’apparaissent pas manifestement, cela vient d’une défectueuse participation à cette lumière, non de l’efficace de la lumière spirituelle elle-même.

 

9° La puissance cogitative est ce qu’il y a de plus élevé dans la partie sensitive, et c’est pourquoi elle atteint d’une certaine façon la partie intellective, en sorte qu’elle participe quelque chose de ce qu’il y a de plus bas dans la partie intellective, c’est-à-dire le processus discursif de la raison, suivant la règle donnée par Denys au septième chapitre des Noms divins : « l’extrémité inférieure d’un rang plus élevé est unie à l’extrémité supérieure d’un rang subal­terne ». Voilà pourquoi la puissance cogitative est elle-même appelée raison particulière, comme cela est clairement montré par le Commentateur au troisième livre sur l’Âme ; et elle n’existe qu’en l’homme, car à sa place il y a chez les bêtes l’estimation naturelle. Et c’est pourquoi même la raison universelle, qui est dans la partie intellective, est parfois dénommée d’après le mot cogitatio, à cause de la similitude d’opération.

 

Dicitur autem ab Augustino in libro de Praedestinatione sanctorum [cap. 2], et habetur in Glossa [P. Lombardi, PL 192, 23 C] II Corinth. cap. III, 5, super illud : non quod sufficientes simus etc., quod credere est cum assensione cogitare. Videtur autem quod inconvenienter.

 

Sciens enim a credente distinguitur, ut patet per Augustinum in libro de videndo Deum [Epist. 147, cap. 1-3]. Sed sciens inquantum scit, cogitat aliquid et assentit. Ergo inconvenienter describitur credere, cum dicitur quod credere est cum assensione cogitare.

 

Praeterea, cogitatio inquisitionem quamdam importat : dicitur enim cogitare quasi coagitare, id est discutere, et conferre unum cum altero. Sed inquisitio removetur a fidei ratione ; quia dicit Damascenus [De fide IV, 11] quod fides est non inquisitus consensus. Ergo male dicitur, quod credere sit cum assensione cogitare.

 

Praeterea, credere est actus intellectus. Sed assensio videtur ad affectum pertinere : dicimur enim affectu in aliquid consentire. Ergo assensio ad credere non pertinet.

 

Praeterea, nullus cogitare dicitur nisi quando actualiter aliqua considerat, ut patet per Augustinum, XIV de Trin. [cap. 7]. Sed etiam qui non actualiter aliquid cogitat, dicitur credere, sicut fidelis dormiens. Ergo credere non est cogitare.

 

Praeterea, simplex lumen simplicis cognitionis principium est. Sed fides est quoddam simplex lumen, ut patet per Dionysium, cap. VII de Divinis Nomin. [§ 4]. Ergo credere quod est ex fide, est simplex cognitio ; et sic non est cogitare, quod dicit cognitionem collativam.

 

Praeterea, fides, ut communiter dicitur, primae veritati propter seipsam assentit. Sed qui assentit alicui conferendo, non assentit ei propter seipsum, sed propter aliud ad quod confert. Ergo in credendo non est aliqua collatio, et ita nec cogitatio.

 

 

 

Praeterea, fides dicitur certior omni scientia et omni cognitione. Sed principia, propter sui certitudinem, sine cogitatione vel collatione cognoscuntur. Ergo et credere sine cogitatione est.

 

Praeterea, virtus spiritualis est potentior corporali. Ergo et lux spiritualis est efficacior quam corporalis. Sed lux corporalis exterior perficit oculum ad hoc quod statim cognoscat visibilia corporalia, ad quod non sufficiebat lux innata. Ergo lux spiritualis divinitus adveniens perficiet intellectum ad cognoscendum ea etiam ad quae non sufficit ratio naturalis sine aliqua collatione et cogitatione ; et sic credere sine cogitatione est.

 

 

Praeterea, cogitativa potentia a philosophis ponitur in parte sensitiva. Sed credere non est nisi mentis, ut Augustinus [De Trin. XIII, 2] dicit. Ergo credere non est cogitare.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod Augustinus, sufficienter describit credere ; cum per huiusmodi definitionem eius esse demonstretur, et distinctio ab omnibus aliis actibus intellectus : quod sic patet.

Intellectus enim nostri, secundum philosophum in libro de Anima [III, 11 (430 a 26)], duplex est operatio. Una qua format simplices rerum quidditates ; ut quid est homo, vel quid est animal : in qua quidem operatione non invenitur verum per se et falsum, sicut nec in vocibus incomplexis. Alia operatio intellectus est secundum quam componit et dividit, affirmando vel negando : et in hac iam invenitur verum et falsum, sicut et in voce complexa, quae est eius signum. Non autem invenitur credere in prima operatione, sed solum in secunda : credimus enim vero, et discredimus falsum. Unde etiam et apud Arabes prima intellectus operatio vocatur imaginatio intellectus, secunda autem vocatur fides, ut patet ex verbis Commentatoris in III de Anima [comm. 21].

 

 

Intellectus autem possibilis, cum, quantum est de se, sit in potentia respectu omnium intelligibilium formarum, sicut et materia prima respectu omnium sensibilium formarum ; est etiam, quantum est de se, non magis determinatus ad hoc quod adhaereat compositioni quam divisioni, vel e converso. Omne autem quod est indeterminatum ad duo, non determinatur ad unum eorum nisi per aliquid movens ipsum. Intellectus autem possibilis non movetur nisi a duobus ; scilicet a proprio obiecto, quod est forma intelligibilis, scilicet quod quid est, ut dicitur in III de Anima [l. 11 (430 b 28)], et a voluntate, quae movet omnes alias vires, ut Anselmus [Ps.-Ans. (Eadmerus), De similitudinibus, cap. 2] dicit. Sic igitur intellectus noster possibilis respectu partium contradictionis se habet diversimode.

Quandoque enim non inclinatur ad unum magis quam ad aliud, vel propter defectum moventium, sicut in illis problematibus de quibus rationes non habemus ; vel propter apparentem aequalitatem eorum quae movent ad utramque partem. Et ista est dubitantis dispositio, qui fluctuat inter duas partes contradictionis.

 

Quandoque vero intellectus inclinatur magis ad unum quam ad alterum ; sed tamen illud inclinans non sufficienter movet intellectum ad hoc quod determinet ipsum in unam partium totaliter ; unde accipit quidem unam partem, semper tamen dubitat de opposita. Et haec est dispositio opinantis, qui accipit unam partem contradictionis cum formidine alterius.

Quandoque vero intellectus possibilis determinatur ad hoc quod totaliter adhaereat uni parti ; sed hoc est quandoque ab intelligibili, quan-doque a voluntate. Ab intelligibili

quidem quandoque quidem media-

te, quandoque autem immediate.

Immediate quidem quando ex ipsis

intelligibilibus statim veritas propositionum intellectui infallibiliter apparet. Et haec est dispositio intelligentis principia, quae statim cognoscuntur notis terminis, ut philosophus [Anal. post. I, 7 (72 b 23)] dicit. Et sic ex ipso quod quid est, immediate intellectus determinatur ad huiusmodi propositiones. Mediate vero, quando cognitis definitionibus terminorum, intellectus determinatur ad alteram partem contradictionis, virtute primorum principiorum. Et ista est dispositio scientis. Quandoque vero intellectus non potest determinari ad alteram partem contradictionis neque statim per ipsas definitiones terminorum, sicut in principiis, nec etiam virtute principiorum, sicut est in conclusionibus demonstrationis ; determinatur autem per voluntatem, quae eligit assentire uni parti determinate et praecise propter aliquid, quod est sufficiens ad movendum voluntatem, non autem ad movendum intellectum, utpote quia videtur bonum vel conveniens huic parti assentire. Et ista est dispositio credentis, ut cum aliquis credit dictis alicuius hominis, quia videtur ei decens vel utile. Et sic etiam movemur ad credendum dictis Dei, inquantum nobis repromittitur, si crediderimus, praemium aeternae vitae : et hoc praemio movetur voluntas ad assentiendum his quae dicuntur, quamvis intellectus non moveatur per aliquid intellectum. Et ideo dicit Augustinus [In Ioh. ev. tract. XXVI, 2], quod cetera potest homo nolens, credere non nisi volens.

Patet ergo ex dictis, quod in illa operatione intellectus qua format simplices rerum quidditates, non invenitur assensus, cum non sit ibi verum et falsum ; non enim dicimur alicui assentire nisi quando inhaeremus ei quasi vero. Similiter etiam dubitans non habet assensum, cum non inhaereat uni parti magis quam alteri. Similiter etiam nec opinans, cum non firmetur eius acceptio circa alteram partem. Sententia autem, ut dicit Isaac [Liber de definicionibus] et Avicenna [De anima, V, 1], est conceptio distincta vel certissima alterius partis contradictionis ; assentire autem a sententia dicitur. Intelligens habet quidem assensum, quia certissime alteri parti inhaeret ; non autem habet cogitationem, quia sine aliqua collatione determinatur ad unum. Sciens vero habet et cogitationem, et assensum ; sed cogitationem causantem assensum, et assensum terminantem cogitationem. Ex ipsa enim collatione principiorum ad conclusiones, assentit conclusionibus resolvendo eas in principia, et ibi figitur motus cogitantis et quietatur. In scientia enim motus rationis incipit ab intellectu principiorum, et ad eumdem terminatur per viam resolutionis ; et sic non habet assensum et cogitationem quasi ex aequo : sed cogitatio inducit ad assensum, et assensus cogitationem quietat. Sed in fide est assensus et cogitatio quasi ex aequo. Non enim assensus ex cogitatione causatur, sed ex voluntate, ut dictum est. Sed quia intellectus non hoc modo terminatur ad unum ut ad proprium terminum perducatur, qui est visio alicuius intelligibilis ; inde est quod eius motus nondum est quietatus, sed adhuc habet cogitationem et inquisitionem de his quae credit, quamvis eis firmissime assentiat. Quantum enim est ex seipso, non est ei satisfactum, nec est terminatus ad unum ; sed terminatur tantum ex extrinseco. Et inde est quod intellectus credentis dicitur esse captivatus, quia tenetur terminis alienis, et non propriis. II Corinth. X, 5 : in captivitatem redigentes omnem intellectum et cetera. Inde est etiam quod in credente potest insurgere motus de contrario eius quod firmissime tenet, quamvis non in intelligente vel sciente.

Sic igitur per assensum separatur credere ab operatione qua intellectus inspicit formas simplices quidditates, et a dubitatione, et opinione ; per cogitationem vero ab intellectu ; sed per hoc quod habet assensum et cogitationem quasi ex aequo et simul a scientia.

Et per hoc patet responsio ad primum.

 

Ad secundum dicendum, quod fides dicitur non inquisitus consensus, in quantum consensus fidei vel assensus non causatur ex inquisitione rationis ; tamen non excluditur per hoc quin in intellectu credentis remaneat aliqua cogitatio vel collatio de his quae credit.

 

Ad tertium dicendum, quod voluntas respicit aliquam praecedentem potentiam, scilicet intellectum, non autem intellectus. Et ideo assentire proprie pertinet ad intellectum, quia importat absolutam adhaerentiam ei cui assentitur ; sed consentire est proprie voluntatis, quia consentire est simul cum alio sentire ; et sic dicitur in ordine vel per comparationem ad aliquid praecedens.

 

 

Ad quartum dicendum, quod quia habitus per actus cognoscuntur, et actuum principia sunt ipsi habitus ; inde est quod interdum habitus nominibus actuum nominantur ; et sic nomina actuum quandoque sumuntur proprie id est pro actibus ipsis, quandoque vero pro habitibus. Credere igitur, secundum quod actum fidei importat, semper habet actualem considerationem ; non autem secundum quod credere accipitur pro habitu : sic autem credere dicitur dormiens, in quantum habitum fidei habet.

 

Ad quintum dicendum, quod fides habet aliquid perfectionis, et aliquid imperfectionis. Perfectionis quidem est ipsa firmitas, quae pertinet ad assensum ; sed imperfectionis est carentia visionis, ex qua remanet adhuc motus cogitationis in mente credentis. Ex lumine igitur simplici, quod est fides, causatur id quod perfectionis est, scilicet assentire ; sed in quantum illud lumen non perfecte participatur, non totaliter tollitur imperfectio intellectus : et sic motus cogitationis in ipso remanet inquietus.

 

Ad sextum dicendum, quod ratio illa probat vel concludit, quod cogitatio non est causa assensus fidei ; non autem quin assensum fidei concomitetur.

 

 

Ad septimum dicendum, quod certitudo duo potest importare : scilicet firmitatem adhaesionis ; et quantum ad hoc fides est certior etiam omni intellectu et scientia, quia prima veritas, quae causat fidei assensum, est fortior causa quam lumen rationis, quae causat assensum intellectus vel scientiae. Importat etiam evidentiam eius cui assentitur ; et sic fides non habet certitudinem, sed scientia et intellectus : et exinde est quod intellectus cogitationem non habet.

 

 

Ad octavum dicendum, quod ratio illa recte procederet, si lux illa spiritualis perfecte participaretur a nobis : quod erit in patria, ubi ea quae nunc credimus, perfecte videbimus. Nunc autem quod non manifeste appareant ea ad quae lux illa cognoscenda perficit, est ex defectiva participatione ipsius, non ex efficacia ipsius spiritualis luminis.

 

 

Ad nonum dicendum, quod potentia cogitativa est id quod est altissimum in parte sensitiva, unde attingit quodammodo ad partem intellectivam ut aliquid participet eius quod est in intellectiva parte infimum, scilicet rationis discursum, secundum regulam Dionysii quam dicit, VII cap. de Divin. Nomin. [§ 3], quod principia secundorum coniunguntur finibus primorum. Unde etiam ipsa vis cogitativa vocatur particularis ratio, ut patet a Commentatore in III de Anima [comm. 6 et 20] : nec est nisi in homine, loco cuius in aliis brutis est aestimatio naturalis. Et ideo quandoque ipsa etiam universalis ratio, quae est in parte intellectiva, propter similitudinem operationis, a cogitatione nominatur.

 

 

 

 

 

 

 

Article 2 - QU’EST-CE QUE LA FOI ?

(Secundo quaeritur quid sit fides.)

 

 

L’Apôtre dit en Hébr. 11, 1 que c’est « la substance des choses que l’on doit espérer, et la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas ». Il semble qu’il dise mal.

 

1° Aucune qualité n’est une substance. Or la foi est une qualité, puisqu’elle est une vertu, et qu’une vertu « est une qualité bonne, etc. » La foi n’est donc pas une substance.

 

2° L’être spirituel est surajouté à l’être naturel, et il en est la perfection ; aussi doit-il lui être semblable. Or, dans l’être naturel de l’homme, on appelle substance l’essence même de l’âme, qui est l’acte premier, et non la puissance, qui est le principe de l’acte second. Donc dans l’être spirituel non plus, l’on ne doit pas appeler substance la foi elle-même – ni quelque autre vertu, car la vertu est principe prochain d’opération, et donc perfectionne la puissance – mais plutôt la grâce, dont provient l’être spirituel lui-même comme d’un acte premier, et qui perfectionne l’essence même de l’âme.

 

 

3° [Le répondant] disait que la foi est appelée substance en tant qu’elle est la première entre les vertus. En sens contraire, il y a trois façons de considérer les vertus : du point de vue des habitus, de celui des objets et de celui des puissances. Or, quant aux habitus, la foi n’est pas antérieure aux autres. En effet, il semble qu’on ne donne cette définition de la foi que dans la mesure où cette dernière est « formée », car c’est dans ce cas seulement qu’elle est un fondement, comme dit saint Augustin. Or les habitus gratuits sont tous infusés en même temps. De même quant aux objets, la foi ne semble pas non plus être antérieure aux autres. Car la foi ne tend pas plus à la vérité première, qui semble être son objet propre, que la charité ne tend au souverain bien, ou l’espérance au suprême ardu, ou à la souveraine libéralité de Dieu. Ni non plus quant aux puissances, car toute vertu gratuite semble regarder la volonté. La foi n’est donc nullement antérieure aux autres ; et ainsi, on ne doit pas la dire fondement ou substance des autres.

 

 

 

4° Les choses que l’on doit espérer résident en nous plus par la charité que par la foi. Cette définition semble donc mieux convenir à la charité qu’à la foi.

 

5° Puisque l’espérance est engendrée par la foi, comme le montre clairement la Glose en Mt 1, 2, si l’on définit correctement l’espé­rance, il est nécessaire de placer la foi dans sa définition ; or l’espérance est placée dans la définition de la chose à espérer. Si donc la chose à espérer est placée dans la définition de la foi, il y aura un cercle dans les définitions ; ce qui est aberrant, car alors quelque chose sera antérieur à soi-même et plus connu que soi-même. Il se produira en effet que le même sera placé dans sa propre définition, si nous remplaçons les noms par leurs définitions ; il se produira aussi que des définitions seront sans fin.

6° Les objets d’habitus différents sont différents. Or les vertus théologales ont la même chose pour fin et pour objet. Il est donc nécessaire, dans les vertus théologales, que les fins de vertus différentes soient différentes. Or la chose à espérer est la fin propre de l’espérance. Elle ne doit donc être placée dans la définition de la foi ni comme fin ni comme objet.

 

7° La foi est perfectionnée plutôt par la charité que par l’espérance ; et c’est pourquoi l’on dit qu’elle est formée par la charité. Dans la définition de la foi, on doit donc placer l’objet de la charité, qui est le bien, ou ce qu’il faut aimer, plutôt que l’objet de l’espérance, qui est la chose que l’on doit espérer.

 

8° La foi regarde surtout les articles eux-mêmes. Or tous les articles ne concernent pas les choses que l’on doit espérer, mais seulement un ou deux : « la résurrection de la chair, la vie éternelle ». La chose que l’on doit espérer ne devait donc pas être placée dans la définition de la foi.

 

9° L’argument est un acte de la raison. Or la foi porte sur des choses qui sont au-dessus de la raison. La foi ne doit donc pas être appelée argumentum.

 

10° Deux mouvements sont dans l’âme : l’un à partir de l’âme, l’autre vers l’âme. Dans le mouvement vers l’âme, le principe est extérieur, mais dans le mouvement qui part d’elle, il est intérieur. Or le principe intérieur et le principe extérieur ne peuvent être identiques. Il ne peut donc y avoir un même principe pour le mouvement qui va vers l’âme et pour celui qui part de l’âme. Or la connaissance s’accomplit dans un mouvement vers l’âme ; mais l’amour, dans un mouvement qui part d’elle. Donc ni la

foi ni rien d’autre ne peut être principe d’amour et de connaissance ; il ne convient donc pas de placer dans la définition de la foi quelque chose qui appartient à l’amour, à savoir « la substance des choses que l’on doit espérer », et quelque chose qui appartient à la connaissance, à savoir « la preuve de celles qu’on ne voit pas ».

 

11° Un habitus unique ne peut appartenir à diverses puissances. Or les puissances affective et intellective sont différentes. Puis donc que la foi est un habitus unique, il ne peut concerner la connaissance et l’amour ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

12° Un habitus unique a un acte unique. Puis donc que deux actes sont placés dans la définition de la foi, à savoir, faire subsister en nous les choses que l’on doit espérer – à quoi correspond la mention « la substance des choses que l’on doit espérer » –, et convaincre l’esprit – à quoi correspond la mention « la preuve de celles qu’on ne voit pas » –, il semble qu’elle soit décrite de façon inadéquate.

 

13° L’intelligence est antérieure à la volonté. Or la mention « la substance des choses que l’on doit espérer » concerne la volonté, mais ce qui suit, « la preuve de celles qu’on ne voit pas », concerne l’intelligence. Les parties de la description susmentionnée sont donc mal ordonnées.

 

14° L’argument est ainsi nommé parce qu’il argue pour convaincre l’esprit à assentir à quelque chose. Or l’esprit est convaincu d’assentir à des choses parce qu’elles lui deviennent apparentes. Il semble donc qu’il y ait une opposition dans les termes du second membre : « la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas ».

 

 

15° La foi est une certaine connaissance. Or toute connaissance a lieu dans la mesure où une chose apparaît à celui qui connaît ; en effet, tant dans la connaissance sensitive que dans l’intellective, quelque chose apparaît. Il ne convient donc pas de dire que la foi porte sur des choses qu’on ne voit pas.

 

Réponse :

 

Selon certains, l’Apôtre veut montrer par cette définition non point ce qu’est la foi, mais ce qu’elle fait. Or il semble plutôt nécessaire de dire que cette notification de la foi en est une définition très complète : non qu’elle soit donnée suivant la forme canonique de la définition, mais parce que toutes les choses exigées pour la définition de la foi y sont assez bien évoquées ; en effet, il suffit parfois aux philosophes eux-mêmes de signaler les principes des syllogismes et des définitions car, lorsqu’on est en leur possession, il n’est pas difficile de revenir à la forme normale selon les règles de l’art. Or trois considérations vont en fournir la preuve.

 

La première est que tous les principes dont dépend l’être de la foi sont indiqués dans cette définition. En effet, la disposition du croyant, comme on l’a déjà dit, est telle que l’intelligence est déterminée à quelque chose par la volonté ; or la volonté n’agit qu’en tant qu’elle est mue par son objet, qui est le bien appétible et la fin ; par conséquent, deux principes sont requis pour la foi : un premier qui est le bien qui meut la volonté, et en second lieu ce à quoi l’intel­ligence donne son assentiment sous l’action de la volonté. Or le bien ultime de l’homme, qui meut en premier comme une fin ultime la volonté, se distingue en deux. L’un est proportionné à la nature humaine, car les puissances naturelles suffisent pour l’ob­tenir ; et ce bien est la félicité dont les

philosophes ont parlé : soit la contemplative, qui consiste dans l’acte de la sagesse, soit l’active, qui consiste d’abord dans l’acte de la prudence et conséquemment dans les actes des autres vertus morales. L’autre est le bien de l’homme qui dépasse la mesure de la nature humaine, car pour l’obtenir les puissances naturelles ne suffisent pas, ni même pour le connaître ou le désirer, mais il est promis à l’homme par la seule libéralité divine ; I Cor. 2, 9 : « l’œil n’a point vu, etc. », et ce bien est la vie éternelle. Et par lui, la volonté est inclinée à assentir aux choses qu’elle tient par la foi ; Jn 6, 40 : « Quiconque voit le Fils et croit en lui, a la vie éternelle. » Or rien ne peut être ordonné à quelque fin s’il ne préexiste en lui un certain rapport à la fin, d’où provienne en lui le désir de la fin ; et c’est le cas lorsqu’un commencement de la fin advient en lui, car une chose ne recherche le bien que dans la mesure où elle possède quelque ressemblance de ce bien. Et c’est pourquoi il y a dans la nature humaine elle-même un certain commencement du bien qui est proportionné à la nature : car en elle préexistent naturellement les principes des démonstrations évidents par soi, qui sont des semences de la contemplation de la sagesse, ainsi que les principes du droit naturel, qui sont les semences des vertus morales. Il est donc également nécessaire, pour que l’homme soit ordonné au bien de la vie éternelle, qu’un certain commencement de cette vie advienne en celui à qui elle est promise. Or la vie éternelle consiste dans la pleine connaissance de Dieu, comme le montre clairement Jn 17, 3 : « Or la vie éternelle, c’est… etc. » ; il est donc nécessaire que de cette connaissance surnaturelle quelque commencement advienne en nous ; et cela a lieu par la foi, qui tient par une lumière infuse les choses qui dépassent la connaissance naturelle. Or la règle générale, dans les touts qui ont des parties ordonnées, c’est que la première partie, en laquelle se trouve un commencement de l’ensemble, est appelée la substance du tout : par exemple les fondations de la maison, et la carène d’un vaisseau ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au onzième livre de la Métaphysique que, si l’étant était un tout unique, sa première partie serait la substance. Et ainsi, la foi, en tant qu’elle est en nous un certain commencement de la vie éternelle, que nous espérons par la promesse divine, est appelée « la substance des choses que l’on doit espérer » : en cela, donc, est touché le rapport de la foi au bien qui meut la volonté, laquelle détermine l’intel­ligence. Or la volonté mue par le bien susdit propose à l’intelligence naturelle une chose non apparente comme étant digne de recevoir assentiment ; et de la sorte, elle la détermine à ce non-apparent, c’est-à-dire pour qu’elle y donne son assentiment. Donc, de même que l’intelligible vu par l’intelligence détermine l’intelligence, et pour cette raison l’on dit qu’il convainc l’esprit, de même une chose non apparente à l’intelligence la détermine aussi, et convainc l’esprit du fait même que cette chose a été acceptée par la volonté comme objet d’assentiment. Voilà pourquoi, selon une autre leçon, la foi est appelée conviction, parce qu’elle convainc l’intelligence de la façon susdite ; et ainsi, dans la mention « la preuve de celles qu’on ne voit pas », est touchée la comparaison de la foi à ce à quoi l’intelligence donne son assentiment. Ainsi donc, nous avons la matière de la foi ou son objet dans la mention « de celles qu’on ne voit pas » ; l’acte dans la mention « la preuve » ; la relation à la fin dans la mention « la substance des choses que l’on doit espérer ». Or l’acte permet de déduire et le genre – habitus en l’occurrence, l’habitus étant connu au moyen de l’acte –, et le sujet, qui est l’esprit ; et il n’en faut pas plus pour définir une vertu. Il est facile, dès lors, de former artificiellement une définition conforme à ce qui précède : nous dirons que la foi est un habitus de l’esprit, par lequel la vie éternelle commence en nous, et qui fait assentir l’intel­ligence à des choses qu’on ne voit pas.

 

La deuxième preuve est que, par cette définition, la foi est distinguée de toutes les autres choses. En effet, par la mention « de celles qu’on ne voit pas », la foi est distinguée de la science et de l’intelligence [des principes]. Par la mention « la preuve », elle est distinguée de l’opinion et du doute, en lesquels l’esprit n’est pas convaincu, c’est-à-dire n’est pas déterminé à quelque chose d’unique ; et semblablement, de tous les habitus qui ne sont pas cognitifs. Par la mention « la substance des choses que l’on doit espérer », elle est distinguée de la foi prise communément, au sens où l’on dit que nous croyons ce dont nous avons une opinion forte, ou reposant sur le témoi­gnage de quelque homme ; et en outre, elle est distinguée de la prudence et des autres habitus cognitifs, qui ne sont pas ordonnés aux choses que l’on doit espérer ; ou bien, s’ils leur sont ordonnés, ce n’est pas par eux qu’advient en nous le propre commencement des choses que l’on doit espérer.

 

La troisième preuve vient de la considération suivante : tous ceux qui ont voulu définir la foi n’ont pu la définir autrement qu’en renfermant sous d’autres termes soit toute la définition, soit une partie de celle-ci. Car ce que dit saint Jean Damascène : « la foi est la substance des choses que l’on espère, la preuve de celles qu’on ne voit pas », il est clair que c’est expressément identique à ce que l’Apôtre dit. Mais ce que saint Jean Damascène ajoute en outre : « c’est aussi l’espoir, ni douteux ni discutable, de ce que Dieu nous a annoncé et de l’exaucement de nos prières », est une certaine explication de ce qu’il avait dit : « la substance des choses que l’on doit espérer ». En effet, les choses que l’on doit espérer sont principalement les récompenses qui nous sont promises par Dieu, et secondairement toutes les autres choses nécessaires à cela, que nous demandons à Dieu, et dont on a une espérance certaine par la foi ; or cet espoir ne peut ni faire défaut – et c’est pourquoi il est dit : « ni douteux » – ni être justement réprouvé comme vain, et c’est pourquoi il est dit « ni discutable ». Quant à ce que dit saint Augustin : « la foi est la vertu par laquelle on croit les choses qu’on ne voit pas », et encore saint Jean Damascène : « la foi est un assentiment sans enquête », et Hugues de Saint-Victor : « la foi est une certitude de l’âme sur des choses absentes, supérieure à l’opinion et inférieure à la science », tout cela est identique à ce que dit l’Apôtre : « la preuve de celles qu’on ne voit pas ». Cependant la foi est dite « inférieure à la science », parce qu’elle n’a pas la vision comme la science, quoiqu’elle ait une aussi ferme adhésion. Et elle est dite « supérieure à l’opinion » à cause de la fermeté de l’assentiment. Et de la sorte, elle est dite « inférieure à la science » en tant qu’elle traite des choses « qu’on ne voit pas », et « supérieure à l’opinion » en tant qu’elle est « la preuve ». Les autres choses ressortent clairement de ce qu’on a dit plus haut. Enfin, ce que dit Denys au septième chapitre des Noms divins : « la foi est la base inébranlable des fidèles, qu’elle établit dans la vérité et en qui elle établit la vérité », cela est identique à ce que dit l’Apôtre : « la substance des choses que l’on doit espérer ». En effet, la connaissance de la vérité est la chose que l’on doit espérer, puisque la béatitude n’est rien d’autre que « la joie de la vérité », comme dit saint Augustin au livre des Confessions.

 

Réponse aux objections :

 

1° La foi est appelée « substance », non qu’elle soit dans le genre de la substance, mais par une certaine ressemblance à la substance, c’est-à-dire en tant qu’elle est un premier commencement et comme un certain fondement de toute la vie spirituelle, comme la substance est le fondement de tous les étants.

 

2° L’Apôtre veut comparer la foi non pas aux choses qui sont au-dedans, mais à celles qui sont au-dehors. Or, bien que l’essence de l’âme, dans l’être naturel, soit premier et substance relativement aux puissances, aux habitus et à tout ce qui en découle et qui est au-dedans, cependant la relation aux réalités extérieures ne se rencontre pas dans l’essence, mais en premier dans la puissance ; ni de même dans la grâce, mais dans la vertu, et en premier dans la foi. On ne pouvait donc pas dire que la substance des choses que l’on doit espérer était la grâce, mais qu’elle était la foi.

 

3° La foi précède les autres vertus et du côté de l’objet, et du côté de la puissance, et du côté de l’habitus. Du côté de l’objet, non point parce qu’elle-même tendrait plus vers son objet que les autres vertus vers le leur, mais parce que son objet meut naturellement avant celui de la charité et des autres vertus. Et cela est évident, car le bien ne meut que s’il est connu auparavant, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; au lieu que le vrai, pour mouvoir l’intelligence, n’a besoin d’aucun mouvement de l’appétit. D’où vient aussi que l’acte de foi est naturellement antérieur à l’acte de charité ; et pareillement pour les habitus, quoiqu’ils soient temporellement simultanés, lorsque la foi est formée ; et pour la même raison la puissance cognitive est naturellement antérieure à l’affective. Or la foi est dans la cognitive : cela ressort de ce que l’objet propre de la foi est le vrai, et non le bien ; mais elle a d’une certaine façon un achèvement dans la volonté, comme on le dira plus loin.

4° De ce qu’on a dit, il ressort désormais que le premier commencement des choses que l’on doit espérer ne se fait pas en nous par la charité, mais par la foi ; et la charité n’est pas non plus une preuve ; cette description ne lui convient donc nullement.

 

 

5° Parce que le bien qui incline à la foi surpasse la raison, il est même impossible à nommer ; voilà pourquoi l’Apôtre, usant de quelque périphrase, l’a rendu par « la chose que l’on doit espérer » ; ce qui se produit fréquemment dans les définitions.

 

 

6° Toute puissance a quelque fin, qui est son bien ; cependant toute puissance ne regarde pas la notion de fin, ou celle du bien en tant que tel, mais c’est le cas de la seule volonté. Et si la volonté meut toutes les autres puissances, c’est parce que tout mouvement commence par l’intention de la fin. Donc, bien que le vrai soit la fin de la foi, cependant le vrai n’implique pas la notion de fin ; ce n’est donc pas lui qui devait être mis comme fin de la foi, mais quelque chose qui appartienne à la volonté.

 

7° La chose qu’il faut aimer peut être présente ou absente, mais la chose que l’on doit espérer ne peut être qu’absente. Rom. 8, 24 : « car ce qu’on voit, pourquoi l’espérer ? » Puis donc que la foi porte sur des choses absentes, sa fin est plus proprement exprimée par « la chose qu’il faut espérer » que par « la chose à aimer ».

8° L’article est comme la matière de la foi ; or la chose à espérer n’est pas mise comme matière, mais comme fin ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

9° « Argument » se dit en plusieurs sens. Parfois, en effet, il signifie l’acte même de

la raison discourant des principes aux conclusions ; et parce que toute la force de l’argument consiste dans le moyen terme, ce dernier est parfois appelé, lui aussi, argument. Et de là vient aussi qu’on appelle parfois « arguments » les préambules des livres, en lesquels on offre quelque brève anticipation de toute l’œuvre qui suit. Et parce que l’argument permet de manifester quelque chose, et que le principe de la manifestation est la lumière, la lumière par laquelle une chose est connue peut être elle-même appelée « argument ». Et de ces quatre façons la foi peut être appelée argument. De la première façon, dans la mesure où la raison donne son assentiment à quelque chose parce que Dieu l’a dit ; et ainsi, l’assentiment est causé dans le croyant par l’autorité de celui qui parle ; car en dialectique aussi, quelque argument se prend de l’autorité. De la deuxième façon, la foi est appelée « la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas », en tant que la foi des fidèles est un médium pour prouver que les choses qu’on ne voit pas existent ; ou bien en tant que la foi des pères nous est un médium qui nous porte à croire ; ou encore en tant que la foi à un article est un médium pour la foi à un autre article, comme la Résurrection du Christ pour la résurrection générale, comme cela est évident en I Cor. 16, 12. De la troisième façon, dans la mesure où la foi est elle-même une certaine anticipation brève de la connaissance que nous aurons dans le futur. De la quatrième façon, quant à la lumière même de la foi, grâce à laquelle sont connues les choses susceptibles d’être crues. Et si l’on dit que la foi est au-dessus de la raison, ce n’est pas qu’il n’y ait dans la foi nul acte de raison, mais c’est parce que la raison ne peut conduire à la vision des choses qui sont de foi.

 

10° L’acte de foi réside essentiellement dans la connaissance, et là est sa perfection quant à la forme ou l’espèce : on le voit bien par l’objet, comme on l’a dit. Mais quant à la fin, l’acte de foi est perfectionné dans l’amour, car c’est la charité qui donne à la foi d’être méritoire de la fin. Le commencement de la foi est aussi dans l’amour, en tant que la volonté détermine l’intelligence à assentir aux choses qui sont de foi. Mais cette volonté n’est un acte ni de charité ni d’espérance, c’est un certain appétit du bien promis. Et ainsi, il est clair que la foi n’est pas dans les deux puissances comme en un sujet.

 

 

11° On voit dès lors clairement la réponse à la onzième objection.

 

12° Dans la mention « la substance des choses que l’on doit espérer », ce n’est pas l’acte de foi qui est en cause, mais seulement la relation à la fin. L’acte de foi est signifié par comparaison à l’objet dans la mention « la preuve de celles qu’on ne voit pas ».

 

13° Ce à quoi l’intelligence donne son assentiment ne meut pas l’intelligence par une vertu propre, mais par l’inclination de la volonté. C’est pourquoi le bien qui meut la volonté se comporte dans l’assentiment de foi comme un moteur premier, mais ce à quoi l’intelligence donne son assentiment, comme un moteur mû. Voilà pourquoi, dans la définition de la foi, son rapport au bien de la volonté est placé avant son objet propre.

14° La foi, en arguant, convainc l’esprit non par l’évidence de la chose, mais par l’inclination de la volonté, comme on l’a dit, l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

15° La connaissance peut impliquer deux choses : la vision et l’assentiment. Quant à la vision, la connaissance s’oppose à la foi ; c’est pourquoi saint Grégoire dit que « les choses qui sont visibles ne relèvent pas de la foi, mais de la connaissance » ; et selon saint Augustin au livre sur la Vision de Dieu, sont dites « vues » les choses qui sont « à portée du sens » ou de l’intelligence. Et l’on dit que des choses sont à portée de l’intelligence lorsqu’elles ne dépassent pas sa capacité. Mais quant à la certitude de l’assentiment, la foi est une connaissance, et pour cette raison, elle peut aussi être appelée science et vision, suivant ce passage de I Cor. 13, 12 : « Nous voyons main­tenant comme par un miroir, en énigme. » Et c’est ce que dit saint Augustin au livre sur la Vision de Dieu : « Si donc nous pouvons dire en toute convenance que nous savons ce que nous croyons d’une manière certaine, nous pouvons dire aussi que nous voyons avec les yeux de l’esprit ce que la raison permet de croire, quoique cela ne soit pas présent à nos sens. »

 

Et dicit apostolus, Hebr. XI, 1, quod substantia rerum sperandarum, argumentum non apparentium. Et videtur quod male dicat.

 

Quia nulla qualitas est substantia. Fides est qualitas, cum sit virtus, quae est bona qualitas et cetera. Ergo fides non est substantia.

 

 

Praeterea, esse spirituale superadditur ad esse naturale, et est perfectio eius ; unde et debet ei esse simile. Sed in esse naturali hominis dicitur esse substantia ipsa essentia animae, quae est actus primus ; non autem potentia, quae est principium actus secundi. Ergo et in esse spirituali non debet dici substantia ipsa fides, vel alia aliqua virtus, quae est proximum operationis principium, unde et potentiam perficit ; sed magis gratia, a qua est ipsum esse spirituale sicut ab actu primo, et quae ipsam essentiam animae perficit.

 

Sed dicebat, quod fides dicitur substantia in quantum est prima inter alias virtutes. – Sed contra, virtutes considerantur tripliciter : scilicet quantum ad habitus et quantum ad obiecta et quantum ad potentias. Sed quantum ad habitus fides non est aliis prior. Non enim haec definitio videtur dari de fide nisi secundum quod est formata ; sic enim solummodo fundamentum est, ut Augustinus [cf. De fide et oper., cap. 16, et Enchir., cap. 117] dicit : habitus autem gratuiti omnes simul infunduntur. Similiter etiam nec quantum ad obiecta fides prior aliis videtur esse. Non enim magis fides tendit in primum verum, quod videtur esse proprium eius obiectum, quam caritas in summum bonum, vel spes in summum arduum, vel in summam Dei liberalitatem. Similiter nec quantum ad potentias, quia omnis virtus gratuita videtur respicere affectum. Ergo fides nullo modo est aliis prior ; et sic non debet dici aliarum fundamentum vel substantia.

 

Praeterea, res sperandae magis subsistunt in nobis per caritatem quam per fidem. Ergo haec definitio magis videtur convenire caritati quam fidei.

 

Praeterea, cum spes generetur ex fide, ut patet in Glossa [interlin.], Matth. I, 2, si quis recte spem diffiniat oportet quod fides in eius definitione ponatur ; spes autem ponitur in definitione rei sperandae. Si ergo res speranda ponitur in definitione fidei, erit circulus in definitionibus ; quod est inconveniens, quia sic erit aliquid prius et notius seipso. Continget enim idem in definitione sui ipsius poni, definitionibus loco nominum acceptis ; continget etiam definitiones infinitas esse.

 

Praeterea, diversorum habituum diversa sunt obiecta. Sed virtutes theologicae habent idem pro fine et obiecto. Ergo in virtutibus theologicis oportet quod diversarum virtutum sint diversi fines. Sed res speranda est proprius finis spei. Ergo non debet in definitione fidei poni neque ut finis neque ut obiectum.

 

Praeterea, fides magis perficitur per caritatem quam per spem ; unde et per caritatem formari dicitur. Ergo in definitione fidei magis debet poni obiectum caritatis, quod est bonum vel diligendum, quam obiectum spei, quod est res speranda.

 

 

Praeterea, fides praecipue respicit ipsos articulos. Sed articuli non omnes pertinent ad res sperandas, sed solum unus vel duo, scilicet carnis resurrectionem, vitam aeternam. Non ergo res speranda in definitione fidei poni debuit.

 

Praeterea, argumentum est actus rationis. Sed fides est eorum quae sunt supra rationem. Ergo fides non debet dici argumentum.

 

Praeterea, in anima est duplex motus : scilicet ab anima, et ad animam. In motu autem ad animam est principium extrinsecum ; in motu autem ab anima est intrinsecum. Sed non potest esse idem intrinsecum et extrinsecum principium. Ergo non potest esse idem principium motus qui est ad animam et qui est ab anima.

Sed cognitio perficitur in motu ad animam ; affectio autem in motu

ab anima. Ergo nec fides nec ali-

quid aliud potest esse principium

affectionis et cognitionis ; ergo in definitione fidei inconvenienter ponitur aliquid pertinens ad affectionem, scilicet substantia rerum sperandarum, et aliquid pertinens ad cognitionem, scilicet argumentum non apparentium.

 

 

Praeterea, unus habitus non potest esse diversarum potentiarum. Sed affectiva et intellectiva sunt diversae potentiae. Cum ergo fides sit unus habitus, non potest ad cognitionem et affectionem pertinere ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, unius habitus unus est actus. Cum ergo in definitione fidei ponantur duo actus : scilicet facere res sperandas substare in nobis, secundum quem actum dicitur substantia rerum sperandarum, et arguere mentem, secundum quem dicitur argumentum non apparentum, videtur quod inconvenienter describatur.

 

 

Praeterea, intellectus est prior affectu. Sed hoc quod dicitur substantia rerum sperandarum pertinet ad affectum ; quod vero subiungitur argumentum non apparentium, pertinet ad intellectum. Ergo male ordinantur partes descriptionis praedictae.

 

Praeterea, argumentum dicitur quia arguit mentem ad assentiendum alicui. Sed mens arguitur ad assentiendum aliquibus ex hoc quod illa fiunt ei apparentia. Ergo videtur esse oppositio in adiecto, quod dicitur argumentum non apparentium.

 

 

 

Praeterea, fides cognitio quaedam est. Sed omnis cognitio est secundum quod aliquid apparet cognoscenti ; tam enim in sensitiva quam in intellectiva cognitione aliquid apparet. Ergo inconvenienter dicitur quod fides sit non apparentium.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod secundum quosdam, apostolus per hanc definitionem non intendit ostendere quid sit fides, sed quid faciat fides. Videtur autem potius esse dicendum quod haec fidei notificatio sit completissima eius definitio : non ita quod sit secundum debitam formam definitionis tradita, sed quia in ea sufficienter tanguntur omnia quae exiguntur ad fidei definitionem. Quandoque enim ipsis etiam philosophis sufficit tangere principia syllogismorum et definitionum, quibus habitis, non est difficile in formam debitam reducere secundum artis doctrinam. Huius autem signum est ex tribus.

Primo ex hoc quod omnia principia ex quibus esse fidei dependet, in hac definitione tanguntur. Cum enim dispositio credentis, ut supra dictum est, talis sit, quod intellectus determinetur ad aliquid per voluntatem ; voluntas autem nihil facit nisi secundum quod est mota per suum obiectum, quod est bonum appetibile, et finis ; requiritur ad fidem duplex principium : unum primum quod est bonum movens voluntatem ; et secundo id cui intellectus assentit voluntate faciente. Est autem duplex hominis bonum ultimum, quod primo voluntatem movet quasi ultimus finis. Quorum unum est proportionatum naturae humanae, quia ad ipsum obtinendum vires naturales sufficiunt ; et hoc est felicitas de qua philosophi locuti sunt : vel contemplativa, quae consistit in actu sapientiae ; vel activa, quae consistit primo in actu prudentiae, et consequenter in actibus aliarum virtutum moralium. Aliud est bonum hominis naturae humanae proportionem excedens, quia ad ipsum obtinendum vires naturales non sufficiunt, nec etiam ad cognoscendum vel desiderandum ; sed ex sola divina liberalitate homini repromittitur ; I Corinth. II, 9 : oculus non vidit etc., et hoc est vita aeterna. Et ex hoc bono voluntas inclinatur ad assentiendum his quae per fidem tenet ; Ioan. VI, 40, omnis qui videt filium et credit in eum, habet vitam aeternam. Nihil autem potest ordinari in aliquem finem nisi praeexistat in ipso quaedam proportio ad finem, ex qua proveniat in ipso desiderium finis ; et hoc est secundum quod aliqua finis inchoatio fit in ipso, quia nihil appetit bonum nisi in quantum habet aliquam illius boni similitudinem. Et inde est quod in ipsa natura humana est quaedam inchoatio ipsius boni quod est naturae proportionatum : praeexistunt enim naturaliter in ipso principia demonstrationum per se nota, quae sunt semina quaedam contemplationis sapientiae ; et principia iuris naturalis quae sunt semina virtutum moralium. Unde oportet etiam quod ad hoc quod homo ordinetur in bonum vitae aeternae, quod quaedam inchoatio ipsius fiat in eo cui repromittitur. Vita autem aeterna consistit in plena Dei cognitione, ut patet Ioan. XVII, 3 : haec est vita etc. ; unde oportet huius cognitionis supernaturalis aliquam inchoationem in nobis fieri ; et hoc est per fidem, quae ea tenet ex infuso lumine, quae naturalem cognitionem excedunt. Consuevit autem in totis quae habent partes ordinatas, prima pars, in qua est totius inchoatio, dici totius substantia, ut fundamentum domus, et carina navis ; unde et philosophus dicit in XI Metaph. [Metaph. XII, 1 (1069 a 19)], quod si ens esset unum totum, quod prima pars eius esset substantia. Et sic fides, in quantum est in nobis inchoatio quaedam vitae aeternae, quam ex divina repromissione speramus, dicitur substantia rerum sperandarum : et sic in hoc tangitur comparatio fidei ad bonum quod movet voluntatem determinantem intellectum. Voluntas autem mota a bono praedicto proponit aliquid intellectui naturali non apparens, ut dignum cui assentiatur ; et sic determinat ipsum ad illud non apparens, ut scilicet ei assentiat. Sicut igitur intelligibile quod est visum ab intellectu, determinat intellectum, et ex hoc dicitur mentem arguere ; ita etiam et aliquid non apparens intellectui determinat ipsum, et arguit mentem ex hoc ipso quod est a voluntate acceptatum, ut cui assentiatur. Unde secundum aliam litteram dicitur convictio, quia convincit intellectum modo praedicto ; et ita in hoc quod dicitur argumentum non apparentium, tangitur comparatio fidei ad id cui assentit intellectus. Sic ergo habemus fidei materiam sive obiectum in hoc quod dicit non apparentium ; actum in hoc quod dicit argumentum ; ordinem ad finem in hoc quod dicit substantia rerum sperandarum. Ex actu autem datur intelligi

et genus, scilicet habitus, qui per actum cognoscitur, et subiectum, scilicet mens ; nec plura requiruntur ad alicuius virtutis definitionem. Unde facile est definitionem secundum dicta, artificialiter formare : ut dicamus quod fides est habitus mentis, qua inchoatur vita aeterna in nobis, faciens intellectum non apparentibus assentire.

 

Secundum signum est quod per hanc definitionem distinguitur fides ab omnibus aliis. Per hoc enim quod dicitur non apparentium, distinguitur fides a scientia et intellectu. Per hoc autem quod dicitur argumentum, distinguitur ab opinione et dubitatione, in quibus mens non arguitur, id est non determinatur ad aliquid unum ; et similiter ab omnibus habitibus qui non sunt cognitivi. Per hoc autem quod dicit substantia rerum sperandarum, distinguitur a fide communiter accepta, secundum quam dicimur credere id quod vehementer opinamur vel testimonio alicuius hominis ; et iterum a prudentia, et ab aliis habitibus cognitivis, qui non ordinantur ad res sperandas ; vel si ordinantur, non fit per eos propria inchoatio rerum sperandarum in nobis.

 

 

 

Tertium signum est ex hoc quod quicumque fidem definire voluerunt, non potuerunt aliter definire, nisi vel ponendo totam definitionem sub aliis verbis, vel aliquam partem eius. Quod enim dicit Damascenus [De fide IV, 10], fides est eorum quae sperantur, hypostasis, et redargutio eorum quae non videntur, expresse patet idem esse cum hoc quod apostolus dicit. Sed quod Damascenus ulterius addit : indistabilis et iniudicabilis spes eorum quae nobis a Deo annuntiata sunt, et petitionum nostrarum functionis ; est quaedam explicatio huius quod dixerat rerum sperandarum substantia. Res enim sperandae principaliter sunt praemia nobis divinitus promissa ; et secundario quaecumque alia a Deo petimus ad hoc necessaria, de quibus habetur per fidem certa spes ; quae nec potest deficere, et propter hoc dicitur indistabilis ; nec potest merito reprehendi tamquam vana, et propter hoc dicitur iniudicabilis. Quod vero Augustinus [In Ioh. ev. tract. XC, 9] dicit, fides est virtus qua creduntur quae non videntur ; et quod dicit iterum Damascenus [De fide IV, 11] : fides est non inquisitus consensus ; et quod dicit Hugo de s. Victore [De sacramentis I, p. X, cap. 2] : fides est certitudo quaedam animi de absentibus, supra opinionem, et infra scientiam ; idem est ei quod apostolus dicit argumentum non apparentium. Dicitur tamen esse infra scientiam, quia non habet visionem sicut scientia, quamvis habeat ita firmam adhaesionem. Supra opinionem autem dicitur, propter firmitatem assensus. Et sic infra scientiam dicitur, in quantum est non apparentium ; supra opinionem, in quantum est argumentum. De aliis autem patet per praedicta. Quod vero dicit Dionysius VII cap. de Divinis Nominibus [§ 4] fides est manens credentium fundamentum, collocans eos in veritate, et in ipsis veritatem ; idem est ei quod dicitur ab apostolo, substantia rerum sperandarum. Cognitio enim veritatis est res speranda, cum beatitudo nihil aliud sit quam gaudium de veritate, ut dicit Augustinus in libro Confessionum [X, 23].Ad primum igitur dicendum, quod fides dicitur substantia, non quia sit in genere substantiae, sed per quamdam similitudinem substantiae ; in quantum scilicet est prima inchoatio et quasi quoddam fundamentum totius spiritualis vitae, sicut substantia est fundamentum omnium entium.

 

Ad secundum dicendum, quod apostolus intendit comparare fidem non ad ea quae sunt intus, sed ad ea quae sunt extra. Quamvis autem essentia animae in esse naturali sit primum et substantia respectu potentiarum et habituum, et omnium consequentium quae insunt, non tamen in essentia invenitur habitudo ad res exteriores, sed in potentia primo ; et similiter nec in gratia, sed in virtute, et primo in fide. Unde non potuit dici quod gratia esset substantia rerum sperandarum, sed fides.

 

 

Ad tertium dicendum, quod fides praecedit alias virtutes et ex parte obiecti, et ex parte potentiae, et ex parte habitus. Ex parte quidem obiecti, non propter hoc quod ipsa magis tendat in suum obiectum quam aliae virtutes in suum ; sed quia suum obiectum naturaliter primo movet quam obiectum caritatis et aliarum virtutum. Quod patet, quia bonum nunquam movet nisi praeintellectum, ut dicitur in III de Anima [l. 15 (433 b 11)]. Sed verum ad hoc quod moveat intellectum, non indiget aliquo motu appetitus : et inde est etiam quod actus fidei naturaliter est prior quam actus caritatis ; et similiter etiam habitus, quamvis tempore sint simul, cum fides est formata ; et eadem ratione potentia cognoscitiva est naturaliter prior quam affectiva. Fides autem est in cognitiva : quod patet ex hoc quod proprium obiectum fidei est verum, non autem bonum ; sed quodammodo habet complementum in voluntate, ut infra dicetur.

 

Ad quartum dicendum, quod patet iam ex dictis quod prima inchoatio rerum sperandarum non fit in nobis per caritatem, sed per fidem ; nec etiam caritas est argumentum ; unde haec descriptio nullo modo ei competit.

 

Ad quintum dicendum, quod quia illud bonum quod inclinat ad fidem, excedit rationem, ideo etiam est innominatum ; et ideo apostolus per quamdam circumlocutionem loco eius posuit rem sperandam ; quod frequenter in definitionibus accidit.

 

Ad sextum dicendum, quod quaelibet potentia habet aliquem finem, qui est bonum ipsius ; non tamen quaelibet potentia respicit ad rationem finis vel boni ut bonum est, sed sola voluntas. Et inde est quod voluntas movet omnes alias vires, quia ex finis intentione inchoatur omnis motus. Licet ergo verum sit finis fidei, tamen verum non dicit rationem finis ; unde non debuit poni quasi finis fidei, sed aliquid pertinens ad affectum.

 

Ad septimum dicendum, quod res diligenda potest esse et praesens et absens ; sed res speranda non est nisi absens. Rom. VIII, 24 ; quod enim videt quis, quid sperat ? Unde cum fides sit de absentibus, eius finis magis proprie exprimitur per rem sperandam quam per rem diligendam.

Ad octavum dicendum, quod articulus est quasi materia fidei ; res autem speranda non ponitur ut materia, sed ut finis ; unde ratio non sequitur.

 

Ad nonum dicendum, quod argumentum multipliciter dicitur. Quandoque enim significat ipsum actum rationis discurrentis de principiis in conclusiones ; et quia tota vis argumenti consistit in medio termino, ideo quandoque etiam medius terminus dicitur argumentum. Et inde etiam est quod quandoque librorum proemia argumenta vocantur, in quibus est quaedam praelibatio brevis totius operis sequentis. Et quia per argumentum aliquid manifestatur, et principium manifestationis est lumen, ipsum lumen, quo aliquid cognoscitur, potest dici argumentum. Et his quatuor modis fides potest dici argumentum. Primo quidem modo, in quantum ratio assentit alicui ex hoc quod est a Deo dictum ; et sic ex auctoritate dicentis efficitur assensus in credente, quia etiam in dialecticis aliquod argumentum ab auctoritate sumitur. Secundo vero modo fides dicitur argumentum non apparentium, in quantum fides fidelium est medium ad probandum non apparentia esse ; vel inquantum fides patrum est nobis medium inducens nos ad credendum ; vel inquantum fides unius articuli est medium ad fidem alterius, sicut resurrectio Christi ad resurrectionem generalem, ut patet I Cor. XVI, 12. Tertio vero modo, in quantum ipsa fides est quaedam praelibatio brevis cognitionis quam in futuro habebimus. Quarto vero modo quantum ad ipsum lumen fidei, per quod credibilia cognoscuntur. Dicitur autem fides esse supra rationem, non quod nullus actus rationis sit in fide, sed quia ratio non potest perducere ad videndum ea quae sunt fidei.

 

 

 

Ad decimum dicendum, quod actus fidei essentialiter consistit in cognitione, et ibi est eius perfectio quantum ad formam vel speciem ; quod patet ex obiecto, ut dictum est ; sed quantum ad finem perficitur in affectione, quia ex caritate habet quod sit meritoria finis. Inchoatio etiam fidei est in affectione, in quantum voluntas determinat intellectum ad assentiendum his quae sunt fidei. Sed illa voluntas nec est actus caritatis nec spei, sed quidam appetitus boni repromissi. Et sic patet quod fides non est in duabus potentiis sicut in subiecto.

 

Unde patet responsio ad undecimum.

 

 

Ad duodecimum dicendum, quod in hoc quod dicit substantia rerum sperandarum, non tangitur actus fidei, sed solum relatio in finem. Actus autem eius tangitur per comparationem ad obiectum in hoc quod dicitur argumentum non apparentium.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod illud cui assentit intellectus, non movet intellectum ex propria virtute, sed ex inclinatione voluntatis. Unde bonum quod movet affectum, se habet in assensu fidei sicut primum movens ; id autem cui intellectus assentit, sicut movens motum. Et ideo primo ponitur in definitione fidei comparatio eius ad bonum affectus quam ad proprium obiectum.

Ad decimumquartum dicendum, quod fides non convincit sive arguit mentem ex rei evidentia, sed ex inclinatione voluntatis, ut dictum est, unde ratio non sequitur.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod cognitio duo potest importare : scilicet visionem et assensum. Et quantum ad visionem contra fidem distinguitur ; unde Gregorius [In Evang. II, hom. 26] dicit, quod visa non habent fidem, sed agnitionem ; dicuntur autem videri, secundum Augustinum in libro de videndo Deum [Epist. 147, cap. 2], quae praesto sunt sensui vel intellectui. Intellectui autem praesto esse dicuntur quae eius capacitatem non excedunt. Sed quantum ad certitudinem assensus, fides est cognitio ratione cuius potest dici etiam scientia et visio, secundum illud I Cor. XIII, 12 : videmus nunc per speculum in aenigmate. Et hoc est quod Augustinus dicit in libro de videndo Deum [Epist. 147, cap. 3] : si scire non incongruenter dicimur etiam illud quod certissimum credimus, hinc factum est ut etiam credita recte, etsi non adsint sensibus nostris, videre mente dicamur.

 

 

 

 

 

Article 3 - LA FOI EST-ELLE UNE VERTU ?

(Tertio quaeritur utrum fides sit virtus.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La vertu s’oppose à la connaissance ; et c’est pourquoi la science et la vertu sont conçues comme des genres différents, ainsi qu’on le voit clairement au quatrième livre des Topiques. Or la foi est contenue dans la connaissance. Elle n’est donc pas une vertu.

 

2° [Le répondant] disait que, de même que l’ignorance est un vice parce qu’il est causé par une certaine négligence à savoir, de même la foi est une vertu parce qu’elle consiste dans la volonté du croyant. En sens contraire : une chose ne peut être une faute du seul fait qu’elle est causée par une faute ; sinon la peine en tant que telle serait une faute ; donc l’ignorance ne peut pas non plus être appelée vice parce qu’elle naît du vice de négligence ; donc, pour la même raison, que la foi suive la volonté ne peut non plus la faire appeler vertu.

 

 

3° On définit la vertu par rapport au bien ; en effet, la vertu est « ce qui rend bon celui qui la possède, et bonne son œuvre », comme il est dit au deuxième livre de l’Éthique. Or l’objet de la foi est le vrai, et non le bien. La foi n’est donc pas une vertu.

 

 

 

4° [Le répondant] disait que le vrai qui est l’objet de la foi est la vérité première, qui est en outre le souverain bien ; et de la sorte, la foi est une vertu. En sens contraire : la distinction des habitus et des actes se prend de la distinction formelle, et non matérielle, des objets : sinon, la vue et l’ouïe appartiendraient à la même puissance, car il arrive que le même soit audible et visible. Or, quelque identiques que soient réellement ce qui est bien et ce qui est vrai, la notion de vrai et celle de bien sont cependant formellement différentes. L’habitus qui tend au vrai suivant la notion de vrai se distingue donc de celui qui tend au bien sous l’aspect du bien ; et ainsi, l’on distinguera la foi de la vertu.

 

 

5° Le médium et les extrêmes sont dans le même genre, comme le montre clairement le Philosophe au dixième livre de la Métaphysique. Or la foi est intermédiaire entre la science et l’opinion : Hugues de Saint-Victor dit en effet que « la foi est une certitude de l’esprit, supérieure à l’opinion et inférieure à la science ». Or ni l’opinion ni la science n’est une vertu. Donc la foi non plus.

 

 

6° La présence de l’objet n’ôte pas un habitus de vertu. Or l’objet de la foi est la vérité première, et quand cette vérité sera si bien à portée de notre esprit que nous la verrons, alors ce ne sera plus la foi, mais la vision. La foi n’est donc pas une vertu.

 

7° « La vertu est l’ultime degré de la puissance », comme il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde. Or la foi n’est pas l’ultime degré de la puissance humaine, car celle-ci a pouvoir sur quelque chose de plus : la claire vision. La foi n’est donc pas une vertu.

 

8° Par les vertus, selon saint Augustin au livre sur le Bien du mariage, les puissances sont désentravées en vue de leurs actes. Or la foi, loin de désentraver l’intelligence, l’entrave plutôt : car par elle l’intelligence est assujettie, comme on le voit bien en II Cor. 10, 5. La foi n’est donc pas une vertu.

 

9° Le Philosophe divise la vertu en intellectuelle et morale. Et c’est là une division par opposés immédiats, car l’intellectuelle est celle qui est dans le raisonnable par essence, mais la morale, celle qui est dans le raisonnable par participation ; et le raisonnable ne peut être considéré autrement, ni la vertu humaine exister hors du raisonnable pris en quelque façon. Or la foi n’est pas une vertu morale, car alors les actions et les passions seraient sa matière. Ni non plus intellectuelle, puisqu’elle n’est aucune des cinq que le Philosophe énumère au sixième livre de l’Éthique : car elle n’est ni la sagesse, ni l’intelligence, ni la science, ni l’art, ni la prudence. La foi n’est donc nullement une vertu.

 

 

10° Ce qui convient à une chose par l’exté­rieur, ne réside pas en elle essentiellement, mais accidentellement. Or être une vertu ne convient à la foi que par autre chose, comme on le disait, c’est-à-dire par la volonté. Il est donc accidentel à la foi d’être une vertu ; et ainsi, on ne peut la concevoir comme une espèce de vertu.

 

11° Dans la prophétie, il y a une connaissance plus parfaite que dans la foi. Or la prophétie n’est pas conçue comme une vertu. La foi ne doit donc pas non plus être appelée vertu.

 

En sens contraire :

 

1) La vertu est la disposition du parfait au meilleur. Or cela convient à la foi, car elle dispose l’homme à la béatitude, qui est le meilleur. La foi est donc une vertu.

 

 

2) Tout habitus par lequel on est affermi dans l’action et fortifié dans la passion, est une vertu. Or la foi est telle : « la foi est agissante par la charité » (Gal. 5, 6). Elle fortifie aussi les fidèles pour résister au diable, comme il est dit en I Pet. 5, 9. Elle est donc une vertu.

 

3) Hugues de Saint-Victor dit qu’il y a trois vertus sacramentelles par lesquelles nous sommes initiés, ce sont la foi, l’espérance et la charité ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Réponse :

 

Tous admettent que la foi est une vertu. Pour le voir clairement, il faut noter que la vertu, d’après la raison de son nom, signifie l’achèvement de la puissance active. Or il y a deux puissances actives : l’une dont l’action a pour terme une chose faite au-dehors, comme l’action de la puissance d’édifier a pour terme l’édifice ; l’autre dont l’action ne se termine pas au-dehors, mais réside dans l’agent lui-même, comme la vision en celui qui voit, ainsi qu’on le trouve chez le Philosophe au neuvième livre de la Métaphysique. Or, dans ces deux puissances, l’achèvement se comprend différemment. Car les actes des premières puissances, comme dit le Philosophe au même endroit, ne sont pas dans celui qui fait, mais dans ce qui est fait ; et c’est pourquoi l’achèvement de la puissance y est considéré dans ce qui est fait. Ainsi dit-on que la vertu de celui qui porte des poids réside en ce qu’il porte le plus grand poids, comme on le voit clairement au premier livre sur le Ciel et le Monde ; et semblablement, la vertu du bâtisseur réside en ce qu’il construit la meilleure maison. Mais parce que l’acte de l’autre puissance réside dans l’agent, non dans une chose faite, l’achève­ment de cette puissance se comprend selon la manière d’agir ; c’est-à-dire en sorte qu’il opère bien et convenablement, ce qui permet à son acte d’être appelé bon. Et de là vient que, dans ce genre de puissances, on appelle vertu ce qui rend l’œuvre bonne.

 

 

 

Mais le bien ultime que considèrent le philosophe et le théologien n’est pas le même. En effet, le philosophe considère comme le bien ultime ce qui est proportionné aux forces humaines, et qui consiste dans l’acte de l’homme lui-même ; aussi dit-il que la félicité est une certaine opération. Voilà pourquoi, selon le Philosophe, l’acte bon, dont le principe est appelé vertu, est appelé [bon] dans l’absolu, en tant qu’il s’adjoint à la puissance comme la perfectionnant. Par conséquent, tout habitus que le Philosophe trouve élicitant un tel acte, il dit que c’est une vertu, qu’elle soit dans la partie intellective – comme la science, l’intel­ligence et ce genre de vertus intellectuelles, dont l’acte est le bien de la puissance elle-même, qui est de considérer le vrai – ou dans la partie affective, comme la tempérance, la force et les autres vertus morales.

 

Mais le théologien considère comme bien ultime ce qui dépasse le pouvoir de la nature, à savoir la vie éternelle, comme on l’a déjà dit. C’est pourquoi, dans les actes humains, il considère le bien non pas de façon absolue – car il n’y place pas la fin –, mais en relation au bien qu’il conçoit comme fin : il affirme que cet acte seul est complètement bon, qui est ordonné du bien prochain au bien final, c’est-à-dire qui est méritoire de la vie éternelle ; et tout acte tel, il l’appelle un acte de vertu ; et tout habitus élicitant proprement un tel acte est appelé par lui « vertu ». Or un acte ne peut être dit méritoire que lorsqu’il est établi au pouvoir de celui qui opère : car celui qui mérite, il est nécessaire qu’il produise quelque chose ; et il ne peut produire que ce qui est sien en quelque façon, c’est-à-dire ce qui vient de lui. Or un acte réside en notre pouvoir dans la mesure où il appartient à la volonté : qu’il lui appartienne comme élicité par elle, ainsi aimer et vouloir, ou bien comme commandé par elle, ainsi marcher et parler. Donc relativement à n’importe quel acte comme ceux-là peut être conçue une vertu élicitant des actes parfaits dans un tel genre d’actes. Or l’acte de croire, comme on l’a déjà dit, ne comporte un assentiment que par le commandement de la volonté ; cet acte dépend donc essentiellement de la volonté. D’où vient que l’acte de croire peut lui-même être méritoire ; et que la foi, l’habitus qui l’élicite, est une vertu selon le théologien.

 

Réponse aux objections :

 

1° La connaissance et la science ne s’opposent pas à la vertu considérée dans l’absolu, mais à la vertu morale, qui est appelée vertu plus communément.

 

 

2° Bien qu’il ne suffise pas, pour la notion de vice ou de vertu, qu’une chose soit causée par un vice ou une vertu, cependant il suffit, pour qu’un acte soit un acte de vice ou de vertu, qu’il puisse être commandé par un vice ou une vertu.

 

 

3° Le bien auquel la vertu ordonne ne doit pas être envisagé comme l’objet d’un acte, mais ce bien est l’acte parfait lui-même, que la vertu élicite. Or, quoique le vrai diffère du bien quant à la notion, cependant le fait même de considérer le vrai est un certain bien de l’intelligence ; et le fait même d’assentir à la vérité première pour elle-même est un certain bien méritoire. C’est pourquoi la foi, qui est ordonnée à cet acte, est appelée vertu.

 

 

 

4° On voit dès lors clairement la solution du quatrième argument.

 

5° Au sens où nous parlons maintenant de la vertu, ni la science ni l’opinion ne peuvent être appelées vertu, mais seulement la foi. Et celle-ci, quant à ce qui relève de la volonté et par où, comme on l’a vu, elle rentre dans le genre de la vertu, n’est pas intermédiaire entre la science et l’opinion, car dans la science et l’opinion aucune inclination ne vient de la volonté, mais seulement de la raison. Mais si nous parlions de ces choses quant à ce qui relève de la seule connaissance, alors ni l’opinion ni la foi ne serait vertu – puisqu’elles n’ont pas une connaissance complète –, mais seulement la science.

 

6° La vérité première n’est objet propre de la foi que sous l’aspect suivant : en tant qu’on ne la voit pas ; et cela ressort clairement de la définition de l’Apôtre, où l’objet propre de la foi est décrit comme non apparent. Par conséquent, lorsque la vérité première sera à portée [de l’intelligence], elle perdra sa raison formelle d’objet [de la foi].

 

7° Si l’on dit que la foi est l’ultime degré de la puissance, c’est en tant qu’elle achève la puissance pour qu’elle élicite l’acte bon et méritoire. Or il n’est pas requis, pour la notion de vertu, que soit élicité par elle le meilleur acte que puisse éliciter cette puissance, puisqu’il arrive qu’il y ait dans la même puissance plusieurs vertus, dont l’une élicite un plus noble acte que l’autre : ainsi la magnificence est-elle plus noble que la libéralité.

 

8° Chaque fois que deux choses sont ordonnées entre elles, la perfection de l’infé­rieure est d’être soumise à la supérieure, comme la perfection du concupiscible est d’être soumis à la raison. Donc, il est dit que l’habitus de la vertu désentrave le concupiscible en vue de l’acte, non pour le faire librement se répandre vers les objets de convoitise, mais parce qu’il le rend parfaitement soumis à la raison. Semblablement, le bien de l’intelligence elle-même est d’être soumise à la volonté qui adhère à Dieu ; c’est pourquoi la foi est dite désentraver l’intelligence, en tant qu’elle l’assu­jettit à une telle volonté.

 

9° La foi n’est une vertu ni intellectuelle ni morale, mais théologale. Or les vertus théo­logales, bien qu’elles rejoignent les intellectuelles ou les morales quant au sujet, en diffèrent cependant par l’objet. Car l’objet des vertus théologales est la fin ultime elle-même, mais l’objet des autres, les moyens. Et si certaines vertus regardant la fin elle-même sont reconnues par les théologiens et non par les philosophes, c’est parce que la fin de la vie humaine que considèrent les philosophes ne dépasse pas le pouvoir de la nature : par conséquent, l’homme y tend par une inclination naturelle ; et ainsi, il n’est pas nécessaire qu’il soit élevé par des habitus pour tendre vers cette fin, comme il lui faut être élevé pour tendre vers la fin qui dépasse le pouvoir de la nature, et que les théologiens considèrent.

10° La foi n’est dans l’intelligence que pour autant qu’elle est commandée par la volonté, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Donc, bien que ce qui est du côté de la volonté puisse être dit accidentel à l’intel­ligence, cela est cependant essentiel à la foi, comme ce qui appartient à la raison est accidentel au concupiscible, mais essentiel à la tempérance.

 

11° La prophétie ne dépend pas de la volonté de celui qui prophétise, comme il est dit en II Pet. 1, 21 ; en revanche, la foi provient en quelque sorte de la volonté du croyant ; voilà pourquoi la prophétie ne peut, comme la foi, être appelée « vertu ».

 

Et videtur quod non.

 

Virtus enim contra cognitionem dividitur ; unde scientia et virtus ponuntur diversa genera, ut patet in IV Top. [cap. 2 (121 b 24)]. Sed fides continetur sub cognitione. Ergo non est virtus.

 

 

Sed dicebat, quod sicut ignorantia est vitium ex hoc quod causatur ex quadam negligentia sciendi, ita etiam fides est virtus ex hoc quod in voluntate credentis consistit. – Sed contra, ex hoc solo quod ex culpa causatur, non potest aliquid rationem culpae habere ; alias poena in quantum huiusmodi rationem culpae haberet. Ergo nec ignorantia potest dici vitium ex hoc quod ex vitio negligentiae oritur ; ergo eadem ratione nec fides per hoc quod consequitur voluntatem, potest dici virtus.

 

Praeterea, virtus dicitur per comparationem ad bonum ; virtus enim est quae bonum facit habentem, et opus eius bonum reddit, ut dicitur in II Ethicorum [cap. 5 (1106 a 15 et 22)]. Sed fidei obiectum est verum, non autem bonum. Ergo fides non est virtus.

 

Sed dicebat, quod verum quod est obiectum fidei, est primum verum, quod item etiam est summum bonum ; et sic fides habet rationem vir­tutis. – Sed contra, distinctio habituum et actuum attenditur penes dis­tinctionem obiectorum formalem, non autem materialem : alias visus et auditus essent eaedem potentiae, quia contingit esse idem audibile et visibile. Sed quantumcumque sit idem re id quod est bonum et id quod est verum, alia tamen est ratio veri et alia ratio boni formaliter. Ergo habitus qui tendit in verum secundum rationem veri, distinguitur ab illo habitu qui tendit in bonum sub ratione boni ; et sic fides a virtute distinguetur.

 

Praeterea, in eodem genere sunt medium et extrema, ut patet per philosophum in X Metaph. [l. 9 (1057 a 18)]. Sed fides est medium inter scientiam et opinionem : dicit enim Hugo de sancto Victore [De sacramentis I, p. X, cap. 2], quod fides est certitudo quaedam animi supra opinionem et infra scientiam constituta. Sed neque opinio neque scientia est virtus. Ergo etiam neque fides.

 

Praeterea, praesentia obiecti non tollit habitum virtutis. Sed obiectum fidei est veritas prima, quae cum praesto erit menti nostrae ut videamus eam, non erit tunc fides, sed visio. Ergo fides non est virtus.

 

Praeterea, virtus est ultimum potentiae, ut dicitur in I Caeli et Mundi [cap. 11 (281 a 14)]. Sed fides non est ultimum potentiae humanae ; quia potest in aliquid amplius, scilicet in visionem apertam. Ergo fides non est virtus.

 

Praeterea, secundum Augustinum, in libro de Bono coniugali [cap. 21], per virtutes expediuntur potentiae ad actus suos. Sed fides non expedit intellectum, sed magis impedit : quia per eam intellectus captivatur, ut patet II Corinth. cap. X, 5. Ergo fides non est virtus.

 

Praeterea, a philosopho [Ethic. I, 20 (1103 a 4)] virtus dividitur per intellectualem et moralem. Et est divisio per immediata, quia intellectualis est quae est in rationali per essentiam, moralis autem quae est in rationali per participationem : nec potest aliter rationale accipi, nec virtus humana potest esse nisi in rationali, aliquo modo dicto. Sed fides non est virtus moralis, quia sic eius materia essent actiones et passiones. Similiter nec intellectualis, cum non sit aliqua illarum quinque quas philosophus in VI Ethic. [l. 3 (1139 b 16)] ponit : non enim est sapientia nec intellectus nec scientia nec ars nec prudentia. Ergo fides nullo modo est virtus.

 

Praeterea, quod convenit alicui ex extrinseco, non inest ei essentialiter, sed accidentaliter. Fidei autem non convenit esse virtutem nisi ex alio, ut dicebatur : scilicet ex voluntate. Ergo hoc accidit fidei quod sit virtus ; et ita non potest poni species virtutis.

 

 

Praeterea, in prophetia est perfectior cognitio quam in fide. Prophetia autem non ponitur esse virtus. Ergo nec fides debet virtus dici.

Sed contra. Virtus est dispositio perfecti ad optimum. Sed hoc convenit fidei ; disponit enim hominem ad beatitudinem, quae est optimum. Ergo fides est virtus.

 

Praeterea, omnis habitus quo aliquis roboratur in agendo et fortificatur in patiendo, est virtus. Fides autem est huiusmodi : fides enim per dilectionem operatur ; Gal. V, 6. Ipsa etiam fortificatur fideles ad resistendum Diabolo, ut dicitur I Petri, V, 9. Ergo ipsa est virtus.

Praeterea, Hugo de sancto Victore [Ps.-August., De spiritu et anima, cap. 20] dicit, quod tres sunt virtutes sacramentales, quibus initiamur ; scilicet fides, spes, caritas ; et sic idem quod prius.

 

 

Responsio. Dicendum, quod fides ab omnibus ponitur esse virtus. Ad cuius evidentiam notandum est, quod virtus ex sui impositione nominis significat complementum activae potentiae. Activa autem potentia duplex est : quaedam quidem cuius actio terminatur ad aliquid actum extra, sicut aedificativae actio terminatur ad aedificatum ; quaedam vero est cuius actio non terminatur ad extra, sed consistit in ipso agente ut visio in vidente, ut habetur ex philosopho in IX Metaph. [l. 8 (1050 a 23)]. In his autem duabus potentiis diversimode sumitur complementum. Quia enim actus primarum potentiarum, ut ibidem [1050 a 30] philosophus dicit, non sunt in faciente, sed in facto : ideo complementum potentiae ibi accipitur penes id quod fit. Unde et virtus deferentis pondera dicitur esse in hoc quod maximum pondus defert, ut patet in I Caeli et Mundi [l. 25 (281 a 7)] ; et similiter virtus aedificatoris in hoc quod facit domum optimam. Sed quia alterius potentiae actus consistit in agente, non in aliquo actu, ideo complementum illius potentiae accipitur secundum modum agendi ; ut scilicet bene et convenienter operetur, ex quo habet eius actus quod bonus dicatur. Et inde est quod in huiusmodi potentiis virtus dicitur quae opus bonum reddit.

 

 

Aliud autem est bonum ultimum quod considerat philosophus et theologus. Philosophus enim considerat quasi bonum ultimum quod est humanis viribus proportionatum, et consistit in actu ipsius hominis ; unde felicitatem dicit esse operationem quamdam. Et ideo secundum philosophum actus bonus, cuius principium virtus dicitur, dicitur absolute in quantum est conveniens potentiae ut perficiens ipsam. Unde quemcumque habitum invenit philosophus talem actum elicientem, dicit eum esse virtutem ; sive sit in parte intellectiva, ut scientia et intellectus et huiusmodi virtutes intellectuales, quarum actus est bonum ipsius potentiae, scilicet considerare verum ; sive in parte affectiva, ut temperantia, et fortitudo, et aliae virtutes morales.

Sed theologus considerat quasi bonum ultimum id quod est naturae facultatem excedens, scilicet vitam aeternam, ut supra dictum est. Unde bonum in actibus humanis non considerat absolute, quia ibi non ponit finem, sed in ordine ad illud bonum quod ponit finem : asserens illum actum tantummodo esse bonum complete qui de proximo ad bonum finale ordinatur, id est qui est meritorius vitae aeternae ; et omnem talem actum dicit esse actum virtutis ; et quicumque habitus proprie elicit talem actum, ab ipso virtus appellatur. Aliquis autem actus meritorius dici non potest nisi secundum quod est in potestate operantis constitutus : quia qui meretur, oportet quod aliquid exhibeat ; nec exhibere potest nisi quod aliquo modo suum est, id est ex ipso. Actus autem aliquis in potestate nostra consistit, secundum quod est voluntatis : sive sit eius ut ab ipsa elicitus, ut diligere et velle : sive ut ab ipsa imperatus, ut ambulare et loqui. Unde respectu cuiuslibet talis actus potest poni aliqua virtus, eliciens actus perfectos in tali genere actuum. Credere autem, ut supra dictum est, non habet assensum nisi ex imperio voluntatis ; unde, secundum id quod est, a voluntate dependet. Et inde est quod ipsum credere potest esse meritorium ; et fides, quae est habitus eliciens ipsum, est secundum theologum virtus.

 

Ad primum igitur dicendum, quod cognitio et scientia non dividitur contra virtutem simpliciter, sed contra virtutem moralem, quae communius virtus dicitur.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis non sufficiat ad rationem vitii vel virtutis quod aliquid sit causatum ex vitio vel virtute, sufficit tamen, ad hoc quod aliquis actus sit actus vitii vel virtutis, quod imperatus a vitio vel virtute possit esse.

 

Ad tertium dicendum, quod bonum illud ad quod virtus ordinat, non est accipiendum quasi aliquod obiectum alicuius actus ; sed illud bonum est ipse actus perfectus, quem virtus elicit. Licet autem verum ratione a bono differat ; tamen hoc ipsum quod est considerare verum, est quoddam bonum intellectus ; et hoc ipsum quod est assentire primae veritati propter seipsam est quoddam bonum meritorium. Unde fides, quae ad hunc actum ordinatur, dicitur esse virtus.

 

Et per hoc patet responsio ad quartum.

 

Ad quintum dicendum, quod secundum quod nunc loquimur de virtute, neque scientia neque opinio virtus dici potest ; sed sola fides : quae quantum ad id quod voluntatis est, prout modo praedicto in genus virtutis cadit, non est media inter scientiam et opinionem, quia in scientia vel opinione non est aliqua inclinatio ex voluntate, sed ex ratione tantum. Si autem loqueremur de eis quantum ad id quod est cognitionis tantum, sic neque opinio neque fides esset virtus, cum non habeant completam cognitionem, sed tantummodo scientia.

 

Ad sextum dicendum, quod veritas prima non est obiectum proprium fidei nisi sub hac ratione prout est non apparens ; quod patet ex definitione apostoli [Hebr. XI, 1], ubi proprium obiectum fidei ponitur non apparens. Unde quando veritas prima praesto erit, amittet rationem obiecti.

 

Ad septimum dicendum, quod fides secundum hoc dicitur esse ultimum potentiae, quod complet potentiam ad eliciendum actum bonum et meritorium. Non autem requiritur ad rationem virtutis quod per eam eliciatur optimus actus qui potest elici a potentia illa ; cum contingat in eadem potentia esse plures virtutes, quarum una alia nobiliorem actum elicit, sicut magnificentia liberalitate.

 

Ad octavum dicendum, quod in quibuslibet duobus ordinatis ad invicem, perfectio inferioris est ut subdatur superiori ; sicut concupiscibilis, quod subdatur rationi. Unde habitus virtutis non dicitur expedire concupiscibilem ad actum ut faciat eam libere effluere in concupiscibilia ; sed quia facit eam perfecte subiectam rationi. Similiter etiam bonum ipsius intellectus est ut subdatur voluntati adhaerenti Deo : unde fides dicitur intellectum expedire, in quantum sub tali voluntate ipsum captivat.

 

 

Ad nonum dicendum, quod fides neque est virtus moralis neque intellectualis ; sed est virtus theologica. Virtutes autem theologicae, quamvis conveniant subiecto cum intellectualibus vel moralibus, differunt tamen obiecto. Obiectum enim virtutum theologicarum est ipse finis ultimus ; obiectum vero aliarum ea quae sunt ad finem. Ideo autem a theologis (ponuntur) quaedam virtutes circa finem ipsum, non autem a philosophis, quia finis humanae vitae quem philosophi considerant, non excedit facultatem naturae : unde ex naturali inclinatione homo tendit in illud ; et sic non oportet quod per aliquos habitus elevetur ad tendendum in illum finem, sicut oportet quod elevetur ad tendendum in finem qui facultatem naturae excedit, quem theologi considerant.

 

Ad decimum dicendum, quod fides non est in intellectu nisi secundum quod imperatur a voluntate, ut ex dictis patet. Unde, quamvis illud quod est ex parte voluntatis possit dici accidentale intellectui, est tamen fidei essentiale, sicut id quod est rationis, est accidentale concupiscibili, essentiale autem temperantiae.

 

Ad undecimum dicendum, quod prophetia non dependet ex voluntate prophetantis, ut dicitur II Petri, I, 21 ; fides autem est quodammodo ex voluntate credentis ; et ideo prophetia non potest dici virtus sicut fides.

 

 

 

 

 

 

Article 4 - EN QUOI LA FOI SE TROUVE-T-ELLE COMME DANS UN SUJET ?

(Quarto quaeritur in quo sit fides sicut in subiecto.)

 

 

Il semble que ce ne soit pas dans la partie cognitive, mais dans l’affective.

 

1° La vertu semble être dans la partie affective, puisque la vertu est un certain « amour ordonné », comme dit saint Augustin au livre sur les Mœurs de l’Église. Or la foi est une vertu. Elle est donc dans la partie affective.

 

2° La vertu implique une certaine perfection ; elle est en effet « la disposition du parfait au meilleur », comme il est dit au septième livre de la Physique. Or, la foi ayant une part de perfection et une part d’imperfection, la part d’imperfection est du côté de la connaissance, et la part de perfection vient de la volonté et consiste à adhérer fermement aux choses invisibles. Donc, en tant que vertu, elle est dans l’affective.

 

3° Saint Augustin écrit dans sa Lettre à Consentius que l’enfant, « quoiqu’il n’ait pas encore la foi qui réside dans la volonté

de croire, » est déjà devenu fidèle par le

sacrement de la foi ; d’où l’on tire expressément que la foi est dans la volonté.

 

 

4° Au livre sur la Prédestination des saints, saint Augustin dit que la foi qui consiste dans la volonté de croire est concernée par ce passage de l’Apôtre : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

5° La disposition et la perfection semblent appartenir au même sujet. Or la foi dispose à la gloire, qui est dans l’affective. La foi réside donc, elle aussi, dans l’affective.

 

6° Le mérite réside dans la volonté, car seule la volonté a la maîtrise de son acte. Or l’acte de foi est méritoire. C’est donc un acte de la volonté ; et ainsi, il semble qu’il réside dans la volonté.

 

 

7° [Le répondant] disait qu’elle est en même temps dans l’affective et dans la cognitive. En sens contraire : un habitus unique ne peut appartenir à deux puissances. Or la foi est un unique habitus. Elle ne peut donc être dans l’affective et dans la cognitive, qui sont deux puissances.

 

En sens contraire :

 

1) Un habitus qui perfectionne une puissance a son objet en commun avec elle : sinon il ne pourrait y avoir un acte unique de la puissance et de l’habitus. Or la foi n’a pas son objet en commun avec l’affective, mais seulement avec la cognitive, car l’objet de l’une et de l’autre est le vrai. La foi est donc dans la cognitive.

 

2) Saint Augustin dit dans sa Lettre à Consentius que la foi est une illumination de l’esprit relativement à la vérité première. Or être éclairé appartient à la cognitive. La foi est donc dans la partie cognitive.

 

 

3) Si l’on dit que la foi est dans la volonté, ce sera uniquement parce que nous croyons en le voulant. Or semblablement, nous effectuons toutes les œuvres des vertus en les connaissant, comme cela est clairement montré au deuxième livre de l’Éthique. Donc, pour la même raison, toutes les vertus seraient dans la partie cognitive ; ce qui est évidemment faux.

 

4) Par la grâce qui est dans les vertus est restaurée l’image, qui consiste dans les trois puissances : la mémoire, l’intelligence et la volonté. Or les trois vertus qui ont en premier un rapport à la grâce sont la foi, l’espérance et la charité. L’une d’elle sera donc dans l’intelligence. Or il est avéré que ce n’est pas l’espérance ni la charité. C’est donc la foi.

 

 

5) La puissance cognitive est au probable et à l’improbable ce que l’affective est à l’approuvable et au réprouvable. Or la vertu par laquelle ce qui est réprouvable selon la raison humaine est approuvé – à savoir la charité, par laquelle l’ennemi est aimé, lui qui semble naturellement réprouvable – est dans l’affective. Donc la foi, par laquelle est prouvé ou affirmé ce qui semble improbable à la raison, sera dans la cognitive.

 

Réponse :

 

Sur cette question, plusieurs opinions ont été avancées. Certains ont prétendu que la foi était dans les deux puissances, l’affective et la cognitive. Mais cela n’est nullement possible, si l’on pense qu’elle est à égalité dans les deux puissances. En effet, un unique habitus ne peut avoir qu’un seul acte ; et un acte unique ne peut appartenir à deux puissances à égalité. C’est pourquoi certains d’entre eux ont affirmé qu’elle est principalement dans l’affective. Mais cela ne semble pas vrai, puisque l’acte de croire implique lui-même une certaine réflexion, comme le montre clairement saint Augustin. Or la réflexion est un acte de la cognitive ; la foi est aussi appelée d’une certaine façon science et vision, lesquelles, comme on l’a déjà dit, appartiennent toutes deux à la cognitive.

 

D’autres disent que la foi est dans l’intel­ligence, mais pratique ; car ils disent que c’est à l’intelligence pratique que l’amour incline, ou que c’est elle que suit l’amour, ou elle qui incline à l’œuvre ; et ces trois choses se rencontrent dans la foi. Car par l’amour, l’on est incliné à la foi : en effet, nous croyons parce que nous voulons. L’amour même suit la foi, en tant que l’acte de foi engendre en quelque sorte l’acte de charité. L’amour dirige aussi vers l’œuvre : car « la foi opère par la charité » (Gal. 5, 6). Mais ceux-là ne semblent pas comprendre ce qu’est l’intelligence pratique. En effet, l’intelligence pratique est identique à l’intel­ligence opérative : donc seule l’extension à l’œuvre fait qu’une intelligence est pratique. Or la relation à l’amour, soit antécédent soit conséquent, ne l’entraîne pas hors du genre de l’intelligence spéculative. Car si l’on n’était pas appliqué à la spéculation même de la vérité, il n’y aurait jamais de délectation dans l’acte de l’intelligence spéculative : ce qui va contre le Philosophe, qui affirme au dixième livre de l’Éthique qu’il y a une très pure délectation dans l’acte de la spéculative. Et ce n’est pas n’importe quelle relation à l’œuvre qui fait que l’intelligence est pratique : car la simple spéculation peut être pour quelqu’un une occasion lointaine d’opérer quelque chose : par exemple, le philosophe spécule que l’âme est immortelle, et de là, comme d’une cause éloignée, il prend occasion d’opérer quelque chose. Mais l’intelligence pratique doit nécessairement être la règle prochaine de l’œuvre, et prendre par exemple en considération l’opérable lui-même, ainsi que les raisons d’opérer ou les causes de l’œuvre. Or il est avéré que l’objet de la foi n’est pas le vrai opérable, mais le vrai incréé, sur lequel ne peut porter qu’un acte de l’intelligence spéculative. Par conséquent, la foi est dans l’intelligence spéculative, quoique la foi soit comme une occasion lointaine d’opérer quelque chose : et pour cette raison, l’opé­ration ne lui est attribuée que moyennant l’amour.

 

Il faut cependant savoir qu’elle n’est pas dans l’intelligence spéculative de façon absolue, mais en tant qu’elle est soumise au commandement de la volonté ; comme aussi la tempérance est dans le concupiscible en tant qu’il participe de la raison en quelque façon. En effet, attendu qu’il est requis, pour la bonté de l’acte d’une puissance, que cette puissance soit soumise à quelque puissance supérieure en suivant son commandement, il est requis non seulement de la puissance supérieure qu’elle soit assez parfaite pour commander ou diriger avec rectitude, mais aussi de l’inférieure qu’elle soit assez parfaite pour obéir promptement. Ainsi, celui qui a une raison droite, mais un concupiscible insoumis, n’a pas la vertu de tempérance, parce qu’il est harcelé par les passions, quoiqu’il ne soit pas conduit par elles : et dans ce cas, il ne fait pas l’acte de vertu facilement et délectablement, ce qui est exigé pour la vertu ; mais il est nécessaire, pour que la tempérance soit possédée, que le concupiscible lui-même soit perfectionné par un habitus, afin qu’il soit soumis à la volonté sans difficulté. Et

semblablement (il est nécessaire,) pour

que l’intelligence suive promptement le

commandement de la volonté, qu’il y ait un habitus dans l’intelligence spéculative elle-même ; et c’est l’habitus de foi divinement infusé.

 

Réponse aux objections :

 

1° Cette parole de saint Augustin s’entend des vertus morales, dont il parle en cet endroit. Ou bien l’on peut dire qu’il parle des vertus quant à leur forme, qui est la charité.

 

 

2° Il y a une certaine perfection de la cognitive en ce qu’elle obtempère à la volonté qui adhère à Dieu.

 

3° Saint Augustin parle de l’acte de foi en disant qu’il est dans la volonté non pas comme dans un sujet, mais comme dans une cause, en tant qu’il est commandé par la volonté.

 

4° Il faut répondre de la même façon au quatrième argument.

 

5° Il n’est pas nécessaire que la disposition et l’habitus soient dans le même, si ce n’est lorsque la disposition devient elle-même habitus ; comme on le voit clairement dans les membres du corps, en lequel la disposition d’un membre cause un effet dans un autre membre ; et semblablement dans les puissances de l’âme, car de la bonne disposition de l’imagination s’ensuit dans l’intel­ligence la perfection de la connaissance.

 

6° « Acte de la volonté » se dit non seulement de l’acte que la volonté élicite, mais aussi de celui que la volonté commande ; voilà pourquoi le mérite peut résider dans les deux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

7° Un unique habitus ne peut appartenir à deux puissances à égalité ; mais il peut appartenir à l’une en tant qu’elle a une relation à l’autre ; et c’est le cas de la foi.

 

Et videtur quod non sit in parte cognoscitiva, sed affectiva.

 

Virtus enim in parte affectiva esse videtur, cum virtus sit quidam amor ordinatus, ut dicit Augustinus in libro de Moribus Ecclesiae [I, 15]. Sed fides virtus est. Ergo est in parte affectiva.

 

 

Praeterea, virtus quamdam perfectionem importat ; est enim dispositio perfecti ad optimum, ut dicitur in VII Physic. [cap. 3 (246 b 23)]. Sed cum fides habeat aliquid perfectionis et aliquid imperfectionis : id quod est imperfectionis, est ex parte cognitionis ; quod autem est perfectionis est ex voluntate, ut scilicet invisibilibus firmiter adhaereat. Ergo secundum quod est virtus, est in affectiva.

 

Praeterea, Augustinus dicit ad Consentium [Epist. 98, n. 10], quod parvulus etsi fidem non habeat quae consistit in credentium voluntate,

habet tamen fidei sacramentum ; ex quo expresse habetur quod fides in voluntate sit.

 

Praeterea, in libro de Praedestinatione sanctorum, dicit Augustinus quod ad fidem quae in credentium voluntate consistit, pertinet illud apostoli [I Cor. IV, 7] : quid habes quod non accepisti ? Et sic idem quod prius.

 

Praeterea, eiusdem videtur esse dispositio et perfectio. Sed fides disponit ad gloriam, quae etiam est in affectiva. Ergo et fides in affectiva consistit.

 

Praeterea, meritum in voluntate consistit, quia sola voluntas est domina sui actus. Sed actus fidei est meritorius. Ergo est actus voluntatis ; et ita videtur quod in voluntate consistat.

 

Sed dicebat, quod est simul in affectiva et cognitiva. – Sed contra, unus habitus non potest esse duarum potentiarum. Fides autem est unus habitus. Ergo non potest esse in affectiva et cognitiva, quae sunt duae potentiae.

 

 

 

Sed contra. Habitus perficiens aliquam potentiam, cum ea convenit in obiecto : alias non posset esse unus actus potentiae et habitus. Sed fides non convenit in obiecto cum affectiva, sed cum cognitiva tantum, quia obiectum utriusque est verum. Ergo fides est in cognitiva.

 

Praeterea, Augustinus dicit, in epist. ad Consentium [Epist. 120, cap. 2], quod fides est illuminatio mentis ad primam veritatem. Sed illuminari ad cognitivam pertinet. Ergo fides est in parte cognitiva.

 

Praeterea, si fides dicatur esse in voluntate, hoc non erit nisi quia credimus volentes. Sed similiter omnia opera virtutum operamur cognoscentes, ut patet II Ethic. [l. 4 (1105 a 31)]. Ergo, eadem ratione, omnes virtutes essent in parte cognoscitiva ; quod patet esse falsum.

 

 

Praeterea, per gratiam quae est in virtutibus, reformatur imago, quae in tribus potentiis consistit : scilicet memoria, intelligentia, et voluntate. Tres autem virtutes quae primo habent respectum ad gratiam, sunt fides, spes et caritas. Ergo aliqua earum erit in intelligentia. Constat autem quod non spes nec caritas. Ergo fides.

 

Praeterea, sicut se habet vis affectiva ad probabile et reprobabile, ita se habet vis cognitiva ad probabile et improbabile. Sed virtus illa per quam approbatur reprobabile, secundum rationem humanam, scilicet caritas qua inimicus diligitur, qui videtur naturaliter reprobabilis esse, est in affectiva. Ergo fides qua probatur sive asseritur id quod videtur rationi improbabile esse, erit in cognoscitiva.

 

 

Responsio. Dicendum, quod circa hanc quaestionem multipliciter aliqui opinati sunt. Quidam enim dixerunt, fidem esse in utraque vi, scilicet affectiva et cognitiva. Quod nullo modo potest esse, si intelligatur quod in utraque sit ex aequo. Unius enim habitus oportet esse unum actum ; nec potest esse unus actus ex aequo duarum potentiarum. Unde dicunt quidam eorum, quod est principaliter in affectiva. Sed istud non videtur esse verum, cum ipsum credere cogitationem quamdam importet, ut patet per Augustinum [De praedest. sanct., cap. 2]. Cogitatio autem est actus cognitivae ; fides etiam scientia et visio quodammodo dicitur, ut supra dictum est, quae omnia ad cognitivam pertinent.

Alii autem dicunt, quod fides est in intellectu, sed practico : quia practicum intellectum dicunt esse ad quem inclinat affectio, vel quem affectio sequitur, vel qui ad opus inclinat ; quae tria inveniuntur in fide. Nam ex affectione quis inclinatur ad fidem : credimus enim quia volumus. Ipsa etiam affectio fidem sequitur, secundum quod actus fidei generat quodammodo caritatis actum. Ipsa etiam ad opus dirigit : nam fides per dilectionem operatur ; Galat. V, 6. Sed hi non videntur intelligere quid sit intellectus practicus. Intellectus enim practicus idem est quod intellectus operativus : unde sola extensio ad opus facit aliquem intellectum esse practicum. Relatio autem ad affectionem vel antecedentem vel consequentem, non trahit ipsum extra genus speculativi intellectus. Nisi enim aliquis ad ipsam speculationem veritatis afficeretur, nunquam in actu intellectus speculativi esset delectatio : quod est contra philosophum in X Ethic. [l. 10 (1177 a 23)], qui ponit purissimam delectationem esse in actu speculativi. Nec quaelibet relatio ad opus facit intellectum esse practicum : quia simplex speculatio potest esse alicui remota occasio aliquid operandi ; sicut philosophus speculatur animam esse immortalem, et exinde sicut a causa remota sumit occasionem aliquid operandi. Sed intellectum practicum oportet esse proximam regulam operis, utpote quo consideretur ipsum operabile, et rationes operandi, sive causae operis. Constat autem quod obiectum fidei non est verum operabile, sed verum increatum, in quod non potest esse nisi actus intellectus speculativi. Unde fides est in intellectu speculativo, quamvis fides sit ut occasio remota aliquid operandi : unde etiam sibi non attribuitur operatio nisi mediante dilectione.

Sciendum tamen, quod non est in intellectu speculativo absolute, sed secundum quod subditur imperio voluntatis ; sicut etiam et temperantia est in concupiscibili secundum quod participat aliqualiter rationem. Cum enim ad bonitatem actus alicuius potentiae requiratur quod illa potentia subdatur alicui potentiae superiori, sequendo eius imperium, non solum requiritur quod potentia superior tantum sit perfecta ad hoc quod recte imperet vel dirigat, sed etiam inferior ad hoc quod prompte obediat. Unde ille qui habet rationem rectam, sed concupiscibilem indomitam, non habet temperantiae virtutem, quia infestatur passionibus, quamvis non deducatur : et sic non facit actum virtutis faciliter et delectabiliter, quod exigitur ad virtutem ; sed oportet ad hoc quod temperantia insit, quod ipsamet concupiscibilis sit per habitum perfecta, ut sine aliqua difficultate voluntati subdatur ; et secundum hoc habitus temperantiae dicitur esse in concupiscibili. Et similiter (oportet)

ad hoc quod intellectus prompte

sequatur imperium voluntatis, quod sit aliquis habitus in ipso intellectu speculativo ; et hic est habitus fidei divinitus infusus.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod verbum illud Augustini intelligitur de virtutibus moralibus, de quibus ibi loquitur. Vel potest dici quod loquitur de virtutibus quantum ad formam earum, quae est caritas.

 

Ad secundum dicendum, quod in hoc quaedam perfectio cognitivae est, ut voluntati obtemperet Deo inhaerenti.

 

Ad tertium dicendum, quod Augustinus loquitur de actu fidei, qui quidem dicitur esse in voluntate non sicut in subiecto, sed sicut in causa, in quantum est a voluntate imperatus.

 

Et similiter dicendum ad quartum.

 

 

Ad quintum dicendum, quod in eodem esse dispositionem et habitum, non est necesse, nisi quando ipsa dispositio fit habitus ; sicut patet in membris corporis, in quo ex dispositione unius membri relinquitur aliquis effectus in alio membro ; et similiter in viribus animae ; quia ex bona dispositione phantasiae sequitur perfectio cognitionis in intellectu.

 

Ad sextum dicendum, quod actus voluntatis dicitur esse non solum quem voluntas elicit, sed etiam quem voluntas imperat ; et ideo in utroque meritum consistere potest, ut ex dictis, patet.

 

Ad septimum dicendum, quod duarum potentiarum non potest esse unus habitus ex aequo ; sed potest esse unius secundum quod habet ordinem ad aliam ; et sic est de fide.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 5 - LA FORME DE LA FOI EST-ELLE LA CHARITÉ ?

(Quinto quaeritur utrum fidei forma sit caritas.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Si deux choses se divisent par opposition, l’une ne peut être la forme de l’autre. Or la foi et la charité se divisent par opposition. La charité n’est donc pas la forme de la foi.

 

2° [Le répondant] disait que, considérées en elles-mêmes, elles se divisent par opposition ; mais en tant qu’elles sont ordonnées à une fin unique, qu’elles méritent par leurs actes, la charité est alors la forme de la foi. En sens contraire : parmi les causes, deux sont extrinsèques, l’agent et la fin, et deux sont intrinsèques, la forme et la matière. Or, que deux causes différentes l’une de l’autre se rejoignent en un unique principe extrinsèque, n’est pas une raison pour qu’elles se rejoignent en un unique principe intrinsèque. Donc, que la charité soit la forme de la foi ne peut pas venir de ce que la foi et la charité sont ordonnées à une fin unique.

 

3° [Le répondant] disait que la charité n’est pas la forme intrinsèque de la foi, mais

extrinsèque, quasi exemplaire. En sens contraire : la reproduction reçoit son espèce du modèle, c’est pourquoi saint Hilaire dit que « l’image est une espèce qui ne diffère pas de la chose qu’elle imite ». Or la foi ne reçoit pas son espèce de la charité. La charité ne peut donc être la forme exemplaire de la foi.

 

4° Toute forme est soit substantielle, soit accidentelle, soit exemplaire. Or la charité n’est pas la forme substantielle de la foi car, dans ce cas, elle serait indispensable à son intégrité ; ni non plus sa forme accidentelle, car alors la foi serait plus noble que la charité, comme le sujet est plus noble que l’accident ; ni enfin exemplaire, car alors la charité pourrait exister sans la foi, comme le modèle peut exister sans la reproduction. La charité n’est donc pas la forme de la foi.

 

5° La récompense correspond au mérite. Or la récompense consiste principalement dans les trois dots que sont la vision, qui succède à la foi, la saisie, qui succède à l’espérance, et la fruition, qui correspond à la charité. Mais on dit que la récompense consiste principalement dans la vision ; c’est pourquoi saint Augustin dit que « cette vue est toute notre récompense ». Donc le mérite, comme la récompense, doit être attribué à la foi ; et ainsi, en tant qu’elles sont ordonnées à l’acte de mériter, la foi semble être la forme de la charité plutôt que l’inverse.

 

6° Unique est la perfection d’un perfectible unique. Or la forme de la foi est la grâce. Sa forme n’est donc pas la charité, puisque la charité n’est pas identique à la grâce.

 

7° À propos de Mt 1, 2 : « Abraham engendra Isaac, etc. », la Glose dit : « la foi, l’espérance, et l’espérance, la charité » ; ce qui s’entend des actes et non des habitus. L’acte de charité dépend donc de l’acte de foi. Or la forme ne dépend pas de ce dont elle est la forme, mais c’est l’inverse. La charité n’est donc pas la forme de la foi en tant qu’elles sont ordonnées à l’acte méritoire.

 

 

8° On distingue les habitus par les objets. Or les objets de la foi et de la charité sont différents : ce sont le bien et le vrai. Donc leurs habitus, eux aussi, se distinguent formellement. Or tout acte vient de la forme. Les actes de ces habitus sont donc différents ; et ainsi, même relativement à l’acte, il n’est pas possible que la charité soit la forme de la foi.

 

9° La charité est la forme de la foi en ce sens qu’elle détermine formellement la foi ; si donc la charité ne détermine formellement la foi que relativement à l’acte, la charité ne sera pas la forme de la foi, mais de l’acte de foi.

 

10° En I Cor. 13, 13, l’Apôtre dit : « Mainte­nant ces trois choses demeurent : la foi, l’espérance, la charité » ; dans ce passage, la foi, l’espérance et la charité sont distinguées par opposition. Or il semble qu’il parle de la foi formée, car la foi informe n’est pas reconnue comme une vertu, comme on le dira. La foi formée s’oppose donc à la charité ; la charité ne peut donc être la forme de la foi.

 

11° Il est requis de l’acte de vertu qu’il soit droit et qu’il soit volontaire. Or, de même que le principe de l’acte volontaire est la volonté, ainsi le principe de l’acte droit est la raison. Donc, de même que ce qui appartient à la volonté est requis pour l’acte de vertu, de même ce qui appartient à la raison. Et par conséquent, de même que la charité, qui est dans la volonté, est la forme des vertus, ainsi en est-il de la foi, qui est dans la raison. Et de la sorte, l’une ne doit pas être appelée la forme de l’autre.

 

12° C’est par le même [principe] qu’une chose est vivifiée et qu’elle est formée. Or la vie spirituelle est attribuée à la foi, comme on le voit clairement en Hab. 2, 4 : « Mon juste vit de la foi. » La formation des vertus doit donc, elle aussi, être attribuée à la foi plutôt qu’à la charité.

 

13° En celui qui a la grâce, l’acte de foi est formé. Or il est possible que l’acte de foi de tel homme n’ait aucune relation à la charité. L’acte de foi peut donc être formé non par la charité ; et ainsi, il ne semble pas que, même relativement à l’acte, la charité soit la forme de la foi.

 

En sens contraire :

 

1) La forme de la foi est ce sans quoi la foi est informe. Or la foi sans la charité est informe. La charité est donc la forme de la foi.

 

2) Saint Ambroise dit que « la charité est la mère de toutes les vertus, elle qui les détermine toutes formellement ».

 

3) Une vertu est dite formée, pour autant qu’elle peut éliciter un acte méritoire. Or aucun acte ne peut être méritoire et agréable à Dieu, s’il ne procède de l’amour. La charité est donc la forme de toutes les vertus.

 

 

4) C’est à sa forme qu’une chose doit l’effi­cace de son opération. Or la foi doit l’effi­cace de son opération à la charité, car « la foi est agissante par la charité » (Gal. 5, 6). La charité est donc la forme de la foi.

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a différentes opinions. En effet, certains ont assuré que la forme de la foi et des autres vertus est la grâce elle-même, et non une autre vertu, à moins qu’ils ne prétendent que la grâce est essentiellement identique à la vertu. Mais cela est impossible. Car, que la grâce diffère de la vertu essentiellement ou qu’elle n’en diffère que de raison, la grâce se rapporte à l’essence de l’âme, mais la vertu, à la puissance. Or, bien que l’essence soit la racine de toutes les puissances, cependant toutes les puissances ne dérivent pas de l’essence à égalité, puisque certaines sont naturellement antérieures aux autres, et meuvent les autres. Il est donc également nécessaire que les habitus qui sont dans les puissances inférieures soient formés par les habitus qui sont dans les supérieures ; et ainsi, la formation des vertus inférieures doit provenir de quelque vertu supérieure, non immédiatement de la grâce.

 

C’est pourquoi l’opinion quasi commune est que la charité, étant la principale des vertus, est la forme des autres vertus, non seulement en tant qu’elle est identique à la grâce ou que la grâce lui est inséparablement associée, mais encore du fait même qu’elle est charité ; et par conséquent, on dit aussi qu’elle est la forme de la foi. Mais comment la foi est formée par la charité, cela doit se comprendre de la façon suivante.

 

Chaque fois que l’on a deux principes moteurs ou agents ordonnés l’un à l’autre, ce qui, dans l’effet, provient de l’agent supérieur, est quasi formel, mais ce qui provient de l’agent inférieur est quasi matériel. Et cela se voit clairement tant dans les réalités naturelles que dans les morales. En effet, dans l’acte de la puissance nutritive, la

faculté de l’âme est comme un agent premier, mais la chaleur ignée, comme un agent instrumental, ainsi qu’il est dit au deuxième livre sur l’Âme ; or ce qui, dans la chair, qui est accrue par la nutrition, est du côté de la chaleur ignée, comme l’agré­gation des parties ou la siccité ou quelque autre chose de ce genre, cela est matériel par rapport à l’espèce de la chair, qui vient de la puissance de l’âme. De même encore, puisque la raison commande aux puissances inférieures que sont l’irascible et le concupiscible, ce qui dans l’habitus du concupiscible est du côté du concupiscible, à savoir un certain penchant à user en quelque façon des objets de convoitise, est quasi matériel dans la tempérance, au lieu que l’ordre, qui appartient à la raison, ainsi que la rectitude, sont comme sa forme. Et il en va de même dans les autres vertus morales ; voilà pourquoi certains philosophes appelaient « sciences » toutes les vertus, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique. Puis donc que la foi est dans l’intelligence dans la mesure où cette dernière est mue et commandée par la volonté, ce qui est du côté de la connaissance est quasi matériel en elle, au lieu que sa formation doit être envisagée du côté de la volonté. Et de la sorte, puisque la charité est la perfection de la volonté, la foi est informée par la charité.

 

Et le même raisonnement vaut pour toutes les autres vertus telles qu’elles sont considérées par le théologien, c’est-à-dire en tant qu’elles sont les principes de l’acte méritoire. Mais un acte ne peut être méritoire que s’il est volontaire, comme on l’a déjà dit. Et ainsi, l’on voit clairement que toutes les vertus que le théologien considère sont dans les puissances de l’âme en tant qu’elles sont mues par la volonté.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° L’on ne dit pas que la charité est la forme de la foi comme on dit que la forme est une partie de l’essence – car dans ce cas elle ne pourrait s’opposer à la foi –, mais en tant que la foi reçoit de la charité quelque perfection ; ainsi dans l’univers, l’on dit aussi que les éléments supérieurs sont comme la forme des inférieurs, tel l’air pour l’eau et l’eau pour la terre, comme il est dit au quatrième livre de la Physique.

 

 

2° On voit dès lors clairement la solution du deuxième argument.

 

3° La façon dont la charité est appelée forme est proche de la façon dont nous appelons forme le modèle ; car la part de perfection qui est dans la foi est amenée par la charité ; de sorte que la charité la possède essentiellement, mais la foi et les autres vertus, par participation.

 

 

4° Puisque l’habitus même de charité n’est pas intrinsèque à la foi, il ne peut être appelé sa forme ni substantielle ni accidentelle ; mais il peut en quelque sorte être appelé forme exemplaire. Et cependant, il n’est pas nécessaire que la charité puisse exister sans la foi. En effet, la foi n’a pas pour modèle la charité en tant qu’elle est foi – car ainsi, du côté de ce qui, dans la foi, appartient à la connaissance, la foi précède la charité –, mais seulement en tant qu’elle est parfaite. Et ainsi, rien n’empêche qu’à quelque égard la foi soit antérieure à la charité, de sorte que sans elle la charité ne puisse pas exister, et qu’à un autre égard cette même charité soit le modèle de la foi, qu’elle forme sans cesse parce que la foi lui est toujours présente. Mais ce que la charité laisse dans la foi, est intrinsèque à la foi, et nous dirons plus loin comment cela est accidentel ou substantiel à la foi.

 

 

5° La volonté et l’intelligence se précèdent l’une l’autre de différentes façons. En effet, l’intelligence précède la volonté dans la voie de réception : car, pour qu’une chose meuve la volonté, il est nécessaire qu’elle soit d’abord reçue dans l’intelligence, comme cela est clairement montré au troisième livre sur l’Âme. Mais dans le mouvoir ou l’agir, la volonté est antérieure : car toute action ou mouvement provient de l’intention d’obtenir un bien ; et c’est pourquoi l’on dit que toutes les puissances inférieures sont mues par la volonté, dont l’objet propre est le bien sous l’aspect de bien. Or la récompense se conçoit à la façon d’une réception, mais le mérite, à la façon d’une action ; et de là vient que toute la récompense est principalement attribuée à l’intelligence ; et il est dit que « cette vue est toute notre récompense », car la récompense commence dans l’intelligence et elle est consommée dans la volonté. Le mérite est attribué à la charité, car ce qui meut en premier pour opérer les œuvres méritoires, c’est la volonté, que la charité perfectionne.

 

6° Qu’une chose ait plusieurs perfections de même ordre, est impossible. Mais la grâce est comme la perfection première des vertus, au lieu que la charité est comme la perfection prochaine.

 

7° L’acte de foi qui précède la charité est un acte imparfait, attendant de la charité sa perfection ; en effet, la foi est antérieure à la charité à quelque égard, et postérieure à un autre égard, comme on l’a dit.

 

 

 

8° Cette objection vaut pour l’acte de foi qui est envisagé en soi, non en tant qu’il est perfectionné par la charité.

 

9° Quand la puissance supérieure est parfaite, en raison de sa perfection est laissée quelque perfection dans l’inférieure ; et ainsi, puisque la charité est dans la volonté, sa perfection rejaillit en quelque sorte sur l’intelligence, et de la sorte la charité forme non seulement l’acte de foi, mais aussi la foi elle-même.

 

10° Dans cette citation, l’Apôtre semble parler de ces habitus en considérant en eux non la raison formelle de vertu, mais plutôt qu’ils sont certains dons et certaines perfections. Voilà pourquoi, dans la même par­tie de son épître, il fait mention de la prophétie et de certaines autres grâces données gratuitement, et qui ne sont pas placées parmi les vertus. Cependant, s’il parle d’elles en tant qu’elles sont des vertus, l’argument n’est toujours pas concluant. En effet, il arrive que des choses soient distinguées par opposition, alors que l’une est la cause ou la perfection de l’autre ; par exemple le mouvement local s’oppose aux autres mouvements, alors qu’il est leur cause ; et ainsi, la charité s’oppose aux autres vertus, quoiqu’elle soit leur forme.

 

11° La raison peut être envisagée de deux façons : d’abord en soi, ensuite en tant qu’elle gouverne les puissances inférieures. Donc, en tant qu’elle gouverne les puissances inférieures, elle est perfectionnée par la prudence. Et de là vient que toutes les autres vertus morales, par lesquelles les puissances inférieures sont perfectionnées, sont formées par la prudence comme par une forme prochaine. Mais la foi perfectionne la raison considérée en soi, en tant que cette dernière est contemplatrice du vrai ; il ne lui appartient donc pas de former les vertus inférieures, mais d’être formée par la charité, qui forme aussi les autres, et la prudence elle-même : car c’est aussi en vue de la fin, qui est l’objet de la charité, que la prudence elle-même raisonne sur les moyens.

 

12° Un prédicat général est attribué spécialement à une chose de deux façons : soit parce qu’il convient à cette chose très parfaitement, comme si nous attribuions le connaître à l’intelligence ; soit parce qu’on le rencontre en elle en premier : ainsi le vivre est attribué à l’âme végétative, comme cela est clairement montré au premier livre sur l’Âme, parce que la vie apparaît premièrement dans ses actes. La vie spirituelle est donc attribuée à la foi parce que cette vie apparaît en premier dans son acte, quoique son achèvement soit dans la charité, qui est de ce fait la forme des autres vertus.

 

13° En celui qui a la charité, il ne peut exister un acte de vertu qui ne soit formé par la charité. En effet, ou bien cet acte sera ordonné vers la fin normale, et ce ne peut être que par la charité, en celui qui a la charité ; ou bien il n’est pas ordonné vers la fin normale, et dans ce cas il ne sera pas un acte de vertu. Il est donc impossible que l’acte de foi soit formé par la grâce et non par la charité : la grâce, en effet, n’a de relation à l’acte que moyennant la charité.

 

Et videtur quod non.

 

Eorum enim quae ex opposito dividuntur, non potest esse unum forma alterius. Sed fides et caritas ex opposito dividuntur. Ergo caritas non est forma fidei.

 

Sed dicebat, quod secundum se consideratae ex opposito dividuntur ; prout autem ordinantur ad unum finem, quem suis actibus merentur, sic caritas est forma fidei. – Sed contra, inter causas duae causae sunt extrinsecae, scilicet agens et finis ; duae vero intrinsecae, scilicet forma et materia. Possunt autem duo ad invicem diversa convenire in uno principio extrinseco, non autem propter hoc conveniunt in uno principio intrinseco. Ergo ex hoc quod fides et caritas ordinantur in unum finem, non potest esse quod caritas sit forma fidei.

 

Sed dicebat, quod caritas non est forma fidei intrinseca, sed extrinseca, quasi exemplaris. – Sed contra, exem­platum recipit speciem ab exemplari ; unde Hilarius [De synodis, n. 13] dicit quod imago est rei ad quam imaginatur, species indifferens. Sed fides non recipit speciem caritatis. Ergo caritas non potest esse forma exemplaris fidei.

 

Praeterea, forma omnis vel est substantialis, vel accidentalis, vel exemplaris. Sed caritas non est forma substantialis fidei, quia sic esset de integritate eius ; nec iterum forma accidentalis, quia sic fides esset nobilior caritate, sicut subiectum accidente ; nec iterum exemplaris, quia sic caritas posset esse sine fide, sicut exemplar sine exemplato. Ergo caritas non est forma fidei.

 

Praeterea, praemium respondet merito. Sed praemium consistit principaliter in tribus dotibus ; scilicet in visione, quae succedet fidei, tentione, quae succedet spei, fruitione, quae respondet caritati. Sed praemium principaliter dicitur consistere in visione ; unde dicit Augustinus [De Trin. I, 9] quod visio est tota merces. Ergo et meritum (sicut) praemium debent attribui fidei ; et ita, secundum quod ordinantur ad merendum, magis videtur fides esse forma caritatis quam e converso.

 

Praeterea, unius perfectibilis una est perfectio. Sed fidei forma est gratia. Ergo non est eius forma caritas, cum caritas non sit idem quod gratia.

 

Praeterea, Matth. I, 2, super illud : Abraham genuit Isaac etc., dicit Glossa [interlin., ibid.] : fides spem, et spes caritatem ; quod intelligitur quantum ad actus non quantum ad habitus. Ergo actus caritatis dependet ex actu fidei. Sed forma non dependet ab eo cuius est forma, sed e converso. Ergo caritas non est forma fidei secundum quod ordinantur ad actum meritorium.

 

Praeterea, habitus penes obiecta distinguuntur. Sed obiecta fidei et caritatis sunt diversa, scilicet bonum et verum. Ergo et habitus formaliter distinguuntur. Sed omnis actus est a forma. Ergo horum habituum diversi sunt actus : et ita etiam in ordine ad actum non potest esse quod caritas sit forma fidei.

 

Praeterea, secundum hoc caritas est forma fidei quod fidem informat ; si igitur caritas non informat fidem nisi per ordinem ad actus, non erit caritas forma fidei, sed actus fidei.

 

 

Praeterea, I Corinth. XIII, 13, dicit apostolus : nunc autem manent fides, spes, caritas, tria haec ; ibi fides, spes et caritas ex opposito dividuntur. Videtur autem quod loquatur de fide formata, quia fides informis non ponitur esse virtus, ut dicetur. Ergo fides formata contra caritatem dividitur ; non ergo potest esse caritas fidei forma.

 

Praeterea, ad actum virtutis requiritur quod sit rectus et quod sit voluntarius. Sed sicut voluntarii actus principium est voluntas, ita recti actus principium est ratio. Ergo, sicut ad actum virtutis requiritur id quod est voluntatis, ita id quod est rationis. Et ita, sicut caritas, quae est in voluntate, est forma virtutum, ita et fides, quae est in ratione. Et ita unum non debet dici forma alterius.

 

 

Praeterea, ab eodem aliquid vivificatur et formatur. Sed vita spiritualis attribuitur fidei, ut patet Habacuc II, 4 [rectius Hébr. X, 38] : iustus autem meus ex fide vivit. Ergo et formatio virtutum magis debet attribui fidei quam caritati.

 

Praeterea, in eo qui habet gratiam, actus fidei formatus est. Sed possibile est actum fidei talis hominis nullum habere ad caritatem ordinem. Ergo actus fidei potest esse formatus non per caritatem ; et ita non videtur quod etiam in ordine ad actum caritas sit forma fidei.

 

 

Sed contra. Illud est forma fidei sine quo fides est informis. Sed fides sine caritate est informis. Ergo caritas est forma fidei.

 

Praeterea, Ambrosius [PL 17, 239 A] dicit, quod caritas est mater omnium virtutum, quae omnes informat.

 

Praeterea, secundum hoc aliqua virtus dicitur esse formata quod actum meritorium elicere potest. Sed nullus actus potest esse meritorius et Deo acceptus, nisi ex amore procedat. Ergo caritas est omnium virtutum forma.

 

Praeterea, id a quo res habet efficaciam operandi, est forma eius. Sed fides habet efficaciam operandi a caritate, quia fides per dilectionem operatur ; Gal. V, 6. Ergo caritas est forma fidei.

 

 

Responsio. Dicendum, quod circa hanc quaestionem sunt diversae opiniones. Quidam enim dixerunt, quod ipsa gratia est forma fidei et aliarum virtutum, non autem aliqua alia virtus, nisi quatenus ponunt gratiam esse idem per essentiam cum virtute. Sed hoc esse non potest. Sive enim gratia et virtus per essentiam differant, sive ratione tantum ; gratia ad essentiam animae respicit, virtus autem ad potentiam. Quamvis autem essentia sit radix omnium potentiarum, tamen non ex aequo omnes potentiae ab essentia fluunt ; cum quaedam potentiae sint naturaliter aliis priores, et alias moveant. Unde etiam oportet quod habitus qui sunt in inferioribus viribus formentur per habitus qui sunt in superioribus ; et sic ab aliqua virtute superiori debet esse inferiorum virtutum formatio, non a gratia immediate.

Unde quasi communiter dicitur, quod caritas, quasi praecipua virtutum, sit aliarum virtutum forma, non solum in quantum vel est idem quod gratia, vel habet gratiam inseparabiliter annexam, sed etiam ex hoc ipso quod est caritas ; et sic etiam fidei forma dicitur esse. Quomodo autem fides per caritatem formetur, sic intelligendum est.

 

 

Quandocumque enim sunt duo principia moventia vel agentia ad invicem ordinata, illud quod in effectu est ab agente superiori est sicut formale ; quod vero est ab inferiori agente, est sicut materiale. Et hoc patet tam in naturalibus quam in moralibus. In actu enim nutritivae potentiae est vis animae sicut agens primum ; calor vero igneus sicut agens instrumentale, ut dicitur in II de Anima [l. 8 (416 a 9 sqq.)] ; quod autem in carne, quae aggeneratur per nutritionem, est ex parte caloris ignei, utpote aggregatio partium, vel siccitas, aut aliquid huiusmodi, est materiale respectu speciei carnis, quae est ex vi animae. Similiter etiam cum ratio inferioribus potentiis imperet, utpote irascibili et concupiscibili ; in habitu concupiscibilis, id quod est ex parte concupiscibilis, utpote pronitas quaedam ad utendum aliqualiter concupiscibilibus, est quasi materiale in temperantia ; ordo vero, qui est rationis, et rectitudo, est quasi forma eius. Et sic est etiam in aliis virtutibus moralibus ; unde quidam philosophi omnes virtutes scientias appellabant, ut dicitur in VI Ethicorum [l. 11 (1144 b 29)]. Cum igitur fides sit in intellectu secundum quod est motus et imperatus a voluntate ; id quod est ex parte cognitionis, est quasi materiale in ipsa ; sed ex parte voluntatis accipienda est sua formatio. Et ita cum caritas sit perfectio voluntatis, a caritate fides informatur.

 

 

 

Et eadem ratione omnes aliae virtutes prout a theologo considerantur ; prout scilicet sunt principia actus meritorii. Non autem potest aliquis actus esse meritorius nisi sit voluntarius, ut supra dictum est. Et sic patet quod omnes virtutes quas theologus considerat, sunt in viribus animae, prout sunt a voluntate motae.Ad primum igitur dicendum, quod non dicitur esse forma fidei caritas per modum quo forma est pars essentiae ; sic enim contra fidem dividi non posset ; sed in quantum aliquam perfectionem fides a caritate consequitur ; sicut etiam in universo elementa superiora dicuntur esse ut forma inferiorum, ut aer aquae et aqua terrae, ut dicitur in IV Physicor. [l. 8 (212 b 35)].

 

Et per hoc patet responsio ad secundum.

 

Ad tertium dicendum, quod modus quo caritas dicitur forma, appropinquat ad modum illum quo exemplar formam dicimus ; quia id quod est perfectionis in fide, a caritate deducitur ; ita quod caritas habeat illud essentialiter, fides vero et ceterae virtutes, participative.

 

Ad quartum dicendum, quod ipse habitus caritatis cum non sit intrinsecus fidei, non potest dici neque forma substantialis neque accidentalis eius ; potest autem aliquo modo dici exemplaris forma. Nec tamen oportet quod caritas sine fide esse possit. Non enim fides exemplatur a caritate secundum id quod est fides : sic enim fides caritatem praecedit ex parte eius quod cognitionis est in fide, sed solum secundum hoc quod est perfecta. Et sic nihil prohibet ut fides quantum ad aliquid sit prior caritate, ut sine ea caritas esse non possit ; et quantum ad aliud sit exemplar fidei, quam semper format utpote semper sibi praesentem. Sed id quod ex caritate in fide relinquitur, est fidei intrinsecum, et hoc quomodo sit fidei accidentale vel substantiale, infra [art. 6, ad 1] dicetur.

 

Ad quintum dicendum, quod voluntas et intellectus diversimode invicem se praecedunt. Intellectus enim praecedit voluntatem in via receptionis : ad hoc enim quod aliquid voluntatem moveat oportet quod prius in intellectu recipiatur, ut patet in III de Anima [l. 15 (433 b 11)]. Sed in movendo sive agendo voluntas est prior : quia omnis actio vel motus est ex intentione boni ; et inde est quod voluntas omnes inferiores vires movere dicitur, cuius obiectum proprium est bonum sub ratione boni. Praemium autem dicitur per modum receptionis, sed meritum per modum actionis ; et inde est quod totum praemium principaliter attribuitur intellectui ; et dicitur visio tota merces, quia inchoatur merces in intellectu et consumatur in affectu. Meritum autem attribuitur caritati, quia primum quod movet ad operandum opera meritoria est voluntas, quam caritas perficit.

 

Ad sextum dicendum, quod plures esse perfectiones unius rei eodem ordine, est impossibile. Gratia autem est sicut perfectio prima virtutum, sed caritas sicut perfectio proxima.

 

Ad septimum dicendum, quod actus fidei qui caritatem praecedit, est actus imperfectus, a caritate perfectionem expectans ; fides enim, quantum ad aliquid est prior caritate et quantum ad aliquid posterior, ut dictum est.

 

Ad octavum dicendum, quod obiectio illa procedit de actu fidei qui est secundum se, non prout est a caritate perfectus.

Ad nonum dicendum, quod quando superior vis perfecta est, ex eius perfectione relinquitur aliqua perfectio in inferiori ; et sic, cum caritas est in voluntate, eius perfectio aliquo modo redundat in intellectum : et sic caritas non solum actum fidei, sed ipsam etiam fidem format.

 

Ad decimum dicendum, quod apostolus in verbis illis videtur loqui de istis habitibus, non attendens in eis rationem virtutis, sed magis quod sunt quaedam dona et perfectiones. Unde in eadem contextione sermonis facit mentionem de prophetia et quibusdam aliis gratiis datis gratis, quae virtutes non ponuntur. Si tamen de eis (loquitur) in quantum sunt virtutes quaedam, adhuc ratio non sequitur. Contingit enim aliqua ex opposito dividi, quorum tamen unum est alterius causa vel perfectio ; sicut motus localis dividitur contra alios motus, cum tamen sit causa eorum ; et sic caritas contra alias virtutes dividitur, quamvis sit forma earum.

 

Ad undecimum dicendum, quod ratio potest dupliciter considerari : uno modo secundum se, alio modo secundum quod regit inferiores vires. In quantum igitur est inferiorum virium regitiva, perficitur per prudentiam. Et inde est quod omnes aliae virtutes morales, quibus inferiores vires perficiuntur, per prudentiam formantur sicut per proximam formam. Sed fides perficit rationem in se consideratam, prout est speculativa veri ; unde eius non est formare inferiores virtutes, sed formari a caritate, quae etiam alias format, et ipsam prudentiam : in quantum ipsa etiam prudentia propter finem, qui est caritatis obiectum, circa ea quae sunt ad finem, ratiocinatur.

 

Ad duodecimum dicendum, quod aliquid commune attribuitur alicui specialiter, dupliciter : vel quia sibi perfectissime convenit, sicut si cognoscere attribuamus intellectui ; vel quia in eo primo invenitur, sicut vivere attribuitur animae vegetabili, ut patet in I de Anima [De anima II, 7 (415 a 23)], quia in actibus eius primo apparet vita. Vita ergo spiritualis attribuitur fidei, quia in eius actu primo apparet, quamvis eius complementum sit in caritate, et ex hoc ipsa est forma aliarum virtutum.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod in habente caritatem non potest esse aliquis actus virtutis nisi a caritate formatus. Aut enim actus ille erit in finem debitum ordinatus, et hoc non potest esse nisi per caritatem in habente caritatem ; aut non est ordinatus in debitum finem, et sic non erit actus virtutis. Unde non potest esse quod actus fidei sit formatus a gratia, et non a caritate : quia gratia non habet ordinem ad actum nisi mediante caritate.

 

 

 

 

 

Article 6 - LA FOI INFORME EST-ELLE UNE VERTU ?

(Sexto quaeritur utrum fides informis sit virtus.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Ce que la foi reçoit de la charité ne peut être essentiel à la foi elle-même, puisque la foi peut exister sans cela. Or une chose n’est pas placée dans un genre par ce qui lui est accidentel. Être formée par la charité ne place donc pas la foi dans le genre de la vertu : donc, sans la forme de la charité, elle est une vertu.

 

 

2° À un vice ne s’oppose qu’une vertu ou un vice. Or l’infidélité, qui est un vice, est opposée à la foi informe non comme à un vice ; donc comme à une vertu ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

3° [Le répondant] disait que l’infidélité n’est opposée qu’à la foi formée. En sens contraire : les habitus dont les actes sont opposés sont nécessairement opposés. Or les actes de la foi informe et de l’infidélité sont opposés : ce sont l’assentiment et le dissentiment. La foi informe est donc opposée à l’infidélité.

 

4° La vertu ne semble pas être autre chose qu’un habitus perfectionnant une puissance. Or l’intelligence est perfectionnée par la foi informe, laquelle est donc une vertu.

 

 

5° Les habitus infus sont plus nobles que les habitus acquis. Or les habitus acquis que sont les habitus politiques sont appelés vertus même sans la charité, tels qu’ils sont reconnus par les philosophes. Donc à bien plus forte raison la foi qui est un habitus informe est-elle une vertu, puisqu’elle est un habitus infus.

 

6° Saint Augustin dit que les vertus autres que la charité peuvent exister sans la grâce. Donc la foi informe, qui existe sans la grâce, est elle aussi une vertu.

 

 

En sens contraire :

 

1) Toutes les vertus sont connexes, de sorte que celui qui en a une les a toutes, comme dit saint Augustin. Or la foi informe n’est pas associée aux autres. Elle n’est donc pas une vertu.

 

2) Il n’y a aucune vertu dans les démons. Or il y a en eux la foi informe, car « les démons croient » (Jacq. 2, 19). La foi informe n’est donc pas une vertu.

 

Réponse :

 

Si l’on prend la vertu au sens propre, la foi informe n’est pas une vertu. Et la raison en est que la vertu, à proprement parler, est un habitus pouvant éliciter un acte parfait. Or, quand un acte dépend de deux puissances, il ne peut être appelé parfait que si la perfection se rencontre dans l’une et l’autre puissance ; et on le voit clairement tant dans les vertus morales que dans les intellectuelles.

 

En effet, la connaissance des conclusions exige deux choses : l’intelligence des principes, et la raison qui mène les principes aux conclusions. Donc, soit que l’on se trompe ou que l’on doute sur les principes, soit que le raisonnement soit défaillant, ou encore que l’on n’en comprenne pas la force, l’on n’aura pas en soi la parfaite connaissance des conclusions ; ni, par conséquent, la science, qui est une vertu intellectuelle.

 

Semblablement, l’acte normal du concupiscible dépend à la fois du concupiscible et de la raison. Si donc la raison n’est pas perfectionnée par la prudence, l’acte du concupiscible ne peut être parfait, quelque enclin au bien que soit le concupiscible ; pour cette raison, ni la tempérance ni aucune vertu morale ne peut exister sans la prudence, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique.

 

Puis donc que l’acte de croire dépend à la fois de l’intelligence et de la volonté, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit, un tel acte ne peut être parfait que si, à la fois, la volonté est perfectionnée par la charité, et l’intelligence par la foi. Et de là vient que la foi informe ne peut être une vertu.

 

Réponse aux objections :

 

1° Quelque chose peut être accidentel à une chose considérée dans son genre naturel, et lui être essentiel si on la rapporte au genre moral, c’est-à-dire au vice et à la vertu ; par exemple, pour un repas, la fin normale, ou n’importe quelle autre circonstance due. Et semblablement, ce que la foi reçoit de la charité lui est accidentel quant à son genre naturel, mais essentiel si on la rapporte au genre moral ; par conséquent, cela l’établit dans le genre de la vertu.

 

 

2° Le vice n’est pas seulement opposé à la vertu parfaite, mais aussi à ce qui est imparfait dans le genre de la vertu : par exemple l’intempérance, à l’aptitude naturelle du concupiscible au bien ; et l’infidélité s’oppose ainsi à la foi informe.

 

 

3° Nous l’accordons.

 

4° Par la foi informe, l’intelligence n’est pas conduite à une perfection qui suffise pour la vertu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

5° Les philosophes ne considèrent pas les vertus en tant qu’elles sont des principes de l’acte méritoire ; voilà pourquoi les habitus non formés par la charité peuvent être

appelés vertus selon eux, mais non selon le théologien.

 

 

6° Saint Augustin prend pour des vertus au sens large tous les habitus qui perfectionnent en vue d’actes louables. Ou bien l’on peut dire que saint Augustin ne pense pas que les habitus existant sans la grâce peuvent être appelés des vertus, mais que des habitus qui sont des vertus quand ils sont avec la grâce, demeurent sans la grâce ; alors cependant, ils ne sont pas des vertus.

 

Et videtur quod sic.

 

Illud enim quod fides a caritate consequitur non potest esse ipsi fidei essentiale, cum sine eo fides esse possit. Sed per id quod est alicui accidentale non collocatur aliquid in genere. Ergo fides per id quod est formata a caritate, non collocatur in genere virtutis : ergo sine forma caritatis est virtus.

 

Praeterea, vitio nihil opponitur nisi virtus vel vitium. Sed infidelitas, quae vitium est, opponitur fidei informi non ut vitio ; ergo ut virtuti ; et sic idem quod prius.

 

 

Sed dicebat, quod infidelitas opponitur solum fidei formatae. – Sed contra, habitus oportet esse oppositos quorum sunt actus oppositi. Sed fidei informis et infidelitatis sunt actus oppositi, scilicet assentire et dissentire. Ergo fides informis infidelitati opponitur.

 

Praeterea, virtus nihil aliud esse videtur quam habitus alicuius potentiae perfectivus. Sed per fidem informem intellectus perficitur. Ergo est virtus.

 

Praeterea, habitus infusi sunt nobiliores habitibus acquisitis. Sed habitus acquisiti, scilicet politici, dicuntur virtutes etiam sine caritate, sicut a philosophis ponuntur. Ergo multo fortius fides quae est habitus informis, cum sit habitus infusus, virtus est.

 

Praeterea, Augustinus [Prosper Aquitanus, Sententiae ex August. delibatae, 7] dicit, quod ceterae virtutes, praeter caritatem, possunt esse sine gratia. Ergo etiam fides informis quae est sine gratia, virtus est.

 

 

Sed contra. Omnes virtutes sunt connexae, ut qui habet unam, omnes habeat, sicut dicit Augustinus [De Trin. VI, 4]. Sed fides informis non est aliis annexa. Ergo non est virtus.

 

Praeterea, nulla virtus est in daemonibus. Fides informis est in daemonibus ; nam daemones credunt ; Iacob. II, 19. Ergo fides informis non est virtus.

 

 

Responsio. Dicendum, quod loquendo proprie de virtute, fides informis non est virtus. Cuius ratio est, quia virtus, proprie loquendo, est habitus potens elicere actum perfectum. Quando autem aliquis actus dependet ex duabus potentiis, non potest dici perfectus nisi in utraque potentia perfectio inveniatur : et hoc patet tam in virtutibus moralibus quam intellectualibus.

Cognitio enim conclusionum duo exigit ; scilicet principiorum intellectum, et rationem deducentem principia in conclusiones. Sive ergo aliquis circa principia erret vel dubitet, sive in ratiocinando deficiat, aut vim ratiocinationis non comprehendat, non erit in eo perfecta conclusionum cognitio ; unde nec scientia, quae virtus intellectualis est.

 

Similiter etiam debitus actus concupiscibilis et ex ratione et ex concupiscibili dependet. Unde, si ratio non sit perfecta per prudentiam, non potest esse actus concupiscibilis perfectus, quaecumque pronitas insit concupiscibili ad bonum ; propter quod nec temperantia nec aliqua virtus moralis sine prudentia esse potest, ut dicitur in VI Ethic. [l. 11 (1144 b 32)].

 

Cum ergo credere dependeat et ex intellectu et voluntate, ut ex supra dictis patet, non potest esse talis actus perfectus, nisi et voluntas sit perfecta per caritatem, et intellectus per fidem. Et inde est quod fides informis non potest esse virtus.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod aliquid potest esse accidentale alicui prout est in genere naturae, quod est sibi essentiale prout refertur ad genus moris, scilicet ad vitium et virtutem ; sicut finis debitus comestioni, vel quaelibet alia circumstantia debita. Et similiter id quod fides ex caritate recipit, est sibi accidentale secundum genus naturae, sed essentiale prout refertur ad genus moris ; et ideo per hoc ponitur in genere virtutis.

 

Ad secundum dicendum, quod vitium non solum opponitur virtuti perfectae, sed etiam ei quod imperfectum est in genere virtutis, sicut intemperantia naturali habilitati quae inest concupiscibili ad bonum ; et sic infidelitas informi fidei opponitur.

 

Tertium concedimus.

 

Ad quartum dicendum, quod per fidem informem intellectus non perducitur in perfectionem sufficientem virtuti, ut ex dictis patet.

 

Ad quintum dicendum, quod philosophi non considerant virtutes secundum quod sunt principia actus meritorii : et ideo secundum eos habitus non formati caritate possunt dici virtutes ; non autem secundum theologum.

 

Ad sextum dicendum, quod Augustinus accipit large virtutes, omnes habitus perficientes ad actus laudabiles. Vel potest dici, quod non intelligit Augustinus quod habitus sine gratia existentes virtutes dicantur, sed quia aliqui habitus qui sunt virtutes quando sunt cum gratia, remanent sine gratia, non tamen tunc sunt virtutes.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 7 - LA FOI INFORME ET LA FOI FORMÉE SONT-ELLES UN MÊME HABITUS ?

(Septimo quaeritur utrum sit idem habitus fidei informis et formatae.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La grâce qui survient n’a pas une moindre efficace en celui qui a la foi [informe] que dans l’infi­dèle. Or dans l’infidèle, lors de sa conversion, avec la grâce est simultanément infusé l’habitus de foi. Il en va donc de même en celui qui a la foi ; et ainsi, l’habitus de foi formée est autre que l’habitus de foi informe.

 

2° La foi informe est le principe de la crainte servile, mais la foi formée, celui de la crainte chaste ou initiale. Or, la crainte filiale ou chaste survenant, la crainte servile est chassée. Donc, à la venue de la foi formée, la foi informe est chassée, et ainsi, l’habitus n’est pas le même pour les deux.

 

 

3° Comme dit Boèce, les accidents peuvent être anéantis, mais non altérés. Or l’habitus de foi informe est un certain accident. Il ne peut donc être altéré pour devenir lui-même formé.

 

 

 

4° La vie survenant, ce qui est mort s’en va. Or « la foi » informe, qui est « sans les œuvres, est morte », comme il est dit en Jacq. 2, 26. À la venue de la charité, qui est le principe de la vie, la foi informe est donc ôtée, et ainsi, elle ne devient pas formée.

 

 

5° Deux accidents ne deviennent pas un seul. Or la foi informe est un certain accident. Il ne peut donc se faire que la charité et elle deviennent un ; ce qui semblerait nécessaire si c’est la foi informe qui était formée.

 

6° Tout ce qui diffère par le genre, diffère aussi spécifiquement et numériquement. Or la foi informe et la foi formée diffèrent par le genre, puisque l’une est une vertu et l’autre non. Elles diffèrent donc aussi spécifiquement et numériquement.

 

7° On distingue les habitus par les actes. Or la foi formée et l’informe ont des actes différents : croire en Dieu, croire à Dieu, et croire Dieu. Ce sont donc des habitus différents.

 

8° Des habitus différents sont ôtés par des vices différents, puisque chaque chose est ôtée par son contraire, et qu’il n’y a qu’une chose qui soit contraire à une autre. Or la foi formée est ôtée par le péché de fornication ; mais non la foi informe, qui ne l’est que par le péché d’infidélité. La foi informe et la foi formée sont donc des habitus différents.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Jacq. 2, 26 : « La foi sans les œuvres est morte » ; la Glose : « par celles-ci elle revit ». C’est donc la foi informe elle-même qui a été morte, qui est formée et qui revit.

 

2) Les réalités ne sont pas diversifiées par ce qui est en dehors de leur essence. Or la charité est en dehors de l’essence de la foi. Être avec ou sans la charité ne diversifie donc pas l’habitus de foi.

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a différentes opinions. En effet, certains prétendent que l’habitus qui a été informe ne devient jamais formé, mais qu’avec la grâce elle-même est infusé un certain habitus nouveau, qui est la foi formée, et qu’à sa venue, l’habitus de foi informe s’en va. Mais cela est impossible, car rien n’est chassé que par son opposé ; si donc l’habitus de foi informe est chassé par l’habitus de foi formée, il sera nécessaire, puisque le premier n’est opposé au second que sous l’aspect de l’informité, que cette dernière soit de l’essence de la foi informe, laquelle sera donc par son essence un habitus mauvais, et ne pourra être un don de Dieu. En outre, lorsque quelqu’un pèche mortellement, la grâce et la foi formée sont ôtées, et cependant nous voyons la foi demeurer. Et ce qu’ils affirment n’est pas probable, à savoir que le don de la foi informe lui serait alors de nouveau infusé : car dans ce cas, le fait même que quelqu’un pèche le disposerait à recevoir un don de Dieu.

 

 

Et c’est pourquoi d’autres disent qu’à la venue de la charité, ce n’est point l’habitus qui est ôté, mais seulement l’acte de la foi informe. Mais cela non plus ne peut se soutenir, car alors un habitus demeurerait inutilement. Et de plus, puisque l’acte de foi informe n’a pas de contrariété essentielle avec l’acte de foi formée, il ne peut être empêché par lui.

 

Et l’on ne peut pas dire non plus que les deux actes et les deux habitus existent ensemble, car tout acte que fait la foi informe, la foi formée peut le faire. Le même acte viendrait donc de deux habitus, ce qui ne convient pas.

 

Voilà pourquoi il faut dire avec d’autres que, lorsque survient la charité, la foi informe demeure, et c’est elle qui est formée ; et ainsi, seule l’informité est ôtée. Ce que l’on peut voir de la façon suivante.

 

Dans les puissances ou les habitus, la diversité se prend d’une double considération : des objets, et des différents modes d’action. La diversité des objets différencie les puissances et les habitus essentiellement, comme la vue diffère de l’ouïe, et la chasteté de la force. Mais quant à la manière d’agir, les puissances ne sont pas différenciées essentiellement, mais par le complet et l’incomplet. En effet, voir plus ou moins clairement, ou exercer plus ou moins promptement l’œuvre de chasteté, ne différencient pas la puissance visuelle ou l’habitus de chasteté, mais montrent que la puissance et l’habitus sont plus ou moins parfaits.

 

Or la foi formée et la foi informe diffèrent non point dans l’objet, mais seulement dans la manière d’agir. Car c’est d’une volonté parfaite que la foi formée donne son assentiment à la vérité première, mais la foi informe, d’une volonté imparfaite. La foi formée et l’informe ne se distinguent donc pas comme deux habitus différents, mais comme un habitus respectivement parfait et imparfait. Par conséquent, puisque le même habitus qui était auparavant imparfait peut devenir parfait, c’est l’habitus même de foi informe qui devient ensuite formé.

 

Réponse aux objections :

 

1° La grâce, lorsqu’elle est infusée à celui qui a la foi, n’a pas une moindre efficace que lorsqu’elle est infusée à l’infidèle ; mais, qu’elle ne cause pas en celui qui a la foi un autre habitus de foi, cela se produit par accident, parce qu’elle trouve cet habitus déjà là. De même, par le cours d’un professeur, l’ignorant est enseigné, au lieu que le savant n’acquiert pas un nouvel habitus, mais est renforcé dans la science qu’il avait déjà.

 

2° Lorsque survient la charité, la crainte servile n’est pas exclue quant à la substance du don, mais seulement quant à la servilité. Et de même, lorsque survient la grâce, la foi n’est ôtée que quant à l’informité.

 

 

3° Bien que l’accident ne puisse être altéré, cependant le sujet de l’accident est altéré suivant quelque accident ; et ainsi, l’on dit que cet accident varie, comme la blancheur devient plus ou moins grande lorsque le sujet est altéré suivant la blancheur.

 

 

4° La vie survenant, il n’est pas nécessaire que ce qui est mort soit ôté, mais que la mort soit ôtée ; et ainsi, ce n’est pas la foi informe qui est ôtée par la charité, mais l’informité.

5° Bien que deux accidents ne deviennent pas un, cependant un accident peut être perfectionné par un autre, comme la couleur par la lumière ; et ainsi, la foi est perfectionnée par la charité.

 

 

6° On dit que la foi informe et la foi formée diffèrent par le genre, non pas comme existant en des genres différents, mais comme le parfait qui atteint la raison formelle du genre et l’imparfait qui ne l’atteint pas encore. Il n’est donc pas nécessaire qu’elles diffèrent numériquement, tout comme l’embryon et l’animal ne diffèrent pas non plus numériquement.

 

7° Croire à Dieu, croire Dieu et croire en Dieu, ces expressions ne désignent pas différents actes, mais différentes circonstances du même acte de vertu. En effet, il y a dans la foi une part de connaissance, en tant que la foi est une preuve ; et ainsi, quant au principe de cette argumentation, l’acte de foi se dit « croire à Dieu » : car si le croyant est mû à assentir à une chose, c’est parce qu’elle est dite par Dieu. Quant à la conclusion à laquelle il donne son assentiment, l’acte de foi se dit « croire Dieu » : car la vérité première est l’objet propre de la foi. Et quant à la part de volonté, l’acte de foi se dit « croire en Dieu ». Mais il n’est parfaitement un acte de vertu que s’il réunit toutes ces circonstances.

 

 

 

8° Par la fornication et les autres péchés, hormis l’infidélité, la foi formée est ôtée non quant à la substance de l’habitus, mais seulement quant à la forme.

 

Et videtur quod non.

 

Gratia enim adveniens non habet minorem efficaciam in fideli quam in infideli. Sed in infideli, cum convertitur, cum gratia simul habitus fidei infunditur. Ergo et similiter in fideli ; et ita habitus fidei formatae est alius ab habitu fidei informis.

 

 

Praeterea, fides informis est principium timoris servilis ; fides autem formata timoris casti vel initialis. Sed adveniente timore filiali vel casto, timor servilis expellitur. Ergo et adveniente fide formata, fides informis expellitur et sic non est idem habitus utrique.

 

Praeterea, sicut dicit Boetius [In Categor. Arist. I, cap. De substantia], accidentia corrumpi possunt, alterari autem minime. Sed habitus fidei informis est quoddam accidens. Ergo non potest alterari, ut fiat ipsemet formatus.

 

Praeterea, adveniente vita recedit mortuum. Fides autem informis quae est sine operibus mortua est, ut dicitur Iacob. II, 26. Ergo adveniente caritate, quae est principium vitae, tollitur fides informis, et ita non fit formata.

 

Praeterea, ex duobus accidentibus non fit unum. Sed fides informis est quoddam accidens. Ergo non potest esse quod ex ea et caritate fiat unum ; quod videretur oportere si ipsamet fides informis formaretur.

 

Praeterea, quaecumque differunt genere, differunt et specie et numero. Sed fides informis et formata differunt genere, cum una sit virtus, non autem alia. Ergo et differunt specie et numero.

 

Praeterea, habitus penes actus distinguuntur. Sed fidei formatae et informis sunt diversi actus : scilicet credere in Deum, et credere Deo, vel Deum. Ergo sunt diversi habitus.

 

Praeterea, diversi habitus diversis vitiis tolluntur, cum unumquodque tollatur per suum contrarium, et unum uni sit contrarium. Sed fides formata tollitur per peccatum fornicationis ; non autem fides informis, sed solum per peccatum infidelitatis. Ergo fides informis et formata sunt diversi habitus.

 

 

 

Sed contra. Iac. II, 26, dicitur : fides sine operibus mortua est ; Glossa [interlin., ibid.], quibus reviviscit. Ergo ipsamet fides informis, quae mortua fuit, formatur et reviviscit.

 

Praeterea, res non diversificantur per ea quae sunt extra essentiam rerum. Sed caritas est extra essentiam fidei. Ergo ex hoc quod est sine caritate vel cum caritate, non diversificatur habitus fidei.

 

 

Responsio. Dicendum, quod circa hoc sunt diversae opiniones. Quidam enim dicunt, quod habitus qui fuit informis, nunquam fit formatus ; sed cum ipsa gratia infunditur quidam novus habitus, qui est fides formata ; et eo adveniente, habitus fidei informis discedit. Sed hoc non potest esse, quia nihil expellitur nisi per suum oppositum. Si igitur per habitum fidei formatae expellitur habitus fidei informis, cum non opponatur ei nisi ratione informitatis, oportebit ipsam informitatem esse de essentia fidei informis, et sic erit per essentiam suam malus habitus, nec poterit esse donum Dei. Et praeterea, quando peccat aliquis mortaliter, tollitur gratia et fides formata, tamen videmus fidem remanere. Nec est probabile quod dicunt, quod tunc iterum donum fidei informis ei infundatur : quia sic ex hoc ipso quod aliquis peccat disponeretur ad recipiendum aliquod donum a Deo.

Et ideo alii dicunt, quod non tollitur habitus, sed tantum actus fidei informis, adveniente caritate. Sed etiam hoc non potest stare ; quia sic habitus remaneret otiosus. Et praeterea, cum actus fidei informis non habeat essentialem contrarietatem ad actum fidei formatae, non potest per eum impediri.

 

Nec potest iterum dici, quod uterque actus et habitus simul sit : quia omnem actum quem facit fides informis, potest facere fides formata. Unde idem actus esset a duobus habitibus ; quod non convenit.

 

Et ideo dicendum est cum aliis, quod fides informis manet adveniente caritate, et ipsamet formatur ; et sic sola informitas tollitur. Quod sic potest videri.

 

In potentiis enim vel habitibus, ex duobus attenditur diversitas : scilicet ex obiectis, et ex diverso modo agendi. Diversitas autem obiectorum diversificat potentias et habitus essentialiter, sicut visus differt ab auditu, et castitas a fortitudine. Sed quantum ad modum agendi non diversificantur potentiae vel habitus per essentiam, sed secundum completum et incompletum. Quod enim aliquis clarius vel minus clare videat, vel opus castitatis promptius vel minus prompte exerceat, non diversificat potentiam visivam, vel habitum castitatis ; sed ostendit potentiam et habitum esse perfectiorem, et minus perfectum.

Fides autem formata et informis non differunt in obiecto, sed solum in modo agendi. Fides enim formata perfecta voluntate assentit primae veritati ; fides autem informis imperfecta voluntate. Unde fides formata et informis non distinguuntur sicut duo diversi habitus, sed sicut habitus perfectus et imperfectus. Unde, cum idem habitus qui prius fuit imperfectus, possit fieri perfectus, ipse habitus fidei informis postea fit formatus.Ad primum igitur dicendum, quod gratia non habet minorem efficaciam cum infunditur fideli quam cum infunditur infideli, sed hoc est per accidens quod in eo qui habet fidem, non causat alium habitum fidei, quia ipsum invenit ; sicut ex doctrina alicuius docentis docetur inscius ; sed scius non acquirit novum habitum, sed in scientia prius habita fortificatur.

 

Ad secundum dicendum, quod timor servilis non excluditur adveniente caritate quantum ad substantiam doni, sed solum quantum ad servilitatem. Et sic etiam fides solum quantum ad informitatem tollitur adveniente gratia.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis accidens non possit alterari, subiectum tamen accidentis secundum aliquod accidens alteratur ; et sic illud accidens variari dicitur, sicut albedo fit maior vel minor, subiecto secundum albedinem alterato.

 

Ad quartum dicendum, quod adveniente vita, non oportet quod tollatur mortuum, sed mors ; et ita non tollitur fides informis, sed informitas, per caritatem.

Ad quintum dicendum, quod quamvis ex duobus accidentibus non fiat unum, tamen unum accidens potest per aliud perfici, sicut color per lucem ; et sic fides per caritatem perficitur.

 

Ad sextum dicendum, quod fides informis et formata non dicuntur diversa in genere quasi in diversis generibus existentia ; sed sicut perfectum quod attingit ad rationem generis, et imperfectum quod nondum attingit. Unde non oportet quod numero differant, sicut nec embryo et animal.

 

 

Ad septimum dicendum, quod credere Deo et credere Deum et credere in Deum non nominant diversos actus, sed diversas circumstantias eiusdem actus virtutis. In fide enim est aliquid ex parte cognitionis, prout fides est argumentum. Et sic, quantum ad huius argumentationis principium, actus fidei dicitur credere Deo : ex hoc enim movetur ad assentiendum credens alicui, quia est divinitus dictum. Sed quantum ad conclusionem cui assentit, dicitur credere Deum : veritas enim prima est proprium obiectum fidei. Sed quantum ad id quod est voluntatis, dicitur actus fidei credere in Deum. Non est autem actus virtutis perfecte, nisi has omnes circumstantias habeat.

 

Ad octavum dicendum, quod fides formata tollitur fornicatione et aliis peccatis, praeter infidelitatem, non quantum ad substantiam habitus, sed quantum ad formam tantum.

 

 

 

 

 

Article 8 - L’OBJET PROPRE DE LA FOI EST-IL LA VÉRITÉ PREMIÈRE ?

(Octavo quaeritur utrum obiectum fidei proprium sit veritas prima.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La foi est expliquée dans le Symbole. Or dans le Symbole sont mentionnées de nombreuses choses qui concernent les créatures. L’objet de la foi n’est donc pas seulement la vérité première.

 

2° [Le répondant] disait que les choses qui, dans le Symbole, concernent les créatures, se rapportent à la foi comme par accident et secondairement. En sens contraire : la considération d’une science s’étend par soi à toutes les choses auxquelles s’étend l’efficace du médium propre par lequel elle procède. Or le médium de la foi consiste à croire à Dieu qui dit quelque chose ; car ce qui meut le fidèle à assentir, c’est qu’il pense qu’une chose a été dite par Dieu. Or on doit croire à Dieu non seulement au sujet de la vérité première, mais au sujet de n’importe quelle vérité. N’importe quelle vérité est donc par elle-même matière et objet de foi.

 

3° On distingue les actes par les objets. Or l’acte de foi et la vision de la forme divine sont des actes différents. Puis donc que l’objet de la vision susdite est la vérité première elle-même, cette dernière ne sera pas objet de l’acte de foi.

 

4° La vérité première est à la foi ce que la lumière est à la vue. Or ce n’est pas la lumière qui est objet par soi de la vue, mais plutôt la couleur en acte, comme dit Ptolémée. La vérité première n’est donc pas non plus objet par soi de la foi.

 

5° La foi porte sur des objets complexes ; à eux seuls, en effet, l’on peut assentir comme à des choses vraies. Or la vérité première est une vérité incomplexe. L’objet de la foi n’est donc pas la vérité première.

 

6° Si la vérité première était par elle-même objet de la foi, rien qui concerne purement la créature ne concernerait la foi. Or la résurrection de la chair concerne purement la créature ; et cependant elle est au nombre des articles de foi. Ce n’est donc pas seulement par elle-même que la vérité première est objet de la foi.

 

7° De même que le visible est objet de la vue, de même ce qui est susceptible d’être cru est objet de la foi. Or de nombreuses choses autres que la vérité première sont susceptibles d’être crues. La vérité première n’est donc pas par elle-même objet de la foi.

 

8° Les relatifs sont objets d’une même connaissance, attendu que l’un est inclus dans la définition de l’autre. Or « Créateur » et « créature » se disent relativement. Donc, quel que soit l’habitus cognitif dont le Créateur est objet, la créature en sera aussi l’objet ; et ainsi, il est impossible que la seule vérité première soit objet de la foi.

 

 

9° En n’importe quelle connaissance, ce à quoi nous sommes conduits est l’objet, et ce par quoi nous y sommes conduits est le médium. Or, dans la foi, nous sommes conduits à assentir à des vérités, tant sur Dieu que sur les créatures, par la vérité première, en tant que nous croyons Dieu véridique. La vérité première ne se comporte donc pas dans la foi comme l’objet de connaissance, mais plutôt comme le médium.

 

 

10° De même que la charité est une vertu théologale, de même aussi la foi. Or la charité n’a pas seulement Dieu pour objet, mais aussi le prochain ; et c’est pourquoi, concernant l’amour de Dieu et du prochain, deux préceptes de charité sont donnés. Donc la foi aussi a pour objet non seulement la vérité première, mais aussi la vérité créée.

 

11° Saint Augustin dit que, dans la patrie, nous verrons les réalités elles-mêmes, au lieu qu’ici nous regardons les images des réalités. Or la vision de foi appartient à l’état de voie. La vision de foi se fait donc au moyen d’images. Or les images par lesquelles notre intelligence voit, sont les réalités créées. L’objet de la foi est donc la vérité créée.

 

12° La foi est intermédiaire entre la science et l’opinion, comme le montre clairement la définition d’Hugues de Saint-Victor. Or la science et l’opinion portent sur un objet complexe. Donc la foi aussi ; et ainsi, son objet ne peut être la vérité première, qui est simple.

 

 

13° Le principe de la foi semble être la révélation prophétique, par laquelle nous ont été annoncées les réalités divines. Or l’objet de la prophétie n’est pas la vérité première, mais bien plutôt les réalités créées, qui sont soumises à des différences temporelles déterminées. L’objet de la foi n’est donc pas non plus la vérité première.

 

14° La vérité contingente n’est pas la vérité première. Or quelque vérité de foi est une vérité contingente. En effet, que le Christ ait souffert, cela a été contingent, puisque cela était dépendant de son libre arbitre et aussi de celui des meurtriers, et cependant la foi porte sur la Passion du Christ. La vérité première n’est donc pas l’objet propre de la foi.

 

15° La foi, à proprement parler, ne porte que sur des objets complexes. Or, en certains articles de foi, la vérité première se présente comme incomplexe ; comme lorsque nous disons que Dieu a souffert ou est mort. La vérité première n’y est donc pas signifiée comme objet de foi.

 

16° La vérité première a un double rapport à la foi : en tant qu’elle atteste la foi, et en tant que la foi porte sur elle. Or, l’on ne peut la reconnaître comme objet de la foi en tant qu’elle l’atteste, car sous ce rapport elle est extérieure à l’essence de la foi ; ni non plus en tant que la foi porte sur elle, car alors tous les énoncés qui seraient formés à propos de la vérité première seraient des choses susceptibles d’être crues ; ce qui est manifestement faux. La vérité première n’est donc pas objet propre de la foi.

 

En sens contraire :

 

1) Denys dit que la foi porte sur « la vérité simple, perpétuelle, immuable ». Or seule la vérité première est telle ; donc, etc.

2) Une vertu théologale a la même chose pour fin et pour objet. Or la fin de la foi est la vérité première, dont la foi mérite la vision à découvert. Son objet est donc, lui aussi, la vérité première.

 

3) Saint Isidore dit que l’article est une perception de la vérité divine. Or la foi est contenue dans les articles. La vérité divine est donc l’objet de la foi.

 

4) La foi est au vrai ce que la charité est au bien. Or l’objet par soi de la charité est le souverain bien, car la charité aime Dieu, et le prochain pour Dieu. L’objet de la foi est donc la vérité première.

 

Réponse :

 

La vérité première est par elle-même objet de la foi. Et voici comment le comprendre. Un habitus n’est une vertu que si son acte est toujours bon ; car autrement, un tel habitus ne serait pas la perfection de sa puissance. Puis donc que l’acte de l’intelli­gence est bon dès lors qu’il considère le vrai, il est nécessaire que l’habitus existant dans l’intelligence ne puisse être une vertu que s’il est tel que, par lui, on dise infailliblement le vrai ; et pour cette raison, ce n’est pas l’opinion qui est une vertu intellectuelle, mais la science et l’intelligence [des principes], comme il est dit au sixième livre de l’Éthique.

 

Or cela, la foi qui est reconnue comme une vertu ne peut le devoir à l’évidence même des choses, puisqu’elle porte sur ce que l’on ne voit pas. Il est donc nécessaire qu’elle le tienne de ce qu’elle adhère à quelque témoignage en lequel la vérité se rencontre infailliblement. Or de même que tout être créé, autant qu’il est en lui, est vain et déficient, à moins d’être soutenu par l’étant incréé, de même toute vérité créée est déficiente, sauf dans la mesure où elle est rectifiée par la vérité incréée. C’est pourquoi assentir au témoignage d’un ange ou d’un homme ne conduirait pas infailliblement à la vérité, sinon dans la mesure où l’on considère en eux le témoignage de Dieu qui parle. Il est donc nécessaire que la foi qui est reconnue comme une vertu fasse adhérer l’intel­ligence de l’homme à cette vérité qui réside dans la connaissance divine, en transcendant la vérité de sa propre intelligence. Et ainsi, le fidèle, « par la vérité simple, perpétuelle, immuable, est délivré des variations instables de l’erreur », comme dit Denys au septième chapitre des Noms divins.

 

Or la vérité de la connaissance divine se comporte ainsi : elle porte premièrement et principalement sur la réalité incréée elle-même, et en quelque sorte conséquemment sur les créatures, en tant que Dieu, en se connaissant, connaît toutes les autres choses. Et ainsi, la foi, qui unit l’homme à la connaissance divine par l’assentiment, a Dieu lui-même comme objet principal ; mais les autres choses, quelles qu’elles soient, comme [des objets] adjoints par voie de conséquence.

 

Réponse aux objections :

 

1° Tout ce qui, dans le Symbole, concerne les créatures, n’est matière de foi que dans la mesure où quelque chose de la vérité première lui est adjoint ; en effet, la Passion elle-même n’est objet de foi que dans la mesure où nous croyons que Dieu a souffert, et la Résurrection, que dans la mesure où nous la croyons réalisée par la puissance divine.

 

2° Bien qu’à propos de tout il faille croire par le témoignage de Dieu, cependant son témoignage, tout comme sa connaissance, porte premièrement et principalement sur Dieu lui-même, et conséquemment sur les autres choses ; Jn 8, 18 : « Je me rends témoignage à moi-même, et mon Père qui m’a envoyé me rend aussi témoignage. » La foi porte donc principalement sur Dieu, et sur les autres choses par voie de conséquence.

 

3° La vérité première, considérée comme apparaissant dans sa forme, est objet de la vision de la patrie, mais, considérée comme non apparente, elle est objet de la foi ; donc, bien que l’objet de ces deux actes soit réellement identique, cependant il n’est pas considéré sous le même aspect. Et ainsi, l’objet formellement différent fait différer l’espèce de l’acte.

 

4° La lumière est d’une certaine façon l’objet de la vue, et d’une autre façon elle ne l’est pas. En effet, en tant que la lumière n’est vue par nos yeux que parce qu’elle s’unit, par réflexion ou autrement, à un corps déterminé, on ne dit pas qu’elle est par elle-même objet de la vue, mais on le dit plutôt de la couleur, qui est toujours dans un corps déterminé. Mais en tant que rien ne peut être vu qu’au moyen de la lumière, on dit que la lumière est le premier visible, comme le dit le même Ptolémée. Et de la sorte également, la vérité première est premièrement et par soi objet de la foi.

 

5° La réalité connue est appelée objet de connaissance, en tant qu’elle subsiste en elle-même hors de celui qui connaît, quoiqu’il n’y ait connaissance d’une telle chose que par ce qui, d’elle, est dans le connaissant ; ainsi la couleur de la pierre, qui est objet de la vue, n’est connue que par son espèce dans l’œil. Donc la vérité première, qui est simple en elle-même, est objet de la foi ; mais notre intelligence la reçoit à sa façon, par voie de composition. Et ainsi, parce qu’à la composition faite elle donne son assentiment comme à une composition vraie, elle tend vers la vérité première comme vers un objet ; et ainsi, rien n’empê­che que l’objet de la foi soit la vérité première, quoique la foi porte sur des objets complexes.

 

6° La résurrection de la chair et les autres choses de ce genre appartiennent aussi à la vérité première, en tant que réalisées par la puissance divine.

7° Il est nécessaire que toutes les choses susceptibles d’être crues, dès lors qu’elles sont attestées par Dieu, portent principalement sur la vérité première et secondairement sur les réalités créées, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Quant aux autres choses susceptibles d’être crues, elles ne sont pas objets de cette foi dont nous parlons maintenant.

 

8° Le Créateur n’est pas objet de foi sous l’aspect de Créateur, mais comme vérité première. Il n’est donc pas nécessaire que la créature soit par elle-même objet de la foi : en effet, de ce qu’une même connaissance porte sur le maître et l’esclave en tant que tels, il ne suit point que quiconque connaît quelque chose au sujet du maître connaisse quelque chose au sujet de l’esclave.

 

9° Bien que nous soyons conduits aux créatures par la vérité première, cependant elle nous conduit principalement à elle-même, car elle témoigne principalement d’elle-même ; la vérité première se comporte donc, dans la foi, et comme le médium et comme l’objet.

 

10° La charité envers le prochain n’aime que Dieu ; il ne s’ensuit donc pas que l’objet de la charité soit quelque chose d’autre que le souverain bien.

 

 

11° Les images au moyen desquelles la foi regarde quelque chose sont non pas l’objet de la foi, mais ce par quoi la foi tend vers son objet.

 

12° Bien que la foi porte sur un objet complexe quant à ce qui est en nous, cependant, quant à ce vers quoi nous sommes conduits par la foi comme vers un objet, elle porte sur une vérité simple.

 

13° Bien que la prophétie ait pour matière les réalités créées et temporelles, cependant elle a pour fin la réalité incréée. En effet, toutes les révélations prophétiques, même celles qui concernent les réalités créées, sont ordonnées à ce que Dieu soit connu de nous. Voilà pourquoi la prophétie amène à la foi comme à une fin. Et il n’est pas nécessaire que l’objet ou la matière soit identique pour la prophétie et pour la foi : encore que la foi et la prophétie portent parfois sur la même chose, ce n’est cependant pas sous le même rapport ; par exemple, portant sur la Passion du Christ, il y eut la prophétie des anciens et la foi ; mais la prophétie quant à ce qui en elle était temporel, la foi quant à ce qui en elle était éternel.

 

14° La foi ne porte sur la Passion que dans la mesure où elle est unie à la vérité éternelle, en tant que la Passion est considérée à propos de Dieu. De plus, bien que la Passion, considérée en elle-même, soit contingente, cependant, en tant qu’elle se tient sous la prescience divine, telle qu’elle est objet de foi et de prophétie, elle a une vérité immuable.

 

 

15° Le sujet se rapporte à toute la proposition comme une matière ; donc, bien qu’en de telles propositions, quand nous disons : « Dieu a souffert », seul le sujet désigne quelque chose d’incréé, cependant l’on dit que toute la proposition porte sur la réalité incréée comme sur une matière : et de la sorte, il n’est pas exclu que la foi ait la vérité première pour objet.

 

 

16° La vérité première est appelée objet de la foi, parce que c’est sur elle que la foi porte. Et cependant, il n’est pas nécessaire que n’importe quel énoncé formé à propos de Dieu soit une chose susceptible d’être crue, mais seulement celui qu’atteste la vérité divine ; de même, le corps mobile est le sujet de la philosophie de la nature, et cependant tous les énoncés qui peuvent être formés sur le corps mobile ne sont pas des objets de science, mais ceux-là seulement qui sont manifestés par les principes de la philosophie de la nature. Quant au témoignage même de la vérité première, il se comporte dans la foi comme le principe dans les sciences démonstratives.

 

Et videtur quod non.

 

In symbolo enim fides explicatur. Sed in symbolo ponuntur multa quae ad creaturas pertinent. Ergo non tantum veritas prima est fidei obiectum.

 

 

Sed dicebat, quod ea quae ad creaturas pertinent, in symbolo posita, se habent ad fidem quasi per accidens et secundario. – Sed contra, consideratio alicuius scientiae ad omnia illa se per se extendit ad quae extenditur efficacia proprii medii ex quo procedit. Sed medium fidei est hoc quod credit Deo aliquid dicenti ; ex hoc enim movetur fidelis ad assentiendum, quod putat aliquid a Deo esse dictum. Deo autem credendum est non tantum de veritate prima, sed de qualibet veritate. Ergo quaelibet veritas est per se materia et obiectum fidei.

 

 

Praeterea, actus penes obiecta distinguuntur. Sed actus fidei et visio Dei per speciem, sunt actus diversi. Cum ergo obiectum visionis praedictae sit ipsa veritas prima, non erit obiectum actus fidei.

 

Praeterea, veritas prima sic se habet ad fidem sicut lumen ad visum. Lumen autem non est per se obiectum visus, sed magis color in actu, ut Ptolomaeus [Optica (ed. G. Govi, p. 8)] dicit. Ergo nec veritas prima est per se fidei obiectum.

Praeterea, fides est complexorum ; his enim solis tamquam veris aliquis assentire potest. Sed veritas prima est veritas incomplexa. Ergo obiectum fidei non est veritas prima.

 

Praeterea, si per se obiectum fidei esset veritas prima, nihil quod pure ad creaturam pertinet, pertineret ad fidem. Sed resurrectio carnis pure ad creaturam pertinet ; et tamen inter articulos fidei computatur. Ergo non est per se tantum obiectum fidei veritas prima.

 

Praeterea, sicut visibile est obiectum visus, ita credibile est obiectum fidei. Sed multa alia sunt credibilia quam veritas prima. Ergo veritas prima non est per se fidei obiectum.

 

 

Praeterea, relativorum est eadem cognitio, propter hoc quod unum clauditur in intellectu alterius. Sed creator et creatura relative dicuntur. Ergo cuiuscumque habitus cognitivi est obiectum creator eius etiam erit obiectum creatura ; et ita non potest esse quod veritas prima solummodo sit fidei obiectum.

 

Praeterea, in qualibet cognitione illud in quod deducimur, obiectum est ; illud autem per quod in ipsum deducimur, medium est. Sed in fide deducimur ad assentiendum aliquibus veritatibus et de Deo et de creaturis per veritatem primam, in quantum credimus Deum esse veracem. Ergo veritas prima non se habet in fide ut cognitionis obiectum sed magis ut medium.

 

 

Praeterea, sicut caritas est virtus theologica, ita et fides. Sed caritas non solum habet pro obiecto Deum, sed etiam proximum ; unde et de dilectione Dei et proximi duo praecepta caritatis dantur. Ergo et fides habet pro obiecto non solum veritatem primam, sed etiam veritatem creatam.

 

 

Praeterea, Augustinus [Glossa P. Lombardi, PL 191, 1662 D] dicit, quod in patria videbimus res ipsas, hic autem intuemur rerum imagines. Sed visio fidei ad statum viae pertinet. Ergo visio fidei est per imagines. Sed imagines per quas intellectus noster videt, sunt res creatae. Ergo fidei obiectum est veritas creata.

 

Praeterea, fides est media inter scientiam et opinionem, ut patet per definitionem Hugonis de sancto Victore [De sacramentis I, p. X, cap. 2]. Sed scientia et opinio est de complexo. Ergo et fides ; et ita non potest eius obiectum esse veritas prima, quae est simplex.

 

Praeterea, principium fidei videtur esse revelatio prophetica, per quam nobis divina annuntiata sunt. Sed prophetiae obiectum non est veritas prima, immo magis res creatae, quae sub certa differentia temporis cadunt. Ergo nec fidei obiectum est veritas prima.

 

Praeterea, veritas contingens non est veritas prima. Sed aliqua veritas fidei est veritas contingens ; Christum enim pati contingens fuit, cum esset dependens a libero arbitrio suo et etiam occidentium, et tamen de passione Christi est fides. Ergo veritas prima non est proprium fidei obiectum.

 

Praeterea, fides proprie loquendo non est nisi complexorum. Sed in articulis fidei quibusdam veritas prima cadit ut incomplexum ; ut cum dicimus Deum passum vel mortuum. Non ergo tangitur ibi veritas prima ut fidei obiectum.

 

Praeterea, veritas prima comparatur ad fidem dupliciter : scilicet ut testificans, et ut id de quo est fides. Sed non potest poni ut obiectum fidei in quantum est testificans, sic enim est extra fidei essentiam ; nec iterum ut id de quo est fides, quia sic quaecumque enuntiabilia formarentur de veritate prima essent credibilia ; quod patet esse falsum. Ergo veritas prima non est proprium obiectum fidei.

Sed contra. Est quod Dionysius [De div. nom., cap. VII, § 4] dicit, quod fides est circa simplicem et semper eodem modo se habentem veritatem. Sed talis non est nisi veritas prima ; ergo et cetera.

 

Praeterea, virtus theologica idem habet pro fine et obiecto. Sed fidei finis est veritas prima, cuius apertam visionem fides meretur. Ergo et obiectum eius est veritas prima.

 

Praeterea, Isidorus dicit, quod articulus est perceptio divinae veritatis. Sed fides in articulis continetur. Ergo divina veritas est fidei obiectum.

 

Praeterea, sicut se habet caritas ad bonum, ita fides ad verum. Sed caritatis per se obiectum est summum bonum ; quia caritas Deum diligit, et proximum propter Deum. Ergo et obiectum fidei est veritas prima.

 

 

Responsio. Dicendum, quod per se obiectum fidei veritas prima est. Quod sic accipi potest. Nullus enim habitus rationem virtutis habet nisi ille cuius actus semper est bonus ; aliter enim non esset perfectio potentiae. Cum igitur actus intellectus sit bonus ex hoc quod verum considerat, oportet quod habitus in intellectu existens virtus esse non possit, nisi sit talis quo infallibiliter verum dicatur ; ratione cuius opinio non est virtus intellectualis, sed scientia et intellectus, ut dicitur in VI Ethic. [l. 3 (1139 b 16)].

 

Hoc autem fides non potest habere quae virtus ponitur ex ipsa rerum evidentia, cum sit non apparentium. Oportet igitur quod hoc habeat ex hoc quod adhaeret alicui testimonio, in quo infallibiliter veritas invenitur. Sicut autem omne esse creatum, quantum est de se, vanum est et defectibile, nisi ab ente increato contineretur ; ita etiam omnis creata veritas defectibilis est, nisi quatenus per veritatem increatam rectificatur. Unde neque hominis neque Angeli testimonio assentire infallibiliter in veritatem duceret, nisi in quantum in eis loquentis Dei testimonium consideratur. Unde oportet quod fides, quae virtus ponitur, faciat intellectum hominis adhaerere illi veritati quae in divina cognitione consistit, transcendendo proprii intellectus veritatem. Et sic fidelis per simplicem et semper eodem modo se habentem veritatem liberatur ab instabili erroris varietate, ut dicit Dionysius, capit. VII de Divinis Nomin. [§ 4].

Veritas autem divinae cognitionis hoc modo se habet, quod primo et principaliter est ipsius rei increatae ; creaturarum vero quodammodo consequenter, in quantum Deus cognoscendo seipsum alia omnia cognoscit. Et ita fides, quae hominem divinae cognitioni coniungit per assensum, ipsum Deum habet sicut principale obiectum ; alia vero quaecumque sicut consequenter adiuncta.

Ad primum igitur dicendum, quod omnia illa quae in symbolo ponuntur ad creaturas pertinentia, non sunt materia fidei, nisi secundum quod eis aliquid veritatis primae adiungitur ; ipsa enim passio non cadit sub fide nisi in quantum credimus Deum passum nec resurrectio nisi in quantum eam credimus divina virtute fieri.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis divino testimonio sit de omnibus credendum, tamen divinum testimonium, sicut et cognitio, primo et principaliter est de seipso, et consequenter de aliis ; Ioan. VIII, 14, 18 : ego testimonium perhibeo de meipso et testimonium perhibet de me qui misit me, pater ; unde et fides principaliter (est) de Deo, consequenter vero de aliis.

 

Ad tertium dicendum, quod veritas prima est obiectum visionis patriae ut in sua specie apparens, fidei autem ut non apparens ; unde etsi idem sit re utriusque actus obiectum, non tamen est idem ratione. Et sic formaliter differens obiectum diversam speciem actus facit.

 

 

Ad quartum dicendum, quod lumen quodammodo est obiectum visus et quodammodo non. In quantum enim lux non videtur nostris visibus nisi per hoc quod ad aliquod corpus terminatum, per reflexionem, vel alio modo coniungitur, dicitur non esse per se visus obiectum, sed magis color, qui semper est in corpore terminato. In quantum autem nihil nisi per lucem videri potest, lux primum visibile esse dicitur, ut idem Ptolomaeus dicit. Et sic etiam veritas prima est primo et per se fidei obiectum.

 

Ad quintum dicendum, quod res cognita dicitur esse cognitionis obiectum, secundum quod est extra cognoscentem in seipsa subsistens, quamvis de re tali non sit cognitio nisi per id quod de ipsa est in cognoscente ; sicut color lapidis, qui est visus obiectum, non cognoscitur nisi per speciem eius in oculo. Veritas igitur prima, quae simplex est in seipsa, est fidei obiectum ; sed eam intellectus noster accipit modo suo per viam compositionis. Et sic, per hoc quod compositioni factae assentit tamquam verae, in veritatem primam tendit ut in obiectum ; et sic nihil prohibet fidei obiectum esse veritatem primam, quamvis sit complexorum.

 

Ad sextum dicendum, quod resurrectio carnis, et alia huiusmodi, pertinent etiam ad veritatem primam, in quantum divina virtute fiunt.

Ad septimum dicendum, quod omnia credibilia ex hoc quod a Deo sunt testificata, oportet principaliter esse de veritate prima, et secundario de rebus creatis, ut ex dictis [in corp. art.] patet. Alia vero credibilia non sunt huius fidei obiectum de qua nunc loquimur.

 

 

Ad octavum dicendum, quod creator non est obiectum fidei sub ratione creatoris, sed ut est veritas prima. Unde non oportet quod fidei per se obiectum sit creatura : non enim quia eadem cognitio est domini et servi, in quantum huiusmodi, propter hoc quicumque novit aliquid circa dominum, novit aliquid circa servum.

 

 

Ad nonum dicendum, quod quamvis per veritatem primam deducamur in creaturas, principaliter tamen per eam deducimur in seipsam, quia ipsa principaliter de se testificatur ; unde veritas prima se habet in fide et ut medium et ut obiectum.

 

Ad decimum dicendum, quod caritas in proximo non diligit nisi Deum ; unde ex hoc non sequitur quod caritatis obiectum sit aliquid aliud quam summum bonum.

 

Ad undecimum dicendum, quod imagines per quas fides aliquid intuetur, non sunt fidei obiectum, sed id per quod fides in suum obiectum tendit.

 

Ad decimumsecundum dicendum, quod quamvis fides sit de complexo quantum ad id quod in nobis est ; tamen quantum ad id in quod per fidem ducimur sicut in obiectum, est de simplici veritate.

Ad decimumtertium dicendum, quod quamvis prophetia pro materia habeat res creatas et temporales, tamen pro fine habet rem increatam. Ad hoc enim omnes propheticae revelationes ordinantur, etiam illae quae de rebus creatis fiunt, ut Deus cognoscatur a nobis. Et ideo prophetia inducit ad fidem sicut ad finem ; nec oportet quod sit idem prophetiae et fidei obiectum vel materia. Sed etsi aliquando sit de eodem fides et prophetia, non tamen secundum idem ; sicut de passione Christi fuit prophetia antiquorum et fides : sed prophetia quantum ad id quod erat in ea temporale, fides autem quantum ad id quod erat in ea aeternum.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod de passione non est fides nisi secundum quod coniungitur veritati aeternae, prout passio circa Deum consideratur. Ipsa etiam passio, quamvis in se considerata sit contingens, tamen secundum quod divinae praescientiae substat, prout est de ea fides et prophetia, immobilem veritatem habet.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod subiectum se habet ad totam propositionem sicut materia ; unde quamvis in talibus propositionibus, cum dicimus : Deus est passus ; solummodo subiectum nominet quid increatum, tota tamen propositio dicitur esse de re increata sicut de materia : et sic non removetur quin fides habeat veritatem primam pro obiecto.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod pro tanto veritas prima dicitur esse fidei obiectum, quia de ea est fides : nec tamen oportet quod quodlibet enuntiabile de Deo formatum sit credibile, sed illud solum de quo veritas divina testificatur ; sicut etiam corpus mobile est subiectum naturalis philosophiae, nec tamen omnia enuntiabilia quae de corpore mobili possunt formari, sunt scibilia, sed illa solum quae ex principiis naturalis philosophiae manifestantur. Ipsum autem testimonium veritatis primae se habet in fide ut principium in scientiis demonstrativis.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 9 - LA FOI PEUT-ELLE PORTER SUR DES CHOSES QUE L’ON SAIT ?

(Nono quaeritur utrum fides possit esse de rebus scitis.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Tout ce qui peut être prouvé par un raisonnement nécessaire, peut être su. Or, selon Richard de Saint-Victor, pour tout ce qu’il faut croire, il ne manque pas de raison non seulement probable, mais aussi nécessaire. La science peut donc porter sur les choses que l’on croit.

 

 

2° La lumière de la grâce, infusée par Dieu, est plus efficace que la lumière de la nature. Or les choses qui nous sont manifestées par la lumière naturelle de la raison sont sues ou comprises de nous, et pas uniquement crues. Donc celles qui viennent à notre connaissance par la lumière de la foi divinement infusée sont sues de nous, et pas uniquement crues.

3° Le témoignage de Dieu est plus certain et plus efficace que celui d’un homme, si savant soit-il. Or il arrive que celui qui prend pour hypothèse de départ la parole de quelque savant, ait la science : on le voit clairement pour les sciences subalternées, qui établissent leurs principes à partir des sciences subalternantes. Donc à bien plus forte raison a-t-on la science des choses qui sont de foi, puisqu’elles sont établies à partir du témoignage divin.

 

4° Chaque fois que l’intelligence est contrainte par nécessité à assentir, elle a la science des choses auxquelles elle donne son assentiment : en effet, une inférence à partir de prémisses nécessaires cause la science. Or celui qui croit, donne son assentiment par nécessité aux choses qui sont de foi : il est dit en effet en Jacq. 2, 19 que « les démons croient, et ils tremblent » ; ce qui ne peut avoir lieu par leur volonté, puisque cette volonté ne peut être louable ; et ainsi, il reste qu’ils consentent par nécessité aux choses qui sont de foi. La science peut donc porter sur ces dernières.

 

5° Les choses que l’on connaît naturellement sont sues, ou connues avec plus de certitude que les choses sues. Or « la connaissance de Dieu a été naturellement semée en tous », comme dit saint Jean Damascène ; et la foi est faite pour connaître Dieu. Les choses qui sont de foi peuvent donc être sues.

 

6° L’opinion est plus loin de la science que la foi. Or la science et l’opinion peuvent porter sur un même objet : par exemple, si l’on sait une seule et même conclusion à la fois par un syllogisme démonstratif et par un syllogisme dialectique. La science et la foi peuvent donc, elles aussi, porter sur un même objet.

 

7° Que le Christ a été conçu, est article de foi. Or la bienheureuse Vierge l’a su par expérience. La même chose peut donc être en même temps sue et crue.

 

8° Que Dieu est un, figure parmi les choses susceptibles d’être crues. Or cela est prouvé démonstrativement par les philosophes ; et ainsi, cela peut être su. La foi et la science peuvent donc porter sur un même objet.

 

9° L’existence de Dieu est une certaine chose susceptible d’être crue. Mais nous ne croyons pas cela parce que c’est agréable à Dieu, car nul ne peut estimer qu’une chose est agréable à Dieu, s’il n’estime d’abord que le Dieu qui agrée existe ; et ainsi, l’estimation qui nous fait penser que Dieu existe, précède l’estimation qui nous fait penser qu’une chose est agréable à Dieu, et ne peut être causée par elle. Or ce qui nous conduit à croire ce que nous ignorons, c’est que nous croyons que cela est agréable à Dieu. L’existence de Dieu est donc crue et sue.

 

En sens contraire :

 

1) La matière ou l’objet principal de la foi est la vérité première. Or l’homme ne peut avoir de science portant sur la vérité première, c’est-à-dire sur Dieu, comme on le voit chez Denys au premier chapitre des Noms divins. La foi et la science ne peuvent donc pas porter sur le même objet.

 

2) La science est perfectionnée par la raison. Or la raison anéantit la force de la foi : « La foi n’aurait pas de mérite si la raison humaine lui fournissait des preuves expérimentales. » La foi et la science ne se rejoignent donc pas dans un même objet.

 

 

 

3) I Cor. 13, 10 : « Quand sera venu ce qui est parfait, ce qui est partiel prendra fin. » Or la connaissance de foi est partielle, c’est-à-dire imparfaite, au lieu que la connaissance de science est parfaite. Donc la science abolit la foi.

 

Réponse :

 

Selon saint Augustin au livre sur la Vision de Dieu, « on croit les choses qui ne sont pas présentes à nos sens, si elles s’appuient sur un témoignage qui présente quelque probabilité ; mais on voit celles qui sont à portée des sens du corps et de l’esprit ». Et cette différence est évidente quant aux choses qui tombent sous les sens du corps : en effet, l’on voit manifestement ce qui en elles est à portée des sens et ce qui ne l’est pas. Mais ce qui, dans les sens de l’esprit, est dit être à portée, voilà qui est plus caché. Cependant, ces choses sont dites à portée de l’intelligence, qui ne dépassent pas sa capacité, de sorte que le regard de l’intelligence s’y établit : car ce n’est pas à cause du témoignage d’un autre que l’on donne son assentiment à de telles choses, mais à cause du témoignage de sa propre intelligence. Mais les choses qui dépassent la puissance de l’intelligence, il est dit qu’elles ne sont pas présentes aux sens de l’esprit, de sorte que l’intelligence ne peut s’y établir ; par conséquent, nous ne pouvons pas y assentir à cause de notre propre témoignage, mais à cause du témoignage d’un autre : et voilà proprement ce que l’on appelle des choses crues.

 

L’objet de la foi est donc proprement ce qui n’est pas présent à l’intelligence – en effet, « on croit les choses qui ne sont pas présentes, mais on voit celles qui sont présentes », comme dit saint Augustin dans le même livre – ou encore la réalité non apparente, c’est-à-dire la réalité qu’on ne voit pas : car, comme il est dit en Hébr. 11, 1, « la foi est la preuve des choses qu’on ne voit pas ». Or, chaque fois que manque la raison formelle de l’objet propre, il est nécessaire que l’acte, lui aussi, fasse défaut ; donc, aussitôt qu’une chose commence à être présente ou apparente, elle ne peut, en tant qu’objet, être matière à un acte de foi. Or tout ce qui est su, au sens propre de la science, est connu au moyen d’une réduction analytique à des principes premiers, qui sont par soi à portée de l’intelligence ; et ainsi, toute science s’accomplit dans la vision d’une réalité présente. Il est donc impossible que la foi et la science portent sur un même objet.

 

Cependant il faut savoir qu’il y a deux façons, pour une chose, d’être susceptible d’être crue. D’abord absolument : c’est le cas de ce qui dépasse la puissance de l’intelligence de tous les hommes qui sont dans l’état de voie ; par exemple, que Dieu est trine et un, et les choses de ce genre. Et il est impossible qu’un homme ait la science de ces choses, mais n’importe quel fidèle donne son assentiment à ce genre de choses à cause du témoignage de Dieu, à la portée de qui elles sont, et de qui elles sont connues. Ensuite, une chose est susceptible d’être crue, non dans l’absolu, mais relativement à quelqu’un : c’est le cas de ce qui dépasse la puissance non de tous les hommes, mais seulement de quelques-uns ; ainsi les choses qui peuvent être sues démonstrativement au sujet de Dieu, comme l’affirmation que Dieu est un, ou incorporel, et les choses de ce genre. Et quant à elles, rien n’empêche qu’elles soient sues par quelques-uns qui en ont les démonstrations, et crues par les autres qui n’en ont pas perçu les démonstrations. Mais il est impossible qu’elles soient sues et crues par le même.

 

Réponse aux objections :

 

1° Tout ce qui doit être cru, si ce n’est pas évident par soi, a une raison non seulement probable, mais nécessaire, « quoiqu’elle se trouve être inconnue de notre industrie », comme l’ajoute Richard au même endroit ; les raisons des choses susceptibles d’être crues nous sont donc inconnues, mais sont connues de Dieu et des bienheureux, qui sur ces choses n’ont pas la foi, mais la vision.

 

2° Bien que la lumière divinement infusée soit plus efficace que la lumière naturelle, cependant nous ne la participons pas par­faitement dans l’état présent, mais imparfaitement. Voilà pourquoi, en raison de son imparfaite participation, il se produit que nous ne sommes pas conduits par cette lumière infuse à la vision des choses pour lesquelles la connaissance est donnée ; mais ce sera le cas dans la patrie, lorsque nous participerons parfaitement cette lu­mière, et où « dans la lumière de Dieu nous verrons la lumière » [Ps. 35].

 

3° Celui qui a une science subalternée n’atteint parfaitement la raison formelle de science qu’en tant que sa connaissance est liée en quelque sorte à la connaissance de celui qui a la science subalternante. Néanmoins, on attribue au savant inférieur la science non pas des choses qu’il suppose, mais des conclusions qui découlent nécessairement des principes supposés. Et de la sorte, on peut attribuer aussi au fidèle la science des choses qui sont conclues à partir des articles de foi.

 

 

 

4° Aux choses qu’ils sont dits croire, les démons ne donnent pas leur assentiment par leur volonté, mais ils le donnent contraints par l’évidence de signes démontrant que ce que les fidèles croient est vrai ; quoique ces signes ne fassent pas apparaître ce qui est cru au point que l’on puisse dire qu’ils ont la vision des choses qui sont crues. Par conséquent, l’acte de croire est attribué quasi équivoquement aux hommes fidèles et aux démons, et la foi n’est pas en ces derniers par une lumière de grâce infuse, comme elle est dans les fidèles.

 

5° La foi ne porte pas sur Dieu quant à ce que l’on connaît de lui naturellement, mais quant à ce qui dépasse la connaissance naturelle.

 

 

6° Il ne semble pas possible que l’on ait en même temps science et opinion sur un même objet : car l’opinion s’accompagne de la crainte de l’autre partie, crainte que la science exclut. Et semblablement, il n’est pas possible que la foi et la science portent sur un même objet.

 

 

7° La bienheureuse Vierge pouvait certes savoir qu’elle n’avait pas conçu son fils par union à un homme ; mais par quelle puissance cette conception avait eu lieu, elle ne put le savoir, mais elle crut à l’Ange qui lui dit : « l’Esprit Saint surviendra en toi [Lc 1, 35], etc. »

 

8° Que Dieu est un, dans la mesure où cela est démontré, ne figure pas comme un article de foi, mais comme présupposé aux

articles : en effet, la connaissance de foi présuppose une connaissance naturelle, comme la grâce présuppose aussi la nature. Mais l’unité de l’essence divine telle qu’elle est confessée par les fidèles, c’est-à-dire avec la toute-puissance, la providence de toutes choses et d’autres attributs du même genre qui ne peuvent pas être prouvés, constitue un article.

9° Quelqu’un peut commencer à croire ce qu’il ne croyait d’abord pas, mais estimait plus faiblement ; il est donc possible qu’avant de croire que Dieu existe, l’on estime que Dieu existe et qu’il lui plaît que l’on croie qu’il existe. Et ainsi, quelqu’un peut croire que Dieu existe pour le motif que cela plaît à Dieu ; quoique ce ne soit pas un article, mais un préambule à l’article, car prouvé démonstrativement.

 

Et videtur quod sic.

 

Unumquodque enim potest esse scitum quod necessaria ratione potest probari. Sed secundum Richardum de sancto Victore [De Trin. I, 4], ad omnia quae credere oportet, non deest ratio non solum probabilis, sed etiam necessaria. Ergo de rebus creditis scientia haberi potest.

 

Praeterea, lumen gratiae divinitus infusum, est efficacius quam lumen naturae. Sed ea quae nobis manifestantur per lumen naturale rationis, sunt a nobis scita vel intellecta, et non solum credita. Ergo et ea quae innotescunt nobis per lumen fidei divinitus infusum, sunt a nobis scita, non solum credita.

Praeterea, certius et efficacius est Dei testimonium quam hominis, quantumcumque scientis. Sed eum qui procedit ex suppositione dicti alicuius scientis contingit habere scientiam : sicut patet in scientiis subalternatis, quae sua principia supponunt a scientiis subalternantibus. Ergo multo fortius de his quae sunt fidei, habetur scientia, cum supponantur ex testimonio divino.

 

Praeterea, quandocumque intellectus necessitate cogitur ad assentiendum, habet scientiam de his quibus assentit : processus enim ex necessariis scientiam facit. Sed his quae sunt fidei, aliquis credens, ex necessitate assentit : dicitur enim Iacob. II 19, quod daemones credunt et contremiscunt ; quod non potest eorum voluntate fieri, cum laudabilis eorum voluntas esse non possit : et sic relinquitur quod ex necessitate his quae sunt fidei, consentiant. Ergo de his quae sunt fidei, potest esse scientia.

 

Praeterea, ea quae sunt naturaliter cognita, sunt scita, vel certius cognita quam scita. Sed cognitio Dei naturaliter est omnibus inserta, ut Damascenus [De fide I, 1] dicit. Fides autem est ad cognoscendum Deum. Ergo ea quae sunt fidei, possunt esse scita.

 

 

Praeterea, plus distat opinio a scientia quam fides. Sed de eodem potest esse scientia et opinio ; ut si aliquis unam et eamdem conclusionem sciat et per syllogismum demonstrativum et per syllogismum dialecticum. Ergo et potest de eodem esse scientia et fides.

 

Praeterea, Christum esse conceptum, est articulus fidei. Sed hoc beata Virgo per experimentum scivit. Ergo potest idem esse simul scitum et creditum.

 

Praeterea, Deum esse unum, ponitur inter credibilia. Sed hoc demonstrative probatur a philosophis ; et ita potest esse scitum. Ergo de eodem potest esse fides et scientia.

 

Praeterea, Deum esse, est quoddam credibile. Non autem credimus hoc eo quod sit Deo acceptum : quia nullus potest exstimare aliquid esse Deo acceptum, nisi prius existimet esse Deum qui acceptat ; et sic existimatio qua quis existimat Deum esse, praecedit existimationem qua quis putat aliquid esse Deo acceptum, nec potest ex ea causari. Sed ad credendum ea quae nescimus, ducimur per hoc quod hoc credimus esse Deo acceptum. Ergo Deum esse, est creditum et scitum.

 

 

 

Sed contra. Materia vel obiectum fidei principale est veritas prima. Sed de prima veritate, id est de Deo, non potest esse homini scientia, ut videtur per Dionysium, I cap. de Divin. Nomin. [§ 1]. Ergo non potest esse de eodem fides et scientia.

 

Praeterea, scientia per rationem perficitur. Ratio autem vim fidei evacuat : fides enim non habet meritum, cui humana ratio praebet experimentum [Gregorius, In Evang. II, hom. 26]. Ergo fides et scientia non concurrunt in idem.

 

 

Praeterea, I Cor., XIII, 10 : cum venerit quod perfectum est, evacuabitur quod ex parte est. Sed cognitio fidei est ex parte, idest imperfecta ; cognitio autem scientiae est perfecta. Ergo scientia fidem evacuat.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod secundum Augustinum in libro de videndo Deum [Epist. 147, cap. 2], creduntur illa quae absunt a sensibus nostris, si videtur idoneum testimonium quod eis perhibetur ; videntur autem quae praesto sunt vel animi vel corporis sensibus. Quae quidem differentia evidens est in his quae praesto sunt corporis sensibus ; in quibus manifestum est quid praesto sit sensibus, et quid non sit praesto. Sed in sensibus animi quid praesto esse dicatur, magis latet. Illa tamen praesto esse dicuntur intellectui quae capacitatem eius non excedunt, ut intuitus intellectus in eis figatur : talibus enim aliquis assentit non propter testimonium alienum, sed propter testimonium proprii intellectus. Illa vero quae facultatem intellectus excedunt, absentia esse dicuntur a sensibus animi, unde intellectus in eis figi non potest ; unde eis non possumus assentire propter proprium testimonium, sed propter testimonium alienum : et haec proprie credita esse dicuntur.

 

Unde fidei obiectum proprie est id quod est absens ab intellectu – Creduntur enim absentia, sed videntur praesentia, ut in eodem libro [hic supra] Augustinus dicit –, vel etiam res non apparens, id est res non visa : quia, ut dicitur Hebr., XI, 1, fides est argumentum non apparentium. Quandocumque autem deficit ratio proprii obiecti, oportet quod et actus deficiat ; unde, quam cito incipit aliquid esse praesens vel apparens, non potest ut obiectum subesse actui fidei. Quaecumque autem sciuntur, proprie accepta scientia, cognoscuntur per resolutionem in prima principia, quae per se praesto sunt intellectui ; et sic omnis scientia in visione rei praesentis perficitur. Unde impossibile est quod de eodem sit fides et scientia.

Sciendum tamen, quod aliquid est credibile dupliciter. Uno modo simpliciter, quod scilicet excedit facultatem intellectus omnium hominum in statu viae existentium ; sicut Deum esse trinum, et unum et huiusmodi. Et de his impossibile est ab aliquo homine scientiam haberi ; sed quilibet fidelis assentit huiusmodi propter testimonium Dei, cui haec sunt praesto et cognita. Aliquid vero est credibile non simpliciter, sed respectu alicuius : quod quidem non excedit facultatem omnium hominum, sed aliquorum tantum ; sicut illa quae de Deo demonstrative sciri possunt, ut Deum esse unum aut incorporeum, et huiusmodi. Et de his nihil prohibet quin sint ab aliquibus scita, qui horum habent demonstrationes ; et ab aliis credita, qui horum demonstrationes non perceperunt. Sed impossibile est quod sint ab eodem scita et credita.

Ad primum igitur dicendum, quod de omni quod oportet credi, si non est per se notum, habetur ratio non solum probabilis, sed necessaria, quamvis eam nostram prudentiam contingat latere, ut ibidem Richardus subdit : unde rationes credibilium sunt ignotae nobis, sed notae Deo et beatis, qui de his non fidem, sed visionem habent.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis lumen divinitus infusum sit efficacius quam lumen naturale, non tamen in statu isto participatur a nobis perfecte, sed imperfecte. Et ideo, ex imperfecta participatione eius, contin­git quod non ducimur per illud lumen infusum in visionem eorum propter quorum cognitionem datur ; sed hoc erit in patria, quando perfecte illud lumen participabimus ubi in lumine Dei videbimus lumen.

 

 

Ad tertium dicendum, quod ille qui habet scientiam subalternatam, non perfecte attingit ad rationem sciendi, nisi in quantum eius cognitio continuatur quodammodo cum cognitione eius qui habet scientiam subalternantem. Nihilominus tamen inferior sciens non dicitur de his quae supponit habere scientiam, sed de conclusionibus, quae ex principiis suppositis de necessitate concluduntur. Et sic etiam fidelis potest dici habere scientiam de his quae concluduntur ex articulis fidei.

 

Ad quartum dicendum, quod daemones non voluntate assentiunt his quae credere dicuntur, sed coacti evidentia signorum, ex quibus convin­citur verum esse quod fideles credunt ; quamvis illa signa non faciant apparere id quod creditur, ut per hoc possint dici visionem eorum quae creduntur, habere. Unde et credere quasi aequivoce dicitur de hominibus fidelibus et daemonibus : nec est in eis fides ex aliquo lumine gratiae infuso sicut est in fidelibus.

 

Ad quintum dicendum, quod de Deo non est fides quantum ad illud quod de Deo naturaliter est cognitum, sed quantum ad illud quod naturalem cognitionem excedit.

 

Ad sextum dicendum, quod non videtur esse possibile quod aliquis de eodem simul habeat scientiam et opinionem : quia opinio est cum formidine alterius partis, quam formidinem scientia excludit. Et similiter non est possibile quod sit de eodem fides et scientia.

 

Ad septimum dicendum, quod beata Virgo poterat quidem scire quod fi­lium non ex virili commixtione conce­perat : qua autem virtute conceptio illa facta fuerit, non potuit scire, sed credidit Angelo dicenti : spiritus sanctus superveniet in te, et cetera.

 

Ad octavum dicendum, quod Deum esse unum prout est demonstratum, non ponitur articulus fidei, sed praesuppositum ad articulos : cognitio enim fidei praesupponit cognitionem naturalem, sicut et gratia naturam. Sed unitas divinae essentiae talis qualis ponitur a fidelibus, scilicet cum omnipotentia et omnium providentia, et aliis huiusmodi, quae probari non possunt, articulum constituit.

Ad nonum dicendum, quod aliquis potest incipere credere illud quod prius non credebat, sed debilius existimabat ; unde possibile est quod aliquis antequam credat Deum esse, exstimaverit Deum esse, et hoc esse ei placitum quod credatur eum esse. Et sic aliquis potest credere Deum esse, eo quod sit placitum Deo, quamvis etiam hoc non sit articulus ; sed antecedens articulum, quia demonstrative probatur.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 10 - EST-IL NÉCESSAIRE À L’HOMME D’AVOIR LA FOI ?

(Decimo quaeritur utrum necessarium sit homini habere fidem.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme il est dit en Deut. 32, 4, « les œuvres de Dieu sont parfaites ». Or une chose n’est parfaite que si elle est pourvue de ce qui lui est nécessaire pour obtenir sa fin propre. Chaque chose, dès l’établisse­ment de sa nature, a donc été pourvue de ce qui lui suffit pour obtenir sa fin ultime. Or les choses qui sont de foi sont au-dessus de la connaissance qui convient à l’homme par sa condition naturelle. La foi, par laquelle de telles choses sont reçues ou connues, n’est donc pas nécessaire à l’homme pour qu’il obtienne sa fin.

 

 

2° [Le répondant] disait que l’homme, par sa condition naturelle, a été pourvu de tout ce qui est nécessaire pour obtenir une fin naturelle, telle que la félicité de la voie, que conçoivent les philosophes, mais non pour obtenir la fin surnaturelle, qui est la béatitude éternelle. En sens contraire : l’homme, dès l’établissement de sa nature, a été fait pour être participant de la béatitude éternelle : c’est en effet pour cela que Dieu a établi une nature raisonnable capable de lui, comme on le lit au deuxième livre des Sentences, dist. 1. Donc dans la nature même de l’homme ont dû être déposés les principes par lesquels il puisse obtenir cette fin.

 

 

3° De même que la connaissance est nécessaire pour obtenir la fin, de même l’opéra­tion l’est aussi. Or, pour l’obtention de la fin surnaturelle nous sont donnés des habitus de vertus ordonnant non pas à d’autres œuvres que celles auxquelles nous sommes ordonnés par la raison naturelle, mais aux mêmes œuvres à faire de façon plus parfaite : en effet, la chasteté infuse et la chasteté acquise semblent avoir le même acte, qui est de réfréner les plaisirs de la sexualité. Il était donc nécessaire, pour l’obtention de la fin surnaturelle, que nous soit infusé un habitus cognitif ordonné à connaître non pas d’autres choses que celles que nous pouvons connaître naturellement, mais les mêmes choses de façon plus parfaite : et ainsi, il ne semble pas qu’il ait été nécessaire au salut d’avoir foi à ce qui n’apparaît pas à la raison.

 

4° La puissance n’a pas besoin d’habitus pour ce à quoi elle est naturellement déter­minée ; on le voit clairement dans les puissances irrationnelles, qui accomplissent leurs œuvres sans l’intermédiaire d’un habitus, comme les puissances nutritive et générative. Or l’intelligence humaine est naturellement déterminée à connaître Dieu. Elle n’a donc pas besoin de l’habitus de foi pour être amenée à la connaissance de Dieu.

 

5° Ce qui peut obtenir la fin par soi-même est plus parfait que ce qui ne peut pas l’obtenir par soi-même. Or les autres animaux peuvent obtenir leurs fins par les principes naturels. Puis donc que l’homme est plus parfait qu’eux, il semble que la connaissance naturelle lui suffise pour obtenir sa fin ; et ainsi, il n’a pas besoin de la foi.

 

6° Ce qui est réputé comme un défaut ne semble pas être nécessaire au salut. Or être crédule est réputé comme un défaut ; c’est pourquoi il est dit en Eccli. 19, 4 : « Celui qui croit trop vite est léger de cœur. » Croire n’est donc pas nécessaire au salut.

 

 

7° Puisqu’il faut surtout croire Dieu, nous devons davantage croire celui par qui il plus avéré que Dieu a parlé. Or il est mieux établi que Dieu parle par l’instinct naturel de la raison que par quelque prophète ou apôtre, puisqu’il est très certain que Dieu est l’auteur de toute la nature. Nous devons donc adhérer aux choses que dicte la raison plutôt qu’à celles prêchées par les apôtres ou les prophètes, et sur lesquelles porte la foi. Puis donc que de telles choses semblent parfois contredire celles que dicte la raison naturelle – comme lorsque l’on dit que Dieu est trine et un, ou qu’une vierge a conçu, et d’autres de ce genre –, il semble qu’il ne convienne pas d’ajouter foi à de telles choses.

 

 

 

8° Une chose que la venue d’une autre abolit, ne semble pas être nécessaire en vue de cette autre : en effet, la première ne serait point abolie si elle n’était, en quelque façon, opposée à l’autre ; or l’opposé n’amène point à son opposé, mais plutôt en détourne. Or la foi est abolie à la venue de la gloire. Elle n’est donc pas nécessaire pour obtenir la gloire.

 

9° Rien n’a besoin, pour obtenir sa fin, de ce par quoi il est détruit. Or la foi détruit la raison ; car, comme dit saint Grégoire, « la foi n’aurait pas de mérite si la raison humaine lui fournissait des preuves expérimentales ». La raison n’a donc pas besoin de la foi pour obtenir sa fin.

 

 

10° L’hérétique n’a pas l’habitus de foi. Mais il arrive que l’hérétique croie des vérités qui sont au-dessus du pouvoir de la raison ; par exemple, il croit que le Fils de Dieu s’est incarné, quoiqu’il ne croie pas qu’il ait souffert. L’habitus de foi n’est donc pas nécessaire pour connaître les choses qui sont au-dessus de la raison.

 

 

11° Quand une chose est confirmée par plusieurs intermédiaires, si l’un d’eux n’a pas de solidité, toute la confirmation manque d’efficace, comme on le voit bien dans les déductions par syllogismes, où la preuve est inefficace dès que l’une des nombreuses propositions est fausse ou douteuse. Or les choses qui sont de foi sont venues à nous par de nombreux intermédiaires. Elles ont en effet été dites par Dieu aux apôtres ou aux prophètes, et par eux à leurs successeurs, et de nouveau à d’autres, et ainsi, elles sont parvenues jusqu’à nous par différents intermédiaires. Or il n’est pas certain que dans tous ces intermédiaires il y ait l’infaillible vérité, car, ayant été des hommes, ils ont pu et être trompés et tromper. Nous ne pouvons donc avoir aucune certitude sur les choses qui sont de foi ; et ainsi, il semble stupide d’y assentir.

12° Ce qui diminue le mérite de la vie éternelle ne semble pas nécessaire pour obtenir la vie éternelle. Or, puisque la difficulté contribue au mérite, l’habitus, qui donne la facilité, diminue le mérite. L’habitus de foi n’est donc pas nécessaire au salut.

 

 

13° Les puissances rationnelles sont plus nobles que les naturelles. Or les naturelles n’ont pas besoin d’habitus pour leurs actes. L’intelligence n’a donc pas non plus besoin de l’habitus de foi pour ses actes.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Hébr. 11, 6 : « Sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu. »

 

 

2) Une chose est nécessaire au salut si, lorsque l’homme ne l’a pas, il est damné. Or la foi est telle ; Mc 16, 16 : « Celui qui ne croira pas, sera condamné. » La foi est donc nécessaire au salut.

 

 

3) Une vie plus haute a besoin d’une connaissance plus haute. Or la vie de la grâce est plus haute que la vie de la nature. Elle a donc besoin de quelque connaissance surnaturelle, qui est la connaissance de foi.

 

Réponse :

 

Avoir la foi aux choses qui sont au-dessus de la raison, est nécessaire pour obtenir la vie éternelle. Et voici comment le comprendre.

 

Une chose ne se trouve amenée de l’impar­fait au parfait que par l’action de quelque parfait. Et l’imparfait ne reçoit pas parfaitement dès le début l’action du parfait ; mais d’abord imparfaitement, et ensuite plus parfaitement, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il parvienne à la perfection. Et cela est manifeste dans toutes les réalités naturelles qui obtiennent quelque perfection au cours de la succession des temps. Et nous constatons aussi la même chose dans les œuvres humaines, et surtout dans les apprentissages. Au début, en effet, l’homme est imparfait dans la connaissance. Et pour obtenir la perfection de la science, il a besoin de quelque instructeur qui le mène à la perfection de la science ; ce que ne pourrait faire cet instructeur, s’il n’avait lui-même parfaitement la science, c’est-à-dire s’il ne comprenait les raisons des choses qui sont objets de science. Or il ne transmet pas au disciple dès le début de son enseignement les raisons des objets de science au sujet desquels il veut l’instruire, car alors le disciple aurait parfaitement la science dès le début ; mais il lui transmet certaines choses dont le disciple ne sait point les raisons au premier temps de son instruction ; mais il les saura après un progrès dans la science. Voilà pourquoi il est dit que « celui qui apprend doit croire » : et sinon il ne pourrait parvenir à la science parfaite, c’est-à-dire s’il ne supposait pas les choses qui lui sont transmises au début, et dont il ne peut alors comprendre les raisons.

 

 

Or l’ultime perfection à laquelle l’homme est ordonné consiste dans la parfaite connaissance de Dieu, à laquelle il ne peut assurément parvenir que par l’opération et comme l’instruction de Dieu, qui est parfait connaisseur de soi. Or l’homme, à son début, n’est pas immédiatement capable de cette parfaite connaissance ; il est donc nécessaire qu’il reçoive, par la voie de la croyance, des notions par lesquelles il est comme conduit par la main jusqu’à parvenir à la connaissance parfaite. Or certaines d’entre elles sont telles que l’on ne peut en avoir une parfaite connaissance en cette vie, car elles dépassent totalement la puissance de la raison humaine : et il est nécessaire de croire ces choses aussi longtemps que nous sommes dans l’état de voie ; mais nous les verrons parfaitement dans l’état de la patrie. Il en est d’autres que nous pouvons, même en cette vie, parvenir à connaître parfaitement, comme celles qui peuvent être prouvées démonstrativement à propos de Dieu ; et pourtant, il est nécessaire de les croire au début, pour cinq raisons que donne Rabbi Moïse. La première est la profondeur et la subtilité de ces objets de connaissance, qui sont très éloignés des sens : c’est pourquoi l’homme, au début, n’est pas apte à les connaître parfaitement. La deuxième cause est la faiblesse de l’intelligence humaine à son début. La troisième est la multitude des connaissances préalables qui sont exigées pour leur démonstration, et que l’homme ne peut apprendre qu’en un temps très long. La quatrième est la mauvaise disposition à savoir, que certains doivent à leur mauvais tempérament. La cinquième est la nécessité d’être occupé à pourvoir aux nécessités de la vie.

 

Tout cela fait apparaître que, s’il était nécessaire de ne recevoir que par démonstration les choses qu’il faut connaître de Dieu, très peu pourraient y parvenir, et eux-mêmes ne le pourraient qu’après un long temps. On voit donc que c’est de manière salutaire que fut procurée aux hommes la voie de la foi, par où est ouvert en tout temps et pour tous un facile accès au salut.

 

Réponse aux objections :

 

1° L’homme est parfaitement pourvu dans sa condition naturelle, dans la mesure où, pour obtenir la fin qui est au pouvoir de la nature, lui sont donnés des principes qui suffisent à causer cette fin. Par contre, pour la fin qui dépasse le pouvoir de la nature, ne sont pas donnés des principes qui soient causes de la fin, mais des principes qui rendent l’homme capable des moyens par lesquels on parvient à la fin ; car, comme dit saint Augustin, « il appartient à la nature des hommes de pouvoir avoir la foi et la charité ; mais avoir ces vertus, c’est la grâce des fidèles ».

 

 

2° Dès son premier établissement, la nature humaine a été ordonnée à la fin qu’est la béatitude, non comme à une fin due à l’homme en raison de sa nature, mais par la seule libéralité divine. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que les principes de la nature suffisent pour obtenir cette fin, à moins qu’ils ne soient aidés par les dons que surajoute la libéralité divine.

 

 

3° Celui qui est loin de la fin peut avoir la connaissance et l’amour de la fin ; en revanche, il ne peut opérer sur la fin, mais seulement sur les moyens. Voilà pourquoi, dans l’état de voie, pour parvenir à la fin surnaturelle, nous avons besoin de la foi, afin de connaître par elle la fin elle-même, que la connaissance naturelle n’atteint pas. Quant à la vertu naturelle, elle atteint les moyens, mais non en tant qu’ils sont ordonnés à cette fin. Et ainsi, nous avons besoin des habitus infus, non pour opérer d’autres choses que celles que dicte la raison naturelle, mais pour faire les mêmes choses de manière plus parfaite ; mais il n’en va pas de même du côté de la connaissance, pour la raison susmentionnée.

 

4° L’intelligence n’est pas déterminée naturellement aux choses qui sont de foi, comme si elle les connaissait naturellement ; mais d’une certaine façon, elle est naturellement ordonnée à les connaître, comme on dit que la nature est ordonnée à la grâce par institution divine. Cela n’exclut donc pas que nous ayons besoin de l’habitus de foi.

 

5° L’homme est plus parfait que les autres animaux, et cependant les choses qui lui sont nécessaires pour obtenir la fin ne lui sont pas déterminées par la nature elle-même, comme pour les autres animaux, et cela pour deux raisons. D’abord, parce que l’homme est ordonné à une fin plus haute ; et c’est pourquoi, même s’il a besoin de plus nombreux secours pour l’obtenir, et que les principes naturels ne lui suffisent pas, il sera néanmoins plus parfait. Ensuite, parce que la possibilité d’avoir de multiples voies pour obtenir sa fin, cela même relève en l’homme de sa perfection. Il ne pouvait donc lui être déterminé une voie naturelle unique, comme aux autres animaux ; mais à la place de tout ce dont la nature a pourvu les autres animaux, la raison a été donnée à l’homme, par laquelle il peut à la fois se préparer les choses nécessaires à cette vie, et se disposer à recevoir des secours de Dieu pour la vie future.

 

6° « Être crédule » sonne comme un défaut, parce que cela désigne la superfluité dans le croire, comme « biberonner » désigne la superfluité dans le boire. Mais celui qui croit en Dieu ne dépasse pas la mesure dans le croire, car on ne peut croire en lui avec excès ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

7° Par les apôtres et les prophètes, jamais rien n’est divinement révélé qui soit contraire aux choses que dicte la raison naturelle. Cependant, il est dit quelque chose qui dépasse la compréhension de la raison, et c’est pourquoi cela semble être opposé à la raison, quoique ce ne soit pas le cas ; tout comme le paysan estime opposé à la raison que le soleil soit plus grand que la terre, et que la diagonale soit incommensurable au côté ; et pourtant, ces choses apparaissent raisonnables au sage.

 

8° Dans la gloire, la foi est abolie à cause de la part d’imperfection qui est en elle : et dans cette mesure, elle a quelque opposition avec la perfection de la gloire ; mais quant à ce qu’il y a de connaissance dans la foi, elle est nécessaire au salut. Car il n’est pas sans convenance que des choses imparfaites qui sont ordonnées à la perfection de la fin cessent à la venue de la fin, comme le mouvement à la venue du repos, qui est sa fin.

 

 

9° La foi ne détruit pas la raison, mais la dépasse et la perfectionne, comme on l’a dit.

 

10° L’hérétique n’a pas l’habitus de foi, même s’il ne refuse de croire qu’un seul article, car les habitus infus sont ôtés par un seul acte contraire. L’habitus de foi a aussi cette efficacité, que l’intelligence du fidèle, par lui, est retenue d’assentir aux choses contraires à la foi, tout comme la chasteté réfrène quant aux choses qui lui sont contraires. Et si l’hérétique croit des choses qui surpassent la connaissance naturelle, ce n’est pas grâce à quelque habitus infus, car cet habitus le dirigerait également vers toutes les choses susceptibles d’être crues, mais c’est par une certaine estimation humaine, comme les païens aussi croient sur Dieu des choses qui surpassent la nature.

 

11° Les moyens par lesquels la foi vient à nous sont tous hors de soupçon. En effet, nous croyons aux prophètes et aux apôtres parce que Dieu leur a rendu témoignage en faisant des miracles, comme il est dit en Mc 16, 20 : « confirmant leur parole par les miracles qui l’accompagnaient ». Et aux successeurs des apôtres et des prophètes, nous ne croyons que dans la mesure où ils nous annoncent les choses que ceux-ci ont laissées dans leurs écrits.

 

 

12° Il y a deux sortes de difficultés : l’une vient de la nature de l’œuvre elle-même, et une telle difficulté contribue au mérite ; l’autre vient du désordre ou de la lenteur de la volonté, et cette difficulté-là diminue plutôt le mérite ; et c’est elle que l’habitus ôte, non la première.

 

 

13° Les puissances naturelles sont déterminées à une seule chose et n’ont pas besoin d’un habitus qui les détermine, comme en ont besoin les puissances rationnelles, qui ont des objets opposés.

 

Et videtur quod non.

 

Ut enim dicitur Deuter. XXXII, vers. 4, Dei perfecta sunt opera. Sed non est aliquid perfectum nisi provideatur ei de his quae sunt sibi necessaria ad finem proprium consequendum. Ergo unicuique rei ex conditione suae naturae provisa sunt illa quae sufficiunt ad ultimum finem consequendum. Sed ea quae sunt fidei, sunt supra cognitionem homini ex naturali conditione competentem. Ergo fides per quam huiusmodi accipiuntur sive cognoscuntur, non est homini necessaria ad suum finem consequendum.

 

Sed dicebat, quod homini ex sua conditione naturali sunt provisa illa quae sunt necessaria ad finem naturalem consequendum, cuiusmodi est felicitas viae, quae ponitur a philosophis ; non autem ad consequendum finem supernaturalem, qui est beatitudo aeterna. – Sed contra, homo ex natura conditionis suae ad hoc factus est ut sit particeps aeternae beatitudinis : ad hoc enim Deus rationalem naturam capacem sui instituit, ut habetur in II Sententiarum, dist. 1 [cap. 4]. Ergo in ipsa natura hominis debuerunt sibi esse indita principia per quae ipsum finem consequi posset.

 

Praeterea, sicut ad consequendum finem est necessaria cognitio, ita et operatio. Sed ad consequendum finem supernaturalem non dantur nobis habitus virtutum ordinantes in alia opera quam in quae ordinamur per naturalem rationem ; sed ad eadem opera perfectiori modo facienda : castitas enim infusa et acquisita eumdem actum habere videntur, scilicet a delectationibus venereis refrenare. Ergo nec propter consequendum finem supernaturalem oportuit nobis aliquem habitum cognitivum infundi ordinatum ad alia cognoscenda quam naturaliter cognoscere possumus, sed ad eadem perfectiori modo : et sic videtur quod habere fidem non apparentium rationi, non fuit necessarium ad salutem.

 

Praeterea, potentia non indiget habitu propter id ad quod naturaliter determinatur ; sicut patet de potentiis irrationabilibus, quae sine habitu medio sua opera perficiunt, ut vis nutritiva et generativa ; sed humanus intellectus naturaliter determinatur ad cognoscendum Deum. Ergo non indiget habitu fidei ad hoc quod in cognitionem Dei ducatur.

 

 

Praeterea, perfectius est quod per seipsum potest consequi finem quam quod non potest per seipsum. Sed alia animalia ex principiis naturalibus possunt consequi fines suos. Unde, cum homo sit eis perfectior, videtur quod cognitio naturalis sit ei sufficiens ad consequendum finem suum ; et sic non indiget fide.

 

Praeterea, illud quod reputatur in vitium non videtur esse necessarium ad salutem. Sed quod aliquis sit credulus, reputatur in vitium ; unde dicitur Eccli. XIX, 4 : qui cito credit, levis est corde. Ergo credere non est necessarium ad salutem.

 

Praeterea, cum Deo summe sit credendum, illi magis debemus credere per quem magis constat Deum esse locutum. Sed magis constat Deum loqui per naturalem rationis instinctum quam per aliquem prophetam vel apostolum ; cum hoc certissimum sit Deum esse auctorem totius naturae. Ergo his quae dictat ratio, magis debemus adhaerere quam his quae praedicantur per apostolos vel prophetas, de quibus est fides. Cum igitur huiusmodi videantur interdum dissonare ab his quae ratio naturalis dictat, sicut cum dicunt Deum trinum et unum, vel virginem concepisse, et alia huiusmodi ; videtur quod non sit conveniens fidem habere de huiusmodi.

 

Praeterea, illud quod evacuatur altero adveniente, non videtur esse propter illud necessarium : non enim evacuaretur, nisi haberet aliquam oppositionem ad ipsum ; oppositum autem non inducit ad suum oppositum, sed magis abducit. Sed fides evacuatur, gloria adveniente. Ergo non est necessaria propter gloriam consequendam.

 

Praeterea, nihil indiget, ad suum finem consequendum, eo per quod destruitur. Sed fides destruit rationem ; ut enim dicit Gregorius [In Evang. II, hom. 26], fides non habet meritum cui humana ratio praebet experimentum. Ergo ratio fide non indiget ad suum finem consequendum.

 

Praeterea, haereticus non habet habitum fidei. Sed contingit quod haereticus aliqua vera credit quae sunt supra facultatem rationis ; sicut credit filium Dei incarnatum, quamvis non credat eum passum. Ergo non est necessarius habitus fidei ad cognoscendum ea quae sunt supra rationem.

 

Praeterea, quando aliquid confirmatur per plura media, si unum illorum non habet firmitatem, tota confirmatio efficacia caret ; ut patet in deductionibus syllogismorum, in quibus una de multis propositionibus falsa vel dubia existente, probatio inefficax est. Sed ea quae sunt fidei, in nos per multa media devenerunt. A Deo enim dicta sunt apostolis vel prophetis, a quibus in successores eorum, et deinceps in alios et sic usque ad nos pervenerunt per media diversa. Non autem in omnibus istis mediis certum est esse infallibilem veritatem : quia cum homines fuerint et decipi et decipere potuerunt. Ergo nullam certitudinem habere possumus de his quae sunt fidei ; et ita stultum videtur his assentire.

Praeterea, illud non videtur necessarium ad vitam aeternam consequendam quod meritum vitae aeternae diminuit. Sed cum difficultas operetur ad meritum, habitus, qui facilitatem facit, meritum diminuit. Ergo habitus fidei non est necessarius ad salutem.

 

Praeterea, potentiae rationales sunt nobiliores quam naturales. Sed naturales non indigent habitibus ad suos actus. Ergo nec intellectus indiget habitu fidei ad suos actus.

 

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Hebr. XI, 6 : sine fide impossibile est placere Deo.

 

Praeterea, illud est necessarium ad salutem, quo non habito, homo damnatur. Sed fides est huiusmodi ; Marci ultimo [XVI, 16] : qui vero non crediderit, condemnabitur. Ergo fides est necessaria ad salutem.

 

Praeterea, altior vita altiori cognitione indiget. Sed vita gratiae altior (est) quam vita naturae. Ergo indiget aliqua cognitione supernaturali, quae est cognitio fidei.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod habere fidem de his quae sunt supra rationem, necessarium est ad vitam aeternam consequendam. Quod hinc accipi potest.

Non enim contingit aliquid de imperfecto ad perfectum adduci nisi per actionem alicuius perfecti. Nec perfecti actio ab imperfecto statim in principio perfecte recipitur ; sed primo quidem imperfecte et postmodum perfectius, et sic inde quousque ad perfectionem perveniat. Et hoc quidem manifestum est in omnibus rebus naturalibus quae per successionem temporis perfectionem aliquam consequuntur. Et similiter etiam videmus in operibus humanis, et praecipue in disciplinis. In principio enim homo imperfectus est in cognitione. Ad hoc autem quod perfectionem scientiae consequatur, indiget aliquo instruente, qui eum ad perfectionem scientiae ducat ; quod facere non posset, nisi ipse perfecte scientiam haberet, utpote comprehendens rationes eorum quae sub scientia cadunt. Non autem in principio suae doctrinae statim ei qui instruitur, tradit rationes scibilium de quibus instruere intendit : quia tunc statim in principio perfecte scientiam haberet qui instruitur ; sed tradit ei quaedam, quorum rationes tunc, cum primo instruitur discipulus, nescit ; sciet autem post profectum in scientia. Et ideo dicitur quod oportet addiscentem credere : et aliter ad perfectam scientiam pervenire non posset, nisi scilicet supponeret ea quae sibi in principio traduntur, quorum rationes tunc capere non potest.

Ultima autem perfectio ad quam homo ordinatur, consistit in perfecta Dei cognitione : ad quam quidem pervenire non potest nisi operatione et quasi instructione divina, qui est sui perfectus cognitor. Huius autem perfectae cognitionis statim homo in sui principio capax non est ; unde oportet ut accipiat per viam credendi aliqua, per quae manuducatur ad perveniendum in perfectam cognitionem. Quorum quaedam talia sunt, quod in hac vita perfecta cognitio de eis haberi non potest, quae totaliter vim humanae rationis excedunt : et ista oportet credere quamdiu in statu viae sumus ; videbimus autem ea perfecte in statu patriae. Quaedam vero sunt ad quae etiam in hac vita perfecte cognoscenda possumus pervenire, sicut illa quae de Deo demonstrative probari possunt ; quae tamen a principio necesse est credere, propter quinque rationes, quas Rabbi Moyses [Dux neutr. I, 33] ponit. Quarum prima est profunditas et subtilitas istorum cognoscibilium, quae sunt remotissima a sensibus : unde homo non est idoneus in principio perfecte ea cognoscere. Secunda causa est debilitas humani intellectus in sui principio. Tertia vero est multitudo eorum quae praeexiguntur ad istorum demonstrationem, quae homo non nisi in longissimo tempore addiscere potest. Quarta est indispositio ad sciendum, quae inest quibusdam propter pravitatem complexionis. Quinta est necessitas occupationum ad providendum necessaria vitae.

 

Ex quibus omnibus apparet quod, si oporteret per demonstrationem solummodo accipere ea quae necessarium est cognoscere de Deo, paucissimi ad hoc pervenire possent, et hi etiam non nisi post longum tempus. Unde patet quod salubriter est via fidei hominibus provisa, per quam patet omnibus facilis aditus ad salutem secundum quodcumque tempus.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod homini in conditione suae naturae perfecte providetur in quantum ad finem illum consequendum qui est in potestate naturae, dantur principia sufficientia ut sint causa illius finis. Ad finem autem qui facultatem naturae excedit, dantur principia, non quae sint causae finis, sed quibus homo est capax eorum per quae pervenitur ad finem ; ut enim dicit Augustinus [De praedest. sanct., cap. 5], posse habere fidem et caritatem naturae est hominum ; habere autem, est gratia fidelium.

 

Ad secundum dicendum, quod ab ipsa prima institutione natura humana est ordinata in finem beatitudinis, non quasi in finem debitum homini secundum naturam eius, sed ex sola divina liberalitate. Et ideo non oportet quod principia naturae sufficiant ad finem illum consequendum, nisi fuerint adiuta donis superadditis ex divina liberalitate.

 

Ad tertium dicendum, quod ille qui distat a fine, potest habere cognitionem finis, et affectionem ; non autem operari circa finem, sed solum circa ea quae sunt ad finem. Et ideo ad perveniendum in finem supernaturalem in statu viae indigemus fide, qua ipsum finem cognoscamus, ad quem cognitio naturalis non attingit. Sed ad ea quae sunt ad finem, virtus naturalis attingit, non tamen prout sunt ordinata in finem illum. Et ideo non indigemus habitibus infusis ad operandum alia quam quae dictat ratio naturalis, sed ad eadem perfectiori modo facienda ; non sic autem est ex parte cognitionis, ratione iam dicta.

 

Ad quartum dicendum, quod ad ea quae sunt fidei, non naturaliter

determinatur intellectus quasi ea naturaliter cognoscat ; sed quodammodo naturaliter ordinatur in ipsa

cognoscenda, sicut natura dicitur ordinari ad gratiam ex divina institutione. Unde hoc non removet quin habitu fidei indigeamus.

 

Ad quintum dicendum, quod homo perfectior est aliis animalibus, nec tamen determinata sunt sibi ab ipsa natura ea quae sunt necessaria ad finem consequendum, sicut aliis animalibus, propter duas rationes. Primo, quia homo ad altiorem finem ordinatur ; et ideo etiam si pluribus auxiliis indigeat ad ipsum consequendum, et sibi naturalia principia non sufficiant, nihilominus perfectior erit. Secundo, quia hoc ipsum est in homine perfectionis, quia multiplices vias potest habere ad consequendum suum finem. Unde non poterat ei una via naturalis determinari, sicut aliis animalibus ; sed loco omnium, quae natura aliis animalibus providit, data est homini ratio, per quam et necessaria huius vitae sibi praeparare potest, et disponere se ad recipienda divinitus auxilia futurae vitae.

 

Ad sextum dicendum, quod esse credulum in vitium sonat, quia designat superfluitatem in credendo, sicut esse bibulum superfluitatem in bibendo. Ille autem qui credit Deo, non excedit modum in credendo, quia ei non potest nimis credi ; unde ratio non sequitur.

 

Ad septimum dicendum, quod per apostolos et prophetas nunquam divinitus dicitur aliquid quod sit contrarium his quae naturalis ratio dictat. Dicitur tamen aliquid quod comprehensionem rationis excedit ; et pro tanto videtur rationi repugnare, quamvis non repugnet ; sicut et rustico videtur repugnans rationi quod sol sit maior terra et quod diameter sit asimeter costae ; quae tamen sapienti rationabilia apparent.

 

Ad octavum dicendum, quod fides evacuatur in gloria propter id quod est imperfectionis in ipsa : et secundum hoc habet aliquam oppositionem ad perfectionem gloriae ; sed quantum ad id quod est cognitionis in fide, est necessaria ad salutem. Hoc enim non est inconveniens ut aliqua imperfecta quae ordinantur ad perfectionem finis, cessent fine veniente, sicut motus veniente quiete, quae est eius finis.

 

Ad nonum dicendum, quod fides non destruit rationem, sed excedit eam et perficit, ut dictum est.

 

Ad decimum dicendum, quod haereticus non habet habitum fidei, etiamsi unum solum articulum discredat ; habitus enim infusi per unum actum contrarium tolluntur. Fidei etiam habitus hanc efficaciam habet, ut per ipsum intellectus fidelis detineatur ne contrariis fidei assentiat ; sicut et castitas refrenat a contrariis castitati. Quod autem haereticus aliqua credat quae sunt supra naturalem cognitionem, non est ex aliquo habitu infuso, quia ille habitus dirigeret eum in omnia credibilia aequaliter ; sed est ex quadam aestimatione humana, sicut etiam Pagani aliqua supra naturam credunt de Deo.

 

Ad undecimum dicendum, quod omnia media per quae ad nos fides venit, suspicione carent. Prophetis enim et apostolis credimus ex hoc quod Deus eis testimonium perhibuit miracula faciendo, ut dicitur Marc., cap. XVI, 20 : sermonem confirmante sequentibus signis. Successoribus autem apostolorum et prophetarum non credimus nisi in quantum nobis ea annuntiant quae illi in scriptis reliquerunt.

 

Ad duodecimum dicendum, quod duplex est difficultas : quaedam ex ipsius conditione operis ; et talis difficultas operatur ad meritum ; alia est ex indispositione vel tarditate voluntatis ; et talis potius diminuit meritum ; et hanc aufert habitus, et non primam.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod potentiae naturales sunt determinatae ad unum, et non indigent habitu determinante, sicut rationabiles, quae sunt ad opposita.

 

 

 

 

 

 

 

Article 11 - EST-IL NÉCESSAIRE DE CROIRE EXPLICITEMENT ?

(Undecimo quaeritur [utrum] sit necessarium explicite credere.)

 

 

Il semble que non.

 

1° L’on ne doit pas affirmer une chose, s’il s’ensuit une incohérence. Or, si nous affirmons qu’il est nécessaire au salut de croire explicitement quelque chose, il s’ensuit une incohérence. En effet, il est possible qu’un homme soit élevé dans la forêt, ou même parmi les loups ; et un tel homme ne peut rien connaître de la foi explicitement. Et ainsi, il y aura un homme qui sera damné par nécessité ; ce qui est aberrant. Et ainsi, il ne semble pas qu’il soit nécessaire de croire quelque chose explicitement.

 

2° Nous ne sommes pas tenus à ce qui n’est pas en notre pouvoir. Or, pour que nous croyions quelque chose explicitement, nous avons besoin d’une audition intérieure ou extérieure : car « la foi vient de ce qu’on a entendu », comme il est dit en Rom. 10, 17 ; et entendre n’est au pouvoir d’un homme que s’il y a quelqu’un pour lui parler. Et ainsi, croire quelque chose explicitement n’est pas de nécessité de salut.

 

3° Ce qui est très subtil ne doit pas être livré aux ignorants. Or rien n’est plus subtil et élevé que ce qui est au-dessus de la raison, comme sont les articles de foi. De telles choses ne doivent donc pas être livrées au peuple. Et ainsi tous, du moins, ne sont pas tenus de croire quelque chose explicitement.

 

4° L’homme n’est pas tenu de croire ce que même les anges ne savent pas. Or, avant l’Incarnation, les anges ont ignoré le mystère de l’Incarnation, comme semble le dire saint Jérôme. Donc, au moins en ce temps-là, les hommes n’étaient pas tenus de savoir ou de croire explicitement quelque chose au sujet du Rédempteur.

 

5° De nombreux Gentils furent sauvés avant la venue du Christ, comme dit Denys au neuvième chapitre de la Hiérarchie céleste. Or les Gentils ne pouvaient rien connaître d’explicite au sujet du Rédempteur, puisque les prophètes n’étaient pas venus à eux. Croire explicitement les articles concernant le Rédempteur ne semble donc pas nécessaire au salut.

 

6° Parmi les articles concernant le Rédempteur, il en est un sur la descente aux enfers. Or saint Jean a douté à propos de cet article, selon saint Grégoire, lorsqu’il demanda : « Es-tu celui qui doit venir ? » (Mt 11, 3). Puis donc qu’il était parmi les plus grands – car il n’était pas « de plus grand que lui parmi les enfants des femmes », comme il est dit au même endroit –, il semble que pas même les plus grands ne soient tenus de connaître explicitement les articles concernant le Rédempteur.

 

En sens contraire :

 

Il semble que tout croire explicitement soit de nécessité de salut.

 

 

1) Tout appartient de la même façon à la foi. Donc, pour la même raison qu’il est nécessaire de croire explicitement un article, il est nécessaire aussi de les croire tous.

 

2) Chacun est tenu d’éviter toutes les erreurs qui sont contre la foi. Or, on ne peut le faire que si l’on connaît explicitement tous les articles auxquels s’opposent les erreurs. Il est donc nécessaire de les croire tous explicitement.

 

3) De même que les commandements dirigent en ce qu’il faut faire, ainsi les articles en ce qu’il faut croire. Or tout homme est tenu de savoir tous les commandements du Décalogue ; car il ne serait pas excusé s’il se rendait coupable de quelque chose par ignorance d’eux. Tout homme est donc aussi tenu de croire explicitement tous les articles.

 

4) Dieu, de même qu’il est objet de foi, est aussi objet de charité. Or rien ne doit être aimé implicitement en Dieu. Donc rien non plus ne doit être cru implicitement à son sujet.

5) L’hérétique, si simple d’esprit soit-il, est examiné sur tous les articles de foi ; ce qui n’aurait pas lieu, s’il n’était tenu de les croire tous explicitement. Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

6) L’habitus de foi est spécifiquement le même en tous les fidèles. Si donc quelques fidèles sont tenus de croire explicitement tout ce qui appartient à la foi, il semble que tous y soient aussi tenus.

 

7) Croire de façon informe ne suffit pas pour le salut. Or croire implicitement, c’est croire de façon informe, car fréquemment les prélats sur la foi desquels s’appuie la foi des simples qui croient implicitement, ont une foi informe. Croire implicitement ne suffit donc pas pour le salut.

 

Réponse :

 

On appelle proprement « implicite » ce en quoi de nombreuses choses sont contenues comme en une seule ; et « explicite », ce en quoi chacune d’elles est considérée en elle-même. Et ces appellations sont transférées des réalités corporelles aux spirituelles. Par conséquent, lorsque de nombreuses choses sont virtuellement contenues en quelqu’une, on dit qu’elles sont en elle implicitement, comme les conclusions dans les principes ; et une chose est explicitement contenue dans une autre lorsqu’elle y existe en acte. Celui qui connaît des principes universels a donc une connaissance implicite de toutes les conclusions particulières, mais celui qui considère actuellement les conclusions, on dit qu’il les connaît explicitement. Et ainsi, l’on dit que nous croyons des choses explicitement, quand nous y adhérons après les avoir actuellement pensées ; mais implicitement, quand nous adhérons à certaines choses en lesquelles elles sont contenues comme en des principes universels : par exemple, celui qui croit que la foi de l’Église est vraie, croit en cela quasi implicitement chacune des choses qui sont contenues dans la foi de l’Église.

 

Ainsi, il faut savoir qu’il y a quelque chose, dans la foi, que tous, en tout temps, sont tenus de croire explicitement ; il y a en elle certaines choses qui sont à croire explicitement en tout temps, mais non par tous ; d’autres choses, par tous mais non en tout temps ; d’autres enfin, ni par tous ni en tout temps.

 

En effet, que quelque chose doive nécessairement être cru explicitement en tout temps par tout fidèle, apparaît ainsi : la réception en nous de la foi est dans un même rapport à la perfection ultime que la réception, par le disciple, des choses que le maître lui transmet d’abord, et par lesquelles il est dirigé vers les [vérités] antérieures. Or il ne pourrait pas être dirigé s’il ne considérait actuellement certaines choses. Il est donc nécessaire que le disciple reçoive actuellement quelque chose à considérer ; et semblablement, il est nécessaire que tout fidèle croie explicitement quelque chose. Et cela, ce sont les deux choses que l’Apôtre mentionne en Hébr. 11, 6 : « Il faut que celui qui s’approche de Dieu croie qu’il existe, et qu’il est le rémunérateur de ceux qui le cherchent. » Par conséquent, tout homme est tenu de croire explicitement, et en tout temps, que Dieu existe et exerce une providence sur les affaires humaines.

 

Or il n’est pas possible qu’un homme dans l’état de voie connaisse explicitement toute la science que Dieu a, et en laquelle consiste notre béatitude ; mais il est possible à quelqu’un dans l’état de voie de connaître explicitement toutes les choses qui, au genre humain dans cet état, sont proposées comme des rudiments pour qu’il se dirige par eux vers la fin : et l’on dit qu’un tel homme a une foi parfaite quant à l’expli­citation. Mais tous n’ont pas cette perfection ; et c’est pourquoi des degrés sont établis dans l’Église, en sorte que certains sont préposés aux autres pour les instruire dans la foi. Tous ne sont donc pas tenus de croire explicitement tout ce qui est de foi, mais seuls y sont tenus ceux qui sont établis comme enseignants de la foi, tels les prélats et ceux qui ont le soin des âmes.

 

Et cependant, même ces derniers ne sont pas tenus de tout croire explicitement en tout temps. En effet, de même qu’un homme progresse dans la foi au cours des temps successifs, ainsi en va-t-il pour tout le genre humain ; c’est pourquoi saint Grégoire dit : « Avec les progrès du temps s’est accrue la connaissance de Dieu. » Or la plénitude du temps, quasi-perfection de l’âge du genre humain, a lieu au temps de la grâce ; donc en ce temps, les plus grands sont tenus de croire explicitement tout ce qui appartient à la foi. Mais aux temps précédents, même les plus grands n’étaient pas tenus de tout croire explicitement ; et après le temps de la loi et des prophètes, étaient crues explicitement de plus nombreuses choses qu’auparavant.

 

Donc, dans l’état d’avant le péché, ils n’étaient pas tenus de croire explicitement les choses qui concernent le Rédempteur, car il n’y avait pas encore la nécessité d’un rédempteur ; cependant ils les croyaient implicitement dans la divine providence, c’est-à-dire en tant qu’ils croyaient que Dieu procurerait à ceux qui l’aiment toutes les choses nécessaires au salut. Mais avant le péché et après, en tout temps il fut nécessaire que les plus grands aient une foi explicite sur la Trinité ; mais pas les plus petits, après le péché jusqu’au temps de la grâce ; car avant le péché, il n’y aurait peut-être pas eu cette distinction selon laquelle certains seraient instruits par d’autres sur la foi. Et de même, après le péché jusqu’au temps de la grâce, les plus grands étaient tenus d’avoir explicitement la foi au Rédempteur ; mais les plus petits implicitement, soit dans la foi des patriarches et des prophètes, soit dans la divine providence. Mais au temps de la grâce, tous, les plus grands comme les plus petits, sont tenus d’avoir une foi explicite à la Trinité et au Rédempteur. Les plus petits ne sont cependant pas tenus de croire explicitement toutes les choses susceptibles d’être crues concernant la Trinité ou le Rédempteur, mais ce sont seulement les plus grands qui y sont tenus. Les plus petits sont tenus de croire explicitement les articles généraux, par exemple que Dieu est un et trine, que le Fils de Dieu s’est incarné, qu’il est mort et qu’il est ressuscité, et d’autres semblables, que l’Église solennise par des fêtes.

 

Réponse aux objections :

 

1° Il ne s’ensuit aucune incohérence lorsque l’on pose que tout homme est tenu de croire explicitement quelque chose, même s’il est élevé dans la forêt ou parmi les bêtes : en effet, il revient à la divine providence de procurer à tout homme les choses nécessaires au salut, pourvu qu’il n’y ait pas d’empêchement du côté de cet homme. Car si quelqu’un, élevé de la sorte, suivait la conduite de la raison naturelle dans l’appétit du bien et la fuite du mal, il faut tenir pour très certain que Dieu ou bien lui révélerait par une inspiration intérieure les choses qui sont nécessaires pour croire, ou bien lui enverrait quelque prédicateur de la foi, comme il envoya Pierre à Corneille (Act. 10).

2° Bien qu’il ne soit pas en notre pouvoir de connaître par nous-mêmes les choses qui sont de foi, cependant, si nous faisons ce qui est en nous, c’est-à-dire en sorte que nous suivions la conduite de la raison naturelle, Dieu ne nous laissera pas manquer de ce qui nous est nécessaire.

 

 

3° Les choses qui sont de foi sont proposées aux simples comme devant être exposées non en détail, mais dans une certaine généralité : car c’est ainsi qu’ils sont tenus de les croire explicitement, comme on l’a dit.

 

 

4° Les anges, selon Denys et saint Augustin, ont connu le mystère de l’Incarnation du Christ avant même les hommes, puisque les prophètes eux-mêmes ont été instruits à ce sujet par les anges. Mais saint Jérôme dit qu’ils apprennent ce mystère par l’Église, parce que le mystère du salut des nations s’accomplissait à la prédication des apôtres ; et ainsi, quant à certaines circonstances, ils en avaient une plus pleine connaissance, voyant désormais présent ce qu’ils avaient prévu comme futur.5° Les Gentils n’étaient pas censés instruire de la foi divine. Par conséquent, si sages fussent-ils de la sagesse du monde, ils doivent être comptés parmi les plus petits : voilà pourquoi il suffisait pour eux qu’ils eussent la foi concernant le Rédempteur implicitement, soit dans la foi de la loi et des prophètes, soit même dans la divine providence. Cependant il est probable que le mystère de notre rédemption fut aussi révélé à de nombreux Gentils avant la venue du Christ, comme il ressort des prédictions de la Sybille.

 

 

6° Bien qu’en son temps saint Jean-Baptiste dût être compté parmi les plus grands, parce qu’il fut institué par Dieu héraut de la vérité, cependant il n’était pas nécessaire qu’il crût explicitement tout ce que l’on croit explicitement au temps de la grâce révélée, après la Passion et la Résurrection du Christ : de son temps, en effet, la connaissance de la vérité n’était pas encore parvenue à son achèvement, qui advint principalement à l’avènement de l’Esprit Saint. Cependant, certains disent que Jean a demandé cela comme venant non de lui-même, mais de ses disciples, qui doutaient sur le Christ. D’autres disent aussi que ce ne fut pas la question de quelqu’un qui doute, mais de quelqu’un qui s’étonne pieusement de l’humilité du Christ, s’il daignait descendre aux enfers.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Toutes les choses qui sont de foi n’ont pas la même importance (car certaines sont plus obscures que d’autres, et certaines sont plus nécessaires que d’autres) pour que l’homme soit dirigé vers la fin ; voilà pourquoi il est nécessaire de croire explicitement certains articles plutôt que d’autres.

 

 

2) Même celui qui ne croit pas explicitement tous les articles peut éviter toutes les erreurs : car l’habitus de foi l’empêche d’assentir à des choses contraires aux articles, même s’il ne connaît ces derniers qu’implicitement ; de sorte que, lorsqu’elles lui sont proposées, il les tient pour insolites et suspectes, et diffère son assentiment jusqu’à ce qu’il soit instruit par celui à qui il revient de trancher les questions douteuses en matière de foi.

3) Les commandements du Décalogue portent sur ce que dicte la raison naturelle ; par conséquent, tout homme est tenu de les connaître explicitement, et le cas n’est pas semblable pour les articles de foi, qui sont au-dessus de la raison.

 

4) L’amour ne se distingue pas par l’implicite et l’explicite – si ce n’est dans la mesure où l’amour suit la foi –, attendu que l’amour a pour terme la réalité même qui est hors de l’âme, et qui subsiste dans le particulier, au lieu que la connaissance a pour terme ce qui est dans l’appréhension de l’âme, qui peut appréhender quelque chose soit dans l’universel, soit en particulier ; voilà pourquoi il n’en va pas de même pour la foi et pour la charité.

 

5) Si un homme simple accusé d’hérésie est examiné sur tous les articles, ce n’est pas qu’il soit tenu de les croire tous explicitement, mais c’est parce qu’il est tenu de ne pas assentir avec opiniâtreté au contraire de l’un des articles.

 

 

6) Si l’on croit explicitement les choses qu’il suffit aux autres de croire implicitement, ce n’est pas à cause d’une différence quant à l’habitus de foi, mais à cause d’un office différent. Car celui qui est institué docteur de la foi doit savoir explicitement les choses qu’il a le devoir ou est tenu d’enseigner ; et dans la mesure où il est plus élevé dans son office, il doit aussi avoir une science plus parfaite des choses qui sont de foi.

 

7) Les plus petits n’ont pas une foi implicite dans la foi d’hommes particuliers, mais dans celle de l’Église, qui ne peut être informe. Et en outre, si l’on dit que l’un a une foi implicite dans celle d’un autre, ce n’est point qu’il partage avec lui la façon de croire, formée ou informe, mais parce qu’il partage avec lui ce qui est cru.

 

Et videtur quod non.

 

Illud enim non est ponendum, quo posito sequitur inconveniens. Sed si ponamus quod sit necessarium ad salutem quod aliquid explicite credatur, sequitur inconveniens. Possibile est enim aliquem nutriri in silvis, vel etiam inter lupos ; et talis non potest explicite aliquid de fide cognoscere. Et sic erit aliquis homo qui de necessitate damnabitur. Quod est inconveniens ; et sic non videtur quod sit necessarium explicite aliquid credere.

 

Praeterea, ad illud quod non est in potestate nostra, non tenemur. Sed ad hoc quod explicite aliquid credamus, indigemus auditu interiori vel exteriori : fides enim est ex auditu, ut dicitur Rom., X, 17 : et audire non est in potestate alicuius, nisi sit qui loquatur. Et sic non est de necessitate salutis quod aliquid explicite credatur.

 

Praeterea, illa quae sunt subtilissima, non sunt rudibus tradenda. Sed nulla sunt subtiliora et altiora his quae rationem excedunt, qualia sunt articuli fidei. Ergo talia non sunt populo tradenda. Et sic non omnes saltem tenentur, ad explicite aliquid credendum.

 

Praeterea, homo non tenetur ad cognoscendum illud quod etiam Angeli nesciunt. Sed Angeli ante incarnationem mysterium incarnationis ignoraverunt, ut videtur Hieronymus dicere. Ergo homines saltem tunc non tenebantur ad sciendum aliquid vel credendum explicite de redemptore.

 

Praeterea, multi gentiles ante Christi adventum salvati sunt, ut dicit Dionysius, IX cap. Cael. Hierarch. [§ 3]. Ipsi autem non poterant aliquid explicitum de redemptore cognoscere, cum ad eos prophetae non pervenerint. Ergo credere explicite articulos de redemptore, non videtur necessarium ad salutem.

 

Praeterea, inter articulos de redemptore unus est de descensu ad Inferos. Sed de hoc articulo Ioannes dubitavit, secundum Gregorium [In Ez. I, hom. 1 et In Evang. I, hom. 6], cum quaesivit : tu es qui venturus es ? Matth., XI, 3. Cum igitur ipse fuerit de maioribus, quia nullus eo maior inter natos mulierum, ut ibidem [XI, 11] dicitur, videtur quod nec etiam maiores teneantur ad cognoscendum explicite articulos de redemptore.

 

 

 

Sed e contra. Videtur quod sit de necessitate salutis explicite omnia credere.

 

Eodem enim modo omnia ad fidem pertinent. Ergo qua ratione oportet unum explicite credere, eadem ratione oportet et omnia.

 

 

Praeterea, unusquisque tenetur ad vitandum omnes errores qui sunt contra fidem. Sed hoc facere non potest nisi explicite omnes articulos cognoscat, contra quos sunt errores. Ergo oportet omnes explicite credere.

 

Praeterea, sicut mandata dirigunt in operandis, ita articuli in credendis. Sed quilibet tenetur scire omnia mandata Decalogi ; non enim excusaretur, si per ignorantiam eorum aliquid committeret. Ergo et quilibet tenetur omnes articulos explicite credere.

 

 

Praeterea, sicut Deus est obiectum fidei, ita et caritatis. Sed nihil debet implicite diligi in Deo. Ergo nec etiam aliquid implicite credi de eo.

 

Praeterea, haereticus, quantumcumque simplex, examinatur de omnibus articulis fidei ; quod non esset, nisi omnes explicite credere teneretur. Et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, habitus fidei est idem specie in omnibus fidelibus. Si igitur aliqui fideles tenentur ad omnia quae sunt fidei explicite credenda, videtur quod etiam ad hoc omnes teneantur.

 

Praeterea, credere informiter non sufficit ad salutem. Sed credere implicite est credere informiter ; quia frequenter praelati, in quorum fide nititur fides simplicium, qui implicite credunt, habent fidem informem. Ergo credere implicite non sufficit ad salutem.

 

 

Responsio. Dicendum, quod implicitum proprie dicitur esse illud in quo quasi in uno multa continentur ; explicitum autem in quo unumquodque ipsorum in se consideratur. Et transferuntur haec nomina a corporalibus ad spiritualia. Unde quando aliqua multa, virtute continentur in aliquo uno, dicuntur esse in illo implicite, sicut conclusiones in principiis. Explicite autem continetur in aliquo quod in eo actu existit : unde ille qui cognoscit aliqua principia universalia, habet implicitam cognitionem de omnibus conclusionibus particularibus : qui autem conclusiones actu considerat, dicitur eas explicite cognoscere. Unde et explicite dicimur aliqua

credere, quando eis actu cogitatis adhaeremus ; implicite vero quando adhaeremus quibusdam, in quibus sicut in universalibus principiis ista

continentur : sicut qui credit fidem Ecclesiae esse veram, in hoc quasi implicite credit singula quae sub fide Ecclesiae continentur.

 

 

Sciendum est igitur, quod aliquid est in fide ad quod omnes et omni tempore explicite credendum tenentur ; quaedam vero sunt in ea, quae omni tempore sunt explicite credenda, sed non ab omnibus ; quaedam vero ab omnibus, sed non omni tempore ; quaedam vero nec ab omnibus nec omni tempore.

Quod enim oporteat omni tempore aliquid explicite credi ab quolibet fideli, ex hoc apparet, quia acceptio fidei se habet in nobis respectu ultimae perfectionis, sicut acceptio discipuli de his quae sibi primo a magistro traduntur, per quae in anteriora dirigitur. Non posset autem dirigi, nisi actu aliqua consideraret. Unde oportet quod discipulus actualiter aliquid considerandum accipiat ; et similiter oportet quod fidelis quilibet aliquid explicite credat. Et haec sunt duo illa quae apostolus dicit Hebr., XI, 6 : accedentem ad Deum oportet credere quia est, et inquirentibus se remunerator est. Unde quilibet tenetur explicite credere, et omni tempore, Deum esse, et habere providentiam de rebus humanis.

 

 

 

Non est autem possibile ut aliquis in statu viae explicite cognoscat omnem illam scientiam quam Deus habet, in qua nostra beatitudo consistit ; sed possibile est aliquem in statu viae explicite cognoscere omnia illa quae proponuntur humano generi in hoc statu ut rudimenta quaedam quibus se in finem dirigat : et talis dicitur habere perfectam fidem quantum ad explicationem. Sed haec perfectio non est omnium ; unde et gradus in Ecclesia constituuntur, ut quidam aliis praeponantur ad erudiendum in fide. Unde non tenentur omnes explicite credere omnia quae sunt fidei ; sed solum illi qui eruditores fidei instituuntur : sicut sunt praelati et habentes curam animarum.

 

 

Nec tamen isti etiam secundum omne tempus tenentur omnia explicite credere. Sicut enim est profectus unius hominis in fide per successiones temporum, ita etiam et totius humani generis : unde dicit Gregorius [In Ez. II, hom. 4] : per successiones temporum crevit divinae cognitionis augmentum. Plenitudo autem temporis, quasi perfectio aetatis humani generis, est in tempore gratiae ; unde in hoc tempore maiores, omnia quae sunt fidei, explicite credere tenentur. Sed temporibus praecedentibus etiam maiores non tenebantur ad credendum omnia explicite ; plura autem explicite credebantur post tempus legis et prophetarum quam ante.

 

In statu igitur ante peccatum non tenebantur explicite credere ea quae sunt de redemptore, quia adhuc necessitas redemptoris non erat ; implicite tamen haec credebant in divina providentia ; in quantum scilicet Deum credebant diligentibus se provisurum de omnibus necessariis ad salutem. Sed ante peccatum et post, omni tempore necessarium fuit a maioribus explicitam fidem de Trinitate habere ; non autem a minoribus post peccatum usque ad tempus

gratiae ; ante peccatum enim forte talis distinctio non fuisset, ut quidam per alios erudirentur de fide. Et similiter etiam post peccatum usque ad tempus gratiae maiores tenebantur habere fidem de redemptore explicite ; minores vero implicite, vel in fide patriarcharum et prophetarum, vel in divina providentia. Tempore vero gratiae omnes, maiores et minores, de Trinitate et de redemptore tenentur explicitam fidem habere. Non tamen omnia credibilia circa Trinitatem vel redemptorem minores explicite credere tenentur, sed soli maiores. Minores autem tenentur explicite credere generales articulos, ut Deum esse trinum et unum, filium Dei esse incarnatum, mortuum, et resurrexisse, et alia huiusmodi, de quibus Ecclesia festa facit.

Ad primum igitur dicendum, quod non sequitur inconveniens posito quod quilibet teneatur aliquid explicite credere etiam si in silvis vel inter bruta animalia nutriatur : hoc enim ad divinam providentiam pertinet ut cuilibet provideat de necessariis ad salutem, dummodo ex parte eius non impediatur. Si enim aliquis taliter nutritus, ductum rationis naturalis sequeretur in appetitu boni et fuga mali, certissime est tenendum, quod Deus ei vel per internam inspirationem revelaret ea quae sunt necessaria ad credendum, vel aliquem fidei predicatorem ad eum dirigeret, sicut misit Petrum ad Cornelium, Act. X.

Ad secundum dicendum, quod quamvis non sit in potestate nostra cognoscere ea quae sunt fidei, ex nobis ipsis ; tamen, si nos fecerimus quod in nobis est, ut scilicet ductum rationis naturalis sequamur, Deus non deficiet nobis ab eo quod est nobis necessarium.

 

Ad tertium dicendum, quod ea quae sunt fidei, non proponuntur simplicibus ut particulatim exponenda, sed in quadam generalitate : sic enim ea explicite credere tenentur, ut dictum est.

 

Ad quartum dicendum quod Angeli, secundum Dionysium [De cael. hier., cap. 4, § 4] et Augustinum [De Gen. ad litt. V, 19], primo sciverunt incarnationis Christi mysterium quam etiam homines, cum de ipso per Angelos prophetae etiam sint instructi ; sed a Hieronymo [cf. supra qu. 8, art. 4, sed c. 1] dicuntur per Ecclesiam hoc mysterium discere, in quantum, praedicantibus apostolis, mysterium salutis gentium implebatur ; et sic quantum ad aliquas circumstantias plenius sciebant, iam praesens videntes quod futurum ante praeviderant.

 

Ad quintum dicendum, quod gentiles non ponebantur ut instructores divinae fidei. Unde, quantumcumque essent sapientes sapientia saeculari, inter minores computandi sunt : et ideo sufficiebat eis habere fidem de redemptore implicite, vel in fide legis et prophetarum, vel etiam in ipsa divina providentia. Probabile tamen est multis etiam gentilibus ante Christi adventum mysterium redemptionis nostrae fuisse divinitus revelatum, sicut patet ex sibyllinis vaticiniis [August., De civ. Dei XVIII, 23].

 

Ad sextum dicendum, quod Ioannes Baptista, quamvis suo tempore inter maiores fuerit computandus, quia praeco veritatis fuit a Deo institutus, non tamen oportebat quod explicite crederet omnia quae post Christi passionem et resurrectionem tempore gratiae revelatae explicite creduntur : nondum enim suo tempore veritatis cognitio ad suum complementum pervenerat, quod praecipue factum est in adventu spiritu sancti. Quidam tamen dicunt, quod Ioannes hoc quaesivit non ex persona sua, sed ex persona discipulorum, qui dubitabant de Christo. Quidam etiam dicunt quod non fuit quaestio dubitantis, sed pie admirantis humilitatem Christi, si dignaretur ad Inferos descendere.

 

 

 

Ad primum autem in contrarium dicendum, quod non est eadem ratio de omnibus quae ad fidem pertinent (quaedam enim sunt aliis obscuriora, et quaedam aliis sunt necessariora) ad hoc quod homo dirigatur in finem : et ideo quosdam articulos prae aliis oportet explicite credere.

 

Ad secundum dicendum, quod ille etiam qui non credit explicite omnes articulos, potest omnes errores vitare : quia ex habitu fidei retardatur ne assentiat contrariis articulorum, quos etiam solum implicite novit ; ut scilicet cum sibi proponuntur, quasi insolita, suspecta habeat, et assensum differat quousque instruatur per eum cuius est dubia in fide determinare.

Ad tertium dicendum, quod mandata Decalogi sunt de his quae naturalis ratio dictat ; et ideo quilibet tenetur ea explicite cognoscere, nec est similis ratio de articulis fidei, qui sunt supra rationem.

 

Ad quartum dicendum, quod diligere non distinguitur per implicite et explicite, nisi quatenus dilectio fidem sequitur, eo quod dilectio terminatur ad rem ipsam quae est extra animam, quae in particulari subsistit, cognitio vero terminatur ad id quod est in apprehensione animae, quae potest apprehendere aliquid vel in universali vel in particulari ; et ideo non est simile de fide et caritate.

 

Ad quintum dicendum, quod aliquis simplex, qui accusatur de haeresi, non examinatur de omnibus articulis quia teneatur omnes explicite credere, sed quia tenetur non assentire pertinaciter contrario alicuius articulorum.

 

Ad sextum dicendum, quod non est propter differentiam ex habitu fidei explicite credere quae aliis sufficit implicite credere, sed propter officium diversum. Nam ille qui ponitur ut doctor fidei, debet explicite nosse ea quae debet vel tenetur docere ; et secundum quod est altior in officio, debet etiam perfectiorem scientiam habere de his quae sunt fidei.

 

Ad septimum dicendum, quod minores non habent fidem implicitam in fide aliquorum hominum particularium ; sed in fide Ecclesiae, quae non potest esse informis. Et praeterea, unus non dicitur habere fidem implicitam in fide alterius propter hoc quod conveniat in modo credendi formate vel informiter, sed propter convenientiam in credito.

 

 

 

 

 

 

 

Article 12 - LA FOI DES MODERNES EST-ELLE IDENTIQUE À CELLE DES ANCIENS ?

(Duodecimo quaeritur utrum una sit fides modernorum et antiquorum.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La science universelle diffère de la science particulière. Or les anciens connais­saient pour ainsi dire de façon générale les choses qui sont de foi, les croyant implicitement, au lieu que les modernes les connaissent en particulier, les croyant explicitement. La foi des modernes n’est donc pas la même que celle des anciens.

 

2° La foi porte sur un énoncé. Or ce ne sont pas les mêmes énoncés que nous croyons, nous, et qu’eux ont cru ; par exemple, que le Christ doit naître, et que le Christ est né. Notre foi n’est donc pas la même que celle des anciens.

 

3° Un temps déterminé, dans les choses qui sont de foi, fait partie de ce qui est nécessaire pour croire : en effet, l’on est réputé infidèle si l’on croit que le Christ n’est pas encore venu, mais doit venir. Or, entre notre foi et celle des anciens, les temps varient : car nous autres croyons au passé ce qu’ils croyaient au futur. Notre foi n’est donc pas la même que celle des anciens.

 

En sens contraire :

 

Éph. 4, 5 : « Un seul Seigneur, une seule foi. »

 

Réponse :

 

Il faut tenir pour assuré que la foi des anciens et des modernes est unique : sinon, l’Église ne serait pas une. Mais pour le soutenir, certains ont prétendu que l’énon­cé au passé que nous croyons était le même que l’énoncé au futur que les anciens ont cru. Mais il ne semble pas logique de dire que la variation des parties essentielles d’une composition laisse la composition identique ; nous voyons aussi que les compositions varient si l’on met d’autres accidents de verbe et de nom.

 

C’est pourquoi d’autres ont affirmé que les énoncés que nous croyons sont différents de ceux qu’ils ont cru, mais que la foi ne porte pas sur des énoncés, mais sur la réa­lité ; or la réalité est la même, quoique les énoncés soient différents. Ils disent, en effet, qu’il convient par soi à la foi de croire à la Résurrection du Christ, mais qu’il est quasi accidentel de la croire présente ou passée. Mais cela aussi apparaît erroné : car, puisque l’acte de croire implique un assentiment, il ne peut porter que sur la composition, en laquelle se rencontrent le vrai et le faux. Lors donc que je dis que je crois à la Résurrection, il est nécessaire d’entendre quelque composition, et cela sui­vant un temps, que l’âme ajoute toujours lorsqu’elle compose ou divise, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; de sorte que le sens (est) le suivant : je crois à la Résurrection, c’est-à-dire que je crois que la Résurrection existe, ou a existé, ou existera.

 

 

 

Voilà pourquoi l’on doit répondre que l’objet de la foi peut être considéré de deux façons. Soit en lui-même, en tant qu’il est hors de l’âme, et dans ce cas il est proprement objet, et l’habitus reçoit de lui la multitude ou l’unité ; soit en tant que participé en celui qui connaît. Il faut donc répondre que, si l’on prend ce qui est l’objet de la foi, c’est-à-dire la réalité crue, en tant qu’il est hors de l’âme, alors c’est une seule réalité qui se rapporte à nous et aux anciens : et ainsi, de l’unité de cette réalité, la foi reçoit son unité. Mais si on le considère comme il est lorsque nous le recevons, alors il se diversifie en divers énoncés ; mais cette diversité ne diversifie pas la foi. On voit dès lors clairement que la foi, de toute façon, est unique.

 

Réponse aux objections :

 

1° Savoir en général et savoir en particulier ne diversifient la science que quant à la façon de savoir, et non quant à la réalité sue, de laquelle l’habitus tient son unité.

 

 

 

2° La réponse ressort de ce qui a été dit.

 

 

3° Le temps ne varie pas suivant ce qui existe dans la réalité, mais suivant une différence de relation à nous ou aux anciens : car le temps où le Christ a souffert est unique, mais selon les différents rapports à tel ou tel, il est dit passé ou futur, relativement aux précédents ou aux suivants.

 

Et videtur quod non.

 

Scientia enim universalis differt a scientia particulari. Sed antiqui cognoscebant ea quae sunt fidei, quasi in universali, implicite credentes ; moderni autem in particulari credentes explicite. Ergo non est eadem fides modernorum et antiquorum.

 

 

Praeterea, fides est de enuntiabili. Sed non sunt eadem enuntiabilia quae nos credimus et illi crediderunt ; ut Christum nasciturum, et Christum natum. Ergo non est eadem fides nostra et antiquorum.

 

Praeterea, determinatum tempus in his quae sunt fidei, est de necessariis ad credendum : aliquis enim infidelis reputatur ex hoc quod credit Christum nondum venisse, sed esse venturum. Sed in fide nostra et antiquorum sunt tempora variata : nos enim credimus de praeterito quod ipsi credebant de futuro. Ergo non est eadem fides nostra et antiquorum.

 

 

Sed contra, Ephes., IV, 5 : unus Dominus, una fides.

 

 

 

Responsio. Dicendum quod hoc pro firmo est tenendum, unam esse fidem antiquorum et modernorum : alias non esset una Ecclesia. Ad hoc autem sustinendum, quidam dixerunt, esse idem enuntiabile de praeterito quod nos credimus, et de futuro quod antiqui crediderunt. Sed hoc non videtur esse conveniens, ut variatis essentialibus compositionis partibus, eadem compositio maneat ; videmus etiam compositiones per alia accidentia verbi et nominis variari.

Unde alii dixerunt, quod enuntiabilia sunt diversa quae nos credimus et illi crediderunt ; sed fides non est de enuntiabili sed de re. Res autem est eadem, quamvis enuntiabilia sint diversa. Dicunt enim, quod hoc per se convenit fidei ut credat resurrectionem Christi ; sed hoc est quasi accidentale, ut credat eam esse vel fuisse. Sed hoc etiam falsum apparet : quia credere, cum dicat assensum, non potest esse nisi de compositione, in qua verum et falsum invenitur. Unde, cum dico, credo resurrectionem, oportet intelligi aliquam compositionem ; et hoc secundum aliquod tempus, quod anima semper adiungit in dividendo et componendo, ut dicitur in III de Anima [l. 11 (430 a 31)] ; ut scilicet sensus (sit), credo resurrectionem, id est credo resurrectionem esse, vel fuisse, vel futuram esse.

 

 

 

Et ideo dicendum est, quod obiectum fidei dupliciter potest considerari. Vel secundum se, prout est extra animam ; et sic proprie habet rationem obiecti, et ab eo accipit habitus multitudinem vel unitatem. Vel secundum quod est participatum in cognoscente. Dicendum est igitur, quod si accipiatur id quod est obiectum fidei, scilicet res credita, prout est extra animam, sic est una quae refertur ad nos et antiquos : et ideo ex eius unitate fides unitatem recipit. Si autem consideretur secundum quod est in acceptione nostra, sic plurificatur per diversa enuntiabilia ; sed ab hac diversitate non diversificatur fides. Unde patet quod fides omnibus modis est una.

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod scire in universali et in particulari non diversificat scientiam nisi quantum ad modum sciendi, non autem quantum ad rem scitam, a qua habitus habet unitatem.

 

Ad secundum patet responsio ex dictis.

 

Ad tertium dicendum, quod tempus non variatur secundum quod est in re, sed secundum diversum ordinem ad nos vel illos : unum enim est tempus in quo Christus passus fuit ; sed secundum diversos respectus ad aliquos dicitur praeteritum vel futurum, respectu praecedentium vel sequentium.

 

 

 

 

 

 

Question 15 ─ RAISON SUPÉRIEURE ET RAISON INFÉRIEURE

 

 

LA QUESTION PORTE SUR LA RAISON

SUPÉRIEURE ET LA RAISON INFÉRIEURE.

 

Article 1 : L’intelligence et la raison sont-elles en l’homme des puissances différentes ?

Article 2 : La raison supérieure et la raison inférieure sont-elles des puissances différentes ?

Article 3 : Le péché peut-il exister dans la raison supérieure ou infé­rieure ?

Article 4 : La délectation morose est-elle un péché mortel ?

Article 5 : Le péché véniel peut-il exister dans la raison supérieure ?

Quaestio est de ratione

superiori et inferiori.

 

Primo utrum intellectus et ratio sint diversae potentiae in homine.

 

Secundo utrum ratio superior et inferior sint diversae potentiae.

 

Tertio utrum in ratione superiori vel inferiori possit esse peccatum.

Quarto utrum delectatio morosa sit peccatum mortale.

Quinto utrum in ratione superiori possit esse peccatum veniale.

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse au tome I, p. 86)

 

La raison :

     Intelligence et raison proprement dite sont une même puissance (art. 1)

     raison supérieure et inférieure aussi, mais leurs rôles diffèrent (2)

 

Le péché :

     peut survenir dans la raison supérieure ou la raison inférieure (3)

     péché mortel par consentement à la délectation morose (4)

     péché mortel et péché véniel dans la raison supérieure (5)

 

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

Art. 1 : Super Sent. III, d. 35, q. 2, a. 2, qc. 1 ; Sum. Th. I, q. 79, a. 8.

 

Art. 2 : Super Sent. II, d. 24, q. 2, a. 2 ; Sum. Th. I, q. 79, a. 9.

 

Art. 3 : Super Sent. II, d. 24, q. 3, a. 1 ; Sum. Th. I-II, q. 15, a. 4 et q. 74, a. 5 et 7.

 

Art. 4 : Super Sent. II, d. 24, q. 3, a. 1 et 4 ; Quodl. XII, q. 22, a. 1 ; Sum. Th. I-II, q. 74, a. 6 et 8 et q. 88, a. 5, ad 2.

 

Art. 5 : Super Sent. II, d. 24, q. 3, a. 5 ; De malo, q. 7, a. 5 ; Sum. Th. I-II, q. 74, a. 9 et 10.

 

 

 

 

Article 1 - L’INTELLIGENCE ET LA RAISON SONT-ELLES EN L’HOMME DES PUISSANCES DIFFÉRENTES ?

(Et primo quaeritur utrum intellectus et ratio sint diversae potentiae in homine.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme : « Si nous voulons monter des puissances inférieures aux supérieures, nous rencontrons d’abord le sens, puis l’imagina­tion, ensuite la raison, puis l’intellect, puis l’intelligence ; et au sommet se trouve la sagesse, qui est Dieu même. » Or l’imagi­nation et le sens sont des puissances différentes. Donc la raison et l’intellect aussi.

 

 

2° L’homme, comme dit saint Grégoire, s’apparente à toute créature ; et pour cette raison, on dit qu’il est toute créature. Or ce par quoi l’homme s’apparente aux plantes est une certaine puissance de l’âme, à savoir la végétative, distincte de la raison, laquelle est une puissance propre à l’homme en tant que tel ; et il en va de même pour ce par quoi il s’apparente aux bêtes, à savoir le sens. Donc, pour la même raison, ce par quoi il s’apparente aux anges, qui sont au-dessus de l’homme, à savoir l’intelligence, est une puissance autre que la raison, qui est propre au genre humain, comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation.

 

3° De même que les perceptions des sens propres ont pour terme le sens commun, qui juge d’elles, de même le processus discursif de la raison a pour terme l’intel­ligence, afin qu’un jugement soit porté sur ce à propos de quoi la raison a confronté ; en effet, c’est alors que l’homme juge des propositions que la raison confronte, lorsque par voie d’analyse il parvient aux principes, sur lesquels porte l’intelligence ; et c’est pourquoi l’art de juger est appelé analytique. Donc, de même que le sens commun est une puissance autre que le sens propre, de même l’intelligence est autre que la raison.

 

4° Saisir et juger sont des actes qui exigent des puissances différentes, comme on le voit clairement pour le sens propre et le sens commun : car le premier d’entre eux saisit, et le second juge. Or, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme, « tout ce que le sens perçoit, l’imagination le représente, la réflexion le forme, le génie le scrute, la raison le juge, la mémoire le conserve, l’intelligence le saisit. » La raison et l’intelligence sont donc des puissances différentes.

 

5° Entre ce qui, au sens absolu, est composé, et l’acte simple, le rapport est le même qu’entre ce qui est simple à tout point de vue et l’acte composé. Or l’intelligence divine, qui est simple à tout point de vue, n’a pas un acte composé, mais un acte très simple. Donc notre raison, qui est composée en tant qu’elle agit par confrontation, n’a pas un acte simple. En revanche, l’acte de l’intelligence est simple : en effet, c’est l’intellection des indivisibles, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. L’intelli­gence et la raison ne sont donc pas une puissance unique.

 

 

6° Selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, et selon le Commentateur au même endroit, l’âme rationnelle se connaît elle-même par quelque ressemblance. Or, suivant saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité, l’esprit, en lequel se trouve l’image [de Dieu], se connaît par lui-même. La raison et l’esprit, ou l’intelligence, ne sont donc pas identiques.

 

7° Les puissances se distinguent par les actes, et les actes par les objets. Or les objets de la raison et ceux de l’intellect sont extrêmement différents : en effet, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme, « l’âme perçoit les corps par le sens, par l’imagi­nation les ressemblances des corps, par la raison les natures des corps, par l’intellect l’esprit créé, par l’intelligence l’esprit incréé » ; et la nature corporelle diffère extrêmement de l’esprit créé. L’intellect et la raison sont donc des puissances différentes.

 

 

8° Boèce dit au cinquième livre sur la Consolation : « Le sens, l’imagination, la raison et l’intelligence considèrent chacun différemment l’homme même. En effet, le sens regarde la figure établie dans une matière sous-jacente ; l’imagination, la figure seule, sans la matière ; la raison transcende la figure et, par une considération universelle, évalue l’espèce elle-même, qui existe dans les singuliers ; l’intelligence est un œil supérieur : dépassant le cadre de l’univers, elle regarde par la pure acuité de l’esprit cette forme simple elle-même. » Donc, de même que l’imagination est une puissance différente du sens – en effet, l’imagination considère la forme non dans la matière, au lieu que le sens la considère établie dans la matière –, de même l’intel­ligence, qui considère la forme de façon absolue, est une puissance autre que la raison, qui considère la forme universelle existant dans les particuliers.

 

 

En outre, Boèce dit au quatrième livre sur la Consolation : « Entre l’intelligence et le raisonnement, entre ce qui est et ce qui devient, entre l’éternité et le temps, entre le point central et le cercle, il y a le même rapport qu’entre la série mobile du destin et la stable simplicité de la providence divine. » Or il est avéré que la providence diffère essentiellement du destin, le cercle du centre, le temps de l’éternité, et la génération de l’être lui-même. La raison diffère donc aussi de l’intelligence.

 

9° Comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation, « la raison appartient seulement au genre humain, comme l’intelli­gence appartient seule au divin ». Or ce qui est divin et ce qui est humain ne peuvent avoir en commun la même sorte de puissance. La raison et l’intelligence ne sont donc pas une même puissance.

 

10° L’ordre des puissances suit l’ordre des actes. Or, recevoir quelque chose dans l’absolu – acte qui semble propre à l’intelli­gence – est antérieur à confronter – acte qui appartient à la raison. L’intelligence est donc antérieure à la raison. Or rien n’est antérieur à soi-même. La raison et l’intelli­gence ne sont donc pas une même puissance.

 

11° On peut considérer l’entité de la réalité dans l’absolu, et l’entité de la réalité en cette chose-ci ; et aucune de ces deux considérations ne fait défaut à l’âme humaine. Il est donc nécessaire qu’il y ait dans l’âme humaine deux puissances : l’une qui fasse connaître l’entité absolue, et c’est l’intelligence ; l’autre, l’entité dans une autre chose, ce qui semble appartenir à la raison ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

12° Comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme, « la raison est un regard de l’esprit par lequel il distingue le bien du mal, élit les vertus et aime Dieu » ; or cela semble relever de la volonté, qui est une puissance autre que l’intelligence. La raison est donc, elle aussi, une puissance autre que l’intel­ligence.

 

13° Une division oppose le rationnel au concupiscible et à l’irascible ; or l’irascible et le concupiscible appartiennent à l’appéti­tive. Donc la raison aussi ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

14° Le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que la volonté, qui s’oppose à l’intel­ligence, est dans la partie rationnelle ; nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

En sens contraire :

 

1) Il y a ce que saint Augustin semble dire au quinzième livre sur la Trinité, lorsqu’il déclare : « Nous voilà parvenus jusqu’à l’image de Dieu, c’est-à-dire l’homme, plus exactement ce par quoi l’homme dépasse les autres animaux, c’est-à-dire la raison, l’intelligence et tout autre privilège de l’âme rationnelle et intellectuelle, qui appartient à cette réalité que nous appelons mens ou animus. » D’où l’on déduit qu’il semble prendre la raison et l’intelligence pour une même réalité.

 

2) Au troisième livre sur la Genèse au sens littéral – et on retrouve cela dans la Glose à propos de Éph. 4, 23 : « Renouvelez-vous spirituellement en l’esprit de votre âme » – on lit ceci : « Comprenons que l’homme est à l’image de Dieu en ce par quoi il l’emporte sur les animaux sans raison, c’est-à-dire par la raison, l’esprit, l’intelligence ou tout autre mot plus apte à désigner cette prérogative. » Il semble donc que raison et intelligence soient selon lui différents noms pour une même puissance.

 

3) Comme dit saint Augustin au quatorzième livre sur la Trinité, « l’image de cette nature supérieure à toute autre nature doit être cherchée et trouvée en nous, en ce que notre nature a de meilleur ». Or l’image de Dieu est en nous dans la partie supérieure de la raison, comme il est dit aux douzième et quinzième livre sur la Trinité. Donc, en l’homme, aucune puissance n’est au-dessus de la raison. Or l’intelligence ou l’intellect, s’ils étaient autre chose que la raison, seraient au-dessus d’elle, comme le montrent les citations précédentes de Boèce et du livre sur l’Esprit et l’Âme. L’intellect n’est donc pas en l’homme une puissance autre que la raison.

 

4) Plus une puissance est immatérielle, plus elle peut s’étendre à de nombreux objets. Or le sens commun, qui est une puissance matérielle, confronte les sensibles propres en les distinguant l’un de l’autre ; il a aussi connaissance d’eux dans l’absolu, sinon il ne pourrait pas distinguer entre eux, comme il est prouvé au deuxième livre sur l’Âme. Donc a fortiori la raison, qui est une puissance plus immatérielle, peut non seulement confronter, mais aussi recevoir dans l’absolu, ce qui appartient à l’intel­ligence ; et ainsi, l’intelligence et la raison ne semblent pas être des puissances différentes.

 

5) Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme que « l’esprit capable de recevoir les universels, orné de la ressemblance de toutes les réa­lités, on dit que c’est l’âme et la nature avec une certaine puissance et dignité naturelle ». Or ce dont le nom désigne toute l’âme ne doit être distingué d’aucune puissance de l’âme. L’esprit ne doit donc pas être distingué de la raison, qui est une certaine puissance de l’âme ; ni non plus l’intelligence, car elle semble être identique à l’esprit.

6) Deux compositions se rencontrent dans l’opération de l’âme humaine : l’une par laquelle elle compose et divise sujet et prédicat, en formant des propositions ; l’autre par laquelle elle compose les principes avec les conclusions en les confrontant. Or, dans la première composition, c’est la même puissance de l’âme humaine qui appréhende les formes simples elles-mêmes, c’est-à-dire le prédicat et le sujet, suivant leurs quiddités propres, et qui forme la proposition en composant : en effet, les deux fonctions sont attribuées à l’intellect possible au troisième livre sur l’Âme. Donc semblablement, une sera la puissance qui reçoit les principes eux-mêmes, ce qui appartient à l’intelligence, et qui ordonne les principes à la conclusion, ce qui appartient à la raison.

 

7) Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme : « l’âme est un esprit intellectuel ou rationnel » ; par là il semble que la raison soit identique à l’intelligence.

 

 

8) Saint Augustin dit au douzième livre sur la Trinité : « Au moment où nous commençons à rencontrer en l’âme des propriétés qui ne nous sont pas communes avec les animaux, c’est alors que la raison est concernée. » Cela même concerne aussi l’intelligence, suivant le Philosophe au livre sur l’Âme. La raison et l’intelligence sont donc identiques.

 

9) Une différence des objets quant à des déterminations accidentelles ne prouve pas la diversité des puissances. En effet, l’homme coloré et la pierre colorée sont sentis par la même puissance, car être homme ou pierre est accidentel au sensible en tant que tel. Or les objets qui, au livre sur l’Esprit et l’Âme, sont assignés à l’intellect et à la raison, à savoir l’esprit créé et la nature corporelle, ne diffèrent pas, mais se rejoignent quant à la notion de connaissable par soi. En effet, de même que l’esprit incorporel créé est intelligible par le fait même qu’il est immatériel, de même les natures corporelles ne sont pensées qu’en tant qu’elles sont séparées de la matière ; et ainsi, en tant qu’ils sont connus, ils sont unifiés tous les deux sous une unique raison formelle de connaissable, c’est-à-dire sous le rapport de l’imma­térialité. La raison et l’intellect ne sont donc pas des puissances différentes.

 

 

10) Toute puissance qui compare deux choses entre elles a nécessairement la connaissance de l’une et de l’autre dans l’absolu ; ainsi le Philosophe prouve-t-il au deuxième livre sur l’Âme qu’il y a nécessairement en nous une puissance qui connaît le blanc et le doux, puisque nous distinguons entre l’un et l’autre. Or, de même que celui qui distingue diverses choses les compare entre elles, de même celui qui confronte compare une chose à l’autre. Il appartient donc à la puissance qui confronte, c’est-à-dire à la raison, de recevoir aussi quelque chose dans l’absolu, ce qui relève de l’intelligence.

 

 

11) Il est plus noble de confronter que d’être confronté, de même qu’agir est plus noble que subir. Or un même principe rend une chose intelligible et confrontable. Un même principe rend donc aussi l’âme intelligente et confrontante. La raison et l’intelli­gence sont donc identiques.

 

12) Un habitus unique n’est pas en différentes puissances. Or ce peut être par le même habitus que nous confrontons, et que nous recevons quelque chose dans l’abso­lu : ainsi la foi, qui reçoit quelque chose de façon absolue en tant qu’elle adhère à la vérité première elle-même, mais confronte en tant qu’elle regarde cette même vérité dans le miroir des créatures en faisant comme un certain détour. C’est donc la même puissance qui confronte et qui reçoit quelque chose dans l’absolu.

 

Réponse :

 

Pour voir clairement la réponse à cette question, il est nécessaire de rechercher la différence entre l’intelligence et la raison.

 

Il faut donc savoir, suivant saint Augustin au troisième livre sur la Trinité, que, de même qu’il y a entre les substances corporelles un certain ordre d’après lequel certaines sont dites supérieures et régulatrices des autres, de même y a-t-il aussi un certain ordre entre les substances spirituelles. Or il semble y avoir entre les corps supérieurs et les inférieurs cette différence, que les inférieurs obtiennent leur être parfait par un mouvement, à savoir par la génération, l’altération et l’accroissement, comme on le voit clairement pour les pierres, les plantes et les animaux, au lieu que les supérieurs ont leur être parfait en substance, puissance, quantité et figure, sans aucun mouvement et dès leur commencement, comme on le voit clairement pour le soleil, la lune et les étoiles.

 

Or la perfection de la nature spirituelle consiste dans la connaissance de la vérité. Il y a donc certaines substances spirituelles supérieures qui obtiennent aussitôt la connaissance de la vérité sans aucun mouvement ni processus discursif, dans une réception première et soudaine ou simple, comme c’est le cas pour les anges, ce qui fait dire qu’ils ont une intelligence déiforme. Mais il y en a d’autres, inférieures, qui ne peuvent parvenir à la parfaite connaissance de la vérité que par un certain mouvement qui les fait procéder discursivement d’une chose à l’autre, en sorte qu’elles atteignent la connaissance des choses inconnues à partir des connues, et cela est proprement le cas des âmes humaines. D’où vient que les anges eux-mêmes sont appelés substan­ces intellectuelles, mais les âmes, substances rationnelles. En effet, le nom d’intel­ligence semble désigner la connaissance simple et absolue ; car on dit que quelqu’un pense [litt. intellige] parce qu’il lit (legit) en quelque sorte la vérité à l’intérieur (intus), dans l’essence même de la réalité. Quant au nom de raison, il désigne un certain processus discursif par lequel l’âme humaine atteint ou parvient à la connaissance d’une chose à partir d’une autre. Et c’est pourquoi Isaac dit au livre De definitionibus que le raisonnement est un parcours de la cause à l’effet.

 

Mais tout mouvement procède de l’immo­bile, comme dit saint Augustin au huitième livre sur la Genèse au sens littéral ; en outre, la fin du mouvement est le repos, comme il est dit au cinquième livre de la Physique, et ainsi, le mouvement se rapporte au repos à la fois comme à un principe et comme à un terme. De même la raison se rapporte à l’intelligence comme le mouvement au repos, et comme la génération à l’être, ainsi que le montre clairement une précédente citation de Boèce. Elle se rapporte à l’intelligence comme à un principe et comme à un terme. Comme à un principe, car l’esprit humain ne pourrait pas procéder discursivement d’une chose à l’autre si son processus discursif ne commençait par quelque simple réception d’une vérité, réception qui relève de l’intelligence des principes. Semblablement, le processus discursif de la raison ne parviendrait pas à quelque chose de certain, si ce qui est trouvé par ce processus n’était confronté aux principes premiers auxquels réduit analytiquement la raison, si bien que l’intelligence se trouve être le principe de la raison quant à la voie d’invention, et son terme quant à la voie de jugement.

 

Donc, bien que la connaissance de l’âme humaine ait lieu proprement par la voie de la raison, il y a cependant en elle quelque participation de cette connaissance simple qui se rencontre dans les substances supérieures et qui nous fait dire qu’elles ont une puissance intellectuelle ; et cela concorde avec le principe que donne Denys au septième chapitre des Noms divins, selon lequel la sagesse divine « allie toujours l’extrémité inférieure d’un rang plus élevé et l’extrémité supérieure d’un rang subalterne », c’est-à-dire que la nature inférieure à son sommet atteint quelque chose tout en bas de la nature supérieure. Et c’est assurément cette différence entre les anges et les âmes que Denys montre au septième chapitre des Noms divins lorsqu’il dit : « C’est d’elle » – c’est-à-dire de la sagesse divine – « que les puissances angéliques, intelligibles et intelligentes, reçoivent leurs simples et bienheureuses notions. Cette science divine, elles ne la tirent pas d’une analyse d’éléments, de sensations ni de raisonnements laborieux ; mais c’est de façon simple qu’elles saisissent les intelligibles divins. » Plus loin, il ajoute au sujet des âmes : « C’est encore de cette sagesse divine que les âmes reçoivent le pouvoir de raisonner, c’est-à-dire d’une part de tourner discursivement et circulairement autour de la vérité même des êtres – le caractère discursif et plural de leurs argumentations les situe alors au-dessous des intelligences unies –, d’autre part de ramener par enveloppement le multiple à l’un – elles méritent alors de s’égaler aux modes intellectifs des anges, dans la mesure du moins où c’est chose possible et convenable à des âmes. » Et il dit cela

parce que ce qui appartient à la nature

supérieure peut exister dans la nature inférieure non point parfaitement, mais selon quelque faible participation : par exemple, il n’y a pas de raison dans la nature sensitive, mais quelque participation de la raison, en tant que les bêtes ont une certaine prudence naturelle, comme on le voit clairement au début du livre de la Métaphysique.

 

Or ce qui est ainsi participé n’est pas détenu comme une possession, c’est-à-dire comme quelque chose de parfaitement sou­mis à la puissance de celui qui l’a ; en ce sens, il est dit au premier livre de la Métaphysique que la connaissance de Dieu est une possession divine et non humaine. On n’assigne donc aucune puissance pour ce qui est détenu de cette façon ; par exemple, on ne dit pas que les bêtes ont une raison, quoiqu’elles participent quelque chose de la prudence : cela est en eux par une certaine estimation naturelle. Semblablement, il n’y a pas non plus en l’homme une puissance spéciale unique par laquelle il obtiendrait de façon simple et absolue, sans processus discursif, la connaissance de la vérité ; mais une telle réception de la vérité est en lui par un certain habitus naturel, qui est appelé l’intelligence des principes. Il n’y a donc pas en l’homme une puissance séparée de la raison et que l’on appellerait intelligence, mais c’est la raison elle-même qui est appelée intelligence, en raison de la part qu’elle prend à la simplicité intellectuelle, et de cette part proviennent le principe et le terme dans son opération propre. Et c’est pourquoi le livre sur l’Esprit et l’Âme attribue à la raison l’acte propre de l’intel­ligence, et ce qui est le propre de la raison est présenté comme l’acte de la raison, lorsqu’il est dit que « la raison est le regard de l’esprit voyant le vrai par lui-même, et le raisonnement est l’enquête de la raison. »

 

 

De plus, supposé qu’une puissance nous convînt proprement et parfaitement pour la réception simple et absolue de la vérité qui est en nous, elle ne serait cependant pas une puissance autre que la raison, et en voici la preuve. En effet, selon Avicenne au sixième livre De naturalibus, des actes différents manifestent une différence de puissances seulement lorsqu’ils ne peuvent pas être rapportés au même principe ; par exemple, dans les réalités corporelles, recevoir et retenir ne se ramènent pas au même principe, mais le premier à l’humide et le second au sec. Voilà pourquoi l’imagina­tion, qui retient les formes corporelles dans un organe corporel, est une puissance autre que le sens, qui reçoit les formes susdites par un organe corporel. Or l’acte de la raison, qui est de procéder discursivement, et celui de l’intelligence, qui est d’appré­hender simplement la vérité, sont l’un à l’autre ce que la génération est à l’être, et ce que le mouvement est au repos. Or se reposer et se mouvoir se ramènent au même principe partout ils se rencontrent l’un et l’autre, car c’est par la même nature qu’une chose se repose en un lieu et qu’elle se meut vers ce lieu ; mais ce qui se repose et ce qui est mû sont entre eux comme le parfait et l’imparfait. Et c’est pourquoi la puissance qui procède discursivement et celle qui reçoit la vérité ne seront pas différentes, mais seront une seule puissance qui, en tant qu’elle est parfaite, connaît la vérité de façon absolue, mais en tant qu’elle est imparfaite, a besoin d’un processus discursif.

 

La raison prise au sens propre ne peut donc nullement être en nous une puissance autre que l’intelligence. Cependant la puissance cogitative, qui est une puissance de l’âme sensitive, est parfois elle-même appelée « raison » car elle confronte entre elles les formes individuelles comme la raison proprement dite confronte les formes universelles, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme. Et cette puissance a un organe déterminé, à savoir la cellule médiane du cerveau ; et cette « raison » est sans nul doute une puissance autre que l’intelligence, mais ce n’est pas elle que nous visons pour le moment.

 

Réponse aux objections :

 

1° Le livre sur l’Esprit et l’Âme n’est pas authentique, et on ne pense pas qu’il soit de saint Augustin. Cependant, pour soutenir sa position, on peut dire que son auteur n’entend pas dans ce passage distinguer les puissances de l’âme, mais montrer les divers degrés par lesquels l’âme progresse dans la connaissance : ainsi le sens lui fait connaître les formes dans la matière, l’ima­gination les formes accidentelles, sans la matière toutefois, mais avec les déterminations liées à la matière, la raison la forme essentielle elle-même des réalités matérielles sans la matière individuelle ; et de là elle s’élève encore en ayant quelque connaissance des esprits créés, et on dit alors qu’elle a l’intellect, car de tels esprits connaissent en priorité les substances qui existent sans aucune matière ; puis encore au-delà elle atteint quelque connaissance de Dieu même, et dans ce cas on dit qu’elle a l’intelligence, nom qui désigne proprement l’acte de l’intellect, car connaître Dieu est propre à Dieu, dont l’intellect est son intelligence, c’est-à-dire son acte d’intel­lection.

 

 

2° Comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation, « la puissance supérieure embrasse l’inférieure, au lieu que l’infé­rieure ne s’élève nullement vers la supérieure » ; la nature supérieure peut donc pleinement s’exercer sur le domaine de la nature inférieure, mais pas pleinement sur le domaine d’une nature supérieure à elle. Voilà pourquoi la nature de l’âme rationnelle a des puissances pour le domaine de la nature sensitive ou végétative, mais non pour celui de la nature intellectuelle, qui est au-dessus d’elle.

 

3° Puisque, suivant le Philosophe, le sens commun perçoit tous les sensibles, il est nécessaire qu’il se porte vers eux sous une unique raison formelle commune, sinon il n’aurait pas un objet unique par soi ; mais aucun des sens propres ne peut parvenir à cette commune raison formelle de l’objet. La raison, en revanche, parvient à la simple réception comme à son terme, comme lorsque le processus discursif de la raison se conclut dans la science. Il n’est donc pas nécessaire que l’intelligence soit en nous une puissance autre que la raison comme le sens commun est une puissance autre que les sens propres.

 

 

4° Juger n’est pas une propriété de la raison qui permettrait de la distinguer de l’intelligence, car même l’intelligence juge que ceci est vrai et que cela est faux. Mais si le jugement est attribué à la raison et la saisie à l’intelligence, c’est parce que le jugement s’effectue généralement en nous par réduction analytique à des principes, mais la simple saisie de la vérité, par l’intel­ligence.

 

5° Ce qui est simple à tout point de vue est totalement dénué de composition, mais les éléments simples sont conservés dans les réalités composées. Et de là vient qu’on ne trouve pas dans le simple ce qui appartient au composé en tant que tel ; par exemple, le corps simple n’a pas la saveur, qui est la conséquence d’un mélange ; mais les corps mixtes ont ce qui relève des corps simples, quoique sur un mode plus imparfait : ainsi le chaud et le froid, le léger et le grave se rencontrent dans les corps mixtes. Voilà pourquoi aucune composition ne se trouve dans l’intelligence divine, qui est tout à fait simple ; mais notre raison, bien qu’elle soit composée, et parce qu’il se rencontre en elle quelque chose de la nature du simple – comme le modèle se retrouve dans son image –, peut procéder à quelque acte simple ; elle peut aussi procéder à quelque acte composé, soit en tant qu’elle compose le prédicat avec le sujet, soit en tant qu’elle compose les principes en vue de conclure. C’est donc en nous la même puissance qui connaît les simples quiddités des réalités, qui forme les propositions, et qui raisonne ; de ces actes le dernier est propre à la raison en tant que telle, les deux autres pouvant appartenir aussi à l’intelligence en tant que telle. C’est pourquoi le second se trouve dans les anges, puisqu’ils connaissent par plusieurs espèces ; mais seul le premier est en Dieu, qui, en connaissant son essence, pense toutes choses, tant les simples que les complexes.

 

 

6° L’âme se connaît en quelque sorte par elle-même, au sens où cet acte de connaître consiste à détenir en soi la connaissance de soi ; et en quelque sorte elle se connaît par l’espèce de l’intelligible, dans la mesure où l’acte de connaître implique connaissance et distinction de soi ; et ainsi, le Philosophe et saint Augustin parlent de la même chose. L’argument n’est donc pas concluant.

 

7° Une telle différence entre les objets ne peut diversifier les puissances, attendu qu’elle provient de différences accidentelles, comme on l’a prouvé dans une objection. Or, si la nature corporelle est présentée comme l’objet de la raison, c’est parce que le propre de la connaissance humaine est d’avoir son origine dans le sens et le phantasme. Par conséquent, c’est d’abord sur les natures des réalités sensibles que se fixe le regard de notre intelligence, qui est appelé proprement raison, en tant que la raison est propre au genre humain. Mais de là il s’élève encore en connaissant l’esprit créé ou incréé, et cela lui convient plus en tant qu’il a quelque part à la nature supérieure, que selon ce qui lui est propre et lui convient parfaitement.

 

 

8° Boèce veut que l’intelligence et la raison soient des puissances cognitives différentes, non cependant dans un même sujet, mais en des sujets différents. En effet, il veut que la raison appartienne aux hommes, et c’est pourquoi il dit que l’homme connaît les formes universelles dans les réalités par­ticulières, car la connaissance humaine s’exerce proprement à l’égard des formes qui sont abstraites des sens. Mais il veut que l’intelligence appartienne aux substances supérieures, qui appréhendent du premier regard les formes entièrement immatérielles ; et s’il veut que la raison n’atteigne jamais ce qui relève de l’intelligence, c’est parce que nous ne pouvons pas parvenir

à la vision des quiddités des substances immatérielles avec la faiblesse de notre connaissance présente. Mais ce sera le cas dans la patrie, lorsque la gloire nous rendra déiformes.

 

9° En tant qu’elles sont en des sujets différents, la raison et l’intelligence ne sont pas une puissance unique ; mais la présente enquête porte sur elles en tant qu’elles se trouvent toutes deux dans l’homme.

 

10° Cet argument vaut pour les actes qui appartiennent à des puissances différentes. Mais il arrive qu’une même puissance ait différents actes, dont l’un précède l’autre ; par exemple, l’acte de l’intellect possible est de penser la quiddité et de former les propositions.

 

 

11° L’âme connaît les deux, mais par la même puissance. Cependant il semble être propre à l’âme humaine, en tant qu’elle est rationnelle, de connaître l’entité en cette chose-ci. Connaître l’entité dans l’absolu semble appartenir davantage aux substan­ces supérieures, ainsi qu’il ressort d’une citation précédente.

 

 

12° Aimer Dieu et élire les vertus, cela est attribué à la raison, non que ces choses lui appartiennent immédiatement, mais en tant que c’est par le jugement de la raison que la volonté est disposée à l’égard de Dieu comme vers une fin et à l’égard des vertus comme vers des moyens. Et c’est également ainsi que le rationnel est opposé à l’irascible et au concupiscible, car nous sommes inclinés à agir soit par le jugement de la

raison, soit par la passion, qui est dans l’irascible ou dans le concupiscible. On dit aussi que la volonté est dans la raison, en tant qu’elle est dans la partie rationnelle de l’âme, comme on dit que la mémoire est dans le sensitif, non qu’elle soit cette même puissance, mais en tant qu’elle est dans la partie sensitive.

 

13° & 14° On voit dès lors clairement la solution des treizième et quatorzième arguments.

 

Et videtur quod sic.

 

Dicitur enim in libro de Spiritu et Anima [cap. 11] : cum ab inferioribus ad superiora ascendere volumus, prius occurrit nobis sensus, deinde imaginatio, postea ratio, postea intellectus et postea intelligentia ; et in summa est sapientia, quae est ipse Deus. Sed imaginatio et sensus sunt diversae potentiae. Ergo etiam ratio et intellectus.

 

Praeterea, homo, ut dicit Gregorius [In Evang. II, hom. 29], cum omni creatura convenit ; ratione cuius dicitur omnis creatura. Sed id quo homo convenit cum plantis, est quaedam potentia animae, scilicet vegetativa, distincta a ratione, quae est propria potentia hominis in quantum est homo ; et similiter id in quo convenit cum brutis, scilicet sensus. Ergo pari ratione id in quo convenit cum Angelis, qui sunt supra hominem, scilicet intellectus, est alia potentia a ratione, quae est propria humani generis, ut dicit Boetius in V de Consolatione [prosa 5].

 

Praeterea, sicut sensuum propriorum acceptiones terminantur ad sensum communem, qui de eis iudicat ; ita etiam rationis discursus terminatur ad intellectum, ut iudicium feratur de his de quibus ratio contulit : tunc enim de his quae ratio confert, homo iudicat, cum resolvendo ad principia devenitur, quorum est intellectus ; ratione cuius ars iudicandi resolutoria nominatur. Ergo, sicut sensus communis est alia potentia a sensu proprio, ita et intellectus a ratione.

 

 

 

Praeterea, comprehendere et iudicare sunt actus potentias diversas exigentes, ut patet in sensu proprio et communi ; quorum sensus proprius comprehendit, communis autem iudicat. Sed, sicut dicitur in libro de Spiritu et Anima [cap. 11], quidquid sensus percipit, imaginatio repraesentat, cogitatio format, ingenium investigat, ratio iudicat, memoria servat, intelligentia comprehendit. Ergo ratio et intelligentia sunt diversae potentiae.

 

Praeterea, sicut se habet quod est omnibus modis simplex, ad actum compositum, ita se habet illud quod est simpliciter compositum, ad actum simplicem. Sed intellectus divinus, qui est omnibus modis simplex, non habet actum aliquem compositum, sed simplicissimum. Ergo et ratio nostra, quae composita est, in quantum est collativa, non habet actum simplicem. Actus autem intellectus est simplex : est enim intelligentia indivisibilium, ut dicitur in III de Anima [cap. 6 (430 a 26)]. Ergo intellectus et ratio non sunt una potentia.

 

Praeterea, anima rationalis secundum philosophum in III de Anima [l. 9 (430 a 2)], et Commentatorem ibidem [comm. 15], seipsam cognoscit per aliquam similitudinem. Mens autem, in qua est imago, secundum Augustinum in IX de Trinitate [cap. 3] se per seipsam cognoscit. Ergo ratio et mens, sive intellectus, non sunt idem.

 

Praeterea, potentiae diversificantur penes actus, et actus penes obiecta. Sed obiecta rationis et intellectus sunt maxime differentia : ut enim dicitur in libro de Spiritu et Anima [cap. 11], anima sensu percipit corpora, imaginatione corporum similitudines, ratione corporum naturas, intellectu spiritum creatum, intelligentia spiritum increatum. Maxime autem differt natura corporea a spiritu creato. Ergo intellectus et ratio sunt diversae potentiae.

 

Praeterea, Boetius dicit in V de Consolatione [prosa 4] : ipsum hominem aliter sensus, aliter imaginatio, aliter ratio, aliter intelligentia intuetur : sensus enim figuram in subiecta materia constitutam ; imaginatio vero solam sine materia iudicat figuram ; ratio vero hanc quoque transcendit, speciem quoque ipsam quae in singularibus inest, universali consideratione perpendit ; intelligentia vero celsior oculus existit : supergressa namque universitatis ambitum ipsam illam simplicem formam pura mentis acie intuetur. Sicut ergo imaginatio est diversa potentia a sensu, ex hoc quod imaginatio considerat formam non in materia, sensus vero in materia, constitutam ; ita intelligentia, quae considerat formam absolute, est alia potentia a ratione, quae considerat formam universalem in particularibus existentem.

 

Praeterea, Boetius dicit in IV de Consolatione [prosa 6] : uti est ad intellectum ratiocinatio ; ad id quod est, id quod gignitur ; ad aeternitatem tempus ; ad punctum medium circulus : ita est fati series mobilis ad providentiae divinae stabilem simplicitatem. Sed constat quod providentia a fato, circulus a centro, tempus ab aeternitate, generatio ab ipso esse per essentiam differunt. Ergo et ratio ab intellectu.

 

Praeterea, ut dicit Boetius in V de Consolatione [prosa 5], ratio humani tantum generis est, sicut intelligentia sola divini. Sed id quod est divinum et humanum, non potest communicare in eadem ratione potentiae. Ergo non sunt una potentia.

 

 

Praeterea, secundum ordinem actuum est ordo potentiarum. Sed accipere absolute aliquid, quod videtur esse intellectus est prius quam conferre, quod pertinet ad rationem. Ergo intellectus est ratione prior. Nihil autem est prius seipso. Ergo non est eadem potentia ratio et intellectus.

 

 

Praeterea, est considerare rei entitatem absolute, et entitatem rei in hoc : quarum considerationum neutra animae humanae deest. Ergo oportet in anima humana esse duas potentias ; quarum una cognoscatur entitas absoluta, quod est intellectus ; et alia entitas in alio, quod videtur esse rationis, et sic idem quod prius.

 

 

 

Praeterea, ut dicitur in libro de Spiritu et Anima [cap. 11], ratio est mentis aspectus, quo bonum malumque discernit, virtutes eligit, Deumque diligit ; quod ad affectum pertinere videtur, qui est alia potentia quam intellectus. Ergo et ratio est alia potentia ab intellectu.

 

Praeterea, rationalis contra concupiscibile et irascibile distinguitur ; sed irascibilis et concupiscibilis pertinent ad appetitivam. Ergo et ratio ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, in III de Anima [l. 14 (432 b 5)] philosophus dicit, quod in rationali est voluntas, quae contra intellectum distinguitur ; ergo idem quod prius.

Sed contra. Est quod Augustinus dicere videtur XV de Trinit. [cap. 1] ubi dicit : pervenimus ad Dei imaginem, quod est homo, in eo quod ceteris animalibus antecellit, idest ratione vel intelligentia ; et quidquid aliud de anima rationali vel intellectuali dici potest quod pertineat ad illam rem quae mens vocatur vel animus. Ex quo videtur quod rationem et intelligentiam pro eodem accipiat.

 

 

Praeterea, in III super Genesim ad lit­teram [cap. 20] – et habetur in Glosa [P. Lombardi, PL 192, 205 A] Eph. IV, 23 super illud renovamini spiritu mentis vestrae – intelligamus in eo factum hominem ad imaginem Dei quo irrationabilibus animantibus antecellit. Id autem est ipsa ratio vel mens vel in­tel­ligentia vel si quo alio vocabulo commodius appellatur ; ergo videtur quod ratio et intellectus secundum eum sint diversa nomina eiusdem potentiae.

Praeterea, ut dicitur XIII [XIV] de Trinitate [cap. 8] ab Augustino, imago illius naturae qua nulla natura melior est, ibi quaerenda et invenienda est in nobis, quo etiam natura nostra nihil habet melius. Sed imago Dei est in nobis in superiori parte rationis, ut dicitur in XII [cap. 4] et in XV [cap. 7] de Trinitate. Ergo nulla potentia est in homine potior ratione. Intelligentia autem vel intellectus, si essent aliud a ratione, essent supra rationem ; ut patet per auctoritates primo inductas Boetii, et de spiritu et anima. Ergo intellectus non est in homine alia potentia a ratione.

 

Praeterea, quanto aliqua potentia est immaterialior, tanto ad plura potest se extendere. Sed sensus communis, quae est virtus materialis, confert de sensibilibus propriis, ea ad invicem discernendo ; habet etiam eorum cognitionem absolute ; alias inter ea discernere non posset ut probatur in II de Anima [De anima III, 3 (426 b 12)]. Ergo multo fortius, ratio quae est magis virtus immaterialis, non solum potest conferre, sed etiam absolute accipere, quod pertinet ad intellectum ; et sic intellectus et ratio non videntur esse potentiae diversae.

 

Praeterea, in libro de Spiritu et Anima [cap. 11] dicitur, quod mens universorum capax, omnium rerum similitudine insignita, anima dicitur et natura esse cum quadam potentia, et naturali dignitate. Sed id quod totam animam nominat, non debet distingui ab aliqua animae potentia. Ergo mens a ratione quae est quaedam animae potentia, distingui non debet ; et ita nec intellectus, quia videtur esse idem quod mens.

Praeterea, in operatione animae humanae duplex compositio invenitur ; una qua componit et dividit praedicatum cum subiecto, formando propositiones ; alia qua componit principia cum conclusionibus conferendo. Sed in prima compositione eadem potentia animae humanae est quae ipsa simplicia apprehendit, id est praedicatum et subiectum, secundum proprias quidditates, et quae componendo propositionem format ; utrumque enim intellectui possibili attribuitur in III de Anima [l. 11 (430 a 26)]. Ergo et similiter una potentia erit quae ipsa principia accipit, quod est intellectus, et quae principia in conclusionem ordinat, quod est rationis.

 

Praeterea, in libro de Spiritu et Anima [cap. 13] dicitur : anima est spiritus intellectualis vel rationalis ; ex quo videtur quod ratio sit idem quod intellectus.

 

Praeterea, Augustinus dicit in XII de Trinitate [cap. 8], quod ubi primum occurrit aliquid quod non sit nobis commune et pecori, hoc ad rationem pertinet. Hoc etiam idem ad intellectum pertinet, secundum philosophum in libro de Anima [III, 4 (427 a 17)]. Ergo idem est ratio et intellectus.

 

 

Praeterea, differentia obiectorum quantum ad accidentales conditiones, non demonstrat diversitatem potentiarum. Homo enim coloratus et lapis coloratus eadem potentia sentiuntur ; accidit enim sensibili in quantum

est sensibile esse hominem vel lapidem. Sed obiecta quae in libro de Spiritu et Anima [cap. 11] assignantur

intellectui et rationi, scilicet spiritus creatus et natura corporea, non differunt, sed conveniunt quantum ad per se rationem cognoscibilis. Sicut enim spiritus incorporeus creatus ex hoc ipso intelligibilis est quod immaterialis est, ita etiam naturae corporeae non intelliguntur nisi in quantum a materia separantur ; et sic utrumque, in quantum cognoscitur, communicat in una ratione cognoscibilis, in ratione scilicet immaterialis. Ergo ratio et intellectus non sunt diversae potentiae.

 

Praeterea, omnis potentia quae comparat aliqua ad invicem, oportet quod habeat utriusque absolute cognitionem ; unde philosophus probat in II de Anima [De anima III, 3 (426 b 12)], quod oportet in nobis esse unam potentiam quae cognoscat album et dulce, per hoc quod discernimus inter ea. Sed sicut qui discernit inter aliqua diversa, comparat ea ad invicem, ita etiam qui confert, unum alteri comparat. Ergo illius potentiae quae confert, scilicet rationis, est etiam absolute aliquid accipere ; quod pertinet ad intellectum.

 

Praeterea, nobilius est conferre quam conferri, sicut agere quam pati. Sed per idem est aliquid intelligibile et conferibile. Ergo et per idem est anima intelligens et conferens. Ergo ratio et intellectus sunt idem.

 

 

Praeterea, unus habitus non est in diversis potentiis. Sed idem habitus potest esse quo conferimus, et absolute aliquid accipimus ; sicut fides, quae absolute aliquid accipit, in quantum ipsi primae veritati inhaeret ; confert vero, in quantum eam in speculo creaturarum quodam quasi decursu intuetur. Ergo eadem potentia est quae confert, et absolute aliquid accipit.

Responsio. Dicendum, quod ad evidentiam istius quaestionis investigare oportet intellectus et rationis differentiam.

Sciendum est igitur, secundum Augustinum in III de Trinit. [cap. 4] quod, sicut est ordo quidam inter substantias corporales, ex quo quaedam aliis superiores dicuntur, et earum regitivae ; ita est etiam quidam ordo inter substantias spirituales. Superiorum autem et inferiorum corporum haec videtur esse differentia : quod inferiora corpora suum perfectum esse per motum consequuntur, generationis scilicet, alterationis et augmenti ; ut patet in lapidibus, plantis et animalibus. Superiora vero corpora suum perfectum esse habent quantum ad substantiam, virtutem, quantitatem et figuram, absque omni motu, statim in ipso sui principio ; ut patet in sole, luna et stellis.

 

Perfectio autem spiritualis naturae in cognitione veritatis consistit. Unde sunt quaedam substantiae spirituales superiores quae sine aliquo motu vel discursu statim in prima et subita sive simplici acceptione cognitionem obtinent veritatis ; sicut est in Angelis, ratione cuius deiformem intellectum habere dicuntur. Quaedam vero sunt inferiores, quae ad cognitionem veritatis perfectam pervenire non possunt nisi per quemdam motum, quo ab uno in aliud discurrunt, ut ex cognitis in incognitorum notitiam perveniant ; quod est proprie animarum humanarum. Et inde est quod ipsi Angeli intellectuales substantiae dicuntur, animae vero rationales. Intellectus enim simplicem et absolutam cognitionem designare videtur ; ex hoc enim aliquis intelligere dicitur quod intus in ipsa rei essentia veritatem quodammodo legit. Ratio vero discursum quemdam designat, quo ex uno in aliud cognoscendum anima humana pertingit vel pervenit. Unde dicit Isaac in libro de Definitionibus [ed. Muckle, p. 338], quod ratiocinatio est cursus causae in causatum.

Motus autem omnis ab immobili procedit, ut dicit Augustinus, VIII super Genes. ad litteram [cap. 21] ; motus etiam finis est quies, ut in V Physic. [l. 9 (230 a 3)] dicitur. Et sic motus comparatur ad quietem et ut ad principium et ut ad terminum, ita etiam et ratio comparatur ad intellectum ut motus ad quietem, et ut generatio ad esse ; ut patet ex auctoritate Boetii [De consol. IV, 6] supra inducta. Comparatur ad intellectum ut ad principium et ut ad terminum. Ut ad principium quidem, quia non posset mens humana ex uno in aliud discurrere, nisi eius discursus ab aliqua simplici acceptione veritatis inciperet, quae quidem acceptio est intellectus principiorum. Similiter etiam nec rationis discursus ad aliquid certum perveniret, nisi fieret examinatio eius quod per discursum invenitur, ad principia prima, in quae ratio resolvit. Ut sic intellectus inveniatur rationis principium quantum ad viam inveniendi, terminus vero quantum ad viam iudicandi.

 

 

Unde, quamvis cognitio humanae animae proprie sit per viam rationis, est tamen in ea aliqua participatio illius simplicis cognitionis quae in superioribus substantiis invenitur, ex quo etiam intellectivam vim habere dicuntur ; et hoc secundum illum modum quem Dionysius, VII cap. de Divin. Nomin. [§ 3], assignat dicens, quod divina sapientia semper fines priorum coniungit principiis secundorum ; hoc est dictu : quod inferior natura in sui summo attingit ad aliquid infimum superioris naturae. Et hanc quidem differentiam Angelorum et animarum Dionysius, VII cap. de Divin. Nomin. [§ 2], ostendit, sic dicens : ex ipsa, scilicet divina sapientia, intellectuales angelicarum mentium virtutes, simplices et bonos habent intellectus, non a divisibilibus aut sensibus, aut sermonibus diffusis congregantes divinam cognitionem ; sed uniformiter intelligibilia divinorum intelligunt. Postea subiungit de animabus : propter divinam sapientiam et animae rationale habent diffusive quidem, et circulo circa existentium veritatem circumeuntes, divisibili varietate deficientes ab unitivis mentibus ; sed per convolutionem multorum ad unum, sunt dignae habitae intellectibus aequalibus angelicis, in quantum animabus est proprium et possibile ; quod ideo dicit, quia illud quod est superioris naturae, non potest esse in inferiori natura perfecte, sed secundum quamdam tenuem participationem ; sicut in natura sensitiva non est ratio, sed aliqua rationis participatio, in quantum bruta habent quamdam prudentiam naturalem, ut patet in principio Metaphysic. [I, 1 (980 b 21)].

Id autem quod sic participatur, non habetur ut possessio, id est sicut aliquid perfecte subiacens potentiae habentis illud ; sicut dicitur in I Metaphysicae [cap. 2 (982 b 28)], quod cognitio Dei est divina, et non humana possessio. Unde ad id quod hoc modo habetur, non deputatur aliqua potentia ; sicut bruta non dicuntur habere rationem aliquam, quamvis aliquid prudentiae participent : sed hoc inest eis secundum quamdam aestimationem naturalem. Similiter etiam nec in homine est una specialis potentia per quam simpliciter et absolute sine discursu cognitionem veritatis obtineat ; sed talis veritatis acceptio inest sibi secundum quemdam habitum naturalem, qui dicitur intellectus principiorum. Non est igitur in homine aliqua potentia a ratione separata, quae intellectus dicatur ; sed ipsa ratio intellectus dicitur ratione eius quod participat de intellectuali simplicitate, ex quo est principium et terminus in eius propria operatione. Unde etiam in libro de spiritu et Anima [cap. 1] proprius actus intellectus rationi attribuitur. Id autem quod est rationis proprium, ponitur ut rationis actus, ubi dicitur, quod ratio est animi aspectus, quo per seipsum verum intuetur ; ratiocinatio autem est rationis inquisitio.

 

 

Dato etiam quod ad simplicem acceptionem et absolutam veritatis quae est in nobis aliqua potentia nobis proprie et perfecte competeret, non tamen esset alia potentia a ratione : quod sic patet. Quia secundum Avicennam in VI de Naturalibus [De anima I, 4], diversi actus indicant potentiarum differentiam tunc tantum quando non possunt in idem principium referri ; sicut in corporalibus non reducitur in idem principium, recipere et retinere, sed hoc in humidum, illud autem in siccum. Et ideo imaginatio, quae retinet formas corporales in organo corporali, est alia potentia a sensu, qui recipit praedictas formas per organum corporale. Actus autem rationis, qui est discurrere, et intellectus, qui est simpliciter apprehendere veritatem, comparantur ad invicem ut generatio ad esse, et motus ad quietem. In idem autem principium reducitur quiescere et moveri in omnibus in quibus utrumque invenitur : quia per quam naturam aliquid quiescit in loco, per eamdem movetur ad locum ; sed se habent quiescens et motum ut perfectum et imperfectum. Unde et potentia discurrens et veritatem accipiens non erunt diversae, sed una ; quae, in quantum perfecta est, absolute veritatem cognoscit ; in quantum vero imperfecta, discursu indiget.

Unde ratio proprie accepta nullo modo potest esse alia potentia ab intellectu in nobis ; sed interdum ipsa vis cogitativa, quae est potentia animae sensitivae, ratio dicitur, quia confert inter formas individuales, sicut ratio proprie dicta inter formas universales, ut dicit Commentator in III de Anima [comm. 6 et 20]. Et haec habet organum determinatum, scilicet mediam cellulam cerebri ; et haec ratio absque dubio alia potentia est ab intellectu. Sed de hac ad praesens non intendimus.

Ad primum igitur dicendum, quod liber de spiritu et anima non est authenticus, nec creditur esse Augustini. Sustinendo tamen eum, potest dici quod auctor eius non intendit per illa distinguere potentias animae, sed ostendere diversos gradus quibus anima in cognoscendo proficit : ut per sensum cognoscat formas in materia ; per imaginationem formas accidentales, tamen sine materia, sed cum materiae conditionibus ; per rationem ipsam essentialem formam rerum materialium sine individuali materia ; ex qua ulterius consurgit in habendo aliqualem cognitionem de spiritibus creatis ; et sic dicitur habere intellectum, quia huiusmodi spiritus substantias penitus sine materia existentes per prius cognoscunt ; et ex hoc ulterius pertingit in aliquam cognitionem ipsius Dei ; et sic dicitur intelligentiam habere, quae proprie actum intellectus nominat, eo quod Deum cognoscere proprium Dei est, cuius intellectus est sua intelligentia, id est suum intelligere.

 

Ad secundum dicendum, quod, sicut dicit Boetius in V de Consolatione [prosa 4], superior vis amplectitur inferiorem, inferior vero ad superiorem nullo modo consurgit ; unde natura superior plene potest in id quod est inferioris naturae, non autem plene in id quod est superioris. Et ideo natura animae rationalis habet potentias ad ea quae sunt sensitivae vel vegetativae naturae, non autem ad ea quae sunt intellectualis naturae quae supra ipsam existit.

 

Ad tertium dicendum, quod sensus communis, cum omnia sensibilia percipiat, secundum philosophum [De anima III, 3 (426 b 12)], oportet quod in ea feratur secundum unam communem rationem, alias non haberet unum per se obiectum ; sed in hanc communem obiecti rationem nullus sensuum propriorum pertingere potest. Sed in simplicem acceptionem ratio pertingit sicut ad suum terminum, ut quando discursus rationis in scientia concluditur. Unde non oportet quod in nobis intellectus sit alia potentia a ratione, sicut sensus communis a propriis.

 

Ad quartum dicendum, quod iudicare non est proprium rationis, per quod ab intellectu distingui possit, quia etiam intellectus iudicat hoc esse verum, illud falsum. Sed pro tanto rationi iudicium attribuitur, et comprehensio intelligentiae, quia iudicium in nobis ut communiter fit per resolutionem in principia, simplex autem veritatis comprehensio per intellectum.

 

Ad quintum dicendum, quod illud quod est omnibus modis simplex, totaliter compositione caret : sed simplicia in compositis salvantur. Et inde est quod in simplici non invenitur id quod est compositi in quantum est compositum : sicut corpus simplex non habet saporem, qui sequitur mixtionem ; sed corpora mixta habent ea quae sunt simplicium corporum, licet modo imperfectiori : sicut calidum et frigidum, et leve et grave invenitur in corporibus mixtis. Et ideo in intellectu divino, qui est omnino simplex, nulla compositio invenitur. Sed ratio nostra quamvis sit composita, ex hoc quod in ipsa aliquid de natura simplicis invenitur, sicut exemplar in sua imagine, potest in aliquem actum simplicem, et in aliquem actum compositum vel prout componit praedicatum subiecto, vel prout componit principia in ordine ad conclusionem. Unde eadem potentia in nobis est quae cognoscit simplices rerum quidditates, et quae format propositiones, et quae ratiocinatur : quorum ultimum proprium est rationis in quantum est ratio ; alia duo possunt esse etiam intellectus, in quantum est intellectus. Unde secundum invenitur in Angelis, cum per plures species cognoscant ; sed in Deo est solum primum, qui cognoscendo essentiam suam omnia intelligit, et simplicia et complexa.

 

Ad sextum dicendum, quod anima quodammodo cognoscit se per seipsam, secundum quod nosse est notitiam sui apud se tenere ; et quodammodo se cognoscit per speciem intelligibilis, prout cognoscere cognitionem et discretionem sui importat : et sic de eodem philosophus et Augustinus loquuntur. Unde non sequitur ratio.

 

Ad septimum dicendum, quod talis differentia obiectorum non potest potentias diversificare, eo quod est per accidentales differentias, ut in obiiciendo probatum est. Ideo autem rationis obiectum ponitur natura corporea, quia proprium humanae cognitioni est ut a sensu et phantasmate ortum habeat. Unde circa naturas rerum sensibilium primo figitur intuitus nostri intellectus, qui ratio proprie dicitur, in quantum ratio est humano generi propria. Ex hinc autem ulterius assurgit in cognoscendo spiritum creatum vel increatum, quod magis competit ei secundum quod participat aliquid de natura superiori, quam secundum id quod est sibi proprium et perfecte conveniens.

 

Ad octavum dicendum, quod Boetius vult intelligentiam et rationem esse diversas vires cognitivas, non tamen eiusdem, sed diversorum. Rationem enim vult esse hominum : et ideo dicit quod cognoscit formas universales in particularibus, quia humana cognitio proprie consistit circa formas a sensibus abstractas. Intelligentiam autem vult esse substantiarum superiorum, quae primo intuitu formas penitus immateriales apprehendunt : et ideo vult quod ratio nunquam pertingat ad id quod est intelligentiae, quia ad videndas quidditates substantiarum immaterialium secundum infirmitatem huius cognitionis pertingere non possumus. Hoc autem erit in patria, cum per gloriam erimus deiformes.

 

 

 

Ad nonum dicendum, quod prout ratio et intellectus sunt in diversis, non sunt una potentia ; sed nunc quaeritur de eis prout utrumque in homine invenitur.

 

Ad decimum dicendum, quod ratio illa procedit de actibus qui sunt diversarum potentiarum. Contingit autem unius potentiae esse diversos actus, quorum unus est alio prior ; sicut intellectus possibilis actus est intelligere quod quid est, et formare propositiones.

 

Ad undecimum dicendum, quod utrumque cognoscit anima, sed per eamdem potentiam. Hoc tamen proprium esse humanae animae videtur, in quantum est rationalis, quod cognoscat entitatem in hoc. Entitatem vero absolute cognoscere magis videtur esse substantiarum superiorum, ut ex auctoritate supra inducta patet.

 

Ad duodecimum dicendum, quod diligere Deum et eligere virtutes attribuitur rationi, non quod sint immediate ipsius, sed in quantum ex iudicio rationis voluntas afficitur in Deum sicut in finem, et ad virtutes sicut ad ea quae sunt ad finem. Et per hunc etiam modum rationale distinguitur contra irascibile et concupiscibile : quia ad agendum inclinamur vel iudicio rationis, vel passione, quae est in irascibili vel concupiscibili. Dicitur etiam voluntas esse in ratione, in quantum est in parte animae rationali, sicut dicitur memoria esse in sensitivo, in quantum est in parte sensitiva, non quod sit eadem potentia.

 

 

Et per hoc patet solutio ad tertiumdecimum, et ad quartumdecimum.

 

 

 

 

Article 2 - LA RAISON SUPÉRIEURE ET LA RAISON INFÉRIEURE SONT-ELLES DES PUISSANCES DIFFÉRENTES ?

(Secundo quaeritur utrum ratio superior et inferior sint diversae potentiae.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, l’image de la Trinité est dans la partie supérieure de la raison, et non dans l’inférieure. Or l’image de Dieu dans l’âme consiste en trois puissances. La raison inférieure ne concerne donc pas la ou les mêmes puissances que la supérieure ; et ainsi, elles semblent être des puissances différentes.

 

2° Puisque la partie se dit relativement au tout, on la trouve dans un genre de la même façon qu’on y trouve le tout. Or on ne dit que l’âme est un tout, qu’au sens d’un tout potentiel ; les diverses parties de l’âme sont donc différentes puissances. Or la raison supérieure et l’inférieure sont désignées par saint Augustin comme différentes parties de la raison. Ce sont donc des puissances différentes.

 

3° Tout ce qui est éternel est nécessaire, et tout ce qui est changeant et temporel est contingent, comme le montre le Philosophe au neuvième livre de la Métaphysique. Or la partie de l’âme appelée scientifique par le Philosophe au sixième livre de l’Éthique se tourne vers les réalités nécessaires, mais la raisonnante ou opinative, vers les contingentes. Puis donc que la raison supérieure, suivant saint Augustin, s’attache aux réa­lités éternelles au lieu que l’inférieure donne ordre aux réalités temporelles et caduques, il semble que la raisonnante soit identique à la raison inférieure et la scientifique à la supérieure. Or la scientifique et

la raisonnante sont des puissances différentes, comme le montre le Philosophe

au même endroit. La raison supérieure et l’inférieure sont donc aussi différentes puissances.

 

4° Comme dit le Philosophe au même endroit, relativement à des objets de genres différents il faut déterminer des puissances de l’âme différentes, puisque toute puissance de l’âme qui est déterminée à quelque genre, est déterminée à cela à cause d’une ressemblance ; et ainsi, la diversité des objets selon le genre témoigne elle-même de la diversité des puissances. Or l’éternel et le corruptible sont des réalités tout à fait différentes par le genre, puisque le corruptible et l’incorruptible n’ont pas même en commun le genre, comme il est dit au dixième livre de la Métaphysique. La raison supérieure, qui a pour objet les réalités éternelles, est donc une puissance autre que la raison inférieure, qui a pour matière les réalités caduques.

 

5° Les puissances se distinguent par les actes, et les actes par les objets. Or le vrai qui est objet de contemplation est un autre objet que le bien opérable. La raison supérieure, qui contemple le vrai, est donc aussi une autre puissance que la raison inférieure, qui opère le bien.

 

6° Ce qui en soi n’est pas un, l’est encore moins si on le met en rapport avec autre chose. Or la raison supérieure n’est pas une puissance unique, mais plusieurs, puisqu’il y a en elle l’image, qui consiste en trois puissances. On ne peut donc pas dire non plus que la raison supérieure et la raison inférieure soient une puissance unique.

 

 

7° La raison est plus simple que le sens. Or, dans la partie sensitive, on ne trouve pas qu’une même puissance ait diverses fonctions. Donc bien moins encore dans la partie intellective une puissance unique peut-elle avoir diverses fonctions. Or la raison se dédouble en supérieure et inférieure selon les fonctions, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Trinité. Ce sont donc diverses puissances.

 

8° Chaque fois qu’on attribue à l’âme des choses qui ne peuvent se ramener à un même principe, il est nécessaire de définir en conséquence dans l’âme différentes puissances, comme recevoir et retenir font distinguer l’imagination du sens. Or l’éter­nel et le corruptible ne peuvent se ramener à des principes identiques, car les principes prochains des réalités corruptibles et incorruptibles ne sont pas les mêmes, comme il est prouvé au onzième livre de la Métaphysique. Ils ne doivent donc pas être attribués à la même puissance de l’âme, et ainsi, la raison supérieure et la raison inférieure sont diverses puissances.

 

 

9° Saint Augustin dit au douzième livre sur la Trinité que les trois choses qui ont concouru au péché de l’homme, à savoir l’homme, la femme et le serpent, signifient trois choses qui sont en nous, à savoir la raison supérieure, l’inférieure et la sensualité. Or la sensualité est une puissance autre que la raison inférieure. Cette dernière est donc, elle aussi, autre que la supérieure.

 

10° Une puissance unique ne peut pas en même temps pécher et ne pas pécher. Or parfois la raison inférieure pèche sans que la raison supérieure pèche, comme le montre saint Augustin au douzième livre sur la Trinité. La raison inférieure et la supérieure ne sont donc pas une puissance unique.

11° Des perfections différentes appartiennent à des perfectibles différents, puisque l’acte propre requiert une puissance propre. Or les habitus de l’âme sont les perfections des puissances. Les différents habitus appartiennent donc à des puissances différentes. Or la raison supérieure et l’infé­rieure s’adonnent respectivement à la sagesse – selon saint Augustin – et à la science, qui sont des habitus différents. La raison supérieure et l’inférieure sont donc des puissances différentes.

 

12° Une puissance, quelle qu’elle soit, est perfectionnée par son acte. Or une diversité d’actes amène ou manifeste une diversité de puissances. Donc, partout où se trouve une diversité d’actes, on doit conclure à la diversité des puissances. Or la raison supérieure et l’inférieure ont des actes différents, car elles se dédoublent par leurs fonctions, comme dit saint Augustin. Ce sont donc des puissances différentes.

 

 

13° La différence entre la raison supérieure et l’inférieure est plus grande qu’entre l’intellect agent et l’intellect possible, puisque l’acte de ces derniers concerne le même intelligible, au lieu que l’acte des deux premières concerne des objets différents, comme on l’a dit. Or l’intellect agent et l’intellect possible sont des puissances différentes. Donc la raison supérieure et la raison inférieure aussi.

 

14° Tout ce qui provient d’une chose est différent de cette chose, car nulle réalité n’est cause de soi-même. Or la raison inférieure provient de la supérieure, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Trinité. C’est donc une autre puissance que la supérieure.

 

 

15° Rien n’est mû par soi-même, comme il est prouvé au septième livre de la Physique. Or la raison supérieure meut l’inférieure, en tant qu’elle la dirige et la gouverne. La raison supérieure et la raison inférieure sont donc des puissances différentes.

 

En sens contraire :

 

1) Les différentes puissances de l’âme sont des réalités différentes. Or la raison supérieure et l’inférieure ne sont pas des réalités différentes ; c’est pourquoi saint Augustin dit au douzième livre sur la Trinité : « Quand nous parlons de la nature de l’âme humaine, nous parlons d’une seule réalité : le double aspect que je viens de distinguer n’est qu’un dédoublement selon les fonctions. » La raison supérieure et l’inférieure ne sont donc pas des puissances différentes.

 

2) Une puissance peut s’étendre à d’autant plus d’objets qu’elle est plus immatérielle. Or la raison est plus immatérielle que le sens. Et par une même puissance sensitive, à savoir la vue, on voit aussi bien des réa­lités éternelles ou incorruptibles et perpétuelles, comme les corps célestes, que des corruptibles, comme les réalités inférieures de ce monde. C’est donc aussi la même puissance de la raison qui contemple les réalités éternelles et qui donne ordre aux temporelles.

 

Réponse :

 

Pour voir clairement la réponse à cette question, il est nécessaire de connaître d’abord deux choses : comment les puissances de l’âme se distinguent, et comment la raison supérieure et la raison inférieure diffèrent entre elles. Ces deux choses permettront d’en connaître une troisième, que nous visons en ce moment, à savoir, si la raison supérieure et la raison inférieure sont une puissance unique ou différentes puissances.

 

Il faut donc savoir que la diversité des puissances se voit par les actes et par les objets. Or certains prétendent qu’il faut entendre cela en ce sens que la diversité des actes et des objets serait non pas la cause, mais seulement le signe de la diversité des puissances. D’autres disent que la diversité des objets est cause de la diversité des puissances pour les puissances passives, et non pour les actives. Mais si l’on y porte une considération attentive, on trouve que dans les deux sortes de puissances les actes et les objets sont non seulement des signes, mais aussi, en quelque façon, des causes de la diversité. En effet, tout ce dont l’être existe seulement en vue de quelque fin, a un mode qui lui est déterminé par la fin à laquelle il est ordonné ; une scie, par exemple, est déterminée et quant à la matière et quant à la forme pour qu’elle convienne à sa fin, qui est de couper. Or toute puissance de l’âme, soit active soit passive, est ordonnée à son acte comme à une fin, comme on le voit clairement au neuvième livre de la Métaphysique ; par conséquent, chaque puissance a un mode et une espèce déterminés selon ce qui peut convenir pour un tel acte. Si donc l’on a diversifié les puissances, c’est parce que la diversité des actes requérait divers principes par lesquels ils soient élicités. Par ailleurs, puisque l’objet se rapporte à l’acte comme un terme, et que les actes sont spécifiés par leurs termes, comme cela est clair au cinquième livre de la Physique, il est nécessaire que les actes se distinguent aussi par les objets ; et c’est pourquoi la diversité des objets amène une diversité des puissances.

 

Mais la diversité des objets peut être envisagée de deux façons : d’abord suivant la nature des réalités ; ensuite suivant les diverses raisons formelles des objets. Suivant la nature des réalités, comme la couleur et la saveur ; suivant la diverse raison formelle de l’objet, comme le bien et le vrai.

 

Or, puisque les puissances qui sont les actes d’organes déterminés ne peuvent s’étendre au-delà de la disposition de leurs organes – et qu’un seul et même organe corporel ne peut pas être adapté pour connaître toutes les natures –, il faut nécessairement que les puissances qui sont liées à des organes soient déterminées à regarder certaines natures, à savoir, les natures corporelles. En effet, l’opération qui s’exerce par un organe corporel ne peut s’étendre au-delà de la nature corporelle. Mais, puisqu’il se trouve dans la nature corporelle quelque chose que tous les corps ont en commun et quelque chose en quoi les divers corps diffèrent, il se pourra qu’une puissance liée au corps soit adaptée à tous les corps suivant ce qu’ils ont de commun : telle l’imagination, en tant que tous les corps se rejoignent sous le rapport de la quantité, de la figure et de leurs conséquences – c’est pourquoi l’imagination s’étend non seulement aux réalités naturelles, mais aussi aux réalités mathématiques – ; tel aussi le sens commun, en tant que, dans tous les corps naturels, auxquels seuls il s’étend, se trouve une puissance active ou un principe de changement. D’au­tres puissances, par contre, seront adaptées à ce en quoi les corps se diversifient, suivant les diverses façons de causer un changement : c’est le cas de la vue pour la couleur, de l’ouïe pour le son, etc. Donc, de ce que la partie sensitive de l’âme use d’un organe dans son opération, deux choses résultent pour elle, à savoir : d’une part, qu’on ne peut lui attribuer aucune puissance qui regarderait un objet commun à tous les étants, car alors elle transcenderait toutes les réalités corporelles ; et d’autre part, qu’il est possible de trouver en elle diverses puissances, selon la nature diverse des objets, parce que la conformation de l’organe peut être adaptée à cette nature-ci ou à celle-là.

 

Mais cette partie de l’âme qui, dans son acte, ne se sert pas d’un organe corporel, reste non pas déterminée mais infinie, d’une certaine façon, en tant qu’elle est immatérielle ; voilà pourquoi sa portée s’étend à un objet commun à tous les êtres. C’est pourquoi l’on dit que l’objet de l’intel­ligence est une chose qui se trouve dans tous les genres d’étants. Et c’est aussi pourquoi le Philosophe dit que l’intellect est « ce qui est capable de produire toutes choses, et ce qui est capable de devenir toutes choses ». Il n’est donc pas possible de distinguer différentes puissances dans la partie intellective pour correspondre aux différentes natures des objets, mais seulement pour correspondre à diverses notions d’objet, c’est-à-dire en tant que l’acte de l’âme se porte parfois vers une seule et même chose selon diverses raisons formelles. Et c’est ainsi que le bien et le vrai, dans la partie intellective, différencient l’intel­ligence de la volonté : en effet, l’intelligence se porte vers le vrai intelligible comme vers une forme, puisqu’il est nécessaire que l’intelligence soit formellement déterminée par ce qui est pensé ; et la volonté se porte vers le bien comme vers une fin. C’est pourquoi le Philosophe dit aussi au sixième livre de la Métaphysique que le vrai est dans l’esprit et le bien dans les réalités, puisque la forme est au-dedans et la fin au-dehors. Or ce n’est pas sous le même aspect que la fin et la forme perfectionnent, et ainsi, le bien et le vrai n’ont pas la même raison formelle d’objet. Et de même, en ce qui concerne l’intelligence, on distingue l’intel­lect possible et l’intellect agent. En effet, une chose n’est pas objet sous le même rapport en tant qu’elle est en acte et en tant qu’elle est en puissance, ou bien en tant qu’elle agit et en tant qu’elle subit : car l’intelligible en acte est objet de l’intellect possible en agissant pour ainsi dire sur lui, en tant que le second passe de puissance à acte par le premier, au lieu que l’intelligible en puissance est objet de l’intellect agent en tant qu’il devient par lui intelligible en acte. Ainsi donc, on voit clairement comment on peut distinguer les puissances dans la partie intellective.

 

La raison supérieure et l’inférieure, quant à elles, se distinguent de la façon suivante. Il est des natures supérieures à l’âme rationnelle, et d’autres inférieures à elle. Mais puisque tout ce qui est pensé, l’est selon le mode de celui qui pense, la pensée des réa­lités qui sont au-dessus de l’âme est, dans l’âme rationnelle, inférieure aux réalités pensées elles-mêmes ; en revanche, la pensée des réalités qui sont au-dessous de l’âme est, dans l’âme, supérieure aux réalités elles-mêmes, puisqu’elles ont en l’âme un être plus noble qu’en elles-mêmes. Et ainsi, l’âme a envers ces deux genres de réalités une relation différente, et de là résulte pour elle une diversité de fonctions. En effet, dans la mesure où elle regarde vers les natures supérieures – soit qu’elle contemple leur vérité et leur nature dans l’absolu, soit qu’elle reçoive d’elles une idée et comme un modèle pour opérer –, elle est appelée « raison supérieure » ; mais dans la mesure où elle se tourne vers les réalités inférieures – soit pour les considérer par la contemplation, soit pour y donner ordre par l’action –, elle est appelée « raison inférieure ».

 

Or les deux sortes de natures, la supérieure et l’inférieure, sont appréhendées par l’âme humaine suivant la notion commune d’intelligible : la supérieure en tant qu’elle est immatérielle en elle-même, l’inférieure en tant qu’elle est dépouillée de la matière par l’acte de l’âme. On voit donc clairement que les noms de raison supérieure et raison inférieure ne désignent pas des puissances différentes, mais une seule et même puissance diversement rapportée à des réalités différentes.

 

Réponse aux objections :

 

1° Comme on l’a dit dans la question sur l’esprit, l’image de la Trinité dans l’âme est certes fondée dans les puissances comme dans une racine, mais on la trouve de façon achevée dans les actes des puissances ; et c’est ainsi que l’image est dite concerner la raison supérieure et non l’inférieure.

 

 

2° L’expression « partie d’une puissance » ne désigne pas toujours une puissance distincte, mais on entend parfois « partie d’une puissance » au sens d’une partie des objets, selon lesquels on envisage une division de la quantité virtuelle ; par exemple, si quelqu’un peut porter cent livres, on dira de celui qui n’en peut porter que cinquante que sa puissance a une partie de la puissance du premier, quoique ce soit spécifiquement la même puissance. Et de cette façon, la partie supérieure et la partie inférieure de la raison sont appelées « parties de la raison », en tant qu’elles se portent vers une partie des objets que regarde la raison prise communément.

 

3° La scientifique et la raisonnante ou opinative ne sont pas identiques à la raison supérieure ni à l’inférieure, car même au sujet des natures inférieures, domaine de la raison inférieure, peuvent être formulées des propositions nécessaires, qui relèvent de la scientifique : sinon la physique et la mathématique ne seraient pas des sciences ; semblablement, la raison supérieure se tourne en quelque façon vers les actes humains dépendants du libre arbitre, et par là même contingents, sinon le péché qui parfois les accompagne ne serait pas attribué à la raison supérieure. Et ainsi, la raison supérieure n’est pas totalement séparée de la raisonnante ou opinative.

 

Or la scientifique et la raisonnante sont assurément des puissances différentes, car elles se distinguent quant à la notion même d’intelligible. En effet, puisque l’acte d’une puissance ne s’étend pas au-delà de la portée de son objet, toute opération qui ne peut pas être ramenée à la même raison formelle d’objet doit nécessairement appartenir à une autre puissance ayant une autre raison formelle d’objet. Or l’objet de l’intelligence est la quiddité, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; et pour cette raison, l’action de l’intelligence s’étend aussi loin que peut s’étendre la portée de la quiddité. Or c’est par elle que les principes premiers eux-mêmes sont immédiatement connus, et une fois qu’ils le sont, on parvient en raisonnant à la connaissance des conclusions ; et la puissance qui est de nature à réduire analytiquement les conclu­sions à des quiddités, le Philosophe l’appelle la scientifique. Mais il y a des choses pour lesquelles il n’est pas possible de faire une telle analyse jusqu’à parvenir aux quiddités, et ce à cause de l’incertitude de leur être, comme c’est le cas pour les contingents en tant que tels. De telles choses ne sont donc pas connues par la quiddité, qui était l’objet propre de l’intelligence, mais d’une autre façon, à savoir par une certaine conjecture sur ces réalités dont on ne peut pas avoir une pleine certitude. Une autre puissance est donc requise pour cela. Or cette puissance ne peut mener l’enquête de la raison jusqu’à son terme et, pour ainsi dire, à son repos, mais se maintient dans l’enquête elle-même comme en mouvement, produisant seulement une opinion à propos de ce qu’elle examine ; aussi cette puissance est-elle nommée, d’après ce qui est comme le terme de son opération, raisonnante ou opinative.

 

Mais la raison supérieure et la raison inférieure se distinguent par les natures mêmes [de leurs objets], et c’est pourquoi ce ne sont pas des puissances différentes comme la scientifique et l’opinative.

 

4° Les objets de la scientifique et de la raisonnante diffèrent par le genre quant au genre de connaissable qui est le leur, puisqu’ils sont connus selon des raisons formelles genériquement différentes. Mais les réalités éternelles et les temporelles diffèrent par leur genre de nature, et non quant à la notion de connaissable, selon laquelle doit être envisagée la ressemblance entre la puissance et l’objet.

 

 

5° Le vrai, qui est objet de contemplation, et le bien, qui est opérable, concernent des puissances différentes, à savoir l’intel­ligence et la volonté. Mais ce n’est pas par là que l’on distingue la raison supérieure et la raison inférieure, puisque l’une et l’autre peut être et spéculative et active, quoique relativement à des objets différents, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

6° Rien n’empêche que ce qui contient en soi une multitude soit un avec un autre qui contient en soi une multitude, si la même multitude est contenue dans les deux : comme ce tas et cet amas de pierres sont une seule et même chose. Et de cette façon, la raison supérieure et l’inférieure sont une puissance unique, quoique l’une et l’autre contiennent en quelque façon plusieurs puissances ; en effet, elles contiennent toutes deux les mêmes. Par ailleurs, on ne dit pas qu’il y a plusieurs puissances dans la raison supérieure comme si la puissance même de la raison était divisée en plusieurs puissances, mais en tant que la volonté est comprise sous l’intelligence : non qu’elles soient une puissance unique, mais parce que la volonté est mue par l’appréhension de l’intelligence.

 

7° Même dans la partie sensitive il existe une puissance ayant diverses fonctions : par exemple l’imagination, qui a pour fonctions de conserver ce qui est reçu des sens et de le représenter ensuite à l’intelligence. Cependant, puisqu’une puissance peut s’étendre à d’autant plus d’objets qu’elle est plus immatérielle, rien n’empêcherait qu’il existât une même puissance ayant diverses fonctions dans la partie intellective et qu’il ne s’en trouvât point de telle dans la partie sensitive.

 

8° Bien que l’éternel et le temporel ne

se ramènent pas aux mêmes principes

prochains, cependant la connaissance de l’éternel et du temporel se ramène à un même principe, puisque l’un et l’autre sont appréhendés par l’intelligence selon l’uni­que raison formelle d’immatérialité.

 

 

9° De même qu’à la nature humaine appartenaient l’homme et la femme, qu’unis­sait un mariage charnel, et non le serpent, de même à la nature de la raison supérieure appartient la raison inférieure, signifiée par la femme, et non la sensualité, signifiée par le serpent, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Trinité.

 

 

 

10° Puisque pécher est un certain acte, il n’appartient pas à proprement parler à la raison supérieure ni à l’inférieure, mais à l’homme, selon l’une ou l’autre. Et si une puissance unique se rapporte à divers objets, rien ne s’oppose à ce qu’il y ait péché selon un rapport et non selon un autre, de même que, lorsque plusieurs habitus sont dans une seule puissance, il arrive que l’on pèche selon l’acte d’un habitus et non selon l’acte de l’autre ; comme ce serait le cas si un même homme, étant à la fois grammairien et géomètre, énonçait des vérités sur les droites en commettant un solécisme.

 

 

11° Lorsqu’une perfection accomplit un perfectible selon toute la capacité de ce dernier, il est impossible qu’un perfectible unique ait plusieurs perfections de même ordre. Voilà pourquoi il est impossible que la matière soit perfectionnée en même temps par deux formes substantielles, car une seule matière n’est capable que d’un seul être substantiel. Mais il en va autrement pour les formes accidentelles, qui ne perfectionnent pas leurs sujets selon toute leur puissance ; il est donc possible qu’un seul perfectible ait plusieurs accidents. Et c’est pourquoi il se peut aussi qu’une seule puissance ait plusieurs habitus, puisque les habitus des puissances sont des perfections accidentelles ; en effet, ils viennent en surcroît à la complète notion de puissance.

 

 

 

12° Comme dit Avicenne au sixième livre De naturalibus, la diversité des actes tantôt révèle une diversité de puissances, et tantôt non. En effet, une diversité dans les actes de l’âme peut se présenter de cinq façons. Premièrement, selon la force et la faiblesse, comme opiner et croire. Deuxièmement, selon la vitesse et la lenteur, comme courir et se mouvoir. Troisièmement, selon l’habi­tus et la privation, comme se reposer et se mouvoir. Quatrièmement, selon un rapport à des contraires dans le même genre, comme sentir le blanc et sentir le noir. Cinquièmement, lorsque les actes sont de genres différents, comme appréhender et mouvoir, ou sentir le son et sentir la couleur. Ainsi donc, les deux premières sortes de diversité n’indiquent pas une diversité de puissances, car autrement il faudrait qu’il y ait dans l’âme autant de puissances distinctes qu’il se trouve de degrés de force et de faiblesse dans les actes, ou de vitesse et de lenteur. Ni non plus pour les troisième et quatrième sortes, puisqu’il appartient à la même puissance de se rapporter aux deux opposés. Mais c’est seulement la cinquième sorte de diversité qui révèle une diversité de puissances, à condition de préciser que les actes de genres différents sont ceux qui n’ont pas une commune raison formelle d’objet ; et par conséquent, la diversité des actes de la raison supérieure et de la raison inférieure ne dénote pas une diversité de puissances, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

13° L’intellect agent et l’intellect possible diffèrent plus entre eux que la raison su­périeure et la raison inférieure, puisque l’intellect agent et l’intellect possible regardent des objets formellement divers, encore que non matériellement. En effet, ils regardent chacun une notion d’objet différente, quoiqu’il soit possible de les trouver toutes deux dans la même réalité intelligible : car une même et unique chose peut être d’abord intelligible en puissance et ensuite intelligible en acte. Par contre, la raison supérieure et l’inférieure regardent des objets matériellement différents, et non formellement, puisqu’ils regardent des natures différentes selon une seule notion d’objet, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Or la diversité formelle est plus grande que la diversité matérielle ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant.

 

14° Il est dit que la raison inférieure provient de la supérieure, à cause des choses que considère la raison inférieure, et qui proviennent de celles que considère la raison supérieure : en effet, les raisons inférieures proviennent des supérieures. Rien n’empêche, par conséquent, que la raison inférieure et la raison supérieure soient une puissance unique ; de même, nous constatons qu’il appartient à la même puissance de considérer les principes de la science subalternante et ceux de la science subalternée, quoique ceux-ci soient déduits de ceux-là.

 

15° Si l’on dit que la raison supérieure meut la raison inférieure, c’est parce que les raisons inférieures doivent être réglées d’après les supérieures, tout comme la science subalternée est réglée par la subalternante.

 

Et videtur quod sic.

 

Ut enim Augustinus dicit in XII de Trinitate [cap. 4], imago Trinitatis est in superiori parte rationis, non autem in inferiori. Sed imago Dei in anima consistit in tribus potentiis. Ergo inferior ratio non pertinet ad eamdem potentiam vel easdem ad quas pertinet superior ; et sic videntur esse diversae potentiae.

 

Praeterea, cum pars ad totum dicatur, eodem modo in aliquo genere invenitur pars quo invenitur totum. Sed anima non dicitur esse totum nisi potentiale. Ergo et diversae partes animae sunt diversae potentiae. Sed ratio superior et inferior nominantur ab Augustino diversae portiones rationis. Ergo sunt diversae potentiae.

 

 

Praeterea, omne aeternum est necessarium, et omne mutabile et temporale est contingens, ut patet per philosophum in IX Metaph. [l. 9 (1050 b 6)]. Sed pars animae quae dicitur scientificum a philosopho in VI Ethic. [l. 1 (1139 a 12)] circa necessaria versatur ; ratiocinativum autem sive opinativum circa contingentia. Cum ergo ratio superior secundum Augustinum [De Trin. XII, 7] inhaereat aeternis, inferior vero temporalia et caduca disponat videtur quod idem sit ratiocinativum quod inferior ratio et scientificum idem quod superior. Sed scientificum et ratiocinativum sunt diversae potentiae, ut patet per philosophum, ibidem. Ergo et ratio superior et inferior sunt diversae potentiae.

 

Praeterea, sicut philosophus, ibidem dicit, ad ea quae sunt genere altera, oportet determinari alteras potentias animae ; cum omnis potentia animae quae ad aliquod genus determinatur, determinetur ad illud propter aliquam similitudinem ; et sic ipsa diversitas obiectorum secundum genus attestatur diversitati potentiarum. Sed aeternum et corruptibile sunt omnino genere altera, cum corruptibile et incorruptibile nec in genere conveniant, ut dicitur in X Metaph. [l. 12 (1058 b 28)]. Ergo ratio superior, cuius obiectum sunt res aeternae, est alia potentia a ratione inferiori, quae habet pro materia res caducas.

 

 

Praeterea, potentiae distinguuntur per actus, et actus per obiecta. Sed aliud obiectum est verum contemplabile, et bonum operabile. Ergo et alia potentia est ratio superior, quae verum contemplatur ; et alia ratio inferior, quae bonum operatur.

 

Praeterea, illud quod in se non est unum, multo minus, alii comparatum, est unum. Sed superior ratio non est una potentia, sed plures, cum in ea sit imago in tribus potentiis consistens. Ergo nec potest dici quod superior et inferior ratio sint una potentia.

 

 

Praeterea, ratio est simplicior quam sensus. In parte autem sensitiva non invenitur quod eadem potentia habeat diversa officia. Ergo multo minus in parte intellectiva una potentia diversa officia habere potest. Sed ratio superior et inferior per officia geminantur, ut Augustinus dicit, XII de Trinitate [cap. 4]. Ergo sunt diversae potentiae.

 

 

Praeterea, quandocumque animae attribuuntur aliqua quae non est reducere in idem principium, oportet secundum hoc diversas potentias in anima assignare ; sicut secundum recipere et retinere distinguitur imaginatio a sensu. Sed aeternum et corruptibile in eadem principia reduci non possunt ; non enim sunt eadem principia corruptibilium et incorruptibilium proxima, ut probatur in XI Metaph. [Metaph. XII, 1-8 (1069 a 18 sqq.)]. Ergo non eidem potentiae animae attribui debent ; et sic ratio superior et inferior sunt diversae potentiae.

 

Praeterea, Augustinus in XII de Trinit. [cap. 12] per tria quae ad peccatum hominis concurrerunt, scilicet virum, mulierem et serpentem, tria significari dicit quae sunt in nobis, scilicet rationem superiorem, et inferiorem, et sensualitatem. Sed sensualitas est alia potentia ab inferiori ratione. Ergo et ratio inferior a superiori.

 

 

Praeterea, una potentia non simul potest peccare et non peccare. Sed quandoque peccat ratio inferior superiori non peccante, ut patet per Augustinum in XII de Trinit. [hic supra]. Ergo ratio inferior et superior non sunt una potentia.

Praeterea, diversae perfectiones sunt diversorum perfectibilium, cum proprius actus requirat propriam potentiam. Sed habitus animae sunt perfectiones potentiarum. Ergo diversi habitus sunt diversarum potentiarum. Sed ratio superior deputatur sapientiae, secundum Augustinum [De Trin. XII, 14] ; inferior autem scientiae, quae sunt diversi habitus. Ergo et ratio superior et inferior sunt diversae potentiae.

 

Praeterea, quaelibet potentia perficitur per suum actum. Sed diversitas aliquorum actuum inducit vel manifestat potentiarum diversitatem. Ergo et ubicumque invenitur diversitas actuum, debet iudicari diversitas potentiarum. Sed ratio superior et inferior habent diversos actus, quia per officia geminantur, ut Augustinus [De Trin. XII, 4] dicit. Ergo sunt diversae potentiae.

 

Praeterea, ratio superior et inferior magis differunt quam intellectus agens et possibilis, cum circa idem intelligibile attendatur actus agentis et possibilis ; non autem actus superioris et inferioris rationis, sed circa diversa, ut dictum est. Sed agens intellectus et possibilis sunt diversae potentiae. Ergo et ratio superior et inferior.

 

Praeterea, omne quod deducitur ab aliquo, est aliud ab illo, quia nulla res est sui ipsius causa. Sed inferior ratio deducitur a superiore, ut dicit Augustinus, XII de Trinit. [cap. 4]. Ergo est alia potentia a superiori.

 

 

 

Praeterea, nihil movetur a seipso, ut probatur in VII Physic. [l. 1 (241 b 24)]. Sed ratio superior movet inferiorem, in quantum dirigit et gubernat eam. Ergo superior ratio et inferior sunt diversae potentiae.

 

 

 

Sed contra. Diversae potentiae animae sunt diversae res. Sed ratio superior et inferior non sunt res diversae ; unde dicit Augustinus, XII de Trinitate [cap. 4] : cum disserimus de natura mentis humanae, de una quadam re disserimus ; nec eam in haec duo quae commemoravimus, nisi per officia geminamus. Ergo superior et inferior ratio non sunt diversae potentiae.

 

 

Praeterea, quanto aliqua potentia est immaterialior, tanto ad plura se potest extendere. Sed ratio est immaterialior quam sensus. Eadem autem potentia sensitiva (scilicet visu) et aeterna, sive incorruptibilia vel perpetua, scilicet caelestia corpora, et corruptibilia, sicut haec inferiora, cernuntur. Ergo et eadem potentia rationis est quae aeterna contemplatur, et temporalia disponit.

Responsio. Dicendum, quod ad evidentiam huius quaestionis oportet duo praecognoscere : scilicet qualiter potentiae animae distinguantur, et quomodo ratio superior et inferior differant. Ex quibus duobus tertium poterit esse notum, quod ad praesens intendimus ; scilicet utrum ratio

superior et inferior sint una potentia, vel diversae.

 

 

Sciendum est igitur, quod potentiarum diversitas penes actus et obiecta distinguitur. Quidam autem dicunt, hoc non esse sic intelligendum quod actuum et obiectorum diversitas sit causa diversitatis potentiarum, sed solummodo signum. Quidam vero dicunt quod diversitas obiectorum est causa diversitatis potentiarum in passivis potentiis, non autem in activis. Sed si diligenter consideretur, in utrisque potentiis inveniuntur actus et obiecta esse non solum signa diversitatis, sed aliquo modo causae. Omne enim cuius esse non est nisi propter finem aliquem, habet modum sibi determinatum ex fine ad quem ordinatur ; sicut serra est huiusmodi, et quantum ad materiam et quantum ad formam, ut sit conveniens ad finem suum, qui est secare. Omnis autem potentia animae, sive activa sive passiva, ordinatur ad actum sicut ad finem, ut patet in IX Metaph. [l. 8 (1050 a 7)] ; unde unaquaeque potentia habet determinatum modum et speciem, secundum quod potest esse conveniens ad talem actum. Et ideo secundum hoc diversificatae sunt potentiae, quod diversitas actuum diversa principia requirebat a quibus elicerentur. Cum autem obiectum comparetur ad actum sicut terminus, a terminis autem specificentur actus, ut patet in V Phys. [l. 1 (224 b 7)], oportet quod etiam actus penes obiecta distinguantur ; et ideo obiectorum diversitas, potentiarum diversitatem inducit.

Sed obiectorum diversitas dupliciter attendi potest : uno modo secundum naturam rerum ; alio modo secundum rationes diversas obiectorum, secundum naturam rerum ut color et sapor : secundum diversam rationem obiecti, ut bonum et verum.

 

Cum autem potentiae quae sunt actus determinatorum organorum, non possint se extendere ultra suorum organorum dispositionem (non autem potest esse organum corporale unum et idem omnibus naturis cognoscendis accommodatum) ; oportet de necessitate quod potentiae quae sunt organis affixae, circa quasdam naturas determinatae sint : scilicet circa naturas corporeas. Operatio enim quae per organum corporeum exercetur, non se potest extendere ultra naturam corpoream. Sed cum in natura corporea inveniatur aliquid in quo omnia corpora conveniunt, aliquid vero in quo diversa corpora diversificantur ; possibile erit aptari unam potentiam corpori alligatam omnibus corporibus secundum id quod commune habent ; sicut imaginatio prout omnia corpora communicant in ratione quantitatis et figurae et consequentium (unde non solum ad naturalia, sed ad mathematica se extendit) ; sensus vero communis prout in omnibus corporibus naturalibus, ad quae solummodo se extendit, invenitur vis activa sive immutativa. Quaedam vero potentiae aptabuntur his in quibus corpora diversificantur, secundum diversum modum immutandi ; et sic est visus circa colorem, auditus circa sonum, et sic de aliis. Ex hoc igitur quod pars sensitiva animae utitur organo in operando, duo ipsam consequuntur : scilicet quod non potest ei attribui aliqua potentia respiciens obiectum commune omnibus entibus ; sic enim iam transcenderet corporalia ; et iterum quod possibile est inveniri in ea diversas potentias secundum diversam naturam obiectorum propter conditionem organi, quae aptari potest vel huic vel illi naturae.

Illa vero pars animae quae non utitur organo corporeo in opere suo, remanet non determinata, sed quodammodo infinita, in quantum est immaterialis ; et ideo eius virtus se extendit ad obiectum commune omnibus entibus. Unde obiectum intellectus dicitur esse quid quod in omnibus generibus entium invenitur. Unde etiam philosophus [De anima III, 5 (430 a 14)] dicit, quod intellectus est quo est omnia facere, et quo est omnia fieri. Unde impossibile est quod in parte intellectiva distinguantur diversae potentiae ad diversas naturas obiectorum ; sed solummodo secundum diversam rationem obiecti, prout, scilicet, secundum diversam rationem in unam et eamdem rem quandoque actus animae fertur. Et sic bonum et verum in parte intellectiva diversificant intellectum et voluntatem : in verum enim intelligibile fertur intellectus ut in formam, cum oporteat eo quod intelligitur, intellectum esse informatum ; in bonum autem fertur (voluntas) ut in finem. Unde et a philosopho in VI Metaphys. [l. 4 (1027 b 25)] dicitur verum esse in mente et bonum in rebus ; cum forma sit intus, et finis extra. Non eadem ratione autem finis et forma perficit : et sic bonum et verum non habent eamdem rationem obiecti. Sic etiam et circa intellectum agens intellectus et possibilis distinguuntur. Non enim eadem ratione est obiectum aliquid in quantum est in actu et in quantum est in potentia, aut in quantum agit et patitur : intelligibile enim actu, est obiectum intellectus possibilis agens quasi in ipsum, prout eo exit de potentia in actum ; intelligibile vero in potentia est obiectum intellectus agentis, prout fit per intellectum agentem intelligibile actu. Sic igitur patet qualiter in parte intellectiva potentiae distingui possunt.

Ratio vero superior et inferior hoc modo distinguuntur. Sunt enim quaedam naturae anima rationali superiores, quaedam vero inferiores. Cum vero omne quod intelligitur, intelligatur per modum intelligentis : rerum quae sunt supra animam, intellectus est in anima rationali inferior ipsis rebus intellectis ; earum vero quae sunt infra animam, inest animae intellectus superior ipsis rebus, cum in ea res ipsae nobilius esse habeant quam in seipsis. Et sic ad utrasque res diversam habitudinem habet, et ex hoc diversa sortitur officia. Secundum enim quod ad superiores naturas respicit, sive ut earum veritatem et naturam absolute contemplans, sive ut ab eis rationem et quasi exemplar operandi accipiens ; superior ratio nominatur. Secundum vero quod ad inferiora convertitur vel conspicienda per contemplationem, vel per actionem disponenda, inferior ratio nominatur.

 

 

 

Utraque autem natura, scilicet et superior et inferior, secundum communem rationem intelligibilis ab anima humana apprehenduntur ; superior quidem prout est immaterialis in seipsa, inferior autem prout a materia per actum animae denudatur. Unde patet quod ratio superior et inferior non nominant diversas potentias, sed unam et eamdem ad diversa diversimode comparatam.

Ad primum igitur dicendum, quod, sicut dictum est in quaestione de mente, imago Trinitatis in anima attenditur quidem in potentiis ut in radice, sed completive in actibus potentiarum : et secundum hoc dicitur imago ad superiorem et non ad inferiorem rationem pertinere.

 

Ad secundum dicendum, quod pars potentiae non semper potentiam distinctam designat ; sed aliquando pars potentiae accipitur secundum partem obiectorum, secundum quae virtualis quantitatis divisio attenditur ; ut si aliquis possit centum libras portare, dicetur potentiae illius partem habere qui non potest portare nisi quinquaginta, cum tamen sit eadem potentia specie. Et per hunc modum superior et inferior rationis portio dicuntur rationis portiones, secundum quod feruntur in partem obiectorum quae communiter accepta ratio respicit.

 

 

Ad tertium dicendum, quod scientificum et rationativum vel opinativum non sunt idem quod ratio superior et inferior : quia etiam circa naturas inferiores quas respicit ratio inferior, possunt accipi necessariae considerationes, quae ad scientificum pertinent : alias physica et mathematica non essent scientiae ; similiter etiam et superior ratio ad actus humanos ex libero arbitrio dependentes, et per hoc contingentes, quodammodo convertitur : alias rationi superiori non attribueretur peccatum, quod circa haec contingit. Et sic ratio superior non ex toto separatur a rationativo vel opinativo.

Scientificum autem et rationativum diversae quidem potentiae sunt, quia quantum ad ipsam rationem intelligibilis distinguuntur. Cum enim actus alicuius potentiae non se extendat ultra virtutem sui obiecti, omnis operatio quae non potest reduci in eamdem rationem obiecti, oportet quod sit alterius potentiae, quae habeat aliam obiecti rationem. Obiectum autem intellectus est quid, ut dicitur in III de Anima [l. 11 (430 b 28)] : et propter hoc, actio intellectus extenditur quantum potest extendi virtus eius quod quid est. Per hanc autem statim ipsa principia prima cognita fiunt, ex quibus cognitis ulterius ratiocinando pervenitur in conclusionum notitiam : et hanc potentiam quae ipsas conclusiones in quod quid est nata est resolvere, philosophus scientificum appellat. Sunt autem quaedam in quibus non est possibile talem resolu­tionem fieri ut perveniatur usque ad quod quid est, et hoc propter incertitudinem sui esse ; sicut est in contingentibus in quantum contingentia sunt. Unde talia non cognoscuntur per quod quid est, quod erat proprium obiectum intellectus, sed per alium modum, scilicet per quamdam coniecturam de rebus illis de quibus plena certitudo haberi non potest. Unde ad hoc alia potentia requiritur. Et quia haec potentia non potest

reducere rationis inquisitionem usque ad suum terminum quasi ad quietem, sed sistit in ipsa inquisitione quasi in motu, opinionem solummodo inducens de his quae inquirit ; ideo quasi a termino suae operationis haec potentia ratiocinativum vel opinativum nominatur.

Sed ratio superior et inferior distinguuntur penes ipsas naturas, et ideo non sunt diversae potentiae, sicut scientificum et opinativum.

 

 

Ad quartum dicendum, quod obiecta scientifici et ratiocinativi sunt altera genere quantum ad proprium genus cognoscibilis, cum secundum rationem diversam genere cognoscantur. Sed res aeternae et temporales sunt diversae genere naturae ; non autem quantum ad rationem cognoscibilis, secundum quam oportet similitudinem attendi inter potentiam et obiectum.

 

Ad quintum dicendum, quod verum contemplabile et bonum operabile ad diversas potentias pertinent, scilicet ad intellectum et voluntatem. Sed penes hoc non distinguitur ratio superior et inferior, cum utraque possit esse et speculativa et activa, quamvis ratione diversorum, ut ex dictis patet, unde ratio non sequitur.

 

 

Ad sextum dicendum, quod id quod in se multa continet, nihil prohibet esse unum cum alio in se multa continente, si eadem multa contineantur ab utroque : sicut hic acervus et haec congregatio lapidum sunt unum et idem. Et per hunc modum ratio superior et inferior sunt una potentia, quamvis utraque plures potentias quodammodo contineat ; easdem enim utraque continet. Non autem dicuntur in ratione superiori esse plures potentiae, quasi in plures potentias ipsa rationis potentia dividatur ; sed secundum quod voluntas sub intellectu comprehenditur : non quod sint una potentia, sed quia ex apprehensione intellectus voluntas movetur.

 

Ad septimum dicendum, quod etiam in parte sensitiva est aliqua potentia una, diversa officia habens ; sicut imaginatio, cuius officium est reservare ea quae sunt accepta a sensibus, et iterum intellectui repraesentare. Tamen cum virtus, quanto est immaterialior, tanto ad plura se possit extendere, unam et eandem potentiam nihil prohiberet in parte intellectiva habere diversa officia non autem in parte sensitiva.

 

Ad octavum dicendum, quod quamvis aeternum et temporale non reducantur in eadem principia proxima, tamen cognitio aeterni et temporalis ad idem principium reducitur ; cum secundum unam rationem immaterialitatis utrumque ab intellectu apprehendatur.

 

Ad nonum dicendum, quod sicut ad naturam humanam pertinebat vir et mulier, inter quos erat carnale coniugium, non autem serpens ; ita ad naturam superioris rationis pertinet ratio inferior tanquam mulier, non autem sensualitas tamquam serpens, ut dicit Augustinus, XII de Trin. [cap. 12].

 

 

Ad decimum dicendum, quod cum peccare sit actus quidam, proprie loquendo, non est rationis neque superioris neque inferioris, sed hominis secundum hanc vel illam. Nec est inconveniens, si una potentia ad diversa comparatur, quin secundum unam habitudinem sit peccatum et non secundum alteram ; sicut cum plures habitus sunt in una potentia, contingit peccare secundum actum unius habitus, et non secundum actum alterius ; ut si idem sit grammaticus et geometra, et vera de lineis enuntiet, soloecismum faciendo.

 

Ad undecimum dicendum, quod quando perfectio complet perfectibile secundum totam eius capacitatem, impossibile est unius perfectibilis plures perfectiones esse in eodem ordine. Et ideo non potest esse quod materia simul perficiatur duabus formis substantialibus, quia una materia non est capax nisi unius esse substantialis. Secus autem est de accidentalibus formis, quae non perficiunt sua subiecta secundum totam eorum potentiam : unde possibile est plura accidentia esse unius perfectibilis. Et ideo etiam plures habitus esse unius potentiae possibile est, cum habitus potentiarum sint accidentales perfectiones ; superveniunt enim post completae potentiae rationem.

 

Ad duodecimum dicendum, quod sicut dicit Avicenna in VI de Naturalibus [De anima I, 4] diversitas actus quandoque indicat diversitatem potentiarum, quandoque non. Quinque enim modis in actibus animae diversitas inveniri potest. Uno modo secundum fortitudinem et debilitatem, sicut opinari et credere. Alio modo secundum velocitatem et tarditatem, sicut currere et moveri. Tertio modo secundum habitum et privationem, ut quiescere et moveri. Quarto modo secundum comparationem ad contraria eiusdem generis, ut sentire album et sentire nigrum. Quinto modo quando actus sunt diversorum generum, ut apprehendere et movere, vel sentire sonum et sentire colorem. Diversitas igitur primi et secundi modi diversitatem potentiae non indicat : quia sic oporteret tot esse potentias animae distinctas, quot gradus fortitudinis et debilitatis, vel velocitatis, vel tarditatis inveniuntur in actibus. Similiter etiam nec diversitas tertii et quarti modi, cum eiusdem potentiae sit ad utrumque oppositum comparari. Sola autem diversitas quinti modi indicat potentiae diversitatem, ut dicamus actus esse genere diversos qui in ratione obiecti non conveniunt : et secundum hoc diversitas actuum rationis superioris et inferioris diversitatem potentiae non indicat ut ex dictis patet.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod agens intellectus et possibilis plus differunt quam ratio superior et inferior ; cum agens intellectus et possibilis respiciant obiecta diversa formaliter etsi non materialiter. Respiciunt enim diversam rationem obiecti, quamvis utraque in eadem re intelligibili possibile sit inveniri ; unum enim et idem potest esse prius intelligibile in potentia, et post intelligibile in actu. Sed ratio superior et inferior respiciunt obiecta diversa materialiter, non autem formaliter ; cum respiciant diversas naturas secundum unam rationem obiecti, ut ex dictis patet. Diversitas autem formalis maior est quam materialis ; et propter hoc ratio non sequitur.

 

 

Ad decimumquartum dicendum, quod inferior ratio dicitur a superiori deduci, ratione eorum quae attendit inferior ratio, quae deducuntur ab his quae superior attendit : rationes enim inferiores a superioribus deducuntur. Unde nihil prohibet rationem inferiorem et superiorem esse unam potentiam ; sicut videmus quod eiusdem potentiae est considerare principia subalternantis scientiae et principia subalternatae, quamvis haec ab illis deducantur.

 

 

Ad decimumquintum dicendum, quod pro tanto dicitur ratio superior inferiorem movere, quia inferiores rationes regulandae sunt secundum superiores ; sicut etiam scientia subalternata a subalternante regulatur.

 

 

 

 

 

 

 

Article 3 - LE PÉCHÉ PEUT-IL EXISTER DANS LA RAISON SUPÉRIEURE OU INFÉRIEURE ?

(Tertio quaeritur utrum in ratione superiori vel inferiori possit esse peccatum.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, l’intelligence est toujours droite. Or la raison est la même puissance que l’intelligence, comme on l’a obtenu précédemment. Donc la raison, elle aussi, est toujours droite ; il n’y a donc pas de péché en elle.

 

2° Tout ce qui peut recevoir une perfection, s’il peut recevoir un défaut, ne pourra avoir en soi que le défaut opposé à cette perfection, car c’est le même sujet qui est susceptible de recevoir les contraires. Or, suivant saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, la perfection propre de la raison supérieure est la sagesse, et celle de la raison inférieure est la science. Il ne peut donc y avoir en elles d’autre péché que l’igno­rance et la folie.

 

3° Selon saint Augustin, tout péché est dans la volonté. Or la raison est une puissance autre que la volonté. Le péché n’est donc pas dans la raison.

 

 

 

4° Rien ne peut recevoir son contraire, car des contraires ne peuvent pas être ensemble. Or tout péché de l’homme est contraire à la raison, car le mal de l’homme est d’être contre la raison, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Le péché ne peut donc pas exister dans la raison.

 

 

5° Le péché qui est commis en quelque matière ne peut pas être attribué à une puissance qui ne s’étend pas à cette matière. Or la raison supérieure a pour matière les réa­lités éternelles, et non ce qui peut délecter la chair. Le péché qui est commis en ce qui peut délecter la chair ne doit donc nullement être attribué à la raison supérieure, quoique saint Augustin dise que le consentement à l’acte est attribué à la raison supérieure.

 

6° Saint Augustin dit que la raison supérieure est celle qui contemple les réalités supérieures et s’attache à elles, à savoir, par l’amour ; or il ne peut en résulter de péché ; le péché ne peut donc pas exister dans la raison supérieure.

 

 

7° Le plus fort n’est pas vaincu par le plus faible. Or la raison est la plus forte des choses qui se trouvent en nous. Elle ne peut donc pas être vaincue par la concupiscence, la colère ou autre chose de ce genre ; et ainsi, il ne peut y avoir de péché en elle.

 

En sens contraire :

 

1) Il appartient au même de mériter et de démériter. Or le mérite réside dans un acte de la raison. Donc le démérite aussi.

 

2) Selon le Philosophe, le péché se produit non seulement par la passion, mais aussi par l’élection. Or l’élection consiste en un acte de la raison, puisqu’elle suit le conseil, comme il est dit au troisième livre de l’Éthique. Il arrive donc que le péché soit dans la raison.

 

 

3) Par la raison, nous sommes dirigés aussi bien dans le domaine spéculatif que dans celui des opérables. Or, dans le domaine spéculatif, il arrive qu’il y ait un péché au niveau de la raison, comme lorsqu’on commet un paralogisme en raisonnant. Donc, dans le domaine des opérables aussi, il arrive qu’il y ait péché dans la raison.

 

Réponse :

 

Selon saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, le péché est tantôt dans la raison supérieure, tantôt dans la raison inférieure. Mais pour comprendre cela, il est nécessaire de connaître d’abord deux choses, à savoir : quel acte peut être attribué à la raison, et ensuite lequel peut être attribué à la raison supérieure et lequel à la raison inférieure.

 

Il faut donc savoir que, de même qu’il y a deux appréhensives, à savoir l’inférieure, qui est la sensitive, et la supérieure, qui est l’intellective ou rationnelle, il y a de même deux appétitives, à savoir l’inférieure, que l’on appelle sensualité et qui se divise en irascible et concupiscible, et la supérieure, qui est appelée volonté. Or, à quelque égard, ces deux sortes d’appétitives se rapportent à leurs appréhensives de façon semblable, et à un autre égard, de façon différente. De façon semblable, parce qu’en aucun des deux appétits il ne peut y avoir de mouvement à moins qu’une appréhension ne précède. En effet, l’objet d’appétit ne meut l’appétit, soit supérieur, soit inférieur, qu’une fois appréhendé, soit par l’intel­ligence, soit par l’imagination et le sens ; et c’est pourquoi l’on appelle moteur non seulement l’appétit, mais aussi l’intelli­gence, l’imagination et le sens. De façon différente, parce qu’il y a dans l’appétit inférieur une certaine inclination naturelle par laquelle l’appétit est, en quelque façon, naturellement contraint à tendre vers l’objet d’appétit. L’appétit supérieur, en revanche, n’est pas déterminé à l’un des objets, car l’appétit supérieur est libre, au contraire de l’inférieur. Et de là vient que le mouvement de l’appétit inférieur ne se trouve pas attribué à la puissance appréhensive, car la cause de ce mouvement n’est pas dans l’appréhension, mais dans l’inclination de l’appétit ; en revanche, le mouvement de l’appétit supérieur est attribué à son appréhensive, c’est-à-dire à la raison, car l’inclination de l’appétit supérieur vers ceci ou cela est causée par le jugement de la raison. Et c’est pourquoi nous distinguons les puissances motrices en rationnelle, irascible et concupiscible, nommant dans la partie supérieure ce qui relève de l’appré­hension, mais dans l’inférieure ce qui relève de l’appétit. Ainsi donc, on voit clairement qu’un acte est attribué à la raison de deux façons. D’abord parce qu’il lui appartient immédiatement, étant élicité par la raison elle-même, comme par exemple confronter les choses à faire ou à savoir. Ensuite, parce qu’il lui appartient moyennant la volonté, qui est mue par le jugement de la raison.

 

Or, de même que le mouvement de l’appétit qui suit le jugement de la raison est attribué à la raison, de même le mouvement de l’appétit qui suit la délibération de la raison supérieure est attribué à la raison supérieure ; par exemple, lorsqu’on délibère sur les choses à faire en considérant qu’une chose est agréable à Dieu ou prescrite par la loi divine, ou de quelque semblable façon. Mais il appartiendra à la raison inférieure lorsque le mouvement de l’appétit suit le jugement de la raison inférieure, comme lorsqu’on délibère sur les choses à faire en tenant compte des causes inférieures, par exemple en considérant la laideur de l’acte, la dignité de la raison, l’offense faite aux hommes, ou quelque chose de ce genre. Or ces deux modes de considérations sont ordonnés entre eux. En effet, selon le Philosophe au septième livre de l’Éthique, la fin tient lieu de principe dans le domaine des opérables. Or, dans les sciences spéculatives, le jugement de la raison n’est accompli que lorsque les conclusions sont analytiquement réduites à des principes premiers. Par conséquent, dans le domaine des opérables aussi, il ne sera accompli que lorsque se produira une réduction jusqu’à la fin ultime : car c’est alors seulement que la raison donnera l’ultime sentence au sujet de ce qu’il faut opérer, et cette sentence est le consentement à l’acte. Et de là vient que le consentement à l’acte est attribué à la raison supérieure, qui considère la fin ultime, au lieu que la délectation et la complaisance en elle ou le consentement à elle sont attribués par saint Augustin à la raison inférieure.

 

Donc, quand quelqu’un pèche en consentant à un acte mauvais, il y a péché dans la raison supérieure, mais s’il pèche par la seule délectation avec quelque délibération, on dit que le péché est dans la raison inférieure, parce que cette dernière s’occupe immédiatement de donner ordre aux réalités inférieures. Et ainsi, on dit que le péché est dans la raison supérieure ou inférieure en tant que le mouvement de l’appétitive est attribué à la raison. Mais si l’on considère l’acte propre de la raison, on dit qu’il y a péché dans la raison supérieure ou inférieure quand l’une ou l’autre se trompe dans sa propre confrontation.

 

Réponse aux objections :

 

1° Selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, de même que le sens ne se trompe jamais dans les sensibles propres, mais peut se tromper sur les sensibles communs et par accident, de même l’intelligence ne se trompe jamais sur son objet propre, à savoir la quiddité, sauf peut-être par accident ; ni sur les principes premiers, qui sont connus de nous aussitôt que les termes le sont ; mais elle se trompe en confrontant, et en appliquant les principes communs aux conclusions particulières, et ainsi, il arrive que la raison soit privée de sa rectitude et que le péché soit en elle.2° En soi, à la sagesse et à la science s’opposent directement la folie et l’igno­rance ; mais indirectement aussi tous les autres péchés, en quelque façon, c’est-à-dire en tant que le gouvernement de la sagesse et de la science, qui est requis dans le domaine de l’agir, est gâté par le péché, et c’est pourquoi l’on dit que tout homme méchant est ignorant.

 

 

3° Il est dit que le péché est dans la volonté, non comme en un sujet, mais comme dans une cause, car pour le péché il faut le volontaire ; or ce qui est causé par la volonté est aussi attribué à la raison, comme on l’a déjà expliqué.

 

 

4° Il est dit que le péché de l’homme est contre la raison, en tant qu’il est contre la raison droite, en laquelle le péché ne peut exister.

 

 

5° La raison supérieure se porte vers les raisons éternelles directement, comme vers ses objets propres, mais elle fait retour en quelque sorte de ces dernières aux réalités temporelles et caduques, en tant qu’elle juge de telles réalités temporelles par ces raisons éternelles ; et ainsi, lorsque son jugement est défectueux en quelque matière, ce péché est mis au compte de la raison supérieure.

 

6° Bien que la raison supérieure soit ordonnée à s’attacher aux réalités éternelles, cependant elle ne s’y attache pas toujours, et ainsi le péché peut exister en elle.

 

 

7° Socrate faisait un raisonnement semblable, lorsqu’il voulait montrer que celui qui sait ne vient jamais à pécher, car la science, étant plus forte, n’est pas vaincue par la passion. À quoi le Philosophe répond au septième livre de l’Éthique en distinguant science universelle et science particulière, et de même, science en habitus et science en acte, et il distingue à nouveau la science en habitus en posant que l’habitus peut être soit libre, soit lié, comme cela se produit chez les hommes ivres. Ainsi donc, il arrive que le détenteur d’une science universelle en acte n’ait dans le particulier, où l’œuvre se déploie, qu’une science en habitus lié par la concupiscence ou par une autre passion, si bien que le jugement de la raison sur l’opérable particulier ne peut pas être formellement déterminé par la science universelle. Ainsi advient-il à la raison de se tromper dans l’élection ; et c’est une telle erreur d’élection qui rend ignorant tout homme méchant, si grande que soit sa science dans l’universel. Et de cette façon aussi, la raison est amenée à pécher dans la mesure où elle est liée par la concupiscence.

 

Et videtur quod non.

 

Quia ut dicit philosophus in III de Anima [cap. 10 (433 a 26)], intellectus semper rectus est. Ratio autem est eadem potentia cum intellectu, ut supra habitum est. Ergo etiam ratio semper recta est, ergo in ea peccatum non est.

 

Praeterea, quidquid est susceptivum alicuius perfectionis, si sit susceptivum defectus, non poterit esse in eo nisi defectus oppositus illi perfectioni : quia contrariorum idem est susceptivum. Sed secundum Augustinum, XII de Trinit. [cap. 14], propria perfectio superioris rationis est sapientia, inferioris autem scientia. Ergo in eis aliud peccatum esse non potest nisi ignorantia et stultitia.

 

Praeterea, secundum Augustinum [cf. Retract. I, 15 et De duabus anim., cap. 10] omne peccatum in voluntate est. Sed ratio est alia potentia a voluntate. Ergo in ratione peccatum non est.

 

Praeterea, nihil est susceptivum sui contrarii ; quia contraria simul esse non possunt. Sed omne peccatum hominis est rationi contrarium, malum enim hominis est contra rationem esse, ut dicit Dionysius, IV cap. de Divinis Nomin. [§ 32]. Ergo peccatum in ratione esse non potest.

 

Praeterea, peccatum quod circa aliquam materiam committitur, non potest attribui illi potentiae quae ad illam materiam non se extendit. Sed ratio superior habet pro materia res aeternas, non autem delectabilia carnis. Ergo peccatum quod circa delectabilia carnis committitur, nullo modo superiori rationi attribui debet, cum tamen Augustinus [De Trin. XII, 12] dicat, quod consensus in actum rationi superiori attribuitur.

Praeterea, Augustinus [De Trin. XII, 7] dicit quod superior ratio est quae superiora contemplatur et inhaeret eis, per amorem scilicet ; sed ex hoc non contingit esse peccatum ; ergo in superiori ratione peccatum esse non potest.

 

Praeterea, fortius non vincitur ab infirmiori. Sed ratio est fortissimum eorum quae in nobis inveniuntur. Ergo non potest vinci vel per concupiscentiam vel per iram vel aliud huiusmodi ; et ita non potest in ea peccatum esse.

 

 

Sed contra. Eiusdem est mereri et demereri. Sed meritum in actu rationis consistit. Ergo et demeritum.

 

Praeterea, secundum philosophum [Ethic. V, 13 (1135 b 21)], contingit peccare non solum ex passione, sed etiam ex electione. Sed electio in actu rationis consistit, cum sequatur consilium, ut dicitur in III Ethic. [l. 9 (1113 a 2)]. Ergo in ratione contingit esse peccatum.

 

Praeterea, per rationem dirigimur et in speculabilibus et in operabilibus. Sed in speculativis contingit esse peccatum circa rationem, ut cum aliquis ratiocinando paralogizat. Ergo etiam in operativis contingit esse peccatum in ratione.

Responsio. Dicendum, quod secundum Augustinum in XII de Trinit. [cap. 12], peccatum quandoque est in superiori ratione, quandoque in inferiori. Ad cuius intellectum oportet duo praecognoscere : scilicet quis actus rationi attribui possit ; et iterum quis superiori, et quis inferiori.

 

 

Sciendum est igitur, quod sicut est duplex apprehensiva, scilicet inferior, quae est sensitiva, et superior, quae est intellectiva vel rationalis ; ita est etiam duplex appetitiva, scilicet inferior, quae vocatur sensualitas, quae dividitur per irascibilem et concupiscibilem ; et superior, quae nominatur voluntas. Huiusmodi autem appetitivae duae ad suas apprehensivas quantum ad aliquid similiter se habent, quantum ad aliquid autem diversimode. Similiter quidem quantum ad hoc, quod in neutro appetitu potest esse aliquis motus nisi praecedente aliqua apprehensione. Appetibile enim non movet appetitum vel superiorem vel inferiorem, nisi apprehensum vel ab intellectu vel phantasia et sensu ; ratione cuius non solum appetitus dicitur esse motivus, sed etiam intellectus et phantasia et sensus. Dissimiliter autem quantum ad hoc, quod in appetitu inferiori inest quaedam naturalis inclinatio, qua quodammodo naturaliter cogitur appetitus ut in appetibile tendat. Sed superior appetitus non determinatur ad alterum, quia superior appetitus liber est, non autem inferior. Et inde est quod motus inferioris appetitus non invenitur attribui potentiae apprehensivae, quia causa illius motus non est ex apprehensione, sed ex inclinatione appetitus ; sed motus appetitus superioris attribuitur suae apprehensivae, scilicet rationi, quia superioris appetitus inclinatio vel in hoc vel in illud ex iudicio rationis causatur. Et inde est quod vires motivas distinguimus per rationalem, irascibilem, et concupiscibilem, in parte superiori nominantes quod apprehensionis est, in inferiori vero quod appetitus. Sic igitur patet quod aliquis actus rationi attribuitur dupliciter. Uno modo quia est immediate eius, utpote ab ipsa ratione elicitus, sicut conferre de agendis vel scibilibus. Alio modo quia eius est mediante voluntate, quae per eius iudicium movetur.

 

Sicut autem motus appetitus qui consequitur iudicium rationis, rationi attribuitur ; ita motus appetitus consequentis deliberationem superioris rationis, attribuitur superiori rationi ; utpote cum aliquis deliberat de agendis, ex hoc quod aliquid est Deo acceptum, vel divina lege praeceptum, vel aliquo huiusmodi modo. Inferioris vero rationis erit quando motus appetitus consequitur iudicium inferioris rationis ut cum deliberatur de agendis per causas inferiores, utpote considerando turpitudinem actus, dignitatem rationis, offensam hominum, vel aliquid huiusmodi. Huiusmodi autem duae considerationes ordinatae sunt. Finis enim, secundum philosophum, VII Ethicorum [l. 8 (1151 a 16)], in operabilibus rationem principii tenet. In speculativis autem scientiis non perficitur iudicium rationis nisi quando conclusiones resolvuntur in prima principia. Unde nec in operabilibus perficietur nisi quando fiet reductio usque ad ultimum finem : tunc enim solummodo ratio ultimam sententiam de operando dabit ; et haec sententia est consensus in opus. Et inde est quod consensus in actum attribuitur rationi superiori, quae finem ultimum inspicit ; sed delectatio, vel delectationis complacentia, sive consensus, attribuitur ab Augustino [De Trin. XII, 12] rationi inferiori.

 

 

 

Quando igitur peccat aliquis consentiendo in actum malum, est peccatum in ratione superiori : quando vero per solam delectationem cum aliqua deliberatione, dicitur esse peccatum in inferiori ratione, propter hoc quod ipsa huiusmodi inferioribus disponendis immediate insistit. Sic autem dicitur esse peccatum in superiori ratione vel inferiori in quantum motus appetitivae, rationi attribuitur. Sed considerando actum proprium rationis, dicitur esse peccatum in superiori vel inferiori ratione, quando ratio superior vel inferior in propria collatione decipitur.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod secundum philosophum in III de Anima [l. 4 (427 b 11-12) et l. 6 (428 b 18)], sicut sensus in propriis sensibilibus nunquam decipitur, circa sensibilia autem communia et per accidens decipi potest ; ita intellectus circa proprium obiectum, scilicet quod quid est, nunquam decipitur, nisi forte per accidens ; nec circa prima principia, quae statim notis terminis cognoscuntur ; sed decipitur in conferendo et applicando principia communia ad particulares conclusiones ; et ita contingit rationem sua rectitudine privari, et in ea esse peccatum.

 

 

Ad secundum dicendum, quod sapientiae et scientiae secundum se opponuntur directe stultitia et ignorantia ; sed quodammodo indirecte etiam omnia alia peccata : in quantum scilicet regimen sapientiae et scientiae, quod in agendis requiritur, per peccatum depravatur, ratione cuius omnis malus dicitur esse ignorans.

 

Ad tertium dicendum, quod peccatum dicitur esse in voluntate non sicut in subiecto, sed sicut in causa, quia ad peccatum requiritur quod sit voluntarium ; illud autem quod a voluntate causatur, rationi etiam attribuitur, ratione supradicta.

 

Ad quartum dicendum, quod peccatum hominis dicitur esse contra rationem, in quantum est contra rationem rectam, in qua peccatum esse non potest.

 

Ad quintum dicendum, quod ratio superior fertur in rationes aeternas directe sicut in propria obiecta ; sed ab eis quodammodo reflectitur ad temporalia et caduca, prout ex illis rationibus aeternis de huiusmodi temporalibus iudicat ; et sic, cum eius iudicium pervertitur circa aliquam materiam, peccatum illud rationi superiori ascribitur.

 

Ad sextum dicendum quod quamvis ratio superior ad hoc sit ordinata ut aeternis inhaereat non tamen semper eis inhaeret ; et sic in ea potest esse peccatum.

 

Ad septimum dicendum, quod similem rationem Socrates faciebat, ostendere volens, quod nullum scientem contingit peccare, quia scientia, cum sit fortior, a passione non vincitur. Ad quod respondet philosophus, VII Ethic. [l. 3 (1146 b 31 sqq.)], distinguendo scientiam in universalem et particularem, et scientiam in habitu et in actu ; et in habitu scientiam distinguit per hoc quod habitus potest esse solutus vel ligatus, ut in ebriosis accidit. Contingit igitur aliquem habentem scientiam universalem in actu, in particulari, circa quod est opus, non habere scientiam nisi in habitu ligato per concupiscentiam, vel aliam passionem ; ut sic iudicium rationis in particulari operabili non possit informari secundum universalem scientiam. Et ita contingit errare rationem in electione ; et a tali errore electionis omnis malus est ignorans, quantumcumque habeat in universali scientiam. Et per hunc etiam modum ratio ad peccatum deducitur, in quantum per concupiscentiam ligatur.

 

 

 

 

 

 

Article 4 - LA DÉLECTATION MOROSE, QUI A LIEU DANS LA RAISON INFÉRIEURE PAR UN CONSENTEMENT À LA DÉLECTATION SANS CONSENTEMENT À L’ACTE, EST-ELLE UN PÉCHÉ MORTEL ?

(Quarto quaeritur utrum delectatio morosa per consensum in delectationem

in inferiori ratione existens, sine consensu in opus, sit peccatum mortale.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme dit saint Augustin dans l’Enchiridion, se frapper la poitrine et dire l’Oraison dominicale sont des remèdes indiqués contre le péché véniel. Or le consentement à la délectation sans consentement à l’acte est mis au nombre des péchés auxquels on porte remède en se frappant la poitrine et en récitant l’Oraison dominicale. En effet, saint Augustin dit au douzième livre sur la Trinité : « Évidemment, lorsque l’âme se complaît seulement en pensée aux choses défendues, décidée, il est vrai, à ne pas les commettre, mais aimant à retenir et à retourner des images qu’elle eût dû rejeter dès la première atteinte, il ne faut pas nier qu’il y ait péché ; ce péché toutefois est moindre que si l’on se décidait à le commettre en acte. Aussi doit-on demander pardon de telles pensées, se frapper la poitrine, dire : “Pardonnez-nous nos offenses”, etc. » Le susdit consentement à la délectation n’est donc pas un péché mortel.

 

 

2° Le consentement au péché véniel est véniel, tout comme le consentement au péché mortel est mortel ; or la délectation est un péché véniel. Le consentement à cette dernière sera donc, lui aussi, véniel.

 

3° Nous trouvons dans l’acte de fornication deux choses à causes desquelles il peut être jugé mauvais, à savoir : la véhémence de la délectation, qui absorbe la raison, et le préjudice qui s’ensuit de l’acte, c’est-à-dire l’incertitude de la filiation et les autres inconvénients de ce genre qui s’ensuivraient si l’union des sexes n’était pas réglée par la loi du mariage. Or on ne peut pas dire que la fornication soit un péché mortel en raison de la délectation, car cette véhémence de délectation se trouve dans l’acte conjugal, qui n’est pas un péché. Ce n’est donc un péché mortel qu’à cause du préjudice qui s’ensuit de l’acte ; celui qui consent à la délectation de la fornication et non à l’acte n’aborde donc pas la fornication du côté où elle est un péché mortel ; et ainsi, il ne semble pas pécher mortellement.

 

 

 

4° L’homicide n’est pas moins un péché que la fornication. Or celui qui pense à l’homi­cide, qui prend plaisir à cette pensée et consent à la délectation, ne pèche pas mortellement ; sinon tous ceux qui éprouvent du plaisir à entendre des histoires de guerre, s’ils consentaient à cette délectation, pécheraient mortellement, ce qui paraît improbable. Le consentement à la délectation de la fornication n’est donc pas non plus un péché mortel.

 

5° Puisque le péché véniel et le mortel sont à une distance quasi infinie l’un de l’autre – ce qui s’évalue en considérant la distance entre leurs peines respectives –, le péché véniel ne peut pas devenir mortel. Or la délectation qui réside seulement dans la pensée est vénielle avant le consentement. Lors donc que le consentement survient, elle ne peut pas devenir mortelle.

 

6° Le péché mortel consiste à se détourner de Dieu. Or se détourner de Dieu ne relève pas de la raison inférieure mais de la supérieure, de laquelle relève aussi la conversion : en effet, les opposés appartiennent au même sujet ; le péché mortel ne peut donc pas exister dans la raison inférieure, et ainsi, le consentement à la délectation, que saint Augustin impute à la raison inférieure, ne sera pas péché mortel.

 

 

7° Comme dit saint Augustin au second livre sur la Genèse contre les manichéens, « si notre convoitise est mue, c’est que, comme déjà pour la femme, il y aura eu persuasion. Parfois cependant, la raison réfrène et réprime virilement la convoitise, même quand elle a été excitée. Quand il en va ainsi, nous ne nous laissons pas aller à pécher ». Il semble en résulter que, dans le mariage spirituel qui nous est intérieur, si c’est la femme qui pèche et non l’homme, il n’y a pas de péché. Or, quand on consent à la délectation et non à l’acte, c’est la femme qui pèche et non l’homme, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Trinité. Le consentement à la délectation n’est donc pas un péché mortel.

 

8° Selon le Philosophe au dixième livre de l’Éthique, la délectation est bonne ou mauvaise conformément à l’opération qui la cause. Or l’acte extérieur de fornication, qui consiste en un mouvement corporel, est autre que l’acte intérieur, c’est-à-dire la pensée. La délectation qui s’ensuit de l’acte intérieur sera donc autre, elle aussi, que celle qui s’ensuit de l’acte extérieur. Or l’acte intérieur n’est pas un péché mortel par son genre comme l’était l’acte extérieur. La délectation intérieure n’est donc pas non plus du genre du péché mortel ; il semble donc que le consentement à une telle délectation ne soit pas un péché mortel.

 

 

9° Il semble que soit péché mortel cela seul qui est interdit par la loi divine, comme le montre la définition du péché donnée par saint Augustin : « Le péché est une action, une parole ou un désir contraire à la loi de Dieu. » Or le consentement à la délectation ne se trouve pas interdit par la loi divine. Ce n’est donc pas un péché mortel.

 

 

 

10° Il semble qu’on doive juger de la même façon le consentement interprétatif et le consentement exprès. Or le consentement interprétatif ne semble pas être un péché mortel, car le péché n’est transféré à une puissance que par l’acte de cette puissance ; or dans le consentement interprétatif ne se trouve pas un acte de la raison, qui est dite consentir, mais la seule négligence à réprimer les mouvements illicites. Le consentement interprétatif à la délectation n’est donc pas péché mortel ; et semblablement, le consentement exprès non plus.

 

 

11° Comme on l’a dit, un péché est mortel parce qu’il est contraire au précepte divin ; autrement Dieu ne serait pas méprisé lors de la transgression du précepte, et ainsi, l’esprit du pécheur ne se détournerait pas de Dieu. Or la raison inférieure ne s’occupe pas de la notion de précepte divin : en effet, c’est le rôle de la raison supérieure, qui consulte les raisons éternelles. Le péché mortel ne peut donc exister dans la raison inférieure, et ainsi, le consentement susdit n’est pas mortel.

 

 

12° Puisqu’il y a deux choses dans le péché, à savoir la conversion [au bien transitoire] et l’aversion [du bien immuable], l’aversion s’ensuit de la conversion ; car, par le fait même que l’on se tourne vers l’un des contraires, on se détourne de l’autre. Or celui qui consent à la délectation et non à l’acte ne se tourne pas pleinement vers le bien transitoire, car l’achèvement consiste dans l’acte. Il n’y a donc pas non plus complète aversion, ni donc péché mortel.

 

13° Comme il est dit dans la Glose au début du livre de Jérémie, « Dieu est plus enclin à faire miséricorde qu’à punir ». Or, si quel­qu’un se délectait dans la méditation des préceptes divins et consentait à une telle délectation sans avoir le propos d’accomplir en actes les préceptes divins, il ne mérite­rait pas de récompense. Il ne mérite donc pas de peine s’il consent à la délectation du péché, pourvu qu’il ne décide pas d’accom­plir effectivement le péché ; et dans ce cas, il ne semble pas pécher mortellement.

 

 

14° La partie inférieure de la raison est comparée à la femme. Or la femme n’est pas [au pouvoir] de sa propre volonté, car « elle n’a pas pouvoir sur son corps », comme dit l’Apôtre. La partie inférieure de la raison n’est donc pas non plus [au pouvoir] de sa propre volonté, et ainsi, elle ne peut pas pécher.

 

En sens contraire :

 

1) Nul n’est damné si ce n’est pour un péché mortel. Or l’homme sera damné pour un consentement à la délectation ; c’est pourquoi saint Augustin dit au douzième livre sur la Trinité : « L’homme sera condamné tout entier, à moins que ces péchés de simple pensée, qu’il ne veut pas commettre en acte mais auxquels il veut prendre plaisir intérieurement, ne soient remis par la grâce du Médiateur. » Le consentement à la délectation est donc un péché mortel.

 

2) La délectation qui accompagne une action et l’action elle-même se ramènent au même genre de péché, tout comme l’œuvre vertueuse et la délectation qui l’accompagne se ramènent à la même vertu ; en effet, il appartient à l’homme juste et de faire des actions justes, et de prendre plaisir aux œuvres justes, comme on le voit clairement au premier livre de l’Éthique. Or l’acte même de fornication est dans le genre du péché mortel ; donc la délectation à la pensée de la fornication aussi, et par conséquent le consentement à cette délectation sera un péché mortel.

 

 

3) Si le péché ne pouvait pas exister dans la raison inférieure, alors les païens, qui ne délibéraient de leurs actions que selon les raisons inférieures, n’auraient pas péché mortellement en forniquant ou en commettant un acte de ce genre, ce qui est manifestement faux. Le péché mortel peut donc exister dans la raison inférieure.

 

Réponse :

 

Se demander si la délectation morose est un péché mortel ou si le consentement à la délectation en est un, c’est une seule et même question. En effet, si la délectation est dite morose en raison du retard (mora) de temps, il n’y a pas à se demander si elle est un péché mortel ; car il est certain que la longueur du temps ne peut donner à l’acte la raison formelle de péché mortel, si rien d’autre n’intervient, puisque la durée n’est pas une circonstance infiniment aggravante. Mais ce que l’on peut se demander, c’est si la délectation rendue morose par le consentement de la raison qui survient, est un péché mortel. Sur ce point, quelques-uns ont émis diverses opinions.

 

 

Certains ont prétendu que ce n’est pas un péché mortel, mais véniel. Mais cette opinion semble s’opposer aux paroles de saint Augustin, qui menace de damnation l’homme qui aurait eu un tel consentement, comme ce qu’on a cité de lui le fait voir clairement. De plus, le sentiment quasi commun des modernes contredit cette opinion. En outre, elle semble mettre en péril le salut des âmes, puisque le consentement à une telle délectation peut très vite faire tomber l’homme dans le péché.

 

C’est pourquoi il semble qu’il faille plutôt assentir à l’autre opinion, qui affirme qu’un tel consentement est un péché mortel ; et la vérité de cette opinion peut se prendre de la considération suivante. Il faut savoir en effet que, de même que l’acte extérieur de fornication s’accompagne d’une délectation sensible, de même l’acte de pensée s’accom­pagne d’une certaine délectation intérieure. Or deux délectations s’ensuivent de la pensée : l’une du côté de la pensée elle-même, et l’autre du côté de l’objet même qui est pensé. En effet, penser nous délecte par-

fois à cause de la pensée elle-même, par laquelle nous acquérons une certaine connaissance actu­elle de certaines choses, quoique ces choses nous déplaisent : c’est ainsi qu’un homme juste pense aux péchés, en débattant et argumentant à leur propos, et qu’il prend plaisir à la vérité de cette pensée. Mais lorsque c’est la réalité pensée qui meut la volonté et l’attire, alors la délectation s’ensuit à cause des choses pensées elles-mêmes. Et certes, pour certains actes, ces deux modes de pensée diffèrent manifestement et se distinguent clairement ; mais leur distinction est plus cachée lorsque les pensées portent sur les péchés de la chair, car la corruption du concupiscible fait que la pensée de tels objets de concupiscence est aussitôt suivie d’un mouvement dans le concupiscible, mouvement causé par les objets eux-mêmes.

 

Ainsi donc, la délectation qui s’ensuit de la pensée du côté de la pensée elle-même se ramène à un tout autre genre que la délectation de l’acte extérieur. Par conséquent une telle délectation consécutive à la pensée de quelques vilenies que ce soit, ou bien n’est nullement un péché, mais une délectation louable, quand on se délecte dans la connaissance du vrai, ou bien, s’il y a là quelque penchant immodéré, il sera contenu sous le péché de curiosité.

 

Mais la délectation qui suit la pensée du côté de la réalité pensée rentre dans le même genre que la délectation acccompagnant l’acte extérieur. En effet, comme il est dit au onzième livre de la Métaphysique, c’est dans l’acte que la délectation réside par soi, mais à cause de l’acte que l’espoir [Métaph. : les espèces] et le souvenir sont délectables. Il est donc établi que c’est le même désordre qui rend désordonnée en son genre une telle délectation et qui rend désordonnée la délectation extérieure. Donc, supposé que la délectation extérieure soit celle d’un péché mortel, alors la délectation intérieure considérée en soi et dans l’absolu est du genre du péché mortel. Or, chaque fois que la raison, par l’approbation, se soumet au péché mortel, il y a péché mortel ; en effet, la rectitude de la justice est exclue de la raison lorsque cette dernière se soumet à l’injustice par son approbation. C’est au moment où elle consent à cette délectation perverse qu’elle s’y soumet : telle est la première soumission par laquelle la raison s’assujettit à cette délectation ; et il résulte parfois de cet assujettissement que, pour obtenir plus parfaitement cette délectation, elle élit l’acte désordonné lui-même. Et plus elle tend à de nombreux désordres pour obtenir la délectation, plus elle avance dans le péché. Cependant la racine première de tout ce processus sera le consentement par lequel elle a accepté la délectation ; c’est donc là que commence le péché mortel.

 

C’est pourquoi nous accordons sans réserve que le consentement à la délectation de la fornication ou d’un autre péché mortel est un péché mortel. D’où il résulte aussi que tout ce que l’homme fait par suite du consentement à une telle délectation, afin de nourrir et de conserver ce genre de délectation, tels les attouchements indécents, les baisers sensuels, etc., tout cela est péché mortel.

 

Réponse aux objections :

 

1° Comme dit saint Augustin dans l’Enchiri­dion, l’Oraison dominicale et les autres pratiques de ce genre ne valent pas seulement pour effacer les péchés véniels, mais aussi pour la rémission des péchés mortels, quoiqu’ils ne suffisent pas aussi bien à effacer les mortels que les véniels.

 

 

2° La délectation qui accompagne la pensée de fornication du côté de l’objet pensé est mortelle quant à son genre, mais par accident elle est seulement péché véniel, c’est-à-dire en tant qu’elle devance le consentement délibéré, en lequel s’accomplit la notion de péché mortel ; car sans ce consentement, le corps fût-il souillé par violence, il n’y aurait pas péché mortel ; en effet, comme dit sainte Lucie, le corps ne peut pas être souillé de la souillure du péché sans le consentement de l’esprit. Voilà pourquoi, lorsque le consentement survient, l’accident susdit est ôté et le péché devient mortel, comme ce serait aussi le cas pour la victime d’un viol, si elle consentait.

3° Tout le désordre de la fornication, d’où qu’il vienne, rejaillit sur la délectation causée par elle ; c’est pourquoi celui qui approuve une délectation de ce genre pèche mortellement.

 

 

4° Si quelqu’un prenait plaisir à la pensée de l’homicide à cause de la réalité pensée elle-même, cela ne serait dû qu’à une disposition affective qu’il aurait pour l’homi­cide, et ainsi, il pécherait mortellement ; mais si quelqu’un prenait plaisir à une telle pensée à cause de la connaissance des choses auxquelles il pense, ou pour quelque autre raison de ce genre, le péché ne sera pas toujours mortel, mais se ramènera à quelque autre genre de péché que l’homi­cide, à savoir la curiosité ou quelque chose comme cela.

 

5° La délectation qui a été vénielle ne sera jamais mortelle si elle reste numériquement identique ; mais l’acte de consentement qui survient sera péché mortel.

 

 

6° Bien que seule la raison supérieure se tourne par elle-même vers Dieu, cependant la raison inférieure est rendue participante de cette conversion en quelque façon, en tant qu’elle est réglée par la raison supérieure, tout comme on dit que l’irascible et le concupiscible participent de la raison en quelque façon, en tant qu’ils lui obéissent. Et ainsi, l’aversion qui fait le péché mortel peut relever de la raison inférieure.

 

 

7° Saint Augustin, au livre sur la Genèse contre les manichéens, n’interprète pas ces trois choses comme au livre sur la Trinité. En effet, au douzième livre sur la Trinité, il associe le serpent à la sensualité, la femme à la raison inférieure, l’homme à la raison supérieure ; mais au livre sur la Genèse contre les manichéens, il associe le serpent au sens, la femme à la concupiscence ou

à la sensualité, l’homme à la raison. Il

est donc clair que l’argument n’est pas concluant.

 

8° L’acte intérieur, c’est-à-dire la pensée, procure une délectation – celle qui s’ensuit de la pensée par elle-même – d’un mode autre que la délectation de l’acte extérieur, mais la délectation qui accompagne la pensée du côté de l’acte pensé se ramène au même genre, car nul ne prend plaisir à une chose s’il n’y est favorablement disposé et ne l’appréhende comme convenable. Par conséquent, celui qui consent à la délectation intérieure approuve aussi la délectation extérieure et veut en jouir, au moins en y pensant.

 

 

9° Le consentement à la délectation est interdit par le précepte : « Tu ne convoiteras pas, etc. », car ce n’est pas sans raison que des préceptes différents sont donnés dans la loi pour l’acte extérieur et la concupiscence intérieure. Cependant, le consentement à la délectation ne serait-il interdit par aucun précepte spécial, du fait même que la fornication est interdite, toutes les conséquences qui se rattachent au même acte le sont également.

 

10° Avant qu’elle n’évalue la délectation ou le préjudice qui en résulte, la raison n’est pas dans le cas du consentement interprétatif, même si elle ne résiste pas ; mais dès lors qu’elle fait porter son évaluation sur la délectation qui s’élève et le préjudice qui s’ensuit – par exemple lorsque l’homme perçoit qu’une telle délectation l’incline totalement vers le péché et qu’il s’y précipite –, si elle ne résiste pas expressément, elle semble consentir. Et le péché est alors transféré à la raison par l’acte de la raison, car agir et ne pas agir, quand on doit agir, se ramènent au genre de l’acte, dans la mesure où le péché d’omission se ramène au péché d’action.

 

 

11° La force du précepte divin parvient jusqu’à la raison inférieure, en tant qu’elle a part au gouvernement de la raison supérieure, comme on l’a déjà dit.

 

 

 

12° La conversion par laquelle, après délibération, on se tourne vers une chose dans le genre du mal, suffit pour la notion de péché mortel ; quoique après cet accomplissement puisse s’ajouter un autre accomplissement.

 

 

13° Comme dit Denys, « le bien procède d’une cause unique, totale et parfaite, au lieu que le mal résulte de défauts particuliers » ; et ainsi, une chose exige plus de conditions pour être un bien méritoire que pour être un mal déméritoire, quoique Dieu soit plus enclin à récompenser les bonnes actions qu’à punir les mauvaises. Par conséquent, le consentement à la délectation sans consentement à l’acte ne suffit pas pour mériter, mais il suffit dans le mal pour démériter.

 

 

 

14° La femme, de droit, ne doit rien vouloir contre ce que l’homme ordonne comme il le doit ; de fait, pourtant, elle peut vouloir et veut parfois le contraire ; et il en est de même de la raison inférieure.

 

 

Nous accordons les arguments en sens contraire, quoique le dernier conclue faussement. En effet, il raisonne comme si le païen ne pouvait pas pécher selon la raison supérieure, ce qui est faux. Il n’est personne, en effet, qui n’estime qu’il y a quelque chose en quoi consiste la fin de la vie humaine ; et lorsque, partant de là, il tient une délibération, elle relève de la raison supérieure.

 

Et videtur quod non.

 

Ut enim dicit Augustinus in Enchi-

ridion [cap. 71], tunsio pectoris et

oratio dominica sunt remedia contra veniale deputata. Sed consensus in delectationem sine consensu in opus, inter illa peccata computatur quibus remedium adhibetur per pectoris contunsionem et orationem dominicam ; dicit enim Augustinus in XII de Trinitate [cap. 12] : nec sane cum sola cogitatione mens oblectatur illicitis, non quidem decernens esse facienda, tenens tamen et volvens libenter quae statim ut attigerunt animum, respui debuerunt ; negandum est esse peccatum ; sed longe minus quam si opere statuatur implendum : et ideo de talibus quoque cogitationibus venia petenda est, pectusque percutiendum, et dicendum : dimitte nobis debita nostra, et cetera. Ergo consensus in delectationem praedictus non est peccatum mortale.

 

Praeterea, consensus in veniale peccatum venialis est, sicut et consensus in mortale mortalis ; sed delectatio peccatum veniale est. Ergo et consensus in eam venialis erit.

 

Praeterea, in actu fornicationis duo invenimus propter quae malus iudicari potest : scilicet vehementiam delectationis, quae absorbet rationem ; et nocumentum ex actu proveniens, scilicet incertitudo prolis, et alia huiusmodi quae consequerentur, nisi concubitus matrimonii lege ordinaretur. Non autem potest dici quod fornicatio sit peccatum mortale ratione delectationis, quia illa delectationis vehementia invenitur in actu matrimonii, qui non est peccatum. Ergo non est peccatum mortale nisi propter nocumentum quod ex actu provenit ; ergo ille qui consentit in delectationem fornicationis et non in actum, non appropinquat fornicationi ex parte illa qua est peccatum mortale ; et ita non videtur peccare mortaliter.

 

Praeterea, non minus peccatum est homicidium quam fornicatio. Sed qui cogitat de homicidio, et delectatur, et consentit in delectationem, non peccat mortaliter ; alias omnes qui delectantur in historiis bellorum audiendis, et in hanc delectationem consentirent, mortaliter peccarent, quod non videtur probabile. Ergo nec consensus in delectationem fornicationis est peccatum mortale.

 

Praeterea, cum veniale et mortale quasi in infinitum distent, quod ex distantia poenae perpenditur, veniale non potest fieri mortale. Sed delectatio quae in sola cogitatione consistit, ante consensum est venialis. Ergo consensu adveniente non potest fieri mortalis.

 

 

Praeterea, ratio peccati mortalis in aversione a Deo consistit. Averti autem a Deo non est inferioris rationis, sed superioris, cuius est etiam converti : opposita enim eiusdem sunt ; ergo peccatum mortale in inferiori ratione esse non potest, et ita consensus in delectationem, qui ab Augustino [De Trin. XII, 12] inferiori rationi adscribitur, non erit peccatum mortale.

 

Praeterea, ut Augustinus in libro I contra Manichaeos [II, 14] dicit, si cupiditas nostra mota fuerit, quasi iam mulieri persuasum erit ; sed aliquando ratio viriliter etiam commotam cupiditatem refrenat atque compescit, quod cum fit, non labimur in peccatum. Ex quo videtur accipi, quod in spirituali coniugio nobis intimo si mulier peccat, et non vir, non est peccatum. Sed quando consentitur in delectationem et non in actum, mulier peccat, et non vir, ut Augustinus dicit in XII de Trinit. [cap. 12]. Ergo consensus in delectationem non est peccatum mortale.

 

 

Praeterea, secundum philosophum in X Ethic. [l. 8 (1175 b 24)], delectatio in bonitate et malitia consequitur operationem ex qua causatur. Sed actus exterior fornicationis, qui consistit in motu corporali, alius est ab interiori, scilicet cogitatione. Ergo et delectatio quae consequitur interiorem actum, alia erit ab illa quae consequitur exteriorem. Actus autem interior ex genere suo non est peccatum mortale, sicut erat exterior. Ergo nec delectatio interior est de genere peccati mortalis ; ergo videtur quod consensus in talem delectationem non sit peccatum mortale.

 

Praeterea, illud solum videtur esse peccatum mortale quod lege divina prohibetur, ut patet per definitionem peccati ab Augustino [Cont. Faust. XXII, 27] datam, quod peccatum est dictum vel factum vel concupitum contra legem Dei. Sed non invenitur lege divina prohibitus consensus in delectationem. Ergo non est peccatum mortale.

 

Praeterea, idem iudicium videtur esse de consensu interpretativo et de consensu expresso. Sed consensus interpretativus non videtur esse peccatum mortale, quia peccatum non transfertur in aliquam potentiam nisi per actum illius potentiae ; in interpretativo autem consensu non invenitur aliquis actus rationis, quae dicitur consentire, sed sola negligentia reprimendi illicitos motus. Ergo consensus interpretativus in delectationem non est peccatum mortale ; et similiter nec consensus expressus.

 

Praeterea, ex hoc est aliquod peccatum mortale, ut dictum est [argum. 6], quod est contra praeceptum divinum ; alias non contemneretur Deus in transgressione praecepti, et sic peccantis animus non averteretur a Deo. Sed ratio inferior non advertit rationem praecepti divini ; hoc enim est officium superioris rationis, quae aeternas rationes consulit. Ergo in inferiori ratione peccatum mortale esse non potest, et sic consensus praedictus non est mortalis.

 

Praeterea, cum in peccato sint duo : conversio et aversio ; ad conversionem aversio sequitur. Hoc enim ipso quod aliquis ad unum contrarium convertitur, ab uno avertitur. Sed ille qui consentit in delectationem et non in actum, non plene convertitur ad bonum commutabile, quia complementum in actu consistit. Ergo nec est ibi completa aversio, et ita nec est ibi mortale peccatum.

 

Praeterea, ut dicitur in Glossa [ordin., PG 13, 255 A], in Princ. Hierem., Deus pronior est ad miserendum quam ad puniendum. Sed si aliquis in meditatione divinorum praeceptorum delectaretur, et in talem delectationem consentiret, dummodo non proponeret opere implere divina praecepta, non mereretur praemium. Ergo nec poenam meretur, si in delectationem peccati consentiat, dummodo non statuat opere implere ; et ita non videtur mortaliter peccare.

 

Praeterea, inferior pars rationis mulieri comparatur. Sed mulier non est suae voluntatis, quia non habet potestatem sui corporis, ut apostolus dicit [I Cor. VII, 4]. Ergo nec inferior pars rationis suae voluntatis est, et ita non potest peccare.

Sed contra. Nullus damnatur nisi pro peccato mortali. Sed homo damnabitur pro consensu in delectationem : unde dicit Augustinus, XII de Trinitate [cap. 12] : totus homo damnabitur, nisi haec quae sine voluntate operandi, sed tamen cum voluntate animum talibus oblectandi, solius cogitationis sentiuntur esse peccata, per mediatoris gratiam remittantur. Ergo consensus in delectationem est peccatum mortale.

 

Praeterea, delectatio operationis alicuius et ipsa operatio ad idem genus peccati reducuntur, sicut et operatio virtutis et delectatio in ea ad eamdem virtutem ; iusti enim est et operari iusta, et delectari de iustis operibus, ut patet in I Ethicorum [l. 13 (1099 a 10)]. Sed ipse actus fornicationis est in genere peccati mortalis. Ergo et etiam delectatio in cogitatione de fornicatione, et sic consensus in delectationem erit peccatum mortale.

Praeterea, si in ratione inferiori peccatum mortale esse non posset, gentiles, qui non deliberabant de actibus nisi secundum inferiores rationes, mortaliter non peccassent fornicando, vel aliquid huiusmodi faciendo ; quod patet esse falsum. Ergo in inferiori ratione potest esse mortale peccatum.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod eadem quaestio est qua quaeritur de delectatione morosa utrum sit peccatum mortale, et qua quaeritur de consensu in delectationem. Dubitatio enim de delectatione morosa esse non potest an sit peccatum mortale, si dicatur esse morosa a mora temporis. Certum est enim quod prolixitas temporis non potest dare actui rationem peccati mortalis, nisi aliquid aliud interveniat ; cum non sit circumstantia in infinitum aggravans. Sed hoc videtur dubitabile, utrum delectatio quae dicitur morosa ex consensu rationis superveniente, mortale peccatum sit. Circa quod diversimode aliqui opinati sunt.

Quidam enim dixerunt quod non est peccatum mortale, sed veniale. Quae quidem opinio dictis Augustini adversari videtur, qui ex tali consensu damnationem homini comminatur, ut patet ex verbis eius inductis. Contradicit etiam isti opinioni fere communis modernorum opinio ; et videtur etiam in periculum vergere animarum, cum ex consensu in talem delectationem homo promptissime in peccatum incidere possit.

 

Unde alteri opinioni magis videtur assentiendum, quae ponit talem consensum esse peccatum mortale ; cuius opinionis veritas hinc accipi potest. Sciendum namque est, quod sicut ad exteriorem fornicationis actum sequitur sua delectatio sensibilis, ita etiam ad actum cogitationis sequitur quaedam interior delectatio. Sed ad cogitationem duplex delectatio sequitur : una quidem ex parte ipsius cogitationis ; alia vero ex parte ipsius cogitati. Delectamur enim quandoque in cogitando propter ipsam cogitationem, ex qua nobis acquiritur quaedam cognitio in actu aliquorum, quamvis illa nobis displiceant ; sicut aliquis iustus cogitat de peccatis, de eis disputando vel conferendo, et in veritate huius cogitationis delectatur. Sed tunc propter ipsa cogitata delectatio sequitur, quando ipsa res cogitata affectum movet et allicit. Et hae quidem duae cogitationes in quibusdam actibus manifeste differunt, et aperte distinguuntur. Sed earum distinctio in cogitationibus de peccatis carnis magis latet, eo quod propter corruptionem concupiscibilis, ad cogitationem talium concupiscibilium statim sequitur motus in concupiscibili ex ipsis concupiscibilibus causatus.

 

Delectatio igitur illa quae cogitationem sequitur ex parte ipsius cogitationis, omnino ad aliud genus reducitur quam delectatio exterioris actus. Unde talis delectatio qualiumcumque malorum cogitationem sequatur vel penitus non est peccatum, sed laudabilis delectatio, cum quis delectatur in cognitione veri ; vel si sit ibi aliqua immoderantia, continebitur sub peccato curiositatis.

 

Sed illa delectatio quae sequitur cogitationem ex parte rei cogitatae, in idem genus coincidit cum delectatione exterioris actus. Ut enim dicitur in XI Metaph. [Metaph. XII, l. 8 (1072 b 16)], delectatio per se in actu consistit ; sed spes [Metaph. : species] et memoria propter actum delectabilia sunt. Unde constat quod talis delectatio secundum genus suum inordinata est eadem inordinatione qua est inordinata delectatio exterior. Dato igitur quod delectatio exterior sit peccati mortalis, tunc etiam interior delectatio in se et absolute considerata de genere peccati mortalis est. Quandocumque autem ratio se subiicit peccato mortali per approbationem tunc est peccatum mortale : excluditur enim a ratione rectitudo iustitiae, cum ipsa subiicitur iniquitati per approbationem. Tunc autem se subiicit huic delectationi perversae quando in eam consentit. Et haec est prima sub­iectio qua ei se subiicit ; et ex hac subiectione consequitur quandoque ut ipsum actum inordinatum eligat propter hanc delectationem perfectius consequendam. Et quanto in plures inordinationes tendit, ad hoc quod delectationem consequatur, tanto magis in peccato progreditur. Totius tamen istius progressus prima radix erit ille consensus quo delectationem acceptavit ; unde ibi peccatum mortale inchoatur.

Unde simpliciter concedimus, consen­sum in delectationem fornicationis vel alterius mortalis esse peccatum mortale. Ex quo etiam sequitur quod quidquid homo agit ex consensu talis delectationis, ad hoc ut huiusmodi delectationem nutriat et teneat, sicut sunt turpes tactus vel libidinosa oscula vel aliquid huiusmodi, totum est peccatum mortale.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod, sicut Augustinus in Ench. dicit, oratio dominica et alia huiusmodi non solum ad delenda venialia peccata valent, sed etiam ad remissionem mortalium, quamvis non ita ad deletionem mortalium sicut sufficiunt ad deletionem venialium.

 

Ad secundum dicendum, quod delectatio illa quae consequitur cogitationem de fornicatione ex parte cogitati, est mortalis secundum suum genus ; sed per accidens tantum est veniale peccatum, in quantum scilicet praevenit consensum deliberatum, in quo perficitur ratio peccati mortalis ; sine quo etiamsi corpus inquinaretur per violentiam, non esset peccatum mortale : quia non potest inquinari corpus inquinatione peccati sine consensu mentis, ut dicit Lucia [cf. Mombritius, Sanctuarium]. Et ideo quando consensus advenit, removetur praedictum accidens, et fit peccatum mortale, sicut etiam accideret in ea quae per violentiam corrumperetur, si consentiret.

 

Ad tertium dicendum, quod tota inordinatio fornicationis, undecumque contingat, redundat in delectationem quae ex ipsa causatur ; unde qui huius generis delectationem approbat, mortaliter peccat.

 

Ad quartum dicendum, quod si aliquis delectaretur in cogitatione homicidii propter ipsam rem cogitatam, hoc non esset nisi propter affectionem quam haberet ad homicidium, et ita peccaret mortaliter, sed si aliquis delectaretur in cogitatione tali propter notitiam eorum de quibus cogitat, vel propter aliquid aliud huiusmodi, non erit peccatum mortale semper, sed reducetur ad aliquod aliud genus peccati quam homicidium, scilicet ad curiositatem, vel aliquid huiusmodi.

 

Ad quintum dicendum, quod illa delectatio quae fuit venialis, nunquam eadem numero erit mortalis ; sed actus consensus superveniens peccatum mortale erit.

 

Ad sextum dicendum, quod quamvis ratio superior sola per se convertatur ad Deum, tamen huius conversionis aliqualiter fit particeps inferior ratio, secundum quod a superiori regulatur ; sicut et irascibilis et concupiscibilis dicuntur participare aliqualiter ratione, in quantum rationi obediunt. Et ita etiam aversio peccati mortalis potest pertinere ad rationem inferiorem.

 

Ad septimum dicendum, quod Augustinus in libro contra Manichaeum non eodem modo exponit illa tria, sicut in libro de Trinit. In XII de Trinitate enim serpentem attribuit sensualitati, mulierem inferiori rationi, virum superiori ; sed in libro contra Manichaeum, serpentem sensui, mulierem concupiscentiae sive sensualitati, virum rationi. Unde patet quod ratio non sequitur.

 

 

Ad octavum dicendum, quod actus interior, scilicet cogitatio, habet alterius modi delectationem a delectatione actus exterioris quae consequitur cogitationem per seipsam. Sed delectatio quae consequitur cogitationem ex parte actus cogitati, reducitur in idem genus ; quia nullus delectatur in aliquo, nisi afficiatur ad illud, et apprehendat illud ut conveniens. Unde qui consentit in delectationem interiorem approbat etiam exteriorem delectationem, et vult ea frui, saltem cogitando de ea.

 

Ad nonum dicendum, quod consensus in delectationem prohibetur praecepto illo : Non concupisces, etc. ; non enim sine causa de actu exteriori et de interiori concupiscentia diversa praecepta dantur in lege. Nihilominus tamen si in nullo praecepto speciali prohiberetur, ex hoc ipso quod fornicatio prohibetur, prohibentur et omnia consequentia quae ad idem pertinent.

 

Ad decimum dicendum, quod antequam ratio delectationem perpendat vel nocumentum ipsius, non habet interpretativum consensum, etiamsi non resistat ; sed quando iam perpendit ratio de delectatione insurgente, et de nocumento consequente ; utpote cum percipit homo se totaliter per huiusmodi delectationem in peccatum inclinari, et in praeceps ruere, nisi expresse resistat, videtur consen­tire. Et tunc peccatum ad rationem transfertur per actum eius : quia agere et non agere, cum quis agere debet, ad genus actus reducuntur, secundum quod peccatum omissionis ad peccatum actus reducitur.

 

Ad undecimum dicendum, quod vis praecepti divini pervenit usque ad rationem inferiorem, in quantum participat regimen superioris rationis, ut prius dictum est.

 

 

Ad duodecimum dicendum, quod conversio qua quis post deliberationem ad aliquid de genere mali convertitur, sufficit ad rationem peccati mortalis ; quamvis post hanc completionem aliqua alia completio addi possit.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod, sicut dicit Dionysius [De div. nom., cap. 4, § 30], bonum causatur ex una tota et perfecta causa, sed malum ex singularibus defectibus ; et ita plura requiruntur ad hoc quod aliquid sit bonum meritorium, quam ad hoc quod sit malum demeritorium ; quamvis Deus sit pronior ad remunerandum bona quam ad puniendum mala. Unde consensus delectationis sine consensu operis non sufficit ad merendum, sufficit autem in malis ad demerendum.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod mulier de iure non debet velle contra viri debitam ordinationem ; sed tamen de facto quandoque potest contrarium velle, et vult : et ita etiam est de inferiori ratione.

 

Rationes in contrarium concedimus, quamvis ultima falso concludat. Procedit enim ac si gentilis secundum superiorem rationem peccare non posset, quod falsum est. Nullus est enim qui non aestimet in aliquo esse finem humanae vitae ; et cum ex illo deliberationem accipit, ad rationem superiorem pertinet.

 

 

 

 

 

 

Article 5 - LE PÉCHÉ VÉNIEL PEUT-IL EXISTER DANS LA RAISON SUPÉRIEURE ?

(Quinto quaeritur utrum in ratione superiori possit esse peccatum veniale.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Il appartient à la raison supérieure de s’attacher aux raisons éternelles. Le péché ne peut donc exister en elle qu’en tant qu’elle s’écarte des raisons éternelles. Or s’écarter des raisons éternelles est un péché mortel. Donc, dans la raison supérieure, le péché ne peut qu’être mortel.

 

 

2° Le péché véniel devient mortel par le mépris. Or, délibérer qu’une chose est mauvaise et doit être punie par Dieu, et consen­tir pourtant à la commettre, cela ne semble pas être exempt de mépris. Il semble donc que, chaque fois qu’après délibération de la raison supérieure on consent à un acte de péché, même véniel, il y ait péché mortel.

 

 

 

3° Il existe dans l’âme une chose en laquelle il ne peut y avoir de péché que véniel, à savoir la sensualité, et autre chose où peuvent se trouver et le véniel et le mortel, ainsi la raison inférieure ; il semble donc qu’il existe aussi dans l’âme une chose en laquelle il n’y ait que le péché mortel. Or ce n’est pas la syndérèse, car il n’y a en elle aucun péché. Cela convient donc à la raison supérieure.

 

4° Dans l’ange et en l’homme dans l’état d’innocence, le péché véniel ne pouvait pas exister, puisque le péché véniel naît de la corruption de la chair, qui n’existait pas alors. Or la raison supérieure est éloignée de la corruption de la chair. Le péché véniel ne peut donc pas exister en elle.

 

En sens contraire :

 

1) Le consentement à l’acte du péché n’est pas plus grave que l’acte même du péché. Or le consentement à l’acte du péché véniel relève de la raison supérieure. Donc le péché véniel aussi.

 

2) Un soudain mouvement contre la foi est un péché véniel ; et il n’a lieu que dans la raison supérieure. Le péché véniel y existe donc.

 

Réponse :

 

Dans la partie supérieure de la raison peuvent exister le péché véniel et le mortel ; cependant il est une matière en laquelle il ne peut y avoir dans la raison supérieure que le péché mortel ; et en voici la preuve.

 

La raison supérieure a un acte qui concerne directement une certaine matière, à savoir les raisons éternelles, et indirectement une autre matière, à savoir les réalités temporelles, dont elle juge selon les raisons éternelles.

 

Touchant sa matière propre, c’est-à-dire les raisons éternelles, elle a deux actes, le soudain et le délibéré. Or, puisque le péché mortel n’est accompli qu’après un acte de délibération, il pourra y avoir dans la raison supérieure un péché véniel quand le mouvement est soudain, et mortel quand le mouvement est délibéré, comme on le voit bien dans le cas du péché contre la foi.

 

Mais concernant la matière des réalités temporelles, elle n’a qu’un acte délibéré, car elle ne se porte vers ces choses qu’en leur confrontant les raisons éternelles. Donc, quant à une telle matière, si elle est dans le genre du péché mortel, l’acte de la raison supérieure sera toujours un péché mortel, mais si elle est dans le genre du péché véniel, il sera véniel, comme cela est clair dans le cas de celui qui consent à une parole oiseuse.

 

Réponse aux objections :

 

1° La raison supérieure pèche en tant qu’elle s’écarte des raisons éternelles, pas seulement lorsqu’elle agit contre elles, mais aussi lorsqu’elle agit en dehors d’elles, ce qui est péché véniel.

 

 

2° Ce n’est pas n’importe quel mépris qui fait le péché mortel, mais le mépris de Dieu ; c’est en effet par lui seul que l’homme se détourne de Dieu. Or, quand on consent à un péché véniel, si longuement délibéré soit-il, on ne méprise pas Dieu, excepté le cas où l’on estimerait que ce péché est contraire à un précepte divin. L’argument n’est donc pas concluant.

 

 

3° Que seul le péché véniel puisse exister dans la sensualité, est dû à l’imperfection de cette dernière. La raison, elle, est une puissance parfaite, et c’est pourquoi le péché peut exister en elle selon toutes les différences du péché : en effet, son acte peut être complet en n’importe quel genre. Par conséquent, s’il est dans le genre du péché véniel, il y aura péché véniel ; s’il est dans le genre du péché mortel, il y aura péché mortel.

 

4° Bien que la raison supérieure ne soit pas immédiatement unie à la chair, cependant la corruption de la chair parvient jusqu’à elle, dans la mesure où les puissances supérieures reçoivent des inférieures.

 

Et videtur quod non.

 

Superioris enim rationis est inhaerere rationibus aeternis. Ergo et peccatum in ea esse non potest nisi per hoc quod deflectitur ab aeternis rationibus. Sed deflecti a rationibus aeternis est peccatum mortale. Ergo in superiori ratione non potest esse peccatum nisi mortale.

 

Praeterea, peccatum veniale, per contemptum fit mortale. Sed non videtur esse sine contemptu quod aliquis deliberet aliquid esse malum et a Deo puniendum, et tamen illud committere consentiat. Ergo videtur quod quandocumque post deliberationem superioris rationis in actum consentitur etiam peccati venialis sit mortale peccatum.

 

Praeterea, est aliquid in anima in quo non potest esse peccatum nisi veniale, scilicet sensualitas ; aliquid vero in quo potest esse et veniale et mortale, ut ratio inferior ; ergo videtur quod aliquid etiam sit in anima in quo non sit nisi peccatum mortale : hoc autem non est synderesis quia in ea nullum est peccatum ; ergo hoc convenit superiori rationi.

 

Praeterea, in Angelo et in homine in statu innocentiae non poterat esse peccatum veniale, propter hoc quod peccatum veniale ex corruptione carnis oritur, quae tunc non erat. Sed ratio superior est remota a carnis corruptione. Ergo in ea peccatum veniale esse non potest.

 

 

Sed contra. Consensus in actum peccati non est gravior quam ipse actus peccati. Sed consensus in actu venialis peccati ad superiorem rationem pertinet. Ergo et peccatum veniale.

 

Praeterea, subitus motus infidelitatis peccatum veniale est ; et non est nisi in superiori ratione. Ergo in ea est peccatum veniale.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod in superiori parte rationis potest esse peccatum veniale et mortale ; sed tamen aliqua materia est circa quam in superiori ratione non potest esse nisi peccatum mortale : quod sic patet.

Superior enim ratio habet actum circa aliquam materiam directe, scilicet circa rationes aeternas ; et circa aliquam materiam indirecte, scilicet circa res temporales, de quibus iudicat secundum rationes aeternas.

 

Circa materiam autem propriam, scilicet circa rationes aeternas, habet actum duplicem, et subitum et deliberatum. Cum autem peccatum mortale non perficiatur nisi post actum deliberationis, poterit esse in superiori ratione peccatum veniale, quando est motus subitus ; mortale autem quando est deliberatus, sicut in peccato infidelitatis apparet.

Sed circa materiam temporalium rerum non habet nisi actum deliberatum, quia non fertur in ea nisi conferens ad ea rationes aeternas. Unde quantum ad huiusmodi materiam, si sit in genere peccati mortalis semper actus rationis superioris erit peccatum mortale ; si autem sit in genere venialis peccati, erit veniale, ut patet cum quis consentit in verbum otiosum.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod ratio superior peccat per hoc quod deflectitur a rationibus aeternis, non solum faciendo contra eas, sed etiam faciendo praeter eas, quod est peccatum veniale.

 

Ad secundum dicendum, quod non quilibet contemptus facit peccatum mortale, sed contemptus Dei ; per hunc enim solum homo a Deo avertitur. Post quantamcumque autem deliberationem aliquis in peccatum veniale consentiat, non contemnit Deum, nisi forte aestimaret peccatum illud esse contrarium praecepto divino, unde ratio non sequitur.

 

Ad tertium dicendum, quod hoc quod in sensualitate non possit esse nisi peccatum veniale, contingit ex imperfectione eius. Ratio autem, perfecta potentia est ; et ideo in ea potest esse peccatum secundum omnem peccati differentiam : actus enim eius potest esse in in quolibet genere completus. Unde si sit in genere peccati venialis, erit veniale ; si in genere mortalis, erit mortale.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis ratio superior non sit immediate carni coniuncta, tamen corruptio carnis usque ad eam pertingit, in quantum superiores potentiae ab inferioribus accipiunt.

 

 

 

 

 

 

Question 16 ─ LA SYNDÉRÈSE

 

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse au tome I, p. 87)

 

Genre de la syndérèse (art. 1)

Impossibilité de pécher par elle (2)

Elle ne s’éteint pas, à proprement parler (3)

 

 

 

 

 

 

LA QUESTION PORTE

SUR LA SYNDÉRÈSE.

 

Article 1 : La syndérèse est-elle une puissance ou un habitus ?

Article 2 : La syndérèse peut-elle pécher ?

 

Article 3 : La syndérèse s’éteint-elle en quelques-uns ?

 

Quaestio est de synderesi.

 

 

Primo utrum synderesis sit potentia, vel habitus.

Secundo utrum synderesis possit peccare.

Tertio utrum synderesis in aliquibus extinguatur.

 

LIEUX PARALLÈLES

Art. 1 : Super Sent. II, d. 24, q. 2, a. 3 ; Sum. Th. I, q. 79, a. 12.

 

Art. 2 : Super Sent. II, d. 24, q. 3, a. 3, ad 5.

 

Art. 3 : Super Sent. II, d. 24, q. 2, a. 3, ad 5 et d. 39, q. 3, a. 1.

 

 

 

 

Article 1 - LA SYNDÉRÈSE EST-ELLE UNE PUISSANCE OU UN HABITUS ?

(Et quaeritur utrum synderesis sit potentia, vel habitus.)

 

 

Il semble qu’elle soit une puissance.

 

1° Les parties qui composent une même division sont du même genre. Or, dans la Glose de saint Jérôme sur Ézéch. 1, 9, une division oppose la syndérèse à la raison, à l’irascible et au concupiscible. Puis donc que l’irascible, le concupiscible et la raison sont des puissances, la syndérèse sera une puissance.

 

2° [Le répondant] disait que son nom ne signifie pas simplement une puissance, mais une puissance avec un habitus. En sens contraire : aucune division n’oppose le sujet avec accident au sujet pris simplement ; elle ne conviendrait pas, en effet, la division qui différencierait, parmi les animaux, l’homme de l’homme blanc. Puis donc que l’habitus est à la puissance ce que l’accident est au sujet, il semble qu’aucune division ne puisse convenablement opposer ce qui implique seulement une puissance, comme la raison, le concupiscible et l’iras­cible, à ce qui désigne une puissance avec un habitus.

 

3° Il arrive qu’une puissance ait différents habitus. Si donc une puissance se distinguait d’une autre en raison de l’habitus, la division qui distingue entre elles les parties de l’âme devrait avoir autant de membres qu’il y a d’habitus dans les puissances.

 

 

4° Une seule et même chose ne peut pas être réglante et réglée. Or la puissance est réglée par l’habitus. Une puissance et un habitus ne peuvent donc pas coïncider en sorte qu’un nom unique désigne en même temps la puissance et l’habitus.

 

5° Rien n’est inscrit dans l’habitus, mais seulement dans la puissance. Or les principes universels du droit sont, dit-on, inscrits dans la syndérèse. Son nom désigne donc simplement une puissance.

 

6° Deux choses ne peuvent devenir un qu’après le changement de l’une d’elles. Or cet habitus naturel que, dit-on, le nom de syndérèse signifie, ne change pas, car il est nécessaire que les choses naturelles demeurent ; et les puissances de l’âme non plus ne changent pas. Et ainsi, semble-t-il, l’habitus et la puissance ne peuvent pas devenir un de telle sorte que les deux puissent être désignés par un seul nom.

 

7° La sensualité est opposée à la syndérèse car, de même que la sensualité incline toujours au mal, de même la syndérèse incline toujours au bien. Or la sensualité est simplement une puissance, sans habitus. Le nom de syndérèse désigne donc, lui aussi, simplement une puissance.

 

8° Comme il est dit au quatrième livre de la Métaphysique, la notion que le nom signifie, c’est la définition. Ce qui n’est pas un en sorte qu’on puisse le définir, ne peut donc pas être désigné par un seul nom. Or l’agrégat de sujet et d’accident, par exemple lorsque je dis : « homme blanc », ne peut pas être défini, comme cela est prouvé au septième livre de la Métaphysique. Et ainsi, l’agrégat de puissance et d’habitus non plus ; une puissance avec habitus ne peut donc pas être signifiée par un seul nom.

 

 

9° Le nom de raison supérieure désigne simplement une puissance. Or la syndérèse est la même chose que la raison supérieure, semble-t-il : en effet, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre, dans le jugement naturel que nous appelons syndérèse, sont présentes « certaines règles et les lumières des vertus, vraies et immuables ». Or adhérer aux raisons immuables, suivant saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, est le propre de la raison supérieure. La syndérèse est donc simplement une puissance.

 

10° Selon le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, tout ce qui est dans l’âme est puissance, ou habitus, ou passion. Donc, ou la division du Philosophe est insuffisante, ou il n’y a rien dans l’âme qui soit en même temps puissance et habitus.

 

 

11° Des contraires ne peuvent pas être dans le même [sujet]. Or nous avons un foyer inné qui incline toujours au mal. Il ne peut donc y avoir en nous un habitus inclinant toujours au bien ; et ainsi, la syndérèse, qui incline toujours au bien, n’est pas un habitus, ni une puissance avec habitus, mais simplement une puissance.

 

 

12° Pour agir, il suffit d’une puissance et d’un habitus. Si donc la syndérèse est une puissance avec un habitus inné, alors, puisque la syndérèse incline au bien, il suffira à l’homme de ses ressources purement naturelles pour bien agir ; ce qui paraît être l’hérésie de Pélage.

 

13° Si la syndérèse est une puissance avec un habitus, elle sera une puissance non point passive, mais active, puisqu’elle a une opération. Or, de même que la puissance passive est fondée sur la matière, de même l’active est fondée sur la forme. Et il y a deux formes dans l’âme humaine : l’une, supérieure, par laquelle l’âme rejoint les anges en tant qu’elle est esprit ; l’autre, inférieure, par laquelle l’âme vivifie le corps en tant qu’elle est âme. Il est donc nécessaire que la syndérèse soit fondée ou bien sur la forme supérieure, ou bien sur la forme inférieure. Dans le premier cas, elle est la raison supérieure ; dans l’autre, elle est la raison inférieure. Or le nom de raison supérieure, comme celui de raison inférieure, désigne simplement une puissance. La syndérèse est donc simplement une puissance.

 

14° Si le nom de syndérèse désigne une puissance avec un habitus, il s’agit uniquement d’un habitus inné ; en effet, s’il s’agissait d’un habitus acquis ou infus, il serait possible de perdre la syndérèse. Or le nom de syndérèse ne désigne pas un habitus inné. Il désigne donc simplement une puissance. Preuve de la mineure : aucun habitus qui présuppose un acte temporel n’est un habitus inné. Or la syndérèse présuppose un acte temporel : en effet, il appartient à la syndérèse de murmurer contre le mal et d’inciter au bien, ce qui ne peut avoir lieu sans qu’auparavant le bien et le mal soient actuellement connus. La syndérèse exige donc un acte temporel préalable.

 

 

15° La fonction de la syndérèse semble être de juger, et c’est pourquoi elle est appelée jugement naturel. Or le libre arbitre doit son nom à l’acte de juger. La syndérèse est donc la même chose que le libre arbitre. Or le libre arbitre est simplement une puissance. Donc la syndérèse aussi.

 

 

16° Si la syndérèse est une puissance avec un habitus, étant composée pour ainsi dire de l’une et de l’autre, ce ne sera pas par cette composition logique qui constitue l’espèce à partir du genre et de la différence, car la puissance ne se rapporte pas à l’habitus comme le genre à la différence : autrement, en effet, n’importe quel habitus ajouté à une puissance constituerait une puissance spéciale. C’est donc une composition naturelle. Or, dans la composition naturelle, le composé est autre que les composants, comme cela est prouvé au septième livre de la Métaphysique. La syndérèse ne sera donc ni une puissance, ni un habitus, mais quelque chose d’autre ; ce qui est impossible. Il reste donc qu’elle est simplement une puissance.

 

En sens contraire :

 

1) Si la syndérèse est une puissance, il est nécessaire qu’elle soit une puissance rationnelle. Or les puissances rationnelles ont des objets opposés. La syndérèse aura donc des objets opposés ; ce qui est manifestement faux, car elle incite toujours au bien, et jamais au mal.

 

2) Si la syndérèse est une puissance, elle est soit identique à la raison, soit autre qu’elle. Or elle ne lui est pas identique, car une division l’oppose à la raison dans

la Glose précitée de saint Jérôme sur Ézéch. 1. On ne peut pas dire non plus qu’elle est une autre puissance que la raison : en effet, une puissance spéciale requiert un acte spécial ; or il n’est attribué à la syndérèse aucun acte que la raison ne puisse faire, car la raison elle-même et incite au bien, et murmure contre le mal. La syndérèse n’est donc nullement une puissance.

 

3) Le foyer incline toujours au mal, mais la syndérèse, toujours au bien. Ces deux s’opposent donc directement. Or le foyer est un habitus, ou se comporte à la façon

d’un habitus : en effet, le foyer est la

concupiscence elle-même, qui est habituelle chez les enfants, suivant saint Augustin, et actuelle chez les adultes. La syndérèse est donc, elle aussi, un habitus.

 

 

4) Si la syndérèse est une puissance, alors elle est soit cognitive, soit motrice. Or il est avéré qu’elle n’est pas simplement cognitive, attendu que son acte est d’incliner au bien et de murmurer contre le mal. Si donc elle est une puissance, elle sera motrice. Or il apparaît que cela est faux, car les puissances motrices sont adéquatement divisées en irascible, concupiscible et rationnelle, et qu’une division leur oppose la syndérèse, comme on l’a dit. La syndérèse n’est donc aucunement une puissance.

 

 

5) De même que, dans la partie opérative de l’âme, la syndérèse ne se trompe jamais, de même, dans la partie spéculative, l’intelli­gence des principes ne se trompe jamais. Or l’intelligence des principes est un certain habitus, comme le montre le Philosophe au sixième livre de l’Éthique. La syndérèse est donc elle aussi un certain habitus.

 

Réponse :

 

On trouve différentes opinions sur cette question. Certains disent en effet que le nom de syndérèse désigne simplement une puissance, autre que la raison et supérieure à elle. D’autres disent que la syndérèse, certes, est simplement une puissance, mais qu’elle est réellement identique à la raison, et en diffère par le point de vue. En effet, la raison est considérée comme raison en tant qu’elle raisonne et confronte, et ainsi, elle est appelée puissance rationnelle ; et elle est considérée comme nature en tant qu’elle connaît naturellement quelque chose, et ainsi, elle est appelée syndérèse. D’autres disent enfin que le nom de syndérèse désigne la puissance même de la raison avec un habitus naturel. Mais voici comment l’on peut voir ce qui, de tout cela, est le plus vrai.

 

Comme dit Denys au septième chapitre des Noms divins, « la sagesse divine allie l’extrémité inférieure d’un rang plus élevé et l’extrémité supérieure d’un rang subalterne » ; en effet, les natures ordonnées entre elles se comportent comme des corps contigus, dont le plus bas touche à son sommet l’extrémité inférieure du plus haut ; et c’est pourquoi la nature inférieure atteint à son sommet quelque chose qui est propre à la nature supérieure, en participant cela imparfaitement. Or la nature de l’âme humaine est au-dessous de la nature angélique, si nous considérons la façon naturelle de connaître de l’une et de l’autre. En effet, la façon de connaître naturelle et propre à la nature angélique est de connaître la vérité sans enquête ni processus discursif, au lieu que la façon propre à l’âme humaine est de parvenir à connaître la vérité en enquêtant et en discourant d’une chose à l’autre. Et c’est pourquoi l’âme humaine, quant à ce qu’il y a en elle de plus haut, atteint quelque chose de ce qui est propre à la nature angélique, c’est-à-dire qu’elle a ainsi connaissance de certaines choses subitement et sans enquête ; quoique sous ce rapport aussi elle se trouve inférieure à l’ange, en tant que, même pour ces choses, elle ne peut connaître la vérité sans recevoir en provenance du sens.

 

Or dans la nature angélique se trouvent deux connaissances : la spéculative, par laquelle elle regarde la vérité même des réa­lités, simplement et en soi ; et la pratique, tant d’après les philosophes, qui affirment que les anges sont les moteurs des orbes célestes et que toutes les formes naturelles préexistent dans leur préconception, que d’après les théologiens, qui disent que les anges servent Dieu en des ministères spirituels, selon lesquels se fait la distinction des ordres. Voilà pourquoi, dans la mesure où la nature humaine confine à l’angélique, il est nécessaire qu’il y ait aussi en elle une connaissance de la vérité sans enquête, à la fois dans le domaine spéculatif et dans le domaine pratique ; et cette connaissance doit être le principe de toute la connaissance qui suit, pratique ou spéculative, puisqu’il est nécessaire que les principes soient plus certains et plus stables. Aussi est-il nécessaire que cette connaissance soit dans l’homme naturellement, puisque cette connaissance est pour ainsi dire un certain germe de toute la connaissance qui suit, et qu’en toutes les natures préexistent certaines semences naturelles des opérations et des effets qui suivent. Il faut en outre que cette connaissance soit habituelle, afin qu’elle soit prête à l’emploi au moment où ce sera nécessaire.

 

Donc, de même que l’âme humaine a un certain habitus naturel par lequel elle connaît les principes des sciences spéculatives, et que nous appelons l’intelligence des principes, de même se trouve aussi en elle un certain habitus naturel des premiers principes des opérables, qui sont les principes universels du droit naturel, et cet habitus relève de la syndérèse. Or cet habitus ne se trouve pas dans une autre puissance que la raison, à moins de faire de l’intelligence une puissance distincte de la raison, mais le contraire a déjà été dit. Il reste donc que le nom de syndérèse désigne soit simplement l’habitus naturel semblable à l’habitus des principes, soit la puissance même de la raison avec un tel habitus. Quoi qu’il en soit, la différence n’est pas importante, car cela ne fait hésiter que sur la signification du nom. Mais appeler syndérèse la puissance même de la raison en tant qu’elle connaît naturellement, cela est impossible en l’absence de tout habitus, car la connaissance naturelle convient à la raison moyennant un habitus naturel, comme on le voit clairement pour l’intel­ligence des principes.

 

Réponse aux objections :

 

1° Des choses peuvent faire partie d’une même division dès lors qu’elles se rejoignent en un [prédicat] commun, quel qu’il soit, genre ou accident. Ainsi, dans cette division quadripartite qui oppose la syndérèse à trois puissances, les membres de la division se distinguent les uns des autres non en tant qu’ils se rejoignent en ce [prédicat] commun qu’est la puissance, mais en tant qu’ils se rejoignent en ce [prédicat] commun qu’est le principe moteur. Il ne s’ensuit donc pas que la syndérèse soit une puissance, mais qu’elle est un certain principe moteur.

 

 

 

2° Lorsque l’accident confère au sujet quelque chose de spécial en plus de ce qui lui convient par sa nature, rien n’empêche qu’une division oppose l’accident au sujet, ou le sujet avec accident au sujet pris simplement : comme si j’opposais la surface colorée à la surface prise simplement, car la surface prise simplement est quelque chose de mathématique, mais la dire colorée la transfère au genre de la réalité naturelle. De même, le nom de raison désigne la connaissance selon le mode humain, mais l’habitus naturel la transfère à une condition d’un autre genre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Par conséquent, rien n’em­pêche ou bien d’opposer l’habitus lui-même à la puissance dans une division du principe moteur, ou bien d’opposer la puissance habituelle elle-même à la puissance prise simplement.3° Les autres habitus qui sont dans la puissance rationnelle meuvent d’une même façon, de cette façon qui est propre à la raison en tant que telle ; voilà pourquoi ces habitus ne peuvent pas être opposés à la raison comme le peut l’habitus naturel d’après lequel on nomme la syndérèse.

 

 

4° On dit que le nom de syndérèse signifie la puissance et l’habitus, non pas comme si une même réalité était puissance et habitus, mais parce qu’on signifie par un seul nom la puissance elle-même avec l’habi­tus sous lequel elle se trouve.

 

5° Il y a deux façons d’entendre qu’une chose est écrite dans une autre. D’abord comme dans un sujet, et ainsi, une chose ne peut être écrite dans l’âme que quant à la puissance. Ensuite comme dans un contenant, et ainsi, rien n’empêche qu’une chose soit écrite aussi dans un habitus, au sens où nous disons que chaque chose relevant de la géométrie est inscrite dans la géométrie elle-même.

 

6° Cet argument vaut lorsque deux choses s’unissent comme dans un mélange. Or ce n’est pas ainsi que l’habitus et la puissance s’unissent, mais comme l’accident et le sujet.

 

 

7° Que la sensualité incline toujours au mal, vient de la corruption du foyer, et cette corruption est en elle à la façon d’un certain habitus. Et ainsi, la syndérèse doit aussi à quelque habitus naturel d’incliner toujours au bien.

 

 

 

8° L’homme blanc ne peut pas être défini par une définition proprement dite, telle la définition des substances, qui signifie ce qui est un par soi ; mais il peut être défini par une sorte de définition à un certain point de vue, en tant que l’accident et le sujet deviennent un à un certain point de vue. Et une telle unité suffit pour qu’un nom unique puisse être donné ; c’est pourquoi le Philosophe dit aussi au même endroit que le sujet avec accident peut être désigné par un seul nom.

 

 

9° Le nom de syndérèse ne désigne ni la raison supérieure, ni l’inférieure, mais quelque chose qui se rapporte communément à l’une et à l’autre. En effet, dans l’habitus même des principes universels du droit sont contenues certaines choses qui appartiennent aux raisons éternelles, comme l’affirmation que l’on doit obéir à Dieu, et d’autres qui appartiennent aux raisons inférieures, comme le devoir de vivre selon la raison. Mais on ne dit pas dans le même sens pour la syndérèse et pour la raison supérieure qu’elles sont tendues vers les choses immuables. En effet, « immua­ble » a parfois le sens d’une immuabilité de nature, et c’est ainsi que les réalités divines sont immuables, et l’on dit en ce sens que la raison supérieure s’attache aux choses immuables. Parfois aussi, « immuable » a le sens d’une nécessité de la vérité, quoiqu’elle porte aussi sur des réalités changeantes selon la nature : comme la vérité que n’im­porte quel tout est plus grand que sa partie, est immuable, même dans les réalités changeantes. Et c’est en ce sens que l’on dit de la syndérèse qu’elle s’attache aux choses immuables.

 

10° Bien que tout ce qui est dans l’âme soit seulement habitus, ou seulement puissance, ou seulement passion, cependant tout ce qui est nommé dans l’âme n’est pas l’une de ces choses seulement : en effet, l’intelligence peut unir les choses qui sont réellement distinctes et les désigner par un seul nom.

 

11° Cet habitus inné qui incline au mal regarde la partie inférieure de l’âme, par où elle est est unie au corps, au lieu que l’habitus qui incline naturellement au bien regarde la partie supérieure. Voilà pourquoi ces deux habitus contraires n’appartien­nent pas au même [sujet] selon le même [rapport].

 

12° L’habitus accompagnant la puissance suffit pour l’acte qui relève de cet habitus. Or l’acte de cet habitus naturel que désigne le nom de syndérèse est de murmurer contre le mal et d’incliner au bien ; aussi l’homme peut-il naturellement exercer cet acte. Mais il ne s’ensuit pas que l’homme ait le pouvoir d’accomplir une œuvre méritoire par ses ressources purement naturelles. En effet, c’est le propre de l’impiété pélagienne d’assigner cela à la seule faculté naturelle.

 

13° Le nom de syndérèse, en tant qu’il désigne une puissance, semble désigner plutôt une puissance passive qu’une puissance active. En effet, on ne distingue pas la puissance active de la passive en ce qu’elle a une opération, car, puisque toute puissance de l’âme, active aussi bien que passive, a quelque opération, n’importe quelle puissance de l’âme serait active. Mais l’on connaît leur distinction par le rapport entre la puissance et l’objet. En effet, si l’objet se rapporte à la puissance comme subissant et transmué, alors la puissance sera active ; mais si, à l’inverse, il se rapporte à elle comme agent et moteur, alors la puissance est passive. Et de là vient que toutes les puissances de l’âme végétative sont actives, car l’aliment est transmué par la puissance de l’âme tant dans la nutrition que dans l’accroissement, et aussi dans la génération ; mais les puissances sensitives sont toutes passives, car elles sont mues et mises en acte par les objets sensibles. Quant à l’intelligence, quelque puissance est active et quelque autre passive : par l’intelligence, en effet, l’intelligible en puissance devient intelligible en acte, ce qui est l’effet de l’intellect agent ; et c’est ainsi que l’intellect agent est une puissance active. Par ailleurs, l’intelligible en acte fait lui-même que l’intelligence en puissance soit intelligence en acte ; et c’est ainsi que l’intellect possible est une puissance passive. Or on ne dit pas que le sujet des habitus est l’intellect agent, mais plutôt l’intellect possible ; et c’est pourquoi cette puissance qui se trouve sous l’habitus naturel semble plutôt être la puissance passive que l’active. Mais, supposé que ce soit la puissance active, le raisonnement ne se poursuit pas correctement : en effet, il n’y a pas deux formes dans l’âme, mais seulement une, qui est son essence, car par son essence elle est esprit, et par son essence elle est la forme du corps, non par quelque chose d’ajouté. La raison supérieure et l’inférieure ne sont donc pas fondées sur deux formes, mais sur l’unique essence de l’âme. Il n’est pas vrai non plus que la raison inférieure soit fondée sur l’essence de l’âme sous son aspect de forme du corps ; en effet, seules sont ainsi fondées dans l’essence de l’âme les puissances qui sont liées à des organes, et ce n’est pas le cas de la raison inférieure. Supposé encore que cette puissance que recouvre le nom de syndérèse soit identique à la raison supérieure ou inférieure, rien n’empê­che de donner le nom de raison à cette puissance en elle-même, et le nom de syndérèse à la même puissance accompagnée d’un habitus inhérent.

 

 

 

14° Ce ne sont point la puissance ou l’habitus de syndérèse qui exigent un acte préalable de connaissance, mais l’acte de syndérèse. Cela n’exclut donc pas que l’habitus de syndérèse soit inné.

 

 

15° Il y a deux jugements, à savoir : celui sur l’universel, jugement qui relève de la syndérèse ; et celui sur l’opérable particulier, c’est-à-dire le jugement d’élection, qui relève du libre arbitre ; il ne s’ensuit donc pas qu’ils soient identiques.

 

 

16° Il y a plusieurs compositions physiques et naturelles. En effet, il y a la composition du mixte à partir des éléments ; et c’est au sujet de cette composition que le Philosophe dit que la forme du mixte doit nécessai­rement être tout à fait différente des éléments eux-mêmes. Il y a aussi la composition de forme substantielle et de matière, dont résulte un troisième terme, la forme de l’espèce ; et cette forme n’est pas entièrement autre que la matière et la forme, mais se rapporte à elles comme le tout à ses parties. Il y a encore la composition de sujet et d’accident, où nul troisième terme ne découle des deux ; et telle est la composition de puissance et d’habitus.

 

Et videtur quod sit potentia.

 

Ea enim quae veniunt in eamdem divisionem, sunt eiusdem generis. Sed synderesis dividitur contra rationabilem, irascibilem et concupiscibilem in Glossa [ordin.] Hieronymi Ezech. I, 9. Cum igitur irascibilis et concupiscibilis et rationalis sint potentiae, synderesis potentia erit.

 

Sed dicebat, quod non significat potentiam absolute, sed potentiam cum habitu. – Sed contra, subiectum cum accidente non dividitur contra subiectum absolute sumptum : non enim esset conveniens divisio qua diceretur animalium aliud homo, aliud homo albus. Ergo cum habitus comparetur ad potentiam sicut accidens ad subiectum, videtur quod non possit convenienter dividi id quod dicit potentiam tantum, ut rationabilis et concupiscibilis et irascibilis, contra id quod nominat potentiam cum habitu.

 

Praeterea, unius potentiae contingit esse diversos habitus. Si ergo ratione habitus una potentia contra aliam distingueretur, quot sunt habitus potentiarum, tot membra esse deberent illius divisionis qua partes animae ad invicem distinguuntur.

 

Praeterea, nihil unum et idem potest esse regulans et regulatum. Sed potentia per habitum regulatur. Ergo non potest potentia et habitus in idem coincidere, ut unum nomen potentiam et habitum designet simul.

 

Praeterea, habitui non inscribitur aliquid, sed potentiae tantum. Sed universalia principia iuris dicuntur inscribi synderesi. Ergo ipsa potentiam nominat absolute.

 

Praeterea, ex duobus non potest unum fieri nisi eorum altero transmutato. Sed habitus ille naturalis quem significare dicitur nomen synderesis, non mutatur, quia naturalia oportet manere ; nec iterum potentiae animae transmutantur. Et ita videtur quod ex habitu et potentia non potest unum fieri, ut utrumque uno nomine nominari possit.

 

Praeterea, sensualitas synderesi opponitur, quia sicut sensualitas inclinat semper ad malum, ita synderesis semper ad bonum. Sed sensualitas est absolute potentia sine habitu. Ergo et synderesis potentiam nominat absolute.

 

Praeterea, ut dicitur in IV Metaphys. [cap. 7 (1012 a 23)], ratio quam significat nomen, est definitio. Ergo illud quod non est hoc modo unum quo definibile est, uno nomine nominari non potest ; sed aggregatum ex subiecto et accidente, ut hoc quod dico : homo albus, definiri non potest, ut probatur VII Metaph. [l. 3 (1029 b 27)]. Et sic etiam nec aggregatum ex potentia et habitu ; ergo non potest potentia cum habitu uno nomine significari.

 

Praeterea, superior ratio potentiam nominat absolute. Sed synderesis est idem quod superior ratio, ut videtur : ut enim dicit Augustinus in libro de Libero Arbitrio [II, 10] : in naturali iudicatorio, quod nos synderesim dicimus, adsunt quaedam regulae et lumina virtutum, et vera et incommutabilia. Incommutabilibus autem rationibus adhaerere, secundum Augustinum, XII de Trinitate [cap. 7], est superioris rationis. Ergo synderesis est potentia absolute.

 

Praeterea, secundum philosophum in II Ethic. [l. 5 (1105 b 20)], omne quod est in anima, est potentia, aut habitus, aut passio. Ergo vel divisio philosophi est insufficiens, vel non est aliquid in anima quod sit simul potentia et habitus.

 

Praeterea, contraria non possunt esse in eodem. Sed nobis est fomes innatus, qui semper inclinat ad malum. Ergo in nobis non potest esse aliquis habitus semper inclinans ad bonum : et ita synderesis, quae semper inclinat ad bonum, non est habitus, vel potentia cum habitu, sed potentia absolute.

 

Praeterea, ad operandum sufficit potentia et habitus. Si ergo synderesis sit potentia cum habitu innato, cum synderesis inclinet ad bonum, homo sufficiens erit ex puris naturalibus ad bene operandum ; quod videtur esse Pelagii haeresis.

 

Praeterea, si synderesis sit potentia cum habitu, non erit potentia passiva, sed activa, cum habeat operationem aliquam. Sicut autem potentia passiva fundatur supra materiam, ita activa supra formam. In anima autem humana est duplex forma : una per quam cum Angelis convenit in quantum spiritus est, quae est superior ; alia inferior per quam corpus vivificat in quantum anima est. Oportet igitur quod synderesis fundetur vel supra formam superiorem vel supra formam inferiorem. Si supra formam superiorem, est superior ratio ; si supra inferiorem, est ratio inferior. Sed tam ratio superior quam inferior potentiam nominat absolute. Ergo synderesis absolute potentia est.

 

 

Praeterea, si synderesis nominat potentiam cum habitu, hoc non est nisi cum habitu innato ; si enim cum habitu acquisito vel infuso, possibile esset synderesim amittere. Sed synderesis non nominat habitum innatum. Ergo nominat potentiam absolute. Probatio mediae. Omnis habitus qui praesupponit aliquem actum temporalem, non est habitus innatus. Sed synderesis praesupponit actum temporalem : est enim synderesis remurmurare malo, et instigare ad bonum ; quod esse non potest, nisi prius actualiter cognoscatur bonum et malum. Ergo synderesis praeexigit actum temporalem.

 

Praeterea, officium synderesis videtur esse iudicare ; unde et naturale iudicatorium dicitur. Sed liberum arbitrium a iudicando nomen accepit. Ergo synderesis est idem quod liberum arbitrium. Sed liberum arbitrium est potentia absolute. Ergo et synderesis.

 

Praeterea, si synderesis sit potentia cum habitu, quasi composita ex utroque ; hoc non erit compositione logica qua species ex genere et differentia componitur : quia potentia non se habet ad habitum ut genus ad differentiam ; sic enim quilibet habitus potentiae superinductus specialem potentiam constitueret. Ergo est compositio naturalis. Sed in naturali compositione compositum est aliud a componentibus, ut probatur VII Metaphys. [l. 17 (1041 b 11)]. Ergo synderesis nec erit potentia nec habitus, sed aliquid praeter haec ; quod esse non potest. Relinquitur igitur quod sit potentia absolute.

Sed contra. Si synderesis sit potentia, oportet quod sit potentia rationalis. Rationales autem potentiae se habent ad opposita. Ergo synderesis ad opposita se habebit ; quod patet esse falsum, quia semper instigat ad bonum, et nunquam ad malum.

 

Praeterea, si synderesis sit potentia, aut est eadem cum ratione, aut alia. Sed non est eadem, quia contra rationem dividitur in Glossa Ieronymi, Ezech. I prius inducta. Nec etiam potest dici quod sit alia potentia a ratione : specialis enim potentia specialem actum requirit ; nullus actus autem synderesi attribuitur quem ratio facere non possit ; ratio enim ipsa et instigat ad bonum, et remurmurat malo. Ergo synderesis nullo modo est potentia.

 

 

Praeterea, fomes semper inclinat ad malum, synderesis autem semper ad bonum. Ergo ista duo directe opponuntur. Sed fomes est habitus, vel per modum habitus se habens : ipsa enim concupiscentia, quae in pueris habitualis est, secundum Augustinum, in adultis vero actualis, fomes esse dicitur. Ergo et synderesis est habitus.

 

Praeterea, si synderesis est potentia, aut est cognitiva, aut motiva. Sed constat quod non est cognitiva absolute, ex hoc quod actus eius est inclinare ad bonum, et remurmurare malo. Ergo si sit potentia, erit motiva. Hoc autem apparet esse falsum, quia potentiae motivae, sufficienter dividuntur per irascibilem, concupiscibilem et rationabilem, contra quas dividitur synderesis, ut prius [argum. 1], dictum est. Ergo synderesis nullo modo est potentia.

 

Praeterea, sicut in parte operativa animae synderesis nunquam errat, ita in parte speculativa intellectus principiorum nunquam errat. Sed intellectus principiorum est habitus quidam ; ut patet per philosophum in VI Ethic. [l. 5 (1141 a 7)]. Ergo et synderesis quidam habitus est.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod circa hanc quaestionem diversae inveniuntur opiniones. Quidam namque dicunt, quod synderesis absolute potentiam nominat, et potentiam aliam a ratione, ea superiorem. Alii vero dicunt, esse quidem synderesim potentiam absolute sed esse rationi eamdem secundum rem, sed consideratione diversam. Consideratur enim ratio ut ratio, id est in quantum ratiocinatur et confert, et sic nominatur vis rationalis ; et ut natura, id est in quantum aliquid naturaliter cognoscit, et sic dicitur synderesis. Alii vero dicunt, synderesim nominare ipsam potentiam rationis cum aliquo habitu naturali. Quid autem horum verius sit, sic videri potest.

 

Sicut enim dicit Dionysius in VII cap. de Divin. Nomin. [§ 3], divina sapientia coniungit fines primorum principiis secundorum ; naturae enim ordinatae ad invicem sic se habent sicut corpora contiguata, quorum inferius in sui supremo tangit superius in sui infimo : unde et natura inferior attingit in sui supremo ad aliquid quod est proprium superioris naturae, imperfecte illud participans. Natura autem humanae animae est infra naturam angelicam, si consideremus naturalem modum cognoscendi utriusque. Naturalis enim modus cognoscendi et proprius naturae angelicae est, ut veritatem cognoscat sine inquisitione et discursu ; humanae vero animae proprium est ut ad veritatem cognoscendam perveniat inquirendo, et ab uno in aliud discurrendo. Unde et anima humana, quantum ad id quod in ipsa supremum est, aliquid attingit de eo quod proprium est angelicae naturae ; scilicet ut aliquorum cognitionem habeat subito et sine inquisitione, quamvis etiam quantum ad hoc inveniatur Angelo inferior, in quantum in his etiam veritatem cognoscere non potest nisi a sensu accipiendo.

 

 

Invenitur autem in natura angelica duplex cognitio : speculativa, qua ipsam rerum veritatem simpliciter et absolute intuetur ; et practica, tam secundum philosophos, qui ponunt Angelos motores orbium, et omnes formas naturales praeexistere in

eorum praeconceptione, quam etiam secundum theologos, qui ponunt Angelos Deo in spiritualibus officiis ministrare, secundum quae ordines distinguuntur. Unde et in natura humana, in quantum attingit angelicam, oportet esse cognitionem veritatis sine inquisitione et in speculativis et in practicis ; et hanc quidem cognitionem oportet esse principium totius cognitionis sequentis, sive practicae sive speculativae, cum principia oporteat esse certiora et stabiliora. Unde et hanc cognitionem oportet homini naturaliter inesse, cum haec quidem cognitio sit quasi seminarium quoddam totius cognitionis sequentis ; et in omnibus naturis sequentium operationum et effectuum quaedam naturalia semina praeexistant. Oportet etiam hanc cognitionem habitualem esse, ut in promptu existat ea uti cum fuerit necesse.

 

 

Sicut igitur humanae animae est quidam habitus naturalis quo principia speculativarum scientiarum cognoscit, quem vocamus intellectum principiorum ; ita etiam in ea est quidam habitus naturalis primorum principiorum operabilium, quae sunt universalia principia iuris naturalis ; qui quidem habitus ad synderesim pertinet. Hic autem habitus non in alia potentia existit, quam ratio ; nisi forte ponamus intellectum esse potentiam a ratione distinctam, cuius contrarium supra [qu. 15, art. 1] dictum est. Restat igitur ut hoc nomen synderesis vel nominet absolute habitum naturalem similem habitui principiorum, vel nominet ipsam potentiam rationis cum tali habitu. Et quodcumque horum fuerit, non multum differt ; quia hoc non facit dubitationem nisi circa nominis significationem. Quod autem ipsa potentia rationis, prout naturaliter cognoscit, synderesis dicatur, absque omni habitu esse non potest ; quia naturalis cognitio rationi convenit secundum habitum aliquem naturalem, ut de intellectu principiorum patet.

 

Ad primum igitur dicendum, quod aliqua possunt in eamdem divisionem venire secundum quod in aliquo communi conveniunt, quidquid sit illud commune, sive sit genus, sive sit accidens. In illa igitur divisione quadrimembri qua synderesis contra tres potentias distinguitur, non distinguuntur ad invicem membra divisionis secundum quod conveniunt in hoc communi quod est potentia ; sed secundum quod conveniunt in hoc communi quod est principium motivum. Unde non sequitur quod synderesis sit potentia sed quod sit quoddam principium motivum.

 

Ad secundum dicendum, quod quando ex accidente supervenit subiecto aliquid speciale praeter id quod competit sibi ex sua natura, tunc nihil prohibet accidens dividi contra subiectum, vel subiectum cum accidente contra subiectum absolute sumptum ; sicut si dividerem superficiem coloratam contra superficiem absolute sumptam. In quantum superficies absolute sumpta, est quid mathematicum ; per hoc vero quod dicitur colorata, trahitur ad genus naturae. Ita etiam et ratio nominat cognitionem secundum modum humanum ; sed per habitum naturalem trahitur ad alterius generis conditionem, ut ex dictis [in corp. art.] patet. Unde nihil prohibet vel ipsum habitum dividi contra potentiam in divisione qua dividitur principium motivum ; vel ipsam potentiam habitualem dividi contra potentiam absolute sumptam.

 

Ad tertium dicendum, quod alii habitus qui insunt potentiae rationali, eodem modo movent, per illum modum qui est proprius rationi in quantum est ratio ; et ideo illi habitus distingui non possunt contra rationem, sicut habitus naturalis, a quo synderesis nominatur.

 

Ad quartum dicendum, quod synderesis non dicitur significare potentiam et habitum quasi eadem res sit potentia et habitus ; sed quia uno nomine significatur ipsa potentia cum habitu cui substernitur.

 

Ad quintum dicendum, quod scribi aliquid in alio intelligitur dupliciter. Uno modo sicut in subiecto : et sic in anima non potest aliquid scribi nisi quantum ad potentiam. Vel sicut in continente : et sic nihil prohibet etiam habitui aliquid inscribi, secundum quod dicimus, singula quae ad geometriam pertinent, ipsi geometriae inscribi.

 

Ad sextum dicendum, quod ratio illa procedit quando aliquid fit unum ex duobus per modum mixtionis. Sic autem non fit unum ex habitu et potentia ; sed sicut ex accidente et subiecto.

 

Ad septimum dicendum, quod hoc quod sensualitas inclinat semper ad malum, habet ex corruptione fomitis ; quae quidem corruptio inest ei per modum cuiusdam habitus. Et sic etiam synderesis ex habitu aliquo naturali habet quod semper ad bonum inclinet.

 

Ad octavum dicendum, quod homo albus non potest definiri definitione proprie dicta, qualis est definitio substantiarum quae significat unum per se ; sed potest definiri definitione quadam secundum quid, in quantum ex accidente et subiecto fit unum secundum quid. Et talis unitas sufficit ad hoc quod unum nomen possit imponi ; unde etiam ibidem [Metaph. VII, 3 (1029 b 27)] philosophus, dicit, quod subiectum cum accidente uno nomine nominari potest.

 

Ad nonum dicendum, quod synderesis neque nominat superiorem rationem neque inferiorem, sed aliquid communiter se habens ad utramque. In ipso enim habitu universalium principiorum iuris continentur quaedam quae pertinent ad rationes aeternas, ut hoc quod est Deo esse obediendum ; quaedam vero quae pertinent ad rationes inferiores, utpote secundum rationem esse vivendum. Aliter autem synderesis dicitur incommutabilibus intendere et aliter ratio superior. Dicitur enim aliquid incommutabile per incommutabilitatem naturae ; et sic divina incommutabilia sunt. Et hoc modo ratio superior incommutabilibus dicitur inhaerere. Dicitur etiam aliquid immutabile per necessitatem veritatis, quamvis etiam sit circa res secundum naturam mutabiles, sicut ista veritas : omne totum maius est sua parte, incommutabilis est etiam in mutabilibus rebus. Et hoc modo synderesis

incommutabilibus inhaerere dicitur.

 

 

Ad decimum dicendum, quod quamvis omne quod est in anima, sit solum habitus, vel solum potentia, vel solum passio ; tamen non omne quod in anima nominatur, est alterum horum tantum : ea enim quae secundum rem distincta sunt, potest intellectus coniungere, et uno nomine nominare.

 

Ad undecimum dicendum, quod habitus ille inclinans ad malum innatus pertinet ad inferiorem partem animae, qua corpori coniungitur ; habitus vero naturaliter inclinans ad bonum pertinet ad superiorem partem. Et ideo hi duo contrarii habitus non sunt eiusdem secundum idem.

 

Ad duodecimum dicendum, quod habitus cum potentia sufficit ad actum qui est illius habitus. Actus autem huius habitus naturalis, quem synderesis nominat, est remurmurare malo, et inclinare ad bonum : et ideo ad hunc actum homo naturaliter potest. Non autem ex hoc sequitur quod in opus meritorium peragendum homo ex puris naturalibus possit. Hoc enim naturali facultati solummodo deputare, Pelagianae impietatis est.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod synderesis secundum quod potentiam nominat, magis videtur nominare potentiam passivam quam activam. Non enim distinguitur potentia activa a passiva ex hoc quod habet operationem : quia, cum cuiuslibet potentiae animae tam activae quam passivae sit operatio aliqua, quaelibet potentia animae esset activa. Cogno­scitur autem earum distinctio per comparationem potentiae ad obiectum. Si enim obiectum se habeat ad potentiam ut patiens et transmutatum, sic erit potentia activa ; si autem e converso se habeat ut agens et movens, sic est potentia passiva. Et inde est quod omnes potentiae vegetabilis animae sunt activae, quia alimentum transmutatur per animae potentiam tam in nutriendo quam in augendo et etiam quam in generando ; sed potentiae sensitivae omnes sunt passivae, quia per sensibilia obiecta moventur et fiunt in actu. Circa intellectum vero aliqua potentia est activa et aliqua passiva, eo quod per intellectum fit intelligibile potentia intelligibile actu, quod est intellectus agentis ; et sic intellectus agens est potentia activa. Ipsum etiam intelligibile in actu facit intellectum in potentia esse intellectum in actu ; et sic intellectus possibilis est potentia passiva. Non autem ponitur quod intellectus agens sit subiectum habituum, sed magis intellectus possibilis : unde et ipsa potentia quae habitui naturali subiicitur, magis videtur esse potentia passiva quam activa. Dato autem quod sit potentia activa, ulterius non recte procedit : non enim in anima sunt duae formae, sed una tantum, quae est eius essentia, quia per essentiam suam spiritus est, et per essentiam suam forma corporis est, non per aliquid superadditum. Unde ratio superior et inferior non fundantur super duas formas, sed super unam essentiam animae. Nec etiam verum est quod ratio inferior fundetur super essentiam animae secundum illam habitudinem qua est forma corporis ; sic enim fundantur in essentia animae solummodo illae potentiae quae sunt organis affixae, qualis non est ratio inferior. Dato etiam quod illa potentia quam nominat synderesis, sit idem quod ratio superior vel inferior, nihil prohibet nomine rationis nominari illam potentiam absolute, nomine autem synderesis nominari eamdem cum habitu sibi inhaerente.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod actus cognitionis non praeexigitur ad potentiam vel habitum synderesis, sed ad actum ipsius. Unde per hoc non excluditur quin habitus synderesis sit innatus.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod iudicium est duplex, scilicet in universali, et hoc pertinet ad synderesim ; et in particulari operabili, et est hoc iudicium electionis, et hoc pertinet ad liberum arbitrium, unde non sequitur quod sint idem.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod compositio physica et naturalis est multiplex. Est enim compositio mixti ex elementis ; et in hac compositione loquitur philosophus quod oportet formam mixti esse aliud omnino ab ipsis elementis. Est etiam compositio formae substantialis et materiae, ex qua resultat tertium, scilicet forma speciei : quae quidem non est aliud omnino a materia et forma, sed se habet ad eas ut totum ad partes. Est etiam compositio subiecti et accidentis in qua non resultat aliquid tertium ex utroque : et talis est compositio potentiae et habitus.

 

 

 

 

Article 2 - LA SYNDÉRÈSE PEUT-ELLE PÉCHER ?

(Secundo quaeritur utrum synderesis possit peccare.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Dans la Glose de saint Jérôme, après la mention de la syndérèse relative à Ézéch. 1, 9, il est dit : « nous voyons qu’elle se jette parfois en bas ». Or la chute, dans le domaine des opérables, n’est rien d’autre que le péché. La syndérèse peut donc pécher.

 

 

2° Bien que pécher ne soit pas un acte de l’habitus à proprement parler, ni de la puissance, mais de l’homme – car les actes appartiennent aux singuliers –, cependant on dit qu’un habitus ou une puissance pèche, en tant que, par l’acte d’un habitus ou d’une puissance, l’homme est amené à pécher. Or, par l’acte de la syndérèse, l’homme est parfois amené à pécher, car il est dit en Jn 16, 2 : « L’heure vient où quiconque vous fera mourir, croira faire une chose agréable à Dieu » ; et ainsi, quelques-uns étaient inclinés au meurtre des apôtres parce qu’ils jugeaient qu’il fallait faire une chose agréable à Dieu, jugement qui relève certainement de la syndérèse. Donc la syndérèse pèche.

 

3° Il est dit en Jér. 2, 16 : « Les fils de Memphis t’ont souillée jusqu’au sommet de la tête. » Or le sommet de la tête est la partie supérieure de l’âme, comme dit la Glose à propos de ce passage du psaume 7, v. 17 : « son injustice lui descendra sur le sommet de la tête » ; et ainsi, il se rattache à la syndérèse, qui est ce qu’il y a de plus haut dans l’âme. Donc les démons, eux aussi, souillent la syndérèse par le péché.

4° Une puissance rationnelle a des objets opposés, suivant le Philosophe. Or la syndérèse est une puissance rationnelle. Elle a donc des objets opposés ; elle peut donc faire le bien, et pécher.

 

 

5° Les contraires sont de nature à affecter le même sujet. Or la vertu et le péché sont contraires. Puis donc qu’il y a dans la syndérèse un acte de vertu, car elle incite au bien, il y aura aussi en elle un acte de péché.

 

6° La syndérèse est dans le domaine de l’agir ce que l’intelligence des principes est dans le domaine spéculatif. Or toute opération de la raison spéculative est issue des premiers principes. Toute opération de la raison pratique tire donc son origine de la syndérèse. Donc, de même qu’on attribue à la syndérèse l’opération de la raison pratique qui est selon la vertu, de même on lui attribuera l’opération de la raison qui est selon le péché.

 

7° La peine correspond à la faute. Or, chez les damnés, toute l’âme sera punie, même quant à la syndérèse. La syndérèse pèche donc, elle aussi.

 

En sens contraire :

 

1) Le bien peut être plus pur que le mal : car, s’il existe un bien auquel rien de mal n’est mêlé, rien en revanche n’est si mauvais qu’il ne s’y mêle quelque part de bien. Or il y a en nous quelque chose qui incline toujours au mal, c’est le foyer. Il y aura donc aussi quelque chose qui incline toujours au bien. Cela n’est rien d’autre, semble-t-il, que la syndérèse. Et ainsi, la syndérèse ne pèche jamais.

 

 

2) Ce qui réside naturellement en quelque chose, y réside toujours. Or il est naturel à la syndérèse de murmurer contre le mal. Elle ne consent donc jamais au mal ; donc elle ne pèche pas.

 

Réponse :

 

La nature, en toutes ses œuvres, tend au bien et à la conservation des choses qui se font par l’opération de la nature ; voilà pourquoi, dans toutes les œuvres de la nature, les principes sont toujours permanents, immuables, et conservent leur rectitude ; en effet, « il est nécessaire que les principes demeurent », comme il est dit au premier livre de la Physique. Car aucune fermeté ou certitude ne serait possible dans les choses qui sont issues des principes, si les principes n’étaient eux-mêmes fermement établis. Et de là vient que toutes les choses changeantes se ramènent à quelque premier immobile.

 

De là vient aussi que toute la connaissance spéculative dérive de quelque connaissance très certaine, inaccessible à l’erreur, et qui est la connaissance des premiers principes universels, par rapport auxquels toutes les autres choses connues sont examinées, et d’après lesquels tout vrai est approuvé et tout faux rejeté. Et si quelque erreur pouvait survenir en eux, aucune certitude ne se rencontrerait dans toute la connaissance qui suit.

 

Par conséquent, dans les œuvres humaines aussi, pour qu’une rectitude puisse exister en elles, il est nécessaire qu’il y ait un principe permanent qui ait une rectitude immuable, et par rapport auquel toutes les œuvres humaines soient examinées, en sorte que ce principe permanent s’oppose à tout mal et donne son assentiment à tout bien. Et ce principe est la syndérèse, dont la fonction est de murmurer contre le mal et d’incliner au bien ; voilà pourquoi nous accordons qu’il ne peut y avoir de péché en elle.

 

Réponse aux objections :

 

1° Dans l’universel, la syndérèse ne se jette jamais en bas. Mais dans l’application même du principe universel à un acte particulier, l’erreur peut se produire, à cause d’une fausse déduction ou de l’assomption de quelque chose de faux. Voilà pourquoi il n’a pas dit simplement que la syndérèse se jette en bas, mais que la conscience se jette en bas, elle qui applique à des œuvres particulières le jugement universel de la syndérèse.

 

2° Lorsque, dans un syllogisme, une conclusion fausse est amenée par deux propositions dont l’une est vraie et l’autre fausse, le vice de la conclusion n’est pas attribué à la proposition vraie, mais à la fausse. Voilà pourquoi, lorsque les meurtriers des apôtres jugeaient qu’ils faisaient une chose agréable à Dieu, le vice de ce jugement ne venait pas du jugement universel de la syndérèse, qui est qu’il faut faire une chose agréable à Dieu, mais du jugement faux de la raison supérieure, qui jugeait que le meurtre des apôtres était agréable à Dieu. Voilà pourquoi on ne doit pas accorder qu’un acte de syndérèse les ait inclinés à pécher.

 

 

3° De même que le sommet de la tête est la plus haute partie du corps, de même le sommet de l’âme désigne la plus haute partie de l’âme ; aussi le sommet de l’âme s’entend-il de diverses façons, suivant les différentes distinctions des parties de l’âme. Si l’on distingue la partie intellective de la sensitive, toute la partie intellective peut être appelée le sommet de l’âme. Si l’on distingue en outre la partie intellective en raison supérieure et inférieure, la raison supérieure sera appelée sommet. En distinguant encore la raison en jugement naturel et délibération de la raison, on dira que le jugement naturel est le sommet. Quand donc il est dit que l’âme est souillée jusqu’au sommet, cela doit se comprendre en ce sens que le nom de sommet désigne la raison supérieure, et non dans le sens où il désigne la syndérèse.

 

4° La puissance rationnelle, qui a de soi des objets opposés, est parfois déterminée à une seule chose par un habitus, surtout si l’habitus est complet. Or le nom de syndérèse désigne la puissance rationnelle non pas en elle-même, mais perfectionnée par un habitus très certain.

 

 

5° L’acte de la syndérèse n’est pas absolument un acte de vertu, mais un préalable à l’acte de vertu, comme les ressources naturelles sont des préalables aux vertus gratuites et acquises.

 

6° De même que, dans le domaine spéculatif, bien que l’argument faux tire son origine des principes, il ne doit cependant pas sa fausseté aux principes premiers mais au mauvais usage des principes, de même quelque chose de semblable se produit dans le domaine pratique ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

7° Saint Augustin montre au douzième livre sur la Trinité que cet argument n’est pas recevable. Il dit en effet que l’homme tout entier est condamné pour le péché de la seule raison inférieure, et cela parce que l’une et l’autre raison appartient à une personne unique, à laquelle revient proprement l’acte de pécher. Voilà pourquoi la peine correspond directement à la personne, et non à la puissance, sinon en tant que la puissance appartient à la personne ; en effet, pour le péché que l’homme a commis par une partie de lui-même, la personne elle-même mérite la peine quant à tout ce qui est contenu en elle. Voilà pourquoi aussi dans la justice séculière, pour l’homicide que l’homme commet de sa main, la main n’est pas seule punie.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia dicitur in Glossa [ordin.] Ieronymi post mentionem de synderesi factam Ezech. I, 9 : hanc interdum praecipitari videmus. Sed praecipitatio in operabilibus nihil est aliud quam peccatum. Ergo synderesis peccare potest.

 

Praeterea, cum peccare non sit habitus, proprie loquendo, neque potentiae, sed hominis, quia actus singularium sunt ; dicitur tamen aliquis habitus vel potentia peccare, secundum quod per actum alicuius habitus vel potentiae homo inducitur ad peccandum. Sed per actum synderesis homo inducitur ad peccandum quandoque : quia dicitur Ioan. XVI, vers. 2 : venit hora ut omnis qui interficit vos, arbitretur se obsequium praestare Deo ; et sic ad occisionem apostolorum aliqui inclinabantur ex hoc arbitrio quo iudicabant esse obsequendum Deo, quod iudicium ad synderesim certum est pertinere. Ergo synderesis peccat.

 

Praeterea, Hierem. II, 16, dicitur filii Mempheos constupraverunt te usque ad verticem. Vertex autem est superior pars animae, ut dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 119 A], super illud Ps. VII, 17 : in verticem ipsius iniquitas eius descendet ; et sic ad synderesim pertinet, quae est supremum in anima. Ergo synderesis etiam a daemonibus per peccatum constupratur.

Praeterea, potentia rationalis se habet ad opposita, secundum philosophum [cf. Metaph. IX, 2 (1046 b 4)]. Sed synderesis est rationalis potentia. Ergo se habet ad opposita : ergo potest bonum facere, et peccare.

 

Praeterea, contraria nata sunt fieri circa idem. Sed virtus et peccatum sunt contraria. Cum igitur in synderesi sit actus virtutis, quia instigat ad bonum, erit etiam in ea actus peccati.

 

 

Praeterea, sicut se habet intellectus principiorum in speculativis, ita synderesis in operativis. Sed omnis operatio rationis speculativae ex principiis primis oritur. Ergo et omnis operatio practicae rationis ex synderesi initium sumit. Ergo sicut synderesi attribuitur operatio rationis practicae quae est secundum virtutem, ita attribuetur ei operatio rationis quae est secundum peccatum.

 

Praeterea, poena respondet culpae. Sed anima tota punietur in damnatis, etiam secundum synderesim. Ergo etiam synderesis peccat.

 

 

 

Sed contra. Bonum potest esse magis purum quam malum : quia aliquod bonum est cui non admiscetur aliquid de malo ; nihil autem est adeo malum, quod non habeat aliquid de bono permixtum. Sed in nobis est aliquid quod semper inclinat ad malum, scilicet fomes. Ergo et aliquid erit quod semper inclinat ad bonum. Hoc nihil videtur esse nisi synderesis. Et sic synderesis numquam peccat.

 

Praeterea, quod naturaliter inest, semper inest. Sed naturale est synderesi quod remurmuret malo. Ergo ipsa nunquam in malum consentit ; ergo non peccat.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod natura in omnibus suis operibus bonum intendit, et conservationem eorum quae per operationem naturae fiunt ; et ideo in omnibus naturae operibus semper principia sunt permanentia et immutabilia, et rectitudinem conservantia : principia enim manere oportet, ut dicitur in I Phys. [cap. 6 (189 a 19)]. Non enim posset esse aliqua firmitas vel certitudo in his quae sunt a principiis, nisi ipsa principia essent firmiter stabilita. Et inde est quod omnia mutabilia reducuntur ad aliquid primum immobile.

 

Inde etiam est quod omnis speculativa cognitio derivatur ab aliqua certissima cognitione circa quam error esse non potest, quae est cognitio primorum principiorum universalium, ad quae omnia alia cognita examinantur, et ex quibus omne verum approbatur, et omne falsum respuitur. In quibus si aliquis error posset accidere nulla certitudo in tota cognitione sequenti inveniretur.

 

Unde et in operibus humanis, ad hoc quod aliqua rectitudo in eis esse possit, oportet esse aliquod principium permanens, quod rectitudinem immutabilem habeat, ad quod omnia humana opera examinentur ; ita quod illud principium permanens omni malo resistat, et omni bono assentiat. Et haec est synderesis, cuius officium est remurmurare malo, et inclinare ad bonum ; et ideo concedimus quod in ea peccatum esse non potest.

Ad primum igitur dicendum, quod synderesis nunquam praecipitatur in universali. Sed in ipsa applicatione universalis principii ad aliquod particulare potest accidere error, propter falsam deductionem, vel alicuius falsi assumptionem. Et ideo non dixit quod synderesis simpliciter praecipitetur ; sed quod conscientia praecipitatur, quae universale iudicium synderesis ad particularia opera applicat.

 

Ad secundum dicendum, quod quando in aliquo syllogismo conclusio falsa inducitur ex duabus propositionibus quarum una est vera et alia falsa, peccatum conclusionis non attribuitur propositioni verae, sed falsae. Et ideo in illo arbitrio quo occisores apostolorum arbitrabantur se obsequium praestare Deo, peccatum non proveniebat ex universali iudicio synderesis, quod est Deo esse obsequendum, sed ex falso iudicio rationis superioris, quae arbitrabatur occisionem apostolorum esse beneplacitam Deo. Et ideo non oportet concedere quod per actum synderesis ad peccandum inclinarentur.

 

Ad tertium dicendum, quod vertex sicut est suprema pars corporis, ita vertex animae dicitur suprema pars animae ; unde secundum diversas distinctiones partium animae vertex animae diversimode accipitur. Distinguendo partem intellectivam a sensitiva, tota intellectiva pars vertex animae dici potest. Ulterius distinguendo intellectivam partem in rationem superiorem et inferiorem, ratio superior vertex dicetur. Ulterius distinguendo rationem in naturale iudicium et rationis deliberationem, naturale iudicium dicetur esse vertex. Cum igitur anima dicitur usque ad verticem constuprari, intelligendum est secundum quod vertex nominat superiorem rationem, non autem prout nominat synderesim.

 

Ad quartum dicendum, quod potentia rationalis, quae de se se habet ad opposita, per habitum quandoque determinatur ad unum ; et maxime si sit habitus completus. Synderesis autem non nominat potentiam rationalem absolute, sed perfectam per habitum certissimum.

 

Ad quintum dicendum, quod actus synderesis non est actus virtutis simpliciter, sed praeambulum ad actum virtutis, sicut naturalia sunt praeambula virtutibus gratuitis et acquisitis.

 

Ad sextum dicendum, quod sicut in speculativis ratio falsa, quamvis originem sumat a principiis, non tamen a principiis primis falsitatem habet sed ex malo usu principiorum, ita etiam et in operativis accidit, unde ratio non sequitur.

 

 

Ad septimum dicendum, quod Augustinus, XII de Trinit. [cap. 12], ostendit hoc argumentum non valere. Dicit enim, quod pro peccato solius inferioris rationis totus homo damnatur, et hoc ideo quia ad unam personam pertinet utraque ratio, cuius est proprie peccare. Et ideo poena respondet directe personae, et non potentiae, nisi in quantum potentia est personae : pro peccato enim quod homo una sui parte commisit, ipsa persona hominis poenam meretur quantum ad omnia quae in persona continentur. Unde etiam et in iudicio saeculari, pro homicidio, quod homo manu committit, non sola manus punitur.

 

 

 

 

 

 

Article 3 - LA SYNDÉRÈSE S’ÉTEINT-ELLE EN QUELQUES-UNS ?

(Tertio quaeritur utrum synderesis in aliquibus extinguatur.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° À propos de ce passage du psaume : « Ils se sont corrompus et sont devenus abominables », la Glose dit : « corrompus, c’est-à-dire privés de toute lumière de la raison ». Or la lumière de la syndérèse est la lumière de la raison. La syndérèse s’éteint donc en quelques-uns.

 

2° Les hérétiques n’ont parfois aucun remords de leur infidélité, alors que l’infidélité est un péché. Puis donc que la fonction de la syndérèse est de murmurer contre le péché, il semble qu’elle soit éteinte en eux.

 

 

3° Selon le Philosophe au septième livre de l’Éthique, celui qui a un habitus de vice est corrompu quant aux principes des opérables. Or les principes des opérables relèvent de la syndérèse. La syndérèse est donc éteinte en tout homme ayant un habitus de vice.

4° Prov. 18, 3 : « Lorsque le méchant sera venu au plus profond des péchés, il se moquera » ; et quand cela se produit, « la syndérèse n’a plus sa place », comme dit saint Jérôme dans la Glose sur Ézéch. 1, 9. La syndérèse s’éteint donc en certains.

 

 

5° Dans les bienheureux, toute inclination au mal est écartée. Donc à l’inverse, dans les damnés, toute inclination au bien est écartée ; or la syndérèse incline au bien ; elle s’éteint donc en ces derniers.

 

En sens contraire :

 

1) Isaïe, dernier chap. : « Leur ver ne mourra point » ; et cela s’entend, d’après saint Augustin, du ver de la conscience qui est le remords de conscience ; or le remords de conscience vient de ce que la syndérèse murmure contre le mal. La syndérèse ne s’éteint donc pas.

 

 

2) Dans l’abîme des péchés, le lieu le plus profond est occupé par le désespoir, qui est le péché contre le Saint-Esprit. Or, même chez les désespérés, la syndérèse ne s’éteint pas, comme le montre saint Jérôme dans la Glose sur Ézéch., lorsqu’il dit que la syndérèse « ne fut pas même éteinte en Caïn », lequel, à n’en pas douter, fut désespéré, puisqu’il a dit en Gen. 4, 3 : « Mon iniquité est trop grande pour pouvoir en obtenir le pardon. » Nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

Réponse :

 

Que la syndérèse s’éteigne, cela peut s’entendre de deux façons.

 

D’abord quant à la lumière habituelle elle-même ; et il est impossible que la syndérèse s’éteigne ainsi, comme il est impossible que l’âme de l’homme soit privée de la lumière de l’intellect agent, par laquelle les premiers principes viennent à notre connaissance, tant dans le domaine spéculatif que dans celui de l’agir ; en effet, cette lumière est de la nature de l’âme elle-même, puisque c’est par elle que l’âme est intellectuelle ; il est dit à son sujet dans le psaume : « La lumière de votre visage, Seigneur, a été empreinte sur nous comme un signe », c’est-à-dire une lumière qui nous montre les biens, car c’est une réponse à ce qu’il disait : « Beaucoup disent : “Qui nous fera voir les biens ?” »

 

Ensuite quant à l’acte, et cela de deux façons. De la première, on dit que l’acte de la syndérèse est éteint, en tant que l’acte de la syndérèse est entièrement intercepté. Et il arrive que l’acte de la syndérèse soit ainsi éteint en ceux qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ni aucun usage de la raison, à cause d’un empêchement provenant d’une blessure des organes corporels, desquels notre raison a besoin de recevoir. De la seconde façon, en tant que l’acte de la syndérèse est détourné vers le contraire. Et il est impossible que le jugement de la syndérèse s’éteigne de la sorte dans l’universel, mais il s’éteint quant à l’opérable particulier chaque fois que l’on pèche dans l’élection, la force de la concupiscence ou d’une autre passion absorbant tellement la raison, que le jugement universel de la syndérèse, lors de l’élection, n’est pas appliqué à l’acte particulier. Cela ne signifie cependant pas que la syndérèse s’éteigne purement et simplement, mais seulement à un certain point de vue. Donc, absolument parlant, nous accordons que la syndérèse ne s’éteint jamais.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° Des pécheurs sont dits privés de toute lumière de la raison quant à l’acte d’élec­tion : la raison se trompe dans l’élection parce qu’elle est absorbée par quelque passion ou abaissée par quelque habitus, si bien que la lumière de la syndérèse n’est plus suivie lors de l’élection.

 

 

2° Chez les hérétiques, la conscience ne murmure pas contre leur infidélité, à cause de l’erreur qui est dans leur raison supérieure : car à cause de cette erreur il se pro­duit que le jugement de la syndérèse n’est pas appliqué à ce cas particulier. Dans l’universel, en effet, le jugement de la syndérèse demeure en eux, car ils jugent qu’il est mal de ne pas croire aux choses dites par Dieu ; mais l’erreur qu’ils suivent dans leur raison supérieure, c’est de ne pas croire que telle chose a été dite par Dieu.

 

3° Celui qui a l’habitus d’un vice est assurément corrompu quant aux principes des opérables, non dans l’universel, mais quant à l’opérable particulier, c’est-à-dire en tant que la raison est abaissée par l’habitus du vice, si bien qu’elle n’applique pas le jugement universel à l’opérable particulier lors de l’élection. Et c’est aussi en ce sens qu’il est dit du méchant parvenu au plus profond des péchés, qu’il se moque.

 

4° On voit dès lors clairement la solution du quatrième argument.

 

5° Le mal est en dehors de la nature, c’est pourquoi rien n’empêche que l’inclination au mal soit écartée des bienheureux. Mais le bien et l’inclination au bien proviennent de la nature elle-même ; donc, tant que la nature demeure, l’inclination au bien ne peut être ôtée, même des damnés.

 

Et videtur quod sic.

 

In Psalm. super illud [Ps. XIII, 1] : corrupti sunt, et abominabiles facti sunt. Dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 163 A] : corrupti, id est omni lumine rationis privati. Sed lumen synderesis est lumen rationis. Ergo synderesis in aliquibus extinguitur.

 

Praeterea, haeretici non habent aliquem remorsum de sua infidelitate quandoque ; infidelitas autem peccatum est. Cum igitur officium synderesis sit remurmurare peccato, videtur quod ipsa in eis sit extincta.

 

Praeterea, secundum philosophum in VII Ethic. [l. 8 (1151 a 14)] ille qui habet habitum vitii est corruptus circa principia operabilium. Sed principia operabilium pertinent ad synderesim. Ergo in omni habente habitum vitii alicuius synderesis extincta est.

Praeterea, Proverb. XVIII, 3 : impius, cum in profundum peccatorum venerit, contemnet : quod cum accidit, synderesis suum locum non tenet, ut dicit Hieronymus in Glossa [ordin.] Ezech. I, 9. Ergo synderesis in quibusdam extinguitur.

 

Praeterea, in beatis amovetur omnis inclinatio ad malum. Ergo in damnatis omnis inclinatio ad bonum e contrario removetur ; sed synderesis inclinat ad bonum, igitur in eis ipsa extinguitur.

 

 

Sed contra, Isaiae ult. [LXVI, 24] : vermis eorum non morietur ; et exponitur secundum Augustinum [De civ. Dei XXI, 9] de verme conscientiae qui est conscientiae remorsus ; sed remorsus conscientiae causatur ex hoc quod synderesis remurmurat malo. Ergo synderesis non extinguitur.

 

Praeterea, in peccatis profundissimum locum tenet desperatio, quae est peccatum in spiritum sanctum. Sed etiam in desperatis synderesis non extinguitur, ut patet per Hieronymum in Glossa [ordin.] super Ezech., qui dicit, quod synderesis nec etiam in Cain extincta est, quem tamen constat desperatum fuisse per hoc quod dixit Genes., IV, 13 : maior est iniquitas mea, quam ut veniam merear. Ergo idem quod prius.

 

 

 

Responsio. Dicendum quod synderesim extingui, potest intelligi dupliciter.

Uno modo quantum ad ipsum lumen habituale ; et sic impossibile est quod synderesis extinguatur : sicut impossibile est quod anima hominis privetur lumine intellectus agentis, per quod principia prima et in speculativis et in operativis nobis innotescunt ; hoc enim lumen est de natura ipsius animae, cum per hoc sit intellectualis ; de quo dicitur in Psalm. [IV, 7] : signatum est super nos lumen vultus tui, Domine, quod scilicet nobis bona ostendit ; hoc enim est responsio ad id quod dixerat [Ps. IV, 6] : multi dicunt : quis ostendit nobis bona ?

 

 

 

Alio modo quantum ad actum ; et hoc dupliciter. Uno modo ut dicatur actus synderesis extingui, in quantum actus synderesis omnino intercipitur. Et sic contingit actum synderesis extingui in non habentibus usum liberi arbitrii, neque aliquem usum rationis : et hoc propter impedimentum proveniens ex laesione organorum corporalium, a quibus ratio nostra accipere indiget. Alio modo per hoc quod actus synderesis ad contrarium deflectatur. Et sic impossibile est in universali iudicium synderesis extingui ; in particulari autem operabili extinguitur quandocumque peccatur in eligendo, vis enim concupiscentiae aut alterius passionis ita rationem absorbet, ut in eligendo universale synderesis iudicium ad particularem actum non applicetur. Sed hoc non est extingui synderesim simpliciter, sed secundum quid tantum. Unde simpliciter loquendo, concedimus quod synderesis nunquam extinguitur.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod dicuntur aliqui peccatores omni lumine rationis privati quantum ad actum electionis, in qua ratio errat, propter hoc quod absorbetur ab aliqua passione, vel deprimitur ab aliquo habitu, ut lumen synderesis non sequatur in eligendo.

 

Ad secundum dicendum, quod in haereticis non remurmurat conscientia eorum infidelitati, propter errorem qui est in ratione eorum superiori, ex quo contingit ut synderesis iudicium huic particulari non applicetur. In universali enim iudicium synderesis in eis manet : iudicant enim malum esse non credere his quae a Deo dicuntur ; in hoc autem errant secundum rationem superiorem, quod non credunt hoc esse a Deo dictum.

 

Ad tertium dicendum, quod ille qui ha­bet habitum alicuius vitii, est quidem corruptus circa principia operabilium, non in universali, sed in particulari operabili ; in quantum scilicet per ha­bitum vitii deprimitur ratio, ne universale iudicium ad operabile particu­lare applicet eligendo. Et per hunc etiam modum impius in profundum peccatorum veniens contemnere dicitur.

 

Unde patet solutio ad quartum.

 

 

Ad quintum dicendum, quod malum est praeter naturam, et ideo nihil prohibet inclinationem ad malum a beatis removeri. Sed bonum et inclinatio ad bonum consequitur ipsam naturam ; unde manente natura, non potest inclinatio ad bonum tolli etiam a damnatis.

 

 

 

 

 

Question 17 ─ LA CONSCIENCE

Plan de cette question (voir aussi l’analyse au tome I, p. 88)

 

La conscience est un acte (art. 1)

 

Obligation et erreur :

     La conscience peut se tromper (2)

     La conscience oblige par la force du précepte divin (3)

     Même erronée, elle oblige,

mais alors à un certain point de vue et par accident (4)

     Erronée, elle oblige plus que le précepte du prélat,

mais à un certain point de vue et imparfaitement (5)

 

 

 

 

 

 

LA QUESTION PORTE

SUR LA CONSCIENCE.

 

Article 1 : La conscience est-elle une puissance, un habitus ou un acte ?

Article 2 : La conscience peut-elle se tromper ?

Article 3 : La conscience oblige-t-elle ?

Article 4 : La conscience erronée oblige-t-elle ?

Article 5 : La conscience erronée, en matière indifférente, oblige-t-elle plus ou moins qu’un commandement du prélat ?

 

Quaestio est

de conscientia.

 

Primo utrum conscientia sit potentia, vel habitus, vel actus.

Secundo utrum conscientia possit errare.

Tertio utrum conscientia liget.

Quarto utrum conscientia erronea liget.

Quinto utrum conscientia erronea in indifferentibus plus liget quam praeceptum praelati vel minus.

 

 

 

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

Art. 1 : Super Sent. II, d. 24, q. 2, a. 4 ; Sum. Th. I, q. 79, a. 13.

 

Art. 2 : Super Sent. II, d. 24, q. 2, a. 4 et d. 39, q. 3, a. 1, ad 1 et a. 2 ; Quodl. III, q. 12, a. 1.

 

Art. 3 : Sum. Th. I, q. 79, a. 13.

 

Art. 4 : Super Sent. II, d. 39, q. 3, a. 3 ; Quodl. VIII, q. 6, a. 3 ; Super Galat., cap. 5, l. 1 ; Quodl. III, q. 12, a. 2 ; Sum. Th. I-II, q. 19, a. 5 ; Super Rom., cap. 14, l. 2.

 

Art. 5 : Super Sent. II, d. 39, q. 3, a. 3, ad 3 ; Super Rom., cap. 14, l. 2.

 

 

 

 

Article 1 - LA CONSCIENCE EST-ELLE UNE PUISSANCE, UN HABITUS OU UN ACTE ?

(Et primo quaeritur utrum sit potentia, vel habitus, vel actus.)

 

 

Il semble que ce soit une puissance.

 

1° Saint Jérôme, dans la Glose sur Ézéch. 1, 9, après avoir fait mention de la syndérèse, dit : « Nous voyons que cette conscience se jette parfois en bas » ; d’où il semble résulter que la conscience est identique à la syndérèse. Or la syndérèse est une puissance, d’une certaine façon. Donc la conscience aussi.

 

2° Seule une puissance de l’âme peut être le sujet d’un vice. Or la conscience est le sujet de la souillure du péché, comme on le voit clairement en Tite 1, 15 : « Leur esprit est souillé, ainsi que leur conscience. » La conscience est donc une puissance.

 

3° [Le répondant] disait que la souillure n’est pas dans la conscience comme en un sujet. En sens contraire : rien ne peut, en restant numériquement identique, être souillé et pur, à moins d’être le sujet de la souillure. Or tout ce qui passe de la souillure à la pureté en restant numériquement identique est tantôt pur, tantôt souillé. Tout ce qui passe de la souillure à la pureté, ou vice versa, est donc le sujet de la souillure et de la pureté. Or la conscience passe de la souillure à la pureté ; Hébr. 9, 14 : « Le sang du Christ […] purifiera notre conscience des œuvres mortes, pour servir le Dieu vivant. » La conscience est donc une puissance.

 

 

4° On dit que la conscience est le dictamen de la raison, dictamen qui n’est assurément rien d’autre que le jugement de la raison. Or le jugement de la raison appartient au libre arbitre, sous le nom duquel on le désigne aussi. Il semble donc que le libre arbitre et la conscience soient identiques. Or le libre arbitre est une puissance. Donc la conscience aussi.

 

5° Saint Basile dit que la conscience est un jugement naturel ; or le jugement naturel est la syndérèse ; la conscience est donc identique à la syndérèse ; or la syndérèse est en quelque sorte une puissance, donc la conscience aussi.

 

 

 

6° Le péché ne peut être que dans la volonté ou dans la raison. Or le péché est dans la conscience. La conscience est donc la raison ou la volonté. Or la raison et la volonté sont des puissances. Donc la conscience aussi.

 

7° Ni de l’habitus ni de l’acte on ne dit qu’ils savent. Or on dit de la conscience qu’elle sait ; Eccl. 7, 23 : « Car ta conscience sait que tu as souvent dit du mal des autres. » La conscience n’est donc ni un habitus ni un acte ; c’est donc une puissance.

 

8° Origène dit que la conscience est « un esprit correcteur et pédagogue, associé à l’âme, qui la sépare du mal et la fait adhérer au bien ». Or le nom d’esprit désigne une puissance de l’âme, ou même son essence. Le nom de conscience désigne donc une puissance de l’âme.

 

 

9° La conscience est soit un acte, soit un habitus, soit une puissance. Or ce n’est pas un acte, car l’acte ne demeure pas toujours, et il n’existe pas dans le dormeur, dont on dit pourtant qu’il a une conscience. Ce n’est pas non plus un habitus ; c’est donc une puissance.

 

Et voici comment montrer que ce n’est pas un habitus.

 

1. Aucun habitus de la raison ne porte sur des objets particuliers ; or la conscience porte sur des actes particuliers ; la conscience n’est donc pas un habitus de la raison ; ni d’aucune autre puissance, puisque la conscience appartient à la raison.

 

2. Il n’y a dans la raison que des habitus spéculatifs et des habitus opératifs. Or la conscience n’est pas un habitus spéculatif, puisqu’elle a une relation à l’œuvre ; elle n’est pas non plus un habitus opératif, puisqu’elle n’est ni l’art ni la prudence : eux seuls, en effet, sont placés dans la partie opérative par le Philosophe, au sixième livre de l’Éthique. La conscience n’est donc pas un habitus. Que la conscience ne soit pas l’art, cela est manifeste. Qu’elle ne soit pas non plus la prudence, en voici la preuve. La prudence est la droite raison des actions immanentes, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique. Or elle ne regarde pas les actions immanentes singulières, car, étant en nombre infini, elles ne peuvent avoir de raison ; en outre, il s’ensuivrait que la prudence serait accrue, à proprement parler, par la considération de très nombreux actes singuliers, ce qui ne semble pas être vrai. Or la conscience regarde les œuvres singulières. La conscience n’est donc pas la prudence.

 

3. [Le répondant] disait que la conscience est un certain habitus par lequel le jugement universel de la raison est appliqué à une œuvre particulière. En sens contraire : ce qui peut se faire par un seul habitus n’en requiert pas deux. Or le détenteur d’un habitus universel peut l’appliquer au singulier avec la seule intervention de la puissance sensitive : par exemple, l’habitus qui permet à quelqu’un de savoir que toute mule est stérile lui permettra de savoir que telle mule est stérile lorsqu’il aura perçu par le sens que c’est une mule. Donc, pour appliquer le jugement universel à l’acte particulier, aucun habitus n’est requis. Par conséquent, la conscience n’est pas un habitus, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

4. Tout habitus est soit naturel, soit infus, soit acquis. Or la conscience n’est pas un habitus naturel, car un tel habitus est identique en tous, au lieu que tous n’ont pas la même conscience. Ce n’est pas non plus un habitus infus, car un tel habitus est toujours droit, alors que parfois la conscience ne l’est pas. Ce n’est pas non plus un habitus acquis, car autrement il n’y aurait pas de conscience chez les enfants, ni en l’homme avant qu’il ait acquis l’habitus par de nombreux actes. La conscience n’est donc pas un habitus, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

5. L’habitus, selon le Philosophe, est acquis par des actes nombreux. Or c’est par un seul acte que l’on a une conscience. La conscience n’est donc pas un habitus.

 

 

6. La conscience est une peine pour les damnés, comme on le trouve dans la Glose à propos de II Cor. 1, 12. Or l’habitus n’est pas une peine, mais plutôt une perfection de celui qui le possède. La conscience n’est donc pas un habitus.

En sens contraire :

 

Il semble que la conscience soit un habitus.

 

 

1) La conscience, selon saint Jean Damascène, « est la loi de notre intelligence ». Or la loi de l’intelligence est l’habitus des principes universels du droit. La conscience est donc un habitus.

 

2) À propos de Rom. 2, 14 : « Quand des païens, qui n’ont pas la loi, etc. », la Glose dit : « Bien que les païens n’aient pas la loi écrite, ils ont néanmoins la loi naturelle que chacun comprend, et qui rend chacun conscient de ce qu’est le bien et le mal. » D’où il semble résulter que c’est la loi naturelle qui rend chacun conscient. Or tout homme est rendu conscient par la conscience. La conscience est donc la loi naturelle ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

3) Le nom de science désigne l’habitus de la conclusion. Or la conscience est une certaine science. C’est donc un habitus.

 

4) Un habitus est généré par des actes multipliés. Or on opère fréquemment selon la conscience. Par de tels actes est donc généré un habitus, que l’on peut appeler conscience.

 

 

5) À propos de I Tim. 1, 5 : « La fin des commandements, c’est la charité qui naît d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sincère », la Glose dit : « d’une bonne conscience, c’est-à-dire de l’espé­rance ». Or l’espérance est un certain habitus. Donc la conscience aussi.

 

6) Ce qui, en nous, vient d’un envoi de Dieu, semble être un habitus infus. Or, selon saint Jean Damascène au quatrième livre, de même que le foyer provient d’un envoi du démon, de même la conscience existe par un envoi de Dieu. La conscience est donc un habitus infus.

 

 

7) Selon le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, tout ce qui est dans l’âme est soit puissance, soit habitus, soit passion. Or la conscience n’est pas une passion, car les passions ne nous font ni mériter ni démériter, « ni être loué ni être blâmé », comme dit le Philosophe au même endroit. Ce n’est pas non plus une puissance, car la puissance ne peut pas être quittée, au lieu qu’une conscience se quitte. La conscience est donc un habitus.

 

En sens contraire :

 

Il semble que la conscience soit un acte.

 

 

1/ On dit que la conscience accuse ou excuse. Or on ne peut être accusé ou excusé que dans la mesure où l’on considère actuellement quelque chose. La conscience est donc un acte.

 

2/ Le savoir qui consiste en une confrontation, est un savoir en acte. Or le nom de conscience désigne une science avec une confrontation : en effet, on dit « être conscient » comme on dirait « savoir simultanément ». La conscience est donc une science actuelle.

 

Réponse :

 

Selon certains, le mot « conscience » se dit de trois façons. Tantôt il est employé pour désigner la réalité même dont on a conscience, tout comme le mot « foi » est employé pour désigner la réalité que l’on croit ; tantôt il signifie la puissance par laquelle nous sommes conscients ; et tantôt un habitus ; certains disent aussi qu’il est parfois employé pour désigner un acte. Et la raison de cette distinction semble être la suivante : puisqu’il y a un acte de la conscience, et qu’à propos de l’acte on considère l’objet, la puissance, l’habitus et l’acte lui-même, il se rencontre parfois un nom désignant ces quatre choses de façon équivoque. Par exemple, le nom intellectus signifie tantôt la réalité pensée (rem intellectam), comme on dit que les noms signifient les concepts (intellectus), tantôt la puissance intellective elle-même, tantôt un certain habitus, tantôt même un acte. Cependant, dans ces désignations, il faut suivre le langage courant, car « il faut user des noms comme la plupart le font », comme il est dit au deuxième livre des Topiques. Certes, il semble que le mot « conscience » soit employé dans le langage courant pour désigner la réalité dont on a conscience, comme lorsqu’on dit : « Je te dirai ma conscience », c’est-à-dire : « ce qui est dans ma conscience ». Mais ce nom ne peut pas être attribué au sens propre à une puissance ou à un habitus, mais seulement à un acte, car c’est seulement en cette signification que s’accorde tout ce qui est dit de la conscience.

 

En effet, il faut savoir qu’il n’est d’usage de désigner l’acte et la puissance ou l’habitus par un même nom que lorsqu’un acte est propre à une puissance ou à un habitus, comme voir est propre à la puissance visuelle, et savoir en acte est propre à l’habi­tus de science ; c’est pourquoi le nom « vue » désigne tantôt la puissance, tantôt l’acte ; et de même pour « science ». Mais si l’on a un acte qui convient à plusieurs ou

à tous les habitus ou puissances, l’usage n’est pas qu’une puissance ou un habitus soit nommé d’après un tel nom d’acte, comme on le voit bien pour le nom « usage » : en effet, il signifie l’acte de n’importe quel habitus. L’acte de n’importe quel habitus ou puissance est effectivement un certain usage de ce dont il est l’acte. Aussi le nom « usage » signifie-t-il l’acte de telle façon qu’il ne signifie aucunement la puissance ou l’habitus. Et il semble en aller de même pour la conscience. En effet, le nom « conscience » signifie l’application de la science à quelque chose ; c’est pourquoi l’on dit « être conscient » comme on dirait « savoir simultanément ». Or n’importe quelle science peut être appliquée à quelque chose ; le mot « conscience » ne peut donc désigner un habitus spécial ou une puissance, mais il désigne l’acte lui-même, c’est-à-dire l’application de n’importe quel habitus ou de n’importe quelle connaissance à un acte particulier.

 

Or une connaissance s’applique à un acte de deux façons : d’abord en considérant si l’acte existe ou a existé ; ensuite en considérant si l’acte est droit ou ne l’est pas. Et selon le premier mode d’application, on dit que nous avons conscience d’un acte en tant que nous savons que cet acte a été commis ou non ; comme il est d’usage courant de dire : « cela n’a pas eu lieu, à ma connaissance [litt. d’après ma conscience] », c’est-à-dire : je ne sais pas si cela est arrivé ou a existé. Et l’on reconnaît cette façon de parler en Gen. 43, 22 : « Qui a mis notre argent dans nos sacs, cela n’est pas dans nos consciences » ; et en Eccl. 7, 23 : « Ta conscience sait que tu as souvent dit du mal des autres. » Et en ce sens, on dit que la conscience témoigne de quelque chose ; Rom. 9, 1 : « Ma conscience m’en rend témoignage, etc. » Selon l’autre mode d’appli­cation, par lequel la connaissance est appliquée à l’acte pour savoir s’il est droit, il y a deux voies : l’une par laquelle nous nous dirigeons au moyen de l’habitus de science pour faire ou ne pas faire quelque chose ; l’autre par laquelle, à la lumière de l’habi­tus de science, on examine l’acte après qu’il a été commis, pour savoir s’il est droit ou non. Et ces deux voies se distinguent dans le domaine de l’agir comme les deux voies que l’on rencontre aussi dans le domaine spéculatif, à savoir la voie d’inven­tion et la voie de jugement. En effet, la voie par laquelle, comme en délibérant, nous considérons au moyen de la science ce qu’il faut faire, est semblable à l’invention, par laquelle nous recherchons les conclusions à partir des principes. Et celle par laquelle nous examinons les choses qui ont déjà été faites et décidons si elles sont droites, est comme la voie de jugement, au moyen de laquelle les conclusions sont analytiquement réduites à des principes.

 

 

Or nous employons le nom de conscience selon les deux modes d’application. En effet, dans la mesure où la science est appliquée à l’acte comme ce qui dirige vers lui, on dit que la conscience incite, induit, ou oblige. Mais dans la mesure où la science est appliquée à l’acte à la façon d’un examen des choses qui ont déjà été faites, on dit que la conscience accuse ou cause du remords, lorsque ce qui a été fait est trouvé en désaccord avec la science à la lumière de laquelle se fait l’examen, et l’on dit au contraire qu’elle défend ou excuse lorsqu’on trouve que ce qui a été fait a procédé selon la forme de la science. Mais il faut savoir que, dans la première application, où la science est appliquée à un acte pour savoir s’il a été commis, il y a application à un acte particulier d’une connaissance sensitive telle que la mémoire, par laquelle nous nous souvenons de ce qui a été fait, ou telle que le sens, par lequel nous percevons cet acte particulier que nous accomplissons maintenant. Par contre, dans les deuxième et troisième applications, où nous délibérons sur ce qu’il faut faire ou examinons ce qui a déjà été fait, ce sont des habitus de la raison opérative qui sont appliqués à un acte, à savoir l’habitus de syndérèse et celui de sagesse, qui perfectionnent la raison supérieure, et celui de science, qui perfectionne la raison inférieure, qu’ils soient appliqués tous ensemble ou l’un d’eux seulement. C’est à la lumière de ces habitus que nous examinons ce que nous avons fait, et selon eux que nous délibérons sur les choses à faire. Cependant, l’examen porte non seulement sur ce qui a été fait, mais aussi sur ce qui est à faire, au lieu que la délibération porte seulement sur ce qui est à faire.

 

Réponse aux objections :

 

1° Lorsque saint Jérôme dit : « Nous voyons que cette conscience se jette en bas », il ne désigne pas la syndérèse, dont il avait dit qu’elle était l’étincelle de la conscience, mais il désigne la conscience elle-même, dont il avait fait mention auparavant. Ou bien l’on peut dire que toute la force de la conscience qui examine ou délibère, dépend du jugement de la syndérèse, de même que toute la vérité de la raison spéculative dépend des principes premiers. C’est pourquoi il appelle « conscience » la syndérèse, en tant que la première agit par la puissance de la seconde ; d’autant plus qu’il voulait alors exprimer la défection qui pouvait affecter la syndérèse : en effet, elle ne fait pas défaut dans l’universel, mais dans l’applica­tion aux singuliers, et ainsi, la syndérèse ne fait pas défaut en soi, mais en quelque sorte dans la conscience. Voilà pourquoi, en expliquant la défection de la syndérèse, il lui a uni la conscience.

 

2° Il n’est pas dit que la souillure est dans la conscience comme en un sujet, mais comme l’objet su est dans la connaissance ; en effet, on dit de quelqu’un qu’il a la conscience souillée lorsqu’il est conscient de quelque souillure.

 

 

3° On dit que la conscience souillée est purifiée, en ce sens que celui qui auparavant avait conscience d’un péché sait ensuite qu’il en est purifié, et de la sorte on dit qu’il a une conscience pure. C’est donc la même conscience qui était d’abord impure et qui ensuite est pure ; non pas, certes, que la conscience soit le sujet de la pureté et de l’impureté, mais parce que l’une et l’autre sont connues par la conscience qui examine ; non qu’il y ait un acte numériquement identique par lequel on se savait d’abord impur et on se sait ensuite pur, mais parce que l’un et l’autre sont connus par les mêmes principes, tout comme est tenue pour identique la considération qui procède des mêmes principes.

 

 

 

4° Le jugement de la conscience et celui du libre arbitre diffèrent entre eux à quelque égard, et se rejoignent à un autre égard. Ils se rejoignent dans la mesure où ils portent tous deux sur tel acte particulier – en effet, le jugement convient à la conscience dans la voie d’examen –, et en cela leurs jugements respectifs diffèrent du jugement de la syndérèse. Mais le jugement de la conscience et celui du libre arbitre diffèrent entre eux, parce que le jugement de la conscience consiste en une pure connaissance, mais le jugement du libre arbitre, dans une application de la connaissance à la partie affective, et ce jugement est bien sûr le jugement d’élection. Voilà pourquoi il arrive parfois que le jugement du libre arbitre soit perverti, mais non le jugement de la conscience. Comme lorsque quelqu’un examine un acte qu’il est sur le point de faire, et qu’il juge, en regardant encore pour ainsi dire dans le miroir des principes, que cet acte est mauvais, par exemple celui de forniquer avec telle femme ; mais commence-t-il à appliquer ce jugement à l’action, que se présentent de toute part les nombreuses circonstances qui entourent l’acte lui-même, comme par exemple le plaisir de la fornication, par la convoitise duquel la raison est liée pour éviter que son dictamen n’en appelle à un choix [raisonné]. Et ainsi, un homme se trompe en élisant ; et il ne se trompe pas dans la conscience, mais il agit contre la conscience ; et si l’on dit qu’il fait cela avec mauvaise conscience, c’est en tant que ce qui est fait ne concorde pas avec le jugement de la science. Et ainsi, il est clair que la conscience n’est pas nécessairement identique au libre arbitre.

 

5° On dit que la conscience est un jugement naturel, en tant que l’examen ou la délibération de la conscience dépend du jugement naturel, comme on l’a déjà dit.

 

 

 

6° Le péché est dans la raison et dans la volonté comme en un sujet, mais il est dans la conscience d’une autre façon, comme on l’a dit.

 

7° On dit que la conscience sait quelque chose, non pas au sens propre, mais par une tournure de langage selon laquelle ce par quoi nous savons est dit savoir.

 

 

8° Il est dit que la conscience est esprit, c’est-à-dire une impulsion de notre esprit, en prenant « esprit » dans le sens de « raison ».

 

9° La conscience n’est ni une puissance ni un habitus, mais un acte. Et bien que l’acte de conscience n’ait pas toujours lieu et n’existe pas chez le dormeur, cependant l’acte lui-même demeure en sa racine, c’est-à-dire dans les habitus qui peuvent être appliqués à un acte.

 

Quant aux arguments qui prouvent que la conscience n’est pas un habitus, nous les accordons.

 

Réponse aux arguments objectant en sens contraire que c’est un habitus :

 

1) Il est dit que la conscience est la loi de notre intelligence parce qu’elle est un jugement de la raison déduit de la loi naturelle.

2) Il relève de la même tournure de langage de dire que quelqu’un est rendu conscient « par la loi naturelle » et qu’il pense « par des principes » ; mais on dit qu’il est rendu conscient « par la conscience » comme on dit qu’il pense par l’acte même de la pensée.

 

 

3) Bien que la science soit un habitus, cependant l’application de la science à quelque chose n’est pas un habitus, mais un acte ; et c’est ce que signifie le nom de conscience.

 

4) L’habitus généré par les actes n’est pas d’une autre sorte que l’habitus qui élicite les actes, mais ou un habitus de même nature est généré, comme par les actes de charité infuse est généré un habitus de dilection acquise, ou un habitus préexistant est accru : par exemple, en celui qui a un habitus acquis de tempérance, l’habitus est lui-même accru par des actes de tem­pérance. Et ainsi, puisque l’acte de conscience procède des habitus de sagesse et de science, il ne générera pas un habitus

différent de ceux-là, mais ces habitus seront perfectionnés.

 

 

5) Lorsqu’on dit que la conscience est une espérance, il y a prédication par la cause : en effet, la bonne conscience fait que l’homme a une bonne espérance, comme la Glose l’explique au même endroit.

 

 

6) Même les habitus naturels sont en nous par un envoi divin ; donc, la conscience étant un acte issu de l’habitus naturel de syndérèse, la conscience est dite provenir d’un envoi divin de la même façon que toute notre connaissance de la vérité est dite venir de Dieu, qui a mis dans notre nature la connaissance des premiers principes.

7) Dans cette division du Philosophe, l’acte est inclus dans l’habitus, puisqu’il avait prouvé que les habitus sont générés par des actes et qu’ils sont le principe d’actes semblables ; et ainsi, la conscience n’est ni une passion ni une puissance, mais un acte qui se ramène à un habitus.

 

 

Quant aux arguments qui prouvent que la conscience est un acte, nous les accordons.

 

Et videtur quod sit potentia.

 

Dicit enim Hieronymus in Glossa [ordin.] Ezech., cap. I, 9, postquam de synderesi mentionem fecerat : hanc conscientiam interdum praecipitari videmus ; ex quo videtur quod idem sit conscientia quod synderesis. Sed synderesis aliquo modo est potentia. Ergo et conscientia.

 

Praeterea, nihil est subiectum vitii nisi potentia animae. Sed conscientia est subiectum inquinationis peccati, ut patet ad Titum, I, 15 : inquinata est eorum mens et conscientia. Ergo conscientia est potentia.

 

Sed dicebat, quod inquinatio non est in conscientia sicut in subiecto. – Sed contra, nihil potest numero idem esse inquinatum et mundum, nisi sit subiectum inquinationis. Sed omne quod mutatur de inquinatione in munditiam idem numero manens, quandoque est mundum et quandoque inquinatum. Ergo omne quod mutatur de inquinatione in munditiam vel e converso, est subiectum inquinationis et munditiae. Sed conscientia mutatur de inquinatione in munditiam ; Hebr., IX 14 : sanguis Christi (…) emundabit conscientiam nostram ab operibus mortuis ad serviendum Deo viventi. Ergo conscientia est potentia.

Praeterea, conscientia dicitur esse dictamen rationis, quod quidem dictamen nihil est aliud quam rationis iudicium. Sed iudicium rationis ad liberum arbitrium pertinet, a quo etiam nominatur. Ergo videtur quod liberum arbitrium et conscientia sint idem. Sed liberum arbitrium est potentia. Ergo et conscientia.

 

Praeterea, Basilius [Hom. XII, In princ. Prov., n. 9] dicit, quod conscientia est naturale iudicatorium ; naturale autem iudicatorium est synderesis ; ergo conscientia est idem quod synderesis : synderesis autem est aliquo modo potentia, ergo et conscientia.

 

Praeterea, peccatum non est nisi in voluntate vel ratione. Peccatum autem est in conscientia. Ergo conscientia est ratio vel voluntas. Sed ratio et voluntas sunt potentiae. Ergo et conscientia.

 

Praeterea, neque habitus neque actus dicitur scire. Sed conscientia dicitur scire ; Eccle. VII, 23 : scit enim conscientia tua, quia tu crebro maledixisti aliis. Ergo conscientia non est habitus neque actus ; ergo est potentia.

 

Praeterea, Origenes [In Rom. II, n. 9] dicit, quod conscientia est spiritus correptor et paedagogus animae sociatus, quo separatur a malis, et adhaeret bonis. Sed spiritus nominat potentiam animae, vel etiam essentiam. Ergo conscientia aliquam potentiam animae nominat.

 

Praeterea, conscientia vel est actus, vel habitus, vel potentia. Sed non est actus, quia actus non semper manet, sed nec est in dormiente, qui tamen conscientiam habere dicitur. Nec etiam est habitus ; ergo est potentia.

 

 

Quod autem non sit habitus sic ostenditur.

 

Nullus habitus rationis est de particularibus ; sed conscientia est particularium actuum ; ergo conscientia non est rationis habitus nec alicuius alterius potentiae, cum conscientia ad rationem pertineat.

 

Praeterea, in ratione non sunt nisi habitus speculativi et operativi. Sed conscientia non est habitus speculativus, cum habeat ordinem ad opus ; nec etiam est operativus, cum non sit nec ars, nec prudentia : hos enim solos philosophus in VI Ethic. [l. 3 (1140 a 1)], in parte operativa ponit. Ergo conscientia non est habitus. Quod autem conscientia non sit ars, manifestum est. Quod vero etiam non sit prudentia, sic probatur. Prudentia est recta ratio agibilium, ut dicitur in VI Ethic. [l. 4 (1140 b 4 et 20)]. Non autem respicit agibilia singularia, quia cum sint infinita, non potest eorum esse ratio ; et iterum sequeretur quod prudentia augeretur, per se loquendo, secundum considerationem plurimorum actuum singularium, quod non videtur esse verum ; conscientia autem respicit opera singularia. Ergo conscientia non est prudentia.

 

Sed dicebat, quod conscientia est habitus quidam, quo applicatur universale iudicium rationis ad particulare opus. – Sed contra, ad illud quod potest fieri per unum habitum, non

requiruntur duo habitus. Sed habens habitum universalem potest applicare ad singulare, solummodo potentia sensitiva interveniente ; sicut ex habitu quo quis scit omnem mulam esse sterilem, sciet hanc mulam sterilem esse, cum eam perceperit esse mulam per sensum. Ergo ad applicationem universalis iudicii ad particularem actum non requiritur aliquis habitus. Et sic conscientia non est habitus ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, omnis habitus vel est naturalis, vel infusus, vel acquisitus. Sed conscientia non est habitus naturalis, quia talis habitus est idem apud omnes : conscientiam autem non habent omnes eamdem. Neque iterum est habitus infusus, quia talis habitus semper est rectus : conscientia autem quandoque non recta. Neque est iterum habitus acquisitus, quia sic in pueris conscientia non esset, nec in homine, antequam per multos actus habitum acquisivisset. Ergo conscientia non est habitus, et sic idem quod prius.

 

Praeterea, habitus, secundum philosophum [Ethic. II, 1 (1103 a 18 sqq.)], ex multis actibus acquiritur. Sed ex uno actu quis habet conscientiam. Ergo conscientia non est habitus.

 

Praeterea, conscientia poena est in damnatis, ut habetur II Corinth. I, 12, in Glossa [P. Lombardi, PL 192, 13 C]. Sed habitus non est poena, sed magis perfectio habentis. Ergo conscientia non est habitus.

 

 

Sed e contra, videtur quod conscientia sit habitus.

 

Conscientia enim, secundum Damascenum [De fide IV, 22], est lex intellectus nostri. Sed lex intellectus est habitus universalium principiorum iuris. Ergo et conscientia est habitus.

 

Praeterea, Rom. II, 14, super illud, cum enim gens quae legem etc., dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1345 B] : etsi gentiles non habent legem scriptam, habent tamen legem naturalem, quam quisque intelligit, et qua quisque sibi conscius est quid sit bonum et malum. Ex quo videtur quod lex naturalis sit qua aliquis sibi conscius est. Sed quilibet sibi conscius est per conscientiam. Ergo conscientia est lex naturalis ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, scientia nominat habitum conclusionis. Sed conscientia quaedam scientia est. Ergo est habitus.

 

Praeterea, ex actibus multiplicatis generatur aliquis habitus. Sed aliquis frequenter operatur secundum conscientiam. Ergo ex talibus actibus generatur aliquis habitus, qui conscientia dici potest.

 

Praeterea, I Tim. I, 5 : finis praecepti est caritas de corde puro, conscientia bona et fide non ficta, Glosa [P. Lombardi, PL 192, 329 C] : de conscientia bona, id est spe. Sed spes est habitus quidam. Ergo et conscientia.

 

 

Praeterea, illud quod est in nobis

per immissionem a Deo, videtur esse habitus infusus. Sed, secundum

Damascenum in IV libro [De fide IV, 22], sicut fomes est per immissionem a daemone, ita conscientia per immissionem a Deo. Ergo conscientia est habitus infusus.

 

Praeterea, secundum philosophum in II Ethic. [l. 5 (1105 b 20)], omne quod est in anima, est potentia vel habitus, vel passio. Sed conscientia non est passio ; quia passionibus nec meremur nec demeremur, nec laudamur nec vituperamur, ut ibidem [cap. 4 (1105 b 31)] philosophus dicit. Neque iterum est potentia, quia potentia non potest deponi, conscientia autem deponitur. Ergo conscientia est habitus.

 

 

 

Sed e contra, videtur quod conscientia sit actus.

 

Conscientia enim dicitur accusare vel excusare. Sed non accusatur aliquis vel excusatur, nisi secundum quod actu aliquid considerat. Ergo conscientia actus aliquis est.

 

Praeterea, scire quod consistit in collatione, est scire in actu. Sed conscientia nominat scientiam cum collatione ; dicitur enim conscire, quasi simul scire. Ergo conscientia est scientia actualis.

Responsio. Dicendum, quod quidam dicunt conscientiam tripliciter dici. Quandoque enim conscientia sumitur pro ipsa re conscita, sicut etiam fides accipitur pro re credita ; quandoque pro potentia qua conscimus ; quandoque etiam pro habitu ; a quibusdam etiam dicitur quod quandoque pro actu. Et huius distinctionis haec videtur esse ratio ; quia cum conscientiae sit aliquis actus, circa actum autem consideretur obiectum, potentia, habitus, et ipse actus ; invenitur quandoque aliquod nomen quod ad ista quatuor aequivocatur : sicut hoc nomen intellectus quandoque significat rem intellectam, sicut nomina dicuntur significare intellectus ; quandoque vero ipsam intellectivam potentiam ; quandoque vero habitum quemdam ; quandoque etiam actum. In huiusmodi tamen nominationibus sequendus est usus loquendi ; quia nominibus utendum ut plures, ut dicitur II Topic. [cap. 2 (110 a 16)]. Istud quidem secundum usum loquentium esse videtur ut conscientia quandoque pro re conscita accipiatur, ut cum dicitur : dicam tibi conscientiam meam ; id est quod est in conscientia mea. Sed potentiae vel habitui hoc nomen attribui proprie non potest, sed solum actui ; in qua significatione sola concordant omnia quae de conscientia dicuntur.

 

Sciendum est enim, quod non consuevit idem nomen esse actus et potentiae vel habitus, nisi quando actus aliquis est proprius alicuius potentiae vel alicuius habitus ; sicut videre est proprium potentiae visivae, et scire in actu habitus scientiae : unde visus quandoque nominat potentiam, quandoque actum ; et similiter scientia. Si autem sit aliquis actus qui conveniat pluribus aut omnibus habitibus vel potentiis, non consuevit a tali nomine actus aliqua potentia vel aliquis habitus denominari : sicut patet de hoc nomine usus ; significat enim actum cuiuslibet habitus. Actus quidem cuiuslibet habitus et potentiae usus quidam est illius cuius est actus ; unde hoc nomen usus ita significat actum, quod nullo modo potentiam vel habitum. Et similiter esse videtur de conscientia. Nomen enim conscientiae significat applicationem scientiae ad aliquid ; unde conscire dicitur quasi simul scire. Quaelibet autem scientia ad aliquid applicari potest ; unde conscientia non potest nominare aliquem habitum specialem, vel aliquam potentiam, sed nominat ipsum actum, qui est applicatio cuiuscumque habitus vel cuiuscumque notitiae ad aliquem actum particularem.

 

Applicatur autem aliqua notitia ad aliquem actum dupliciter : uno modo secundum quod consideratur an actus sit vel fuerit : alio modo secundum quod consideratur an actus sit rectus vel non rectus. Et secundum quidem primum modum applicationis dicimur habere conscientiam alicuius actus, in quantum scimus illum actum esse factum vel non factum ; sicut est in communi loquendi usu, quando dicitur, hoc non est factum de conscientia mea, idest nescio vel nescivi an hoc factum sit vel fuerit. Et secundum hunc modum loquendi intelligitur quod habetur Gen. XLIII, 22 : non est in conscientiis nostris quis pecuniam posuerit in saccis nostris ; et Eccle. VII, 23 : scit conscientia tua te crebro maledixisse aliis. Et secundum hoc dicitur conscientia testificari aliquid ; Rom. IX, 1 : testimonium mihi perhibente conscientia mea et cetera. Secundum vero alium modum applicationis, quo notitia applicatur ad actum, ut sciatur an rectus sit, duplex est via. Una secundum quod per habitum scientiae dirigimur ad aliquid faciendum vel non faciendum. Alio modo secundum quod actus postquam factus est, examinatur ad habitum scientiae, an sit rectus vel non rectus. Et haec duplex via in operativis distinguitur secundum duplicem viam quae etiam est in speculativis ; scilicet viam inveniendi et iudicandi. Illa enim via qua per scientiam inspicimus quid agendum sit, quasi consiliantes, est similis inventioni, per quam ex principiis investigamus conclusiones. Illa autem via qua ea quae iam facta sunt, examinamus et discutimus an recta sint, est sicut via iudicii, per quam conclusiones in principia resolvuntur.

Secundum autem utrumque applicationis modum nomine conscientiae utimur. Secundum enim quod applicatur scientia ad actum ut dirigens in ipsum, secundum hoc dicitur conscientia instigare, vel inducere, vel ligare. Secundum vero quod applicatur scientia ad actum per modum examinationis eorum quae iam acta sunt, sic dicitur conscientia accusare vel remordere, quando id quod factum est, invenitur discordare a scientia ad quam examinatur ; defendere autem vel excusare, quando invenitur id quod factum est, processisse secundum formam scientiae. Sed sciendum, quod in prima applicatione qua applicatur scientia ad actum ut sciatur an factum sit, est applicatio ad actum particularem notitiae sensitivae, ut memoriae, per quam eius quod factum est, recordamur ; vel sensus, per quem hunc particularem actum quem nunc agimus, perci­pimus. Sed in secunda et tertia

applicatione, qua consiliamur quid

agendum sit, vel examinamus iam facta, applicantur ad actum habitus rationis operativi, scilicet habitus synderesis et habitus sapientiae, quo perficitur superior ratio, et habitus scientiae, quo perficitur ratio inferior ; sive simul omnes applicentur, sive alter eorum tantum. Ad hos enim habitus examinamus quae fecimus, et secundum eos consiliamur de faciendis. Examinatio tamen non solum est de factis, sed etiam de faciendis ; sed consilium est de faciendis tantum.Ad primum igitur dicendum, quod cum dicit Hieronymus : hanc conscientiam praecipitari videmus, non demonstratur ipsa synderesis, quam dixerat esse conscientiae scintillam ; sed demonstratur ipsa conscientia, de qua supra fecerat mentionem. Vel potest dici, quod quia tota vis conscientiae examinantis vel consiliantis ex iudicio synderesis pendet, sicut tota veritas rationis speculativae pendet ex principiis primis. Ideo conscientiam synderesim nominat, in quantum scilicet ex vi eius agit : et praecipue quando volebat exprimere defectum quo synderesis deficere potest : non enim deficit in universali, sed in applicatione ad singularia ; et sic synderesis non in se deficit, sed quodammodo in conscientia. Et ideo in explicando defectum synderesis, synderesi conscientiam coniunxit.

 

Ad secundum dicendum, quod inquinatio non dicitur esse in conscientia sicut in subiecto, sed sicut scitum in cognitione ; dicitur enim aliquis habere conscientiam inquinatam, quando alicuius inquinationis sibi est conscius.

 

Ad tertium dicendum, quod secundum hoc conscientia inquinata emun­dari dicitur, secundum quod aliquis qui prius fuit sibi peccati conscius, postmodum scit se esse a peccato mundatum ; et ita dicitur habere conscientiam puram. Est igitur eadem conscientia quae prius erat immunda, et postmodum munda ; non quidem ita quod conscientia sit subiectum munditiae et immunditiae, sed quia per conscientiam examinantem utrumque cognoscitur ; non quod sit idem actus numero quo prius sciebat aliquis se esse immundum, et post scit se esse purum ; sed quia ex eisdem principiis utrumque cognoscitur, sicut dicitur esse eadem consideratio quae ex eisdem principiis procedit.

 

Ad quartum dicendum, quod iudicium conscientiae et liberi arbitrii quantum ad aliquid differunt, et quantum ad aliquid conveniunt. Conveniunt quidem quantum ad hoc quod utrumque est de hoc particulari actu ; competit autem iudicium conscientiae in via qua est examinans ; et in hoc differt iudicium utriusque a iudicio synderesis. Differt autem iudicium conscientiae et liberi arbitrii, quia iudicium conscientiae consistit in pura cognitione, iudicium autem liberi arbitrii in applicatione cognitionis ad affectionem : quod quidem iudicium est iudicium electionis. Et ideo contingit quandoque quod iudicium liberi arbitrii pervertitur, non autem iudicium conscientiae ; sicut cum aliquis examinat aliquid quod imminet faciendum, et iudicat, quasi

adhuc speculando per principia, hoc esse malum, utpote fornicari cum hac muliere ; sed quando incipit applicare ad agendum, occurrunt undique multae circumstantiae circa ipsum actum, ut puta fornicationis delectatio, ex cuius concupiscentia ligatur ratio, ne eius dictamen in electionem prorumpat. Et sic aliquis errat in eligendo, et non in conscientia, sed contra conscientiam facit : et dicitur hoc mala conscientia facere, in quantum factum iudicio scientiae non concordat. Et sic patet quod non oportet conscientiam esse idem quod liberum arbitrium.

 

 

 

Ad quintum dicendum, quod conscientia dicitur esse naturale iudicatorium, in quantum tota examinatio vel consiliatio conscientiae ex naturali iudicatorio dependet, ut prius dictum est.

 

Ad sextum dicendum, quod peccatum est in ratione et voluntate sicut in subiecto, in conscientia autem alio modo, ut dictum est.

 

Ad septimum dicendum, quod conscientia dicitur scire aliquid non proprie sed secundum illum modum loquendi quo dicitur scire illud quo scimus.

 

Ad octavum dicendum, quod conscientia dicitur esse spiritus, idest spiritus nostri instinctus, prout spiritus ratio dicitur.

 

Ad nonum dicendum, quod conscientia nec est potentia nec habitus, sed actus. Et quamvis actus conscientiae non sit semper, nec sit in dormiente, tamen actus ipse manet in sua radice, idest in habitibus applicabilibus ad actum.

 

Rationes autem illas quae probant conscientiam non esse habitum, concedimus.

Ad primum vero quod in contrarium obiicitur, quod scilicet sit habitus, dicendum quod conscientia dicitur esse lex intellectus nostri quia est iudicium rationis ex lege naturali deductum.

 

Ad secundum dicendum, quod aliquis sibi ipsi conscius esse dicitur per legem naturalem eo modo loquendi quo aliquis considerare dicitur secundum principia ; sed per conscientiam, eo modo loquendi quo aliquis dicitur considerare ipso actu considerationis.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis scientia sit habitus, tamen applicatio scientiae ad aliquid non est habitus, sed est actus ; et hoc significatur nomine conscientiae.

 

Ad quartum dicendum, quod ex actibus non generatur habitus alterius modi ab illo habitu a quo actus eliciuntur ; sed vel aliquis habitus eiusdem rationis, sicut ex actibus infusae caritatis generatur aliquis habitus acquisitus dilectionis, vel etiam habitus praeexistens augmentatur : sicut in eo qui habet habitum temperantiae acquisitum ex actibus temperantiae ipse habitus augmentatur. Et ita, cum actus conscientiae procedat ex habitu sapientiae et scientiae, non generabitur inde aliquis habitus alius ab eis, sed illi habitus perficientur.

 

Ad quintum dicendum, quod cum conscientia dicitur esse spes, est praedicatio per causam, in quantum scilicet conscientia bona facit hominem esse bonae spei, ut Glossa, ibidem, exponit.

 

Ad sextum dicendum, quod etiam ipsi habitus naturales insunt nobis ex immissione divina ; et ideo cum conscientia sit actus proveniens ex habitu naturali ipsius synderesis, dicitur conscientia ex divina immissione esse, per modum quod omnis cognitio veritatis quae est in nobis, dicitur esse a Deo, a quo principiorum primorum cognitio naturae nostrae est indita.

 

Ad septimum dicendum, quod in illa divisione philosophi actus in habitu includitur, eo quod habitus ex actibus generari probaverat, et similium actuum eos esse principium ; et sic conscientia nec est passio nec potentia, sed actus, qui ad habitum reducitur.

 

Rationes autem quae probant conscientiam esse actum, concedimus.

 

 

 

 

Article 2 - LA CONSCIENCE PEUT-ELLE SE TROMPER ?

(Secundo quaeritur utrum conscientia possit errare.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Le jugement naturel ne se trompe jamais ; or la conscience est un jugement naturel, d’après saint Basile ; elle ne se trompe donc pas.

 

 

2° La conscience ajoute quelque chose à la science, et ce qu’elle ajoute ne diminue en rien la notion de science. Or la science ne se trompe jamais, car elle est un habitus par lequel on dit toujours le vrai, comme on le voit clairement au sixième livre de l’Éthique. Donc la conscience non plus ne peut pas se tromper.

 

3° La syndérèse est « l’étincelle de la conscience », comme il est dit dans la Glose à propos d’Ézéch. 1, 9. La conscience est donc à la syndérèse ce que le feu est à l’étincelle. Or l’opération et le mouvement d’un feu et ceux de son étincelle sont identiques. Donc ceux de la conscience et de la syndérèse aussi. Or la syndérèse ne se trompe pas. Donc la conscience non plus.

 

4° La conscience, selon saint Jean Damascène au quatrième livre, est « la loi de notre intelligence ». Or la loi de notre intelligence est plus certaine que l’intelligence elle-même ; or « l’intelligence est toujours droite », comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Donc à bien plus forte raison la conscience est-elle toujours droite.

 

 

 

5° La raison, du côté où elle touche à la syndérèse, ne se trompe pas. Or la conscience est faite de la raison unie à la syndérèse. La conscience ne se trompe donc jamais.

 

6° Au tribunal, on s’en tient à la parole des témoins. Or le témoin, au tribunal divin, c’est la conscience, comme on le voit clairement en Rom. 2, 15 : « leur conscience témoignant pour eux, etc. » Puis donc que le jugement divin ne peut jamais se tromper, il semble que la conscience non plus ne puisse jamais se tromper.

 

7° En tout domaine, la règle sur laquelle d’autres choses se règlent doit avoir une rectitude sans défaillance. Or la conscience est une certaine règle des œuvres humaines. Il est donc nécessaire que la conscience soit toujours droite.

 

8° L’espérance s’appuie sur la conscience, comme on le déduit de la Glose à propos de I Tim. 1, 5 : « d’un cœur pur et d’une bonne conscience, etc. » ; or l’espérance est très certaine, comme on le voit en Hébr. 6, 18, où il est dit : « Nous avons un appui très certain, nous qui avons mis notre refuge dans la garde de l’espérance qui nous est proposée, etc. » La conscience a donc une rectitude indéfectible.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Jn 16, 2 : « L’heure vient où quiconque vous fera mourir, croira faire une chose agréable à Dieu. » Ceux qui tuaient les apôtres avaient donc une conscience qui leur dictait de les tuer. Or cela était erroné. Donc la conscience se trompe.

 

 

2) La conscience implique une certaine confrontation. Or la raison peut se tromper en confrontant. La conscience peut donc se tromper.

 

Réponse :

 

Comme on l’a dit, la conscience n’est rien d’autre qu’une application de la science à un acte particulier. Et il arrive qu’il y ait une erreur dans cette application, de deux façons : d’abord parce que ce qui est appliqué contient en soi une erreur ; ensuite parce que l’application n’est pas correcte. De même, dans le syllogisme, le péché survient de deux façons : soit parce qu’on se sert de prémisses fausses, soit parce qu’on ne raisonne pas correctement.

 

L’usage de prémisses fausses se produit seulement d’un côté, et non de l’autre. En effet, on a dit précédemment que, par la conscience, on applique à l’examen d’un acte particulier la connaissance de la syndérèse, de la raison supérieure et de la raison inférieure. Or, puisque l’acte est particulier et que le jugement de la syndérèse est universel, le jugement de la syndérèse ne peut être appliqué à l’acte que si l’on fait l’assomption d’une proposition particulière, laquelle est tantôt fournie par la raison supérieure, tantôt par la raison inférieure ; et ainsi, la conscience s’accomplit comme en un certain syllogisme particulier ; par exemple, si l’on profère par un jugement de syndérèse que « rien de ce qui est interdit par la loi de Dieu ne doit être fait », et que l’on assume par la connaissance de la raison supérieure que l’union avec telle femme est contre la loi de Dieu, alors l’application de la conscience se fera en concluant qu’il faut s’abstenir de cette union. D’un côté, dans le jugement universel de la syndérèse, il ne se produit aucune erreur, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; mais de l’autre, dans le jugement de la raison supérieure, il arrive qu’il y ait un péché, comme lorsqu’on estime être conforme ou opposé à la loi de Dieu ce qui ne l’est pas, ainsi les hérétiques qui croient que le serment est interdit par Dieu ; et de la sorte, l’erreur se produit dans la conscience à cause de la fausseté qui existait dans la partie supérieure de la raison. Et semblablement, il peut se produire une erreur dans la conscience à cause d’une erreur qui existe dans la partie inférieure de la raison : comme lorsqu’on se trompe sur la notion civile du juste et de l’injuste, de l’honnête et du malhonnête.

 

Mais l’erreur survient aussi, dans la conscience, parce que l’application ne se fait pas de façon correcte ; car, de même qu’en raisonnant par syllogisme dans le domaine spéculatif, on néglige parfois la forme canonique pour argumenter, et que par là il advient une fausseté dans la conclusion, de même cela se produit aussi pour le syllogisme qui est exigé dans le domaine des opérables, comme on l’a dit. Il faut cependant savoir que, dans certains cas, la conscience ne peut jamais se tromper, à savoir, lorsque l’acte particulier auquel la conscience s’applique est l’objet d’un jugement universel dans la syndérèse. En effet, de même que, dans le domaine spéculatif, on ne peut se tromper à propos de conclusions particulières directement assumées sous des principes universels et dans les mêmes termes – ainsi on ne se trompe pas plus en énonçant ceci : « Tel tout est plus grand que sa partie », qu’en disant cela : « N’importe quel tout est plus grand que sa partie » –, de même, aucune conscience ne peut non plus commettre l’erreur de juger ainsi : « Dieu ne doit pas être aimé par moi », ou encore : « Quelque mal doit être fait », attendu que dans l’un et l’autre syllogisme, tant celui du domaine spéculatif que celui du domaine des opérables, à la fois la majeure est évidente par soi, étant l’objet d’un jugement universel, et la mineure l’est aussi, car le même y est prédiqué de lui-même de façon particulière, comme lorsqu’on dit : « N’importe quel tout est plus grand que sa partie. Ce tout est un tout. Il est donc plus grand que sa partie. »

 

Réponse aux objections :

 

1° Il est dit que la conscience est un jugement naturel en tant qu’elle est une certaine conclusion déduite du jugement naturel et en laquelle l’erreur peut se produire : non certes à cause d’une erreur du jugement naturel, mais à cause d’une erreur dans la proposition particulière assumée, ou à cause d’une façon de raisonner indue, comme on l’a dit.

 

 

2° À la science, la conscience ajoute l’appli­cation de la science à un acte particulier ; et il peut y avoir une erreur dans l’appli­cation elle-même, quoiqu’il n’y ait pas d’erreur dans la science. Ou bien l’on peut dire que, lorsque je parle de conscience, je n’implique pas la science prise seulement au sens strict, en tant qu’elle porte seulement sur des choses vraies, mais au sens large d’une connaissance quelconque, au sens où tout ce que nous connaissons, on dit dans le langage usuel et commun que nous le savons.

 

3° De même que l’étincelle est ce que le feu a de plus pur et ce qui le survole tout entier, de même la syndérèse est ce qui se trouve de plus haut dans le jugement de la conscience ; et c’est suivant cette métaphore que la syndérèse est appelée l’étin­celle de la conscience. Il n’est pas pour cela nécessaire qu’à tous les autres points de vue la syndérèse soit à la conscience ce que l’étincelle est au feu. Et cependant, même dans le feu matériel, il advient qu’à cause du mélange avec une matière étrangère un mode affecte le feu, et qu’il n’affecte pas l’étincelle, à cause de sa pureté ; de même, parce que la conscience se mêle à des objets particuliers, qui sont comme une matière étrangère à la raison, une erreur peut affecter la conscience et non la syndérèse, qui demeure dans sa pureté.

 

 

4° La conscience est appelée « loi de l’intelligence » quant à ce qui lui vient de la syndérèse ; et son erreur ne vient jamais de là, mais d’ailleurs, comme on l’a dit.

 

 

5° Bien que la raison ne soit pas erronée par son union à la syndérèse, cependant la raison supérieure ou inférieure peut, en étant erronée, être appliquée à la syndérèse, comme une mineure fausse est unie à une majeure vraie.

 

6° Au tribunal, on s’en tient à la parole des témoins lorsque leurs déclarations ne peuvent être convaincues de fausseté par des preuves manifestes. Or, en celui qui a une conscience erronée, le témoignage de la conscience est convaincu de fausseté par le dictamen de la syndérèse lui-même ; et dans ce cas, au tribunal divin, on ne s’en tiendra pas à ce que dit la conscience errante, mais plutôt au dictamen de la loi naturelle.

 

7° Ce n’est pas la conscience qui est la règle première des œuvres humaines, mais plutôt la syndérèse ; la conscience, elle, est comme une règle réglée ; il n’y a donc rien d’étonnant si une erreur peut se produire en elle.

 

8° L’espérance qui est fondée sur la conscience droite est certaine : c’est l’espérance gratuite. Mais l’espérance qui est fondée sur une conscience erronée est celle dont il est dit en Prov. 10, 28 : « L’espérance des méchants périra. »

 

Et videtur quod non.

 

Naturale enim iudicatorium nunquam errat ; sed conscientia est naturale iudicatorium secundum Basilium [Hom. XII, In princ. Prov., n. 9] ; ergo non errat.

 

Praeterea, conscientia addit aliquid supra scientiam : id autem quod addit, nihil diminuit de ratione scientiae. Sed scientia nunquam errat, quia est habitus quo semper verum dicitur, ut patet in VI Ethic. [l. 3 (1139 b 15)]. Ergo nec conscientia errare potest.

 

Praeterea, synderesis est scintilla conscientiae, ut dicitur in Glossa [ordin.] Ezech. I, 9. Ergo conscientia comparatur ad synderesim sicut ignis ad scintillam. Sed eadem est operatio et motus unius ignis et scintillae. Ergo et conscientiae et synderesis. Sed synderesis non errat. Ergo nec conscientia.

 

Praeterea, conscientia, secundum Damascenum, IV libro [De fide IV, 22], est lex intellectus nostri. Sed lex intellectus nostri est certior quam ipse intellectus ; intellectus autem semper rectus est, ut dicitur in III de Anima [cap. 10 (433 a 26)]. Ergo multo fortius et conscientia semper recta est.

 

 

Praeterea, ratio ex ea parte qua synderesim attingit, non errat. Sed ratio coniuncta synderesi facit conscientiam. Ergo conscientia nunquam errat.

 

Praeterea, in iudicio statur dicto testium. Sed in iudicio divino testis est conscientia, ut patet Rom. II, 15 : testimonium illis reddente conscientia sua, et cetera. Cum igitur iudicium divinum nunquam possit falli, videtur quod et conscientia nunquam errare possit.

 

Praeterea, in omnibus, regulam ad quam alia regulantur, oportet habere rectitudinem indeficientem. Sed regula quaedam humanorum operum est conscientia. Ergo oportet conscientiam esse semper rectam.

 

Praeterea, spes innititur conscientiae, sicut habetur per Glossam [P. Lombardi, PL 192, 329 C] I Tim. I, 5 super illud : de corde puro et conscientia bona etc. ; sed spes certissima est ut habetur Hebr. VI, 18 ubi dicitur certissimum habemus solatium qui confugimus ad tenendam propositam nobis spem, quam sicut etc. ; ergo conscientia indeficientem rectitudinem habet.

 

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Ioan. XVI, vers. 2 : venit hora ut omnis qui interficit vos, arbitretur obsequium se praestare Deo. Ergo his qui occidebant apostolos, dictabat conscientia quod eos occiderent. Sed hoc erat erroneum. Ergo conscientia errat.

 

Praeterea, conscientia collationem quamdam dicit. Sed ratio in conferendo decipi potest. Ergo conscientia potest errare.

 

 

 

Responsio. Dicendum quod sicut dictum est, conscientia nihil aliud est quam applicatio scientiae ad aliquem specialem actum. In qua quidem applicatione contingit esse errorem dupliciter : uno modo, quia id quod applicatur, in se errorem habet ; alio modo ex eo quod non recte applicat. Sicut etiam in syllogizando contingit peccatum dupliciter : vel ex eo quod quis falsis utitur, vel ex eo quod non recte syllogizat.

Sed hoc quidem quod falsis utatur, ex una quidem parte contingit, ex alia autem parte non contingit. Dictum enim est supra quod per conscientiam applicatur notitia synderesis, et rationis superioris et inferioris, ad actum particularem examinandum. Cum autem actus sit particularis et synderesis iudicium universale existat, non potest applicari iudicium synderesis ad actum, nisi fiat assumptio alicuius particularis. Quam quidem particularem quandoque subministrat ratio superior, quandoque vero ratio inferior ; et sic conscientia perficitur quasi quodam syllogismo particulari : ut si ex iudicio synderesis proferatur, nihil prohibitum lege Dei est faciendum ; et ex superioris rationis notitia assumatur, concubitum cum ista muliere esse contra legem Dei ; fiet applicatio conscientiae concludendo, ab hoc concubitu esse abstinendum. In universali quidem synderesis iudicio, errorem esse non contingit, ut ex supra dictis patet ; sed in iudicio superioris rationis contingit esse peccatum ; sicut cum quis exstimat esse secundum legem Dei, vel contra, quod non est : ut haeretici qui credunt iuramentum esse a Deo prohibitum. Et ita error accidit in conscientia propter falsitatem quae erat in superiori parte rationis. Et similiter contingere potest error in conscientia ex errore existente in inferiori parte rationis ; ut cum aliquis errat circa civiles rationes iusti vel iniusti, honesti vel non honesti.

 

 

Ex hoc autem quod non recto modo applicatio fiat, etiam in conscientia error contingit ; quia sicut in syllogizando in speculativis contingit formam debitam argumentandi praetermitti, et ex hoc in conclusione accidere falsitatem : ita etiam contingit in syllogismo qui in operabilibus requiritur, ut dictum est. Sciendum tamen, quod in quibusdam conscientia nunquam errare potest ; quando scilicet actus ille particularis ad quem conscientia applicatur, habet de se universale iudicium in synderesi. Sicut enim in speculativis non contingit errare circa particulares conclusiones quae directe sub principiis universalibus assumuntur in eisdem terminis, ut in hoc quod est, hoc totum esse maius sua parte, nullus decipitur ; sicut nec in hoc, omne totum est maius sua parte ; ita etiam nec in hoc quod est, Deum a me non esse diligendum, vel, aliquod malum esse faciendum, nulla conscientia errare potest ; eo quod in utroque syllogismo, tam speculabilium quam operabilium, et maior est per se nota, utpote in universali iudicio existens ; et minor etiam in qua idem de seipso praedicatur particulariter ; ut cum dicitur : omne totum est maius sua parte. Hoc totum est totum. Ergo est maius sua parte.

Ad primum igitur dicendum, quod conscientia dicitur esse naturale iudicatorium, in quantum est conclusio quaedam ex naturali iudicatorio deducta, in qua potest error accidere, etsi non propter errorem naturalis iudicatorii, tamen propter errorem particularis assumptae, vel propter indebitum modum ratiocinandi, ut dictum est.

 

Ad secundum dicendum, quod conscientia addit supra scientiam applicationem scientiae ad actum particularem ; et in ipsa applicatione potest esse error, quamvis in scientia error non sit. Vel dicendum, quod cum dico conscientiam, non implico scientiam solummodo stricte acceptam prout est tantum verorum, sed scientiam largo modo acceptam pro quacumque notitia, secundum quod omne quod novimus, communi usu loquendi scire dicimur.

 

Ad tertium dicendum, quod sicut scintilla est id quod purius est de igne, et quod supervolat toti igni, ita synderesis est illud quod supremum in conscientiae iudicio reperitur ; et secundum hanc metaphoram synderesis scintilla conscientiae dicitur. Nec oportet propter hoc ut in omnibus aliis se habeat synderesis ad conscientiam sicut scintilla ad ignem. Et tamen etiam in igne materiali

aliquis modus accidit igni propter

admixtionem ad materiam alienam, qui non accidit scintillae ratione suae puritatis ; ita etiam et aliquis error potest accidere conscientiae propter commixtionem eius ad particularia, quae sunt quasi materia a ratione aliena, qui non accidit synderesi in sui puritate existenti.

 

Ad quartum dicendum, quod conscientia dicitur lex intellectus secundum id quod habet ex synderesi ; et ex hoc nunquam errat, sed aliunde, ut dictum est.

 

Ad quintum dicendum, quod licet ratio ex hoc quod coniungitur synderesi, non erret, tamen ratio superior vel inferior errans potest synderesi applicari, sicut minor falsa adiungitur maiori verae.

 

Ad sextum dicendum, quod in iudicio statur dicto testium, quando dicta testium non possunt per aliqua manifesta indicia argui falsitatis. In eo autem qui in conscientia errat, testimonium conscientiae arguitur falsitatis ex ipso dictamine synderesis ; et sic non stabitur dicto conscientiae errantis in divino iudicio sed magis dictamini naturalis legis.

 

 

Ad septimum dicendum, quod conscientia non est prima regula humanorum operum, sed magis synderesis ; conscientia autem est quasi regula regulata ; unde nihil mirum, si in ea error accidere potest.

 

Ad octavum dicendum, quod spes illa quae super rectam conscientiam fundatur, certitudinem habet ; et haec est spes gratuita. Spes autem quae super erroneam conscientiam fundatur, est illa de qua dicitur, Prov., X, 28 : spes impiorum peribit.

 

 

 

 

 

Article 3 - LA CONSCIENCE OBLIGE-T-ELLE ?

(Tertio quaeritur utrum conscientia liget.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Nul n’est obligé à des actions si ce n’est par quelque loi. Or l’homme ne se fait pas à lui-même une loi. Puis donc que la conscience vient d’un acte de l’homme, elle n’oblige pas.

 

2° On n’est pas obligé de suivre les conseils. Or la conscience se comporte à la façon d’un conseil : à l’instar du conseil, en effet, elle semble précéder l’élection. La conscience n’oblige donc pas.

 

 

3° Nul n’est obligé sinon par un supérieur. Or la conscience de l’homme n’est pas supérieure à l’homme lui-même. L’homme n’est donc pas obligé par sa conscience.

 

 

4° Il appartient au même d’obliger et de délier de l’obligation. Or la conscience ne suffit pas pour acquitter l’homme. Ni non plus, par conséquent, pour obliger.

 

En sens contraire :

 

1) Eccl. 7, 23 : « Ta conscience sait. » La Glose : « Par un tel juge, aucun malfaiteur n’est acquitté. » Or le précepte du juge oblige. Le dictamen de la conscience oblige donc aussi.

 

2) À propos de Rom. 14, 23 : « Tout ce qui ne se fait point selon la foi, etc. », Origène dit : « L’Apôtre veut que je ne dise, ne pense ni ne fasse rien que selon la conscience. » Donc la conscience oblige.

 

Réponse :

 

Sans nul doute, la conscience oblige.

 

Et pour voir comment elle oblige, il faut savoir que l’obligation [litt. l’action de lier], métaphoriquement transférée des réalités corporelles aux spirituelles, implique l’im­position d’une nécessité. En effet, celui qui est lié est dans la nécessité de demeurer dans le lieu où il est lié, et le pouvoir de se tourner vers d’autres choses lui est ôté. Il est donc clair que le lien n’a point lieu d’être pour les choses qui sont nécessaires par elles-mêmes – en effet, nous ne pouvons pas dire que le feu soit obligé de se porter vers le haut, quoiqu’il soit nécessaire qu’il se porte vers le haut –, mais seulement pour les choses nécessaires auxquelles

la nécessité est imposée par autre chose.

Or deux nécessités peuvent être imposées par un autre agent. L’une est celle de contrainte, et par elle quelqu’un se trouve dans l’absolue nécessité de faire ce à quoi il est déterminé par l’action de l’agent, sinon il ne s’agirait pas proprement de contrainte, mais plutôt d’inci­tation ; l’autre nécessité est conditionnelle, c’est-à-dire qu’elle résulte de l’hypothèse de la fin, comme on impose à quelqu’un la nécessité de ne pas obtenir sa récompense s’il ne fait pas telle chose. La première nécessité, celle de contrainte, n’a pas lieu dans les mouvements de la volonté, mais seulement dans les réalités corporelles, attendu que la volonté est naturellement libre de contrainte. Mais la seconde nécessité peut être imposée à la volonté : par exemple, il lui est nécessaire d’élire telle chose si elle doit obtenir ce bien, ou si elle doit éviter ce mal. En un tel domaine, en effet, on tient pour équivalent de ne pas avoir un mal ou d’avoir un bien, comme le Philosophe le montre clairement au cinquième livre de l’Éthique.

 

Or, de même que la nécessité de contrainte est imposée aux réalités corporelles au moyen d’une action, de même cette nécessité conditionnelle est imposée à la volonté par quelque action. Or l’action par laquelle la volonté est mue est le commandement de celui qui régit et gouverne ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au cinquième livre de la Métaphysique que le roi est principe de mouvement par son commandement. Donc le commandement d’un chef, en ce qu’il oblige en matière volontaire par cette sorte de lien qui peut affecter la volonté, est comparable à l’action corporelle en ce qu’elle lie les réa­lités corporelles par une nécessité de contrainte. Or l’action corporelle de l’agent n’amène de nécessité dans une autre réa­lité que par un contact de cette action avec la réalité sur laquelle il agit ; et par conséquent, quelqu’un n’est obligé par le commandement d’un roi ou d’un maître que si le commandement atteint celui à qui il est enjoint ; or c’est par la connaissance qu’il l’atteint. On n’est donc obligé par un précepte que moyennant la connaissance de ce précepte. Voilà pourquoi celui qui n’est pas capable de connaître le précepte n’est pas obligé par lui ; et l’on ne dit de quelqu’un qui ignore le précepte qu’il est obligé de l’accomplir, qu’autant qu’il est tenu de le connaître ; mais s’il n’est pas tenu de le connaître ni ne le connaît, il n’est nullement obligé par lui.

 

Donc, de même que, dans le domaine des corps, l’agent corporel n’agit que par contact, de même dans le domaine des

esprits le précepte n’oblige que par la connaissance. Ainsi donc, de même que le toucher et la puissance de l’agent agissent par la même force, puisque le toucher n’agit que par la puissance de l’agent, et que cette puissance n’agit que moyennant le toucher, de même le précepte et la connaissance obligent par la même force, puisque la connaissance n’oblige que par la puissance du précepte, et que le précepte n’oblige que moyennant la connaissance. Il est donc établi, puisque la conscience n’est rien d’autre que l’application de la connaissance à un acte, que la conscience est dite obliger par la force du précepte divin.

 

Réponse aux objections :

 

1° L’homme ne se fait pas à lui-même une loi ; mais son acte de connaître la loi faite par un autre l’oblige à accomplir la loi.

 

 

 

2° « Conseil » se dit de deux façons : parfois, en effet, le conseil n’est rien d’autre que l’acte de la raison qui enquête sur les choses à faire ; et ce conseil est à l’élection ce que le syllogisme ou la question est à la conclusion, comme le montre clairement le Philosophe au troisième livre de l’Éthi­que. Et le conseil pris en ce sens ne s’oppose pas au précepte, car nous pratiquons aussi cette sorte de conseil à propos des choses qui sont dans le précepte ; par conséquent, on est parfois obligé par un tel conseil. Le conseil ainsi conçu se trouve dans la conscience quant à un seul mode d’application, à savoir, lorsqu’on enquête sur ce qu’il faut faire. D’une autre façon, le conseil signifie persuader de faire ou inciter à faire quelque chose, sans qu’il y ait de force contraignante ; et un tel conseil, dont les exhortations amicales sont un exemple, s’oppose au précepte. Et de ce conseil procède parfois aussi la conscience : en effet, la connaissance de ce conseil est parfois appliquée à un acte particulier. Mais, puisque la conscience n’oblige que par la force de ce qu’il y a en elle, la conscience qui s’ensuit du conseil ne peut pas obliger autrement que le conseil lui-même, lequel oblige à ne pas le mépriser, mais non à l’accomplir.3° Bien que l’homme ne soit pas supérieur à lui-même, cependant celui dont il a connaissance du précepte lui est supérieur, et ainsi, il est obligé par sa conscience.

 

 

4° Lorsqu’on pèche dans l’erreur elle-même, comme quand on se trompe sur les choses qu’on est tenu de savoir, alors la conscience erronée ne suffit pas pour absoudre. Mais si l’erreur portait sur des choses qu’on n’est pas tenu de savoir, on est absous par sa conscience, comme on le voit clairement pour celui qui pèche par ignorance de son acte, tel celui qui s’approche d’une autre femme qu’il croit être son épouse.

 

Et videtur quod non.

 

Nullus enim ligatur ad aliqua faciendum nisi aliqua lege. Sed homo non facit sibi ipsi legem. Ergo, cum conscientia sit ex actu hominis, conscientia non ligat.

 

Praeterea, ad consilia aliquis non

ligatur. Sed conscientia se habet

per modum consiliationis ; ita enim videtur conscientia praecedere electionem, sicut consilium. Ergo conscientia non ligat.

 

Praeterea, nullus ligatur nisi ex aliquo superiori. Sed conscientia hominis non est superior quam ipse homo. Ergo homo ex sua conscientia non ligatur.

 

Praeterea, eiusdem est ligare et solvere. Sed conscientia non sufficit ad hominem absolvendum. Ergo nec etiam ad ligandum.

 

 

 

Sed contra. Eccle., VII, 23 : scit conscientia tua ; Glossa [interlin.] : qua iudice nemo nocens absolvitur. Sed praeceptum iudicis obligat. Ergo et conscientiae dictamen ligat.

 

Praeterea, super illud Rom., XIV, 23 : omne quod non est ex fide etc., dicit Origenes [In Rom. X, n. 5] : vult apostolus ut nihil dicam, nihil cogitem, nihil agam, nisi secundum conscientiam. Ergo conscientia ligat.

 

 

Responsio. Dicendum, quod conscientia procul dubio ligat.

Ad videndum autem quomodo liget, sciendum est, quod ligatio metaphorice a corporalibus ad spiritualia assumpta, necessitatis impositionem importat. Ille enim qui ligatus est, necessitatem habet consistere in loco ubi ligatus est, et aufertur ei potestas ad alia divertendi. Unde patet quod ligatio non habet locum in illis quae ex se necessaria sunt : non enim possumus dicere ignem esse ligatum ad hoc quod sursum feratur, quamvis necesse sit sursum ipsum ferri. Sed in his tantum necessariis ligatio locum habet quibus ab alio necessitas imponitur. Est autem duplex necessitas quae ab alio agente imponi potest. Una quidem coactionis, per quam aliquis absolute necesse habet hoc facere ad quod determinatur ex actione agentis ; alias coactio non proprie diceretur : sed magis inductio. Alia vero necessitas est conditionata, scilicet ex suppositione finis ; sicut imponitur alicui necessitas ut si non fecerit hoc, non consequatur suum praemium. Prima quidem necessitas, quae est coactionis, non cadit in motibus voluntatis, sed solum in corporalibus rebus, eo quod voluntas naturaliter est a coactione libera. Sed secunda necessitas voluntati imponi potest ; ut scilicet necessarium sit ei hoc eligere, si hoc bonum debeat consequi, vel si hoc malum debeat evitare. Carere enim malo in idem computatur cum habere bonum in talibus, ut patet per philosophum in V Ethicorum [l. 1 (1129 b 8)].

 

 

Sicut autem necessitas coactionis imponitur rebus corporalibus per aliquam actionem, ita etiam ista necessitas conditionata imponitur voluntati per aliquam actionem. Actio autem qua voluntas movetur, est imperium regentis et gubernantis. Unde philosophus dicit, in V Metaph. [l. 1 (1013 a 10)], quod rex est principium motus per suum imperium. Ita igitur se habet imperium alicuius imperantis ad ligandum in rebus voluntariis illo modo ligationis qui voluntati accidere potest, sicut se habet actio corporalis ad ligandum res corporales necessitate coac­tionis. Actio autem corporalis agentis numquam inducit necessitatem in rem aliam nisi per contactum ipsius actionis ad rem in quam agitur ; unde nec ex imperio alicuius regis vel domini ligatur aliquis, nisi imperium attingat ipsum cui imperatur ; attingit autem eum per scien­tiam. Unde nullus ligatur per praeceptum aliquod nisi mediante scientia illius praecepti. Et ideo ille qui non est capax notitiae praecepti, non ligatur praecepto ; nec aliquis ignorans praeceptum dicitur esse li­gatus ad praeceptum faciendum, nisi quatenus tenetur scire praeceptum. Si autem non teneatur scire, nec sciat, nullo modo ex praecepto ligatur.

Sicut igitur in corporalibus agens corporale non agit nisi per contactum, ita in spiritualibus praeceptum non ligat nisi per scientiam. Et ideo, sicut est eadem vis qua tactus agit, et qua virtus agentis agit, cum tactus non agat nisi per virtutem agentis, nec virtus agentis nisi mediante tactu ; ita etiam eadem vis est qua praeceptum ligat et qua scientia ligat : cum scientia non liget nisi per virtutem praecepti, nec praeceptum nisi per scientiam. Unde, cum conscientia nihil aliud sit quam applicatio notitiae ad actum, constat quod conscientia ligare dicitur in vi praecepti divini.Ad primum igitur dicendum, quod homo non facit sibi legem ; sed per actum suae cognitionis, qua legem ab alio factam cognoscit, ligatur ad legem implendam.

 

Ad secundum dicendum, quod consilium dupliciter dicitur. Quandoque enim consilium nihil est aliud quam actus rationis inquirentis de agendis ; et hoc consilium hoc modo se habet ad electionem sicut syllogismus vel quaestio ad conclusionem, ut patet per philosophum in III Ethicor. [l. 8 (1112 b 20)]. Hoc autem modo acceptum consilium non dividitur contra praeceptum : quia de his quae sunt in praecepto etiam consiliamur in hunc modum ; unde ex tali consilio contingit aliquem obligari. Sic autem dictum consilium invenitur in conscientia quantum ad unum modum applicationis ; cum scilicet inquiritur de agendo. Alio modo dicitur consilium persuasio vel inductio ad aliquid agendum, non habens vim coactivam. Et sic consilium contra praeceptum dividitur, cuiusmodi sunt amicabiles exhortationes ; et ex isto etiam consilio aliquando etiam conscientia procedit. Applicatur enim aliquando scientia huius consilii ad particularem actum. Sed cum conscientia non liget nisi ex virtute eius quod in conscientia habetur, conscientia quae ex consilio sequitur, non alio modo potest obligare quam ipsum consilium ; ex quo aliquis obligatur ut non contemnat, sed non ut impleat.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis homo seipso non sit superior, tamen ille de cuius praecepto scientiam habet, eo superior est, et sic ex sua conscientia ligatur.

 

Ad quartum dicendum, quod tunc conscientia erronea non sufficit ad absolvendum, quando in ipso errore peccat, ut quando errat circa ea quae scire tenetur. Si autem esset error circa ea quae quis non tenetur scire, ex conscientia sua absolvitur ; sicut patet in eo qui ex ignorantia facti peccat, ut cum quis accedit ad alienam uxorem, quam credit suam.

 

 

 

 

Article 4 - LA CONSCIENCE ERRONÉE OBLIGE-T-ELLE ?

(Quarto quaeritur utrum conscientia erronea liget.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme dit saint Augustin, « le péché est une action, une parole ou un désir contraire à la loi de Dieu ». Donc seule la loi de Dieu oblige au [point que s’en écarter serait] péché. Or la conscience erronée n’est pas selon la loi de Dieu. Elle n’oblige donc pas au [point que s’en écarter serait] péché.

 

2° À propos de Rom. 13, 1 : « Que toute âme soit soumise aux autorités, etc. », la Glose de saint Augustin dit qu’il ne faut pas obéir à une autorité inférieure contre le précepte d’une supérieure ; par exemple, on ne doit pas obéir au proconsul si l’empereur commande le contraire. Or la conscience erronée est inférieure à Dieu lui-même. Lors donc que la conscience commande des choses contraires aux préceptes de Dieu, le précepte de la conscience errante ne semble nullement obliger.

 

 

3° Selon saint Ambroise, « le péché est une transgression de la loi divine et une désobéissance aux commandements célestes ». Donc, quiconque s’écarte de l’obéissance à la loi divine, pèche. Or la conscience erronée – c’est-à-dire quand on a la conscience de devoir faire ce qui est interdit par la loi divine – fait s’écarter de l’obéissance à l’auto­rité divine. La conscience erronée induit donc au péché si on l’observe, plutôt qu’elle n’oblige à pécher si on ne l’observe pas.

 

 

4° Selon le droit, si quelqu’un a conscience que son épouse lui est apparentée à un degré prohibé, et que cette conscience soit probable, alors il doit la suivre même contre le précepte de l’Église, fût-il assorti d’une excommunication ; en revanche, si cette conscience n’est pas probable, il n’est pas obligé de la suivre, mais il doit plutôt obéir à l’Église. Or la conscience erronée, surtout si elle porte sur des choses mauvaises par elles-mêmes, n’est nullement probable. Une telle conscience n’oblige donc pas.

 

 

5° Dieu est plus miséricordieux qu’un maître temporel. Or, ce que l’homme commet par erreur, le maître temporel ne le lui impute pas à péché. Donc bien moins encore est-on obligé devant Dieu par une conscience errante, au [point que s’en écarter serait] péché.

 

6° [Le répondant] disait que la conscience erronée oblige en matière indifférente, mais non pour ce qui est mauvais par soi. En sens contraire : si l’on dit que la conscience n’oblige pas pour ce qui est mauvais par soi, c’est parce que le dictamen de la raison naturelle est à l’opposé. Or semblablement, la raison naturelle dicte le contraire de la conscience erronée qui se trompe en matière indifférente. Donc, de même, cette conscience erronée n’oblige pas.

 

7° L’acte indifférent est moralement indéterminé. Or ce qui est tel ne doit pas nécessairement être fait ou évité. La conscience n’oblige donc pas par nécessité à accomplir des actes indifférents.

 

 

8° Si, à cause d’une conscience erronée, un homme agit contre la loi de Dieu, il n’est pas excusé du péché. Si donc celui même qui agirait contre une conscience ainsi

errante, péchait, il s’ensuivrait que, soit qu’il agisse selon la conscience erronée, soit qu’il n’agisse pas, il tomberait dans le péché ; il serait donc perplexe, sans pouvoir éviter le péché ; mais cela semble impossible, car « nul ne pèche en ce qu’il ne peut éviter », d’après saint Augustin. Il est donc impossible qu’une conscience ainsi errante oblige.

 

 

 

9° Tout péché se ramène à quelque genre de péché. Or, supposé que la conscience de quelqu’un lui dicte de forniquer, s’abstenir de cette fornication ne peut être ramené à un genre de péché. Il ne pécherait donc pas en agissant ainsi contre sa conscience ; une telle conscience n’oblige donc pas.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Rom. 14, 23 : « Tout ce qui ne se fait point selon la foi, est péché. » La Glose : « i.e. selon la conscience, est péché, même si c’est bon en soi ». Or la conscience qui interdit ce qui est bon en soi, est une conscience erronée. Donc une telle conscience oblige.

 

 

 

2) Observer les prescriptions légales après que la grâce eut été révélée, n’était pas indifférent, mais mauvais par soi ; c’est pourquoi il est dit en Gal. 5, 2 : « Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien. » Et pourtant, la conscience de devoir observer la circoncision obligeait ; aussi est-il ajouté au même endroit : « Au contraire, je déclare à tout homme qui se fait circoncire, qu’il est tenu d’accomplir la Loi tout entière. » La conscience erronée oblige donc, même pour des choses mauvaises par soi.

3) Le péché réside principalement dans la volonté ; et quiconque veut enfreindre le précepte divin, a une volonté mauvaise ; donc il pèche. Or quiconque croit qu’une chose est un précepte et veut l’enfreindre, a la volonté de ne pas observer la loi ; donc il pèche. Et celui qui a une conscience erronée, que ce soit pour des choses qui sont mauvaises par soi ou pour des choses quelconques, croit que ce qui est contraire à sa conscience est contre la loi de Dieu. Si donc il veut faire cela, il veut le faire contre la loi de Dieu, et ainsi, il pèche ; par conséquent la conscience, si erronée soit-elle, oblige au [point que s’en écarter serait] péché.

 

 

4) La conscience, selon saint Jean Damascène, est « la loi de notre intelligence » ; or agir contre la loi est péché ; agir d’une quelconque façon contre la conscience l’est donc aussi.

 

 

5) Un précepte oblige. Or ce que la conscience dicte, cela est devenu précepte. Donc, si erronée que soit la conscience, elle oblige.

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a différentes opinions. Certains disent, en effet, que la conscience peut se tromper, soit pour les choses qui sont mauvaises par soi, soit pour les choses indifférentes. Ainsi la conscience qui se trompe sur des choses qui sont mauvaises par soi n’oblige pas, mais elle oblige pour les choses indifférentes. Mais ceux qui disent cela ne semblent pas comprendre ce que veut dire « la conscience oblige ». En effet, on dit que la conscience oblige, en ce sens que, si l’on n’accomplit pas ce qu’elle dit, on tombe dans le péché ; mais non en ce sens que celui qui l’accomplit agirait droitement. Car autrement, on dirait du conseil qu’il oblige : en effet, celui qui accomplit le conseil agit droitement ; et pourtant, on dit que nous ne sommes pas obligés de suivre les conseils, car celui qui passe outre au conseil ne pèche pas ; mais on dit que nous sommes obligés de suivre les préceptes, car si nous n’observons pas les préceptes, nous tombons dans le péché. Si donc l’on dit que la conscience oblige à faire quelque chose, ce n’est pas que, si on le fait, cela soit rendu bon par une telle conscience, mais c’est que, si on ne le fait pas, on tombe dans le péché. Or il ne semble pas possible que quelqu’un échappe au péché si sa conscience, si errante soit-elle, dicte qu’une chose, indifférente ou même mauvaise par soi, est précepte de Dieu, et qu’il décide de faire le contraire tandis qu’une telle conscience demeure. En effet, autant qu’il est en lui, il a par le fait même la volonté de ne pas observer la loi de Dieu ; et par conséquent, il pèche mortellement. Donc, bien qu’une telle conscience, qui est erronée, puisse être quittée, néanmoins, tant qu’elle demeure, elle oblige, car celui qui l’enfreint tombe nécessairement dans le péché.

 

Cependant ce n’est pas de la même façon que la conscience droite et la conscience erronée obligent : la droite oblige absolument et par soi, mais l’erronée oblige à un certain point de vue et par accident.

 

Et je dis que la droite oblige absolument, parce qu’elle oblige de façon absolue et en toute éventualité. En effet, si quelqu’un a la conscience de devoir éviter l’adultère, cette conscience ne peut pas être quittée sans péché car, en la quittant par erreur, par là même il pécherait gravement ; et tant qu’elle demeure, on ne peut sans péché y passer outre dans un acte. Elle oblige donc de façon absolue et en toute éventualité. Mais la conscience erronée n’oblige qu’à un certain point de vue, puisque sous condition. En effet, celui à qui sa conscience dicte qu’il est tenu de forniquer, n’est obligé, au point de ne pouvoir sans péché abandonner la fornication, que sous la condition suivante : si une telle conscience persiste. Or cette condition peut être ôtée, et cela sans péché. Par conséquent, une telle conscience n’oblige pas en toute éven­tualité : en effet, quelque chose peut avoir lieu, à savoir l’abandon de la conscience, et une fois cela advenu, on n’est plus obligé. Or ce qui existe seulement sous une condition, on dit qu’il existe à un certain point de vue.

 

Je dis aussi que la conscience droite oblige par soi, mais l’erronée, par accident ; et en voici la preuve. Celui qui veut ou aime l’un à cause de l’autre, cet autre à cause duquel il aime le premier, il l’aime par soi, mais le premier, qu’il aime à cause de l’autre, il l’aime comme par accident ; par exemple, celui qui aime le vin parce qu’il est doux, aime le doux par soi, mais le vin par accident. Or celui qui a une conscience erronée en croyant qu’elle est droite (sinon il ne se tromperait pas), adhère à la conscience erronée à cause de la rectitude qu’il croit exister en elle ; il adhère par soi à la conscience droite, mais comme par accident à l’erronée, en tant que cette conscience, qu’il croit être droite, se trouve être erronée. Et de là vient que la conscience droite l’oblige par soi, et l’erronée par accident.

 

 

 

Et cette solution peut se déduire des paroles du Philosophe au septième livre de l’Éthique, où il pose quasiment la même question, à savoir, s’il faut appeler incontinent seulement celui qui s’écarte de la raison droite, ou également celui qui s’écarte de la raison fausse. Et il résout en disant que l’incontinent s’écarte par soi de la raison droite, et par accident de la fausse ; et de l’une absolument, mais de l’autre à un certain point de vue, car ce qui est par soi existe absolument, mais ce qui est par accident, à un certain point de vue.

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien que ce que dicte la conscience erronée ne soit pas conforme à la loi de Dieu, cependant celui qui se trompe reçoit cela comme la loi même de Dieu. Si donc il s’en écarte, il s’écarte par soi de la loi de Dieu, quoiqu’il se trouve par accident qu’il ne s’écarte pas de la loi de Dieu.

 

 

2° Cet argument est probant lorsque le précepte de l’autorité supérieure et celui de l’autorité inférieure sont distincts, et que l’un et l’autre parviennent par eux-mêmes distinctement à celui qui est obligé par le précepte. Mais ce n’est pas le cas ici, car le dictamen de la conscience n’est rien d’autre que l’accession du précepte divin à celui qui a la conscience, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. La similitude vaudrait, dans l’exemple proposé, si le précepte de l’empe­reur ne pouvait jamais parvenir à quelqu’un que par l’entremise du proconsul, et que ce proconsul n’exerçât son commandement qu’en récitant pour ainsi dire le précepte de l’empereur. Alors, en effet, ce serait la même chose de mépriser le précepte de l’empereur et celui du proconsul, que le proconsul dise vrai ou qu’il mente.

 

3° La conscience erronée qui se trompe sur des choses qui sont mauvaises par soi dicte des choses contraires à la loi de Dieu, et pourtant, ce qu’elle dicte, elle dit que c’est la loi de Dieu. Voilà pourquoi celui qui enfreint cette conscience se rend quasiment transgresseur de la loi de Dieu ; quoiqu’il pèche mortellement aussi, celui qui, suivant cette conscience et l’accomplissant par des actes, agit contre la loi de Dieu : car le péché était dans l’erreur même, puisqu’elle venait de son ignorance de ce qu’il devait savoir.

 

4° Lorsque la conscience n’est pas probable, alors on doit la quitter ; cependant, tant qu’elle demeure, si l’on agit contre elle, on pèche mortellement. Cela ne permet donc pas de prouver que la conscience erronée n’oblige pas tant qu’elle demeure, mais seulement qu’elle n’oblige pas de façon absolue et en toute éventualité.

 

5° Cet argument donne à conclure non pas que la conscience erronée n’obligerait pas au point qu’on pèche si l’on s’en écarte, mais que la suivre excuse du péché. Il est donc étranger à notre propos. Il conclut vrai lorsque l’erreur elle-même n’est pas un péché ; par exemple, lorsqu’elle se produit par une ignorance du fait. Mais si c’est par une ignorance du droit, il ne conclut pas bien, car cette ignorance est un péché ; dans ce cas, en effet, devant un juge séculier non plus, celui qui allègue son ignorance d’une loi qu’il doit connaître n’est pas excusé.

 

 

6° Bien qu’il y ait dans la raison naturelle de quoi pouvoir procéder au contraire de ce que dicte la conscience erronée, que l’erreur porte sur des choses indifférentes ou bien sur des choses mauvaises par soi, cependant la raison naturelle ne le dicte pas en acte ; en effet, si elle dictait le contraire, la conscience ne se tromperait pas.

 

7° Bien que l’acte indifférent, autant qu’il est en lui, soit moralement indéterminé, cependant, pour celui qui estime que cet acte est objet de précepte, il cesse d’être indifférent, à cause de l’estimation qu’il en fait.

 

8° Celui dont la conscience lui intime de forniquer, n’est pas perplexe au sens absolu, car il peut faire une chose qui lui évitera de tomber dans le péché, à savoir : quitter la conscience erronée ; mais il est perplexe à un certain point de vue, c’est-à-dire tant que demeure la conscience erronée. Et il ne répugne pas que, si l’on fait quelque hypothèse, l’homme ne puisse éviter le péché ; par exemple, si l’on suppose une intention de vaine gloire, celui qui est tenu de faire l’aumône ne peut éviter le péché : en effet, s’il donne avec une telle intention, il pèche, mais s’il ne donne pas, il est un transgresseur.

 

 

9° Lorsque la conscience erronée dicte de faire quelque chose, elle le dicte sous quelque raison formelle de bien, comme si c’était une œuvre de justice, de tempérance, etc. ; aussi celui qui l’enfreint tombe-t-il dans le vice contraire à la vertu sous l’apparence de laquelle la conscience dicte cela. Ou bien, si ce dictamen revêt l’appa­rence d’un précepte de Dieu, ou seulement de quelque prélat, celui qui contrevient à sa conscience tombera dans le péché de désobéissance.

 

Et videtur quod non.

 

Quia ut dicit Augustinus [Cont. Faust. XXII, 27], peccatum est dictum vel factum vel concupitum contra legem Dei. Ergo nihil ligat ad peccatum nisi lex Dei. Sed conscientia erronea non est secundum legem Dei. Ergo non obligat ad peccatum.

 

Praeterea, Rom., XIII, 1, super illud : omnis anima potestatibus etc., dicit Glossa Augustini [P. Lombardi, PL 191, 1505 B], quod inferiori potestati non est obediendum contra praeceptum superioris ; sicut non est obediendum proconsuli, si contrarium imperator praecipiat. Sed conscientia erronea est inferior ipso Deo. Cum igitur conscientia praecipit contraria praeceptis Dei, praeceptum conscientiae errantis nullo modo obligare videtur.

 

Praeterea, secundum Ambrosium [De paradiso, cap. 8], peccatum est transgressio legis divinae, et caelestium inobedientia mandatorum. Ergo quicumque deviat ab obedientia legis divinae, peccat. Sed conscientia erronea facit deviare ab oboedientia potestatis divinae ; quando scilicet aliquis habet conscientiam faciendi illud quod est lege divina prohibitum. Ergo conscientia erronea magis inducit in peccatum observata, quam liget in peccatum si non observetur.

 

Praeterea, secundum iura, si aliquis habet conscientiam quod uxor sua attineat sibi in aliquo gradu prohibito, et conscientia illa sit probabilis, tunc debet eam sequi etiam contra praeceptum Ecclesiae, etiam si excommunicatio addatur : si autem non sit probabilis conscientia, non ligatur ad hoc quod eam impleat, sed debet magis Ecclesiae obedire. Sed conscientia erronea, praecipue de per se malis, nullo modo est probabilis. Ergo talis conscientia non ligat.

 

Praeterea, Deus est misericordior quam aliquis dominus temporalis. Sed dominus temporalis non imputat homini ad peccatum illud quod ex errore committitur. Ergo multo minus per conscientiam errantem aliquis penes Deum obligatur ad peccatum.

 

Sed dicebat, quod conscientia erronea ligat circa indifferentia, non autem circa ea quae sunt per se mala. – Sed contra, ideo in illis quae sunt per se mala, conscientia errans dicitur non ligare, quia dictamen naturalis rationis est in contrarium. Sed similiter etiam naturalis ratio dictet contrarium conscientiae erroneae quae circa indifferentia errat. Ergo similiter ista non ligat.

 

Praeterea, opus indifferens se habet ad utrumlibet. Sed quod est ad utrumlibet, non est necessarium fieri vel non fieri. Ergo ad opera indifferentia aliquis non obligatur ex necessitate per conscientiam.

 

Praeterea, si aliquis ex erronea conscientia contra legem Dei faciat, non excusatur a peccato. Si igitur ille etiam qui contra conscientiam sic errantem ageret, peccaret ; sequeretur quod sive ageret secundum conscientiam erroneam, sive non ageret, peccatum incurreret ; ergo esset perplexus ut peccatum evitare non posset ; quod videtur impossibile, quia nullus peccat in eo quod vitare non potest, secundum Augustinum [De duabus anim., cap. 10 et 11 ; De lib. arb. III, 18]. Ergo impossibile est quod conscientia taliter errans liget.

 

Praeterea, omne peccatum ad aliquod genus peccati reducitur. Sed si alicui dictat conscientia quod fornicetur, abstinere a fornicatione non potest ad aliquod genus peccati reduci. Ergo non peccaret sic contra conscientiam agens ; ergo conscientia talis non ligat.

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Rom. XIV, vers. 23 : omne quod non est ex fide, peccatum est, Glosa [P. Lombardi, 191, 1519 D] : idest secundum conscientiam peccatum est, etiam si bonum sit in se. Sed conscientia quae prohibet illud quod in se est bonum, est conscientia erronea. Ergo talis conscientia ligat.

 

Praeterea, observare legalia post tempus gratiae revelatae non erat indifferens, sed per se malum : unde dicitur Gal. V, 2 : si circumcidamini, Christus nihil vobis proderit. Sed tamen conscientia de circumcisione servanda obligabat ; unde ibidem subditur : testificor autem omni circumcidenti se, quoniam debitor est universae legis faciendae. Ergo conscientia erronea ligat etiam in per se malis.

 

 

Praeterea, peccatum principaliter in voluntate consistit. Quicumque autem vult transgredi praeceptum divinum, habet malam voluntatem. Ergo peccat. Sed quicumque credit aliquid esse praeceptum, et vult transgredi, habet voluntatem non servandi legem. Ergo peccat. Qui autem habet erroneam conscientiam sive in his quae sunt per se mala, sive in quibuscumque, credit id quod est contrarium suae conscientiae esse contra legem Dei. Ergo, si vult facere illud, facere vult contra legem Dei, et ita peccat ; et ita conscientia, quantumcumque erronea, obligat ad peccatum.

 

Praeterea, secundum Damascenum [De fide IV, 22], conscientia est lex intellectus nostri. Sed facere contra legem est peccatum. Ergo et facere contra conscientiam quomodocumque.

 

Praeterea, aliquis ex praecepto ligatur. Sed hoc quod conscientia dictat, hoc factum est praeceptum. Ergo, quantumcumque conscientia sit erronea, ligat.

 

 

Responsio. Dicendum, quod circa hoc diversae sunt opiniones. Quidam enim dicunt, quod conscientia potest errare vel in his quae sunt per se mala, vel in indifferentibus. Conscientia igitur errans in his quae sunt per se mala, non ligat ; in indifferentibus autem ligat. Sed qui hoc dicunt, non videntur intelligere quid sit conscientiam ligare. Secundum hoc enim ligare conscientia dicitur, quod aliquis, nisi conscientiam impleat, peccatum incurrit ; non autem hoc modo quod aliquis implens recte faciat. Alias enim consilium obligare diceretur : implens enim consilium recte agit ; sed tamen ad consilia dicimur non ligari, quia qui consilium praeterit, non peccat ; ad praecepta autem ligari dicimur, quia non servantes praecepta, peccata incurrimus. Non igitur propter hoc conscientia dicitur ad aliquid faciendum ligare, quod si illud fiat, ex tali conscientia bonum sit : sed quia si non fiat, peccatum incurritur. Non videtur autem possibile quod aliquis peccatum evadat, si conscientia, quantumcumque errans, dictet aliquid esse praeceptum Dei sive sit indifferens sive etiam per se malum ; si contrarium, tali conscientia manente, agere disponat. Quantum enim in se est, ex hoc ipso habet voluntatem legem Dei non observandi ; unde mortaliter peccat. Quamvis igitur talis conscientia, quae est erronea, deponi possit ; nihilominus tamen dum manet, obligativa est, quia transgressor ipsius peccatum de necessitate incurrit.

 

 

 

Diversimode tamen recta conscientia et erronea ligat : recta quidem ligat simpliciter et per se ; erronea autem secundum quid et per accidens.

 

 

Dico autem rectam ligare simpliciter, quia ligat absolute et in omnem even­tum. Si enim aliquis conscientiam habeat de vitando adulterio, istam conscientiam sine peccato non potest deponere, quia in hoc ipso quod eam deponeret errando, graviter peccaret ; ea autem manente, non potest praeteriri in actu sine peccato. Unde absolute ligat et in omnem eventum. Sed conscientia erronea non ligat nisi secundum quid quia sub conditione. Ille enim cui dictat conscientia quod teneatur ad fornicandum, non est obligatus ut fornicationem sine peccato dimittere non possit, nisi sub hac conditione, si talis conscientia duret. Haec autem condicio removeri potest et absque peccato. Unde talis conscientia non obligat in omnem eventum : potest enim aliquid contingere, scilicet depositio conscientiae, quo contingente, aliquis ulterius non ligatur. Quod autem sub conditione tantum est, secundum quid esse dicitur.

 

Dico etiam quod conscientia recta per se ligat, erronea autem per accidens ; quod ex hoc patet. Qui enim unum vult vel amat propter alterum, illud quidem propter quod amat reliquum per se amat ; quod vero propter alterum amat quasi per accidens, sicut qui vinum amat propter dulce, amat dulce per se, vinum autem per accidens. Ille autem qui conscientiam erroneam habet credens eam esse rectam (alias non erraret), inhaeret conscientiae erroneae propter rectitudinem quam in ea credit ; inhaeret quidem, per se loquendo, rectae conscientiae, sed erroneae quasi per accidens : in quantum hanc conscientiam, quam credit esse rectam, contingit esse erroneam. Et exinde est quod, per se loquendo, ligatur a conscientia recta, per accidens autem ab erronea.

Et haec solutio potest accipi ex verbis philosophi in VII Ethic. [l. 9 (1151 a 29 sqq.)], ubi quasi eamdem quaestionem quaerit, utrum scilicet dicendus sit incontinens qui abscedit a ratione recta solum, vel qui abscedit etiam a falsa. Et solvit quod incontinens per se recedit a ratione recta, per accidens autem a falsa ; et ab una quidem simpliciter, ab alia autem secundum quid, quia quod per se est, simpliciter est ; quod autem per accidens, secundum quid.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod quamvis id quod dictat erronea conscientia, non sit consonum legi Dei, tamen accipitur ab errante ut ipsa lex Dei. Et ideo, per se loquendo, si ab hoc recedat, recedit a lege Dei ; quamvis per accidens sit quod a lege Dei non recedat.

 

Ad secundum dicendum, quod ratio illa procedit quando superioris et inferioris sunt distincta praecepta, et utrumque per se distinctim pervenit ad eum qui praecepto obligatur. Quod hic non contingit ; quia conscientiae dictamen nihil aliud est quam perventio praecepti Dei ad eum qui conscientiam habet, ut ex dictis [art. 1 et 2] patet. Esset autem simile in exemplo proposito, si praeceptum imperatoris nunquam ad aliquem pervenire posset nisi mediante proconsule, et proconsul quod praecipit non praeciperet nisi quasi recitans imperatoris praeceptum. Tunc enim idem esset contemnere praeceptum imperatoris et proconsulis, sive proconsul verum diceret, sive mentiretur.

 

Ad tertium dicendum, quod conscientia erronea errans in his quae sunt per se mala, dictat contraria legi Dei ; sed tamen illa quae dictat, dicit esse legem Dei. Et ideo transgressor illius conscientiae efficitur quasi transgressor legis Dei ; quamvis etiam conscientiam sequens, et eam opere implens, contra legem Dei faciens mortaliter peccet : quia in ipso errore peccatum erat, cum contingeret per ignorantiam eius quod scire debebat.

 

 

Ad quartum dicendum, quod quando conscientia non est probabilis, tunc debet eam deponere ; sed tamen dum manet, si contra eam faciat, mortaliter peccat. Unde per hoc non probatur quod conscientia erronea non liget dum manet, sed solum quod non ligat simpliciter et in omnem eventum.

 

Ad quintum dicendum, quod ex illo argumento non concluditur quod conscientia erronea non liget ad peccatum si non impleatur ; sed quod si impleatur, excusat a peccato. Unde non est ad propositum. Concludit autem verum, quando ipse error non est peccatum : utpote cum contingit ex ignorantia facti. Si autem ex ignorantia iuris, sic non concludit, quia ipsa ignorantia peccatum est ; sic enim etiam apud saecularem iudicem non excusatur qui ignorantiam legis quam scire debet, allegat.

 

Ad sextum dicendum, quod licet in ratione naturali sit unde possit procedi ad contrarium eius quod erronea conscientia dictat, sive sit error circa indifferentia, sive circa per se mala ; tamen actu naturalis ratio non dictat ; si enim dictaret contrarium, non erraret conscientia.

 

Ad septimum dicendum, quod quamvis opus indifferens, quantum in se est, ad utrumlibet se habeat ; tamen huic qui exstimat hoc opus cadere sub praecepto, efficitur non indifferens propter suam aestimationem.

 

Ad octavum dicendum, quod ille qui habet conscientiam faciendi fornicationem, non est simpliciter perplexus, quia potest aliquid facere quo facto non incidet in peccatum, scilicet conscientiam erroneam deponere ; sed est perplexus secundum quid, scilicet conscientia erronea manente. Et hoc non est inconveniens, ut aliquo supposito, homo peccatum vitare non possit ; sicut supposita intentione inanis gloriae, ille qui tenetur eleemosynam dare, peccatum evitare non potest : si enim dat ex tali intentione, peccat ; si vero non dat, transgressor est.

 

Ad nonum dicendum, quod quando conscientia erronea dictat aliquid faciendum, dictat illud sub aliqua ratione boni, vel quasi opus iustitiae, vel quasi temperantiae, et sic de aliis ; et ideo transgressor incurrit in vitium contrarium illi virtuti sub cuius specie conscientia illud dictat. Vel si dictat illud sub specie divini praecepti, vel alicuius praelati tantum, incurret peccatum inobedientiae conscientiam transgrediens.

 

 

 

 

Article 5 - LA CONSCIENCE ERRONÉE, EN MATIÈRE INDIFFÉRENTE, OBLIGE-T-ELLE PLUS OU MOINS QU’UN COMMANDEMENT DU PRÉLAT ?

(Quinto quaeritur utrum conscientia erronea in indifferentibus

plus liget quam praeceptum praelati, vel minus.)

 

 

Il semble qu’elle oblige moins.

 

1° Le religieux subordonné a fait vœu d’obéir à son prélat. Or il est tenu d’accom­plir son vœu, comme il est dit dans un psaume : « Faites des vœux et acquittez-vous-en. » Il semble donc qu’il soit tenu d’obéir au prélat contre sa conscience, et donc à celui-ci plus qu’à la conscience.

 

2° Il faut toujours obéir au prélat dans les choses qui ne sont pas contre Dieu. Or les choses indifférentes ne sont pas contre Dieu. On est donc tenu d’obéir au prélat en ces choses ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

3° Il faut obéir à l’autorité supérieure plutôt qu’à l’autorité inférieure, comme on le trouve dans la Glose à propos de Rom. 13, 2. Or l’âme du prélat est supérieure à l’âme du subordonné, lequel est donc obligé par le commandement du prélat plus que par sa propre conscience.

 

 

4° Le subordonné ne doit pas juger du commandement du prélat, mais c’est plutôt le prélat qui doit juger des actes du subordonné. Or ce dernier jugerait du commandement du prélat s’il s’en écartait à cause de sa conscience. Donc, quelque contraire que soit le dictamen de la conscience en matière indifférente, on doit plutôt s’en tenir au commandement du prélat.

En sens contraire :

 

Le lien spirituel est plus fort que le corporel, et l’intérieur que l’extérieur. Or la conscience est un lien spirituel intérieur, au lieu que la prélature est un lien extérieur et corporel, semble-t-il, car toute prélature résulte d’une dispensation temporelle ; lors donc qu’on sera parvenu à l’éternité, elle sera abolie, comme on le lit dans la Glose à propos de I Cor. 15, 24. Il semble donc qu’il faille obéir à la conscience plutôt qu’au prélat.

 

 

Réponse :

 

La solution de cette question peut être assez bien montrée par ce qui a été dit. En effet, on a déjà dit que la conscience n’oblige que par la force du précepte divin, soit selon la loi écrite, soit selon la loi de nature mise en nous. Comparer le lien de la conscience à celui que cause le précepte du prélat, n’est donc pas autre chose que comparer le lien du précepte divin à celui du précepte du prélat. Puis donc que le précepte divin oblige contre le précepte du prélat et plus que ce précepte, le lien de la conscience sera aussi plus grand que celui du précepte du prélat, et la conscience obligera nonobstant le précepte contraire du prélat.

 

 

 

Cependant cela se réalise différemment dans le cas d’une conscience droite et dans le cas d’une conscience erronée. En effet, la conscience droite oblige absolument et parfaitement contre le précepte du prélat. Absolument, car son obligation ne peut pas être levée, puisqu’une telle conscience ne peut pas être quittée sans péché. Parfaitement, car la conscience droite n’oblige pas seulement en sorte que celui qui ne la suit pas tombe dans le péché, mais aussi en sorte que celui qui la suit est exempt de péché, quelque opposé que soit le précepte du prélat. La conscience erronée, quant à elle, même en matière indifférente, oblige à un certain point de vue et imparfaitement contre le précepte du prélat. À un certain point de vue, car elle n’oblige pas en toute éventualité, mais sous la condition de sa persistance : en effet, on peut et on doit quitter une telle conscience. Imparfaitement, car elle oblige en ce sens que celui qui ne la suit pas tombe dans le péché, mais non pas en ce sens que celui qui la suit alors que le précepte du prélat est en sens contraire éviterait le péché, si toutefois le précepte du prélat oblige pour cette chose indifférente ; en un tel cas, en effet, on pèche, soit qu’on n’agisse pas, car on le fait contre la conscience, ou qu’on agisse, car on désobéit au prélat. Mais on pèche plus si l’on ne fait pas ce que dicte la conscience, tant que cette conscience persiste, car elle oblige plus que le précepte du prélat.

 

Réponse aux objections :

 

1° Celui qui a fait vœu d’obéissance est tenu d’obéir dans les choses auxquelles s’étend le bien de l’obéissance ; et il n’est délié ni de cette obligation par l’erreur de la conscience, ni non plus du lien de la conscience par cette obligation ; et ainsi demeurent en lui deux obligations contraires. L’une d’elles, à savoir celle qui vient de la conscience, est plus grande, car plus intense, mais plus petite, car moins solide ; et c’est l’inverse pour l’autre. En effet, l’obliga­tion à l’égard du prélat ne peut pas être rompue comme la conscience erronée peut être quittée.

 

 

 

2° Bien que cette œuvre soit en elle-même indifférente, cependant elle devient non indifférente par le dictamen de la conscience.

 

3° Bien que le prélat soit supérieur au subordonné, cependant la conscience oblige sous l’apparence du précepte divin, et Dieu est plus grand que le prélat.

 

 

4° Le subordonné n’a pas à juger du précepte du prélat, mais de l’accomplissement du précepte, qui le regarde, lui, subordonné. En effet, chacun est tenu d’examiner ses actes à la lumière de la science qu’il tient de Dieu, qu’elle soit naturelle, acquise ou infuse ; car tout homme doit agir suivant la raison.

 

Et videtur quod minus.

 

Subditus enim religiosus vovit oboedire praelato suo. Sed tenetur votum reddere ut in Psalm. [LXXV, 12] dicitur : vovete et reddite. Ergo videtur quod tenetur praelato obedire contra conscientiam ; et ita magis praelato quam conscientiae.

 

Praeterea, praelato semper est obediendum in his quae non sunt contra Deum. Sed indifferentia non sunt contra Deum. Ergo in his tenetur obedire praelato ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, potestati superiori magis est obediendum quam inferiori, ut habetur in Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1505 B], Rom. XIII, 2. Sed anima praelati est superior quam anima subditi. Ergo magis ligatur subditus ex imperio praelati quam ex conscientia propria.

 

Praeterea, subditus non debet iudicare de praecepto praelati, sed magis praelatus de actibus subditi. Iudicaret autem subditus de praelati praecepto, si propter suam conscientiam ab eius praecepto recederet. Ergo quantumcumque conscientia contrarium dictet in indifferentibus, magis est praelati praecepto standum.

 

 

Sed contra. Vinculum spirituale fortius est quam corporale, et intrinsecum quam extrinsecum. Sed conscientia est vinculum spirituale intrinsecum, praelatio autem est vinculum extrinsecum et corporale, ut videtur, quia secundum temporalem dispensationem omnis praelatio agitur ; unde, cum ad aeternitatem ventum fuerit, evacuabitur, ut habetur ex Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1679 C], I Corinth. XV, 24. Ergo, videtur quod magis est obediendum conscientiae quam praelato.

 

Responsio. Dicendum, quod huius quaestionis solutio satis ex his quae dicta sunt, potest apparere. Dictum est enim supra, quod conscientia non ligat nisi in vi praecepti divini, vel secundum legem scriptam, vel secundum legem naturae inditi. Comparare igitur ligamen conscientiae ad ligamen quod est ex praecepto praelati, nihil est aliud quam comparare ligamen praecepti divini ad ligamen praecepti praelati. Unde, cum praeceptum divinum obliget contra praeceptum praelati, et magis obliget quam praeceptum praelati : etiam conscientiae ligamen erit maius quam ligamen praecepti praelati, et conscientia ligabit, etiam praecepto praelati in contrarium existente.

Tamen hoc diversimode se habet in conscientia recta et erronea. Conscientia enim recta simpliciter et perfecte contra praeceptum praelati obligat. Simpliciter quidem, quia eius obligatio auferri non potest, cum talis conscientia sine peccato deponi non possit. Perfecte autem, quia conscientia recta non solum hoc modo ligat, ut ille qui eam non sequitur peccatum incurrat, sed etiam ut ille qui eam sequitur sit immunis a peccato quantumcumque praeceptum praelati sit in contrarium. Sed conscientia erronea ligat contra praeceptum praelati etiam in indifferentibus secundum quid et imperfecte. Secundum quid quidem, quia non obligat in omnem eventum, sed sub conditione suae durationis : potest enim aliquis et debet talem conscientiam deponere. Imperfecte autem, quia ligat quantum ad hoc quod ille qui eam non sequitur, peccatum incurrit ; non autem quantum ad hoc quod ille qui eam sequitur, peccatum evitet, cum praeceptum praelati est in contrarium, si tamen ad illud indifferens praeceptum praelati obliget : in tali enim casu peccat, sive non faciat, quia contra conscientiam agit, sive faciat, quia praelato inobediens est. Magis autem peccat si non faciat, conscientia durante, quod conscientia dictat ; cum plus liget quam praeceptum praelati.

 

Ad primum igitur dicendum, quod ille qui vovit obedientiam, tenetur obedire in his ad quae bonum obedientiae se extendit ; nec ab ista obligatione absolvitur per errorem conscientiae, nec iterum a conscientiae absolvitur ligamine per istam obligationem : et ita manet in eo duplex contraria obligatio. Quarum una, scilicet quae est ex conscientia, est maior, quia intensior ; minor vero quia solubilior ; alia vero e contrario. Obligatio enim illa quae est ad praelatum, solvi non potest, sicut conscientia erronea potest deponi.

 

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis opus illud per se sit indifferens, tamen ex dictamine conscientiae fit non indifferens.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis praelatus sit superior subdito, tamen Deus, sub cuius praecepti specie conscientia ligat, est maior quam praelatus.

 

Ad quartum dicendum, quod subditus, non habet iudicare de praecepto praelati, sed de impletione praecepti, quae ad ipsum spectat. Unusquisque enim tenetur actus suos examinare ad scientiam quam a Deo habet, sive sit naturalis, sive acquisita, sive infusa : omnis enim homo debet secundum rationem agere.

 

B

 

 

 

 

 

Question 18 ─ LA CONNAISSANCE DU PREMIER HOMME DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE

 

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse au tome I, p. 89)

 

Adam et la connaissance de Dieu :

     Il ne vit pas Dieu dans son essence (art. 1)

     Il connaissait Dieu par une inspiration divine,

et aussi au moyen des créatures (2)

     Il dut avoir la foi par une parole intérieure (3)

 

Adam et la connaissance des créatures :

     connaissance naturelle universelle, mais avec certaines limites (4)

     Il n’a pas vu les anges dans leur essence,

à moins qu’il n’ait reçu une grâce particulière (5)

 

Une connaissance privilégiée :

     Il n’y avait en elle aucune erreur, ni même aucune opinion,

mais des certitudes vraies (6)

     Ses enfants n’auraient pas eu sa plénitude de science (7)

     Leur raison eût probablement été liée,

mais moins que ce n’est le cas aujourd’hui (8)


LA QUESTION PORTE SUR

LA CONNAISSANCE DU PREMIER HOMME

DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE.

 

Article 1 : L’homme dans l’état d’innocence a-t-il connu Dieu dans son essence ?

 

Article 2 : L’homme dans l’état d’innocence a-t-il vu Dieu par les créatures ?

 

Article 3 : Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il eu une foi portant sur Dieu ?

Article 4 : Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il eu connaissance de toutes les créatures ?

Article 5 : Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il vu les anges dans leur essence ?

 

Article 6 : Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il pu se tromper ou être trompé ?

Article 7 : Les enfants qui seraient nés d’Adam dans l’état d’innocence auraient-ils eu la pleine science de toutes choses, tout comme l’a eue Adam ?

Article 8 : Les enfants nouveau-nés dans l’état d’innocence auraient-ils eu pleinement l’usage de la raison ?

 

Quaestio est

de cognitione primi hominis

in statu innocentiae.

 

Primo utrum homo in statu innocentiae cognoverit Deum per essentiam.

Secundo utrum homo in statu innocentiae Deum per creaturas viderit.

Tertio utrum Adam in statu innocentiae fidem de Deo habuerit.

Quarto utrum Adam in statu innocentiae habuerit omnium creaturarum notitiam.

Quinto utrum Adam in statu innocentiae Angelos per essentiam viderit.

Sexto utrum Adam in statu innocentiae errare sive decipi potuerit.

Septimo utrum pueri qui ex Adam in statu innocentiae nascerentur, plenam rerum omnium scientiam haberent, sicut et Adam habuit.

Octavo utrum pueri mox nati in statu innocentiae usum rationis plenarie habuissent.

    

 

LIEUX PARALLÈLES

 

 

Art. 1 : Super Sent. II, d. 23, q. 2, a. 1 ; Sum. Th. I, q. 94, a. 1.

 

Art. 2 : Super Sent. II, d. 23, q. 2, a. 1 ; Sum. Th. I, q. 94, a. 1.

 

Art. 3 : Super Sent. II, d. 29, a. 3 ; Sum. Th. I, q. 95, a. 3 et II-II, q. 5, a. 1.

 

Art. 4 : Super Sent. II, d. 23, q. 2, a. 2 ; Sum. Th. I, q. 94, a. 3.

 

Art. 5 : Sum. Th. I, q. 94, a. 2.

 

Art. 6 : Super Sent. II, d. 23, q. 2, a. 3 ; Sum. Th. I, q. 94, a. 4.

 

Art. 7 : Super Sent. II, d. 23, q. 2, a. 2 ; Sum. Th. I, q. 101, a. 1.

 

Art. 8 : Super Sent. II, d. 20, q. 2, a. 2 ; Sum. Th. I, q. 101, a. 2.

 

 

Article 1 - L’HOMME DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE A-T-IL CONNU DIEU DANS SON ESSENCE ?

(Et primo quaeritur utrum in statu illo cognoverit Deum per essentiam.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Le Maître dit au quatrième livre des Sentences, dist. 1, que « l’homme avant le péché a vu Dieu sans médium ». Or voir Dieu sans médium, c’est le voir dans son essence. Donc, en l’état d’innocence, il a vu Dieu dans son essence.

 

2° [Le répondant] disait que le Maître pense qu’Adam a vu Dieu sans l’intermédiaire qu’allait être le nuage de la faute, mais non sans l’intermédiaire de la créature. En sens contraire : le Maître dit au même endroit que « parce que nous voyons Dieu par un médium, il est nécessaire que nous parvenions à lui par les créatures visibles ». Il semble donc qu’il pense au médium de la créature. Or voir sans l’intermédiaire de la créature, c’est voir dans l’essence. Donc, etc.

 

3° Il est dit en Philipp. 4, 7 : « la paix de Dieu qui surpasse toute pensée » ; ce que la Glose, au même endroit – en le comprenant de la paix que Dieu répand parmi les élus dans la patrie – interprète ainsi : « toute pensée, c’est-à-dire notre intelligence, non l’intelligence de ceux qui voient toujours la face du Père ». D’où l’on peut conclure que la paix ou la joie des bienheureux dépasse l’intelligence de tous ceux qui ne jouissent pas de cette joie. Or Adam, dans l’état d’innocence, a vu la joie des bienheureux, et c’est pourquoi saint Grégoire dit au

quatrième livre des Dialogues : « en se

répandant hors de lui-même par le péché, il ne fut plus capable de voir les joies de la céleste patrie qu’il contemplait auparavant ». Donc Adam, dans cet état, jouissait de la joie de la patrie céleste.

 

 

4° Hugues de Saint-Victor dit que l’homme dans cet état connaissait son Créateur de telle sorte que celui-ci était alors distingué plus clairement par une présence de contemplation. Or, voir Dieu par une présence de contemplation, c’est, semble-t-il, le voir dans son essence. Donc Adam, en cet état, a vu Dieu dans son essence.

 

 

 

5° L’homme a été fait pour voir Dieu : en effet, si Dieu a fait la créature raisonnable, c’est pour qu’elle prenne part à sa béatitude, qui consiste dans sa vision, comme on le trouve au deuxième livre des Sentences, dist. 1. Si donc Adam, dans l’état d’innocence, ne voyait pas Dieu dans son essence, c’était seulement parce qu’un médium l’en empêchait. Or le médium de la faute ne l’empêchait pas, car il en était alors exempt ; ni non plus le médium de la créature, car Dieu est plus intime à l’âme de l’homme que n’importe quelle créature. Donc Adam, en l’état d’innocence, a vu Dieu dans son essence.

 

 

6° De même que la partie affective de l’homme n’est rendue parfaite que par le bien souverain, de même la cognitive ne l’est que par la vérité suprême, comme on le voit clairement au livre sur l’Esprit et l’Âme. Or chacun a en soi le désir de sa propre perfection. Donc Adam, en son premier état, désirait voir Dieu dans son essence. Or quiconque n’a pas ce qu’il désire, en est affligé. Si donc Adam ne voyait alors pas Dieu dans son essence, il en était affligé. Mais cela est faux, car l’affliction, étant une peine, ne peut précéder la faute. Il a donc vu Dieu dans son essence.

 

 

7° L’âme de l’homme a été faite à l’image de Dieu de façon à être formée par la vérité première elle-même sans qu’aucune créature s’interpose, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme. Or l’image demeurait intègre et pure dans l’homme en l’état d’innocence. Il se portait donc vers la vérité suprême elle-même sans aucun médium ; et ainsi, il voyait Dieu dans son essence.

 

8° Pour que nous connaissions une chose en acte, la seule condition requise est que l’espèce devienne intelligible en acte par abstraction de la matière et des déterminations liées à la matière, ce qui revient à l’intellect agent, et qu’elle soit reçue dans l’intelligence, ce qui revient à l’intellect possible. Or l’essence divine est intelligible par soi, étant entièrement séparée de la matière ; en outre, elle était intime à l’âme de l’homme lui-même, puisque l’on dit que Dieu est en toutes choses par son essence. Puis donc qu’il n’y avait aucun empêchement dans l’âme de l’homme en l’état d’innocence, il semble qu’elle voyait Dieu dans son essence.

 

9° Puisque l’âme d’Adam dans l’état d’inno­cence était ordonnée comme elle le devait, la raison supérieure n’était pas moins parfaite à l’égard de son objet que l’inférieure ne l’était à l’égard de son objet propre. Or la raison inférieure, à laquelle il appartenait de tendre vers les réalités temporelles, pouvait voir immédiatement ces choses temporelles. Donc la raison supérieure, à laquelle il appartenait de regarder les réalités éternelles, pouvait voir aussi l’essence éternelle de Dieu immédiatement.

10° Ce par quoi une chose devient sensible en acte, est immédiatement connu par le sens de la vue : c’est la lumière. Ce par quoi une chose devient actuellement intelligible, est donc aussi connu immédiatement par l’intelligence de l’homme. Or une chose n’est rendue actuellement intelligible par une autre que dans la mesure où cette autre est en acte ; et ainsi, puisque Dieu seul est acte pur, il est lui-même ce par quoi toutes choses deviennent intelligibles. L’intelligence de l’homme en son état premier voyait donc Dieu immédiatement, puisqu’elle n’avait alors aucun empêchement.

 

11° Saint Jean Damascène dit que l’homme dans l’état d’innocence « jouissait d’une vie heureuse et riche de toute félicité ». Or la béatitude de la vie consiste en ce que Dieu soit vu dans son essence. Adam, en ce temps-là, a donc vu Dieu dans son essence.

 

 

12° Le même Damascène dit que l’homme était alors nourri « comme un autre ange par le fruit d’une très suave contemplation ». Or les anges voient Dieu dans son essence. Donc Adam aussi, en cet état, a vu Dieu dans son essence.

 

 

13° La nature de l’homme était plus parfaite dans l’état d’innocence que dans l’état d’après le péché. Or, dans ce dernier état, il a été concédé à quelques-uns de voir Dieu dans son essence alors qu’ils étaient encore dans cette vie mortelle, comme saint Augustin le dit de saint Paul et de Moïse au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, et dans le livre sur la Vision de Dieu. Donc à bien plus forte raison Adam, en l’état d’innocence, a-t-il vu Dieu dans son essence.

 

14° À propos de Gen. 2, 21 : « Le Seigneur Dieu fit tomber sur l’homme un profond sommeil, etc. », la Glose dit : « Cette extase fut envoyée à Adam pour que son esprit, devenu comme participant de la cour angélique et introduit dans le sanctuaire de Dieu, entrât dans l’intelligence des mystères. » Il semble donc que ce sommeil fut un certain ravissement. Or ceux qui sont ravis voient Dieu dans son essence. Donc Adam aussi l’a vu dans son essence.

 

15° Selon saint Jean Damascène, Adam ne fut pas placé seulement dans un paradis corporel, mais aussi dans un spirituel. Or le paradis spirituel n’est rien d’autre que la béatitude qui consiste dans la vision de Dieu dans son essence. Il a donc vu Dieu dans son essence.

 

 

16° Saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu que, dans l’état d’inno­cence, « rien n’était refusé aux désirs d’une volonté bonne ». Or la volonté bonne pouvait désirer de voir Dieu dans son essence. Cela n’était donc pas refusé aux premiers parents ; et ainsi, ils voyaient Dieu dans son essence.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au premier livre sur la Trinité que la vue de Dieu dans son essence est toute la récompense des saints. Or Adam, dans l’état d’innocence, n’était pas bienheureux. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.

 

2) Saint Bernard dit que Dieu, dans l’état de voie, peut être certes aimé tout entier, mais non vu tout entier. Or il serait vu tout entier s’il était vu dans son essence, puisque son essence est simple. Puis donc qu’Adam était dans l’état de voie, il n’a pas pu voir Dieu dans son essence.

 

 

 

3) L’âme accablée du poids de la chair perd la connaissance distincte des réalités ; aussi Boèce dit-il au livre sur la Consolation : « elle retient le général, perdant le particulier ». Or, dans l’état d’innocence, l’âme

de l’homme était quelque peu abaissée par le corps, pas autant toutefois qu’après le péché. Elle était donc empêchée de voir l’essence divine, pour laquelle est requise

la plus parfaite disposition d’esprit.

 

 

4) Être en même temps voyageur et compréhenseur est propre au Christ seul. Or Adam, dans l’état d’innocence, était voyageur, la preuve en est qu’il a pu pécher ; il ne fut donc pas compréhenseur, et ainsi, il n’a pas vu Dieu dans son essence.

 

Réponse :

 

Certains ont prétendu que la vision de Dieu dans son essence a lieu non seulement dans la patrie, mais aussi dans l’état de voie, non toutefois aussi parfaitement dans l’état de voie que dans la patrie. Pour eux, l’homme dans l’état d’innocence eut une vision intermédiaire entre la vision des bienheureux et la vision des hommes après le péché ; car il a vu moins parfaitement que les bienheureux, et plus parfaitement que l’homme ne l’aura pu après le péché. Mais cette affirmation est contraire aux témoignages de l’Écriture, qui concordent pour placer l’ultime béatitude de l’homme dans la vision de Dieu ; par conséquent, du fait même que l’on voit Dieu dans son essence, l’on est bienheureux. Et ainsi, comme le déclare l’opinion commune, personne encore en chemin vers la béatitude n’a pu voir Dieu dans son essence, pas même Adam dans l’état d’innocence. Et la vérité de cette opinion peut aussi être montrée par la raison.

 

En effet, on peut définir pour chaque nature un terme ultime, en lequel consiste son ultime perfection. La perfection de l’homme, en tant que tel, ne consiste que dans l’acte de l’intelligence, à laquelle il doit d’être homme. Or dans l’opération de l’intel­ligence, différents degrés peuvent être distingués, et cela de deux façons. D’une première façon, en raison de la diversité des intelligibles. Car, plus quelqu’un comprend parfaitement un intelligible, plus son intelligence est parfaite ; voilà pourquoi il est dit au dixième livre de l’Éthique que la plus parfaite opération de l’intelligence est celle de l’intelligence bien disposée envers le meilleur intelligible, comme la plus belle vision corporelle est celle de la vue « bien disposée envers le plus beau des objets qui tombent sous le regard ». De l’autre façon, les degrés dans l’opération de l’intelligence se prennent du mode d’intellection. Car il est possible qu’un seul et même intelligible soit compris différemment par des sujets différents, par l’un plus parfaitement, par l’autre moins.

 

Or il n’est pas possible que le terme ultime de la perfection humaine soit envisagé suivant quelque mode d’intellection, car dans ces modes peuvent être considérés une infinité de degrés de plus ou moins parfaite intelligence. Et nul à part Dieu, qui comprend tout dans une infinie clarté, n’est si parfaitement intelligent que l’on ne puisse imaginer qu’un autre être pense plus parfaitement. Il est donc nécessaire que le terme ultime de la perfection humaine soit dans l’intellection de quelque intelligible très parfait, qui est l’essence divine. Donc, chaque créature raisonnable est bienheureuse en ceci qu’elle voit l’essence de Dieu, non en ce qu’elle la voit aussi clairement, ou plus, ou moins. La vision du bienheureux ne se distingue donc pas de la vision du voyageur par une plus ou moins grande perfection, mais par la différence entre voir et ne pas voir. Voilà pourquoi Adam, puisqu’il était encore en chemin vers la béatitude, n’a pas vu Dieu dans son essence.

 

Réponse aux objections :

 

1° Trois médiums peuvent être considérés dans une vision : celui sous lequel on voit, celui par lequel on voit, qui est l’espèce de la réalité vue, et celui duquel on reçoit la connaissance de la réalité vue. Par exemple dans la vision corporelle, le médium sous lequel on voit est la lumière, par laquelle une chose devient visible en acte et la vue est perfectionnée pour la vision ; le médium par lequel on voit est l’espèce de la réalité sensible, espèce existant dans l’œil et qui, en tant que forme du voyant comme tel, est le principe de l’opération visuelle ; le médium duquel on reçoit la connaissance de la réalité vue est par exemple un miroir, à partir duquel il arrive que l’espèce de quelque objet visible, par exemple une pierre, passe dans l’œil, et non immédiatement à partir de la pierre elle-même.

 

Et ces trois médiums se rencontrent aussi dans la vision intellectuelle : ainsi, à la lumière corporelle correspond la lumière de l’intellect agent, comme un médium sous lequel l’intelligence voit ; à l’espèce visible, l’espèce intelligible, par laquelle l’intellect possible devient actuellement connaissant ; et au médium duquel on reçoit comme à partir d’un miroir la connaissance de l’objet vu, est comparé l’effet à partir duquel nous parvenons à connaître la cause : car ainsi, la ressemblance de la cause est imprimée sur notre intelligence non pas immédiatement depuis la cause, mais depuis l’effet, en lequel resplendit la ressemblance de la cause. Aussi ce genre de connaissance est-il appelé spéculaire, à cause de sa ressemblance avec la vision dans un miroir.

 

Donc, pour connaître Dieu, l’homme dans l’état d’après le péché a besoin d’un médium, qui est comme un miroir en lequel se reflète la ressemblance de Dieu lui-même. Car il est nécessaire que nous parvenions aux perfections invisibles de Dieu par le moyen de ses créatures, comme il est dit en Rom. 1, 20. L’homme dans l’état d’inno­cence n’avait pas besoin de ce médium, mais il avait besoin de celui qui est comme l’espèce de la réalité vue ; car il voyait Dieu par quelque lumière spirituelle divinement communiquée à l’esprit de l’homme, et qui était comme une ressemblance expresse de la lumière incréée. Mais il n’aura pas besoin de ce médium dans la patrie, car il verra l’essence de Dieu en elle-même, non par une ressemblance, intelligible ou sensible, de cette essence – en effet, aucune ressemblance créée ne peut représenter Dieu si parfaitement, qu’un homme puisse, en voyant par elle, connaître l’essence même de Dieu. Cependant il aura besoin, dans la patrie, de la lumière de gloire, qui sera comme un médium sous lequel on voit, suivant ce passage du psaume 35, v. 10 : « dans ta lumière nous verrons la lumière », car cette vision n’est naturelle à aucune créature, mais à Dieu seul, et par conséquent aucune créature ne peut y atteindre par sa nature, mais pour l’obtenir il lui est nécessaire d’être éclairée par une lumière divinement émise. La deuxième vision, qui a lieu par un médium qui est une espèce, est naturelle à l’ange ; mais elle est au-dessus de la nature de l’homme ; c’est pourquoi il a besoin pour elle de la lumière de la grâce. La troisième convient à la nature de l’homme ; voilà pourquoi elle seule lui est laissée après le péché. Et ainsi, il ressort que la vision par laquelle l’homme a vu Dieu dans l’état d’innocence fut intermédiaire entre la vision par laquelle nous voyons maintenant et la vision des bienheureux.

 

On voit donc clairement que l’homme après le péché a besoin de trois médiums pour voir Dieu, à savoir : la créature elle-même, par laquelle il monte vers la connaissance divine ; la ressemblance de Dieu lui-même, qu’il reçoit de la créature ; et la lumière, qui le perfectionne afin qu’il soit dirigé vers Dieu : que ce soit la lumière de la nature, comme l’intellect agent, ou la lumière de la grâce, comme celle de la foi ou de la sagesse. Dans l’état d’avant le péché, il avait besoin de deux médiums, à savoir : celui qui est une ressemblance de Dieu, et celui qui est une lumière élevant ou dirigeant l’esprit. Les bienheureux, quant à eux, n’ont besoin que d’un médium, à savoir la lumière de gloire qui élève l’esprit. Et Dieu lui-même se voit sans aucun médium, car il est lui-même la lumière par laquelle il se voit.

 

2° Le Maître n’exclut pas qu’Adam, dans l’état d’innocence, ait vu Dieu par une ressemblance créée comme par un médium ; mais il dit qu’il n’avait pas besoin pour cela de l’intermédiaire d’une créature visible.

 

 

3° Adam, dans l’état d’innocence, ne voyait pas les joies de la cour céleste au point de comprendre ce qu’elles étaient ou combien elles étaient grandes, car cela appartient aux seuls bienheureux ; mais il connaissait leur existence, puisqu’il en avait quelque participation.

 

4° Dieu, dans la contemplation, est vu par un médium qui est la lumière de la sagesse, qui élève l’esprit pour qu’il distingue les choses divines ; mais non de telle manière que l’essence divine elle-même soit vue immédiatement. Et de la sorte les contemplatifs voient Dieu par la grâce également dans l’état d’après le péché, moins parfaitement toutefois que dans l’état d’innocence.

 

5° L’homme était fait pour voir Dieu non au début, mais au terme ultime de son perfectionnement ; voilà pourquoi, s’il n’a pas vu Dieu au premier temps de sa création, ce ne fut pas qu’un obstacle l’en empêchât, mais ce fut seulement par sa propre imperfection, parce qu’il n’avait pas encore en soi

la perfection qui est requise pour voir l’essence divine.

 

 

6° Adam, dans l’état d’innocence, désirait voir Dieu dans son essence ; mais son désir était ordonné : il tendait en effet à voir Dieu quand ce serait le temps. Donc nulle affliction ne lui venait de ce qu’il ne voyait pas Dieu avant le temps assigné.

 

 

 

7° On dit que notre esprit est formé immédiatement à partir de la vérité première elle-même, non qu’il ne la connaisse quelquefois par l’intermédiaire d’un habitus, d’une espèce ou d’une créature, mais il est formé comme la reproduction est formée sur son modèle immédiat. Certains ont en effet pré­tendu, comme le montre clairement Denys au livre des Noms divins, que les plus hauts parmi les êtres sont les modèles des inférieurs, et qu’ainsi l’âme de l’homme procède de Dieu par l’intermédiaire de l’ange, et qu’elle est formée sur le modèle divin par l’intermé­diaire du modèle angélique. Et cela est exclu par les paroles citées. Car l’esprit humain est créé immédiatement par Dieu, et il est formé immédiatement à partir de lui comme à partir d’un modèle ; et c’est aussi pour cela qu’il est béatifié immédiatement en lui comme en sa fin.

 

8° Bien que Dieu soit intelligible par soi

au plus haut point, et qu’il fût présent à l’esprit de l’homme dans l’état d’innocence, cependant il ne lui était pas présent comme une forme intelligible, car l’intelligence de l’homme n’avait pas encore la perfection qui est requise pour cela.

 

9° L’objet de la raison supérieure, en sa condition naturelle, n’est pas l’essence divine elle-même, mais certaines raisons s’écoulant de Dieu dans l’esprit, et reçues aussi par les créatures, raisons qui nous perfectionnent en vue de la contemplation des réalités éternelles.

 

10° Le principe immédiat et prochain par lequel les choses qui sont intelligibles

en puissance le deviennent en acte, est l’intellect agent ; mais le principe premier par lequel toutes choses deviennent intelligibles, est la lumière incréée elle-même. Et ainsi, l’essence divine elle-même est aux intelligibles ce que la substance du soleil est aux visibles corporels. Or celui qui voit une couleur, il n’est pas nécessaire qu’il voie la substance du soleil, mais qu’il voie la lumière du soleil, dans la mesure où la couleur est éclairée par elle. De même celui qui connaît quelque intelligible, il n’est pas nécessaire qu’il voie l’essence divine, mais qu’il perçoive la lumière intelligible, qui découle originairement de Dieu, dans la mesure où c’est par elle qu’une chose est actuellement intelligible.

 

11° La parole de saint Jean Damascène doit être entendue en ce sens qu’Adam était bienheureux non pas au sens absolu de ce terme, mais d’une certaine béatitude qui convenait à son état ; de même, il est dit aussi de quelques-uns qu’ils sont relativement bienheureux même dans un état de malheur, en raison d’une perfection qui se trouve en eux : « Bienheureux les pauvres en esprit, etc. » (Mt 5, 5).

 

12° Même l’ange dans l’état de nature créée n’a pas vu Dieu dans son essence : cela ne lui revient que par la gloire. Adam, quant à lui, a eu par grâce, dans l’état d’innocence, le mode de vision que l’ange a par nature, comme on l’a dit ; voilà pourquoi il est dit qu’il a vu comme un autre ange.

 

 

 

13° Moïse et saint Paul avaient vu Dieu dans son essence par une certaine grâce privilégiée. Mais, bien qu’ils fussent encore dans l’état de voie de façon absolue, cependant, sous un certain rapport, en tant qu’ils voyaient Dieu dans son essence, ils n’étaient pas dans l’état de voie. Voilà pourquoi il ne convenait pas même à Adam, dans l’état d’innocence où il était encore voyageur, de voir Dieu dans son essence. S’il fut pourtant élevé par quelque ravissement au-dessus de la connaissance commune qui lui convenait alors, et qu’ainsi il vît Dieu dans son essence, ce n’est pas gênant, puisqu’une telle grâce a pu être conférée à l’homme dans l’état d’innocence tout comme elle le fut dans l’état d’après le péché.

 

14° Si nous pensons que cette extase d’Adam était semblable au ravissement de saint Paul, alors nous dirons que cette vision était au-dessus du mode commun de vision qui lui convenait alors. Mais parce qu’on ne trouve pas dit expressément que, pendant ce sommeil, il ait vu Dieu dans son essence, nous pouvons dire que, dans cette extase, il fut élevé non pas à la vision de l’essence même de Dieu, mais à la connaissance de certaines choses concernant les divins mystères, plus profondes que celles qui lui auraient alors convenu selon le mode commun de la connaissance humaine.

 

15° Le paradis spirituel, en tant qu’il désigne la parfaite délectation qui rend bienheureux, consiste dans la vision de Dieu ; mais en tant qu’il désigne simplement la délectation que l’on éprouve au sujet de Dieu, le paradis spirituel consiste en n’im­porte quelle contemplation de Dieu.

 

 

16° La volonté n’eût pas été bonne et ordonnée, si elle avait désiré avoir à ce moment-là ce qui ne lui convenait pas alors ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant.

 

Et videtur quod sic.

 

Dicit enim Magister in IV Sentent. dist. 1 [cap. 5], quod homo ante peccatum Deum sine medio vidit. Sed videre Deum sine medio, est videre per essentiam. Ergo in statu innocentiae vidit Deum per essentiam.

 

Sed dicebat, quod Magister intelligit quod vidit Deum sine medio quoad nubilum culpae, non autem sine medio creaturae. – Sed contra est quod Magister ibidem dicit, quod quia nos per medium Deum videmus, oportet quod ex visibilibus creaturis in ipsum deveniamus. Ergo videtur quod intelligat de medio creaturae. Sed videre sine medio creaturae, est videre per essentiam. Ergo et cetera.

 

 

Praeterea, Phil. IV, 7 dicitur : pax Dei quae exsuperat omnem sensum, hoc – secundum quod intelligitur de pace quam Deus facit in beatis in patria – Glosa [P. Lombardi, PL 192, 254 B] ibid. sic exponit : omnem sensum, idest intellectum nostrum, non eorum qui semper vident faciem patris. Ex quo haberi potest quod pax sive

gaudium beatorum excedit intellectum omnis illius qui gaudio illo

non perfruitur. Sed Adam in statu innocentiae gaudia beatorum vidit : unde dicit Gregorius, IV Dialogorum [cap. 1] : homo peccando extra semet ipsum fusus iam illa caelestis patriae gaudia quae prius contemplari solebat, videre non poterat. Ergo Adam in illo statu gaudio caelestis patriae fruebatur.

 

Praeterea, Hugo de sancto Victore [De sacramentis I, p. VI, cap. 14] dicit quod homo in statu illo creatorem suum cognoscebat ea cognitione qua tunc per praesentiam contemplationis manifestius cernebatur. Sed videre Deum per praesentiam contemplationis, est videre ipsum per essentiam, ut videtur. Ergo Deum per essentiam in statu illo Adam vidit.

 

Praeterea, homo factus est ad videndum Deum : ad hoc enim Deus fecit rationalem creaturam, ut beatitudinis eius particeps esset, quae in eius visione consistit, ut habetur 1 dist. II Sent. [cap. 4]. Si igitur Adam in statu innocentiae Deum per essentiam non videbat, hoc non erat nisi quia aliquod medium impediebat. Non autem impediebat medium culpae, quia tunc ab ea immunis erat ; nec etiam impediebat medium creaturae, quia Deus est intimior animae hominis quam quaelibet alia creatura. Ergo Adam in statu innocentiae vidit Deum per essentiam.

 

Praeterea, sicut affectiva hominis non perficitur nisi per summum bonum, ita cognitiva non nisi per summum verum, ut patet in libro de Spiritu et Anima [cap. 11]. Sed unicuique inest desiderium suae perfectionis. Ergo Adam in primo statu desiderabat Deum per essentiam videre. Sed quicumque caret eo quod desiderat, affligitur. Si igitur Adam tunc Deum per essentiam non vidit, affligebatur. Hoc autem est falsum, quia afflictio, cum sit poena, culpam praecedere non potest. Ergo Deum per essentiam vidit.

 

Praeterea, anima hominis ita facta est ad Dei imaginem, ut nulla interposita creatura ab ipsa prima veritate formetur, ut dicitur in libro de Spiritu et Anima [cap. 11]. Sed imago manebat integra et pura in homine in statu innocentiae. Igitur in ipsam summam veritatem ferebatur nullo mediante ; et ita Deum per essentiam videbat.

 

Praeterea, ad hoc quod aliquid intelligamus in actu, nihil aliud requiritur nisi ut species fiat intelligibilis in actu per abstractionem a materia et a conditionibus materiae : quod pertinet ad intellectum agentem ; et ut in intellectu recipiatur : quod pertinet ad intellectum possibilem. Sed essentia divina est per se intelligibilis, utpote omnino a materia separata. Erat etiam animae ipsius hominis intima, cum in omnibus per essentiam Deus esse dicatur. Cum igitur nullum esset impedimentum in anima hominis in statu innocentiae, videtur quod Deum per essentiam videbat.

 

Praeterea, cum anima Adae in statu innocentiae esset debito modo ordinata, non erat ratio superior minus perfecta circa suum obiectum quam inferior circa obiectum proprium. Sed inferior ratio, cuius est temporalia intendere, ipsa temporalia immediate videre poterat. Ergo et ratio superior, cuius est aeterna conspicere, poterat immediate aeternam Dei essentiam videre.

 

Praeterea, illud quo aliquid fit sensibile in actu, immediate a sensu visus cognoscitur, scilicet lux. Ergo et illud quo fit aliquid actu intelligibile, immediate ab intellectu hominis cognoscitur. Sed non fit aliquid intelligibile actu ab aliquo nisi in quantum est actu ; et ita, cum solus Deus sit actus purus, ipse est quo omnia intelligibilia fiunt. Ergo intellectus hominis in primo statu Deum immediate videbat, cum tunc nullum haberet impedimentum.

 

 

 

Praeterea, Damascenus [De fide II, 11] dicit, quod homo in statu innocentiae beatam vitam habuit, et omnium divitem. Sed beatitudo vitae consistit in hoc quod Deus per essentiam videatur. Ergo Deum per essentiam tunc vidit.

 

Praeterea, Damascenus [De fide II, 11] idem dicit, quod homo tunc reficiebatur fruitione dulcissimae contemplationis, sicut alius Angelus. Sed Angeli vident Deum per essentiam. Ergo et Adam in statu illo Deum per essentiam vidit.

 

Praeterea, natura hominis erat perfectior in statu innocentiae quam post statum peccati. Sed aliquibus post statum peccati concessum est ut Deum per essentiam viderent adhuc in hac mortali vita existentibus, sicut de Paulo et Moyse Augustinus dicit, XII super Genes. ad litteram [cap. 27-28], et in libro de videndo Deum [Epist. 147, cap. 13]. Ergo multo fortius Adam in statu innocentiae Deum per essentiam vidit.

 

Praeterea, Genes. II, 21, super illud : immisit Dominus Deus soporem in Adam etc., dicit Glossa [ordin.] : extasis recte intelligitur ad hoc immissa, ut mens Adae particeps angelicae curiae et intrans in sanctuarium Dei, novissima intelligeret. Ex quo videtur quod sopor ille raptus quidam fuerit. Sed illi qui rapiuntur Deum per essentiam vident. Ergo et Adam per essentiam vidit.

 

Praeterea, secundum Damascenum [De fide II, 11], Adam non tantum in corporali Paradiso fuit collocatus, sed etiam in spirituali. Spiritualis autem Paradisus nihil est aliud quam beatitudo in visione Dei per essentiam consistens. Ergo vidit Deum per essentiam.

 

Praeterea, Augustinus dicit, XIV de Civitate Dei [cap. 10], quod in statu innocentiae non aberat quidquam quod bona voluntas adipisceretur. Sed bona voluntas hoc adipisci poterat, ut Deum per essentiam videret. Ergo hoc a primis parentibus non aberat ; et ita Deum per essentiam videbant.

 

 

 

Sed contra. Est quod Augustinus dicit in I de Trinitate [cap. 9], quod Dei visio per essentiam est tota merces sanctorum. Sed Adam in statu innocentiae beatus non erat. Ergo Deum per essentiam non vidit.

 

Praeterea, Bernardus [Ps.-Bernardus, Lib. de contemplando Deo, cap. 8]

dicit, quod Deus in statu viae potest quidem totus diligi, sed non totus videri. Videretur autem totus si

per essentiam videretur, cum eius

essentia sit simplex. Ergo cum Adam esset in statu viae, Deum per essentiam videre non potuit.

 

Praeterea, anima oppressa mole carnis, distinctam rerum cognitionem amittit ; unde Boetius dicit in libro de Consolat. [V, 3] quod summam retinens, singula perdit. Sed in statu innocentiae anima hominis aliquatenus per corpus deprimebatur, licet non tantum sicut post peccatum. Ergo retardabatur a visione essentiae divinae, ad quam requiritur perfectissima dispositio mentis.

 

Praeterea, esse viatorem et comprehensorem simul, soli Christo est proprium. Sed Adam in statu innocentiae viator erat ; quod patuit ex hoc quod peccare potuit ; ergo non fuit comprehensor, et ita Deum per essentiam non vidit.

 

 

Responsio. Dicendum, quod quidam dixerunt, quod Deum per essentiam videre non solum contingit in patria, sed etiam in via, quamvis non ita perfecte in via sicut in patria. Secundum hoc homo in statu innocentiae mediam visionem habuit inter visionem beatorum et visionem hominum post peccatum ; quia minus perfecte vidit quam beati, perfectius autem quam homo post peccatum videre potuerit. Sed istud dictum est contrarium Scripturae testimoniis, quae concorditer in divina visione beatitudinem hominis ultimam ponunt ; unde ex hoc ipso quod aliquis Deum per essentiam videt, beatus est. Et sic nullus adhuc in via ad beatitudinem existens, Deum per essentiam videre potuit, nec etiam ipse Adam in statu innocentiae, ut communis opinio habet. Cuius etiam veritas ratione ostendi potest.

 

Cuiuslibet enim naturae est aliquod ultimum assignare, in quo eius ultima perfectio consistit. Hominis autem, in quantum homo, est perfectio non consistit nisi in actu intellectus, ex quo habet quod homo sit. In operatione autem intellectus possunt differentes gradus distingui dupliciter. Uno modo ex diversitate intelligibilium. Quanto enim quis excellentius intelligibile intelligit, tanto excellentior est eius intelligentia ; unde, ut dicitur in X Ethic. [cap. 4 (1174 b 14)], perfectissima operatio intellectus est intellectus bene dispositi ad optimum intelligibile ; sicut et pulcherrima visio corporalis est visus bene dispositi ad pulcherrimum sub visu iacentium. Alio modo in operatione intellectus accipiuntur gradus ex modo intelligendi. Possibile est enim unum et idem intelligibile a diversis diversimode intelligi, ab uno perfectius, ab alio minus perfecte.

 

 

Non est autem possibile ut ultimus terminus perfectionis humanae accipiatur secundum aliquem modum intelligendi : quia in istis modis intelligendi possunt considerari infiniti gradus, quorum unus alio perfectius intelligit. Nec est aliquis ita perfecte intelligens quo non possit excogitari alium perfectius intelligere nisi Deus qui infinita limpiditate omnia intelligit. Unde oportet quod ultimus terminus humanae perfectionis sit in intelligendo aliquod perfectissimum intelligibile, quod est essentia divina. In hoc igitur unaquaeque rationalis creatura beata est, quod essentiam Dei videt, non ex hoc quod ita limpide, vel plus vel minus eam videt. Non igitur visio beati a visione viatoris distinguitur per hoc quod est perfectius et minus perfecte videre, sed per hoc quod est videre et non videre. Et ideo cum Adam fuerit adhuc in via ad beatitudinem, Deum per essentiam non vidit.

 

Ad primum igitur dicendum, quod in aliqua visione triplex medium considerari potest : unum est medium sub quo videtur ; aliud quo videtur, quod est species rei visae ; aliud a quo accipitur cognitio rei visae. Sicut in visione corporali medium sub quo videtur, est lumen, quo aliquid fit actu visibile, et visus perficitur ad videndum ; medium vero quo videtur, est ipsa species rei sensibilis in oculo existens, quae, sicut forma videntis in quantum est videns, principium est visivae operationis ; medium autem a quo accipitur cognitio rei visae, est sicut speculum, a quo interdum species alicuius visibilis, ut puta lapidis, fit in oculo, non immediate ab ipso lapide.

 

Et haec tria etiam in visione intellectuali inveniuntur : ut lumini corporali respondeat lumen intellectus agentis, quasi medium sub quo intellectus videt ; speciei vero visibili species intelligibilis, qua intellectus possibilis fit actu intelligens ; medio vero a quo accipitur visi cognitio, sicut a speculo, comparatur effectus a quo in cognitionem causae devenimus ; ita enim similitudo causae nostro intellectui imprimitur non immediate ex causa, sed ex effectu, in quo similitudo causae resplendet. Unde huiusmodi cognitio dicitur specularis propter similitudinem quam habet ad visionem quae fit per speculum.

 

 

Homo igitur in statu post peccatum ad cognoscendum Deum indiget medio, quod est quasi speculum, in quo resultat ipsius Dei similitudo. Oportet enim ut per ea quae facta sunt, in invisibilia eius deveniamus, ut dicitur Rom. I, 20. Hoc autem medio non indigebat homo in statu innocentiae. Indigebat autem medio quod est quasi species rei visae ; quia per aliquod spirituale lumen menti hominis influxum divinitus, quod erat quasi similitudo expressa lucis increatae, Deum videbat. Sed hoc medio non indigebit in patria, quia ipsam Dei essentiam per seipsam videbit, non per aliquam eius similitudinem vel intelligibilem vel sensibilem, cum nulla creata similitudo adeo perfecte Deum possit repraesentare, ut per eam videns ipsam essentiam Dei cognoscere aliquis possit. Indigebit tamen lumine gloriae in patria, quod erit quasi medium sub quo videtur, secundum illud Psalm. XXXV, 10 : in lumine tuo videbimus lumen, eo quod ista visio nulli creaturae est naturalis, sed soli Deo : unde nulla creatura in eam ex sua natura potest pertingere ; sed ad eam consequendam oportet quod illustretur lumine divinitus emisso. Secunda autem visio, quae est per medium, quod est species, naturalis est Angelo ; sed est supra naturam hominis. Unde ad eam indiget lumine gratiae. Tertia vero est competens naturae hominis ; et ideo ea sola sibi relinquitur post peccatum. Et ideo patet quod visio qua homo Deum in statu innocentiae

vidit, media fuit inter visionem qua nunc videmus, et visionem beatorum.

Patet igitur quod homo post peccatum triplici medio indiget ad videndum Deum : scilicet ipsa creatura, ex qua in divinam cognitionem ascendit ; et similitudine ipsius Dei, quam ex creatura accipit ; et lumine, quo perficitur ad hoc ut in Deum dirigatur : sive sit lumen naturae, ut intellectus agentis, sive gratiae, ut lumen fidei vel sapientiae. In statu vero ante peccatum indigebat duplici medio : scilicet medio quod est similitudo Dei ; et quod est lumen elevans vel dirigens mentem. Beati autem uno tantum medio indigent, scilicet lumine gloriae elevante mentem. Ipse autem Deus seipsum videt absque omni medio, ipse enimmet est lumen quo seipsum videt.

 

 

Ad secundum dicendum, quod Magister non removet quin per aliquam similitudinem creatam quasi per medium Deus in statu innocentiae videretur ; sed quia non indigebat ad hoc medio visibilis creaturae.

 

Ad tertium dicendum, quod Adam in statu innocentiae non videbat gaudia caelestis curiae ut comprehenderet quae vel quanta essent, hoc enim solum beatorum est ; sed cognoscebat de eis an sint, per hoc quod eorum aliquam participationem habebat.

 

Ad quartum dicendum, quod Deus in contemplatione videtur per medium, quod est lumen sapientiae, mentem elevans ad divina cernenda ; non autem ut ipsa divina essentia immediate videatur : et sic per gratiam videtur etiam a contemplativis post statum peccati, quamvis perfectius in statu innocentiae.

 

Ad quintum dicendum, quod homo factus erat ad videndum Deum non in principio, sed in ultimo suae perfectionis ; et ideo quod in principio suae conditionis Deum per essentiam non vidit, non fuit ex hoc quod aliquo obstaculo impediretur ; sed solum proprio defectu, quia nondum ei inerat perfectio illa quae requiritur ad videndum divinam essentiam.

 

Ad sextum dicendum, quod Adam in statu innocentiae desiderabat Deum per essentiam videre ; sed eius desiderium erat ordinatum : ad hoc enim tendebat ut videret Deum, quando tempus esset. Unde ex hoc quod Deum ante tempus debitum non videbat, nulla ei afflictio inerat.

 

Ad septimum dicendum, quod mens nostra dicitur immediate formari ab ipsa prima veritate, non quin eam cognoscat interdum mediante aliquo habitu vel specie vel creatura ; sed per modum quo exemplatum formatur ad suum exemplar immediatum. Posuerunt enim quidam, ut patet per Dionysium de Divin. Nomin. [cap. VI, § 9], superiora in entibus esse inferiorum exemplaria, et ita animam hominis a Deo procedere mediante Angelo, et ad exemplar divinum formari mediante angelico exemplari. Quod quidem ex verbis inductis removetur. Ipsa enim humana mens immediate

a Deo creatur, et immediate ab ipso sicut ab exemplari formatur ; et per hoc etiam immediate in ipso sicut in fine beatificatur.

 

Ad octavum dicendum, quod quamvis Deus sit per se maxime intelligibilis, et adesset menti hominis in statu innocentiae, non tamen aderat ei ut intelligibilis forma ; quia intellectus hominis nondum habebat illam perfectionem quae ad hoc requiritur.

 

Ad nonum dicendum, quod superioris rationis obiectum, secundum conditionem naturae, non est ipsa divina essentia, sed rationes quaedam a Deo in mentem profluentes, et etiam a creaturis acceptae, quibus ad aeterna conspicienda perficimur.

 

Ad decimum dicendum, quod immediatum principium et proximum quo ea quae sunt in potentia, fiunt intelligibilia actu, est intellectus agens ; sed primum principium quo omnia intelligibilia fiunt, est ipsa lux increata. Et ita ipsa essentia divina comparatur ad intelligibilia, sicut substantia solis ad visibilia corporalia. Non est autem necesse ut ille qui videt colorem aliquem, videat substantiam solis ; sed ut videat lumen solis, prout eo color illustratur. Similiter etiam non est necessarium ut ille qui cognoscit aliquod intelligibile, videat essentiam divinam ; sed quod percipiat lumen intelligibile, quod a Deo originaliter manat, prout ipso est aliquid intelligibile actu.

 

Ad undecimum dicendum, quod dictum Damasceni non est intelligendum quod Adam simpliciter beatus esset ; sed quadam beatitudine quae illi statui competebat ; sicut etiam et in statu miseriae aliqui dicuntur secundum quid beati ratione alicuius perfectionis in eis existentis, Matth., V, 5 : beati pauperes spiritu et cetera.

 

 

Ad duodecimum dicendum, quod etiam Angelus in statu naturae conditae non vidit Deum per essentiam ; sed hoc ei competit solum per gloriam. Adam autem in statu innocentiae per gratiam habuit illum modum visionis quem Angelus habet per naturam, ut dictum est ; et ideo dicitur sicut alter Angelus vidisse.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod Moyses et Paulus ex quadam privilegiata gratia Deum per essentiam viderant. Et tamen, quamvis simpliciter adhuc essent in statu viae, secundum quid tamen, prout Deum per essentiam videbant, non erant in statu viae. Et ideo etiam Adae secundum statum innocentiae, in quo adhuc viator erat, non competebat Deum per essentiam videre. Si tamen per aliquem raptum ad hoc fuerit elevatus supra communem cognitionem, quae tunc ei competebat, ut Deum per essentiam videret, inconveniens non est ; cum talis gratia ita conferri potuerit homini in statu innocentiae sicut homini et post statum peccati.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod si intelligamus talem extasim Adae fuisse qualis fuit raptus Pauli : tunc dicemus, quod illa visio erat supra communem modum visionis qui ei tunc competebat. Sed quia non expresse habetur quod in illo sopore Deum per essentiam viderit, possumus dicere quod in illa extasi elevatus fuit non ad ipsam Dei essentiam

videndam, sed ad cognoscenda

quaedam profundiora de divinis mysteriis quam secundum communem modum humanae cognitionis tunc sibi competeret.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod Paradisus spiritualis, prout perfectam delectationem designat, quae beatum facit, in Dei visione consistit ; sed prout simpliciter delectationem de Deo habitam designat, in qualicumque contemplatione Dei Paradisus spiritualis consistit.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod non fuisset bona et ordinata voluntas, si desiderasset tunc habere quod tunc ei non competebat ; et propter hoc ratio non sequitur.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 2 - L’HOMME DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE A-T-IL VU DIEU À TRAVERS LES CRÉATURES ?

(Secundo quaeritur utrum homo in statu innocentiae Deum per creaturas viderit.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Connaître Dieu à travers la créature, c’est connaître la cause par l’effet. Or cette connaissance procède par confrontation ou par découverte ; et puisqu’elle est faible et imparfaite, elle ne convenait pas à l’homme dans l’état d’innocence. Donc Adam, dans l’état d’innocence, n’a pas vu Dieu à travers les créatures.

 

2° Si l’on ôte la cause, l’effet est ôté. Or saint Isidore donne la raison pour laquelle l’homme a vu Dieu à travers les créatures : c’est que, s’étant détourné du Créateur, il s’est tourné vers les créatures. Mais ce n’était pas encore le cas dans l’état d’inno­cence. Donc, à ce moment-là, l’homme ne voyait pas Dieu à travers les créatures.

 

 

3° Selon Hugues de Saint-Victor, l’homme en cet état connaissait Dieu par une présence de contemplation. Or, dans la contemplation, Dieu est vu sans le médium de la créature. L’homme ne voyait donc pas Dieu à travers les créatures.

 

 

 

4° Saint Isidore dit que l’ange, créé avant toute créature, n’a pas connu Dieu à travers la créature. Or l’homme dans l’état d’innocence a, comme un autre ange, vu Dieu, selon saint Jean Damascène. L’homme n’a donc pas, lui non plus, connu Dieu à partir des créatures.

 

 

5° Les ténèbres ne sont pas une raison formelle permettant de connaître la lumière. Or toute créature, comparée au Créateur, est ténèbres. Le Créateur ne peut donc être connu à travers la créature.

 

6° Saint Augustin dit au huitième livre sur la Genèse au sens littéral : « Peut-être, dis-je, Dieu leur parlait-il ainsi » – c’est-à-dire à nos premiers parents – « encore qu’ils ne participassent point à la divine sagesse au même degré que les anges. Mais, à leur manière humaine et de façon moins parfaite, peut-être est-ce ainsi qu’ils recevaient la visite et la parole de Dieu. » Il semble que l’on en puisse conclure que l’homme dans l’état d’innocence connaissait Dieu par le même genre de connaissance que les anges. Or les anges ne connaissent pas Dieu à travers les créatures, comme le montrent clairement saint Augustin au deuxième livre sur la Genèse au sens littéral, et Denys au septième chapitre des Noms divins. L’homme dans l’état d’innocence ne connaissait donc pas Dieu à travers les créatures.

 

7° L’âme de l’homme est plus semblable à Dieu qu’une créature sensible. Lors donc que l’âme de l’homme était dans sa pureté, elle ne tendait pas à la connaissance de Dieu à travers la créature visible.

 

8° Si l’on pose une connaissance plus parfaite, la moins parfaite devient superflue. Or l’homme en l’état d’innocence connaissait Dieu par une présence de contemplation, comme il ressort de la citation précédente de Hugues de Saint-Victor. Il n’a donc pas connu Dieu à travers les créatures.

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascène dit au deuxième livre qu’Adam a été établi dans le paradis corporel pour qu’il y considère son Créateur à travers les créatures.

 

Réponse :

 

Pour voir clairement la réponse à cette question, il faut savoir que, selon Boèce au livre sur la Consolation, la nature a son commencement en ce qui est parfait. Et cette considération vaut aussi pour les œuvres de Dieu. En effet, en n’importe laquelle de ses œuvres, les choses qui sont les premières ont la perfection. Or, Adam fut établi par Dieu dans l’état d’innocence comme le principe de tout le genre humain, non seulement pour que la nature humaine fût propagée par lui dans une descendance, mais aussi pour qu’il transmît à d’autres la justice originelle ; il est donc nécessaire d’affirmer que l’homme dans l’état d’inno­cence avait deux perfections : l’une naturelle, l’autre gratuitement accordée par Dieu en plus de ce qui était dû aux principes naturels.

 

Or, selon la perfection naturelle, il ne pouvait lui convenir de connaître Dieu qu’à partir des créatures ; et en voici la preuve. Dans un genre donné, la puissance passive ne s’étend qu’aux objets auxquels s’étend la puissance active ; voilà pourquoi le Commentateur dit au neuvième livre de la Métaphysique qu’il n’est point, dans la nature, de puissance passive à laquelle ne corresponde une puissance active. Or, dans la nature humaine se trouvent deux puissances pour l’intellection : l’une quasi passive, qui est l’intellect possible, l’autre quasi active, qui est l’intellect agent ; et c’est pourquoi l’intellect possible, dans son fonctionnement naturel, n’est en puissance qu’aux formes qui sont rendues actuellement intelligibles par l’intellect agent, lesquelles ne sont autres que les formes sensibles des réalités, qui sont abstraites des phantasmes ; car les substances immatérielles sont intelligibles par elles-mêmes, et non parce que nous les rendrions intelligibles. Par conséquent, notre intellect possible ne peut s’étendre à des intelligibles qu’à travers les formes qu’il abstrait des phantasmes ; et de là vient que nous ne pouvons connaître naturellement Dieu ou d’autres substances immatérielles qu’à travers les réalités sensibles.

 

 

Mais l’homme dans l’état d’innocence devait à la perfection de la grâce de connaître Dieu par une inspiration intérieure venant d’une irradiation de la sagesse divine ; et de cette façon, il connaissait Dieu non point à partir des créatures visibles, mais par une certaine ressemblance spirituelle imprimée dans son esprit. Ainsi donc, une double connaissance de Dieu était en l’homme : l’une par laquelle il connaissait Dieu comme font les anges, par inspiration intérieure ; l’autre par laquelle il connaissait Dieu comme nous faisons, à travers les créatures sensibles.

 

Cependant, cette seconde connaissance d’Adam différait de la nôtre, comme l’enquête de celui qui, ayant un habitus de science, part du connu pour considérer ce qu’il savait déjà, diffère de l’enquête de celui qui, apprenant, part du connu pour s’effor­cer de parvenir à ce qu’il ignore. En effet, nous ne pouvons avoir connaissance de Dieu autrement qu’en passant des créatures à sa connaissance ; au lieu qu’Adam considérait Dieu à partir des créatures mais le connaissait autrement, c’est-à-dire par une illumination intérieure.

 

Réponse aux objections :

 

1° Cette sorte de connaissance par confron­tation qui nous fait aller des choses connues aux inconnues, est imparfaite, puisque, par elle, on cherche une chose quasi ignorée. Mais telle ne fut pas la connaissance par confrontation dont l’homme usait dans l’état d’innocence. Cependant, rien n’empêche de dire que même une chose imparfaite convenait à l’homme dans cet état, non certes quant à ce qui était dû à sa nature, mais par rapport à une nature plus élevée : car la nature humaine ne fut pas aussi parfaite dans sa création que l’angélique ou la divine.

 

 

 

2° La parole de saint Isidore explique pourquoi l’homme trouvait nécessaire de prendre connaissance de Dieu comme d’un inconnu, à partir des créatures ; et l’homme dans l’état d’innocence n’avait pas besoin de cela, comme on l’a dit.

 

 

3° Outre cette connaissance de contemplation, il avait une autre connaissance de Dieu, par laquelle il le connaissait à partir des créatures, comme on l’a dit.

 

 

4° Par la grâce, Adam était conforme à l’ange dans la connaissance de contemplation ; mais en plus de cela, il avait une autre connaissance convenant à sa nature, comme on l’a dit.

 

 

5° La créature est ténèbres, en tant qu’elle est faite à partir de rien ; mais en tant qu’elle vient de Dieu, elle participe quelque ressemblance de Dieu, et ainsi, elle conduit à sa ressemblance.

 

6° Saint Augustin parle ici de la connaissance qui a lieu par inspiration divine, et cela ressort de ce qu’il mentionne ici la parole de Dieu. Et il ne passe pas complètement sous silence l’autre mode de connaissance, puisqu’il ajoute : « Peut-être aussi » Dieu lui parlait-il « en se servant des créatures, soit à l’aide d’images corporelles au cours d’une extase de l’esprit, soit à l’aide de quelque apparence présentée aux sens mêmes ».

 

 

7° Bien que l’âme soit plus semblable à Dieu qu’une autre créature, cependant ce n’est que par les créatures sensibles, qui sont à l’origine de notre connaissance, qu’elle peut parvenir à la connaissance de sa propre nature jusqu’à la distinguer des autres.

8° Bien qu’Adam ait vu Dieu par la lumière de la contemplation, cependant la connaissance en laquelle il considéra Dieu à partir des créatures n’est pas de trop : ainsi il connaissait la même chose de plusieurs façons, et il avait non seulement une connaissance gratuite, mais encore une naturelle.

 

Et videtur quod non.

 

Cognoscere enim Deum per creaturam, est cognoscere causam per effectum. Haec autem est collativa sive venativa cognitio ; quae, cum languida et imperfecta sit, homini in statu innocentiae non competebat. Ergo Adam in statu innocentiae non vidit Deum per creaturas.

 

Praeterea, remota causa, removetur effectus. Sed Isidorus [Sent. (seu De summo bono) I, 4, 2] assignat hanc causam quare homo Deum per creaturas vidit, quia a creatore aversus ad creaturas se convertit ; quod tunc in statu innocentiae nondum erat. Ergo tunc Deum per creaturas homo non videbat.

 

Praeterea, secundum Hugonem de sancto Victore [De sacramentis I, p. VI, cap. 14] homo in statu illo Deum cognoscebat per praesentiam contemplationis. Sed in contemplatione videtur sine medio creaturae. Ergo Deum non videbat per creaturas.

 

Praeterea, Isidorus [Sent. (seu De summo bono) I, 10, 3] dicit, quod Angelus, ante omnem creaturam factus, Deum per creaturam non cognovit. Sed homo in statu innocentiae sicut alter Angelus Deum vidit, secundum Damascenum [De fide II, 11]. Ergo nec ipse Deum ex creaturis cognovit.

 

Praeterea, tenebra non est ratio cognoscendi lucem. Sed omnis creatura creatori comparata, est tenebra. Ergo creator per creaturam cognosci non potest.

 

Praeterea, Augustinus dicit in VIII super Genes. ad litteram [XI, 33] : forte, inquam, sic cum eis loquebatur, scilicet, primis parentibus, etsi non tanta participatione divinae sapientiae quantam capiunt Angeli, tamen pro humano modulo quantumlibet minus, sed ipso genere visitationis et locutionis. Ex quo videtur posse accipi, quod homo in statu innocentiae illo genere cognitionis Deum cognoscebat quo Angeli cognoscunt. Sed Angeli non cognoscunt Deum per creaturas, ut patet per Augustinum, II super Genes. ad litt. [cap. 8], et per Dionysium VII cap. de Divin. Nom. [§ 2]. Ergo homo in statu innocentiae Deum per creaturas non cognoscebat.

 

 

 

Praeterea, anima hominis similior est Deo quam aliqua sensibilis creatura. Ergo quando anima hominis in sua puritate erat, non tendebat ad Dei cognitionem per visibilem creaturam.

 

Praeterea, posita cognitione perfectiori, superfluit minus perfecta. Sed homo in statu innocentiae per praesentiam contemplationis Deum cognoscebat, ut patet per auctoritatem inductam Hugonis de sancto Victore [De sacramentis I, p. VI, cap. 14]. Ergo Deum per creaturas non cognovit.

 

 

Sed contra. Est quod Damascenus dicit II libro [De fide II, 11], quod Adam in Paradiso corporali constitutus est, ubi per creaturas suum creatorem consideraret.

 

 

Responsio. Dicendum, quod ad evidentiam huius quaestionis sciendum est, quod secundum Boetium in libro de Consolatione [III, 10], natura a perfectis principium sumit. Quod etiam in operibus divinis considerari potest. In quolibet enim eius opere ea quae prima sunt, perfectionem habent. Unde, cum in statu innocentiae constitueretur Adam ab ipso ut totius humani generis principium, non solum ut a quo natura humana propagaretur in posteros, sed etiam qui in alios originalem iustitiam transfunderet, oportet ponere hominem in statu innocentiae duplicem perfectionem habuisse : unam quidem naturalem, aliam autem gratis a Deo concessam supra debitum naturalium principiorum.

Secundum autem naturalem perfectionem sibi competere non poterat ut Deum cognosceret nisi ex creaturis : quod sic patet. In nullo enim genere potentia passiva se extendit nisi ad illa ad quae se extendit potentia activa ; et ideo dicit Commentator, IX Metaph. [comm. 11], quod non est aliqua potentia passiva in natura cui non respondeat activa. In natura autem humana duplex potentia ad intelligendum invenitur : una quasi passiva, quae est intellectus possibilis ; alia quasi activa, quae est intellectus agens ; et ideo intellectus possibilis secundum naturalem viam non est in potentia nisi ad illas formas quae per intellectum agentem actu intelligibiles fiunt. Hae autem non sunt nisi formae sensibilium rerum, quae a phantasmatibus abstrahuntur. Nam substantiae immateriales sunt intelligibiles per seipsas, non quia nos eas intelligibiles faciamus. Et ideo intellectus possibilis noster non potest se extendere ad aliqua intelligibilia nisi per illas formas quas a phantasmatibus abstrahit ; et inde est quod nec Deum nec substantias alias immateriales cognoscere possumus naturaliter nisi per res sensibiles.

Sed ex perfectione gratiae hoc habebat homo in statu innocentiae ut Deum cognosceret per inspirationem internam ex irradiatione divinae sapientiae ; per quem modum Deum cognoscebat non ex visibilibus creaturis, sed ex quadam spirituali similitudine suae menti impressa. Ita igitur in homine duplex Dei cognitio erat : una qua cognoscebat Deum conformiter Angelis per inspirationem internam ; alia qua cognoscebat Deum conformiter nobis per sensibiles creaturas.

 

Differebat tamen haec eius secunda cognitio a cognitione nostra, sicut differt inquisitio habentis habitum scientiae, qui ex notis considerat ea quae ante noverat, ab inquisitione addiscentis qui ex notis ad ignota nititur pervenire. Nos enim aliter Deum notum habere non possumus, nisi ex creaturis ad eius notitiam veniamus. Adam vero Deum aliter sibi notum, scilicet per illustrationem internam, ex creaturis considerabat.

Ad primum igitur dicendum, quod illa cognitio collativa qua ex notis in ignota devenimus, imperfectionem habet, cum per eam aliquid quasi ignoratum quaeratur. Talis autem non fuit illa collativa cognitio qua homo in statu innocentiae utebatur. Nihil tamen prohibet dicere, quin etiam aliquid imperfectum homini in illo statu competebat, non quidem quantum ad id quod debetur suae naturae, sed per comparationem ad naturam digniorem : non enim fuit tantae perfectionis humana natura in sua conditione, quanta angelica vel divina.

 

Ad secundum dicendum, quod hoc quod Isidorus dicit, causa est quare homo necesse habebat ex creaturis cognitionem Dei, quasi ignoti, accipere ; et hoc homo in statu innocentiae non indigebat, ut dictum est [in corp. art.].

 

Ad tertium dicendum, quod praeter illam contemplationis cognitionem, habebat aliam Dei notitiam qua eum ex creaturis cognoscebat, ut dictum est.

 

Ad quartum dicendum, quod Adam conformabatur Angelo in cognitione contemplationis per gratiam ; sed praeter hoc habebat aliam cognitionem suae naturae competentem, ut dictum est.

 

Ad quintum dicendum, quod creatura est tenebra in quantum est ex nihilo ; in quantum vero est a Deo, similitudinem aliquam eius participat, et sic in eius similitudinem ducit.

 

Ad sextum dicendum, quod Augustinus ibi loquitur de illa cognitione quae est per inspirationem divinam. Quod patet ex hoc quod de locutione Dei ibi mentionem facit, nec omnino tacet de alio cognitionis modo, unde subiungit : fortassis etiam illo locutionis genere Deus ei loquebatur, qui fit per creaturam, sive in extasi spiritus corporalibus imaginibus, sive ipsis sensibus corporis aliqua specie praesentata.

 

Ad septimum dicendum, quod anima quamvis sit Deo similior quam alia creatura, non tamen in cognitionem suae naturae, ut eam a ceteris discernat, potest pervenire nisi ex sensibilibus creaturis, a quibus nostra cognitio ortum habet.

Ad octavum dicendum, quod quamvis Adam Deum viderit per lumen contemplationis, non tamen superfluit illa cognitio qua Deum ex creaturis consideravit : ut scilicet idem pluribus modis cognosceret ; et quod non solum gratuitam cognitionem, sed etiam naturalem haberet.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 3 ADAM, DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE, A-T-IL EU UNE FOI PORTANT SUR DIEU ?

(Tertio quaeritur utrum Adam in statu innocentiae fidem de Deo habuerit.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La connaissance de foi est une connaissance en énigme, comme on le voit clairement en I Cor. 13, 12 : « Nous voyons main­tenant comme par un miroir, etc. » Or Adam, dans l’état d’innocence, eut une vision non en énigme, mais à découvert. Il n’a donc pas eu la foi.

 

2° Hugues de Saint-Victor dit : « Il a connu son Créateur, mais non de cette connaissance par laquelle les croyants, par la foi, le cherchent maintenant comme absent. » Nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

3° Saint Grégoire, au quatrième livre des Dialogues, dit que la foi convient à ceux qui « ne peuvent pas savoir par l’expérience » les choses qu’ils doivent croire. Or Adam, comme il est dit au même endroit, a connu par l’expérience les choses que nous croyons. Il n’a donc pas eu la foi.

 

4° La foi ne porte pas seulement sur le Créateur, mais aussi sur le Rédempteur. Or Adam, dans l’état d’innocence, ne semble rien avoir connu du Rédempteur, car il n’avait pas la prescience de sa chute, sans laquelle il n’y aurait pas eu de rédemption. Adam n’a donc pas eu la foi à ce moment.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu qu’Adam, dans l’état d’innocence, avait « une charité née d’un cœur pur, d’une conscience droite et d’une foi sincère ». Il a donc eu la foi.

 

 

2) Il a eu toutes les vertus, comme dit le Maître au deuxième livre des Sentences, dist. 29. Donc la foi aussi.

 

Réponse :

 

Adam, dans son premier état, a eu la foi : et cela apparaît si nous considérons l’objet de la foi. En effet, la vérité première elle-même, pour autant qu’elle n’apparaît pas, est l’objet de la foi – et je dis qu’elle n’apparaît pas, ni dans son espèce, comme elle apparaît aux bienheureux, ni par la raison naturelle, comme certains philosophes ont des connaissances sur Dieu, par exemple qu’il est intelligent, incorporel, et autres choses de ce genre. Or Adam savait non seulement ce qui, de Dieu, peut être connu par la raison naturelle, mais plus encore ; et cependant, il n’était pas parvenu à voir l’essence de Dieu : il est donc établi qu’il avait sur Dieu une connaissance de foi.

 

Mais la foi se divise suivant deux auditions et deux paroles. La foi, en effet, vient de ce qu’on entend, comme il est dit en Rom. 10, 17. Car il y a une certaine parole extérieure en laquelle Dieu parle au moyen des prédicateurs, et une certaine parole intérieure en laquelle il nous parle au moyen d’une inspiration intérieure. Et l’inspiration intérieure est elle-même appelée une certaine parole par similitude avec la parole extérieure : de même, en effet, que, dans la parole extérieure, nous proférons à l’adresse de l’audi­teur non pas la chose même que nous voulons notifier, mais le signe de cette chose, c’est-à-dire une expression vocale, ainsi Dieu, lorsqu’il inspire intérieurement, ne présente pas son essence à notre vue, mais quelque signe de son essence, qui est une ressemblance spirituelle de sa sagesse. Or la foi naît des deux auditions dans les cœurs des fidèles. D’une part, par l’audition intérieure, chez ceux qui ont en premier reçu et enseigné la foi, comme les apôtres et les prophètes ; c’est pourquoi il est dit au psaume 84, v. 9 : « J’écouterai ce que le Seigneur Dieu dira au-dedans de moi. » D’autre part, par la seconde audition, la foi naît dans les cœurs des autres fidèles, qui reçoivent la connaissance de la foi par d’autres hommes.

 

Or Adam eut la foi en qualité de premier enseigné par Dieu en matière de foi ; voilà pourquoi il dut avoir la foi par une parole intérieure.

 

Réponse aux objections :

 

1° Il n’eut pas une connaissance suffisamment claire pour ôter l’obscurité de la foi, qui n’est ôtée que lorsque la vérité première devient apparente.

 

 

 

2° Hugues exclut du premier homme la connaissance de foi telle qu’elle nous revient, à nous qui l’avons non par une révélation à nous adressée, mais par notre adhésion aux révélations adressées à d’autres hommes.

 

 

3° L’expérience que l’homme eut ne fut pas comme l’expérience de ceux qui voient Dieu dans son essence, comme on l’a déjà dit ; elle ne suffit donc pas pour abolir la foi.

 

 

 

4° Adam n’avait pas explicitement la foi concernant le Rédempteur, mais il ne l’avait qu’implicitement, dans la mesure où il croyait que Dieu le pourvoirait suffisamment de tout ce qui serait nécessaire à son salut.

 

Et videtur quod non.

 

Cognitio enim fidei est cognitio aenigmatica, ut patet I Cor., cap. XIII, 12 : videmus nunc per speculum et cetera. Sed Adam in statu innocentiae habuit visionem non aenigmaticam, sed apertam. Ergo fidem non habuit.

 

 

Praeterea, Hugo de sancto Victore [De sacramentis I, p. VI, cap. 14] dicit quod cognovit creatorem suum non ea cognitione qua modo a credentibus absens fide quaeritur. Ergo idem quod prius.

 

Praeterea, Gregorius, in IV Dialog. [cap. 1], dicit : fides illis competit qui ea quae credenda sunt, per experimentum cognoscere non possunt. Adam autem, ut ibidem dicitur, per experimentum cognovit ea quae nos credimus. Ergo fidem non habuit.

 

Praeterea, fides non solum est de creatore, sed etiam de redemptore. Sed Adam in statu innocentiae nihil videtur cognovisse de redemptore, quia sui casus praescius non fuit, sine quo redemptio non fuisset. Ergo Adam fidem tunc (non) habuit.

 

 

 

Sed contra. Est quod Augustinus dicit, libro XIV de Civitate Dei [cap. 26], quod Adam in statu innocentiae habuit caritatem de corde puro et conscientia bona et fide non ficta. Ergo fidem habuit.

 

Praeterea, habuit omnes virtutes, ut Magister dicit in II Sent., dist. 29 [cap. 2]. Ergo et fidem.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod Adam in primo statu fidem habuit : quod quidem apparet si obiectum fidei consideremus. Ipsa enim veritas prima, prout est non apparens, est fidei obiectum ; dico autem non apparens neque per speciem, sicut beatis apparet, neque per naturalem rationem, sicut aliquibus philosophis de Deo sunt nota, ut eum esse intelligentem et incorporeum et alia huiusmodi. Adam autem non solum sciebat illa de Deo quae naturali ratione cognosci possunt, sed etiam amplius ; nec tamen ad videndum Dei essentiam pervenerat : unde constat quod de Deo cognitionem fidei habebat.

Sed fides est duplex secundum

duplicem auditum, et duplicem

locutionem. Est enim fides ex auditu, ut dicitur Rom., X, 17. Est enim quaedam locutio exterior, qua nobis Deus per praedicatores loquitur ; quaedam autem interior locutio, qua nobis loquitur per internam inspirationem. Dicitur autem ipsa interna inspiratio locutio quaedam ad similitudinem exterioris locutionis : sicut enim in exteriori locutione proferimus ad audientem non ipsam rem quam notificare cupimus, sed signum illius rei, scilicet vocem significativam ; ita Deus interius inspirando non exhibet essentiam suam ad videndum, sed aliquod suae essentiae signum, quod est aliqua spiritualis similitudo suae sapientiae. Ab utroque autem auditu fides in cordibus fidelium oritur. Per auditum quidem interiorem in his qui primo fidem acceperunt et docuerunt, sicut in apostolis et prophetis : unde in Psal. LXXXIV, 9 : audiam quid loquatur in me Dominus Deus. Per secundum vero auditum fides oritur in cordibus aliorum fidelium, qui per alios homines cognitionem fidei accipiunt.

 

Adam autem fidem habuit ut primo fidem edoctus a Deo ; et ideo per internam locutionem fidem habere debuit.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod non habuit ita apertam cognitionem quae sufficeret ad obscuritatem fidei removendam, quae non removetur nisi per hoc quod prima veritas fit apparens.

 

Ad secundum dicendum, quod Hugo a primo homine removet cognitionem fidei talem qualis nobis competit, qui cognitionem fidei habemus non per revelationem nobis factam, sed per hoc quod adhaeremus revelationibus aliis hominibus factis.

 

Ad tertium dicendum, quod experimentum illud quod homo habuit non fuit tale quale est eorum qui Deum per essentiam vident, ut prius dictum est ; unde non sufficit ad fidem evacuandam.

 

Ad quartum dicendum, quod Adam de redemptore non habebat fidem explicite, sed tantum implicite, in quantum credebat Deum sibi sufficienter provisurum in his omnibus quae suae saluti necessaria essent.

 

 

 

 

 

 

 

Article 4 ADAM, DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE, A-T-IL EU CONNAISSANCE DE TOUTES LES CRÉATURES ?

(Quarto quaeritur utrum Adam in statu innocentiae

habuerit omnium creaturarum notitiam.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Il n’a pas eu connaissance des futurs, puisque cela est propre à Dieu seul, comme on le voit en Is. 41, 23 : « Annon­cez les choses qui doivent se produire plus tard, et nous reconnaîtrons que vous êtes des dieux. » Or de nombreuses choses, parmi les créatures, étaient à venir. Il n’a donc pas eu connaissance de toutes les créatures.

 

2° Comme dit Avicenne au sixième livre De naturalibus, les sens extérieurs sont nécessaires à l’âme humaine pour qu’elle acquière par eux une science parfaite des réalités. Si donc l’âme d’Adam a eu la science de toutes les réalités dès sa création, les sens lui auront été conférés en vain : ce qui est impossible, puisque rien n’est vain dans les œuvres de Dieu. Il n’a donc pas eu la science de toutes les créatures.

 

 

3° Comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation, « dès lors recouverte du nuage des membres, elle ne s’est pas totalement oubliée, et elle retient le général, perdant le particulier ». Ce passage montre que l’âme, au premier temps de sa création, a cette connaissance confuse par laquelle on connaît les réalités en général ; et non cette connaissance distincte par laquelle on connaît les choses particulières dans leur nature propre. Si donc Adam a eu la connaissance qu’il convient à l’âme humaine d’avoir à sa création, il semble qu’il n’ait pas eu connaissance des créatures distinctement, mais seulement dans une certaine confusion.

 

4° L’on n’a une connaissance propre d’une réalité que par son espèce propre existant dans l’âme. Or l’âme humaine, comme il ressort des paroles du Philosophe au troisième livre sur l’Âme, est à son début « comme une tablette sur laquelle rien n’est écrit ». Adam n’a donc pas pu avoir au premier temps de sa création une connaissance propre des créatures.

 

 

5° [Le répondant] disait que, bien qu’il ne l’eût point par faculté naturelle, il l’eut

cependant par un don de Dieu. En sens contraire : tous les hommes, au premier temps de leur création, sont égaux quant au mérite, et semblables quant à la nature de leur espèce. Si donc la parfaite connaissance des réalités fut divinement conférée à Adam au premier temps de sa création, il semble que, pour la même raison, elle serait conférée à tous les autres hommes à leur commencement ; ce qui, nous le voyons, est faux.

 

6° Rien de ce qui est mû vers la perfection de la connaissance n’est au terme de la perfection. Or Adam était mû vers la perfection de la connaissance. Il n’était donc pas au terme de la connaissance, où il aurait eu la connaissance quasi parfaite des créatures. Preuve de la mineure : selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, avant de penser, l’intelligence n’est rien de ce qui existe ; mais après avoir pensé, elle est actuellement quelqu’une des choses qui existent ; et ainsi, tantôt elle est en acte l’une des choses qui existent, tantôt non. Or tout ce qui se comporte ainsi est en mouvement vers l’acte parfait. L’intelligence humaine à son début est donc en mouvement vers la connaissance parfaite. Et ainsi, l’intel­ligence d’Adam à son début n’était pas au terme de la science parfaite, mais en mouvement vers la perfection.

 

 

7° Il appartient à l’excellence de la nature angélique que les anges, dès leur création, soient remplis de la connaissance de toutes les réalités naturelles, comme on le voit au livre des Causes : « Toute intelligence est pleine de formes. » Or la nature humaine n’atteint pas l’excellence de la nature angélique. Il ne convenait donc pas à l’âme du premier homme d’avoir dès son commencement la connaissance de toutes les réa-

lités.

 

 

8° L’intelligence ne peut penser que lorsqu’elle devient actuellement l’intelligible lui-même. Or l’intelligence humaine ne peut devenir simultanément en acte plusieurs intelligibles. Elle ne peut donc pas connaître en même temps plusieurs intelligibles ; et ainsi, le premier homme n’a pas pu avoir connaissance de toutes les réalités en même temps.

 

9° Un perfectible unique a une seule perfection, car une puissance unique n’est perfectionnée à un moment donné que par un seul acte d’un seul genre ; par exemple, il ne peut y avoir dans la matière prime qu’une forme substantielle, et sur le corps qu’une seule couleur. Or l’intel­ligence humaine est perfectible en puissance par les habitus des sciences. Il est donc impossible qu’il y ait dans l’âme plusieurs habitus en même temps. Et ainsi, l’âme d’Adam ne put avoir la science de toutes les réalités, puisque des réalités diverses sont connues par des habitus différents.

 

10° Si Adam a connu toutes les créatures, alors il les a connues soit dans le Verbe, soit dans leur nature propre, soit dans son intelligence. Or il ne les a pas connues dans le Verbe, car cette connaissance est celle des bienheureux qui voient le Verbe ; ni non plus dans leur nature propre, car toutes les créatures n’étaient pas encore dans leur nature propre ; ni enfin dans sa propre intelligence : car il ne répugne pas à la perfection du premier état que la puissance supérieure reçoive de l’inférieure, comme l’imagination du sens, et ainsi, il convenait à l’âme humaine que l’intelligence reçût du sens ; et ainsi, puisqu’il n’eût pas perçu toutes les créatures par le sens, elles ne pouvaient pas être toutes dans son intelligence. Il n’eut donc en aucune façon la science de toutes les créatures.

 

11° Adam fut créé dans un état où il puisse progresser dans le même rapport quant à l’intelligence et quant à la volonté. Or celui qui a la connaissance de toutes les réalités ne peut progresser en elle. Il n’a donc pas eu alors la science de toutes les réalités.

 

 

12° Saint Augustin semble dire au huitième livre sur la Genèse au sens littéral qu’Adam fut placé dans le paradis pour travailler, non par nécessité, mais pour le plaisir de l’agriculture, qui vient de ce que « la raison humaine converse en quelque sorte avec la nature, lorsque, après qu’on a semé, marcotté, […] la force vitale de chaque racine et de chaque germe est interrogée, pour ainsi dire, sur ce qu’elle peut ou ne peut pas ». Or, interroger la nature sur sa vertu n’est rien d’autre que reconnaître les forces de la nature par la vue des œuvres de la nature. Adam avait donc besoin de prendre connaissance des réalités à partir des réalités ; et ainsi, il n’avait pas la science de toutes les créatures.

 

 

13° Adam, dans l’état d’innocence, ne fut pas plus parfait que les bienheureux anges. Or ces derniers ne savent pas tout ; c’est pourquoi le bienheureux Denys dit au sixième chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique que les natures supérieures purgent de toute ignorance les natures de rang inférieur. Donc l’homme dans l’état d’inno­cence, lui non plus, n’a pas tout su.

 

 

14° Comme dit saint Augustin au livre sur la Divination des démons, les démons ne peuvent connaître les secrets des cœurs que dans la mesure où ils sont révélés par les mouvements du corps. Puis donc que l’intelligence angélique est plus perspicace que l’intelligence humaine, il semble qu’Adam, dans l’état d’innocence, ne put non plus connaître les secrets des cœurs. Et ainsi, il n’avait pas la connaissance de toutes les créatures.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu que, dans cet état, « rien n’était refusé aux désirs d’une volonté bonne ». Or il pouvait, d’une volonté bonne, vouloir posséder la science de toutes choses. Il eut donc la science de toutes choses.

 

 

2) Adam était plus « à l’image » dans son âme que dans son corps. Or Adam, en son tout premier état, fut parfait quant au corps, en âge et en taille, dans tous ses membres. Il fut donc également parfait dans son âme quant à toute science.

3) La perfection de la nature créée est plus grande que la perfection de la nature déchue. Or la connaissance des futurs appartient à la condition de la nature déchue ; c’est pourquoi certains d’entre les saints ont été promus à cette perfection, si bien qu’ils connaissaient les futurs par le don de prophétie, après la chute de la nature. Donc à bien plus forte raison Adam eut-il lui aussi la connaissance des futurs, et bien plus encore des choses présentes.

 

4) [Cet argument fait défaut.]

5) Les noms des réalités doivent s’accorder avec leurs propriétés. Or Adam a donné des noms aux réalités, comme on le voit clairement en Gen. 2, 19. Il a donc lui-même pleinement connu la nature des réalités.

 

Réponse :

 

Il y eut en Adam deux connaissances : la connaissance naturelle, et la connaissance de grâce.

 

La connaissance naturelle de l’homme peut s’étendre à tout ce que nous pouvons connaître guidés par la raison naturelle. Et de cette connaissance naturelle il faut envisager le principe et le terme. Son principe est dans une certaine connaissance confuse de toutes choses : en effet, l’homme a naturellement en lui la connaissance des principes universels, en lesquels préexistent virtuellement, comme en des semences, tous les objets de science qui peuvent être connus par la raison naturelle. Le terme de cette connaissance est atteint lorsque les choses qui sont virtuellement dans les principes eux-mêmes sont développées en acte : de même lorsque, à partir de la semence de l’animal, en laquelle préexistent virtuellement tous les membres de l’animal, est produit un animal ayant tous ses membres parfaits et distincts, l’on dit que le terme de la génération de l’animal est atteint. Or il était nécessaire qu’Adam, au premier temps de sa création, eût une connaissance naturelle non seulement quant à son principe, mais aussi quant au terme, puisqu’il était établi lui-même comme père de tout le genre humain. Or les enfants doivent recevoir de leur père non seulement l’existence par l’engendre­ment, mais aussi l’instruction par l’ensei­gnement. Et parce qu’il ne convient pas à quelqu’un d’être principe en tant qu’il est en puissance, mais en tant qu’il est en acte – la raison en est que l’acte est naturellement avant la puissance, et que l’opé­ration de la nature commence toujours par ce qui est parfait –, de là vient la nécessité pour le premier homme d’être établi, lors même de sa création, au terme de sa perfection et quant au corps, afin qu’il fût un principe convenable de génération pour tout le genre humain, et quant à la connaissance, afin qu’il fût un principe suffisant d’enseignement. Donc, de même que, dans son corps, rien qui appartînt à la

perfection du corps lui-même n’était sans être développé en acte, de même, tout ce qui était séminalement ou virtuellement dans les premiers principes de la raison était entièrement développé en une parfaite connaissance de toutes les choses auxquelles pouvait s’étendre la vertu des premiers principes. Il faut donc répondre que tout ce qu’un homme a jamais pu réussir à connaître des réalités par son génie naturel, Adam a su tout cela habituellement d’une connaissance naturelle.

 

Mais il y a beaucoup de choses, dans les créatures, qui ne peuvent être connues par la raison naturelle, c’est-à-dire auxquelles la force des premiers principes ne s’étend pas : ainsi les futurs contingents, les pensées des cœurs et les dispositions des créatures, pour autant qu’elles sont soumises à la divine providence ; car il ne pouvait pas comprendre la divine providence, ni donc l’ordre des créatures elles-mêmes pour autant qu’elles sont soumises à la divine providence, laquelle ordonne parfois les créatures à de nombreuses choses qui dépassent le pouvoir de la nature. Mais pour connaître ces choses jusqu’à un certain point, il était aidé par une autre connaissance, qui est la connaissance de grâce, par laquelle Dieu lui parlait intérieurement, comme dit saint Augustin au huitième livre sur la Genèse. Mais le premier homme n’était pas établi dans cette connaissance comme s’il était au terme de la perfection elle-même, car le terme de la connaissance gratuite n’est que dans la vision de la gloire, à laquelle il n’était pas encore parvenu ; voilà pourquoi il ne connaissait pas toutes les choses de ce genre, mais autant qu’il lui en était divinement révélé.

 

Et ainsi, il est nécessaire de répondre aux arguments de part et d’autre.

 

Réponse aux objections :

 

1° Il est des futurs qui peuvent être connus à l’avance naturellement, dans leurs causes ; et d’eux, Adam a eu connaissance. Quant aux autres, qui ne peuvent être connus naturellement, il n’a pas eu connaissance de tous, mais seulement de ceux qui lui furent divinement révélés.

 

 

 

2° Adam dut posséder parfaitement tout ce que requiert la nature humaine. Or, de même que la puissance augmentative est donnée à l’homme pour qu’il parvienne à la quantité parfaite, de même les sens sont donnés à l’âme humaine pour qu’elle acquière la perfection de la science. Donc, de même qu’Adam eut la puissance augmentative non pour croître par elle, mais afin que rien ne lui manquât de ce qui est requis pour la perfection de la nature, de même il eut des sens non pour acquérir la science par eux, mais afin d’avoir une nature humaine parfaite et en outre pour expérimenter par les sens ce qu’il savait habituellement.

 

3° Adam, en tant qu’il était établi principe de toute la nature humaine, eut autre chose que ce qui convient communément à tous. Il lui revenait, en effet, en tant qu’il était l’instructeur de tout le genre humain, de ne pas avoir une connaissance confuse, mais distincte, par laquelle il pût enseigner. Et pour cela aussi, il était nécessaire que son intelligence ne fût pas à son début comme une tablette non écrite, mais qu’il eût aussi par opération divine la pleine science des réalités. Et cela ne revenait pas aux autres hommes, qui n’étaient pas établis comme principes du genre humain.

 

 

 

4°, 5° & 6° On voit dès lors clairement la solution des quatrième, cinquième et sixième arguments.

 

7° Que l’ange ait été créé dans la pleine connaissance des réalités naturelles, lui revient comme dû à sa nature, mais ce n’est pas le cas de l’homme, qui le doit à l’opé­ration divine ; voilà pourquoi la nature humaine demeure au-dessous de l’angélique. De même, le corps de l’homme est naturellement moins parfait que le corps céleste, quoique le corps d’Adam ait reçu au départ, par la vertu divine, une quantité parfaite, chose qui revient au corps céleste comme dû à sa nature.

 

 

8° L’intelligence d’Adam ne pouvait pas être actuellement plusieurs intelligibles, au sens où elle aurait été informée actuellement par eux ; cependant, elle pouvait être habituellement informée en même temps par plusieurs.

 

9° Cet argument est probant lorsque cette puissance est totalement perfectionnée par une perfection unique, comme la forme substantielle perfectionne la matière, et la couleur la puissance de la surface. Mais un unique habitus de science ne complète pas la puissance de l’intel­ligence quant à tous les intelligibles ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

10° Adam a eu connaissance de toutes les natures non pas dans le Verbe, mais dans leur nature propre et dans son intelligence. Et la distinction de ces deux façons de connaître se prend des espèces des réalités, non pas en tant que quelque chose est connu par leur moyen, mais en tant qu’elles-mêmes sont ce qui est connu : car même lorsque l’intelligence connaît les réalités dans leur nature propre, elle ne les connaît que par leurs espèces, qu’elle a en soi. Lors donc que, par les espèces qu’elle a en soi, l’intelligence est conduite vers les réalités mêmes qui sont hors de l’âme, alors on dit qu’elle connaît les réalités dans leur nature propre. Mais quand l’intelligence s’arrête aux espèces elles-mêmes, considérant leur nature et leur disposition, alors on dit que l’homme connaît les réalités dans son intelligence, comme par exemple lorsqu’il pense qu’il pense, et la façon dont il pense.

 

Donc l’argument de l’objectant, à savoir que toutes choses n’étaient pas encore dans leur nature propre, et ainsi ne pouvaient pas être connues dans leur nature propre, conclut à tort. En effet, l’on dit de deux façons que l’on connaît une chose dans sa nature propre. D’abord, par mode d’énon­ciation : c’est-à-dire lorsqu’on connaît que la chose est dans sa nature propre, ce qui peut être le cas seulement quand elle existe dans sa nature propre. Et ainsi, Adam n’a pas connu toutes les créatures dans leur nature propre, car toutes les créatures n’étaient pas encore dans leur nature propre ; à moins de dire qu’elles n’étaient pas parfaitement dans leur nature propre, mais imparfaitement : car tout ce qui a été produit ensuite a précédé en quelque sorte dans les œuvres des six jours, comme le montre clairement saint Augustin dans son ouvrage sur la Genèse au sens littéral. On dit d’une autre façon que l’on connaît une chose dans sa nature propre : par mode de définition, c’est-à-dire lorsqu’on connaît ce qu’est la nature propre d’une chose. Et dans ce cas, même une chose non existante peut être connue dans sa nature propre ; au point que, si tous les lions étaient morts, je pourrais savoir ce qu’est un lion. Et ainsi, Adam pouvait connaître dans leur nature propre même les choses qui n’exis­taient pas alors.

 

De même, rien n’empêche que toutes les créatures aient été dans son intelligence par leurs ressemblances, encore qu’il ne les ait pas toutes saisies par le sens ; car, bien qu’il ne répugne pas à la dignité du premier état que la puissance supérieure reçoive de l’inférieure, il allait cependant contre la perfection qui était due au premier homme qu’il fût créé sans la plénitude de la science, et dût recevoir la science seulement des sens.

 

11° De deux façons, Adam put progresser dans la connaissance. D’abord quant aux choses qu’il ne savait pas, c’est-à-dire auxquelles la raison naturelle ne peut pas s’étendre. Et en elles, il put progresser en partie par une révélation divine, ainsi dans la connaissance des mystères divins ; en partie par l’expérience des sens, comme dans la connaissance des futurs qui, lorsqu’ils s’accomplissaient, auraient pu lui devenir connus, au lieu qu’aupara­vant ils lui étaient inconnus. Ensuite, même quant à ce qu’il savait : c’est-à-dire que ce qu’il savait seulement par la science de l’esprit, il pouvait ensuite le connaître aussi par expérience sensible.

 

 

12° Ces paroles de saint Augustin ne doivent pas être entendues en ce sens qu’il aurait été nécessaire à Adam de connaître la vertu de la nature par les œuvres de la nature ; mais il faut les entendre ainsi : il expérimentait que la nature, qu’il connais­sait intérieurement par l’esprit, opérait conformément à ce qui préexistait dans sa connaissance, et cela lui était délectable.

 

13° Les anges ne sont pas purifiés de la nescience des réalités naturelles, mais de la nescience des mystères divins ; et cette nescience fut aussi en Adam, comme on l’a dit. Et lui-même aussi a eu besoin, pour connaître ces mystères, de l’illumi­nation angélique.

 

14° Les secrets des cœurs font partie, eux aussi, des choses à la connaissance desquelles la raison naturelle ne peut s’éten­dre ; il faut donc juger pareillement de ces secrets et de la connaissance des futurs contingents.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Adam ne pouvait vouloir d’une volonté bonne que ce qu’il voulait de façon ordonnée ; ainsi, les choses qu’il voulait, il désirait les avoir en leur temps, et il ne voulait pas ce qui ne lui revenait pas.

 

 

 

2) Adam, quant au corps, eut la perfection naturelle, non la surnaturelle, qui est la perfection de la gloire ; il ne s’ensuit donc pas qu’il ait eu dans son âme la perfection d’une connaissance autre que naturelle.

 

 

 

3) La connaissance anticipée des futurs est certes une perfection de la nature humaine – car elle en est perfectionnée même après la chute –, mais non de telle sorte qu’elle soit naturelle à l’homme ; il n’était donc pas nécessaire qu’Adam eût une telle perfection. En effet, il convient au Christ seul que lui aient été conférées toutes les choses que les autres saints ont eues par grâce, parce qu’il est lui-même pour nous le principe de la grâce, comme Adam fut le principe de la nature – en raison de quoi la perfection de la connaissance naturelle lui était due.

 

4) Il entrait dans la notion d’état d’inno­cence qu’Adam eût toutes les vertus ; car, si l’une quelconque lui avait manqué, il n’aurait pas eu la justice originelle. Mais avoir toute connaissance n’est pas nécessaire à l’innocence ; il n’en va donc pas de même.

 

 

5) On lit qu’Adam donna des noms aux animaux, et il connut pleinement leurs natures, et par conséquent celles de toutes les autres réalités naturelles ; mais il ne s’ensuit pas qu’il ait connu les choses qui sont au-dessus de la connaissance naturelle.

 

Et videtur quod non.

 

Non enim habuit cognitionem futu-

rorum, cum hoc solius Dei sit

proprium, secundum illud Isa. XLI, 23 : futura annuntietis, et dicemus quia dii estis vos. Sed multa in creaturis futura erant. Ergo non omnium creaturarum cognitionem habuit.

 

 

 

Praeterea, sicut dicit Avicenna in libro VI de Natural. [De anima V, 3], ad hoc sensus exteriores sunt animae humanae necessarii, ut per eos scientiam perfectam rerum capiat. Si igitur anima Adae scientiam omnium rerum habuit ex sua conditione, frustra sensus ei collati fuissent : quod esse non potest, cum in operibus Dei nihil sit frustra. Ergo scientiam omnium non habuit.

 

Praeterea, sicut dicit Boetius in libro V de Consol. [metr. 3] : hinc membrorum condita nube, non in totum est oblita sui, summamque tenet, singula perdens. Ubi ostenditur quod anima in principio suae conditionis habet confusam cognitionem, qua sciuntur res in universali ; non autem distinctam, qua sciuntur singula in propriis naturis. Si igitur Adam talem cognitionem habuit qualem animam humanam in sui conditione decet habere, videtur quod non habuerit creaturarum cognitionem distincte, sed solum sub confusione quadam.

 

 

Praeterea, cognitio propria de re aliqua non habetur nisi per eius propriam speciem in anima existentem. Sed anima humana, ut habetur ex verbis philosophi in III de Anima [cap. 4 (429 b 31)], est in sui principio sicut tabula in qua nihil est scriptum. Ergo non potuit habere Adam in principio suae conditionis de creaturis propriam cognitionem.

 

Sed dicebat, quod quamvis non haberet ex vi naturae, habuit tamen ex dono divino. – Sed contra, omnes homines in sui conditionis principio quantum ad meritum pares sunt, et quantum ad naturam speciei consimiles. Si igitur perfecta rerum cognitio divinitus fuit Adae collata in principio suae conditionis, videtur quod pari ratione omnibus aliis hominibus in sui principio conferretur ; quod videmus esse falsum.

 

 

Praeterea, nihil quod movetur ad perfectionem cognitionis est in termino perfectionis. Sed Adam movebatur ad perfectionem cognitionis. Ergo non erat in termino cognitionis, quasi perfectam cognitionem creaturarum habens. Probatio mediae. Intellectus, secundum philosophum in III de Anima [l. 7 (429 b 31], nihil est eorum quae sunt, antequam intelligat ; postquam autem intelligit, est actu aliquid eorum quae sunt ; et ita quandoque est in actu aliquid eorum quae sunt, quandoque non. Omne autem quod hoc modo se habet, est in motu ad actum perfectum. Ergo intellectus humanus in sui principio est in motu ad perfectam cognitionem. Et ita intellectus Adae in sui principio non erat in termino perfectae scientiae, sed in motu ad perfectionem.

 

Praeterea, hoc pertinet ad excellentiam angelicae naturae quod Angeli mox in sui creatione cognitione omnium rerum naturalium implentur, secundum illud in libro de Causis [prop. 10] : omnis intelligentia est plena formis. Sed humana natura non pertingit ad excellentiam angelicae naturae. Ergo non fuit competens animae primi hominis statim in sui principio omnium rerum cognitionem habere.

 

Praeterea, impossibile est quod intellectus intelligat nisi quando intellectus fit actu ipsum intelligibile. Sed intellectus humanus non potest simul in actu fieri plura intelligibilia. Ergo non potest simul plura intelligibilia cognoscere ; et ita non potuit primus homo simul omnium rerum notitiam habere.

 

Praeterea, unius perfectibilis est una perfectio, quia una potentia simul non perficitur nisi uno actu unius generis ; sicut in materia prima non potest esse nisi una forma substantialis, nec in corpore nisi unus color. Sed intellectus humanus est potentia perfectibilis per habitus scientiarum. Ergo impossibile est quod simul in anima sint plures habitus. Et ita anima Adae non potuit habere omnium rerum scientiam, cum diversae res per diversos habitus cognoscantur.

 

Praeterea, si Adam cognovit omnes creaturas, aut cognovit eas in verbo, aut in propria natura, aut in sua intelligentia. Sed non cognovit eas in verbo, quia ista est cognitio beatorum videntium verbum ; nec etiam in propria natura, quia nondum erant omnes creaturae in propria natura ; nec iterum in propria intelligentia : non enim est contra perfectionem primi status ut superior potentia ab inferiori accipiat, sicut imaginatio a sensu, et sic humanae animae competebat ut intellectus a sensu acciperet ; et sic, cum non omnes creaturas percepisset per sensum, non poterant omnes in intelligentia eius esse. Ergo nullo modo omnium creaturarum scientiam habuit.

 

Praeterea, Adam creatus fuit in statu quo proficere posset pari ratione secundum intellectum sicut et secundum affectum. Sed ille qui habet omnium rerum cognitionem, in ea proficere non potest. Ergo non habuit tunc omnium rerum scientiam.

 

Praeterea, Augustinus videtur dicere, libro VIII super Genes. ad litteram [cap. 8], quod Adam positus fuit in Paradisum ad operandum, non propter necessitatem, sed propter delectationem agriculturae, quae contingit ex hoc quod cum rerum natura humana ratio quodam modo loquitur, cum positis seminibus, plantatis surculis, tamquam interrogatur quae vis radicis et germinis quid possit, quidve non possit. Sed interrogare naturam de virtute naturae nihil est aliud quam vires naturae ex naturae operibus visis agnoscere. Ergo Adam indigebat accipere notitiam rerum ex rebus ; et sic non habebat omnium creaturarum scientiam.

 

Praeterea, Adam in statu innocentiae non fuit perfectior Angelis beatis. Sed illi non omnia sciunt ; unde beatus Dionysius, VI cap. Ecclesiast. Hierarch. [pars 3, § 6], dicit quod, inferiores a superioribus purgantur a nescientia. Ergo nec homo in statu innocentiae omnia scivit.

 

 

 

Praeterea, sicut dicit Augustinus in libro de Divinatione daemonum [cap. 5], daemones secreta cordium scire non possunt, nisi quatenus innotescunt ex motibus corporis. Cum igitur intellectus angelicus sit perspicacior intellectu humano, videtur quod nec Adam in statu innocentiae potuerit secreta cordium cognoscere. Et sic non habebat omnium creaturarum notitiam.

 

 

 

Sed contra. Augustinus dicit in libro XIV de Civitate Dei [cap. 10], quod in statu illo nihil aberat quod bona voluntas adipisceretur. Sed hoc bona voluntate velle poterat ut omnium scientiam haberet. Ergo omnium scientiam habuit.

 

Praeterea, Adam magis erat ad imaginem secundum animam quam secundum corpus. Sed Adam fuit in ipsa prima conditione perfectus quantum ad corpus secundum aetatem et staturam, quantum ad omnia membra. Ergo et fuit secundum animam perfectus quantum ad omnem scientiam.

 

Praeterea, perfectio naturae conditae maior est quam perfectio naturae lapsae. Sed cognitio futurorum pertinet ad conditionem naturae lapsae ; unde quidam sanctorum in hanc perfectionem promoti sunt, ut futura cognoscerent per donum prophetiae post lapsum naturae. Ergo Adam etiam habuit multo fortius cognitionem futurorum, et multo magis praesentium.

 

 

Praeterea, nomina rerum debent esse consona earum proprietatibus. Sed Adam imposuit rebus nomina, ut patet Genes. II, 19. Ergo ipse plene naturam rerum cognovit.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod in Adam duplex fuit cognitio : scilicet cognitio naturalis, et cognitio gratiae.

 

Cognitio autem naturalis humana ad illa se potest extendere quaecumque ductu naturalis rationis cognoscere possumus. Cuius quidem naturalis cognitionis est accipere principium et terminum. Principium autem eius est in quadam confusa cognitione omnium : prout scilicet homini naturaliter inest cognitio universalium principiorum, in quibus, sicut in quibusdam seminibus, virtute praeexistunt omnia scibilia quae ratione naturali cognosci possunt. Sed huius cognitionis terminus est quando ea quae virtute in ipsis principiis insunt, explicantur in actum : sicut cum ex semine animalis, in quo virtute prae­existunt omnia membra animalis, producitur animal habens distincta et perfecta omnia membra, dicitur esse terminus generationis animalis. Adam autem in principio suae conditionis non solum oportuit ut haberet naturalem cognitionem quantum ad sui principium, sed etiam quantum ad terminum ; eo quod ipse condebatur ut pater totius humani generis. A patre autem filii accipere debent non solum esse per generationem, sed et disciplinam per instructionem. Et quia non competit alicui esse principium secundum quod est in potentia, sed secundum quod est in actu : ratio cuius, actus naturaliter est prior potentia, et naturae operatio semper a perfectis incipit ; inde est quod oportuit primum hominem mox in ipsa sui conditione constitui in termino perfectionis et quantum ad corpus, ut esset conveniens principium generationis totius humani generis, et quantum ad cognitionem, ut esset sufficiens instructionis principium. Sicut igitur nihil in corpore eius erat non explicitum in actum quod pertineret ad perfectionem corporis ipsius ; ita quidquid seminaliter sive virtualiter erat in primis principiis rationis, totum erat explicitum secundum perfectam cognitionem eorum omnium ad quae virtus primorum principiorum se extendere poterat. Unde dicendum est, quod quidquid unquam homo aliquis de cognitione rerum naturali ingenio assequi potuit, hoc totum Adam naturali cognitione habitualiter scivit.

Sed multa sunt in creaturis quae naturali ratione cognosci non possunt, ad quae scilicet vis primorum principiorum non se extendit ; sicut futura contingentia, sicut cogitationes cordium et sicut dispositiones creaturarum, secundum quod subsunt divinae providentiae : nam divinam providentiam comprehendere non poterat ; unde nec ordinem ipsarum creaturarum, secundum quod divinae providentiae subsunt : quae interdum creaturas ad multa ordinat supra naturae facultatem. Sed ad haec aliquatenus cognoscenda adiuvabatur alia cognitione, quae est cognitio gratiae, per quam Deus ei interius loquebatur, ut dicit Augustinus, libro VIII super Genes. [cap. 27]. Sed in hac cognitione non instituebatur primus homo quasi in termino perfectionis ipsius existens, quia terminus gratuitae cognitionis non est nisi in visione gloriae, ad quam ipse nondum pervenerat ; et ideo huiusmodi non omnia cognoscebat, sed quantum sibi de his divinitus revelabatur.

 

 

Et sic oportet utrisque rationibus respondere.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod quaedam futura sunt quae in suis causis naturaliter praecognosci possunt ; et istorum cognitionem Adam habuit. Aliorum autem quae naturaliter cognosci non possunt, non omnium cognitionem habuit, sed eorum tantum quae sibi fuerunt divinitus revelata.

 

Ad secundum dicendum, quod Adam debuit habere omnia perfecte quae natura humana requirit. Sicut autem vis augmentativa datur homini ut ad perfectam quantitatem perveniat ; ita et sensus dantur animae humanae ut perfectionem scientiae capiat. Sicut igitur Adam habuit augmentativam virtutem, non ut per eam cresceret, sed ut nihil ei deesset eorum quae ad perfectionem naturae requiruntur ; ita etiam sensus habuit, non ut per eos scientiam acquireret, sed ut perfectam naturam humanam haberet et ut iterum per sensus ea quae habitualiter sciebat experiretur.

 

Ad tertium dicendum, quod Adam aliud habuit in quantum constituebatur principium totius humanae naturae, quam id quod communiter omnibus convenit. Competebat enim ei, in quantum erat totius humani generis instructor, ut non haberet confusam cognitionem, sed distinctam, qua instruere posset. Et propter hoc etiam oportuit quod intellectus eius non esset in sui principio sicut tabula non scripta, sed haberet etiam plenam rerum scientiam ex divina operatione. Nec hoc aliis competebat hominibus, qui non instituebantur ut principium humani generis.

 

Et per hoc patet solutio ad quartum et quintum et sextum.

 

 

Ad septimum dicendum, quod hoc quod Angelus factus est in plena cognitione rerum naturalium competit sibi ex debito suae naturae, non autem homini ; sed ex operatione divina ; et ideo adhuc remanet natura humana infra angelicam : sicut etiam corpus hominis naturaliter est imperfectius caelesti corpore ; quamvis corpus Adae virtute divina, in principio acceperit quantitatem perfectam, quod corpori caelesti competit ex debito suae naturae.

 

Ad octavum dicendum, quod intellectus Adae non poterat actu esse multa intelligibilia, quasi actu ab eis informatus ; poterat tamen simul multis habitualiter informari.

 

 

Ad nonum dicendum, quod ratio illa procedit quando illa potentia totaliter perficitur per unam perfectionem, sicut forma substantialis perficit materiam, et color potentiam superficiei. Sed unus habitus scientiae non complet potentiam intellectus quantum ad omnia intelligibilia ; et ideo non est simile.

 

Ad decimum dicendum, quod Adam habuit cognitionem omnium naturarum non in verbo, sed in propria natura, et in sua intelligentia. Qui quidem duplex modus cognoscendi non distinguitur penes species rerum prout eis aliquid cognoscitur, sed prout ipsae sunt quae cognoscuntur : quia etiam quando intellectus cognoscit res in propria natura, non cognoscit eas nisi per species earum quas penes se habet. Quando igitur per species quas penes se habet, ducitur intellectus in ipsas res quae sunt extra animam, tunc dicitur cognoscere res in propria natura. Quando autem intellectus sistit in ipsis speciebus, considerans naturam et dispositionem ipsarum specierum, tunc dicitur cognoscere res in sua intelligentia, utpote cum intelligit se intelligere, et modum quo intelligit.

 

Quod igitur dicit quod res nondum omnes erant in propria natura, et ita in propria natura cognosci non poterant, non sequitur. Cognoscere enim rem in propria natura dupliciter dicitur. Uno modo per modum enuntiationis : dum scilicet cognoscitur res esse in propria natura : quod non potest esse nisi quando in propria natura est. Et sic Adam non cognovit omnes creaturas in propria natura, quia nondum erant omnes creaturae in propria natura : nisi dicamus, quod non erant in propria natura perfecte, sed imperfecte : quia omnia quae postmodum producta sunt in operibus sex dierum, praecesserunt secundum aliquem modum, ut patet per Augustinum super Genes. ad litteram [V, 5]. Alio modo dicitur aliquis cognoscere rem in propria natura per modum definitionis : dum scilicet cognoscit aliquis quid sit propria natura alicuius rei. Et sic etiam res non existens potest in propria natura cognosci ; ut si omnes leones essent mortui, possem scire quid est leo. Et sic etiam res tunc non existentes Adam in propria natura cognoscere poterat.

 

 

 

Similiter etiam nihil prohibet quod omnes creaturae per suas similitudines in eius intelligentia essent, quamvis non omnes sensu comprehenderit ; quia, etsi non sit contra dignitatem primi status ut superior potentia ab inferiori accipiat, erat tamen contra perfectionem quae primo homini debebatur, ut conderetur sine plenitudine scientiae, solummodo ex sensibus scientiam accepturus.

 

Ad undecimum dicendum, quod Adam in cognitione proficere potuit dupliciter. Uno modo quantum ad ea quae nescivit, ad quae scilicet naturalis ratio se extendere non potest : in quibus potuit proficere partim ex revelatione divina, sicut in cognitione divinorum mysteriorum ; partim ex sensuum experimento, sicut in futurorum cognitione, quae cum adimplebantur, sibi nota fieri potuissent, cum prius fuissent ignota. Alio modo etiam quantum ad ea quae sciebat : ut scilicet id quod sciebat tantummodo per scientiam mentis, postmodum posset cognoscere etiam per experientiam sensus.

 

Ad duodecimum dicendum, quod verba illa Augustini non sunt sic intelligenda ut intelligatur Adam ex naturae operibus oportuisse virtutem naturae cognoscere ; sed quia naturam, quam interius mente cognoscebat, operari experiebatur secundum id quod in eius notitia praeexistebat ; et hoc ei erat delectabile.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod Angeli non purgantur a nescientia rerum naturalium, sed a nescientia divinorum mysteriorum ; quae etiam nescientia in Adam fuit, ut dictum est. Et ad haec etiam ipse illuminatione angelica indiguit.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod etiam abscondita cordium sunt de illis ad quae cognoscenda ratio naturalis non se potest extendere ; unde simile iudicium est de his et cognitione futurorum contingentium.

 

 

 

Ad primum vero quod in contrarium obicitur dicendum, quod Adam bona voluntate velle non poterat nisi quod ordinate volebat ; hoc est ut hoc quod vellet, suo tempore appeteret habere, nec vellet id quod sibi non competebat.

 

Ad secundum dicendum, quod Adam, quantum ad corpus, habuit perfectionem naturalem, non autem supernaturalem, quae est perfectio gloriae ; unde non sequitur quod secundum animam habuerit perfectionem cognitionis nisi naturalis.

 

Ad tertium dicendum, quod praecognitio futurorum est quidem perfectio naturae humanae, quia ea perficitur etiam post lapsum : non autem ita quod sit homini naturalis ; unde non oportuit quod talem perfectionem Adam haberet. Soli enim Christo competit ut omnia ipsi sint collata quae alii sancti per gratiam habuerunt, eo quod ipse est nobis principium gratiae, sicut Adam principium naturae ; ratione cuius perfectio naturalis cognitionis sibi debebatur.

 

Ad quartum dicendum, quod de ratione status innocentiae erat ut Adam omnes virtutes haberet ; quia quaecumque ei deesset, iustitiam originalem non haberet. Non autem est de necessitate innocentiae omnem cognitionem habere ; unde non est simile.

 

Ad quintum dicendum, quod Adam legitur animalibus nomina imposuisse, et eorum naturas plene novit, et per consequens omnium aliarum rerum naturalium ; sed ex hoc non sequitur quod ea quae sunt supra naturalem cognitionem, cognoverit.

 

 

 

 

 

Article 5 ADAM, DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE, A-T-IL VU LES ANGES DANS LEUR ESSENCE ?

(Quinto quaeritur utrum Adam in statu innocentiae Angelos per essentiam viderit.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Saint Grégoire dit au quatrième livre des Dialogues : « Dans son paradis, l’homme avait pris l’habitude de savourer les paroles de Dieu, d’être présent aux esprits des bienheureux anges grâce à sa pureté de cœur et à l’altitude de sa vision. » Il semble donc que, par la hauteur de sa vision, il soit parvenu à voir les anges eux-mêmes.

 

2° À propos de Gen. 2, 21 : « Le Seigneur Dieu fit tomber sur l’homme un profond sommeil, etc. », la Glose dit : « Cette extase fut envoyée à Adam pour que son esprit, devenu comme participant de la cour angélique et introduit dans le sanctuaire de Dieu, entrât dans l’intelligence des mystères. » Or il ne put être participant de la cour angélique sans connaître les anges. Il a donc eu connaissance des anges.

 

3° Le Maître dit au deuxième livre, dist. 23, que « l’homme fut doté de la connaissance des choses faites pour lui ». Or, parmi les autres créatures, les anges aussi ont été faits pour l’homme, en quelque façon, comme dit le Maître au deuxième livre, dist. 1. Il a donc eu connaissance des anges.

 

4° Il est plus difficile de rendre intelligible en acte une chose qui est intelligible en puissance, et de la penser, que de penser une chose qui est de soi actuellement in-

telligible. Or l’intelligence d’Adam pouvait

rendre actuellement intelligibles les espèces des réalités matérielles, qui sont de soi intelligibles en puissance, et avoir par ce moyen l’intelligence des réalités matérielles. Donc à bien plus forte raison pouvait-il avoir l’intelligence des essences mêmes des anges, qui sont de soi actuellement intelligi­bles, puisqu’elles sont exemptes de matière.

 

5° Si quelqu’un ne comprend pas davantage les choses qui de soi sont plus intelligibles, cela vient d’une imperfection de son intelligence. Or les essences des anges sont de soi plus intelligibles que les essences des réalités matérielles ; et il n’y avait aucune imperfection dans l’intelligence d’Adam. Puis donc qu’il connaissait les réalités matérielles dans leur essence, à bien plus forte raison pouvait-il connaître les anges dans leur essence.

 

6° L’intelligence peut penser les réalités matérielles, en abstrayant du suppôt matériel la quiddité ; et si cette quiddité est de nouveau un suppôt ayant une quiddité, elle pourra pour la même raison en abstraire la quiddité ; et puisque l’on ne peut pas remonter à l’infini, elle arrivera enfin à penser une quiddité simple n’ayant pas de quiddité. Or telle est la quiddité de la substance séparée, c’est-à-dire de l’ange. L’intelligence d’Adam a donc pu connaître l’essence de l’ange.

 

 

 

7° D’après le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, l’intelligence étant une puissance non unie à un organe, un intelligible très fort ne la corrompt pas : en effet, après avoir pensé un très grand intelligible, elle ne comprend pas moins les inférieurs, mais davantage ; au lieu que le contraire se passe dans le sens. Or, dans l’état d’inno­cence, l’intelligence d’Adam était intègre et parfaite. La force d’un intelligible ne le gênait donc pas tant, qu’il ne pût penser celui-ci. Et ainsi, il pouvait connaître les anges dans leur essence, puisque rien ne semble empêcher cette connaissance, si ce n’est la force de l’intel­ligible lui-même.

 

 

 

8° Comme on l’a déjà dit, Adam, aussitôt créé, eut toute la connaissance à laquelle l’homme peut parvenir naturellement. Or l’homme peut parvenir naturellement à connaître dans leur essence les substances séparées, comme il ressort de nombreuses sentences des Philosophes, que le Commentateur signale au troisième livre sur l’Âme. Adam connaissait donc les anges dans leur essence.

 

 

9° Il est avéré qu’Adam connaissait son âme dans son essence. Or l’essence de l’âme est exempte de matière, comme celle de l’ange. Il pouvait donc aussi connaître l’ange dans son essence.

 

 

10° La connaissance d’Adam fut intermédiaire entre notre connaissance et celle des bienheureux. Or les bienheureux connaissent et voient l’essence de Dieu, au lieu que nous, nous connaissons les essences des réalités matérielles ; et entre Dieu et les réalités matérielles, il y a les substances spirituelles, que sont les anges. Adam a donc connu les anges dans leur essence.

 

En sens contraire :

 

1) Aucune puissance ne peut, en connaissant, s’étendre au-delà de son objet. Or les objets de l’âme intellective sont les phantasmes, qui sont à l’âme intellective ce que les sensibles sont au sens, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Notre âme ne peut donc étendre sa connaissance qu’aux choses qu’elle peut atteindre à partir des phantasmes. Or l’essence des anges dépasse tous les phantasmes. L’homme ne peut donc, par la connaissance naturelle, en laquelle nous avons dit qu’Adam était parfait, parvenir à connaître les anges dans leur essence.

 

 

2) [Le répondant] disait que, bien que l’ange ne puisse pas être appréhendé par les phantasmes, cependant quelque effet de lui peut être saisi dans un phantasme, et l’ange être connu à partir d’un tel effet. En sens contraire : aucun effet qui n’égale pas sa cause ne suffit à faire connaître l’essence de sa cause ; sinon, ceux qui connaissent Dieu par les créatures verraient l’essence de Dieu, ce qui est faux. Or l’effet corporel, qui seul peut être saisi dans un phantasme, est un effet tel qu’il n’égale point la puissance de l’ange. Donc, par un tel effet, on ne peut connaître de l’ange ce qu’il est, mais on peut seulement savoir s’il existe.

 

 

 

3) [Le répondant] disait qu’Adam pouvait connaître les anges par quelque effet intelligible, suivant ce que dit Avicenne, à savoir que la présence en nous des intelligences n’est rien d’autre que la présence en nous de leurs impressions. En sens contraire : tout ce qui est reçu en quelque chose, y est reçu suivant le mode d’être de ce en quoi il est reçu. Or le mode d’être de l’âme humaine est au-dessous du mode d’être de la nature angélique. L’impression faite par l’ange sur l’âme humaine, ou la lumière angélique par laquelle il éclaire l’esprit humain, est donc dans l’âme humaine avec un mode d’être inférieur à la nature angélique. Puis donc que l’âme connaît une chose suivant le mode d’être avec lequel l’objet connu est en elle, l’âme, par une telle impression, ne parviendra pas à connaître l’ange tel qu’il est dans son essence.

 

Réponse :

 

On peut avoir deux connaissances d’une chose. Par l’une, on sait de la chose si elle existe ; et Adam, dans l’état d’innocence, connaissait ainsi les anges, à la fois d’une connaissance naturelle et par révélation divine, bien plus familièrement et pleinement que nous ne les connaissons. Par l’autre, on sait de la chose ce qu’elle est, ce qui est connaître une chose par son essence ; et Adam, me semble-t-il, dans l’état d’innocence, ne connaissait pas les anges ainsi. Et en voici la raison. Une double connaissance est attribuée à Adam : la connaissance naturelle et la connaissance de grâce.

 

Qu’il n’ait pas connu les anges dans leur essence au moyen d’une connaissance naturelle, on peut en être certain par le raisonnement suivant. En aucun genre, la puissance passive naturelle ne s’étend au-delà de ce à quoi s’étend la puissance active du même genre ; ainsi, on ne rencontre de puissance passive, dans la nature, que relativement aux objets auxquels peut s’étendre quelque puissance active naturelle, comme dit le Commentateur au neuvième livre de la Métaphysique. Or, dans l’intelligence de l’âme humaine se trouvent deux puissances : l’une quasi passive, l’intellect possible, et l’autre quasi active, l’intellect agent. L’intellect possible n’est donc naturellement en puissance qu’à la venue en lui des choses que l’intellect agent est de nature à produire : quoique cela n’exclue pas que d’autres choses puissent advenir en lui par l’opération divine, tout comme c’est le cas dans la nature corporelle par l’opération d’un miracle. D’autre part, par l’action de l’intellect agent sont rendues intelligibles non pas les choses qui sont intelligibles de soi, telles les essences des anges, mais celles qui, de soi, sont intelligibles en puissance, comme c’est le cas des essences des réalités matérielles, qui sont saisies par le sens et l’imagi­nation ; il ne survient donc naturellement dans l’intellect possible que les espèces intelligibles qui ont été abstraites des phan­tasmes. Mais par de telles espèces, il est impossible de parvenir à la vision de l’essence de la substance séparée, puisqu’elles sont sans proportion avec les essences spirituelles elles-mêmes et comme d’un autre genre qu’elles. Voilà pourquoi l’homme ne peut parvenir à connaître les anges dans leur essence par une connaissance naturelle.

 

De même, Adam n’a pas pu y parvenir par une connaissance de grâce. En effet, la connaissance de grâce est plus élevée que la connaissance de nature ; mais cette élévation peut être entendue soit quant à l’intelligible, soit quant au mode d’intellec­tion. Quant à l’intelligible, la connaissance de l’homme est élevée par la grâce sans même un changement d’état, comme nous sommes élevés par la grâce de la foi à connaître les choses qui sont au-dessus de la raison, et semblablement par la grâce de la prophétie. Mais quant à la façon de connaître, la connaissance humaine n’est élevée que si l’état est changé. Or le mode par lequel l’intelligence connaît naturellement consiste à recevoir ce qui provient des phantasmes, comme on l’a dit. Par conséquent, si l’homme n’est pas changé d’état, il est nécessaire que, même dans la connaissance de grâce, qui a lieu par révélation divine, l’intelligence regarde toujours vers les phantasmes ; et c’est ce que dit Denys : « Le rayon divin ne saurait nous illuminer qu’enveloppé dans la variété des voiles sacrés. » Or Adam, dans l’état d’innocence, était dans l’état de voyageur ; il lui était donc nécessaire, en toute connaissance de grâce, de regarder vers les phantasmes. Mais cette façon de connaître ne permet pas de voir les essences des anges, comme on l’a déjà dit. Donc, ni au moyen d’une connaissance naturelle ni au moyen d’une connaissance gratuite Adam n’a connu les anges dans leur essence ; à moins peut-être de le supposer élevé par la grâce à un état plus haut, comme le fut saint Paul dans son ravissement.

 

Réponse aux objections :

 

1° De cette citation de saint Grégoire, l’on peut seulement déduire qu’Adam a connu les anges dans une certaine hauteur de vision, non cependant au point de parvenir à connaître leur essence.

 

 

2° Si l’on pense que le sommeil d’Adam fut une extase telle que le ravissement de saint Paul, alors rien n’empêcherait de dire qu’au cours de ce ravissement il vit les anges dans leur essence ; mais ce sera au-dessus du mode commun de connaissance qui lui convenait alors. Si, par contre, on dit que ce sommeil ne fut pas une extase telle qu’Adam ait été élevé, à un certain point de vue, à l’état des bienheureux, mais plutôt comme l’esprit des prophètes est ordinairement élevé à la contemplation des mystères divins, ainsi que les mots de la Glose semblent l’exprimer, alors il est dit qu’il fut participant de la cour angélique en raison d’une certaine éminence de la connaissance, qui ne parvenait cependant point jusqu’aux essences angéliques.

 

3° Adam eut connaissance des anges, dans la mesure où ils étaient faits pour lui. Il sut en effet qu’ils étaient ses compagnons de béatitude, et qu’ils étaient au service de son salut dans l’état de voie, puisqu’il connut la distinction des ordres ainsi que leurs offices bien plus parfaitement que nous ne pouvons les connaître.

 

 

4° La difficulté dans le penser survient de deux façons. D’abord du côté de l’objet connaissable, ensuite du côté de celui qui connaît. Du côté de l’objet connaissable, il est plus difficile de rendre quelque chose intelligible et de le penser, que de penser ce qui est intelligible en soi ; mais du côté de celui qui connaît, ce qui est en soi intelligible peut être plus difficile à connaître. Et c’est le cas de l’intelligence humaine, parce qu’elle n’est pas proportionnée à penser naturellement les essences séparées, pour la raison mentionnée ci-dessus.

 

 

 

5° L’intelligence d’Adam ne souffrait pas de la carence de quelque perfection qui aurait dû alors être en lui. Cependant, il avait des imperfections naturelles, dont une était qu’il lui fallait, lorsqu’il connaissait, regarder vers des phantasmes ; et cela, en effet, se produit naturellement pour l’intelligence humaine, du fait même qu’elle est unie au corps, et que, par sa nature, elle est la moins élevée dans l’ordre des intelligences.

 

 

 

6° L’intelligence peut, en abstrayant, parvenir à une quiddité de réalité matérielle qui n’ait pas d’autre quiddité ; et elle peut en effet la penser, parce qu’elle l’abstrait des phantasmes et que cette quiddité est rendue intelligible par la lumière de l’intellect agent, ce qui permet à l’intelligence d’être perfectionnée par cette quiddité comme par une perfection propre. Mais partant de cette quiddité, elle ne peut se hausser à la connaissance de l’essence de la substance séparée, attendu que la première quiddité est totalement impuissante à représenter l’autre quiddité : en effet, la quiddité ne se trouve pas tout à fait de la même façon dans les substances séparées et dans les réalités matérielles, mais quasi équivoquement, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme. Supposé même que cette quiddité lui permît de savoir en une certaine généralité que telle est la quiddité de la substance séparée, elle n’aurait cependant pas encore une vision de l’essence de l’ange qui lui permît de connaître la différence entre chaque essence séparée et les autres essences séparées.

 

7° Bien qu’un intelligible très fort ne corrompe pas l’intelligence humaine, cependant il se trouve qu’elle manque de la proportion nécessaire pour pouvoir naturellement atteindre les choses très intelligibles. On ne peut donc pas déduire des paroles du Philosophe qu’elle pense les choses suprêmement intelligibles, mais seulement que, si elle les pensait, elle ne comprendrait pas moins les autres intelligibles.

 

8° Le Philosophe laisse cette question sans réponse au troisième livre sur l’Âme, où il cherche si l’intelligence unie [au corps] peut penser les essences séparées ; et l’on ne trouve pas qu’il l’ait résolue ailleurs, dans ceux de ses livres qui nous sont parvenus. Quant à ses successeurs, ils ont été en

dés­accord sur ce point. Certains ont prétendu que notre intelligence ne peut parvenir à penser les essences séparées. D’au­tres, en revanche, ont soutenu qu’elle pouvait y parvenir. Parmi eux, certains ont usé de raisons insuffisantes, tel Avempace, de qui vient l’argument pris de la quiddité, et Thémistius, de qui vient l’argument pris de la facilité de l’intellection, arguments que le Commentateur résout au troisième livre sur l’Âme. D’autres ont usé de positions étrangères et opposées à la foi, tels Alexandre et le Commentateur Averroès lui-même.Alexandre dit que l’intellect possible, puisqu’il est, d’après lui, sujet à génération et à corruption, ne peut aucunement parvenir à penser les substances séparées ; mais au terme de sa perfection, il parvient à ce que l’Intelligence agente, dont Alexandre fait une certaine substance séparée, nous soit unie comme une forme ; et dans cet état, nous penserons par l’Intelligence agente comme nous pensons maintenant par l’intellect possible. Et parce que l’Intel­ligence agente, étant une substance séparée, pense les substances séparées, de là vient que, dans cet état, nous penserons les substances séparées ; et en cela consiste l’ultime félicité de l’homme, selon lui.

 

 

 

Or il ne semble pas possible que ce qui est incorruptible et séparé, tel l’intellect agent, soit lié comme une forme à l’intellect possible, qui, selon Alexandre, est corruptible et matériel ; voilà pourquoi il a semblé à d’autres que l’intellect possible était, lui-même aussi, séparé et incorruptible. Ainsi Thémistius dit-il que l’intellect possible aussi est séparé, et qu’il est dans sa nature de penser non seulement les réalités matérielles, mais aussi les substances séparées ; et que ses intelligibles ne sont pas nouveaux, mais éternels ; et que l’intelligence spéculative, par laquelle nous pensons, est composée de l’intellect agent et de l’intellect possible.

 

 

 

Mais s’il en est ainsi, alors, puisque l’intellect possible nous est lié au commencement, nous pourrions connaître dès le début les substances séparées. Et c’est pourquoi le Commentateur décrit une troisième voie intermédiaire entre l’opinion d’Alexandre et celle de Thémistius. Il dit en effet que l’intellect possible est séparé et éternel, en quoi il s’accorde avec Thémistius et diffère d’Alexandre ; cependant, il dit que les intelligibles spéculatifs sont nouveaux, et effectués par l’action de l’intellect agent, en quoi il s’accorde avec Alexandre et diffère de Thémistius. Et il dit que ces intelligibles ont une double existence : l’une par laquelle ils sont fondés sur les phantasmes, et par là ils sont en nous ; l’autre par laquelle ils sont dans l’intellect possible, qui est ainsi lié à nous par l’intermédiaire de ces intelligibles. Or l’intellect agent est à ces intelligibles ce que la forme est à la matière. En effet, puisque l’intellect possible reçoit à la fois ces intelligibles, qui sont fondés dans les phantasmes, et aussi l’intellect agent, et que l’intellect agent est plus parfait, il est nécessaire que la proportion de l’intellect agent à ces intelligibles qui sont en nous soit comme la proportion de la forme à la matière ; comme il en est de la proportion entre la lumière et la couleur, qui sont reçues dans le diaphane ; et il en va de même de tous les couples de choses reçues en un, dont l’une est plus parfaite que l’autre. Lors donc que s’accomplit en nous la génération de tels intelligibles, alors l’intellect agent nous est parfaitement uni comme une forme : et ainsi, nous pourrons par l’intel­lect agent connaître les substances séparées, comme nous pouvons maintenant connaître par l’intelligence qui est en habitus.

 

 

 

Il ressort donc des paroles de ces philosophes qu’ils ne pouvaient trouver la façon dont nous penserions les substances séparées sans penser au moyen de quelque substance séparée. Or, l’idée que l’intellect possible ou l’intellect agent est une substance séparée n’est pas en accord avec la vérité de la foi, ni non plus avec l’avis du Philosophe, qui affirme au troisième livre sur l’Âme que l’intellect agent et l’intellect possible sont quelque chose de l’âme humaine. Voilà pourquoi, une fois cette position retenue, il ne semble pas possible que l’homme parvienne à connaître d’une connaissance naturelle les essences séparées.

 

9° L’homme dans l’état d’innocence, en pensant parfaitement quelque intelligible, connaissait parfaitement aussi l’acte d’intel­lection ; et parce que l’acte d’intellection est un effet proportionné et égal à la puissance d’où il sort, de là vient qu’il comprenait parfaitement l’essence de son âme. Mais il ne s’ensuit pas qu’il ait saisi intellectuellement l’essence de l’ange, puisqu’un tel acte d’intellection n’est pas égal à la puissance de l’intelligence.

 

 

10° De même que la nature angélique est intermédiaire entre la nature divine et la corporelle, de même la connaissance par laquelle on connaît l’essence angélique est intermédiaire entre la connaissance par laquelle on connaît l’essence divine et celle par laquelle on connaît l’essence de la réa­lité matérielle. Mais entre les deux extrêmes peuvent exister de nombreux intermédiaires ; et il n’est pas nécessaire que quiconque dépasse l’un des extrêmes parvienne à n’importe quel médium, mais qu’il parvienne à quelque médium. L’homme dans l’état d’innocence parvint donc à quelque médium, à savoir, celui qui consiste à recevoir la connaissance de Dieu non pas des créatures sensibles, mais d’une révélation intérieure ; mais non à ce médium qui consiste à connaître l’essence angélique, et auquel, cependant, l’ange parvint lors de sa création, sans être encore bienheureux.

 

Et videtur quod sic.

 

Dicit enim Gregorius, IV dialogorum : in Paradiso quippe homo assueverat verbis Dei perfrui, beatorum Angelorum spiritibus cordis munditia et celsitudine visionis interesse. Ergo videtur quod per altitudinem visionis suae ad ipsos Angelos videndos attigerit.

 

 

Praeterea, Genes. II, 21, super illud : immisit Deus soporem etc., dicit Glossa [ordin.] : extasis recte intelligitur ad hoc immissa, ut mens Adae particeps angelicae curiae intraret in sanctuarium Dei, et intelligeret novissima. Sed non potuit esse particeps angelicae curiae nisi Angelos cognoverit. Ergo Angelorum notitiam habuit.

 

 

Praeterea, Magister dicit in 23 dist. libri II [cap. 3], quod homo fuit praeditus cognitione rerum propter se factarum. Sed inter alias creaturas etiam Angeli propter hominem quodammodo facti sunt, ut Magister dicit, dist. 1, libro II [cap. 4-5]. Ergo habuit Angelorum notitiam.

 

Praeterea, difficilius est facere aliquid quod est intelligibile in potentia, intelligibile in actu, et intelligere illud, quam intelligere aliquid quod est de se actu intelligibile. Sed intellectus Adae poterat facere species rerum materialium esse intelligibiles actu, quae de se sunt intelligibiles in potentia, et per hoc intelligere res materiales. Ergo multo fortius poterat intelligere ipsas essentias Angelorum, quae sunt de se intelligibiles actu, cum sint a materia immunes.

 

Praeterea, quod aliquis non magis intelligat ea quae de se sunt magis intelligibilia, contingit ex defectu intellectus sui. Sed essentiae Angelorum sunt de se magis intelligibiles quam essentiae rerum materialium ; nec aliquis defectus in intellectu Adae erat. Cum igitur cognosceret res materiales per essentiam, multo fortius Angelos per essentiam cognoscere poterat.

 

Praeterea, intellectus potest intelligere res materiales, abstrahendo quidditatem a supposito materiali ; et si illa quidditas est iterum suppositum habens quidditatem, poterit pari ratione ab illo quidditatem abstrahere ; et cum non sit abire in infinitum, deveniet tandem ad hoc quod intelliget quidditatem aliquam simplicem, non habentem quidditatem. Sed huiusmodi est quidditas substantiae separatae, scilicet Angeli. Ergo intellectus Adae potuit cognoscere Angeli essentiam.

 

Praeterea, secundum philosophum libro III de Anima [l. 7 (429 a 29)], intellectus, propter hoc quod est potentia non coniuncta organo, non corrumpitur ab excellenti intelligibili : non enim minus intelligit infima, postquam intellexit maximum intelligibile, sed magis ; cuius contrarium in sensu accidit. Sed intellectus Adae in statu innocentiae erat integer et perfectus. Ergo non impediebatur ab excellentia alicuius intelligibilis quin illud intelligere posset. Et ita poterat Angelos per essentiam cognoscere, cum hanc cognitionem nihil aliud impedire videatur nisi ipsius intelligibilis excellentia.

 

Praeterea, ut supra dictum est, Adam mox conditus habuit omnem cognitionem ad quam naturaliter homo pervenire potest. Sed naturaliter homo pervenire potest ad hoc quod substantias separatas per essentiam cognoscat, ut patet ex multorum philosophorum sententiis, quas Commentator tangit in III de Anima [comm. 36]. Ergo Adam Angelos per essentiam cognoscebat.

 

Praeterea, constat quod Adam animam suam per essentiam noverat. Sed essentia animae est a materia immunis, sicut et Angeli. Ergo et Angelum per essentiam cognoscere poterat.

 

Praeterea, cognitio Adae fuit media inter cognitionem nostram et cognitionem beatorum. Sed beati cognoscunt et vident essentiam Dei, nos autem cognoscimus essentias rerum materialium ; inter Deum autem et res materiales sunt substantiae spirituales, scilicet Angeli. Ergo Adam per essentiam Angelos cognovit.

 

 

 

Sed contra. Nulla potentia in cognoscendo potest extendere se ultra suum obiectum. Sed obiecta animae intellectivae sunt phantasmata, ad quae ita se habet anima intellectiva sicut sensus ad sensibilia, ut dicitur in III de Anima [l. 12 (431 a 14)]. Ergo anima nostra non potest se extendere ad cognoscendum nisi ea in quae ex phantasmatibus devenire potest. Sed essentia Angelorum excedit omnia phantasmata. Ergo homo naturali cognitione, qua posuimus Adam perfectum, non potest pervenire ad hoc ut cognoscat Angelos per essentiam.

 

Sed dicebat, quod quamvis Angelus non possit per phantasmata apprehendi, tamen effectus eius aliquis potest sub phantasmate deprehendi, et ex tali effectu potest Angelus cognosci. – Sed contra : nullus effectus qui non aequat suam causam sufficit ad hoc quod per ipsum suae causae essentia cognoscatur ; alias cognoscentes Deum ex creaturis, essentiam Dei viderent, quod falsum est. Sed effectus corporeus, qui solus in phantasmate deprehendi potest, est talis effectus qui non aequat virtutem Angeli. Ergo per huiusmodi effectum non potest cognosci de Angelo quid est, sed solum an sit.

 

Sed dicebat, quod Adam per aliquem effectum intelligibilem Angelos cognoscere poterat, secundum id quod dicit Avicenna [Metaph. III, 8], quod intelligentias esse in nobis, nihil est aliud quam impressiones earum esse in nobis. – Sed contra : unumquodque quod recipitur in aliquo, recipitur in eo per modum eius in quo recipitur. Sed modus animae humanae est infra modum angelicae naturae. Ergo impressio facta ab Angelo in animam humanam, sive lumen angelicum, quo mentem humanam illuminat, est in anima humana inferiori modo ab angelica natura. Cum igitur anima cognoscat aliquid per modum quo cognitum est in ipsa, anima per huiusmodi impressionem non pertinget ad cognoscendum Angelum, secundum quod est in essentia sua.

 

 

Responsio. Dicendum, quod duplex est cognitio qua aliquid cognosci potest. Una qua cognoscitur de re an sit ; et sic Adam in statu innocentiae Angelos cognoscebat et naturali cognitione, et divina revelatione, multo familiarius et plenius quam nos cognoscamus. Alia est qua cognoscitur de re quid est, et hoc est cognoscere rem per essentiam suam ; et sic Adam, ut mihi videtur, Angelos in statu innocentiae non cognoscebat. Cuius ratio est, quia duplex cognitio Adae attribuitur : scilicet cognitio naturalis et cognitio gratiae.

 

Quod autem cognitione naturali Angelos per essentiam non cognoverit, ex hinc potest certum esse. In nullo enim genere potentia passiva naturalis se extendit ultra id ad quod se extendit potentia activa eiusdem generis ; sicut potentia passiva in natura non invenitur nisi respectu eorum ad quae aliqua potentia activa naturalis se potest extendere, ut Commentator dicit IX Metaphys. [comm. 11]. In animae autem humanae intellectu duplex potentia invenitur : una quasi passiva, scilicet intellectus possibilis ; et alia quasi activa, scilicet intellectus agens. Unde intellectus possibilis naturaliter non est in potentia ut in eo fiant nisi ea quae intellectus agens natus est facere : quamvis per hoc non excludatur quin aliqua alia in eo fieri possint operatione divina, sicut et in natura corporali per operationem miraculi. Actione autem intellectus agentis non fiunt intelligibilia ea quae sunt de seipsis intelligibilia, cuiusmodi sunt essentiae Angelorum, sed ea quae sunt de seipsis in potentia intelligibilia, qualia sunt essentiae rerum materialium, quae per sensum et imaginationem capiuntur ; unde in intellectu possibili naturaliter non fiunt nisi illae species intelligibiles quae sunt a phantasmatibus abstractae. Per huiusmodi autem species impossibile est pervenire ad intuendam essentiam substantiae separatae, cum sint improportionabiles, et quasi alterius generis cum ipsis essentiis spiritualibus. Et ideo naturali cognitione homo non potest pertingere ut cognoscat Angelos per essentiam.

Similiter etiam nec Adam cognitione gratiae hoc potuit. Cognitio enim gratiae est elevatior quam cognitio naturae ; sed haec elevatio potest intelligi vel quantum ad intelligibile, vel quantum ad modum intelligendi. Quantum ad intelligibile quidem per gratiam cognitio hominis elevatur etiam sine mutatione status, sicut cum per gratiam fidei elevamur ad cognoscendum ea quae sunt supra rationem ; et similiter etiam per gratiam prophetiae. Sed quantum ad modum cognoscendi non elevatur humana cognitio, nisi status mutetur. Modus autem quo naturaliter cognoscit intellectus est ut a phantasmatibus accipiat, ut dictum est [in isto art.]. Unde nisi homo in alium statum mutetur, oportet quod etiam in cognitione gratiae, quae est per revelationem divinam, semper intellectus inspiciat ad phantasmata ; et hoc est quod Dionysius [De cael. hier., cap. 1, § 2] dicit, quod impossibile est nobis aliter lucere divinum radium, nisi varietate sacrorum velaminum circumvelatum. Adam autem in statu innocentiae erat in statu viatoris ; unde in omni gratiae cognitione oportebat quod aspiceret ad phantasmata. Isto autem modo cognoscendi non possunt essentiae Angelorum videri, ut iam dictum est. Unde nec naturali cognitione nec gratuita Adam Angelos per essentiam cognovit ; nisi forte ponamus eum per gratiam in altiorem statum elevatum, sicut fuit Paulus in raptu.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod ex illa auctoritate Gregorii non potest haberi nisi quod Adam Angelos cognoverit in quadam celsitudine visionis, non tamen tanta quae pertingeret ad eorum essentiam cognoscendam.

 

Ad secundum dicendum, quod si sopor Adae intelligitur talis extasis fuisse qualis raptus Pauli, nihil prohiberet dici quin in illo raptu Angelos per essentiam viderit ; sed hoc erit supra communem modum cognitionis qui sibi tunc competebat. Si autem sopor ille non talis extasis fuisse dicatur, ut Adam secundum quid in statum beatorum elevaretur, sed sicut solet mens prophetarum elevari ad divina mysteria intuenda, sicut verba Glossae sonare videntur ; tunc dicitur particeps angelicae curiae fuisse per quamdam cognitionis eminentiam, quae tamen usque ad eorum essentias non pertingebat.

 

 

Ad tertium dicendum, quod Adam habuit cognitionem Angelorum, in quantum erant propter ipsum facti. Scivit enim eos esse consortes suae beatitudinis, et ministros suae salutis in via, in quantum cognovit distinctionem ordinum et eorum officia multo perfectius quam nos cognoscamus.

 

Ad quartum dicendum, quod difficultas in intelligendo accidit dupliciter ; uno modo ex parte cognoscibilis, alio modo ex parte cognoscentis. Ex parte cognoscibilis difficilius est facere aliquid intelligibile et intelligere ipsum, quam intelligere id quod est in se intelligibile ; sed ex parte cognoscentis potest esse difficilius ad cognoscendum id quod est in se intelligibile. Et hoc convenit intellectui humano propter hoc quod non est proportionatus ad intelligendum naturaliter essentias separatas, ratione iam dicta [in corp. art.].

 

Ad quintum dicendum, quod intellectus Adae non patiebatur defectum alicuius perfectionis quae tunc sibi inesse deberet. Habebat tamen aliquos defectus naturales, inter quos unus erat quod oportebat eum in cognoscendo ad phantasmata inspicere ; quod quidem intellectui humano naturaliter contingit ex hoc ipso quod est corpori unitus, et ex hoc quod secundum naturam suam est infimus in ordine intellectuum.

 

Ad sextum dicendum, quod intellectus potest abstrahendo pervenire ad quidditatem rei materialis non habentem aliam quidditatem ; quam quidem intelligere potest, quia eam a phantasmatibus abstrahit et est facta intelligibilis per lumen intellectus agentis, ex quo habet quod ea possit perfici sicut propria perfectione. Sed ex hac quidditate non potest assurgere ad cognoscendum essentiam substantiae separatae, eo quod ista quidditas est omnino deficiens a repraesentatione illius quidditatis ; cum non omnino eodem modo quidditas inveniatur in substantiis separatis et rebus materialibus, sed quasi aequivoce, ut dicit Commentator in III de Anima [comm. 36]. Dato etiam quod per hanc quidditatem posset cognoscere talem esse quidditatem substantiae separatae in quodam communi, non tamen adhuc videret essentiam Angeli, ita quod sciret differentiam uniuscuiusque essentiae separatae ab aliis essentiis separatis.

 

Ad septimum dicendum, quod intellectus humanus quamvis ab intelligibili excellenti non corrumpatur, tamen invenitur in eo defectus proportionis ad hoc quod naturaliter possit pertingere ad maxime intelligibilia. Unde ex verbis philosophi non potest haberi quod summe intelligibilia intelligat, sed solum hoc quod si ea intelligeret, non minus intelligeret alia.

 

Ad octavum dicendum, quod hanc quaestionem philosophus insolutam dimisit in III de Anima [l. 12 (431 b 17)], ubi quaerit, utrum intellectus coniunctus possit separata intelligere ; nec alibi invenitur eam solvisse in libris eius qui ad nos pervenerunt. Sequentes vero ipsum, in hoc discordaverunt. Quidam enim dixerunt, quod intellectus noster non potest pertingere ad intelligendas essentias separatas. Quidam vero posuerunt quod ad hoc pertingere possit. Horum autem quidam usi sunt rationibus insufficientibus, sicut Avempace [ex Averrois, De anima III, comm. 36], cuius est ratio inducta de quidditate, et Themistius [ex Averrois, De anima III, comm. 36], cuius est ratio inducta de facilitate intelligendi, quas etiam Commentator in libro III de anima [comm. 36] solvit. Quidam vero usi sunt positionibus extraneis et contra fidem, sicut Alexander et ipse Commentator Averroes.

Alexander [ex Averrois, De anima III, comm. 36] enim dicit, quod intellectus possibilis cum sit generabilis et corruptibilis, secundum eum, nullo modo pertingere potest ad hoc quod substantias separatas intelligat ; sed in fine suae perfectionis pertingit ad hoc quod intelligentia agens, quam ponit quamdam substantiam separatam, coniungatur nobis quasi forma : et in illo statu intelligemus per intelligentiam agentem sicut nunc intelligimus per intellectum possibilem. Et quia intelligentia agens, cum sit substantia separata, intelligit sub­stantias separatas ; inde est quod in illo statu intelligemus substantias separatas ; et in hoc consistit ultima felicitas hominis, secundum eum.

Sed quia non videtur esse possibile quod id quod est incorruptibile et separatum, ut intellectus agens, continuetur ut forma intellectui possibili, qui secundum Alexandrum est corruptibilis et materialis : ideo aliis visum est, quod etiam ipse intellectus possibilis sit separatus et incorruptibilis. Unde Themistius [ex Averrois, De anima III, comm. 36] dicit, quod intellectus possibilis etiam est separatus ; et quod in natura sua est intelligere non solum res materiales, sed etiam substantias separatas : et quod intelligibilia eius non sunt nova, sed aeterna : et quod intellectus speculativus, quo nos intelligimus, est compositus ex intellectu agente et intellectu possibili.

Sed si hoc est, cum intellectus possibilis nobis a principio continuetur, tunc ab ipso principio substantias separatas cognoscere possemus. Et ideo Commentator [De anima III, comm. 36] tertiam viam ponit mediam inter opinionem Alexandri et Themistii. Dicit enim, intellectum possibilem esse separatum et aeternum, in quo convenit cum Themistio, et differt ab Alexandro ; dicit tamen intelligibilia speculativa esse nova, et effecta per actionem intellectus agentis ; et in hoc convenit cum Alexandro, et differt a Themistio. Et haec dicit habere duplex esse : unum quo fundantur in phantasmatibus, et secundum hoc sunt in nobis ; aliud quo sunt in intellectu possibili, unde mediantibus istis intelligibilibus intellectus possibilis nobis continuatur. Ad haec autem intelligibilia intellectus agens se habet sicut forma ad materiam. Cum enim intellectus possibilis recipiat huiusmodi intelligibilia quae in phan­tasmatibus fundantur, et iterum intellectum agentem, et intellectus agens sit perfectior : oportet quod proportio intellectus agentis ad huiusmodi intelligibilia quae sunt in nobis, sit sicut proportio formae ad materiam ; sicut etiam est proportio lucis et coloris ad invicem, quae recipiuntur in diaphano ; et similiter est de omnibus duobus receptis in uno, quorum unum est altero perfectius. Quando igitur in nobis completur generatio huiusmodi intelligibilium, tunc intellectus agens perfecte nobis coniungetur ut forma : et sic nos

per intellectum agentem poterimus sub­stantias separatas cognoscere, sicut nunc possumus cognoscere per

intellectum qui est in habitu.

Patet igitur ex dictis istorum philosophorum quod non poterant invenire modum quo intelligeremus substantias separatas, nisi intelligendo per aliquam substantiam separatam. Quod autem intellectus possibilis vel agens sit substantia separata, non est consonum veritati fidei, nec etiam sententiae philosophi, qui in libro III de Anima [l. 10 (430 a 10)] ponit intellectum agentem et possibilem esse aliquid animae humanae. Et ideo hac positione retenta, non videtur esse possibile quod naturali cognitione homo pertingat ad cognoscendum essentias separatas.

 

Ad nonum dicendum, quod homo in statu innocentiae per hoc quod intelligebat aliquod intelligibile perfecte, cognoscebat etiam perfecte actum intelligendi ; et quia actus intelligendi est effectus proportionatus et adaequans virtutem a qua exit, inde est quod intelligebat perfecte essentiam animae suae. Sed ex hoc non sequitur quod intellexerit Angeli essentiam ; cum iste actus intelligendi non adaequet virtutem intellectus.

 

Ad decimum dicendum, quod sicut natura angelica est media inter naturam divinam et corporalem, ita etiam cognitio qua cognoscitur essentia angelica, est media inter cognitionem qua cognoscitur essentia divina, et qua cognoscitur essentia rei materialis. Sed inter duo extrema possunt esse multa media : nec oportet quod quicumque excedit unum extremorum, pertingat ad quodlibet medium, sed quod pertingat ad aliquod medium. Homo igitur in statu innocentiae ad aliquod medium pervenit, ad hoc scilicet ut notitiam Dei acciperet non ex sensibilibus creaturis, sed revelatione interna ; non autem ad hoc medium quod cognosceret essentiam angelicam ; ad quod tamen medium Angelus in sui creatione nondum beatus pervenit.

 

 

 

 

 

Article 6 ADAM, DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE, A-T-IL PU SE TROMPER OU ÊTRE TROMPÉ ?

(Sexto quaeritur utrum Adam in statu innocentiae errare sive decipi potuerit.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Comme dit saint Ambroise, tout péché vient d’une erreur. Or Adam a pu pécher ; donc aussi se tromper.

 

 

2° La volonté ne porte que sur le bien, ou sur le bien estimé. Or, lorsque la volonté porte sur le bien, on ne pèche pas. Il n’y a donc péché que lorsqu’une estimation précédente fait estimer une chose comme bonne et qu’elle ne l’est pas. Or toute estimation de ce genre est une certaine erreur. Donc Adam, avant qu’il eût péché, fut trompé dans l’état d’innocence.

 

 

3° Le Maître dit au deuxième livre des Sentences, dist. 21, que, si la femme n’a pas redouté le serpent qui lui parlait, c’est parce que, sachant qu’il avait été créé, elle pensa qu’il avait aussi reçu de Dieu la charge de parler. Mais c’était faux. La femme eut donc une opinion fausse avant de pécher ; elle fut donc trompée.

 

4° Comme dit le Maître dans la même distinction, et aussi saint Augustin dans son ouvrage sur la Genèse au sens littéral, le diable eut la permission de venir sous une apparence telle que sa méchanceté pouvait facilement être découverte. Or, quelle que fût l’apparence sous laquelle il venait, il eût pu être découvert, si l’homme dans l’état d’innocence ne pouvait être trompé. Il pouvait donc être trompé.

 

5° La femme, après avoir entendu la promesse du serpent, espéra qu’elle pourrait en obtenir l’accomplissement ; sinon elle aurait désiré follement, alors qu’il n’y eut pas de folie avant le péché. Or nul n’espère ce qui, à son avis, est impossible. Puis donc que ce que le démon promettait était impossible, il semble qu’avant le péché la femme ait été trompée en croyant cela.

 

 

6° L’intelligence de l’homme dans l’état d’innocence procédait par confrontation, et avait besoin de délibération. Or, elle n’avait besoin de délibération que pour éviter l’erreur. Elle pouvait donc se tromper dans l’état d’innocence.

 

7° L’intelligence du démon, n’étant pas unie à un corps, semble être bien plus perspicace que l’intelligence de l’homme, même dans l’état d’innocence, cette intelligence étant unie à un corps. Or le démon a pu être trompé ; c’est pourquoi les saints disent que, lorsque les démons voyaient le Christ supporter des infirmités, ils l’esti­maient être un pur homme, mais quand ils le voyaient faire des miracles, alors ils estimaient qu’il était Dieu. Donc à bien plus forte raison l’homme dans l’état d’innocence a-t-il pu être trompé.

 

8° Au moment où l’homme pécha de son premier péché, dans cet acte même il n’était pas encore en l’état de faute ; car autrement, puisque l’état de faute est causé par le péché, il y aurait un autre péché avant le premier. Or, dans l’acte par lequel l’homme a péché la première fois, il a été trompé. L’homme a donc pu être trompé avant l’état de faute.

 

9° Saint Jean Damascène dit au deuxième livre : « celle-ci » – c’est-à-dire la connaissance trompeuse – « était en Adam, tout frais modelé ». Or quiconque a une connais­sance trompeuse, est trompé. Adam a donc été trompé tout frais modelé.

 

 

10° La connaissance spéculative s’oppose à l’amour. Or il peut y avoir péché dans la partie affective sans qu’il y ait aucune erreur dans la partie spéculative ; car bien souvent, ayant la science, nous agissons contre la science. Il a donc pu y avoir aussi pour le premier homme une erreur dans la partie spéculative avant qu’il y eût péché dans l’affective.

 

11° Comme on le lit dans la Glose, à propos de I Tim. 2, 14 : « Ce n’est pas Adam qui fut séduit, etc. », « Adam ne fut pas séduit de la même façon que la femme, qui pensa que ce que le diable suggérait était vrai ; cependant, on peut croire qu’il fut séduit en ce qu’il crut véniel le péché qui était mortel. » Donc Adam, avant le péché, a pu être trompé.

 

 

12° Nul n’est délivré de l’erreur si ce n’est par la connaissance de la vérité. Or Adam ne savait pas tout. Il ne pouvait donc pas être exempt d’erreur en toutes choses.

 

 

13° Si [le répondant] dit qu’il était préservé de l’erreur par la divine providence, alors en sens contraire : la divine providence subvient surtout dans les cas de nécessité. Or dans la plus grande nécessité, lorsqu’il lui eût été très utile d’être délivré de la séduction, la divine providence ne le mit pas hors d’atteinte de la séduction. Donc, dans les autres cas, il eût été bien moins encore délivré de l’erreur.

 

14° L’homme dans l’état d’innocence aurait dormi, comme dit Boèce au livre des Deux Natures, et pour la même raison aussi, il aurait rêvé. Or, dans le rêve, n’importe quel homme est trompé, puisqu’il s’attache en quelque sorte aux ressemblances des réalités comme aux réalités mêmes. Donc Adam, dans l’état d’innocence, a pu être trompé.

 

15° Adam, dans l’état d’innocence, aurait usé des sens corporels. Or dans la connaissance sensitive, l’erreur se produit souvent, comme lorsqu’une chose est vue double, et lorsque ce qui est vu de loin semble petit. Donc Adam, dans l’état d’innocence, n’eût pas été libre de toute erreur.

 

En sens contraire :

 

1) Comme dit saint Augustin, « prendre le faux pour le vrai […], ce n’est pas la nature de l’homme tel qu’il a été créé, mais la peine de l’homme depuis qu’il a été condamné ». Donc, dans l’état d’innocence, il ne pouvait pas être trompé – ce qui est prendre le faux pour le vrai.

 

2) L’âme est plus noble que le corps. Or, dans l’état d’innocence, l’homme ne pouvait souffrir d’aucun défaut dans le corps. Donc bien moins encore de l’erreur, qui est un défaut de l’âme.

 

3) Dans l’état d’innocence, rien ne pouvait être contre la volonté de l’homme, car alors la douleur eût pu se trouver en lui. Or être trompé est, pour tous, contraire à la volonté, selon saint Augustin, même pour ceux qui veulent tromper. Donc, dans l’état d’innocence, l’homme ne pouvait pas être trompé.

 

4) Toute erreur est soit une faute, soit une peine : mais ni l’une ni l’autre ne pouvait exister dans l’état d’innocence. Donc l’erreur non plus.

 

5) Quand, dans l’âme, ce qui est supérieur domine l’inférieur, il ne peut y avoir d’erreur ; car toute la connaissance de l’homme est rectifiée par ce qui est supérieur dans l’âme, à savoir la syndérèse et l’intelligence des principes. Or, dans l’état d’innocence, ce qui en l’homme est inférieur était entièrement soumis au supérieur. Il ne pouvait donc pas y avoir alors d’erreur.

 

 

6) Selon saint Augustin, « il appartient à la nature des hommes de pouvoir croire ; mais croire, c’est la grâce des fidèles. » Donc, pour la même raison, il appartient à la nature de pouvoir être trompée, mais être trompé appartient au vice. Or, dans l’état d’innocence, le vice n’existait pas. Il ne pouvait donc pas non plus y avoir d’erreur.

 

7) Comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre, l’homme dans l’état d’inno­cence, « dans le délice du fruit suave de la contemplation, était nourri par elle », c’est-à-dire par la contemplation. Or, lorsque l’homme se tourne vers les réalités divines, il n’est pas trompé. Donc Adam, dans cet état, ne pouvait pas être trompé.

8) Saint Jérôme dit : « Tout mal que nous souffrons, nos péchés l’ont mérité. » Or l’erreur est un mal. Elle n’a donc pas pu exister avant le péché.

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions. Certains disent que, puisque Adam n’a pas eu absolument la science de toutes choses, mais qu’il en a connu certaines et ignoré d’autres, sur celles dont il avait connaissance il ne pouvait nullement être trompé, par exemple sur celles qui sont connues naturellement, et sur celles qui lui étaient divinement révélées ; mais que sur d’autres, dont il n’avait pas la science, comme les pensées des cœurs, les futurs contingents et les singuliers absents des sens, il pouvait certes avoir une fausse estimation, en opinant avec légèreté sur ce genre de choses en faveur de quelque fausseté, mais sans y donner un assentiment exclusif. Et c’est pourquoi ils prétendent que l’erreur ne pouvait trouver place en lui, et qu’il n’aurait pas non plus approuvé comme vraies des choses fausses, car tout cela manifeste un assentiment exclusif à ce qui est faux. D’autres s’efforcent d’improuver cette position en objectant que saint Augustin appelle toute estimation fausse une erreur, et qu’il dit aussi que toute erreur est un mal, dans les grandes choses un grand mal, un petit dans les petites. Mais l’on ne doit pas s’y arrêter longtemps : car, lorsqu’il s’agit de réalités, il faut suspendre les questions purement verbales. Donc, je dis que non seulement l’erreur ne put exister dans l’état d’innocence, mais pas même une quelcon­que opinion fausse ; et en voici la preuve.

 

 

Bien que, dans l’état d’innocence, il ait pu y avoir une carence de quelque bien, cependant il ne pouvait nullement y avoir une corruption de bien. Or le bien de l’intel­ligence elle-même est la connaissance de la vérité ; voilà pourquoi les habitus qui perfectionnent l’intelligence pour la connaissance du vrai sont appelés vertus, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique, en tant qu’ils rendent bon l’acte de l’intelligence. Or la fausseté est non seulement une carence de vérité, mais encore une corruption de la vérité. En effet, ils ne sont pas dans un même rapport à la vérité, celui qui n’a absolument pas la connaissance de la vérité, en qui il y a une carence de vérité, sans toutefois qu’il opine en faveur du contraire, et celui qui a une opinion fausse et dont l’estimation a été corrompue par la fausseté. Par conséquent, de même que le vrai est le bien de l’intelligence, de même le faux en est le mal, et c’est pourquoi l’habitus de l’opinion n’est pas une vertu intellectuelle, car il arrive que l’on dise par lui le faux, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique ; or aucun acte de vertu ne peut être mauvais, [et c’est] comme si l’opinion fausse était elle-même un certain acte mauvais de l’intelligence. Puis donc que, dans l’état d’innocence, il n’y eut aucune corruption ni aucun mal, il ne put y avoir dans cet état aucune opinion fausse.

 

Le Commentateur dit aussi au troisième livre sur l’Âme que l’opinion fausse est aux objets de connaissance ce que le monstre est à la nature corporelle. En effet, l’opinion fausse survient en dehors de l’intention des premiers principes eux-mêmes, qui sont comme les vertus séminales de la connaissance, comme les monstres surviennent en dehors de l’intention de la puissance naturelle agente ; et il en est ainsi parce que « tout mal est en dehors de l’intention », comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Par conséquent, de même que, lors de la conception du corps humain dans l’état d’innocence, aucune monstruosité ne serait advenue, de même aucune fausseté n’eût pu exister dans son intelligence.

 

Une autre preuve vient de ce que le désordre se produit toujours lorsqu’une chose est mue par un motif qui n’est pas le motif propre ; par exemple, si la volonté est mue par un objet délectable au sens, alors qu’elle doit seulement être mue par l’honnête. Or le motif propre de l’intel­ligence est ce qui a une infaillible vérité. Donc, chaque fois que l’intelligence est mue par quelque indice faillible, il y a quelque désordre en elle, qu’elle soit mue parfaitement ou imparfaitement. Aussi, puisque aucun désordre n’a pu affecter l’intelligence de l’homme dans l’état d’innocence, jamais l’intelligence de l’homme n’eût été inclinée vers une partie plutôt que vers l’autre, si ce n’est par quelque motif infaillible. Il ressort de cela non seulement qu’il n’aurait pu y avoir en lui d’opinion fausse, mais qu’il n’y eut en lui absolument aucune opinion ; et tout ce qu’il aurait connu, il l’aurait connu dans la certitude.

 

Réponse aux objections :

 

1° Cette erreur dont tout péché procède, est l’erreur d’élection, consistant à choisir ce qui ne doit pas l’être, et à cause de laquelle tout méchant est appelé ignorant par le Philosophe au troisième livre de l’Éthique. Or cette erreur présuppose un désordre dans la partie appétitive. Car c’est parce que l’appétit sensitif est affecté à son objet délectable et que l’appétit supérieur ne s’y oppose pas, que la raison est empêchée de conduire à l’élection ce qu’elle tient habituellement. Et ainsi, il est clair que cette erreur ne précède pas entièrement le péché, mais le suit.

 

 

 

2° Ce qui est appréhendé comme bien apparent ne peut être entièrement dépourvu de bonté, mais est bon à un certain point de vue ; et c’est à ce point de vue qu’il est appréhendé au début comme bon ; par exemple, lorsqu’une nourriture défendue est appréhendée comme belle à la vue et délectable au goût, et que l’appétit sensitif se porte vers un tel bien comme vers son objet propre. Mais quand l’appétit supérieur suit l’inférieur, alors il suit ce qui est bon relativement comme si c’était absolument bon pour lui ; et dans ce cas, du désordre de l’appétit s’ensuit l’erreur d’élection, comme on l’a dit.

 

 

 

3° Cet argument semble aller contre les deux opinions, si nous pensons que la femme a cru que le serpent tenait de sa nature l’usage de la parole ; car ceux-là mêmes qui croient que l’homme dans l’état d’innocence a pu se tromper, ne croient nullement qu’il ait pu se tromper en distinguant les natures des choses, puisqu’il eut pleine connaissance des réalités naturelles. Or, il va contre la nature du serpent qu’il ait par nature l’usage de la parole, puisque cela n’appartient qu’à l’animal raisonnable. Voilà pourquoi il est nécessaire de dire que la femme n’a pas cru que le serpent tenait de sa nature l’usage de la parole, mais qu’il l’avait par quelque puissance opérant secrètement au-dedans de lui ; et elle n’exa­mina pas si cette puissance venait de Dieu ou du démon.

 

 

4° Cette raison doit s’entendre ainsi (pourquoi il revêtit l’aspect d’un serpent) : ce n’est point qu’il ne pouvait être découvert sous n’importe quel aspect qu’il apparût, mais que, sous une telle apparence, il pouvait plus facilement être découvert.

5° La femme a espéré qu’elle pourrait obtenir en quelque façon ce que le serpent avait promis, et elle a cru que cela était possible en quelque sorte ; et en cela, elle fut séduite, selon l’Apôtre en I Tim. 2, 14. Mais cette séduction fut précédée d’un certain élèvement de l’esprit qui lui fit désirer de façon désordonnée sa propre excellence, et qu’elle conçut aussitôt après avoir entendu les paroles du serpent, comme souvent les hommes s’élèvent au-dessus d’eux-mêmes après avoir entendu des paroles d’adu­lation. Et cet élèvement précédent porta sur sa propre excellence en général : ce fut le premier péché, que suivit la séduction, parce qu’elle crut que ce que disait le serpent était vrai ; alors s’ensuivit l’élèvement par lequel elle désira en particulier cette excellence que le serpent promettait.

 

 

6° L’intelligence de l’homme dans l’état d’innocence avait besoin de délibération pour ne pas tomber dans l’erreur, comme il avait besoin de manger pour que son corps ne défaillît point. Mais l’homme avait une si droite délibération qu’en délibérant il pouvait éviter toute erreur, comme en mangeant il pouvait éviter toute défaillance corporelle. Donc de même que, s’il ne mangeait pas, il péchait par omission, de même, s’il ne délibérait pas, alors qu’il en avait le temps ; et dans ce cas, l’erreur suivait le péché.

 

7° De même que l’homme dans l’état d’inno­cence était défendu contre la passion corporelle intérieure, comme la fièvre et autres choses semblables, par l’efficace de la nature ; et contre l’extérieure, comme le coup et la blessure, non par quelque puissance intérieure, puisqu’il n’avait pas la dot d’impassibilité, mais par la providence divine qui le conservait exempt de tout préjudice ; de même, contre l’erreur qui se produit à l’intérieur quand on commet un paralogisme, il était défendu par la vigueur de sa propre raison, et contre l’erreur extérieure par le secours divin qui l’assistait alors pour tout ce qui lui était nécessaire – mais le secours divin n’assiste pas les démons, et c’est pourquoi ils peuvent être trompés.

 

8° Les actes instantanés ont leur effet au moment même où ils commencent à exister, comme l’œil voit à l’instant même où l’air est éclairé. Or le mouvement de la volonté en lequel consiste premièrement le péché, est en un instant. Par conséquent, à l’instant même où il pécha, il fut déchu de l’état d’innocence ; et ainsi, il a pu être trompé à cet instant-là.

 

 

9° Saint Jean Damascène parle de la ruse par laquelle le premier homme, dans le péché même, a été trompé. Et assurément, il a commis ce péché tout frais modelé ; car il n’a pas longtemps persévéré dans l’état d’innocence.

 

10° Parce que l’âme de l’homme dans l’état d’innocence était unie au souverain bien, aucun défaut ne pouvait exister en l’homme aussi longtemps qu’une telle union persévérait. Or cette union était réalisée principalement par la volonté : donc, avant que la partie affective ne fût gâtée, il ne pouvait y avoir ni erreur dans l’intelligence, ni aucun défaut dans le corps ; quoique, à l’inverse, il ait pu y avoir un défaut dans la volonté sans qu’un défaut préexistât dans l’intel­ligence spéculative, attendu que l’union à Dieu ne s’accomplit pas dans l’intelligence, mais dans la volonté.

 

 

11° Cette fausse opinion par laquelle Adam crut véniel ce qui était porteur de mort, fut précédée en lui par un élèvement de l’esprit, tout comme on l’a dit de la femme.

 

 

12° Concernant les choses dont il n’avait pas la connaissance, il pouvait être défendu contre l’erreur en partie de l’intérieur, car son intelligence n’eût été inclinée vers l’une des parties que par un motif suffisant, et pour une part plus importante par la divine providence, qui l’eût conservé exempt d’erreur.

 

 

13° Dans l’état où il pécha, le secours divin contre la séduction ne lui eût pas fait défaut, s’il se fût tourné vers Dieu ; mais parce qu’il ne le fit pas, il tomba dans le péché et la séduction ; et cependant, cette séduction suivit le péché, ainsi qu’il ressort de ce qui a été dit.

 

 

14° Certains prétendent qu’Adam, dans l’état d’innocence, n’aurait pas rêvé. Mais ce n’est pas nécessaire. En effet, la vision du rêve n’est pas dans la partie intellective, mais dans la partie sensitive ; par conséquent, l’erreur n’eût pas été dans l’intel­ligence, qui n’aurait pas eu un libre exercice pendant le sommeil, mais plutôt dans la partie sensitive.

 

15° Quand le sens représente comme il reçoit, il n’y a pas de fausseté dans le sens, comme dit saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, mais la fausseté est dans l’intelligence qui juge qu’il en est dans la réalité comme le sens le montre. Mais le cas ne se serait jamais produit en Adam, car l’intelligence ou bien aurait cessé de juger, comme dans le sommeil, ou bien, jugeant sur les sensibles dans l’état de veille, aurait eu un jugement vrai.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia, ut dicit Ambrosius [Expos. in Ps. 118, sermo 22], omne peccatum est ex errore. Sed Adam potuit peccare ; igitur et errare.

 

Praeterea, voluntas non est nisi de bono, vel aestimato bono. Cum autem voluntas est de bono, non peccatur. Nunquam ergo est peccatum nisi praecedat aestimatio qua aestimatur aliquid bonum et non est. Omnis autem talis aestimatio deceptio quaedam est. Ergo Adam antequam peccaret, in statu innocentiae deceptus fuit.

 

Praeterea, Magister dicit, II Sent., dist. 21 [cap. 4], quod ideo mulier non horruit serpentem loquentem, quia cum noverit creatum esse, etiam

officium loquendi a Deo accepisse putavit. Hoc autem falsum erat. Ergo mulier falsum opinata est antequam peccaret ; ergo decepta fuit.

 

Praeterea, sicut Magister in eadem dist. dicit, et etiam Augustinus super Genes. ad litteram [XI, 3], in tali specie venire permissus est Diabolus in qua eius malitia facile posset deprehendi. Sed in quacumque specie venisset, potuisset deprehendi, si homo in statu innocentiae decipi non poterat. Decipi igitur potuit.

 

 

Praeterea, mulier, audita promissione serpentis, speravit illam se consequi posse ; alias stulte appetiisset, cum tamen stultitia ante peccatum non fuerit. Sed nullus sperat quod opinatur esse impossibile. Ergo, cum esset impossibile id quod daemon promittebat, videtur quod mulier ante peccatum, hoc credens, decepta fuerit.

 

Praeterea, intellectus hominis in statu innocentiae collativus erat, et deliberatione indigens. Non autem indigebat deliberatione nisi ad vitandum errorem. Ergo errare poterat in statu innocentiae.

 

Praeterea, intellectus daemonis cum non sit corpori coniunctus, videtur esse multo perspicacior quam intellectus hominis etiam in statu innocentiae, qui erat corpori coniunctus. Sed daemon decipi potest ; unde sancti dicunt quod quando videbant Christum daemones infirmitates patientem, extimabant eum purum hominem, quando autem miracula facientem, tunc extimabant eum Deum esse. Ergo multo fortius homo in statu innocentiae decipi potuit.

 

Praeterea, dum homo primo peccato peccavit, in ipso actu nondum erat in statu culpae ; quia cum status culpae causetur ex peccato, ante primum peccatum fuisset aliud peccatum. Sed in actu quo primo homo peccavit, deceptus fuit. Ergo ante statum culpae homo decipi potuit.

 

 

Praeterea, Damascenus dicit, II libro [De fide II, 11] : haec, scilicet cognitio fallax, Adae extiterat noviter plasmato. Sed quicumque habet fallacem cognitionem, decipitur. Ergo Adam deceptus fuit in ipsa novitate suae plasmationis.

 

Praeterea, speculativa cognitio est contra affectionem divisa. Sed potest esse peccatum in affectiva sine hoc quod sit aliqua deceptio in speculativa parte ; quia multoties habentes scientiam contra scientiam agimus. Ergo et potuit esse in primo homine deceptio in parte speculativa, antequam esset peccatum in affectiva.

 

Praeterea, sicut habetur in Glosa [P. Lombardi, cf. PL 192, 341 B] I Tim. capit. II, 14, super illud : Adam non est seductus etc., Adam non fuit seductus eo modo quo mulier, ut putaret esse verum quod Diabolus suggerebat ; in eo tamen fuisse seductum cre­di potest, quod commissum veniale pu­taverit, quod peremptorium erat. Ergo Adam ante peccatum decipi potuit.

 

Praeterea, nullus liberatur a deceptione nisi per notitiam veritatis. Sed Adam non omnia sciebat. Ergo non in omnibus poterat a deceptione esse immunis.

 

Si dicatur, quod servabatur per divinam providentiam a deceptione. – Contra : divina providentia maxime in necessitatibus subvenit. Sed in maxima necessitate quando fuisset ei utilissimum a seductione liberari, divina providentia non servavit eum a seductione illaesum. Ergo multo minus in aliis fuisset divina providentia a deceptione liberatus.

 

Praeterea, homo in statu innocentiae dormivisset, ut dicit Boetius in libro de Duabus Naturis [Contra Eut. et Nest., cap. 8], et eadem ratione etiam somniasset. Sed in somnio quilibet homo decipitur, cum aliqualiter similitudinibus rerum inhaereat quasi rebus ipsis. Ergo Adam in statu innocentiae decipi potuit.

 

Praeterea, Adam in statu innocentiae sensibus corporalibus usus fuisset. Sed in cognitione sensitiva, frequenter accidit deceptio, sicut cum unum duo videntur, et cum id quod a remotis videtur, parvum videtur. Ergo Adam in statu innocentiae non fuisset omnino a deceptione liber.

 

 

Sed contra. Sicut dicit Augustinus [De lib. arb. III, 18], approbare vera pro falsis non est natura instituti hominis, sed poena damnati. Ergo in statu innocentiae non poterat decipi ; quod est vera pro falsis approbare.

 

 

Praeterea, anima nobilior est corpore. Sed in statu innocentiae homo nullum defectum pati poterat in corpore. Ergo multo minus deceptionem, quae est animae defectus.

 

Praeterea, in statu innocentiae nihil poterat esse contra hominis voluntatem, quia sic potuisset ei inesse dolor. Sed decipi est omnibus contrarium voluntati, secundum Augustinum [cf. Enchir., cap. 17], etiam his qui decipere volunt. Ergo in statu innocentiae homo decipi non poterat.

 

Praeterea, omnis error vel est culpa, vel poena : quorum neutrum in statu innocentiae esse poterat. Ergo nec error.

 

Praeterea, quando id quod est superius in anima, dominatur inferiori, non potest esse error ; quia per id quod est superius in anima, scilicet synderesim, et intellectum principiorum, tota cognitio hominis rectificatur. Sed in statu innocentiae id quod est inferius in homine, erat omnino superiori subditum. Ergo non poterat esse tunc deceptio.

 

Praeterea, secundum Augustinum [De praedest. sanct., cap. 5] : posse credere natura est hominum, credere vero gratia fidelium. Ergo eadem ratione posse decipi est naturae, decipi autem vitii. Sed in statu innocentiae non erat vitium. Ergo nec tunc poterat esse deceptio.

 

Praeterea, sicut dicit Damascenus in libro II [De fide II, 11], homo in statu innocentiae dulcissimo fructu contemplationis lasciviens, hac, scilicet contemplatione, nutritus est. Sed cum homo convertitur ad divina, non decipitur. Ergo Adam in statu illo decipi non poterat.

Praeterea, Hieronymus [Comment. in Ez. II, 5] dicit : quidquid mali patimur, peccata nostra meruerunt. Sed deceptio est malum. Ergo ante peccatum esse non potuit.

 

 

Responsio. Dicendum, quod circa hoc est duplex opinio. Quidam enim dicunt, quod cum Adam non habuerit simpliciter omnium rerum scientiam, sed quaedam cognoverit, et quaedam ignoraverit : in his quorum notitiam habebat, nullo modo decipi poterat, ut in his quae naturaliter cognoscuntur, et in his quae sibi divinitus revelabantur ; in aliis autem quorum scientiam non habebat, sicut sunt cogitationes cordium, futura contingentia, et singularia a sensu absentia, poterat quidem falsam aestimationem habere, leviter in huiusmodi aliquod falsum opinando, non autem ita quod praecise assensum praeberet. Et ideo dicunt, quod in eum error cadere non poterat, nec iterum falsa pro veris approbaret, quia in his designatur praecisus assensus ad id quod est falsum. Alii vero hoc dictum improbare nituntur, ex hoc quod Augustinus [cf. Enchir., cap. 17], omnem falsam aestimationem errorem nominat, et dicit etiam [cf. Enchir., cap. 19] omnem errorem malum esse, in magnis quidem magnum, in parvis autem parvum. Sed in hoc non est multum insistendum : quia cum de rebus agitur, debet quaestio nominum intermitti. Unde dico, quod non solum non potuit in statu innocentiae error esse, sed nec etiam qualiscumque falsa opinio ; quod sic patet.

Quamvis enim in statu innocentiae potuerit esse alicuius boni carentia, nullatenus tamen esse poterat aliqua corruptio boni. Bonum autem ipsius intellectus est cognitio veritatis ; et ideo habitus illi quibus intellectus perficitur ad cognoscendum verum, virtutes dicuntur, ut dicitur VI Ethic. [l. 2 (1139 b 12)], utpote intellectus actum bonum reddentes. Falsitas autem non solum est carentia veritatis, sed ipsius corruptio. Non enim sic se habet ad veritatem ille qui omnino caret veritatis cognitione, in quo est carentia veritatis, quamvis contrarium non opinetur, et ille qui habet falsam opinionem, cuius aestimatio corrupta est per falsitatem. Unde sicut verum est bonum intellectus, ita falsum est malum ipsius, propter quod habitus opinativus non est virtus intellectualis, quia eo contingit falsum dicere, ut dicitur VI Ethic. [l. 3 (1139 b 16)]. Nullus autem actus virtutis malus esse potest, ac si ipsa opinio falsa sit quidam malus actus intellectus. Unde cum in statu innocentiae non fuerit aliqua corruptio vel aliquod malum, non potuit esse in statu innocentiae aliqua falsa opinio.

 

 

 

Dicit etiam Commentator in III de Anima [comm. 36], quod falsa opinio ita se habet in cognoscibilibus, sicut monstrum in natura corporali. Est enim falsa opinio proveniens praeter intentionem ipsorum principiorum primorum, quae sunt quasi virtutes seminales cognitionis, sicut et monstra eveniunt praeter intentionem virtutis naturalis agentis ; et hoc ideo quia omne malum est praeter intentionem, ut dicit Dionysius, IV cap. de Divinis Nomin. [§ 32]. Unde, sicut in conceptione humani corporis in sta-tu innocentiae nulla monstruositas

accidisset, ita etiam in intellectu eius nulla falsitas esse posset.

 

Quod item patet ex hoc quod semper contingit inordinatio quando aliquid movetur a non proprio motivo ; sicut si voluntas moveatur a delectabili sensus, cum debeat moveri tantummodo ab honesto. Proprium autem motivum intellectus est id quod habet infallibilem veritatem. Unde quandocumque intellectus movetur ab aliquo fallibili signo, est aliqua inordinatio in ipso, sive perfecte sive imperfecte moveatur. Unde, cum nulla inordinatio in intellectu hominis in statu innocentiae esse potuerit, nunquam intellectus hominis inclinatus fuisset magis in unam partem quam in aliam, nisi ab infallibili aliquo motivo. Ex quo patet quod in eo non solum nulla falsa opinio fuisset ; sed penitus in eo nulla fuisset opinio ; et quidquid cognovisset, secundum certitudinem cognovisset.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod error ille ex quo omne peccatum procedit, est error electionis, prout eligit quod eligendum non est, secundum quem omnis malus ignorans dicitur a philosopho in III Ethicorum [l. 3 (1110 b 28)]. Hic autem error praesupponit inordinationem in parte appetitiva. Ex hoc enim quod appetitus sensibilis afficitur ad suum delectabile, et appetitus superior ei non repugnat, impeditur ratio ne id quod habitualiter habet, in electionem deducat. Et sic patet quod iste error non omnino praecedit peccatum, sed sequitur.

 

Ad secundum dicendum, quod illud quod apprehenditur ut apparens bonum, non potest esse omnino non bonum, sed secundum aliquid bonum est : et secundum hoc ut bonum apprehenditur a principio ; utpote cum cibus prohibitus apprehenditur ut visu decorus et delectabilis gustui, et tunc appetitus sensibilis in huiusmodi bonum fertur sicut in proprium obiectum. Sed quando superior appetitus inferiorem sequitur, tunc sequitur illud quod est bonum secundum quid, ut bonum sibi simpliciter ; et sic ex deordinatione appetitus sequitur postmodum error electionis, ut dictum est.

 

Ad tertium dicendum, quod haec ratio contra utramque opinionem videtur esse, si intelligamus quod mulier crediderit ex natura sua serpentem accepisse usum loquendi ; cum illi etiam qui hominem in statu innocentiae credunt falli potuisse, nullo modo credant eum potuisse falli in diiudicandis naturis rerum, cum rerum naturalium plenam cognitionem habuerit. Hoc autem est contra naturam serpentis quod usum loquendi habeat per naturam, cum hoc sit solum animalis rationalis. Et ideo oportet dicere quod non credidit mulier serpentem usum loquendi accepisse secundum naturam suam, sed secundum aliquam virtutem occulte interius operantem ; nec contulit an esset a Deo vel daemone.

 

Ad quartum dicendum, quod ratio illa sic intelligenda est (quare in specie serpentis apparuerit) non quia deprehendi non posset in quacumque specie appareret, sed quia in tali specie apparens facilius poterat deprehendi.

Ad quintum dicendum, quod mulier speravit se posse aliquo modo consequi quod serpens promisit, et credidit hoc aliquo modo esse possibile ; et in hoc seducta fuit, secundum apostolum, I Tim. II, 14. Sed istam seductionem praecessit quaedam mentis elatio, qua suam excellentiam inordinate appetiit, quam concepit statim ad verba serpentis, sicut homines frequenter ad verba adulantium supra seipsos efferuntur. Et haec quidem elatio praecedens, fuit excellentiae propriae in generali, quae est primum peccatum, quod consecuta est seductio, quia credidit esse verum quod serpens dicebat ; et sic consecuta est elatio, qua determinate hanc excellentiam appetiit quam serpens promittebat.

 

Ad sextum dicendum, quod intellectus hominis in statu innocentiae indigebat deliberatione ne incideret in errorem, sicut indigebat comestione, ne corpus eius deficeret. Erat autem ita rectae deliberationis, ut deliberando posset omnem errorem vitare, sicut comedendo, omnem defectum corporalem. Unde sicut si non comederet, peccaret omittendo, ita si non deliberaret, cum tempus esset ; et sic error peccatum sequeretur.

 

 

Ad septimum dicendum, quod sicut homo in statu innocentiae defendebatur a passione corporali intrinseca, sicut est febri, et huiusmodi, per efficaciam naturae ; ab exteriori autem, sicut est percussio et vulnus, non ex aliqua virtute interiori, cum non haberet dotem impassibilitatis, sed ex providentia divina, quae eum ab omni nocumento servabat immunem ; ita etiam ab illa deceptione quae interius contingit, cum aliquis seipsum paralogizat, defendebatur vigore propriae rationis, ab exteriori autem deceptione defendebatur auxilio divino, quod sibi ad omnia necessaria tunc aderat ; daemonibus autem non adest, et propter hoc decipi possunt.

 

Ad octavum dicendum, quod actus momentanei simul dum esse incipiunt suum effectum habent, sicut in eodem instanti quo aer illuminatur, oculus videt. Unde cum motus voluntatis, in quo primo consistit peccatum, sit in instanti : in eodem instanti quo peccavit, fuit statu innocentiae destitutus ; et sic decipi potuit in illo instanti.

 

Ad nonum dicendum, quod Damascenus loquitur de fallacia primi hominis qua in ipso peccato deceptus est. Quod quidem peccatum noviter plasmatus commisit ; non enim diu in statu innocentiae perseveravit.

 

Ad decimum dicendum, quod ex hoc quod anima hominis in statu innocentiae coniuncta erat summo bono, non poterat aliquis defectus in homine esse quamdiu talis coniunctio continuaretur. Haec autem coniunctio facta erat principaliter per affectum : unde antequam affectiva corrumperetur, nec deceptio in intellectu, nec aliquis defectus in corpore esse poterat ; quamvis e converso potuerit esse defectus in affectu, non praeexistente defectu in speculativo intellectu, eo quod coniunctio non perficitur ad Deum in intellectu, sed in affectu.

 

Ad undecimum dicendum, quod illam falsam opinionem qua credidit esse veniale quod erat mortiferum, in Adam praecessit mentis elatio, sicut et de muliere dictum est.

 

Ad duodecimum dicendum, quod in his quorum notitiam non habebat, a deceptione defendi poterat partim ab interiori, quia eius intellectus in alteram partem inclinatus non esset nisi a sufficienti motivo ; partim, et principalius, a divina providentia quae eum a deceptione servasset immunem.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod in statu quo peccavit, divinum ei auxilium non defuisset ne seduceretur, si ad Deum se convertisset ; quod quia non fecit, in peccatum et seductionem decidit ; et tamen illa seductio peccatum consecuta est, ut ex dictis, patet.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod quidam dicunt quod Adam in statu innocentiae non somniasset. Sed istud non est necessarium. Somnii enim visio non est in parte intellectiva, sed in parte sensitiva ; unde deceptio non fuisset in intellectu qui liberum usum in somno non habuisset, sed magis in parte sensitiva.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod quando sensus repraesentat secundum quod accipit, non est falsitas in sensu, ut Augustinus dicit in libro de Vera Religione [cap. 33], sed falsitas est in intellectu, qui iudicat hoc modo esse in rebus sicut sensus demonstrat. Quod nunquam in Adam fuisset, quia vel a iudicio cessasset intellectus, ut in somnis, vel in vigilando de sensibilibus iudicans, verum iudicium habuisset.

 

 

 

Article 7 - LES ENFANTS QUI SERAIENT NÉS D’ADAM DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE AURAIENT-ILS EU LA PLEINE SCIENCE DE TOUTES CHOSES, TOUT COMME L’A EUE ADAM ?

(Septimo quaeritur utrum pueri qui ex Adam in statu innocentiae nascerentur,

plenam rerum omnium scientiam haberent, sicut et Adam habuit.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Selon Anselme, « tel fut Adam, tels eussent été aussi les enfants qu’il aurait engendrés ». Or Adam eut la pleine science de toutes les réalités naturelles, comme on l’a déjà dit. Ses enfants nouveau-nés l’auraient donc eue aussi.

 

 

2° De même que la volonté est perfectionnée par la vertu, de même l’intelligence l’est par la science. Or les enfants d’Adam nés dans l’état d’innocence seraient nés aussitôt avec la plénitude de toutes les vertus : car il aurait transfusé en eux la justice originelle, comme dit Anselme. Et donc semblablement, ils auraient eu toute science.

 

 

3° Selon Bède, l’infirmité, la concupiscence, l’ignorance et la méchanceté sont des conséquences du péché. Or, parmi les enfants nouveau-nés, il n’y aurait eu aucune concupiscence, ni infirmité, ni méchanceté ; donc aucune ignorance non plus, et ainsi, ils auraient eu toute science.

 

4° Il convenait plus encore qu’ils naquissent parfaits dans l’âme que dans le corps. Or ils seraient nés sans aucun défaut dans le corps. Donc sans aucune ignorance non plus dans l’âme.

 

5° L’homme dans l’état d’innocence, suivant saint Jean Damascène, fut comme un autre ange. Or les anges, dès leur création, ont eu connaissance de toutes les réalités naturelles. Donc les hommes dans l’état d’inno-cence également, pour la même raison.

 

 

6° L’âme d’Adam et les âmes de ses enfants furent de même nature. Or l’âme d’Adam à son commencement fut créée pleine de toute la science de la nature, comme on l’a dit. Les âmes de ses enfants auraient donc été créées aussi dans la même plénitude de science.

 

7° À l’homme est due une plus grande perfection de connaissance qu’aux autres animaux. Or les autres animaux ont dès leur naissance une estimation naturelle de ce qui leur convient ou leur nuit : ainsi l’agneau fuit le loup, et il suit sa mère dès sa naissance. Donc à bien plus forte raison les enfants dans l’état d’innocence auraient-ils eu une science parfaite.

 

En sens contraire :

 

1) Une citation de Hugues de Saint-Victor dit qu’ils ne seraient pas nés parfaits en la science, mais y seraient parvenus après un laps de temps.

 

 

 

2) Puisque l’âme est la perfection du corps, il est nécessaire que l’âme et le corps progressent proportionnellement. Or les enfants dans l’état d’innocence n’auraient pas eu une taille parfaite dans leur corps, comme Adam l’a eue au premier temps de sa création. Donc, pour la même raison, ils n’auraient pas eu la pleine science, comme Adam l’a eue.

 

3) Il appartient aux enfants de recevoir de leur père l’existence, la nature et l’instruc­tion. Or, si les enfants d’Adam nouveau-nés avaient eu la pleine science, ils n’auraient pas pu recevoir de lui l’instruction. L’ordre complet de la paternité n’eût donc pas été conservé entre eux et leur premier parent.

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions. En effet, certains prétendent que les enfants dans l’état d’innocence, quant aux choses qui appartiennent à l’âme, auraient été parfaits comme Adam, et quant aux vertus et quant à la science. Mais qu’ils ne fussent pas parfaits dans leur corps, cela venait de la nécessité du sein maternel, car il leur fallait naître. D’autres, à la suite d’Hugues, disent que, de même que dans leur corps ils n’auraient pas immédiatement reçu la taille parfaite mais auraient progressé vers elle avec le temps, de même ils seraient parvenus avec le temps à la science parfaite.

 

 

 

Or, pour savoir laquelle de ces opinions est la plus vraie, il faut savoir qu’il n’en va pas de même d’Adam et de ses enfants nouveau-nés. En effet, parce qu’il était établi comme le principe de tout le genre humain, il était nécessaire qu’Adam, aussitôt créé, eût non seulement ce qui appartient au principe de la perfection naturelle, mais aussi ce qui appartient à son terme. Mais ses enfants, qui n’étaient pas établis comme principe du genre humain, mais comme issus du principe, ne devaient pas nécessairement être établis au terme de la perfection naturelle. Il suffisait qu’ils eussent, nouveau-nés, autant de perfection que le requiert le commencement de la perfection naturelle. Or le commencement de la perfection naturelle quant à la connaissance est diversement défini suivant deux opinions.

 

Certains, comme les platoniciens, ont soutenu que l’âme vient au corps pleine de toutes les sciences, mais qu’elle est opprimée par le nuage du corps, et empêchée de pouvoir user librement de la science possédée, sauf quant à certaines connaissances universelles ; mais ensuite, par l’exercice de l’étude et des sens, de tels empêchements sont levés, en sorte qu’elle peut librement user de sa science : et ainsi, ils disent qu’apprendre est la même chose que se souvenir. Mais si cette opinion était vraie, alors il serait nécessaire de dire que les enfants nouveau-nés dans l’état d’inno­cence auraient eu la science de toutes choses, car le corps dans cet état était entièrement soumis à l’âme, et par conséquent l’âme ne pouvait pas être opprimée par la masse du corps au point de perdre en quelque sorte sa perfection.

 

Mais, parce que cette opinion semble venir de ce que la nature de l’âme est identifiée à celle de l’ange, de sorte que l’âme a la pleine science dès sa création, tout comme il est dit que l’intelligence est créée pleine de formes – c’est pourquoi les platoniciens disaient que les âmes avaient existé avant les corps, et qu’après le [temps du] corps elles retourneraient aux étoiles semblables, comme des intelligences –, mais cette opinion ne s’accorde assurément point avec la vérité catholique ; pour cette raison, donc, d’autres disent, suivant l’opinion d’Aristote, que l’intelligence humaine est la dernière dans l’ordre des intelligibles, comme la matière prime dans l’ordre des sensibles ; et de même que la matière, considérée dans son essence, n’a aucune forme, de même l’intel­ligence humaine à son début est « comme une tablette sur laquelle rien n’est écrit », mais ensuite la science est acquise en elle au moyen des sens, par la puissance de l’intellect agent. Ainsi donc, le principe de la connaissance humaine naturelle est d’être d’une part en puissance à tous les objets de connaissance, mais d’autre part de n’avoir au début la connaissance que des choses qui sont immédiatement connues par la lumière de l’intellect agent, comme c’est le cas des premiers principes universels. Et ainsi, il n’était pas nécessaire que les enfants d’Adam eussent eu toute science dès leur naissance ; mais ils y seraient parvenus en progressant dans le temps.

 

Toutefois, il est nécessaire de placer en eux quelque science parfaite, celle des choses à choisir ou à éviter, qui appartient à la prudence, car sans la prudence les autres vertus ne peuvent pas exister, comme cela est prouvé au sixième livre de l’Éthique ; or il était nécessaire que les enfants les eussent, à cause de la justice originelle. Et cette opinion me semble la plus vraie, si l’on considère ce que requérait l’intégrité de la nature. Quant à savoir si quelque autre chose leur aurait été conférée en plus de ce que requiert l’intégrité de la nature, on ne peut l’affirmer, puisque aucune autorité ne s’est exprimée en ce sens.

 

Réponse aux objections :

 

1° Tel fut Adam, tels eussent été les enfants qu’il aurait engendrés, quant aux choses qui lui étaient dues en raison de la nature de l’espèce. Mais quant aux choses qui lui étaient dues comme principe de tout le genre humain, il n’était pas nécessaire que les enfants naquissent semblables à lui.

 

 

2° Pour la parfaite union à Dieu, que requérait l’état d’innocence, toutes les vertus étaient nécessaires, mais non toutes les sciences.

 

3° Bien que les enfants nouveau-nés n’eussent pas eu toute science, cependant ils n’auraient pas eu l’ignorance qui s’ensuit du péché, et qui est la nescience de choses qui doivent être sues : en effet, ils auraient eu la nescience de choses dont leur état ne requérait pas la connaissance.

 

 

4° Même dans le corps des enfants, il n’y aurait eu aucun défaut les privant d’un bien qui leur était alors dû ; cependant il y avait dans leurs corps la carence de quelque bien qui leur serait advenu ensuite, comme la taille parfaite et les dots de gloire. Et il faut répondre semblablement du côté de l’âme.

 

 

5° Les anges, dans l’échelle de la nature, sont plus élevés que les âmes, quoique, quant aux bienfaits de la grâce, les âmes puissent leur être égales ; il n’est donc pas nécessaire d’admettre pour la nature de l’âme ce qui est dû naturellement à l’ange. Par ailleurs, s’il est dit que l’homme dans l’état d’innocence est comme un autre ange, c’est à cause de la plénitude de grâce.

 

 

6° Bien que l’âme d’Adam et les âmes de ses enfants soient de même nature, elles n’ont cependant point le même rôle : car l’âme d’Adam était établie comme une certaine source d’où l’instruction passerait en tous les descendants ; voilà pourquoi il était nécessaire qu’elle fût immédiatement parfaite, ce qui n’était pas nécessaire pour les âmes des enfants.

 

7° Les bêtes reçoivent à leur commencement une estimation naturelle pour connaî­tre le nuisible et le convenant, car ils ne peuvent y parvenir par leur propre enquête. Mais l’homme, par l’enquête de la raison, peut parvenir à cela et à beaucoup d’autres choses ; il n’était donc pas nécessaire que toute science se trouvât naturellement dans l’homme. Et cependant, la science des opérables, qui appartient à la prudence, est plus naturelle à l’homme que la science des objets de spéculation ; c’est pourquoi l’on trouve des hommes naturellement prudents, mais non naturellement savants, comme il est dit au sixième livre de l’Éthi­que. Et c’est aussi la raison pour laquelle les hommes n’oublient pas facilement la prudence, comme il en est de la science. Et ainsi, les enfants eussent alors été parfaits plutôt en ce qui regarde la prudence qu’en ce qui regarde la science spéculative, comme on l’a dit.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia secundum Anselmum [cf. De conceptu virginali, cap. 23], qualis fuit Adam, tales etiam filios generasset. Sed Adam habuit omnium naturalium plenam scientiam, ut dictum est prius. Ergo et illam eius filii mox nati habuissent.

 

Praeterea, sicut affectus perficitur virtute, ita intellectus scientia. Sed Adam filii in statu innocentiae nati, mox cum plenitudine omnium virtutum nati essent : transfudisset enim in eos originalem iustitiam, ut Anselmus [cf. De conceptu virginali, cap. 23] dicit. Ergo et similiter omnem scientiam habuissent.

 

Praeterea, secundum Bedam, infirmitas, concupiscentia, ignorantia et malitia consequuntur ex peccato. Sed in pueris mox natis nulla fuisset concupiscentia, infirmitas vel malitia ; ergo nec etiam ignorantia aliqua, et ita habuissent omnem scientiam.

 

Praeterea, magis decuit eos nasci perfectos in anima quam in corpore. Sed in corpore absque omni defectu nati fuissent. Ergo et in anima absque omni ignorantia.

 

Praeterea, homo in statu innocentiae, secundum Damascenum [De fide II, 11], fuit sicut alius Angelus. Sed Angeli mox in sua conditione omnium naturalium notitiam habuerunt. Ergo et eadem ratione homines in statu innocentiae.

 

Praeterea, eiusdem naturae fuit anima Adae et animae filiorum eius. Sed anima Adae in sui principio condita fuit omni plena scientia naturali, ut dictum est. Ergo et animae filiorum eius in eadem scientiae plenitudine conderentur.

 

Praeterea, maior perfectio cognitionis debetur homini quam aliis animalibus. Sed alia animalia mox nata habent naturalem aestimationem conve­nientis et nocivi ; sicut agnus fugit lupum, et sequitur matrem mox natus. Ergo multo fortius pueri in statu innocentiae perfectam scientiam habuissent.

 

 

 

Sed in contrarium. Est auctoritas Hugonis de s. Victore [cf. De sacramentis I, p. VI, cap. 26], qui dicit quod non fuissent nati perfecti in scientia, sed ad eam per temporis spatium pervenissent.

 

Praeterea, cum anima sit corporis perfectio, oportet proficere proportionaliter animam et corpus. Sed pueri in statu innocentiae non habuissent perfectam staturam in corpore, sicut et Adam habuit in principio suae conditionis. Ergo eadem ratione nec habuissent plenam scientiam, sicut Adam habuit.

 

Praeterea, filiorum est accipere a patre esse, naturam et disciplinam. Sed si filii Adam mox nati plenam scientiam habuissent, ab eo disciplinam non potuissent accipere. Ergo non servaretur inter eos et primum parentem completus paternitatis ordo.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod circa hoc est duplex opinio. Quidam enim dicunt, quod pueri in statu innocentiae, quantum ad ea quae sunt animae, perfecti fuissent sicut et Adam, et quantum ad virtutes, et quantum ad scientiam. Quod autem non essent perfecti secundum corpus, hoc erat propter necessitatem materni uteri, quia oportebat nasci. Alii vero sequentes Hugonem [De sacramentis I, p. VI, cap. 26], dicunt quod, sicut secundum corpus non statim accepissent perfectam staturam, sed ad eam profecissent tempore, ita etiam ad perfectam scientiam tempore pervenissent.

Ut autem sciatur quae harum opinionum verior sit, sciendum est, quod alia ratio est de Adam, et de filiis eius mox natis. Adam enim, quia instituebatur ut principium totius humani generis, oportuit ut statim conditus non solum haberet id quod pertinet ad principium naturalis perfectionis, sed id quod pertinet ad terminum. Filii autem eius, qui non constituebantur ut principium humani generis, sed ut ex principio existentes, non oportebat in termino perfectionis naturalis institui. Sufficiebat autem, si habebant tantum de perfectione mox nati, quantum initium naturalis perfectionis requirit. Initium autem naturalis perfectionis quoad cognitionem secundum duas opiniones diversimode assignatur.

 

Quidam enim, ut Platonici, posuerunt quod anima ad corpus venit plena omnibus scientiis, sed nube corporis opprimitur, et impeditur ne scientia habita libere uti possit nisi quantum ad quaedam universalia ; sed postmodum per exercitium studii et sensuum, huiusmodi impedimenta tolluntur, ut libere sua scientia uti possit : et sic discere dicunt esse idem quod reminisci. Quod si haec opinio vera esset, tunc oporteret dicere, quod pueri mox nati in statu innocentiae omnium scientiam habuissent, quia corpus in statu illo erat omnino animae subditum, unde per molem corporis non potuisset anima ita opprimi ut suam perfectionem quodam modo amitteret.

 

 

Sed quia haec opinio procedere videtur ex hoc quod eadem ponitur natura animae et Angeli, ut sic anima in suae creationis principio plenam scientiam habeat, sicut et intelligentia dicitur esse plena formis creata ; ratione cuius Platonici dicebant animas fuisse ante corpora, et post corpus redire ad compares stellas [cf. Plato, Timaeus, 41d] quasi quasdam intelligentias : quae quidem opinio non est consona Catholicae veritati ; ideo secundum opinionem Aristotelis alii dicunt, quod intellectus humanus est ultimus in ordine intelligibilium, sicut materia prima in ordine sensibilium ; et sicut materia secundum sui essentiam considerata nullam formam habet, ita intellectus humanus in sui principio est sicut tabula in qua nihil est scriptum, sed postmodum in eo scientia per sensus acquiritur virtute intellectus agentis. Sic igitur principium naturalis humanae cognitionis est esse quidem in potentia ad omnia cognoscibilia, non habere autem a principio notitiam nisi eorum quae statim per lumen intellectus agentis cognoscuntur, sicut sunt prima principia universalia. Et sic non oportuit filios Adam mox natos omnem scientiam habuisse ; sed ad eam tempore proficientes pervenissent.

 

 

Sed tamen aliquam scientiam in eis perfectam ponere oportet, scilicet scientiam eligendorum et vitandorum, quae ad prudentiam pertinet, quia sine prudentia ceterae virtutes esse non possunt, ut probatur VI Ethic. [l. 11 (1144 b 32)] : quas oportebat pueros habere propter originalem iustitiam. Et haec opinio mihi videtur verior, si consideretur id quod naturae integritas requirebat. Si autem aliquid aliud ex divina gratia eis fuisset collatum ultra id quod requirit naturae integritas, hoc asseri non potest, cum non habeatur ex auctoritate expressum.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod qualis fuit Adam, tales filios genuisset quantum ad ea quae sibi debebantur ex natura speciei. Sed quantum ad ea quae sibi debebantur ut erat principium totius humani generis, non oportebat quod filii ei similes nascerentur.

 

Ad secundum dicendum, quod ad perfectam coniunctionem cum Deo, quam requirebat innocentiae status, omnes virtutes requiruntur, non autem omnes scientiae.

Ad tertium dicendum, quod quamvis pueri mox nati non habuissent omnem scientiam, non tamen ignorantiam habuissent quae ex peccato consequitur, quae est nescientia eorum quae debent sciri : habuissent enim nescientiam eorum quae status eorum non requirebat ut scirent.

 

Ad quartum dicendum, quod etiam in corpore puerorum non fuisset aliquis defectus quo privarentur bono tunc eis debito ; erat tamen in eorum corporibus carentia alicuius boni quod eis postmodum accessisset, sicut staturae perfectae, et dotum gloriae. Et similiter est dicendum ex parte animae.

 

Ad quintum dicendum, quod Angeli secundum gradum naturae sunt altiores animabus, quamvis quantum ad beneficia gratiae, animae eis esse possint aequales ; unde non oportet de natura animae concedere quod Angelo naturaliter debetur. In statu autem innocentiae dictus est homo quasi alius Angelus propter plenitudinem gratiae.

 

Ad sextum dicendum, quod quamvis anima Adae et animae filiorum eius sint eiusdem naturae, non tamen eiusdem officii : quia anima Adae constituebatur ut quidam fons, unde in omnes posteros disciplina proveniret ; et ideo oportebat eam statim esse perfectam : quod non oportuit de animabus filiorum.

 

Ad septimum dicendum, quod animalia bruta in sui principio accipiunt naturalem aestimationem ad cognoscendum nocivum et conveniens, quia ad hoc ex propria inquisitione pervenire non possunt. Homo autem ad hoc et multa alia potest per rationis inquisitionem pervenire ; unde non oportuit quod omnis scientia homini naturaliter insit. Et tamen scientia operabilium ad prudentiam pertinens est homini naturalior quam scientia speculabilium ; unde quidam inveniuntur naturaliter prudentes, non autem naturaliter scientes, ut dicitur Ethic. VI [l. 9 (1143 b 6)]. Et propter hoc etiam prudentiam non obliviscuntur homines de facili sicut scientiam. Et ideo etiam pueri magis tunc fuissent perfecti in his quae pertinent ad prudentiam, quam in his quae pertinent ad scientiam speculativam, ut dictum est.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 8 - LES ENFANTS NOUVEAU-NÉS DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE AURAIENT-ILS EU PLEINEMENT L’USAGE DE LA RAISON ?

(Octavo quaeritur utrum pueri mox nati in statu innocentiae

usum rationis plenarie habuissent.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° S’ils avaient été empêchés, ce n’aurait pu être que par un défaut du corps. Or le corps dans cet état ne résistait en rien à l’âme. L’usage de la raison ne pouvait donc pas non plus être empêché.

 

2° La vertu ou la puissance qui ne se

sert pas d’un organe n’est pas empêchée dans son opération par l’imperfection d’un

organe. Or l’intelligence est une puissance qui ne se sert pas d’un organe, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. L’acte de l’intelligence ne pouvait donc pas être empêché alors par l’imperfection d’un organe corporel.

 

3° Si [le répondant] dit qu’il était empêché par un défaut du corps parce que l’intel­ligence recevait ce qui provient des sens, alors en sens contraire : l’intelligence est supérieure à une puissance sensitive. Or, que le supérieur reçoive de l’inférieur, semble être un désordre. Puis donc qu’il n’y avait aucun désordre dans la nature de l’homme en cet état, il semble qu’il n’était pas nécessaire que l’intelligence reçût ce qui provient des sens.

 

4° L’intelligence a besoin des sens pour acquérir par eux la science ; mais une fois qu’elle a acquis la science, elle n’a pas plus besoin d’eux que l’homme n’a besoin du cheval après qu’il a accompli son trajet, comme dit Avicenne. Or, suivant une certaine opinion, les enfants dans l’état d’inno­cence ont pleinement eu l’habitus de toutes les sciences. L’imperfection des organes sensibles ne pouvait donc pas les empêcher d’user de la science qu’ils possédaient.

 

 

5° L’imperfection des organes corporels empêche plus le sens que l’intelligence, mais les enfants ne souffrent pas d’une imperfection corporelle telle qu’ils ne puissent voir ni entendre. Leur intelligence n’est donc pas non plus empêchée par une imperfection corporelle, mais, semble-t-il, par la peine du premier péché. Or cela n’aurait pas été le cas avant le péché. Les enfants nouveau-nés auraient donc eu alors le plein usage de l’intelligence.

 

 

6° L’estimation naturelle est aux bêtes ce que la connaissance naturellement possédée est à l’homme. Or les bêtes peuvent dès leur naissance se servir de l’estimation naturelle. Les enfants dans l’état d’innocence pouvaient donc user aussi de la connaissance naturelle, au moins de celle des premiers principes.

 

 

7° Sag. 9, 15 : « Le corps qui se corrompt appesantit l’âme. » Or le corps de l’homme dans l’état d’innocence n’était pas corruptible. L’âme n’en était donc pas appesantie au point de n’avoir pas le libre usage de la raison.

 

En sens contraire :

 

1) Toute action commune à l’âme et au corps est empêchée par une imperfection du corps. Or l’intellection est une action commune à l’âme et au corps, comme cela est montré au premier livre sur l’Âme. Donc, par le défaut ou l’imperfection dont les enfants étaient affectés dans le corps, l’usage de la raison pouvait être empêché.

 

 

2) Selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, « l’âme ne pense absolument pas sans phantasme ». Or l’usage de l’imagi­nation est empêché par l’imperfection d’un organe corporel. Donc l’usage de l’intelli­gence aussi ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions. En effet, certains disent que les enfants dans l’état d’innocence auraient eu le plein usage de tous les membres corporels ; et que cette maladresse des membres que l’on voit maintenant chez les enfants, telle qu’ils ne peuvent se servir des pieds pour avancer ni des mains pour creuser, etc., provient totalement du premier péché.

 

 

D’autres, considérant que de telles maladresses sont causées par les principes naturels – par exemple l’humidité, qui abonde nécessairement chez les enfants –, disent que, même dans l’état d’innocence, les membres des enfants n’auraient pas été tout à fait habiles dans leurs actes, sans être cependant tout à fait aussi déficients qu’ils le sont maintenant : car maintenant, à ce qui relève de la nature, s’ajoute ce qui relève de la corruption. Et assurément, cette opinion semble plus probable.

 

Puis donc qu’il est nécessaire que, chez les enfants, l’humi­dité abonde surtout dans le cerveau, en lequel les puissances imaginative, estimative, la mémoire et le sens commun ont leurs organes, il était nécessaire que les actes de ces puissances surtout soient empêchés, et que par conséquent l’intel­ligence le soit, elle qui reçoit immédiatement ce qui provient de telles puis­sances et se tourne vers elles chaque fois qu’elle est en acte ; et cependant, l’usage de l’intelligence n’aurait pas été aussi lié dans les enfants qu’il l’est maintenant. Et si l’autre opinion était vraie, alors l’usage de l’intelligence n’aurait en rien été lié chez les enfants.

 

Réponse aux objections :

 

1° L’âme peut être empêchée par le corps de deux façons. D’abord par mode de contrariété, ce qui se produit lorsque le corps résiste à l’âme et l’obscurcit : ce qui n’aurait certes pas eu lieu dans l’état d’innocence. Ensuite, par mode d’impuissance et d’im­perfection, c’est-à-dire en tant que le corps ne suffit pas à accomplir tout ce dont l’âme, pour sa part, serait capable ; et de cette façon, rien ne s’opposait à ce que l’âme dans l’état d’innocence fût empêchée par le corps. En effet, il est certain qu’elle était alors empêchée par le corps de traverser les obstacles, et de changer de lieu aussi facilement que lorsqu’elle est séparée ; et selon ce mode, elle était empêchée de pouvoir user parfaitement de ses puissances. Cependant, il n’y aurait eu en cela aucune douleur, car l’âme, à cause de l’ordre qui régnait en elle, n’aurait commandé que ce que le corps pouvait exécuter.

 

 

 

2° Bien que l’intelligence ne se serve pas d’un organe, cependant elle reçoit ce qui provient de puissances qui usent d’un organe ; voilà pourquoi son acte est empêché par l’embarras ou l’imperfection des organes corporels.

 

3° L’espèce intelligible doit à l’intellect agent, qui est une puissance supérieure à l’intellect possible, ce qui en elle est formel, et par quoi elle est actuellement intelligible ; quoique ce qui est matériel en elle soit abstrait des phantasmes. Voilà pourquoi l’intellect possible reçoit plus proprement ce qui provient du supérieur que ce qui provient de l’inférieur, puisque ce qui vient de l’inférieur ne peut être reçu par l’intellect possible que pour autant qu’il reçoit de l’intellect agent la forme d’intelligibilité. Ou bien il faut répondre que les puissances inférieures sont aussi supérieures, à quelque égard, surtout dans leur puissance d’agir et de causer, du fait même qu’elles sont plus proches des réalités extérieures, qui sont la cause et la mesure de notre connaissance. D’où vient que le sens, non par soi mais parce qu’il est formellement déterminé par l’espèce de la réalité sensible, fournit l’imagination, et ainsi de suite.

 

4° Selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, la puissance intellective se rapporte aux phantasmes comme à des objets. Par conséquent, notre intelligence a besoin de se tourner vers les phantasmes non seulement dans l’acquisition de la science, mais aussi dans l’utilisation de la science acquise ; et la preuve en est que, si l’organe de la puissance imaginative est abîmé, comme c’est le cas des frénétiques, alors l’homme ne peut même pas se servir de la science déjà acquise, tant que l’âme est dans le corps. La parole d’Avicenne s’entend de l’âme séparée du corps, et qui a un autre mode d’intellection.

 

 

5° L’organe de la puissance imaginative, de la mémoire et de la cogitative est dans le cerveau lui-même, qui est un lieu de très grande humidité dans le corps humain. C’est pourquoi, à cause aussi de l’abon­dance d’humidité chez les enfants, les actes de ces puissances sont même plus empêchés que ceux des sens extérieurs. Or l’intelligence reçoit immédiatement ce qui provient non des sens extérieurs, mais des sens internes.

 

 

6° Certains autres animaux sont naturellement de tempérament sec : voilà pourquoi au premier temps de leur création il n’y a pas en eux une abondance d’humidité telle que les actes des sens internes soient fortement empêchés. Mais l’homme est naturellement d’un tempérament modéré, et il est nécessaire qu’abondent en lui le chaud et l’humide : et c’est pourquoi au premier temps de sa génération il est nécessaire que se trouve en lui une humidité proportionnellement plus grande. En effet, pour toutes les générations d’animaux et de plantes, le commencement a lieu dans le liquide.

 

7° Le corps qui se corrompt appesantit l’âme non seulement par l’impuissance, mais aussi par la résistance et l’obscur­cissement. Mais le corps de l’homme dans l’état d’innocence n’empêchait les actes de l’âme que par une imperfection de puissance ou de disposition.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia si impediti fuissent, hoc non fuisset nisi propter defectum corporis. Sed corpus in statu illo in nullo resistebat animae. Ergo nec poterat usus rationis impediri.

 

Praeterea, virtus vel potentia quae non utitur organo, non impeditur

in sua operatione propter organi

defectum. Sed intellectus est potentia non utens organo, ut dicitur in libro III de Anima [l. 7 (429 a 26)]. Ergo actus intellectus non poterat tunc impediri propter defectum organi corporalis.

 

Si dicatur, quod impediebatur propter defectum corporis, in quantum intellectus accipiebat a sensibus : – contra, intellectus est superior quam aliqua sensitiva potentia. Sed hoc videtur esse inordinatum quod superius ab inferiori accipiat. Cum igitur nulla inordinatio fuerit in natura hominis in statu illo, videtur quod non oportuisset intellectum a sensibus accipere.

 

Praeterea, intellectus indiget sensibus ad hoc ut per eos scientiam acquirat ; cum autem scientiam acquisiverit, non indiget eis, sicut nec homo equo postquam explevit iter suum, ut dicit Avicenna [De anima, V, 3]. Sed secundum unam opinionem, pueri in statu innocentiae habuerunt plenarie habitus omnium scientiarum. Ergo non poterant impediri quin uterentur scientia habita propter imperfectionem organorum sensibilium.

 

Praeterea, defectus organorum corporalium magis impedit sensum quam intellectum sed pueri non patiuntur tantum defectum corporalem quin possint videre et audire. Ergo nec propter defectum corporalem eorum intellectus impeditur ; sed, ut videtur, propter poenam primi peccati. Hoc autem ante peccatum non fuisset. Ergo tunc pueri plenum usum intellectus habuissent mox nati.

 

 

Praeterea, sicut se habent animalia bruta ad naturalem aestimationem, ita se habet homo ad notitiam quam naturaliter habet. Sed bruta animalia mox nata uti possunt naturali aestimatione. Ergo et pueri in statu innocentiae mox nati uti poterant naturali notitia ad minus primorum principiorum.

 

Praeterea, Sap. IX, 15 : corpus quod corrumpitur, aggravat animam. Sed corpus hominis in statu innocentiae non erat corruptibile. Ergo ex eo anima non aggravabatur, quin liberum usum rationis haberet.

 

 

 

Sed contra. Omnis actio quae est communis animae et corpori, impeditur propter corporis defectum. Sed intelligere est actio animae et corpori communis, ut patet in I de Anima [l. 10 (408 b 11)]. Ergo ex defectu sive imperfectione quam patiebantur pueri in corpore, usus rationis poterat impediri.

 

Praeterea, secundum philosophum in libro III de Anima [cap. 7 (431 a 16)], nequaquam sine phantasmate intelligit anima. Sed usus phantasiae impeditur per defectum organi corporalis. Ergo et usus intellectus ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod circa hoc est duplex opinio. Quidam enim dicunt, quod pueri in statu innocentiae habuissent plenum usum omnium corporalium membrorum ; et quod ista ineptitudo membrorum quae in pueris nunc videtur, ut scilicet non possint uti pedibus ad incedendum et manibus ad scalpendum, et sic de aliis, totaliter ex primo peccato provenit.

Alii autem, considerantes huiusmodi ineptitudines ex principiis naturalibus causari, utpote ex humiditate, quam necesse est in pueris abundare dicunt quod etiam in statu innocentiae membra puerorum non fuissent omnino habilia ad suos actus, quamvis nec omnino ita deficientia sicut et modo sunt : quia nunc cum eo quod est naturae, adiungitur id quod est corruptionis. Quae quidem opinio probabilior videtur.

 

Unde, cum necesse sit humiditatem praecipue in cerebro abundare in pueris, in quo vis imaginativa et aestimativa et memorativa et sensus communis sua organa habent ; harum virtutum actus praecipue necesse erat impediri, et per consequens intellectum qui immediate ab huiusmodi potentiis accipit, et ad eas se convertit quandocumque est in actu ; et tamen non tantum fuisset usus intellectus ligatus in pueris sicut nunc est. Si autem alia opinio esset vera, tunc in nullo usus intellectus in pueris ligatus esset.

Ad primum igitur dicendum, quod anima dupliciter a corpore potest impediri. Uno modo per modum contrarietatis, quod fit dum corpus animae resistit et eam obnubilat : quod quidem in statu innocentiae non fuisset. Alio modo per modum impotentiae et defectus : in quantum scilicet corpus non est sufficiens ad omnia illa explenda ad quae anima, quantum est de se, sufficiens esset ; et hoc modo animam a corpore fuisse impeditam in statu innocentiae nihil prohibuit. Sic enim constat quod per corpus impediebatur ne obstrusa transiret, ne tanta facilitate locum mutaret, quanta cum est separata mutat ; et per hunc modum impediebatur ne usum potentiarum perfecte habere posset. In hoc tamen nullus dolor fuisset, quia anima propter sui ordinationem non imperasset nisi quod corpus exequi posset.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis intellectus non utatur organo, tamen accipit a potentiis quae organo utuntur ; et ideo propter impedimentum vel defectum corporalium organorum eius actus impeditur.

 

Ad tertium dicendum, quod species intelligibilis id quod in ea formale est, per quod est intelligibilis actu, habet ab intellectu agente, qui est potentia superior intellectu possibili ; quamvis id quod in ea materiale est, a phantasmatibus abstrahatur. Et ideo magis proprie intellectus possibilis a superiori accipit quam ab inferiori, cum id quod ab inferiori est, non possit accipi ab intellectu possibili nisi secundum quod accipit formam intelligibilitatis ab intellectu agente. Vel dicendum, quod inferiores vires quantum ad aliquid etiam superiores sunt, maxime in virtute agendi et causandi, ex hoc ipso quod sunt propinquiores rebus exterioribus, quae sunt causa et mensura cognitionis nostrae. Et hinc est quod sensus non per se, sed secundum quod est informatus specie rei sensibilis, ministrat imaginationi, et sic deinceps.

Ad quartum dicendum, quod secundum philosophum in III de Anima [l. 12 (431 a 14)], intellectiva comparatur ad phantasmata sicut ad obiecta. Unde non solum indiget intellectus noster converti ad phantasmata in acquirendo scientiam, sed etiam in utendo scientia acquisita ; quod patet ex hoc quod si laedatur organum imaginativae virtutis, ut fit in phraeneticis, etiam scientia prius acquisita homo uti tunc non potest dum anima est in corpore. Dictum autem Avicennae intelligitur de anima a corpore separata, quae habet alium modum intelligendi.

 

Ad quintum dicendum, quod quia imaginativae virtutis organum, et memorativae et cogitativae, est in ipso cerebro, quod est locus summae humiditatis in corpore humano. Ideo etiam propter abundantiam humiditatis quae est in pueris, magis impediuntur actus harum virium quam etiam sensuum exteriorum. Intellectus autem accipit immediate non a sensibus exterioribus, sed ab interioribus.

 

Ad sextum dicendum, quod quaedam alia animalia naturaliter sunt siccae complexionis : et ideo in principio suae creationis non est in eis tanta humiditatis abundantia, quae multum actus sensuum interiorum impediat. Homo autem naturaliter est temperatae complexionis, et oportet quod in eo abundet calidum et humidum : et ideo in principio suae generationis oportet quod proportionaliter in eo maior humiditas inveniatur. In omnibus enim generationibus animalium et plantarum principium ab humore sumitur.

Ad septimum dicendum, quod corpus quod corrumpitur, aggravat animam, non solum per impotentiam, sed etiam per resistentiam et obnubilationem. Sed corpus hominis in statu innocentiae impediebat actus animae solum per imperfectionem virtutis vel dispositionis.

 

 

 

s

 

 

 

 

 

Question 19 ─ LA CONNAISSANCE DE L’ÂME APRÈS LA MORT

Plan de cette question (voir aussi l’analyse au tome I, p. 90)

 

La pensée de l’âme après la mort :

     possibilité de trois modes de pensée (art. 1)

     Les singuliers pourront lui être connus selon l’un de ces modes (2)

 

 

 

 

 

LA QUESTION PORTE SUR

LA CONNAISSANCE DE L’ÂME

APRÈS LA MORT.

 

Article 1 : L’âme, après la mort, peut-elle penser ?

Article 2 : L’âme séparée connaît-elle les singuliers ?

 

Quaestio est

de cognitione animae

post mortem.

 

Primo utrum anima post mortem possit intelligere.

Secundo utrum anima separata singularia cognoscat.

 

LIEUX PARALLÈLES

Art. 1 : Super Sent. III, d. 31, q. 2, a. 4 et IV, d. 50, q. 1, a. 1 ; Cont. Gent. II, cap. 81 ; De anima, a. 15 ; Sum. Th. I, q. 89, a. 1 ; Quodl. III, q. 9, a. 1.

 

Art. 2 : Super Sent. IV, d. 50, q. 1, a. 3 ; De anima, a. 20 ; Sum. Th. I, q. 89, a. 4.

 

 

 

 

Article 1 - L’ÂME, APRÈS LA MORT, PEUT-ELLE PENSER ?

(Et primo quaeritur utrum anima post mortem possit intelligere.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Aucune opération commune à l’âme et au corps ne peut demeurer dans l’âme après la mort. Or penser est une opération commune à l’âme et au corps ; en effet, le Philosophe dit au premier livre sur l’Âme que « dire que l’âme pense, c’est comme si l’on disait qu’elle tisse ou qu’elle bâtit ». L’âme, après la mort, ne peut donc pas penser.

 

 

2° [Le répondant] disait que le Philosophe parle de l’acte d’intellection qui convient à l’âme dans sa face inférieure, et non de celui qui lui convient dans sa face supérieure. En sens contraire : la face supérieure de l’âme est celle par laquelle elle se tourne vers les réalités divines. Or, même quand l’homme pense quelque chose par révélation divine, sa pensée dépend du corps, car il est nécessaire que cette pensée aussi ait lieu par une conversion aux phantasmes, qui sont dans un organe corporel. En effet, comme dit Denys au premier chapitre de la Hiérarchie céleste : « Le rayon divin ne saurait nous illuminer qu’enveloppé dans la variété des voiles sacrés » ; et il appelle « voiles » les formes corporelles mêmes sous lesquelles les réalités spirituelles sont révélées. La pensée qui convient à l’âme dans sa face supérieure dépend donc du corps ; et ainsi, la pensée ne reste en aucune façon dans l’âme après la mort.

 

 

 

3° Il est dit en Eccl. 9, 5 : « Les vivants savent qu’ils doivent mourir, mais les morts ne connaissent rien de plus » ; la Glose : « parce qu’ils n’avancent plus ». Il semble donc que l’âme, après la mort, ou ne connaît rien, si l’expression « de plus » est prise temporellement, ou du moins ne peut rien penser de ce qu’elle n’a pas déjà pensé ; car alors elle progresserait, ce qui s’oppose à la Glose.

 

4° Selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, les objets sensibles sont au sens ce que les phantasmes sont à l’âme intellective. Or le sens ne peut rien sentir si des objets sensibles ne lui sont pas présentés. Donc l’âme humaine non plus ne peut rien penser si des phantasmes ne lui sont pas présentés. Or les phantasmes ne lui sont pas présentés après la mort ; car ils ne sont présentés que dans un organe corporel. L’âme, après la mort, ne peut donc pas penser.

 

 

5° [Le répondant] disait que le Philosophe parle de l’âme dans son état d’union au corps. En sens contraire : on détermine l’objet de la puissance conformément à la nature de la puissance elle-même. Or la nature de l’âme intellective est la même avant et après la mort. Si donc l’âme intellective avant la mort est ordonnée aux phantasmes comme à des objets, il semble qu’il en soit de même après la mort ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

6° L’âme ne peut penser si la puissance intellective lui est ôtée. Or, après la mort, les puissances intellectives que sont l’intellect agent et l’intellect possible ne restent pas dans l’âme. En effet, de telles puissances lui conviennent par son union au corps ; car, si elle n’était pas unie au corps, elle n’aurait pas de telles puissances, tout comme l’ange ne les a pas non plus. L’âme, après la mort, ne peut donc pas penser.

 

7° Le Philosophe dit au premier livre sur l’Âme que l’intellection décline lorsqu’un certain [organe] est détérioré à l’inté­rieur. Or cet [organe] intérieur dont parle le Philosophe est anéanti à la mort. Il n’y aura donc pas de pensée après la mort.

 

 

8° Si l’âme après la mort pense, il est nécessaire qu’elle pense au moyen de quelque puissance ; car tout ce qui agit, agit par une puissance active, et ce qui subit, subit par une puissance passive. Elle pense donc soit par la même puissance qu’elle a eue dans l’état de voie, soit par une autre. Si c’est par une autre, alors il semble que, lorsqu’elle est séparée du corps, de nouvelles puissances lui naissent en plus ; ce qui ne semble pas probable. Et si c’est par la même, cela non plus ne semble pas probable, puisque les puissances qu’elle a maintenant sont en elle en raison de l’union au corps, union qui cesse à la mort. L’âme, après la mort, ne peut donc pas penser.

 

 

9° Si la puissance intellective demeure en elle, elle demeure soit dans la mesure où elle est fondée dans la substance de l’âme, soit dans la mesure où elle se rapporte à l’acte. Or ce n’est pas dans la mesure où elle est fondée dans la substance de l’âme : car, si elle demeurait seulement ainsi, elle ne pourrait rien penser d’autre qu’elle-même. Ni non plus dans la mesure où elle se rapporte à l’acte : car, dans la mesure où elle se rapporte à l’acte, elle est perfectionnée par les habitus qu’elle a acquis dans le corps, habitus qui assurément dépendent du corps. Il semble donc que la puissance intellective ne demeure pas après la mort ; et ainsi, l’âme après la mort ne pensera pas.

 

10° Tout ce qui est pensé, est pensé soit au moyen de l’essence de celui qui pense, soit au moyen de l’essence de la réalité pensée, soit au moyen de la ressemblance en celui qui pense de la réalité pensée. Or, l’on ne peut pas dire que l’âme ne pense la réalité qu’au moyen de l’essence de la réalité même qui est pensée : car alors elle ne penserait que soi-même, les habitus, et les autres choses dont les essences sont actuellement présentes en elle. Semblablement, on ne peut pas dire qu’elle ne pense qu’au moyen de l’essence d’elle-même pensant : car alors, si elle pensait d’autres choses que soi, il serait nécessaire que son essence soit le modèle des autres réalités, comme l’essence divine est le modèle de toutes les réalités ; et par ce moyen, Dieu, en pensant son essence, pense toutes les autres choses, ce qui ne peut se dire de l’âme. Ni non plus au moyen des ressemblances, en l’âme, des réalités pensées : car elle semblerait surtout penser au moyen des espèces qu’elle a acquises dans le corps. Et l’on ne peut pas dire qu’elle ne pense que par elles : car alors les âmes des enfants, qui n’ont rien reçu des sens, ne penseraient rien après la mort. Il semble donc qu’en aucune façon l’âme après la mort ne peut penser.

 

11° Si [le répondant] dit qu’elle connaîtra par des espèces concréées, alors en sens contraire : tout ce qui est concréé à l’âme, lui convient indifféremment, qu’elle soit dans le corps ou séparée du corps. Si donc l’âme humaine possède des espèces concréées pour pouvoir connaître, la connaissance au moyen de telles espèces lui convient non seulement après qu’elle est séparée du corps, mais aussi pendant qu’elle est dans le corps ; et ainsi, il semble que les espèces qu’elle reçoit des réalités seraient superflues.

 

12° Et si [le répondant] dit que, pendant qu’elle est unie au corps, elle est empêchée par le corps de pouvoir s’en servir, alors en sens contraire : si le corps empêche l’usage de ces espèces, ce sera soit en raison de la nature corporelle, soit en raison de la corruption. Or ce n’est pas en raison de la nature corporelle, car elle n’a aucune contrariété avec l’intelligence ; or une chose ne peut être naturellement empêchée que par son contraire. Ni non plus en raison de la corruption : car alors, dans l’état d’inno­cence, quand une telle corruption n’existait pas, l’homme aurait pu se servir de ce genre d’espèces innées, et dans ce cas, il n’aurait pas eu besoin de l’intermédiaire des sens pour que l’âme reçoive des réalités les espèces ; ce qui semble être faux. Il semble donc que l’âme séparée ne pense pas par espèces innées.

 

13° Et si [le répondant] dit qu’elle pense par des espèces infuses, alors en sens contraire : ce genre d’espèces lui est infusé soit par Dieu, soit par un ange. Or ce n’est point par un ange, car il serait alors nécessaire que de telles espèces fussent créées dans l’âme par l’ange. Ni non plus par Dieu, car il n’est pas probable que Dieu infuse ses dons à ceux qui sont en enfer ; d’où il s’ensuivrait que les âmes en enfer ne penseraient pas. Et ainsi, il ne semble pas que l’âme séparée pense par des espèces infuses.

 

14° Saint Augustin, au dixième livre sur la Trinité, chap. 5, déterminant la façon dont l’âme connaît, dit ceci : « Comme l’âme ne peut introduire ces corps à l’intérieur d’elle-même, en ce qui est comme le domaine de la nature incorporelle, elle enveloppe leurs images et les emporte, élaborées en elle-même d’elle-même : car elle leur donne, pour les former, quelque chose de sa propre substance ; elle conserve pourtant le pouvoir de juger librement de telles images : ce pouvoir, c’est proprement l’esprit, l’intelli­gence raisonnable, qui demeure comme principe de jugement. Car ces parties de l’âme qu’informent les ressemblances corporelles, nous sentons qu’elles nous sont communes avec les animaux. » En ces paroles, il est exprimé que le jugement de l’âme raisonnable porte sur les images par lesquelles sont informées les puissances sensitives. Or de telles images ne demeurent pas après la mort, puisqu’elles sont reçues dans un organe corporel. Le jugement de l’âme raisonnable, qui est sa pensée, ne demeure donc pas non plus dans l’âme après la mort.

 

En sens contraire :

 

1) Selon saint Jean Damascène, aucune essence ne peut être privée de son opération propre. Or l’opération propre à l’âme raisonnable est de penser. L’âme pense donc, après la mort.

 

 

2) De même qu’une chose est rendue passive par son union à un corps matériel, de même elle est rendue active par séparation de ce même corps ; en effet, le chaud agit et subit à cause de l’union de la chaleur et de la matière ; et s’il y avait une chaleur sans matière, elle agirait et ne subirait pas. Donc l’âme aussi est rendue tout à fait active par la séparation du corps. Or, que les puissances de l’âme ne puissent pas connaître par elles-mêmes sans des objets extérieurs, cela leur convient en tant qu’elles sont passives, comme le Philosophe le dit du sens, au deuxième livre sur l’Âme. Donc l’âme, après la séparation du corps, pourra penser par soi-même sans recevoir ce qui provient des objets.

 

 

3) Saint Augustin dit au neuvième livre sur la Trinité que « de même que l’âme recueille par les sens corporels les connaissances qu’elle a des réalités corporelles, ainsi elle recueille par elle-même celles qu’elle a des réalités incorporelles ». Or elle sera toujours présente à elle-même. Elle pourra donc au moins avoir la pensée des réalités incorporelles.

 

4) Comme on le voit dans une citation précédente de saint Augustin, l’âme connaît les réalités corporelles en roulant leurs images et en les entraînant en elle-même. Or elle pourra faire cela plus librement après la séparation du corps ; d’autant plus que saint Augustin dit, dans la citation en question, qu’elle le fait par elle-même. Elle pourra donc mieux penser une fois séparée du corps.

 

5) Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme que l’âme séparée du corps entraîne avec elle ses puissances. Or c’est en raison de ses puissances qu’elle est appelée cognitive. Elle pourra donc connaître après la mort.

 

Réponse :

 

Comme dit le Philosophe au premier livre sur l’Âme, si aucune des opérations de l’âme elle-même ne lui est propre, c’est-à-dire si elle ne peut en avoir une sans le corps, alors il est impossible que l’âme soit elle-même séparée du corps. En effet, l’opé­ration d’une réalité quelconque est pour ainsi dire sa fin, puisque c’est ce qu’il y a de meilleur en elle. Par conséquent, de même que nous soutenons fermement, suivant la foi catholique, que l’âme après la mort demeure séparée du corps, de même il est nécessaire de soutenir qu’existant sans le corps, elle peut penser. Mais il est difficile de concevoir la façon dont elle pense, car il est nécessaire d’admettre qu’elle a un autre mode d’intellection que maintenant, puisqu’il apparaît maintenant avec évidence qu’elle ne peut penser que si elle se tourne vers les phantasmes, qui ne demeurent absolument pas après la mort.

 

Certains disent que, de même qu’elle reçoit maintenant les espèces provenant des réa­lités sensibles par l’intermédiaire des sens, de même elle pourra alors recevoir sans l’intervention d’aucun sens. Mais cela semble impossible, car le passage d’un extrême à l’autre extrême ne se fait que par des médiums. Or l’espèce a, dans la réalité sensible elle-même, une existence très matérielle, mais dans l’intelligence, une existence très spirituelle ; il est donc nécessaire qu’elle passe à cette spiritualité par l’inter­médiaire de certains degrés : dans le sens, par exemple, elle a une existence plus spirituelle que dans la réalité sensible, dans l’imagination encore plus spirituelle que dans le sens, et ainsi de suite en montant.

 

C’est pourquoi d’autres affirment que l’âme pense après la mort au moyen des espèces des réalités qu’elle a reçues des sens lorsqu’elle était dans le corps, et conservées dans l’âme elle-même. Mais cette opinion est improuvée par certains auteurs qui suivent l’opinion d’Avicenne. En effet, puisque l’âme intellective ne se sert pas d’un organe corporel quant à l’intelligence, une chose ne peut exister dans la partie intellective de l’âme qu’en tant qu’intelligible. Dans les puissances qui usent d’un organe corporel, en revanche, une chose peut être conservée non en tant que connaissable, mais comme en un certain sujet corporel ; d’où il se produit qu’il y a certaines puissances sensitives qui n’appréhendent pas toujours actu­ellement les espèces ou les intentions conservées en elles, comme cela est clair pour l’imagination et la mémoire. Et ainsi, il semble que, dans la partie intellective, rien ne soit conservé que ce qui est appréhendé actuellement ; par conséquent, en aucune façon l’âme ne peut penser après la mort au moyen d’espèces précédemment reçues des réalités.

 

Mais cela ne semble pas vrai, car tout ce qui est reçu en quelque chose, y est reçu suivant le mode de ce qui reçoit. Or, puisque la substance immatérielle a un être plus fixe et stable que la substance corporelle, les espèces seront reçues dans la partie intellective de façon plus ferme et immobile qu’en aucune réalité matérielle. Et

bien qu’elles soient reçues en elle en tant qu’intelligibles, il n’est cependant pas nécessaire qu’elles soient toujours pensées en acte, car elles ne sont pas toujours en acte parfait, ni en puissance pure, mais en acte incomplet, qui est intermédiaire entre la puissance et l’acte, ce qui revient à une existence habituelle dans l’intelligence. Et c’est pourquoi le Philosophe veut, au troisième livre sur l’Âme, que l’âme intellective soit le lieu des espèces, en ce sens qu’elle les retient en elle et les conserve. Mais

cependant, de telles espèces précédemment reçues et conservées ne suffisent pas

pour la connaissance qu’il est nécessaire d’admet­tre dans l’âme séparée ; d’abord à cause des âmes des enfants, ensuite parce que de nombreuses choses seront connues de l’âme séparée qui ne sont pas connues de nous maintenant, comme les peines de l’enfer, et autres choses semblables.

 

Voilà pourquoi d’autres prétendent que l’âme séparée, quoiqu’elle ne reçoive pas en provenance des réalités, a cependant le pouvoir de se conformer aux réalités à connaître lorsqu’elle est en leur présence ; comme nous voyons que l’imagination compose d’elle-même des formes qu’elle n’a jamais reçues par les sens. Mais cela non plus ne peut se soutenir, car il est impossible qu’une seule et même chose se fasse passer de la puissance à l’acte. Or notre âme est en puissance aux ressemblances des réalités par lesquelles elle connaît. Il est donc nécessaire qu’elles soient mises en acte non par l’âme elle-même, mais par une chose qui a ces ressemblances en acte : soit par les réalités mêmes, soit par Dieu, en qui toutes les formes sont en acte. Par conséquent, l’imagination même, ou l’intelligence, ne compose nouvellement de forme qu’en partant de choses préexistantes ; par exem­ple, l’imagination compose la forme de montagne d’or à partir des ressemblances préexistantes d’or et de montagne.

 

Et c’est pourquoi d’autres disent que les formes par lesquelles l’âme séparée pense, sont empreintes sur elles par Dieu dès sa création même, et que c’est par elles, selon certains, que nous pensons, même maintenant ; de sorte que l’âme n’acquiert pas de nouvelles espèces par les sens, mais elle est seulement excitée à regarder les espèces qu’elle a en soi, conformément à l’opinion des platoniciens, qui voulaient qu’appren­dre ne fût rien d’autre que se souvenir. Mais l’expérience contredit cette opinion. En effet, nous constatons que celui qui manque d’un sens, manque d’une science, par exemple celui qui n’a pas la vue ne peut avoir la science des couleurs ; ce qui ne serait point, si l’âme n’avait besoin de recevoir des sens les espèces lui permettant de connaître.

 

Mais selon d’autres, l’âme unie au corps ne pense rien au moyen de ces espèces concréées, étant empêchée par le corps : elle pensera par elles quand elle sera séparée du corps. Mais il semble difficile, là encore, d’admettre que les espèces qui sont naturellement mises dans l’âme soient totalement empêchées par le corps, alors que l’union du corps et de l’âme n’est pas accidentelle à l’âme, mais naturelle. En effet, nous ne rencontrons jamais que, lorsque deux choses sont naturelles à une réalité, l’une soit le total empêchement de l’autre ; sinon l’autre existerait inutilement. Cette position est aussi en désaccord avec l’opi­nion du Philosophe qui, au troisième livre sur l’Âme, compare l’intelligence humaine à une tablette sur laquelle rien n’est écrit.

 

Voilà pourquoi il faut répondre autrement en disant que chaque chose reçoit l’influ­ence de son supérieur suivant le mode de son être. Or l’âme raisonnable possède l’être en un certain mode intermédiaire entre les formes séparées et les formes matérielles. En effet, les formes séparées que sont les anges reçoivent de Dieu un être qui ne dépend d’aucune matière, et qui n’est en aucune matière. Les formes matérielles, par contre, reçoivent de Dieu un être à la fois existant dans la matière, et dépendant de la matière, car il ne peut être conservé sans matière. L’âme raisonnable, elle, tient de Dieu un être existant certes dans la matière – en tant qu’elle est la forme du corps, et par là unie au corps dans son être – mais non dépendant du corps, car l’être de l’âme peut se conserver sans le corps. Et c’est pourquoi l’âme raisonnable reçoit l’influ­ence de Dieu d’une façon intermédiaire entre les anges et les substances matérielles. Car elle reçoit la lumière intellectuelle de telle façon que sa connaissance intellective soit relative au corps, en tant qu’elle reçoit les phantasmes depuis les puissances corporelles, et qu’elle doive regarder vers eux lorsqu’elle considère en acte – en quoi elle se trouve inférieure aux anges. Et cependant, cette lumière n’est pas liée au

corps de telle sorte que son opération

s’accom­plisse par un organe corporel – en quoi elle se trouve supérieure à toute forme matérielle, qui n’a point d’opération à laquelle la matière ne participe. Mais quand l’âme sera séparée du corps, de même qu’elle n’aura son être ni dépendant du corps ni existant dans le corps, de même elle recevra l’influx de la connaissance intellectuelle de telle façon que cette connaissance ne soit pas liée au corps comme si elle s’exerçait au moyen de lui, et n’ait absolument aucune relation avec le corps.

 

Et ainsi, lorsque l’âme nouvellement créée est infusée au corps, il ne lui est donné de connaissance intellectuelle qu’en relation avec les puissances corporelles : par exemple, il lui est donné de pouvoir par l’intellect agent rendre intelligibles en acte les phantasmes, qui sont intelligibles en puissance, et de recevoir par l’intellect possible les espèces ainsi abstraites. Et de là vient que, tant qu’elle a un être uni au corps dans le présent état de voie, même les choses dont les espèces sont conservées en elle, elle ne les connaît qu’en regardant vers les phantasmes. Et toujours pour la même raison, des révélations de Dieu ne lui sont faites que sous les apparences des phantasmes, et elle ne peut pas non plus penser les substances séparées, qui ne peuvent pas être adéquatement connues au moyen des espèces des réalités sensibles. Mais quand elle aura un être dégagé du corps, alors elle recevra l’influence de la connaissance intellectuelle à la façon dont les anges reçoivent, sans aucune relation au corps, c’est-à-dire qu’elle recevra de Dieu lui-même les espèces des réalités, et il ne lui sera pas nécessaire, pour penser en acte par ces espèces ou par celles qu’elle a déjà acquises, de se tourner vers des phantasmes ; en outre, elle pourra voir d’une connaissance naturelle les substances séparées elles-mêmes, à savoir les anges et les démons, mais non pas Dieu, ce qui n’est accordé à aucune créature sans la grâce.

 

De tout cela, l’on peut déduire que l’âme après la mort pense de trois façons : d’abord par les espèces qu’elle a reçues des réalités pendant qu’elle était dans le corps ; ensuite par les espèces divinement infusées lors même de sa séparation d’avec le corps ; enfin en voyant les substances séparées et en regardant en elles les espèces des réalités. Mais ce dernier mode n’est pas soumis à son arbitre, mais plutôt à l’arbitre de la substance séparée, qui ouvre son intelligence en parlant et la ferme en se taisant ; et l’on a dit ailleurs en quoi consistait cette parole.

 

Réponse aux objections :

 

1° L’opération de l’intelligence qui est commune à l’âme et au corps est l’opération qui convient maintenant à l’âme intellective en relation avec les puissances corporelles, que l’on considère cette opération dans la partie supérieure de l’âme, ou dans la partie inférieure. Mais après la mort, l’âme séparée du corps aura une opération qui ni ne se fera par un organe corporel ni n’aura aucune relation avec le corps.

 

 

 

2° On voit dès lors clairement la solution du deuxième argument.

 

3° Cette citation parle de l’avancement du mérite ; et cela ressort d’une autre glose qui dit au même endroit : « certains affirment qu’après la mort les mérites croissent et décroissent » ; si bien que le sens est : « ils n’avancent plus » dans la connaissance, c’est-à-dire en sorte qu’ils aient un plus grand mérite ou une plus grande récompense, ou qu’une connaissance plus claire leur soit due ; mais le sens n’est pas qu’ensuite ils ne connaissent rien de ce qu’ils ignoraient auparavant : il est en effet établi qu’ils connaîtront alors les peines de l’enfer, qu’ils ne connaissent pas maintenant.

 

4° Le Philosophe, au troisième livre sur l’Âme, ne parle que de l’intelligence unie au corps ; car autrement, la considération de l’intelligence ne concernerait pas le physicien.

 

5° Bien que la nature de l’âme soit la même avant et après la mort quant à la nature de l’espèce, cependant le mode d’existence n’est pas le même, et par conséquent le mode d’opération non plus.

 

 

6° Dans l’âme séparée demeureront la puissance intellective, l’intellect agent et l’intellect possible : car de telles puissances ne sont pas causées dans l’âme par le corps ; quoique, lorsqu’elles existent dans l’âme unie au corps, elles aient avec le corps une relation qu’elles n’auront pas dans l’âme séparée.

 

 

7° Le Philosophe parle de l’intellection qui nous convient maintenant, avec relation aux phantasmes : en effet, elle est empêchée lorsque l’organe corporel est empêché, et totalement anéantie lorsqu’il est anéanti.

 

 

8° Les mêmes puissances intellectives qui sont maintenant dans l’âme seront dans l’âme séparée, car elles sont naturelles ; or il est nécessaire que les puissances naturelles demeurent, quoiqu’elles aient maintenant avec le corps une relation qu’elles n’auront pas alors, comme on l’a dit.

 

9° Les puissances intellectives demeurent dans l’âme séparée, tant du côté où elles sont enracinées dans l’essence de l’âme, que du côté où elles se rapportent à l’acte ; et il n’est pas nécessaire que les habitus qui ont été acquis dans le corps soient détruits ; sauf peut-être suivant l’opinion susmentionnée, qui prétend qu’une espèce ne reste dans l’intelligence qu’au moment où elle est actuellement pensée. Supposé aussi que ces habitus ne restent pas, la puissance intellective resterait ordonnée aux actes de l’autre sorte.

 

 

10° L’âme, après la mort, pense par des espèces. Et assurément, elle peut penser au moyen des espèces qu’elle a acquises dans le corps, quoique ces espèces ne suffisent pas tout à fait, comme l’objection en fait état.

 

11° & 12° Nous les accordons.

 

13° L’infusion des dons gratuits ne parvient pas à ceux qui sont en enfer ; mais ces derniers ne sont pas privés de la participation des dons qui appartiennent à l’état de

nature : « car rien n’est universellement privé de la participation du bien », comme

dit Denys au deuxième chapitre de la

Hiérarchie céleste. Or la susdite infusion d’espèces, qui se fait lors de la séparation de l’âme et du corps, relève de la condition naturelle de la substance séparée ; voilà pourquoi les âmes des damnés ne sont pas non plus privées d’une telle infusion.

 

 

14° Saint Augustin veut montrer par ces paroles comment l’âme s’entoure des ressemblances des réalités corporelles, au point d’estimer parfois qu’elle-même est un corps, comme on le voit clairement dans les opinions des anciens philosophes. Et il dit que cela se produit parce que l’âme, tendue vers les corps, s’y applique au moyen des sens extérieurs, et par ce moyen s’efforce d’introduire en soi les corps eux-mêmes, autant que possible. Or, étant elle-même incorporelle, elle ne peut « introduire ces corps à l’intérieur d’elle-même », mais elle introduit les ressemblances des corps « en ce qui est comme le domaine de la nature incorporelle » : encore que les formes existant dans l’imagination soient sans matière, elles ne parviennent cependant pas jusqu’au domaine de la nature incorporelle, n’étant pas encore dégagées des dépendances de la matière. Or il est dit qu’elle « emporte » ces ressemblances, en tant qu’elle les abstrait quasi subitement des réalités sensibles. Il est dit qu’elle les « enveloppe », en tant qu’elle les simplifie, ou en tant qu’elle les compose et les divise. Elle les « élabore en elle-même », en tant qu’elles sont reçues dans la puissance de l’âme, c’est-à-dire l’imaginative. Elle les « élabore d’elle-même », car c’est l’âme elle-même qui forme en soi de telles imaginations, de sorte que la particule « de » indique le principe efficient. Voilà pourquoi il ajoute que l’âme « donne, pour former ces espèces, quelque chose de sa propre substance », c’est-à-dire qu’une certaine partie de l’âme, enracinée dans sa substance, est affectée à cette charge de former les images. Mais tout ce qui juge de quelque chose doit nécessairement en être libre, et c’est pourquoi l’intelligence est faite pure et sans mélange, afin de juger toutes choses, suivant le Philosophe ; par conséquent, pour que l’âme juge sur de telles images, qui ne sont pas les réalités elles-mêmes, mais les ressemblances des réalités, il est nécessaire qu’il y ait dans l’âme quelque chose de supérieur, qui n’est pas occupé par ces images : et c’est l’esprit, qui peut juger sur de telles images. Cependant, il n’est pas nécessaire que l’esprit juge de ces seules images, mais il juge parfois aussi de ces choses qui ne sont ni des corps, ni des ressemblances de corps.

 

Et videtur quod non.

 

Nulla enim operatio communis animae et corpori potest remanere in anima post mortem. Sed intelligere est operatio animae et corpori communis ; dicit enim philosophus in I de Anima [l. 10 (408 b 11)], quod dicere animam intelligere, simile est ac si dicatur texere vel aedificare. Ergo anima post mortem non potest intelligere.

 

Sed dicebat, quod philosophus loqui­tur de actu intelligendi qui competit animae secundum faciem inferiorem, non autem de illo qui sibi competit secundum faciem superiorem. – Sed contra : facies superior animae est secundum quam ad divina conver­titur. Sed homo, etiam cum intelligit aliquid ex divina revelatione, suum intelligere dependet a corpore, quia oportet quod intelligere etiam illud sit per conversionem ad phantasmata, quae in organo corporali sunt. Ut enim dicit Dionysius I cap. Cael. Hierarch. [§ 2] : impossibile est nobis aliter lucere divinum radium nisi varietate sacrorum velaminum circumvelatum ; et appellat velamina ipsas corporales formas sub quibus spiritualia revelantur. Ergo intelligere quod animae competit secundum superiorem faciem, a corpore dependet ; et sic nullo modo intelligere in anima post mortem manet.

 

Praeterea, Eccle., IX, 5 : dicitur : viventes sciunt se esse morituros ; mortui vero nihil noverunt amplius ; Glossa [interlin.] : quia non proficiunt amplius. Ergo videtur quod anima post mortem vel nihil cognoscat, si ly amplius temporaliter sumatur, vel quod saltem nihil possit intelligere eorum quae prius non intellexit ; sic enim proficeret, quod est contra Glossam.

 

Praeterea, secundum philosophum in III de Anima [l. 12 (431 a 14)], sicut se habet sensus ad sensibilia, ita se habet anima intellectiva ad phantasmata. Sed sensus nihil potest sentire nisi sensibilia ei praesententur. Ergo nec anima humana aliquid potest intelligere nisi praesententur ei phantasmata. Sed phantasmata non praesentabuntur ei post mortem ; quia illa non praesentantur nisi in aliquo organo corporali. Ergo anima post mortem non potest intelligere.

 

Sed dicebat, quod philosophus loquitur de anima secundum statum quo est in corpore. – Sed contra : obiectum determinatur potentiae secundum naturam ipsius potentiae. Sed eadem est natura animae intellectivae ante mortem et post. Ergo, si anima intellectiva ante mortem ordinatur ad phantasmata sicut ad obiecta, videtur quod et post mortem similiter ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, anima non potest intelligere si ab ea potentia intellectiva removeatur. Sed post mortem, potentiae intellectivae, scilicet agens intellectus et possibilis, non manent in anima. Huiusmodi enim potentiae competunt ei secundum unionem ad corpus ; si enim non esset unita corpori, non haberet huiusmodi potentias, sicut nec Angelus habet. Ergo anima post mortem non potest intelligere.

 

Praeterea, philosophus dicit in I de Anima [cap. 4 (408 b 24)], quod intelligere corrumpitur quodam interius corrupto. Istud autem interius de quo philosophus loquitur, corrumpitur in morte. Ergo et intelligere post mortem non erit.

 

Praeterea, si anima post mortem intelligit, oportet quod intelligat per aliquam potentiam ; quia omne quod agit, agit per potentiam activam, et quod patitur, patitur per potentiam passivam. Aut igitur per eamdem potentiam quam habuit in via, aut per aliam. Si per aliam, tunc videtur quod quando a corpore separatur, novae potentiae ei aggenerentur ; quod non videtur esse probabile. Si autem per eamdem, hoc iterum non videtur, cum potentiae quas nunc habet, insint ei ex ratione unionis ad corpus ; quae quidem unio in morte cessat. Ergo anima post mortem intelligere non potest.

 

Praeterea, si potentia intellectiva in ipsa maneat : aut manet solum secundum quod fundatur in substantia animae, aut secundum quod comparatur ad actum. Sed non secundum quod fundatur in substantia animae : quia si solum sic remaneret, tunc non posset intelligere aliud nisi se. Nec iterum secundum quod comparatur ad actum : quia secundum quod comparatur ad actum, perficitur per habitus quos in corpore acquisivit, qui quidem habitus a corpore dependent. Ergo videtur quod potentia

intellectiva post mortem non remaneat ; et sic post mortem anima non intelliget.

 

Praeterea, omne quod intelligitur, vel intelligitur per essentiam intelligentis, vel per essentiam rei intellectae, vel per similitudinem rei intellectae in intelligente existentis. Sed non potest dici quod anima intelligat res solum per essentiam ipsius rei intellectae : quia sic non intelligeret nisi seipsam, et habitus, et alia quorum essentiae praesentialiter sunt in ipsa. Similiter non potest dici quod intelligat solum per essentiam sui intelligentis : quia sic, si intelligeret alia a se, oporteret quod essentia sua esset exemplar aliarum rerum, sicut essentia divina est exemplar omnium rerum, ratione cuius Deus intelligendo essentiam suam omnia alia intelligit : quod de anima dici non potest. Similiter nec per similitudines rerum intellectarum in anima existentes : quia maxime videretur quod intelligeret per species quas in corpore acquisivit. Nec potest dici quod per eas solum intelligat : quia sic animae puerorum, quae nihil a sensibus acceperunt, nihil post mortem intelligerent. Ergo videtur quod anima nullo modo post mortem possit intelligere.

 

 

Praeterea, si dicatur quod cognoscet per species concreatas ; – contra : quidquid est animae concreatum, aequaliter competit ei existenti in corpore, et a corpore separatae. Si igitur animae humanae concreatae sunt species quibus cognoscere possit, cognoscere per huiusmodi species non solum competit ei postquam est a corpore separata, sed dum est in corpore ; et sic videtur quod superfluerent species quas a rebus accipit.

 

 

Si autem dicatur, quod dum est coniuncta corpori, impeditur a corpore ne eis uti possit ; – contra : si corpus impedit usum istarum specierum : aut hoc erit ratione corporeae naturae, aut ratione corruptionis. Sed non ratione naturae corporeae : quia nullam habet contrarietatem ad intellectum : nihil autem est natum impediri nisi a suo contrario. Similiter nec ratione corruptionis : quia sic in statu innocentiae, quando huiusmodi corruptio non erat, homo huiusmodi innatis speciebus uti potuisset, et sic sensibus non eguisset, quibus mediantibus a rebus anima species acciperet ; quod videtur esse falsum. Ergo videtur quod anima separata per species innatas non intelligat.

 

 

Si autem dicatur quod intelligit per species infusas ; – contra : huiusmodi species vel sunt ei infusae a Deo, vel ab Angelo. Sed non ab Angelo : quia sic oporteret quod huiusmodi species ab Angelo in anima crearentur. Similiter nec a Deo : quia non est probabile quod Deus infunderet dona sua existentibus in Inferno ; unde sequeretur quod animae in Inferno non intelligerent. Et ita non videtur quod per species infusas anima separata intelligat.

 

Praeterea, Augustinus in X de Trin., cap. V, assignans modum quo anima cognoscit, sic dicit : quia anima non secum potest introrsus tamquam in regionem incorporeae naturae ipsa corpora inferre, imagines eorum convolvit et rapit factas in semetipsa de semetipsa ; dat enim eis formandis quiddam substantiae suae ; servat autem aliquid quo libere de specie talium imaginum iudicet ; et hoc est magis mens, idest rationalis intelligentia, quae servatur et iudicet. Nam illas animae partes quae corporum similitudinibus informantur, etiam cum bestiis nos communes habere sentimus. In quibus verbis exprimitur, quod iudicium animae rationalis est de imaginibus, quibus informantur potentiae sensitivae. Sed huiusmodi imagines non manent post mortem, cum sint receptae in organo corporali. Ergo nec animae rationalis iudicium, quod est eius intelligere, post mortem remanet in anima.

Sed contra. Secundum Damascenum [De fide II, 23], nulla substantia destituitur propria operatione. Sed propria operatio animae rationalis est intelligere. Ergo post mortem anima intelligit.

 

Praeterea, sicut aliquid ex coniunctione ad corpus materiale redditur passivum, ita per separationem ab eo­dem redditur activum : calidum enim et agit et patitur propter coniunctionem caloris ad materiam ; si autem esset calor sine materia, ageret et non pateretur. Ergo et anima per separationem a corpore redditur omnino activa. Sed quod potentiae animae non possint per seipsas cognoscere sine exterioribus obiectis, hoc eis competit in quantum sunt passivae sicut philosophus dicit de sensu, libro II de Anima [l. 10 (417 a 2 sqq.)]. Ergo anima post separationem a corpore poterit per seipsam intelligere non accipiendo ab aliquibus obiectis.

 

Praeterea, Augustinus dicit in IX de Trinitate [cap. 3], quod mens ipsa sicut corporearum rerum notitias per sensus corporis colligit, sic incorporearum rerum per semetipsam. Sed ipsa semper sibi praesens erit. Ergo poterit ad minus intelligentiam habere de incorporeis rebus.

 

 

Praeterea, ut ex auctoritate Augustini inducta apparet, secundum hoc anima cognoscit res corporeas quod earum imagines convolvit et rapit in seipsa. Sed hoc liberius facere poterit post separationem a corpore ; maxime cum hoc de semetipsa facere eam dicat Augustinus in auctoritate inducta. Ergo a corpore separata poterit melius intelligere.

 

Praeterea, in libro de Spiritu et Anima [cap. 15] dicitur, quod anima a corpore separata trahit secum suas potentias. Sed ratione suarum potentiarum dicitur cognoscitiva. Ergo post mortem cognoscere poterit.

 

 

Responsio. Dicendum, quod sicut dicit philosophus in I de Anima [l. 2 (403 a 10)], si nulla operationum ipsius animae est ei propria, ut scilicet possit eam sine corpore habere, impossibile est ipsam animam separari a corpore. Operatio enim cuiuslibet rei est quasi finis eius, cum sit optimum in ipsa. Unde, sicut firmiter secundum fidem Catholicam sustinemus quod anima post mortem remaneat a corpore separata ; ita etiam sustinere necesse est quod sine corpore existens intelligere possit. Sed modum intelligendi difficile est considerare, eo quod necesse est ponere eam habere alium modum intelligendi quam nunc habeat ; cum nunc manifeste appareat quod intelligere non possit nisi ad phantasmata convertatur, quae post mortem omnino non manent.

Quidam enim dicunt, quod sicut nunc a sensibilibus rebus species accipit mediantibus sensibus, ita tunc accipere poterit nullo sensu interveniente. Sed hoc videtur impossibile, quia ab extremo in extremum non fit transitus nisi per media. Species autem in ipsa re sensibili habet esse maxime materiale, in intellectu autem summe spirituale ; unde oportet quod in hanc spiritualitatem transeat mediantibus quibusdam gradibus, utpote quod in sensu habet spiritualius esse quam in re sensibili, in imaginatione autem adhuc spiritualius quam in sensu, et sic deinceps ascendendo.

 

Unde alii dicunt, quod per species rerum a sensibus receptas dum erat in corpore, et in ipsa anima conservatas, post mortem intelligit. Sed haec opinio a quibusdam sequentibus opinionem Avicennae [De anima V, 6] improbatur. Cum enim anima intellectiva non utatur corporali organo ratione intellectus, non potest aliquid esse in parte intellectiva animae nisi in ratione intelligibilis. In virtutibus autem utentibus organo corporali potest aliquid conservari non in ratione cognoscibilis, sed sicut in quodam subiecto corporali ; ratione cuius contingit quod quaedam potentiae sensitivae sunt, quae non semper actu apprehendunt species vel intentiones in se conservatas, sicut patet de imaginatione et memoria. Et sic videtur quod in parte intellectiva nihil conservetur nisi quod actu apprehenditur ; et sic nullo modo per species prius receptas a rebus anima post mortem intelligere possit.

 

 

Sed hoc non videtur verum, quia omne quod recipitur in aliquo, recipitur in eo per modum recipientis. Cum autem substantia immaterialis habeat esse magis fixum et stabile quam substantia corporea, in parte intellectiva recipientur species firmius et immobilius quam in aliqua re materiali. Et quamvis recipiantur in ea secundum rationem intelligibilis, non tamen oportet quod semper actu intelligantur, quia non semper sunt in ea in actu perfecto, nec in potentia pura ; sed in actu incompleto, qui est medius inter potentiam et actum, quod est esse aliquid habitualiter in intellectu. Unde etiam philosophus vult, quod anima intellectiva sit locus specierum in III de Anima [cap. 4 (429 a 27)], utpote eas in se retinens et conservans. Sed tamen huiusmodi species receptae prius et conservatae non sufficiunt ad cognitionem quam necesse est ponere in anima separata ; tum propter animas puerorum, tum etiam propter hoc quod multa erunt cognita ab anima separata quae nunc non cognoscuntur a nobis, ut poenae Inferni, et alia huiusmodi.

 

Et ideo alii dicunt, quod anima separata quamvis a rebus non accipiat, habet tamen potestatem ut seipsam rebus cognoscendis conformet apud rerum praesentiam ; sicut videmus quod imaginatio aliquas formas componit ex seipsa, quas nunquam per sensus accepit. Sed hoc etiam non potest stare, quia impossibile est quod sit idem aliquid quod educat se de potentia in actum. Anima autem nostra est in potentia ad similitudines rerum quibus cognoscit. Unde oportet quod efficiantur in actu non per ipsam animam, sed per aliquid quod habet illas similitudines in actu ; vel per res ipsas, vel per Deum, in quo sunt omnes formae in actu. Unde nec etiam imaginatio aut intellectus aliquam formam de novo componit nisi ex aliquibus praeexistentibus ; sicut componit formam montis aurei ex praeexistentibus similitudinibus auri et montis.

 

Et ideo alii dicunt, quod formae quibus anima separata intelligit, sunt ei impressae a Deo ab ipsa sua creatione, per quas, secundum quosdam, etiam nunc intelligimus ; ita quod per sensus non acquiruntur animae novae species, sed tantummodo excitatur anima ad species quas in se habet intuendas, secundum quod Platonici dixerunt, qui volebant quod addiscere nihil erat nisi reminisci. Sed huic opinioni experientia contradicit. Videmus enim quod qui caret uno sensu, caret una scientia, utpote carens visu non potest scientiam habere de coloribus ; quod non esset, si anima non indigeret a sensibus accipere species quibus cognoscat.

 

 

Secundum alios vero, per has species concreatas anima corpori coniuncta nihil intelligit a corpore impedita ; intelliget autem per eas cum erit a corpore separata. Sed hoc etiam durum videtur ut species quae naturaliter inditae sunt animae, totaliter a corpore impediantur, cum tamen coniunctio corporis ad animam non sit accidentalis animae, sed naturalis. Non enim invenimus duorum quae sunt naturalia uni rei unum esse totaliter alterius impeditivum ; alias alterum esset frustra. Dissonat etiam haec positio ab opinione philosophi, III de Anima [cap. 4 (429 b 31)], qui comparat intellectum humanae animae tabulae in qua nihil est scriptum.

Et ideo aliter dicendum est, quod unumquodque recipit influentiam a suo superiori per modum sui esse. Esse autem animae rationali acquiritur quodam modo medio inter formas separatas et formas materiales. Formae enim separatae, scilicet Angeli, recipiunt esse a Deo non dependens ab aliqua materia, nec in aliqua materia. Formae vero materiales esse a Deo accipiunt et in materia existens, et a materia dependens, quia sine materia conservari non potest. Anima vero rationalis acquirit esse a Deo in materia quidem existens, in quantum est forma corporis, ac per hoc secundum esse corpori unita : non autem a corpore dependens, quia esse animae sine corpore conservari potest. Et ideo etiam influentiam a Deo medio modo recipit anima rationalis inter Angelos et substantias materiales. Recipit enim intellectuale lumen hoc modo ut eius intellectiva cognitio habeat ordinem ad corpus, in quantum a corporeis potentiis accipit (phantasmata), et ad ea respicere habeat in actu considerando ; in quo inferior Angelis invenitur. Et tamen hoc lumen non est corpori obliga-tum, ut eius operatio per organum

corporeum compleatur ; in quo invenitur superior omni materiali forma, quae non operatur nisi operationem cui communicat materia. Sed quando anima erit a corpore separata, sicut esse suum habebit neque a corpore dependens neque in corpore existens, ita etiam influentiam intellectualis cognitionis recipiet, ut nec sit corpori obligata quasi per corpus exerceatur, neque omnino aliquem ordinem ad corpus habeat.

 

Et ideo, quando anima primo creata corpori infunditur, non datur ei aliquid de intellectuali cognitione nisi per ordinem ad corporeas potentias ; utpote quod per intellectum agentem possit facere phantasmata intelligibilia in actu, quae sunt potentia intelligibilia, et per intellectum possibilem recipere species intelligibiles sic abstractas. Et inde est, quod quamdiu habet esse coniunctum corpori in statu huius viae, non cognoscit etiam illa quorum species in ipsa reservantur nisi inspiciendo ad phantasmata. Et propter hoc etiam nec revelationes ei aliquae divinitus fiunt nisi sub speciebus phantasmatum, nec etiam ipsas substantias separatas intelligere potest, utpote quae sufficienter per sensibilium species cognosci non possunt. Sed quando habebit esse a corpore absolutum, tunc recipiet influentiam intellectualis cognitionis hoc modo quo Angeli recipiunt sine aliquo ordine ad corpus, ut scilicet species rerum ab ipso Deo recipiat, nec oporteat ad intelligendum in actu per has species, vel per eas quas prius acquisivit, ad aliqua phantasmata converti ; possit nihilominus ipsas substantias separatas, scilicet Angelos vel daemones, naturali cognitione videre, quamvis non Deum, quod nulli creaturae conceditur sine gratia.

Ex quibus colligi potest quod anima post mortem tribus modis intelligit : uno modo per species quas recepit a rebus dum erat in corpore ; alio modo per species in ipsa sua separatione a corpore sibi divinitus infusas ; tertio modo videndo substantias separatas, et in eis species rerum intuendo. Sed hoc ultimum non subiacet eius arbitrio, sed magis arbitrio substantiae separatae, quae suam intelligentiam aperit loquendo et claudit tacendo ; quae quidem locutio qualis sit, alibi dictum est.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod operatio intellectus quae est communis animae et corpori, est operatio quae modo animae intellectivae competit in ordine ad corporeas potentias, sive hoc accipiatur secundum superiorem partem animae, sive secundum inferiorem. Sed post mortem habebit anima a corpore separata operationem quae nec fiet per organum corporale, nec aliquem ordinem habebit ad corpus.

 

Et per hoc patet solutio ad secundum.

 

Ad tertium dicendum, quod auctoritas illa loquitur de profectu meriti ; quod patet ex alia Glossa [ordin.] quae, ibidem, dicit : quidam asserunt post mortem crescere et decrescere merita, ut intelligatur quod nihil proficiunt amplius in cognoscendo ; ut scilicet sint maioris meriti vel prae-mii, vel quod limpidior cognitio eis

debeatur ; non autem sic quod nihil prius ignotum postea cognoscant : constat enim quod poenas Inferni, quas nunc non cognoscunt, tunc cognoscent.

 

 

Ad quartum dicendum, quod philosophus, in III de Anima non loquitur nisi de intellectu corpori coniuncto ; alias enim consideratio de intellectu ad naturalem non pertineret.

 

Ad quintum dicendum, quod quamvis eadem sit natura animae ante mortem et post mortem quantum ad rationem speciei ; tamen non est idem modus essendi, et per consequens nec idem modus operandi.

 

Ad sextum dicendum, quod in anima separata remanebit potentia intellectiva, et intellectus agens et possibilis : huiusmodi enim potentiae non causantur in anima ex corpore ; quamvis in anima corpori unita existentes aliquem ordinem habeant ad corpus, quem non habebunt in anima separata.

 

Ad septimum dicendum, quod philosophus loquitur de intelligere quod nunc nobis competit in ordine ad phantasmata : hoc enim et impeditur, impedito organo corporali et totaliter corrumpitur, eo corrupto.

 

Ad octavum dicendum, quod eaedem potentiae intellectivae quae nunc sunt in anima, erunt in anima separata, quia sunt naturales ; naturalia autem oportet manere, quamvis nunc habeant ordinem ad corpus, quem tunc non habebunt, ut dictum est.

 

Ad nonum dicendum, quod potentiae intellectivae remanent in anima separata, et ex parte illa qua radicantur in essentia animae, et ex parte illa qua comparantur ad actum ; nec oportet quod habitus illi qui in corpore sunt acquisiti, destruantur ; nisi forte secundum opinionem praetactam, quae dicit, quod nulla species remanet in intellectu nisi dum actu intelligitur. Dato etiam quod habitus illi non remanerent, remaneret potentia intellectiva ordinata ad actus alterius modi.

 

Ad decimum dicendum, quod anima post mortem intelligit per aliquas species. Et potest quidem intelligere per species quas in corpore acquisivit, quamvis illae non usquequaque sufficiant, ut obiectio tangit.

 

Alia autem duo concedimus.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod infusio donorum gratuitorum non pertingit ad eos qui sunt in Inferno ; sed eorum quae ad statum naturae pertinent, participatione non privantur : nihil enim est universaliter boni participatione privatum, ut Dionysius dicit in II cap. Cael. Hierar. [§ 3]. Praedicta autem specierum infusio quae fit in separatione animae a corpore, pertinet ad conditionem naturae substantiae separatae ; et ideo huius­modi infusione nec animae damnatorum privantur.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod Augustinus in verbis illis intendit ostendere quomodo anima sibi circumponat corporalium rerum similitudines, ut quandoque se aestimet esse corpus, ut patet in opinionibus antiquorum philosophorum. Quod quidem ex hoc contingere dicit, quod anima intenta corporibus, per sensus exteriores ad ea afficitur, ratione cuius ipsa corpora ad se introducere nititur quantum possibile est. Cum autem ipsa sit incorporea, non potest ad se ipsa corpora introducere, sed similitudines corporum introducit quasi in regionem incorporeae naturae, dum formae existentes in imaginatione sunt absque materia, nondum tamen pertingunt usque ad regionem incorporeae naturae, propter hoc quod nondum sunt ab appendiciis materiae absolutae. Has autem similitudines dicitur rapere, in quantum eas quasi subito a sensibilibus abstrahit. Dicitur autem convolvere eas, in quantum eas simplificat, vel in quantum eas componit et dividit. In semetipsa autem eas facit, in quantum in potentia animae, scilicet imaginativa, recipiuntur. De semetipsa autem eas facit, quia ipsa anima est quae huiusmodi imaginationes in seipsa format, ut ly de denotet principium efficiens. Et ideo subiungit, quod anima quiddam substantiae suae dat formandis huiusmodi speciebus, quia scilicet aliqua pars animae in substantia eius radicata, huic formationis imaginum officio deputatur. Quia vero omne quod iudicat de aliquo, oportet ab eo esse liberum, ratione cuius intellectus factus est purus et immixtus, ut omnia iudicet, secundum philosophum [De anima III, 7 (429 a 18)] ; ideo ad hoc quod anima iudicet de talibus imaginibus, quod non sunt ipsae res, sed rerum similitudines, oportet esse aliquid in anima superius, quod istis imaginibus non occupatur : et hoc est mens, quae de talibus imaginibus iudicare potest. Non tamen oportet quod mens de solis his imaginibus iudicet ; sed etiam de his, quae neque sunt corpora neque corporum similitudines, interdum iudicat.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 2 - L’ÂME SÉPARÉE CONNAÎT-ELLE LES SINGULIERS ?

(Secundo quaeritur utrum anima separata singularia cognoscat.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Si elle connaît les singuliers, c’est soit au moyen d’espèces concréées, soit au moyen d’espèces acquises. Or ce n’est pas par des espèces acquises, car dans la partie intellective de l’âme sont reçues des espèces non pas singulières, mais universelles ; « et seul ce genre de l’âme est séparé du corps, comme l’éternel du corruptible », suivant le Philosophe. Ni non plus par des espèces concréées, car, les singuliers étant infi­niment nombreux, il serait nécessaire d’admettre qu’une infinité d’espèces lui

seraient concréées, ce qui est impossible. L’âme séparée ne connaît donc pas les

singuliers.

 

2° [Le répondant] disait qu’elle connaît les singuliers par une espèce universelle. En sens contraire : une espèce indistincte ne peut être le principe d’une connaissance distincte. Or l’espèce universelle est indistincte, au lieu que la connaissance des singuliers est une connaissance distincte. L’âme séparée ne peut donc pas connaître les singuliers par des espèces universelles.

3° [Le répondant] disait que l’âme séparée, en présence du singulier, se conforme à lui, et ainsi, le connaît. En sens contraire : quand le singulier est présent à l’âme, ou bien quelque chose passe du singulier vers l’âme, ou bien rien ne passe. Si quelque chose passe, l’âme séparée reçoit donc quelque chose des singuliers, ce qui semble discordant. Et si rien ne passe, les espèces existant dans l’âme demeurent donc communes, et ainsi, rien de singulier ne peut être connu par leur intermédiaire.

 

4° Rien d’existant en puissance ne se fait passer de la puissance à l’acte. Or l’âme cognitive est en puissance aux réalités connaissables. Elle ne peut donc elle-même se faire passer à l’acte pour se conformer à elles. Et ainsi, il semble que l’âme séparée, en présence des singuliers, ne les connaisse pas.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Lc 16, 23 que le riche, en enfer, a connu Abraham et Lazare, et qu’il gardait la connaissance de ses frères encore vivants. L’âme séparée connaît donc les singuliers.

 

 

2) La douleur n’est pas sans connaissance. Or l’âme supportera la douleur du feu et des autres peines de l’enfer. Elle connaîtra donc les singuliers.

 

Réponse :

 

Comme on l’a dit, l’âme séparée connaît de deux façons : d’abord au moyen d’espèces infusées lors même de la séparation ; ensuite par les espèces qu’elle a reçues dans le corps.

 

Et quant à la première façon, l’on doit attribuer à l’âme séparée une connaissance semblable à la connaissance angélique ; donc, de même que les anges connaissent les singuliers par des espèces concréées, de même l’âme les connaît aussi par des espèces mises en elle lors même de la séparation. En effet, puisque les idées existant dans l’esprit divin sont productrices des réalités quant à la forme et la matière, il est nécessaire qu’elles en soient les modèles et les ressemblances quant à l’une et l’autre. Par leur moyen, la réalité est donc connue non seulement dans la nature du genre et de l’espèce, qui se prend des principes formels, mais aussi dans sa singularité, dont le principe est la matière. Or les formes concréées aux esprits angéliques, et celles que les âmes acquièrent lors de leur séparation, sont des ressemblances de ces raisons idéales qui sont dans l’esprit divin ; si bien que, de même que les réalités dérivent de ces idées pour subsister en forme et matière, de même les espèces dérivent dans les esprits créés, pour leur faire connaître les réalités et quant à la forme, et quant à la matière, c’est-à-dire et quant à la nature universelle, et quant à la nature singulière : et ainsi, au moyen de telles espèces, l’âme séparée connaît les singuliers.

 

Quant aux espèces qui sont reçues des sens, elles sont semblables aux réalités dans la mesure seulement où les réalités peuvent agir ; c’est-à-dire par la forme. Voilà pourquoi les singuliers ne peuvent pas être connus par leur intermédiaire, sauf peut-être en tant qu’elles sont reçues dans une puissance usant d’un organe corporel, en laquelle elles sont reçues en quelque sorte matériellement, et donc particulièrement. Mais dans l’intelligence, qui est tout à fait exempte de matière, elles ne peuvent être le principe que d’une connaissance universelle, sauf peut-être par une certaine réflexion sur les phantasmes à partir

desquels les espèces intelligibles sont abstraites. Mais cette réflexion ne pourra pas avoir lieu après la mort et la corruption des phantasmes. Cependant, l’âme pourra appliquer de telles formes universelles aux singuliers dont elle a connaissance de l’autre façon.

 

Réponse aux objections :

 

1° L’âme séparée ne connaît pas les singuliers par les espèces acquises dans le corps, ni par des espèces concréées, mais par des espèces mises en elle lors de la séparation. Et cependant il n’est pas nécessaire, pour qu’elle connaisse les singuliers, qu’une infinité d’espèces lui soient alors aussi infusées : d’une part, parce que les singuliers qui doivent être connus d’elle ne sont pas infiniment nombreux actuellement ; d’autre part, parce qu’au moyen d’une unique ressemblance de l’espèce, la substance séparée peut connaître tous les individus de cette espèce, en tant que cette ressemblance de l’espèce est faite ressemblance propre de chacun des singuliers suivant le rapport propre à tel ou tel individu, comme on l’a dit des anges dans la question sur les anges, et comme cela est clair pour l’essence divine, qui est la ressemblance propre non seulement des individus d’une seule espèce, mais de tous les étants, suivant les divers rapports aux différentes réalités.

 

2° Bien que les espèces par lesquelles l’âme séparée connaît les singuliers soient en elles-mêmes immatérielles, et donc universelles, elles sont cependant des ressemblances de la réalité et quant à la nature universelle et quant à la nature singulière ; voilà pourquoi rien n’empêche que des singuliers soient connus par leur intermédiaire.

 

3° & 4° Nous les accordons.

 

Et videtur quod non.

 

Quia si cognoscit singularia, aut hoc est per species concreatas, aut per species acquisitas. Non autem per acquisitas, quia in intellectiva parte animae non recipiuntur species singulares, sed universales ; et hoc solum animae genus separatur a corpore, sicut perpetuum a corruptibili, secundum philosophum [De anima II, 2 (413 b 25)]. Similiter nec per species concreatas, quia cum singularia sint infinita, oporteret ponere infinitas species ei esse concreatas, quod est impossibile. Ergo anima separata singularia non cognoscit.

 

Sed dicebat, quod cognoscit singularia per speciem universalem. – Sed contra : species indistincta non potest esse distinctae cognitionis principium. Sed species universalis est indistincta ; cognitio autem singularium est distincta cognitio. Ergo per species universales anima separata cognoscere singularia non potest.

Sed dicebat, quod anima separata ad praesentiam singularis conformat se singulari, et sic illud cognoscit. – Sed contra : quando singulare est praesens animae, aut aliquid a singulari transit in animam, aut nihil. Si aliquid, ergo anima separata aliquid a singularibus recipit, quod absonum videtur. Si autem nihil, ergo species in anima existentes remanent communes, et ita per eas non potest aliquid singulare cognosci.

 

Praeterea, nihil existens in potentia educit se de potentia in actum. Sed anima cognoscitiva est in potentia ad res cognoscibiles. Ergo ipsa non potest se educere in actum, ut ipsamet eis se conformet. Et ita videtur quod anima separata singularia non cognoscat apud singularium praesentiam.

 

 

Sed contra. Est quod, Luc. XVI, 23, dicitur, quod dives in Inferno cognovit Abraham et Lazarum, et etiam de fratribus suis adhuc viventibus notitiam retinebat. Ergo anima separata singularia cognoscit.

 

Praeterea, dolor non est sine cognitione. Sed anima ex igne et aliis poenis Inferni dolorem sustinebit. Ergo singularia cognoscet.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod sicut dictum est, anima separata duobus modis cognoscit : uno modo per species sibi infusas in ipsa separatione ; alio modo per species quas in corpore accepit.

Et quantum ad primum modum, attribuenda est animae separatae cognitio similis angelicae cognitioni ; unde, sicut Angeli singularia cognoscunt per species concreatas, ita et anima per species sibi in ipsa separatione inditas. Cum enim ideae in mente divina existentes sint factrices rerum quantum ad formam et materiam, oportet quod sint earum exemplaria et similitudines secundum utrumque. Unde per eas cognoscitur res non solum secundum naturam generis et speciei, quae penes principia formalia sumitur, sed etiam secundum suam singularitatem, cuius principium est materia. Formae autem mentibus angelicis concreatae, et quas animae in sua separatione adipiscuntur sunt quaedam similitudines illarum idealium rationum quae sunt in mente divina ; ita quod, sicut ab illis ideis effluunt res ut subsistant in forma et materia, ita effluunt species in mentibus creatis, quae sint cognoscitivae rerum et quantum ad formam, et quantum ad materiam, id est et quantum ad naturam universalem, et quantum ad singularem : et sic per huiusmodi species anima separata singularia cognoscit.

Species autem quae sunt acceptae a sensibus, sunt similes rebus secundum hoc tantum quod res agere possunt ; hoc est secundum formam. Et ideo per eas non possunt singularia cognosci, nisi forte in quantum recipiuntur in aliqua potentia utente organo corporali, in qua quodammodo materialiter et sic particulariter recipiuntur. In intellectu vero, qui est omnino a materia immunis, non

possunt esse principium nisi universalis cognitionis, nisi forte per

quamdam reflexionem ad phantasmata, a quibus intelligibiles species

abstrahuntur. Quae etiam reflexio post mortem, corruptis phantasmatibus, esse non poterit. Poterit tamen anima huiusmodi formas universales ad singularia applicare, quorum notitiam per aliam cognitionem habet.

Ad primum igitur dicendum, quod anima separata non cognoscit singularia per species in corpore acquisitas, nec per species concreatas, sed per species sibi inditas in separatione. Nec tamen oportet quod tunc etiam ei species infinitae infundantur ad singularia cognoscenda : tum quia singularia quae ab ea sunt cognoscenda, non sunt actu infinita ; tum quia per unam similitudinem speciei possunt a substantia separata omnia individua illius speciei cognosci, in quantum illa similitudo speciei efficitur uniuscuiusque singularium propria similitudo secundum proprium respectum ad hoc vel illud individuum, sicut et de Angelis dictum est in quaestione de Angelis ; et sicut patet de essentia divina, quae non solum individuorum unius speciei, sed omnium entium est propria similitudo secundum diversos respectus ad diversas res.

 

Ad secundum dicendum, quod species illae quibus anima separata cognoscit singularia, quamvis sint in se immateriales et sic universales, tamen sunt similitudines rei et quantum ad naturam universalem, et quantum ad naturam singularem ; et ideo nihil prohibet per eas singularia cognosci.

 

Alia concedimus.

 

 

 

 

 

Question 20 ─ LA SCIENCE DE L’ÂME DU CHRIST

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse au tome I, p. 91)

 

Les habitus de l’âme du Christ :

     science et vertu créées (art. 1)

     lumière pour voir le Verbe (2)

 

Sa connaissance des réalités dans leur nature propre :

     science infuse (3)

     limites de cette science (6)

 

Comparaison de la science de l’âme du Christ avec la science de Dieu :

     Il voit dans le Verbe tous les temps, les actes humains singuliers

et les secrets des cœurs (4)

     mais il ne sait pas tout ce que la puissance divine peut faire (5)

 

 

 

LA QUESTION PORTE

SUR LA SCIENCE DE L’ÂME DU CHRIST.

 

Article 1 : Faut-il admettre dans le Christ une science créée ?

Article 2 : L’âme du Christ voit-elle le Verbe par quelque habitus ?

Article 3 : Le Christ a-t-il une autre science des réalités que celle par laquelle il les connaît dans le Verbe ?

Article 4 : L’âme du Christ connaît-elle dans le Verbe tout ce que le Verbe sait ?

Article 5 : L’âme du Christ sait-elle tout ce que Dieu peut faire ?

Article 6 : L’âme du Christ connaît-elle toutes choses de cette connaissance qui lui fait connaître les réalités dans leur nature propre ?

 

Quaestio est

de scientia animae Christi.

 

Primo utrum in Christo sit ponere scientiam creatam.

Secundo utrum anima Christi videat verbum per aliquem habitum.

Tertio utrum Christus scientiam aliam habeat de rebus quam illam qua cognoscit res in verbo.

Quarto utrum anima Christi sciat in verbo omnia quae scit verbum.

Quinto utrum anima Christi sciat omnia illa quae Deus potest facere.

Sexto utrum cognitione illa qua anima Christi scit res in propria natura, sciat omnia.

 

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

Art. 1 : Super Sent. III, d. 14, a. 1, qc. 1 ; Comp. theol., cap. 216 ; Sum. Th. III, q. 9, a. 1.

 

Art. 2 : Super Sent. III, d. 14, a. 1, qc. 2 et 3 ; Sum. Th. III, q. 9, a. 2, ad 1.

 

Art. 3 : Super Sent. III, d. 14, a. 1, qc. 5 ; supra a. 2 ; Comp. theol., cap. 216 ; Sum. Th. III, q. 9, a. 3 et q. 12, a. 1.

 

Art. 4 : Super Sent. III, d. 14, a. 2, qc. 2 ; supra q. 8, a. 4 ; Comp. theol., cap. 216 ; Sum. Th. III, q. 10, a. 1-3.

 

Art. 5 : Super Sent. III, d. 14, a. 2, qc. 2 ; supra q. 8, a. 4 ; Comp. theol., cap. 216 ; Sum. Th. III, q. 10, a. 1-3.

 

Art. 6 : Super Sent. III, d. 14, a. 3, qc. 1 ; Comp. theol., cap. 216 ; Sum. Th. III, q. 11, a. 1 et q. 12, a. 1.

 

 

Article 1 - FAUT-IL ADMETTRE DANS LE CHRIST UNE SCIENCE CRÉÉE ?

(Et primo quaeritur utrum in Christo sit ponere scientiam creatam.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La science est la perfection de celui qui connaît. Or toute perfection est plus noble que le perfectible. Si donc le Christ connaît par quelque science créée, quelque chose de créé sera plus noble que l’âme du Christ, ce qui semble aberrant.

 

 

2° L’opération n’est pas attribuée à la nature, mais à l’hypostase ; en effet, les opérations appartiennent aux suppôts et aux particuliers. Or la science incréée suffit à la Personne du Christ pour penser. Il est donc superflu d’admettre en lui une science créée.

 

3° Une chose est d’autant plus semblable à Dieu qu’elle est plus noble. Or l’âme du Christ est plus noble que la chaleur corporelle. Puis donc que la chaleur corporelle agit sans intermédiaire, et qu’en cela elle est semblable à Dieu qui opère sans intermédiaire, il semble qu’à bien plus forte raison l’âme du Christ pense sans l’intermé­diaire d’aucune science créée.

 

4° [Le répondant] disait que l’opération de la chaleur procède de l’intérieur, mais l’opé­ration de la science, de l’extérieur, puisqu’elle suit un mouvement allant des réalités vers l’âme ; il n’en va donc pas de même. En sens contraire : dans l’opération cognitive, il y a non seulement une réception, mais aussi un jugement sur les choses reçues. Or, bien que la réception vienne de l’extérieur, cependant le jugement procède de l’intérieur. L’opération de la science ne provient donc pas entièrement de l’exté­rieur.

 

5° Le Christ Fils de Dieu n’a assumé aucune imperfection qui ne fût bonne pour notre rédemption. Or l’imperfection de la science n’est pas bonne pour notre rédemption. Il n’a donc pas assumé l’imper­fection de la science. Or toute science créée, du fait même qu’elle est créée, a quelque imperfection. Il n’a donc pas assumé la science créée.

 

 

6° Quiconque se livre toujours à l’acte de considérer selon une science parfaite, n’a pas besoin d’une science moins parfaite, car il ne considérerait jamais selon elle, et ainsi, elle serait comme inutilement en lui. Or le Christ se livre toujours à l’acte de considérer selon une science parfaite, qui est la science incréée. Il ne faut donc pas admettre en lui une science autre, créée.

 

 

 

7° La nature ne fait pas par deux choses ce qu’elle peut faire par une seule ; et Dieu bien moins encore, lui qui opère de façon plus ordonnée que la nature. Or le Christ pouvait être fait sage en ayant la seule science incréée. Il n’a donc pas été fait sage par une science créée.

 

8° I Cor. 13, 10 : « Quand sera venu ce qui est parfait, ce qui est imparfait sera aboli. » Or la science créée est plus imparfaite relativement à la science incréée que la vision dans un miroir ne l’est relativement à la vision dans la clarté. Si donc la vision de foi, en raison de son imperfection, est ôtée dès que survient la vision dans la clarté, à bien plus forte raison la science créée sera-t-elle ôtée dans le Christ, en lequel il y eut la science incréée.

9° Le Verbe uni à l’âme [du Christ] est plus intime à cette âme que notre intelligence ne l’est à notre âme, étant donné que le Verbe lui est uni non seulement par essence, présence et puissance, comme aux autres créatures, et par la grâce comme aux justes, mais encore dans l’unité de la Personne. Or notre âme pense par la puissance intellective. L’âme du Christ pouvait donc être sage par la sagesse du Verbe, et ainsi, elle n’avait pas besoin d’une science créée.

 

 

10° La science créée, si le Christ l’a eue, ne lui a été donnée que pour sa perfection ; or l’âme du Christ unie au Verbe et possédant la science créée n’est pas plus noble que si elle était unie au seul Verbe sans la science créée, car la créature associée à Dieu ne lui ajoute rien en bonté, tout comme le point ajouté à la ligne ne la rend pas plus grande. Il ne faut donc pas admettre une science créée dans le Christ.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Lc 2, 52 : « L’enfant Jésus progressait en sagesse, etc. » ; or il est certain qu’il ne pouvait pas progresser quant à la sagesse incréée, car cette sagesse ne croît ni ne décroît. Il faut donc admettre en lui une science créée.

 

 

2) Selon saint Jean Damascène, le Verbe de Dieu a assumé tout ce qu’il a planté dans notre nature. Or il a planté la science créée. Il l’a donc assumée, elle aussi.

 

 

3) De même que la science divine est au-dessus de la science intellective créée, de même la science intellective créée est au-dessus de la connaissance sensitive. Or la connaissance sensitive n’est pas ôtée de celui qui a une science intellective créée, comme on le voit bien pour l’homme. La science intellective créée peut donc demeurer, elle aussi, lorsque se surajoute la science intellective incréée.

 

Réponse :

 

De même qu’il faut admettre deux natures dans le Christ, de même il faut admettre en lui deux sciences : la créée et l’incréée. Cependant certains hérétiques n’ont admis dans le Christ que l’incréée. Pour voir l’origine de cette erreur, il nous faut savoir ceci : certains pensèrent que l’union des natures divine et humaine s’était produite à la façon dont l’âme est unie au corps, c’est-à-dire que, de même que l’âme est la forme du corps, de même la divinité serait la forme de l’humanité dans le Christ.

 

Et c’est pourquoi certains partirent de la considération suivante : si le Verbe était uni au corps du Christ comme notre âme est unie à notre corps, il pourrait le vivifier comme notre âme vivifie notre corps ; et ils affirmèrent qu’il n’y eut dans le Christ que deux substances, à savoir le corps et la divinité, laquelle vivifiait le corps à la place de l’âme. Et telle fut l’erreur d’Eunome et de ses sectateurs.

 

Mais d’autres, remarquant qu’il serait indigne pour la divinité d’être unie au corps comme ce qui le vivifie, placèrent dans le Christ une âme qui vivifie le corps et lui donne la sensibilité, c’est-à-dire une âme sensible et végétative, mais non intellectuelle, disant que dans le Christ le Verbe lui-même tenait lieu d’âme intellectuelle. Et telle fut l’erreur d’Apollinaire et de ses sectateurs. Assurément, si l’on tenait pour cette erreur, il serait clair qu’il n’y a dans le Christ que la science incréée. Mais cette façon de comprendre l’union porte à croire en une certaine nature constituée de la divine et de l’humaine, de même que l’âme et le corps ne font pas seulement une seule hypostase, mais aussi une seule nature. D’où résulte ensuite la destruction de la vérité de l’une et de l’autre nature : en effet, il entre dans la notion de nature divine d’être séparée de toutes les réalités quant à l’être ; par conséquent, si l’on soutient qu’elle est l’acte de quelque corps, elle déchoira de sa propre notion. De même, si l’on enlève à la nature humaine l’âme ou l’intel­ligence, ou l’une des choses qui font l’inté­grité de sa nature, alors la vérité de l’espèce ne demeurera point, puisqu’il en est des natures des espèces comme des nombres, comme il est dit au huitième livre de la Métaphysique, en lesquels l’ajout ou le retranchement d’une unité fait varier l’espèce du nombre. Voilà pourquoi, suivant l’erreur susdite, le Christ ne serait ni vrai Dieu ni vrai homme.

 

 

Donc, pour que le Christ soit vrai Dieu et vrai homme, il est nécessaire d’admettre en lui tout ce qui appartient à la nature divine ; et de plus, dans la même Personne, séparément dans la ligne de la nature, tout ce qui constitue l’espèce humaine. Et pour que non seulement il soit vrai homme, mais encore qu’il soit parfait, il est nécessaire de placer en lui tout ce qui, pour nous, est nécessaire à la perfection, comme les habitus des sciences et des vertus. En effet, de même que la divinité ne peut être l’acte du corps de telle manière que, par elle, le corps vive formellement, ou que, par elle, la créature devienne rationnelle, de même la divinité ne peut être l’acte de l’âme rationnelle de telle manière que, par elle, le Christ soit formellement savant ou vertueux, comme nous le sommes par un habitus de vertu ou de science. Voilà pourquoi il est nécessaire d’admettre dans le Christ la science créée, ainsi que la vertu créée.

Réponse aux objections :

 

1° La science créée est certes plus noble que l’âme du Christ à un certain point de vue, en tant qu’elle est son acte, tout comme sa couleur est plus noble que son corps, et n’importe quel accident que son sujet, en tant qu’il s’y rapporte comme l’acte à la puissance. Dans l’absolu, toutefois, le sujet est plus noble que l’accident, et ainsi, l’âme du Christ est plus noble que sa propre science.

 

 

2° Bien que l’opération soit attribuée à l’hypostase comme au sujet qui opère, cependant elle est attribuée à la nature comme au principe de l’opération ; or l’opé­ration ne reçoit pas son espèce du sujet qui opère, mais du principe de l’opération ; en un seul sujet qui opère se trouvent donc des opérations spécifiquement différentes en raison des divers principes d’opération, comme par exemple, en l’homme, voir et entendre. Donc, bien qu’il n’y ait dans le Christ qu’une seule hypostase, il y a cependant deux natures en lui, et c’est pourquoi il y a aussi deux opérations, et il est nécessaire que le Christ soit parfait pour l’une et l’autre opération. Et ainsi, il y a en lui non seulement la science incréée, qui suffit pour l’opération de la nature incréée, mais aussi la science créée, qui est exigée pour la parfaite opération de la nature créée.

 

3° La chaleur n’agit pas à proprement parler, mais elle est l’intermédiaire par lequel le feu agit. Par conséquent elle est à l’opéra­tion de chauffer ce que la science créée est à l’acte de considérer.

 

 

4° Bien que, dans la considération de la science, il y ait une chose qui vient de l’intérieur, cependant une telle opération n’est pas accomplie sans ce qui vient de l’extérieur ; et c’est en cela que l’on remarque une dissemblance.

 

5° Bien que l’être créé soit imparfait relativement à l’excellence de l’opération divine, cependant chaque chose est parfaite en son genre et requiert une certaine perfection de son genre. Donc, dans le Christ, la nature créée eut également une certaine perfection créée qui fut la science créée.

 

 

 

6° Le Christ se livre toujours à l’acte de considérer selon la science incréée mais, parce que deux opérations lui reviennent quant à ses deux natures, cela n’exclut pas qu’il y ait aussi en lui la considération de la science créée.

 

 

7° Si le Christ avait seulement la science incréée, il serait certes un Dieu sage mais, pour ainsi dire, il ne serait pas un homme sage ; donc, pour qu’il fût sage dans son humanité, il était nécessaire qu’il eût une science créée.

 

 

8° La parole de l’Apôtre s’entend de la perfection qui s’oppose à l’imperfection : en effet, lorsque vient le parfait, l’imparfait est alors ôté. Mais la perfection de la science divine ne s’oppose pas à l’imperfection de la science créée, puisqu’elles ne concernent pas le même [perfectible] ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

9° Bien que le Verbe, en tant qu’il soutient l’âme et la conserve dans l’être, lui soit plus intérieur qu’aucune de ses puissances, cependant l’intelligence ou quelque autre puissance est plus unie à l’âme, étant unie non seulement dans la personne mais aussi dans la nature, puisque la puissance est une certaine perfection de l’âme elle-même, ce que n’est pas le Verbe. L’âme du Christ ne peut donc pas, formellement parlant, penser par le Verbe comme elle pense par l’intelligence.

 

 

10° Bien que le Verbe et la science créée ne surpassent pas en bonté le seul Verbe, cependant l’âme unie au Verbe et perfectionnée par la science créée est plus parfaite que si elle était unie au Verbe sans avoir la science créée : en effet, la science créée est à l’égard de l’âme dans une relation que n’a pas le Verbe. L’argument n’est donc pas concluant.

 

Et videtur quod non.

 

Scientia enim est perfectio scientis. Omnis autem perfectio est nobilior perfectibili. Si ergo Christus est sciens secundum aliquam scientiam creatam, aliquid creatum erit anima Christi nobilius ; quod videtur inconveniens.

 

Praeterea, operatio non attribuitur naturae, sed hypostasi ; sunt enim operationes suppositorum et particularium. Sed personae Christi sufficit ad intelligendum scientia increata. Ergo superfluum est in ipso ponere scientiam creatam.

 

Praeterea, quanto aliquid est nobilius, tanto est Deo similius. Sed anima Christi est nobilior quam calor corporalis. Cum igitur calor corporalis agat sine medio, et in hoc sit Deo similis, qui sine medio operatur, videtur quod multo fortius anima Christi intelligat non mediante aliqua scientia creata.

 

 

Sed dicebat, quod operatio caloris ab intra procedit, operatio autem scientiae ab extra, cum sit secundum motum a rebus ad animam ; unde non est simile. – Sed contra : in operatione cognoscitiva non solum est receptio, sed iudicium de receptis. Quamvis autem receptio sit ab exteriori, iudicium tamen ab interiori procedit. Ergo operatio scientiae non omnino est ab exteriori.

 

 

 

Praeterea, Christus filius Dei non assumpsit aliquam imperfectionem nisi quae ad nostram redemptionem valebat. Sed imperfectio scientiae non valet ad nostram redemptionem. Ergo imperfectionem scientiae non assumpsit. Omnis autem creata scientia, ex hoc ipso quod creata est, aliquid imperfectionis habet. Ergo creatam scientiam non assumpsit.

 

Praeterea, quicumque est semper in actu considerationis secundum perfectissimam scientiam, non indiget aliqua scientia minus perfecta, quia nunquam secundum eam consideraret, et sicut frustra esset in eo. Sed Christus semper est in actu considerationis secundum perfectissimam scientiam, quae est scientia increata. Ergo in eo non est ponere aliam scientiam creatam.

 

Praeterea, natura non facit per duo quod per unum potest facere ; et multo minus Deus, qui ordinatius quam natura operatur. Sed Christus poterat fieri sapiens, si solam scientiam increatam haberet. Ergo non est factus sapiens scientia creata.

 

Praeterea, I Corinth. XIII, 10 : cum venerit quod perfectum est, evacuabitur quod ex parte est. Plus autem est imperfecta scientia creata in comparatione ad scientiam increatam, quam specularis visio per comparationem ad visionem speciei. Si igitur ratione imperfectionis visio fidei tollitur, ubi supervenit visio speciei, multo fortius tolletur scientia creata in Christo, ubi fuit scientia increata.

Praeterea, verbum unitum animae est magis ei intimum quam intellectus animae nostrae, ut cum sit verbum ei unitum non solum per essentiam, praesentiam et potentiam, sicut ceteris creaturis, et per gratiam sicut iustis, sed etiam in unitate personae. Sed anima nostra per potentiam intellectivam intelligit. Ergo anima Christi poterat esse sapiens per sapientiam verbi, et ita non indigebat scientia creata.

 

Praeterea, scientia creata, si eam Christus habuit, non est sibi data nisi ad eius perfectionem, sed anima Christi unita verbo, et scientiam crea­tam habens, non est nobilior quam si soli verbo uniretur sine scientia creata ; quia creatura adiuncta Deo nihil adicit bonitatis, sicut nec punc­tus, additus lineae facit eam maiorem. Ergo in Christo non est ponere scientiam creatam.

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Luc. II, versic. 52 : puer Iesus proficiebat sapientia etc. ; constat autem quod non secundum sapientiam increatam proficere poterat, quia illa nec proficit nec deficit. Ergo in eo est ponere scientiam creatam.

 

Praeterea, secundum Damascenum [De fide III, 6], omnia quae in natura nostra plantavit Dei verbum, assumpsit. Plantavit autem scientiam creatam. Ergo et illam assumpsit.

 

Praeterea, sicut scientia divina est supra scientiam intellectivam creatam, ita scientia intellectiva creata est supra scientiam sensitivam. Sed scientia sensitiva non tollitur ab eo qui habet scientiam intellectivam creatam, ut patet in homine. Ergo et scientia intellectiva creata potest manere superveniente intellectiva increata.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod sicut in Christo est ponere duas naturas, ita etiam duas scientias, creatam scilicet et increatam. Quidam tamen haeretici posuerunt in Christo solam scientiam increatam. Ut autem huius erroris videamus originem, sciendum est, quod quidam unionem divinae et humanae naturae intellexerunt hoc modo factam esse quo anima corpori unitur ; ut scilicet sicut anima est forma corporis, ita divinitas esset forma humanitatis in Christo.

Et ideo quidam considerantes, quod si verbum uniretur corpori Christi sicut anima corpori nostro quod posset eum vivificare sicut anima corpus nostrum vivificat, posuerunt quod in Christo non fuerunt nisi duae sub­stantiae, scilicet corpus, et divinitas, quae corpus loco animae vivificabat. Et hic fuit error Eunomii et sequacium eius.

 

Quidam vero attendentes hoc esse divinitati indignum quod corpori uniretur ut ipsum vivificans, posuerunt in Christo animam vivificantem corpus et sensificantem, sensibilem videlicet et vegetabilem, non autem intellectualem : sed dicebant, quod ipsum verbum erat in Christo loco intellectualis animae. Et hic fuit error Apollinaris et sequacium eius. Quo quidem errore supposito, planum esset in Christo non esse nisi scientiam increatam. Praedictus autem modus intelligendi unionem ad hoc inducit ut credatur una quaedam natura ex divina et humana confecta, sicut ex anima et corpore non solum fit una hypostasis, sed etiam una natura. Ex quo ulterius sequitur quod utriusque naturae veritas corrumpatur. Cum enim hoc sit de ratione divinae naturae ut sit a rebus omnibus separata quantum ad esse ; si ponatur esse alicuius corporis actus, a propria ratione decidet. Similiter etiam si a natura humana subtrahatur vel anima vel intellectus, vel aliquid eorum quae ad integritatem naturae pertinent, non remanebit veritas speciei ; cum ita sit de rationibus specierum sicut de numeris, ut dicitur in VIII Metaphysic. [l. 3 (1043 b 36)], in quibus unitate addita vel subtracta, species numeri variatur. Et ideo secundum praedictum errorem Christus neque verus Deus neque verus homo esset.

Ad hoc ergo quod Christus verus Deus et verus homo sit, oportet in ipso ponere omnia quae ad naturam divinam pertinent ; et iterum seorsum secundum rationem naturae in eadem persona omnia quae speciem hominis constituunt. Et ut non solum verus homo, sed etiam perfectus sit, oportet in eo ponere omnia quae nobis ad perfectionem necessaria sunt, sicut habitus scientiarum et virtutum. Sicut enim divinitas non potest esse actus corporis, ut ea corpus formaliter vivat, vel rationalis creatura fiat ; ita non potest esse actus animae rationalis, ut ea formaliter sit sciens vel virtuosus, sicut nos per habitum virtutis vel scientiae. Et ideo oportet in Christo ponere scientiam creatam, et virtutem creatam.

Ad primum igitur dicendum, quod scientia creata est quidem secundum quid anima Christi nobilior, in quantum est actus eius ; secundum quem modum et color eius corpore nobilior est, et quodlibet accidens suo subiecto, prout comparatur ad ipsum sicut actus ad potentiam. Simpliciter tamen subiectum est nobilius accidente ; et sic anima Christi, propria scientia.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis operatio attribuatur hypostasi ut operanti, tamen attribuitur naturae ut operationis principio. Operatio autem non recipit speciem ab operante, sed a principio operationis ; unde in uno operante sunt diversae operationes secundum speciem propter diversa operationum principia, sicut in homine videre et audire. Quamvis igitur in Christo non sit nisi una hypostasis, tamen sunt in eo duae naturae, et ideo etiam duae operationes ; et oportet Christum esse perfectum ad utramque operationem. Et sic non solum est in eo scientia increata, quae sufficit ad operationem naturae increatae, sed etiam scientia creata, quae exigitur ad perfectam operationem naturae creatae.

 

Ad tertium dicendum, quod calor, proprie loquendo, non agit, sed est medium quo ignis agit. Unde ita se habet ad operationem calefactionis sicut se habet scientia creata ad actum considerationis.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis in consideratione scientiae sit aliquid quod est ab intrinseco, tamen talis operatio non completur sine eo quod ab extrinseco est ; et in hoc dissimilitudo attenditur.

 

Ad quintum dicendum, quod quamvis esse creatum sit imperfectum comparatum ad eminentiam divinae operationis ; unumquodque tamen in genere suo perfectum est, et sui generis perfectionem quamdam requirit. Unde et natura creata in Christo quamdam perfectionem habuit creatam, quae fuit scientia creata.

 

Ad sextum dicendum, quod Christus semper est in actu considerationis secundum scientiam increatam ; sed quia ei duae operationes competunt secundum duas naturas, ideo per hoc non excluditur quin etiam habeat considerationem scientiae creatae.

 

Ad septimum dicendum, quod si Christus haberet tantum scientiam increatam, esset quidem sapiens Deus, sed, ut ita dixerim, non sapiens homo ; unde ad hoc quod in humanitate sapiens esset, oportuit quod scientiam creatam haberet.

 

Ad octavum dicendum, quod verbum apostoli intelligitur de perfectione quae imperfectioni opponitur : tunc enim perfecto adveniente imperfectum tollitur. Perfectio autem divinae scientiae non opponitur imperfectioni scientiae creatae, cum non sint circa idem ; unde ratio non sequitur.

 

Ad nonum dicendum, quod quamvis verbum sit magis intraneum animae quam aliqua eius potentia, prout eam sustinet et in esse conservat ; tamen intellectus vel aliqua alia potentia est magis unum cum anima, quia non solum in persona, sed in natura : secundum quod potentia est quaedam perfectio ipsius animae, non autem verbum. Unde anima Christi non potest, formaliter loquendo, intelligere per verbum sicut per intellectum.

 

Ad decimum dicendum, quod quamvis verbum et scientia creata non sint melius quam solum verbum ; tamen anima unita verbo et perfecta scientia creata, est perfectior quam si verbo uniretur sine hoc quod scientiam creatam haberet ; quia scientia creata in aliqua habitudine se habet ad animam in qua non se habet verbum. Et ideo ratio non sequitur.

 

 

 

 

 

Article 2 - L’ÂME DU CHRIST VOIT-ELLE LE VERBE PAR QUELQUE HABITUS ?

(Secundo quaeritur utrum anima Christi videat verbum per aliquem habitum.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Voir par un habitus, c’est voir par un intermédiaire. Or l’âme du Christ voit le Verbe sans intermédiaire. Elle ne voit donc pas par un habitus.

 

2° L’âme du Christ est bienheureuse en ce qu’elle voit le Verbe. Or la béatitude, ou la félicité, suivant le Philosophe au premier livre de l’Éthique, n’est pas dans un habitus, mais dans un acte. L’âme du Christ ne voit donc pas le Verbe par un habitus.

 

 

 

3° Plus une chose est simple, plus elle est proche de Dieu ; or plus une chose est proche de Dieu, plus elle est noble. Puis donc que l’âme du Christ est ennoblie surtout par sa parfaite vision du Verbe, il semble qu’aucune composition ne lui advienne dans cette vision ; ce qui serait le cas si elle saisissait par quelque habitus qui lui serait associé.

 

 

4° L’âme du Christ est plus noble que les anges, et surtout en ce qui touche la vision du Verbe. Or les anges ne voient pas le Verbe par des habitus car, comme dit Maxime dans son commentaire sur le septième chapitre de la Hiérarchie céleste, « il ne convient pas de penser que le grand Denys ait dit que les vertus, parmi les esprits divins, auraient été en eux à la façon des accidents, comme elles existent en nous, comme des choses différentes de leur sujet, et comme si c’étaient des qualités advenues : en effet, tout accident en est exclu ». Donc l’âme du Christ, elle non plus, ne voit pas le Verbe par un habitus.

 

5° On ne peut considérer l’âme du Christ que de l’une de ces deux façons : soit comme unie au Verbe, soit dans sa nature. Or, en tant qu’elle est unie au Verbe, il ne lui convient pas de voir le Verbe par l’inter­médiaire de quelque habitus, car elle n’est pas unie au Verbe par un habitus intermédiaire. Cela ne lui convient pas non plus dans sa propre nature : en effet, de même que n’importe quel tout est plus grand que sa partie, de même est-il meilleur et plus parfait que n’importe laquelle de ses parties. Or quelque partie de l’âme, comme l’intellect agent, effectue son opération sans l’intermédiaire d’aucun habitus, et cela semble relever de sa noblesse ; et ainsi, à bien plus forte raison, l’âme tout entière n’opère pas au moyen d’un habitus. Donc en aucune façon l’âme du Christ ne voit le Verbe par un habitus.

 

6° Comme dit la Glose en Hébr. 2, 9, « rien, après Dieu, n’est meilleur que la nature de l’âme humaine telle que le Christ l’a assumée ». Or même des créatures insensibles effectuent leurs opérations sans l’intermé­diaire d’un habitus, ce qui semble relever de leur noblesse, puisqu’en cela elles sont semblables à Dieu. Donc à bien plus forte raison l’âme du Christ a-t-elle son opération sans aucun habitus ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

En sens contraire :

 

1) Aucune puissance passive ne peut opérer si elle n’est perfectionnée par la forme de son [principe] actif, puisque rien n’opère qu’autant qu’il est en acte. Or l’intellect possible par lequel l’âme du Christ pensait, était une puissance passive. Elle ne pouvait donc penser que perfectionnée par la forme de son [principe] actif, c’est-à-dire de l’intel­ligible. Or les habitus, dans l’intelligence, ne semblent pas être autre chose que les espèces des intelligibles demeurant en elle. L’âme du Christ voyait donc Dieu et pensait les autres choses par quelque habitus intermédiaire.

 

2) Il ne convenait pas que le Fils de Dieu assumât une puissance intellective qui ne fût parfaite. Or la puissance intellective est perfectionnée par l’habitus de science. Il a donc assumé la science habituelle.

 

 

Réponse :

 

Pour voir clairement la réponse à cette question, il faut savoir ce qu’est un habitus, et pourquoi nous avons besoin des habitus.

 

Donc, autant qu’il apparaît à première vue, le mot « habitus » semble signifier quelque chose d’ajouté à la puissance, et par quoi elle est perfectionnée pour son opération.

 

Par ailleurs, il y a deux raisons pour lesquelles une puissance a besoin d’une chose surajoutée : à cause de la condition de sa nature, et à cause de la notion de la puissance elle-même ; et ce n’est pas sans raison puisque l’action, qui procède de la puissance, dépend de la nature, laquelle est l’origine de la puissance. Du côté de la nature, la puissance a besoin d’une chose surajoutée pour opérer, lorsque l’opération est telle qu’elle dépasse la faculté et la condition de la nature, comme par exemple il dépasse la condition de la nature humaine que l’on ait pour Dieu les sentiments d’un amour quasi social, comme si l’on avait part à son héritage ; c’est pourquoi notre puissance affective a besoin, pour cette opération, de l’habitus de charité. Du côté de la puissance, lorsque la puissance est ordonnée à des objets tels qu’elle ne peut nullement avoir par elle-même de façon parfaite l’acte correspondant ; par exemple, la puissance visuelle est ordonnée à connaître toutes les couleurs, mais il n’était pas possible que toutes les couleurs fussent en acte dans l’organe de la vue ; aussi cet organe est-il ordonné autrement, c’est-à-dire de telle façon qu’à la puissance visuelle puisse être ajoutée la ressemblance de n’importe quelle couleur, et que cette puissance passe ainsi à l’acte de vision.

 

Il faut cependant savoir que ce qui s’ajoute à la puissance y est reçu tantôt par mode d’habitus, tantôt par mode de passion. Par mode de passion, lorsque ce qui est reçu ne demeure pas dans le sujet qui reçoit, ni n’en devient une qualité, mais est effectué par quelque agent comme par un certain contact, et passe subitement ; ainsi, dans les Catégories, le Philosophe appelle la rougeur une passion, et non une qualité passible, lorsque quelqu’un rougit de honte subitement. Mais il y a réception par mode d’habitus lorsque ce qui est reçu est rendu comme connaturel au sujet qui reçoit ; et de là vient que l’habitus est appelé par le Philosophe « qualité difficilement mobile » ; d’où vient aussi que les opérations qui procèdent d’un habitus sont délectables, prêtes à l’usage, et facilement mises en œuvre, car elles sont rendues comme connaturelles. Les choses qui sont surajoutées dans les puissances sensitives ne le sont donc pas par mode d’habitus, mais par mode de passion ; en revanche, elles le sont par mode d’habitus dans les puissances de l’âme intellective, car la partie sensitive de l’âme est agie par une impulsion de la nature plutôt qu’elle n’agit, au lieu que la partie intellective est maîtresse de son acte, et c’est pourquoi il lui convient d’avoir un commode accès aux actes, afin qu’elle puisse agir quand il lui plaît.

 

De ce qui a été dit, il ressort aussi que la puissance est plus parfaite lorsqu’elle reçoit quelque chose par mode d’habitus que si elle reçoit seulement par mode de passion. Voilà pourquoi ce qui est surajouté dans l’âme du Christ doit nécessairement y être conçu comme un habitus. Or, pour les deux raisons susdites, il est nécessaire d’admettre dans l’âme du Christ quelque chose de surajouté : à cause de la nature, car voir l’essence divine est au-dessus de la condition de n’importe quelle nature créée, donc aucune créature ne peut y parvenir, à moins d’être élevée à cette vision bienheureuse par quelque lumière ; et certes, cette lumière est reçue en quelques-uns par mode de passion, comme en passant : c’est le cas de ceux qui entrent en ravissement ; mais dans le Christ, elle fut comme un habitus béatifiant son âme elle-même depuis le premier temps de sa création. Et à cause de la puissance : l’intelligence de l’âme humaine est en puissance à tous les étants, or il est impossible qu’il y ait un étant créé qui soit parfaitement l’acte et la ressemblance de tous les étants, car alors il posséderait infiniment la nature de l’entité ; donc Dieu seul peut penser toutes choses par lui-même sans aucun ajout, mais toute intelligence créée pense par des espèces surajoutées : soit acquises, comme cela se produit en nous, soit concréées ou infuses, comme pour les anges. Et ce qui convient aux anges par la condition de leur nature fut conféré à l’âme du Christ de façon bien plus éminente, par plénitude de grâce, afin qu’elle possédât, déposées en elle depuis sa création, les espèces de toutes les réalités. Mais, par le moyen de ces espèces, elle ne connaissait pas le Verbe, mais seulement les réalités créées.

 

Ainsi donc, il faut répondre que l’âme du Christ, pour cette connaissance par laquelle elle voyait le Verbe, a eu besoin d’un habitus, qui est une lumière, non pas afin que, par cette lumière, quelque chose devînt intelligible en acte, comme il y a en nous [pour cela] la lumière de l’intellect agent, mais afin que, par cette lumière, son intelligence créée fût élevée à ce qui est au-dessus d’elle. Quant à la connaissance des autres créatures, il eut cet habitus qui est une collection d’espèces ordonnées à la connaissance.

 

Réponse aux objections :

 

1° L’âme du Christ voit le Verbe sans intermédiaire qui soit une ressemblance de la réalité vue, comme l’espèce dans l’œil est la ressemblance du visible, ou comme le miroir est la ressemblance de la réalité reflétée ; mais il ne voit pas sans cet intermédiaire qui est une disposition du sujet qui voit. L’argument en question n’est donc pas concluant.

 

2° Lorsqu’il est dit que la félicité n’est pas dans un habitus, il faut entendre cela de l’habitus duquel ne procède pas d’acte. En effet, celui qui est en habitus et non en acte est semblable à celui qui dort. Mais il est nécessaire que l’acte en lequel consiste la félicité provienne de quelque habitus, suivant la sentence du Philosophe, sinon l’opération ne serait pas délectable et parfaite.

 

3° Selon Denys au cinquième chapitre des Noms divins, il en va différemment pour les participations et pour les participants. En effet, plus les participations sont simples, plus elles sont nobles : ainsi l’être l’est plus que le vivre, et le vivre que le penser, pour faire une comparaison entre l’être et le vivre après avoir séparé intellectuellement l’être du vivre. Dans les participants, en revanche, plus une chose est composée – je ne dis pas d’une composition matérielle, mais par réception de plus nombreuses participations –, plus elle est noble, puisque semblable à Dieu en plus de choses ; et une telle assimilation ne peut avoir lieu que moyennant réception de choses en provenance de Dieu. Et c’est pourquoi est plus noble l’âme qui, au-dessus de sa nature, a des habitus qui la perfectionnent.

 

4° La parole de Maxime doit s’entendre des accidents séparables et appartenant à la nature ; car si les essences avaient de tels accidents, elles seraient changeantes, et non immatérielles et subsistantes par soi. C’est pourquoi il ajoute : « Car, s’il en était ainsi, leur essence ne demeurerait sûrement pas en elle-même » ; et il conclut : « les habitus et les vertus leur sont donc essentiels à cause de leur immatérialité » ; et il appelle « essentiel » ce qui ne quitte jamais l’essence.

 

 

5° L’union dans le Christ n’a pas pour terme l’opération, mais l’être ; voilà pourquoi ce qui convient à l’âme en tant qu’elle est unie au Verbe, ce n’est pas voir le Verbe, ou quelque autre opération, mais seulement être dans l’hypostase du Verbe, au sens d’une immédiateté. Les opérations, quant à elles, lui conviennent en raison de ses puissances et de sa nature. Or, bien que l’âme tout entière soit plus parfaite que l’intellect agent, cependant toute puissance de l’âme n’est pas plus noble que l’intellect agent. Si donc l’intellect agent n’a pas besoin d’habitus, il n’en résulte pas nécessairement que l’intellect possible n’en ait pas besoin. En effet, que l’intellect agent n’ait pas besoin d’habitus pour son opération, vient de ce que l’intellect agent ne reçoit rien des intelligibles, mais qu’il leur donne plutôt sa forme en les rendant intelligibles en acte, au lieu que l’intellect possible a le comportement inverse.

 

 

 

6° Les puissances naturelles sont déterminées à une seule chose ; voilà pourquoi elles peuvent s’exercer sur leurs objets par elles-mêmes, et n’ont pas besoin d’une chose surajoutée pour agir. Par contre, les puissances rationnelles ont de nombreux objets, et cela tient à leur noblesse ; il n’en va donc pas de même.

 

Et videtur quod non.

 

Videre enim per habitum est videre per medium. Sed anima Christi videt verbum sine medio. Ergo non videt per habitum.

 

Praeterea, anima Christi in hoc beata est quod verbum videt. Beatitudo autem, sive felicitas, secundum philosophum in I Ethic. [l. 12 (1098 b 31 sqq.)], cap. VII, non est secundum habitum, sed secundum actum. Ergo anima Christi non videt verbum secundum habitum.

 

Praeterea, quanto aliquid est simplicius, tanto est Deo proximius : quanto autem est aliquid Deo proximius, tanto est nobilius. Cum igitur anima Christi maxime in hoc nobilitetur quod verbum perfecte videt ; videtur quod in illa visione non accidat ei aliqua compositio : quod esset, si per habitum aliquem sibi compositum intelligeret.

 

Praeterea, anima Christi est nobilior quam Angeli, et maxime quantum competit ad visionem verbi. Sed Angeli non vident verbum per aliquos habitus, quia ut dicit Maximus in commento super VII cap. Cael. Hier­arch. [Scholia in cap. 7, § 1], non convenit arbitrari, magnum Dionysium habitudines in divinis intellectibus more accidentium, quemadmodum et in nobis sunt, dixisse, et aliud in alio subiecto, et ac si qualitatem quamdam effectam ; accidens enim omne illic depulsum est. Ergo nec anima Christi videt verbum per aliquem habitum.

 

Praeterea, anima Christi non potest considerari nisi vel ut unita verbo, vel secundum suam naturam. Sed in quantum est unita verbo, non competit sibi videre verbum aliquo habitu mediante, quia non unitur verbo aliquo medio habitu. Similiter etiam nec sibi secundum propriam naturam hoc competit : sicut enim omne totum est maius (sua) parte, ita etiam est qualibet parte sua melius et perfectius. Sed aliqua pars animae, ut intellectus agens, efficit suam operationem nullo habitu mediante, quod videtur ad nobilitatem eius pertinere ; et ita multo fortius anima tota non operatur habitu mediante. Ergo nullo modo anima Christi videt verbum per aliquem habitum.

 

 

Praeterea, sicut dicit Glossa [P. Lombardi, PL 192, 418 C] Hebr., II, natura mentis humanae qualem Christus assumpsit, nihil post Deum est melius. Sed aliquae creaturae etiam insensibiles sine habitu medio suas operationes producunt ; quod ad nobilitatem ipsarum pertinere videtur, cum in hoc sint Deo similes. Ergo multo fortius anima Christi habet suam operationem absque aliquo habitu ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Sed contra. Nulla potentia passiva potest operari nisi perfecta per formam sui activi, cum nihil operetur nisi secundum quod est in actu. Sed intellectus possibilis, quo anima Christi intelligebat, erat potentia passiva. Ergo non poterat intelligere nisi per formam sui activi, hoc est intelligibilis, perfecta. Sed habitus in intellectu non videntur aliud esse quam species intelligibilium in ipso. Ergo anima Christi videbat Deum, et intelligebat alia aliquo medio habitu.

 

 

Praeterea, non decuit quod Dei filius potentiam intellectivam assumeret nisi perfectam. Perficitur autem intellectiva potentia per habitum scientiae. Ergo habitualem scientiam assumpsit.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod ad huius quaestionis evidentiam oportet scire quid est habitus, et ad quid habitibus indigeamus.

Quantum igitur in primo aspectu apparet, habitus significare videtur aliquid potentiae superadditum, quo perficitur ad suam operationem.

 

Indiget autem aliqua potentia aliquo superaddito, duplici ratione : et prop­ter conditionem naturae, et propter rationem ipsius potentiae. Nec immerito ; cum actio, quae a potentia procedit, a natura dependeat, quae est potentiae origo. Ex parte quidem naturae indiget potentia aliquo superaddito ad operandum : quando scilicet operatio talis est quae facultatem et conditionem naturae excedit ; sicut conditionem naturae humanae excedit ut ad Deum quasi sociali amore afficiatur, quasi haereditatis eius consors ; unde ad hanc operationem indiget affectiva nostra potentia habitu caritatis. Ex parte autem potentiae, quando potentia est ad talia obiecta ordinata quorum nullatenus ex seipsa potest perfecte actum habere ; sicut potentia visiva est ordinata ad cognoscendum omnes colores : non fuit autem possibile ut essent in organo visivo omnes colores in actu ; et ideo aliter est ordinatum, ut scilicet potentiae visivae possit superaddi similitudo cuiuslibet coloris, et sic in actum progrediatur visionis.

Sciendum tamen est, quod illud

quod additur potentiae, quandoque recipitur in ea per modum habitus,

quandoque autem per modum passionis. Per modum passionis quando receptum non immanet recipienti, neque efficitur qualitas eius, sed qua­si quodam contactu ab aliquo agente immutatur, et subito transit : sicut dicit philosophus in Praedicamentis [cap. 8 (9 a 4)] ruborem passionem, et non passibilem qualitatem, quando quis propter verecundiam in ruborem subito immutatur. Tunc vero recipitur per modum habitus, quando illud receptum efficitur quasi connaturale recipienti : et inde est quod habitus a philosopho dicitur qualitas difficile mobilis ; inde est etiam quod operationes ex habitu procedentes delectabiles sunt, et in promptu habentur, et faciliter exercentur, quia sunt quasi connaturales effectae. Ea igitur quae superadduntur in potentiis sensitivis, non superadduntur per modum habitus, sed per modum passionis ; in potentiis vero intellectivae animae per modum habitus : quia sensitiva pars animae agitur instinctu naturae magis quam agat ; intellectiva autem pars est domina sui actus, et ideo competit ei habere promptitudinem ad actus, ut possit operari cum libet.

Patet etiam ex praedictis, quod potentia perfectior est quando recipit aliquid per modum habitus, quam si recipiat solum per modum passionis. Et ideo illud quod superadditum est in anima Christi, oportet ibi ponere per modum habitus. Ex utraque autem praedictarum rationum oportet in anima Christi aliquid superadditum ponere. Ratione quidem naturae, quia videre divinam essentiam est supra conditionem cuiuslibet naturae creatae ; unde nulla creatura potest ad hoc pertingere, nisi aliquo lumine elevetur in illam beatam visionem : quod quidem lumen in aliquibus recipitur per modum passionis, quasi pertranseundo, ut in raptis ; in Christo autem fuit ut habitus ipsam animam eius beatificans a principio suae creationis. Ratione vero potentiae intellectus animae humanae est in potentia ad omnia entia. Impossibile est autem esse aliquod ens creatum quod sit perfecte actus et similitudo omnium entium, quia sic infinite possideret naturam entitatis. Unde solus Deus per seipsum sine aliquo addito potest omnia intelligere. Quilibet autem intellectus creatus intelligit per aliquas species superadditas, vel acquisitas, sicut in nobis accidit, vel concreatas, sive infusas, sicut in Angelis. Et quod quidem Angelis competit ex conditione naturae, hoc multo excellentius animae Christi fuit collatum ex plenitudine gratiae, ut omnium rerum species inditas in se haberet a sui creatione. Sed mediantibus his speciebus non cognoscebat verbum, sed solummodo res creatas.

 

Sic igitur dicendum est, quod anima Christi in cognitione qua verbum videbat, indiguit habitu, quod est lumen, non ut per quod fieret aliquid intelligibile actu, sicut est in nobis lumen intellectus agentis ; sed ut per quod intellectus elevaretur creatus in id quod est supra se. Quantum vero ad cognitionem aliarum creaturarum habuit habitum, qui est collectio specierum ordinatarum ad cognoscendum.

Ad primum igitur dicendum quod anima Christi videt verbum sine

medio quod sit similitudo rei visae, sicut species in oculo est similitudo visibilis, vel sicut speculum est similitudo rei speculatae ; non autem videt sine medio quod sit dispositio videntis. (Unde non procedit) ratio praedicta.

 

Ad secundum dicendum, quod cum dicitur quod felicitas non est in habitu ; intelligendum est de habitu a quo non procedit actus. Qui enim est in habitu et non in actu, similis est dormienti. Oportet autem ut actus ille in quo felicitas consistit, ab habitu aliquo progrediatur, secundum sententiam philosophi ; alias operatio non esset delectabilis et perfecta.

 

Ad tertium dicendum, quod secundum Dionysium in V cap. de Divin. Nomin. [§ 3], aliter est in participationibus et in participantibus. Participationes enim quanto sunt simpliciores, tanto nobiliores, sicut esse quam vivere, et vivere quam intelligere, ut fiat comparatio inter esse et vivere, separato per intellectum esse a vivere. In participantibus autem quanto aliquid est magis compositum, non dico compositione materiali, sed per receptionem plurium participationum, tanto est nobilius, quia tanto in pluribus Deo similatur ; et huiusmodi assimilatio esse non potest nisi secundum aliqua a Deo accepta. Unde et anima, quae supra naturam suam habet habitus eam perficientes, nobilior est.

 

Ad quartum dicendum, quod verbum maximi intelligendum est de accidentibus separabilibus, et pertinentibus ad naturam ; quia si huiusmodi accidentia haberent, essent mutabiles, et non immateriales, et per se stantes essentiae. Unde subiungit : si enim hoc esset, non utique maneret in semetipsa horum essentia ; et concludit : habitudines ergo eorum atque virtutes sunt eis essentiales propter immaterialitatem ; et appellat essentiale id quod nunquam essentiam derelinquit.

 

Ad quintum dicendum, quod unio in Christo non terminatur ad operationem, sed ad esse ; et ideo animae, in quantum est verbo unita, non competit vel videre verbum, vel aliqua alia operatio, sed hoc solum scilicet esse in hypostasi verbi, immediate loquendo. Conveniunt autem ei operationes ratione suarum potentiarum et suae naturae. Quamvis autem tota anima sit perfectior quam intellectus agens, non tamen quaelibet alia potentia animae est nobilior intellectu agente. Unde non oportet quod si intellectus agens non indiget habitu quod intellectus possibilis habitu non indigeat. Quod enim intellectus agens habitu non indigeat ad suam operationem, ex hoc contingit quod intellectus agens nihil recipit ab intelligibilibus, sed magis formam suam eis tribuit, faciendo ea intelligibilia actu ; intellectus autem possibilis e contrario se habet.

 

Ad sextum dicendum, quod potentiae naturales sunt determinatae ad unum ; et ideo per seipsas possunt in sua obiecta, nec indigent aliquo superaddito ad agendum. Potentiae autem rationales ad multa se habent, et hoc ad earum nobilitatem spectat ; et ideo non est simile.

 

 

 

 

Article 3 - LE CHRIST A-T-IL UNE AUTRE SCIENCE DES RÉALITÉS QUE CELLE PAR LAQUELLE IL LES CONNAÎT DANS LE VERBE ?

(Tertio quaeritur utrum Christus scientiam aliam habeat de rebus

quam illam qua cognoscit res in verbo.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme il est dit en I Cor. 13, 10 : « Quand sera venu ce qui est parfait, ce qui est partiel sera aboli. » Or la science par laquelle nous connaissons maintenant les réalités en elles-mêmes est partielle, comme il est dit au même endroit. Elle sera donc abolie à la venue de la science parfaite de la gloire, comme semble aussi le vouloir expressément l’Apôtre en cet endroit. Or la connaissance de la gloire, c’est-à-dire celle qui lui fait connaître les réalités dans le Verbe, fut dans le Christ dès le premier instant de sa conception. Il n’a donc pas eu une autre science des réalités.

 

2° [Le répondant] disait que la science est abolie à la venue de la gloire, non quant à l’essence, mais quant au mode par lequel l’intelligence contemple maintenant en enquêtant et en se tournant vers les phantasmes. En sens contraire : ce mode est de l’essence de la science ; or, si l’on enlève quelque chose d’essentiel, la substance de la réalité ne peut demeurer. La science elle-même ne peut donc pas demeurer dans sa substance si ce mode prend fin.

 

3° Selon le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, tous les habitus acquis par des actes produisent des actes semblables à ceux par lesquels ces habitus ont été acquis. Or la science que nous avons maintenant a été acquise par ce genre de considérations qui nous fait nous tourner vers les phantasmes et procéder par confrontation. Une telle science ne peut donc produire que de tels actes. La science demeurerait donc inutilement si un tel mode de connaissance prenait fin.

 

4° Il est impossible qu’il y ait deux formes de même espèce en un seul et même sujet. Or l’âme du Christ, lorsqu’elle voit les réa­lités dans le Verbe, possède des ressemblances des réalités qu’elle voit, puisque rien n’est vu que par sa ressemblance. Il n’est donc pas possible qu’elle ait d’autres ressemblances des mêmes réalités. Et ainsi, il ne peut y avoir dans le Christ une autre science que celle par laquelle il connaît les réalités dans le Verbe.

 

5° On admet une science dans l’âme du Christ à cause de la perfection de cette âme. Or, puisqu’elle voit les réalités dans le Verbe et le Verbe lui-même, elle n’est pas plus ou moins parfaite selon qu’elle a ou non une autre science. Il ne faut donc pas admettre une autre science dans le Christ. La preuve de la mineure est donnée par saint Augustin, qui dit au quatrième livre des Confessions : « Malheureux qui les sait toutes sans te connaître ! » – il s’agit des créatures – « Heureux au contraire qui te connaît, quand même il ne sait rien d’elles ! Mais qui te connaît et elles en même temps, ne leur doit pas plus de bonheur : il ne doit qu’à toi son bonheur. »

 

En sens contraire :

 

1) Le Christ fut plus parfait que les anges, comme le prouve l’Apôtre en Hébr. 1, 4 sqq. Or les anges, outre la connaissance des réa­lités qu’ils ont dans le Verbe, ont aussi une connaissance des réalités dans leur nature propre, comme le montre saint Augustin dans son livre sur la Genèse au sens littéral. Donc, à bien plus forte raison, l’âme du Christ, outre la science des réalités qu’elle a dans le Verbe, connaît-elle les réalités dans leur nature propre.

 

2) Aucune des perfections naturelles ne devait faire défaut au Christ. Or une perfection naturelle de l’âme humaine est de connaître les réalités dans leur genre propre. Le Christ a donc possédé une telle science des réalités.

 

Réponse :

 

Comme on l’a déjà dit, la perfection qui convient surnaturellement au Christ n’exclut pas sa perfection naturelle, de même que la vie incréée n’exclut pas l’âme vivifiante. Or la connaissance par laquelle l’âme du Christ connaît le Verbe et les réa­lités dans le Verbe est surnaturelle, comme on l’a dit ; cela n’exclut donc pas que l’âme du Christ ait toute la perfection naturelle.

 

 

 

La perfection naturelle de n’importe quel existant en puissance est d’être amené à l’acte. Or l’intellect possible est naturellement en puissance aux intelligibles ; il est donc imparfait avant d’être amené à l’acte, et il est perfectionné lorsqu’il est amené à l’acte de manière à avoir la connaissance des réalités. Voilà pourquoi certains philosophes, considérant la perfection naturelle de l’homme, affirmèrent que sa félicité ultime consistait en ce que l’ordre de tout l’univers soit décrit dans l’âme de l’homme. Le Christ eut donc cette perfection, si bien que, par la science qui lui était divinement infusée, il connaissait les réalités dans leur nature propre bien plus parfaitement que l’homme en l’état d’innocence, ou que les anges par leur connaissance naturelle.

 

Réponse aux objections :

 

1° Au sujet de la science, il y a deux opinions. L’une est que la science acquise ici-bas demeure quant à l’essence de l’habitus, mais que le mode par lequel nous usons de la science ici-bas est ôté ; et c’est de cette opinion que procède la réponse qui a été fournie dans la dispute. Il faut cependant ajouter que, puisque le Christ était compréhenseur et voyageur, il eut les deux modes de considération : l’un par lequel il était conformé aux anges, en sorte qu’il considérait sans processus discursif, l’autre par lequel il considérait en se tournant vers les phantasmes ; et cela, c’est-à-dire la possession de ces deux modes, est propre au Christ, à qui il revient d’être en même temps compréhenseur et voyageur. L’autre opinion est que, même selon l’essence de l’habitus, la science acquise ici-bas sera abolie ; et suivant cette opinion – encore que je ne croie pas qu’elle soit vraie – on peut répondre que l’âme du Christ n’a pas eu de science acquise des sens, mais une science infuse, telle qu’en ont les anges par les espèces concréées ; et il est avéré qu’une telle science demeure dans les anges avec la vision de la gloire.

 

 

2° Ce mode de connaissance est essentiel à la science non pas de son côté à elle, mais du côté du sujet, auquel un tel mode de pensée convient selon l’état de voie. La seule chose qui est essentielle par soi à la science selon elle-même, est que les objets de science soient connus par elle. Voilà pourquoi lorsque l’état du sujet varie, le mode de pensée varie, mais non l’habitus de science.

 

 

3° De deux façons un acte peut être dit semblable à un autre. D’abord quant à l’espèce de l’acte, qu’il tient de la matière sur laquelle il s’exerce. Et en ce sens, l’habitus acquis produit toujours un acte semblable à l’acte par lequel l’habitus a été généré ; par exemple, en faisant des actes de courage l’on devient courageux et, devenu courageux, on fait des actes de courage. Ensuite quant au mode qui s’ensuit de la disposition du sujet ; et il n’est pas nécessaire que les actes susdits soient semblables en ce sens. En effet, il est avéré que les actes par lesquels le courage politique s’acquiert sont des actes accompagnés de tristesse et effectués sans plaisir, au lieu que ceux qui suivent l’habitus sont plus faciles et accompagnés de plaisir, ou du moins sans tristesse. De même dans la science, nous constatons que l’homme, en considérant des choses, en acquiert la science, et que lorsqu’il les sait, il peut considérer ces mêmes choses, mais d’une autre façon qu’auparavant, car il n’enquête plus, mais contemple ce sur quoi il avait d’abord enquêté. Et de même, rien n’empê­che que les actes qui sont produits par les habitus dans l’état de gloire aient un autre mode.

 

4° L’âme du Christ, ou n’importe quelle autre âme, n’a pas d’autres ressemblances des réalités qu’elle connaît dans le Verbe que le Verbe lui-même, quant à ce qu’on appelle connaître dans le Verbe ; quoiqu’elle puisse, à partir de ce qu’elle voit dans le Verbe, former pour soi des ressemblances des choses qu’elle voit ; comme celui qui voit quelque chose dans un miroir voit la réalité par la forme du miroir. Mais il a été traité plus complètement de cela dans la question sur les anges.

 

 

5° La béatitude de l’homme consiste dans la connaissance de Dieu et non dans la connaissance des créatures. Ce n’est donc pas à cause de la connaissance des créatures que l’on est davantage bienheureux, mais seulement à cause de la connaissance de Dieu. Néanmoins la connaissance des créatures relève elle-même de la perfection naturelle de l’âme, comme on l’a dit.

 

Et videtur quod non.

 

Quia, ut dicitur I Corinth., XIII, 10 : cum venerit quod perfectum est, evacuabitur quod ex parte est. Scientia autem qua nunc res in seipsis cognoscimus, ex parte est, ut ibidem dicitur. Ergo adveniente perfecta scientia gloriae, evacuatur, sicut et ibi expresse videtur velle apostolus. Sed in Christo fuit cognitio gloriae ab initio suae conceptionis, qua scilicet cognovit res in verbo. Ergo non habuit aliam scientiam de rebus.

 

 

 

Sed dicebat, quod scientia evacuatur adveniente gloria, non quantum ad essentiam, sed quantum ad modum quo nunc inquirendo et convertendo se ad phantasmata intellectus specu­latur. – Sed contra, modus iste est de essentia scientiae ; ablato autem aliquo essentiali, non potest rei substantia remanere. Ergo non potest ipsa scientia secundum suam substantiam remanere, modo isto cessante.

 

Praeterea, secundum philosophum in II Ethicorum [l. 2 (1104 a 27)], omnes habitus ex actibus acquisiti, reddunt similes actus illis actibus ex quibus acquisiti sunt. Sed scientia quam nunc habemus acquisita est ex talibus considerationibus quibus ad phantasmata convertimur, et procedimus conferendo. Ergo non potest talis scientia nisi tales actus reddere. Frustra ergo remaneret scientia, tali modo sciendi cessante.

 

Praeterea, impossibile est duas formas eiusdem speciei in uno et eodem subiecto esse. Sed anima Christi videns res in verbo, habet similitudines rerum quas videt, cum nihil videatur nisi per suam similitudinem. Ergo non est possibile quod earumdem rerum habeat alias similitudines. Et ita non potest esse alia scientia in Christo nisi illa qua cognoscit res in verbo.

 

Praeterea, scientia ponitur in anima Christi propter eius perfectionem. Sed anima Christi ex quo videt res in verbo et verbum ipsum, non est perfectior vel minus perfecta, sive habeat aliam scientiam, sive non. Ergo non est in eo ponere aliam scientiam. Probatio mediae est per Augustinum qui dicit in IV Confessionum [Confess. V, 4] : infelix homo qui scit omnia illa, scilicet creaturas, te autem nescit ; beatus autem qui te scit, etiam si illa nesciat. Qui autem te et illa novit, non propter illa beatior, sed propter te solum beatus.

Sed contra. Christus fuit Angelis perfectior, ut probat apostolus, Hebr., I, 4 ss. Sed Angeli praeter cognitionem rerum quam habent in verbo, habent etiam rerum cognitionem in propria natura, ut patet per Augustinum super Genes. ad litteram [IV, 22]. Ergo multo fortius anima Christi praeter scientiam rerum quam habet in verbo, scit res in propria natura.

 

 

Praeterea, nulla naturalium perfectionum Christo debuit deesse. Sed naturalis perfectio animae humanae est ut cognoscat res in proprio genere. Ergo talem scientiam de rebus Christus habuit.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod, sicut prius dictum est, perfectio supernaturaliter conveniens Christo non excludit naturalem eius perfectionem, sicut vita increata non excludit animam vivificantem. Cognitio autem qua anima Christi cognoscit verbum et res in verbo, est supernaturalis, ut dictum est [art. praeced.] ; unde per hoc non excluditur quin anima Christi habeat omnem perfectionem naturalem.

Cuiuslibet autem existentis in potentia perfectio naturalis est ut in actum educatur. Intellectus autem possibilis naturaliter est in potentia ad intelligibilia : unde antequam in actum reducatur, est imperfectus ; perficitur autem cum in actum reducitur, ut rerum notitiam habeat. Et ideo quidam philosophi attendentes perfectionem naturalem hominis, dixerunt ultimam felicitatem hominis in hoc consistere quod in anima hominis describatur ordo totius universi. Habuit igitur Christus hanc perfectionem, ut per scientiam sibi divinitus infusam res in propria natura cognosceret, multo perfectius quam homo in statu innocentiae, vel quam Angeli secundum cognitionem naturalem.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod circa scientiam est duplex opinio. Una quod scientia hic acquisita remaneat quantum ad essentiam habitus, sed tollatur modus quo hic scientia utimur : et secundum hanc procedit responsio illa quae tacta est in obiiciendo. Tamen oportet addere, quod cum Christus esset comprehensor et viator, habuit utrumque modum considerandi : unum quo Angelis conformabatur, ut sine discursu consi­­deraret ; alium quo per conversionem ad phantasmata : quod quidem Christo proprium est, ut scilicet utrumque hunc modum habeat, cui competit esse comprehensorem et viatorem simul. Alia vero opinio est, quod etiam secundum essentiam habitus scientia hic acquisita evacuetur : et secundum hanc (quamvis non credam eam esse veram) potest responderi, quod anima Christi non habuit scientiam a sensibus acquisitam, sed infusam, qualem Angeli habent per species concreatas ; et talem scientiam constat etiam in Angelis remanere cum gloriae visione.

 

Ad secundum dicendum, quod modus iste cognoscendi non est essentialis scientiae ex parte sui, sed ex parte subiecti, cui secundum statum viae talis modus intelligendi competit. Hoc autem per se solum essentiale est scientiae secundum seipsam, ut per eam scibilia cognoscantur. Et ideo quando variatur status subiecti, variatur modus intelligendi, non tamen habitus scientiae.

 

Ad tertium dicendum, quod unus actus potest dici similis alteri

dupliciter. Uno modo quantum ad speciem actus, quam trahit a materia circa quam est. Et sic habitus acquisitus semper reddit actum similem illi actui a quo generatus est ; sicut fortia faciendo efficitur aliquis fortis, et fortis effectus fortia facit. Alio modo quantum ad modum qui sequitur dispositionem subiecti : et sic non oportet actus praedictos esse similes. Constat enim quod actus ex quibus fortitudo politica acquiritur, sunt actus cum tristitia et sine delectatione effecti ; actus autem qui sequuntur habitum, sunt faciliores, et cum delectatione, vel saltem sine tristitia. Ita etiam videmus in scientia, quod homo considerando aliqua acquirit scientiam illorum, et sciens illa potest eadem considerare, tamen alio modo quam ante, quia iam non inquirit, sed contemplatur quod prius inquisiverat. Et sic etiam nihil prohibet, actus qui redduntur ab habitibus in statu gloriae, habere alium modum.

 

 

 

Ad quartum dicendum, quod anima Christi et quaelibet alia anima non habet alias similitudines eorum quae cognoscit in verbo, quam ipsum verbum, quantum ad hoc quod in verbo cognoscere dicitur ; quamvis ex hoc quod in verbo videt, possit sibi formare similitudines eorum quae videt ; sicut qui videt aliquid in speculo, videt rem per formam speculi. Dictum autem est de hoc plenius in quaestione de Angelis [cf. supra qu. 8, art. 5].

 

Ad quintum dicendum, quod beatitudo hominis consistit in cognitione Dei, non autem in cognitione creaturarum. Unde non est aliquis beatior propter creaturarum cognitionem, sed solum propter cognitionem Dei. Nihilominus tamen ipsa creaturarum cognitio ad perfectionem animae naturalem pertinet, ut dictum est [art. praeced.].

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 4 - L’ÂME DU CHRIST CONNAÎT-ELLE DANS LE VERBE TOUT CE QUE LE VERBE SAIT ?

(Quarto quaeritur utrum anima Christi sciat in verbo omnia quae scit verbum.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Dieu sait une infinité de choses, comme dit saint Augustin. Or l’âme du Christ ne peut savoir une infinité de choses, puisqu’elle est finie. L’âme du Christ ne peut donc connaître dans le Verbe tout ce que Dieu sait.

 

2° [Le répondant] disait que l’âme du Christ reçoit de son union au Verbe le pouvoir de connaître une infinité de choses. En sens contraire : l’opération de l’âme du Christ sort de cette âme non par l’intermédiaire du Verbe, mais par l’intermédiaire de sa puissance propre. Or sa puissance n’est pas infinie, puisque son essence est finie. Son opération ne peut donc pas non plus s’étendre à la connaissance d’une infinité de choses, quoique le Verbe, auquel elle est unie, soit infini.

 

3° Dans l’union de la nature humaine et

de la nature divine, comme dit saint Jean

Damascène, « l’incréé est resté incréé, et le créé est resté créé ». Or la capacité et l’action de n’importe quelle chose créée est finie. L’âme du Christ n’a donc pas reçu de son union au Verbe le pouvoir de connaître une infinité de choses.

 

 

4° Il convient au Verbe, parce qu’il est infini, non seulement de connaître une infinité de choses, mais aussi de comprendre l’infini, c’est-à-dire Dieu. Si donc l’âme du Christ avait reçu de son union au Verbe la connaissance d’une infinité de choses, pour la même raison elle aurait reçu de la même union la compréhension de Dieu ; ce qui serait faux.

 

5° Cette opération par laquelle l’âme du Christ connaissait une infinité de choses, était soit le Créateur, soit une créature. Si c’était le Créateur, elle procédait pourtant de l’âme du Christ, qui est créature, donc le Créateur procède de la créature, ce qui est impossible. Et si c’est une créature, toute créature est finie, donc cette opération est finie ; une infinité de choses ne peut donc pas être connue par elle.

 

6° [Le répondant] disait que, bien que cette opération soit finie, elle a cependant un rapport à une infinité de choses. En sens contraire : cette relation par laquelle elle se rapporte à une infinité de choses, est soit une créature, soit le Créateur ; et l’on procède ensuite de la même façon que précédemment.

 

7° Si l’âme du Christ sait une infinité de choses, alors, puisque tout ce qui est connu l’est par quelque espèce, elle connaîtra cette infinité de choses soit par une espèce infinie, soit par une espèce finie. Or ce n’est pas par une espèce infinie, car aucune espèce créée n’est infinie. Et si c’est par une espèce finie, une espèce finie n’étant pas la raison formelle d’une infinité de choses, il sera impossible que l’âme du Christ connaisse une infinité de choses.

 

8° [Le répondant] disait que, bien que l’espèce par laquelle l’âme du Christ connaît soit créée, cependant l’union au Verbe de Dieu lui donne d’être la raison de la connaissance d’une infinité de choses. En sens contraire : l’union au Verbe de Dieu n’élève pas une créature au-delà des limites de la créature : en effet, ce qui est créé ne peut nullement devenir incréé. Or il est au-delà des limites de la créature qu’une chose soit la raison formelle d’une infinité. Donc aucune espèce créée n’est élevée à cela par l’union.

 

9° Saint Isidore dit que l’homme assumé n’égalait le Verbe ni dans la science ni en autre chose ; ni, par conséquent, dans le nombre des objets sus ; donc, etc.

 

 

 

10° Si deux quantités sont égales par la longueur, encore qu’elles ne le soient pas en largeur, nous pouvons les appeler égales en quelque façon. Or, de même qu’un quantum est appelé grand selon plusieurs dimensions, de même la science est appelée grande pour diverses raisons : d’une part, à cause de la multitude des objets sus, d’autre part, à cause de la clarté de la connaissance. Si donc la science de l’âme du Christ égale la science divine dans le nombre des objets sus, quoiqu’elle ne l’égale pas dans la limpidité ou la clarté de la connaissance, on pourra dire que la science de l’âme du Christ égale la science divine en quelque façon ; or il semble absurde de penser que la créature égale le Créateur en quelque chose.

 

11° Le Christ a assumé avec notre nature les défauts qui n’empêchaient pas la fin de l’assomption, c’est-à-dire notre rédemption. Or la nescience de nombreuses réalités n’eût jamais empêché notre rédemption, comme par exemple si le Christ n’avait pas su combien il y avait de pierres au fond de quelque fleuve. Il ne faut donc pas dire que le Christ a su toutes choses.

 

 

12° [Le répondant] disait que, bien que la connaissance de telles choses n’aide pas à obtenir la fin de notre rédemption, cependant leur nescience empêcherait la perfection du Christ. En sens contraire : de même que la nescience s’oppose à la perfection de l’âme, de même la faim et la soif s’opposent à la perfection du corps. Or le Christ a assumé la faim et la soif parce qu’elles ne s’opposaient pas à notre rédemption. Donc, pour la même raison, il dut assumer la nescience de nombreuses choses.

 

13° Saint Ambroise dit : « Toute nature est circonscrite dans ses limites déterminées. » Or rien de tel ne s’étend à une infinité de choses. L’âme du Christ ne connaît donc pas une infinité de choses.

 

14° De même que la science est dite infinie en extension, en tant qu’elle connaît une infinité de choses, de même elle est dite infinie en intensité, en tant qu’elle connaît de façon infiniment claire. Or la science du Christ ne fut pas infinie en intensité, car alors elle eût égalé en clarté la science divine. Elle ne fut donc pas non plus infinie en extension ; [son âme] ne sut donc ni une infinité de choses ni tout ce que Dieu sait.

 

En sens contraire :

 

1) À propos de ce passage d’Apoc. 5, 12 : « L’Agneau […] est digne de recevoir […] la sagesse », il est dit dans la Glose : « la connaissance de tout ce que Dieu sait ». L’âme du Christ sait donc tout ce que Dieu sait.

 

2) Il est possible à un seul infini de connaître une infinité de choses, car Dieu aussi, par son essence, qui est infinie, connaît une infinité de choses. Or l’âme du Christ voit le Verbe, qui est infini, et par le Verbe elle voit les autres choses. Elle peut donc savoir une infinité de choses.

 

3) Il est dit en Col. 1, 19 : « Il était bien que toute la plénitude résidât dans le Christ. » Or ce ne serait point, s’il n’avait la connaissance de tout ce que Dieu connaît. L’âme du Christ sait donc tout ce que Dieu sait.

 

 

4) Tout ce qui peut être communiqué à une créature, a été communiqué à l’âme du Christ. Or avoir la connaissance de toutes choses est communicable à la créature car, suivant le Philosophe, l’intellect possible est en puissance à tous les intelligibles. Il fut donc communiqué à l’âme du Christ de voir toutes choses dans le Verbe.

 

Réponse :

 

Pour voir clairement la réponse à cette question, il est nécessaire de comprendre ce que signifie « voir quelque chose dans le Verbe ». Il faut donc savoir qu’une chose ne peut être vue en quelque autre que selon le mode avec lequel elle est en cette autre chose. Or il se produit de deux façons que de nombreuses choses soient en une seule. D’abord de façon séparée et multiple, comme plusieurs formes resplendissent dans un miroir, chacune séparément, et c’est ainsi que plusieurs hommes sont dans une maison. Ensuite uniformément et

simplement, comme plusieurs effets sont

virtuellement dans la cause, comme aussi les conclusions sont dans le principe, et les membres dans le germe. Donc, quiconque regarde quelque chose, voit aussi en conséquence les choses qui y sont de façon multiple et séparée, puisque chacune d’elles se présente à lui tout comme cette chose unique en laquelle elles sont contenues ; et c’est pourquoi celui qui voit un miroir voit les formes qui s’y reflètent. Mais il n’est pas nécessaire que celui qui voit une chose unique voie tout ce qui y est de façon uniforme et unie, sauf lorsqu’il comprend toute la puissance de cette chose unique ; comme il n’est pas nécessaire que celui qui voit quelque principe voie toutes les conclusions virtuellement existantes en lui, sauf peut-être s’il le comprend.

 

Or les réalités créées sont en Dieu non pas de façon multiple, mais unie, comme dit Denys. Donc, quand on dit que la réalité est en Dieu, elle est plus assimilée au mode par lequel les effets sont dans la cause ou les conclusions dans le principe, qu’au mode par lequel les formes sont dans le miroir. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que quiconque voit le Verbe voie tout ce que le Verbe voit en lui-même, comme certains l’ont affirmé, alléguant l’exemple des formes du miroir qui sont vues lorsqu’on voit le miroir. En effet, le Verbe lui-même se comprend ; en se voyant, il connaît donc tout ce qui est en lui de façon virtuelle et unie. Mais il n’est pas nécessaire que les intelligences créées, qui ne comprennent pas le Verbe, en le voyant voient tout ce qui est en lui.

 

Néanmoins, l’âme du Christ jouit en cela d’une plus grande prérogative qu’une intelligence créée : en effet, elle voit dans le Verbe toutes les choses passées, présentes et futures. Et la raison en est que, puisque Dieu est le principe et la fin de toutes les réalités, on trouve deux relations de lui aux créatures : l’une par laquelle toutes choses viennent à l’existence à partir de Dieu ; l’autre par laquelle elles sont ordonnées à lui comme à une fin : certaines par voie d’assimilation seulement, comme les créatures sans raison, d’autres tant par voie d’assimilation qu’en parvenant aussi à l’essence divine elle-même. En effet, à toute nature procédant de Dieu il a été donné de tendre vers le bien par toute son opération. Or, dans l’obtention de tout bien, la créature est assimilée à Dieu ; mais les créatures rationnelles ont, avec cela, la propriété de parvenir par leur opération à connaître et aimer Dieu lui-même ; par conséquent elles sont plus capables de béatitude que les autres créatures. Et en l’une et l’autre relation, on trouve que le Créateur surpasse les créatures. Quant à la première, parce qu’en plus de tout ce que Dieu a fait, il pourrait faire encore d’autres choses dissemblables, de nouvelles espèces, de nouveaux genres et d’autres mondes ; et jamais ce qui a été fait ne peut égaler la puissance de celui qui fait. Quant à la seconde, parce que, à quelque niveau que se hausse sa participation du bien, la créature ne parvient cependant jamais à égaler la bonté de Dieu. En outre, si grands que soient sa connaissance et son amour de Dieu, jamais cependant la créature rationnelle ne le connaît et ne l’aime aussi parfaitement qu’il est aimable et connaissable. Or, de même que les créatures seraient imparfaites si elles procédaient de Dieu et n’étaient pas réordonnées à Dieu, de même la sortie des créatures à partir de Dieu serait imparfaite si le retour à Dieu n’égalait pas la sortie. Voilà pourquoi, si fort qu’elle participe à l’être, chaque créature participe à la bonté dans la même mesure. Aussi est-il nécessaire que les plus éminentes intelligences créées connaissent Dieu à tel point que

leur connaissance égale la procession des

créatures à partir de Dieu. Or les réalités procèdent de Dieu et par voie de nature, et selon l’ordre de la grâce. Les intelligences créées qui sont établies au sommet des créatures par la condition de leur nature, c’est-à-dire les anges, reçoivent donc en Dieu et de Dieu la connaissance de toutes les choses naturelles. Mais le Christ est établi au-dessus de toute créature même quant aux dons de la grâce, car « nous avons tous reçu de sa plénitude, et grâce pour grâce », comme il est dit en Jn 1, 16 ; voilà pourquoi il a lui-même reçu en Dieu la connaissance de tout ce qui procède de Dieu en un temps quelconque, non seulement selon l’ordre de la nature, mais aussi selon l’ordre de la grâce.

 

 

 

L’âme du Christ connaît donc toutes les créatures, non seulement quant aux propriétés naturelles, connaissance que les anges aussi possèdent, mais encore en tant qu’elles obéissent à la divine providence, étant ordonnées à une fin : le salut de l’homme et les dons de la grâce ; voilà pourquoi elle connaît tous les singuliers et tous les actes singuliers de tous, et même les secrets du cœur, ce qui ne doit se dire d’aucune autre créature. Et cependant, parce qu’elle n’atteint pas à la compréhension de l’infinité divine elle-même, il reste encore à Dieu la faculté de faire beaucoup d’autres choses que celles que l’âme du Christ connaît.

 

Réponse aux objections :

 

1° À cet argument on répond généralement que Dieu sait certaines choses par science de vision, à savoir celles qui existent, existeront ou ont existé ; lesquelles ne sont pas une infinité, en supposant que le monde ait un commencement et une fin. Et l’on dit que Dieu voit ces seules choses, parce qu’une vision porte sur des choses qui subsistent en elles-mêmes hors de l’intelligence de celui qui voit. D’autres choses sont sues de Dieu par science de simple intelligence, à savoir celles qu’il peut faire, quoiqu’elles ne soient jamais à venir ; et celles-là sont une infinité. Et l’on dit qu’il a l’intelligence de ces choses, en ce sens que l’intelligence peut former pour soi les quiddités de choses qui n’existent pas hors d’elle. L’âme du Christ voit donc dans le Verbe toutes les choses présentes, passées et futures, mais non tout ce que Dieu peut faire ; et ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il sache une infinité de choses.

 

Mais cette réponse n’ôte pas sa force à l’argument. En effet, supposé que la génération dure infiniment dans l’avenir – ce que Dieu pourrait faire –, il est certain qu’une infinité d’hommes seraient à venir, et Dieu les connaîtrait tous par science de vision. Par conséquent, si l’âme du Christ savait tout ce que Dieu sait par science de vision, il s’ensuivrait qu’il saurait une infinité de choses, mais ne connaîtrait cependant pas tout ce que Dieu peut faire, car en plus des individus infiniment nombreux de ces espèces finies, Dieu peut faire une infinité d’autres espèces et une infinité d’individus en chacune d’elles, comme cela est clair, surtout dans le cas des proportions numériques. En effet, si l’on prend des individus dans une espèce de proportion, ils sont multipliés à l’infini ; par exemple, dans l’espèce du double, il y a la proportion de 2 à 1, de 4 à 2, de 6 à 3, et ainsi à l’infini ; et de nouveau, au-dessus de la proportion du double, il y a une autre espèce : le triple, et ensuite le quadruple, puis le quintuple, et ainsi à l’infini ; et cependant, chacune d’elles contient une infinité d’individus en puissance. Par conséquent, si la génération future durait même à l’infini dans les espèces finies qui existent actuellement, Dieu pourrait faire de plus nombreuses choses encore, car il pourrait faire de nouvelles espèces, et en faire à l’infini. Et ainsi l’on voit clairement qu’il ne revient pas au même de dire que l’âme du Christ connaît une infinité de choses, et de dire qu’elle connaît tout ce que Dieu peut faire.

 

De plus, en connaissant toutes les créatures par science de vision, Dieu les comprend ; et ainsi, il sait tout ce qui est dans la puissance des créatures. Or, dans la puissance des créatures, il y a l’infini, comme on le voit bien dans la division du continu et dans l’accroissement des nombres. Puis donc que l’âme du Christ comprend aussi les créatures, elle sait les infinis qui sont en puissance dans les créatures.

 

En outre, si les âmes des damnés sont perpétuelles et qu’en elles « les pensées auront un caractère mouvant », Dieu n’ignorant aucune d’elles, il connaît dès maintenant une infinité de futurs par science de vision. Si donc l’âme du Christ sait tout ce que Dieu sait par science de vision, il est nécessaire d’affirmer qu’elle sait une infinité de choses.

 

Voilà pourquoi il faut répondre autrement, en disant que nous trouvons dans les réa­lités une chose qui, absolument parlant, est, et qui est infinie sous tous rapports : Dieu ; nous trouvons aussi une chose qui est finie sous tous rapports, comme les réa­lités matérielles ; et une chose qui est finie d’une certaine façon, et infinie d’une autre façon : ainsi n’importe quelle substance immatérielle est finie en tant qu’elle a un être limité à sa nature propre, attendu qu’aucune substance créée, quoique immatérielle, n’est son être, mais qu’elle participe l’être ; cependant elle est infinie par exclusion de cette limite qui circonscrit la forme du fait même qu’elle est reçue dans une matière, puisque tout ce qui est reçu est en ce qui reçoit selon le mode de ce qui reçoit.

 

Donc, selon la façon dont elle est infinie, une réalité se rapporte diversement à l’infini par son action. En effet, ce qui est infini selon l’être et à cause de son immatérialité, comme Dieu, se rapporte à l’infini par son opération tant selon la matière ou la quantité que selon la nature de l’espèce ou du genre. Dieu peut donc connaître une infinité d’individus et une infinité d’espèces ; car il connaît tout ce qu’il peut faire, et il peut faire à l’infini de nouvelles espèces. Et en plus de cela, puisqu’une chose agit dans la mesure où elle est en acte, de même que l’être de Dieu est infini, de même son action a une efficace infinie.

 

 

La réalité matérielle, par contre, n’a de rapport à l’infini en aucune de ces deux façons, c’est-à-dire ni à l’infini selon la quantité ou la matière, ni à l’infini selon l’espèce ; comme cela est évident dans le cas de la vue, qui est une certaine puissance matérielle, et c’est pourquoi elle ne peut pas connaître n’importe quelle espèce, mais une espèce déterminée, c’est-à-dire la couleur ; et elle ne peut connaître des infinis que successivement, car, puisqu’elle est matérielle, son action est matérielle et atteint les choses qui sont infinies selon la quantité continue ou discrète, qui est l’infinité matérielle, à la façon dont elles sont infinies, c’est-à-dire en comptant partie après partie ; voilà pourquoi il est impossible que jamais elle parvienne à la connaissance d’une infinité, fût-elle d’individus. Et parce que notre intelligence, dans l’état présent, reçoit du sens, de là vient qu’elle non plus ne peut connaître une infinité de choses de cette façon.

 

Quant aux substances immatérielles, qui sont d’une certaine façon finies et d’une autre façon infinies, parce qu’elles ont un être fini il est nécessaire que leur opération à la fois soit d’une efficace finie et qu’elle se rapporte à des natures finies ; mais parce qu’elles sont immatérielles, leur opération s’étend à des choses matériellement infinies. Donc notre intelligence aussi, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme, se montre infinie d’une certaine façon, en tant qu’elle connaît l’universel, en lequel une infinité de singuliers sont connus ; mais elle se montre défaillante en ce que l’espèce universelle que l’intelligence appréhende, par exemple celle d’homme, n’est pas la parfaite raison permettant de connaître n’importe quel singulier dans sa singularité.

 

Mais si c’était le cas, alors notre intelligence, supposé qu’il y ait une infinité d’hommes en acte, connaîtrait matériellement une infinité de choses par une seule nature finie, qui est la nature humaine. Mais dans une infinité d’hommes, encore qu’il y ait infini selon la quantité ou la matière, il n’y a cependant pas infini selon l’espèce : la preuve en est que d’autres espèces peuvent encore exister en dehors de l’infinité d’hommes ; or l’objet propre de l’intelligence est la nature de l’espèce, et non la matière. Semblablement, celui qui connaîtrait par la nature d’animal toutes les espèces d’animaux dans leur spécialité, si l’on suppose aussi que les espèces d’animaux sont infiniment nombreuses en acte, celui-là connaîtrait encore une infinité d’espèces, mais une nature finie, car outre la nature d’animal il y a encore la nature de la pierre. Ainsi donc, puisque l’âme du Christ connaît le Verbe, qui est la raison adéquate pour connaître tous les individus dans leur singularité et toutes les espèces dans leur spécialité, rien ne l’empêche, quoiqu’elle soit finie quant à l’être, de connaître une infinité de choses ; non cependant de comprendre une nature infinie.

 

2° Par son union au Verbe, l’âme du Christ n’est pas élevée au-delà des limites de la créature ; donc, ni elle ne devient infinie, ou dotée d’une puissance infinie, ni son opération n’est par elle-même infinie, quoiqu’elle connaisse une infinité de choses. En effet, elle connaît cette infinité de choses avec une efficace finie ; il reste donc qu’elle n’est pas infinie, si ce n’est matériellement.

 

3° On voit dès lors clairement aussi la solution du troisième argument.

 

4° La compréhension de l’infini ne peut avoir lieu que par une action qui soit d’une efficace infinie. En effet, Dieu lui-même est compris par une intelligence, lorsque l’intel­ligence a autant d’efficace en pensant, que Dieu en a pour être pensé ; il ne peut donc être compris que par une intelligence incréée. Mais la connaissance des infinis ne requiert pas une efficace infinie dans l’opé­ration de l’intelligence, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

5° & 6° La solution des cinquième et sixième arguments ressort de ce qui a été dit.

 

7° L’âme du Christ connaît une infinité de choses de la façon susdite, par une espèce incréée, c’est-à-dire par l’essence divine elle-même ; et assurément, puisque cette essence est infinie, rien n’empêche qu’elle soit la raison formelle d’une infinité de choses.

8° La solution du huitième argument ressort de ce qui a été dit.

 

9° L’homme assumé n’égale pas le Verbe dans le nombre des objets sus, quoiqu’il sache une infinité de choses, car il ne s’ensuit pas encore qu’il sache tout ce que Dieu peut faire, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Supposé même qu’il sache absolument tout ce que sait le Verbe, il ne l’égalerait pas encore dans le nombre d’objets sus quant au mode de connaissance, quoique le nombre d’objets sus serait égal des deux côtés.

 

10° N’importe quelle dimension convient par soi à la quantité dimensive ; donc, quelle que soit la dimension selon laquelle un corps en égale un autre, on peut dire qu’il lui est égal. Mais la quantité de science que l’on envisage en considérant le nombre des objets sus se rapporte à la science quasiment par accident et lui est comme matérielle, surtout lorsqu’il y a pour les nombreux objets une unique raison permettant de les connaître : en effet, il en serait autrement s’ils étaient connus par des raisons différentes. En revanche, la quantité qui vient de l’efficace de la connaissance convient par soi à la science, car une telle quantité regarde la sortie de l’opération intellectuelle hors de la puissance intellectuelle ; il n’en va donc pas de même.

 

11° Le Fils de Dieu n’a pas assumé tous les défauts qui, présents en lui, n’auraient pas empêché la rédemption de l’homme ; mais ce qui est vrai, c’est qu’il a seulement assumé ceux dont l’assomption était convenable pour la rédemption du genre humain. Et cependant, une quelconque nescience serait un défaut empêchant la rédemption du genre humain car, dans le Rédempteur, par qui la grâce et la vérité devaient être répandues sur tout le genre humain, était requise la plénitude de la grâce et de la vérité, plénitude à laquelle n’importe quel défaut de science pouvait être préjudiciable.

 

 

12° Le Christ, par l’infirmité de son corps, est venu guérir l’infirmité de l’âme, qui consiste dans le défaut de grâce et de connaissance ; c’est pourquoi, bien qu’il eût assumé des défauts corporels, il ne devait cependant en aucune façon assumer le défaut de science ni celui de grâce.

 

 

13° La réponse au treizième argument ressort de ce qui a été dit.

 

14° La quantité d’extension, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, est accidentelle à la science, au lieu que la quantité intensive lui est essentielle, comme on l’a vu ; il n’en va donc pas de même.

 

Et videtur quod non.

 

Deus enim scit infinita, ut dicit Augustinus [De civ. Dei XII, 18]. Sed anima Christi non potest scire infinita, cum sit finita. Ergo anima Christi non potest cognoscere in verbo omnia quae scit Deus.

 

Sed dicebat, quod animae Christi ex unione ad verbum confertur, ut possit infinita cognoscere. – Sed contra : operatio animae Christi exit ab ea non mediante verbo, sed mediante potentia propria. Potentia autem eius non est infinita, cum essentia eius sit finita. Ergo nec operatio eius potest se extendere ad infinita cognoscenda, quamvis verbum, cui unitur, sit infinitum.

 

 

Praeterea, in unione humanae et divinae naturae, ut dicit Damascenus [De fide III, 3], quod increatum est, mansit increatum ; et quod creatum, mansit creatum. Sed cuiuslibet creati et capacitas et actio est finita. Ergo ex unione verbi ad animam Christi non habuit anima Christi quod posset cognoscere infinita.

 

Praeterea, verbo, quia infinitum est, convenit non solum cognoscere infinita, sed etiam comprehendere infinitum, scilicet Deum. Si igitur ex unione ad verbum hoc habuit anima Christi quod cognoscat infinita, pari ratione ex eadem unione habuit quod comprehenderet Deum ; quod falsum esset.

 

Praeterea, operatio illa qua anima Christi infinita cognoscebat, aut erat creator, aut creatura. Si creator, procedebat autem ab anima Christi, quae est creatura ; ergo creator a creatura procedit, quod est impossibile. Si autem est creatura, omnis autem creatura est finita ; ergo operatio illa est finita ; ergo per eam infinita non cognoscuntur.

 

Sed dicebat, quod quamvis illa operatio sit finita, habet tamen respectum ad infinita. – Sed contra : illa relatio qua ad infinita refertur, aut est creatura, aut creator ; et proceditur post eodem modo ut supra.

 

 

 

Praeterea, si anima Christi scit infinita ; cum omne quod cognoscitur, per aliquam speciem cognoscatur, aut cognoscet illa infinita per speciem infinitam, aut per finitam. Sed non per speciem infinitam, quia nulla species creata est infinita. Si autem per finitam, finita autem species non est infinitorum ratio, impossibile erit quod anima Christi infinita cognoscat.

 

Sed dicebat, quod species qua cognoscit anima Christi, quamvis sit creata, habet tamen ex unione verbi Dei quod sit infinitorum ratio cognoscendi. – Sed contra : unio verbi Dei non elevat aliquam creaturam ultra terminos creaturae : quod enim est creatum, nullo modo potest fieri increatum. Sed hoc est ultra terminos creaturae quod aliquid sit infinitorum ratio. Ergo ad hoc non elevatur per unionem aliqua species creata.

 

 

Praeterea, Isidorus [Glossa ordin. super Ps. 138, 3] dicit, quod homo assumptus non aequabatur verbo neque in scientia neque in aliquo alio. Ergo nec in numero scitorum ; ergo et cetera.

 

Praeterea, duae quantitates aequales secundum longitudinem, quamvis non aequales secundum latitudinem, possumus aliquo modo dicere esse aequales. Sed sicut quantum dicitur esse magnum pluribus dimensionibus, ita scientia dicitur esse magna ex diversis rationibus ; tum propter multitudinem scitorum, tum propter claritatem cognitionis. Si igitur scientia animae Christi aequatur scientiae divinae in numero scitorum, quamvis non in limpiditate vel claritate cognitionis, poterit dici quod scientia animae Christi sit aequalis aliquo modo divinae scientiae ; quod videtur absurdum, ut creatura in aliquo aequetur creatori.

 

Praeterea, Christus cum natura nostra assumpsit illos defectus, qui non impediebant finem assumptionis, sci­licet nostram redemptionem. Sed ne­scientia multarum rerum nunquam impedivisset redemptionem nostram : utpote si Christus nescisset quot lapilli sunt in fundo alicuius fluminis. Ergo non est dicendum quod Christus omnia sciverit.

 

Sed dicebat, quod quamvis talium cognitio non iuvet ad finem nostrae redemptionis, tamen horum nescientia impediret Christi perfectionem. – Sed contra : sicut nescientia repugnat perfectioni animae, ita fames et sitis perfectioni corporis. Sed Christus assumpsit famem et sitim propter hoc quod non obviabant nostrae redemptioni. Ergo pari ratione multorum nescientiam assumere debuit.

 

 

Praeterea, Ambrosius [De Spiritu sancto I, 7] dicit : omnis natura suis certis limitibus comprehenditur. Sed nullum tale se extendit ad infinita. Ergo anima Christi non cognoscit infinita.

 

Praeterea, sicut scientia dicitur esse infinita extensione, in quantum infinita cognoscit ; ita intensive, in quantum in infinitum limpide cognoscit. Sed scientia Christi non fuit infinita intensive, quia sic in limpiditate aequaretur divinae scientiae. Ergo nec fuit infinita extensive ; ergo nec scivit infinita, nec omnia quae Deus scit.

Sed contra. Est quod dicitur Apocal. cap. V, 12, super illud : dignus est agnus (…) accipere sapientiam, Glossa [ordin.] : omnium cognitionem quae Deus novit. Ergo anima Christi scit omnia quae Deus scit.

 

Praeterea, uno infinito possibile est infinita cognoscere, quia et Deus sua essentia, quae est infinita, infinita cognoscit. Sed anima Christi videt verbum, quod est infinitum, et per verbum videt alia. Ergo potest scire infinita.

 

Praeterea, Coloss. I, 19, dicitur, quod in Christo placuit omnem divinitatis plenitudinem inhabitare. Sed hoc non esset, nisi haberet omnium notitiam quae Deus novit. Ergo anima Christi scit omnia quae Deus scit.

 

Praeterea, quidquid alicui creaturae communicari potest, animae Christi communicatum est. Sed habere omnium notitiam est creaturae communicabile ; quia, secundum philosophum [De anima III, 10 (430 a 14)], intellectus possibilis est in potentia ad omnia intelligibilia. Ergo animae Christi communicatum est ut omnia videret in verbo.

 

Responsio. Dicendum, quod ad evidentiam huius quaestionis oportet intelligere quid est dictu aliquid in verbo videre. Sciendum igitur, quod nihil potest videri in aliquo nisi illo modo quo est in illo. Contingit autem aliqua multa esse in uno dupliciter. Uno modo divisim et pluraliter ; sicut plures formae resplendent in speculo unaquaeque divisim, et sic plures homines sunt in domo. Alio modo uniformiter et simpliciter ; sicut plures effectus virtute sunt in causa, ut etiam conclusiones in principio, et membra in semine. Quicumque igitur aliquid intuetur, consequens est ut et illa videat quae in eo sunt multipliciter et divisim, eo quod unumquodque eorum sibi offertur sicut et illud unum in quo continentur ; et pro tanto qui videt speculum, videt formas in speculo resultantes. Sed qui videt aliquid unum, non oportet quod videat omnia quae in eo sunt uniformiter sive unite, nisi quando totam virtutem illius unius comprehendit ; sicut qui videt aliquod principium, non oportet quod videat omnes conclusiones virtute in eo existentes, nisi forte illud comprehendat.

 

 

 

Res autem creatae sunt in Deo, non quidem multipliciter, sed unite, ut Dionysius [De div. nom., cap. 5, § 8] dicit. Unde cum dicitur res esse in Deo, magis assimilatur illi modo quo effectus sunt in causa vel conclusiones in principio, quam modo illi quo formae sunt in speculo. Et ideo non oportet quod quicumque videt verbum, videat omnia quae verbum in seipso videt, ut quidam dixerunt, afferentes exemplum de formis speculi quae videntur speculo viso. Ipsum enim verbum se comprehendit ; unde omnia quae in eo virtualiter et unite sunt, cognoscit, se videns. Intellectus autem creati, qui verbum non comprehendunt, non oportet quod videndo verbum, omnia videant quae in verbo sunt.

Sed tamen in hoc anima Christi maiori praerogativa gaudet quam intellectus aliquis creatus ; videt enim in verbo omnia praesentia, praeterita et futura. Cuius ratio est, quia, cum Deus sit principium omnium rerum et finis ; duplex habitudo ipsius ad creaturas invenitur : una secundum quam omnia a Deo procedunt in esse ; alia secundum quam ad eum ordinantur ut in finem : quaedam per viam assimilationis tantum, sicut irrationales creaturae ; quaedam vero tam per viam assimilationis, quam etiam pertingendo ad ipsam divinam essentiam. Cuilibet enim naturae procedenti a Deo inditum est ut in bonum tendat per suam omnem operationem. In cuiuslibet autem boni consecutione creatura Deo assimilatur ; sed creaturae rationales super hoc habent ut sua operatione ad ipsum Deum cognoscendum et amandum pertingant ; unde prae ceteris creaturis beatitudinis sunt capaces. In utraque autem praedictarum habitudinum invenitur creaturas creator excedere. Quantum ad primam quidem, quia super omnia quae Deus fecit, adhuc posset alia dissimilia facere, et novas species et nova genera, et alios mundos ; nec unquam id quod factum est, facientis virtutem adaequare potest. Quantum vero ad secundam, quia creatura quantumcumque fiat boni particeps, nunquam tamen pertingit ad hoc quod Dei bonitatem adaequet. Quantumcumque etiam creatura rationalis Deum cognoscat et amet, nunquam tamen ita perfecte eum cognoscit et amat, quantum ipse diligibilis et cognoscibilis est. Sicut autem creaturae imperfecte essent, si a Deo procederent, et in Deum non reordinarentur ; ita imperfectus esset creaturarum a Deo exitus, nisi reditio in Deum exitum adaequaret. Et ideo unaquaeque crea­tura, quantumcumque participat de esse, tantum participat de bonitate. Unde et oportet ut excellentissimi intellectus creati tantum Deum cognoscant, ut eorum cognitio adaequetur processui creaturarum a Deo. Procedunt autem a Deo res et per viam naturae, et secundum ordinem gratiae. Unde intellectus creati qui sunt in summo creaturarum constituti secundum conditionem naturae, omnium naturalium in Deo et ex Deo cognitionem accipiunt, scilicet Angeli. Christus vero constitutus est super omnem creaturam etiam quantum ad dona gratiae, quia de plenitudine eius omnes nos accipimus gratiam pro gratia, ut dicitur Ioh. I, 16 ; et ideo in Deo ipse accepit cognitionem omnium eorum quae a Deo secundum quodcumque tempus procedunt, non solum secundum ordinem naturae, sed etiam secundum ordinem gratiae.

Scit igitur anima Christi omnes creaturas, non solum quantum ad naturales proprietates, quod et Angeli habent, sed etiam secundum quod substant divinae providentiae ordinatae in finem salutis humanae et donorum gratiae : et ideo scit omnia singularia, et omnes singulares actus omnium, et etiam cordis abscondita ; quod de nulla alia creatura dicere oportet. Et tamen quia non pertingit ad comprehendendam ipsam divinam infinitatem, adhuc remanet Deo facultas multa alia faciendi quam ea quae anima Christi cognoscit.

Ad primum igitur dicendum, quod huic rationi communiter respondetur, quod Deus scit quaedam scientia visionis, scilicet quae sunt, erunt vel fuerunt : et haec non sunt infinita, supposito principio et fine mundi ; quae quidem Deus sola dicitur videre, quia visio est eorum quae in se subsistunt extra intellectum videntis. Quaedam vero scit scientia simplicis intelligentiae, scilicet illa quae potest facere, quamvis nunquam sint futura ; et haec sunt infinita. Et dicitur ista intelligere ea ratione qua intellectus potest sibi formare quidditates eorum quae extra eum non existunt. Anima igitur Christi videt in verbo omnia praesentia, praeterita et futura, non tamen omnia quaecumque Deus potest facere ; et ita non sequitur quod sciat infinita.

 

 

Sed ista responsio non solvit vim rationis. Supposito enim quod generatio in futurum in infinitum duraret (quod Deus facere posset), constat quod infiniti homines essent futuri, et omnes Deus cognosceret scientia visionis. Unde si anima Christi sciret omnia quae Deus scit scientia visionis, sequeretur quod sciret infinita quamvis non cognosceret omnia quae Deus facere potest, quia Deus praeter infinita individua harum specierum finitarum potest facere infinitas alias species, et in singulis speciebus infinita individua, sicut patet praecipue in proportionibus numerorum. Si enim in una specie proportionis accipiantur individua, in infinitum multiplicantur ; ut puta in specie dupli est proportio duorum ad unum, quatuor ad duo, sex ad tria, et sic in infinitum ; et iterum super proportionem dupli est alia species, triplum et deinde quadruplum, et deinde quintuplum et sic in infinitum ; et tamen unaquaeque illarum continet indi­vidua infinita in potentia. Unde si generatio etiam futura in infinitum

secundum has species finitas quae modo sunt duraret, adhuc plura Deus posset facere, quia posset facere novas species, et hoc in infinitum. Et sic patet quod non est eiusdem rationis dicere, animam Christi cognoscere infinita, et cognoscere omnia quae Deus potest facere.

 

 

Item Deus cognoscendo scientia visionis omnes creaturas, comprehendit eas : et sic scit quidquid est in creaturarum potentia. In potentia autem creaturarum est infinitum, sicut patet in divisione continui, et in augmento numerorum. Unde cum anima Christi etiam creaturas comprehendat, scit infinita quae sunt in creaturis in potentia.

 

 

Et praeterea, si animae damnatorum sunt perpetuae, et in eis cogitationes erunt volubiles, quarum nullam Deus ignorat, Deus etiam nunc scit scientia visionis infinita futura. Unde si anima Christi sciat omnia quae scit Deus scientia visionis, oportet dicere, quod sciat infinita.

 

 

Et ideo aliter dicendum est, quod in rebus invenimus aliquid quod simpliciter est et modis omnibus infinitum, sicut Deus ; aliquid autem quod est modis omnibus finitum, sicut res materiales ; aliquid autem quod est modo quodam finitum, et modo quodam infinitum : sicut quaelibet substantia immaterialis, est quidem finita in quantum habet esse limitatum ad propriam naturam, eo quod nulla creata substantia, quamvis immaterialis, est esse suum, sed esse participat : est tamen infinita per remotionem illius terminationis secundum quam forma terminatur ex hoc ipso quod in materia recipitur, cum omne receptum sit in recipiente secundum modum recipientis.

 

Secundum igitur quod aliqua res est infinita, secundum hoc per suam actionem comparatur ad infinitum. Illud enim quod est infinitum secundum esse et propter immaterialitatem, ut Deus, per operationem suam comparatur ad infinitum et secundum materiam sive quantitatem, et secundum naturam speciei vel generis. Unde Deus potest cognoscere infinita individua et infinitas species ; quia cognoscit omnia quae potest facere, et potest in infinitum novas species facere. Et praeter hoc, cum aliquid secundum hoc agat quod est actu, sicut esse Dei est infinitum, ita et eius actio habet efficaciam infinitam.

Res autem materialis neutro modo habet comparationem ad infinita ; neque scilicet ad infinita secundum quantitatem vel materiam, neque ad infinita secundum speciem. Sicut patet in visu, qui est virtus quaedam materialis, et ideo non potest quamlibet speciem cognoscere, sed determinatam, scilicet colorem ; nec potest infinita cognoscere nisi per successionem : eo quod cum sit materialis, actio eius materialis est, et attingit ad ea quae sunt infinita secundum quantitatem continuam vel discretam, quae est infinitas materialis, eo modo quo sunt infinita, scilicet numerando partem post partem : et ideo impossibile est quod unquam perveniat ad cognitionem infinitorum etiam individuorum. Et quia intellectus noster in statu isto a sensu accipit, inde est quod nec ipse infinita hoc modo cognoscere potest.

 

Substantiae vero immateriales, quae sunt quodammodo finitae et quodammodo infinitae, quia esse finitum habent oportet quod earum operatio et sit efficaciae finitae, et comparetur ad naturas finitas ; quia vero immateriales sunt, ideo earum operatio se extendit ad infinita materialiter. Unde etiam intellectus noster, ut dicit Commentator in III de Anima [comm. 19], ostenditur quodammodo infinitus, in quantum cognoscit universale, in quo infinita singularia cognoscuntur ; sed hoc deficit quod species universalis quam intellectus apprehendit, ut puta hominis, non est perfecta ratio cognoscendi quodlibet singulare in sua singularitate.

 

 

Si autem esset, tunc intellectus noster, dato quod essent infiniti homines in actu cognosceret infinita materialiter per unam naturam finitam, quae est humana natura. In infinitis enim hominibus quamvis sit infinitum secundum quantitatem vel materiam, non est tamen infinitum secundum speciem : quod patet ex hoc quod adhuc extra infinitos homines possunt esse aliae species ; proprium autem obiectum intellectus est natura speciei, non autem materia. Similiter qui cognosceret per animalis naturam omnes species animalis in sua specialitate, dato etiam quod species animalis essent in actu infinitae, adhuc cognosceret infinitas species, sed finitam naturam, quia praeter naturam animalis adhuc est natura lapidis. Ita igitur, cum anima Christi cognoscat verbum, quod est sufficiens ratio cognoscendi omnia individua in sua singularitate, et omnes species in sua specialitate ; nihil prohibet, quamvis sit finita secundum esse, quin cognoscat infinita ; non tamen comprehendere naturam infinitam.

 

Ad secundum dicendum, quod ex unione ad verbum anima Christi non elevatur ultra limites creaturae ; unde nec fit infinita, nec habens virtutem infinitam, nec eius operatio per se est infinita, quamvis infinita cognoscat. Cognoscit enim illa infinita finita efficacia ; unde non remanet infinita nisi materialiter.

 

Et per hoc etiam patet solutio ad tertium.

 

Ad quartum dicendum, quod comprehensio infiniti non potest esse nisi per actionem quae sit efficaciae infinitae. Tunc enim ipse Deus comprehenditur ab intellectu aliquo, quando intellectus tantam habet efficaciam in intelligendo, quantam habet Deus ut intelligatur ; unde non potest comprehendi nisi ab intellectu increato. Sed cognitio infinitorum non requirit efficaciam infinitam in operatione intellectus, ut ex dictis patet ; et ideo ratio non sequitur.

 

Ad quintum et sextum patet solutio ex dictis.

 

 

Ad septimum dicendum, quod anima Christi cognoscit infinita modo praedicto per speciem increatam, id est per ipsam essentiam divinam ; quae quidem cum infinita sit, nihil prohibet quin sit infinitorum ratio.

 

Ad octavum patet responsio ex dictis.

 

 

Ad nonum dicendum, quod homo assumptus non aequatur verbo in numero scitorum, quamvis sciat infinita ; quia adhuc non sequitur quod sciat omnia illa quae Deus potest facere, ut ex dictis patet. Dato etiam quod omnino sciret omnia quae scit verbum, adhuc non aequaretur in numero scitorum quantum ad modum sciendi, quamvis esset aequalis numerus scitorum utrobique.

 

Ad decimum dicendum, quod quantitati dimensivae quaelibet dimensio per se competit ; et ideo secundum quamcumque unum corpus alteri aequetur, potest dici ei esse aequale. Sed scientiae quantitas quae attenditur penes numerum scitorum, est ei quasi per accidens et materialis, et praecipue quando in multis scitis est una ratio sciendi ; secus enim esset, si diversis rationibus cognoscerentur. Sed illa quantitas quae est ex efficacia cognitionis, scientiae per se competit, quia quantitas talis attenditur secundum exitum operationis intellectualis ab intellectuali virtute ; et ideo non est simile.

 

 

Ad undecimum dicendum, quod filius Dei non assumpsit omnes illos defectus qui ei potuerunt inesse sine impedimento humanae redemptionis ; sed hoc est verum quod illos tantum assumpsit quorum assumptio ad redemptionem humani generis competens erat. Et tamen quaecumque nescientia esset defectus redemptionem humani generis impediens ; quia in redemptore, per quem gratia et veritas in totum humanum genus diffundenda erat, requirebatur plenitudo gratiae et veritatis, cui quilibet scientiae defectus praeiudicare poterat.

 

Ad duodecimum dicendum, quod Christus per infirmitatem corporis venit infirmitatem animae sanare, quae consistit in defectu gratiae et cognitionis ; unde quamvis defectus corporales assumpserit, defectum tamen scientiae et gratiae nullo modo assumere debuit.

 

Ad decimumtertium patet responsio ex dictis.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod quantitas extensionis, ut ex dictis patet, est scientiae accidentalis ; quantitas autem intensiva est ei essentialis, ut ex dictis patet ; et ideo non est simile.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 5 - L’ÂME DU CHRIST SAIT-ELLE TOUT CE QUE DIEU PEUT FAIRE ?

(Quinto quaeritur utrum anima Christi sciat omnia illa quae potest facere Deus.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Quiconque sait un plus grand, peut savoir un plus petit ; or Dieu est plus grand que tout ce qu’il peut faire, car tout ce qu’il peut faire est créé. Puis donc que l’âme du Christ connaît Dieu, à bien plus forte

raison peut-elle connaître tout ce que Dieu peut faire.

 

 

2° [Le répondant] disait que, bien que Dieu soit plus grand, cependant l’âme du Christ est ordonnée à la connaissance de Dieu, mais non à la connaissance de tout ce que Dieu peut faire. En sens contraire : bien que Dieu soit en lui-même plus connaissable qu’une créature, cependant la créature est, pour nous, plus connaissable que Dieu. Or tout ce que Dieu peut faire est créature. L’âme est donc de nature à connaître mieux que Dieu lui-même tout ce que Dieu peut faire.

 

 

3° L’âme du Christ voit la puissance divine, tout comme elle voit l’essence divine. Et il est dit qu’elle voit toute l’essence, mais non pas totalement. Elle voit donc aussi toute la puissance, quoique non totalement. Or on ne peut pas voir toute la puissance sans voir tout ce à quoi elle peut s’étendre. L’âme du Christ connaît donc tout ce que Dieu peut faire.

 

 

 

4° Tout ce que Dieu peut faire, il peut le manifester. Or, tout ce qui peut être manifesté à une créature, a été manifesté au Christ. Tout ce que Dieu peut faire a donc été manifesté au Christ.

 

 

5° Est communicable à quelqu’un ce qui n’implique pas de défaut en celui qui communique ni en celui à qui cela est communiqué. Or, conférer à l’âme du Christ la science de tout ce que Dieu peut faire, cela n’implique pas de défaut en Dieu, puisque cela semble se rattacher à sa très grande libéralité ; ni non plus en l’âme du Christ, puisque cela se rattache à sa très grande perfection. Ce fut donc communicable à l’âme du Christ, et par conséquent ce lui fut communiqué.

 

 

6° Si l’âme du Christ ne sait pas tout ce que Dieu peut faire, alors, supposé que Dieu fît telle chose, l’âme du Christ ne la connaîtrait pas, à moins d’en apprendre la nouvelle. Or il est aberrant de soutenir que l’âme du Christ ignorerait quelque chose de ce qui existe, ou qu’elle viendrait d’appren­dre quelque chose. L’âme du Christ sait donc tout ce que Dieu peut faire.

 

En sens contraire :

 

1) Si l’âme du Christ sait tout ce que Dieu peut faire, alors tout ce que Dieu peut faire a pour terme l’âme du Christ. Or l’âme du Christ est finie. Puis donc que Dieu peut faire une infinité de choses, il s’ensuivra que l’infini a pour terme le fini, ce qui est impossible. Donc le point de départ aussi, à savoir, que l’âme du Christ saurait tout ce que Dieu peut faire.

 

 

2) De même que l’essence divine est infinie, de même la puissance divine l’est aussi. Or l’âme du Christ ne peut pas comprendre l’essence divine, en raison de son infinité ; donc la puissance divine non plus. Et ainsi, elle ne peut pas savoir tout ce que Dieu peut faire.

 

3) Plus une chose est parfaitement connue par quelqu’un, plus il connaît en elle de nombreuses choses. Or Dieu se connaît lui-même plus parfaitement que l’âme du Christ ne le connaît. Il connaît donc plus de choses en lui-même que l’âme du Christ n’en connaît dans le Verbe. Or Dieu ne connaît rien d’autre en lui-même que ce qui existe ou existera ou a existé, ou a pu

exister ou être à venir. Ces choses, l’âme du Christ ne les connaît donc pas toutes.

 

Réponse :

 

Sur ce point, quelques-uns ont professé diverses opinions.

 

Certains ont prétendu que non seulement l’âme du Christ mais aussi n’importe quelle âme voit dans le Verbe tout ce qui peut être vu en lui, c’est-à-dire non seulement les choses qui existent ou existeront ou ont existé, mais aussi tout ce que Dieu peut faire. Et là où ils se sont trompés, c’est qu’ils estimaient que le mode de la vision des réalités dans le Verbe était semblable au mode de la vision des réalités dans un miroir matériel, où les images des réalités se reflètent dans leur multitude et leur diversité. Or en Dieu, les raisons des réalités existent de façon unie et simple, comme dit Denys. Et si elles étaient en lui par voie de multitude et de diversité, alors tout ce qui peut être connu en lui serait connu dès qu’il est vu ; et ainsi, tous ceux qui voient Dieu dans son essence verraient tout ce que Dieu peut faire, puisque toutes ces choses peuvent être connues en Dieu.

 

Mais, parce qu’il est dit expressément que quelques-uns de ceux qui voient Dieu dans son essence ne savent pas certaines choses – comme cela est clair dans le cas des anges, l’un étant éclairé par l’autre, suivant Denys –, de là vient que d’autres ont attribué cette perfection de connaissance non pas à tous ceux qui voient Dieu, mais à la seule âme du Christ : de cette façon, elle seule, après Dieu, saurait tout ce que Dieu peut faire. Mais parce qu’il ne semblait pas convenir qu’une opération infinie fût attribuée à une créature finie, et qu’il n’était pas possible sans une opération infinie que tout ce que Dieu peut faire soit vu, pour cette raison certains ont affirmé que l’âme du Christ ne voit pas en acte tout ce que Dieu peut faire, mais qu’elle le voit en habitus. En effet, elle connaît si parfaitement le Verbe, qu’en se tournant vers le Verbe

elle reçoit en lui la connaissance de tout

ce qu’elle veut connaître, quoiqu’elle ne contemple pas toujours en acte tout ce qu’elle peut connaître dans le Verbe. Mais cela ne semble pas vrai, car l’âme du Christ et n’importe quel bienheureux, quant à la vision bienheureuse par laquelle ils voient le Verbe et les réalités dans le Verbe, ne subissent pas de succession dans le penser : car dans la patrie, suivant saint Augustin au quinzième livre sur la Trinité, « les pensées n’auront pas ce caractère mouvant ». Il est donc nécessaire d’affirmer que tout ce que l’âme du Christ voit habituellement dans le Verbe, elle le voit aussi actuellement en lui ; et à cela s’accorde la parole du Philosophe, qui veut que la félicité n’ait pas lieu seulement selon l’habitus, mais aussi selon l’acte. En outre, de même qu’il est aberrant d’imaginer une opération créée s’étendant à toutes les choses que Dieu peut faire, de même il est aberrant d’imaginer relativement à ces mêmes choses un habitus créé.

 

Voilà pourquoi il faut répondre, selon d’autres, que l’âme du Christ ne connaît pas tout ce que Dieu peut faire. Et la raison en est la suivante.

 

Deux choses sont à considérer dans la connaissance : ce qui est connu, et le mode de connaissance. Or il se produit parfois que des sujets aient l’une de ces deux choses en commun, et diffèrent quant à l’autre : par exemple, lorsqu’une seule et même chose est connue par divers sujets, mais moins par l’un et plus par l’autre. Or ce qui se présente par soi à la connaissance, relève de ce qui est connu ; mais ce qui est connu en une autre chose, relève du mode de connaissance de cette autre en laquelle on connaît ; par exemple, si l’on connaît un principe, et qu’en lui on reçoive la connaissance de quelques conclusions, la connaissance de ces conclusions dépend du mode de connaissance du principe. En effet, plus on connaît parfaitement un principe, plus on voit en lui de conclusions ; mais, si faiblement que l’on connaisse le principe, la substance du principe lui-même nous reste cependant toujours connue ; voilà pourquoi sa connaissance ne détermine pas un mode de connaissance, comme le faisait la connaissance des conclusions qui étaient connues en lui. Et de là vient que, parmi ceux auxquels un principe est présenté, tous connaissent la substance même du principe, mais non le même nombre de conclusions, ni les mêmes ; mais en cela ils diffèrent, tout comme dans le mode de connaissance du principe.

 

 

Or tous ceux qui voient Dieu dans son essence, on dit qu’ils voient toute l’essence de Dieu, car il n’y a rien de l’essence qui ne soit vu de l’un d’eux, puisque l’essence divine n’a pas de parties. Cependant tous ne la voient pas totalement, mais lui seul se voit totalement, c’est-à-dire de telle manière que le mode du connaissant égale le mode de la réalité connue : en effet, l’efficace de l’intelligence divine dans la connaissance est aussi grande que l’essence divine est connaissable. Mais cela ne peut se dire d’aucune intelligence créée. Voilà pourquoi aucune intelligence créée ne parvient à voir l’essence divine aussi parfaitement qu’elle est visible ; et pour cette raison aucune intelligence créée ne peut la comprendre, mais, parmi les intelligences créées, l’une voit l’essence divine plus parfaitement que l’autre. Et ainsi, l’on voit clairement que connaître quelque chose dans le Verbe dépend précisément du mode par lequel on connaît le Verbe : de même qu’il est impossible à une intelligence créée de parvenir au mode parfait de connaissance du Verbe tel qu’il est connaissable, de même il est impossible qu’une intelligence créée connaisse toutes les choses qui peuvent être connues dans le Verbe ; et ces choses sont toutes celles que Dieu peut faire.

 

Il est donc impossible que l’âme du Christ sache tout ce que Dieu peut faire, de même qu’il est impossible qu’elle comprenne la puissance divine. En effet, chaque réalité est comprise lorsque sa définition est sue ; car la définition est le terme qui comprend la réalité. Or la définition de n’importe quelle puissance se prend des choses auxquelles la puissance s’étend. Si donc l’âme du Christ savait tout ce à quoi s’étend la puissance de Dieu, elle comprendrait entièrement la puissance de Dieu ; ce qui est tout à fait impossible.

 

Réponse aux objections :

 

1° Tout ce que Dieu peut faire est moins que Dieu lui-même, et pourrait être connu par l’âme du Christ plus facilement que Dieu, si tout ce que Dieu peut faire se présentait par soi à l’âme du Christ, comme Dieu lui-même se présente à elle par soi. Mais en réalité, les choses que Dieu peut faire, ou qu’il a faites, ne se présentent pas à l’âme du Christ en elles-mêmes, mais dans le Verbe ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

2° Ce par quoi une autre chose est connue est toujours mieux connu que cette autre ; voilà pourquoi, bien que la créature soit pour nous mieux connue que Dieu dans un certain mode de connaissance, cependant, dans le mode de connaissance par lequel les réalités sont vues dans le Verbe, le Verbe lui-même est mieux connu que les réalités vues en lui. L’argument n’est donc pas concluant.

 

3° La puissance peut être considérée de deux façons : soit quant à la substance même de la puissance, et en ce sens l’âme du Christ voit toute la puissance divine, comme aussi toute l’essence ; soit quant aux choses auxquelles s’étend la puissance, et qui permettent de considérer aussi la quantité de puissance ; et en ce sens l’âme du Christ ne voit pas toute la puissance, car ce serait la comprendre, comme on l’a dit.

 

4° De même qu’il est impossible que soit fait tout ce que Dieu peut faire – car Dieu alors aurait tant fait qu’il ne pourrait pas faire de plus nombreuses choses, et ainsi, sa puissance serait limitée aux créatures existant actuellement –, de même on ne peut imaginer que soit manifesté à une créature tout ce que Dieu peut manifester.

 

 

5° Affirmer que l’âme du Christ connaît tout ce que Dieu peut faire, cela implique un défaut du côté de Dieu lui-même, à savoir que Dieu même serait compris par l’âme du Christ, ce qui porte atteinte à son infinité.

 

 

6° Il faut répondre à cet argument de la même façon qu’aux arguments concernant la prédestination. En effet, bien qu’il soit possible à celui qui est prédestiné de se damner, cependant, aussitôt que l’on affirme qu’il est damné, on affirme simultanément qu’il n’a pas été prédestiné, car ces deux choses : qu’il soit prédestiné et qu’il soit damné, ne peuvent pas subsister ensemble. Semblablement je dis que, puisque l’âme du Christ sait tout ce que Dieu a prévu de faire, en même temps que l’on affirme que Dieu fait quelque autre chose, on affirme que Dieu a prévu qu’il ferait cela, et que l’âme du Christ sait cela. Et ainsi, il n’est pas nécessaire d’admettre dans l’âme du Christ l’ignorance de quelque réalité, ou qu’il l’apprenne comme une nouvelle.

 

Et videtur quod sic.

 

Quicumque scit maius, potest scire minus, sed Deus est maius quam quidquid ipse potest facere, quia quidquid ipse potest facere, crea-

tum est. Ergo, cum anima Christi

cognoscat Deum, multo magis potest cognoscere quidquid Deus potest facere.

 

Sed dicebat quod quamvis Deus sit maius, tamen anima Christi est ordinata ad cognitionem Dei, non autem ad cognitionem omnium quae Deus potest facere. – Sed contra : Deus quamvis sit in se magis cognoscibilis quam aliqua creatura, tamen creatura est magis cognoscibilis quoad nos quam Deus. Sed quidquid Deus potest facere, est creatura. Ergo anima magis est nata cognoscere quidquid Deus potest facere, quam ipsum Deum.

 

Praeterea, anima Christi videt divinam virtutem, sicut et divinam essentiam. Dicitur autem [cf. supra qu. 2, art. 1, ad 3 ; qu. 8, art. 2, arg. 2] quod videt essentiam totam, sed non totaliter. Ergo videt etiam virtutem totam, etsi non totaliter. Sed non potest videri tota virtus, nisi videatur ad quaecumque se potest extendere. Ergo anima Christi cognoscit omnia quae Deus potest facere.

 

Praeterea, quidquid Deus potest facere, potest manifestare. Sed quidquid potest manifestari alicui creaturae, Christo manifestatum est. Ergo quidquid Deus potest facere, est manifestatum Christo.

 

Praeterea, illud est communicabile alicui quod non dicit defectum in communicante nec in eo cui communicatur. Sed conferre animae Christi omnium scientiam quae Deus potest facere, non dicit aliquem defectum in Deo, cum hoc ad maximam ipsius liberalitatem pertinere videatur ; nec etiam in anima Christi, cum ad maximam perfectionem eius pertineat. Ergo hoc communicabile fuit animae Christi, et ita fuit ei communicatum.

 

Praeterea, si anima Christi nescit omnia quaecumque potest facere Deus ; dato quod Deus illud faceret, anima Christi nesciret illud, nisi de novo addisceret. Sed inconveniens est ponere quod anima Christi aliquid existentium ignoret, vel quod aliquid de novo addiscat. Ergo anima Christi scit omnia quae Deus facere potest.

 

 

 

Sed contra. Si anima Christi scit quidquid Deus facere potest ; omne illud quod Deus potest facere, ad animam Christi terminatur. Sed anima Christi est finita. Cum ergo Deus infinita possit facere, sequetur quod infinitum terminetur ad finitum, quod est impossibile. Ergo et primum ; quod scilicet anima Christi sciret quidquid Deus potest facere.

 

Praeterea, sicut essentia divina est infinita, ita et divina virtus. Sed anima Christi non potest comprehendere essentiam divinam, ratione suae infinitatis. Ergo nec divinam virtutem. Et sic non potest scire quidquid Deus potest facere.

 

Praeterea, quanto aliquid perfectius cognoscitur ab aliquo, tanto in eo plura cognoscuntur. Sed Deus perfectius cognoscit seipsum quam anima Christi. Ergo plura in seipso cognoscit quam anima Christi cognoscat in verbo. Sed Deus nihil aliud cognoscit in se quam quod est vel erit vel fuit vel potuit esse vel futurum esse. Ergo anima Christi non cognoscit omnia ista.

 

 

 

Responsio dicendum, quod circa hoc diversimode aliqui opinati sunt.

 

Quidam enim dixerunt, quod non solum anima Christi, sed etiam quaelibet anima videt in verbo quidquid in eo videri potest ; hoc est non solum ea quae sunt vel erunt vel fuerunt, sed etiam quaecumque Deus potest facere. Qui quidem in hoc decepti sunt, quod aestimabant modum videndi res in verbo, similem modo videndi res in speculo materiali, in quo imagines rerum secundum suam multitudinem et diversitatem resultant. In Deo autem rerum rationes sunt unite et simpliciter, ut Dionys. [De div. nom., cap. 5, § 8] dicit. Si autem essent in eo per viam multitudinis et diversitatis, tunc omne quod in eo cognosci potest, eo viso cognosceretur ; et ita ab omnibus videntibus Deum per essentiam omnia viderentur quae Deus potest facere, cum omnia ista in Deo cognosci possint.

Sed quia expresse aliqui videntium Deum per essentiam dicuntur aliqua nescire, sicut patet de Angelis, quorum unus ab alio illuminatur secundum Dionysium [De eccles. hier., cap. 6, pars 3, § 6] : inde est quod quidam hanc perfectionem cognitionis non omnibus Deum videntibus, sed soli animae Christi attribuerunt, ut scilicet sola ipsa post Deum sciret omnia quae Deus facere potest. Sed quia non videbatur conveniens quod operatio infinita creaturae finitae attribueretur, nec hoc possit esse sine operatione infinita ut omnia videantur quae Deus potest facere ; ideo quidam dixerunt, quod anima Christi actu non videt omnia quae Deus potest facere, videt tamen in habitu. Ita enim perfecte verbum cognoscit, ut quidquid velit cognoscere, convertendo se ad verbum, eius cognitionem in verbo accipiat ; quamvis non semper omnia speculetur in actu quae in verbo cognoscere potest. Sed istud non videtur verum : quia anima Christi, et quilibet beatus, quantum ad visionem beatam, qua videt verbum et res in verbo, non patitur successionem in intelligendo, quia secundum Augustinum in XIV de Trinitate [De Trinitate XV, 16], in patria non erunt volubiles cogitationes. Unde oportet ponere, quod anima Christi omnia quae habitu videt in verbo, actu etiam in eo videat ; et huic consonat dictum philosophi [Ethic. I, 12 (1098 b 31 sqq.)], qui vult felicitatem non esse secundum habitum tantum, sed secundum actum. Et praeterea sicut est inconveniens ponere operationem creatam unam extendentem se ad omnia quae Deus potest facere, ita etiam est inconveniens ponere respectu eorumdem habitum creatum.

Et ideo dicendum secundum alios, quod anima Christi non cognoscit omnia quae Deus potest facere.

 

 

Cuius ratio est, quia in cognoscendo duo sunt consideranda : id quod cognoscitur, et modus cognoscendi. In quorum uno contingit quandoque aliquos convenire qui in altero differunt : sicut cum unum et idem est quod a diversis cognoscitur ; ab uno tamen minus, et ab altero magis. Illud autem quod per se offertur ad cognoscendum, pertinet ad id quod

cognoscitur. Quod autem in alio cognoscitur, pertinet ad modum cognoscendi eius in quo cognoscitur ; sicut si aliquis cognoscat aliquod principium, et in eo accipiat cognitionem aliquarum conclusionum, illarum conclusionum cognitio dependet ex modo cognoscendi principium. Quanto enim aliquis principium perfectius cognoscit, tanto conclusiones plures in eo intuetur ; sed quantumcumque tenuiter principium cognoscat, semper tamen substantia ipsius principii remanet ei cognita ; et ideo eius cognitio non determinat aliquem modum cognoscendi, sicut determinabat cognitio conclusionum quae in eo cognoscebantur. Et inde est quod eorum quibus offertur unum principium, omnes ipsam substantiam principii cognoscunt, non autem aequales numero vel easdem conclusiones ; sed in hoc differunt, sicut et in modo cognoscendi principium.

Omnes autem qui Deum per essentiam vident dicuntur totam essentiam Dei videre : quia nihil est essentiae quod ab aliquo eorum non sit visum, cum essentia divina partem non habeat. Non tamen omnes eam totaliter vident, sed ipse solus se totaliter videt, ut scilicet modus cognoscentis adaequetur modo rei cognitae : quanta enim est cognoscibilitas divinae essentiae, tanta est efficacia divini intellectus in cognoscendo. Non autem hoc potest dici de aliquo intellectu creato. Et ideo nullus intellectus creatus pertingit ad hoc ut ita perfecte videat divinam essentiam sicut ipsa visibilis est : ratione cuius nullus intellectus creatus eam comprehendere potest ; sed inter intellectus creatos unus alio perfectius divinam essentiam videt. Et ita patet, quod ex quo cognoscere aliquid in verbo dependet ex modo cognitionis verbi ; sicut impossibile est quod pertingat ad perfectum modum cognoscendi verbum ut cognoscibile est aliquis intellectus creatus ; ita impossibile est ut aliquis intellectus creatus cognoscat omnia quae in verbo cognosci possunt ; et haec sunt omnia quae Deus potest facere.

Unde impossibile est quod anima Christi sciat omnia quae Deus potest facere, sicut impossibile est quod comprehendat virtutem divinam. Tunc enim unaquaeque res comprehenditur, quando eius definitio scitur ; definitio enim est terminus comprehendens rem. Cuiuslibet autem virtutis definitio sumitur ex his ad quae virtus se extendit. Unde, si anima Christi sciret omnia ad quae virtus Dei se extendit, comprehenderet omnino virtutem Dei ; quod est omnino impossibile.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod quidquid Deus potest facere, est minus quam ipse Deus, et facilius posset ab anima Christi cognosci, si animae Christi per se offerretur quidquid Deus potest facere, sicut per se ei praesentatur ipse Deus. Nunc autem ea quae Deus potest facere, vel quae fecit, non offeruntur animae Christi in seipsis, sed in verbo ; unde ratio non procedit.

 

Ad secundum dicendum, quod semper illud per quod alterum cognoscitur, se habet in ratione magis noti ; et ideo, quamvis secundum aliquem modum cognoscendi, creatura sit magis nota quoad nos quam Deus ; tamen in illo modo cognitionis quo res videntur in verbo, ipsum verbum est magis notum quam res visae in verbo. Unde ratio non sequitur.

 

Ad tertium dicendum, quod virtus dupliciter considerari potest : vel quantum ad ipsam substantiam virtutis ; et sic anima Christi videt totam divinam virtutem, sicut et totam essentiam ; vel quantum ad ea ad quae se extendit virtus, ex quibus etiam quantitas virtutis consideratur : et sic non videt totam virtutem, quia hoc esset comprehendere virtutem, ut dictum est.

 

Ad quartum dicendum, quod sicut non potest esse quod sit factum quidquid Deus potest facere, quia sic Deus fecisset tot quod non posset plura, et sic eius potentia esset limitata ad creaturas actu existentes ; ita non potest poni quod alicui creaturae sit manifestatum quidquid Deus potest manifestare.

 

Ad quintum dicendum, quod ponere animam Christi cognoscere omnia quae Deus potest facere, importat defectum ex parte ipsius Dei ; scilicet ipsum Deum comprehendi ab anima Christi, quod derogat infinitati eius.

 

Ad sextum dicendum, quod hoc modo oportet ad hanc rationem respondere sicut et ad argumenta de praedestinatione. Quamvis enim possibile sit eum qui est praedestinatus, damnari : quam cito tamen ponitur esse damnatus, simul cum hoc ponitur non fuisse praedestinatus, quia ista duo non possunt simul stare, quod sit praedestinatus et damnetur. Similiter dico, quod cum anima Christi sciat omnia quae Deus praevidit se facturum ; simul cum hoc quod ponitur Deum aliquid aliud facere, ponitur Deum illud praevidisse se facturum, et animam Christi illud scire. Et sic non est necessarium quod ponamus in anima Christi alicuius rei ignorantiam, vel quod addiscat de novo.

 

 

 

 

 

 

 

Article 6 - L’ÂME DU CHRIST CONNAÎT-ELLE TOUTES CHOSES DE CETTE CONNAISSANCE QUI LUI FAIT CONNAÎTRE LES RÉALITÉS DANS LEUR NATURE PROPRE ?

(Sexto quaeritur utrum cognitione illa qua anima Christi scit res in propria natura

sciat omnia.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° La capacité de l’âme n’est pas déterminée à un certain nombre d’objets de science. Si donc la capacité de l’âme du Christ est adéquatement remplie par la science des réalités dans leur genre propre, il est nécessaire d’affirmer que, même selon cette science, il connaît toutes choses.

 

2° Tout ce qui est en puissance est imparfait avant d’être amené à l’acte. Or l’intellect possible, qui n’a pas manqué à l’âme du Christ, est « ce qui est capable de devenir toutes choses », comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Puis donc que l’intelligence du Christ ne fut pas imparfaite, il semble qu’il ait eu la connaissance de tous les intelligibles.

 

3° Ne pas pouvoir progresser en la science, cela n’appartient jamais à la perfection de la science, à moins que tout ne soit connu par elle. Or, selon l’opinion commune, l’âme du Christ n’a pas pu progresser quant à l’habitus de science. Elle a donc tout connu par la science qui lui faisait connaître les réalités dans leur genre propre.

 

En sens contraire :

 

L’âme du Christ a connu les réalités dans leur nature propre par un habitus de science créé. Or un habitus de science créé ne peut être une ressemblance de toutes choses. L’âme du Christ n’a donc pas pu connaître toutes choses par ce mode de science.

 

Réponse :

 

Si l’on attribue à l’âme du Christ cette science des réalités dans leur genre propre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, c’est afin qu’aucune des perfections naturelles ne soit trouvée lui faire défaut. Aussi a-t-il connu par cette science tout ce à quoi la connaissance naturelle de l’âme peut s’étendre, non seulement en cette vie, mais aussi après la mort, puisque le Christ fut en son âme simultanément voyageur et compréhenseur.

 

Mais il est certaines choses auxquelles la connaissance naturelle ne peut nullement s’étendre : c’est le cas de l’essence divine elle-même, des futurs contingents, des pensées des cœurs, et d’autres choses semblables. Et ce n’est pas par ce mode que le Christ a eu connaissance de ces choses, mais parce qu’il les a connues dans le Verbe ; et non par connaissance de prophétie, car la prophétie est une certaine participation imparfaite de la vision que l’on a des réalités dans le Verbe, et comme cette vision fut parfaite dans le Christ, l’imper­fection de la prophétie n’a pas eu de place en lui.

On voit clairement aussi que le Christ eut cette science avec plus de plénitude qu’Adam car, par cette science, Adam ne connaissait pas les substances séparées créées, au lieu que l’âme du Christ les connaissait : en effet, la connaissance naturelle de l’âme séparée s’étend à cela, mais non celle de l’âme unie à un corps corruptible.

 

Réponse aux objections :

 

1° La capacité de l’âme humaine s’étend à un genre déterminé d’objets connaissables, mais non à un nombre déterminé dans ce genre.

 

 

2° L’intellect possible est en puissance à recevoir tous les intelligibles qui peuvent advenir par l’intellect agent, au sujet duquel le Philosophe dit aussi que l’intellect agent est « ce qui est capable de produire toutes choses ». Or ces intelligibles sont ceux qui sont abstraits des phantasmes, et que nous pouvons parvenir à connaître par les principes connus naturellement. Voilà pourquoi c’est seulement à ces intelligibles que l’intellect possible est en puissance naturelle. Et d’eux tous, le Christ eut connaissance par cette science ; il n’y eut donc aucune imperfection dans son intelligence.

 

 

 

3° Si le Christ, même en cette science, ne put progresser quant à l’habitus, c’est parce qu’une telle science, par la nature de son genre, ne peut s’étendre à plus de choses que le Christ n’en savait par elle ; cependant il est dit dans l’Évangile qu’il « croissait en sagesse », quant à son expérience des choses qu’il savait par habitus.

 

Et videtur quod sic.

 

Capacitas enim animae non determinatur ad certum numerum scibilium. Si igitur capacitas animae Christi per scientiam rerum in proprio genere, sufficienter impleta est, oportet ponere quod etiam secundum hanc scientiam omnia cognoscat.

 

Praeterea, omne illud quod est in potentia, est imperfectum, antequam ad actum reducatur. Sed intellectus possibilis, qui animae Christi non defuit, est quo est omnia fieri, ut dicitur in III de Anima [cap. 5 (430 a 14)]. Ergo, cum intellectus Christi non fuerit imperfectus, videtur quod omnium intelligibilium notitiam habuerit.

 

Praeterea, nunquam pertinet ad perfectionem scientiae non posse in scientia proficere, nisi secundum scientiam omnia cognoscantur. Sed anima Christi quantum ad habitum scientiae proficere non potuit, sicut communiter dicitur. Ergo secundum scientiam qua cognoscit res in proprio genere, omnia cognovit.

 

 

Sed contra. Anima Christi res in propria natura cognovit per habitum scientiae creatum. Sed habitus scientiae creatus non potest esse similitudo omnium. Ergo anima Christi non potuit omnia cognoscere secundum istum modum scientiae.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod ista scientia rerum in proprio genere ideo ponitur in anima Christi, ut ex dictis patet, ut nulla naturalium perfectionum ei deesse inveniatur. Et ideo tantum per hanc scientiam scivit, quantum naturalis animae cognitio se extendere potest, non solum in hac vita, sed etiam post mortem ; eo quod Christus simul fuit secundum animam viator et comprehensor.

 

Sed quaedam sunt ad quae naturalis cognitio nullo modo se extendere potest ; sicut est ipsa divina essentia, futura contingentia, cogitationes cordium, et alia huiusmodi. Et horum anima Christi non habuit scientiam per modum istum, sed quia cognovit ea in verbo ; non autem cognitione prophetiae, quia prophetia est quaedam imperfecta participatio illius visionis qua videntur res in verbo ; quae cum in Christo perfecta fuerit, imperfectio prophetiae in Christo locum non habuit.

 

Patet etiam quod Christus hanc scientiam habuit pleniorem quam Adam : quia Adam per hanc scientiam non cognoscebat substantias separatas creatas, anima vero Christi cognoscebat : ad hoc enim se extendit naturalis cognitio animae separatae, non autem coniunctae corpori corruptibili.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod capacitas animae humanae se extendit ad determinatum genus cognoscibilium, non autem ad determinatum numerum in illo genere.

 

Ad secundum dicendum, quod intellectus possibilis est in potentia ad omnia intelligibilia recipienda, quae possunt fieri per intellectum agentem, de quo etiam philosophus [De anima III, cap. 5 (430 a 15)] dicit quod intellectus agens est quo est omnia facere. Haec autem sunt quae a phantasmatibus abstrahuntur, et in quorum cognitionem devenire possumus per principia naturaliter cognita. Et ideo ad haec tantum intellectus possibilis est in potentia naturali. Horum autem omnium secundum hanc scientiam Christus notitiam habuit ; unde in eius intellectu nulla imperfectio fuit.

 

Ad tertium dicendum, quod pro tanto Christus etiam in hac scientia quantum ad habitum proficere non potuit, quia talis scientia secundum rationem sui generis ad plura se extendere non potest quam Christus per eam sciret ; dicitur tamen in Evangelio sa­pientia profecisse quantum ad expe­rientiam eorum quae habitu sciebat.

 

 

 

 

 

 

Question 21 ─ LE BIEN

 

 

LA QUESTION PORTE SUR LE BIEN.

 

Article 1 : Le bien ajoute-t-il quelque chose à l’étant ?

Article 2 : L’étant et le bien sont-ils convertibles quant aux suppôts ?

 

Article 3 : Le bien, dans sa notion, est-il antérieur au vrai ?

Article 4 : Toutes choses sont-elles bonnes par la bonté première ?

Article 5 : Le bien créé est-il bon par son essence ?

Article 6 : Le bien créé consiste-t-il en un mode, une espèce et un ordre, comme dit saint Augustin ?

Quaestio est de bono.

 

Primo utrum bonum aliquid addat super ens.

Secundo utrum ens et bonum convertantur secundum supposita.

Tertio utrum bonum secundum rationem sit prius quam verum.

Quarto utrum omnia sint bona bonitate prima.

Quinto utrum bonum creatum sit bonum per suam essentiam.

Sexto utrum bonum creatum consistat in modo, specie et ordine, sicut Augustinus dicit.

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse au tome I, p. 92)

 

Le bien comparé aux autres transcendantaux :

     En plus d’être un étant, il cause par son être

la perfection d’autre chose (art. 1)

     Il est convertible avec l’étant (2)

     Le vrai est antérieur quant à la notion,

le bien est antérieur du côté du perfectible (3)

 

Comment le bien créé est bon :

     formellement par sa bonté inhérente,

exemplairement par la bonté incréée (4)

     non par son essence, mais par participation (5)

     parce qu’il a mode, espèce et ordre (6)

 

 

 

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

Art. 1 : Super Sent. I, d. 1, expos. textus ; ibid. d. 8, q. 1, a. 3 et d. 19, q. 5, a. 1, ad 3 ; supra q. 1, a. 1 ; De pot., q. 9, a. 7, ad 6 ; Sum. Th. I, q. 5, a. 1.

 

Art. 2 : Super Sent. I, d. 8, q. 1, a. 3 ; Super Boet. De hebd., l. 2-3 ; Cont. Gent. II, cap. 41 et III, cap. 20 ; Sum. Th. I, q. 5, a. 3.

 

Art. 3 : Super Hebr., cap. 11, l. 1 ; Sum. Th. I, q. 16, a. 4.

 

Art. 4 : Super Sent. I, d. 19, q. 5, a. 2, ad 3 ; Cont. Gent. I, cap. 40 ; Sum. Th. I, q. 6, a. 4.

 

Art. 5 : supra a. 1, ad 1 ; Super Boet. De hebd., l. 3-4 ; Cont. Gent. I, cap. 38 et III, cap. 20 ; Super Dion. De div. nom., cap. 4, l. 1 et cap. 13, l. 1 ; Sum. Th. I, q. 6, a. 3 ; Comp. theol., cap. 109.

 

Art. 6 : Sum. Th. I, q. 5, a. 5 et I-II, q. 85, a. 4.

 

 

 

Article 1 - LE BIEN AJOUTE-T-IL QUELQUE CHOSE À L’ÉTANT ?

(Et primo quaeritur utrum bonum aliquid addat super ens.)

 

 


Il semble que oui.

 

1° Chaque chose est un étant par son essence. Or la créature n’est pas bonne par essence, mais par participation. Le bien ajoute donc quelque chose à l’étant quant à la réalité.

 

2° Puisque le bien inclut l’étant dans sa notion, et que cependant le bien est distinct de l’étant quant à la notion, il est nécessaire que la notion de bien ajoute quelque chose à la notion d’étant. Or, l’on ne peut pas dire qu’il ajoute à l’étant une négation, comme l’un, qui ajoute à l’étant l’absence de division, car toute la notion de bien consiste en une position. Le bien ajoute donc positivement quelque chose à l’étant ; et ainsi, il semble qu’il ajoute réellement quelque chose.

 

3° [Le répondant] disait qu’il ajoute une relation à la fin. En sens contraire : dans ce cas, le bien ne serait rien d’autre qu’un étant relatif. Or l’étant relatif concerne un genre d’étant déterminé, celui de la relation. Le bien est donc dans un prédicament déterminé ; ce qui s’oppose au Philosophe au premier livre de l’Éthique, où il place le bien dans tous les genres.

 

 

 

4° Comme on peut le déduire des paroles de Denys au quatrième chapitre des Noms divins, le bien est diffusif de soi et de l’être. Donc ce qui fait qu’une chose est diffu-

sive rend cette chose bonne. Or diffuser

implique une certaine action, et l’action procède de l’essence par l’intermédiaire de la puissance. Une chose est donc appelée bonne en raison de la puissance ajoutée à l’essence ; et ainsi, le bien ajoute réellement quelque chose à l’être.

 

 

5° Plus on s’éloigne de l’unique principe simple, plus on trouve dans les réalités une grande diversité. Or en Dieu, l’étant et le bien sont un par la réalité, et se distinguent par la notion. Donc, dans les créatures, ils se distinguent plus que par la notion ; et ainsi, ils se distinguent par la réalité, puisqu’au-dessus de la distinction de notion il n’y a que la distinction de réalité.

 

6° Les prédicats accidentels ajoutent réellement à l’essence de la réalité. Or la bonté est accidentelle à la réalité créée ; sinon elle ne pourrait pas perdre la bonté. Le bien ajoute donc réellement quelque chose à l’étant.

 

7° Tout ce qui se dit par détermination formelle d’une chose, lui ajoute réellement quelque chose, attendu que rien n’est déterminé formellement par soi-même. Or le bien se dit par détermination formelle, comme il est dit au commentaire du livre des Causes ; le bien ajoute donc quelque chose à l’étant.

 

8° Rien n’est déterminé par soi-même ; or le bien détermine l’étant ; le bien ajoute donc quelque chose à l’étant.

 

9° [Le répondant] disait que le bien détermine l’étant quant à la notion. En sens contraire : ou bien quelque chose correspond à cette notion dans la réalité, ou bien rien n’y correspond. Si rien n’y correspond, il s’ensuivra que cette notion est inutile et vaine ; et si quelque chose correspond dans la réalité, on obtient donc ce qu’on se proposait : que le bien ajoute réellement quelque chose à l’étant.

 

10° La relation est spécifiée par son terme. Or le bien signifie une relation à un terme déterminé, qui est la fin. Le bien signifie donc une relation spécifique. Or tout étant spécifié ajoute réellement quelque chose à l’étant commun. Le bien ajoute donc réellement, lui aussi, quelque chose à l’étant.

 

 

 

11° De même que le bien et l’étant sont convertibles, de même l’homme et « être capable de rire ». Or, bien qu’« être capable de rire » soit convertible avec l’homme, cependant cela ajoute réellement quelque chose à l’homme, à savoir le propre même de l’homme, qui est du genre des accidents. Donc le bien aussi ajoute réellement à l’étant.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit que « c’est parce que Dieu est bon que nous sommes, et c’est dans la mesure où nous sommes que nous sommes bons ». Il semble donc que le bien n’ajoute rien à l’étant.

 

 

2) Chaque fois que deux choses sont dans un rapport tel que l’une ajoute à l’autre par la réalité ou par la notion, l’une d’elles peut être pensée sans l’autre. Or l’étant ne peut être pensé sans le bien. Le bien n’ajoute donc rien à l’étant, ni par la réalité ni par la notion. Preuve de la mineure : Dieu peut faire plus que l’homme ne peut penser. Or Dieu ne peut pas faire un étant qui ne soit bon ; car par le fait même qu’il vient du Bien, il est bon, comme le montre Boèce au livre des Semaines. L’intelligence ne peut donc pas non plus penser cela.

 

Réponse :

 

Une chose peut ajouter à une autre de trois façons. D’abord, en ajoutant une réalité qui soit hors de l’essence de la chose à laquelle on dit qu’elle s’ajoute ; par exemple, le blanc ajoute quelque chose au corps, car l’essence de la blancheur est hors de l’essen­ce du corps. Ensuite, on dit qu’une chose ajoute à une autre comme en la particularisant et en la déterminant ; ainsi l’homme ajoute quelque chose à l’animal : non qu’il y ait en l’homme quelque réalité qui soit complètement hors de l’essence de l’animal – sinon il serait nécessaire de dire que tout ce qu’est l’homme n’est pas l’ani­mal, mais que l’animal est une partie de l’homme –, mais l’animal est particularisé par l’homme, car ce qui est contenu de façon déterminée et actuelle dans la notion d’homme est contenu implicitement et quasi potentiellement dans la notion d’animal. Ainsi il entre dans la notion d’homme d’avoir une âme raisonnable, mais il entre dans la notion d’animal d’avoir une âme, sans que soit déterminé si elle est raisonnable ou non raisonnable ; cependant cette détermination, suivant laquelle on dit que l’homme ajoute à l’animal, est fondée en quelque réalité. Enfin, on dit qu’une chose ajoute à une autre quant à la notion seulement ; c’est-à-dire quand quelque chose entre dans la notion de l’une sans entrer dans la notion de l’autre, et cependant n’est rien dans la réalité, mais seulement dans la raison, qu’il particularise ou non ce à quoi on dit qu’il s’ajoute. En effet, « aveugle » ajoute quelque chose à « homme », à savoir la cécité, qui n’est pas une chose qui est dans la réalité, mais seu­lement un étant de raison, la raison comprenant les privations ; et l’homme est particularisé par cela, car tout homme n’est pas aveugle ; mais quand on dit la taupe aveugle, il ne se fait aucune particularisation par cet ajout.

 

 

 

Or il est impossible qu’une chose ajoute quelque chose à l’étant universel de la première façon, quoique, de cette façon-là, il puisse se faire une addition à un étant particulier ; en effet, il n’est aucune réalité de nature qui soit hors de l’essence de l’étant universel, quoiqu’il existe quelque réalité hors de l’essence de cet étant-ci. On trouve des choses qui ajoutent à l’étant de la deuxième façon, car l’étant est particularisé par les dix genres, dont chacun ajoute quelque chose à l’étant : non certes un accident, ou quelque différence qui serait hors de l’essence de l’étant, mais un mode d’être déterminé, qui est fondé dans l’essence même de la réalité. Et ce n’est pas ainsi que le bien ajoute quelque chose à l’étant, puisque le bien se divise également en les dix genres, comme l’étant, ainsi qu’il apparaît clairement au premier livre de l’Éthique.

 

 

Voilà pourquoi il est nécessaire, ou bien qu’il n’ajoute rien à l’étant, ou bien qu’il ajoute quelque chose qui soit seulement dans la raison. En effet, s’il ajoutait quelque chose de réel, il serait nécessaire que l’étant fût particularisé par la notion de bien en quelque genre spécial. Or, puisque l’étant est ce qui rentre en premier dans la conception de l’intelligence, comme dit Avicenne, il est nécessaire que tout autre nom ou bien soit synonyme d’étant, ce qui ne peut se dire du bien, puisqu’il n’est pas frivole de dire qu’un étant est bon ; ou bien qu’il ajoute quelque chose au moins quant à la notion ; et dans ce cas, il est nécessaire que le bien, puisqu’il ne particularise pas l’étant, ajoute à l’étant quelque chose qui soit seulement de raison. Or ce qui est seulement de raison ne peut être que deux choses : une négation ou quelque relation. En effet, toute position absolue signifie une chose existant dans la réalité.

 

Ainsi donc, à l’étant, qui est la première conception de l’intelligence, l’un ajoute ce qui est seulement de raison, à savoir une négation : en effet, l’on dit « un » comme on dirait « étant indivis ». Mais le vrai et le bien se disent positivement ; ils ne peuvent donc ajouter qu’une relation qui soit seulement de raison. Or, suivant le Philosophe au cinquième livre de la Métaphysique, on trouve que cette relation-là est seulement de raison, dans laquelle le sujet de la relation ne dépend pas du terme, mais l’inverse, puisque la relation elle-même est une certaine dépendance, comme cela est clair pour la science et l’objet de science, le sens et le sensible. En effet, la science dépend de l’objet de science, mais non l’inverse ; c’est pourquoi la relation par laquelle la science est référée à l’objet de science est réelle, au lieu que la relation par laquelle l’objet de science est référé à la science est seulement de raison : car l’objet de science est dit relatif, suivant le Philosophe, non qu’il soit lui-même référé, mais parce qu’autre chose lui est référé. Et il en est ainsi dans toutes les autres choses qui se comportent comme la mesure et le mesuré, ou la cause de perfection et le perfectible. Il est donc nécessaire que le vrai et le bien ajoutent au concept d’étant une relation de cause de perfection.

 

Or il y a deux choses à considérer en n’importe quel étant : la nature même de l’espèce, et l’existence même par laquelle une chose subsiste dans cette espèce ; de sorte qu’un étant peut causer la perfection de deux façons. D’abord par la nature de l’espèce seulement ; et c’est ainsi que, par l’étant, est perfectionnée l’intelligence, qui perçoit la nature de l’étant ; et cependant, l’étant n’est pas dans l’intelligence par son existence naturelle. C’est donc ce mode de perfectionnement que le vrai ajoute à l’étant. En effet, le vrai est dans l’esprit, comme dit le Philosophe au sixième livre de la Métaphysique ; et chaque étant est appelé vrai dans la mesure où il est conformé ou conformable à l’intelligence ; voilà pourquoi tous ceux qui définissent correctement le vrai placent l’intelligence dans sa définition. Ensuite, l’étant cause la perfection d’autre chose non seulement par la nature de son espèce, mais aussi par l’existence qu’il a dans la réalité. Et c’est de cette façon que le bien cause la perfection. En effet, le bien est dans les réalités, comme dit le Philosophe au sixième livre de la Métaphysique. Or, dans la mesure où un étant cause par son existence la perfection et l’accomplissement d’autre chose, il est une fin relativement à ce qu’il perfectionne ; et de là vient que tous ceux qui définissent correctement le bien placent dans sa notion quelque chose qui appartient à la relation de fin ; c’est pourquoi le Philosophe dit au premier livre de l’Éthique que « ceux qui disent que le bien est ce que toute chose recherche, l’ont très bien défini ».

 

Ainsi donc, en premier et principalement, on appelle « bon » l’étant qui cause la perfection de l’autre à la façon d’une fin ; mais secondairement, on appelle « bonne » une chose qui mène à la fin, comme l’utile est appelé « bon » ; ou une chose qui est de nature à obtenir la fin, comme on appelle « sain » non seulement ce qui a la santé, mais aussi ce qui la produit, la conserve et la signifie.

 

Réponse aux objections :

 

1° Puisque l’étant se dit absolument, au lieu que le bien ajoute une relation de cause finale, l’essence même de la réalité, considérée absolument, est un principe suffisant pour qu’une chose soit appelée étant, mais non pour qu’elle soit appelée bonne ; en effet, de même que, dans les autres genres de causes, la relation de cause seconde dépend de la relation de cause première, tandis que la relation de cause première ne dépend de rien d’autre, de même en est-il dans les causes finales : les fins secondes participent de la relation de cause finale par leur lien à la fin ultime, mais la fin ultime elle-même a cette relation par soi. Et de là vient que l’essence de Dieu, qui est la fin ultime des réalités, est un principe suffisant pour que Dieu soit appelé bon ; mais une fois posée l’essence de la créature, la réalité n’est pas encore appelée bonne, si ce n’est par une relation à Dieu, de laquelle elle tient d’être une cause finale. Et si l’on dit que la créature n’est pas bonne par essence mais par participation, c’est en un sens, à savoir, en tant que l’essence elle-même, du point de vue de notre manière de connaître, est considérée comme autre chose que la relation à Dieu, à laquelle elle doit d’être une cause finale, elle-même étant ordonnée à Dieu comme à une fin. Mais en un autre sens, la créature peut être appelée bonne par essence, en tant que l’essence de la créature ne se trouve pas sans la relation à la bonté de Dieu ; et c’est ce que veut dire Boèce au livre des Semaines.

2° La négation n’est pas seule à impliquer ce qui est seulement de raison : c’est aussi le cas d’une certaine relation, comme on l’a dit.

 

3° Toute relation réelle est dans un genre déterminé ; mais les relations non réelles peuvent concerner tout étant.

 

4° Bien que le terme de « diffuser » semble impliquer proprement l’opération d’une cause efficiente, cependant il peut impliquer au sens large la relation de n’importe quelle cause, comme « influer », « faire », et autres termes de ce genre. Et lorsqu’il est dit que le bien est diffusif par sa nature, la diffusion n’est pas à prendre au sens où elle implique l’opération d’une cause efficiente, mais au sens où elle implique la relation de cause finale, et une telle diffusion n’a pas lieu par l’intermédiaire d’une puissance ajoutée. Le bien signifie la diffusion d’une cause finale et non d’une cause agente, d’une part parce que l’efficient, en tant que tel, n’est pas la mesure et la perfection de la réalité, mais plutôt son commencement ; d’autre part, aussi, parce que l’effet participe de la cause efficiente seulement par assimilation de la forme, au lieu que la réa­lité obtient la fin par tout son être – et c’est en cela que consistait la notion de bien.5° De deux façons, des choses peuvent être un en Dieu quant à la réalité. D’abord, seulement du côté du sujet où elles se trouvent et non par leur propre nature, comme la science et la puissance. En effet, la science est identique à la puissance quant à la réalité, non point par la raison qu’elle est science, mais qu’elle est divine. Et les choses qui sont ainsi un en Dieu par la réalité, se trouvent différer dans les créatures quant à la réalité. Ensuite, par la nature même des choses que l’on dit être réellement un en Dieu. Et c’est ainsi que le bien et l’étant sont réellement un en Dieu, car il entre dans la notion de bien de ne pas différer de l’étant quant à la réalité ; voilà pourquoi partout où l’on rencontre le bien et l’étant, ils sont identiques quant à la réalité.

6° De même qu’un certain étant est essentiel, et un autre est accidentel, de même un certain bien est accidentel, et un autre essentiel ; et une chose perd la bonté de la même façon qu’elle perd l’être substantiel ou accidentel.

 

 

7° Du fait de la relation susmentionnée, on dit que le bien détermine formellement l’étant quant à la notion.

 

 

8° On voit dès lors clairement la réponse au huitième argument.

 

9° À cette notion correspond quelque chose dans la réalité, à savoir la réelle dépendance à l’égard de la fin de ce qui est ordonné à cette fin, comme c’est aussi le cas en d’autres relations de raison.

 

10° Quoique le bien signifie une relation spéciale, celle de fin, cependant cette relation convient à n’importe quel étant, et ne pose rien dans l’étant quant à la réalité ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

11° Bien qu’« être capable de rire » soit convertible avec l’homme, cependant cela ajoute à l’homme une nature étrangère, qui est hors de l’essence de l’homme ; or rien ne peut être ainsi ajouté à l’étant, comme on l’a dit.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Nous l’accordons, parce que le bien n’ajoute pas à l’étant quant à la réalité.

 

 

2) La seconde objection entend prouver que le bien n’ajoute pas non plus quant à la notion ; voilà pourquoi il faut répondre qu’une chose peut être pensée de deux façons sans une autre. D’abord comme dans une énonciation, c’est-à-dire lorsque l’on entend qu’une chose est sans l’autre ; et de cette façon, tout ce que l’intelligence peut penser sans une autre chose, Dieu peut le faire. Mais l’étant ne peut pas être ainsi pensé sans le bien, au sens où l’intelligence penserait qu’une chose est un étant et n’est pas bonne. Ensuite, l’on peut penser une chose sans l’autre comme dans une définition, c’est-à-dire de telle sorte que l’on pense à l’une sans en même temps penser à l’autre : comme l’animal est pensé sans l’homme ni toutes les autres espèces ; et ainsi, l’étant peut être pensé sans le bien. Et cependant, il ne s’ensuit pas que Dieu puisse faire un étant sans bien, car l’action même de faire consiste à amener quelque chose à l’existence.

 

Et videtur quod sic.

 

Unumquodque enim est ens per essentiam suam. Creatura autem non est bona per essentiam, sed per participationem. Ergo bonum addit aliquid secundum rem supra ens.

 

Praeterea, cum bonum in ratione sua includat ens, et tamen bonum secundum rationem distinguatur ab ente ; oportet quod ratio boni addat supra rationem entis. Sed non potest dici quod addat super ens aliquam negationem, sicut unum, quod addit super ens indivisionem, quia tota ratio boni in positione consistit. Ergo aliquid positive addit bonum super ens ; et ita videtur quod aliquid realiter addat.

 

Sed dicebat, quod addit respectum ad finem. – Sed contra : secundum hoc enim bonum nihil aliud esset quam ens relatum. Sed ens relatum concernit determinatum genus entis, quod est ad aliquid. Ergo bonum est in aliquo uno praedicamento determinato ; quod est contra philosophum in I Ethic. [l. 6 (1096 a 19 et 23)], ubi ponit bonum in omnibus generibus.

 

Praeterea, ut potest accipi ex dictis Dionysii in IV cap. de Div. Nomin. [§ 4], bonum est diffusivum sui et esse. Ergo per hoc est aliquid bo-num per quod est diffusivum. Sed

diffundere importat actionem quamdam ; actio autem ab essentia procedit mediante virtute. Ergo aliquid dicitur esse bonum ratione virtutis superadditae ad essentiam ; et sic bonum addit aliquid realiter super ens.

 

Praeterea, quanto magis receditur ab uno primo simplici tanto maior in rebus differentia invenitur. Sed ens et bonum in Deo sunt unum re, et distinguuntur ratione. Ergo in creaturis distinguuntur plus quam ratione ; et ita distinguuntur re, cum supra distinctionem rationis non sit nisi distinctio rei.

 

Praeterea, accidentalia realiter addunt supra essentiam rei. Sed bonitas est rei creatae accidentalis ; alias non posset bonitatem amittere. Ergo bonum addit aliquid realiter super ens.

 

Praeterea, omne illud quod dicitur per informationem alicuius, addit aliquid realiter super illud, eo quod nihil informatur seipso. Sed bonum dicitur per informationem, ut dicitur in commento libri de Causis [comm. 18 (17)] ; ergo bonum addit aliquid supra ens.

 

Praeterea, nihil determinatur se ipso ; sed bonum determinat ens ; ergo bonum addit aliquid super ens.

 

Sed dicebat, quod bonum determinat ens secundum rationem. – Sed contra : aut illi rationi respondet aliquid in re, aut nihil. Si nihil, sequetur quod ratio illa sit cassa et vana ; si autem aliquid respondet in re, ergo habetur propositum, quod bonum aliquid realiter addat super ens.

 

 

 

Praeterea, relatio specificatur secundum id ad quod dicitur. Sed bonum dicit relationem ad determinatum terminum, scilicet ad finem. Ergo bonum dicit specificam relationem. Sed omne ens specificatum addit aliquid realiter super ens commune. Ergo et bonum realiter aliquid addit super ens.

 

Praeterea, sicut bonum et ens convertuntur, ita homo et risibile. Sed risibile, quamvis convertatur cum homine, addit tamen realiter super hominem ; scilicet ipsam hominis proprietatem, quae est de genere accidentium. Ergo et bonum realiter addit super ens.

Sed contra. Est quod Augustinus [De doct. christ. I, 32] dicit, quod in quantum Deus bonus est, sumus ; in quantum vero sumus, boni sumus. Ergo videtur quod bonum non addat aliquid super ens.

 

Praeterea, quaecumque ita se habent quod unum addit super alterum re vel ratione, unum eorum potest intelligi sine altero. Sed ens non potest intelligi sine bono. Ergo bonum non addit aliquid super ens nec re nec ratione. Probatio mediae. Plus potest facere Deus quam homo intelligere. Sed non potest Deus facere aliquod ens quod non sit bonum ; quia hoc ipso quod est a bono, bonum est, ut patet per Boetium in libro de Hebdom. [ed. Peiper, p. 172,114]. Ergo nec intellectus potest hoc intelligere.

 

 

Responsio. Dicendum est, quod tripliciter potest aliquid super alterum addere. Uno modo quod addat aliquam rem quae sit extra essentiam illius rei cui dicitur addi ; sicut album addit aliquid super corpus, quia essentia albedinis est praeter essentiam corporis. Alio modo dicitur aliquid addere super alterum per modum contrahendi et determinandi ; sicut homo addit aliquid super animal : non quidem ita quod sit in homine aliqua res quae sit penitus extra essentiam animalis, alias oporteret dicere, quod non totum quod est homo esset animal, sed animal esset pars hominis ; sed animal per hominem contrahitur, quia id quod determinate et actualiter continetur in ratione hominis, implicite et quasi potentialiter continetur in ratione animalis. Sicut est de ratione hominis quod habeat animam rationalem, de ratione autem animalis est quod habeat animam, non determinando ad rationalem vel non rationalem ; ista tamen determinatio ratione cuius homo super animal addere dicitur, in aliqua re fundatur. Tertio modo dicitur aliquid addere super alterum secundum rationem tantum ; quando scilicet aliquid est de ratione unius quod non est de ratione alterius : quod tamen nihil est in rerum natura, sed in ratione tantum, sive per illud contrahatur id cui dicitur addi, sive non. Caecum enim addit aliquid supra hominem, scilicet caecitatem, quae non est aliquid ens in natura, sed rationis tantum ens est comprehendentis privationes ; et per hoc homo contrahitur, non enim omnis homo caecus est ; sed cum dicimus talpam caecam, non fit per hoc additum aliqua contractio.

Non autem potest esse quod super ens universale aliquid addat aliquid primo modo, quamvis illo modo possit fieri additio super aliquod ens particulare ; nulla enim res naturae est quae sit extra essentiam entis universalis, quamvis aliqua res sit extra essentiam huius entis. Secundo autem modo inveniuntur aliqua addere super ens, quia ens contrahitur per decem genera, quorum unumquodque addit aliquid super ens ; non quidem aliquod accidens, vel aliquam differentiam quae sit extra essentiam entis, sed determinatum modum essendi, qui fundatur in ipsa essentia rei. Sic autem bonum non addit aliquid super ens : cum bonum dividatur aequaliter in decem genera, ut ens, ut patet in I Ethicor. [l. 6 (1096 a 19 et 23)].

 

Et ideo oportet quod vel nihil addat super ens, vel addat aliquid, quod sit in ratione tantum. Si enim adderet aliquid reale, oporteret quod per rationem boni contraheretur ens ad aliquod speciale genus. Cum autem ens sit id quod primo cadit in conceptione intellectus, ut Avicenna [cf. Metaph. I, 5] dicit, oportet quod omne aliud nomen vel sit synonymum enti : quod de bono dici non potest, cum non nugatorie dicatur ens bonum ; vel addat aliquid ad minus secundum rationem ; et sic oportet quod bonum, ex quo non contrahit ens, addat aliquid super ens, quod sit rationis tantum. Id autem quod est rationis tantum, non potest esse nisi duplex, scilicet negatio et aliqua relatio. Omnis enim

positio absoluta aliquid in rerum natura existens significat.

 

Sic ergo supra ens, quod est prima conceptio intellectus, unum addit id quod est rationis tantum, scilicet negationem : dicitur enim unum quasi ens indivisum. Sed verum et bonum positive dicuntur ; unde non possunt addere nisi relationem quae sit rationis tantum. Illa autem relatio, secundum philosophum in V Metaph. [l. 17 (1020 b 26 sqq.)], invenitur esse rationis tantum, secundum quam dicitur referri id quod non dependet ad id ad quod refertur, sed e converso, cum ipsa relatio quaedam dependentia sit, sicut patet in scientia et scibili, sensu et sensibili. Scientia enim dependet a scibili, sed non e converso : unde relatio qua scientia refertur ad scibile, est realis ; relatio vero qua scibile refertur ad scientiam, est rationis tantum : dicitur enim scibile relatum, secundum philosophum [cf. Metaph. V, 17 (1021 a 29)], non quia ipsum referatur, sed quia aliud referatur ad ipsum. Et ita est in omnibus aliis quae se habent ut mensura et mensuratum, vel perfectivum et perfectibile. Oportet igitur quod verum et bonum super intellectum entis addant respectum perfectivi.

 

In quolibet autem ente est duo considerare : scilicet ipsam rationem speciei, et esse ipsum quo aliquid subsistit in specie illa ; et sic aliquod ens potest esse perfectivum dupliciter. Uno modo secundum rationem speciei tantum. Et sic ab ente perficitur intellectus, qui percipit rationem entis. Nec tamen ens est in eo secundum esse naturale ; et ideo hunc modum perficiendi addit verum super ens. Verum enim est in mente, ut philosophus dicit in VI Metaphys. [l. 4 (1027 b 25)] ; et unumquodque ens in tantum dicitur verum, in quantum est conformatum vel conformabile intellectui ; et ideo omnes recte definientes verum, ponunt in eius definitione intellectum. Alio modo ens est perfectivum alterius non solum secundum rationem speciei, sed etiam secundum esse quod habet in rerum natura. Et per hunc modum est perfectivum bonum. Bonum enim in rebus est, ut philosophus dicit in VI Metaphys. [l. 4 (1027 b 25)]. In quantum autem unum ens secundum esse suum est perfectivum alterius et consummativum, habet rationem finis respectu illius quod ab eo perficitur ; et inde est quod omnes recte definientes bonum ponunt in ratione eius aliquid quod pertinet ad habitudinem finis ; unde philosophus dicit in I Ethicorum [cap. 1 (1094 a 3)], quod bonum optime diffinierunt dicentes, quod bonum est quod omnia appetunt.

Sic ergo primo et principaliter dicitur bonum ens perfectivum alterius per modum finis ; sed secundario dicitur aliquid bonum, quod est ductivum in finem : prout utile dicitur bonum ; vel quod natum est consequi finem : sicut et sanum dicitur non solum habens sanitatem, sed et faciens et conservans et significans.

Ad primum igitur dicendum, quod, cum ens dicatur absolute, bonum autem superaddat habitudinem causae finalis, ipsa essentia rei absolute considerata sufficit ad hoc quod per eam aliquid dicatur ens, non autem ad hoc quod per eam dicatur aliquid bonum ; sicut enim in aliis generibus causarum habitudo secundae causae dependet ex habitudine causae primae ; primae vero causae habitudo non dependet ex aliquo alio ; ita etiam est in causis finalibus, quod secundi fines participant habitudinem causae finalis ex ordine ad ultimum finem, ipse autem ultimus finis habet hanc habitudinem per seipsum. Et inde est quod essentia Dei, qui est ultimus finis rerum, sufficit ad hoc quod per eam Deus dicatur bonus ; sed essentia creaturae posita nondum dicitur res bona nisi ex habitudine ad Deum, ex qua habet rationem causae finalis. Et pro tanto dicitur quod creatura non est bona per essentiam, sed per participationem : uno modo scilicet in quantum ipsa essentia secundum rationem intelligendi consideratur ut aliud quid quam habitudo ad Deum, a qua habet rationem causae finalis, et ad quem ordinatur ut ad finem. Sed secundum alium modum creatura potest dici per essentiam bona, in quantum scilicet essentia creaturae non invenitur sine habitudine ad Dei bonitatem ; et hoc intendit Boetius in libro de Hebdom. [ed. Peiper, p. 172, 114].

 

Ad secundum dicendum, quod non solum negatio dicit id quod est rationis tantum, sed etiam quaedam relatio, ut dictum est.

 

Ad tertium dicendum, quod omnis relatio realis est in genere determinato ; sed relationes non reales possunt circuire omne ens.

Ad quartum dicendum, quod diffundere, licet secundum proprietatem vocabuli videatur importare operationem causae efficientis, tamen largo modo potest importare habitudinem cuiuscumque causae sicut influere et facere, et alia huiusmodi. Cum autem dicitur quod bonum sit diffusivum secundum sui rationem, non est intelligenda diffusio secundum quod importat operationem causae efficientis, sed secundum quod importat habitudinem causae finalis ; et talis diffusio non est mediante aliqua virtute superaddita. Dicit autem bonum diffusionem causae finalis, et non causae agentis : tum quia efficiens, in quantum huiusmodi, non est rei mensura et perfectio, sed magis initium ; tum etiam quia effectus participat causam efficientem secundum assimilationem formae tantum, sed finem consequitur res secundum totum esse suum, et in hoc consistebat ratio boni.

 

Ad quintum dicendum, quod dupliciter aliqua possunt esse unum in Deo secundum rem. Uno modo ex parte eius in quo sunt, tantum, et non ex propria ratione, sicut scientia et potentia. Non enim scientia ex hoc quod scientia, est idem quod potentia secundum rem, sed ex hoc quod est divina. Et quae sic sunt unum re in Deo, in creaturis inveniuntur differre secundum rem. Alio modo ex ipsa ratione eorum quae dicuntur esse unum realiter in Deo. Et sic bonum et ens sunt unum in Deo realiter, quia de ratione boni est quod non differat secundum rem ab ente ; et ideo ubicumque invenitur bonum et ens, sunt idem secundum rem.

Ad sextum dicendum, quod sicut ens est quoddam essentiale, et quoddam accidentale ; ita et bonum quoddam accidentale, et quoddam essentiale ; et eodem modo amittit aliquid bonitatem sicut esse substantiale vel accidentale.

 

Ad septimum dicendum, quod ex habitudine praedicta contingit quod bonum secundum rationem dicatur ens informare vel determinare.

 

Unde patet responsio ad octavum.

 

 

Ad nonum dicendum, quod isti rationi aliquid respondet in re, scilicet realis dependentia eius quod est ad finem ad finem ipsum, sicut est et in aliis relationibus rationis.

 

Ad decimum dicendum, quod quamvis bonum dicat aliquam specialem habitudinem, scilicet finis, tamen ista habitudo competit cuilibet enti, nec ponit aliquid secundum rem in ente ; unde ratio non sequitur.

 

Ad undecimum dicendum, quod risibile quamvis convertatur cum homine, tamen addit aliquam naturam extraneam super hominem, quae est praeter essentiam hominis ; sic autem nihil potest addi super ens, ut dictum est.

 

 

Primum vero quod in contrarium obiicitur, concedimus ; quod bonum non addit secundum rem supra ens.

 

Secundum vero probat quod nec etiam secundum rationem ; ideo ad secundum dicendum, quod dupliciter potest intelligi aliquid sine altero. Uno modo per modum enuntiandi, dum scilicet intelligitur unum esse sine altero ; et hoc modo quidquid intellectus potest intelligere sine altero, Deus potest facere. Sic autem ens non potest intelligi sine bono, ut scilicet intellectus intelligat aliquid esse ens et non esse bonum. Alio modo potest intelligi aliquid sine altero per modum definiendi, ut scilicet intelligatur unum, non cointellecto altero ; sicut animal intelligitur sine homine, et omnibus aliis speciebus : et sic ens potest intelligi sine bono. Nec tamen sequitur quod Deus possit facere ens sine bono, quia hoc ipsum quod est facere, est producere aliquid in esse.

 

 

 

 

 

 

 

Article 2 - L’ÉTANT ET LE BIEN SONT-ILS CONVERTIBLES QUANT AUX SUPPÔTS ?

(Secundo quaeritur utrum ens et bonum convertantur secundum supposita.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Les opposés sont de nature à affecter le même sujet. Or le bien et le mal sont opposés. Puis donc que le mal n’est pas naturellement en toute chose – car, comme dit Avicenne, « le mal n’existe pas au-delà de la sphère de la lune » – il semble que le bien non plus ne se rencontre pas en toute chose ; et ainsi, le bien n’est pas convertible avec l’étant.

2° Chaque fois que deux choses sont telles que l’une a une plus grande extension que l’autre, elles ne sont pas convertibles entre elles. Or, comme dit le commentateur Maxime au quatrième chapitre des Noms divins, le bien s’étend à plus de choses que l’étant ; en effet, il s’étend aux non-étants, qui sont appelés à l’existence par le bien. Le bien et l’étant ne sont donc pas convertibles.

 

3° Comme dit Algazel, le bien est la perfection dont l’appréhension est délectable. Or tout étant n’a pas la perfection ; en effet, la matière prime n’a aucune perfection. Tout étant n’est donc pas bon.

 

 

 

4° En mathématique, il y a l’étant, mais il n’y a pas le bien, comme le Philosophe le montre au troisième livre de la Métaphysique. Le bien et l’étant ne sont donc pas convertibles.

 

5° Il est dit au livre des Causes que « la première de toutes les réalités créées est l’être ». Or, suivant le Philosophe dans les Catégories, « est antérieur ce qui est impliqué sans réciprocité ». L’implication de l’étant par le bien n’est donc pas réciproque ; et ainsi, le bien et l’étant ne sont pas convertibles.

 

 

6° Ce qui est divisé n’est pas convertible avec l’une des choses qui le divisent, comme l’animal avec le raisonnable. Or l’étant est divisé par le bien et le mal, puisque de nombreux étants sont appelés mauvais. Le bien et l’étant ne sont donc pas convertibles.

 

7° La privation, elle aussi, suivant le Philosophe au quatrième livre de la Métaphysique, est appelée étant, d’une certaine façon. Or elle ne peut en aucune façon être appelée un bien ; sinon le mal, dont la raison formelle consiste en une privation, serait bon. Le bien et l’étant ne sont donc pas convertibles.

 

8° Selon Boèce au livre des Semaines, « s’il est dit que toutes choses sont bonnes, c’est parce qu’elles viennent du Bien qu’est Dieu ». Or la bonté de Dieu est sa sagesse même et sa justice. Donc, pour la même raison, tout ce qui vient de Dieu serait sagesse et chose juste, ce qui est faux. Donc le point de départ aussi, à savoir que toutes choses seraient bonnes.

 

En sens contraire :

 

1) Une chose ne tend que vers ce qui lui ressemble. Or « tout étant tend vers le bien », comme dit Boèce au livre des Semaines. Tout étant est donc bon ; et rien ne peut être bon s’il n’est en quelque façon. Le bien et l’étant sont donc convertibles.

 

 

2) Du bien, rien ne peut venir qui ne soit bon. Or tout étant procède de la divine bonté. Tout étant est donc bon ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Réponse :

 

Puisque la notion de bien consiste en ce qu’une chose soit cause de perfection pour une autre à la façon d’une fin, tout ce qui se trouve être une fin est aussi un bien. Or deux conditions entrent dans la notion de fin : que la chose soit recherchée ou désirée par ceux qui n’atteignent pas encore la fin, et qu’elle soit aimée et comme goûtée avec délectation par ceux qui ont part à la fin : puisqu’il appartient à la même nature de tendre vers la fin et de se reposer d’une certaine façon dans la fin, comme c’est par la même nature que la pierre se meut vers le centre et qu’elle se repose au centre.

 

Or ces deux conditions se trouvent convenir à l’être lui-même. En effet, les choses qui ne participent pas encore l’être, y tendent par un certain appétit naturel ; et c’est pour­quoi la matière recherche la forme, suivant le Philosophe au premier livre de la Physique. D’autre part, tout ce qui a déjà l’être aime naturellement cet être qui est le sien, et le conserve de toute sa force ; aussi Boèce dit-il au troisième livre sur la Consolation : « La divine providence a donné aux choses qu’elle a créées cette cause de permanence, peut-être la plus grande, qui est de désirer naturellement demeurer, autant qu’elles le peuvent. C’est pourquoi rien ne peut te faire douter que toutes les choses qui existent recherchent naturellement la constance et la permanence, et évitent la ruine. »

 

L’être lui-même est donc un bien. Par conséquent, de même qu’il est impossible que quelque chose soit un étant sans avoir l’être, de même est-il nécessaire que tout étant, par le fait même qu’il a l’être, soit bon ; quoique dans certains étants, de nombreuses autres raisons de bonté s’ajoutent aussi à leur être, par lequel ils subsistent. Par ailleurs, puisque le bien inclut la notion d’étant, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut, il est impossible qu’une chose soit bonne sans être un étant ; et ainsi, il reste que le bien et l’étant sont convertibles.

 

Réponse aux objections :

 

1° Le bien et le mal sont opposés comme la privation et l’habitus ; or il n’est pas nécessaire que la privation soit naturellement en tout sujet où l’habitus existe ; il n’est donc pas nécessaire que le mal soit naturellement en tout sujet où le bien existe naturellement. Dans les contraires, même lorsque l’un se trouve naturellement en un sujet, l’autre ne s’y trouve pas naturellement, suivant le Philosophe dans les Catégories. Mais le bien existe naturellement en tout étant, puisqu’il est appelé bon en raison même de son existence naturelle.

 

 

 

2° Le bien s’étend aux non-étants non point par prédication, mais par causalité, en tant que les non-étants recherchent le bien – pour appeler « non-étants » les choses qui sont en puissance et non en acte. L’être, en revanche, n’exerce pas de causalité, sauf peut-être quant à la notion de cause exemplaire ; et cette causalité ne s’étend assurément qu’aux choses qui participent actuellement l’être.

 

 

3° De même que la matière prime est un étant en puissance et non en acte, de même elle est parfaite en puissance et non en acte, bonne en puissance et non en acte.

 

 

4° Les objets dont traite le mathématicien, par l’existence qu’ils ont dans les réalités, sont bons : en effet, l’existence même de la ligne ou du nombre est bonne ; cependant ils ne sont pas considérés par le mathématicien quant à leur existence, mais seulement quant à la nature de leur espèce, car il les considère abstraitement ; or ils ne sont pas abstraits dans l’existence, mais seulement dans la raison. Par ailleurs, on a déjà dit que le bien ne suit la nature de l’espèce qu’en raison de l’existence qu’elle a en quelque réalité ; voilà pourquoi la notion de bien ne convient pas à la ligne ou au nombre tels qu’ils tombent sous la considération du mathématicien, quoique la ligne et le nombre soient bons.

 

 

 

5° L’étant est appelé antérieur au bien, non pas au sens que l’objection donne à « antérieur », mais d’une autre façon, comme l’absolu est antérieur au relatif.

 

 

6° Une chose peut être appelée bonne et en raison de son être, et en raison de quelque propriété ou relation ajoutée ; comme l’homme est appelé bon à la fois en tant qu’il est, et en tant qu’il est juste et chaste, ou ordonné à la béatitude. Donc, du point de vue de la première bonté, l’étant est convertible avec le bien, et réciproquement ; mais du point de vue de la seconde, le bien divise l’étant.

 

7° La privation est appelée non pas étant de nature, mais seulement étant de raison ; et de même, elle est un bien de raison. Car connaître la privation, et quoi que ce soit de semblable, est bon ; et la connaissance du mal, suivant Boèce, ne peut manquer à celui qui est bon.

 

 

8° Selon Boèce, une chose est appelée bonne en raison de son être même ; mais elle est appelée juste en raison d’une action qui est la sienne. Or l’être est diffusé en toutes les choses qui procèdent de Dieu, mais tout ne participe pas cet agir auquel la justice est ordonnée. En effet, bien qu’en Dieu l’agir et l’être soient identiques, et que par suite sa justice soit sa bonté, cependant agir et être sont deux choses différentes dans les créatures. L’être peut donc être communiqué à celui à qui l’agir n’est pas communiqué, et pour ceux à qui les deux sont communiqués, l’être est différent de l’agir. C’est pourquoi les hommes qui sont bons et justes sont bons en tant qu’ils sont, mais ils ne sont pas justes en tant qu’ils sont, mais en tant qu’ils ont un certain habitus ordonné à l’agir ; et l’on peut dire de même de la sagesse et des autres choses de ce genre.

 

 

 

Ou bien l’on peut répondre autrement, suivant le même auteur : être juste, être sage et autres choses semblables, sont des biens spéciaux, puisque ce sont des perfections spéciales, au lieu que le bien désigne quelque chose de parfait dans l’absolu. De Dieu parfait lui-même procèdent donc les réalités parfaites, mais non avec le même mode de perfection par lequel Dieu est parfait ; car ce qui est fait ne suit pas le mode de l’agent, mais celui de l’œuvre ; et tout ce qui reçoit de Dieu la perfection ne la reçoit pas de la même façon. Voilà pourquoi, de même qu’il est commun à Dieu et à toutes les créatures d’être parfait dans l’absolu, mais non d’être parfait de telle ou telle façon, de même être bon convient à Dieu et à toutes les créatures, mais avoir cette bonté qui est sagesse ou qui est justice, il n’est pas nécessaire que cela soit commun à tous ; mais certaines choses conviennent seulement à Dieu, comme l’éternité et la toute-puissance, d’autres à certaines créatures et à Dieu, comme la sagesse, la justice et autres choses semblables.

 

Et videtur quod non.

 

Opposita nata sunt circa idem fieri. Bonum autem et malum sunt opposita. Cum igitur malum non sit natum in omnibus esse, quia, ut Avicenna [Metaph. IX, 6] dicit, ultra orbem lunae non est malum ; videtur quod nec bonum in omnibus entibus inveniatur ; et ita bonum cum ente non convertitur.

Praeterea, quaecumque ita se habent quod unum ad plura se extendit quam aliud, non sunt convertibilia ad invicem. Sed, sicut in IV cap. de Divin. Nomin. dicit commentator Maximus [Scholia, cap. 5, § 1], bonum extendit se ad plura quam ens ; extendit enim se ad non entia, quae per bonum vocantur in esse. Ergo bonum et ens non sunt convertibilia.

 

Praeterea, sicut Algazel [cf. Metaph., p. I, tr. 5] dicit, bonum est perfectio cuius apprehensio est delectabilis. Sed non omne ens habet perfectionem ; materia enim prima non habet perfectionem aliquam. Ergo non omne ens est bonum.

 

Praeterea, in mathematicis est ens ; non autem ibi est bonum, ut patet per philosophum in III Metaph. [l. 4 (996 a 35)]. Ergo bonum et ens non convertuntur.

 

Praeterea, in libro de Causis [prop. 4] dicitur, quod prima rerum creatarum est esse. Sed secundum philosophum in Praedicamentis [cap. 12 (14 a 34)], prius est a quo non convertitur consequentia. Ergo ab ente non convertitur consequentia ad bonum ; et ita bonum et ens non convertuntur.

 

Praeterea, divisum non convertitur cum aliquo dividentium, sicut animal cum rationali. Sed ens dividitur per bonum et malum, cum multa entia mala dicantur. Ergo bonum et ens non convertuntur.

 

 

Praeterea, privatio etiam, secundum philosophum in IV Metaph. [l. 1 (1003 b 5)], dicitur ens quodam modo. Sed nullo modo potest dici bonum ; alias malum, cuius ratio in privatione consistit, esset bonum. Ergo bonum et ens non convertuntur.

 

Praeterea, secundum Boetium in libro de Hebd. [ed. Peiper, p. 172, 114], propter hoc omnia dicuntur esse bona, quia sunt a bono quod est Deus. Sed bonitas Dei est ipsa sua sapientia et sua iustitia. Ergo eadem ratione, omnia quae sunt a Deo, essent sapientia et iusta ; quod est falsum. Ergo et primum ; scilicet quod omnia sint bona.

 

 

Sed contra. Nihil tendit nisi in suum simile. Sed omne ens tendit in bonum, ut Boetius dicit in libro de Hebdom. [ed. Peiper, p. 170,53]. Ergo omne ens est bonum ; nec potest aliquid esse bonum nisi aliquo modo sit. Ergo bonum et ens convertuntur.

 

Praeterea, a bono non potest aliquid esse nisi bonum. Sed omne ens procedit a divina bonitate. Ergo omne ens est bonum ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod cum ratio boni in hoc consistat quod aliquid sit perfectivum alterius per modum finis, omne illud quod invenitur habere rationem finis, habet etiam rationem boni. Duo autem sunt de ratione finis ; ut scilicet sit appetitum vel desideratum ab his quae finem nondum attingunt, et ut sit dilectum, et quasi delectabile, ab his quae finem participant : cum eiusdem rationis sit tendere in finem, et in fine quodammodo quiescere ; sicut per eamdem naturam lapis movetur ad medium, et quiescit in medio.

Haec autem duo inveniuntur competere ipsi esse. Quae enim nondum esse participant, in esse quodam naturali appetitu tendunt ; unde et materia appetit formam, secundum philosophum in I Phys. [l. 15 (192 a 18 sqq.)]. Omnia autem quae iam esse habent, illud esse suum naturaliter amant, et ipsum tota virtute conservant ; unde Boetius dicit in III de Consolatione [prosa 11] : dedit divina providentia creatis a se rebus hanc vel maximam manendi causam, ut quoad possunt, naturaliter manere desiderent. Quare nihil est quod ullo modo queas dubitare, cuncta quae sunt, appetere naturaliter constantiam permanendi, devitareque perniciem.

 

Ipsum igitur esse habet rationem boni. Unde sicut impossibile est quod sit aliquid ens quod non habeat esse, ita necesse est ut omne ens sit bonum ex hoc ipso quod esse habet ; quamvis etiam et in quibusdam entibus multae aliae rationes bonitatis superaddantur supra suum esse quo subsistunt. Cum autem bonum rationem entis includat, ut ex prae­dictis patet, impossibile est aliquid esse bonum quod non sit ens ; et ita relinquitur quod bonum et ens convertantur.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod bonum et malum opponuntur per modum privationis et habitus ; non autem oportet ut cuicumque inest habitus, nata sit inesse privatio ; et ideo non oportet ut in quibuscumque natum est esse bonum, natum sit esse malum. In contrariis, etiam quando unum inest per naturam alicui, alterum non est natum inesse eidem, secundum philosophum in Praedicamentis [cap. 10 (13 a 18)]. Bonum autem cuilibet enti naturaliter inest, cum dicatur bonum ex ipso suo naturali esse.

 

Ad secundum dicendum, quod bonum non se extendit ad non entia per praedicationem, sed per causalitatem, in quantum non entia appetunt bonum ; ut dicamus non entia ea quae sunt in potentia, et non in actu. Sed esse non habet causalitatem, nisi forte secundum rationem causae exemplaris ; quae quidem causalitas non se extendit nisi ad ea quae actu esse participant.

 

Ad tertium dicendum, quod sicut materia prima est ens in potentia et non in actu ; ita est perfecta in potentia et non in actu, bona in potentia et non in actu.

 

Ad quartum dicendum, quod ea de quibus mathematicus considerat, secundum esse quod habent in rebus, bona sunt. Ipsum enim esse lineae vel numeri bonum est, sed a mathematico non considerantur secundum suum esse, sed solum secundum rationem speciei ; considerat enim ea abstracte : non sunt autem abstracta secundum esse, sed solum secundum rationem. Dictum est autem supra, quod bonum non consequitur rationem speciei nisi secundum esse quod habet in re

aliqua ; et ideo ratio boni non competit lineae vel numero secundum hoc quod cadunt in consideratione mathematici, quamvis linea et numerus bona sint.

 

Ad quintum dicendum, quod ens non dicitur esse prius bono illo modo dicendi prius quem obiectio tangit, sed alio modo, sicut absolutum respectivo.

 

Ad sextum dicendum, quod aliquid potest dici bonum et ex suo esse, et ex aliqua proprietate, vel habitudine superaddita ; sicut dicitur homo bonus et in quantum est et in quantum est iustus et castus, vel ordinatus ad beatitudinem. Ratione igitur primae bonitatis ens convertitur cum bono, et e converso ; sed ratione secundae bonum dividit ens.

 

Ad septimum dicendum, quod privatio non dicitur ens naturae, sed solummodo ens rationis ; et sic etiam est bonum rationis. Nam privationem cognoscere, et quodcumque tale, bonum est ; et mali cognitio, secundum Boetium [cf. De diff. top. II], bono deesse non potest.

 

Ad octavum dicendum, quod secundum Boetium [cf. De hebdomadibus (ed. Peiper, p. 174,157)], aliquid dicitur esse bonum ex ipso suo esse ; sed iustum dicitur ratione alicuius suae actionis. Esse autem in omnia quae a Deo procedunt, diffunditur ; non autem omnia participant illud agere ad quod iustitia ordinatur. Quamvis enim in Deo sit idem agere quod esse, ac per hoc sua iustitia sit sua bonitas, tamen in creaturis aliud est agere, et aliud esse. Unde esse potest communicari alicui cui agere non communicatur. Et quibus utrumque communicatur, non est idem esse quod agere. Unde etiam homines qui sunt boni et iusti, sunt quidem boni in quantum sunt ; non autem iusti in quantum sunt, sed in quantum habent habitum quemdam ordinatum ad agere ; et similiter potest dici de sapientia, et aliis huiusmodi.

Vel aliter dicendum secundum eumdem, quod iustum et sapiens et alia huiusmodi sunt quaedam specialia bona, cum sint quaedam speciales perfectiones ; bonum autem aliquid perfectum absolute designat. Ab ipso igitur Deo perfecto procedunt res perfectae, non eodem modo perfectionis quo Deus perfectus est ; quia quod fit non est secundum modum agentis, sed secundum modum facti ; nec omnia quae a Deo perfectionem recipiunt eodem modo recipiunt. Et ideo, sicut Deo et creaturis omnibus commune est esse perfectum absolute, non autem esse perfectum hoc vel illo modo ; ita esse bonum convenit Deo, et omnibus creaturis : sed habere hanc bonitatem quae est sapientia vel quae est iustitia, non oportet quod sit omnibus commune ; sed quaedam Deo tantum conveniunt, ut aeternitas et omnipotentia, quaedam vero quibusdam creaturis et Deo, ut sapientia, et iustitia, et alia huiusmodi.

 

 

 

 

Article 3 - LE BIEN, DANS SA NOTION, EST-IL ANTÉRIEUR AU VRAI ?

(Tertio quaeritur utrum bonum secundum rationem sit prius quam verum.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Ce qui est dans les réalités est antérieur à ce qui est seulement dans l’appréhension, attendu que notre appréhension est causée et mesurée par les réalités. Or, suivant le Philosophe au sixième livre de la Métaphysique, le bien est dans les réalités, et le vrai dans l’esprit. Le bien est donc antérieur au vrai quant à la notion.

 

 

2° Une chose est parfaite en soi dans sa notion avant d’être cause de perfection pour autrui. Or une chose est appelée bonne en tant qu’elle est parfaite en soi, et vraie en tant qu’elle est cause de perfection pour autrui. Le bien est donc antérieur au vrai.

 

 

3° On parle de bien en se référant à la cause finale, et de vrai en se référant à la cause formelle. Or la cause finale est antérieure à la cause formelle, car la fin est la cause des causes. Le bien est donc antérieur au vrai quant à la notion.

 

 

4° Le bien particulier est postérieur au bien universel. Or le vrai est un certain bien particulier, car il est le bien de l’intelligence, comme dit le Philosophe au sixième livre de l’Éthique. Le bien est donc naturellement antérieur au vrai quant à la notion.

5° Le bien inclut la notion de fin. Or le premier dans l’intention est la fin. L’intention de bien est donc antérieure à l’intention de vrai.

 

En sens contraire :

 

1) Le bien est cause de perfection de la volonté, et le vrai est cause de perfection de l’intelligence. Or l’intelligence précède naturellement la volonté. Donc le vrai aussi précède le bien.

 

2) Plus une chose est immatérielle, plus elle est première. Or le vrai est plus immatériel que le bien, car le bien se rencontre dans les réalités matérielles, le vrai seulement dans l’esprit immatériel. Le vrai est donc naturellement antérieur au bien.

 

Réponse :

 

Tant le vrai que le bien, comme on l’a dit, sont des causes de perfection, ou des perfections. Or l’ordre entre des perfections peut être envisagé de deux façons : d’abord du côté des perfections elles-mêmes ; ensuite du côté des perfectibles.

 

 

Donc, à considérer le vrai et le bien en soi, le vrai est antérieur au bien dans sa notion, puisque le vrai est cause de perfection pour une réalité selon la notion de l’espèce, au lieu que le bien est cause de perfection non seulement selon la notion de l’espèce, mais aussi selon l’être que l’espèce a dans la réa­lité. Et ainsi, la notion de bien inclut en soi plus de choses que la notion de vrai, et se comporte en quelque sorte par addition à elle ; et ainsi, le bien présuppose le vrai, et le vrai présuppose l’un, puisque la notion de vrai est accomplie par l’appréhension de l’intelligence ; or tout intelligible est en tant qu’il est un ; car celui qui ne pense pas l’un ne pense rien, comme dit le Philosophe au quatrième livre de la Métaphysique. Tel est donc l’ordre de ces noms transcendantaux, si on les considère en soi : après l’étant vient l’un, ensuite le vrai après l’un, et ensuite, après le vrai, le bien.

 

 

 

Mais si l’on envisage l’ordre entre le vrai et le bien du côté des perfectibles, alors, à l’inverse, le bien est naturellement antérieur au vrai, pour deux raisons.

 

D’abord, parce que la perfection du bien s’étend à plus de choses que la perfection du vrai. En effet, seules sont de nature à être perfectionnées par le vrai les réalités qui peuvent percevoir quelque étant en elles-mêmes, ou le posséder en elles-mêmes dans sa notion, et non dans l’être que l’étant a en lui-même : de telles réalités sont seulement celles qui reçoivent quelque chose immatériellement, et sont cognitives ; car l’espèce de la pierre est dans l’âme, mais non avec l’être qu’elle a dans la pierre. En revanche, même les réalités qui reçoivent une chose avec son être matériel sont de nature à être perfectionnées par le bien, puisque la notion de bien consiste en ce qu’une chose soit cause de perfection tant selon la notion de l’espèce que selon l’être, comme on l’a déjà dit. Voilà pourquoi toutes choses recherchent le bien, mais toutes ne connaissent pas le vrai. Dans l’un et l’autre, en effet, c’est-à-dire dans la recherche du bien et dans la connaissance du vrai, apparaît la relation du perfectible à la perfection qu’est le bien ou le vrai.

 

Ensuite, parce que même les réalités qui sont de nature à être perfectionnées par le bien et le vrai, sont perfectionnées par le bien avant de l’être par le vrai : en effet, parce qu’elles participent l’être, elles sont perfectionnées par le bien, comme on l’a dit ; mais parce qu’elles connaissent quelque chose, elles sont perfectionnées par le vrai. Or la connaissance est postérieure à l’être ; et c’est pourquoi, dans cette considération qui se fait du côté des perfectibles, le bien précède le vrai.

 

Réponse aux objections :

 

1° Cet argument vaut pour l’ordre entre le vrai et le bien du côté des perfectibles, mais non du côté du vrai et du bien eux-mêmes : en effet, seul l’esprit est perfectible par le vrai, mais toute réalité est perfectible par le bien.

 

2° Le bien n’est pas seulement parfait, mais aussi cause de perfection, de même que le vrai, comme on l’a déjà dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

3° La fin, en tant que cause, est antérieure à l’une des autres causes ; et l’effet est perfectionné par sa cause ; cet argument vaut donc pour la relation du perfectible à la perfection, relation en laquelle le bien est antérieur. Mais, à considérer la forme et la fin dans l’absolu, et puisque la forme est elle-même fin, la forme considérée en soi est antérieure à la forme considérée comme la fin d’une autre chose ; or la notion de vrai résulte de l’espèce même, en tant qu’elle est pensée comme elle est.

 

 

4° Il est dit que le vrai est un certain bien, en tant qu’il a l’être en quelque perfectible spécial, et ainsi, cette objection concerne aussi la relation du perfectible à la perfection.

 

 

 

5° On dit que la fin est première dans l’intention par rapport aux moyens, mais non par rapport aux autres causes, si ce n’est en tant qu’elles sont elles-mêmes des moyens ; et ainsi, il faut répondre comme à la troisième objection. Il faut cependant savoir que, lorsque l’on dit que la fin est première dans l’intention, le mot intentio désigne l’acte de l’esprit consistant à avoir quelque intention. Mais lorsque nous comparons l’intention de bien et celle de vrai, intentio désigne le concept signifié par la définition ; le mot est donc pris équivoquement dans l’un et l’autre cas.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Une chose est de nature à être perfectionnée par le bien non seulement par l’intermédiaire de la volonté, mais aussi en tant qu’elle a l’existence ; donc, bien que l’intelligence soit antérieure à la volonté, il ne s’ensuit pas qu’une chose soit perfectionnée par le vrai avant de l’être par le bien.

 

2) Cet argument vaut pour le vrai et le bien en tant qu’ils sont considérés en eux-mêmes ; il doit donc être accordé.

 

Et videtur quod sic.

 

Illud enim quod est in rebus, est prius eo quod est in apprehensione tantum, eo quod apprehensio nostra causatur et mensuratur ex rebus. Sed secundum philosophum in VI Metaph. [l. 4 (1027 b 25)], bonum est in rebus, verum autem in mente. Ergo bonum est prius quam verum secundum rationem.

 

Praeterea, prius est aliquid in se perfectum secundum rationem quam sit alterius perfectivum. Sed bonum dicitur aliquid in quantum est in se perfectum, verum autem in quantum est alterius perfectivum. Ergo bonum est prius quam verum.

 

Praeterea, bonum dicitur per ordinem ad causam finalem, verum autem in ordine ad causam formalem. Sed causa finalis est prior formali, quia finis est causa causarum. Ergo bonum est prius quam verum secundum rationem.

 

Praeterea, particulare bonum est posterius quam bonum universale. Sed verum est quoddam particulare bonum, est enim bonum intellectus, ut dicit philosophus in VI Ethic. [l. 2 (1139 a 27)]. Ergo bonum est naturaliter prius secundum rationem quam verum.

 

 

Praeterea, bonum habet rationem finis. Finis autem est primum in intentione. Ergo intentio boni est prior intentione veri.

 

 

 

Sed contra. Bonum est perfectivum affectus, verum autem intellectus. Intellectus autem naturaliter praecedit affectum. Ergo et verum, bonum.

 

 

Praeterea, quanto aliquid est immaterialius, tanto est prius. Sed verum est immaterialius quam bonum, quia bonum in rebus materialibus invenitur, verum solum in mente immateriali. Ergo verum est naturaliter prius bono.

 

 

Responsio. Dicendum, quod tam verum quam bonum, sicut dictum est, habent rationem perfectivorum, sive perfectionum. Ordo autem inter perfectiones aliquas potest attendi dupliciter : uno modo ex parte ipsarum perfectionum ; alio modo ex parte perfectibilium.

Considerando ergo verum et bonum secundum se, sic verum est prius bono secundum rationem, cum verum sit perfectivum alicuius secundum rationem speciei ; bonum autem non solum secundum rationem speciei, sed etiam secundum esse quod habet in re. Et ita plura includit in se ratio boni quam ratio veri, et se habet quodammodo per additionem ad illam ; et sic bonum praesupponit verum, verum autem praesupponit unum, cum veri ratio ex apprehensione intellectus perficiatur ; unumquodque autem intelligibile est in quantum est unum ; qui enim non intelligit unum, nihil intelligit, ut dicit philosophus in IV Metaph. [cap. 4 (1006 b 10)]. Unde istorum nominum transcendentium talis est ordo, si secundum se considerentur, quod post ens est unum, deinde verum post unum, et deinde post verum bonum.

Si autem attendatur ordo inter verum et bonum ex parte perfectibilium, sic e converso bonum est naturaliter prius quam verum, duplici ratione.

Primo, quia perfectio boni ad plura se extendit quam veri perfectio. Vero enim non sunt nata perfici nisi illa quae possunt aliquod ens percipere in seipsis vel in seipsis habere secundum suam rationem, et non secundum illud esse quod ens habet in seipso : et huiusmodi sunt solum ea quae immaterialiter aliquid recipiunt, et sunt cognoscitiva ; species enim lapidis est in anima, non autem secundum esse quod habet in lapide. Sed a bono nata sunt perfici etiam illa quae secundum materiale esse aliquid recipiunt : cum ratio boni in hoc consistat quod aliquid sit perfectivum tam secundum rationem speciei quam etiam secundum esse, ut prius dictum est. Et ideo omnia appetunt bonum ; sed non omnia cognoscunt verum. In utroque enim ostenditur habitudo perfectibilis ad perfectionem, quae est bonum vel verum ; scilicet in appetitu boni et cognitione veri.

 

Secundo, quia illa etiam quae nata sunt perfici bono et vero, per prius perficiuntur bono quam vero : ex hoc enim quod esse participant, perficiuntur bono, ut dictum est ; ex hoc autem quod cognoscunt aliquid, perficiuntur vero. Cognitio autem est posterior quam esse ; unde et in hac consideratione ex parte perfectibilium bonum praecedit verum.Ad primum ergo dicendum, quod ratio illa procedit de ordine veri et boni ex parte perfectibilium, non autem ex parte ipsius veri et boni : mens enim sola perfectibilis est vero ; sed omnis res perfectibilis est bono.

 

Ad secundum dicendum, quod bonum non solum habet rationem perfecti, sed etiam perfectivi sicut et verum, ut prius dictum est ; unde ratio non sequitur.

 

Ad tertium dicendum, quod finis est prior in causando quam aliqua aliarum causarum ; causatum autem perficitur per suam causam ; unde ratio ista procedit secundum ordinem perfectibilis ad perfectionem, in quo bonum est prius. Sed absolute considerando formam et finem, cum ipsa forma sit finis, prior est ipsa forma in se considerata quam secundum quod est alterius finis ; ratio autem veri ex ipsa specie consurgit, prout est intellecta sicuti est.

 

Ad quartum dicendum, quod verum dicitur esse quoddam bonum, in quantum habet esse in aliquo speciali perfectibili, et sic etiam haec obiectio pertinet ad ordinem perfectibilis ad perfectionem.

 

 

Ad quintum dicendum, quod finis dicitur esse prior in intentione his quae sunt ad finem, non autem aliis causis, nisi secundum quod ipsae sunt ad finem ; et sic solvendum est sicut ad tertium. Et tamen sciendum, quod cum dicitur quod finis est prior in intentione, intentio sumitur pro actu mentis, qui est intendere. Cum autem comparamus intentionem boni et veri, intentio sumitur pro ratione quam significat definitio ; unde aequivoce accipitur utrobique.

Ad primum vero quod in contrarium obicitur, dicendum, quod aliquid est natum perfici bono non solum mediante affectu, sed etiam in quantum habet esse : unde quamvis intellectus sit prior affectu, non sequitur quod per prius perficiatur aliquid vero quam bono.

 

Ad secundum dicendum, quod ratio illa procedit de vero et bono prout secundum se considerantur ; unde concedenda est.

 

 

 

 

 

Article 4 - TOUTES CHOSES SONT-ELLES BONNES PAR LA BONTÉ PREMIÈRE ?

(Quarto quaeritur utrum omnia sint bona bonitate prima.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Selon Boèce au livre des Semaines, si, par impossible, nous pensons que Dieu est, abstraction faite de sa bonté par l’intel­ligence, alors il s’ensuivra que toutes les autres choses sont des étants, mais non qu’elles sont bonnes. En revanche, si nous pensons en Dieu la bonté, il s’ensuivra que toutes choses sont bonnes, tout comme elles sont des étants. Toutes choses sont donc appelées bonnes d’après la bonté première.

 

2° [Le répondant] disait : s’il se fait que, lorsque la bonté n’est pas pensée en Dieu, il n’y a pas de bonté dans les créatures, c’est parce que la bonté de la créature est causée par la bonté de Dieu, et non parce que la réalité serait formellement dénommée bonne d’après la bonté de Dieu. En sens contraire : chaque fois qu’une chose est nommée telle d’après le seul rapport à une autre chose, elle n’est pas nommée telle d’après quelque chose qui lui serait formellement inhérent, mais d’après ce qui est hors d’elle, et auquel elle est rapportée ; comme l’urine, que l’on dit être saine parce qu’elle signifie la santé de l’animal, n’est pas nommée saine d’après une santé qui lui serait inhérente, mais d’après la santé de l’animal signifiée par elle. Or on dit que la créature est bonne par référence à la bonté première, parce que chaque chose est appelée bonne pour autant qu’elle est dérivée du bien premier, comme dit Boèce au livre des Semaines. La créature n’est donc pas nommée bonne d’après quelque bonté formelle qui existerait en elle, mais d’après la bonté divine elle-même.

 

3° Saint Augustin dit au huitième livre sur la Trinité : « Ceci est bien, cela est bien. Supprime le ceci et le cela, et vois, si tu le peux, le bien même : alors tu verras Dieu, qui ne tient pas sa bonté d’un autre bien, mais est la bonté de tout bien. » Or toutes choses sont appelées bonnes d’après le bien même qui est la bonté de tout bien. C’est donc d’après la divine bonté, dont il parle, que toutes choses sont appelées bonnes.

 

4° Puisque toute créature est bonne, elle est bonne soit par une bonté qui lui est inhérente, soit par la seule bonté première. Si c’est par une bonté qui lui est inhérente, alors, puisque cette bonté est aussi une certaine créature, elle-même aussi sera bonne ; elle le sera donc soit par la bonté qu’elle est elle-même, soit par une autre. Si c’est par la bonté qu’elle est elle-même, elle sera donc la bonté première : en effet, la définition du bien premier, comme on le voit dans la citation de saint Augustin susmentionnée, est d’être bon par soi-même ; et ainsi, on obtient ce qu’on se proposait : la créature est bonne par la bonté première. Mais si cette bonté est bonne par une autre bonté, la même question demeure au sujet de celle-là : donc, ou bien il faudra remonter à l’infini, ce qui est impossible, ou bien il faudra arriver à une bonté dénommant la créature, et qui est bonne par elle-même : et ce sera la bonté première. Il est donc nécessaire, de toute façon, que la créature soit bonne par la bonté première.

 

5° Selon Anselme, toute chose vraie est vraie par la vérité première. Or la bonté première est aux choses bonnes ce que la vérité première est aux choses vraies. Toutes choses sont donc bonnes par la bonté première.

 

6° Ce qui n’a pas de pouvoir sur le moins, n’en a pas sur le plus. Or être est moins qu’être bon ; et la créature n’a pas de pouvoir sur l’être, puisque tout être vient de Dieu ; elle n’a donc pas de pouvoir sur le fait d’être bon ; la bonté d’après laquelle une chose est appelée bonne n’est donc pas une bonté créée.

 

7° Être, suivant saint Hilaire, est « propre à Dieu ». Or le propre est ce qui convient à un seul. Il n’y a donc aucun autre être que Dieu lui-même. Or toutes choses sont bonnes en tant qu’elles ont l’être. Toutes choses sont donc bonnes par l’être divin lui-même, qui est sa bonté.

 

 

8° La bonté première n’ajoute rien à la bonté ; sinon la bonté première serait composée. Or il est vrai que toutes choses sont bonnes par la bonté. Il est donc également vrai que toutes choses sont bonnes par la bonté première.

 

9° [Le répondant] disait lui-même que la bonté première ajoute à la bonté absolue dans la notion et non dans la réalité. En sens contraire : la notion à laquelle rien ne correspond dans la réalité est inutile et vaine. Or elle n’est pas vaine, la notion par laquelle nous pensons la bonté première. Si donc elle ajoute quelque chose dans la notion, elle ajoutera aussi dans la réalité : ce qui est impossible ; et ainsi, elle n’ajoutera pas même dans la notion. Et de la sorte, on dira que toutes choses sont bonnes par la bonté première, comme elles le sont aussi par la bonté absolue.

 

En sens contraire :

 

1) Toutes choses sont bonnes en tant qu’elles sont des étants, car, suivant saint Augustin, « c’est dans la mesure où nous sommes que nous sommes bons ». Or ce n’est pas selon l’essence première que toutes choses sont formellement appelées étants, mais selon l’essence créée. Ce n’est donc pas non plus par la bonté première que toutes choses sont bonnes formellement, mais par la bonté créée.

 

 

2) Le variable n’est pas formellement déterminé par l’invariable, puisqu’ils sont opposés. Or toute créature est variable, au lieu que la bonté première est invariable. Ce n’est donc pas d’après la bonté première que la créature est appelée bonne formellement.

 

3) Toute forme est proportionnée à son perfectible. Or la bonté première, puisqu’elle est infinie, n’est pas proportionnée à la créature, puisque cette dernière est finie. Ce n’est donc pas d’après la bonté première que la créature est appelée bonne formellement.

 

4) Selon saint Augustin au huitième livre sur la Trinité, chap. 3, toutes les choses créées « sont bonnes par participation du bien ». Or la bonté première n’est pas elle-même par participation du bien, car elle est la bonté totale et parfaite. Ce n’est donc pas par la bonté première que toutes choses sont bonnes formellement.

 

5) On dit que la créature contient un vestige de la Trinité, en tant qu’elle est une, vraie et bonne ; et ainsi, le bien relève du vestige. Or le vestige et ses parties sont quelque chose de créé. La créature est donc bonne par une bonté créée.

 

 

6) La bonté première est très simple. Elle n’est donc ni composée en soi, ni composable avec autre chose ; et ainsi, elle ne peut être la forme de quelque chose, puisque la forme entre en composition avec ce dont elle est la forme. Or la bonté par laquelle on dit que des choses sont bonnes, est une certaine forme, puisque tout être vient de la forme. Ce n’est donc pas par la bonté première que les créatures sont bonnes formellement.

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a eu diverses positions. Certains, conduits par des arguments sans valeur, se sont égarés au point d’affirmer que Dieu était de la substance de n’importe quelle réalité. Et certains parmi eux, comme David de Dinant, ont prétendu qu’il était identique à la matière prime. D’autres, par contre, ont soutenu qu’il était la forme de n’importe quelle réalité. Mais assurément, la fausseté de cette erreur se découvre tout de suite. En effet, tous ceux qui parlent de Dieu pensent qu’il est le principe effectif de toutes choses, puisqu’il est nécessaire que tous les étants dérivent d’un unique étant premier. Or la cause efficiente, suivant l’enseignement du Philosophe au deuxième livre de la Physique, ne coïncide pas avec la cause matérielle, puisqu’elles ont des notions contraires ; en effet, chaque chose est agissante pour autant qu’elle est en acte, au lieu que la nature de la matière est d’être en puissance. Par ailleurs, l’efficient et la forme de l’effet sont spécifiquement identiques, dans la mesure où tout agent produit son semblable, mais non identiques numériquement, car le même ne peut faire et être fait. De cela il ressort que l’essence divine elle-même n’est ni la matière ni la forme d’une réalité, en sorte que la créature ne peut être appelée formellement bonne d’après elle comme d’après une forme unie.

 

En revanche, n’importe quelle forme est une certaine ressemblance de Dieu. Voilà pourquoi les platoniciens ont affirmé que toutes choses sont bonnes formellement par la bonté première, non comme par une forme unie, mais comme par une forme séparée. Et pour comprendre ceci, il faut savoir que les choses qui peuvent être séparées dans l’intelligence, Platon les concevait séparées aussi dans l’être ; et ainsi, de même que l’homme peut être pensé en dehors de Socrate et Platon, de même il prétendait que l’homme existe en dehors de Socrate et de Platon, et il l’appelait « homme par soi », et « idée de l’homme », et c’est par sa participation que Socrate et Platon étaient appelés hommes. Or, de même qu’il trouvait un homme commun à Socrate et à Platon, et à tous leurs semblables, de même il trouvait que le bien était commun à tous les biens, et que le bien pouvait être pensé sans que l’on pense ce bien ou cet autre ; et c’est pourquoi il soutenait que le bien était séparé, en dehors de tous les biens particuliers : et il en faisait le bien par soi, ou l’idée du bien, par la participation de laquelle toutes choses seraient appelées des biens ; comme le montre le Philosophe au premier livre de l’Éthique. Mais il y avait cette différence entre l’idée du bien et l’idée de l’homme, que l’idée de l’homme ne s’éten­dait pas à toutes choses, au lieu que l’idée du bien s’étendait à tout, même aux idées. Car l’idée même du bien est aussi un certain bien particulier. Voilà pourquoi il était nécessaire de dire que le bien par soi était lui-même le principe universel de toutes les réalités, lequel est Dieu. Il s’ensuit donc, suivant cette opinion, que toutes choses seraient nommées bonnes d’après la bonté première elle-même, qui est Dieu, de même que Socrate et Platon, selon Platon, étaient appelés hommes par participation de l’homme séparé, non d’après une humanité qui leur fût inhérente.

 

Et c’est en quelque sorte cette opinion que les porrétains ont suivie. En effet, ils disaient que le bien est prédiqué de la créature simplement, lorsque nous disons : « l’homme est bon », et qu’il est prédiqué par ajout, lorsque nous disons : « Socrate est un homme bon ». Ils disaient donc que la créature est appelée bonne simplement, non d’après une bonté inhérente mais d’après la bonté première, comme si la bonté absolue et commune était elle-même la bonté divine ; mais lorsque la créature est appelée ce bien ou cet autre, elle est nommée d’après la bonté créée, car les bontés créées particulières sont comme les idées particulières, suivant Platon. Mais cette position est improuvée de plusieurs façons par le Philosophe : d’une part par la raison que les quiddités et les formes des réalités sont dans les réalités particulières elles-mêmes, et ne sont pas séparées d’elles, comme cela est prouvé de multiples façons au septième livre de la Métaphysique ; d’autre part, même dans l’hypothèse des idées, il prouve que, spécialement en ce qui concerne le bien, cette position serait sans fondement, parce que le bien ne se dit pas univoquement des choses bonnes, et qu’en de tels cas on n’assignait pas une idée unique, selon Platon ; et c’est par cette voie que le Philosophe s’oppose à lui au premier livre de l’Éthique.

 

Cependant, en ce qui concerne spécialement notre propos, la fausseté de la position susdite apparaît ainsi : tout agent se trouve produire son semblable ; si donc la bonté première est cause de tous les biens, il est nécessaire qu’elle imprime sa ressemblance dans les réalités causées, et ainsi, chaque chose sera appelée bonne comme d’après une forme inhérente, par la ressemblance du souverain bien qui lui est donnée, et en outre d’après la bonté première comme d’après le modèle et la cause de toute bonté créée. Et moyennant cela, l’opinion de Platon peut se soutenir. Ainsi donc, nous disons, suivant l’opinion commune, que toutes choses sont bonnes formellement par une bonté créée comme par une forme inhérente, et par la bonté incréée comme par une forme exemplaire.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° Comme on l’a déjà mentionné, la raison pour laquelle les créatures ne seraient pas bonnes si l’on ne pensait la bonté en Dieu, est que la bonté de la créature est une reproduction de la bonté divine ; il ne s’ensuit donc pas que la créature soit appelée bonne d’après la bonté incréée, si ce n’est comme d’après une forme exemplaire.

 

2° De deux façons une chose est nommée par référence à une autre chose. D’abord quand le rapport lui-même est la notion de la dénomination, et c’est ainsi que l’urine est appelée saine par rapport à la santé de l’animal. En effet, la notion de sain, dans le sens où cela est prédiqué de l’urine, est d’être le signe de la santé de l’animal. Et en de tels cas, ce qui est nommé par référence à autre chose n’est pas nommé d’après une forme qui lui serait inhérente, mais d’après quelque chose d’extérieur auquel il est rapporté. Ensuite, une chose est nommée par référence à autre chose, quand le rapport n’est pas la notion de la dénomination, mais la cause, comme si l’air était appelé brillant d’après le soleil : non que le rapport même de l’air au soleil soit la brillance de l’air, mais parce que l’opposition directe de l’air au soleil est cause de ce qu’il brille. Et c’est de cette façon que la créature est appelée bonne par référence à Dieu ; l’argu­ment n’est donc pas concluant.

 

3° Saint Augustin suit sur de nombreux points l’opinion de Platon, autant que cela peut se faire dans la vérité de la foi ; aussi ses paroles sont-elles à entendre de la façon suivante : il est dit que la divine bonté elle-même est la bonté de tout bien, en tant qu’elle est la cause efficiente première et exemplaire de tout bien, sans que soit exclue la bonté créée d’après laquelle les créatures sont nommées bonnes comme d’après une forme inhérente.

4° Le cas des formes générales n’est pas le même que celui des formes spéciales. Dans les formes spéciales, en effet, la prédication du concret sur l’abstrait n’est pas admise, de sorte que l’on ne dit pas : « la blancheur est blanche », ni : « la chaleur est chaude », ainsi que Denys le montre clairement au deuxième chapitre des Noms divins. Mais dans les formes générales, une telle prédication est admise : nous disons en effet que l’essence est un étant, que la bonté est bonne, l’unité une, et ainsi de suite. La raison en est que ce qui rentre en premier dans l’appréhension de l’intelligence est l’étant ; il est donc nécessaire que l’intelli­gence attribue ce qu’est l’étant à tout ce qui est appréhendé par elle. Voilà pourquoi, lorsqu’elle appréhende l’essence de quelque étant, elle dit que cette essence est un étant ; et semblablement chaque forme générale ou spéciale, ainsi : « la bonté est un étant, la blancheur est un étant, etc. » Et parce qu’il y a des choses qui accompagnent inséparablement la notion d’étant, comme l’un, le bien, etc., il est nécessaire que ces choses aussi, pour la même raison que l’étant, soient prédiquées de n’importe quelle chose appréhendée. C’est pourquoi nous disons : « l’essence est une et bonne » ; et semblablement nous disons : « l’unité est une et bonne » ; et de même pour la bonté et la blancheur, et pour n’importe quelle forme générale ou spéciale. Mais le blanc, parce qu’il est spécial, n’accompagne pas inséparablement la notion d’étant ; la forme de blancheur peut donc être appréhendée sans qu’être blanc lui soit attribué ; c’est pourquoi nous ne sommes pas contraints à dire : « la blancheur est blanche ». Le blanc se dit en effet d’une seule façon, au lieu que l’étant, l’un, le bien et les autres choses de ce genre, qui se disent nécessairement de n’importe quelle chose appréhendée, se disent de multiples façons. En effet, une chose est appelée étant, parce qu’elle subsiste en soi ; une autre, comme la forme, parce qu’elle est le principe de la subsistance ; une autre, comme la qualité, parce qu’elle est la disposition de ce qui subsiste ; une autre, comme la cécité, parce qu’elle est la privation de la disposition de ce qui subsiste. Voilà pourquoi lorsque nous disons : « l’essence est un étant », si l’on raisonne ainsi : « donc elle est un étant par quelque chose, soit par soi-même soit par autre chose », la conséquence n’est pas recevable, car on ne disait pas « être un étant » à la façon dont quelque chose qui subsiste dans son être est un étant, mais comme ce par quoi quelque chose est. Il n’est donc pas nécessaire de chercher comment l’essence elle-même est par quelque chose, mais comment quelque chose d’autre est par l’essence. Semblablement, lorsque l’on dit que la bonté est bonne, elle n’est pas appelée bonne comme si elle subsistait dans la bonté, mais comme nous appelons bon ce par quoi quelque chose est bon. Et ainsi, il n’est pas nécessaire de se demander si la bonté est bonne par la bonté qu’elle est elle-même ou par une autre, mais si, par la bonté elle-même, il est quelque chose de bon qui soit autre que la bonté elle-même, comme c’est le cas dans les créatures ; ou qui soit identique à la bonté elle-même, comme c’est le cas en Dieu.

 

5° Il faut faire une semblable distinction au sujet de la vérité : toutes choses sont vraies par la vérité première comme par le premier modèle, quoiqu’elles soient vraies par la vérité créée comme par une forme inhérente. Mais cependant, le cas de la vérité n’est pas le même que celui de la bonté. En effet, la notion même de vérité consiste dans une certaine adéquation ou commensuration. Or une chose est nommée mesurée ou commensurée d’après quelque chose d’extérieur, comme l’étoffe d’après l’aune. Et c’est ainsi qu’Anselme pense que toutes choses sont vraies par la vérité première : en tant que chaque chose est commensurée à l’intelligence divine lorsqu’elle accomplit ce pour quoi la divine providence l’a ordonnée ou connue d’avance. Par contre, la notion de bonté ne consiste pas dans une commensuration ; il n’en va donc pas de même.

 

6° La créature n’a pas de pouvoir sur l’être en sorte qu’elle ait l’être par elle-même ; elle a cependant quelque pouvoir sur l’être dans la mesure où elle est le principe formel de l’être, car ainsi, n’importe quelle forme a un pouvoir sur l’être. Et c’est aussi de cette façon, comme principe formel, que la bonté créée a un pouvoir sur le fait d’être bon.

 

 

7° Lorsque l’on dit : « être est propre à Dieu », il ne faut pas comprendre qu’il n’y aurait aucun autre être que l’être incréé, mais que seul cet être est dit proprement être, parce que, en raison de son immuabilité, il ne connaît pas l’être passé ni l’être futur. L’être de la créature est dit être par une certaine ressemblance à cet être premier, puisqu’il est mélangé d’être passé ou d’être futur, en raison de la muabilité de la créature. Ou bien l’on peut répondre qu’être est propre à Dieu parce que Dieu seul est son être ; quoique d’autres choses aient l’être, lequel être n’est pas l’être divin.

8° La bonté première n’ajoute rien à la bonté absolue quant à la réalité ; mais elle ajoute quelque chose quant à la notion.

 

 

9° Comme dit le commentateur du livre

des Causes, la bonté pure elle-même est

individuée et se sépare d’avec toutes les autres par le fait même qu’elle n’admet pas d’addition. En effet, il n’entre pas absolument dans la notion de bonté d’admettre ou non l’addition. Car s’il entrait dans sa notion d’admettre l’addition, alors n’importe quelle bonté admettrait l’addition, et aucune ne serait la bonté pure. Semblablement, s’il entrait dans sa notion de ne pas admettre l’addition, aucune bonté ne l’admettrait, et toute bonté serait la bonté pure, tout comme ni le raisonnable ni l’irrationnel n’entre dans la notion d’animal. Voilà pourquoi le fait même de ne pas pouvoir admettre l’addition particularise la bonté absolue, et distingue la bonté première, qui est la bonté pure, des autres bontés. Ne pas admettre l’addition, puisque c’est une négation, est un étant de raison, et cependant il est fondé sur la simplicité de la bonté première. Il ne s’ensuit donc pas que la notion soit inutile et vaine.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia secundum Boetium in libro de Hebdomadibus [ed. Peiper, p. 171, 85], si intelligamus per impossibile Deum esse, abstracta per intellectum bonitate ; sequetur omnia alia esse entia, non autem esse bona. Intellecta autem in Deo bonitate, sequetur omnia esse bona, sicut et entia. Ergo omnia dicuntur bona bonitate prima.

 

 

Sed dicebat, quod ideo hoc contingit quod non intellecta bonitate in Deo non est bonitas in aliis creaturis, quia bonitas creaturae causatur a bonitate Dei, non quia denominetur res bona formaliter bonitate Dei. – Sed contra : quandocumque aliquid denominatur aliquale ex solo respectu ad alterum, non denominatur tale per aliquid sibi formaliter inhaerens, sed per id quod est extra ipsum, ad quod refertur ; sicut urina quae dicitur esse sana ex hoc quod significat sanitatem animalis, non denominatur sana ab aliqua sanitate sibi inhaerente, sed a sanitate animalis quam significat. Sed creatura dicitur esse bona per respectum ad primam bonitatem, quia secundum hoc unumquodque dicitur bonum quod a primo bono defluxit, ut dicit Boetius in libro de Hebdom. [ed. Peiper, p. 172,114]. Ergo creatura non denominatur bona ab aliqua formali bonitate in ipsa existente, sed ipsa bonitate divina.

 

Praeterea, Augustinus dicit, VIII de Trinitate [cap. 3] : bonum est hoc, et bonum illud ; tolle hoc et illud, et vide ipsum bonum, si potes ; ita Deum videbis non alio bono bonum, sed

bonum omnis boni. Sed ipso bono quod est omnis boni bonum, omnia

dicuntur bona. Ergo divina bonitate, de qua loquitur, omnia dicuntur bona.

 

Praeterea, cum omnis creatura sit bona, aut est bona aliqua bonitate sibi inhaerente, aut solum bonitate prima. Si aliqua bonitate sibi inhaerente ; cum illa bonitas sit etiam quaedam creatura, et ipsa bona erit ; aut ergo se bonitate, aut alia. Si se bonitate, ergo erit bonitas prima : haec est enim ratio primi boni, ut ex auctoritate Augustini inducta patet, quod seipso sit bonum ; et sic habetur propositum, quod creatura est bona bonitate prima. Si autem illa bonitas est bona bonitate alia, eadem quaestio remanet de illa : aut ergo erit procedere in infinitum, quod est impossibile ; aut erit devenire ad aliquam bonitatem denominantem creaturam, quae est bona se ipsa : et haec erit bonitas prima. Ergo oportet omnibus modis quod creatura sit bona bonitate prima.

 

 

 

Praeterea, secundum Anselmum [cf. De verit., cap. 7 et 13], omne verum est verum veritate prima. Sed sicut veritas prima se habet ad vera, ita bonitas prima se habet ad bona. Ergo omnia sunt bona bonitate prima.

 

Praeterea, quod non potest in minus, non potest in maius. Sed minus est esse quam esse bonum ; creatura autem non potest in esse, cum omne esse sit a Deo. Ergo nec potest in esse bonum : ergo bonitas qua aliquid dicitur bonum non est bonitas creata.

 

Praeterea, esse, secundum Hilarium [cf. De Trin. I, 5 ; VII, 11 ; XII, 24], est proprium Deo. Sed proprium est quod uni soli convenit. Ergo nullum est aliud esse nisi ipse Deus. Sed omnia sunt bona in quantum habent esse. Ergo omnia sunt bona ipso esse divino quod est eius bonitas.

 

Praeterea, bonitas prima nihil addit supra bonitatem ; alias bonitas prima esset composita. Sed verum est omnia esse bona bonitate. Ergo etiam verum est omnia esse bona bonitate prima.

 

Ipse dicebat, quod bonitas prima addit supra bonitatem absolutam secundum rationem et non secundum rem. – Sed contra : ratio cui non respondet aliquid in re, est cassa et vana. Sed non est vana ratio qua intelligimus bonitatem primam. Ergo si addit aliquid secundum rationem, addet etiam secundum rem : quod est impossibile, et sic nec etiam secundum rationem addet. Et ita omnia dicentur esse bona bonitate prima, sicut et bonitate absoluta.

Sed contra. Omnia sunt bona inquantum sunt entia, quia, secundum Augustinum [De doct. christ. I, 32], in quantum sumus, boni sumus. Sed non dicuntur omnia entia formaliter per essentiam primam, sed per essentiam creatam. Ergo nec omnia sunt bona formaliter bonitate prima, sed bonitate creata.

 

 

 

Praeterea, vertibile non informatur invertibili, cum sint opposita. Sed omnis creatura est vertibilis ; bonitas autem prima est invertibilis. Ergo creatura non dicitur bona formaliter bonitate prima.

 

 

Praeterea, omnis forma est proportionata suo perfectibili. Sed bonitas prima, cum sit infinita, non est proportionata creaturae, cum sit finita. Ergo creatura non dicitur bona formaliter bonitate prima.

 

 

Praeterea, secundum Augustinum, VIII de Trinit. cap. III, omnia creata participatione boni bona sunt. Sed participatione boni non est ipsa bonitas prima, ipsa enim est totalis et perfecta bonitas. Ergo non omnia sunt bona bonitate prima formaliter.

 

 

Praeterea, creatura dicitur habere vestigium Trinitatis, secundum quod est una, vera et bona ; et sic bonum pertinet ad vestigium. Sed vestigium et partes eius sunt aliquid creatum. Ergo creatura est bona bonitate creata.

 

Praeterea, bonitas prima est simplicissima. Ergo nec est in se composita, nec alii componibilis ; et ita non potest esse alicuius forma, cum forma veniat in compositionem eius cuius est forma. Sed bonitas qua aliqua dicuntur esse bona, est forma quaedam, cum omne esse sit a forma. Ergo creaturae non sunt bonae bonitate prima formaliter.

Responsio. Dicendum, quod circa hanc quaestionem diversimode aliqui posuerunt. Quidam enim, frivolis rationibus ducti, adeo desipuerunt quod ponerent Deum esse de substantia cuiuslibet rei. Quorum quidam posuerunt eum esse idem quod materia prima, ut David de Dinando. Quidam vero posuerunt ipsum esse formam cuiuslibet rei. Cuius quidem erroris statim falsitas aperitur. Hoc enim Deum omnes de Deo loquentes intelligunt, quod est omnium principium effectivum, cum oporteat omnia entia ab uno primo ente effluere. Causa autem efficiens, secundum doctrinam philosophi, in II Phys. [l. 11 (198 a 24)], cum causa materiali non coincidit in idem, cum habeant contrarias rationes. Unumquodque enim est agens secundum quod est actu ; materiae vero ratio est esse in potentia ; efficiens vero et forma effecti sunt idem specie, in quantum omne agens agit sibi simile, sed non idem numero, quia non potest esse idem faciens et factum. Ex quo patet, quod ipsa divina essentia neque est materia alicuius rei, neque forma, ut ea possit creatura dici formaliter bona, sicut forma coniuncta.

 

 

Sed quaelibet forma est Dei quaedam similitudo. Et ideo Platonici dixerunt, quod omnia sunt bona formaliter bonitate prima non sicut forma coniuncta, sed sicut forma separata. Ad cuius intellectum sciendum est, quod Plato ea quae possunt separari secundum intellectum, ponebat etiam secundum esse separata ; et ideo, sicut homo potest intelligi praeter Socratem et Platonem, ita ponebat hominem esse praeter Socratem et Platonem, quem dicebat per se hominem, et ideam hominis, cuius participatione Socrates et Plato homines dicebantur. Sicut autem inveniebat hominem communem Socrati et Platoni, et omnibus huius­modi ; ita etiam inveniebat bonum esse commune omnibus bonis, et posse intelligi bonum non intelligendo hoc vel illud bonum ; unde et ponebat bonum esse separatum praeter omnia bona particularia : et hoc ponebat esse per se bonum, sive ideam boni, cuius participatione omnia bona dicerentur ; ut patet per philosophum in I Ethic. [l. 4 (1095 a 26)]. Sed hoc differebat inter ideam boni et ideam hominis : quod idea hominis non se extendebat ad omnia ; idea autem boni se extendit ad omnia etiam ad ideas. Nam etiam ipsa idea boni est quoddam particulare bonum. Et ideo oportebat dicere, quod ipsum per se bonum esset universale omnium rerum principium, quod Deus est. Unde sequitur secundum hanc opinionem, quod omnia denominentur bona ipsa bonitate prima, quae Deus est, sicut Socrates et Plato secundum Platonem dicebantur homines participatione hominis separati, non per humanitatem eis inhaerentem.

 

Et hanc opinionem aliquo modo Porretani secuti sunt. Dicebant enim, quod de creatura praedicamus bonum simpliciter, ut cum dicitur : homo est bonus ; et bonum aliquo addito, ut cum dicimus : Socrates est bonus homo. Dicebant igitur, quod creatura dicitur bona simpliciter non aliqua bonitate inhaerente, sed bonitate prima, quasi ipsa bonitas absoluta et communis esset bonitas divina ; sed cum dicitur creatura bonum hoc vel illud, denominatur a bonitate creata ; quia particulares bonitates creatae, sunt sicut et ideae particulares secundum Platonem. Sed haec opinio a philosopho improbatur multipliciter : tum ex hoc quod quidditates et formae rerum insunt ipsis rebus particularibus, et non sunt ab eis separatae, ut probatur multipliciter in VII Metaph. [l. 14 (1039 a 24 sqq.)] ; tum etiam suppositis ideis : quod specialiter ista positio non habeat locum in bono, quia bonum non univoce dicitur de bonis, et in talibus non assignabatur una idea secundum Platonem, per quam viam procedit contra eum philosophus in I Ethic. [l. 7 (1096 b 20 sqq.)].

 

 

Specialiter tamen quantum ad propositum pertinet, apparet falsitas praedictae positionis ex hoc quod omne agens invenitur sibi simile agere ; unde si prima bonitas sit effectiva omnium bonorum, oportet quod similitudinem suam imprimat in rebus effectis ; et sic unumquodque dicetur bonum sicut forma inhaerente per similitudinem summi boni sibi inditam, et ulterius per bonitatem primam, sicut per exemplar et effectivum omnis bonitatis creatae. Et quantum ad hoc opinio Platonis sustineri potest. Sic igitur dicimus secundum communem opinionem, quod omnia sunt bona creata bonitate formaliter sicut forma inhaerente, bonitate vero increata sicut forma exemplari.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod, sicut tactum est prius, pro tanto creaturae non essent bonae nisi bonitas intelligeretur in Deo, quia bonitas creaturae exemplatur a divina bonitate ; unde non sequitur quod creatura dicatur bona bonitate increata nisi sicut forma exemplari.

 

Ad secundum dicendum, quod dupliciter denominatur aliquid per respectum ad alterum. Uno modo quando ipse respectus est ratio denominationis, et sic urina dicitur sana per respectum ad sanitatem animalis. Ratio enim sani, secundum quod de urina praedicatur, est esse signum sanitatis animalis. Et in talibus, quod denominatur per respectum ad alterum, non denominatur ab aliqua forma sibi inhaerente, sed ab aliquo extrinseco ad quod refertur. Alio modo denominatur aliquid per respectum ad alterum, quando respectus non est ratio denominationis, sed causa sicut si aer dicatur lucens a sole : non quod ipsum referri aerem ad solem sit lucere aeris, sed quia directa oppositio aeris ad solem est causa quod luceat. Et hoc modo creatura dicitur bona per respectum ad Deum ; unde ratio non sequitur.

 

Ad tertium dicendum, quod Augustinus in multis opinionem Platonis sequitur, quantum fieri potest secundum fidei veritatem ; et ideo verba sua sic sunt intelligenda, ut ipsa divina bonitas dicatur esse bonum omnis boni, in quantum est causa efficiens prima et exemplaris omnis boni, sine hoc quod excludatur bonitas creata, qua creaturae denominantur bonae sicut forma inhaerente.

Ad quartum dicendum, quod aliter se habet in formis generalibus, et aliter in formis specialibus. In formis enim specialibus non recipitur praedicatio concreti de abstracto, ut dicatur : albedo est alba ; vel : calor est calidus ; ut patet etiam per Dionysium in II cap. de Div. Nomin. [§ 8]. Sed in formis generalibus huiusmodi praedicatio recipitur ; dicimus enim quod essentia est ens, et bonitas bona, et unitas una, et sic de aliis. Cuius ratio est, quia illud quod primo cadit in apprehensione intellectus, est ens ; unde oportet quod cuicumque apprehenso per intellectum, intellectus attribuat hoc quod est ens. Et ideo cum apprehendit essentiam alicuius entis, dicit illam essentiam esse ens ; et similiter unamquamque formam generalem vel specialem, ut : bonitas est ens, albedo est ens, et sic de aliis. Et quia quaedam sunt quae concomitantur rationem entis inseparabiliter, ut unum, bonum, et huiusmodi ; oportet quod haec etiam de quolibet apprehenso praedicentur eadem ratione qua ens. Unde dicimus : essentia est una et bona ; et similiter dicimus : unitas est una et bona ; et ita etiam de bonitate et albedine, et qualibet forma generali vel speciali. Sed album, quia est speciale, non concomitatur inseparabiliter rationem entis ; unde potest apprehendi forma albedinis sine eo quod attribuatur ei esse album ; unde non cogimur dicere : albedo est alba. Album enim uno modo dicitur ; ens autem et unum et bonum, et alia huiusmodi, quae de quolibet apprehenso necesse est dici, multipliciter dicuntur. Aliquid enim dicitur ens, quia in se subsistit ; aliquid, quia est principium subsistendi, ut forma ; aliquid, quia est dispositio subsistentis, ut qualitas ; aliquid, quia est privatio dispositionis subsistentis, ut caecitas. Et ideo cum dicimus : essentia est ens ; si procedatur sic : ergo est aliquo ens, vel se vel alio ; processus non sequitur, quia non dicebatur hoc modo esse ens, sicut aliquid subsistens in esse suo est ens, sed sicut quo aliquid est. Unde non oportet quaerere quomodo ipsa essentia aliquo sit sed quomodo aliquid alterum sit per essentiam. Similiter, cum dicitur bonitas bona, non hoc modo dicitur bona quasi in bonitate subsistens ; sed hoc modo quo bonum dicimus illud quo aliquid bonum est. Et sic non oportet inquirere utrum bonitas sit bona se bonitate vel alia ; sed utrum ipsa bonitate sit aliquid bonum quod sit alterum ab ipsa bonitate, sicut est in creaturis ; vel quod sit idem cum ipsa bonitate, sicut est in Deo.

 

 

 

Ad quintum dicendum, quod similiter etiam distinguendum est de veritate ; scilicet quod omnia sunt vera veritate prima sicut exemplari primo, cum tamen sint vera veritate creata sicut forma inhaerente. Sed tamen alia ratio est de veritate et bonitate. Ipsa enim ratio veritatis in quadam adaequatione sive commensuratione consistit. Denominatur autem aliquid mensuratum vel commensuratum ab aliquo exteriori, sicut pannus ab ulna. Et per hunc modum intelligit Anselmus omnia esse vera veritate prima, in quantum scilicet unumquodque est commensuratum divino intellectui, implendo illud ad quod divina providentia ipsum ordinavit vel praescivit. Ratio autem bonitatis non consistit in commensuratione ; unde non est simile.

 

Ad sextum dicendum, quod creatura non potest hoc modo in esse quod a seipsa esse habeat ; potest tamen aliqua in esse ita quod sit formale principium essendi, sic enim quaelibet forma in esse potest. Et per hunc etiam modum bonitas creata potest in esse bonum tamquam formale principium.

 

Ad septimum dicendum, quod cum dicitur : esse est proprium Deo ; non est intelligendum quod nullum aliud esse sit nisi increatum ; sed quod solum illud esse proprie dicitur esse, in quantum ratione suae immutabilitatis non novit fuisse vel futurum esse. Esse autem creaturae dicitur esse per quamdam similitudinem ad illud primum esse, cum habeat permixtionem eius quod est futurum esse vel fuisse, ratione mutabilitatis creaturae. Vel potest dici, quod esse est proprium Deo, quia solus Deus est suum esse ; quamvis alia esse habeant, quod esse non est esse divinum.

 

Ad octavum dicendum, quod bonitas prima nihil addit secundum rem supra bonitatem absolutam ; addit autem aliquid secundum rationem.

 

Ad nonum dicendum, quod sicut dicit commentator in libro de Causis [comm. 9], ipsa bonitas pura ex hoc ipso individuatur et a cunctis aliis dividitur, quod non recipit aliquam additionem. Non enim est de ratione bonitatis absolute ut recipiat additionem vel non recipiat. Si enim esset de ratione eius recipere additionem, tunc quaelibet bonitas additionem reciperet, et nulla esset bonitas pura. Similiter etiam si esset de ratione eius non recipere additionem, nulla bonitas reciperet, et omnis bonitas esset bonitas pura, sicut etiam de ratione animalis non est neque rationale neque irrationale. Et ideo hoc ipsum quod est non posse recipere additionem, contrahit bonitatem absolutam, et distinguit primam bonitatem, quae est bonitas pura, ab aliis bonitatibus. Hoc autem quod est non recipere additionem, cum sit negatio, est ens rationis, et tamen fundatur super simplicitate bonitatis primae. Unde non sequitur quod ratio sit cassa et vana.

 

 

 

 

 

 

Article 5 - LE BIEN CRÉÉ EST-IL BON PAR SON ESSENCE ?

(Quinto quaeritur utrum bonum creatum sit bonum per suam essentiam.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Ce sans quoi une réalité ne peut exister, semble lui être essentiel. Or la créature ne peut exister sans la bonté, car il ne peut exister quelque chose de créé par Dieu qui ne soit bon. La créature est donc bonne par essence.

 

2° C’est au même [principe] que la créature doit d’être et d’être bonne, car par le fait même qu’elle a l’être, elle est bonne, comme on l’a déjà montré. Or la créature a l’être par son essence. Elle est donc bonne aussi par son essence.

 

3° Tout ce qui convient à quelque réalité en tant que telle, lui est essentiel. Or le bien convient à la créature en tant qu’elle est, car, comme dit saint Augustin, « c’est dans la mesure où nous sommes que nous sommes bons ». La créature est donc bonne par son essence.

 

4° Puisque la bonté, comme on l’a montré, est une certaine forme créée inhérente à la créature, elle sera une forme soit substantielle, soit accidentelle. Dans ce dernier cas, la créature pourra être un jour sans elle ; mais on ne peut pas dire cela de la créature. Il reste donc que la bonté est une forme substantielle. Or toute forme de ce genre est soit l’essence de la réalité, soit une partie de l’essence. La créature est donc bonne par son essence.

 

5° Selon Boèce au livre des Semaines, les créatures sont bonnes en tant qu’elles sont dérivées du bien premier. Or c’est par leur essence qu’elles sont dérivées du bien premier. Elles sont donc bonnes par leur essence.

 

 

6° Ce par quoi l’on dénomme est toujours plus simple ou aussi simple que ce qui est dénommé. Or aucune forme ajoutée à l’essence n’est plus simple ou aussi simple que l’essence elle-même. L’essence elle-même n’est donc dénommée par aucune forme à elle ajoutée ; en effet, nous ne pouvons pas dire que l’essence soit blanche. Or l’essence même de la réalité est dénommée par la bonté, car n’importe quelle essence est bonne. La bonté n’est donc pas une forme ajoutée à l’essence ; et ainsi, n’im­porte quelle créature est bonne par son essence.

 

7° Tout comme l’un, le bien est convertible avec l’étant. Or l’unité d’après laquelle on parle de l’un qui est convertible avec l’étant, ne désigne pas une forme ajoutée à l’essence de la réalité, comme dit le Commentateur au quatrième livre de la Métaphysique, mais chaque réalité est une par son essence. Chacune est donc également bonne par son essence.

 

 

8° Si la créature est bonne par quelque bonté ajoutée à l’essence, alors, puisque tout ce qui est, est bon, cette bonté aussi sera bonne, puisqu’elle est une certaine réalité. Non par une autre bonté, car alors on irait à l’infini, mais par son essence. Donc, pour la même raison, on pourra affirmer que la créature elle-même était bonne par son essence.

 

En sens contraire :

 

1) Rien de ce qui est dit d’une chose par participation, ne lui convient par son essence. Or la créature est appelée bonne par participation, comme le montre clairement saint Augustin au huitième livre sur la Trinité, chap. 3. La créature n’est donc pas bonne par son essence.

 

2) Tout ce qui est bon par son essence, est un bien substantiel. Or les créatures ne sont pas des biens substantiels, comme le montre clairement Boèce au livre des Semaines. Les créatures ne sont donc pas bonnes par essence.

 

 

 

3) Quand une chose est prédiquée essentiellement d’un quelconque sujet, son opposé ne peut être prédiqué du même sujet. Or l’opposé du bien, qui est le mal, est prédiqué de quelque créature. La créature n’est donc pas bonne par essence.

 

Réponse :

 

Selon trois auteurs, il est nécessaire de dire que les créatures ne sont pas bonnes par essence, mais par participation : ce sont saint Augustin, Boèce et l’auteur du livre des Causes, qui dit que Dieu seul est la bonté pure. Cependant, c’est par des raisons différentes qu’ils sont portés à adopter cette unique position.

 

 

 

Pour le voir clairement, il faut savoir que, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de même que l’être se diversifie en substantiel et accidentel, la bonté aussi se diversifie semblablement, avec cependant cette différence entre les deux : être un étant dans l’absolu se dit d’une chose pour son être substantiel, mais pour l’être accidentel on ne parle pas d’être dans l’absolu ; aussi, puisque la génération est le mouvement vers l’être, lorsque quelque chose reçoit l’être substantiel on dit qu’il est généré au sens absolu de ce terme, mais lorsqu’il reçoit l’être accidentel on dit qu’il est généré à un certain point de vue. Et il en est de même pour la corruption, par laquelle l’être est perdu. Mais pour le bien, c’est l’inverse. Car, quant à la bonté substantielle, une chose est appelée bonne à un certain point de vue, mais quant à l’accidentelle une chose est appelée bonne de façon absolue. C’est pourquoi nous disons que l’homme injuste est bon non pas absolument, mais à un certain point de vue, en tant qu’il est homme ; en revanche, nous disons que l’homme juste est bon au sens absolu. Et voici la raison de cette différence.

 

On dit de chaque chose qu’elle est un étant, en tant qu’elle est considérée de façon absolue ; mais qu’elle est bonne – ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit – par un rapport aux autres. Or une chose est perfectionnée en elle-même pour subsister par les principes essentiels ; mais pour se rapporter comme elle le doit à tout ce qui est hors d’elle, elle est perfectionnée uniquement par l’intermédiaire des accidents ajoutés à l’essence : car les opérations par lesquelles une chose est en quelque sorte unie à une autre, procèdent de l’essence par l’inter­médiaire des vertus ajoutées à l’essence ; aussi n’acquiert-elle la bonté dans l’absolu que dans la mesure où elle est complétée dans les principes substantiels et dans les accidentels. Or, tout ce que la créature a de perfection par les principes essentiels et accidentels réunis ensemble, tout cela, Dieu l’a par son être unique et simple. En effet, son essence est sa sagesse, et sa justice, et sa force, et autres choses semblables qui, en nous, sont ajoutées à l’essence. Voilà pourquoi la bonté absolue elle-même est, en Dieu, identique à son essence, au lieu qu’en nous elle se prend de ce qui s’ajoute à l’essence. Et c’est pourquoi la bonté complète et absolue augmente et diminue et est totalement ôtée, mais non en Dieu ; quoique la bonté substantielle demeure toujours en nous. Et c’est de cette façon que saint Augustin semble dire que Dieu est bon par essence et non par participation.

Mais il se trouve encore une autre différence entre la bonté de Dieu et la nôtre. La bonté essentielle n’est pas envisagée dans une considération absolue de la nature, mais quant à l’être de cette nature ; car l’humanité n’inclut la notion de bien ou de bonté qu’en tant qu’elle a l’être. Or la nature ou l’essence divine est elle-même son être, au lieu que la nature ou l’essence de n’importe quelle réalité créée n’est pas son être, mais elle participe un être [reçu] d’autre chose. Et ainsi, en Dieu est l’être pur, car Dieu est lui-même son être subsistant, au lieu que dans la créature se trouve un être reçu ou participé. Par conséquent, supposé que la bonté absolue soit dite de la réalité créée quant à son être substantiel, elle continuerait néanmoins encore à avoir la bonté par participation, tout comme elle a un être participé ; au lieu que Dieu est la bonté par essence, en tant que son essence est son être. Et telle semble être l’intention du philosophe au livre des Causes, qui dit que seule la divine bonté est la bonté pure.

 

 

Mais il se trouve encore une autre différence entre la bonté divine et celle de la créature. En effet, la bonté inclut la notion de cause finale. Or Dieu est cause finale, puisqu’il est la fin ultime de tout, comme aussi le premier principe de tout. Par conséquent il est nécessaire que toute autre fin n’inclue la relation ou la notion de fin que dans une relation à la cause première, car la cause seconde n’influe sur l’effet que si l’on présuppose l’influx de la cause première, comme cela est clairement montré au livre des Causes. Et donc le bien, qui inclut la notion de fin, ne peut être dit de la créature qu’en présupposant la relation du Créateur à la créature. Donc, supposé que la créature soit son être même, comme Dieu est son être, l’être de la créature n’inclurait cependant pas encore la notion de bien, à moins de présupposer la relation au Créateur ; et c’est pourquoi elle serait encore appelée bonne par participation et non

absolument dans ce qu’elle est. Mais l’être divin, qui est bon sans que rien d’autre soit présupposé, est bon par soi-même ; et telle semble être l’intention de Boèce au livre des Semaines.

 

Réponse aux objections :

 

1° La créature ne peut pas ne pas être bonne par la bonté essentielle, qui est la bonté à un certain point de vue ; elle peut cependant ne pas être bonne par la bonté accidentelle, qui est la bonté absolue et simple. De plus, cette bonté qui est envisagée quant à l’être substantiel, n’est pas l’essence même de la réalité, mais un être participé ; et cela, même en présupposant la relation à l’être premier subsistant par soi.

 

 

2° Ce qui donne l’être à la réalité, lui donne aussi le bien à un certain point de vue, c’est-à-dire quant à l’être substantiel ; mais il ne lui donne pas formellement d’avoir l’être en un sens absolu, ni l’« être bon » en un sens absolu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et pour cette raison l’argument n’est pas concluant.

 

3° & 4° Et il faut répondre de même aux troisième et quatrième objections.

 

5° La créature vient de Dieu non seulement dans son essence, mais aussi dans son être, en lequel surtout consiste la notion de bonté substantielle, et aussi dans les perfections ajoutées, en lesquelles consiste la bonté absolue ; et ces choses ne sont pas l’essence de la réalité. De plus, le rapport même par lequel l’essence de la réalité est rapportée à Dieu comme au principe, est autre que l’essence.

 

 

6° L’essence est dénommée bonne de la même façon qu’elle est dénommée étant ; donc, de même qu’elle a l’être par participation, ainsi est-elle bonne par participation. En effet, l’être et le bien pris communément sont plus simples que l’essence, parce qu’ils sont aussi plus communs, puisqu’ils se disent non seulement de l’essence, mais encore de ce qui subsiste par l’essence, et aussi des accidents eux-mêmes.

 

7° L’un qui est convertible avec l’étant, se dit sous l’aspect d’une négation, qu’il ajoute à l’étant ; le bien, lui, n’ajoute pas de négation à l’étant, mais sa notion consiste en une position : voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

 

8° La bonté de la réalité est appelée bonne de la même façon que l’être de la réalité est appelé étant : non qu’il ait un autre être, mais parce que c’est d’après cet être que la réalité est dite être, et parce que c’est d’après cette bonté que la réalité est appelée bonne. Or, que l’être de la substance même de la réalité ne soit pas appelé étant d’après un autre être que lui, n’empêche pas que cette substance soit nommée d’après un être qu’elle-même n’est pas ; et donc de même, cet argument ne vaut pas non plus pour la bonté. Mais il vaut pour l’unité, à propos de laquelle le Commentateur l’introduit au quatrième livre de la Métaphysique, car l’un se comporte indifféremment à l’égard de l’essence ou de l’être ; l’essence de la réalité est donc une par elle-même, non à cause de son être, et ainsi, elle n’est pas une par quelque participation, comme cela se produit pour l’étant et le bien.

 

Et videtur quod sic.

 

Illud enim sine quo res non potest esse, videtur ei esse essentiale. Sed creatura sine bonitate esse non potest, quia non potest esse aliquid creatum a Deo quod non sit bonum. Ergo creatura est bona per essentiam.

Praeterea, creatura ab eodem habet esse, et esse bonum ; quia ex hoc ipso quod habet esse, bona est, ut prius ostensum est. Sed creatura habet esse per suam essentiam. Ergo est etiam bona per suam essentiam.

 

Praeterea, quidquid convenit alicui in quantum huiusmodi, est ei essentiale. Sed bonum convenit creaturae in quantum est, quia, ut dicit Augustinus [De Trinit. VIII, 3], in quantum sumus, boni sumus. Ergo creatura est bona per sui essentiam.

 

Praeterea, cum bonitas sit quaedam forma creata creaturae inhaerens, ut ostensum est, aut erit forma substantialis, aut accidentalis. Si accidentalis, aliquando sine ea creatura esse poterit ; quod de creatura dici non potest. Ergo relinquitur quod sit forma substantialis. Sed omnis talis forma, vel est essentia rei, vel pars essentiae. Ergo creatura est bona per suam essentiam.

 

Praeterea, secundum Boetium in libro de Hebdomadibus [ed. Peiper, p. 172,114], creaturae sunt bonae in quantum a primo bono fluxerunt. Sed per suam essentiam fluxerunt a primo bono. Ergo per suam essentiam sunt bonae.

 

Praeterea, semper denominans est simplicius vel aeque simplex denominato. Sed nulla forma superaddita essentiae est simplicior vel aeque simplex ipsi essentiae. Ergo nulla alia forma superaddita essentiae denominat ipsam essentiam ; non enim possumus dicere quod essentia sit alba. Sed ipsa essentia rei deno-

minatur bonitate ; quaelibet enim

essentia bona est. Ergo bonitas non est forma superaddita essentiae ; et sic quaelibet creatura est bona per suam essentiam.

 

Praeterea, sicut unum convertitur cum ente, ita et bonum. Sed unitas a qua dicitur unum quod convertitur cum ente, non dicit aliquam formam superadditam essentiae rei, ut Commentator dicit in IV Metaphys. [comm. 3] : sed unaquaeque res est una per suam essentiam. Ergo et unaquaeque est bona per suam essentiam.

 

Praeterea, si creatura est bona per aliquam bonitatem superadditam essentiae : cum omne quod est, bonum sit ; illa etiam bonitas, cum sit res quaedam, bona erit. Non autem alia bonitate, quia sic iretur in infinitum sed per essentiam suam. Ergo eadem ratione poterit poni quod creatura ipsa esset bona per suam essentiam.

 

 

Sed contra. Nihil quod dicitur de aliquo per participationem, convenit ei per suam essentiam. Sed creatura dicitur bona per participationem, ut patet per Augustinum, VIII de Trinitate, cap. III. Ergo creatura non est bona per essentiam suam.

 

Praeterea, omne illud quod est bonum per essentiam suam, est substantiale bonum. Sed creaturae non sunt substantialia bona, ut patet per Boetium in libro de Hebdomad. [ed. Peiper, p. 171,75]. Ergo creaturae non sunt bonae per essentiam.

 

 

Praeterea, de quocumque praedicatur aliquid essentialiter, oppositum eius de eo praedicari non potest. Sed oppositum boni praedicatur de aliqua creatura, scilicet malum. Ergo creatura non est bona per essentiam.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod secundum tres auctores oportet dicere, crea­turas non esse bonas per essentiam, sed per participationem ; scilicet secundum Augustinum [De Trinit. VIII, 3], Boetium [De hebdomadibus (ed. Peiper, p. 171,75)] et auctorem libri de Causis [prop. 9 (8)], qui dicit solum Deum esse bonitatem puram. Sed tamen diversis rationibus ad unam positionem moventur.

Ad cuius evidentiam sciendum est quod, ut ex dictis patet, sicut multiplicatur esse per substantiale et accidentale, sic etiam et bonitas multiplicatur ; hoc tamen inter utrumque differt, quod aliquid dicitur esse ens absolute propter suum esse substantiale, sed propter esse accidentale non dicitur esse absolute : unde cum generatio sit motus ad esse, cum aliquis accipit esse substantiale, dicitur generari simpliciter ; cum vero accipit esse accidentale, dicitur generari secundum quid. Et similiter est de corruptione, per quam esse amittitur. De bono autem est e converso. Nam secundum substantialem bonitatem dicitur aliquid bonum secundum quid ; secundum vero accidentalem dicitur aliquid bonum simpliciter. Unde hominem iniustum non dicimus bonum simpliciter, sed secundum quid, in quantum est homo ; hominem vero iustum dicimus simpliciter bonum. Cuius diversitatis ista est ratio.

 

Nam unumquodque dicitur esse ens in quantum absolute consideratur ; bonum vero, ut ex dictis patet, secundum respectum ad alia. In seipso autem aliquid perficitur ut subsistat per essentialia principia ; sed ut debito modo se habeat ad omnia quae sunt extra ipsum, non perficitur nisi mediantibus accidentibus superadditis essentiae : quia operationes quibus unum alteri quodam modo coniungitur, ab essentia mediantibus virtutibus essentiae superadditis progrediuntur ; unde absolute bonitatem non obtinet nisi secundum quod completum est secundum substantialia et secundum accidentalia principia. Quidquid autem creatura perfectionis habet ex essentialibus principiis et accidentalibus simul coniunctis, hoc totum Deus habet per unum suum esse simplex. Eius enim essentia est eius sapientia et iustitia et fortitudo, et alia huiusmodi, quae in nobis sunt essentiae superaddita. Et ideo ipsa absoluta bonitas in Deo idem est quod eius essentia ; in nobis autem consideratur secundum ea quae essentiae superadduntur. Et pro tanto bonitas completa vel absoluta et augetur et minuitur et totaliter aufertur, non autem in Deo ; quamvis substantialis bonitas in nobis semper maneat. Et secundum hunc modum videtur dicere Augustinus [De Trin. VIII, 3] quod Deus est bonus per essentiam, non autem per participationem.

Sed adhuc inter Dei bonitatem et nostram alia differentia invenitur. Essentialis enim bonitas non attenditur secundum considerationem naturae absolutam, sed secundum esse ipsius ; humanitas enim non habet rationem boni vel bonitatis nisi in quantum esse habet. Ipsa autem natura vel essentia divina est eius esse ; natura autem vel essentia cuiuslibet rei creatae non est suum esse, sed est esse participans ab alio. Et sic in Deo est esse purum, quia ipse Deus est suum esse subsistens ; in creatura autem est esse receptum vel participatum. Unde dato, quod bonitas absoluta diceretur de re creata secundum esse suum substantiale, nihilominus adhuc remaneret habere bonitatem per participationem, sicut et habet esse participatum. Deus autem est bonitas per essentiam, in quantum eius essentia est suum esse. Et hanc videtur esse intentio philosophi in libro de Causis [prop. 9], qui dicit solam divinam bonitatem esse bonitatem puram.

Sed adhuc alia differentia invenitur inter divinam bonitatem et creaturae. Bonitas enim habet rationem causae finalis. Deus autem habet rationem causae finalis cum sit omnium ultimus finis, sicut et primum principium. Ex quo oportet ut omnis alius finis non habeat habitudinem vel rationem finis nisi secundum ordinem ad causam primam ; quia secunda causa non influit in causatum nisi praesupposito influxu causae primae, ut patet in libro de Causis [prop. 1]. Unde et bonum quod habet rationem finis non potest dici de creatura, nisi praesupposito ordine creatoris ad creaturam. Dato igitur quod creatura esset ipsum suum esse, sicut et Deus, adhuc tamen esse creaturae non haberet ratio-

nem boni, nisi praesupposito ordine

ad creatorem ; et pro tanto adhuc

diceretur bona per participationem, et non absolute in eo quod est. Sed esse divinum, quod habet rationem boni non praesupposito aliquo alio, habet rationem boni per seipsum ; et haec videtur esse intentio Boetii in libro de Hebd. [ed. Peiper, p. 171,75].

 

Ad primum igitur dicendum, quod creatura non potest esse non bona bonitate essentiali, quae est bonitas secundum quid ; potest tamen esse non bona bonitate accidentali, quae est bonitas absoluta et simpliciter. Et praeterea ipsa bonitas quae attenditur secundum esse substantiale, non est ipsa essentia rei, sed esse participatum ; et hoc etiam praesupposito ordine ad primum esse per se subsistens.

 

Ad secundum dicendum, quod ab eo a quo res habet esse, habet esse bonum secundum quid, scilicet secundum esse substantiale ; non autem ab eodem formaliter habet esse simpliciter, et esse bonum simpliciter, ut ex dictis patet ; et propter hoc ratio non sequitur.

 

Et similiter dicendum ad tertium, et quartum.

 

Ad quintum dicendum, quod creatura non solum est a Deo secundum essentiam suam, sed secundum esse suum, in quo praecipue consistit ratio bonitatis substantialis, et etiam secundum perfectiones superadditas, in quibus consistit bonitas absoluta ; et haec non sunt essentia rei. Et praeterea ipse respectus quo essentia rei refertur ad Deum ut ad principium, est aliud quam essentia.

 

Ad sextum dicendum, quod hoc modo essentia denominatur bona sicut et ens ; unde, sicut habet esse per participationem, ita et bona est per participationem. Esse enim et bonum communiter acceptum est simplicius quam essentia, quia et communius ; cum dicantur non solum de essentia, sed etiam de eo quod per essentiam subsistit, et iterum de ipsis accidentibus.

 

Ad septimum dicendum, quod unum quod convertitur cum ente, dicitur secundum rationem negationis, quam addit supra ens ; bonum autem non addit negationem super ens, sed eius ratio in positione consistit : et ideo non est simile.

 

Ad octavum dicendum, quod hoc modo bonitas rei dicitur bona sicut et esse rei dicitur ens : non quia eius sit aliquid aliud esse ; sed quia per hoc esse res esse dicitur, et quia hac bonitate res bona dicitur. Unde, sicut non sequitur quod ipsa substantia rei non dicatur per esse aliquod quod ipsa non sit, quia esse eius non dicitur ens per aliquod esse aliud ab ipso : ita etiam praedicta ratio non sequitur de bonitate. Sequitur autem de unitate, de qua introducit eam Commentator in IV Metaphysic. [comm. 3] : quia unum indifferenter se habet ad hoc quod respiciat essentiam vel esse ; unde essentia rei est una per seipsam, non propter esse suum : et ita non est una per aliquam participationem, sicut accidit de ente et bono.

 

 

 

 

Article 6 - LE BIEN DE LA CRÉATURE CONSISTE-T-IL EN UN MODE, UNE ESPÈCE ET UN ORDRE, COMME DIT SAINT AUGUSTIN ?

(Sexto quaeritur utrum bonum creaturae consistat in modo, specie et ordine,

sicut Augustinus dicit [cf. De nat. boni, cap. 3].)

 

 

Il semble que non.

 

1° Le bien inclut la notion de fin, suivant le Philosophe. Or toute la notion de fin consiste dans un ordre. Toute la notion de bien consiste donc aussi dans un ordre ; et ainsi, les deux autres sont superflus.

 

 

2° L’étant, le bien et l’un diffèrent dans leurs concepts. Or la notion d’étant consiste en une espèce, et celle de l’un consiste en un mode. La notion de bien ne consiste donc pas en une espèce ni en un mode.

 

 

3° L’espèce désigne la cause formelle. Or, selon certains, le bien et le vrai se distinguent en ce que le vrai implique la notion de cause formelle, et le bien celle de cause finale. L’espèce n’appartient donc pas à la notion de bien.

 

 

4° Puisque le bien et le mal sont opposés, on les envisage à propos du même sujet. Or, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, « le mal en son entier se trouve déterminé par la privation de l’espèce ». Toute la notion du bien consiste donc dans la position de l’espèce ; et ainsi, à ce qu’il semble, le mode et l’ordre sont superflus.

 

 

5° Le mode fait partie des choses qui accompagnent la réalité. Or il est une bonté qui appartient à l’essence de la réalité. Le mode n’entre donc pas dans la notion de bien.

 

6° Ce que Dieu peut faire par un seul, il ne le fait pas par plusieurs. Or Dieu a pu faire la créature par l’un de ces trois, car l’un quelconque d’entre eux est d’une certaine bonté. Il n’est donc pas nécessaire que n’importe lequel de ces trois soit requis pour la notion de bien.

 

 

7° Si ces trois choses entrent dans la notion de bonté, alors il est nécessaire qu’elles soient en n’importe quel bien. Or l’une quelconque de ces trois choses est bonne. Elles sont donc en n’importe laquelle d’entre elles ; et ainsi, l’une ne doit pas être opposée à l’autre.

 

8° Si ces trois choses sont bonnes, il est nécessaire qu’elles aient mode, espèce et ordre. Il y aura donc un mode du mode, et une espèce de l’espèce, et ainsi à l’infini.

 

 

9° Le mode, l’espèce et l’ordre sont diminués par le péché, suivant saint Augustin. Or la bonté substantielle de la réalité n’est pas diminuée par le péché. La notion de bien ne consiste donc pas universellement dans les trois choses susdites.

 

 

10° Ce qui entre dans la notion de bien ne reçoit pas la prédication du mal. Or ces trois choses reçoivent la prédication du mal, suivant saint Augustin au livre sur la Nature du bien : l’on dit en effet « un mauvais mode, une mauvaise espèce, etc. ». La notion de bien ne consiste donc pas dans ces trois choses.

11° Saint Ambroise dit dans l’Hexaëméron que « la nature de la lumière n’est pas dans le nombre, le poids et la mesure, comme pour une autre créature ». Or, par ces trois, suivant saint Augustin, sont constituées les trois choses dont nous parlons. Puis donc que la lumière est bonne, la notion de bien n’inclut pas les trois choses dont nous parlons.

 

12° Selon saint Bernard, le mode de la charité est de n’avoir pas de mode ; et cependant, la charité est bonne. Elle ne requiert donc pas les trois choses susdites.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au livre sur la Nature du bien que « là où ces trois sont grands, le bien est grand ; où ils sont petits, le bien est petit ; où ils sont nuls, il n’y a aucun bien ». La notion de bien consiste donc dans ces trois.

 

2) Saint Augustin dit dans le même livre que des choses sont appelées bonnes dans la mesure où elles sont « modérées, formées, ordonnées ».

 

3) La créature est appelée bonne d’après un rapport à Dieu, comme le veut Boèce au livre des Semaines. Or Dieu a, touchant la créature, une relation de triple cause : une relation de cause efficiente, de cause finale et de cause formelle exemplaire. Par conséquent, on dit aussi que la créature est bonne par une relation à Dieu quant à cette triple cause. Or, en tant qu’elle est comparée à Dieu comme à une cause efficiente, elle a un mode qui lui est prédéterminé par Dieu ; comparée à lui comme à une cause exemplaire, elle a une espèce ; et comparée à lui comme à une fin, elle a un ordre. Le bien de la créature consiste donc en un mode, une espèce et un ordre.

 

 

 

4) Toutes les créatures sont ordonnées à Dieu par l’intermédiaire de la créature raisonnable, qui est seule capable de la béatitude. Et il en est ainsi pour autant que la créature est connue par la créature raisonnable. Puis donc que la créature est bonne par ceci qu’elle est ordonnée à Dieu, trois choses sont requises pour qu’elle soit bonne : qu’elle soit existante, qu’elle soit connaissable, qu’elle soit ordonnée. Or elle est existante par quelque mode, connaissable par l’espèce, et ordonnée par l’ordre. C’est donc en ces trois choses que consiste le bien de la créature.

 

5) Il est dit en Sag. 11, 21 : « vous avez tout réglé avec mesure, nombre et poids ». Or, suivant saint Augustin au quatrième livre sur la Genèse au sens littéral, « la mesure assigne à toute chose sa limite, le nombre lui donne sa forme, et le poids son ordre ». La bonté de la créature consiste donc en ces trois : le mode, l’espèce et l’ordre, puisque la créature est bonne pour autant qu’elle est disposée par Dieu.

 

Réponse :

 

La notion de bien consiste dans les trois choses en question, suivant ce que dit saint Augustin.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir qu’un nom peut impliquer un rapport de deux façons. D’abord, en sorte que le nom soit donné pour signifier le rapport lui-même, comme le nom de père, ou de fils, ou de paternité même. En revanche, on dit de certains noms qu’ils impliquent un rapport, parce qu’ils signifient une réalité d’un certain genre, qu’accompagne le rapport, quoique le nom ne soit pas donné pour signifier le rapport lui-même ; par exemple, le nom de science est donné pour signifier une certaine qualité, que suit un certain rapport, mais non pour signifier le rapport lui-même. Et c’est de cette façon que la notion de bien implique un rapport : non que le nom même de bien signifie le seul rapport lui-même, mais il signifie ce que le rapport accompagne, avec le rapport lui-même. Or le rapport impliqué dans le nom de bien est la relation de cause de perfection, en ce sens qu’une chose est de nature à perfectionner non seulement selon la nature de l’espèce, mais aussi selon l’être qu’elle a dans la réalité ; car c’est de cette façon que la fin perfectionne ce qui lui est ordonné. Mais puisque les créatures ne sont pas leur être, il est nécessaire qu’elles aient un être reçu ; et par conséquent, leur être est fini et déterminé par la mesure de ce en quoi il est reçu.

 

 

 

Ainsi donc, parmi les trois choses qu’énu­mère saint Augustin, la dernière, qui est l’ordre, est le rapport qu’implique le nom de bien, et les deux autres, espèce et mode, causent ce rapport. En effet, « espèce » se rapporte à la nature même de l’espèce, laquelle, parce qu’elle a l’être en quelque chose, est reçue avec un certain mode déterminé, puisque tout ce qui est en quelque chose, y est suivant le mode de ce qui reçoit. Ainsi donc, chaque bien, en tant qu’il est cause de perfection selon la nature de l’espèce en même temps que selon l’être, a un mode, une espèce et un ordre. Une espèce quant à la nature même de l’espèce, un mode quant à l’être, un ordre quant à la relation même de cause de perfection.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° Cet argument serait probant si le nom de bien était donné pour signifier la relation elle-même ; ce qui est faux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et pour cette raison, l’argument n’est pas concluant.

 

 

2° Le bien diffère de l’étant et de l’un par la notion, non pas comme s’ils avaient des notions opposées, mais parce que la notion de bien inclut les notions d’étant et d’un, et ajoute quelque chose.

 

 

3° Selon le Philosophe au huitième livre de la Métaphysique, de même que, dans les nombres, l’ajout ou le retranchement de n’importe quelle unité change l’espèce du nombre, de même, dans les définitions, n’importe quel ajout ou retranchement établit une espèce différente. C’est donc seulement par l’espèce même que la notion de vrai est établie, en tant que le vrai perfectionne selon la seule nature de l’espèce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; mais c’est par l’espèce en même temps que par le nombre qu’est établie la notion de bien, qui est cause de perfection non seulement selon l’espèce, mais aussi selon l’être.

 

4° Lorsque saint Augustin dit que le mal en son entier se trouve déterminé par la privation de toute espèce, il n’exclut pas les deux autres : car, comme il le dit lui-même dans le même livre, « là où il y a espèce, il y a nécessairement mode ». L’ordre, lui aussi, s’ensuit de l’espèce et du mode. Mais saint Augustin nomme seulement l’espèce, parce que les deux autres s’ensuivent de l’espèce elle-même.

 

5° Partout où une chose est reçue, il est nécessaire qu’il y ait un mode, puisque ce qui est reçu est limité par ce qui reçoit ; aussi, puisque l’être de la créature, tant accidentel qu’essentiel, est reçu, le mode se rencontre non seulement dans les parties accidentelles, mais aussi dans les substantielles.

 

6° Puisque la notion de bien est établie dans ces trois choses, Dieu n’a pas pu faire qu’une chose soit bonne sans qu’elle ait l’espèce, le mode et l’ordre ; de même qu’il n’a pas pu faire qu’il y ait un homme qui ne soit pas un animal raisonnable.

 

 

7° Le mode, l’espèce et l’ordre, chacun d’eux aussi est bon, en disant « bon » non pas au sens où ce qui subsiste dans la bonté est bon, mais au sens où un principe de bonté est bon. Il n’est donc pas nécessaire que chacun d’eux ait un mode, une espèce et un ordre, de même qu’il n’est pas nécessaire que la forme ait une forme, quoiqu’elle soit un étant, et que tout étant existe par la forme. Et certains le disent ainsi : lorsque l’on dit que tout a un mode, une espèce et un ordre, cela s’entend des choses créées, non des concréées.

 

 

 

8° On voit dès lors clairement la solution du huitième argument.

 

9° Certains disent que le mode, l’espèce et l’ordre tels qu’ils constituent le bien de la nature, et tels qu’ils sont diminués par le péché – ils concernent alors le bien moral –, sont identiques dans la réalité mais diffèrent dans la notion, comme on le voit pour la volonté : une et identique, elle peut être considérée en tant qu’elle est une certaine nature – il y a alors en elle un mode, une espèce et un ordre, qui constituent le bien de la nature –, ou en tant qu’elle est volonté, telle qu’elle est ordonnée à la grâce : et dans ce cas, il lui est attribué un mode, une espèce et un ordre qui peuvent diminuer par le péché, et qui constituent le bien moral. Ou bien l’on peut répondre mieux : puisque le bien s’ensuit de l’être, et que le bien est constitué par l’espèce, le mode et l’ordre, de même que l’être substantiel est autre que l’accidentel, il est de même avéré que la forme substantielle est autre que l’accidentelle ; et toutes deux ont un mode et un ordre propres.

10° Selon saint Augustin dans son livre sur la Nature du bien, si le mode, l’espèce et l’ordre sont appelés mauvais, ce n’est pas qu’ils soient mauvais en eux-mêmes, mais c’est soit parce qu’ils « sont moindres que ce qu’ils devraient être », soit parce qu’ils « ne sont pas appropriés aux choses auxquelles ils doivent être appropriés » ; ils sont donc appelés mauvais à cause de quel­que privation concernant le mode, l’espèce et l’ordre, mais non par eux-mêmes.

 

11° Puisque la lumière a une espèce et une puissance limitées, la parole de saint Ambroise ne doit pas être entendue comme si la lumière était tout à fait dépourvue de mode, mais en ce sens qu’elle n’est pas déterminée relativement à certaines choses corporelles : en effet, elle s’étend à toutes les réalités corporelles, en ce sens que toutes sont de nature ou à être éclairées, ou à recevoir d’autres effets par la lumière, comme cela est clairement montré par Denys au quatrième chapitre des Noms divins.

 

12° La charité, par son être qu’elle a en un sujet, a un mode, et ainsi, elle est une certaine créature ; mais en tant qu’elle est comparée à l’objet infini qu’est Dieu, elle n’a pas un mode au-delà duquel notre charité ne doive pas s’avancer.

 

Et videtur quod non.

 

Quia bonum habet rationem finis, secundum philosophum [Ethic. I, 1 (1094 a 3)]. Sed tota ratio finis consistit in ordine. Ergo et tota ratio boni in ordine consistit ; et ita alia duo superfluunt.

 

Praeterea, ens et bonum et unum, secundum intentiones differunt. Sed ratio entis consistit in specie, unius vero ratio consistit in modo. Ergo boni ratio non consistit in specie et modo.

 

Praeterea, species nominat causam formalem. Sed in hoc distinguitur bonum et verum, secundum quosdam, quod verum dicit rationem causae formalis, bonum autem rationem causae finalis. Ergo species non pertinet ad rationem boni.

 

Praeterea, malum et bonum, cum sint opposita, attenduntur circa idem. Sed sicut Augustinus dicit in libro LXXXIII Quaestionum [qu. 6], totum malum de speciei privatione repertum est. Ergo tota ratio boni in positione speciei consistit ; et ita superfluunt (ut) videtur modus et ordo.

 

 

 

Praeterea, modus est de consequentibus rem. Sed aliqua bonitas pertinet ad essentiam rei. Ergo modus non est de ratione boni.

 

 

Praeterea, quae Deus potest facere per unum, non facit per plura. Sed Deus potuit facere creaturam per unum istorum, quia quodlibet horum habet quamdam rationem bonitatis. Ergo non oportet quod quodlibet istorum trium requiratur ad rationem boni.

 

Praeterea, si ista tria sunt de ratione bonitatis, tunc in quolibet bono oportet ista tria esse. Sed quodlibet istorum trium est bonum. Ergo in quolibet istorum sunt ista tria ; et ita unum non debet contra aliud dividi.

 

 

Praeterea, si ista tria sint bona, oportet quod habeant modum, speciem et ordinem. Ergo modi erit modus, et speciei species, et sic in infinitum.

 

Praeterea, modus, species et ordo diminuitur per peccatum, secundum Augustinum [cf. De nat. boni, cap. 4]. Sed bonitas substantialis rei non diminuitur per peccatum. Ergo ratio boni universaliter non consistit in tribus praedictis.

 

Praeterea, id quod est de ratione boni, non recipit praedicationem mali. Sed haec tria recipiunt praedicationem mali, secundum Augustinum in libro de Natura boni [cap. 23] : dicitur enim malus modus, mala species, et sic de aliis. Ergo ratio boni non consistit in his tribus.

Praeterea, Ambrosius dicit in Exaemeron [I, 9], quod natura lucis non est in numero, pondere et mensura, ut alia creatura. Sed ex his tribus, secundum Augustinum [De Gen. ad litt. IV, 3], constituuntur tria praedicta. Cum ergo lux sit bona, ratio boni non includit tria praedicta.

 

 

Praeterea, secundum Bernardum [De diligendo Deo, cap. 1], modus caritatis est non habere modum ; et tamen caritas bona est. Ergo non requirit tria praedicta.

 

 

Sed contra. Est quod Augustinus dicit in libro de Natura boni [cap. 3], quod ubi haec tria sunt magna, magnum bonum est ; ubi parva, parvum ; ubi nulla nullum. Ergo ratio boni in his tribus consistit.

 

Praeterea, Augustinus in eodem libro [ut hic supra], dicit quod secundum hoc aliqua dicuntur bona quod sunt moderata, speciosa, ordinata.

 

Praeterea, creatura dicitur bona secundum respectum ad Deum, sicut vult Boetius in libro de Hebdom. [ed. Peiper, p. 172,114]. Sed Deus habet ad creaturam habitudinem triplicis causae : scilicet efficientis, finalis et formalis exemplaris. Ergo et creatura dicitur esse bona secundum habitudinem ad Deum in ratione triplicis causae. Sed secundum hoc quod comparatur ad Deum ut ad causam efficientem, habet modum sibi a Deo praefixum ; ut autem comparatur ad eum ut ad causam exemplarem, habet speciem ; ut autem comparatur ad eum ut ad finem, habet ordinem. Ergo bonum creaturae consistit in modo, specie et ordine.

 

Praeterea, creaturae omnes ordinantur in Deum mediante rationali creatura, quae est sola capax beatitudinis. Hoc autem est in quantum a rationali creatura cognoscitur. Ergo, cum creatura sit bona ex hoc quod ordinatur ad Deum ; ad hoc quod sit bona, tria requiruntur : scilicet quod sit existens, quod sit cognoscibilis, quod sit ordinata. Est autem existens per aliquem modum, cognoscibilis per speciem, ordinata autem per ordinem. Ergo in his tribus consistit bonum creaturae.

 

Praeterea, Sapientiae XI, 21, dicitur : omnia in numero, pondere et mensura constituisti. Sed secundum Augustinum libro IV super Genesim ad litteram [cap. 3], mensura cuilibet rei modum praefigit, numerus speciem praebet, pondus vero dat ordinem. Ergo in his tribus, modo, specie et ordine, bonitas creaturae consistit, cum creatura secundum hoc sit bona quod a Deo sit disposita.

 

 

Responsio. Dicendum, quod ratio boni in tribus praedictis consistit, secundum quod Augustinus [cf. De nat. boni, cap. 3] dicit.

Ad huius autem evidentiam sciendum est, quod aliquod nomen potest respectum importare dupliciter. Uno modo sic quod nomen imponatur ad significandum ipsum respectum, sicut hoc nomen pater, vel filius, aut paternitas ipsa. Quaedam vero nomina dicuntur importare respectum, quia significant rem alicuius generis, quam comitatur respectus, quamvis nomen non sit impositum ad ipsum respectum significandum ; sicut hoc nomen scientia est impositum ad significandum qualitatem quamdam, quam sequitur quidam respectus, non autem ad significandum respectum ipsum. Et per hunc modum ratio boni respectum implicat : non quia ipsum nomen boni significet ipsum respectum solum, sed quia significat id ad quod sequitur respectus, cum respectu ipso. Respectus autem importatus in nomine boni, est habitudo perfectivi, secundum quod aliquid natum est perficere non solum secundum rationem speciei, sed etiam secundum esse quod habet in rebus ; hoc enim modo finis perficit ea quae sunt ad finem. Cum autem creaturae non sint suum esse, oportet quod habeant esse receptum ; et per hoc earum esse est finitum et terminatum secundum mensuram eius in quo recipitur.

Sic igitur inter ista tria quae Augustinus ponit, ultimum, scilicet ordo, est respectus quem nomen boni importat ; sed alia duo, scilicet species, et modus, causant illum respectum. Species enim pertinet ad ipsam rationem speciei, quae quidem secundum quod in aliquo esse habet, recipitur per aliquem modum determinatum, cum omne quod est in aliquo, sit in eo per modum recipientis. Ita igitur unumquodque bonum, in quantum est perfectivum secundum rationem speciei et esse simul, habet modum, speciem et ordinem. Speciem quidem quantum ad ipsam rationem speciei ; modum quantum ad esse ; ordinem quantum ad ipsam habitudinem perfectivi.

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod ratio illa procederet, si nomen boni esset impositum ad significandum ipsam habitudinem ; quod falsum est, ut ex dictis patet. Et propter hoc ratio non sequitur.

 

Ad secundum dicendum, quod bonum non differt ratione ab ente et uno, quasi habeant oppositas rationes ; sed quia ratio boni includit rationem entis et unius, et aliquid addit.

 

Ad tertium dicendum, quod secundum philosophum in VIII Metaphys. [l. 3 (1043 b 36)], sicut in numeris quaelibet unitas vel addita vel remota variat numeri speciem ; ita in definitionibus quodlibet additum vel remotum diversam speciem constituit. Ex ipsa igitur specie tantum constituitur ratio veri, in quantum verum est perfectivum secundum rationem speciei tantum, ut ex dictis patet ; sed ex specie simul et numero constituitur ratio boni, quod est perfectivum non solum secundum speciem, sed etiam secundum esse.

 

Ad quartum dicendum, quod cum dicit Augustinus, quod totum malum est repertum de speciei privatione, non excludit alia duo : quia, ut ipse in eodem libro [qu. 6] dicit, ubi est aliqua species, necessario est aliquis modus. Ordo etiam consequitur speciem et modum. Sed nominat speciem tantum, quia alia duo ipsam speciem consequuntur.

 

Ad quintum dicendum, quod ubicumque est aliquid receptum, oportet ibi esse modum, cum receptum limitetur secundum recipiens ; et ideo, cum esse creaturae et accidentale et essentiale sit receptum, modus non solum invenitur in accidentalibus, sed etiam in substantialibus.

 

Ad sextum dicendum, quod cum in istis tribus ratio boni constituatur, non potuit a Deo fieri quod aliquid esset bonum non habens speciem, modum et ordinem ; sicut ab eo fieri non potuit quod esset aliquis homo, qui non esset animal rationale.

 

Ad septimum dicendum, quod etiam modus, species et ordo, singulum eorum est bonum, non in illo modo dicendi bonum quo subsistens in bonitate est bonum, sed quo principium bonitatis bonum est. Unde non oportet quod singulum eorum habeat modum, speciem et ordinem ; sicut non oportet quod forma habeat formam, quamvis sit ens, et omne ens sit per formam. Et hoc est quod quidam dicunt, quod cum dicitur, omnia habere modum, speciem et ordinem, intelligitur de creatis non de concreatis.

 

Et per hoc patet solutio ad octavum.

 

 

Ad nonum dicendum, quod quidam dicunt, modum, speciem et ordinem, secundum quod constituunt bonum naturae, et secundum quod diminuuntur per peccatum, prout pertinent ad bonum moris, esse eadem secundum rem, sed differre secundum rationem ; sicut patet in voluntate, quod ipsa una et eadem potest considerari in quantum est natura quaedam : et sic est in ea modus, species et ordo, constituentia bonum naturae ; vel in quantum est voluntas, prout habet ordinem ad gratiam : et sic attribuitur ei modus, species et ordo, quae possunt diminui per peccatum, quae constituunt bonum moris. Vel potest melius dici, quod cum bonum consequatur esse, et bonum per speciem, modum et ordinem constituatur : sicut est aliud esse substantiale et accidentale, ita constat esse aliam formam substantialem et accidentalem ; et utraque proprium modum habet, et proprium ordinem.

 

Ad decimum dicendum, quod secundum Augustinum in libro de Natura boni [cap. 23], modus, species et ordo non ideo dicuntur mala quia in se mala sint, sed quia vel minora sunt quam esse debeant, vel quia non accommodantur quibus accommodanda sunt ; et ideo ex aliqua privatione circa modum, speciem et ordinem dicuntur mala, non autem ex seipsis.

 

 

Ad undecimum dicendum, quod verbum Ambrosii non est hoc modo intelligendum quod lux omnino careat modo, cum habeat limitatam speciem et virtutem ; sed quia non determinatur respectu aliquorum corporalium, eo quod ad omnia corporalia se extendit, in quantum omnia nata sunt vel illuminari, vel alios effectus per lucem recipere, ut patet per Dionysium in IV cap. de Divinis Nominibus [§ 4].

 

Ad duodecimum dicendum, quod caritas secundum esse suum quod habet in subiecto, modum habet, et sic creatura quaedam est ; prout vero comparatur ad obiectum infinitum, quod Deus est, non habet modum, ultra quem caritas nostra procedere non debeat.

 

 

 

 

 

Question 22 ─ L’APPÉTIT DU BIEN LA VOLONTÉ

 

 

LA QUESTION PORTE

SUR L’APPÉTIT DU BIEN

ET SUR LA VOLONTÉ.

 

Article 1 : Toute chose recherche-t-elle le bien ?

Article 2 : Toute chose recherche-t-elle Dieu même ?

Article 3 : L’appétit est-il une certaine puissance spéciale de l’âme ?

Article 4 : Dans les êtres raisonnables, la volonté est-elle une autre puissance s’ajoutant à l’appétitive de la partie sensitive ?

Article 5 : La volonté veut-elle quelque chose par nécessité ?

Article 6 : La volonté veut-elle par nécessité tout ce qu’elle veut ?

Article 7 : Ce que l’on veut par nécessité, mérite-t-on en le voulant ?

Article 8 : Dieu peut-il contraindre la volonté ?

Article 9 : Une créature peut-elle changer la volonté, ou laisser en elle une impression ?

Article 10 : La volonté et l’intelligence sont-elles une même puissance ?

Article 11 : La volonté est-elle une puissance plus haute que l’intelligence, ou est-ce le contraire ?

Article 12 : La volonté meut-elle l’intel­ligence et les autres puissances de l’âme ?

Article 13 : L’intention est-elle un acte de la volonté ?

Article 14 : Est-ce par le même mouvement que la volonté veut la fin et qu’elle a l’intention des moyens ?

Article 15 : L’élection est-elle un acte de la volonté ?

QUAESTIO EST

DE APPETITU BONI

ET VOLUNTATE.

 

Primo utrum omnia appetant bonum.

 

Secundo utrum omnia appetant ipsum Deum.

Tertio utrum appetitus sit quaedam specialis potentia animae.

Quarto utrum voluntas in rationalibus sit alia potentia praeter appetitivam sensitivae partis.

 

Quinto utrum voluntas aliquid de necessitate velit.

Sexto utrum voluntas de necessitate velit quidquid vult.

Septimo utrum aliquis mereatur illud volendo quod de necessitate vult.

Octavo utrum Deus possit cogere voluntatem.

Nono utrum aliqua creatura possit immutare voluntatem, vel imprimere in ipsam.

Decimo utrum voluntas et intellectus sint eadem potentia.

Undecimo utrum voluntas sit altior potentia quam intellectus, vel e converso.

Duodecimo utrum moveat voluntas intellectum, et alias vires animae.

 

Tertiodecimo utrum intentio sit actus voluntatis.

Quartodecimo utrum eodem motu voluntas velit finem, et intendat ea quae sunt ad finem.

Quintodecimo utrum electio sit actus voluntatis.

 

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse au tome I, p. 93)

 

L’appétit du bien :

     Toute chose recherche le bien (art. 1)

     Tout être recherche Dieu implicitement,

et toute raison droite explicitement (2)

     L’appétit est une puissance spéciale de l’âme (3)

 

La volonté :

     est une puissance autre que l’appétitive sensitive (4)

     Nécessité dans la volonté :

         non de contrainte, mais d’inclination naturelle (5)

         indétermination de la volonté à l’égard des moyens,

de l’acte et de la rectitude (6)

         La volonté mérite par son appétit naturel lorsqu’elle le spécifie (7)

         Dieu ne contraint pas la volonté, mais il peut en changer l’inclination (8)

         Nulle créature ne peut directement changer la volonté d’autrui (9)

     Volonté et intelligence :

         deux puissances génériquement différentes (10)

         La volonté n’est supérieure à l’intelligence que dans sa relation à Dieu (11)

         Elle meut l’intelligence et les autres puissances de l’âme (12)

     Intention et élection :

         L’intention est un acte de la volonté en relation à la raison (13)

         C’est un acte numériquement identique au vouloir de la fin (14)

         L’élection est un acte de la volonté (15)

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

 

 

Art. 1 : Super Sent. I, d. 34, q. 2, a. 1, ad 4 et IV, d. 49, q. 1, a. 2, qc. 1 ; supra q. 21, a. 2 ; Cont. Gent. III, cap. 3 ; Super Dion. De div. nom., cap. 4, l. 3 et 9 ; Sum. Th. I, q. 5, a. 1 et a. 2, ad 1 ; Super Ethic. I, l. 1.

 

Art. 2 : Cont. Gent. III, cap. 17-18 ; Sum. Th. I, q. 6, a. 1, ad 2 et q. 44, a. 4 ; Comp. theol., cap. 100-101.

 

Art. 3 : Super Sent. III, d. 27, q. 1, a. 2 ; Sum. Th. I, q. 80, a. 1.

 

Art. 4 : infra q. 25, a. 1 ; Sum. Th. I, q. 80, a. 2 ; Super De anima III, l. 14.

 

Art. 5 : Super Sent. II, d. 25, a. 2 ; Sum. Th. I, q. 82, a. 1 ; De malo, q. 6 ; Sum. Th. I-II, q. 10, a. 1.

 

Art. 6 : Super Sent. II, d. 25, a. 2 ; Sum. Th. I, q. 82, a. 2 ; Super Periherm. I, l. 14 ; De malo, q. 3, a. 3 et q. 6 ; Sum. Th. I-II, q. 10, a. 2.

 

Art. 7 : Cont. Gent. III, cap. 138 ; Sum. Th. II-II, q. 88, a. 6.

 

Art. 8 : Super Sent. II, d. 25, a. 2 ; Cont. Gent. III, cap. 88, 89 et 91 ; Sum. Th. I, q. 105, a. 4 et q. 106, a. 2 ; ibid. q. 111, a. 2 ; Comp. theol., cap. 129 ; De malo, q. 3, a. 3 ; Sum. Th. I-II, q. 9, a. 4 et 6.

 

Art. 9 : Super Sent. II, d. 8, a. 5 ; Cont. Gent. III, cap. 88, et 92 ; Sum. Th. I, q. 106, a. 2 et q. 111, a. 2 ; De malo, q. 3, a. 3 et 4 ; Lect. super Ioh., cap. 13, l. 1 ; Sum. Th. I-II, q. 80, a. 1.

 

Art. 10 : Sum. Th. I, q. 80, a. 1 et q. 82, a. 3.

 

Art. 11 : Super Sent. II, d. 25, a. 2, ad 4 et III, d. 27, q. 1, a. 4 ; Cont. Gent. III, cap. 26 ; Sum. Th. I, q. 82, a. 3 et a. 4, ad 1 ; ibid. I-II, q. 3, a. 4, ad 4 ; De carit., a. 3, ad 12 et 13 ; Sum. Th. II-II, q. 23, a. 6, ad 1.

 

Art. 12 : Cont. Gent. III, cap. 26 ; Sum. Th. I, q. 82, a. 4 ; De malo, q. 6 ; Sum. Th. I-II, q. 9, a. 1.

 

Art. 13 : Super Sent. II, d. 38, a. 3 ; Sum. Th. I-II, q. 12, a. 1.

 

Art. 14 : Super Sent. II, d. 38, a. 4 ; Sum. Th. I-II, q. 8, a. 3 et q. 12, a. 4.

 

Art. 15 : Super Sent. II, d. 24, q. 1, a. 2 ; Sum. Th. I, q. 83, a. 3 et I-II, q. 13, a. 1; Super Ethic. III, l. 6 et 9 ; ibid. VI, l. 2.

 

 

Article 1 - TOUTE CHOSE RECHERCHE-T-ELLE LE BIEN ?

(Et primo quaeritur utrum omnia bonum appetant.)

 

 

Il semble que non.

 

1° L’étant se comporte de la même façon à l’égard du vrai et à l’égard du bien, puisqu’il est convertible avec l’un et l’autre ; en outre, l’appétit se rapporte au bien comme la connaissance se rapporte au vrai. Or tout étant ne connaît pas le vrai. Tout étant ne recherche donc pas non plus le bien.

 

2° Si l’on ôte le précédent, le suivant est ôté. Or, chez l’animal, la connaissance précède l’appétit. Et la connaissance ne s’étend nullement aux choses inanimées au point que nous disions qu’elles connaissent naturellement ; l’appétit ne s’étendra donc pas non plus à ces mêmes choses au point que nous disions qu’elles recherchent naturellement le bien.

 

3° Selon Boèce au livre des Semaines, l’on dit de chaque chose qu’elle en recherche une autre, en tant qu’elle lui est semblable. Si donc une réalité recherche le bien, il est nécessaire qu’elle soit semblable au bien. Or, puisque les choses semblables sont celles dont la qualité ou la forme est une, il est nécessaire que la forme du bien soit en ce qui recherche le bien. Or il est impossible qu’elle y soit dans son être de nature, car la réalité ne rechercherait plus le bien au-delà ; en effet, ce que l’on a, on ne le recherche plus. Il est donc nécessaire que la forme du bien préexiste par mode d’in­ten­tion en ce qui recherche le bien. Or si une chose est ainsi en un quelconque sujet, ce sujet est connaissant. L’appétit du bien ne peut donc exister que parmi les sujets connaissants ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

4° Si toute chose recherche le bien, il est nécessaire d’entendre cela du bien que toute chose peut avoir ; car rien ne recherche naturellement ou rationnellement ce qu’il lui est impossible d’avoir. Or le bien qui s’étend à tous les étants n’est autre que l’être. Dire que toute chose recherche le bien équivaut donc à dire que toute chose recherche l’être. Or tout ne recherche pas l’être ; au contraire, aucune chose, semble-t-il ; car toutes ont l’être, et une chose ne recherche que ce qu’elle n’a pas, comme saint Augustin le montre clairement au livre sur la Trinité, ainsi que le Philosophe au premier livre de la Physique. Toute chose ne recherche donc pas le bien.

 

 

5° L’un, le vrai et le bien sont également convertibles avec l’étant. Or tous les étants ne recherchent pas l’un et le vrai. Donc le bien non plus.

 

6° Selon le Philosophe, certains agissent contre la raison, tout en ayant une raison droite. Et ils n’agiraient pas s’ils ne recherchaient ou ne voulaient. Or ce qui est contre la raison est mal. Certains recherchent donc le mal ; toute chose ne recherche donc pas le bien.

 

 

 

7° Le bien que l’on dit recherché par toute chose, d’après le Commentateur au début de l’Éthique, est l’être. Or certains ne recherchent pas l’être, mais plutôt le non-être, ainsi les damnés en enfer, qui désirent même la mort de l’âme afin de n’être plus du tout. Toute chose ne recherche donc pas le bien.

 

8° Les puissances appétitives se rapportent à leurs objets comme les appréhensives aux leurs. Or la puissance appréhensive doit, pour connaître, être dépouillée de l’espèce de son objet, comme la pupille doit être dépouillée de la couleur. Ce qui recherche le bien doit donc aussi être dépouillé de l’espèce du bien. Or toute chose a l’espèce du bien. Donc rien ne recherche le bien.

 

9° Opérer quelque chose pour une fin, convient à la fois au Créateur, à la nature et à celui qui agit à dessein. Or le Créateur et celui qui agit à dessein – une créature telle que l’homme –, en opérant pour une fin et en désirant ou en aimant le bien, ont la connaissance de la fin ou du bien. Il est donc nécessaire aussi que la nature – qui est comme un intermédiaire entre les deux, puisqu’elle présuppose l’œuvre de la création et qu’elle est présupposée dans l’œuvre de l’art –, si elle doit rechercher la fin pour laquelle elle opère, connaisse cette fin. Or elle ne la connaît pas. Les réalités naturelles ne recherchent donc pas non plus le bien.

 

10° Tout ce dont on a l’appétit, on le cherche. Or, suivant Platon, on ne peut pas chercher ce dont on n’a pas la connaissance : par exemple, si quelqu’un cherchait un esclave fugitif et qu’il n’eût pas connaissance de celui-ci, lorsqu’il le trouverait il ne saurait pas qu’il l’a trouvé. Les choses qui n’ont pas la connaissance du bien n’en ont donc pas l’appétit.

 

11° Rechercher la fin est le propre de ce qui est ordonné à la fin. Or la fin ultime, qui est Dieu, n’est pas ordonnée à la fin. Elle ne recherche donc pas la fin ou le bien ; et ainsi, toute chose ne recherche pas le bien.

 

 

 

12° La nature est déterminée à une seule chose. Si donc les réalités recherchent naturellement le bien, elles ne devraient pas rechercher naturellement quelque autre bien. Or toute chose recherche naturellement la paix, comme le montrent clairement saint Augustin au dix-neuvième livre de la Cité de Dieu, et Denys au douzième chapitre des Noms divins ; et en outre toute chose recherche le beau, comme le montre aussi Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Toute chose ne recherche donc pas naturellement le bien.

 

 

13° De même que l’on recherche la fin quand on ne l’a pas, de même on se délecte en elle une fois qu’on la possède. Or nous ne disons pas que les réalités inanimées se délectent dans le bien. On ne doit donc pas dire non plus qu’elles recherchent le bien.

 

En sens contraire :

 

1) Denys dit au quatrième chapitre des Noms divins : « Les créatures aspirent au “beau et bien” ; ce qu’elles font, elles le font toujours pour un bien, du moins apparent ; elles prennent toutes inévitablement le bien pour mobile et pour but de leurs intentions. »

 

2) Le Philosophe dit au premier livre de l’Éthique que « certains ont correctement défini le bien en disant que le bien est ce que toute chose recherche ».

 

 

3) Tout ce qui agit, agit pour une fin, comme le Philosophe le montre clairement au deuxième livre de la Métaphysique. Or, ce qui agit pour quelque chose, le recherche. Toute chose recherche donc la fin et le bien, qui inclut la notion de fin.

 

4) Toute chose recherche sa perfection. Or chaque chose, dès lors qu’elle est parfaite, est bonne. Toute chose recherche donc le bien.

 

Réponse :

 

Toutes choses recherchent le bien, non seulement celles qui ont une connaissance, mais aussi celles qui en sont dépourvues. Et pour le voir clairement, il faut savoir que certains philosophes anciens ont prétendu que les effets qui ont lieu dans la nature viennent par la nécessité des causes précédentes, sans que les causes naturelles soient mises en accord avec de tels effets ; ce que le Philosophe improuve ainsi au deuxième livre de la Physique : dans cette hypothèse, si de tels accords et profits n’étaient en aucune façon l’objet d’une intention, ils se produiraient par hasard, et ainsi ils auraient lieu non pas la plupart du temps mais dans une moindre mesure, comme les autres choses que nous disons arriver par hasard ; par conséquent, il est nécessaire de dire que toutes les réalités naturelles sont ordonnées et disposées en accord avec leurs effets.

 

 

Or, de deux façons une chose se trouve être ordonnée ou dirigée comme vers une fin : d’abord par soi-même, comme l’homme qui se dirige lui-même vers le lieu où il tend ; ensuite, par autre chose, comme la flèche qui est envoyée par l’archer vers un lieu déterminé. Seules les choses qui connaissent la fin peuvent être dirigées par elles-mêmes vers une fin ; en effet, il est nécessaire que celui qui dirige ait connaissance de ce vers quoi il dirige. Par contre, même les choses qui ne connaissent pas la fin peuvent être dirigées par autre chose vers une fin déterminée, comme cela est clair dans l’exemple de la flèche. Or cela se

produit de deux façons. Parfois, la chose qui est dirigée vers la fin est seulement lancée et mue par celui qui envoie, sans qu’elle reçoive de lui aucune forme par laquelle cette direction ou cette inclination lui convienne ; et une telle inclination est violente : ainsi la flèche est-elle inclinée par l’archer vers une cible déterminée. Parfois, au contraire, ce qui est dirigé ou incliné vers une fin obtient de l’envoyeur ou du moteur une forme par laquelle une telle inclination lui convient : aussi une telle inclination sera-t-elle naturelle, ayant pour ainsi dire un principe naturel ; comme celui qui a donné une pesanteur à la pierre, l’a inclinée à ce qu’elle se porte naturellement vers le bas ; et c’est de cette façon que celui qui génère est un moteur pour les graves et les légers, suivant le Philosophe au huitième livre de la Physique. Et c’est ainsi que toutes les réalités naturelles sont inclinées vers les choses qui leur conviennent, ayant en elles-mêmes quelque principe d’incli­nation grâce auquel leur inclination est naturelle, de sorte qu’elles vont en quelque sorte d’elles-mêmes vers les fins normales, et ne sont pas seulement conduites. En effet, ce sont seulement les réalités mues violemment qui sont « conduites », car elles ne coopèrent en rien au moteur ; mais les réalités naturelles « vont » aussi vers la fin, en tant que, par le principe mis en elles, elles coopèrent à ce qui incline et dirige.

 

Or, ce qui est incliné ou dirigé vers une chose par une autre, est incliné vers ce qui est dans l’intention de celui qui incline ou dirige ; ainsi la flèche est envoyée vers la cible même qui est dans l’intention de l’archer. Puis donc que toutes les réalités naturelles sont inclinées par une certaine inclination naturelle vers leurs fins par le premier moteur, qui est Dieu, il est nécessaire que ce vers quoi chaque chose est naturellement inclinée soit ce qui est voulu par Dieu, ou dans son intention. Or, puisque Dieu n’a pas d’autre fin de sa volonté que lui-même, et qu’il est lui-même l’essence de la bonté, il est nécessaire que toutes les autres choses soient naturellement inclinées vers le bien. Or rechercher n’est rien d’autre que chercher quelque chose, tendre pour ainsi dire vers une chose en y étant ordonné. Puis donc que toutes choses sont ordonnées et dirigées par Dieu vers le bien, et de telle sorte qu’il y ait en chacune un principe par lequel elle-même tend vers le bien, cherchant pour ainsi dire le bien lui-même, il est nécessaire de dire que toute chose recherche naturellement le bien. En effet, si toute chose était inclinée vers le bien sans avoir en soi aucun principe d’inclination, on pourrait la dire conduite vers le bien, mais non recherchant le bien ; au contraire, en raison du principe mis au-dedans, toute chose est dite rechercher le bien, comme tendant spontanément vers le bien : et c’est pourquoi il est dit en Sag. 8, 1 que la divine Sagesse « dispose tout avec douceur », car chaque chose tend de son propre mouvement vers ce à quoi elle est divinement ordonnée.

 

Réponse aux objections :

 

1° Le vrai et le bien sont à l’égard de l’étant dans des rapports semblables sous un certain aspect, et dissemblables sous un autre. En effet, ils sont dans des rapports semblables quant à la conversion de la prédication : car de même que chaque étant est bon, de même il est vrai ; mais quant à la relation de cause de perfection, ils sont dans des rapports dissemblables : car le vrai n’entretient pas avec tous les étants la relation de cause de perfection, comme le bien, parce que la perfection du vrai se prend de la nature de l’espèce seulement, donc seules les réalités immatérielles peuvent être perfectionnées par le vrai, car elles seules peuvent recevoir la nature de l’espèce sans l’être matériel ; en revanche, le bien étant cause de perfection quant à la nature de l’espèce et en même temps quant à l’être, il peut perfectionner tant les réalités matérielles que les immatérielles. Voilà pourquoi toute chose peut rechercher le bien, mais toute chose ne peut pas connaître le vrai.

 

2° Certains disent que, de même que l’appétit naturel est en toute chose, de même la connaissance naturelle est aussi en toute chose. Mais cela ne peut pas être vrai : car, puisque la connaissance se fait par assimilation, la ressemblance dans l’être de nature ne fait pas connaître, mais empêche plutôt la connaissance ; et c’est pourquoi il est nécessaire que les organes des sens soient dépouillés des espèces des choses sensibles, afin de pouvoir les recevoir selon l’être spirituel, qui cause la connaissance. Par conséquent, les réalités qui ne peuvent en aucune façon recevoir quelque chose autrement que selon l’être matériel, ne peuvent nullement connaître ; elles peuvent cependant rechercher, en tant qu’elles sont ordonnées à quelque réalité existant dans l’être de nature. L’appétit, en effet, au contraire de la connaissance, ne concerne pas nécessairement l’être spirituel. L’appétit peut donc être naturel, mais non la connaissance. Et cependant, que l’appétit suive la connaissance, chez les animaux, n’est pas un empêchement à cela : car même dans les réalités naturelles, l’appétit suit une appréhension ou une connaissance, non cependant la connaissance de ceux mêmes qui ont l’appétit, mais la connaissance de celui qui les ordonne vers la fin.

 

3° Tout ce qui recherche une chose, la recherche en tant qu’elle a quelque ressemblance avec lui. Et la ressemblance qui est selon l’être spirituel ne suffit pas – sinon l’animal rechercherait nécessairement tout ce qu’il connaît – mais il faut que la ressemblance soit selon l’être de nature. Or cette ressemblance se prend de deux façons. D’abord en tant que la forme de l’un est dans l’autre en acte parfait ; et dans ce cas, dès lors qu’une chose est ainsi assimilée à la fin, elle ne tend pas vers la fin, mais s’y repose. Ensuite, cette ressemblance se prend de ce que la forme de l’un est dans l’autre incomplètement, c’est-à-dire en puissance ; et dans ce cas, en tant qu’une chose a en soi la forme de la fin et du bien en puissance, elle tend vers le bien ou la fin, et le recherche. Et si l’on dit que la matière recherche la forme, c’est en tant que la forme est en elle en puissance. Voilà aussi pourquoi plus cette puissance est parfaite et proche de l’acte, plus elle cause une véhémente inclination ; d’où il se produit que tout mouvement naturel vers la fin s’inten­sifie quand ce qui tend vers la fin devient plus semblable à celle-ci.

4° Lorsque l’on dit : « toute chose recherche le bien », il n’est pas nécessaire que le bien soit déterminé à ceci ou cela, mais qu’il soit pris dans sa généralité, car chaque chose recherche le bien qui lui convient naturellement. Cependant, si le bien est déterminé à un seul, ce dernier sera l’être. Et que toute chose ait l’être n’est pas un empêchement, car les choses qui ont l’être recherchent sa continuation ; et ce qui a l’être en acte d’une façon, a l’être en puissance d’une autre façon ; ainsi l’air est actuellement air, et potentiellement feu ; et de la sorte, ce qui a l’être en acte, recherche un être en acte.

 

 

5° L’un et le vrai n’incluent pas la notion de fin, comme le bien ; voilà pourquoi ils n’impliquent pas non plus la notion d’objet d’appétit.

 

6° Ceux qui agissent contre la raison recherchent eux aussi le bien par soi ; par exemple, celui qui fornique est attentif à ce qui est bon et délectable quant au sens, mais que ce soit mal quant à la raison, cela est hors de son intention. Le bien est donc désiré par soi, mais le mal par accident.

 

 

 

7° C’est de façon semblable qu’une chose se rapporte au fait d’être bon et au fait d’être objet d’appétit. Or on a déjà dit que ce n’est pas d’après son être substantiel qu’une chose est appelée bonne au sens absolu du terme, à moins que l’on n’ajoute les autres perfections dues : voilà pourquoi l’être sub­stantiel lui-même n’est pas objet d’appétit au sens absolu, à moins que ne lui soient unies les perfections dues. C’est pourquoi le Philosophe dit au neuvième livre de l’Éthi­que : « Vivre paraît à tous agréable. Bien entendu, nous ne voulons point parler ici d’une vie méchante, corrompue, accablée de peines. » Une telle vie est en effet mauvaise dans l’absolu, et à fuir dans l’absolu, quoiqu’elle soit objet d’appé­tit sous un certain aspect. Or, dans la fuite et dans l’appétit, c’est tout un pour une chose d’être bonne et d’être corruptrice du mal, ou d’être mauvaise et d’être corruptrice du bien. Car ne pas avoir de mal, cela même nous l’appelons un bien, suivant le Philosophe au cinquième livre de l’Éthique. Le non-être est donc un bien, en tant qu’il ôte une vie de tristesses ou de méchanceté, qui est mauvaise dans l’absolu, encore qu’elle soit bonne sous un certain aspect. Et de cette façon, le non-être peut être désiré sous l’aspect du bien.

8° Dans les puissances appréhensives, il n’est pas toujours vrai que la puissance soit totalement dépouillée de l’espèce de son objet. En effet, ce n’est pas le cas des puissances qui ont un objet universel, comme l’intelligence, qui a pour objet la quiddité, bien qu’elle ait une quiddité ; cependant, il est nécessaire qu’elle soit dépouillée des formes qu’elle reçoit. Ce n’est pas non plus le cas du toucher, car, quoiqu’il ait des objets spéciaux, ils sont cependant nécessaires à l’animal. C’est pourquoi son organe ne peut être tout à fait sans chaud ni froid ; cependant, il est en quelque sorte hors du chaud et du froid, en tant qu’il est moyennement tempéré, et que le milieu n’est aucun des extrêmes. L’appétit, quant à lui, a un objet commun, le bien. Il n’est donc pas totalement dépouillé du bien, mais il l’est de ce bien qu’il recherche ; il l’a cependant en puissance, et en cela il lui ressemble ; comme la puissance appréhensive est, elle aussi, en puissance à l’espèce de son objet.9° Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, la connaissance de la fin est requise en celui, quel qu’il soit, qui dirige vers la fin. La nature, elle, ne dirige pas vers la fin, mais elle est dirigée. Dieu, par contre, et aussi tout ce qui agit à dessein, dirigent vers la fin ; voilà pourquoi il est nécessaire qu’ils aient connaissance de la fin, mais non que la réalité naturelle en ait connaissance.

 

10° Cet argument vaut pour celui qui recherche la fin en se dirigeant pour ainsi dire lui-même vers la fin, car il lui est nécessaire de savoir quand il sera parvenu à la fin ; mais cela n’est pas nécessaire pour ce qui est seulement dirigé vers la fin.

 

11° C’est par la même nature qu’une chose tend vers une fin qu’elle n’a pas encore, et qu’elle se délecte dans la fin une fois qu’elle la possède ; de même que c’est par la même nature que la terre se meut vers le bas et qu’elle s’y repose. Il ne revient donc pas à la fin ultime de tendre vers la fin, mais de jouir de la fin qu’elle est elle-même. Et bien que l’on ne puisse appeler cela proprement un appétit, c’est cependant quelque chose qui se rattache au genre de l’appétit, et d’où dérive tout appétit. Car, par le fait même que Dieu jouit de soi, il dirige les autres choses vers soi.

 

12° Que l’appétit ait pour terme le bien, la paix et le beau, ne signifie pas qu’il ait pour terme des choses différentes. Car, par le fait même que l’on recherche le bien, on recherche en même temps et le beau et la paix : d’une part le beau, en tant qu’il a en lui-même mode et espèce, ce qui est inclus dans la notion de bien ; mais le bien ajoute une relation de cause de perfection à l’égard d’autres choses. Donc quiconque recherche le bien, recherche par là même le beau. D’autre part, la paix implique le retrait des choses qui perturbent et empêchent d’obte­nir le bien ; or, par le fait même que l’on désire une chose, on désire aussi le retrait de ce qui l’empêche. C’est donc en même temps et d’un même appétit que l’on recherche le bien, le beau et la paix.

 

 

13° La délectation inclut dans sa notion la connaissance du bien qui délecte ; et pour cette raison, seul ce qui connaît la fin peut se délecter dans la fin possédée. Mais l’appétit n’implique pas qu’il y ait connaissance dans le sujet de l’appétit, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Néanmoins, prenant la délectation en un sens large et impropre, Denys dit au quatrième chapitre des Noms divins que le « beau et bien » est, pour toute chose, délectable et aimable.

 

Et videtur quod non.

 

Eodem enim modo ens se habet ad verum et bonum, cum convertatur cum utroque ; sicut etiam cognitio se habet ad verum, sic appetitus ad bonum. Non autem omne ens cognoscit verum. Ergo nec omne ens appetit bonum.

 

Praeterea, remoto priori, removetur posterius. Sed in animali cognitio appetitum praecedit ; cognitio autem nullo modo se extendit ad non animata, ut dicamus ea cognoscere naturaliter. Ergo nec appetitus ad eadem se extendet, ut dicamus ea naturaliter appetere bonum.

 

 

Praeterea, secundum Boetium in libro de Hebdomadibus [ed. Peiper, p. 170,54], unumquodque dicitur appetere aliquid in quantum est sibi simile. Si igitur res aliqua appetit bonum, oportet quod sit similis bono. Cum autem similia sint quorum est qualitas vel forma una, oportet formam boni esse in appetente bonum. Sed non potest esse quod sit ibi secundum esse naturae, quia iam ulterius bonum non appeteret ; quod enim habet quis, iam non appetit. Ergo oportet quod in appetente bonum forma boni praeexistat per modum intentionis. Sed in quocumque est aliquid per hunc modum, illud est cognoscens. Ergo appetitus boni non potest esse nisi in cognoscentibus ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, si omnia bonum appetunt oportet hoc intelligi de bono quod omnia possunt habere ; quia nihil appetit naturaliter vel rationaliter illud quod impossibile est ipsum habere. Sed bonum extendens se ad omnia entia, non est nisi esse. Ergo idem est dicere omnia bonum appetere, et omnia esse appetere. Sed non omnia appetunt esse ; immo, ut videtur, nulla ; quia omnia esse habent, et nihil appetit nisi quod non habet, ut patet per Augustinum in libro de Trinitate [IX, 12], et per philosophum in I Phys. [l. 15 (192 a 20)]. Ergo non omnia bonum appetunt.

 

Praeterea, unum et verum et bonum aequaliter cum ente convertuntur. Sed non omnia entia appetunt unum et verum. Ergo nec bonum.

 

Praeterea, secundum philosophum [cf. Ethic. VII, 3 (1146 b 31 sqq.) et 9 (1151 a 29)], quidam habentes rectam rationem, contra rationem operantur. Non autem operarentur, nisi appeterent vel vellent. Quod autem est contra rationem, est malum. Ergo quidam appetunt malum ; non igitur omnia appetunt bonum.

 

Praeterea, bonum quod omnia appetere dicuntur, ut Commentator dicit in princ. Ethicorum, est esse. Sed quidam non appetunt esse, sed magis non esse, ut damnati in Inferno, qui etiam mortem animae desiderant, ut penitus non essent. Igitur non omnia bonum appetunt.

 

Praeterea, sicut vires apprehensivae comparantur ad sua obiecta, ita etiam et appetitivae. Sed vis apprehensiva debet esse denudata a specie sui obiecti, ad hoc quod cognoscat, sicut pupilla a colore. Ergo et appetens bonum debet esse denudatum a specie boni. Sed omnia habent speciem boni. Ergo nihil appetit bonum.

 

Praeterea, operari aliquid propter finem convenit et creatori, et naturae, et agenti a proposito. Sed creator, et agens a proposito, creatura ut homo, operando propter finem, et desiderando vel diligendo bonum, habent cognitionem finis vel boni. Ergo et natura, quae est quasi media inter duo, utpote praesupponens opus creationis, et praesupposita in opere artis, si debeat appetere finem propter quem operatur, oportet quod ipsum cognoscat. Sed non cognoscit. Ergo etiam naturalia non appetunt bonum.

 

 

Praeterea, omne illud quod appetitur, quaeritur. Sed secundum Platonem nihil potest quaeri cuius cognitio non habetur : sicut si aliquis quaereret servum fugitivum, nisi eius notitiam haberet, cum inveniret, se invenisse nesciret. Ergo illa quae non habent cognitionem boni, non appetunt ipsum.

 

Praeterea, appetere finem est eius quod ordinatur in finem. Sed ultimus finis, qui est Deus, non ordinatur in finem. Ergo non appetit finem vel bonum ; et ita non omnia bonum appetunt.

 

 

Praeterea, natura determinata est ad unum. Si ergo res naturaliter appetunt bonum, non deberent aliquod bonum aliud naturaliter appetere. Sed naturaliter omnia appetunt pacem, ut patet per Augustinum, XIX de Civitate Dei [cap. 12], et per Dionysium, XII cap. de Divinis Nominibus [De div. nom., cap. 11, § 1] ; et iterum pulchrum omnia appetunt, ut etiam per Dionysium patet, IV cap. de Divinis Nominibus [§ 19]. Ergo non omnia appetunt bonum naturaliter.

 

Praeterea, sicut aliquis appetit finem quando non habet, ita delectatur in eo iam habito. Sed non dicimus res inanimatas delectari in bono. Ergo nec debet dici quod bonum appetant.

Sed contra. Est quod Dionysius dicit, cap. IV de Divinis Nominibus [§ 19] : existentia pulchrum et bonum desiderant ; et omnia quaecumque faciunt, propter hoc quod videtur eis bonum, faciunt ; et omnium existentium intentio principium habet et finem bonum.

 

Praeterea, philosophus dicit in I Ethicorum [cap. 1 (1094 a 2-3)], quod quidam bonum bene definierunt, dicentes, quod bonum est quod omnia appetunt.

 

Praeterea, omne quod agit, agit propter finem, ut patet per philosophum in II Metaphys. [l. 4 (994 b 13)]. Sed quod agit propter aliquid, appetit illud. Ergo omnia appetunt finem et bonum, quod habet rationem finis.

Praeterea, omnia appetunt suam perfectionem. Sed unumquodque ex hoc quod est perfectum, est bonum. Ergo omnia appetunt bonum.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod omnia bonum appetunt, non solum habentia cognitionem, sed etiam quae sunt cognitionis expertia. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod quidam antiqui philosophi posuerunt, effectus advenientes in natura, ex necessitate praecedentium causarum provenire ; non ita quod causae naturales essent hoc modo dispositae propter convenientiam talium effectuum : quod philosophus in II Physic. [l. 13 (198 b 34 sqq.)] ex hoc improbat quod secundum hoc, huiusmodi convenientiae et utilitates si non essent aliquo modo intentae, casu provenirent, et sic non acciderent in maiori parte, sed in minori, sicut et cetera quae casu accidere dicimus ; unde necesse est dicere, quod omnes res naturales sunt ordinatae et dispositae ad suos effectus convenientes.

Dupliciter autem contingit aliquid ordinari vel dirigi in aliquid sicut in finem : uno modo per seipsum, sicut homo qui seipsum dirigit ad locum quo tendit ; alio modo ab altero, sicut sagitta quae a sagittante ad determinatum locum dirigitur. A se quidem in finem dirigi non possunt nisi illa quae finem cognoscunt. Oportet enim dirigens habere notitiam eius in quod dirigit. Sed ab alio possunt dirigi in finem determinatum etiam quae finem non cognoscunt sicut patet de sagitta. Sed hoc dupliciter contingit. Quandoque enim id quod dirigitur in finem, solummodo impellitur et movetur a dirigente, sine hoc quod aliquam formam a dirigente consequatur per quam ei competat talis directio vel inclinatio ; et talis inclinatio est violenta, sicut sagitta inclinatur a sagittante ad signum determinatum. Aliquando autem id quod dirigitur vel inclinatur in finem, consequitur a dirigente vel movente aliquam formam per quam sibi talis inclinatio competat : unde et talis inclinatio erit naturalis, quasi habens principium naturale ; sicut ille qui dedit lapidi gravitatem, inclinavit ipsum ad hoc quod deorsum naturaliter ferretur ; per quem modum generans est motor in gravibus et levibus, secundum philosophum in libro VIII Physic. [l. 8 (256 a 1)]. Et per hunc modum omnes res naturales, in ea quae eis conveniunt, sunt inclinata, habentia in seipsis aliquod inclinationis principium, ratione cuius eorum inclinatio naturalis est, ita ut quodammodo ipsa vadant, et non solum ducantur in fines debitos. Violenta enim tantummodo ducuntur, quia nil conferunt moventi ; sed naturalia etiam vadunt in finem, in quantum cooperantur inclinanti et dirigenti per principium eis inditum.

 

 

Quod autem dirigitur vel inclinatur in aliquid ab aliquo, in id inclinatur quod est intentum ab eo qui inclinat vel dirigit ; sicut in idem signum sagitta dirigitur quo sagittator intendit. Unde, cum omnia naturalia naturali quadam inclinatione sint inclinata in fines suos a primo motore, qui est Deus, oportet quod id in quod unumquodque naturaliter inclinatur, sit id quod est volitum vel intentum a Deo. Deus autem, cum non habeat alium suae voluntatis finem nisi seipsum, et ipse sit ipsa essentia bonitatis : oportet quod omnia alia naturaliter sint inclinata in bonum. Appetere autem nihil aliud est quam aliquid petere quasi tendere in aliquid ad ipsum ordinatum. Unde, cum omnia sint ordinata et directa a Deo in bonum, et hoc modo quod unicuique insit principium per quod ipsummet tendit in bonum, quasi petens ipsum bonum ; oportet dicere, quod omnia naturaliter bonum appetant. Si enim essent omnia inclinata in bonum sine hoc quod haberent in se aliquod inclinationis principium, possent dici ducta in bonum : sed non appetentia bonum ; sed ratione inditi principii dicuntur omnia appetere bonum, quasi sponte tendentia in bonum : propter quod etiam dicitur Sapient., VII [VIII], vers. 1, quod divina sapientia disponit omnia suaviter, quia unumquodque ex suo motu tendit in id in quod est divinitus ordinatum.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod verum et bonum quodammodo similiter se habent ad ens, et quodammodo dissimiliter : quia secundum conversionem praedicationis similiter ; sicut enim unumquodque ens est bonum, ita et verum : sed secundum ordinem causae perficientis, dissimiliter : non enim verum habet ordinem causae perficientis ad omnia entia, sicut bonum : quia scilicet perfectio veri attenditur secundum rationem speciei solum ; unde immaterialia sola possunt perfici vero, quia ipsa tantum recipere possunt rationem speciei sine esse materiali ; bonum vero cum sit perfectivum secundum rationem speciei et esse simul, potest perficere tam materialia quam immaterialia. Et ideo omnia possunt appetere bonum, sed non omnia cognoscere verum.

 

 

 

Ad secundum dicendum, quod quidam dicunt, quod sicut omnibus appetitus naturalis inest, ita et cognitio naturalis. Sed hoc non potest esse verum : quia, cum cognitio sit per assimilationem, similitudo in esse naturae, non facit cognitionem, sed magis impedit ; ratione cuius oportet organa sensuum a speciebus sensibilium esse denudata, ut possint eas recipere secundum esse spirituale, quod cognitionem causat. Unde illa quae nullo modo possunt aliquid recipere nisi secundum esse materiale, nullo modo possunt cognoscere ; tamen possunt appetere, in quantum ordinantur ad aliquam rem in esse naturae existentem. Appetitus enim non respicit de necessitate esse spirituale, sicut cognitio. Unde potest esse appetitus naturalis, sed non cognitio. Nec tamen hoc prohibetur per hoc quod appetitus in animalibus cognitionem sequitur : quia etiam in rebus naturalibus sequitur apprehensionem vel cognitionem : non tamen ipsorum appetentium, sed illius qui ea in finem ordinat.

 

 

 

Ad tertium dicendum, quod omne quod appetit aliquid, appetit illud in quantum habet aliquam similitudinem cum ipso. Nec illa similitudo sufficit quae est secundum esse spirituale ; alias oporteret ut animal appeteret quidquid cognoscit ; sed oportet quod sit similitudo secundum esse naturae. Sed haec similitudo attenditur dupliciter. Uno modo secundum quod forma unius secundum actum perfectum est in alio ; et tunc ex hoc quod aliquid sic assimilatur fini, non tendit in finem, sed quiescit in fine. Alio modo ex hoc quod forma unius est in alio incomplete, id est in potentia ; et sic, secundum quod aliquid habet in se formam finis et boni in potentia, tendit in bonum vel in finem, et appetit ipsum. Et secundum hunc modum materia dicitur appetere formam, in quantum est in ea forma in potentia. Et ideo etiam quanto ista potentia magis est perfecta et propinquior actui, tanto causat vehementiorem inclinationem ; ex quo contingit ut omnis motus naturalis in finem intendatur, quando id quod tendit in finem, iam est fini similius.

 

Ad quartum dicendum, quod cum dicitur : omnia bonum appetunt, non oportet bonum determinari ad hoc vel illud : sed in communitate accipi, quia unumquodque appetit bonum naturaliter sibi conveniens. Si tamen ad aliquod unum bonum determinetur, hoc unum erit esse. Nec hoc prohibetur per hoc quod omnia esse habent quia quae esse habent appetunt eius continuationem ; et quod habet esse in actu uno modo, habet esse in potentia alio modo ; sicut aer est actu aer, et potentia ignis ; et sic quod habet esse actu, appetit esse actu.

 

Ad quintum dicendum, quod unum et verum non habent rationem finis, sicut et bonum ; et ideo nec etiam rationem appetibilis dicunt.

 

Ad sextum dicendum, quod illi etiam qui operantur contra rationem, appetunt bonum per se ; ut puta qui fornicatur, attendit ad id quod est bonum et delectabile secundum sensum ; sed quod sit malum secundum rationem, est praeter intentionem eius. Unde bonum est desideratum per se, malum vero per accidens.

 

Ad septimum dicendum, quod sicut aliquid se habet ad hoc quod sit bonum, ita ad hoc quod sit appetibile. Dictum est autem supra [qu. 21, art. 5] quod secundum esse substantiale non dicitur aliquid bonum simpliciter et absolute, nisi superaddantur aliae perfectiones debitae : et ideo ipsum esse substantiale non est absolute appetibile nisi debitis perfectionibus adiunctis. Unde philosophus dicit in IX Ethicor. [cap. 9 (1170 a 22)] : omnibus delectabile est esse. Non oportet autem accipere malam vitam et corruptam neque in tristitiis : haec enim est mala simpliciter, et simpliciter fugienda, quamvis sit appetibilis secundum quid. Eiusdem autem rationis est in appetendo et fugiendo, aliquid esse bonum et corruptivum mali, vel esse malum et corruptivum boni. Nam ipsum carere malo dicimus bonum, secundum philosophum in V Ethic. [l. 1 (1129 b 8)]. Non esse igitur accipit rationem boni, in quantum tollit esse in tristitiis vel in malitia, quod est malum simpliciter, licet sit bonum secundum quid. Et per hunc modum non esse potest desiderari sub ratione boni.

Ad octavum dicendum, quod in apprehensivis potentiis non semper hoc est verum quod potentia denudetur totaliter a specie sui obiecti. Hoc enim fallit in illis potentiis quae habent obiectum universale, sicut intellectus cuius obiectum est quid, cum tamen habeat quidditatem ; oportet tamen quod sit denudatus a formis illis quas recipit. Fallit etiam in tactu, propter hoc quod, etsi habeat specialia obiecta, sunt tamen de necessitate animalis. Unde organum eius non potest esse omnino absque calido et frigido : est tamen quodammodo praeter calidum et frigidum, in quantum est medie complexionatum, medium autem neutrum extremorum est. Appetitus autem habet obiectum commune, scilicet bonum. Unde non est denudatum totaliter a bono, sed ab illo bono quod appetit ; habet tamen illud in potentia, et secundum hoc similatur illi ; sicut et potentia apprehensiva est in potentia ad speciem sui obiecti.

 

Ad nonum dicendum, quod, sicut ex dictis patet, in omni dirigente in finem requiritur cognitio finis. Natura autem non dirigit in finem, sed dirigitur. Deus autem, et agens a proposito quodlibet etiam dirigunt in finem ; et ideo oportet quod habeant finis cognitionem, non autem res naturalis.

 

Ad decimum dicendum, quod ratio illa recte procedit de eo quod appetit finem, quasi seipsum in finem dirigens, quia in eo requiritur quod sciat cum ad finem perventum fuerit ; non autem oportet in eo quod tantum in finem dirigitur.

Ad undecimum dicendum, quod per quam naturam aliquid tendit in finem quem nondum habet et delectatur in fine cum habet iam ; sicut per eamdem naturam terra movetur deorsum et quiescit ibi. Fini ergo ultimo non competit tendere in finem, sed seipso fine frui. Et hoc licet proprie appetitus dici non possit, est tamen quiddam ad genus appetitus pertinens, a quo omnis appetitus derivatur. Ex hoc enim quod Deus seipso fruitur, alia in se dirigit.

 

 

Ad duodecimum dicendum, quod appetitum terminari ad bonum et pacem et pulchrum, non est eum terminari in diversa. Ex hoc enim ipso quod aliquid appetit bonum, appetit simul et pulchrum et pacem : pulchrum quidem, in quantum est in seipso modificatum et specificatum, quod in ratione boni includitur ;

sed bonum addit ordinem perfectivi ad alia. Unde quicumque appetit bonum, appetit hoc ipso pulchrum. Pax autem importat remotionem perturbantium et impedientium adeptionem boni. Ex hoc autem ipso quod aliquid desideratur, desideratur etiam remotio impedimentorum ipsius. Unde simul et eodem appetitu appetitur bonum, pulchrum et pax.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod delectatio in ratione sui includit cognitionem boni quod delectat : et propter hoc non possunt delectari in fine habito nisi ea quae cognoscunt finem. Sed appetitus cognitionem non importat in appetente, ut ex dictis patet. Tamen large et improprie accipiendo delectationem, Dionysius dicit in IV cap. de Divinis Nominibus [§ 10], quod pulchrum et bonum est omnibus delectabile et amabile.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 2 - TOUTE CHOSE RECHERCHE-T-ELLE DIEU MÊME ?

(Secundo quaeritur utrum omnia appetant ipsum Deum.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La réalité est ordonnée à Dieu en tant qu’il est connaissable et objet d’appétit. Or les choses qui sont ordonnées à lui en tant qu’il est connaissable ne le connaissent pas toutes, car les connaissants ne connaissent pas tous Dieu. Donc celles qui sont ordonnées à lui comme à un objet d’appétit ne le recherchent pas toutes non plus.

 

2° Le bien qui est désiré par toute chose, suivant le Philosophe au premier livre de l’Éthique, est l’être, comme le veut le Commentateur au même endroit. Or Dieu n’est pas l’être de toute chose. Il n’est donc pas ce bien qui est désiré par toute chose.

 

 

3° Nul ne recherche ce qu’il fuit. Or certains fuient Dieu, puisqu’ils le haïssent, comme on le lit au psaume 73, v. 23 : « L’orgueil de ceux qui vous haïssent monte toujours » ; et il est dit en Job 21, 14 : « Ils disaient à Dieu : “Retire-toi de nous.” » Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu.

 

 

4° Nul ne recherche ce qu’il possède.

Or certains, comme les bienheureux, qui

jouissent de Dieu, le possèdent lui-même. Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu.

 

5° L’appétit naturel ne porte que sur ce qui peut être possédé. Or seule la créature raisonnable peut posséder Dieu, puisque seule elle est à l’image de Dieu, et que « ce qui fait qu’elle est image, c’est qu’elle est capable de Dieu », comme dit saint Augustin au livre sur la Trinité. Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu naturellement.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « Tout ce qui peut aimer, aime Dieu. » Or toute chose peut aimer, car toute chose recherche le bien. Toute chose recherche donc Dieu.

 

 

2) Chaque chose recherche naturellement sa fin, pour laquelle elle existe. Or toute chose est ordonnée à Dieu comme à une fin ; Prov. 16, 4 : « Le Seigneur a tout fait pour lui-même. » Toute chose recherche donc Dieu naturellement.

 

Réponse :

 

Toute chose recherche naturellement Dieu implicitement, et non explicitement. Et pour le voir clairement, il faut savoir que la cause secondaire ne peut influer sur son effet que dans la mesure où elle reçoit la vertu de la cause première. Or, de même qu’influer, pour la cause efficiente, c’est agir, de même influer, pour la cause finale, c’est être recherché et désiré. Voilà pourquoi, de même que l’agent secondaire n’agit que par la vertu en lui de l’agent premier, de même la fin secondaire n’est recherchée que grâce à la vertu en elle de la fin prin­cipale : c’est-à-dire en tant qu’elle est

ordonnée à celle-ci, ou qu’elle en porte la ressemblance. Et c’est pourquoi, de même que Dieu, parce qu’il est le premier efficient, agit en tout agent, de même, parce qu’il est la fin ultime, il est recherché en toute fin. Mais cela, c’est rechercher Dieu lui-même implicitement.

 

En effet, la vertu de la cause première est dans la cause seconde, comme aussi les principes sont dans les conclusions ; or, réduire analytiquement les conclusions à des principes, ou ramener les causes secondes aux causes premières, cela n’appar­tient qu’à la puissance rationnelle. Par conséquent, seule la nature raisonnable peut amener à Dieu lui-même les fins secondaires par une certaine voie d’analyse, de telle sorte qu’elle recherche Dieu lui-même explicitement. Et de même que, dans les sciences démonstratives, la conclusion n’est sue correctement qu’au moyen de la réduction analytique à des principes premiers, de même l’appétit de la créature rationnelle n’est droit que par l’appétit explicite de Dieu même, en acte ou en habitus.

 

Réponse aux objections :

 

1° En n’importe quel objet connu, tous les connaissants connaissent aussi Dieu implicitement. En effet, de même qu’une chose n’est objet d’appétit que par la ressemblance de la bonté première, de même une chose n’est connaissable que par la ressemblance de la vérité première.

 

 

2° L’être créé est lui-même une ressemblance de la bonté divine ; par conséquent, dans la mesure où des choses désirent l’être, elles désirent la ressemblance de Dieu et implicitement Dieu.

 

 

3° Dieu peut être considéré de deux façons ; soit en lui-même, soit dans ses effets. En lui-même, puisqu’il est l’essence même de la bonté, il ne peut pas ne pas être aimé ; il est donc aimé par tous ceux qui le voient dans son essence, et là, plus on le connaît, plus on l’aime. Mais dans certains de ses effets, en tant qu’ils sont contraires à la volonté, comme le sont les peines infligées, ou les préceptes qui semblent pesants, Dieu lui-même est fui, et pris en haine en quelque sorte. Et cependant, il est nécessaire que ceux qui le haïssent quant à certains effets l’aiment en d’autres effets ; comme les démons eux-mêmes, suivant Denys au quatrième chapitre des Noms divins, recherchent naturellement l’être et la vie, et en cela ils recherchent et aiment Dieu lui-même.

 

 

 

4° Les bienheureux qui jouissent déjà de Dieu recherchent la continuation de la fruition ; et de plus, la fruition elle-même est comme un certain habitus déjà perfectionné par l’objet de son appétit, quoique le nom d’appétit implique une imperfection.

 

 

5° La créature raisonnable est seule capable de Dieu, car elle seule peut le connaître et l’aimer explicitement ; mais les autres créatures ont part à la ressemblance divine, et ainsi, elles recherchent Dieu même.

 

Et videtur quod non.

 

Res enim ordinatur in Deum ut est cognoscibilis et appetibilis. Sed non omnia quae ordinantur in ipsum ut est cognoscibilis, cognoscunt ipsum ; non enim omnia cognoscentia cognoscunt Deum. Ergo nec omnia quae ordinantur in ipsum ut in appetibile, appetunt ipsum.

 

Praeterea, bonum quod ab omnibus est desideratum, secundum philosophum in I Ethicorum [l. 1 (1094 a 3)], est esse, ut ibidem vult Commentator. Sed Deus non est esse omnium. Ergo Deus non est illud bonum quod ab omnibus est desideratum.

 

Praeterea, nullus appetit id quod refugit. Sed quidam refugiunt Deum, cum odiant ipsum, ut habetur in Psalm. LXXIII, 23 : superbia eorum qui te oderunt, ascendit semper ; et Iob, XXI, 14, dicitur : dixerunt Deo : recede a nobis. Ergo non omnia appetunt Deum.

 

Praeterea, nullus appetit id quod habet. Sed quidam, sicut beati, qui eo fruuntur, habent ipsum Deum. Ergo non omnia Deum appetunt.

 

 

Praeterea, naturalis appetitus non est nisi eius quod potest haberi. Sed sola rationalis creatura potest habere Deum, cum sola sit ad imaginem Dei, et eo ipso imago Dei sit quo capax eius est, ut Augustinus dicit in libro de Trinit. [XIV, 8]. Ergo non omnia naturaliter appetunt Deum.

 

 

 

Sed contra. Est quod Augustinus dicit in libro Solil. [I, 1] : Deum diligit quidquid diligere potest. Sed omnia possunt diligere, quia omnia appetunt bonum. Ergo omnia appetunt Deum.

 

Praeterea, unumquodque appetit naturaliter finem suum propter quem est. Sed omnia sunt ordinata in Deum sicut in finem ; Proverb. XVI, 4 : universa propter semetipsum operatus est Dominus. Ergo omnia naturaliter appetunt Deum.

 

 

Responsio. Dicendum, quod omnia naturaliter appetunt Deum implicite, non autem explicite. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod secundaria causa non potest influere in suum effectum nisi in quantum recipit virtutem primae causae. Sicut autem influere causae efficientis est agere, ita influere causae finalis est appeti et desiderari. Et ideo, sicut secundarium agens non agit nisi

per virtutem primi agentis in eo existentem, ita secundarius finis

non appetitur nisi per virtutem finis

principalis in eo existentem : prout scilicet est ordinatum in illud, vel ha­bet similitudinem eius. Et ideo, sicut Deus, propter hoc quod est primum efficiens, agit in omni agente, ita propter hoc quod est ultimus finis, appetitur in omni fine. Sed hoc est appetere ipsum Deum implicite.

Sic enim virtus primae causae est in secunda, ut etiam principia in conclusionibus ; resolvere autem conclusiones in principia, vel secundas causas in primas, est tantum modo virtutis rationalis. Unde solum rationalis natura potest secundarios fines in ipsum Deum per quamdam viam resolutionis deducere, ut sic ipsum Deum explicite appetat. Et sicut in demonstrativis scientiis non recte scitur conclusio nisi per resolutionem in prima principia, ita appetitus creaturae rationalis non est rectus nisi per appetitum explicitum ipsius Dei, actu vel habitu.Ad primum igitur dicendum, quod etiam omnia cognoscentia cognoscunt implicite Deum in quolibet cognito. Sicut enim nihil habet rationem appetibilis nisi per similitudinem primae bonitatis, ita nihil est cognoscibile nisi per similitudinem primae veritatis.

 

Ad secundum dicendum, quod ipsum esse creatum est similitudo divinae bonitatis ; unde in quantum aliqua desiderant esse, desiderant Dei similitudinem et Deum implicite.

 

 

Ad tertium dicendum, quod Deus dupliciter potest considerari : vel in se, vel in effectibus suis. In se quidem, cum sit ipsa essentia bonitatis, non potest non diligi ; unde ab omnibus videntibus eum per essentiam diligitur, et ibi quantum quisque cognoscit, tantum diligit. Sed in aliquibus effectibus suis in quantum sunt contrarii voluntati, sicut sunt poenae illatae, vel praecepta quae gravia videntur, ipse Deus refugitur, et quodammodo odio habetur. Et tamen oportet quod illi qui eum quantum ad aliquos effectus odiunt, in aliis effectibus eum diligunt ; sicut ipsi daemones, secundum Dionysium in IV cap. de Divinis Nominibus [§ 23], appetunt esse et vivere naturaliter, et in hoc ipsum Deum appetunt et diligunt.

 

Ad quartum dicendum, quod beati qui iam fruuntur Deo, appetunt fruitionis continuitatem ; et iterum ipsa fruitio est sicut iam quidam habitus perfectus suo appetibili, quamvis nomen appetitus imperfectionem importet.

 

Ad quintum dicendum, quod sola creatura rationalis est capax Dei, quia ipsa sola potest ipsum cognoscere et amare explicite ; sed aliae creaturae participant divinam similitudinem, et sic ipsum Deum appetunt.

 

 

 

 

Article 3 - L’APPÉTIT EST-IL UNE CERTAINE PUISSANCE SPÉCIALE DE L’ÂME ?

(Tertio quaeritur utrum appetitus sit quaedam specialis potentia animae.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Les puissances de l’âme ne sont ordonnées qu’aux œuvres de la vie. Or on appelle « œuvres de la vie » celles par lesquelles les réalités animées se distinguent des inanimées ; mais les animées ne se distinguent pas des inanimées par l’appétit, car les inanimées aussi recherchent le bien. L’appétit n’est donc pas une puissance spéciale de l’âme.

 

2° L’appétit ne semble pas être autre chose qu’une certaine direction vers la fin. Or l’appétit naturel suffit à diriger une chose vers la fin. Il n’est donc pas nécessaire d’ajouter un appétit animal qui soit une puissance spéciale de l’âme.

 

 

3° Les opérations et les puissances diffèrent par les termes. Or le terme de l’appétit naturel est le même que celui de l’appétit animal : c’est le bien. La puissance ou l’opé­ration est donc la même. Or l’appétit naturel n’est pas une puissance de l’âme. Donc l’appétit animal non plus.

 

4° L’appétit porte sur une réalité que l’on ne possède pas, suivant saint Augustin. Or, chez les animaux, le bien est déjà possédé par la connaissance. Donc, chez les animaux, la connaissance du bien n’est pas suivie par un appétit qui requerrait une puissance spéciale.

 

5° Une puissance spéciale est ordonnée à un acte spécial, et non à un acte commun à toutes les puissances de l’âme. Or rechercher le bien est commun à toutes les puissances de l’âme ; ce qui se voit clairement en ceci que n’importe quelle puissance recherche son objet, et se délecte en lui. L’appétit n’est donc pas une puissance spéciale de l’âme.

 

 

6° Si la puissance appétitive recherche le bien, alors, ou elle recherche le bien communément, ou elle recherche le bien pour soi. Si elle recherche le bien communément, alors, puisque toute autre puissance recherche quelque bien particulier, la puissance appétitive ne sera pas une puissance spéciale, mais universelle. Et si elle recherche le bien pour soi, alors, puisque n’im­porte quelle autre puissance recherche aussi le bien pour soi, n’importe quelle autre puissance pourra, pour la même raison, être appelée appétit. Il n’y aura donc pas une puissance qui doive spécialement être appelée appétit.

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe a conçu l’appétitive comme une puissance spéciale de l’âme, au troisième livre sur l’Âme.

 

Réponse :

 

L’appétit est une puissance spéciale de l’âme. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, puisque les puissances de l’âme sont ordonnées aux œuvres qui sont propres aux réalités animées, une opération a le privilège qu’une puissance spéciale de l’âme lui soit assignée pour autant qu’elle-même est une opération propre de la réalité animée. Or il se trouve quelque opération qui, d’une certaine façon, est commune aux réalités animées et aux inanimées, mais qui, d’une autre façon, est propre aux animées : par exemple, se mouvoir et s’engen­drer.

 

En effet, les réalités simplement spirituelles ont une nature pour mouvoir, mais non pour être mues. Les corps, eux, sont mus ; et bien que l’un puisse mouvoir l’autre, cependant, aucun d’eux ne peut se mouvoir lui-même ; car les réalités qui se meuvent elles-mêmes, comme cela est prouvé au huitième livre de la Physique, sont divisées en deux parties, dont l’une est motrice et l’autre mue. Or cela ne peut assurément pas exister dans les réalités purement corporelles ; car leurs formes ne peuvent être motrices, quoiqu’elles puissent être principe de mouvement, étant ce par quoi une chose est mue ; par exemple dans le mouvement de la terre, la pesanteur est un principe par lequel la terre est mue, elle n’est cependant pas un moteur. Et il en est ainsi d’une part à cause de la simplicité des corps inanimés, qui n’ont pas dans leurs parties une diversité telle qu’une partie puisse être motrice et l’autre mue ; d’autre part aussi à cause de la qualité inférieure et de la matérialité des formes ; lesquelles, en effet, étant très éloignées des formes séparées, dont le propre est de mouvoir, n’ont pas la possibilité de mouvoir, mais seulement d’être principes de mouvement.

 

Les réalités animées, en revanche, sont composées de nature spirituelle et de nature corporelle ; il peut donc y avoir en elles une partie motrice et l’autre mue, tant suivant le mouvement local que suivant d’autres mouvements. Se mouvoir devient ainsi une action propre aux réalités animées elles-mêmes, dans la mesure où d’elles-mêmes elles se meuvent en des espèces déterminées de mouvement ; voilà pourquoi l’on trouve dans les animaux des puissances spéciales ordonnées : par exemple, chez les animaux, pour le mouvement local, la puissance motrice ; communément chez les plantes et les animaux, la puissance augmentative pour le mouvement d’accroissement, la nutritive pour le mouvement d’altération, la générative pour le mouvement de génération.

 

Semblablement l’appétit, qui, en un sens, est commun à tous, devient en quelque sorte spécial aux réalités animées, c’est-à-dire aux animaux, parce qu’il y a en eux à la fois l’appétit et le moteur de l’appétit. En effet, le bien appréhendé est lui-même le moteur de l’appétit, suivant le Philosophe au troisième livre sur l’Âme. Par conséquent, de même que les animaux ont, en comparaison des autres choses, le privilège d’être mus par eux-mêmes, de même ils recherchent par eux-mêmes. Et pour cette raison, de même que la puissance motrice est une puissance spéciale dans l’âme, ainsi en est-il de la puissance appétitive.

 

Réponse aux objections :

 

1° La solution ressort de ce qui a déjà été dit.

 

2° Parce que les animaux sont de nature à participer la bonté divine plus excellemment que les autres réalités inférieures, de là vient qu’ils ont besoin de nombreuses opérations et secours pour leur perfection ; par exemple, celui qui peut obtenir la santé parfaite par de multiples exercices, est plus proche de la santé que celui qui ne peut jouir que d’une faible santé, et par là même n’a besoin que d’un faible exercice, suivant l’exemple du Philosophe au deuxième livre sur le Ciel et le Monde. Aussi, puisque l’appétit naturel est déterminé à une seule chose et qu’il ne peut être multiforme en sorte qu’il s’étende à autant de choses

diverses que les animaux en ont besoin, il était nécessaire que fût ajouté aux animaux un appétit animal qui s’ensuivît de l’appré­hension, afin qu’ayant appréhendé une multitude de choses, l’animal se portât vers différents biens.

 

 

 

3° Quoique le bien soit recherché tant par l’appétit naturel que par l’appétit animal, cependant l’appétit naturel ne fait pas rechercher le bien par soi-même, comme le fait l’appétit animal ; par conséquent, pour rechercher le bien par appétit animal, une puissance est exigée, qui n’est pas exigée pour rechercher par appétit naturel. Et pour cette raison, le bien vers lequel tend l’appétit naturel est déterminé et uniforme ; mais il en va autrement du bien qui est recherché par appétit animal. Et un constat semblable peut être établi pour la puissance motrice.

 

 

4° Le sujet qui recherche le bien ne cherche pas à avoir le bien dans l’être intentionnel, comme le connaissant le possède, mais dans l’être naturel ; voilà pourquoi, que l’animal possède le bien en tant qu’il le connaît, n’exclut pas qu’il puisse le rechercher.

 

 

5° Chaque puissance recherche son objet par un appétit naturel ; mais l’appétit animal relève d’une puissance spéciale. Et parce que l’appétit naturel est déterminé à une seule chose, au lieu que l’appétit animal suit l’appréhension, de là vient que chaque puissance recherche un bien déter­miné, au lieu que la puissance appéti­tive recherche n’importe quel bien appré­hendé. Cependant, il ne s’ensuit pas qu’elle soit une puissance générale, car elle recherche le bien commun d’une façon spéciale.

 

 

 

6° On voit dès lors clairement la solution du dernier argument.

 

Et videtur quod non.

 

Potentiae enim animae non ordinantur nisi ad opera vitae. Sed opera vitae dicuntur quibus animata ab inanimatis distinguuntur ; sed secundum appetere non distinguuntur animata ab inanimatis, quia etiam inanimata bonum appetunt. Ergo appetitus non est specialis potentia animae.

 

Praeterea, appetitus nihil aliud esse videtur quam quaedam directio in finem. Sed appetitus naturalis sufficit ad hoc quod aliquid per ipsum dirigatur in finem. Ergo non oportet superaddi appetitum animalem, qui sit specialis potentia animae.

 

Praeterea, operationes et potentiae differunt penes terminos. Sed idem est terminus appetitus naturalis et animalis, scilicet bonum. Ergo eadem est potentia vel operatio. Sed appetitus naturalis non est potentia animae. Ergo nec animalis.

 

Praeterea, appetitus est rei non habitae, secundum Augustinum [De Trin. IX, 12]. Sed in animalibus iam per cognitionem bonum habetur. Ergo cognitionem boni non sequitur in animalibus aliquis appetitus qui specialem requirat potentiam.

 

Praeterea, specialis potentia ordinatur ad specialem actum, non autem ad actum communem omnibus animae potentiis. Sed appetere bonum est commune omnibus potentiis animae ; quod patet ex hoc quod quaelibet potentia appetit suum obiectum, et delectatur in ipso. Ergo appetitus non est specialis potentia animae.

 

Praeterea, si potentia appetitiva appetit bonum : aut appetit bonum communiter, aut bonum sibi. Si autem appetat bonum communiter ; cum omnis potentia alia appetat aliquod bonum particulare, appetitiva potentia non erit specialis potentia, sed universalis. Si autem appetat bonum sibi ; cum etiam quaelibet alia potentia sibi bonum appetat, pari ratione quaelibet alia potentia dici poterit appetitus. Ergo non erit aliqua potentia quae specialiter debeat dici appetitus.

Sed contra. Est quod philosophus appetitivum posuit specialem potentiam animae in libro III de Anima [l. 15 (433 a 31)].

 

 

Responsio. Dicendum, quod appetitus est specialis potentia animae. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod cum potentiae animae ordinentur ad opera quae sunt animatorum propria ; secundum hoc aliqua operatio habet quod ad eam specialis potentia animae deputetur, quod ipsa est pro­pria operatio animati. Invenitur autem aliqua operatio quae secundum unum modum est communis et animatis et non animatis : sed secundum alium modum est animatorum propria ; sicut moveri et generari.

 

Res enim spirituales absolute habent naturam ut moveant, sed non ut moveantur. Corpora autem moventur quidem ; et quamvis unum possit alterum movere, non tamen aliquod eorum potest movere seipsum ; quia illa quae movent seipsa, ut probatur in VIII Physic. [l. 10 (257 a 33 sqq.)], dividuntur in duas partes, quarum una est movens, et alia mota. Quod quidem in rebus pure corporalibus esse non potest ; quia formae earum non possunt esse moventes, quamvis possint esse motus principium, ut quo aliquid movetur ; sicut in motu terrae gravitas est principium quo movetur, non tamen est motor. Et hoc contingit tum propter simplicitatem corporum inanimatorum, quae non habent tantam diversitatem in partibus ut una pars possit esse movens et alia mota ; tum etiam propter ignobilitatem et materialitatem formarum. Quae quia longe distant a formis separatis, quarum est movere, non retinent ut movere possint, sed solum ut sint motus principia.

 

 

Res vero animatae sunt compositae ex natura spirituali et corporali ; unde potest esse in eis una pars movens et alia mota, tam secundum motum localem, quam secundum alios motus. Et ideo, in quantum moveri efficitur hoc modo propria actio ipsorum animatorum, ut ipsa seipsa moveant ad determinatas species motus : inveniuntur in animalibus speciales potentiae ordinatae ; sicut ad motum localem in animalibus vis motiva, in plantis vero et in animalibus communiter vis augmentativa ad motum augmenti, nutritiva ad motum alterationis, generativa ad motum generationis.

 

 

 

Similiter etiam appetere, quod quodammodo commune est omnibus, fit quodammodo speciale animatis, scilicet animalibus, in quantum in eis invenitur et appetitus, et movens appetitum. Ipsum enim bonum apprehensum est movens appetitum, secundum philosophum in libro III de Anima [l. 15 (433 b 11)]. Unde, sicut animalia moventur ex se prae aliis, ita et appetunt ex se. Et propter hoc, sicut vis motiva est specialis potentia in anima, ita et vis appetitiva.

Ad primum igitur patet solutio per iam dictis.

 

Ad secundum dicendum, quod quia animalia nata sunt participare divinam bonitatem eminentius ceteris inferioribus rebus, inde est quod indigent multis operationibus et auxiliis ad suam perfectionem ; sicut qui potest consequi perfectam sanitatem multis exercitiis, est propinquior sanitati quam ille qui non potest percipere nisi modicam sanitatem, et ob hoc non indiget nisi modi­co exercitio, secundum exemplum philosophi in II Caeli et Mundi [De caelo II, 18 (292 a 22)]. Et ideo, cum appetitus naturalis sit determinatus ad unum, nec possit esse multiformis, ut in tot diversa se extendat quot animalia indigent ; necessarium fuit ut animalibus superadderetur appetitus animalis consequens apprehensionem, ut ex multi­tudine apprehensorum, animal in diversa ferretur.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis bonum appetatur tam per appetitum naturalem quam per appetitum animalem, tamen per naturalem appetitum non appetit aliquid bonum ex seipso, sicut per animalem ; et ideo ad appetendum bonum appetitu animali exigitur potentia, quae non exigitur ad appetendum per appetitum naturalem. Et propterea bonum in quod tendit appetitus naturalis, est determinatum et uniforme ; non autem est ita de bono quod appetitur per appetitum animalem. Et potest simile induci de virtute motiva.

 

Ad quartum dicendum, quod appetens bonum non quaerit habere bonum secundum esse intentionale, qualiter habetur a cognoscente, sed secundum esse naturale ; et ideo per hoc quod animal habet bonum ut cognoscens ipsum, non excluditur quin possit eum appetere.

 

Ad quintum dicendum, quod unaquaeque potentia appetit suum obiectum appetitu naturali ; sed appetitus animalis ad specialem potentiam pertinet. Et quia appetitus naturalis est determinatus ad unum, animalis autem sequitur apprehensionem ; inde est quod singulae potentiae appetunt bonum determinatum, sed vis appetitiva appetit quodcumque bonum apprehensum. Nec tamen sequitur quod sit generalis potentia, quia bonum commune appetit speciali modo.

 

Unde patet solutio ad ultimum.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 4 - DANS LES ÊTRES RAISONNABLES, LA VOLONTÉ EST-ELLE UNE AUTRE PUISSANCE S’AJOUTANT À L’APPÉTITIVE DE LA PARTIE SENSITIVE ?

(Quarto quaeritur utrum voluntas in rationabilibus sit alia potentia

praeter appetitivam sensitivae partis.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La différence accidentelle des objets ne diversifie pas les puissances. Or les objets de la volonté et de l’appétit ne diffèrent que par des différences accidentelles au bien, qui est par soi l’objet de l’appétit. En effet, ils ne semblent différer qu’en ceci, que la volonté porte sur le bien appréhendé par l’intelligence au lieu que l’appétit sensitif porte sur le bien appréhendé par le sens, choses qui sont accidentelles au bien en tant que tel. La volonté n’est donc pas une puissance autre que l’appétit.

 

 

2° Les puissances appétitives sensitive et intellective diffèrent par le particulier et l’universel, car le sens appréhende les particuliers, mais l’intelligence, les univer­sels. Or cela ne permet pas de distinguer l’appétit de la partie sensitive de celui de la partie intellective, car tout appétit porte sur le bien existant dans la réalité, et qui n’est pas universel, mais singulier. On ne doit donc pas dire que l’appétit rationnel, qui est la volonté, est une puissance autre que l’appétit sensitif, à la façon dont l’intelli­gence est une puissance autre que le sens.

 

 

3° De même que la puissance appétitive suit l’appréhension, ainsi la puis­sance motrice suit l’appétitive. Or la motrice n’est pas une puissance différente pour les êtres raisonnables et pour les êtres sans raison. Donc l’appétitive non plus ; et nous retrou­vons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

4° Au premier livre sur l’Âme, le Philosophe distingue cinq genres de puissances et opé­rations de l’âme : le premier inclut la géné­ration, la nutrition et l’accroissement ; le deuxième, le sens ; le troisième, l’appétit ; le quatrième, le mouvement selon le lieu ; le cinquième, l’intelligence. Or ici, l’intelli-gence est distinguée du sens, mais l’appétit intellectif n’est pas distingué de l’appétit sensitif. Il semble donc que la puissance appétitive supérieure ne soit pas distincte de l’inférieure comme la puissance appré­hensive supérieure l’est de l’appré­hensive inférieure.

 

En sens contraire :

 

1) Le Philosophe, au troisième livre sur l’Âme, distingue la volonté de l’appétit sensitif.

 

 

2) Les choses qui sont ordonnées entre elles, quelles qu’elles soient, doivent néces­sairement être distinctes. Or l’appétit intellectif est supérieur à l’appétit sensitif, suivant le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, et de plus il le meut comme une sphère meut une autre sphère, ainsi qu’il est dit au même endroit. La volonté est donc une puissance autre que l’appétit sensitif.

 

Réponse :

 

La volonté est une puissance autre que l’appétit sensitif. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, de même que l’appétit sensitif se distingue de l’appétit naturel par un mode de recherche plus parfait, il en va de même pour l’appétit rationnel et l’appétit sensitif. En effet, plus une nature est proche de Dieu, plus la ressemblance de la dignité divine est trouvée expressive en elle. Or il revient à la dignité divine de mouvoir, incliner et diriger toutes choses, Dieu lui-même n’étant mû, incliné ou dirigé par rien d’autre. Par conséquent, plus une nature est voisine de Dieu, moins elle est inclinée par autre chose, et plus elle est de nature à s’incliner elle-même.

 

 

Ainsi la nature insensible qui, en raison de sa matérialité, est la plus éloignée de Dieu, est certes inclinée vers une fin, cependant il n’y a pas en elle quelque chose qui incline, mais seulement un principe d’inclination, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut. La nature sensitive, étant plus proche de Dieu, a en elle-même quelque chose qui incline, à savoir l’objet d’appétit appré­hendé ; toutefois cette inclination n’est pas au pouvoir de l’animal même qui est incliné, mais elle lui est déterminée d’ailleurs. En effet, l’animal ne peut, à la vue de l’objet délectable, ne pas le convoi­ter ; car les animaux n’ont pas eux-mêmes la domination de leur inclination ; c’est pourquoi « ils n’agissent pas, mais sont plutôt agis », suivant saint Jean Damas­cène ; et cela, parce que la puissance appétitive sensitive a un organe corporel, et se rapproche ainsi des dispositions de la matière et des réalités corporelles, en sorte qu’elle est mue plutôt qu’elle ne meut.

 

Mais la nature rationnelle, qui est très voisine de Dieu, n’a pas seulement l’inclina­tion vers quelque chose, comme les réalités inanimées, ni seulement le moteur de cette inclination qui lui est pour ainsi dire déterminée d’ailleurs, comme la nature sensible, mais outre cela elle a en son pouvoir l’inclination elle-même, de sorte qu’il n’est pas nécessaire pour elle d’être inclinée vers l’objet d’appétit appréhendé, mais elle peut être inclinée ou non. Et ainsi, cette inclination ne lui est pas déterminée par autre chose, mais par elle-même. Et cela lui convient parce qu’elle n’use pas d’un organe corporel ; et ainsi, s’éloignant de la nature mobile, elle accède à la nature de moteur et d’agent. Et qu’une chose se détermine à soi-même une inclination vers la fin, ne peut se produire que si elle connaît la fin et la relation de la fin aux moyens : ce qui est le propre de la raison seulement. Voilà pourquoi un tel appétit, que nulle autre chose ne détermine néces­sairement, suit l’appréhension de la raison ; par conséquent, l’appétit rationnel, que l’on appelle volonté, est une puissance autre que l’appétit sensitif.

 

Réponse aux objections :

 

1° La volonté ne se distingue pas de l’appétit sensitif directement par le fait de suivre cette appréhension-ci ou une autre, mais par celui de se déterminer à soi-même une inclination ou d’avoir une inclination déterminée par autre chose ; et ces deux propriétés exigent que la puissance ne soit pas de même sorte. Mais une telle diversité requiert la différence des appréhensions, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut. C’est donc pour ainsi dire par voie de conséquence, et non principalement, que la distinction des appétitives se prend de celle des appréhensives.

 

 

2° Bien que l’appétit tende toujours vers quelque chose qui existe dans la réalité, c’est-à-dire à la façon du particulier et non de l’universel, cependant il est tantôt mû à la recherche par l’appréhension de quelque condition universelle – par exemple, nous recherchons tel bien d’après la simple considération que le bien doit être recher­ché –, tantôt par l’appréhension du particu­lier dans sa particularité. Voilà pourquoi, de même que l’appétit se distingue par voie de conséquence selon la différence de l’appréhension qu’il suit, de même il se distingue aussi par voie de conséquence selon l’universel et le particulier.

3° Puisque les mouvements et les opérations sont dans les singuliers, et que d’une proposition universelle on ne peut descendre à une conclusion particulière que moyennant une mineure particulière, la conception universelle de l’intelligence ne peut être appliquée à l’élection de l’œuvre – qui est une quasi-conclusion dans le domaine des opérables, comme il est dit au septième livre de l’Éthique – que moyennant une appréhension particulière. Voilà pourquoi le mouvement qui suit l’appré­hension universelle de l’intelligence moyen­nant l’appréhension particulière du sens ne requiert pas différentes puissances motrices, l’une correspondant à l’intel­ligence et l’autre au sens, à la différence de l’appétit, qui s’ensuit immédiatement de l’appréhension. En outre, la motrice impé­rée, que mentionne l’objection, est une puissance liée aux muscles et aux nerfs ; elle ne peut donc pas appartenir à la partie intellective, qui n’use pas d’un organe.

 

 

4° Parce que le sens et l’intelligence diffèrent par les raisons formelles de l’appréhensible en tant que tel, ils appartiennent à différents genres de puissances : en effet, le sens tend à appréhender le particulier, et l’intelligence à appré­hender l’universel. Mais les appétits supérieur et inférieur ne diffèrent pas par des différences de l’appétible en tant que tel, puisque les deux appétits tendent parfois vers le même bien ; mais ils diffèrent par leurs façons différentes de rechercher, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Voilà pourquoi ce sont certes des puissances différentes, mais non des genres de puissances différents.

 

Et videtur quod non.

 

Accidentalis enim differentia obiectorum non diversificat potentias. Sed obiecta voluntatis et appetitus non differunt nisi per differentias accidentales bono, quod per se est obiectum appetitus. Non enim videntur aliter differre, nisi quod voluntas est boni apprehensi per intellectum, appetitus autem sensibilis est boni apprehensi per sensum ; quae accidunt bono in quantum est bonum. Ergo voluntas non est alia potentia ab appetitu.

 

Praeterea, vis appetitiva sensitiva et intellectiva differunt per particulare et universale ; quia sensus apprehendit particularia, intellectus autem universalia. Sed per hoc non potest distingui appetitus sensitivae partis et intellectivae, quia omnis appetitus est boni in rebus existentis, quod non est universale, sed singulare. Ergo non debet dici quod appetitus rationalis, qui est voluntas, sit alia potentia ab appetitu sensitivo, per modum quo intellectus est alia potentia a sensu.

 

Praeterea, sicut apprehensionem sequitur vis appetitiva, ita appetitivam sequitur vis motiva. Sed motiva non est alia potentia et alia in rationabilibus et irrationabilibus. Ergo nec appetitiva ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, philosophus in I de Anima [l. 14 (411 a 26)], distinguit quinque genera potentiarum animae et operationum : quorum unum includit generationem, nutritionem et augmentum ; secundum, sensum ; tertium, appetitum ; quartum, motum secundum locum ; quintum, intellectum ; ubi intellectus a sensu distinguitur, non autem appetitus intellectivus a sensitivo appetitu. Ergo videtur quod non distinguatur potentia appetitiva superior ab inferiori, sicut potentia apprehensiva superior ab apprehensiva inferiori.

 

 

Sed contra. Est quod philosophus, in libro III de Anima [l. 14 (432 b 5)], distinguit voluntatem ab appetitu sensitivo.

 

Praeterea, quaecumque sunt ordinata ad invicem, oportet esse distincta. Sed appetitus intellectivus est superior appetitu sensitivo, secundum philosophum in III de Anima [l. 16 (434 a 13)], et etiam movet ipsum ut sphaera sphaeram, ut ibidem dicitur. Ergo voluntas est alia potentia ab appetitu sensitivo.

Responsio. Dicendum, quod voluntas est alia potentia ab appetitu sensitivo. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod sicut appetitus sensitivus distinguitur ab appetitu naturali propter perfectiorem modum appetendi, ita etiam appetitus rationalis ab appetitu sensitivo. Quanto enim aliqua natura est Deo propinquior, tanto expressior in ea divinae dignitatis similitudo invenitur. Hoc autem ad divinam dignitatem pertinet ut omnia moveat et inclinet et dirigat, ipse a nullo alio motus vel inclinatus aut directus. Unde, quanto aliqua natura est Deo vicinior, tanto minus ab alio inclinatur et magis nata est seipsam inclinare.

Natura igitur insensibilis, quae ratione suae materialitatis est maxime a Deo remota, inclinatur quidem in aliquem finem, non tamen est in ea aliquid inclinans, sed solummodo inclinationis principium, ut ex praedictis patet. Natura vero sensitiva ut Deo propinquior, in seipsa habet aliquid inclinans, scilicet appetibile apprehensum ; sed tamen inclinatio ipsa non est in potestate ipsius animalis quod inclinatur, sed est ei aliunde determinata. Animal enim ad aspectum delectabilis non potest non concupiscere illud ; quia ipsa animalia non habent dominium suae inclinationis ; unde non agunt, sed magis aguntur, secundum Damascenum [De fide II, 27] ; et hoc ideo quia vis appetitiva sensitiva habet organum corporale, et ideo vicinatur dispositionibus materiae et rerum corporalium, ut moveatur magis quam moveat.

Sed natura rationalis, quae est Deo vicinissima, non solum habet inclinationem in aliquid sicut habent inanimata, nec solum movens hanc inclinationem quasi aliunde ei determinatam, sicut natura sensibilis ; sed ultra hoc habet in potestate ipsam inclinationem, ut non sit ei necessarium inclinari ad appetibile apprehensum, sed possit inclinari vel non inclinari. Et sic ipsa inclinatio non determinatur ei ab alio, sed a seipsa. Et hoc quidem competit ei in quantum non utitur organo corporali : et sic recedens a natura mobilis, accedit ad naturam moventis et agentis. Quod autem aliquid determinet sibi inclinationem in finem, non potest contingere nisi cognoscat finem, et habitudinem finis in ea quae sunt ad finem : quod est tantum rationis. Et ideo talis appetitus non determinatus ex aliquo alio de necessitate, sequitur apprehensionem rationis ; unde appetitus rationalis, qui voluntas dicitur, est alia potentia ab appetitu sensibili.

 

 

 

Ad primum igitur dicendum, quod voluntas ab appetitu sensibili non distinguitur directe per hoc quod est sequi apprehensionem hanc vel illam ; sed ex hoc quod est determinare sibi inclinationem, vel habere inclinationem determinatam ab alio : quae duo exigunt potentiam non unius modi. Sed talis diversitas requirit diversitatem apprehensionum ut ex praedictis patet. Unde quasi ex consequenti accipitur distinctio appetitivarum virium penes distinctionem apprehensivarum, et non principaliter.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis appetitus semper intendat ad aliquid in rerum natura existens, quod est per modum particularis, et non universalis, tamen ad appetendum quandoque movetur per apprehensionem alicuius universalis conditionis : sicut appetimus hoc bonum ex hac consideratione qua consideramus simpliciter bonum esse appetendum ; quandoque vero per apprehensionem particularis secundum suam particularitatem. Et ideo sicut appetitus ex consequenti distinguitur per differentiam apprehensionis quam sequitur, ita etiam ex consequenti distinguitur per universale et particulare.

 

Ad tertium dicendum, quod cum motus et operationes sint in singularibus, et ab universali propositione non possit fieri descensus ad conclusionem particularem nisi mediante assumptione particulari ; non potest universalis conceptio intellectus applicari ad electionem operis, quae est quasi conclusio in operabilibus, ut dicitur in VII Ethic. [l. 3 (1147 a 24 sqq.)], nisi mediante apprehensione particulari. Et ideo motus qui sequitur apprehensionem universalem intellectus mediante particulari apprehensione sensus, non requirit aliam potentiam motivam respondentem intellectui, et aliam respondentem sensui, sicut est de appetitu qui immediate sequitur apprehensionem. Et praeterea, motiva imperata, de qua obiectio tangit, est vis affixa musculis et nervis : unde non potest esse intellectivae partis, quae organo non utitur.

 

Ad quartum dicendum, quod quia sensus et intellectus differunt per rationes apprehensibilis in quantum est apprehensibile, propter hoc ad diversa genera pertinent potentiarum. Sensus enim tendit in apprehendendum particulare, sed intellectus in apprehendendum universale. Appetitus vero superior et inferior non differunt per differentias appetibilis in quantum est appetibile, cum in idem bonum tendat quandoque uterque appetitus ; sed differunt penes diversum modum appetendi, ut ex dictis patet. Et ideo sunt quidem diversae potentiae, sed non diversa potentiarum genera.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 5 - LA VOLONTÉ VEUT-ELLE QUELQUE CHOSE PAR NÉCESSITÉ ?

(Quinto quaeritur utrum voluntas aliquid de necessitate velit.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Selon saint Augustin au treizième livre sur la Trinité, tous désirent d’une seule volonté la béatitude. Or, ce qui est désiré communément par tous, est désiré par nécessité ; car, si ce n’était pas désiré par nécessité, il se produirait que quelqu’un ne le désire pas. La volonté désire donc quelque chose par nécessité.

2° Tout moteur doué d’une puissance parfaite meut son mobile par nécessité. Or, suivant le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, le bien est moteur de la volonté dans la mesure où il est appréhendé. Puis donc qu’il est une chose qui est un bien parfait, par exemple Dieu et la béatitude, comme il est dit également au premier livre de l’Éthique, il y aura quelque chose qui mouvra la volonté par nécessité ; et ainsi, quelque chose est recherché nécessairement par la volonté.

 

3° L’immatérialité est la cause de ce qu’une puissance ne puisse pas être contrainte ; en effet, les puissances liées à des organes sont contraintes, comme cela est particulièrement clair dans le cas de la puissance motrice. Or l’intelligence est une puissance plus immatérielle que la volonté ; et cela apparaît en ce qu’elle a un objet plus immatériel, qui est l’universel, au lieu que l’objet de la volonté est le bien existant dans les réalités particulières. Puis donc que l’intelligence est contrainte à tenir quelque chose par nécessité, comme il est dit au cinquième livre de la Métaphysique, il semble que la volonté aussi recherche quelque chose par nécessité.

 

4° La nécessité n’est écartée de la volonté qu’en raison de la liberté, à laquelle la nécessité semble opposée. Or toute nécessité n’empêche pas la liberté ; c’est pourquoi saint Augustin dit au cinquième livre de la Cité de Dieu : « Si nous définissons la nécessité : ce qui nous permet de dire “il est nécessaire que telle chose soit ou se fasse ainsi”, je ne vois pas pourquoi nous aurions à craindre qu’elle ne nous prive de libre volonté. » La volonté veut donc quelque chose par nécessité.

 

5° Est nécessaire, ce qui ne peut pas ne pas être. Or Dieu ne peut pas ne pas vouloir le bien, de même qu’il ne peut pas ne pas être bon. Il veut donc nécessairement le bien ; et ainsi, quelque volonté veut une chose nécessairement.

 

6° Selon saint Grégoire, « le péché qui n’est pas détruit par la pénitence entraîne bientôt par son poids à un autre péché ». Or le péché n’est commis que par la volonté, selon saint Augustin. Puis donc que l’entraî­nement est un certain mouvement violent, comme cela est clair au septième livre de la Physique, quelqu’un peut être violemment contraint à vouloir quelque chose par nécessité.

 

 

7° D’après ce que le Maître, reprenant les paroles de saint Augustin, dit au livre premier, dist. 25, « dans le deuxième état » – c’est-à-dire dans l’état de faute – « l’homme ne peut pas ne pas pécher, et même mortellement avant la réparation, après la réparation au moins véniellement ». Or le péché, tant mortel que véniel, est volontaire. Il y a donc un état de l’homme en lequel on ne peut pas ne pas vouloir ce en quoi consiste le péché ; et ainsi, la volonté veut quelque chose par nécessité.

 

 

8° Plus une chose peut naturellement mouvoir, plus elle peut naturellement causer la nécessité. Or le bien peut mouvoir plus que le vrai, puisque le bien est dans les réalités, mais le vrai, seulement dans l’esprit, comme il est dit au sixième livre de la Métaphysique. Puis donc que le vrai contraint l’intelligence, à bien plus forte raison le bien contraindra-t-il la volonté.

 

 

9° Le bien laisse une plus forte impression que le vrai ; et cela ressort de ce que l’amour, qui est l’empreinte du bien, est plus unitif que la connaissance, qui est l’empreinte du vrai : en effet, suivant saint Augustin, l’amour est une certaine vie unissant l’aimant à l’aimé. Le bien peut donc plus causer la nécessité dans la volonté que le vrai dans l’intelligence ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

10° Plus une puissance a de pouvoir sur ses objets, moins elle peut être contrainte par eux. Or la raison a plus de pouvoir sur ses objets que la volonté : en effet, suivant saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, la raison forme en soi les espèces des réalités, au contraire de la volonté, qui est mue par les objets d’appétit. La volonté peut donc être contrainte par les objets d’appétit plus que la raison ne peut l’être par les objets de connaissance ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

11° Ce qui inhère par soi, inhère par nécessité. Or il est un vouloir qui inhère par soi à la volonté. La volonté veut donc quelque chose par nécessité. Preuve de la mineure : le souverain bien est voulu par soi. Donc, chaque fois que la volonté se porte vers lui, elle veut par elle-même. Or elle se porte toujours vers lui, car elle se porte naturellement vers lui. La volonté veut donc toujours par soi le souverain bien.

 

 

12° La nécessité se rencontre dans la connaissance de la science. Or, de même que tous les hommes veulent naturellement savoir, suivant le Philosophe au premier livre de la Métaphysique, de même ils veulent naturellement le bien. La nécessité se rencontre donc dans la volonté du bien.

 

13° La Glose, à propos de Rom. 7, 15 sqq., dit que la volonté veut naturellement le bien. Or les choses qui inhèrent par nature, sont par nécessité. La volonté veut donc le bien par nécessité.

 

 

 

14° Tout ce qui s’accroît et diminue, peut aussi être totalement ôté. Or la liberté de la volonté s’accroît et diminue : en effet, l’homme eut avant le péché un arbitre plus libre qu’après le péché, suivant saint Augustin. La liberté de la volonté peut donc être totalement ôtée ; et ainsi, la volonté peut être contrainte par nécessité.

 

En sens contraire :

 

1) Selon saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu, si une chose est volontaire, elle n’est pas nécessaire. Or tout ce que nous voulons est volontaire. La volonté ne veut donc rien par nécessité.

 

 

2) Saint Bernard dit que « le libre arbitre est le plus puissant après Dieu ». Or ce qui est tel, ne peut être contraint par rien ; la volonté ne peut donc être contrainte de telle sorte qu’elle veuille quelque chose par nécessité.

 

3) La liberté s’oppose à la nécessité. Or la volonté est libre. Elle ne veut donc rien par nécessité.

 

4) Saint Bernard dit que « le libre arbitre, à cause de sa noblesse innée, n’est mû par aucune nécessité ». Or la dignité de la volonté ne peut être ôtée. La volonté ne peut donc rien vouloir par nécessité.

 

 

 

5) Les puissances rationnelles ont des objets opposés, suivant le Philosophe. Or la volonté est une puissance rationnelle ; en effet, elle se trouve dans la raison, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Elle a donc des objets opposés ; voilà pourquoi elle n’est déterminée à rien par nécessité.

 

 

6) Ce qui est déterminé à quelque chose par nécessité, est naturellement déterminé à cela. Or une division oppose la volonté à l’appétit naturel. La volonté ne veut donc rien par nécessité.

 

 

7) Dès lors qu’une chose est volontaire, on dit qu’elle est en nous de telle sorte que nous en soyons maîtres. Or ce qui est en nous et dont nous sommes maîtres, nous pouvons le vouloir et ne pas le vouloir. Donc, tout ce que la volonté veut, elle peut le vouloir et ne pas le vouloir ; et ainsi, elle ne veut rien par nécessité.

 

Réponse :

 

Comme on peut le déduire des paroles de saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu, chap. 11, il y a deux nécessités : la nécessité de contrainte, laquelle ne peut en aucune façon avoir place dans la volonté ; et la nécessité d’inclination naturelle, comme nous disons que Dieu vit par nécessité : et c’est par une telle nécessité que la volonté « veut quelque chose par nécessité ».

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que, dans les réalités ordonnées entre elles, il est nécessaire que le premier mode soit inclus dans le second, et que dans le second se trouve non seulement ce qui lui revient par sa nature propre, mais aussi ce qui lui revient par la nature du premier ; ainsi, il convient à l’homme non seulement d’user de la raison, ce qui lui revient par sa différence propre, qui est le raisonnable, mais aussi d’user du sens ou de l’aliment, ce qui lui revient aussi par son genre, qui est l’animal ou le vivant. Et dans les sens, nous voyons semblablement que, le sens du toucher étant comme le fondement des autres sens, l’on trouve dans l’organe de chaque sens non seulement les propriétés du sens dont il est l’organe propre, mais aussi les propriétés du toucher : ainsi, l’œil ne sent pas seulement le blanc et le noir, en tant qu’il est l’organe de la vue, mais il sent aussi le chaud et le froid, et il est corrompu par leurs excès, en tant qu’il est l’organe du toucher.

 

 

Or la nature et la volonté sont ordonnées de telle façon que la volonté est elle-même aussi une certaine nature ; car tout ce qui se trouve dans la réalité est appelé « une certaine nature ». Voilà pourquoi il est nécessaire de trouver dans la volonté non seulement ce qui appartient à la volonté, mais aussi ce qui appartient à la nature. Or il appartient à n’importe quelle nature créée d’être ordonnée par Dieu au bien, et de rechercher celui-ci naturellement. Il y a donc dans la volonté elle-même un certain appétit naturel du bien convenable pour elle. Et en plus de cela, elle peut rechercher quelque chose suivant sa propre détermination, non par nécessité ; ce qui lui revient en tant qu’elle est volonté.

 

Or la relation entre la nature et la volonté est semblable à la relation entre les choses que la volonté veut naturellement et celles pour lesquelles elle est déterminée par elle-même et non par la nature. Voilà pourquoi, de même que la nature est le fondement de la volonté, de même l’objet d’appétit qui est recherché naturellement est le principe et le fondement des autres objets d’appétit.

Or dans les objets d’appétit, la fin est le

fondement et le principe des moyens, puisque les moyens ne sont recherchés qu’en raison de la fin. Voilà pourquoi ce que la volonté veut par nécessité, étant pour ainsi dire déterminée à cela par une inclination naturelle, c’est la fin ultime, telle la béatitude, et les choses qui y sont incluses, comme l’être, la connaissance de la vérité, etc. ; par contre, elle n’est pas déterminée aux autres choses par nécessité ni par une inclination naturelle, mais par une disposition propre sans aucune nécessité.

 

Et bien que la volonté veuille la fin ultime par une certaine inclination nécessaire, on ne doit cependant en aucune façon accorder qu’elle soit contrainte à vouloir cela. En effet, la contrainte n’est rien d’autre que l’introduction d’une certaine violence. Or l’acte violent est, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, « celui dont le principe est au-dehors, sans que le patient contribue en rien » ; comme si l’on projetait une pierre en haut : car, autant qu’il est en elle, elle n’est nullement inclinée à ce mouvement. Or, puisque la volonté est elle-même une certaine inclination, attendu qu’elle est un certain appétit, il ne peut se produire que la volonté veuille une chose et que son inclination ne soit pas vers cela ; et ainsi, il ne peut se produire que la volonté veuille quelque chose par contrainte ou violence, encore qu’elle veuille quelque chose par inclination naturelle. Il est donc clair que la volonté ne veut rien nécessairement d’une nécessité de contrainte, mais qu’elle veut cependant quelque chose nécessairement d’une nécessité d’inclination naturelle.

 

Réponse aux objections :

 

1° Cet appétit commun de la béatitude ne procède pas d’une contrainte, mais d’une inclination naturelle.

 

2° Si efficacement qu’un bien meuve la volonté, il ne peut cependant pas la contraindre : car, en affirmant qu’elle veut une chose, on affirme qu’elle a une inclination vers cette chose, ce qui est opposé à la contrainte. Mais la perfection d’un bien peut être telle que la volonté se trouve déterminée à ce bien par une inclination de nécessité naturelle.

 

 

3° L’intelligence pense naturellement quelque chose, comme la volonté veut aussi naturellement quelque chose ; mais la contrainte n’est point, par sa notion, opposée à l’intelligence, comme elle l’est à la volonté. En effet, bien que l’intelligence ait une inclination vers quelque chose, son nom ne signifie cependant pas l’inclination même de l’homme, au lieu que le nom de volonté signifie l’inclination même de l’homme. Par conséquent, tout ce qui se fait suivant la volonté, se fait suivant l’incli­nation de l’homme, et par suite ne peut être violent. Mais l’opération de l’intelligence peut être contre l’inclination de l’homme, qui est la volonté ; comme lorsqu’une opinion plaît à quelqu’un, mais que par l’efficace des arguments il est conduit à assentir par son intelligence à l’opinion contraire.

 

4° Saint Augustin parle de la nécessité naturelle, que nous n’excluons pas de la volonté à l’égard de certains objets ; et cette nécessité se rencontre aussi dans la volonté divine, comme aussi dans l’être divin ; en effet, il est lui-même nécessaire par soi, comme il est dit au cinquième livre de la Métaphysique.

 

 

5° On voit dès lors clairement la solution du cinquième argument.

 

6° Le péché commis n’entraîne pas en contraignant la volonté, mais en l’inclinant : en tant qu’il prive de la grâce, par laquelle l’homme était fortifié contre le péché, et aussi en tant que par l’acte du péché sont laissés dans l’âme une disposition et un habitus inclinant au péché suivant.

 

 

 

7° Sur ce sujet, il y a deux opinions. Certains disent que l’homme, en quelque état de péché mortel qu’il soit, peut éviter le péché mortel par la liberté de sa volonté ; et ils interprètent l’expression : « il ne peut pas ne pas pécher » comme suit : « il ne peut pas ne pas avoir de péché » – de même que « voir » signifie « avoir la vue » et « user de la vue » – mais il peut, selon eux, ne pas pécher, c’est-à-dire ne pas user du péché. Et de ce point de vue, il est clair qu’aucune nécessité de consentir au péché n’est introduite dans la volonté. D’autres disent que, de même que l’homme, dans l’état de la vie présente, ne peut éviter le péché véniel – non qu’il ne puisse éviter celui-ci ou celui-là, mais il ne peut les éviter tous en sorte qu’il n’en commette aucun –, de même en va-t-il aussi pour les péchés mortels en celui qui n’a pas la grâce. Et de ce point de vue aussi, il est clair que la volonté n’est pas dans la nécessité de vouloir ceci ou cela, quoique, sans la grâce, elle se trouve manquer d’une indéfectible inclination vers le bien.

 

 

8° Une forme reçue en quelque chose ne meut pas ce en quoi elle est reçue, mais avoir une telle forme, cela même, c’est avoir été mû ; en revanche, [ce qui reçoit] est mû par l’agent extérieur : ainsi le corps qui devient chaud par le feu n’est-il pas mû par la chaleur reçue, mais par le feu. De même, l’intelligence n’est pas mue par l’espèce déjà reçue, ou par la vérité qui s’ensuit de cette espèce, mais par une réalité extérieure qui laisse une impression sur l’intelligence, tel l’intellect agent, ou le phantasme, ou quelque autre chose de ce genre. En outre, de même que le vrai est proportionné à l’intel­ligence, de même le bien est proportionné à la volonté. Par conséquent, que le vrai soit dans l’appréhension ne le rend pas moins apte à mouvoir naturellement l’intelligence que le bien la volonté. En outre, que la volonté ne soit pas contrainte par le bien ne vient pas d’une insuffisance du bien à mouvoir, mais de la nature même de la volonté, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

9° On voit dès lors clairement la réponse au neuvième argument.

 

10° La réalité qui est hors de l’âme n’imprime son espèce sur l’intellect possible que par l’opération de l’intellect agent : et c’est pourquoi l’on dit que l’âme forme en elle-même les formes des réalités. Et semblablement, ce n’est pas sans une opération de la volonté que la volonté tend vers l’objet d’appétit. L’argument n’est donc pas concluant. En outre, on peut répondre comme aux deux objections précédentes.

 

 

11° Le bien premier est voulu par soi, et la volonté le veut par soi et naturellement, cependant elle ne le veut pas toujours en acte. En effet, il n’est pas nécessaire que les choses qui conviennent naturellement à l’âme soient toujours en acte dans l’âme ; de même que les principes qui sont connus naturellement ne sont pas toujours considérés en acte.

 

 

12° Il ne s’agit pas de la même nécessité lorsque nous connaissons quelque chose nécessairement par la science, et lorsque nous recherchons la science par nécessité : en effet, le premier peut se produire par une nécessité de contrainte, mais le second seulement par une nécessité d’inclination naturelle. Et de même, la volonté veut le bien par nécessité, en tant qu’elle veut le bien naturellement.

 

 

 

13° On voit dès lors clairement la réponse au treizième argument.

 

14° La liberté qui s’accroît et diminue est la liberté à l’égard du péché et de la misère, et non la liberté à l’égard de la contrainte ; il ne s’ensuit donc pas que la volonté puisse être amenée à être contrainte.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Cette citation doit être entendue de la nécessité de contrainte, qui s’oppose à la volonté, et non de la nécessité d’inclination naturelle, qui, suivant saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu, ne s’oppose pas à la volonté.

 

 

 

2) Si la volonté se porte nécessairement par inclination naturelle vers quelque chose, cela ne tient pas à son impuissance, mais à sa force ; de même que le grave est d’autant plus fort qu’il est porté vers le bas par une plus grande nécessité. En revanche, si elle était contrainte par autre chose, cela tiendrait à sa faiblesse.

 

3) La liberté, suivant saint Augustin, s’oppose à la nécessité de contrainte, mais non à la nécessité d’inclination naturelle.

 

 

4) La nécessité naturelle ne s’oppose pas à la dignité de la volonté, mais seule la nécessité de contrainte s’y oppose.

 

 

5) La volonté, en tant qu’elle est rationnelle, a des objets opposés : et dire cela, c’est la considérer en ce qui lui est propre ; mais en tant qu’elle est une certaine nature, rien n’empêche qu’elle soit déterminée à une seule chose.

 

 

6) La volonté s’oppose à l’appétit naturel pris en un sens exclusif, c’est-à-dire à celui qui est seulement naturel, comme l’homme s’oppose à ce qui est seulement animal ; par contre, elle ne s’oppose pas à l’appétit naturel considéré dans l’absolu, mais elle l’inclut, comme l’homme inclut l’animal.

 

 

7) Cet argument aussi vaut pour la volonté en tant que volonté ; en effet, il est propre à la volonté en tant que telle d’être maîtresse de ses actes.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia secundum Augustinum in XIII de Trinit. [cap. 4], beatitudinem omnes una voluntate expetunt. Sed quod ab omnibus communiter expetitur, de necessitate expetitur ; si enim non de necessitate, contingeret ab aliquo non expeti. Ergo voluntas de necessitate aliquid expetit.

Praeterea, omne motivum perfectae virtutis de necessitate movet suum mobile. Sed secundum philosophum in III de Anima [l. 15 (433 b 11)], bonum est motivum voluntatis, secundum quod apprehenditur. Ergo, cum aliquid sit perfectum bonum, sicut Deus et beatitudo, ut etiam dicitur in I Ethic. [l. 18 (1101 b 30)], aliquid erit quod voluntatem de necessitate movebit ; et ita a voluntate aliquid necessario appetitur.

 

Praeterea, immaterialitas est causa quare aliqua potentia cogi non possit ; potentiae enim organis affixae coguntur, sicut patet praecipue de motiva. Sed intellectus est immaterialior potentia quam voluntas ; quod patet ex hoc quod habet immaterialius obiectum, scilicet universale : cum bonum in rebus particularibus existens sit obiectum voluntatis. Cum igitur intellectus cogatur ut aliquid de necessitate teneat, ut dicitur in V Metaphys. [l. 6 (1015 b 6)], videtur quod etiam voluntas de necessitate aliquid appetat.

 

 

Praeterea, necessitas non removetur a voluntate nisi ratione libertatis, cui videtur necessitas opposita. Sed non omnis necessitas impedit libertatem : unde dicit Augustinus in V de Civitate Dei [cap. 10] : si illa definitur esse necessitas secundum quam dicimus : necesse est ut ita sit vel ita fiat ; nescio cur eam timeamus ne nobis libertatem auferat voluntatis. Ergo voluntas de necessitate aliquid vult.

 

Praeterea, necessarium est quod non potest non esse. Sed Deus non potest non velle bonum, sicut non potest non esse bonus. Ergo necessario vult bonum : et ita aliqua voluntas necessario vult aliquid.

 

Praeterea, secundum Gregorium [cf. Moral. XXV, 9], peccatum quod per poenitentiam non deletur, mox suo pondere ad aliud trahit. Peccatum autem non committitur nisi voluntate, secundum Augustinum [cf. De vera relig., cap. 14]. Cum ergo tractio sit quidam motus violentus, ut patet in VII Physic. [l. 3 (243 a 24)], aliquis potest violenter cogi ad aliquid de necessitate volendum.

 

Praeterea, secundum quod Magister dicit in XXV dist. I libri [Sent. II, XXV, 5], et sumit ex verbis Augustini [cf. De civ. Dei XXII, 30], in secundo statu, idest in statu culpae, non potest homo non peccare, ante reparationem, etiam mortaliter, post reparationem vero saltem venialiter. Sed tam peccatum mortale quam veniale est voluntarium. Ergo aliquis status hominis est, in quo non potest non velle id, in quo peccatum consistit ; et sic de necessitate voluntas aliquid vult.

 

Praeterea, quanto aliquid magis natum est ad movendum, tanto magis natum est necessitatem inferre. Sed bonum magis potest movere quam verum ; cum bonum sit in rebus, verum autem in mente tantum, ut dicitur in libro VI Metaphys. [l. 4 (1027 b 25)]. Ergo, cum verum cogat intellectum, multo fortius bonum coget voluntatem.

 

Praeterea, bonum fortius imprimit quam verum ; quod patet ex hoc quod amor, qui est impressio boni, est magis unitivus quam cognitio, quae est impressio veri : amor enim, secundum Augustinum [De Trin. VIII, 10], est vita quaedam uniens amantem amato. Ergo bonum magis potest inferre necessitatem voluntati quam verum intellectui ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, quanto aliqua potentia magis potest in sua obiecta, tanto minus potest ab eis cogi. Sed ratio magis potest in sua obiecta quam voluntas : ratio enim, secundum Augustinum, XII de Trinitate [De Gen. ad litt. XII, 23], format in se species rerum, non autem voluntas ; sed movetur ab appetibilibus. Ergo magis potest voluntas cogi ab appetibilibus quam ratio a cognoscibilibus ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, quod per se inest, de necessitate inest. Sed velle aliquid, per se inest voluntati. Ergo voluntas de necessitate aliquid vult. Probatio mediae. Summum bonum est per se volitum. Ergo quandocumque in ipsum fertur voluntas, per seipsum vult. Sed semper in ipsum fertur, quia naturaliter fertur in ipsum. Ergo voluntas semper per se vult summum bonum.

 

Praeterea, in cognitione scientiae necessitas invenitur. Sed, sicut omnes homines naturaliter volunt scire, secundum philosophum in I Metaph. [l. 1 (980 a 21)], ita etiam naturaliter volunt bonum. Ergo in voluntate boni necessitas invenitur.

 

Praeterea, Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1423 A], Rom. VII, 15 ss., dicit, quod voluntas vult naturaliter bonum. Sed ea quae insunt secundum naturam, sunt de necessitate. Ergo voluntas vult bonum de necessitate.

 

Praeterea, omne quod augetur et minuitur, potest etiam totaliter auferri. Sed libertas voluntatis augetur et minuitur : liberius enim arbitrium habuit homo ante peccatum quam post peccatum, secundum Augustinum [Enchir., cap. 105]. Ergo libertas voluntatis potest totaliter tolli ; et ita voluntas potest de necessitate cogi.

 

 

Sed contra. Secundum Augustinum in V de Civitate Dei [cap. 10], si aliquid est voluntarium, non est necessarium. Sed omne quod volumus, est voluntarium. Ergo voluntas non vult aliquid de necessitate.

 

Praeterea, Bernardus [cf. De grat. et lib. arb., cap. 10] dicit, quod liberum arbitrium potentissimum est sub Deo. Sed quod est tale, non potest cogi ab aliquo ; ergo voluntas non potest cogi ut aliquid de necessitate velit.

 

Praeterea, libertas opponitur necessitati. Sed voluntas est libera. Ergo non de necessitate aliquid vult.

 

Praeterea, Bernardus [cf. De grat. et lib. arb., cap. 3] dicit, quod liberum arbitrium ex ingenita nobilitate nulla necessitate movetur. Sed dignitas voluntatis auferri non potest. Ergo non potest voluntas de necessitate aliquid velle.

 

Praeterea, potestates rationales se ha­bent ad opposita, secundum philoso­phum [cf. Metaph. IX, 2 (1046 b 4)]. Sed voluntas est rationalis potentia ; est enim in ratione, ut dicitur in III de Anima [l. 14 (432 b 5)]. Ergo se habet ad opposita ; et ideo non de necessitate determinatur ad aliquid.

 

Praeterea, quod de necessitate determinatur ad aliquid, naturaliter est determinatum ad illud. Sed voluntas contra naturalem appetitum dividitur. Ergo voluntas non de necessitate aliquid vult.

 

Praeterea, ex eo quod aliquid est voluntarium, dicitur esse in nobis ita quod nos domini illius simus. Sed illud quod est in nobis, cuius domini sumus, possumus velle et non velle. Ergo omne quod voluntas vult, potest velle et non velle ; et ita non de necessitate aliquid vult.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod sicut potest accipi ex verbis Augustini, in V de Civitate Dei XI cap. [cap. 10], duplex est necessitas : necessitas scilicet coactionis, et haec in voluntatem nullo modo cadere potest ; et necessitas naturalis inclinationis, sicut dicimus Deum de necessitate vivere : et tali necessitate voluntas aliquid de necessitate vult.

 

Ad cuius evidentiam sciendum est, quod in rebus ordinatis oportet primum modum includi in secundo, et in secundo inveniri non solum id quod sibi competit secundum propri­am rationem, sed etiam quod competit secundum rationem primi ;

sicut homini convenit non solum ra­tione uti, quod ei competit secundum propriam differentiam, quae est rationale, sed etiam uti sensu vel

alimento, quod etiam ei competit secundum genus suum, quod est animal vel vivum. Et similiter etiam videmus in sensibus quod cum sensus tactus sit quasi fundamentum aliorum sensuum, in organo uniuscuiusque sensus non solum invenitur proprietas illius sensus cuius est organum proprium, sed etiam proprietas tactus : sicut oculus non solum sentit album et nigrum, in quantum est organum visus, sed etiam sentit calidum et frigidum, et corrumpitur ab eorum excellentiis, secundum quod est organum tactus.

Natura autem et voluntas hoc modo ordinata sunt, ut etiam ipsa voluntas quaedam natura sit ; quia omne quod in rebus invenitur, natura quaedam dicitur. Et ideo in voluntate oportet invenire non solum id quod voluntatis est, sed etiam quod naturae est. Hoc autem est cuiuslibet naturae creatae, ut a Deo sit ordinata in bonum, naturaliter appetens illud. Unde et voluntati ipsi inest naturalis quidam appetitus boni sibi convenientis. Et praeter hoc habet appetere aliquid secundum propriam determinationem, non ex necessitate ; quod ei competit in quantum voluntas est.

 

Sicut autem est ordo naturae ad voluntatem, ita se habet ordo eorum quae naturaliter vult voluntas, ad ea respectu quorum a seipsa determinatur, non ex natura. Et ideo, sicut natura est voluntatis fundamentum, ita appetibile quod naturaliter appetitur, est aliorum appetibilium principium et fundamentum. In appetibilibus autem finis est fundamentum et principium eorum quae sunt ad finem ; cum quae sunt propter finem, non appetantur nisi ratione finis. Et ideo, id quod voluntas de necessitate vult quasi naturali inclinatione in ipsum determinata, est finis ultimus, ut beatitudo, et ea quae in ipso includuntur, ut esse, cognitio veritatis, et aliqua huiusmodi ; ad alia vero non de necessitate determinatur naturali inclinatione, sed propria dispositione absque omni necessitate.

Quamvis autem quadam necessaria inclinatione ultimum finem velit voluntas ; nullo tamen modo concedendum est quod ad illud volendum cogatur. Coactio enim nihil aliud est quam violentiae cuiusdam inductio. Violentum autem est, secundum philosophum in III Ethicorum [cap. 1 (1110 a 1 et b 15)], cuius principium est extra, nil conferente vim passo ; sicut si lapis sursum proiiciatur ; quia nullo modo, quantum est de se, ad hunc motum inclinatur. Sed cum ipsa voluntas sit quaedam inclinatio, eo quod est appetitus quidam, non potest contingere ut voluntas aliquid velit, et inclinatio eius non sit in illud ; et ita non potest contingere ut voluntas aliquid coacte vel violente velit, etiam etsi aliquid naturali inclinatione velit. Patet igitur quod voluntas non necessario aliquid vult necessitate coactionis, vult tamen aliquid necessario necessitate naturalis inclinationis.

Ad primum igitur dicendum, quod ille communis appetitus beatitudinis non procedit ex aliqua coactione, sed ex naturali inclinatione.

Ad secundum dicendum, quod quantumcumque aliquod bonum efficaciter moveat voluntatem, non tamen ipsam cogere potest : quia ex quo ponitur quod velit aliquid, ponitur inclinationem habere in illud quod est coactioni contrarium. Sed ex perfectione boni alicuius contingit quod voluntas determinatur ad illud inclinatione naturalis necessitatis.

 

Ad tertium dicendum, quod intellectus aliquid naturaliter intelligit, sicut et voluntas aliquid naturaliter vult ; sed coactio non est contraria intellectui secundum suam rationem, sicut et voluntati. Intellectus enim etsi habeat inclinationem in aliquid, non tamen nominat ipsam inclinationem hominis, sed voluntas ipsam inclinationem hominis nominat. Unde quidquid fit secundum voluntatem, fit secundum hominis inclinationem, et per hoc non potest esse violentum. Sed operatio intellectus potest esse contra inclinationem hominis, quae est voluntas ; ut cum alicui placet aliqua opinio, sed propter efficaciam rationum deducitur ad assentiendum contrario per intellectum.

 

Ad quartum dicendum, quod Augustinus loquitur de necessitate naturali, quam a voluntate non excludimus respectu aliquorum : et haec etiam necessitas in divina voluntate invenitur, sicut et in divino esse ; ipse enim est necessarium per seipsum, ut dicitur in V Metaphys. [l. 6 (1015 b 9)].

 

Unde patet solutio ad quintum.

 

 

Ad sextum dicendum, quod peccatum commissum non trahit cogendo voluntatem, sed inclinando : in quantum privat gratia, per quam homo fortificabatur contra peccatum, et in quantum etiam ex actu peccati relinquitur dispositio et habitus in anima inclinans ad sequens peccatum.

 

Ad septimum dicendum, quod circa hoc est duplex opinio. Quidam enim dicunt, quod homo, quantumcumque sit in statu peccati mortalis, potest peccatum mortale vitare per libertatem voluntatis : et exponunt quod dicitur : non potest non peccare ; id est non habere peccatum non potest ; sicut et videre dicitur habere visum et uti visu ; potest autem, secundum eos, non peccare, id est non uti peccato. Et secundum hoc patet quod nulla necessitas inducitur in voluntate ad consentiendum peccato. Alii autem dicunt, quod sicut homo in statu huius vitae non potest peccatum veniale vitare, non quin possit vitare hoc vel illud, sed quia non potest vitare omnia, ut scilicet nullum committat ; ita est etiam et de mortalibus in eo qui gratiam non habet. Et secundum hoc etiam patet quod voluntas non habet necesse velle hoc vel illud, quamvis sine gratia inveniatur deficiens ab indeficienti inclinatione in bonum.

 

Ad octavum dicendum, quod forma recepta in aliquo non movet illud in quo recipitur ; sed ipsum habere talem formam, est ipsum motum esse ; sed movetur ab exteriori agente ; sicut corpus quod calefit per ignem, non movetur a calore recepto, sed ab igne. Ita etiam et intellectus non movetur a specie iam recepta, vel a vero quod consequitur ipsam speciem ; sed ab aliqua re exteriori quae imprimit in intellectum, sicut est intellectus agens, vel phantasma, vel aliud aliquid huiusmodi. Et praeterea, sicut verum est proportionatum intellectui, ita et bonum affectui. Unde verum propter hoc quod est in apprehensione, non est minus natum movere intellectum quam bonum affectum. Et praeterea, hoc quod voluntas non cogitur a bono, non est ex insufficientia boni ad movendum, sed ex ipsa ratione voluntatis, ut ex dictis patet.

 

Et per hoc patet responsio ad nonum.

 

Ad decimum dicendum, quod res quae est extra animam, non imprimit speciem suam in intellectum possibilem nisi per operationem intellectus agentis : et pro tanto dicitur anima in seipsa formas rerum formare. Et similiter etiam non est sine operatione voluntatis quod voluntas in appetibile tendat. Unde ratio non sequitur. Et praeterea potest dici sicut ad praecedentia duo.

 

Ad undecimum dicendum, quod primum bonum est per se volitum, et voluntas per se et naturaliter illud vult, non tamen illud semper vult in actu. Non enim oportet ea quae sunt naturaliter animae convenientia, semper actu in anima esse ; sicut principia quae sunt naturaliter cognita, non semper actu considerantur.

 

Ad duodecimum dicendum, quod non ad eamdem necessitatem pertinet necessitas qua per scientiam aliquid necessario cognoscimus, et necessitas qua de necessitate scientiam appetimus : primum enim potest esse secundum necessitatem coactionis, sed secundum non nisi secundum necessitatem naturalis inclinationis. Et sic etiam voluntas de necessitate vult bonum, in quantum naturaliter vult bonum.

 

Et per hoc patet solutio ad decimumtertium.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod libertas quae augetur et minuitur, est libertas a peccato et a miseria, non autem libertas a coactione ; unde non sequitur quod voluntas possit ad hoc deduci quod cogatur.

 

Ad primum autem in contrarium dicendum, quod auctoritas illa est intelligenda de necessitate coactionis, quae repugnat voluntati, non autem de necessitate naturalis inclinationis, quae secundum Augustinum in V de Civitate Dei [cap. 10], voluntati non repugnat.

 

Ad secundum dicendum, quod non pertinet ad impotentiam voluntatis, si naturali inclinatione de necessitate in aliquid feratur, sed ad eius virtutem ; sicut grave tanto est virtuosius, quanto maiori necessitate deorsum fertur. Pertineret autem ad eius infirmitatem, si ab alio cogeretur.

 

Ad tertium dicendum, quod libertas, secundum Augustinum [ut hic supra], opponitur necessitati coactionis, non autem naturalis inclinationis.

Ad quartum dicendum, quod necessitas naturalis non repugnat dignitati voluntatis ; sed sola necessitas coactionis.

 

Ad quintum dicendum quod voluntas, in quantum est rationalis, ad opposita se habet : hoc est enim considerare ipsam secundum hoc quod est ei proprium ; sed prout est natura quaedam, nihil prohibet eam determinari ad unum.

 

Ad sextum dicendum, quod voluntas dividitur contra appetitum naturalem cum praecisione sumptum, id est qui est naturalis tantum, sicut homo contra id quod est animal tantum ; non autem dividitur contra appetitum naturalem absolute, sed includit ipsum, sicut homo includit animal.

 

Ad septimum dicendum, quod illa etiam ratio procedit de voluntate secundum quod voluntas est ; hoc enim est proprium voluntati, in quantum est voluntas, quod sit domina suorum actuum.

 

 

 

 

 

 

Article 6 - LA VOLONTÉ VEUT-ELLE PAR NÉCESSITÉ TOUT CE QU’ELLE VEUT ?

(Sexto quaeritur utrum voluntas de necessitate velit quidquid vult.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Plus une chose est noble, plus elle est immuable. Or vivre est plus noble qu’être, penser que vivre, et vouloir que penser. Vouloir est donc plus immuable qu’être. Or l’être de l’âme qui veut est immuable, car il est incorruptible. Donc son vouloir aussi est immuable ; et ainsi, tout ce qu’elle veut, elle le veut immuablement et nécessairement.

 

 

2° Plus une chose est conforme à Dieu, plus elle est immuable. Or l’âme est plus conformée à Dieu par la seconde conformité, qui est celle de la ressemblance, que par la première conformité, qui est celle de l’image. Or, dans la première conformité, elle a l’immuabilité ; car l’âme ne peut perdre l’image, suivant le psaume 38, v. 7 : « l’homme passe dans l’image ». Donc, suivant la seconde conformité aussi, qui est celle de la ressemblance, consistant dans l’ordination normale de la volonté, il aura l’immuabilité, en sorte que la volonté veuille immuablement le bien et ne puisse vouloir le mal.

 

 

3° La puissance est à l’étant potentiel ce que l’acte est à l’étant en acte. Or Dieu, étant bon en acte, ne peut faire quelque chose de mauvais en acte. Donc sa puissance, qui est bonne, ne peut non plus produire une chose qui soit mauvaise en puissance ; et ainsi, la volonté que la puissance divine a produite ne peut se porter vers le mal.

 

4° Selon le Philosophe aux sixième et septième livres de l’Éthique, les fins sont aux moyens, dans le domaine des opérables ou des appétibles, ce que les principes sont aux conclusions dans les sciences démonstratives. Or, par les principes qui sont connus naturellement est introduite une nécessité dans l’intelligence, de sorte qu’elle connaît les conclusions par nécessité. Puis donc que la volonté veut par nécessité la fin ultime de la façon déjà exposée, elle voudra aussi par nécessité toutes les autres choses qui sont ordonnées à la fin ultime.

 

 

 

5° Tout ce qui est naturellement déterminé à une chose, obtient cette chose par nécessité, à moins qu’il n’y ait un empêchement. Or la volonté « veut naturellement le bien », comme dit la Glose à propos de Rom. 7, 15. Elle veut donc immuablement le bien, puisqu’il n’est rien qui puisse l’empêcher, attendu qu’elle est « la plus puissante après Dieu », selon saint Bernard.

6° De même que les ténèbres sont opposées à la lumière, de même le mal est opposé au bien. Or la vue, qui est naturellement déterminée à connaître la lumière et les corps lumineux, les voit si naturellement qu’elle ne peut pas voir ce qui est ténébreux. Donc la volonté aussi, dont l’objet est le bien, veut si immuablement le bien qu’elle ne pourra aucunement vouloir le mal. Et ainsi, la volonté a quelque nécessité non seulement à l’égard de la fin ultime, mais aussi à l’égard des autres choses.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit que « c’est la volonté qui nous rend pécheurs et qui nous fait vivre selon la justice ». La volonté ne se rapporte donc immuablement ni au bien ni au mal.

 

2) Selon saint Augustin, « le péché est à ce point volontaire que, si le volontaire est absent, il n’y a pas de péché ». Si donc le péché ne vient aucunement de la volonté, le péché n’existera aucunement ; ce qui est faux, comme l’expérience le montre.

 

Réponse :

 

Une chose est dite nécessaire, parce qu’elle est immuablement déterminée à un seul terme. Aussi, puisque la volonté se rapporte à de nombreuses choses de façon indéterminée, elle n’a pas de nécessité à l’égard de toutes, mais à l’égard de celles-là seules auxquelles elle est déterminée par une inclination naturelle, comme on l’a dit. Et parce que tout mobile se ramène, comme à un principe, à un immobile, et l’indéterminé à un déterminé, pour cette raison il est nécessaire que ce à quoi la volonté est déterminée soit le principe qui lui fait rechercher les choses auxquelles elle n’est pas déterminée ; et cela, c’est la fin ultime, comme on l’a dit. Or l’indétermination de la volonté se rencontre relativement à trois choses : l’objet, l’acte, et la relation à la fin.

 

 

Relativement à l’objet, la volonté est indéterminée quant aux moyens, non quant à la fin ultime elle-même, comme on l’a dit. Et il en est ainsi, parce que l’on peut parvenir à la fin ultime par de nombreuses voies, et qu’à des sujets divers conviennent des voies diverses pour parvenir à elle. Voilà pourquoi l’appétit de la volonté ne peut être déterminé dans les moyens, contrairement aux réalités naturelles, qui n’ont, pour une fin certaine et déterminée, que des voies certaines et déterminées. Et ainsi, l’on voit clairement que les réalités naturelles recherchent par nécessité les moyens tout autant que la fin ; de sorte que l’on ne peut rien concevoir en elles qu’elles puissent rechercher ou ne pas rechercher. La volonté, par contre, recherche la fin ultime par nécessité, de sorte qu’elle ne peut pas ne pas la rechercher, mais elle ne recherche par nécessité aucun des moyens. Par conséquent, quant à de telles choses, il est en son pouvoir de rechercher ceci ou cela.

 

 

Ensuite, la volonté est indéterminée aussi relativement à l’acte ; car même à l’égard d’un objet déterminé, elle peut user de son acte quand elle veut, ou ne pas en user ; en effet, elle peut passer à l’acte de vouloir quant à n’importe quel objet, ou ne point passer à l’acte. Et cela ne se produit pas dans les réalités naturelles : en effet, le grave descend toujours en acte vers le bas, à moins qu’une chose ne l’empêche. Et cela vient de ce que les réalités inanimées ne sont pas mues par elles-mêmes, mais par d’autres choses : il ne dépend donc pas d’elles qu’elles soient mues ou non ; au lieu que les réalités animées se meuvent par elles-mêmes, et de là vient que la volonté peut vouloir et ne pas vouloir.

 

Enfin, il y a une indétermination de la volonté touchant la relation à la fin, en tant que la volonté peut rechercher ce qui est ordonné en vérité à la fin normale, ou ce qui y est ordonné seulement selon l’appa­rence. Et cette indétermination vient de deux choses : de l’indétermination à l’égard de l’objet dans les moyens, et en outre de l’indétermination de l’appré­hension, qui peut être droite ou non ; en effet, de même que d’un principe vrai donné ne suit une conclusion fausse que par quelque fausseté de la raison, soit qu’elle pose une mineure fausse, soit qu’elle ordonne faussement le principe à la conclusion, de même, dès lors qu’on a en soi un appétit droit de la fin ultime, il ne pourrait s’ensuivre que l’on recherche quelque chose de façon désordonnée, que si la raison prenait comme pouvant être ordonné à la fin une chose qui ne peut l’être ; par exemple, celui qui recherche naturellement la béatitude avec un

appétit droit, ne serait jamais conduit à rechercher la fornication, si ce n’était en tant qu’il l’appréhende comme un certain bien de l’homme, en tant qu’elle est un certain objet délectable, et ainsi il l’appré­hende comme pouvant être ordonnée à la béatitude, telle une certaine image de la béatitude. D’où s’ensuit une indétermination de la volonté, qui lui permet de rechercher le bien ou le mal.

 

Or, puisque la volonté est appelée libre en tant qu’elle n’a pas de nécessité, la liberté de la volonté sera considérée à trois points de vue : quant à l’acte, en tant qu’elle peut vouloir et ne pas vouloir ; quant à l’objet, en tant qu’elle peut vouloir ceci ou cela, et même son opposé ; et quant au rapport à la fin, en tant qu’elle peut vouloir le bien ou le mal. Quant au premier de ces points de vue, la liberté est dans la volonté en n’im­porte quel état de la nature et quant à n’importe quel objet. En effet, toute volonté a son acte en son pouvoir relativement à n’importe quel objet. Le deuxième de ces points de vue regarde certains objets, c’est-à-dire les moyens et non la fin elle-même ; et là aussi, en n’importe quel état de la nature. Le troisième point de vue ne regarde pas tous les objets, mais certains, c’est-à-dire les moyens ; et non pas relativement à n’importe quel état de la nature, mais à celui-là seul en lequel la nature peut faillir. Car là où l’appréhension et la confrontation sont indéfectibles, il ne peut y avoir de volonté du mal, même dans les moyens, comme on le voit clairement dans le cas des bienheureux. Et c’est pourquoi l’on dit que vouloir le mal n’est ni une liberté, ni une partie de la liberté, quoique ce soit un certain signe de liberté.

Réponse aux objections :

 

1° L’âme ne tient pas d’elle-même la détermination de son être, mais elle la tient d’autre chose ; en revanche, elle-même se détermine son vouloir ; voilà pourquoi, bien que l’être soit immuable, cependant son vouloir est indéterminé, et peut par conséquent s’infléchir en divers sens. Et cependant, il n’est pas vrai que le penser ou le vouloir soit plus noble que l’être, si on les sépare de l’être : au contraire, l’être est alors plus noble qu’eux, suivant Denys au cinquième chapitre des Noms divins.

 

2° La conformité de l’image se prend des puissances naturelles, qui lui sont déterminées par la nature ; voilà pourquoi cette conformité demeure toujours. Mais la seconde conformité, qui est celle de la ressemblance, a lieu par la grâce, et par les habitus et les actes des vertus, auxquels l’âme est ordonnée par l’acte de la volonté, qui est établi en son pouvoir ; voilà pourquoi cette conformité ne demeure pas toujours.

 

 

3° Il n’y a pas en Dieu la puissance passive ou matérielle, qui s’oppose à l’acte, et pour laquelle vaut l’objection, mais la puissance active, qui est l’acte lui-même, car chaque chose est puissante pour agir dans la mesure où elle est en acte. Et cependant, ce n’est pas en tant qu’elle vient de Dieu que la volonté a le pouvoir de s’infléchir vers le mal, mais en tant qu’elle vient du néant.

 

 

 

4° Dans les sciences démonstratives, les conclusions se rapportent aux principes de telle façon que, si l’on ôte la conclusion, le principe est ôté ; et ainsi, à cause de cette détermination des conclusions relativement aux principes, l’intelligence est contrainte par les principes eux-mêmes à assentir aux conclusions. Mais les moyens n’ont pas à l’égard de la fin cette détermination que, si l’on ôte l’un d’eux, la fin est ôtée, puisque c’est par des voies diverses que l’on peut parvenir à la fin ultime, soit suivant la vérité, soit selon l’apparence. Voilà pourquoi la nécessité qui est dans l’appétit volontaire relativement à la fin n’induit pas en lui une nécessité relativement aux moyens.5° La volonté veut naturellement le bien, mais pas de façon déterminée ce bien-ci ou celui-là ; de même que la vue voit naturellement la couleur, mais pas de façon déterminée celle-ci ou celle-là. Et pour cette raison, tout ce qu’elle veut, elle le veut sous l’aspect du bien ; il n’est cependant pas nécessaire qu’elle veuille toujours ce bien-ci ou celui-là.

 

6° Aucune chose n’est mauvaise au point qu’elle ne puisse avoir aucune apparence de bien ; et en raison de cette bonté, elle a la possibilité de mouvoir l’appétit.

 

Et videtur quod sic.

 

Quanto enim aliquid est nobilius, tanto est immutabilius. Sed vivere est nobilius quam esse, intelligere quam vivere, et velle quam intelligere. Ergo velle est immutabilius quam esse. Sed esse animae volentis est immutabile, quia est incorruptibile. Ergo et velle eius est immutabile ; et ita, quidquid vult, immutabiliter et necessario vult.

 

Praeterea, quanto aliquid est Deo conformius, tanto immutabilius est. Sed magis conformatur anima Deo secunda conformitate quae est similitudinis, quam prima conformitate, quae est imaginis. In prima autem conformitate habet immutabilitatem ; quia non potest imaginem amittere anima, secundum illud Ps. XXXVIII, 7 : in imagine pertransit homo. Ergo et secundum conformitatem secundam, quae est similitudinis, consistens in debita voluntatis ordinatione, habebit immutabilitatem, ut voluntas immutabiliter velit bonum, nec possit velle malum.

 

Praeterea, sicut se habet actus ad ens actu, ita potentia ad ens potentiale. Sed Deus, cum sit actu bonus, non potest aliquid actu malum facere. Ergo etiam eius potentia, quae bona est, non potest producere aliquid quod sit malum in potentia : et ita voluntas quam divina potentia produxit, non potest in malum.

 

Praeterea, secundum philosophum in VI [l. 10 (1144 a 31)] et VII [l. 8 (1151 a 16)] Ethic., sicut principia se habent ad conclusiones in scientiis demonstrativis, ita fines ad ea quae sunt ad fines in operabilibus

et appetibilibus. Sed ex principiis quae sunt naturaliter scita, indu­citur necessitas in intellectum ut conclusiones de necessitate cognoscat. Ergo ex hoc quod voluntas de necessitate vult finem ultimum per modum iam dictum, de necessitate etiam volet omnia alia quae in finem ultimum ordinantur.

 

Praeterea, omne illud quod est naturaliter determinatum ad aliquid, de necessitate consequitur illud, nisi sit aliquid impediens. Sed voluntas naturaliter vult bonum, ut dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1423 A] Roman. VII, 15. Ergo immutabiliter vult bonum, cum non sit aliquid quod eum impedire posset, eo quod est sub Deo potentissima, secundum Bernardum [cf. De grat. et lib. arb., cap. 10].

 

Praeterea, sicut tenebra opponitur luci, ita malum bono. Sed visus qui est naturaliter determinatus ad cognoscendum lucem et lucida, ita naturaliter ea videt, quod illud quod est tenebrosum, videre non potest. Ergo et voluntas, cuius obiectum est bonum, ita immutabiliter vult bonum, quod malum nullo modo velle poterit. Et sic voluntas habet aliquam necessitatem non solum respectu finis ultimi, sed etiam respectu aliorum.

 

 

Sed contra. Augustinus [Retract. I, 9] dicit, quod voluntas est qua peccatur et recte vivitur. Ergo voluntas non se habet immutabiliter neque ad bonum neque ad malum.

 

Praeterea, secundum Augustinum [cf. De vera relig., cap. 14], peccatum adeo est voluntarium, quod nisi sit voluntarium non est peccatum. Si igitur peccatum nullo modo est a voluntate, peccatum nullo modo erit ; quod experimento patet esse falsum.

 

 

Responsio. Dicendum, quod ex hoc aliquid dicitur esse necessarium, quod est immutabiliter determinatum ad unum. Unde, cum voluntas indeterminate se habeat respectu multorum, non habet respectu omnium necessitatem, sed respectu eo­rum tantum ad quae naturali inclinatione determinatur, ut dictum est. Et quia omne mobile reducitur ad immobile, et indeterminatum ad determinatum, sicut ad principium ; ideo oportet quod id ad quod voluntas est determinata, sit principium appetendi ea ad quae non est determinata ; et hoc est finis ultimus, ut dictum est. Invenitur autem indeter­minatio voluntatis respectu trium : scilicet respectu obiecti, respectu actus, et respectu ordinis in finem.

Respectu obiecti quidem est indeterminata voluntas quantum ad ea quae sunt ad finem, non quantum ad ipsum finem ultimum, ut dictum est. Quod ideo contingit, quia ad finem ultimum multis viis perveniri potest, et diversis diversae viae competunt perveniendi in ipsum. Et ideo non potuit esse appetitus voluntatis determinatus in ea quae sunt ad finem, sicut est in rebus naturalibus, quae ad certum finem et determinatum non habent nisi certas et determina­tas vias. Et sic patet quod res naturales, sicut de necessitate appetunt finem, ita et ea quae sunt ad finem ; ut nihil sit in eis accipere quod possint appetere vel non appetere. Sed voluntas de necessitate appetit finem ultimum, ut non possit ipsum non appetere ; sed non de necessitate ap­petit aliquid eorum quae sunt ad fi­nem. Unde respectu huiusmodi est in eius potestate appetere hoc vel illud.

Secundo est voluntas indeterminata etiam respectu actus ; quia etiam circa obiectum determinatum potest uti actu suo cum voluerit, vel non uti ; potest enim exire in actum volendi respectu cuiuslibet, vel non exire. Quod in rebus naturalibus non contingit : grave enim semper descendit deorsum in actu, nisi aliquid prohibeat. Quod exinde contingit, quod res inanimatae non sunt motae a seipsis, sed ab aliis ; unde non est in eis moveri vel non moveri : res autem animatae moventur a seipsis ; et inde est quod voluntas potest velle et non velle.

 

 

Tertio indeterminatio voluntatis est respectu ordinis ad finem, in quantum voluntas potest appetere id quod secundum veritatem in finem debitum ordinatur, vel quod secundum apparentiam tantum. Et haec in­determinatio ex duobus contingit : scilicet ex indeterminatione circa obiectum in his quae sunt ad finem, et iterum ex indeterminatione apprehensionis, quae potest esse recta vel non recta ; sicut enim ex aliquo principio vero dato non sequitur falsa conclusio nisi per aliquam falsitatem rationis vel assumentis aliquam falsam, vel falso ordinantis principium in conclusionem. Ita etiam ex quo inest appetitus rectus ultimi finis, non posset sequi quod aliquis inordinate aliquid appeteret, nisi ratio acciperet aliquid ut ordinabile in finem quod non est in finem ordinabile ; sicut qui appetit naturaliter beatitudinem appetitu recto, nunquam deduceretur in appetendam fornicationem, nisi in quantum apprehendit eam ut quoddam hominis bonum, in quantum est quiddam delectabile, et sic ut ordinabilem in beatitudinem, velut quamdam imaginem eius. Et ex hoc sequitur indeterminatio voluntatis, qua potest bonum vel malum appetere.

Cum autem voluntas dicatur libera, in quantum necessitatem non habet, libertas voluntatis in tribus considerabitur : scilicet quantum ad actum, in quantum potest velle vel non velle ; et quantum ad obiectum, in quantum potest velle hoc vel illud, etiam eius oppositum ; et quantum ad ordinem finis, in quantum potest velle bonum vel malum. Sed quantum ad primum horum inest libertas voluntati in quolibet statu naturae respectu cuiuslibet obiecti. Cuiuslibet enim voluntatis actus est in potestate ipsius respectu cuiuslibet obiecti. Secundum vero horum est respectu quorumdam obiectorum, scilicet respectu eorum quae sunt ad finem, et non ipsius finis ; et etiam secundum quemlibet statum naturae. Tertium vero non est respectu omnium obiectorum, sed quorumdam, scilicet eorum quae sunt ad finem ; nec respectu cuiuslibet status naturae, sed illius tantum in quo natura deficere potest. Nam ubi non est defectus in apprehendendo et conferendo, non potest esse voluntas mali etiam in his quae sunt ad finem, sicut patet in beatis. Et pro tanto dicitur, quod velle malum nec est libertas, nec pars libertatis, quamvis sit quoddam libertatis signum.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod esse animae non est ei determinatum a seipsa, sed ab alio ; sed ipsa determinat sibi suum velle ; et ideo, quamvis esse sit immutabile, tamen velle indeterminatum est, ac per hoc in diversa flexibile. Et tamen non est verum quod intelligere vel velle sit nobilius quam esse si secernantur ab esse, immo sic esse est eis nobilius, secundum Dionysium V cap. de Divinis Nominibus [§ 3].

 

Ad secundum dicendum, quod conformitas imaginis attenditur secundum potentias naturales, quae sunt ei determinatae a natura ; et ideo illa conformitas semper manet. Sed secunda conformitas, quae est similitudinis, est per gratiam, et habitus et actus virtutum, ad quae anima ordinatur per actum voluntatis, qui in sua potestate consistit ; et ideo ista conformitas non semper manet.

 

Ad tertium dicendum, quod in Deo non est potentia passiva vel materialis, quae distinguitur contra actum, de qua obiectio procedit ; sed potentia activa, quae est ipse actus, quia unumquodque est potens agere secundum quod est actu. Et tamen hoc quod voluntas sit flexibilis ad malum, non habet secundum quod est a Deo, sed secundum quod est de nihilo.

 

Ad quartum dicendum, quod in scientiis demonstrativis conclusio-nes hoc modo se habent ad prin-cipia, quod remota conclusione removetur principium ; et sic propter hanc determinationem conclusionum respectu principiorum, ex ipsis

principiis intellectus cogitur ad consentiendum conclusionibus. Sed ea quae sunt ad finem, non habent hanc determinationem respectu finis, ut remoto aliquo eorum, removeatur finis ; cum per diversas vias possit perveniri ad finem ultimum vel secundum veritatem vel secundum apparentiam. Et ideo ex necessitate quae inest appetitui voluntario respectu finis, non inducitur necessitas ei respectu eorum quae sunt ad finem.

 

Ad quintum dicendum, quod voluntas vult naturaliter bonum, sed non determinate hoc bonum vel illud ; sicut visus naturaliter videt colorem, sed non hunc vel illum determinate. Et propter hoc, quidquid vult, vult sub ratione boni ; non tamen oportet quod semper hoc vel illud bonum velit.

 

Ad sextum dicendum, quod nihil est adeo malum quod non possit habere aliquam speciem boni ; et ratione illius bonitatis habet quod movere possit appetitum.

 

 

 

 

Article 7 - CE QUE L’ON VEUT PAR NÉCESSITÉ, MÉRITE-T-ON EN LE VOULANT ?

(Septimo quaeritur utrum aliquis mereatur volendo illud quod de necessitate vult.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Ce que l’on veut par nécessité, on le veut naturellement. Or nous ne méritons pas par ce qui est naturel. Nous ne méritons donc pas par une telle volonté.

 

2° Le mérite et le démérite concernent le même sujet. Or « nul ne démérite en ce qu’il ne peut éviter », suivant saint Augustin. Nul ne mérite donc en ce qu’il veut par nécessité.

 

 

 

3° L’on ne mérite que par un acte de vertu. Or tout acte de vertu vient d’une élection, et non d’une inclination naturelle. Nul ne mérite donc en ce qu’il veut par nécessité.

 

En sens contraire :

 

1) N’importe quelle créature recherche Dieu naturellement et par nécessité. Or, dans l’amour de Dieu, nous méritons. On peut donc mériter en ce que l’on veut nécessairement.

 

2) La béatitude consiste dans la vie éternelle. Or, en recherchant la vie éternelle, les saints méritent. L’on mérite donc, en voulant ce que l’on veut naturellement.

 

 

 

Réponse :

 

En voulant ce que l’on veut naturellement, d’une certaine façon l’on mérite, et d’une autre façon non. Et pour le voir clairement, il faut savoir que l’homme et les autres animaux n’ont pas été naturellement pourvus de la même manière, tant pour le corps que pour l’âme.

 

En effet, les autres animaux, quant au corps, ont été pourvus de téguments spéciaux : un cuir dur, des plumes et d’autres choses semblables ; ainsi que de défenses particulières, comme des cornes, des griffes, etc. ; et cela parce qu’ils ont peu de procédés d’opération, et qu’à ces procédés peuvent être ordonnés des instruments déterminés. Mais l’homme a été pourvu de ces choses en général, la nature lui ayant donné des mains afin que, par elles, il puisse se préparer à la fois divers téguments et diverses défenses ; et ce parce que la raison de l’homme est si multiple et s’étend à des choses si différentes, qu’il ne peut lui être préparé suffisamment d’instru­ments déterminés.

 

Il en va de même du côté de l’appré­hension : aux autres animaux ont été données certaines conceptions spéciales relevant de l’estimation naturelle et qui leur sont nécessaires ; par exemple au mouton, que le loup est son ennemi, et autres choses de ce genre ; mais à l’homme, au lieu de ces choses, ont été donnés les principes universels connus naturellement, par lesquels il peut raisonner sur tout ce qui lui est nécessaire.

 

Et il en va de même du côté de l’appétit. En effet, aux autres réalités a été donné l’appétit naturel d’une chose déterminée, comme au grave, qu’il soit en bas, et à chaque animal aussi ce qui lui est convenable suivant sa nature ; mais à l’homme a été donné l’appétit de sa fin ultime en général, de sorte qu’il recherche naturellement de s’accomplir dans la bonté. Mais en quoi cet accomplissement consiste, si c’est dans les vertus, ou dans les sciences, ou dans les plaisirs, ou en d’autres choses semblables, cela ne lui est pas déterminé par la nature.

 

Lors donc que, par sa propre raison, aidé de la grâce divine, il appréhende comme sa béatitude quelque bien spécial en lequel sa béatitude consiste vraiment, alors il mérite, non parce qu’il tend à la béatitude qu’il recherche naturellement, mais parce qu’il recherche cette chose particulière qu’il ne recherche pas naturellement – ainsi la vision de Dieu –, en laquelle pourtant sa béatitude consiste véritablement. Mais si quelqu’un, par une raison erronée, est conduit à rechercher comme sa béatitude quelque chose de particulier, par exemple les plaisirs corporels, en lesquels cependant sa béatitude ne consiste pas véritablement, dans ce cas, en recherchant la béatitude, il démérite, non parce qu’il recherche la béatitude, mais parce que, de manière indue, il recherche comme béatitude cette chose en laquelle la béatitude ne se trouve pas. Il est donc clair que, lorsque l’on veut ce que l’on veut naturellement, ce n’est en soi ni méritoire ni déméritoire ; mais dans la mesure où on le détermine à ceci ou à cela, ce peut être soit méritoire soit déméritoire. Et c’est de cette façon que les saints méritent en recherchant Dieu et la vie éternelle.

 

Réponse aux objections :

 

Celle-ci apparaît dès lors clairement.

 

Et videtur quod non.

 

Quia illud quod quis de necessitate vult, naturaliter vult. Sed naturalibus non meremur. Ergo tali voluntate non meremur.

 

Praeterea, meritum et demeritum sunt circa idem. Sed nullus demeretur in eo quod vitare non potest, secundum Augustinum [De duabus anim., cap. 10 et De lib. arb. III, 18]. Ergo nullus meretur in eo quod de necessitate vult.

 

Praeterea, nullus meretur nisi per actum virtutis. Sed omnis actus virtutis est ex electione, non autem ex naturali inclinatione. Ergo nullus meretur in eo quod de necessitate vult.

 

Sed contra. Deum naturaliter et ex necessitate quaelibet creatura appetit. Sed in dilectione Dei meremur. Ergo in eo quod necessario quis vult mereri potest.

 

Praeterea, beatitudo in vita aeterna consistit. Sed sancti appetendo vitam aeternam merentur. Ergo aliquis meretur volendo id quod naturaliter vult.

Responsio. Dicendum, quod aliquis volendo id quod naturaliter vult, quodammodo meretur, et quodammodo non. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod differenter est aliquid provisum naturaliter homini et ceteris animalibus, tam secundum corpus, quam secundum animam.

Aliis enim animalibus secundum corpus provisa sunt specialia tegumenta, sicut corium durum, et plumae, et aliqua huiusmodi, specialia etiam munimenta, sicut cornua et ungues, et huiusmodi ; et hoc quia habent paucas vias operandi, ad quas possunt determinata instrumenta ordinari. Sed homini ista provisa sunt in generali, in quantum sunt ei datae manus a natura, quibus sibi valeat varia et tegumenta et munimenta praeparare ; et hoc ideo quia ratio hominis est ita multiplex et ad diversa se extendens, quod non possunt determinata instrumenta ei sufficientia praeparari.

 

Similiter etiam est ex parte apprehensionis, quod aliis animalibus sunt inditae secundum naturalem aestimationem quaedam speciales conceptiones eis necessariae ; sicut ovi, quod lupus sit ei inimicus, et alia huiusmodi ; sed loco horum homini sunt indita universalia principia naturaliter intellecta, per quae in omnia quae sunt ei necessaria, procedere potest.

 

Et similiter etiam est ex parte appetitus. Aliis enim rebus inditus est naturalis appetitus alicuius rei determinatae, sicut gravi quod sit deorsum et unicuique etiam animali id quod est sibi conveniens secundum suam naturam ; sed homini inditus est appetitus ultimi finis sui in communi, ut scilicet appetat naturaliter se esse completum in bonitate. Sed in quo ista completio consistat, utrum in virtutibus, vel scientiis, vel delectationibus, vel huiusmodi aliis, non est ei determinatum a natura.

Quando ergo ex propria ratione, adiutus divina gratia, apprehendit aliquod speciale bonum, ut suam beatitudinem, in quo vere sua beatitudo consistit, tunc meretur, non ex hoc quod appetit beatitudinem quam naturaliter appetit, sed ex hoc quod appetit hoc speciale quod non naturaliter appetit, ut visionem Dei, in quo tamen secundum rei veritatem sua beatitudo consistit. Si vero aliquis per rationem erroneam deducatur ut appetat aliquid speciale ut suam beatitudinem, puta corporales delectationes, in quibus tamen secundum rei veritatem sua beatitudo non consistit ; sic appetendo beatitudinem, demeretur, non quia appetit beatitudinem, sed quia indebite appetit hoc ut beatitudinem, in quo beatitudo non est. Patet igitur quod volendo id quod quis naturaliter vult, secundum se non est neque meritorium neque demeritorium ; sed secundum quod specificatur ad hoc vel ad illud, potest esse vel meritorium vel demeritorium. Et hoc modo sancti merentur appetendo Deum et vitam aeternam.

 

 

Et per hoc patet responsio ad obiecta.

 

 

 

 

Article 8 - DIEU PEUT-IL CONTRAINDRE LA VOLONTÉ ?

(Octavo quaeritur utrum Deus possit cogere voluntatem.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Quiconque fait tourner une chose du côté qu’il veut, peut la contraindre. Or, comme il est dit en Prov. 21, 1, « le cœur du roi est dans la main de Dieu, il le fera tourner du côté qu’il voudra ». Dieu peut donc contraindre la volonté.

 

2° À propos de Rom. 1, 24 : « Aussi Dieu les a-t-il livrés, etc. », la Glose de saint Augustin dit : « Il est manifeste que Dieu agit dans le cœur des hommes pour incliner leur volonté comme il veut, soit au bien en raison de sa miséricorde, soit au mal en raison

de ce qui leur est dû. » Dieu peut donc contraindre la volonté.

 

 

 

3° Si le fini agit de façon finie, l’infini agira de façon infinie. Or quelque créature finie entraîne la volonté de façon finie : car, comme dit Cicéron, l’honnête est ce qui nous entraîne par sa force, et nous attire par sa dignité. Dieu, qui a une puissance infinie dans son action, peut donc totalement contraindre la volonté.

 

 

4° On dit, au sens propre, que l’on est contraint à quelque chose, lorsqu’on ne peut pas ne pas le faire, qu’on le veuille ou non. Or la volonté ne peut pas ne pas vouloir ce que Dieu, par volonté de bon plaisir, veut qu’elle veuille ; sinon la volonté de Dieu serait inefficace à l’égard de notre volonté. Dieu peut donc contraindre la volonté.

5° Il y a en toute créature une obéissance parfaite au Créateur. Or la volonté est une certaine créature ; il y a donc en elle une obéissance parfaite au Créateur ; Dieu peut donc la contraindre à ce qu’il veut.

 

En sens contraire :

 

1) Être libre de contrainte est naturel à la volonté. Or on ne peut ôter à quelque chose ses qualités naturelles. La volonté ne peut donc être contrainte par Dieu.

 

 

2) Dieu ne peut faire que des opposés soient vrais en même temps. Or le volontaire et le violent sont opposés, car le violent est une espèce d’involontaire, comme on le voit clairement au troisième livre de l’Éthique. Dieu ne peut donc faire que la volonté veuille quelque chose par contrainte ; et ainsi, il ne peut contraindre la volonté.

 

Réponse :

 

Dieu peut faire changer la volonté par nécessité, mais il ne peut cependant la contraindre. En effet, quelque grand changement que la volonté subisse quant à son objet, on ne dit pas qu’elle y est contrainte. Et la raison en est que vouloir quelque chose, cela même est une inclination à cette chose, au lieu que la contrainte ou la violence est contraire à l’inclination de la réa­lité qui est contrainte. Lors donc que Dieu fait changer la volonté, il fait qu’à l’incli­nation précédente succède une autre inclination, de sorte que la première est ôtée et que la seconde demeure. Par conséquent, ce à quoi il induit la volonté n’est pas contraire à l’inclination désormais existante, mais à l’inclination qui était auparavant dans la volonté : il n’y a donc pas violence ni contrainte. De même, il y a dans la pierre, en raison de sa pesanteur, une inclination vers le bas ; or, cette inclination demeurant, si on jette la pierre en l’air, il y aura violence. En revanche, si Dieu ôte de la pierre l’inclination de pesanteur et lui donne une inclination de légèreté, alors être emportée en haut ne lui sera pas violent ; et ainsi, le changement du mouvement peut être sans violence. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre que Dieu fait changer la volonté sans la contraindre.

 

Or Dieu peut faire changer la volonté, puisqu’il opère lui-même dans la volonté tout comme il le fait dans la nature ; aussi, de même que toute action naturelle vient de Dieu, de même toute action de la volonté, en tant qu’elle est une action, ne vient pas seulement de la volonté comme d’un agent immédiat, mais aussi de Dieu comme de l’agent premier, qui met plus fortement son empreinte. Par conséquent, de même que la volonté peut changer son acte en direction d’un autre objet, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de même, et bien plus encore, Dieu le peut. Or il fait changer la volonté de deux façons. D’abord en mouvant seulement, c’est-à-dire quand il meut la volonté à vouloir quelque chose, sans qu’il imprime aucune forme dans la volonté ; ainsi fait-il parfois, sans l’apposition d’un habitus, que l’homme veuille ce qu’il ne voulait pas auparavant. Ensuite, en imprimant une forme dans la volonté elle-même. En effet, de même que, par la nature même que Dieu lui a donnée, la volonté est inclinée à vouloir quelque chose, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de même par un ajout tel que la grâce ou la vertu, l’âme est inclinée à vouloir en outre une chose à laquelle elle

n’était pas auparavant déterminée par

une inclination naturelle. Mais cette inclination ajoutée est tantôt parfaite, tantôt im­parfaite. Quand elle est parfaite, elle

donne une inclination nécessaire vers ce à

quoi elle détermine – de même que, par

nécessité, la volonté est inclinée par la nature à rechercher la fin – comme c’est le cas des bienheureux, en lesquels la charité parfaite incline suffisamment au bien, non seulement quant à la fin ultime, mais aussi quant aux moyens. Mais parfois, la forme ajoutée n’est pas absolument parfaite, et tel est le cas des voyageurs ; alors la volonté est certes inclinée par la forme ajoutée, mais non par nécessité.

 

 

Réponse aux objections :

 

On voit dès lors clairement la solution des arguments. Car la première série d’ob­jections prouvait que Dieu peut faire changer la volonté, et la seconde série, qu’il ne peut pas la contraindre ; or les deux sont vrais, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

2° Cependant il faut savoir que, lorsque la glose citée dit que « Dieu agit dans le cœur des hommes pour incliner leur volonté au mal », « il ne faut pas comprendre cela – comme dit la Glose au même endroit – comme si Dieu communiquait la méchanceté ; mais en ce sens que, de même qu’il appose la grâce, d’où vient l’inclination de la volonté des hommes au bien, de même il la retire à certains ; et au retrait de cette grâce, leur volonté s’incurve vers le mal ».

 

Et videtur quod sic.

 

Quicumque enim vertit aliquid quocumque vult, potest illud cogere. Sed, sicut dicitur Prov. XXI, 1, cor regum in manu Dei : quocumque voluerit, vertet illud. Ergo Deus potest cogere voluntatem.

 

Praeterea, Rom. I, 24 super illud : propter quod tradidit Deus illos et cetera. Dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1332 A] Augustini : manifestum est Deum operari in cordibus hominum ad inclinandas voluntates eorum in quodcumque voluerit, sive in bonum pro misericordia sua, sive ad mala pro meritis eorum. Ergo Deus potest cogere voluntatem.

 

Praeterea, si finitum finite agit, infinitum aget infinite. Sed aliqua creatura finita trahit voluntatem finite : quia, ut dicit Tullius [De inventione II, 52, 157], honestum est quod sua vi nos trahit, et sua dignitate nos allicit. Ergo Deus, qui habet infinitam virtutem in agendo, potest totaliter cogere voluntatem.

 

Praeterea, ille proprie dicitur ad aliquid cogi qui non potest non facere illud sive velit sive non velit. Sed voluntas non potest non velle quod Deus voluntate beneplaciti vult eam velle ; alias voluntas Dei esset inefficax respectu voluntatis nostrae. Ergo Deus potest cogere voluntatem.

 

Praeterea, cuilibet creaturae inest perfecta obedientia ad creatorem. Sed voluntas creatura quaedam est ; ergo inest ei oboedientia perfecta ad creatorem ; ergo Deus potest eam cogere ad quod vult.

 

 

Sed contra. Est quod esse liberum a coactione est naturale voluntati. Sed naturalia non possunt ab aliquo removeri. Ergo voluntas non potest cogi a Deo.

 

Praeterea, Deus non potest facere quod opposita sint simul vera. Sed voluntarium et violentum sunt opposita, quia violentum est species involuntarii, ut patet in III Ethicorum [l. 1 (1109 b 35)]. Ergo Deus non potest facere ut voluntas aliquid coacte velit ; et ita non potest cogere voluntatem.

 

 

Responsio. Dicendum, quod Deus potest mutare voluntatem de necessitate, non tamen potest eam cogere. Quantumcumque enim voluntas immutetur in aliquid, non dicitur cogi in illud. Cuius ratio est, quia ipsum velle aliquid est inclinari in illud ; coactio autem vel violentia est contraria inclinationi illius rei quae cogitur. Cum igitur Deus voluntatem immutat, facit ut praecedenti inclinationi succedat alia inclinatio, ita quod prima aufertur, et secunda manet. Unde illud ad quod inducit voluntatem, non est contrarium inclinationi iam existenti, sed inclinationi quae prius inerat : unde non est violentia nec coactio. Sicut lapidi ratione suae gravitatis inest inclinatio ad locum deorsum ; hac autem inclinatione manente, si sursum proiiciatur, erit violentia. Si autem Deus auferat a lapide inclinationem gravitatis, et det ei inclinationem levitatis, tunc ferri sursum non erit ei violentum ; et ita immutatio motus potest esse sine violentia. Et per hunc modum intelligendum est quod Deus voluntatem immutat sine hoc quod voluntatem cogat.

 

Potest autem Deus voluntatem immutare ex hoc quod ipse in voluntate operatur sicut et in natura ; unde, sicut omnis actio naturalis est a Deo, ita omnis actio voluntatis in quantum est actio, non solum est a voluntate ut immediato agente, sed etiam a Deo ut primo agente, qui vehementius imprimit. Unde, sicut voluntas potest immutare actum suum in aliud, ut ex dictis patet, ita etiam et multo amplius, Deus. Immutat autem voluntatem dupliciter. Uno modo movendo tantum ; quando scilicet voluntatem movet ad aliquid volendum, sine hoc quod aliquam formam imprimat voluntati ; sicut sine appositione alicuius habitus, quandoque facit ut homo velit hoc quod prius non volebat. Alio vero modo imprimendo aliquam formam in ipsam voluntatem. Sicuti enim ex ipsa natura, quam Deus voluntati dedit, inclinatur voluntas in aliquid volendum, ut ex dictis patet ; ita ex aliquo superaddito, sicut est gratia vel virtus, inclinatur ulterius ad volendum aliquid anima, ad quod prius non erat determinata naturali inclinatione. Sed haec quidem inclinatio superaddita, quandoque est perfecta, quandoque imperfecta. Quando quidem est perfecta ita facit necessariam inclinationem in id ad quod determinat ; sicut per naturam de necessitate inclinatur voluntas in appetendum finem, sicut contingit in beatis, in quibus caritas perfecta inclinat sufficienter in bonum, non solum quantum ad finem ultimum, sed etiam quantum ad ea quae sunt ad finem. Aliquando vero forma superaddita non est usquequaque perfecta, sicut est in viatoribus ; et tunc ex forma superaddita voluntas inclinatur quidem, sed non de necessitate.

 

Et per hoc patet solutio ad obiecta. Nam primae rationes probabant quod Deus potest immutare voluntatem ; secundae vero, quod non potest cogere ; quorum utrumque verum est, ut ex dictis patet.

 

Sciendum tamen, quod ubi dicitur in Glossa inducta, quod Deus operatur in cordibus hominum ad inclinandas voluntates eorum in malum, non est intelligendum, ut Glossa ibidem dicit, quasi Deus malitiam impartiatur ; sed quia, sicut apponit gratiam, unde inclinatur hominum voluntas ad bonum, ita subtrahit quibusdam : qua subtracta, incurvatur voluntas eorum ad malum.

 

 

 

 

Article 9 - UNE CRÉATURE PEUT-ELLE FAIRE CHANGER LA VOLONTÉ, OU LAISSER EN ELLE UNE IMPRESSION ?

(Nono quaeritur utrum aliqua creatura possit immutare voluntatem,

vel imprimere in ipsam.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° La volonté est elle-même une certaine créature. Or la volonté change son acte comme elle veut. Il semble donc qu’une créature fasse changer la volonté et la contraigne.

 

2° Il est plus difficile de changer le tout que la partie. Or, suivant certains philosophes, les corps célestes font vouloir quelque chose à toute une multitude. Ils peuvent donc à bien plus forte raison, semble-t-il, contrain­dre la volonté d’un seul.

 

 

3° Quiconque est vaincu par quelqu’un, est contraint par lui. Or, suivant le Philosophe au septième livre de l’Éthique, les incontinents sont vaincus par les passions. Les passions font donc changer et contraignent la volonté de l’incontinent.

 

 

4° Selon saint Augustin au troisième livre sur la Trinité, les supérieurs, tant parmi les esprits que parmi les corps, meuvent les inférieurs, selon un certain ordre naturel. Or, de même que l’intelligence des bienheureux anges est supérieure à la nôtre, et plus parfaite, de même pour leur volonté par rapport à la nôtre. Donc, de même qu’ils peuvent par leur intelligence laisser une impression sur notre intelligence en l’éclai­rant, suivant l’enseignement de Denys, de même il semble qu’ils puissent par leur volonté laisser en quelque sorte une impression dans la nôtre en la faisant changer.

 

5° Selon Denys, les anges supérieurs éclairent, purifient et perfectionnent les inférieurs. Or, de même que l’illumination regarde l’intelligence, de même la purification semble regarder la volonté. Donc, de même que les anges peuvent laisser une impression sur l’intelligence, de même ils peuvent laisser une impression dans la volonté.

 

6° Une chose est plus apte à être changée par une nature supérieure que par une inférieure. Or, de même que l’appétit sensitif est inférieur à notre volonté, de même la volonté angélique est supérieure à celle-ci. Puis donc que l’appétit sensitif fait parfois changer la volonté, à bien plus forte raison la volonté angélique pourra-t-elle faire changer notre volonté.

 

7° En Lc 14, 23, le père de famille dit à son serviteur : « Presse-les d’entrer. » Or on entre à ce souper par la volonté. Notre volonté peut donc être forcée à quelque chose par l’ange, qui est le ministre de Dieu.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Bernard dit : « Le libre arbitre est le plus puissant après Dieu. » Or rien n’est changé que par un plus fort. Rien ne peut donc changer la volonté.

 

 

 

2) Le mérite et le démérite résident en quelque façon dans la volonté. Si donc une créature pouvait faire changer la volonté, elle pourrait rendre quelqu’un juste ou pécheur ; ce qui est faux, car on ne devient pécheur que par soi-même, et quelqu’un ne devient juste que par l’opération de Dieu et par sa propre coopération.

 

Réponse :

 

Que la volonté soit changée par quelque chose, cela peut s’entendre de deux façons. D’abord, en ce sens qu’elle est changée par son objet, comme la volonté est changée par son objet d’appétit : et ce n’est pas ainsi que nous cherchons ici ce qui fait changer la volonté. En effet, on l’a déjà montré, il y a un bien qui meut la volonté par nécessité à la façon d’un objet, quoique la volonté ne soit pas contrainte. Ensuite, on peut comprendre que la volonté est changée par quelque chose à la façon d’une cause efficiente ; et dans ce cas, nous disons non seulement qu’aucune créature ne peut contraindre la volonté en agissant sur elle, car Dieu même ne le pourrait pas, mais encore que nulle créature ne peut agir directement sur la volonté pour la faire changer nécessairement ou l’incliner d’une quelconque façon, ce que Dieu peut ; mais indirectement, une créature peut en quelque sorte incliner la volonté, non toutefois la faire changer nécessairement. Et en voici la raison. Puisque l’acte de la volonté est, pour ainsi dire, intermédiaire entre la puissance et l’objet, le changement de l’acte de volonté peut être considéré soit du côté de la volonté elle-même, soit du côté de l’objet.

 

Du côté de la volonté, seul peut changer l’acte de la volonté ce qui opère au-dedans de la volonté : la volonté elle-même, et ce qui est cause de l’être de la volonté, c’est-à-dire, suivant la foi, Dieu seul. Par conséquent, Dieu seul peut transférer d’un objet à l’autre, comme il veut, l’inclination qu’il a donnée à la volonté. Mais, suivant ceux qui soutiennent que l’âme a été créée par des intelligences (ce qui est pourtant contraire à la foi), l’ange lui-même, ou l’Intelligence, a un effet intérieur à la volonté, en tant qu’il cause l’être qui est intrinsèque à la volonté elle-même ; et c’est la raison pour laquelle Avicenne prétend que, de même que les corps célestes font changer nos corps, de même la volonté des âmes célestes fait changer nos volontés ; ce qui est cependant tout à fait hérétique.

 

 

 

Mais si l’on considère l’acte de la volonté du côté de l’objet, alors on trouve deux objets de la volonté. L’un, vers lequel une inclination naturelle est déterminée par nécessité, et cet objet est donné et proposé à la volonté par le Créateur, qui lui a donné une inclination naturelle vers cet objet ; par conséquent, personne si ce n’est Dieu seul ne peut faire changer nécessairement la volonté par un tel objet. L’autre est un objet de la volonté qui est certes de nature à incliner la volonté, en tant qu’il y a en lui quelque ressemblance ou relation à l’égard de la fin ultime désirée naturellement ; cependant cet objet ne fait pas changer la volonté par nécessité, comme on l’a déjà dit, car on ne trouve pas en lui seul une relation à la fin ultime désirée naturellement. Et par l’intermédiaire de cet objet, une créature peut incliner la volonté jusqu’à un certain point, non toutefois la faire changer nécessairement ; comme on le voit clairement lorsque quelqu’un persuade autrui de faire quelque chose en lui en représentant l’utilité ou l’honnêteté ; il est cependant au pouvoir de la volonté de l’accepter ou non, attendu qu’elle n’y est pas déterminée naturellement.

 

 

Ainsi donc, il est clair qu’aucune créature ne peut faire changer directement la volonté en agissant pour ainsi dire au-dedans de

la volonté elle-même ; mais elle peut, en

proposant quelque chose à la volonté, l’induire en quelque sorte extérieurement, non toutefois la faire changer nécessairement.

 

Réponse aux objections :

 

1° La volonté peut se changer elle-même quant à certains objets, et même directement, puisqu’elle est maîtresse de ses actes ; et quand on dit qu’elle n’est pas directement changée par la créature, on pense à une autre créature. Elle ne peut cependant pas se contraindre, car une contradiction est impliquée dans l’idée qu’une chose serait contrainte par elle-même : en effet, « l’acte violent est celui auquel le patient ne contribue en rien », mais auquel l’auteur de la violence contribue. Par conséquent, la volonté ne peut pas se contraindre, car alors elle-même contribuerait en quelque chose dans cette violence, en tant qu’elle se contraindrait, et ne contribuerait en rien, en tant qu’elle serait contrainte : ce qui est impossible ; et c’est aussi de cette façon que le Philosophe prouve au cinquième livre de l’Éthique que nul ne souffre une injustice de sa propre part, car celui qui souffre l’injustice, souffre quelque chose contre sa volonté ; mais s’il commet l’injustice, c’est suivant sa volonté.

 

2° Les corps célestes ne peuvent faire changer par nécessité ni la volonté d’un homme ni celle d’une multitude, mais ils peuvent faire changer les corps eux-mêmes. Or la volonté est, d’une certaine façon, inclinée par le corps lui-même, quoique non nécessairement, car elle peut résister : ainsi les colériques sont-ils inclinés à la colère par tempérament naturel, cependant un colérique peut, par la volonté, résister à cette inclination. Or, aux inclinations corporelles seuls résistent les sages, qui sont en petit nombre en regard des insensés : car « le nombre des insensés est infini » (Eccl. 1, 15). Et s’il est dit que les corps célestes font changer la multitude, c’est parce que la multitude suit les inclinations corporelles ; mais ils ne font pas changer tel ou tel, qui résiste par la prudence à l’inclination susdite.

 

 

 

3° Il n’est pas dit que l’incontinent est vaincu par les passions comme si les passions corporelles elles-mêmes contraignaient ou faisaient changer nécessairement la volonté ; sinon, l’incontinent ne devrait pas être puni, car la peine n’est pas due à l’involon­taire ; or on ne dit pas que l’incontinent opère involontairement, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique. Mais l’on dit que l’incontinent est vaincu par les passions, dans la mesure où il cède volontairement à leur impulsion.

 

 

4° Les anges ne laissent pas une impression sur l’intelligence comme s’ils opéraient quelque chose intérieurement dans l’intel­ligence ; mais ils le font seulement du côté de l’objet, en tant qu’ils proposent quelque intelligible par lequel notre intelligence est à la fois renforcée et convaincue d’assentir. Mais l’objet de la volonté proposé par l’ange ne fait pas changer la volonté par nécessité, comme on l’a dit ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

5° Cette purification par laquelle les anges sont purifiés regarde l’intelligence, car c’est une purification de la nescience, comme dit Denys au sixième chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique ; cependant, si elle regardait la volonté, il faudrait dire qu’ils purifient comme par persuasion.

 

 

6° Ce qui est inférieur à la volonté, comme le corps ou l’appétit sensitif, ne change pas la volonté comme par une action directe sur la volonté, mais il le fait seulement du côté de l’objet. En effet, l’objet de la volonté est le bien appréhendé ; mais le bien appréhendé par la raison universelle ne meut que moyennant une appréhension particulière, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme, car les actes existent dans des circonstances particulières. Or, par la passion même de l’appétit sensitif – dont la cause peut parfois être le tempérament du corps ou une quelconque impression corporelle, attendu que cet appétit use d’un organe –, l’appréhension particulière est elle-même empêchée et parfois totalement liée, si bien que ce que la raison supérieure dicte en général n’est pas appliqué actuellement à tel contexte particulier. Alors la volonté, dans son appétit, est mue vers le bien que l’appréhension particulière lui fait connaître, omettant celui que lui fait connaître la raison universelle. Et c’est de cette façon que de telles passions inclinent la volonté ; cependant, elles ne la font pas changer par nécessité, car il est au pouvoir de la volonté de réprimer de telles passions, afin que l’usage de la raison n’en soit pas empêché, suivant ce passage de Gen. 4, 7 : « sa concupiscence » – celle du péché – « sera sous toi ».

 

 

 

7° Cette action de presser, dont il est ici fait mention, n’est pas une contrainte, mais une persuasion efficace, soit par des moyens rudes, soit par des moyens doux.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia ipsa voluntas creatura quaedam est. Sed voluntas actum suum immutat quo vult. Ergo videtur quod aliqua creatura immutet voluntatem et cogat ipsam.

 

Praeterea, difficilius est immutare totum quam partem. Sed secundum quosdam philosophos, corpora caelestia immutant totam multitudinem ad aliquid volendum. Ergo multo fortius videtur quod possunt cogere voluntatem alicuius unius.

 

Praeterea, quicumque vincitur ab aliquo, cogitur ab illo. Sed secundum philosophum in VII Ethic. [l. 6 (1149 b 3) et 7 (1150 a 9)], incontinentes vincuntur a passionibus. Ergo passiones immutant et cogunt voluntatem incontinentis.

 

Praeterea, secundum Augustinum in III de Trin. [cap. 4], superiora tam in spiritibus quam in corporibus movent inferiora naturali quodam ordine. Sed Angelorum beatorum sicut intellectus est superior et perfectior nostro intellectu, ita et voluntas nos­tra voluntate. Ergo, sicut per intellec­tum suum possunt imprimere in in­tellectum nostrum, eum illuminando, secundum doctrinam Dionysii [cf. De cael. hier., cap. 4, § 4], ita videtur quod per voluntatem suam possint imprimere in voluntatem nostram aliqualiter, eam immutando.

 

Praeterea, secundum Dionysium [cf. De cael. hier., cap. 8, § 2], superiores Angeli illuminant, purgant et perficiunt inferiores. Sed sicut illuminatio pertinet ad intellectum, ita purgatio videtur pertinere ad affectum. Ergo, sicut Angeli possunt imprimere in intellectum, ita etiam in voluntatem.

 

Praeterea, magis natum est aliquid immutari a superiori natura quam ab inferiori. Sed voluntate nostra sicut est inferior appetitus sensibilis, ita est superior voluntas angelica. Ergo, cum appetitus sensibilis immutet interdum voluntatem, multo fortius voluntas angelica poterit voluntatem nostram immutare.

 

Praeterea, Luc. XIV, 23, dicit paterfamilias servo suo : compelle intrare. Intratur autem per voluntatem ad illam coenam. Ergo per Angelum, qui est minister Dei, potest voluntas nostra ad aliquid cogi.

 

 

Sed contra. Est quod Bernardus [cf. De grat. et lib. arb., cap. 10] dicit : liberum arbitrium est potentissimum sub Deo. Sed nihil immutatur nisi a fortiori. Ergo nihil potest voluntatem immutare.

 

Praeterea, meritum et demeritum in voluntate aliquo modo consistit. Si ergo aliqua creatura posset immutare voluntatem, posset aliquis iustificari vel peccator effici per aliquam creaturam : quod falsum est ; quia nullus fit peccator nisi per seipsum, nec aliquis fit iustus nisi Deo operante, et ipso cooperante.

 

 

Responsio. Dicendum, quod voluntas potest intelligi immutari ab aliquo dupliciter. Uno modo sicut ab obiecto suo, sicut voluntas immutatur ab appetibili : et sic non quaerimus hic de immutante voluntatem. Hoc enim supra ostensum est, quod aliquod bonum de necessitate movet voluntatem per modum obiecti, quamvis voluntas non cogatur. Alio vero modo potest intelligi voluntas immutari ab aliquo per modum causae efficientis : et sic dicimus, quod non solum nulla creatura potest cogere voluntatem agendo in ipsam, quia hoc nec Deus poterat ; sed nec etiam potest directe agere in voluntatem ut eam immutet necessario, vel qualitercumque inclinet, quod Deus potest ; sed indirecte potest aliqualiter inclinare voluntatem aliqua creatura, non tamen necessario immutare. Cuius ratio est, quia, cum actus voluntatis sit quasi medius inter potentiam et obiectum, immutatio actus voluntatis potest considerari vel ex parte ipsius voluntatis, vel ex parte obiecti.

 

 

Ex parte quidem voluntatis immutare actum voluntatis non potest nisi quod operatur intra voluntatem ; et hoc est ipsa voluntas, et id quod est causa esse voluntatis ; quod, secundum fidem, solus Deus est. Unde solus Deus potest inclinationem voluntatis quam ei dedit transferre de uno in aliud, secundum quod vult. Sed secundum illos qui ponunt animam creatam ab intelligentiis (quod tamen fidei contrarium est), ipse Angelus vel intelligentia habet effectum intrinsecum voluntati, in quantum causat esse quod est intrinsecum ipsi voluntati ; et secundum hoc Avicenna [Metaph. X, 1] ponit, quod sicut corpora nostra immutantur a corporibus caelestibus, ita voluntates nostrae immutantur a voluntate animarum caelestium ; quod tamen est omnino haereticum.

Sed si consideretur actus voluntatis ex parte obiecti, sic voluntatis invenitur duplex obiectum. Unum, ad quod de necessitate naturalis inclinatio determinatur. Et hoc quidem obiectum est voluntati inditum et propositum a creatore, qui ei naturalem inclinationem dedit in illud. Unde nullus potest necessario per tale obiectum immutare voluntatem nisi solus Deus. Aliud vero est obiectum voluntatis, quod quidem natum est inclinare voluntatem, in quantum est in eo aliqua similitudo vel ordo respectu ultimi finis naturaliter desiderati ; non tamen ex hoc obiecto voluntas de necessitate immutatur, ut prius dictum est, quia non in eo singulariter invenitur ordo ad ultimum finem naturaliter desideratum. Et mediante hoc obiecto potest aliqua creatura inclinare aliquatenus voluntatem, non tamen necessario immutare ; sicut patet cum aliquis persuadet alicui aliquid faciendum proponendo ei eius utilitatem vel honestatem ; tamen in potestate voluntatis est ut illud acceptet vel non acceptet, eo quod non est naturaliter determinata ad illud.

Sic igitur patet quod nulla creatura potest directe immutare voluntatem, quasi agendo intra ipsam voluntatem ; potest autem extrinsecus,

aliquid proponendo voluntati, eam aliqualiter inducere, non tamen necessario immutare.

Ad primum igitur dicendum, quod voluntas potest seipsam immutare respectu aliquorum etiam directe, cum sit domina suorum actuum ; et cum dicitur quod non immutatur directe a creatura, intelligitur a creatura alia. Non tamen ipsa potest se cogere, quia in hoc importatur contradictio, scilicet quod aliquid sit coactum a seipso : quia violentum est in quo nihil confert vim patiens, confert autem vim inferens. Et sic voluntas non potest se cogere, quia sic ipsa in illa vi aliquid conferret, in quantum cogeret se, et nil conferret, in quantum cogeretur : quod est impossibile ; per quem etiam modum probat philosophus in V Ethic. [l. 17 (1138 a 4 sqq.)], quod nullus patitur iniustum a seipso, quia qui patitur iniustum, patitur aliquid contra voluntatem suam ; si autem faciat iniustum, est secundum suam voluntatem.

 

Ad secundum dicendum, quod corpora caelestia non possunt de necessitate immutare voluntatem neque unius hominis neque multitudinis, sed possunt immutare ipsa corpora. Ex ipso autem corpore aliquo modo voluntas inclinatur, licet non necessario, quia resistere potest, sicut cholerici ex naturali complexione inclinantur ad iram ; tamen aliquis cholericus potest resistere per voluntatem isti inclinationi. Non autem resistunt nisi sapientes corporalibus inclinationibus, qui sunt pauci respectu stultorum : quia stultorum infinitus est numerus, Eccle. I, 15. Et ideo dicitur quod corpora caelestia immutant multitudinem, in quantum multitudo sequitur inclinationes corporales ; non autem immutant hunc vel illum, qui per prudentiam resistunt inclinationi praedictae.

 

Ad tertium dicendum, quod incontinens non dicitur vinci a passionibus quasi ipsae passiones corporales cogant vel immutent necessario voluntatem ; alioquin incontinens non esset puniendus, quia poena non debetur involuntario. Incontinens autem non dicitur involuntarius operari, secundum philosophum in III Ethic. [l. 4 (1111 a 22 sqq.)] ; sed dicitur incontinens vinci a passionibus, in quantum earum impulsui voluntarie cedit.

 

Ad quartum dicendum, quod Angeli non imprimunt intellectui quasi interius in intellectum aliquid agentes ; sed solum ex parte obiecti, in quantum aliquod intelligibile proponunt, quo et intellectus noster confortatur, et convincitur ad assensum. Sed obiectum voluntatis per Angelum propositum non de necessitate immutat voluntatem, ut dictum est ; et ideo non est simile.

 

Ad quintum dicendum, quod purgatio illa secundum quam Angeli purgantur, ad intellectum pertinet, est enim purgatio a nescientia, ut Dionysius dicit, VI cap. Ecclesiast. Hier­arch. [pars 3, § 6] : si tamen pertineret ad affectum, dicerentur purgare quasi persuadendo.

 

Ad sextum dicendum, quod illud quod est inferius voluntate, ut corpus vel appetitus sensibilis, non immutat voluntatem quasi directe in voluntatem agendo, sed solum ex parte obiecti. Obiectum enim voluntatis est bonum apprehensum ; sed bonum apprehensum a ratione universali non movet nisi mediante apprehensione particulari, ut dicitur in III de Anima [l. 16 (434 a 16)], eo quod actus sunt in particularibus. Ex ipsa autem passione appetitus sensitivi cuius causa potest esse interdum complexio corporis, vel quaecumque impressio corporalis ex hoc quod appetitus ille utitur organo, impeditur et interdum totaliter ligatur ipsa particularis apprehensio, ut id quod ratio superior dictat in universali, non applicetur actu ad hoc particulare. Et sic voluntas in appetendo movetur ad illud bonum quod sibi nuntiat apprehensio particularis, praetermisso illo bono quod nuntiat ratio universalis. Et per hunc modum huiusmodi passiones voluntatem inclinant ; non tamen de necessitate immutant, quia in potestate voluntatis est huiusmodi passiones comprimere, ut usus rationis non impediatur, secundum id Genes. IV, 7 : subter te erit appetitus illius, scilicet peccati.

 

Ad septimum dicendum, quod compulsio illa de qua ibi fit mentio, non est coactionis, sed efficacis persuasionis, vel per aspera, vel per lenia.

 

 

 

 

Article 10 - LA VOLONTÉ ET L’INTELLIGENCE SONT-ELLES UNE MÊME PUISSANCE ?

(Decimo quaeritur utrum voluntas et intellectus sint una potentia.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Les puissances se distinguent par les objets. Or l’objet de l’intelligence est le vrai, mais celui de la volonté, le bien. Puis donc que le vrai et le bien sont identiques quant au suppôt et diffèrent quant à la raison formelle, il semble que l’intelligence et la volonté soient réellement identiques, et diffèrent seulement de raison.

 

2° Selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, la volonté est dans la raison. Donc, ou bien elle est identique à la raison, ou bien elle est une partie de la raison. Or la raison est la même puissance que l’intel­ligence. Donc la volonté aussi.

 

3° Les puissances de l’âme se divisent communément en raisonnable, concupiscible et irascible. Or la volonté se distingue de l’irascible et du concupiscible. Elle est donc contenue dans le raisonnable.

 

4° Partout ou l’on trouve un objet identique réellement et quant à la notion, il y a une seule puissance. Or la volonté et l’intel­ligence pratique ont un objet identique réel­lement et quant à la notion : en effet, ils semblent avoir tous deux le bien pour objet. L’intelligence pratique n’est donc pas une autre puissance que la volonté. Or l’intel­ligence spéculative n’est pas une autre puissance que l’intelligence pratique car, suivant le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, « le spéculatif devient pratique par extension ». La volonté et l’intelligence sont donc purement et simplement une seule puissance.

 

5° De même que, pour connaître la différence entre deux choses, il est nécessaire que ce soit le même qui connaisse les deux choses entre lesquelles on considère la différence, de même il est nécessaire que ce soit le même qui connaisse et qui veuille. Or, pour connaître la différence entre deux choses, comme entre le blanc et le doux, il est nécessaire que ce soit la même puissance qui connaisse les deux : ce qui permet au Philosophe de prouver, au deuxième livre sur l’Âme, que le sens commun existe. Donc, pour la même raison, il est nécessaire qu’il y ait une puissance unique qui connaisse et qui veuille ; et ainsi, l’intel­ligence et la volonté sont une puissance unique, semble-t-il.

 

En sens contraire :

 

1) L’appétitif est un genre de l’âme autre que l’intellectif, suivant le Philosophe. Or la volonté est contenue dans l’appétitif. La volonté est donc une autre puissance que l’intelligence.

 

 

 

2) L’intelligence peut être contrainte, suivant le Philosophe au cinquième livre de la Métaphysique. Or la volonté ne peut être contrainte, comme on l’a dit. L’intelligence et la volonté ne sont donc pas une puissance unique.

 

Réponse :

 

La volonté et l’intelligence sont des puissances différentes, et même elles relèvent de genres de puissances différents.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que, bien que la distinction des puissances se prenne des actes et des objets, ce n’est pas n’importe quelle différence d’objets qui manifeste la diversité des puissances, mais la différence des objets en tant qu’objets, et non quelque différence accidentelle, je veux dire : qui serait accidentelle à l’objet en tant que tel. En effet, être animé ou inanimé est accidentel au sensible en tant que tel, quoique ces différences soient essentielles aux réalités mêmes qui sont senties. Voilà pourquoi les puissances sensitives ne se différencient point par ces différences, mais par l’audible, le visible et le tangible, qui sont des différences du sensible en tant que tel, c’est-à-dire selon qu’il est sensible par un médium ou sans médium.

 

 

Et, d’une part, lorsque les différences essentielles des objets en tant que tels sont comprises comme divisant par soi quelque objet spécial de l’âme, il en résulte que les puissances sont diversifiées, mais non les genres de puissances ; ainsi, le sensible ne désigne pas l’objet de l’âme dans l’absolu, mais un certain objet que divisent par soi les différences susdites. C’est pourquoi la vue, l’ouïe et le toucher sont des puissances spéciales différentes relevant du même genre de puissances de l’âme, c’est-à-dire relevant du sens. Mais, d’autre part, lorsque les différences considérées divisent l’objet lui-même pris communément, alors une telle différence fait connaître des genres de puissances différents.

 

Or on dit qu’une chose est objet de l’âme, parce qu’elle a quelque relation à l’âme. Donc, là ou nous rencontrons diverses sortes de relation à l’âme, nous trouvons une différence par soi de l’objet de l’âme, manifestant un genre différent de puissances de l’âme. Or il se trouve que la réalité a deux relations à l’âme : l’une, en tant que la réa­lité est elle-même dans l’âme suivant le mode d’être de l’âme, et non suivant le mode d’être qui est le sien ; l’autre, en tant que l’âme est en rapport avec la réalité existant dans son être. Et ainsi, une chose est objet de l’âme de deux façons. D’abord, en tant qu’elle est de nature à exister dans l’âme non suivant son être propre, mais suivant le mode d’être de l’âme, c’est-à-dire spirituellement : et c’est la notion de connaissable en tant que tel. Ensuite, une chose est objet de l’âme en tant que l’âme est inclinée vers elle et ordonnée à elle suivant le mode de la réalité elle-même existant en soi : et c’est la notion d’appétible en tant que tel. Par conséquent, le cognitif et l’appétitif constituent dans l’âme des genres de puissances différents. Il est donc nécessaire, puisque l’intelligence est comprise dans le cognitif et la volonté dans l’appétitif, que la volonté et l’intelligence soient des puissances différentes, même quant au genre.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° La distinction des puissances se manifeste par les objets considérés non pas suivant la réalité, mais suivant la raison formelle : car ce sont les raisons formelles des objets qui spécifient les opérations mêmes des puissances. Voilà pourquoi là où la raison de l’objet est différente, nous trouvons une puissance différente, quoique ce soit la même réalité qui gît sous les deux raisons, comme c’est le cas du bien et du vrai. Et cela se voit clairement aussi dans les réalités matérielles : car dans la mesure où l’air est chaud en puissance, il subit le feu en tant que celui-ci est chaud ; mais dans la mesure où l’air est diaphane, il subit le feu en tant que celui-ci est lumineux ; et dans l’air ne se trouve pas une puissance identique permettant de le dire diaphane et chaud en puissance, quoique ce soit un feu identique qui agit sur les deux puissances.

 

 

 

2° Une puissance peut être considérée de deux façons : soit en relation à son objet, soit en relation à l’essence de l’âme en laquelle elle s’enracine. Si donc l’on considère la volonté en relation à l’objet, alors elle relève d’un autre genre de l’âme que l’intel­ligence, et ainsi la volonté s’oppose à la raison et à l’intelligence, comme on l’a dit. Par contre, si l’on considère la volonté d’après ce en quoi elle s’enracine, alors, puisque la volonté, tout comme l’intel­ligence, n’a pas d’organe corporel, la volonté et l’intelligence se ramèneront à la même partie de l’âme. Et de la sorte, l’intelligence ou la raison est parfois prise comme incluant les deux en elle-même ; on dit alors que la volonté est dans la raison. Et lorsqu’il inclut ainsi l’intelligence et la volonté, le raisonnable s’oppose à l’irascible et au concupiscible.

3° On voit dès lors clairement la solution du troisième argument.

 

4° L’objet de l’intelligence pratique n’est pas le bien, mais le vrai en relation à l’œuvre.

 

 

5° Vouloir et connaître ne sont pas des actes de même raison formelle ; voilà pourquoi ils ne peuvent relever d’une seule puissance, comme connaître le doux et le blanc ; il n’en va donc pas de même.

 

Et videtur quod sic.

 

Potentiae enim distinguuntur secundum obiecta. Obiectum autem intellectus est verum, voluntatis vero bonum. Cum igitur bonum et verum sint idem supposito, et differant ratione, videtur quod intellectus et voluntas sint idem re, sed differant solum ratione.

 

Praeterea, secundum philosophum in III de Anima [l. 14 (432 b 5)], voluntas est in ratione. Ergo vel est idem quod ratio, vel pars rationis. Sed ratio est eadem potentia cum intellectu. Igitur et voluntas.

 

Praeterea, vires animae communiter dividuntur in rationale, concupiscibile et irascibile. Sed voluntas distinguitur ab irascibili et concupiscibili. Ergo continetur sub rationali.

 

Praeterea, ubicumque invenitur idem obiectum re et ratione, est una potentia. Sed voluntatis et intellectus practici est idem obiectum re et ratione : utriusque enim obiectum videtur bonum. Ergo intellectus practicus non est alia potentia quam voluntas. Sed intellectus speculativus non est alia potentia quam practicus, quia secundum philosophum in III de Anima [cap. 9 (433 a 1)], speculativus per extensionem fit practicus. Ergo voluntas et intellectus simpliciter sunt una potentia.

 

 

Praeterea, sicut ad cognoscendum differentiam duorum ad invicem, oportet quod sit idem qui cognoscit utrumque eorum inter quae differentia consideratur, ita oportet quod idem sit qui cognoscit et vult. Sed ad hoc quod cognoscatur differentia inter aliqua duo, ut inter album et dulce, oportet quod eadem potentia sit quae cognoscat utrumque : ex quo probat philosophus in II de Anima [De anima III, 3 (426 b 12)], sensum communem esse. Ergo eadem ratione oportet esse unam potentiam quae cognoscit et vult ; et ita intellectus et voluntas sunt una potentia, ut videtur.

 

 

 

Sed contra. Est quod appetitivum genus animae aliud est ab intellectivo, secundum philosophum [cf. De anima II, 5 (414 a 31) et III, 15 (433 a 31)]. Sed voluntas continetur sub appetitivo. Ergo voluntas est alia potentia ab intellectu.

 

Praeterea, intellectus cogi potest, secundum philosophum in V Metaph. [l. 6 (1015 b 6)]. Sed voluntas non potest cogi, ut dictum est. Ergo intellectus et voluntas non sunt una potentia.

 

 

 

Responsio. Dicendum, quod voluntas et intellectus sunt diversae potentiae, etiam ad diversa genera potentiarum pertinentes.

Ad cuius evidentiam sciendum est, quod cum distinctio potentiarum attendatur penes actus et obiecta, non quaelibet obiectorum differentia ostendit diversitatem potentiarum ; sed differentia obiectorum, in quantum obiecta sunt ; non autem aliqua accidentalis differentia, quae, dico, accidat obiecto secundum quod est obiectum. Sensibili enim, in quantum est sensibile, accidit esse animatum vel inanimatum, quamvis ipsis rebus quae sentiuntur, hae differentiae sint essentiales. Et ideo penes has differentias non diversificantur potentiae sensitivae, sed penes audibile et visibile et tangibile, quae sunt differentiae sensibilis in quantum est sensibile, sive per esse sensibile per medium vel sine medio.

Et quando quidem differentiae essentiales obiectorum, in quantum obiecta sunt, sumuntur ut dividentes per se aliquod speciale obiectum animae, ex hoc diversificantur potentiae, sed non genera potentiarum ; sicut sensibile nominat non obiectum animae simpliciter, sed quoddam obiectum quod praedictis differentiis per se dividitur. Unde visus, auditus et tactus sunt diversae potentiae speciales ad idem genus potentiarum animae pertinentes, scilicet ad sensum. Sed quando differentiae acceptae dividunt ipsum obiectum communiter acceptum, tunc ex tali differentia genera diversa potentiarum innotescunt.

Dicitur autem aliquid esse obiectum animae, secundum quod habet aliquam habitudinem ad animam. Ubi ergo invenimus diversas rationes habitudinis ad animam, ibi invenimus per se differentiam obiecti

animae, demonstrantem diversum

genus potentiarum animae. Res autem ad animam invenitur duplicem habitudinem habere : unam secundum quod ipsa res est in anima per modum animae, et non per modum sui ; aliam secundum quod anima comparatur ad rem in suo esse existentem. Et sic obiectum animae est aliquid dupliciter. Uno modo in quantum natum est esse in anima non secundum esse proprium, sed secundum modum animae, id est spiritualiter ; et haec est ratio cognoscibilis in quantum est cognoscibile. Alio modo est aliquid obiectum animae secundum quod ad ipsum anima inclinatur et ordinatur secundum modum ipsius rei in seipsa existentis ; et haec est ratio appetibilis in quantum est appetibile. Unde cognoscitivum in anima et appetitivum constituunt diversa genera potentiarum. Unde, cum intellectus sub cognoscitivo comprehendatur, voluntas autem sub appetitivo, oportet voluntatem et intellectum esse potentias etiam genere diversas.

 

Ad primum ergo dicendum, quod distinctio potentiarum non ostenditur ex obiectis secundum rem consideratis, sed secundum rationem : quia ipsae rationes obiectorum specificant ipsas operationes potentiarum. Et ideo ubi est diversa ratio obiecti, ibi invenimus diversam potentiam, quamvis sit eadem res quae subest utrique rationi, sicut est de bono et vero. Et hoc etiam patet in rebus materialibus : nam aer patitur ab igne in quantum est calidus, secundum quod est in potentia aer calidus ; in quantum vero ignis est lucidus, patitur ab eo secundum quod ipse est diaphanus : nec est eadem potentia in aere secundum quam dicitur diaphanus, et secundum quam dicitur potentia calidus, quamvis idem ignis sit qui in utramque potentiam agat.

 

Ad secundum dicendum, quod potentia dupliciter potest considerari : vel in ordine ad obiectum, vel in ordine ad essentiam animae, in qua radicatur. Si ergo voluntas consideretur in ordine ad obiectum, sic ad aliud genus animae pertinet quam intellectus ; et sic voluntas contra rationem et intellectum distinguitur, ut dictum est. Si vero voluntas consideretur secundum id in quo radicatur, sic, cum voluntas non habeat organum corporale, sicut nec intellectus, voluntas et intellectus ad eamdem partem animae reducentur. Et sic quandoque intellectus vel ratio sumitur prout includit in se utrumque ; et sic dicitur quod voluntas est in ratione. Et secundum hoc rationabile includens intellectum et voluntatem dividitur contra irascibile et concupiscibile.

 

Et per hoc patet solutio ad tertium.

 

 

Ad quartum dicendum, quod obiectum intellectus practici non est bonum, sed verum relatum ad opus.

 

Ad quintum dicendum, quod velle et cognoscere non sunt actus unius rationis ; et ideo non possunt pertinere ad unam potentiam, sicut cognoscere dulce et album ; unde non est simile.

 

 

 

 

Article 11 - LA VOLONTÉ EST-ELLE UNE PUISSANCE PLUS HAUTE QUE L’INTELLIGENCE, OU EST-CE LE CONTRAIRE ?

(Undecimo quaeritur utrum voluntas sit altior potentia quam intellectus, vel e converso.)

 

 

Il semble que l’intelligence soit plus noble et plus haute.

 

1° La noblesse de l’âme consiste en ce qu’elle est à l’image de Dieu. Or l’âme est à l’image de Dieu par la raison ou l’intel­ligence ; c’est pourquoi saint Augustin dit au troisième livre sur la Genèse au sens littéral : « Nous comprenons que l’homme est à l’image de Dieu en ce par quoi il l’emporte sur les autres animaux, c’est-à-dire par la raison, l’esprit, l’intelligence ou tout autre mot plus apte à désigner cette prérogative. » La plus excellente puissance de l’âme est donc l’intelligence.

 

 

2° [Le répondant] disait lui-même que, de même que l’image est dans l’intelligence, de même est-elle aussi dans la volonté, puisque l’image, suivant saint Augustin au livre sur la Trinité, se prend de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté. En sens contraire : puisque la noblesse de l’âme se prend de l’image, il est nécessaire que la plus excellente partie de l’âme soit là où la notion de l’image se trouve le plus proprement. Or, même si l’image est dans la volonté et dans l’intelligence, elle est plus proprement dans l’intelligence que dans la volonté ; et c’est pourquoi le Maître dit au deuxième livre des Sentences, dist. 16, que l’image est dans la connaissance de la vérité, et que la ressemblance est dans l’amour du bien. Il est donc encore nécessaire que l’intelligence soit plus noble que la volonté.

3° Puisque nous jugeons des puissances par les actes, il est nécessaire que soit plus noble la puissance dont l’acte est plus noble. Or penser est plus noble que vouloir. L’intelligence est donc plus noble que la volonté. Preuve de la mineure : puisque les actes sont spécifiés par leurs termes, il est nécessaire que soit plus noble l’acte dont le terme est plus noble. Or l’acte de l’intel­ligence se réalise par un mouvement vers l’âme, au lieu que l’acte de la volonté se réalise par un mouvement de l’âme vers les réalités. Puis donc que l’âme est plus noble que les réalités extérieures, penser sera plus noble que vouloir.

 

4° Dans toutes les choses ordonnées entre elles, plus une chose est distante de la plus basse, plus elle est haute. Or la plus basse parmi les puissances de l’âme est le sens. Et la volonté est plus proche du sens que l’intelligence, car la volonté a en commun avec les puissances sensitives la condition de son objet ; en effet, de même que le sens porte sur des particuliers, de même la volonté aussi : car nous voulons une santé particulière, et non cet universel qu’est la santé. Mais l’intelligence porte sur les universels. L’intelligence est donc une puissance plus haute que la volonté.

 

5° Ce qui gouverne est plus noble que ce qui est gouverné. Or l’intelligence gouverne la volonté. Elle est donc plus noble que la volonté.

 

6° Ce dont une chose provient, a sur elle une influence et une supériorité, s’il est d’essence différente. Or l’intelligence vient de la mémoire, comme le Fils vient du Père ; et la volonté, de la mémoire et de l’intel­ligence, comme l’Esprit-Saint vient du Père et du Fils. L’intelligence a donc une influence sur la volonté et lui est supérieure.

 

 

7° Plus un acte est simple et immatériel, plus il est noble. Or l’acte de l’intelligence est plus simple que celui de la volonté, et plus immatériel : car l’intelligence abstrait de la matière, et non la volonté. L’acte de l’intelligence est donc plus noble que celui de la volonté.

 

 

8° L’intelligence qui est dans l’âme est comparée à la splendeur qui est dans les réalités matérielles, et la volonté, ou l’affectivité, à la chaleur, ainsi qu’il ressort des paroles des saints. Or la splendeur est plus noble que la chaleur, puisque c’est la qualité d’un corps plus noble. L’intelligence est donc plus noble que la volonté.

 

9° Ce qui est le propre de l’homme en tant qu’homme, suivant le Philosophe dans son Éthique, est plus noble que ce qui est commun à l’homme et aux autres animaux. Or penser est le propre de l’homme, mais vouloir convient aussi aux autres animaux : c’est pourquoi le Philosophe dit au troisième livre de l’Éthique que « les enfants et les bêtes sont capables d’agir volontairement ». L’intelligence est donc plus noble que la volonté.

 

 

10° Plus une chose est proche de la fin, plus elle est noble, puisque ce qu’il y a de bonté dans les moyens vient de la fin. Or l’intelligence semble être plus proche de la fin que la volonté. En effet, l’homme atteint la fin en la connaissant avant de l’atteindre par la volonté en la recherchant. L’intel­ligence est donc plus noble que la volonté.

 

 

 

11° Selon saint Grégoire au sixième livre des Moralia, la vie contemplative est de plus grand mérite que la vie active. Or la contemplative relève de l’intelligence, et l’active, de la volonté. L’intelligence est donc, elle aussi, plus noble que la volonté.

 

 

12° Le Philosophe dit au dixième livre de l’Éthique que l’intelligence est la meilleure des choses qui sont en nous. Elle est donc plus noble que la volonté.

 

En sens contraire :

 

1) L’habitus d’une puissance plus parfaite est plus parfait. Or l’habitus par lequel la volonté est perfectionnée, c’est-à-dire la charité, est plus noble que la foi et la science, par lesquelles l’intelligence est perfectionnée, comme l’Apôtre le montre clairement en I Cor. 13, 2. La volonté est donc plus noble que l’intelligence.

 

2) Ce qui est libre de ses mouvements est plus noble que ce qui n’est pas libre. Or l’intelligence n’est pas libre de ses mouvements, puisqu’elle peut être contrainte, au lieu que la volonté est libre, puisqu’elle ne peut être contrainte. La volonté est donc plus noble que l’intelligence.

 

3) L’ordre des puissances suit l’ordre des objets. Or le bien, qui est l’objet de la volonté, est plus noble que le vrai, qui est l’objet de l’intelligence. La volonté est donc, elle aussi, plus noble que l’intelligence.

 

 

4) Selon Denys au cinquième chapitre des Noms divins, plus quelqu’une des participations divines est commune, plus elle est noble. Or la volonté est plus commune que l’intelligence, car certaines choses participent par la volonté, qui ne participent pas par l’intelligence, comme on l’a déjà dit. La volonté est donc plus noble que l’intel­ligence.

5) Plus une chose est proche de Dieu, plus elle est noble. Or la volonté est plus proche de Dieu que l’intelligence : car, comme dit Hugues de Saint-Victor à propos du septième chapitre de la Hiérarchie céleste, « l’amour entre là où la connaissance reste dehors : en effet, nous aimons plus Dieu que nous ne pouvons le connaître ». La volonté est donc plus noble que l’intelligence.

 

Réponse :

 

Une chose peut être dite plus éminente qu’une autre soit absolument, soit à un certain point de vue. Pour montrer qu’une chose est absolument meilleure qu’une autre, il est nécessaire que leur comparaison soit prise de leurs principes essentiels, et non de leurs principes accidentels ; car autrement, on montrerait par là que l’une dépasse l’autre à un certain point de vue. Par exemple, si l’on compare l’homme au lion quant à leurs différences essentielles, on le trouve absolument plus noble que le lion, parce que l’homme est un animal raisonnable, mais le lion, un animal sans raison ; cependant le lion est plus parfait que l’homme, si on le compare quant à la force corporelle : et cela, c’est être plus noble à un certain point de vue. Donc, pour voir laquelle de ces puissances, la volonté ou l’intelligence, est absolument supérieure, il faut considérer cela d’après leurs différences par soi.

 

Or la perfection et la dignité de l’intelligence consiste en ce que l’espèce de la réalité pensée réside dans l’intelligence elle-même, puisque par là elle pense actuellement, et qu’en cela apparaît toute sa dignité. Par ailleurs, la noblesse de la volonté et de son acte réside en ce que l’âme est ordonnée à quelque réalité noble suivant l’être que cette réalité a en elle-même. Or il est plus parfait, absolument parlant, d’avoir en soi la

noblesse d’une autre réalité, que d’être en rapport avec une réalité noble existant hors de soi. Par conséquent la volonté et l’intel­ligence, si on les considère dans l’absolu, sans les comparer à cette réalité ou à cette autre, sont ainsi ordonnées entre elles : l’intelligence est absolument plus éminente que la volonté.

 

Mais il arrive qu’il soit plus éminent d’être en quelque façon en rapport avec une réa­lité noble, que d’en avoir en soi la noblesse : à savoir, quand on possède la noblesse de cette réalité d’une façon bien inférieure à la façon dont cette réalité la possède en elle-même. En revanche, si la noblesse de cette réalité est dans une autre aussi noblement ou plus noblement qu’en elle, alors, sans aucun doute, il sera plus noble pour l’autre d’avoir en soi la noblesse de cette réalité, que de lui être ordonnée en quelque façon que ce soit. Or les formes des réalités supérieures à l’âme, l’intelligence les perçoit sur un mode inférieur à celui qu’elles ont dans les réalités mêmes : en effet, une chose est reçue dans l’intelligence suivant le mode d’être de l’intelligence, comme il est dit au livre des Causes. Et pour la même raison, les formes des réalités qui sont inférieures à l’âme, telles les formes corporelles, sont plus nobles dans l’âme que dans les réalités mêmes.

 

Ainsi donc, l’intelligence peut être comparée à la volonté de trois façons. D’abord dans l’absolu et en général, non relativement à telle ou telle réalité ; et dans ce cas, l’intel­ligence est plus éminente que la volonté, de même que posséder ce qu’il y a de dignité dans une réalité est plus parfait qu’être en rapport avec sa noblesse. Ensuite, relativement aux réalités matérielles sensibles : et dans ce cas, l’intelligence est de nouveau plus noble, absolument parlant, que la volonté, comme par exemple penser une pierre est plus noble que vouloir une pierre : car la forme de la pierre est d’une façon plus noble dans l’intelligence, telle qu’elle est pensée par l’intelligence, qu’elle n’est en elle-même, telle qu’elle est désirée par la volonté. Enfin, relativement aux réa­lités divines qui sont supérieures à l’âme ; et dans ce cas, vouloir est plus éminent que penser, par exemple vouloir Dieu ou l’aimer est plus éminent que le connaître : car la divine bonté est plus parfaitement en Dieu lui-même, telle qu’elle est désirée par la volonté, que participée en nous, telle qu’elle est connue par l’intelligence.

 

Réponse aux objections :

 

1° Saint Augustin prend la raison et l’intelligence pour désigner toute la partie intellective, qui comprend en soi et l’appré­hension de l’intelligence et l’appétit de la volonté ; et ainsi, la volonté n’est pas exclue de l’image.

 

 

2° Le Maître approprie l’image à la raison, parce qu’elle est antérieure, et la ressemblance à l’amour, parce que dans son rapport à Dieu la connaissance est complétée par l’amour, de même que l’image est perfectionnée et embellie par les couleurs et autres choses de ce genre, par lesquelles elle devient semblable au modèle.

 

3° Cet argument vaut pour les réalités moins nobles que l’âme ; mais l’on peut prouver par le même raisonnement la prééminence de la volonté dans son rapport aux réalités plus nobles que l’âme.

 

 

4° La volonté n’a d’objet commun avec les sens que dans la mesure où elle se porte vers les réalités sensibles, qui sont inférieures à l’âme ; mais dans la mesure où elle se porte vers les réalités intelligibles et divines, elle s’éloigne plus des sens que l’intelli­gence, puisque l’intelligence peut moins saisir les réalités divines que la volonté ne les recherche et ne les aime.

 

 

5° L’intelligence gouverne la volonté non pas, pour ainsi dire, en l’inclinant à ce vers quoi elle tend, mais comme en lui montrant vers où elle doit tendre. Lors donc que le pouvoir de l’intelligence de montrer quelque chose de noble est plus faible que l’inclina­tion de la volonté à s’y porter, la volonté est supérieure à l’intelligence.

 

6° La volonté ne procède pas directement de l’intelligence, mais de l’essence de l’âme, l’intelligence étant présupposée. Cela ne manifeste donc pas un ordre de dignité, mais seulement un ordre d’origine, suivant lequel l’intelligence est naturellement antérieure à la volonté.

 

7° L’intelligence n’abstrait de la matière

que lorsqu’elle pense les réalités sensibles et matérielles. Mais lorsqu’elle pense les réa­lités qui sont au-dessus d’elle, elle n’abstrait pas, mais reçoit au contraire moins simplement que les réalités ne sont en elles-mêmes ; par conséquent l’acte de la volonté, qui se porte vers ces réalités telles qu’elles sont en elles-mêmes, reste plus simple et plus noble.

 

8° Les paroles dans lesquelles l’intelligence est comparée à la splendeur et la volonté à la chaleur sont métaphoriques ; et comme dit le Maître au troisième livre des Sentences, de telles paroles il ne faut pas tirer argument. Denys dit aussi dans son Épître à Tite que la théologie symbolique n’est pas argumentative.

 

 

9° De même que penser n’appartient qu’à l’homme, de même vouloir aussi ; quoique l’appétit appartienne à d’autres que l’homme.

 

10° Bien que l’âme se porte vers Dieu par l’intelligence avant de le faire par la volonté, cependant la volonté parvient à lui plus parfaitement que l’intelligence, comme on l’a dit.

 

 

11° La volonté n’est pas exclue de la contemplation ; c’est pourquoi saint Grégoire dit, dans ses Homélies sur Ézéchiel, que la vie contemplative consiste à aimer Dieu et le prochain. La prééminence de la vie contemplative sur la vie active ne porte donc pas préjudice à la volonté.

 

 

12° Le Philosophe parle de l’intelligence au sens où ce terme est pris pour désigner la partie intellective, qui comprend en elle la volonté. Ou bien l’on peut dire qu’il considère l’intelligence et les autres puissances de l’âme dans l’absolu, non en tant qu’elles se rapportent à tel ou tel objet.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) La charité est un habitus perfectionnant la volonté relativement à Dieu ; et dans une telle relation, la volonté est plus noble que l’intelligence.

 

 

2) La liberté de la volonté ne désigne pas celle-ci comme plus noble dans l’absolu, mais plus noble lorsqu’elle meut ; ce qui ressortira clairement par la suite.

 

 

3) Puisque le vrai est un certain bien – c’est en effet le bien de l’intelligence, comme le montre clairement le Philosophe au sixième livre de l’Éthique –, il ne faut pas dire que le bien est plus noble que le vrai ; tout comme il ne faut pas dire que l’animal est plus noble que l’homme, puisque l’homme inclut en soi la noblesse de l’animal et y ajoute. En effet, nous parlons maintenant du vrai et du bien en tant qu’ils sont les objets de la volonté et de l’intelligence.

 

 

4) Le vouloir ne se rencontre pas en plus de sujets que le penser, quoique l’appétit se trouve en plus de sujets. Il faut cependant savoir que, dans cet argument, Denys n’est pas cité conformément à son intention, pour deux raisons. D’abord, parce que Denys parle du cas où l’un est inclus dans la notion de l’autre, comme l’être dans le vivre, et le vivre dans le penser, lorsqu’il dit que l’un est plus simple que l’autre. Ensuite parce que, bien que la participation qui est la plus simple soit la plus noble, cependant, si on la considère avec le mode qu’on lui trouve dans les réa­lités dépourvues des perfections ajoutées, elle sera moins noble ; par exemple, si l’on considère l’être, qui est plus noble que le vivre, avec le mode en lequel les réalités inanimées existent, ce mode d’être sera moins noble que l’être des vivants, qui est le vivre. Et ainsi, il n’est pas nécessaire que ce qui a une plus grande extension soit toujours plus noble ; sinon il faudrait dire que le sens est plus noble que l’intelligence, et la puissance nutritive que la sensitive.

 

 

5) Cet argument vaut pour la volonté en relation à Dieu ; et dans ce cas, on accorde qu’elle est plus noble.

 

Et videtur quod intellectus sit nobilior et altior.

 

Nobilitas enim animae consistit in hoc quod est ad imaginem Dei. Sed anima est ad imaginem Dei secundum rationem vel intelligentiam : unde Augustinus dicit in III super Genesim ad litteram [cap. 20] : intelligamus in eo factum hominem ad imaginem Dei, quo irrationabilibus animantibus antecellit : id autem est ipsa ratio, vel mens, vel intelligentia, vel si quo alio vocabulo commodius appellatur. Ergo excellentissima potentia animae est intellectus.

 

Ipse dicebat, quod sicut imago est in intellectu, ita est etiam in voluntate, cum imago, secundum Augustinum in libro de Trinit. [X, 12], attendatur secundum memoriam, intelligentiam et voluntatem. – Sed contra : ex quo nobilitas animae penes imaginem attenditur, oportet quod illud sit excellentius animae, ubi magis proprie invenitur ratio imaginis. Sed etiam si imago sit in voluntate et intellectu, magis proprie est in intellectu quam in voluntate : unde Magister, in II Sent. dist. 16 [cap. 3], dicit, imaginem esse in cognitione veritatis, similitudinem in dilectione boni. Ergo adhuc oportet quod intellectus sit nobilior voluntate.

 

Praeterea, cum de potentiis iudicemus ex actibus, oportet illam potentiam esse nobiliorem cuius actus est nobilior. Sed intelligere est nobilius quam velle. Ergo intellectus est nobilior quam voluntas. Probatio mediae. Cum actus specificentur ex terminis, oportet illum actum esse nobiliorem cuius est terminus nobilior. Sed actus intellectus est secundum motum ad animam, voluntatis autem actus est secundum motum ab anima ad res. Ergo, cum anima sit nobilior rebus exterioribus, intelligere erit nobilius quam velle.

 

Praeterea, in omnibus ordinatis, quanto aliquid magis distat ab infimo, tanto est altius. Sed infimum in potentiis animae est sensus. Voluntas autem magis appropinquat sensui quam intellectus. Nam voluntas cum sensitivis potentiis communicat in conditione obiecti ; sicut enim sensus est particularium, ita et voluntas : volumus enim particularem sanitatem et non hoc universale quod est sanitas. Intellectus autem est universalium. Ergo intellectus est altior potentia quam voluntas.

 

Praeterea, regens est nobilius recto. Sed intellectus regit voluntatem. Ergo est nobilior voluntate.

 

 

Praeterea, illud a quo est aliquid, habet auctoritatem super ipsum, et maioritatem, si sit diversum in essentia. Sed intelligentia est a memoria, sicut filius a patre : voluntas autem a memoria et intelligentia, sicut spiritus sanctus a patre et filio. Ergo intelligentia habet auctoritatem respectu voluntatis, et est maior et potior ea.

Praeterea, quanto aliquis actus est simplicior et immaterialior, tanto est nobilior. Sed actus intellectus est simplicior quam voluntatis, et immaterialior : quia intellectus abstrahit a materia, non autem voluntas. Ergo actus intellectus est nobilior quam voluntatis.

 

Praeterea, intellectus in anima comparatur splendori in materialibus ; voluntas autem sive affectus, calori, ut patet ex dictis sanctorum. Sed splendor est nobilior calore, cum sit qualitas nobilioris corporis. Ergo intellectus est nobilior voluntate.

 

 

Praeterea, illud quod est proprium hominis in quantum est homo, secundum philosophum in Ethicis [X, 12 (1178 b 24 sqq.)], est nobilius eo quod est commune homini et aliis animalibus. Sed intelligere est proprium hominis ; velle autem etiam aliis animalibus convenit : unde philosophus dicit in III Ethicorum [l. 5 (1111 b 8)], quod voluntario participant pueri et bruta. Ergo intellectus est nobilior voluntate.

 

Praeterea, quanto aliquid est propinquius fini, tanto est nobilius ; cum ex fine sit ratio bonitatis in his quae sunt ad finem. Sed intellectus videtur esse propinquior fini quam voluntas. Prius enim homo attingit finem cognoscendo ipsum, quam per voluntatem appetendo ipsum. Ergo intellectus est nobilior quam voluntate.

 

Praeterea, secundum Gregorium in VI Moral. [cap. 37], contemplativa vita est maioris meriti quam activa. Sed contemplativa pertinet ad intellectum, activa autem ad voluntatem. Ergo et intellectus est nobilior quam voluntas.

 

Praeterea, philosophus dicit in X Ethic. [l. 11 (1177 b 27 sqq.)], quod intellectus est optimum eorum quae sunt in nobis. Ergo est nobilior voluntate.

 

 

Sed contra. Perfectioris potentiae perfectior est habitus. Sed habitus quo perficitur voluntas, scilicet caritas, est nobilior fide et scientia, quibus perficitur intellectus, ut patet per apostolum, I Cor. XIII, 2. Ergo voluntas est nobilior intellectu.

 

 

Praeterea, illud quod est liberum sui, est nobilius non libero. Sed intellectus non est liber sui, cum possit cogi ; voluntas autem est libera, cum cogi non possit. Ergo voluntas est nobilior intellectu.

 

 

Praeterea, ordo potentiarum est secundum ordinem obiectorum. Sed bonum, quod est obiectum voluntatis, est nobilius vero, quod est obiectum intellectus. Ergo et voluntas est nobilior intellectu.

 

Praeterea, secundum Dionysium in V cap. de Divinis Nominibus [§ 3], quanto aliqua divinarum participationum est communior, tanto est nobilior. Sed voluntas est communior intellectu, quia quaedam participant voluntate, quae non participant intellectu, ut prius dictum est. Ergo voluntas est intellectu nobilior.

Praeterea, quanto aliquid est Deo propinquius, tanto est nobilius. Sed voluntas Deo magis appropinquat quam intellectus : quia, sicut dicit Hugo de s. Victore, super VII cap. Cael. Hierarch. [Lib. VI], ibi dilectio intrat, ubi cognitio foris est : plus enim Deum diligimus quam de ipso possimus cognoscere. Ergo voluntas est nobilior intellectu.

 

 

Responsio. Dicendum, quod aliquid potest altero eminentius dici et simpliciter, et secundum quid. Ad hoc autem quod ostendatur aliquid esse altero simpliciter melius, oportet quod eorum comparatio attendatur penes eorum essentialia, et non penes accidentalia ; quia per hoc ostenderetur unum alteri eminere secundum quid ; sicut homo si comparetur leoni quantum ad differentias essentiales, invenitur leone simpliciter nobilior, in quantum homo est rationale animal, leo vero irrationale ; leo vero est homine excellentior, si comparetur secundum fortitudinem corporalem : hoc autem est esse nobilius secundum quid. Ut igitur consideretur quae harum potentiarum sit potior simpliciter, voluntas, an intellectus, hoc ex per se earum differentiis considerandum est.

 

Perfectio autem et dignitas intellectus in hoc consistit quod species rei intellectae in ipso intellectu consistit ; cum secundum hoc intelligat actu, in quo eius dignitas tota consideratur. Nobilitas autem voluntatis et actus eius consistit ex hoc quod anima ordinatur ad rem aliquam nobilem, secundum esse quod res illa habet in seipsa. Perfectius autem est, simpliciter et absolute loquendo, habere in se nobilitatem alterius rei, quam ad rem nobilem comparari extra se existentem. Unde voluntas et intellectus, si absolute considerentur, non comparando ad hanc vel illam rem, hunc ordinem habent, quod intellectus simpliciter eminentior est voluntate.

Sed contingit eminentius esse comparari ad rem aliquam nobilem per aliquem modum, quam eius nobilitatem in seipso habere ; quando scilicet illius rei nobilitas habetur multo inferiori modo quam eam habeat res illa in seipsa. Si autem nobilitas illius rei insit alii rei vel aeque nobiliter, vel nobilius quam in re cuius est, tunc, absque omni dubitatione, nobilius erit quod in se nobilitatem alterius rei habebit, quam quod ad ipsam rem nobilem qualitercumque ordinatur. Rerum autem quae sunt anima superiores, formas percipit intellectus inferiori modo quam sint in ipsis rebus : recipitur enim aliquid in intellectu per modum sui, ut dicitur in libro de Causis [comm. 8 (7)]. Et eadem ratione earum rerum quae sunt anima inferiores, sicut sunt res corporales, formae sunt nobiliores in anima quam in ipsis rebus.

 

Sic igitur tripliciter potest comparari intellectus ad voluntatem. Uno modo absolute et in universali, non respectu huius vel illius rei ; et sic intellectus est eminentior voluntate ; sicut habere id quod est dignitatis in re aliqua est perfectius quam comparari ad nobilitatem eius. Alio modo per respectum ad res materiales sensibiles : et sic iterum intellectus est simpliciter nobilior voluntate, ut

puta intelligere lapidem quam velle

lapidem ; quia forma lapidis nobiliori modo est in intellectu secundum quod ab intellectu intelligitur, quam sit in se ipsa secundum quod a voluntate desideratur. Tertio modo in respectu ad res divinas, quae sunt anima superiores ; et sic velle est eminentius quam intelligere, sicut velle Deum vel amare quam cognoscere ; quia scilicet ipsa divina bonitas perfectius est in ipso Deo prout a voluntate desideratur, quam sit participata in nobis prout ab intellectu cognoscitur.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod Augustinus accipit rationem et intelligentiam pro tota parte intellectiva, quae comprehendit in se et apprehensionem intellectus et appetitum voluntatis ; et sic voluntas non excluditur ab imagine.

 

Ad secundum dicendum, quod Magister appropriat imaginem rationi, eo quod prius est ; similitudinem vero amori, quia in comparatione ad Deum cognitio completur per amorem, sicut imago perficitur et venustatur per colores et alia huiusmodi, quibus fit similis exemplari.

 

Ad tertium dicendum, quod ratio illa procedit quantum ad res illas quibus anima est nobilior ; sed eadem ratione potest probari praeeminentia voluntatis in comparatione ad res anima nobiliores.

 

Ad quartum dicendum, quod voluntas non communicat in obiecto cum sensibus nisi secundum quod fertur ad res sensibiles, quae sunt anima inferiores ; secundum vero quod fertur ad res intelligibiles et divinas, magis elongatur a sensibus quam intellectus, cum intellectus minus capere possit de divinis quam appetat et diligat affectus.

 

Ad quintum dicendum, quod intellectus regit voluntatem, non quasi inclinans eam in id in quod tendit, sed sicut ostendens ei quo tendere debeat. Quando ergo minus potest ostendere intellectus aliquod nobile quam inclinatio voluntatis feratur in illud, voluntas est potior intellectu.

 

Ad sextum dicendum, quod voluntas non directe ab intelligentia procedit ; sed ab essentia animae, praesupposita intelligentia. Unde ex hoc non ostenditur ordo dignitatis, sed solummodo ordo originis, quo intellectus est prior naturaliter voluntate.

 

Ad septimum dicendum, quod intellectus non abstrahit a materia nisi cum intelligit res sensibiles et materiales. Cum vero intelligit res quae sunt supra ipsum, non abstrahit, immo recipit minus simpliciter quam sint res ipsae in seipsis ; unde remanet actus voluntatis qui fertur in ipsas res prout in seipsis sunt, simplicior et nobilior.

 

Ad octavum dicendum, quod locutiones illae quibus intellectus splendori, affectus vero calori comparatur, sunt metaphoricae : et ex talibus locutionibus, ut Magister dicit in III Sententiarum [dist. 11, cap. 2], non est trahenda argumentatio. Dionysius etiam dicit in epistola ad Titum [§ 1], quod symbolica theologia non est argumentativa.

Ad nonum dicendum, quod sicut intelligere est solius hominis, ita velle ; quamvis appetere sit aliorum quam hominis.

 

Ad decimum dicendum, quod quamvis anima prius feratur in Deum per intellectum quam per affectum, tamen perfectius pervenit in ipsum affectus quam intellectus, ut dictum est [in corp. art.].

 

Ad undecimum dicendum, quod a contemplatione voluntas non excluditur : unde Gregorius dicit super Ezechielem [II, hom. 2], quod vita contemplativa est Deum et proximum diligere. Unde eminentia vitae contemplativae ad activam non praeiudicat voluntati.

 

Ad duodecimum dicendum, quod philosophus loquitur de intellectu secundum quod accipitur pro parte intellectiva, quae comprehendit in se voluntatem. Vel potest dici, quod considerat intellectum et alias potentias animae absolute, non secundum quod comparantur ad hoc obiectum vel illud.

 

Ad primum vero quod in contrarium obiicitur, dicendum, quod caritas est habitus perficiens voluntatem in ordine ad Deum ; et in tali ordine voluntas est nobilior intellectu.

 

Ad secundum dicendum, quod libertas voluntatis non ostendit eam esse nobiliorem simpliciter, sed nobiliorem in movendo : quod ex sequentibus patebit.

 

Ad tertium dicendum, quod cum verum sit quoddam bonum : est enim bonum intellectus, ut patet per philosophum in VI Ethic. [l. 2 (1139 a 27)] ; non est dicendum quod bonum sit nobilius vero, sicut nec quod animal sit nobilius homine ; cum homo includat in se nobilitatem animalis, et superaddat. Loquimur enim nunc de vero et bono, secundum quod sunt obiecta voluntatis et intellectus.

 

Ad quartum dicendum, quod velle non invenitur in pluribus quam intelligere, quamvis appetere in pluribus inveniatur. Sciendum tamen est, quod in hac ratione non ducitur auctoritas Dionysii secundum eius intentionem, propter duo. Primo, quia Dionysius loquitur quando unum includitur in ratione alterius, sicut esse in vivere, et vivere in intelligere, cum dicit unum esse simplicius altero. Secundo, quia quamvis participatio quae est simplicior, sit nobilior, tamen si accipiatur cum illo modo quo invenitur in rebus carentibus superadditis perfectionibus, erit ignobilior ; sicut esse quod est nobilius quam vivere, si accipiatur cum illo modo quo inanimata sunt, ille modus essendi erit ignobilior quam esse viventium, quod est vivere. Et sic non oportet quod semper id quod est in pluribus, sit nobilius ; alias oporteret dicere sensum esse nobiliorem intellectu, et nutritivam potentiam quam sensitivam.

 

Ad quintum dicendum, quod ratio illa procedit de voluntate in ordine ad Deum ; et sic conceditur esse nobilior.

 

 

 

 

 

 

Article 12 - LA VOLONTÉ MEUT-ELLE L’INTELLIGENCE ET LES AUTRES PUISSANCES DE L’ÂME ?

(Duodecimo quaeritur utrum voluntas moveat intellectum et alias animae vires.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Le moteur est naturellement antérieur à l’objet mû. Or la volonté est postérieure à l’intelligence ; en effet, rien n’est aimé ou désiré s’il n’est connu, suivant saint Augustin au livre sur la Trinité. La volonté ne meut donc pas l’intelligence.

 

2° Si la volonté meut l’intelligence à son acte, alors il s’ensuit que l’intelligence pense parce que la volonté veut qu’elle pense. Or la volonté ne veut que ce qui est pensé. L’intelligence pense donc le fait même de penser, avant que la volonté le veuille. Or, avant que l’intelligence ne pensât cela, il est nécessaire d’affirmer que la volonté le voulait, car l’intelligence est supposée mue par la volonté. On doit donc remonter à l’infini, ou bien il faut admettre que la volonté ne meut pas l’intelligence.

 

 

 

3° Toute puissance passive est mue par son objet. Or la volonté est une puissance passive ; elle est en effet un appétit moteur et mû, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Elle est donc mue par son objet. Or son objet est le bien pensé ou appréhendé, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Donc l’intelligence, ou une autre puissance appréhensive, meut la volonté, et non l’inverse.

 

 

4° Si l’on dit qu’une puissance en meut une autre, c’est uniquement à cause du commandement que l’une exerce sur l’autre. Or commander appartient à la raison, comme il est dit au premier livre de l’Éthique. Il appartient donc à la raison, et non à la volonté, de mouvoir les autres puissances.

 

5° Selon saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, ce qui est moteur et agent est plus noble que l’objet mû ou agi. Or l’intelligence, au moins dans son rapport aux sensibles, est plus noble que la volonté, comme on l’a dit. Donc, au moins dans ce rapport, elle n’est pas mue par la volonté.

 

En sens contraire :

 

1) Anselme dit au livre De similitudinibus que la volonté meut toutes les puissances de l’âme.

 

 

2) Selon saint Augustin au huitième livre sur la Genèse au sens littéral, tout mouvement procède de l’immobile. Or, parmi les puissances de l’âme, la volonté seule est immobile, dans la mesure où nul ne peut la contraindre. Toutes les autres puissances sont donc mues par la volonté.

 

 

3) Selon le Philosophe au deuxième livre des Météorologiques, tout mouvement est pour une fin. Or le bien et la fin sont objets de la volonté. La volonté meut donc les autres puissances.

 

 

4) Selon saint Augustin, l’amour réalise dans les esprits ce que le poids fait dans les corps. Or le poids meut les corps. L’amour de la volonté meut donc les puissances spirituelles de l’âme.

 

Réponse :

 

L’intelligence meut en quelque façon la volonté, et d’une autre façon la volonté meut l’intelligence et les autres puissances.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que mouvoir se dit tant de la fin que de l’efficient, mais différemment. En effet, puisqu’en n’importe quelle action l’on considère deux choses : l’agent et la raison de l’action – comme dans le chauffage, le feu est l’agent, et la chaleur la raison de l’action – ainsi, dans l’action de mouvoir, la fin est dite mouvoir comme la raison du mouvement, et l’efficient comme l’agent du mouvement, c’est-à-dire comme ce qui amène le mobile de la puissance à l’acte. Or la raison de l’action est la forme de l’agent, par laquelle il agit ; il est donc nécessaire qu’elle soit dans l’agent pour qu’il agisse. Or elle n’y est pas par son être de nature parfait, car lorsque cet être est possédé, le mouvement se repose ; mais elle est dans l’agent par mode d’intention, car la fin est première dans l’intention, mais postérieure dans l’être. Voilà pourquoi la fin préexiste dans le moteur proprement par l’intel­ligence, à laquelle il revient de recevoir quelque chose par mode d’intention et non en l’être de nature. Par conséquent, l’intelli­gence meut la volonté à la façon dont la fin est dite mouvoir, c’est-à-dire en tant qu’elle préconçoit la notion de la fin et la propose à la volonté.

 

Mais mouvoir à la façon d’une cause agente revient à la volonté, et non à l’intelligence, car la volonté se rapporte aux réalités telles qu’elles existent en elles-mêmes, mais l’intelligence, aux réalités telles qu’elles existent de façon spirituelle dans l’âme. Or agir et être mû convient aux réalités suivant l’être propre par lequel elles subsistent en elles-mêmes, et non en tant qu’elles sont dans l’âme par mode d’intention ; en effet, la chaleur ne chauffe pas dans l’âme, mais dans le feu. Et ainsi, le rapport de la volonté aux réalités – mais non celui de l’intelligence aux réalités – a lieu à la façon dont le mouvement leur convient. En outre, l’acte de la volonté est une certaine inclination vers quelque chose, mais non l’acte de l’intelligence ; or l’inclination est une disposition du moteur en tant qu’il meut comme efficient. On voit donc clairement que c’est la volonté, et non l’intelligence, qui peut mouvoir à la façon d’une cause agente.

 

Or, parce qu’elles sont immatérielles, il revient aux puissances supérieures de l’âme de faire retour sur elles-mêmes ; ainsi, tant la volonté que l’intelligence font retour sur elles-mêmes, et l’une sur l’autre, et sur l’essence de l’âme, et sur toutes ses puissances. En effet, l’intelligence se pense elle-même, et pense la volonté, l’essence de l’âme et toutes les puissances de l’âme ; et semblablement, la volonté veut qu’elle-même veuille, et que l’intelligence pense, et elle veut l’essence de l’âme, et ainsi du reste. Or, lorsqu’une puissance se porte sur une autre, elle se rapporte à elle selon ce qui est propre à cette dernière : par exemple, lorsque l’intelligence pense que la volonté veut, elle reçoit en elle-même la notion de vouloir ; et c’est pourquoi la volonté elle-même, lorsqu’elle se porte sur les puissances de l’âme, se porte vers elles comme vers des réalités auxquelles conviennent le mouvement et l’opération, et elle incline chacune d’elles à son opération propre. Et de la sorte, la volonté meut à la façon d’une cause agente non seulement les réalités extérieures, mais aussi les puissances mêmes de l’âme.

 

 

 

Réponse aux objections :

 

1° Puisqu’il y a, dans le retour sur soi, une certaine ressemblance avec le mouvement circulaire, où le terme du mouvement est ce qui d’abord était son principe, il est nécessaire de dire, dans le cas du retour sur soi, que ce qui était d’abord antérieur devient ensuite postérieur. Voilà pourquoi, bien que l’intelligence soit par elle-même antérieure à la volonté, cependant, par le retour sur soi, elle est rendue postérieure à la volonté ; et ainsi, la volonté peut mouvoir l’intelligence.

 

 

2° Il n’y a pas lieu de remonter à l’infini ; on s’arrête en effet à l’appétit naturel, par lequel l’intelligence est inclinée vers son acte.

 

 

3° Cet argument montre que l’intelligence meut à la façon d’une fin ; c’est en effet de cette façon que le bien appréhendé se rapporte à la volonté.

 

 

4° Le commandement relève et de la volonté et de la raison, sous des rapports différents : de la volonté, en tant que le commandement implique une certaine inclination ; de la raison, en tant que cette inclination est distribuée et ordonnée comme devant être exécutée par tel ou tel.

 

 

5° N’importe quelle puissance dépasse l’autre en ce qui lui est propre : ainsi le toucher se rapporte-t-il plus parfaitement à la chaleur, qu’il sent par lui-même, que la vue, qui la sent par accident ; et semblablement, l’intelligence se rapporte plus complètement au vrai que la volonté ; et la volonté se rapporte plus parfaitement que l’intelligence au bien qui est dans les réalités. Par conséquent, bien que l’intelligence soit absolument plus noble que la volonté, au moins relativement à certaines réalités, cependant la volonté est trouvée plus noble sous l’aspect du mouvement, qui convient à la volonté par la raison propre de son objet.

 

Et videtur quod non.

 

Movens enim est naturaliter prius moto. Sed voluntas est posterior intellectu ; nihil enim amatur vel desideratur nisi cognitum, secundum Augustinum in libro de Trinit. [X, 1]. Ergo voluntas non movet intellectum.

 

Praeterea, si voluntas movet intellectum ad suum actum, tunc sequitur quod intellectus intelligat, quia voluntas vult ipsum intelligere. Sed voluntas non vult aliquid nisi intellectum. Ergo prius intellectus intellexit ipsum intelligere quam voluntas illud vellet. Sed antequam intellectus hoc intelligeret, oportet ponere quod voluntas illud vellet, quia ponitur intellectus a voluntate moveri. Ergo est abire in infinitum ; vel dicendum, quod voluntas non movet intellectum.

 

Praeterea, omnis potentia passiva movetur a suo obiecto. Sed voluntas est potentia passiva ; est enim appetitus movens motum, ut dicitur in III de Anima [l. 15 (433 b 16)]. Ergo movetur a suo obiecto. Sed obiectum eius est bonum intellectum vel apprehensum, ut dicitur in III de Anima [l. 15 (433 b 11)]. Ergo intellectus, aut alia vis apprehensiva, movet voluntatem, et non e converso.

 

Praeterea, quod una potentia dicatur aliam movere, hoc non est nisi propter imperium quod una super aliam habet. Imperare autem est rationis, ut dicitur in I Ethic. [l. 20 (1102 b 30)]. Ergo eius est movere alias potentias, et non voluntatis.

 

Praeterea, secundum Augustinum, XII super Genesim ad litteram [cap. 16], movens et agens est nobilius moto et facto. Sed intellectus, ad minus respectu sensibilium, est nobilior quam voluntas, ut dictum est. Ergo ad minus respectu horum non movetur a voluntate.

 

 

 

Sed contra. Est quod Anselmus [Ps.-Ans. (Eadmerus)] dicit in libro de similitudinibus, cap. II, quod voluntas movet omnes animae vires.

 

Praeterea, secundum Augustinum, VIII super Genesim ad litteram [cap. 21], omnis motus procedit ab immobili. Sed inter potentias animae sola voluntas est quae est immobilis in hoc quod a nullo cogi potest. Ergo omnes aliae vires a voluntate moventur.

 

Praeterea, secundum philosophum in II Meteororum [Metaph. II, 4 (994 b 13)], omnis motus est propter finem. Sed bonum et finis est obiectum voluntatis. Ergo voluntas movet alias vires.

 

Praeterea, secundum Augustinum [cf. De civ. Dei XI, 28 ; Confess. XIII, 9 ; Epist. 55, cap. 10 et 157, cap. 2], hoc facit in spiritibus amor quod in corporibus pondus. Sed pondus movet corpora. Ergo amor voluntatis movet spirituales animae potentias.

 

Respondeo. Dicendum, quod intellectus aliquo modo movet voluntatem, et aliquo modo voluntas movet intellectum et alias vires.

Ad cuius evidentiam sciendum, quod tam finis quam efficiens movere dicuntur, sed diversimode ; cum enim in qualibet actione duo considerentur : scilicet agens, et ratio agendi ; ut in calefactione ignis est agens, et ratio agendi calor, ita etiam in movendo dicitur finis movere sicut ratio movendi : sed efficiens sicut agens motum, hoc est educens mobile de potentia in actum. Ratio autem agendi est forma agentis per quam agit ; unde oportet quod insit agenti ad hoc quod agat. Non autem inest secundum esse naturae perfectum, quia hoc habito quiescit motus ; sed inest agenti per modum intentionis ; nam finis est prior in intentione, sed posterior in esse. Et ideo finis praeexistit in movente proprie secundum intellectum, cuius est recipere aliquid per modum intentionis, et non secundum esse naturae. Unde intellectus movet voluntatem per modum quo finis movere dicitur, in quantum scilicet praeconcipit rationem finis, et eam voluntati proponit.

 

 

 

Sed movere per modum causae agentis est voluntatis, et non intellectus : eo quod voluntas comparatur ad res secundum quod in seipsis sunt ; intellectus autem comparatur ad res secundum quod sunt per

modum spiritualem in anima. Agere autem et moveri convenit rebus

secundum esse proprium quo in seipsis subsistunt, et non secundum quod sunt in anima per modum intentionis ; calor enim in anima non calefacit, sed in igne. Et sic comparatio voluntatis ad res est secundum quod competit eis motus, non autem comparatio intellectus ; et praeterea actus voluntatis est quaedam inclinatio in aliquid, non autem actus intellectus. Inclinatio autem est dispositio moventis secundum quod efficiens movet. Unde patet quod voluntas habet movere per modum causae agentis, et non intellectus.

Potentiis autem animae superioribus, ex hoc quod immateriales sunt, competit quod reflectantur super seipsas ; unde tam voluntas quam intellectus reflectuntur super se, et unum super alterum, et super essentiam animae, et super omnes eius vires. Intellectus enim intelligit se, et voluntatem, et essentiam animae, et omnes animae vires ; et similiter voluntas vult se velle, et intellectum intelligere, et vult essentiam animae, et sic de aliis. Cum autem aliqua potentia super aliam fertur, comparatur ad eam secundum suam proprietatem : sicut intellectus cum intelligit voluntatem velle, accipit in seipso rationem volendi ; unde et ipsa voluntas, cum fertur super potentias animae, fertur in eas ut in res quasdam quibus convenit motus et operatio, et inclinat unamquamque in propriam operationem. Et sic non solum res exteriores movet voluntas per modum causae agentis, sed etiam ipsas animae vires.

Ad primum ergo dicendum, quod cum in reflexione sit quaedam similitudo motus circularis, in quo est ultimum motus quod primo erat principium, oportet sic dicere in reflexione, ut illud quod primo erat prius, secundo fiat posterius. Et ideo, quamvis intellectus sit prior voluntate simpliciter, tamen per reflexionem efficitur voluntate posterior ; et sic voluntas intellectum movere potest.

 

Ad secundum dicendum, quod non est procedere in infinitum ; statur enim in appetitu naturali, quo inclinatur intellectus in suum actum.

 

Ad tertium dicendum, quod ratio illa ostendit quod intellectus movet per modum finis ; hoc enim modo se habet bonum apprehensum ad voluntatem.

 

Ad quartum dicendum, quod imperium est et voluntatis et rationis quantum ad diversa ; voluntatis quidem secundum quod imperium inclinationem quamdam importat ; rationis vero, secundum quod haec inclinatio distribuitur et ordinatur ut exequenda per hunc vel per illum.

 

Ad quintum dicendum, quod quaelibet potentia praeeminet alteri in hoc quod est proprium sibi : sicut tactus perfectius comparatur ad calorem, quem sentit per se, quam visus, qui sentit ipsum per accidens ; et similiter intellectus completius comparatur ad verum quam voluntas ; et

voluntas perfectius comparatur ad bonum quod est in rebus, quam

intellectus. Unde, quamvis intellectus simpliciter sit nobilior voluntate, ad minus respectu aliquarum rerum ; tamen secundum rationem movendi, quae competit voluntati ex ratione propria obiecti, voluntas nobilior invenitur.

 

 

 

 

 

 

Article 13 - L’INTENTION EST-ELLE UN ACTE DE LA VOLONTÉ ?

(Tertiodecimo quaeritur utrum intentio sit actus voluntatis.)

 

 

Il semble que non.

 

1° À propos de Lc 11, 34 : « la lampe de ton corps, c’est ton œil », la Glose dit : « c’est-à-dire ton intention ». Or l’œil, dans l’âme, est la raison ou l’intelligence. L’intention appartient donc à la raison ou à l’intelligence, et non à la volonté.

 

2° [Le répondant] disait qu’elle appartient à la volonté en relation à la raison, et c’est pourquoi elle est comparée à l’œil. En sens contraire : l’acte d’une puissance supérieure et première ne dépend pas de l’acte d’une puissance postérieure. Or, dans l’action, la volonté précède l’intelligence, car la volonté meut l’intelligence, comme on l’a dit. L’acte de la volonté ne dépend donc pas de la raison. Si donc l’intention était un acte de la volonté, il n’appartiendrait aucunement à la raison.

 

3° [Le répondant] disait que l’acte de la volonté dépend de la raison, en tant que le vouloir exige la connaissance préalable de l’objet voulu ; et ainsi l’intention, bien qu’elle soit un acte de volonté, appartient en quelque sorte à la raison. En sens contraire : il n’est pas d’acte de volonté qui n’exige une connaissance préalable. Donc, suivant ce raisonnement, aucun acte ne devrait être simplement attribué à la volonté, ni vouloir ni aimer, mais tout acte devrait l’être en même temps à la volonté et à la raison ; ce qui est faux. Donc le point de départ aussi, à savoir, que l’intention serait un acte de la volonté.

 

4° Le nom même d’intention implique une relation à la fin. Or rapporter quelque chose à la fin relève de la raison. L’intention appartient donc à la raison.

 

5° [Le répondant] disait que, dans l’inten­tion, il y a non seulement une relation à la fin, mais aussi un acte de la volonté qui se rapporte à la fin ; et le nom d’intention signifie les deux. En sens contraire : cet acte est sous-jacent à la relation à la fin, comme le matériel est sous-jacent au formel. Or on dénomme une chose d’après le formel plutôt que d’après le matériel. L’intention est donc dénommée plutôt d’après ce qui appartient à la raison que d’après ce qui appartient à la volonté ; et ainsi, on doit affirmer que c’est un acte de la raison plutôt que de la volonté.

 

6° De même que le premier moteur dirige toute la nature, de même la raison dirige la volonté. Or l’intention, dans les réalités naturelles, est attribuée plus proprement au premier moteur qu’aux réalités naturelles elles-mêmes, puisqu’on ne dit des réalités naturelles qu’elles tendent vers quelque chose, qu’en tant qu’elles sont dirigées par le premier moteur. Donc, dans les puissances de l’âme aussi, l’on doit attribuer l’intention plutôt à la raison qu’à la volonté.

 

7° L’intention, à proprement parler, n’appartient qu’à un sujet connaissant. Or la volonté n’est pas connaissante. L’inten­tion n’appartient donc pas à la volonté.

 

8° Les choses qui ne sont aucunement un, ne peuvent avoir un acte un. Or la volonté et la raison ne sont aucunement un, puisqu’elles relèvent de différents genres de puissances de l’âme ; en effet, la volonté est dans l’appétitif, mais la raison dans l’intel­lectif. La raison et la volonté ne peuvent donc avoir un même acte ; et de la sorte, si l’intention est en quelque façon l’acte de la raison, elle ne sera pas l’acte de la volonté.

 

 

9° La volonté, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, porte seulement sur la fin. Or, dans un ordre unique, il n’y a qu’une fin. La volonté, par son acte, se rapporte donc à une seule chose. Or, là où il n’y a qu’une seule chose, il n’y a pas d’ordre. Puis donc que l’intention implique un ordre, il semble qu’elle n’appartienne aucunement à la volonté.

 

 

10° L’intention ne semble pas être autre chose que la direction de la volonté vers la fin ultime. Or diriger la volonté appartient à la raison. L’intention relève donc de la raison.

 

11° De même que, dans la dépravation du péché, l’erreur appartient à la raison, le mépris à l’irascible et le désordre de la volonté au concupiscible, de même, à l’inverse, dans la réforme de l’âme, la foi appartient à la raison, l’espérance à l’iras­cible et la charité au concupiscible. Or, suivant saint Augustin, c’est la foi qui dirige l’intention. L’intention appartient donc à la raison.

 

12° Selon le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, la volonté porte sur les choses possibles et les choses impossibles, mais l’intention, seulement sur les choses possibles. L’intention n’appartient donc pas à la volonté.

 

13° Ce qui n’est pas dans l’âme, n’est pas dans la volonté. Or l’intention n’est pas dans l’âme : en effet, elle n’est ni une puissance, car alors elle serait naturelle, et le mérite ne résiderait pas en elle ; ni un habitus, car alors elle existerait en celui qui dort ; ni une passion, car elle appartiendrait alors à la partie sensitive, comme on le voit clairement au septième livre de la Physique. Or il n’y a que ces trois choses dans l’âme, comme il est dit au deuxième livre de l’Éthique. L’intention n’est donc pas dans la volonté.

 

14° Ordonner est le propre de la raison, puisque cela appartient au sage, comme il est dit au premier livre de la Métaphysique. Or l’intention est une certaine ordination vers la fin. Elle appartient donc à la raison.

 

15° L’intention appartient à ce qui est distant de la fin : en effet, le préfixe in- (vers) implique une distance. Or la raison est plus distante de la fin que la volonté, car la raison ne fait que montrer la fin, au lieu que la volonté adhère à la fin comme à son objet propre. Avoir une intention relève donc de la raison plutôt que de la volonté.

 

16° Tout acte de la volonté lui appartient soit dans l’absolu, soit dans son rapport aux puissances supérieures, soit dans son rapport aux puissances inférieures. Or, avoir une intention n’est pas l’acte de la volonté dans l’absolu, car alors ce serait la même chose que vouloir ou aimer ; ce n’est pas non plus son acte relativement au supérieur, c’est-à-dire à la raison, car dans ce cas son acte est l’élection ; ni relativement aux inférieurs, puisque dans ce cas son acte est le commandement. Avoir une intention n’est donc aucunement un acte de volonté.

 

En sens contraire :

 

1) L’intention porte seulement sur la fin. Or la fin et le bien sont objets de la volonté. L’intention appartient donc à la volonté.

 

 

2) Avoir une intention, c’est poursuivre une certaine chose. Or la poursuite ou la fuite relèvent de la volonté, non de la raison ; mais dire qu’une chose est à poursuivre ou à fuir, cela seul relève de la raison. L’inten­tion appartient donc à la volonté.

 

3) Tout mérite réside dans la volonté. Or l’intention est méritoire, et c’est d’elle surtout que se prennent le mérite et le démérite. L’intention appartient donc à la volonté.

 

4) Saint Ambroise dit : « La volonté donne un nom à ton œuvre. » Or un acte est jugé bon ou mauvais d’après l’intention. Celle-ci paraît donc être contenue dans la volonté ; et ainsi, elle semble appartenir à la volonté et non à la raison.

 

Réponse :

 

L’intention est un acte de la volonté : et cela ressort clairement de son objet. En effet, il est nécessaire que la puissance et l’acte aient en commun l’objet, puisque la puissance n’est ordonnée à l’objet que par l’acte ; car il est nécessaire que la puissance visuelle et la vision aient le même objet, qui est la couleur. Puis donc que l’objet de cet acte qui est l’intention est le bien, qui est une fin, et qui est aussi l’objet de la volonté, il est nécessaire que l’intention soit un acte de volonté. Elle n’est cependant pas un acte de la volonté dans l’absolu, mais en relation à la raison.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que, chaque fois qu’il y a deux agents ordonnés entre eux, le second agent peut mouvoir ou agir de deux façons : d’abord comme il convient à sa nature ; ensuite comme il convient à la nature de l’agent supérieur. En effet, l’impression de l’agent supérieur demeure dans l’inférieur, si bien que l’agent inférieur agit non seulement par son action propre, mais aussi par l’action de l’agent supérieur ; de même que la sphère du soleil est mue par son mouvement propre, qui est accompli dans l’espace d’une année, et par le mouvement du premier mobile, qui est le mouvement diurne ; semblablement, l’eau est mue par son mouvement propre en tendant vers le centre, et elle a un certain mouvement par l’impres­sion de la lune, qui la meut, comme on le voit bien dans le flux et le reflux de la mer. Les corps mixtes ont, eux aussi, certaines opérations qui leur sont propres, qui résultent de la nature des quatre éléments, comme tendre vers le bas, chauffer, refroidir ; et ils ont d’autres opérations par l’impression des corps célestes, comme l’aimant attire le fer. Et bien qu’aucune action de l’agent inférieur n’ait lieu sans que soit présupposée l’action du supérieur, cependant l’action qui lui convient par sa nature lui est attribuée dans l’absolu, comme il est attribué à l’eau de se mouvoir vers le bas ; mais celle qui lui revient par l’impression de l’agent supérieur ne lui est pas attribuée dans l’absolu, mais en relation à autre chose : ainsi, on dit que le va-et-vient de la marée est le mouvement propre de la mer, non en tant qu’elle est eau, mais en tant qu’elle est mue par la lune.

 

Or la raison et la volonté sont des puissances opératives ordonnées entre elles ; et si on les considère dans l’absolu, la raison est première, quoique par le retour sur soi la volonté soit rendue première et supérieure, en tant qu’elle meut la raison. Par conséquent, la volonté peut avoir deux actes. L’un qui lui revient par sa nature, en tant qu’elle tend vers son objet propre dans l’absolu ; et cet acte est attribué à la volonté simplement, ainsi vouloir et aimer, quoique pour cet acte soit présupposé un acte de la raison. Mais elle a un autre acte, qui lui revient en vertu de ce qui est laissé en elle par l’impression de la raison. En effet, puis­que le propre de la raison est d’ordonner et de confronter, chaque fois qu’appa­raît dans l’acte de la volonté une confrontation ou une ordination, un tel acte appartiendra à la volonté non dans l’absolu, mais en relation à la raison ; et c’est de cette façon qu’avoir une intention est un acte de volonté, puisque avoir une intention n’est rien d’autre, semble-t-il, que tendre vers autre chose comme vers une fin en raison de ce que l’on veut. Et ainsi, avoir une intention diffère de vouloir, en ce que le vouloir tend vers la fin dans l’absolu, au lieu qu’avoir une intention implique une relation à la fin, en tant que c’est à la fin que les moyens sont ordonnés. En effet, puisque la volonté est mue vers son objet qui lui est proposé par la raison, elle est mue différemment selon les diverses façons de le lui proposer. Ainsi, lorsque la raison lui propose quelque chose comme bon dans l’absolu, la volonté est mue vers cela dans l’absolu ; et cela, c’est vouloir. Mais quand elle lui propose quelque chose sous l’aspect d’un bien auquel d’autres choses sont ordonnées comme à une fin, alors elle tend vers cela avec un certain ordre, qui se rencontre dans l’acte de la volonté non par suite de sa nature propre, mais suivant l’exigence de la raison. Et ainsi, avoir une intention est un acte de la volonté en relation à la raison.

 

Réponse aux objections :

 

1° L’intention est assimilée à l’œil quant à ce que l’on trouve de propre à la raison dans l’intention.

 

 

2° La raison meut d’une certaine façon la volonté, et la volonté meut d’une autre façon la raison, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et ainsi, l’une comme l’autre est première, à des points de vue différents, et l’acte peut être attribué à chacune en relation à l’autre.

 

3° Bien que tout acte de la volonté présuppose la connaissance de la raison, cependant ce qui est propre à la raison n’apparaît pas toujours dans l’acte de la volonté, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

4° La relation active à la fin appartient à la raison : en effet, il lui appartient de rapporter à la fin ; mais la relation passive peut appartenir à n’importe quelle chose dirigée vers la fin ou rapportée à la fin par la raison : et ainsi, elle peut appartenir à la volonté. Et c’est de cette façon que la relation à la fin relève de l’intention.

 

5° On voit dès lors clairement la solution du cinquième argument.

 

6° Dans le premier moteur se trouvent non seulement la connaissance, mais aussi la volonté ; voilà pourquoi l’intention peut lui être attribuée proprement. Mais seule la connaissance appartient à la raison ; il n’en va donc pas de même.

 

7° Tendre intérieurement (intendere) appartient au non-connaissant, puisque les réa­lités naturelles tendent vers (intendant) leur fin, quoique l’intention présuppose une connaissance. Mais si nous parlons de l’intention de l’âme, alors elle appartient seulement au connaissant, tout comme le vouloir. Cependant, il n’est pas nécessaire qu’avoir une intention et vouloir soient des actes de la puissance même à laquelle il revient de connaître, mais il est nécessaire qu’ils soient des actes du même suppôt : en effet, connaître ou avoir une intention ne se disent pas proprement d’une puissance, mais du suppôt par la puissance.

 

8° La raison et la volonté sont un quant à l’ordre, comme on dit que l’univers est un ; et ainsi, rien n’empêche qu’un acte unique appartienne aux deux ; à l’un immédiatement, mais à l’autre médiatement.

 

 

9° Certes, les moyens n’étant désirés que pour la fin, la volonté porte principalement sur la fin ; elle n’en porte cependant pas moins sur les moyens. En effet, si le Philosophe dit au troisième livre de l’Éthique que « la volonté porte sur la fin et l’élection sur les moyens », ce n’est pas que la volonté porte toujours sur la fin, mais c’est qu’elle le fait parfois, et de façon principale ; et par ceci que l’élection ne porte jamais sur la fin, on montre que l’élection et le vouloir ne sont pas identiques.

 

 

 

10° La direction active vers la fin appartient à la raison, mais la direction passive peut appartenir à la volonté ; et c’est ainsi qu’elle appartient à l’intention.

 

 

11° La foi dirige l’intention, comme la raison dirige la volonté ; par conséquent, de même que la foi appartient à la raison, ainsi l’intention appartient-elle à la volonté.

12° La volonté ne porte pas toujours sur des choses impossibles, mais elle le fait parfois ; et cela suffit, dans l’esprit du Philosophe, pour montrer la différence entre la volonté et l’élection, qui porte toujours sur des choses possibles, de sorte qu’élire n’est pas tout à fait identique à vouloir ; et semblablement, avoir une intention n’est pas non plus tout à fait identique à vouloir ; mais cela n’exclut pas que ce soit un acte de la volonté.

 

13° L’intention est un certain acte de l’âme. Mais les actions de l’âme ne sont pas contenues dans cette division tripartie du Philosophe, car les actions n’appartiennent pas à l’âme comme si elles étaient en elle, mais plutôt comme émanant d’elle. Ou bien l’on peut dire que les actions sont comprises dans les habitus, comme ce qui dépend d’un principe est contenu dans son principe.

 

14° Ordonner est le propre de la raison, mais être ordonné peut appartenir à la volonté ; et c’est ainsi que l’intention implique une ordination.

 

15° Cet argument serait probant si rien d’autre n’était requis pour l’intention que la seule distance ; or une inclination est requise, qui revient à la volonté et non à

la raison ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

16° L’intention est un acte de la volonté en relation à la raison qui ordonne les moyens à la fin ; mais l’élection est un acte de la volonté en relation à la raison qui compare entre eux les moyens : et c’est pour cela que l’intention et l’élection diffèrent.

 

Et videtur quod non.

 

Quia super illud Luc. XI, 34 : lucerna corporis tui est oculus tuus, Glossa [ordin.], id est intentio. Sed oculus in anima est ratio vel intellectus. Ergo intentio pertinet ad rationem vel intellectum, et non ad voluntatem.

 

Sed dicebat quod est voluntatis in ordine ad rationem, et pro tanto oculo comparatur. – Sed contra : actus superioris et prioris potentiae non dependet ab actu posterioris. Sed voluntas est prior intellectu in agendo, quia voluntas movet intellectum, ut dictum est [art. praeced.]. Ergo actus voluntatis non dependet a ratione. Si ergo intentio esset actus voluntatis, nullo modo ad rationem pertineret.

 

Sed dicebat quod secundum hoc actus voluntatis dependet a ratione in quantum ad volendum praeexigitur cognitio voliti ; et sic intentio, quamvis sit actus voluntatis, est aliquo modo rationis. – Sed contra : nullus actus voluntatis est qui cognitionem non praeexigat. Ergo secundum hoc nullus actus deberet attribui simpliciter voluntati, nec velle nec amare, sed voluntati et rationi simul ; quod est falsum. Ergo et primum ; scilicet quod intentio sit actus voluntatis.

 

 

 

Praeterea, ipsum nomen intentionis importat relationem in finem. Sed referre aliquid in finem pertinet ad rationem. Ergo intentio est rationis.

 

Sed dicebat quod in intentione non solum est relatio in finem, sed actus voluntatis qui refertur in finem ; et utrumque per nomen intentionis significatur. – Sed contra : actus ille relationi in finem substernitur ut materiale formali. Sed magis denominatur aliquid a formali quam a materiali. Ergo intentio magis denominatur ab eo quod est rationis, quam ab eo quod est voluntatis ; et sic magis debet poni actus rationis quam voluntatis.

 

 

Praeterea, sicut primus motor dirigit totam naturam, ita ratio dirigit voluntatem. Sed intentio in rebus naturalibus magis proprie attribuitur primo motori quam ipsis rebus naturalibus ; cum res naturales non dicantur aliquid intendere nisi secundum quod sunt directae a primo motore. Ergo et in potentiis animae magis debet attribui intentio rationi quam voluntati.

 

Praeterea, intentio, proprie loquendo, non est nisi cognoscentis. Sed voluntas non est cognoscens. Ergo intentio non est voluntatis.

 

Praeterea, eorum quae nullo modo sunt unum, non potest esse actus unus. Sed voluntas et ratio nullo modo sunt unum, cum ad diversa genera potentiarum animae pertineant ; voluntas enim est in appetitivo, sed ratio in intellectivo. Ergo ratio et voluntas non possunt habere unum actum ; et ita, si intentio est actus rationis aliquo modo, non erit actus voluntatis.

 

Praeterea, voluntas, secundum philosophum in III Ethic. [l. 5 (1111 b 26)], est finis tantum. Sed finis est unus tantum in uno ordine. Ergo voluntas secundum suum actum comparatur tantum ad unum. Sed ubi est unum tantum, ibi non est ordo. Cum ergo intentio ordinem importet, videtur quod nullo modo sit voluntatis.

 

Praeterea, intentio nihil aliud esse videtur quam directio voluntatis in ultimum finem. Sed dirigere voluntatem est rationis. Ergo intentio ad rationem pertinet.

 

Praeterea, sicut in perversitate peccati error est rationis, contemptus irascibilis, inordinatio voluntatis concupiscibilis ; ita e contrario in reformatione animae fides est rationis, spes irascibilis, caritas concupiscibilis. Sed fides, secundum Augustinum [cf. Enarr. 2 in Ps. XXXI, n. 4], est quae intentionem dirigit. Ergo intentio est rationis.

 

Praeterea, secundum philosophum in III Ethic. [l. 5 (1111 b 20)], voluntas est possibilium et impossibilium, intentio vero est solum possibilium. Ergo intentio non est voluntatis.

 

 

Praeterea, quod non est in anima, non est in voluntate. Sed intentio non est in anima : quia nec est potentia, sic enim esset naturalis, et in ea meritum non consisteret ; nec est habitus, sic enim esset in dormiente ; nec est passio, sic enim esset partis sensitivae, ut patet per philosophum in VII Physic. [l. 6 (248 b 27)]. Haec autem tria sunt solummodo in anima, ut dicitur in II Ethic. [l. 5 (1105 b 20)]. Ergo intentio non est in voluntate.

 

Praeterea, ordinare rationis est, cum ad sapientem pertineat, ut dicitur in I Metaphys. [l. 2 (982 a 17)]. Sed intentio ordinatio quaedam est in finem. Ergo est rationis.

 

Praeterea, intentio est distantis a fine : haec enim praepositio in distantiam importat. Sed magis distat a fine ratio quam voluntas ; quia ratio solum demonstrat finem, voluntas vero inhaeret fini sicut proprio obiecto. Ergo intendere est magis rationis quam voluntatis.

 

Praeterea, omnis actus voluntatis aut est eius absolute, aut per comparationem ad superiores vires, aut in comparatione ad inferiores. Sed intendere non est actus voluntatis absolute, quia sic idem esset quod velle vel amare ; nec est actus eius in ordine ad superiorem, id est rationem, sic enim actus eius est eligere ; nec in ordine ad inferiores, cum sic sit eius actus imperare.

Ergo intendere nullo modo est actus voluntatis.

Sed contra. Intentio est solum de fine. Sed finis et bonum est obiectum voluntatis. Ergo intentio ad voluntatem pertinet.

 

Praeterea, intendere est quoddam prosequi. Sed prosecutio vel fuga ad voluntatem pertinet, non ad rationem ; sed solum dicere aliquid esse prosequendum vel fugiendum. Ergo intentio est voluntatis.

 

Praeterea, omne meritum in voluntate consistit. Sed intentio est meritoria, et penes eam praecipue attenditur meritum vel demeritum. Ergo intentio est voluntatis.

 

Praeterea, Ambrosius [De officiis I, 30] dicit : affectus operi tuo nomen imponit. Sed actus iudicatur bonus vel malus ex intentione. Ergo intentio in affectu videtur contineri ; et sic videtur esse voluntatis, et non rationis.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod intentio est actus voluntatis : quod quidem manifeste apparet ex eius obiecto. Oportet enim potentiam et actum in obiecto convenire, cum potentia non ordinetur in obiectum nisi per actum ; oportet enim potentiae visivae et visionis esse idem obiectum, scilicet colorem. Cum ergo obiectum huius actus qui est intentio, sit

bonum, quod est finis, quod etiam est obiectum voluntatis, oportet

intentionem actum voluntatis esse. Non tamen est actus voluntatis absolute, sed in ordine ad rationem.

Ad cuius evidentiam sciendum est, quod quandocumque sunt duo agentia ordinata, secundum agens dupliciter potest movere vel agere : uno modo secundum quod competit naturae suae ; alio modo secundum quod competit naturae superioris agentis ; impressio enim superioris agentis manet in inferiori ; et ex hoc inferius agens non solum agit actione propria, sed actione superioris agentis ; sicut sphaera solis movetur proprio motu, qui spatio unius anni expletur, et motu primi mobilis, qui est motus diurnus, similiter aqua movetur motu proprio tendendo in centrum, et habet quemdam motum ex impressione lunae, quae movet ipsam, ut patet in fluxu et refluxu maris. Corpora etiam mixta habent quasdam operationes sibi proprias, quae consequuntur naturam quatuor elementorum, ut tendere deorsum, calefacere, infrigidare ; et habent alias operationes ex impressione caelestium corporum, ut magnes attrahit ferrum. Et quamvis nulla actio inferioris agentis fiat nisi praesupposita actione superioris, tamen illa actio quae competit ei secundum suam naturam, attribuitur ei absolute, sicut aquae moveri deorsum ; illa vero quae ei competit ex impressione superioris agentis, non attribuitur ei absolute, sed in ordine ad aliud : sicut fluere et refluere dicitur esse proprius motus maris, non in quantum est aqua, sed in quantum movetur a luna.

 

Ratio autem et voluntas sunt quaedam potentiae operativae ad invicem ordinatae ; et absolute considerando, ratio prior est, quamvis per reflexionem efficiatur voluntas prior et superior, in quantum movet rationem. Unde voluntas potest habere duplicem actum. Unum, qui competit ei secundum suam naturam, in quantum tendit in proprium obiectum absolute ; et hic actus attribuitur voluntati simpliciter, ut velle et amare, quamvis ad hunc actum prae­supponatur actus rationis. Alium vero actum habet, qui competit ei secundum id quod ex impressione rationis relinquitur in voluntate. Cum enim proprium rationis sit ordinare et conferre, quandocumque in actu voluntatis apparet aliqua collatio vel ordinatio, talis actus erit voluntatis non absolute, sed in ordine ad rationem : et hoc modo intendere est actus voluntatis ; cum intendere nihil aliud esse videatur quam ex eo quod quis vult, in aliud tendere sicut in finem. Et ita intendere in hoc differt a velle, quod velle tendit in finem absolute ; sed intendere dicit ordinem in finem, secundum quod finis est in quem ordinantur ea quae sunt ad finem. Cum enim voluntas moveatur in suum obiectum sibi propositum a ratione, diversimode movetur, secundum quod diversimode sibi proponitur. Unde, cum ratio proponit sibi aliquid ut absolute bonum, voluntas movetur in illud absolute ; et hoc est velle. Cum autem proponit sibi aliquid sub ratione boni, ad quod alia ordinentur ut ad finem, tunc tendit in illud cum quodam ordine, qui invenitur in actu voluntatis, non secundum propriam naturam, sed secundum exigentiam rationis. Et ita intendere est actus voluntatis in ordine ad rationem.

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod intentio assimilatur oculo quantum ad id quod de proprietate rationis in intentione invenitur.

 

Ad secundum dicendum, quod ratio movet quodammodo voluntatem, et voluntas quodammodo rationem, ut ex dictis patet ; et sic utraque diversis respectibus est altera prior, et utrique potest attribui actus in ordine ad alteram.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis quilibet actus voluntatis praesupponat cognitionem rationis, non tamen semper in actu voluntatis apparet id quod est proprium rationis, ut ex dictis [in corp. art.] patet ; unde ratio non sequitur.

 

Ad quartum dicendum, quod relatio in finem activa est rationis : eius enim est referre in finem ; sed relatio passiva potest esse cuiuscumque directi vel relati in finem per rationem : et sic potest esse voluntatis. Et hoc modo relatio in finem pertinet ad intentionem.

 

Et per hoc patet solutio ad quintum.

 

 

Ad sextum dicendum, quod in primo motore non solum invenitur cognitio, sed voluntas ; et ideo proprie potest ei intentio attribui. Sed ad rationem non pertinet nisi cognitio ; unde non est simile.

 

Ad septimum dicendum, quod intendere est non cognoscentis, cum res naturales intendant finem, quamvis intentio praesupponat aliquam cognitionem. Si autem loquamur de intentione animali, sic non est nisi cognoscentis, sicut nec velle. Non tamen oportet quod intendere et velle sint actus eiusdem potentiae, cuius est cognoscere, sed eiusdem suppositi : non enim proprie dicitur cognoscere vel intendere potentia aliqua, sed suppositum per potentiam.

 

 

 

Ad octavum dicendum, quod ratio et voluntas sunt unum ordine, sicut universum dicitur esse unum ; et sic nihil prohibet unum actum esse utriusque : unius quidem immediate, sed alterius mediate.

 

Ad nonum dicendum, quod quamvis voluntas sit principaliter de fine, ex eo quod ea quae sunt ad finem non desiderantur nisi propter finem, nihilominus tamen voluntas est eorum quae sunt ad finem. Quod enim philosophus dicit in III Ethicorum [cap. 4 (1111 b 26)], quod voluntas est finis, electio eorum quae sunt ad finem ; non ob hoc dicitur quod voluntas semper sit finis, sed aliquando, et principalius ; et ex hoc quod electio nunquam est finis, ostenditur quod non sit idem eligere et velle.

 

Ad decimum dicendum, quod directio in finem activa pertinet ad rationem, sed passiva potest ad voluntatem pertinere : et sic pertinet ad intentionem.

 

Ad undecimum dicendum, quod fides dirigit intentionem, sicut ratio voluntatem ; unde, sicut fides est rationis, ita intentio voluntatis.

Ad duodecimum dicendum, quod voluntas non semper est impossibilium, sed aliquando ; et hoc sufficit, secundum intentionem philosophi, ad ostendendum differentiam inter voluntatem et electionem, quae semper est possibilium, ut scilicet eligere non sit omnino idem quod velle ; et similiter nec intendere est omnino idem quod velle ; sed ex hoc non excluditur quin sit actus voluntatis.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod intentio est quidam actus animae. In illa autem trimembri divisione philosophi actiones animae non continentur : quia actiones non sunt animae ut in anima, sed magis ut ab anima. Vel potest dici quod actiones comprehenduntur sub habitibus, sicut principiatum continetur in suo principio.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod ordinare est rationis, sed ordinari potest esse voluntatis ; et sic intentio ordinationem importat.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod ratio illa procederet si nihil aliud requireretur ad intentionem nisi sola distantia ; requiritur autem inclinatio, quae voluntati competit, et non rationi ; unde ratio non sequitur.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod intentio est actus voluntatis in ordine ad rationem ordinantem ea quae sunt ad finem, in finem ipsum ; sed electio est actus voluntatis in ordine ad rationem comparantem ea quae sunt in finem ad invicem : et propter hoc intentio et electio differunt.

 

 

 

 

Article 14 - EST-CE PAR LE MÊME MOUVEMENT QUE LA VOLONTÉ VEUT LA FIN ET QU’ELLE A L’INTENTION DES MOYENS ?

(Quartodecimo quaeritur utrum voluntas eodem motu

velit finem et intendat ea quae sunt ad finem.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Il est impossible que le même acte soit en même temps bon et mauvais. Or il arrive qu’il y ait une volonté mauvaise avec une bonne intention ; comme lorsque quelqu’un veut voler pour faire l’aumône. L’intention et la volonté ne sont donc pas un même acte.

 

2° Selon le Philosophe au dixième livre de l’Éthique, les mouvements qui ont pour termes respectifs le médium et l’extrême diffèrent par l’espèce. Or le moyen et la fin se comportent d’une certaine façon comme le médium et les extrêmes. L’intention de la fin et la volonté du moyen diffèrent donc par l’espèce ; et ainsi, elles ne sont pas un acte unique.

 

3° Selon le Philosophe aux sixième et septième livres de l’Éthique, les fins sont dans le domaine pratique ce que sont les principes dans les sciences démonstratives. Or la pensée des principes et la considération des conclusions ne se font pas par un même acte de l’intelligence spéculative. Et cela ressort de ce qu’ils sont élicités par des habitus différents ; en effet, l’intelligence est l’habitus des principes, mais la science, celui des conclusions. Donc, dans le domaine opératif, ce n’est pas par le même acte de volonté que nous avons l’intention de la fin et que nous voulons les moyens.

4° Les actes se distinguent par les objets. Or la fin et le moyen sont des objets différents. L’intention de la fin et la volonté du moyen ne sont donc pas le même acte.

 

En sens contraire :

 

1) Deux actes ne peuvent appartenir en même temps à une même puissance. Or la volonté, en même temps qu’elle veut le moyen, a l’intention de la fin. L’intention de la fin et la volonté du moyen ne sont donc pas des actes différents.

 

2) De même que la lumière est pour la couleur la raison de sa visibilité, de même la fin est pour les moyens la raison de leur appétibilité. Or c’est par le même acte que la vue voit la couleur et la lumière. C’est donc par le même acte que la volonté veut le moyen et a l’intention de la fin ; l’inten­tion de la fin et la volonté ne sont donc pas des actes différents.

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions, comme dit le Maître au deuxième livre des Sentences, dist. 28. En effet, certains ont dit que la volonté du moyen était un autre acte que l’intention de la fin. Mais à l’inverse, d’autres ont affirmé que l’acte était le même, et que leur distinction était seulement due à la diversité des réalités. Or chacune des deux opinions est vraie à un certain point de vue.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que, puisque l’unité de l’acte doit être déduite de l’unité de l’objet, s’il y a deux choses qui sont un en quelque façon, l’acte qui se porte vers elles en tant qu’elles sont un, sera un ; mais l’acte qui se porte vers elles en tant qu’elles sont deux, sera double. Ainsi, les parties de la ligne sont deux d’une certaine façon, et un d’une autre façon, c’est-à-dire dans la mesure où elles sont unies dans le tout ; voilà pourquoi l’acte de vision, s’il se porte vers les deux parties de la ligne en tant qu’elles sont deux, c’est-à-dire vers l’une et l’autre par soi en ce qui leur est propre, alors il y aura deux visions, et elles ne pourront être vues en même temps ; mais s’il se porte vers la ligne entière comprenant les deux parties, il y aura une vision unique et toute la ligne sera vue en même temps.

 

Or, toutes les choses qui sont ordonnées entre elles sont certes plusieurs, en tant qu’elles sont des réalités considérées par soi ; mais elles sont un dans l’ordre qui les ordonne entre elles. Voilà pourquoi l’acte de l’âme qui se porte vers elles en tant qu’elles sont ordonnées entre elles est un, au lieu que l’acte de l’âme qui se porte vers elles en tant qu’elles sont considérées en elles-mêmes est multiple ; comme on le voit clairement dans la considération d’une statue de Mercure : si quelqu’un la considère comme une certaine réalité, autre sera sa considération, et autre la considération de Mercure, dont la statue est l’image ; mais si la statue est considérée comme l’image de Mercure, il y aura un même mode de considération dirigé vers la statue et vers Mercure. Semblablement, lorsque le mouvement de la volonté se porte vers la fin et vers le moyen, s’il se porte vers eux en tant que l’un et l’autre sont une certaine réalité existant par soi, il y aura des mouvements de la volonté différents ; et dans ce cas, l’opinion qui affirme que l’intention de la fin et la volonté du moyen sont des actes différents, est vraie. Mais si la volonté se porte vers l’un d’eux en tant qu’il a une relation à l’autre, alors il y a un acte unique de la volonté vers les deux ; et dans ce cas, l’opinion selon laquelle l’intention de la fin et la volonté du moyen sont un seul acte, est vraie.

Mais si l’on examine correctement la notion d’intention, on trouve que cette dernière opinion est plus vraie que l’autre. En effet, le mouvement de la volonté vers la fin n’est pas appelé dans l’absolu « intention », mais simplement « vouloir » ; et l’on appelle « intention » l’inclination de la volonté vers la fin en tant que les moyens ont la fin pour terme. En effet, celui qui veut la santé, on dit simplement qu’il la veut ; mais on dit qu’il en a l’intention, seulement quand il veut quelque chose en vue de la santé. Voilà pourquoi il faut accorder que l’inten­tion n’est pas numériquement un autre acte que la volonté.

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien qu’un même acte ne puisse être bon et mauvais, cependant un acte mauvais peut avoir quelque circonstance bonne ; par exemple, c’est un acte vicieux de manger plus qu’il ne faut, même si l’on mange quand on le doit. Et ainsi, la volonté par laquelle on veut voler pour nourrir les pauvres est un acte absolument mauvais, avec cependant quelque circonstance bonne : en effet, le but fait partie des circonstances.

 

 

 

2° La parole du Philosophe doit s’entendre du cas où l’on s’arrête au médium ; en effet, lorsqu’on passe par le médium pour aller au terme, alors le mouvement est numériquement un. Et de la sorte, quand la volonté est mue vers le moyen avec une relation à la fin, il y a un seul mouvement.

 

 

3° Quand la conclusion et le principe sont tous les deux considérés par soi, il y a des considérations différentes ; mais quand on considère le principe en relation à la conclusion, il y a une même considération pour les deux, comme cela se passe dans le syllogisme.

 

4° La fin et le moyen sont un unique objet, pour autant que l’on considère l’un en relation à l’autre.

 

Et videtur quod non.

 

Impossibile enim est eumdem actum esse simul bonum et malum. Sed contingit esse voluntatem malam cum intentione bona ; sicut cum quis vult furari ut det eleemosynam. Ergo non est idem actus intentio et voluntas.

 

Praeterea, secundum philosophum in X Eth. [l. 5 (1174 a 19 sqq.)], motus qui terminantur ad medium et ad extremum differunt specie. Sed id quod est ad finem, et finis, se habent quodammodo ut medium et extrema. Ergo intentio finis et voluntas eius quod est ad finem, differunt specie ; et ita non sunt unus actus.

 

Praeterea, secundum philosophum in VI [l. 10 (1144 a 31)] et VII [l. 8 (1151 a 16)] Ethic., fines in practicis sunt sicut principia in demonstrativis sci­entiis. Sed non est idem actus intellectus speculativi quo intelliguntur principia, et quo considerantur con­clusiones. Quod patet ex hoc quod ex diversis habitibus eliciuntur : est enim intellectus habitus principiorum, sed scientia conclusionum. Ergo in operativis non est idem actus voluntatis quo intendimus finem et volumus ea quae sunt ad finem.

Praeterea, actus distinguuntur per obiecta. Sed finis et id quod est ad finem, sunt diversa obiecta. Ergo non idem actus est intentio finis et voluntas eius quod est ad finem.

 

 

Sed contra. Duo actus non possunt esse simul unius potentiae. Sed voluntas simul dum vult id quod est ad finem, intendit finem. Ergo intentio finis et voluntas eius quod est ad finem, non sunt diversi actus.

 

Praeterea, sicut lux est ratio visibilitatis colori, ita finis est ratio appetibilitatis his quae sunt ad finem. Sed eodem actu visus videt colorem et lucem. Ergo eodem actu voluntas vult id quod est ad finem, et intendit finem ; ergo intentio finis et voluntas non sunt diversi actus.

Respondeo. Dicendum, quod circa hanc quaestionem duplex est opinio, ut Magister dicit in II Sent., dist. 28 [cap. 4]. Quidam enim dixerunt quod alius actus sit voluntas eius quod est ad finem, et intentio finis. Quidam vero dixerunt e contrario, quod sit unus actus, sed quod eorum distinctio sit tantummodo propter rerum varietatem. Utraque autem opinio secundum aliquid vera est.

Ad cuius evidentiam sciendum est, quod cum unitas actus ex unitate obiecti pensanda sit ; si sint aliqua duo quae per aliquem modum sint unum, actus qui fertur in ea secundum quod sunt unum, erit unus ; actus vero qui fertur in ea secundum quod sunt duo, erunt duo, sicut partes lineae sunt quodammodo duo, et quodammodo unum, prout scilicet uniuntur in toto : et ideo actus visionis, si feratur in duas partes lineae secundum quod sunt duae, id est in utramque per se secundum id quod est proprium sibi, erunt duae visiones, nec poterunt simul videri ; si autem feratur in totam lineam comprehendentem utramque partium, erit una visio, et simul tota linea videbitur.

 

Omnia autem quae sunt ad invicem ordinata, sunt quidem plura in quan­tum sunt res quaedam per se consideratae ; sunt vero unum in ordine quo ad invicem ordinantur : et ideo actus animae qui fertur in ea secundum quod sunt ad invicem ordinata est unus ; actus vero animae qui fertur in ea secundum quod sunt in se considerata, est multiplex. Sicut patet in consideratione statuae Mercurii : quam si aliquis consideret ut est quaedam res, erit alia consideratio eius, et consideratio Mercurii, cuius statua est imago ; si autem consideretur statua ut imago Mercurii, erit idem modus considerationis in statuam et in Mercurium. Similiter quando motus voluntatis fertur in finem et in id quod est ad finem, si feratur in ea secundum quod utrumque est quaedam res per se existens, erit diversus motus voluntatis : et sic est vera opinio quae dicit, quod intentio finis et voluntas eius quod est ad finem, sunt diversi actus. Si autem voluntas feratur in unum eorum secundum quod habet ordinem ad aliud, sic est unus actus voluntatis in utrumque : et sic est vera opinio quae ponit, unum actum esse intentionem finis et voluntatem eius quod est ad finem.

Sed si recte inspiciatur ratio intentionis, invenitur haec opinio esse verior quam alia. Motus enim voluntatis in finem non dicitur absolute intentio, sed simpliciter velle ; sed intentio dicitur inclinatio voluntatis in finem, secundum quod ad finem terminantur ea quae sunt in finem. Qui enim vult sanitatem, dicitur eam simpliciter velle ; sed solum eam intendere dicitur, quando aliquid propter sanitatem vult. Et ideo concedendum est, quod intentio non sit alius actus numero quam voluntas.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod quamvis unus actus non possit esse bonus et malus, tamen alicuius actus mali potest esse aliqua circumstantia bona ; sicut actus vitiosus est, si quis comedat plus quam debet, licet comedat quando debet. Et ita voluntas qua quis vult furari ut pascat pauperes, est actus malus simpliciter, habens tamen aliquam circumstantiam bonam : propter quid enim ponitur una de circumstantiis.

 

Ad secundum dicendum, quod verbum philosophi est intelligendum, quando sistitur in medio ; quando enim per medium transitur ad terminum, tunc est unus numero motus. Et ita quando voluntas movetur in id quod est ad finem, cum ordine ad finem, est unus motus.

 

Ad tertium dicendum, quod quando conclusio et principium considerantur utrumque per se, sunt diversae considerationes ; sed quando consideratur principium in ordine ad conclusionem, est eadem consideratio utriusque, sicut fit in syllogismo.

 

Ad quartum dicendum, quod finis et id quod est ad finem, sunt unum obiectum, in quantum consideratur unum in ordine ad aliud.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 15 - L’ÉLECTION EST-ELLE UN ACTE DE LA VOLONTÉ ?

(Quintodecimo quaeritur utrum electio sit actus voluntatis.)

 

 

Il semble qu’elle ne soit pas un acte de la volonté, mais de la raison.

 

1° L’ignorance n’appartient pas à la volonté, mais à la raison. Or la dépravation de l’élec­tion est une certaine ignorance ; c’est pourquoi l’on dit que tout homme vicieux est ignorant, d’une ignorance de l’élection, comme on le voit clairement au troisième livre de l’Éthique. L’élection appartient donc, elle aussi, à la raison.

 

2° De même que l’enquête et l’argumen­tation appartiennent à la raison, de même la conclusion aussi. Or l’élection est comme une certaine conclusion du conseil, comme on le voit clairement aux troisième et septième livres de l’Éthique. Puis donc que le conseil appartient à la raison, il en sera de même de l’élection.

 

3° Selon le Philosophe au huitième livre de l’Éthique, la vertu morale consiste principalement dans l’élection. Or, comme lui-même le dit au sixième livre de l’Éthique, ce qui, dans les vertus morales, appartient à la prudence, est le principal, qui accomplit formellement la notion de vertu. L’élection appartient donc à la prudence. Or la prudence est dans la raison. Donc l’élection aussi.

 

 

4° L’élection implique un certain discernement. Or discerner est propre à la raison. Donc élire aussi.

 

En sens contraire :

 

1) Élire c’est, entre deux choses proposées, choisir l’une de préférence à l’autre, comme on le voit clairement chez saint Jean Damascène. Or choisir est un acte de la volonté et non de la raison. Donc élire aussi.

 

 

2) Le Philosophe dit au troisième livre de l’Éthique que l’élection est le désir de ce qui a déjà été délibéré. Or le désir appartient à la volonté et non à la raison. Donc l’élection aussi.

 

Réponse :

 

L’élection contient en soi une part de volonté et une part de raison. Quant à savoir si elle est proprement un acte de la volonté ou de la raison, le Philosophe semble laisser cette question dans le doute au sixième livre de l’Éthique, où il dit que l’élection est soit un appétit de l’intellectif, c’est-à-dire un appétit en relation à l’intelligence, soit l’intelligence de l’appétitif, c’est-à-dire l’intelligence en relation à l’appétit. Or le premier est plus vrai : c’est un acte de la volonté en relation à la raison.

 

En effet, que ce soit directement un acte de la volonté, cela est évident pour deux raisons. D’abord, à cause de la nature de l’objet ; car l’objet propre de l’élection est le moyen, qui relève de la notion de bien, le bien étant l’objet de la volonté ; car « bien » se dit à la fois de la fin, par exemple du bien honnête ou délectable, et du moyen, par exemple du bien utile. Ensuite, à cause de la nature de l’acte lui-même. En effet, l’élection est la dernière approbation par laquelle on approuve une chose pour la poursuivre ; et assurément, cela ne relève pas de la raison, mais de la volonté. Car, si fort que la raison préfère une chose à l’autre, cette chose n’est pas encore préférée à l’autre pour l’opération, jusqu’à ce que la volonté soit inclinée vers l’une plutôt que vers l’autre : en effet, la volonté ne suit pas la raison par nécessité.

 

Cependant l’élection est un acte de la volonté non pas dans l’absolu, mais en relation à la raison, car dans l’élection apparaît ce qui est propre à la raison : confronter une chose à l’autre, et la lui préférer ; et cela se trouve assurément dans l’acte de la volonté par l’impression de la raison, dans la mesure où la raison elle-même propose une chose à la volonté non comme simplement utile, mais comme plus utile pour la fin.

 

Ainsi donc, il est clair que vouloir, élire et avoir une intention sont des actes de la volonté. Vouloir, dans la mesure où la raison propose à la volonté un bien dans l’absolu, qu’il soit à élire pour lui-même, comme la fin, ou pour autre chose, comme le moyen : pour l’un et l’autre, en effet, nous disons que nous le « voulons ». Élire est un acte de la volonté, dans la mesure où la raison lui propose le bien comme plus utile pour la fin. Avoir l’intention, dans la mesure où la raison lui propose le bien comme une fin à obtenir par un moyen.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° L’ignorance est attribuée à l’élection quant à ce que l’élection a de raison.

 

 

2° L’enquête pratique a deux conclusions : l’une qui est dans la raison, à savoir la sentence, qui est un jugement sur ce qui a été délibéré ; l’autre qui est dans la volonté, à savoir l’élection, et elle est appelée conclusion par une certaine similitude car, de même que dans le domaine spéculatif on s’arrête en dernier à la conclusion, de même dans le domaine opératif on s’arrête en dernier à l’opération.

 

 

3° On dit que l’élection est le principal dans la vertu morale, et du côté de ce qu’elle a de raison, et du côté de ce qu’elle a de volonté : en effet, les deux sont requis pour la notion de vertu morale ; et l’élection est appelée « le principal » par rapport aux actes extérieurs. Il n’est donc pas nécessaire que l’élection soit totalement un acte de prudence ; mais elle a quelque participation de la prudence, tout comme de la raison.

 

 

4° Le discernement se trouve dans l’élection dans la mesure où elle appartient à la raison, et ce que la raison a en propre est suivi par la volonté lorsqu’elle élit.

 

Et videtur quod non, sed rationis.

 

 

Ignorantia enim non est voluntatis, sed rationis. Sed perversitas electionis, ignorantia quaedam est ; unde omnis malus, dicitur esse ignorans ignorantia electionis, ut patet in III Ethicorum [l. 3 (1110 b 28)]. Ergo et electio rationis est.

 

 

Praeterea, sicut ad rationem pertinet inquisitio et argumentatio, ita conclusio. Sed electio est quasi quaedam conclusio consilii, ut patet in III [l. 8 (1112 b 20)] et VII [l. 3 (1147 a 24 sqq.)] Ethic. Cum ergo consilium sit rationis, et electio similiter rationis erit.

 

Praeterea, secundum philosophum in VIII Ethicorum [l. 13 (1163 a 22)], principalitas virtutis moralis in electione consistit. Sed, sicut ipse dicit in VI Ethic. [l. 11 (1144 b 1 sqq.)], id quod est prudentiae in virtutibus moralibus, est principale, quod formaliter complet rationem virtutis. Ergo electio pertinet ad prudentiam. Sed prudentia est in ratione. Ergo et electio.

 

Praeterea, electio discretionem quamdam importat. Sed discernere rationis est. Ergo et eligere.

 

 

 

Sed contra. Est, quod eligere est duobus propositis unum alteri praeoptare, ut patet per Damascenum [De fide II, 22]. Sed optare est actus voluntatis, et non rationis. Ergo et eligere.

 

Praeterea, philosophus dicit in III Ethicorum [l. 6 (1112 a 15)], quod electio est desiderium praeconsiliati. Sed desiderium est voluntatis, et non rationis. Ergo et electio.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod electio habet in se aliquid voluntatis, et aliquid rationis. Utrum autem sit actus proprie voluntatis, vel rationis, philosophus videtur relinquere sub dubio in VI Ethicorum [l. 2 (1139 b 4)], ubi dicit, quod electio vel est appetitus intellectivi, idest appetitus in ordine ad intellectum, vel intellectus appetitivi, idest intellectus in ordine ad appetitum. Primum autem verius est, scilicet quod sit actus voluntatis in ordine ad rationem.

Quod enim sit directe actus voluntatis, patet ex duobus. Primo ex ratione obiecti : quia proprium obiectum electionis est id quod est ad finem, quod pertinet ad rationem boni, quod est obiectum voluntatis ; nam bonum dicitur et finis, ut honestum vel delectabile, et quod est ad finem, ut utile. Secundo ex ratione ipsius actus. Electio enim est ultima acceptio qua aliquid accipitur ad prosequendum ; quod quidem non est rationis, sed voluntatis. Nam quantumcumque ratio unum alteri praefert, nondum est unum alteri praeacceptatum ad operandum, quousque voluntas inclinetur in unum magis quam in aliud : non enim voluntas de necessitate sequitur rationem.

 

 

Est tamen electio actus voluntatis non absolute, sed in ordine ad rationem, eo quod in electione apparet id quod est proprium rationis, scilicet conferre unum alteri, vel praeferre : quod quidem in actu voluntatis invenitur ex impressione rationis, in quantum scilicet ipsa ratio proponit voluntati aliquid non ut utile simpliciter, sed ut utilius ad finem.

 

 

Sic ergo patet quod voluntatis actus est velle, eligere et intendere. Sed velle prout ratio proponit voluntati aliquid bonum absolute, sive sit propter se eligendum, ut finis, sive propter aliud, ut quod est ad finem : utrumque enim velle dicimur. Sed eligere est actus voluntatis, secundum quod ratio proponit ei bonum ut utilius ad finem. Intendere vero, secundum quod ratio proponit ei bonum ut finem consequendum ex eo quod est ad finem.

Ad primum ergo dicendum, quod ignorantia electioni attribuitur quan­tum ad id quod habet de ratione.

 

Ad secundum dicendum, quod practicae inquisitionis est duplex conclusio : una quae est in ratione, scilicet sententia, quae est iudicium de consiliatis ; alia vero quae est in voluntate, et huiusmodi est electio : et dicitur conclusio per quamdam similitudinem, quia sicut in speculativis ultimo statur in conclusione, ita in operativis ultimo statur in operatione.

 

Ad tertium dicendum, quod electio dicitur esse principale in virtute morali et ex parte eius quod habet de ratione, et ex parte eius quod habet de voluntate : utrumque enim requiritur ad rationem virtutis moralis ; et dicitur electio principale respectu exteriorum actuum. Unde non oportet quod electio sit actus prudentiae totaliter ; sed participat aliquid prudentiae, sicut et rationis.

 

Ad quartum dicendum, quod discretio invenitur in electione, secundum quod pertinet ad rationem, cuius proprietatem sequitur voluntas in eligendo.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Question 23 ─ LA VOLONTÉ DE DIEU

 

 

LA QUESTION PORTE

SUR LA VOLONTÉ DE DIEU.

 

Article 1 : Convient-il que Dieu ait une volonté ?

Article 2 : Peut-on distinguer la volonté divine en antécédente et conséquente ?

 

Article 3 : La volonté divine est-elle convenablement divisée en volonté de bon plaisir et volonté de signe ?

Article 4 : Dieu veut-il par nécessité tout ce qu’il veut ?

Article 5 : La volonté divine impose-t-elle une nécessité aux réalités voulues ?

Article 6 : La justice dans les réalités créées dépend-elle de la simple volonté de Dieu ?

Article 7 : Sommes-nous tenus de conformer notre volonté à la volonté divine ?

 

Article 8 : Sommes-nous tenus de conformer notre volonté à la volonté divine dans l’objet voulu, c’est-à-dire en sorte que nous soyons tenus de vouloir ce que nous savons que Dieu veut ?

Quaestio est

de voluntate Dei.

 

Et primo quaeritur utrum Deo competat habere voluntatem.

Secundo utrum voluntas divina possit distingui per antecedens et consequens.

Tertio utrum voluntas divina convenienter dividatur per voluntatem beneplaciti et voluntatem signi.

Quarto utrum Deus de necessitate velit quidquid vult.

Quinto utrum divina voluntas rebus volitis necessitatem imponat.

Sexto utrum iustitia in rebus creatis dependeat ex simplici divina voluntate.

Septimo utrum teneamur conformare voluntatem nostram voluntati divinae.

Octavo utrum teneamur conformare voluntatem nostram voluntati divinae in volito, ut scilicet teneamur velle hoc quod scimus Deum velle.

 

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse au tome I, p. 95)

 

Distinctions :

     À Dieu convient la volonté proprement dite, celle de bon plaisir (art. 1)

     … que saint Jean Damascène distingue

en antécédente et conséquente (2)

     Celle de signe, improprement appelée volonté,

se divise en défense, précepte, conseil, opération et permission (3)

     Dieu veut par nécessité ce qu’il veut en lui-même,

non ce qu’il veut pour la créature (4)

 

Rapport des réalités créées à la volonté divine :

     Leur contingence est voulue par Dieu lui-même (5)

     Leur justice ne dépend pas simplement de sa volonté,

mais avant tout de sa sagesse (6)

     Nous sommes tenus de conformer notre volonté à la sienne (7)

     … quant à la fin, absolument,

         quant à l’objet, pour autant qu’il se rapporte à la fin (8)

 

 

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

Art. 1 : Super Sent. I, d. 45, a. 1 ; Cont. Gent. I, cap. 72-73 et IV, cap. 19 ; Sum. Th. I, q. 19, a. 1 et q. 54, a. 2 ; Comp. theol., cap. 32.

 

Art. 2 : Super Sent. I, d. 46, a. 1 et 3 ; ibid. d. 47, a. 1 et 3 ; Super Tim. I, cap. 2, l. 1 ; Sum. Th. I, q. 19, a. 6, ad 1.

 

Art. 3 : Super Sent. I, d. 45, a. 4 ; ibid. d. 47, a. 1 et 3 ; Sum. Th. I, q. 19, a. 11 et 12.

 

Art. 4 : Cont. Gent. I, cap. 80-83 et III, cap. 97 ; De pot., q. 1, a. 5 et q. 10, a. 2, ad 6 ; Sum. Th. I, q. 19, a. 3.

 

Art. 5 : Quodl. XI, q. 3 ; Cont. Gent. I, cap. 85 et II, cap. 29 et 30 ; Sum. Th. I, q. 19, a. 8 ; Super Periherm. I, l. 14 ; Quodl. XII, q. 3, ad 1 ; De malo, q. 16, a. 7, ad 15.

 

Art. 6 : Sum. Th. I, q. 63, a. 1.

 

Art. 7 : Super Sent. I, d. 48, a. 1-3 ; Sum. Th. I-II, q. 19, a. 9.

 

Art. 8 : Super Sent. I, d. 48, a. 2-4 ; Sum. Th. I-II, q. 19, a. 10.

 

 

Article 1 - CONVIENT-IL QUE DIEU AIT UNE VOLONTÉ ?

(Et primo quaeritur utrum Deo competat voluntatem habere.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Il convient que tout être ayant une volonté agisse suivant l’élection de sa volonté. Or Dieu n’agit pas suivant l’élection de sa volonté ; en effet, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins : « comme notre soleil matériel, sans qu’il le comprenne ou qu’il le veuille, mais par le seul fait de son existence, éclaire toutes choses, de même la divine bonté ». Il ne revient donc pas à Dieu d’avoir une volonté.

 

2° D’une cause contingente ne peuvent venir des effets nécessaires. Or la volonté est une cause contingente, puisqu’elle se rapporte indifféremment à l’un ou l’autre possible. Elle ne peut donc être la cause de choses nécessaires. Or Dieu est la cause de toutes choses, des nécessaires comme des contingentes. Il n’agit donc pas par volonté ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

3° Ce qui implique une relation à une cause ne convient pas à ce qui n’a pas de cause. Or Dieu, étant la cause première de toutes choses, n’a pas de cause. Puis donc que la volonté implique une relation à la cause finale – car la volonté porte sur la fin, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique – il semble que la volonté ne convienne pas à Dieu.

 

 

4° Selon le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, le volontaire mérite louange ou blâme, mais l’involontaire, pardon et miséricorde. La notion de volontaire ne convient donc pas à ce à quoi la notion de louable ne convient pas. Or la notion de louable ne convient pas à Dieu, car la louange, comme il est dit au premier livre de l’Éthique, ne revient pas aux meilleurs, mais à ceux qui sont ordonnés au meilleur ; par contre, l’honneur revient aux meilleurs. Il ne revient donc pas à Dieu d’avoir une volonté.

 

 

5° Les opposés sont de nature à affecter le même sujet. Or deux involontaires sont opposés au volontaire, comme il est dit au troisième livre de l’Éthique : l’involontaire par ignorance, et l’involontaire par violence. Or l’involontaire par violence ne convient pas à Dieu, car la contrainte n’a pas de place en Dieu ; ni l’involontaire par ignorance, car Dieu connaît lui-même toutes choses. Donc le volontaire non plus ne convient pas à Dieu.

 

6° Comme il est dit au livre des Règles de la foi, il y a deux volontés : l’affective, touchant les actes intérieurs, et l’effective, touchant les actes extérieurs. Or « la volonté affective », comme il y est dit, « contribue au mérite, mais la volonté effective accomplit le mérite ». Or il ne revient pas à Dieu de mériter. Ni, par conséquent, d’avoir en quelque façon une volonté.

 

 

 

7° Dieu est un moteur non mû, car, suivant Boèce, « demeurant immobile, il donne à toutes choses de se mouvoir », au lieu que la volonté est un moteur mû, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Et c’est pourquoi le Philosophe, lui aussi, au onzième livre de la Métaphysique, prouve qu’« il meut comme un objet de désir et de pensée » par le fait qu’il est un moteur non mû. Il ne revient donc pas à Dieu d’avoir une volonté.

 

8° La volonté est un certain appétit, car elle est contenue dans la partie appétitive de l’âme. Or l’appétit a une imperfection : en effet, il porte sur ce qui n’est pas possédé, selon saint Augustin. Puis donc qu’aucune imperfection n’a de place en Dieu, il semble qu’il ne lui revienne pas d’avoir une volonté.

 

 

9° Rien de ce qui a des objets opposés ne semble convenir à Dieu, puisque de telles choses sont soumises à la génération et à la corruption, desquelles Dieu est très éloigné. Or la volonté a des objets opposés, puisqu’elle se tient parmi les puissances rationnelles, qui ont des objets opposés, selon le Philosophe. La volonté ne convient donc pas à Dieu.

 

 

10° Saint Augustin dit au onzième livre de la Cité de Dieu que Dieu n’est pas disposé différemment à l’égard des réalités lorsqu’elles existent et lorsqu’elles n’existent pas. Or, lorsqu’elles n’existent pas, Dieu ne veut pas que les réalités existent : en effet, elles existeraient, s’il le voulait. Lors donc qu’elles existent, Dieu ne veut pas non plus qu’elles existent.

 

11° Il ne convient pas à Dieu d’être perfectionné, mais de perfectionner. Or il appartient à la volonté d’être perfectionnée par le bien, comme à l’intelligence d’être perfectionnée par le vrai. La volonté ne convient donc pas à Dieu.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit au psaume 113 B, v. 3 : « Tout ce que Dieu a voulu, il l’a fait. » Il semble donc qu’il ait une volonté, et que ce soit par sa volonté que les réalités ont été créées.

 

 

2) La béatitude se trouve surtout en Dieu. Or la béatitude requiert la volonté car, suivant saint Augustin, on appelle bienheureux celui qui a tout ce qu’il veut, et qui ne veut rien de mal. La volonté convient donc à Dieu.

 

3) Partout où se trouvent des conditions plus parfaites pour la volonté, la volonté existe plus parfaitement. Or les plus parfaites conditions de la volonté se trouvent en Dieu : en effet, il n’y a en lui aucune distance entre la volonté et le sujet, car son essence est sa volonté ; ni entre la volonté et l’acte, car son action est son essence ; ni entre la volonté et la fin, ou l’objet, car sa volonté est sa bonté. La volonté se trouve donc très parfaitement en Dieu.

 

 

 

4) La volonté est la racine de la liberté. Or la liberté convient principalement à Dieu ; est libre, en effet, celui qui est cause de soi, suivant le Philosophe au premier livre de la Métaphysique ; ce qui est surtout vrai de Dieu. La volonté se trouve donc en Dieu.

 

Réponse :

 

La volonté se trouve très proprement en Dieu. Et pour le voir clairement, il faut savoir que la connaissance et la volonté sont enracinées, dans la substance spirituelle, sur ses diverses relations aux réalités.

 

Il est en effet une première relation de la substance spirituelle aux réalités, en tant qu’elles sont en quelque sorte dans la substance spirituelle elle-même : non certes en leur être propre, comme le concevaient les anciens, qui disaient que nous connaissons la terre par la terre, l’eau par l’eau, etc., mais en leur notion propre. « Car ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme, mais l’espèce de la pierre » ou sa notion, suivant le Philosophe au troisième livre sur l’Âme. Et parce que la notion absolue de la réalité ne peut se rencontrer sans composition concrète que dans la substance immatérielle, la connaissance n’est pas attribuée à toutes les réalités, mais seulement aux immatérielles ; et le degré de connaissance dépend du degré d’immatérialité, de sorte que les réalités qui sont les plus immatérielles sont les plus aptes à la connaissance ; et en elles, parce que leur essence elle-même est immatérielle, elle se comporte envers elles comme un médium de connaissance ; par exemple, Dieu, par son essence, se connaît lui-même ainsi que toutes les autres choses.

 

D’autre part, la volonté, comme n’importe quel appétit, est fondée sur la relation par laquelle la substance spirituelle se réfère aux réalités en tant qu’elle a un rapport à ces réalités existant en elles-mêmes. Et parce qu’il appartient à n’importe quelle réalité, tant matérielle qu’immatérielle, d’avoir une relation à une autre réalité, il convient que n’importe quelle réalité ait un appétit, soit naturel, soit animal, soit rationnel ou intellectuel ; mais il se rencontre diversement dans les différentes réalités. En effet, puisque la réalité doit être ordonnée à une autre réalité au moyen d’une chose qu’elle a en soi, elle est diversement ordonnée à autre chose selon les différentes façons d’avoir une chose en soi.

 

Ainsi les réalités matérielles, dans lesquelles tout ce qui est en elles est comme lié et agrégé à la matière, n’ont pas d’ordination libre aux autres réalités, mais une ordination résultant de la nécessité d’une disposition naturelle. Par conséquent, les réalités matérielles ne sont pas pour elles-mêmes les causes de cette ordination, comme si elles s’ordonnaient d’elles-mêmes à ce vers quoi elles sont ordonnées, mais leur ordination vient d’ailleurs, c’est-à-dire d’où leur vient leur disposition naturelle. Voilà pourquoi il convient qu’elles aient seulement un appétit naturel.

 

Mais, pour les substances immatérielles et aptes à la connaissance, il y a quelque chose qui n’est absolument pas agrégé ni lié à la matière, et cela suivant le degré de leur immatérialité ; en conséquence de quoi elles sont ordonnées aux réalités par une ordination libre, dont elles-mêmes sont causes, s’ordonnant pour ainsi dire à ce à quoi elles sont ordonnées. Voilà pourquoi il leur revient de faire ou de rechercher quelque chose volontairement et spontanément. En effet, si le coffre qui est dans l’esprit de l’artisan était une forme matérielle ayant une existence déterminée, il n’inclinerait que suivant le mode d’être déterminé qu’il aurait ; par conséquent, l’artisan ne resterait pas libre de faire la maison ou de ne pas la faire, ou bien de la faire ainsi ou autrement. Mais parce que la forme de la maison dans l’esprit de l’artisan est la notion absolue de la maison, ne se rapportant pas, autant qu’il est en elle, à l’être plutôt qu’au non-être, ni à être ainsi plutôt qu’à être autrement quant aux dispositions accidentelles de la maison, il reste à l’artisan une libre inclination à faire ou à ne pas faire la maison.

 

Mais dans la substance sensitive, bien que les formes des réalités soient reçues sans la matière, elles ne sont cependant pas reçues tout à fait immatériellement ni sans les déterminations liées à la matière, étant reçues dans un organe corporel ; pour cette raison l’inclination n’est pas entièrement libre en de telles substances, quoiqu’il y ait en elles quelque imitation ou ressemblance de liberté. Par l’appétit, en effet, elles sont d’elles-mêmes inclinées vers quelque chose, en tant qu’elles recherchent quelque chose d’après une appréhension ; mais être incliné vers ce qu’elles recherchent ou ne pas être incliné, cela n’est pas soumis à leur disposition.

 

Mais dans la nature intellectuelle, où quelque chose est parfaitement reçu de façon immatérielle, on rencontre la parfaite notion d’inclination libre ; et c’est cette libre inclination qui constitue la notion de volonté. Voilà pourquoi aux réalités matérielles n’est pas attribuée la volonté, mais l’appétit naturel ; et à l’âme sensitive est attribué non la volonté, mais l’appétit animal ; et c’est à la seule substance intellective qu’est attribuée la volonté. Et plus elle est immatérielle, mieux lui convient la notion de volonté. Par conséquent, Dieu étant au sommet de l’immatérialité, la notion de volonté lui convient suprêmement et très proprement.

 

Réponse aux objections :

 

1° Denys, par ces paroles, n’entend pas exclure de Dieu la volonté ni l’élection, mais il veut montrer son influence universelle sur les réalités. En effet, la communication qu’il fait de sa bonté ne consiste pas à choisir certaines réalités pour les rendre participantes de sa bonté, tandis qu’il exclurait complètement certaines autres de la participation de sa bonté ; au contraire, « il donne à tous libéralement » comme il est dit en Jacq. 1, 5 ; on dit pourtant qu’il élit, dans la mesure où il donne à certains plus qu’à d’autres, suivant l’ordre de sa sagesse.

 

 

2° La volonté de Dieu n’est pas une cause contingente, puisque ce qu’il veut, il le veut immuablement ; voilà pourquoi, en raison même de son immuabilité, les réalités nécessaires peuvent être causées ; et d’autant plus qu’aucune réalité créée n’est nécessaire, considérée en soi, mais elle est possible en elle-même et nécessaire par autre chose.

 

3° La volonté porte sur quelque chose de deux façons : de façon principale, ou de façon secondaire. Principalement, la volonté porte sur la fin, qui est la raison de vouloir toutes les autres choses ; secondairement, elle porte sur les moyens, que nous voulons en vue de la fin. Or ce n’est pas à l’objet voulu secondaire que la volonté est en relation comme à une cause, mais seulement à l’objet voulu principal, qui est la fin. Mais il faut savoir que la volonté et l’objet voulu se distinguent parfois dans la réalité, et alors l’objet voulu se rapporte à la volonté réellement comme cause finale ; par contre, si la volonté et l’objet voulu se distinguent seulement dans la raison, alors l’objet voulu ne sera la cause finale de la volonté que du point de vue de notre manière de signifier. La volonté divine se rapporte donc à sa bonté comme à une fin, bonté qui, dans la réalité, est identique à sa volonté : elle en est distinguée seulement du point de vue de notre manière de signifier. Il reste donc que rien n’est cause de la volonté divine réellement, mais seulement du point de vue de notre manière de signifier. Et il n’est pas illégitime de signifier quelque chose en Dieu à la façon d’une cause ; ainsi, en effet, la divinité est signifiée en Dieu comme ayant à l’égard de Dieu le rapport de cause formelle. Quant aux réalités créées, que Dieu veut, elles ne se comportent pas à l’égard de la volonté divine comme des fins, mais comme ordonnées à la fin : en effet, si Dieu veut que les créatures existent, c’est pour qu’en elles soit manifestée sa bonté, et pour que sa bonté, qui ne peut être multipliée dans son essence, soit répandue en plusieurs au moins par la participation de sa ressemblance.

 

 

 

4° La louange n’est pas due à la volonté pour n’importe lequel de ses actes, si l’on prend la louange au sens strict, comme fait le Philosophe ; mais elle lui est due pour autant que la volonté se rapporte aux moyens. En effet, il est avéré que l’acte de volonté se trouve non seulement dans les œuvres de vertu, qui sont les choses louables, mais aussi dans l’acte de la félicité, qui porte sur les choses honorables : il est certain, en effet, que la félicité procure du plaisir. Et cependant, la louange est aussi attribuée à Dieu, puisqu’en de nombreux endroits de l’Écriture nous sommes invités à louer Dieu ; mais la louange est alors prise plus communément que ne fait le Philosophe. Ou bien l’on peut dire que la louange, même prise au sens propre, convient à Dieu, en tant que par sa volonté il ordonne les créatures à lui-même comme à une fin.

 

5° [Dans certaines éditions seulement :] Les contraires sont de nature à affecter le même sujet, à moins que l’un des deux n’y soit par nature ; or il appartient à la nature divine d’être à tous égards le souverain bien ; par conséquent, l’involontaire ne peut être en elle.

 

6° Il y a en Dieu la volonté affective et la volonté effective : en effet, il veut vouloir, et il veut faire ce qu’il fait ; mais il n’est pas nécessaire que, partout où l’une de ces deux se trouve, l’on trouve le mérite, mais seulement dans la nature imparfaite tendant vers la perfection.

 

 

7° Quand l’objet voulu est autre que la volonté, l’objet voulu meut réellement la volonté ; mais quand l’objet voulu est identique à la volonté, alors il ne meut que du point de vue de notre manière de signifier. Et quant à cette façon de parler, d’après le Commentateur au huitième livre de la Physique, se vérifie la parole de Platon disant que le premier moteur se meut soi-même, c’est-à-dire en tant qu’il se pense et se veut lui-même. Et cependant, qu’il veuille les créatures n’entraîne pas qu’il soit mû par elles ; car il ne veut les créatures qu’en raison de sa bonté, comme on l’a dit.

8° C’est par la même nature qu’une chose est mue vers le terme qu’elle n’obtient pas encore, et qu’elle se repose dans le terme qu’elle a déjà obtenu. Par conséquent, il appartient à la même puissance de tendre vers le bien lorsqu’elle ne l’a pas encore, et de l’aimer et de se délecter en lui une fois qu’il est possédé ; et ces deux actes concernent la puissance appétitive, quoiqu’elle soit nommée plutôt d’après l’acte par lequel elle tend vers ce qu’elle n’a pas, et c’est pourquoi l’on dit que l’appétit est propre à l’imparfait. Mais la volonté se rapporte indifféremment à l’un ou à l’autre acte ; par conséquent, la volonté convient à Dieu par sa propre notion, mais non l’appétit.

 

 

9° Il ne convient pas que Dieu ait des objets opposés quant à ce qui se trouve dans son essence, mais il a des objets opposés quant aux effets dans les créatures, qu’il peut faire et ne pas faire.

 

 

10° Lorsqu’il ne fait pas les réalités, Dieu veut que les réalités existent ; néanmoins il ne veut pas qu’elles existent à ce moment-là ; par conséquent, l’objection part de l’hypothèse d’une chose fausse.

11° Dieu ne peut être perfectionné par quelque chose dans la réalité ; cependant, du point de vue de notre manière de signifier, l’on signifie parfois qu’il est perfectionné par quelque chose, comme lorsque je dis que Dieu pense quelque chose. En effet, de même que l’objet voulu est la perfection de la volonté, de même l’intelligible est la perfection de l’intelligence. Mais en Dieu, le premier intelligible est identique à l’intelli­gence, et le premier objet voulu est identique à la volonté.

 

Et videtur quod non.

 

Omni enim voluntatem habenti competit secundum electionem voluntatis agere. Sed Deus non agit secundum voluntatis electionem ; ut enim dicit Dionysius, IV cap. de Divin. Nomin. [§ 1] : sicut noster visibilis sol non ratiocinans aut praeeligens, sed per ipsum esse illuminat omnia ; ita et divina bonitas. Ergo Deo non competit voluntatem habere.

 

Praeterea, ex causa contingenti non possunt effectus necessarii provenire. Sed voluntas est causa contingens, cum se habeat ad utrumlibet. Ergo non potest esse causa necessariorum. Deus autem est causa omnium, tam necessariorum quam contingentium. Ergo non agit per voluntatem ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, ei quod non habet aliquam causam, non competit aliquid quod importet respectum ad causam. Sed Deus, cum sit prima causa omnium, non habet aliquam causam. Ergo, cum voluntas importet habitudinem in causam finalem, quia voluntas est finis, secundum philosophum in III Ethicorum [l. 5 (1111 b 26)], videtur quod voluntas Deo non competat.

 

Praeterea, secundum philosophum, in III Ethic. [l. 1 (1109 b 31)], voluntarium meretur laudem vel vituperium ; involuntarium autem veniam et misericordiam. Ergo ei non competit ratio voluntarii cui non competit ratio laudabilis. Sed Deo non competit ratio laudabilis, quia laus, ut dicitur in I Ethic. [l. 18 (1101 b 22)], non est optimorum, sed eorum quae ordinantur in optimum ; honor autem est optimorum. Ergo Deo non competit habere voluntatem.

 

Praeterea, opposita nata sunt fieri circa idem. Sed voluntario opponitur duplex involuntarium, ut dicitur in libro III Ethic. [l. 1 (1109 b 35)] : scilicet involuntarium per ignorantiam, et per violentiam. Sed Deo non competit involuntarium per violentiam, quia coactio in Deum non cadit ; nec involuntarium per ignorantiam, quia ipse omnia novit. Ergo nec voluntarium Deo competit.

 

Praeterea, ut dicitur in libro de Regulis fidei, est duplex voluntas : scilicet affectionis respectu interiorum actuum, et effectionis respectu exteriorum. Voluntas autem affectionis, ut ibi [Alan. de Insulis, Regulae de sacra theologia 79] dicitur, est faciens ad meritum ; voluntas autem effectionis est perficiens meritum. Deo autem non competit mereri. Ergo nec voluntatem aliquo modo habere.

 

Praeterea, Deus movens est non motum : quia secundum Boetium [cf. De consol. III, 9], immobilis manens dat cuncta moveri. Sed voluntas est movens motum, ut dicitur in libro III de Anima [l. 15 (433 b 16)] ; unde et in XI Metaphys. [Metaph. XII, 7 (1072 a 26)], probat philosophus quod movet sicut desideratum et intellectum ex hoc quod est movens non motum. Ergo Deo non competit voluntatem habere.

Praeterea, voluntas appetitus quidam est ; sub appetitiva enim animae parte continetur. Sed appetitus est imperfectio ; est enim non habiti, secundum Augustinum [De Trin. IX, 12]. Ergo, cum nulla imperfectio in Deum cadat, videtur quod ei non competat voluntatem habere.

 

Praeterea, nihil quod se habet ad opposita, videtur Deo competere ; cum talia sint generabilia et corruptibilia, a quibus longe Deus removetur. Sed voluntas se habet ad opposita, cum inter rationales potestates contineatur, quae ad opposita se habent, secundum philosophum [cf. Metaph. IX, 2 (1046 b 4-6)]. Ergo voluntas Deo non competit.

 

Praeterea, Augustinus, XIII [XI] de Civ. Dei [cap. 21], dicit, quod Deus non aliter afficitur ad res cum sunt, et aliter cum non sunt. Sed cum non sunt, Deus non vult res esse : essent enim, si eas esse vellet. Ergo et cum sunt, Deus non vult eas esse.

 

 

 

Praeterea, Deo non competit perfici, sed perficere. Voluntatis autem est perfici bono, sicut intellectus vero. Ergo voluntas Deo non competit.Sed contra. Est quod in Psalm. CXIII, 3, dicitur : omnia quaecumque voluit fecit ; ex quo videtur quod voluntatem habeat, et ex voluntate sua res creatae sint.

 

Praeterea, beatitudo maxime in Deo invenitur. Sed beatitudo voluntatem requirit, quia beatus dicitur, secundum Augustinum [De Trin. XIII, 5], qui habet quidquid vult, et nihil mali vult. Ergo voluntas competit Deo.

 

Praeterea, ubicumque inveniuntur perfectiores conditiones voluntatis, ibi est perfectius voluntas. Sed in Deo perfectissime inveniuntur conditiones voluntatis : est enim in eo indistantia voluntatis a subiecto, quia sua essentia est sua voluntas ; est in eo indistantia voluntatis ab actu, quia sua actio est sua essentia ; est in eo indistantia voluntatis a fine, sive ab obiecto, quia sua voluntas est sua bonitas. Ergo in Deo perfectissime invenitur voluntas.

 

Praeterea, voluntas est radix libertatis. Sed libertas praecipue competit Deo ; liber enim est qui causa sui est, secundum philosophum in I Metaphysicorum [l. 3 (982 b 25)] ; quod maxime de Deo verificatur. Ergo in Deo invenitur voluntas.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod voluntas propriissime in Deo invenitur. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod cognitio et voluntas radicantur in substantia spirituali super diversas habitudines eius ad res.

Est enim una habitudo spiritualis substantiae ad res, secundum quod res quodammodo sunt apud ipsam spiritualem substantiam, non quidem secundum esse proprium, ut antiqui ponebant, dicentes, quod terram terra cognoscimus, aqua vero aquam, et sic de aliis ; sed secundum propriam rationem. Non enim lapis est in anima, sed species lapidis, sive ratio eius, secundum philosophum in III de Anima [cap. 8 (431 b 29)]. Et quia ratio rei absoluta sine concretione non potest inveniri nisi in substantia immateriali, ideo cognitio non rebus omnibus attribuitur, sed solum immaterialibus ; et secundum gradum immaterialitatis est gradus cognitionis ; ut quae sunt maxime immaterialia, sint maxime cognoscibilia : in quibus, quia ipsa eorum essentia immaterialis est, se habet ad ea ut medium cognoscendi ; sicut Deus per suam essentiam seipsum et omnia alia cognoscit.

 

 

Voluntas autem et quilibet appetitus fundatur super habitudinem, qua substantia spiritualis refertur ad res, ut habens ordinem aliquem ad eas in seipsis existentes. Et quia cuiuslibet rei tam materialis quam immaterialis est ad rem aliam ordinem habere ; inde est quod cuilibet rei competit habere appetitum vel naturalem, vel animalem, vel rationalem seu intellectualem ; sed in diversis diversimode invenitur. Cum enim res habeat ad rem aliam ordinari per aliquid quod in se habet, secundum quod diversimode in se aliquid habet, secundum hoc diversimode ad aliud ordinatur.

 

Res ergo materiales, in quibus est, quidquid eis inest, quasi materiae obligatum et concretum, non habent liberam ordinationem ad res alias, sed consequentem ex necessitate naturalis dispositionis. Unde huius ordinationis ipsae res materiales non sunt sibi ipsis causae, quasi ipsae se ordinent in hoc ad quod ordinantur, sed aliunde ordinantur ; unde scilicet naturalem dispositionem accipiunt. Et ideo competit eis habere tantummodo appetitum naturalem.

 

 

Substantiis vero immaterialibus et cognoscibilibus est aliquid absolute non concretum et ligatum ad materiam ; et hoc secundum gradum suae immaterialitatis ; et ideo ex hoc ipso ordinantur ad res ordinatione libera, cuius ipsae sunt causae, quasi se ordinantes in hoc ad quod ordinantur. Et ideo competit eis voluntarie et sponte aliquid agere aut appetere. Si enim arca quae est in mente artificis, esset forma materialis habens determinatum esse, non inclinaret nisi secundum modum suum determinatum quem haberet ; unde non remaneret artifici liberum facere domum vel non facere, vel facere sic, aut aliter. Sed quia forma domus in mente artificis est ratio domus absoluta, non se habens, quantum est de se, magis ad esse quam ad non esse, nec ad sic quam ad aliter esse, respectu accidentalium dispositionum domus ; remanet artifici libera inclinatio respectu domus faciendae vel non faciendae.

 

 

Quia vero in substantia sensitiva, licet recipiantur formae rerum sine materia, non tamen omnino immaterialiter et absque materiae conditionibus, ex hoc quod recipiuntur in organo corporali ; ideo inclinatio in eis non est omnino libera, quamvis in eis aliqua libertatis imitatio vel similitudo sit. Inclinantur enim per appetitum in aliquid ex seipsis, in quantum ex apprehensione aliquid appetunt ; sed inclinari in id quod appetunt, vel non inclinari, non subiacet dispositioni eorum.

 

 

 

Sed in natura intellectuali, ubi perfecte aliquid recipitur immaterialiter, invenitur perfecta ratio liberae inclinationis ; quae quidem libera inclinatio rationem voluntatis constituit. Et ideo rebus materialibus non attribuitur voluntas, sed appetitus naturalis ; animae vero sensitivae attribuitur non voluntas, sed appetitus animalis ; soli vero substantiae intellectivae attribuitur voluntas. Et quanto est immaterialior, tanto ei magis competit ratio voluntatis. Unde, cum Deus sit in fine immaterialitatis, sibi summe competit et propriissime ratio voluntatis.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod Dionysius non intendit ex verbis illis excludere voluntatem et electionem a Deo, sed ostendere universalem eius influentiam in res. Non enim ita communicat suam bonitatem rebus, ut quasdam eligat quas suae bonitatis participes faciat, quasdam vero a participatione suae bonitatis omnino excludat ; sed omnibus dat affluenter ut dicitur Iac. I, 5 ; quamvis quantum ad hoc eligere dicatur quod quibusdam plura quam aliis dat ex ordine suae sapientiae.

 

Ad secundum dicendum, quod voluntas Dei non est causa contingens, eo quod illud quod vult, immutabiliter vult ; et ideo ex ipsa ratione suae immobilitatis res necessariae causari possunt ; et praecipue cum nulla res creata sit necessaria secundum se considerata, sed in se possibilis, et necessaria per aliud.

 

Ad tertium dicendum, quod voluntas est alicuius dupliciter : uno modo principaliter, et alio modo secundario. Principaliter quidem voluntas est finis, qui est ratio volendi omnia alia ; secundario autem est eorum quae sunt ad finem, quae propter finem volumus. Voluntas autem non habet habitudinem ad volitum quod est secundarium, sicut ad causam ; sed tantummodo ad volitum principale, quod est finis. Sciendum est autem, quod voluntas et volitum aliquando distinguuntur secundum rem ; et tunc volitum comparatur ad voluntatem sicut realiter causa finalis. Si autem voluntas et volitum distinguuntur tantum ratione, tunc volitum non erit causa finalis voluntatis nisi secundum modum significandi. Voluntas ergo divina comparatur, sicut ad finem, ad bonitatem suam, quae secundum rem idem est quod sua voluntas ; distinguitur autem solum secundum modum significandi. Unde relinquitur quod voluntatis divinae nihil sit causa realiter, sed solum secundum modum significandi. Nec est inconveniens, in Deo significari aliquid per modum causae ; sic enim divinitas significatur in Deo ut habens se ad Deum per modum causae formalis. Res vero creatae, quas Deus vult, non se habent ad divinam voluntatem ut fines, sed ut ordinata ad finem : propter hoc enim Deus crea­turas vult esse, ut in eis sua bonitas manifestetur, et ut sua bonitas, quae per essentiam multiplicari non

potest, saltem similitudinis participatione in plures effundatur.

 

Ad quartum dicendum, quod laus non debetur voluntati secundum quemlibet actum suum, si laus stricte accipitur, ut philosophus accipit ; sed secundum quod voluntas comparatur ad ea quae sunt ad finem. Constat enim quod actus voluntatis invenitur non solum in operibus virtutis, quae sunt laudabilia, sed etiam in actu felicitatis, quae est honorabilium : constat enim quod felicitas delectationem habet. Et tamen etiam laus Deo attribuitur, cum ad laudandum Deum in multis locis Scripturae invitemur ; sed laus communius accipitur quam philosophus accipiat. Vel potest dici, quod laus, etiam proprie accepta, Deo competit, in quantum sua voluntate ordinat creaturas in seipsum sicut in finem.

 

[In aliq. codic. :] Ad quintum dicendum, quod contraria nata sunt fieri circa idem nisi alterum insit a natura ; de natura autem divina est esse summum bonum undique ; unde involuntarium sibi inesse non potest.

 

 

Ad sextum dicendum, quod in Deo est voluntas affectionis, et voluntas effectionis : vult enim se velle, et vult se agere quod agit ; sed non oportet quod ubicumque est altera istarum, inveniatur meritum, sed solummodo in natura imperfecta tendente in perfectionem.

 

Ad septimum dicendum, quod quando volitum est aliud a voluntate, volitum movet voluntatem realiter ; sed quando volitum est idem voluntati, tunc non movet nisi secundum modum significandi. Et quantum ad hunc modum loquendi, secundum Commentatorem in libro VIII Phys. [comm. 40], verificatur dictum Platonis, qui dicebat, quod primum movens movet seipsum, in quantum scilicet intelligit et vult seipsum. Nec tamen quia vult creaturas, sequitur quod a creaturis movetur ; quia creaturas non vult nisi ratione suae bonitatis, ut dictum est [in solut. ad 3].

 

Ad octavum dicendum, quod per eamdem naturam aliquid movetur ad terminum quem nondum obtinet, et in termino quiescit quem iam obtinuit. Unde eiusdem potentiae est tendere in bonum cum nondum habetur, et diligere ipsum, et delectari in eo postquam habetur ; et utrumque horum pertinet ad potentiam appetitivam, quamvis nominetur magis ab illo actu quo tendit in id quod non habet, ratione cuius dicitur quod appetitus est imperfecti. Sed voluntas indifferenter se habet ad utrumque : unde voluntas secundum propriam rationem competit Deo, non autem appetitus.

 

Ad nonum dicendum, quod Deo non competit ad opposita se habere quantum ad ea quae sunt in essentia eius ; sed ad opposita se habet quantum ad effectus in creaturis, quos potest facere et non facere.

 

Ad decimum dicendum, quod Deus cum non operatur res, vult res esse ; sed tamen non vult quod tunc sint : unde obiectio procedit ex suppositione falsi.

Ad undecimum dicendum, quod Deus non potest aliquo perfici secundum rem ; tamen per modum significandi aliquando aliquo perfici significatur, sicut cum dico quod Deus intelligit aliquid. Sicut enim volitum est perfectio voluntatis, ita intelligibile perfectio intellectus. In Deo autem idem est intelligibile primum et intellectus, et volitum primum et voluntas.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 2 - PEUT-ON DISTINGUER LA VOLONTÉ DIVINE EN ANTÉCÉDENTE ET CONSÉQUENTE ?

(Secundo quaeritur utrum voluntas divina possit distingui

per antecedens et consequens.)

 

 

Il semble que non.

 

1° L’ordre présuppose la distinction. Or il n’y a pas de distinction dans la volonté de Dieu, puisque c’est par un seul acte simple qu’il veut tout ce qu’il veut. L’antécédent et le conséquent, qui introduisent un ordre, ne sont donc pas dans la volonté divine.

 

 

2° [Le répondant] disait que, dans la volonté divine, bien qu’il n’y ait pas de distinction du côté du sujet qui veut, il y a cependant une distinction du côté des objets voulus. En sens contraire, du côté des objets voulus, on ne peut admettre un ordre dans la volonté que de deux façons : soit relativement à divers objets, soit relativement à un seul. Si c’est relativement à divers objets voulus, il s’ensuit que la volonté antécédente se dit des premières créatures, mais la conséquente, des créatures suivantes ; ce qui est faux. Et si c’est relativement à un seul objet voulu, ce ne peut être que d’après les diverses circonstances considérées dans cet objet. Mais cela ne peut mettre de distinction ni d’ordre dans la volonté, puisque la volonté se rapporte à la réalité telle qu’elle existe dans sa nature ; or la réalité dans sa nature est engagée dans toutes ses déterminations. L’antécédent et le conséquent ne peuvent donc aucunement être admis dans la volonté divine.

 

 

3° La science et la puissance se rapportent aux créatures tout comme la volonté. Or l’ordre des créatures ne nous fait pas distinguer la science et la puissance en antécédentes et conséquentes. La volonté ne doit donc pas non plus être distinguée de cette façon.

 

4° Ce qui ne reçoit d’autrui ni changement ni empêchement, n’est pas jugé par autrui, mais seulement par lui-même. Or la volonté divine ne peut être changée ni empêchée par personne ; elle ne doit donc pas non plus être jugée par autrui, mais seulement par elle-même. Or, suivant saint Jean Damascène, « la volonté antécédente » se dit en Dieu, « et vient de lui, au lieu que la conséquente est causée par nous ». Ce n’est donc pas en Dieu que l’on doit opposer la volonté conséquente à l’antécédente.

 

 

5° Dans la partie affective, il semble n’y avoir d’ordre qu’en fonction de la cognitive, car l’ordre appartient à la raison. Or on attribue à Dieu non pas la connaissance qui a un ordre, c’est-à-dire la raison, mais la connaissance simple, c’est-à-dire l’intel­ligence. On ne doit donc pas non plus admettre dans sa volonté l’ordre entre antécédente et conséquente.

 

6° Boèce dit au livre sur la Consolation que Dieu voit toutes choses d’un seul regard de l’esprit. Donc, pour la même raison, il s’étend à tout ce qu’il veut par un acte unique et simple de la volonté ; on ne doit donc pas admettre dans sa volonté l’antécédent ni le conséquent.

 

7° Dieu connaît les réalités en lui-même et dans leur nature propre ; et bien que les réalités soient dans leur nature propre après avoir été dans le Verbe, cependant on n’admet pas l’antécédent ni le conséquent dans la connaissance de Dieu. On ne doit donc pas non plus les admettre dans sa volonté.

 

8° De même que l’être divin est mesuré par l’éternité, de même la volonté divine aussi. Or la durée de l’être divin, parce qu’elle est mesurée par l’éternité, est toute simultanée, n’ayant ni avant ni après. On ne doit donc pas non plus admettre l’antécédent ni le conséquent dans la volonté divine.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Jean Damascène dit au deuxième livre : « Il faut savoir que Dieu, de volonté antécédente, veut que tous soient sauvés » ; mais non de volonté conséquente, comme il l’ajoute ensuite. La distinction en antécédent et conséquent convient donc à la volonté divine.

 

2) La volonté habituelle éternelle convient à Dieu en tant que Dieu, et la volonté actuelle lui convient en tant que Créateur, qui veut que les réalités existent actuellement. Or cette volonté se compare à la première comme le conséquent à l’antécédent. On trouve donc l’antécédent et le conséquent dans la volonté divine.

 

Réponse :

 

La volonté divine est convenablement distinguée en antécédente et conséquente. Et le sens de cette distinction doit se prendre des paroles de saint Jean Damascène, qui l’a introduite ; il dit en effet au deuxième livre que « la volonté antécédente est le bon plaisir de Dieu, qui vient de lui, alors que la volonté conséquente est la permission qui est causée par nous ».

 

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir qu’en n’importe quelle action, il y a quelque chose à considérer du côté de l’agent, et autre chose du côté de ce qui reçoit ; et de même que l’agent est antérieur et principal par rapport à l’effet, de même ce qui est du côté de l’agent est naturellement antérieur à ce qui est du côté de l’effet ; par exemple, dans l’opération de la nature, on voit clairement que la production d’un animal parfait vient du côté de la puissance formative, qui est dans la semence ; mais du côté de la matière réceptrice, qui est parfois mal disposée, il advient quelquefois que ne soit pas produit un animal parfait, et c’est le cas des enfantements monstrueux. Et ainsi, nous disons qu’il est de l’intention première de la nature que l’animal parfait soit produit ; mais, que soit produit un animal imparfait, cela vient de l’intention seconde de la nature qui, ne pouvant transmettre à la matière, à cause de sa mauvaise disposition, la forme de la perfection, lui transmet ce dont elle est capable.

 

Et une semblable considération doit être faite pour l’opération de Dieu dans les créatures. En effet, bien qu’il n’ait pas

lui-même besoin de matière dans son opération, et qu’il ait créé les réalités au commencement sans aucune matière préexistante, maintenant toutefois il opère dans les réalités qu’il a déjà créées, en les administrant, et en présupposant la nature qu’il leur a déjà donnée ; et quoiqu’il puisse ôter aux créatures tout empêchement qui les rend inaptes à la perfection, cependant, suivant l’ordre de sa sagesse, il dispose des réalités selon leur condition, en sorte qu’il donne à chacune selon son mode d’être. Donc, ce à quoi Dieu a ordonné la créature, autant qu’il est en lui, on dit que cela est voulu par lui comme par une intention première, ou par une volonté antécédente. Mais lorsque la créature est empêchée d’atteindre cette fin à cause de son imperfection, Dieu néanmoins accomplit en elle la part de bonté dont elle est capable ; et cela est, pour ainsi dire, d’intention seconde, et on le nomme volonté conséquente.

 

Donc, parce que Dieu a fait tous les hommes pour la béatitude, on dit qu’il veut le salut de tous par volonté antécédente ; mais parce que certains s’opposent à leur propre salut – et l’ordre de sa sagesse ne les laisse pas venir au salut à cause de leur imperfection – il accomplit en eux d’une autre façon ce qui appartient à sa bonté, c’est-à-dire en les damnant par sa justice ; de sorte que, au moment où ils se séparent du premier ordre de volonté, ils déchoient dans le second ; et pendant qu’ils ne font pas la volonté de Dieu, la volonté de Dieu s’accomplit en eux. Quant à l’imperfection même du péché, par laquelle quelqu’un se rend digne de la peine dans le présent ou le futur, elle n’est voulue de Dieu ni par volonté antécédente ni par volonté conséquente, mais elle est seulement permise par lui. Et cependant, il ne faut pas conclure de ce qui précède que l’intention de Dieu puisse être réduite à néant : car celui qui n’est pas sauvé, Dieu savait déjà de toute éternité qu’il ne serait pas sauvé ; et il ne l’ordonne pas au salut par l’ordre de prédestination, qui est un ordre de volonté absolue. Mais pour sa part, il lui a donné une nature ordonnée à la béatitude éternelle.

 

Réponse aux objections :

 

1° Dans la volonté divine, il n’y a ni ordre ni distinction du côté de l’acte de volonté, mais seulement du côté des objets voulus.

 

 

2° L’ordre de la volonté divine ne se prend pas des divers objets voulus, mais se réfère à un seul et même objet voulu, à cause des diverses choses trouvées en lui. Par exemple, Dieu veut de volonté antécédente qu’un homme soit sauvé, en raison de sa nature humaine, qu’il a faite pour le salut ; mais il veut de volonté conséquente qu’il soit damné, à cause des péchés qui se trouvent en lui. Or, bien que la réalité vers laquelle se porte l’acte de volonté soit avec toutes ses déterminations, cependant il n’est pas nécessaire que n’importe laquelle de ces déterminations qui se trouvent dans l’objet voulu soit la raison qui meut la volonté ; ainsi, le vin ne meut pas l’appétit du buveur en raison de la vertu enivrante qu’il possède, mais en raison de sa douceur, quoique l’une et l’autre se trouvent en même temps dans le vin.

 

 

3° La volonté divine est le principe immédiat des créatures, si l’on ordonne les attributs divins du point de vue de notre manière de connaître, en tant qu’ils sont appliqués à l’œuvre ; en effet, la puissance ne se met en œuvre que dirigée par la science, et déterminée par la volonté à faire quelque chose ; voilà pourquoi l’ordre des réalités se rapporte plutôt à la volonté divine qu’à la puissance ou à la science. Ou bien l’on peut dire que la notion de volonté consiste, comme on l’a dit, dans le rapport du sujet qui veut aux réalités elles-mêmes ; mais l’on dit que les réalités sont sues, ou possibles à un agent, en tant qu’elles sont en lui de façon intelligible ou virtuelle. Or les réa­lités n’ont pas d’ordre pour autant qu’elles sont en Dieu, mais pour autant qu’elles sont en elles-mêmes ; voilà pourquoi l’ordre des réalités n’est pas attribué à la science ou à la puissance, mais seulement à la volonté.

 

4° Bien que la volonté divine ne soit pas empêchée ni changée par quelqu’un d’autre, cependant, suivant l’ordre de la sagesse, elle se porte vers une chose selon la condition de cette chose ; et ainsi, quelque chose est attribué à la volonté divine de notre côté.

 

5° Cet argument vaut pour l’ordre de la volonté du côté de l’acte lui-même ; et ce n’est pas ainsi que l’ordre d’antécédent et de conséquent s’y trouve.

 

 

6° Il faut répondre de la même façon.

 

7° Bien que la réalité ait l’existence dans sa nature après l’avoir eue en Dieu, cependant Dieu ne la connaît pas dans sa nature propre après qu’il la connaît en lui-même : car, par le fait même que Dieu connaît sa propre essence, il regarde les réalités à la fois comme elles sont en lui-même et comme elles sont dans leur nature propre.

 

 

8° Dans la volonté de Dieu, on n’admet pas l’antécédent et le conséquent pour introduire un ordre de succession, qui s’oppose à l’éternité, mais pour signifier ses différents rapports aux objets voulus.

 

Et videtur quod non.

 

Ordo enim distinctionem praesupponit. Sed in divina voluntate non est aliqua distinctio, cum uno simplici actu voluntatis velit omnia quae vult. Ergo in divina voluntate non est antecedens et consequens, quod ordinem importet.

 

Sed dicebat quod in voluntate divina etsi non sit distinctio ex parte volentis, est tamen distinctio ex parte volitorum. – Sed contra : ex parte volitorum non potest ordo in voluntate poni nisi dupliciter : aut respectu diversorum, aut respectu unius voliti. Si respectu diversorum volitorum, sequitur quod voluntas antecedens dicatur de primis creaturis, voluntas autem consequens de posterioribus creaturis : quod falsum est. Si autem respectu unius voliti, hoc non potest esse nisi secundum diversas circumstantias in illo volito consideratas. Hoc autem non potest ponere distinctionem vel ordinem in voluntate ; cum voluntas referatur ad rem secundum quod in sua natura existit ; res autem in sua natura implicita est omnibus suis conditionibus. Ergo nullo modo in divina voluntate debet poni antecedens et consequens.

 

Praeterea, sicut voluntas comparatur ad creaturas, ita et scientia et potentia. Sed propter ordinem creaturarum non distinguimus scientiam nec potentiam Dei per antecedentem et consequentem. Ergo nec voluntas hoc modo distingui debet.

 

Praeterea, illud quod non recipit mutationem nec impedimentum ab alio, non iudicatur ex alio, sed ex seipso tantum. Voluntas autem divina a nullo potest immutari nec impediri. Ergo nec debet iudicari ex alio, sed ex seipsa tantum. Sed voluntas antecedens in Deo dicitur, secundum Damascenum [De fide II, 29], ex ipso existens ; consequens autem ex causa nostra. Ergo in Deo non debet distingui voluntas consequens contra antecedentem.

 

Praeterea, in affectiva non videtur esse ordo nisi ex cognitiva, quia ordo ad rationem pertinet. Sed Deo non attribuitur cognitio habens ordinem, quae est ratio, sed cognitio simplex, quae est intellectus. Ergo nec in voluntate eius debet poni ordo antecedentis et consequentis.

 

 

Praeterea, Boetius dicit in libro de Consol. [V, 2], quod Deus uno mentis intuitu omnia cernit. Ergo pari ratione ad omnia quae vult, uno simplici actu voluntatis se extendit : ergo in eius voluntate non debet poni antecedens et consequens.

 

Praeterea, Deus cognoscit res in seipso et in propria natura rerum ; et quamvis res posterius sint in propria natura quam in verbo, non tamen in cognitione Dei ponitur antecedens et consequens. Ergo nec in voluntate poni debet.

 

 

Praeterea, sicut divinum esse mensuratur aeternitate, ita et divina voluntas. Sed duratio divini esse, propter hoc quod est aeternitate mensurata, est tota simul, non habens prius et posterius. Ergo nec in voluntate divina debet poni antecedens et consequens.

 

 

Sed contra. Est quod Damascenus dicit in II libro [De fide II, 29] : oportet scire, quod Deus antecedente voluntate vult omnes salvari ; non autem consequente, ut post subdit. Ergo distinctio antecedentis et consequentis competit divinae voluntati.

 

Praeterea, Deo competit voluntas habitualis aeterna secundum quod Deus est, et voluntas actualis secundum quod creator est, volens res actu esse. Sed haec voluntas comparatur ad primam sicut consequens ad antecedens. Ergo in voluntate divina antecedens et consequens invenitur.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod voluntas divina per antecedentem et consequentem convenienter distinguitur. Cuius distinctionis intellectus ex verbis Damasceni est assumendus, qui hanc distinctionem introduxit : dicit enim in libro II [De fide II, 29], quod voluntas antecedens est acceptio Dei ex ipso existens : sed voluntas consequens est concessio ex nostra causa.

Ad cuius evidentiam sciendum est, quod in qualibet actione est aliquid considerandum ex parte agentis, et aliquid ex parte recipientis : et sicut agens est prius facto et principalius, ita id quod est ex parte facientis, est prius naturaliter eo quod est ex parte facti. Sicut patet in operatione naturae, quod ex parte virtutis formativae, quae est in semine, est quod animal perfectum producatur : sed ex parte materiae recipientis, quae quandoque est indisposita, contingit quandoque quod non producitur perfectum animal, sicut contingit in partubus monstruosis. Et sic dicimus de prima intentione naturae esse quod animal perfectum producatur ; sed quod producatur animal imperfectum, est ex secunda intentione naturae : quae ex quo non potest materiae propter suam indispositionem tradere formam perfectionis, tradit ei id cuius est capax.

 

Et similiter est considerandum in operatione Dei qua operatur in creaturis. Quamvis enim ipse in sua operatione materiam non requirat, et res a principio creaverit nulla materia praeexistente, nunc tamen operatur in rebus quas primo creavit, eis administrans, praesupposita natura quam prius eis dedit ; et quamvis posset a creaturis omne impedimentum auferre, quo perfectionis incapaces existunt ; tamen secundum ordinem suae sapientiae disponit de rebus secundum earum conditionem, ut unicuique tribuat secundum modum suum. Illud ergo ad quod Deus creaturam ordinavit quantum est de se, dicitur esse volitum ab eo quasi prima intentione, sive voluntate antecedente. Sed quando creatura impeditur propter sui defectum ab hoc fine, nihilominus tamen Deus implet in ea id bonitatis cuius est capax ; et hoc est quasi de secunda intentione eius, et dicitur voluntas consequens.

Quia ergo Deus omnes homines propter beatitudinem fecit, dicitur voluntate antecedente omnium salutem velle : sed quia quidam suae saluti adversantur, quos ordo suae sapientiae ad salutem venire non patitur propter eorum defectum, implet in eis alio modo id quod ad suam bonitatem pertinet, scilicet eos per iustitiam damnans ; ut sic dum a primo ordine voluntatis deficiunt, in secundum labantur ; et dum Dei voluntatem non faciunt, impleatur in eis voluntas Dei. Ipse autem defectus peccati, quo aliquis redditur dignus poena in praesenti vel in futuro, non est volitus a Deo neque voluntate antecedente neque consequente ; sed est ab eo solummodo permissus. Nec tamen intelligendum est ex praedictis quod intentio Dei frustrari possit : quia istum qui non salvatur, praescivit ab aeterno fore non salvandum ; nec ordinat ipsum in salutem secundum ordinem praedestinationis, qui est ordo absolutae voluntatis ; sed quantum ex parte sua est, dedit ei naturam ad beatitudinem ordinatam.

Ad primum ergo dicendum, quod in voluntate divina nec ordo nec distinctio est ex parte actus voluntatis, sed solummodo ex parte volitorum.

 

Ad secundum dicendum, quod ordo divinae voluntatis non attenditur secundum diversa volita, sed per respectum ad unum et idem volitum propter diversa in eo reperta ; sicut aliquem hominem vult Deus salvari voluntate antecedente, ratione humanae naturae, quam ad salutem fecit ; sed vult eum damnari voluntate consequente, propter peccata quae in eo inveniuntur. Quamvis autem res in quam fertur actus voluntatis, sit cum omnibus suis conditionibus, non tamen oportet quod quaelibet illarum conditionum quae inveniuntur in volito, sit ratio movens voluntatem ; sicut vinum non movet appetitum bibentis ratione virtutis inebriandi quam habet, sed ratione dulcedinis ; quamvis simul utrumque in vino inveniatur.

 

Ad tertium dicendum, quod voluntas divina est immediatum creaturarum principium, ordinando attributa divina per modum intelligendi, secundum quod ad opus applicantur. Potentia enim non exit in opus nisi recta per scientiam, et determinata per voluntatem ad aliquid agendum ; et ideo magis ordo rerum refertur in voluntatem divinam quam in potentiam vel scientiam. Vel dicendum, quod ratio voluntatis consistit, ut dictum est, in comparatione volentis ad ipsas res ; sed res dicuntur esse scitae, vel possibiles alicui agenti, in quantum sunt in ipso per modum intelligibilem vel virtualem. Res autem secundum quod sunt in Deo, non habent ordinem ; sed secundum quod sunt in seipsis ; et ideo ordo rerum non attribuitur scientiae vel potentiae, sed solum voluntati.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis divina voluntas non impediatur nec immutetur ex aliquo alio, tamen secundum ordinem sapientiae fertur in aliquid secundum conditionem illius ; et sic voluntati divinae attribuitur aliquid ex parte nostra.

 

Ad quintum dicendum, quod ratio illa procedit de ordine voluntatis ex parte ipsius actus ; sic autem ibi non est ordo antecedentis et consequentis.

 

Et similiter dicendum ad sextum.

 

Ad septimum dicendum, quod quamvis res posterius habeat esse in sua natura quam in Deo, non tamen posterius cognoscitur a Deo in propria natura quam in seipso : quia per hoc ipsum quod Deus essentiam suam cognoscit, intuetur res et prout sunt in seipso, et prout sunt in propria natura.

 

Ad octavum dicendum, quod in voluntate Dei non ponuntur antecedens et consequens ad importandum ordinem successionis, qui repugnat aeternitati ; sed ad denotandum diversam comparationem eius ad volita.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 3 - LA VOLONTÉ DIVINE EST-ELLE CONVENABLEMENT DIVISÉE EN VOLONTÉ DE BON PLAISIR ET VOLONTÉ DE SIGNE ?

(Tertio quaeritur utrum voluntas Dei convenienter dividatur

per voluntatem beneplaciti et voluntatem signi.)

 

 

Il semble que non.

 

1° De même que les choses qui sont faites dans les créatures sont des signes de la volonté divine, de même elles sont des signes de la science et de la puissance. Or la science et la puissance ne sont pas distinguées en puissance et science qui sont l’essence de Dieu, d’une part, et leurs signes d’autre part. La volonté ne doit donc pas non plus être distinguée de cette façon en volonté de bon plaisir qui est l’essence divine, et volonté de signe.

 

2° Que Dieu veuille quelque chose par volonté de bon plaisir, montre que l’acte de la volonté divine s’y porte, en sorte que cela est agréable à Dieu. Donc, ou bien ce vers quoi se porte la volonté de signe est agréable à Dieu, ou bien non. Si cela est agréable à Dieu, il veut donc cela par volonté de bon plaisir ; et dans ce cas, la volonté de signe ne doit pas être distinguée de la volonté de bon plaisir. Et si cela n’est pas agréable à Dieu, cela est pourtant signifié par la

volonté de signe comme lui étant agréable ; le signe de la volonté divine sera donc faux ; et ainsi, on ne doit pas admettre de tels signes de la volonté divine dans l’enseigne­ment de la vérité.

 

3° Toute volonté est dans le sujet qui veut. Or tout ce qui est en Dieu est l’essence divine. Si donc la volonté de signe est attribuée à Dieu, elle sera identique à l’essence divine ; et ainsi, elle n’est pas distincte de la volonté de bon plaisir ; car on appelle volonté de bon plaisir celle qui est l’essence divine elle-même, comme dit le Maître au premier livre des Sentences, dist. 45.

 

 

4° Tout ce que Dieu veut, est bon. Or le signe de la volonté divine doit correspondre à la volonté divine. Le signe de la volonté ne doit donc pas porter sur le mal. Puis donc que la permission porte sur le mal, et de même la défense, il semble qu’on ne doive pas les admettre comme signes de la volonté divine.

 

5° Comme on rencontre le bien et le meilleur, de même on rencontre le mal et le pire. Or, relativement au bien et au meilleur, on distingue deux volontés de signe : le précepte, qui porte sur le bien, et le conseil, qui porte sur le bien meilleur. On doit donc semblablement admettre deux volontés de signe relativement au mal et au pire.

 

6° La volonté de Dieu est plus inclinée au bien qu’au mal. Or le signe de la volonté qui regarde le mal, c’est-à-dire la permission, ne peut jamais être empêché. Le précepte et le conseil, qui sont relatifs au bien, ne devraient donc pas non plus admettre d’empê­chement ; ce qui, pourtant, est manifestement faux.

 

7° Si des choses s’accompagnent mutuellement, l’une ne doit pas être opposée à l’autre. Or la volonté de bon plaisir et l’opé­ration de Dieu s’accompagnent : en effet, il n’opère rien qu’il ne veuille par volonté de bon plaisir ; et il ne veut rien par volonté de bon plaisir, dans les créatures, sans l’opérer, suivant ce passage du psaume 113 B, v. 3 : « Tout ce qu’il a voulu, il l’a fait. » L’opération ne doit donc pas être placée sous la volonté de signe, qui s’oppose à la volonté de bon plaisir.

 

Réponse :

 

Dans les réalités divines, il y a deux façons de parler. L’une suivant le sens propre, c’est-à-dire quand nous attribuons à Dieu ce qui lui convient par sa nature, quoique cela lui convienne toujours plus éminemment que notre esprit ne le conçoit ou notre langue ne le profère, et c’est pourquoi aucune de nos paroles sur Dieu ne peut être pleinement propre. L’autre façon est suivant le sens figuratif, ou tropique, ou symbolique. En effet, parce que Dieu lui-même, en tant qu’il existe en soi, dépasse la puissance de notre esprit, il est nécessaire que nous parlions de lui au moyen des choses qui se trouvent en nous. Et ainsi, nous attribuons à Dieu les noms des réalités sensibles, comme lorsque nous le nommons lumière, ou bien lion, ou autre chose de ce genre. Et assurément, la vérité de ces façons de parler est fondée sur ceci qu’aucune créature, comme dit Denys au deuxième chapitre de la Hiérarchie céleste, « n’est universellement privée de la participation du bien » ; voilà pourquoi dans chaque créature l’on peut trouver des propriétés représentant à quelque égard la divine bonté ; et ainsi, le nom est transféré à Dieu, en tant que la réalité signifiée par le nom est un signe de la divine bonté. Donc, quel que soit le signe employé dans les réalités divines à la place du signifié, on a une façon de parler tropique.

 

 

Or l’une et l’autre de ces deux façons de parler s’appliquent dans la volonté divine. En effet, la notion de volonté se trouve en Dieu proprement, comme on l’a déjà dit ; et ainsi, la volonté se dit proprement de Dieu, et c’est la volonté de bon plaisir, que l’on distingue en antécédente et conséquente, comme on l’a dit. Mais la volonté s’accom­pagne en nous d’une certaine passion de l’âme, et c’est pourquoi, de même que les autres noms de passions se disent métaphoriquement de Dieu, de même pour le nom de volonté.

 

Or le nom de colère se dit de Dieu, parce qu’en lui se trouve un effet qui, chez nous, est habituellement celui de l’homme irrité : la punition ; c’est pourquoi la punition même dont il punit est appelée colère de Dieu. Et par une semblable façon de parler, les choses qui sont habituellement chez nous des signes de la volonté sont appelées « volontés de Dieu » : et l’on parle de volonté de signe, en ce sens que le signe même qui est d’ordinaire celui de la volonté est appelé volonté.

 

Or, puisque la volonté peut être signifiée aussi bien en tant qu’elle énonce des propositions sur ce qu’il faut faire, qu’en tant qu’elle donne une impulsion vers l’œuvre, on attribue des signes à la volonté de l’une et l’autre façon. En effet, en tant qu’elle énonce des propositions sur ce qu’il faut faire quant à la fuite du mal, son signe est la défense. Et quant à la poursuite du bien, il y a deux signes de la volonté : car relativement au bien nécessaire, sans lequel la volonté ne peut obtenir sa fin, le signe de la volonté est le précepte, mais relativement au bien utile, par lequel la fin est acquise plus facilement et plus commodément, le signe de la volonté est le conseil. En tant que la volonté donne une impulsion vers l’œuvre, deux signes lui sont attribués ; l’un exprimé, l’opération : en effet, ce que quelqu’un opère, indique qu’il le veut expressément ; l’autre est le signe interprétatif, c’est-à-dire la permission ; car celui qui n’interdit pas une chose qu’il peut empêcher, interprétativement il semble consentir à cette chose ; et cela est impliqué dans le nom de permission.

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien que Dieu puisse tout et sache tout, il ne veut cependant pas tout ; voilà pourquoi, en plus des signes trouvés chez les créatures, par lesquels on montre qu’il est savant, puissant et voulant, on assigne à sa volonté certains signes, pour montrer ce que Dieu veut, et pas seulement qu’il est voulant. Ou bien l’on peut dire que la science et la puissance ne sont pas accompagnées d’un mode de passion, à la différence de la volonté telle qu’elle se trouve en nous. Voilà pourquoi la volonté est plus proche des choses qui se disent métaphoriquement de Dieu que la puissance et la science ; et ainsi, nous appelons plus facilement volonté, en parlant métaphoriquement, les signes de la volonté, que science et puissance, les signes de la science et de la puissance.

 

2° Bien que Dieu ne veuille pas tout ce qu’il prescrit ou permet, il veut cependant quelque chose à ce sujet. En effet, il veut que tous soient débiteurs de ce qu’il prescrit, et que ce qu’il permet soit en notre pouvoir ; et c’est cette volonté divine que le précepte et la permission signifient. Ou bien l’on peut dire que la volonté de signe n’est pas appelée ainsi parce qu’elle signifie que Dieu veut cela, mais parce qu’on appelle volonté ce qui est d’ordinaire chez nous un signe de volonté. Mais ce qui est habituellement le signe d’une réalité n’est pas nécessairement faux quand ne lui correspond pas ce qu’il signifie d’ordinaire, sauf dans le cas précis où il est employé pour signifier cela. Donc, bien que prescrire soit chez nous le signe que l’on veut telle chose, cependant, chaque fois que Dieu ou l’homme prescrit une chose, il ne signifie pas nécessairement qu’il veut qu’elle soit. Il ne s’ensuit donc pas que ce soit un signe faux. D’où vient qu’il n’y a pas toujours mensonge dans les actes, quand on fait une action qui, habituellement, signifie une chose, et que cette chose n’est pas là. Mais dans la parole, si ce qu’elle signifie n’est pas là, il y a nécessairement fausseté, car les paroles ont été instituées pour être des signes ; si donc le signifié ne leur correspond pas, il y a fausseté. Or les actions n’ont pas été instituées pour signifier, mais pour que quelque chose ait lieu par elles, et il est accidentel que par elles quelque chose soit signifié ; et c’est pourquoi il n’y a pas toujours fausseté en elles si le signifié ne correspond pas, mais seulement lorsque l’agent les applique à signifier.

3° La volonté de signe n’est pas en Dieu, mais de Dieu ; car c’est un effet de Dieu, semblable à l’expression habituelle, chez nous, de la volonté de l’homme.

 

 

4° Bien que la volonté de Dieu ne se réfère pas au mal pour qu’il soit fait, elle s’y réfère cependant pour l’empêcher en l’interdisant, ou pour l’établir en notre pouvoir en le permettant.

 

 

5° Puisque tout ce vers quoi la volonté tend, a une relation à la fin, qui est la raison de vouloir toutes choses, et que les maux n’ont pas de relation à la fin, tous les maux ont une seule place relativement à la volonté divine, tout comme relativement à la fin ; mais les biens qui sont ordonnés à la fin, la volonté se rapporte à eux diversement, suivant les différentes relations qu’ils ont à la fin. Et pour cette raison, il y a différents signes pour le bien et le meilleur, mais non pour le mal et le pire.

 

 

6° La volonté de signe ne s’oppose pas à la volonté de bon plaisir par le fait d’être ou non accomplie : donc, bien que la volonté de bon plaisir soit toujours accomplie, une chose qui est accomplie peut cependant relever de la volonté de signe : c’est pourquoi Dieu veut quelquefois par volonté de bon plaisir les choses qu’il prescrit ou conseille. Mais la volonté de signe se distingue de la volonté de bon plaisir en ce que l’une est Dieu lui-même, l’autre est son effet, comme on l’a déjà dit. Et il faut savoir que la volonté de signe se rapporte de trois façons à la volonté de bon plaisir. Il est en effet une certaine volonté de signe qui n’a jamais le même objet que la volonté de bon plaisir : ainsi la permission, par laquelle il permet que les maux se produisent, puisqu’il ne veut jamais que les maux se produisent. Une autre, comme l’opération, a toujours le même objet qu’elle. Une autre enfin a parfois le même objet qu’elle et parfois non : ainsi le précepte, la défense et le conseil.

 

 

7° On voit dès lors clairement la solution du dernier argument.

 

Et videtur quod non.

 

Sicut enim ea quae in creaturis aguntur, sunt signa divinae voluntatis ; ita et scientiae et potentiae. Sed scientia et potentia non distinguuntur per potentiam et scientiam quae sunt essentia Dei, et signa eius. Ergo nec voluntas hoc modo distingui debet per voluntatem beneplaciti quae est divina essentia, et voluntatem signi.

 

 

Praeterea, per hoc quod aliquid Deus vult voluntate beneplaciti, ostendi-tur actum divinae voluntatis ferri in illud, ut sic sit Deo placitum. Aut ergo illud in quod fertur voluntas signi, est placitum Deo, aut non. Si est placitum Deo, ergo vult illud voluntate beneplaciti ; et sic voluntas signi non debet a voluntate beneplaciti distingui. Si autem non sit placitum Deo, significatur autem esse placitum ei per voluntatem signi ; ergo signum divinae voluntatis erit falsum ; et ita in doctrina veritatis talia signa divinae voluntatis poni non debent.

 

Praeterea, omnis voluntas est in volente. Sed quidquid est in Deo, est divina essentia. Si ergo voluntas signi Deo attribuitur, erit idem quod divina essentia ; et sic non distinguitur a voluntate beneplaciti ; nam illa voluntas dicitur esse beneplaciti, quae est ipsa divina essentia, ut Magister in I Sent., distinct. 45 [cap. 5], dicit.

 

Praeterea, quidquid Deus vult, bonum est. Sed signum voluntatis debet divinae voluntati respondere. Ergo signum voluntatis non debet esse de malo. Cum ergo permissio sit de malo, et similiter prohibitio ; videtur quod non debeant poni signa divinae voluntatis.

 

Praeterea, sicut invenitur bonum et melius, ita malum et peius. Sed secundum bonum et melius distinguitur duplex voluntas signi : scilicet praeceptum quod est de bono, et consilium quod est de meliori bono. Ergo et similiter respectu mali et peioris debent duo signa voluntatis poni.

 

Praeterea, voluntas Dei magis inclinatur ad bonum quam ad malum. Sed signum voluntatis quod respicit malum, scilicet permissio, nunquam potest impediri. Ergo et praeceptum et consilium, quae sunt respectu boni, non deberent impedimentum suscipere ; quod tamen apparet esse falsum.

Praeterea, eorum quae se invicem consequuntur, unum non debet contra aliud distingui. Sed voluntas beneplaciti et Dei operatio se consequuntur : nihil enim operatur quod non velit voluntate beneplaciti ; et nihil vult voluntate beneplaciti in creaturis, quod non operetur, secundum illud Psalm. CXIII, 3 : omnia quaecumque voluit, Dominus fecit. Ergo operatio non debet poni sub voluntate signi, quae contra voluntatem beneplaciti distinguitur.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod in divinis est duplex modus loquendi. Unus secundum propriam locutionem : quando scilicet Deo attribuimus id quod sibi competit secundum suam naturam ; quamvis semper sibi eminentius competat quam a nobis mente concipiatur, vel sermone proferatur ; ratione cuius nulla nostra locutio de Deo potest esse propria ad plenum. Alius modus est secundum figurativam sive tropicam vel symbolicam locutionem. Quia enim ipse Deus, secundum quod in se est, aciem nostrae mentis excedit, oportet quod de eo loquamur per ea quae apud nos inveniuntur. Et sic sensibilium nomina Deo attribuimus, ut cum eum nominamus vel lucem, vel leonem, vel aliquid huiusmodi. Quarum quidem locutionum veritas in hoc fundatur, quod nulla creatura, ut dicit Dionysius, II cap. Cael. Hier­arch. [§ 3], est universaliter boni participatione privata ; et ideo in singulis creaturis est invenire aliquas proprietates repraesentantes quantum ad aliquid divinam bonitatem ; et ita nomen in Deum transfertur, in quantum res significata per nomen, signum est divinae bonitatis. Quodcumque ergo signum loco signati accipitur in divinis, est modus tropicae locutionis.

Uterque autem istorum modorum loquendi concurrit in voluntate divina. Invenitur enim in Deo proprie ratio voluntatis, ut supra [art. 1] dictum est ; et sic voluntas de Deo proprie dicitur ; et haec est voluntas beneplaciti, quae per antecedentem et consequentem distinguitur, ut dictum est [art. praeced.]. Quia vero voluntas in nobis habet quamdam animi passionem consequentem ; ideo, sicut alia nomina passionum metaphorice dicuntur de Deo, ita et nomen voluntatis.

Dicitur autem nomen irae de Deo, quia in eo invenitur effectus qui solet esse irati apud nos, scilicet punitio ; unde ipsa punitio, qua punit, Dei ira nominatur. Et simili modo loquendi, illa quae solent esse signa voluntatis apud nos, Dei voluntates appellantur : et pro tanto dicitur voluntas signi, quia ipsum signum quod solet esse voluntatis, voluntas appellatur.

 

 

 

Cum autem voluntas possit designari et secundum quod proponit de agendis, et secundum quod impetum facit ad opus, utroque modo voluntati aliqua signa attribuuntur. Secundum enim quod proponit de agendis quantum ad fugam mali, est signum eius prohibitio. Quantum autem ad prosecutionem boni, est duplex signum voluntatis : nam respectu boni necessarii, sine quo non potest voluntas finem suum consequi, est signum voluntatis praeceptum ; respectu autem boni utilis, quo faciliori modo et convenientiori acquiritur finis, est signum voluntatis consilium. Sed secundum quod voluntas impetum facit ad opus, attribuitur ei duplex signum : unum expressum, quod est operatio ; quod enim quis operatur, indicat se expresse velle : aliud vero est signum interpretativum, scilicet permissio ; qui enim non prohibet aliquid quod impedire potest, interpretative videtur consentire in illud ; hoc autem nomen permissionis importat.

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod Deus, quamvis sit omnia potens et omnia sciens, non tamen omnia volens ; et ideo, praeter signa in creaturis inventa, quibus ostenditur quod est sciens et potens et volens, voluntati assignantur quaedam signa, ut ostendatur quid Deus velit, et non solum quod est volens. Vel dicendum, quod scientia et potentia non habent ita adiunctum modum passionis sicut voluntas, prout in nobis invenitur. Et ideo voluntas magis appropinquat ad illa quae metaphorice dicuntur de Deo, quam potentia vel scientia ; et ideo signa voluntatis magis dicimus voluntatem metaphorice loquendo, quam signa scientiae et potentiae, scientiam et potentiam.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis Deus non velit omne quod praecipit vel permittit, vult tamen aliquid circa hoc. Vult enim omnes esse debitores eius quod praecipit, et in potestate nostra esse id quod permittit ; et hanc voluntatem divinam praeceptum et permissio significat. Vel potest dici, quod voluntas signi non pro tanto dicitur quia

significet Deum velle illud ; sed quia id quod solet esse signum voluntatis apud nos, voluntas nominatur. Non autem oportet ut id quod solet esse alicuius rei signum, sit falsum quando ei non respondet id quod solet significare, nisi tunc tantum quando ad significandum illud adhibetur. Quamvis ergo praecipere in nobis sit signum volendi illud, non tamen quandocumque praecipit aliquid vel Deus vel homo, oportet quod significet se velle illud esse. Unde non sequitur quod sit signum falsum. Et inde est quod in actibus non semper est mendacium, quandocumque aliqua actio agitur per quam solet aliquid significari, si illud non subsit. Sed in verbo, si non subsit illud quod significat, de necessitate est falsitas, quia scilicet verba ad hoc sunt instituta ut sint signa ; unde si non respondet eis signatum, est ibi falsitas. Actiones autem non sunt ad hoc institutae ut significent, sed ut aliquid per eas fiat ; accidit autem quod per eas aliquid significetur. Et ideo non semper est falsitas in eis si signatum non respondet ; sed tunc tantum quando ad significandum applicantur ab agente.

 

Ad tertium dicendum, quod voluntas signi non est in Deo, sed a Deo ; est enim aliquis Dei effectus talis, qualis solet apud nos voluntas hominis designari.

 

Ad quartum dicendum, quod voluntas Dei quamvis non sit respectu mali ut fiat, est tamen respectu eius ut impediat prohibendo, vel in potestate nostra constituat permittendo.

 

Ad quintum dicendum, quod cum omne in quod voluntas tendit, habeat ordinem ad finem, qui est ratio volendi omnia ; mala autem careant ordine ad finem ; omnia mala unum tenent locum, sicut respectu finis, ita et respectu voluntatis divinae ; sed bona quae ordinantur in finem, secundum diversum ordinem quem habent ad finem, diversimode ad ea se habet voluntas. Et propter hoc sunt diversa signa de bono et meliori, non autem de malo et peiori.

 

Ad sextum dicendum, quod voluntas signi non distinguitur contra voluntatem beneplaciti per hoc quod est impleri et non impleri : unde, quamvis voluntas beneplaciti semper impleatur, potest tamen ad voluntatem signi aliquid pertinere quod impletur : unde ea quae Deus praecipit vel consulit, quandoque vult voluntate beneplaciti. Distinguitur autem voluntas signi a voluntate beneplaciti, quia unum est ipse Deus, aliud est effectus eius, ut iam dictum est [in corp. art.]. Et sciendum est, quod voluntas signi tribus modis se habet ad voluntatem beneplaciti : quaedam enim est voluntas signi quae nunquam incidit in idem cum voluntate beneplaciti, sicut permissio qua permittit mala fieri, cum mala fieri nunquam velit ; quaedam autem semper in idem incidit, sicut operatio ; quaedam vero quandoque incidit, et quandoque non, sicut praeceptum, prohibitio et consilium.

 

Et per hoc patet solutio ad ultimum.

 

 

 

 

Article 4 - DIEU VEUT-IL PAR NÉCESSITÉ TOUT CE QU’IL VEUT ?

(Quarto quaeritur utrum Deus de necessitate velit quidquid vult.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Tout ce qui est éternel est nécessaire. Or Dieu veut de toute éternité tout ce qu’il veut. Il veut donc par nécessité tout ce qu’il veut.

 

2° [Le répondant] disait que le vouloir divin est nécessaire et éternel du côté de la volonté, qui est l’essence divine, et du côté de ce qui est la raison du vouloir, c’est-à-dire la divine bonté ; mais non quant au rapport de la volonté à l’objet voulu. En sens contraire : le fait même que Dieu veuille quelque chose implique une relation de la volonté à l’objet voulu. Or, que Dieu veuille quelque chose, cela même est éternel. La relation même de la volonté à l’objet voulu est donc éternelle et nécessaire.

 

 

3° [Le répondant] disait que la relation à l’objet voulu est éternelle et nécessaire en tant que l’objet voulu est dans la raison exemplaire, mais non en tant qu’il est en lui-même, ou dans sa nature propre. En sens contraire : une chose est voulue, dans la mesure où la volonté se rapporte à elle. Si donc de toute éternité la volonté de Dieu ne se rapporte pas à l’objet voulu en tant qu’il est en lui-même, mais en tant qu’il est dans la raison exemplaire du vouloir, alors quelque chose de temporel, comme par exemple le salut de Pierre, ne serait pas voulu par Dieu de toute éternité, c’est-à-dire tel qu’il serait dans sa nature propre, mais il serait seulement voulu de toute éternité tel qu’il serait dans les raisons éternelles ; ce qui est manifestement faux.

4° Tout ce que Dieu a voulu ou veut, après qu’il veut ou a voulu cela, il ne peut pas ne pas le vouloir ou ne pas l’avoir voulu. Or tout ce que Dieu veut, il n’a jamais été sans le vouloir, puisqu’il a toujours et de toute éternité voulu tout ce qu’il veut. Dieu ne peut donc pas ne pas vouloir tout ce qu’il veut ; il veut donc par nécessité tout ce qu’il veut.

 

5° [Le répondant] disait que cet argument vaut dans la mesure où l’on considère le vouloir de Dieu quant au sujet même qui veut, ou quant à la raison du vouloir, mais non quant à la relation par laquelle il se rapporte à l’objet voulu. En sens contraire : créer est un acte qui implique toujours un rapport à l’effet, car il connote un effet temporel. Or cet argument serait vérifié pour la création, si l’on supposait que Dieu a toujours créé ; car ce qu’il a créé, il ne peut pas ne pas l’avoir créé. La conclusion s’ensuit donc nécessairement, en tant que le vouloir divin se rapporte à l’objet voulu.

 

 

6° Pour Dieu, l’être et le vouloir sont identiques. Or il est nécessaire que Dieu soit tout ce qu’il est, car « dans les êtres éternels, il n’y a pas de différence entre le possible et le réel », selon le Philosophe au troisième livre de la Physique. Il est donc également nécessaire que Dieu veuille tout ce qu’il veut.

 

7° [Le répondant] disait que, bien que le vouloir et l’être soient identiques dans la réalité, cependant ils diffèrent du point de vue de notre manière de signifier, car le vouloir est signifié à la façon d’un acte qui passe vers autre chose. En sens contraire : l’être de Dieu aussi, bien qu’il soit en réalité identique à l’essence, en diffère cependant du point de vue de notre manière de signifier, car l’être est signifié à la façon d’un acte. Il n’y a donc pas, de ce point de vue, de différence entre l’être et le vouloir.

8° L’éternité s’oppose à la succession. Or le vouloir divin est mesuré par l’éternité. Il ne peut donc y avoir là de succession. Or il y aurait succession, si Dieu ne voulait pas ce qu’il a voulu de toute éternité, ou s’il voulait ce qu’il n’a pas voulu. Il est donc impossible qu’il veuille ce qu’il n’a pas voulu, ou qu’il ne veuille pas ce qu’il a voulu. Donc, tout ce qu’il veut, il le veut par nécessité ; et tout ce qu’il ne veut pas, c’est par nécessité qu’il ne le veut pas.

 

9° Il est impossible, pour quiconque a voulu quelque chose de nécessaire, de ne pas l’avoir voulu, car ce qui a été fait, ne peut pas ne pas avoir été. Or en Dieu, vouloir et avoir voulu sont identiques, parce que l’acte de sa volonté n’est pas nouveau, mais éternel. Dieu ne peut donc pas ne pas vouloir ce qu’il veut ; et ainsi, il veut par nécessité ce qu’il veut.

 

10° [Le répondant] disait qu’il veut par nécessité quant à la raison du vouloir, mais non quant à l’objet voulu lui-même. En sens contraire : pour Dieu, la raison du vouloir est lui-même, lui qui veut de lui-même tout ce qu’il veut. Si donc il se veut lui-même par nécessité, il voudra aussi toutes les autres choses par nécessité.

 

11° La raison du vouloir est la fin. Or la fin, suivant le Philosophe au deuxième livre de la Physique et au septième livre de l’Éthi­que, se comporte dans le domaine de l’appé­tit et de l’opération comme le principe dans les démonstrations. Or, dans les démonstrations, si les principes sont nécessaires, une conclusion nécessaire s’ensuit. Donc, dans le domaine de l’appétit également, si quelqu’un veut la fin, il veut par nécessité les moyens ; et de la sorte, si le vouloir divin est nécessaire quant à la raison du vouloir, il sera nécessaire par rapport aux objets voulus.

12° Quiconque peut vouloir et ne pas vouloir une chose, peut commencer à la vouloir. Or Dieu ne peut pas commencer à vouloir quelque chose. Il ne peut donc pas vouloir et ne pas vouloir une chose ; et ainsi, il veut par nécessité tout ce qu’il veut.

 

13° De même que la volonté de Dieu implique un rapport aux créatures, ainsi en est-il de sa puissance et de sa science. Or il est nécessaire que Dieu puisse tout ce qu’il peut, et il est nécessaire qu’il sache tout ce qu’il sait. Il est donc nécessaire qu’il veuille tout ce qu’il veut.

 

14° Ce qui se comporte toujours uniformément, est nécessaire. Or le rapport de la volonté divine aux objets voulus se comporte toujours uniformément. Il est donc nécessaire ; et ainsi, le vouloir divin est nécessaire quant à la relation à la substance de l’objet voulu.

 

 

15° Si Dieu veut que l’Antéchrist advienne, il s’ensuit par nécessité que l’Antéchrist adviendra, quoiqu’il ne soit pas nécessaire qu’il advienne. Or il n’en serait pas ainsi, s’il n’y avait un rapport nécessaire ou une relation nécessaire de la volonté divine à l’objet voulu. Le vouloir divin lui-même, en tant qu’il implique un rapport de la volonté à l’objet voulu, est donc nécessaire.

 

 

16° La relation de la volonté divine à la raison du vouloir est la cause de la relation de la volonté divine à l’objet voulu ; en effet, c’est à cause de la raison du vouloir que la volonté se porte vers quelque objet voulu ; et aucun médium contingent ne vient entre les deux relations. Or, si l’on pose une cause nécessaire, il s’ensuit un effet nécessaire, à moins que n’intervienne une cause intermédiaire contingente. Puis donc que le vouloir divin est nécessaire relativement à la raison du vouloir, il sera nécessaire relativement à l’objet voulu ; et ainsi, Dieu veut par nécessité tout ce qu’il veut.

 

En sens contraire :

 

1) La volonté de Dieu est plus libre que notre volonté. Or ce qu’elle veut, notre volonté ne le veut pas par nécessité. Donc la volonté de Dieu non plus.

 

 

2) La nécessité est opposée à la volonté gratuite. Or Dieu veut le salut des hommes par une volonté gratuite. Il ne veut donc pas par nécessité.

 

3) Rien d’extérieur à Dieu ne peut imposer de nécessité à Dieu ; si donc il voulait quelque chose par nécessité, il ne voudrait cela que par une nécessité de sa nature. La conséquence serait donc identique, que l’on affirme que Dieu agit par volonté [nécessaire] ou que l’on affirme qu’il agit par nécessité de nature. Or, pour ceux qui affirment que Dieu agit par nécessité de nature, il s’ensuit que tout est fait par lui de toute éternité. La même chose s’ensuivra donc pour nous, qui soutenons qu’il fait tout par volonté.

 

Réponse :

 

Il est indubitablement vrai que le vouloir divin a une nécessité du côté du sujet même qui veut, et de l’acte : car l’action de Dieu est son essence, et il est assuré qu’elle est éternelle. La question n’est donc pas là ; mais il s’agit de savoir si le vouloir lui-même a une nécessité par rapport à l’objet voulu : et assurément, ce rapport est compris lorsque nous disons que Dieu veut ceci ou cela ; tel est en effet ce qui est cherché, lorsque nous demandons si Dieu veut quelque chose par nécessité.

 

Il faut donc savoir que n’importe quelle volonté a deux objets ; l’un principal, et l’autre quasi secondaire. L’objet voulu principal est celui vers lequel la volonté se porte suivant sa nature, attendu que la volonté est elle-même une certaine nature, et qu’elle a une relation naturelle à quelque chose ; et cette chose est ce que la volonté veut naturellement : ainsi, la volonté humaine recherche naturellement la béatitude, et relativement à cet objet voulu la volonté a une nécessité, puisqu’elle tend vers lui à la façon de la nature ; en effet, l’homme ne peut pas vouloir ne pas être heureux, ou être malheureux. Les objets voulus secondaires, eux, sont ceux qui sont ordonnés à cet objet voulu principal comme à une fin. Et la volonté se comporte différemment à l’égard de ces deux objets voulus, comme l’intelligence se comporte différemment à l’égard des principes qu’elle connaît naturellement et à l’égard des conclusions qu’elle en tire.

 

La volonté divine a donc pour objet voulu principal ce qu’elle veut naturellement, et qui est comme la fin de sa volonté, c’est-à-dire sa bonté elle-même, à cause de laquelle il veut tout ce qu’il veut d’autre que lui-même : en effet, il veut les créatures à cause de sa bonté, comme dit saint Augustin, c’est-à-dire afin que sa bonté, qui ne peut être multipliée dans son essence, soit au moins étendue à de nombreux êtres par une certaine participation de sa ressemblance. Par conséquent, les choses qu’il veut, concernant les créatures, sont pour ainsi dire ses objets voulus secondaires, qu’il veut à cause de sa bonté ; si bien que la divine bonté est pour sa volonté la raison de vouloir toutes choses, de même que son essence est pour lui la raison de ce qu’il connaît toutes choses.

 

 

Relativement à cet objet voulu principal qui est sa bonté, la volonté divine a donc une nécessité, non certes de contrainte, mais d’ordre naturel, qui ne s’oppose pas à la liberté, selon saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu : en effet, Dieu ne peut pas vouloir ne pas être bon, ni par conséquent vouloir ne pas être intelligent, ou puissant, ou n’importe laquelle des choses que la notion de sa bonté inclut. Mais il n’a de nécessité relativement à aucun autre objet voulu. En effet, puisque la raison du vouloir est, pour les moyens, la fin elle-même, le moyen se rapporte à la volonté comme il se rapporte à la fin. Si donc le moyen est comme proportionné à la fin, c’est-à-dire en sorte qu’il inclue parfaitement la fin, et que la fin ne puisse être possédée sans lui, alors, de même que la fin est recherchée par nécessité, de même le moyen est recherché par nécessité ; surtout de la part d’une volonté qui ne peut transgresser la règle de la sagesse. C’est en effet sur le même plan, semble-t-il, que l’on désire la continuation de la vie, et la prise de nourriture par où la vie est conservée et sans quoi elle ne peut l’être. Mais, de même qu’aucun effet divin n’égale la puissance de la cause, de même rien de ce qui est ordonné à Dieu comme à une fin n’égale sa fin : en effet, aucune créature n’est parfaitement assimilée à Dieu, cela n’appartient qu’au Verbe incréé. D’où vient que, si noble que soit le mode suivant lequel une pure créature est ordonnée à Dieu en lui étant en quelque sorte assimilée, il est possible qu’une autre créature soit ordonnée à Dieu lui-même et représente la divine bonté suivant un mode aussi noble.

Il est donc clair que la volonté de Dieu n’a pas de nécessité de vouloir, par amour pour sa bonté, ceci ou cela concernant la créature ; et il n’y a pas de nécessité en lui à l’égard de toute la création, parce que la bonté de Dieu est parfaite en soi, même si aucune créature n’existait, car « il n’a pas besoin de nos biens », comme il est dit au psaume 15, v. 2. En effet, la divine bonté n’est pas une fin telle qu’elle soit accomplie par les moyens, mais c’est plutôt par elle que sont accomplies et perfectionnées les choses qui lui sont ordonnées. C’est pourquoi Avicenne dit que l’action de Dieu seul est purement libérale, car les choses qu’il veut ou opère concernant la créature ne lui ajoutent rien.

 

Il ressort donc de ce qu’on a dit, que tout ce que Dieu veut en lui-même, il le veut par nécessité ; mais tout ce qu’il veut concernant la créature, il ne le veut pas par nécessité.

 

Réponse aux objections :

 

1° Une chose est appelée nécessaire de deux façons : d’abord dans l’absolu, ensuite en raison d’une hypothèse. Dans l’absolu, une chose est dite nécessaire, à cause de la nécessaire relation mutuelle entre les termes qui sont employés dans une proposition ; par exemple, « l’homme est animal », ou « n’importe quel tout est plus grand que sa partie », ou une autre de ce genre. Le nécessaire en raison d’une hypothèse est ce qui n’est pas nécessaire de soi, mais seulement si l’on pose autre chose ; par exemple, que Socrate ait couru : en effet, Socrate, autant qu’il est en lui, ne se rapporte pas à cela plus qu’à son opposé ; mais si l’on fait la supposition qu’il a couru, il est impossible qu’il n’ait pas couru. Ainsi donc, je dis qu’il n’est pas nécessaire dans l’absolu que Dieu veuille quelque chose dans les créatures, par exemple que Pierre soit sauvé, attendu que la volonté divine n’a point à cet égard de relation nécessaire, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; mais si l’on fait l’hypothèse que Dieu veut cela ou l’a voulu, il est impossible qu’il ne l’ait pas voulu ou ne le veuille pas, car sa volonté est immuable. C’est pourquoi une nécessité de ce genre est appelée chez les théologiens une nécessité d’immuabilité. Mais qu’il ne soit pas nécessaire dans l’absolu que Dieu veuille, cela vient du côté de l’objet voulu, qui n’atteint pas la parfaite proportion à la fin, comme on l’a dit ; et quant à ce point, la réponse déjà donnée se vérifie. Et il faut faire la même distinction pour l’éternel que pour le nécessaire.

2° Cette relation impliquée est nécessaire et éternelle en raison d’une hypothèse, mais non dans l’absolu ; et cela en tant qu’elle a pour terme l’objet voulu, non seulement tel qu’il est exemplairement dans la raison du vouloir, mais aussi tel qu’il est temporellement dans sa nature propre.

 

 

3° Par conséquent, nous accordons le troisième argument.

 

4° Que Dieu veuille ou ait voulu quelque chose après qu’il veut ou a voulu, est nécessaire en raison d’une hypothèse, mais non dans l’absolu, tout comme il est nécessaire en raison d’une hypothèse que Socrate ait couru, après qu’il a couru ; et il en va de même de la création et de n’importe quel acte de la volonté divine qui a pour terme quelque chose d’extérieur.

 

5° Par conséquent, nous accordons le cinquième argument.

 

 

6° Bien que l’être divin lui-même soit nécessaire en soi, cependant les créatures ne viennent pas de Dieu par nécessité, mais par libre volonté. Voilà pourquoi les choses qui impliquent un rapport entre Dieu et la venue des créatures à l’être, comme vouloir, créer, etc., ne sont pas nécessaires dans l’absolu, comme le sont celles qui se disent de Dieu en lui-même, comme être bon, vivant, sage, et autres semblables.

 

 

 

7° « Être » ne désigne pas un acte qui serait une opération allant vers la production temporelle d’une chose extérieure, mais il désigne un acte pour ainsi dire premier ; par contre, « vouloir » désigne l’acte second, qui est l’opération ; ainsi donc, en raison d’une différence dans la façon de signifier, on attribue à l’être divin une chose qui n’est pas attribuée au vouloir divin.

 

8° Il n’est pas impliqué de succession, si nous disons que Dieu peut vouloir une chose et ne pas la vouloir, à moins de comprendre ainsi : on suppose qu’il veut quelque chose, et on affirme qu’ensuite il ne le veut pas. Mais cela est exclu, parce que nous soutenons que « Dieu veut quelque chose » est nécessaire en raison d’une hypothèse.

 

9° Que Dieu ait voulu ce qu’il a voulu, est nécessaire en raison d’une hypothèse, mais non dans l’absolu ; et semblablement, que Dieu veuille ce qu’il veut.

 

 

10° Bien que Dieu, par nécessité, veuille être, il ne s’ensuit cependant pas qu’il veuille les autres choses par nécessité : en effet, on ne dit qu’une chose est nécessaire à condition de poser la fin, que si elle est telle que, sans elle, la fin ne peut être

possédée, comme cela est clair au cinquième livre de la Métaphysique. Mais tel n’est pas le cas présent.

 

11° Dans les syllogismes, si le principe est nécessaire, il ne s’ensuit une conclusion nécessaire que si la relation du principe à la conclusion est nécessaire. Et par conséquent, si nécessaire que soit la fin, aucune nécessité ne passera de la fin au moyen, à moins que le moyen n’ait une relation nécessaire à la fin, de sorte que sans lui la fin ne puisse être ; et de même, bien que les principes puissent être vrais, si la conclusion est fausse parce qu’il manque la relation nécessaire, de la nécessité des principes ne suit pas de nécessité pour la conclusion.

 

 

 

12° Quiconque peut vouloir et ne pas vouloir, s’il peut vouloir après ne pas avoir voulu, et ne pas vouloir après avoir voulu, il peut commencer à vouloir. En effet, s’il veut, il peut cesser de vouloir, et de nouveau commencer à vouloir ; et s’il ne veut pas, il peut immédiatement commencer à vouloir. Or Dieu ne peut pas ainsi vouloir et ne pas vouloir, à cause de l’immuabilité de la volonté divine. Mais il peut vouloir et ne pas vouloir, dans la mesure où sa volonté, autant qu’il est en elle, n’est pas obligée de vouloir. Il reste donc qu’il est nécessaire en raison d’une hypothèse, et non dans l’abso­lu, que Dieu veuille quelque chose.

 

 

13° La science et la puissance, bien qu’elles impliquent un rapport aux créatures, relèvent cependant de la perfection même de l’essence divine, en laquelle une chose ne peut être que nécessaire par soi. En effet, on dit que quelqu’un sait, en ce sens que la réalité sue est dans le sujet qui sait ; et l’on dit qu’il peut faire quelque chose, en ce sens qu’il est en acte complet relativement à la chose à faire. Or tout ce qui est en Dieu, il est nécessaire que cela soit en lui ; et tout ce que Dieu est actuellement, il est nécessaire qu’il le soit actuellement. Mais quand on dit que Dieu veut quelque chose, il n’est pas signifié que ce quelque chose est en Dieu, mais il est seulement impliqué une relation de Dieu lui-même à la réalisation de cette chose en sa nature propre ; voilà pourquoi, de ce côté, la condition de nécessité absolue fait défaut, comme on l’a déjà dit.

 

 

14° Ce rapport se comporte toujours uniformément à cause de l’immuabilité de la volonté divine ; c’est pourquoi l’argument ne conclut que pour la nécessité qui est en raison d’une hypothèse.

 

 

15° La volonté a un double rapport envers l’objet voulu : elle a en effet un premier rapport à lui en tant qu’il est voulu ; et elle en a un second au même, en tant qu’il doit être produit en acte par la volonté ; et ce rapport-ci présuppose le premier. En effet, nous pensons premièrement que la volonté veut quelque chose ; ensuite, par le fait même qu’elle le veut, nous pensons qu’elle le produira dans la réalité, si c’est une volonté efficace. Le premier rapport de la volonté divine à l’objet voulu n’est donc pas nécessaire dans l’absolu, à cause du manque de proportion entre l’objet voulu et la fin, qui est la raison du vouloir, comme on l’a dit ; il n’est donc pas nécessaire dans l’absolu que Dieu veuille cela. Mais le second rapport est nécessaire à cause de l’efficace de la volonté divine ; et de là vient que, si Dieu veut une chose par volonté de bon plaisir, il s’ensuit nécessairement qu’elle se produira.

16° Bien que nulle cause intermédiaire contingente ne survienne entre les deux relations que l’objection mentionne, cependant, à cause du défaut de proportion, la nécessité de la première relation n’induit pas de nécessité dans la seconde, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Ce qui est objecté en sens contraire concernant la liberté de la volonté a déjà été résolu par la constatation que ce n’est pas la nécessité de l’ordre naturel qui s’oppose à la liberté, mais la seule nécessité de contrainte.

 

2) & 3) Nous les accordons.

 

Et videtur quod sic.

 

Omne enim aeternum est necessarium. Sed Deus ab aeterno vult quidquid vult. Ergo de necessitate vult quidquid vult.

 

Sed dicebat quod velle Dei est necessarium et aeternum ex parte voluntatis, quae est divina essentia, et ex parte eius quod est ratio volendi, quod est divina bonitas ; non autem quantum ad respectum voluntatis ad volitum. – Sed contra : hoc ipsum quod est Deum velle aliquid, importat habitudinem voluntatis ad volitum. Sed hoc ipsum quod est Deum velle aliquid, est aeternum. Ergo ipsa habitudo voluntatis ad volitum est aeterna et necessaria.

 

Sed dicebat quod habitudo ad volitum est aeterna et necessaria, secundum quod volitum est in ratione exemplari, non autem secundum quod est in seipso, sive in propria natura. – Sed contra : secundum hoc aliquid est volitum quod ad ipsum refertur voluntas. Si ergo ab aeterno non refertur voluntas Dei ad volitum, secundum quod est in seipso, sed secundum quod est in ratione volendi exemplari ; tunc aliquod temporale, utpote Petrum salvari, non esset ab aeterno volitum a Deo, ut scilicet in propria natura esset ; sed solummodo ab aeterno esset a Deo volitum ut esset in rationibus aeternis ; quod patet esse falsum.

Praeterea, quidquid Deus voluit vel vult, postquam vult illud vel voluit, non potest illud non velle vel non voluisse. Sed quidquid Deus vult, nunquam non voluit ; eo quod semper et ab aeterno voluit quidquid vult. Ergo Deus non potest non velle quidquid vult ; ergo de necessitate vult quidquid vult.

 

Sed dicebat quod ratio ista procedit secundum quod velle Dei consideratur quantum ad ipsum volentem, vel actum, vel rationem volendi, non autem quantum ad habitudinem qua refertur ad volitum. – Sed contra : creare est actus semper importans respectum ad effectum ; connotat enim effectum temporalem. Sed ratio ista verificaretur de creatione, si supponeretur Deum semper creasse ; quia quod creavit, non potest non creasse. Ergo de necessitate sequitur, secundum quod habet respectum ad volitum.

 

Praeterea, Deo idem est esse quod velle. Sed Deum necesse est esse omne quod est, quia in perpetuis non differt esse et posse, secundum philosophum in III Phys. [cap. 4 (203 b 30)]. Ergo et Deum necesse est velle omne quod vult.

 

Sed dicebat quod quamvis velle et esse sint idem secundum rem, tamen differunt secundum modum significandi, quia velle significatur per modum actus, qui transit in alterum. – Sed contra : esse etiam Dei quamvis sit idem quod essentia secundum rem, differt tamen secundum modum significandi ; quia esse significatur per modum actus. Ergo quantum ad hoc non est differentia inter esse et velle.

Praeterea, aeternitas repugnat successioni. Sed velle divinum aeternitate mensuratur. Ergo non potest ibi esse successio. Esset autem successio, si quod ab aeterno voluit non vellet ; aut si quod non voluit, vellet. Ergo impossibile est eum velle quod non voluit, vel non velle quod voluit. Ergo quidquid vult, de necessitate vult ; et quidquid non vult, de necessitate non vult.

 

Praeterea, quicumque voluit aliquid necessarium, impossibile est eum non voluisse illud, quia quod factum est, non potest non fuisse. Sed in Deo idem est velle et voluisse, quia actus voluntatis eius non est novus, sed aeternus. Ergo Deus non potest non velle quod vult ; et sic de necessitate vult quod vult.

 

Sed dicebat quod vult de necessitate quantum ad rationem volendi, non autem quantum ad ipsum volitum. – Sed contra : ratio volendi Deo est ipsemet, qui a seipso vult quidquid vult. Si ergo seipsum de necessitate vult, et omnia alia de necessitate volet.

 

Praeterea, ratio volendi est finis. Finis autem, secundum philosophum in II Physic. [l. 15 (200 a 15)], et in VII Ethicorum [l. 8 (1151 a 16)], ita se habet in appetitivis et operativis sicut principium in demonstrativis. Sed in demonstrativis si principia sunt necessaria, sequitur conclusio necessaria. Ergo et in appetitivis, si aliquis vult finem, vult ea de necessitate, quae sunt ad finem ; et ita, si velle divinum est necessarium quan­tum ad rationem volendi, erit necessarium per comparationem ad volita.

Praeterea, quicumque potest velle aliquid et non velle, potest incipere velle illud. Sed Deus non potest incipere velle aliquid. Ergo non potest aliquid velle et non velle ; et ita de necessitate vult quidquid vult.

 

Praeterea, sicut Dei voluntas importat respectum ad creaturas, ita et potentia et scientia. Sed necessarium est Deum posse quidquid potest, et necessarium est eum scire quidquid scit. Ergo necessarium est eum velle quidquid vult.

 

Praeterea, illud quod semper eodem modo se habet, est necessarium. Sed respectus divinae voluntatis ad volita, semper est eodem modo se habens. Ergo est necessarius ; et ita velle divinum quantum ad habitudinem ad substantiam voliti est necessarium.

 

Praeterea, si Deus vult Antichristum fore, de necessitate sequitur Antichristum fore, quamvis Antichristum fore non sit necessarium. Hoc autem non esset, nisi esset necessarius respectus sive necessaria habitudo divinae voluntatis ad volitum. Ergo ipsum velle divinum, secundum quod importat respectum voluntatis ad volitum, est necessarium.

 

Praeterea, ordo divinae voluntatis ad rationem volendi est causa ordinis divinae voluntatis ad volitum ; voluntas enim in aliquod volitum fertur propter rationem volendi. Inter utrumque autem ordinem non cadit aliquod contingens medium. Posita autem causa necessaria sequitur effectus necessarius, nisi intercidat media causa contingens. Ergo, cum velle divinum sit necessarium in

ordine ad rationem volendi, erit necessarium in ordine ad volitum ; et ita Deus de necessitate vult quidquid vult.

 

 

Sed contra. Voluntas Dei magis est libera quam voluntas nostra. Sed voluntas nostra non de necessitate vult quod vult. Ergo nec voluntas Dei.

 

Praeterea, necessitas opponitur gratuitae voluntati. Sed Deus vult salutem hominum ex gratuita voluntate. Ergo non vult ex necessitate.

 

Praeterea, cum nihil extrinsecum a Deo possit Deo necessitatem imponere ; si aliquid ex necessitate vellet, non vellet illud nisi ex necessitate suae naturae. Ergo idem sequeretur ex hoc quod ponitur Deum agere ex voluntate et ex hoc quod ponitur ex necessitate naturae. Sed ponentibus Deum agere ex necessitate naturae, sequitur omnia ab eo ab aeterno facta fuisse. Ergo idem sequetur nobis ponentibus eum ex voluntate omnia facere.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod divinum velle necessitatem habere ex parte ipsius volentis et actus, indubitabiliter verum est : nam actio Dei est eius essentia, quam constat esse aeternam. Unde hoc in quaestione non ponitur ; sed utrum velle ipsum necessitatem habeat per comparationem ad volitum : quae quidem comparatio intelligitur cum dicimus ; Deum velle hoc vel illud ; hoc enim quaeritur, cum quaerimus utrum Deus de necessitate aliquid velit.

Sciendum est igitur, quod cuiuslibet voluntatis est duplex volitum : unum quidem principale, et aliud quasi secundarium. Principale quidem volitum est in quod voluntas fertur secundum suam naturam ; eo quod ipsa voluntas natura quaedam est, et naturalem ordinem ad aliquid habet ; hoc autem est quod naturaliter voluntas vult : sicut humana voluntas naturaliter appetit beatitudinem, et respectu huius voliti voluntas necessitatem habet, cum in ipsum tendat per modum naturae ; non enim potest homo velle non esse beatus, aut esse miser. Secundaria vero volita sunt quae ad hoc principale volitum ordinantur sicut in finem. Et ad haec duo volita hoc modo se habet voluntas diversimode, sicut intellectus ad principia quae naturaliter novit, et ad conclusiones quas ex eis elicit.

 

 

Voluntas igitur divina habet pro principali volito id quod naturaliter vult, et quod est quasi finis voluntatis suae ; scilicet ipsa bonitas sua, propter quam vult quidquid aliud a se vult : vult enim creaturas propter suam bonitatem, ut Augustinus [Ps.-August., De dil. Deo, cap. 2] dicit ; ut videlicet sua bonitas, quae per essentiam multiplicari non potest, saltem per quamdam similitudinis participationem diffundatur ad multa. Unde ea quae circa creaturas vult, sunt quasi eius volita secundaria, quae propter suam bonitatem vult ; ut divina bonitas sit eius voluntati ratio volendi omnia, sicut sua essentia est ei ratio cognoscendi omnia.

 

 

 

Respectu igitur illius principalis voliti, quod est sua bonitas, voluntas divina necessitatem habet, non quidem coactionis, sed naturalis ordinis, qui libertati non repugnat, secundum Augustinum in V de Civitate Dei [cap. 10] : non enim potest Deus velle se non esse bonum, et per consequens se non esse intelligentem vel potentem, vel quodcumque eorum quae ratio eius bonitatis includit. Sed respectu nullius alterius voliti necessitatem habet. Cum enim ratio volendi his quae sunt ad finem, sit ipse finis ; secundum hoc quod id quod est ad finem, comparatur ad finem, secundum hoc comparatur ad voluntatem. Unde si quod est ad finem, sit quasi fini proportionatum, hoc modo scilicet quod finem perfecte includat, et sine eo finis haberi non possit ; sicut de necessitate appetitur finis, ita de necessitate appetitur id quod est ad finem ; et praecipue a voluntate quae sapientiae regulam exire non potest. Eiusdem enim rationis videtur desiderare vitae continuationem, et nutrimenti sumptionem, quo vita conservatur, et sine quo vita conservari non potest. Sed sicut nullus effectus divinus potentiam causae adaequat, ita nihil quod in Deum sicut in finem ordinatur, est fini adaequatum : nulla enim creatura perfecte Deo assimilatur ; hoc enim est solius verbi increati. Unde contingit quod quantumcumque nobiliori modo aliqua creatura pura in Deum ordinetur aliquo modo ei assimilata, possibile sit aliquam aliam creaturam modo aeque nobili in ipsum Deum ordinari, et divinam bonitatem repraesentare.

Unde patet quod non est necessitas divinae voluntatis ex amore quem habet ad suam bonitatem, quod velit hoc vel illud circa creaturam ; nec inest ei aliqua necessitas respectu totius creaturae, eo quod divina bonitas in se perfecta est, etiamsi nulla creatura existeret, quia bonorum nostrorum non eget, ut in Psalm. XV, 2, dicitur. Non enim divina bonitas est talis finis qui efficiatur ex his quae sunt ad finem ; sed magis quo efficiuntur et perficiuntur ea quae ad ipsum ordinantur. Unde Avicenna [cf. Metaph. VI, 5] dicit, quod solius actio Dei est pure liberalis, quia nihil sibi accrescit ex his quae vult, vel operatur circa creaturam.

Patet igitur ex dictis, quod quidquid Deus vult in seipso, de necessitate vult ; quidquid autem vult circa creaturam, non de necessitate vult.

Ad primum ergo dicendum, quod aliquid dicitur necessarium dupliciter : uno modo absolute ; alio modo ex suppositione. Absolute quidem dicitur aliquid necessarium propter necessariam habitudinem ad invicem terminorum qui in aliqua propositione ponuntur ; sicut hominem esse animal, vel omne totum esse maius sua parte, aut aliqua huiusmodi. Necessarium vero ex suppositione est quod non est necessarium ex se, sed solummodo posito alio ; sicut Socratem cucurrisse : Socrates enim, quantum est de se, non se habet magis ad hoc quam ad huius oppositum ; sed facta suppositione quod cucurrerit, impossibile est eum non cucurrisse. Sic igitur dico, quod Deum velle aliquid in creaturis,

utpote Petrum salvari, non est

necessarium absolute, eo quod voluntas divina non habet ad hoc necessarium ordinem, ut ex dictis [in corp. art.] patet ; sed facta suppositione quod Deus illud velit vel voluerit, impossibile est eum non voluisse vel non velle eo quod voluntas eius immutabilis est. Unde huiusmodi necessitas apud theologos vocatur necessitas immutabilitatis. Quod autem non sit necessarium absolute Deum velle, hoc est ex parte voliti, quod deficit a perfecta proportione in finem, ut dictum est. Et quantum ad hoc verificatur responsio prius [in corp. art.] posita. Et eodem modo distinguendum est de aeterno sicut de necessario.

 

Ad secundum dicendum, quod illa habitudo importata est necessaria et aeterna ex suppositione, non autem absolute ; et non solum secundum quod terminatur ad volitum prout est exemplariter in ratione volendi, sed etiam prout est temporaliter in propria natura.

 

Unde tertium concedimus.

 

 

Ad quartum dicendum, quod Deum velle aliquid vel voluisse postquam vult vel voluit, est necessarium ex suppositione, non autem absolute, sicut et Socratem cucurrisse postquam cucurrit ; et similiter est de creatione et de quolibet actu divinae voluntatis qui terminatur ad aliquid exterius.

 

Unde quintum concedimus.

 

 

 

Ad sextum dicendum, quod quamvis ipsum esse divinum sit in se necessarium, non tamen creaturae exeunt a Deo per necessitatem, sed per liberam voluntatem. Et ideo illa quae important comparationem Dei ad exitum creaturarum in esse, ut velle, creare, et huiusmodi, non sunt necessaria absolute, sicut illa quae de Deo secundum seipsum dicuntur, ut esse bonum, viventem, sapientem, et alia huiusmodi.

 

Ad septimum dicendum, quod esse non dicit actum qui sit operatio transiens in aliquid extrinsecum temporaliter producendum, sed actum quasi primum ; velle autem dicit actum secundum, qui est operatio ; et ideo ex diverso modo significandi aliquid attribuitur divino esse quod non attribuitur divino velle.

 

Ad octavum dicendum, quod successio non importatur, si dicimus Deum posse velle aliquid et non velle, nisi intelligatur hoc modo quod, supposito ipsum velle aliquid, ponatur ipsum postea non velle illud. Sed hoc excluditur per hoc quod ponimus, Deum velle aliquid, esse necessarium ex suppositione.

 

Ad nonum dicendum, quod Deum voluisse illud quod voluit, est necessarium ex suppositione, non autem absolute ; et similiter Deum velle illud quod vult.

 

Ad decimum dicendum, quod quamvis Deus ex necessitate velit se esse, non tamen sequitur quod alia ex necessitate velit : non enim dicitur aliquid esse necessarium ex conditione finis nisi quando est tale sine quo finis haberi non potest ; ut patet in V Metaphys. [l. 6 (1015 a 22)]. Hoc autem in proposito non accidit.

 

Ad undecimum dicendum, quod in syllogismis, si principium sit necessarium, non sequitur conclusio necessaria, nisi sit necessaria habitudo principii ad conclusionem. Et ita, quantumcumque finis sit necessarius, nisi id quod est ad finem habeat necessariam habitudinem ad ipsum, ut sine quo finis esse non possit, nulla erit necessitas ex fine in eo quod est ad finem ; sicut, etsi principia possint esse vera, conclusione existente falsa propter defectum necessariae habitudinis, non sequitur ex necessitate principiorum conclusionis necessitas.

 

Ad duodecimum dicendum, quod quicumque potest velle et non velle, si possit velle postquam noluit, et non velle postquam voluit, potest incipere velle. Si enim vult, potest desinere velle, et iterum incipere velle ; si autem non vult potest statim incipere velle. Sic autem Deus non potest velle et non velle, propter immutabilitatem divinae voluntatis. Sed potest velle et non velle in quantum voluntas sua non obligatur, quantum est de se, ad hoc quod velit. Unde remanet quod Deum velle aliquid est necessarium ex suppositione, non autem absolute.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod scientia et potentia quamvis importent respectum ad creaturas, tamen pertinent ad ipsam perfectionem divinae essentiae, in qua nihil potest esse nisi per se necessarium. Secundum hoc enim dicitur aliquis esse sciens, quod res scita dicitur esse in sciente ; dicitur autem esse potens ad aliquid agendum, secundum quod est in actu completo respectu eius quod agendum est. Quidquid autem est in Deo, necesse est ei inesse ; et quidquid Deus est actu, necesse est eum esse actu. Cum vero dicitur Deum velle aliquid, non significatur illud aliquid inesse Deo, sed tantummodo importatur ordo ipsius Dei ad illius factionem in propria natura ; et ideo ex hac parte deficit conditio absolutae necessitatis, ut dictum est prius.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod respectus ille semper uno modo se habet, propter immutabilitatem divinae voluntatis ; unde ratio non concludit nisi de necessitate quae est ex suppositione.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod voluntas ad volitum habet duplicem respectum : primum quidem habet ad ipsum in quantum est volitum ; secundum vero habet ad idem, in quantum est producendum in actu per voluntatem ; et hic quidem respectus praesupponit primum. Primo enim intelligimus voluntatem velle aliquid ; deinde, ex hoc ipso quod vult illud, intelligimus quod producat ipsum in rerum natura, si voluntas sit efficax. Primus ergo respectus divinae voluntatis ad volitum non est necessarius absolute, propter improportionem voliti ad finem, qui est ratio volendi, ut dictum est ; unde non est necessarium absolute quod Deus velit illud. Sed secundus respectus est neces-sarius propter efficaciam divinae

voluntatis ; et exinde est quod de

necessitate sequitur, si Deus vult aliquid voluntate beneplaciti, quod illud fiat.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod quamvis inter illos duos ordines quos obiectio tangit, non cadat aliqua causa contingens media ; tamen propter defectum proportionis necessitas primi ordinis non inducit in secundum ordinem necessitatem, ut ex dictis patet.

 

 

Quod autem in contrarium obiicitur de libertate voluntatis, iam solutum est per hoc quod necessitas naturalis ordinis libertati non repugnat, sed sola necessitas coactionis.

 

 

Alia vero concedimus.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 5 - LA VOLONTÉ DIVINE IMPOSE-T-ELLE UNE NÉCESSITÉ AUX RÉALITÉS VOULUES ?

(Quinto quaeritur utrum divina voluntas rebus volitis necessitatem imponat.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Dès que la cause suffisante est posée, il est nécessaire que l’effet le soit ; et Avicenne le prouve, dans sa Métaphysique, de la façon suivante. Si, une fois la cause posée, l’effet n’est pas nécessairement posé, c’est donc qu’après la position de la cause il est encore ouvert à l’un et l’autre possible, c’est-à-dire à l’être et au non-être. Or ce qui est en puissance à deux choses, n’est déterminé à l’une d’elles que s’il y a quelque chose qui détermine. Donc, après la position de la cause, il faut encore poser quelque chose qui fasse que l’effet existe ; et ainsi, cette cause n’était pas suffisante. Si donc la cause est suffisante, il faut qu’il soit nécessaire, dès qu’elle est posée, que l’effet le soit. Or la volonté divine est une cause suffisante ; et ce n’est pas une cause contingente, mais nécessaire. Les réalités voulues par Dieu sont donc nécessaires.

 

2° [Le répondant] disait que d’une cause nécessaire s’ensuit parfois un effet contingent à cause de la contingence de la cause intermédiaire, de même que d’une majeure nécessaire s’ensuit une conclusion contingente à cause d’une mineure contingente. En sens contraire : chaque fois que d’une cause nécessaire s’ensuit un effet contingent à cause de la contingence d’une cause seconde, cela provient de l’imperfection de la cause seconde ; ainsi, la floraison des arbres est contingente et non nécessaire, à cause d’un éventuel défaut de la vertu pullulative, qui est la cause intermédiaire – quoique le mouvement du soleil, qui est la cause première, soit une cause nécessaire. Mais la volonté divine peut ôter tout défaut à la cause seconde, et tout empêchement. La contingence de la cause seconde n’empê­che donc pas l’effet d’être nécessaire à cause de la nécessité de la volonté divine.

 

 

 

3° Lorsque l’effet est contingent à cause de la contingence de la cause seconde, et que la cause première est nécessaire, le non-être de l’effet peut avoir lieu en même temps que l’être de la cause première ; ainsi, la non-floraison d’un arbre au printemps peut avoir lieu avec le mouvement du soleil. Mais le non-être de ce qui est voulu par Dieu ne peut avoir lieu avec la volonté divine. En effet, ces deux choses sont incompatibles : que Dieu veuille qu’une chose existe, et que cette chose n’existe pas. La contingence des causes secondes n’empêche donc pas les objets voulus par Dieu d’être nécessaires à cause de la nécessité de la volonté divine.

 

 

4° [Le répondant] disait que, bien que le non-être de l’effet ne puisse avoir lieu avec la volonté divine, cependant, parce que la cause seconde peut faire défaut, l’effet lui-même est contingent. En sens contraire : l’effet ne manque que si la cause seconde fait défaut. Or il est impossible que la cause seconde fasse défaut en présence de la volonté divine : car dans ce cas, il y aurait en même temps la volonté divine et le non-être de ce qui est voulu par Dieu, ce qui est manifestement faux. La contingence des causes secondes n’empêche donc pas que l’effet de la volonté divine soit nécessaire.

 

En sens contraire :

 

Tous les biens existent par la volonté de Dieu. Si donc la volonté divine impose une nécessité aux réalités, tous les biens qui sont dans le monde existeront par nécessité ; et ainsi, le libre arbitre sera ôté, ainsi que les autres causes contingentes.

 

Réponse :

 

La volonté divine n’impose pas de nécessité à toutes les réalités. Et certains en donnent une raison en partant de la constatation suivante : puisque cette volonté est la cause première de toutes les réalités, elle produit certains effets par le moyen de causes secondes, lesquelles sont contingentes et peuvent faire défaut ; aussi l’effet suit-il la contingence de la cause prochaine, et non la nécessité de la cause première. Mais cela semble concorder avec ceux qui prétendaient que tout procédait de Dieu par nécessité de nature : en sorte que d’un unique principe simple procédait immédiatement un être unique ayant quelque multiplicité, et par l’intermédiaire duquel procède la multitude. Semblablement, ils disent que d’un être unique absolument immobile procède quelque chose qui est immobile quant à la substance, mais mobile et instable quant à la position, et par l’intermédiaire duquel la génération et la corruption se produisent dans les réalités inférieures de ce monde ; or, selon cette voie, on ne pourrait pas dire que la multitude et les réalités corruptibles et contingentes sont immédiatement causées par Dieu. Cela est donc évidemment contraire à la saine foi, qui affirme que la multitude des réalités corruptibles est immédiatement causée par Dieu : tels, par exemple, les premiers individus des arbres et des bêtes. Voilà pourquoi il est nécessaire d’assigner à la contingence dans les réalités une autre raison principale, à laquelle la cause susdite soit subordonnée.

 

En effet, il est nécessaire que le patient soit rendu semblable à l’agent ; et si l’agent est très fort, il y aura une parfaite ressemblance entre l’effet et la cause agente ; mais si l’agent est faible, la ressemblance sera imparfaite ; ainsi, à cause de la force de la puissance formative dans la semence, le fils est assimilé au père non seulement quant à la nature de l’espèce, mais en de nombreux autres accidents ; mais à l’inverse, à cause de la faiblesse de la puissance susdite, l’assimilation en question est annihilée, comme il est dit au livre sur les Animaux.

 

Or la volonté divine est un agent très fort. Il est donc nécessaire que son effet lui soit assimilé sous tous les rapports : de sorte que non seulement il advient ce que Dieu veut qu’il advienne – ce qui est, pour ainsi dire, être assimilé quant à l’espèce – mais encore cela advient à la façon dont Dieu veut que cela advienne, par exemple de façon nécessaire ou contingente, rapide ou lente, ce qui est comme une certaine assimilation quant aux accidents. Et même, la volonté divine fixe par avance ce mode aux réalités par l’ordre de sa sagesse. Et selon qu’il dispose que des réalités se produisent de telle ou telle façon, il leur adapte des causes d’après le mode de sa disposition ; cependant, il pourrait amener ce mode dans les réalités même sans la médiation de ces causes. Et ainsi, nous ne disons pas que quelques-uns des effets divins sont contingents seulement à cause de la contingence des causes secondes, mais c’est plutôt à cause de la disposition de la volonté divine qui a prévu un tel ordre pour les réalités.

 

Réponse aux objections :

 

1° Ce raisonnement vaut pour les causes qui agissent par nécessité de nature et quant aux effets immédiats, mais non pour les causes volontaires ; car une chose s’ensuit de la volonté à la façon dont la volonté dispose, et non à la façon dont la volonté a l’existence, à la différence des causes naturelles, pour lesquelles on observe une assimilation quant à la condition que partagent la cause et l’effet ; quoiqu’une assimilation se remarque dans les causes volontaires, en tant que la volonté de l’agent s’accomplit dans l’effet, comme on l’a dit. Le raisonnement ne vaut pas non plus pour les causes naturelles quant aux effets médiats.

 

 

 

2° Bien que Dieu puisse ôter tout empêchement à la cause seconde quand il le veut, il ne veut cependant pas toujours l’ôter ; et ainsi demeure la contingence dans la cause seconde, et par conséquent dans l’effet.

 

 

3° Bien que le non-être de l’effet de la volonté divine ne puisse se tenir en même temps que la volonté divine, cependant la puissance que l’effet fasse défaut se tient en même temps que la volonté divine. Car les deux propositions suivantes ne sont pas incompatibles : « Dieu veut que celui-ci soit sauvé » et « celui-ci peut être damné » ; mais les deux suivantes sont incompatibles : « Dieu veut que celui-ci soit sauvé » et « celui-ci est damné ».

 

4° Il faut répondre semblablement au quatrième argument, qui concerne l’effet de la cause intermédiaire.

 

Et videtur quod sic.

 

Posita enim causa sufficienti, necesse est effectum poni ; quod sic probat Avicenna in sua Metaph. [I, 7]. Si enim posita causa, non necessario effectus ponitur, ergo adhuc post positionem causae, effectus se habet ad utrumque, scilicet ad esse et non esse. Sed quod est in potentia ad duo, non determinatur ad unum eorum, nisi sit aliquid determinans. Ergo post positionem causae, adhuc oportet ponere aliquid quod faciat effectum esse ; et ita causa illa non erat sufficiens ; si ergo causa sit sufficiens, oportet quod, ea posita, necessarium sit effectum poni. Divina autem voluntas sufficiens causa est ; et non est causa contingens, sed necessaria. Ergo et res volitae a Deo sunt necessariae.

 

Sed dicebat quod ex causa necessaria sequitur quandoque effectus contingens propter contingentiam mediae causae, sicut ex maiori propositione de necessario, propter assumptionem de contingenti, sequitur conclusio contingens. – Sed contra : quandocumque ex causa necessaria sequitur effectus contingens propter contingentiam causae secundae, hoc provenit ex defectu causae secundae ; sicut floritio arborum est contingens, et non necessaria, propter defectum virtutis pullulativae qui potest accidere, quae est causa media ; quamvis motus solis, qui est causa prima, sit causa necessaria. Sed omnem defectum causae secundae potest divina voluntas removere, et omne impedimentum. Ergo contin­gentia causae secundae non impedit quin effectus sit necessarius propter necessitatem voluntatis divinae.

 

Praeterea, quando effectus est contingens propter contingentiam causae secundae, prima causa necessaria existente, non esse effectus potest simul stare cum esse primae causae ; sicut arborem non florere in vere, potest stare cum motu solis. Sed non esse eius quod est volitum a Deo, non potest stare cum divina voluntate. Haec enim duo sunt incompossibilia, quod Deus velit aliquid esse, et illud non sit. Ergo contingentia causarum secundarum non impedit quin volita a Deo sint necessaria propter necessitatem divinae voluntatis.

 

Sed dicebat quod non esse effectus, quamvis non possit stare cum voluntate divina, tamen, quia causa secunda potest deficere, ipse effectus est contingens. – Sed contra : effectus non deficit nisi causa secunda deficiente. Sed non potest esse quod causa secunda deficiat voluntate divina existente : sic enim simul esset divina voluntas et non esse eius quod est volitum a Deo ; quod patet esse falsum. Ergo contingentia causarum secundarum non impedit quin effectus divinae voluntatis sit necessarius.

 

 

Sed contra. Omnia bona sunt Deo volente. Si ergo voluntas divina necessitatem rebus imponit, omnia bona quae sunt in mundo, erunt ex necessitate ; et ita tolletur liberum arbitrium, et aliae causae contingentes.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod voluntas divina non imponit necessitatem rebus omnibus. Cuius quaedam ratio assignatur a quibusdam ex hoc quod, cum voluntas sit rerum omnium prima causa, producit quosdam effectus mediantibus causis secundis, quae contingentes sunt, et deficere possunt ; et ideo effectus contingentiam causae proximae sequitur, non autem necessitatem causae primae. Sed hoc videtur esse consonum his qui ponebant a Deo omnia procedere secundum necessitatem naturae : ut quod ab uno simplici procedebat immediate unum habens aliquam multitudinem, et illo mediante procedit multitudo. Similiter ab uno omnino immobili dicunt procedere aliquid quod est immobile secundum substantiam, mobile autem et aliter se habens secundum situm, quo mediante generatio et corruptio in istis inferioribus accidit : secundum quam viam non posset poni, a Deo immediate causari multitudinem, et res corruptibiles et contingentes. Quod est sanae fidei contrarium, quae ponit multitudinem rerum corruptibilium immediate a Deo causatam ; utpote prima individua arborum et brutorum animalium. Et ideo oportet aliam principalem rationem assignare contingentiae in rebus, cui causa praeassignata subserviat.

 

Oportet enim patiens assimilari agenti : et si agens sit fortissimum, erit similitudo effectus ad causam agentem perfecta ; si autem agens sit debile, erit similitudo imperfecta ; sicut propter fortitudinem virtutis formativae in semine, filius assimilatur patri non solum in natura speciei, sed in multis aliis accidentibus ; e contrario vero, propter debilitatem praedictae virtutis, annihilatur praedicta assimilatio, ut dicitur in libro de Animalibus [De gen. animal. IV, 3 (767 a 36 sqq.)].

Voluntas autem divina est agens

fortissimum. Unde oportet eius

effectum ei omnibus modis assimilari : ut non solum fiat id quod Deus vult fieri, quod est quasi assimilari secundum speciem ; sed ut fiat eo modo quo Deus vult illud fieri, ut necessario vel contingenter, cito vel tarde, quod est quasi quaedam assimilatio secundum accidentia. Et hunc quidem modum rebus divina voluntas praefigit ex ordine suae sapientiae. Secundum autem quod disponit aliquas res sic vel sic fieri, adaptat eis causas illo modo quem disponit ; quem tamen modum posset rebus inducere etiam illis causis non mediantibus. Et sic non dicimus quod aliqui divinorum effectuum sint contingentes solummodo propter contingentiam causarum secundarum, sed magis propter dispositionem divinae voluntatis, quae talem ordinem rebus providit.

Ad primum ergo dicendum, quod ratio illa sequitur in causis agentibus de necessitate naturae, et quantum ad effectus immediatos ; sed in causis voluntariis non sequitur ; quia ex voluntate sequitur aliquid eo modo quo voluntas disponit, et non eo modo quo voluntas habet esse, sicut accidit in causis naturalibus in quibus attenditur assimilatio quantum ad eamdem conditionem causae et causati ; cum tamen in causis voluntariis attendatur assimilatio secundum quod in effectu impletur voluntas agentis, ut dictum est [in corp. art.]. Nec etiam in causis naturalibus sequitur quantum ad effectus mediatos.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis Deus possit removere omne impedimentum causae secundae cum voluerit, non tamen semper removere vult ; et sic remanet contingentia in causa secunda, et per consequens in effectu.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis non esse effectus divinae voluntatis non possit simul stare cum divina voluntate, tamen potentia deficiendi effectum simul stat cum divina voluntate ; non enim sunt ista incompossibilia : Deus vult istum salvari, et iste potest damnari ; sed ista sunt incompossibilia : Deus vult istum salvari, et iste damnatur.

 

 

Etiam similiter dicendum est ad quartum de effectu causae mediae.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 6 - LA JUSTICE DANS LES RÉALITÉS CRÉÉES DÉPEND-ELLE DE LA SIMPLE VOLONTÉ DE DIEU ?

(Sexto quaeritur utrum iustitia in rebus creatis dependeat ex simplici divina voluntate.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Anselme dit dans son Monologion : « Cela seul est juste que Tu veux. » La justice dépend donc seulement de la volonté de Dieu.

 

 

2° Une chose est juste dans la mesure où elle s’accorde à la loi. Or la loi ne semble pas être autre chose qu’une explication de la volonté du prince ; car « ce qui plaît au prince, a force de loi », comme dit le Légis­lateur. Puis donc que le prince de toutes choses est la volonté divine, il semble que d’elle seule dépende toute la notion de justice.

 

 

 

3° La justice politique qui a cours dans les affaires humaines reproduit la justice naturelle, qui consiste en ce que n’importe quelle réalité accomplit sa nature. Or chaque réalité prend part à l’ordre de sa nature à cause de la volonté divine ; saint Hilaire dit en effet au livre sur le Symbole que « la volonté de Dieu a donné une essence à toutes les créatures ». Toute justice dépend donc seulement de la volonté de Dieu.

 

 

 

4° Puisque la justice est une certaine rectitude, elle dépend de l’imitation de quelque règle. Or la règle de l’effet est sa cause normale. Puis donc que la plus puissante cause de toutes choses est la volonté divine, il semble qu’elle-même soit la règle première, d’après laquelle est jugé tout ce qui est juste.

 

5° La volonté de Dieu ne peut être que juste. Si donc la notion de justice dépendait d’autre chose que de la volonté divine, cela restreindrait et en quelque sorte lierait la volonté divine, ce qui est impossible.

 

 

6° Toute volonté qui est juste par une autre raison qu’elle-même, se comporte de telle façon que sa raison doit être recherchée. Or il ne faut pas chercher la cause de la volonté de Dieu, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. La notion de justice ne dépend donc de rien d’autre que de la volonté divine.

 

En sens contraire :

 

1) Les œuvres de justice se distinguent des œuvres de miséricorde. Or les œuvres de la divine miséricorde dépendent de sa volonté. Quelque chose d’autre que la seule volonté de Dieu est donc exigé pour la notion de justice.

 

2) Selon Anselme au livre sur la Vérité, la justice est la rectitude de la volonté. Or la rectitude de la volonté est autre que la volonté : en nous, réellement, puisque notre volonté peut être droite ou non ; en Dieu, au moins quant à la notion, ou du point de vue de notre manière de connaître. La notion de justice ne dépend donc pas seulement de la volonté divine.

 

Réponse :

 

Puisque la justice est une certaine rectitude, comme dit Anselme, ou une adéquation, selon le Philosophe, il est nécessaire que la notion de justice dépende en premier de ce en quoi l’on trouve en premier la notion de règle, d’après laquelle l’égalité et la rectitude de la justice sont établies dans les réalités. Or la volonté n’est pas une règle première, mais une règle guidée : en effet, elle est dirigée par la raison et l’intelligence, non seulement en nous, mais aussi en Dieu ; quoique, en nous, l’intelligence soit, dans la réalité, autre que la volonté, et par conséquent la volonté n’est pas identique à la rectitude de la volonté, au lieu qu’en Dieu, l’intelligence et la volonté sont identiques dans la réalité, d’où une identité entre la rectitude de la volonté et la volonté elle-même.

 

 

Voilà pourquoi le premier principe dont dépend la notion de toute justice est la sagesse de l’intelligence divine, qui a établi les réalités dans la proportion normalement due, à la fois entre elles, et relativement à leur cause ; et c’est en cette proportion que consiste la notion de justice créée. Mais dire que la justice dépend de la simple volonté, c’est dire que la volonté divine ne procède pas suivant l’ordre de la sagesse, ce qui est un blasphème.

 

Réponse aux objections :

 

1° Rien ne peut être juste s’il n’est voulu par Dieu ; cependant, ce qui est voulu par Dieu a une cause première de justice dans l’ordre de la sagesse divine.

 

 

2° Bien que la volonté du prince ait force de loi puisqu’elle contraint par le fait même qu’elle est volonté, cependant elle n’est justice que parce qu’elle est conduite par la raison.

 

 

3° Dieu opère dans les réalités naturelles de deux façons : d’abord en établissant les natures elles-mêmes ; ensuite en procurant à chaque réalité ce qui revient à sa nature.

 

Or la notion de justice requiert un dû, et donc, puisque l’établissement des créatures elles-mêmes n’est aucunement une chose due mais une chose volontaire, la première opération n’est pas une justice, mais dépend de la simple volonté divine ; sauf peut-être si l’on dit qu’elle est une justice à cause de la relation entre la réalité même qui est produite et la volonté : en effet, il est dû que tout ce que Dieu veut, advienne, par le fait même que Dieu le veut ; mais pour accomplir cette relation, la sagesse dirige comme une règle première.

 

Dans la seconde opération, la notion de dû se trouve non du côté de l’agent, puisque Dieu n’est débiteur envers personne, mais du côté de celui qui reçoit : en effet, il est dû à chaque réalité naturelle qu’elle ait ce que sa nature exige, tant dans les principes essentiels que dans les accidentels. Or ce dû dépend de la sagesse divine, en tant que la réalité naturelle doit être telle qu’elle imite sa propre idée qui est dans l’esprit divin ; et de cette façon, on trouve la sagesse divine elle-même comme la règle première de la justice naturelle.

 

Et dans toutes les opérations divines par lesquelles Dieu accorde à la créature quelque chose en plus de ce qui est dû à la nature, par exemple dans les dons des grâces, on trouve le même mode de justice que celui qui est assigné dans la première opération par laquelle il a établi les natures.

 

4° La volonté divine, du point de vue de notre manière de connaître, présuppose la sagesse, qui accomplit en premier la notion de règle.

 

5° En Dieu, l’intelligence et la volonté ne diffèrent pas réellement ; c’est pourquoi, de ce que l’intelligence dirige la volonté et la détermine à quelque chose, il ne suit pas que la volonté est restreinte par une autre chose, mais qu’elle est mue suivant sa nature, puisqu’il est naturel à cette volonté qu’elle agisse toujours selon l’ordre de la sagesse.

 

6° La volonté divine, du côté du sujet qui veut, ne peut avoir une cause qui soit autre que la volonté elle-même, et qui soit pour elle la raison du vouloir : car la volonté,

la sagesse et la bonté sont réellement

identiques en Dieu. Mais du côté de l’objet voulu, la volonté divine a une raison, qui est la raison de l’objet voulu, non du sujet qui veut, en tant que l’objet voulu lui-même est ordonné à quelque chose comme par un dû ou par convenance ; et cet ordre appartient assurément à la sagesse divine, qui est donc elle-même la racine première de la justice.

 

Et videtur quod sic.

 

Anselmus enim dicit in Monol. [Prosl., cap. 11] : id solum iustum est quod vis. Ergo iustitia dependet solum ex Dei voluntate.

 

Praeterea, secundum hoc aliquid est iustum quod concordat legi. Sed lex non videtur esse aliud quam explicatio voluntatis principis : quia quod principi placet, legis habet vigorem, ut dicit legislator [Digesta I, tit. 4, lege 1 ; Iustiniani, Inst. I, tit. 2, lege 6]. Cum igitur princeps rerum omnium sit divina voluntas, videtur quod ex ipsa sola dependeat omnis ratio iustitiae.

 

Praeterea, iustitia politica quae est in rebus humanis, exemplatur a iustitia naturali, quae consistit in hoc quod quaelibet res suam implet naturam. Sed unaquaeque res participat ordinem suae naturae propter divinam voluntatem : dicit enim Hilarius in libro de Symbolo [De synodis, n. 23], quod omnibus creaturis essentiam Dei voluntas attulit. Ergo omnis iustitia dependet solummodo ex Dei voluntate.

 

Praeterea, iustitia, cum sit rectitudo quaedam, dependet ex imitatione alicuius regulae. Regula autem effectus est debita causa eius. Cum igitur potissima omnium rerum causa sit divina voluntas, videtur quod ipsa sit prima regula, ex qua unumquodque iustum iudicetur.

 

Praeterea, voluntas Dei non potest esse nisi iusta. Si ergo ex aliquo alio dependeret ratio iustitiae quam ex divina voluntate, illud restringeret et quodammodo ligaret divinam voluntatem, quod est impossibile.

 

Praeterea, omnis voluntas quae est iusta aliqua alia ratione quam seipsa, ita se habet, quod eius ratio debet quaeri. Sed voluntatis Dei causa quaerenda non est, ut Augustinus dicit in libro LXXXIII Quaestionum [qu. 28]. Ergo ex nullo alio dependet ratio iustitiae nisi ex divina voluntate.

 

 

Sed contra. Opera iustitiae ab operibus misericordiae distinguuntur. Sed opera divinae misericordiae dependent ab eius voluntate. Ergo aliquid aliud exigitur ad rationem iustitiae quam sola Dei voluntas.

 

Praeterea, secundum Anselmum in libro de Veritate [cap. 12], iustitia est rectitudo voluntatis. Sed rectitudo voluntatis est aliud a voluntate : in nobis quidem secundum rem, cum voluntas nostra possit esse recta et non recta ; in Deo autem saltem ratione, sive secundum modum intelligendi. Ergo ratio iustitiae non dependet solum ex divina voluntate.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod cum iustitia rectitudo quaedam sit, ut dicit Anselmus [ut hic supra], vel adaequatio secundum philosophum [cf. Ethic. V, 4 (1131 a 9 sqq.)], oportet quod ex hoc primo dependeat ratio iustitiae, ubi primo invenitur ratio regulae, secundum quam aequalitas et rectitudo iustitiae constituitur in rebus. Voluntas autem non habet rationem primae regulae, sed est regula recta : dirigitur enim per rationem et intellectum, non solum in nobis, sed in Deo : quamvis in nobis sit aliud intellectus et voluntas secundum rem, et per hoc nec idem est voluntas et rectitudo voluntatis : in Deo autem est idem secundum rem intellectus et voluntas ; et

propter hoc est idem rectitudo voluntatis et ipsa voluntas.

Et ideo primum ex quo pendet ratio omnis iustitiae, est sapientia divini intellectus, quae res constituit in debita proportione et ad se invicem, et ad suam causam : in qua quidem proportione ratio iustitiae creatae consistit. Dicere autem quod ex simplici voluntate dependeat iustitia, est dicere quod divina voluntas non procedat secundum ordinem sapientiae, quod est blasphemum.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod nihil potest esse iustum nisi volitum a Deo ; tamen id quod est volitum a Deo, habet primam causam iustitiae ex ordine sapientiae divinae.

 

Ad secundum dicendum, quod voluntas principis licet habeat vim legis in cogendo, ex hoc ipso quod voluntas est, non tamen habet rationem iustitiae, nisi ex hoc quod ducitur ratione.

 

Ad tertium dicendum, quod Deus operatur in rebus naturalibus dupliciter : primo instituens ipsas naturas ; secundo providens unicuique rei id quod competit suae naturae.

Et quia ratio iustitiae debitum requirit, ideo, cum ipsas creaturas institui non sit aliquo modo debitum, sed voluntarium, prima operatio non habet rationem iustitiae, sed dependet ex simplici voluntate divina ; nisi forte dicatur iustitiae rationem habere propter ordinem ipsius rei factae ad voluntatem : debitum enim est fieri omne quod Deus vult, ex hoc ipso quod Deus illud vult. Sed ad hunc ordinem implendum sapientia dirigit quasi prima regula.

 

Sed in secunda operatione invenitur ratio debiti non ex parte agentis, cum Deus nulli sit debitor, sed ex parte recipientis : debitum enim est unicuique rei naturali ut habeat ea quae exigit sua natura, tam in essentialibus quam in accidentalibus. Hoc autem debitum ex divina sapientia dependet ; in quantum scilicet res naturalis debet esse talis quod imitetur propriam ideam quae est in mente divina : et per hunc modum invenitur ipsa divina sapientia prima regula iustitiae naturalis.

In omnibus autem divinis operationibus quibus Deus creaturae aliquid supra debitum naturae impendit, utpote in muneribus gratiarum, idem modus iustitiae invenitur qui in prima operatione est assignatus qua naturas instituit.

 

Ad quartum dicendum, quod voluntas divina secundum modum intelligendi praesupponit sapientiam, quae primo habet regulae rationem.

 

Ad quintum dicendum, quod cum in Deo intellectus et voluntas non differant secundum rem ; voluntas per hoc quod ab intellectu dirigitur, et ad aliquid definitur, non ab aliquo alio restringitur, sed movetur secundum suam naturam, cum naturale sit illi voluntati ut semper secundum ordinem sapientiae agat.

 

Ad sextum dicendum, quod voluntatis divinae ex parte volentis non potest esse aliqua causa quae sit aliud ab ipsa voluntate, existens ei ratio volendi : nam voluntas, sapientia et bonitas, secundum rem sunt idem in Deo. Sed ex parte voliti divina voluntas habet aliquam rationem, quae scilicet est ratio voliti, non volentis, secundum quod ipsum volitum ordinatur ex debito vel ex congruo ad aliquid : qui quidem ordo ad divinam sapientiam pertinet : unde ipsa est prima radix iustitiae.

 

 

 

 

 

 

 

Article 7 - SOMMES-NOUS TENUS DE CONFORMER NOTRE VOLONTÉ À LA VOLONTÉ DIVINE ?

(Septimo quaeritur utrum teneamur voluntatem nostram conformare voluntati divinae.)

 

 

Il semble que non.

 

1° À l’impossible, nul n’est tenu. Or il nous est impossible de conformer notre volonté à la volonté divine, puisque cette volonté nous est inconnue. Nous ne sommes donc pas tenus à la conformité susdite.

 

 

2° Quiconque ne fait pas ce à quoi il est tenu, pèche. Si donc nous sommes tenus de conformer notre volonté à la volonté divine, nous péchons en ne l’y conformant pas. Or quiconque pèche mortellement, ne confor­me pas sa volonté à la volonté divine en ce en quoi il pèche. Donc, par là même, il pèche. Or il pèche par quelque autre péché spécial, par exemple celui de voler ou de forniquer. Quiconque pèche commet donc deux péchés ; ce qui paraît absurde.

 

 

3° [Le répondant] disait que le précepte concernant la conformité de notre volonté à la volonté divine est affirmatif ; donc, bien qu’il oblige toujours, il n’oblige cependant pas [à s’y conformer positivement] à chaque instant ; et ainsi, il n’est pas nécessaire que notre volonté pèche chaque fois qu’elle n’est pas conformée. En sens contraire : bien que celui qui n’observe pas le précepte affirmatif ne pèche pas à tout moment où il ne l’observe pas, cependant il pèche toutes les fois qu’il fait le contraire ; comme quelqu’un pèche toutes les fois qu’il déshonore ses parents, quoiqu’il ne pèche pas toujours quand il ne les honore pas actuellement. Or celui qui pèche mortellement, agit au contraire de la conformité susdite. Il pèche donc par là même.

 

4° Quiconque n’observe pas ce à quoi il est tenu, est un transgresseur. Or, celui qui pèche véniellement ne conforme pas sa volonté à la volonté divine. Si donc il est tenu de l’y conformer, il sera transgresseur, et ainsi il péchera mortellement.

 

 

5° [Le répondant] disait qu’il n’est pas tenu de conformer sa volonté au moment où

il pèche véniellement, car les préceptes

affirmatifs n’obligent pas [à s’y conformer positivement] à tout moment. En sens contraire : quiconque n’observe pas un précepte affirmatif au lieu et au temps où il y est obligé, est jugé comme transgresseur. Or le temps de conformer notre volonté à la volonté divine ne semble pas pouvoir être déterminé autrement que comme celui où la volonté passe à l’acte. Donc, chaque fois que la volonté passe à l’acte, si elle n’est pas conformée à la volonté divine, il semble qu’il y ait péché ; et ainsi, quand on pèche véniellement, il semble qu’il y ait péché mortel.

 

6° À l’impossible, nul n’est tenu. Or les obs­tinés ne peuvent pas conformer leur volonté à la volonté divine. Ils ne sont donc pas tenus à cette conformité ; et ainsi, les autres non plus, sinon les obstinés en retireraient un avantage.

 

 

7° Puisque Dieu veut par charité tout ce qu’il veut – car il est lui-même charité –, si nous sommes tenus de conformer notre volonté à la volonté divine, alors nous sommes tenus d’avoir la charité. Or, celui qui n’a pas la charité ne peut l’obtenir que s’il s’y prépare diligemment. Celui qui n’a pas la charité est donc tenu de se préparer continuellement à avoir la charité. Et ainsi, à n’importe quel moment où il n’a pas la charité, il pèche, puisque cela vient d’un manque de préparation.

 

 

8° La forme de l’acte consiste surtout dans le mode de l’agir ; si donc nous sommes tenus à la conformité à la volonté divine, il est nécessaire que nous voulions quelque chose à la façon dont Dieu veut. Or, on peut imiter en quelque façon le mode de la volonté divine et par un amour naturel, et par un amour gratuit. Mais la conformité dont nous parlons ne peut être envisagée dans l’amour naturel, car c’est de cette façon que les infidèles et les pécheurs confor­ment leur volonté à la volonté divine, lorsque l’amour naturel du bien fleurit en eux. Semblablement, on ne peut l’envisager quant à l’amour gratuit, qui est la charité, car dans ce cas, nous serions tenus de vou­loir par charité tout ce que nous voulons ; ce qui est contre l’opinion d’un grand nombre, qui disent que le mode n’est pas objet de précepte. Il semble donc que nous ne soyons pas tenus de conformer notre volonté à la volonté divine.

 

9° « La volonté de Dieu est aussi distante de la volonté de l’homme, que Dieu est distant de l’homme », comme dit la Glose à propos de ce passage du psaume 32, v. 1 : « Aux hommes droits sied la louange. » Or Dieu est si distant de l’homme, que l’homme ne peut lui être conformé. En effet, puisque Dieu est infiniment distant de l’homme, l’homme ne peut avoir aucune proportion à Dieu. La volonté de l’homme ne pourra donc pas non plus être conformée à la volonté divine.

 

10° On appelle « conformes » les choses qui ont en commun une forme unique. Si donc notre volonté peut être conformée à la volonté divine, il est nécessaire qu’il y ait quelque forme unique qui soit commune aux deux volontés ; et dans ce cas, il y aurait quelque chose de plus simple que la volonté divine, ce qui est impossible.

 

11° La conformatio est une relation d’équivalence. Or, en de telles relations, les deux extrêmes se rapportent l’un à l’autre par la même relation ; par exemple, on dit que l’ami est un ami pour l’ami, et le frère un frère pour le frère. Si donc notre volonté peut être conformée à la volonté divine, de sorte que nous soyons tenus à cette confor­mité, la volonté divine pourra aussi être conformée à la nôtre ; ce qui semble aberrant.

 

12° Les choses qui sont objets de précepte, et auxquelles nous sommes tenus, sont celles que nous pouvons faire et ne pas faire. Or nous ne pouvons pas faire en sorte de ne pas conformer notre volonté à la volonté divine ; car, comme dit Anselme, de même qu’au-dedans d’un corps sphérique, plus on s’éloigne d’un côté de la circonférence, plus on s’approche de l’autre, de même, ce qui d’un côté s’écarte de la volonté de Dieu, accomplit d’un autre côté la volonté divine. Nous ne sommes donc pas tenus à la conformité susdite comme nous sommes tenus aux choses qui sont objets de précepte.

 

En sens contraire :

 

1) À propos de ce passage du psaume 32, v. 1 : « Aux hommes droits sied la louange » la Glose dit : « Les hommes droits sont ceux qui dirigent leur cœur suivant la volonté de Dieu. » Or n’importe qui est tenu d’être droit. N’importe qui est donc tenu à la conformité susdite.

 

 

2) Chaque chose doit être conformée à sa règle. Or la volonté divine est la règle de notre volonté, puisque la rectitude de la volonté se trouve en premier en Dieu. Notre volonté doit donc être conformée à la volonté divine.

 

Réponse :

 

N’importe qui est tenu de conformer sa volonté à la volonté divine. Et la raison de cela peut se déduire de ce que, en n’importe quel genre, il y a un unique premier, qui est la mesure de tout ce qui est dans ce genre, et en lequel la nature du genre se trouve très parfaitement : ainsi la nature de la couleur dans la blancheur, laquelle est appelée « mesure de toutes les couleurs » en ce sens que, pour chaque couleur, on sait combien elle prend part à la nature du genre en voyant combien elle s’approche ou s’éloigne de la blancheur, comme il est dit au dixième livre de la Métaphysique. Et de cette façon, Dieu lui-même est la mesure de tous les étants, comme on peut le déduire des paroles du Commentateur au même endroit. En effet, chaque chose a part à l’être pour autant qu’elle s’approche de lui par la ressemblance ; mais dans la mesure où elle en est trouvée dissemblable, elle s’approche du non-être. Et il est nécessaire de dire la même chose pour tout ce qui se trouve à la fois en Dieu et dans les créatures. Aussi son intelligence est-elle la mesure de toute connaissance, sa bonté la mesure de toute bonté, et, pour parler plus spécialement, sa bonne volonté la mesure de toute bonne volonté. Chaque volonté est donc bonne dès lors qu’elle est conformée à la volonté divine. Par conséquent, puisque n’importe qui est tenu d’avoir une bonne volonté, il est pareillement tenu d’avoir une volonté conforme à la volonté divine.

 

 

Mais il faut savoir que cette conformité peut être diversement envisagée. En effet, nous parlons ici de la volonté qui est un acte ; car la conformité entre Dieu et nous quant à la puissance de volonté est naturelle, et relève de l’image ; elle n’est donc pas objet de précepte. Mais l’acte de la volonté divine a la propriété non seulement d’être un acte de volonté, mais en même temps d’être la cause de tout ce qui est. L’acte de notre volonté peut donc être conformé à la volonté divine soit comme l’effet à la cause, soit comme la volonté à la volonté.

 

La conformité de l’effet à la cause se rencontre différemment dans les causes naturelles et dans les causes volontaires. Dans les causes naturelles, en effet, la conformité se prend de la ressemblance de nature, comme un homme engendre un homme, et le feu génère le feu ; mais dans les causes volontaires, on dit que l’effet est conformé à la cause parce que dans l’effet s’accomplit sa cause : ainsi le produit de l’art est-il rendu semblable à sa cause, non qu’il soit de même nature que l’art qui est dans l’esprit de l’artisan, mais parce que la forme de l’art est accomplie dans le produit de l’art. Et semblablement, l’effet de la volonté est conformé à la volonté lorsque ce qu’elle a disposé advient. Et ainsi, l’acte de notre volonté est conformé à la volonté divine dès lors que nous voulons ce que Dieu veut que nous voulions.

 

La conformité de volonté à volonté, au sens de l’acte, peut quant à elle s’envisager de deux façons : d’abord en la forme de l’espèce, pour ainsi dire, comme l’homme est semblable à l’homme ; ensuite en une forme surajoutée, comme le sage ressemble au sage. Et je dis qu’il y a assimilation en l’espèce, quand l’objet auquel l’acte doit son espèce est commun. Or il y a deux choses à considérer dans l’objet de la volonté. L’une qui est quasi matérielle : la réalité même qui est voulue ; l’autre qui est quasi formelle : la raison du vouloir, qui est la fin ; comme, dans l’objet de la vue, la couleur est quasi matérielle, et la lumière quasi formelle, car c’est par elle que la couleur est rendue visible en acte. Et ainsi, du côté de l’objet peuvent être trouvées deux conformités. L’une du côté de l’objet voulu, comme lorsque l’homme veut une chose que Dieu veut ; et c’est pour ainsi dire le point de vue de la cause matérielle, car l’objet est comme la matière de l’acte, et c’est pourquoi cette conformité est moindre que les autres. L’autre est du côté de la raison du vouloir, ou du côté de la fin, comme lorsqu’on veut quelque chose pour la même raison que Dieu ; et cette conformité a lieu du point de vue de la cause finale. Quant à la forme surajoutée à l’acte, elle est un mode qu’il tient de l’habitus qui élicite. Et ainsi, on dit que notre volonté est conforme à la volonté divine, lorsque nous voulons quelque chose par charité, comme Dieu ; et c’est, pour ainsi dire, le point de vue de la cause formelle.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° La volonté de Dieu ne peut nous être pleinement connue ; par conséquent, nous ne pouvons pas non plus conformer pleinement notre volonté à la sienne ; mais, dans la mesure de notre connaissance, nous pouvons conformer notre volonté et y sommes tenus.

 

2° L’homme ne commet pas deux péchés en un seul acte, puisque l’essence même du péché est l’acte ; cependant, il peut y avoir dans un acte unique deux difformités de péché, et cela quand s’ajoute à l’acte de quelque péché spécial une circonstance qui le fait passer à la difformité d’un autre péché ; par exemple, lorsque quelqu’un vole le bien d’autrui pour le dépenser avec des femmes publiques, l’acte de rapine reçoit la difformité de la luxure par la circonstance de but. Mais quand une chose relevant de la difformité se trouve dans l’acte d’un péché en plus de la difformité spéciale de ce péché, et que cette chose est commune à tout péché, le péché n’en est pas rendu double, et la difformité du péché non plus, attendu que de telles choses, qui se trouvent communément en tout péché, sont quasiment des principes essentiels du péché en tant que tel, et sont incluses dans la difformité de n’importe quel péché spécial, comme les principes du genre sont inclus dans la notion de l’espèce ; voilà pourquoi elles ne font pas nombre avec la difformité spéciale du péché : ainsi se détourner de Dieu, ne pas obéir à la loi divine, etc., et l’on doit compter parmi ces choses le manque de la conformité dont nous parlons. Il n’est donc pas nécessaire qu’un tel manque rende double le péché ou la difformité du péché.

 

 

 

3° Bien que celui qui fait quelque chose de contraire à la conformité, pèche par là même, cependant, comme cela est général, cela ne fait pas nombre avec le spécial.

 

 

4° Celui qui pèche véniellement, bien qu’il ne conforme pas actuellement sa volonté à la volonté divine, la conforme cependant habituellement ; et il n’est pas tenu de toujours passer à l’acte, mais de le faire en lieu et en temps voulus ; cependant, il est tenu de ne jamais faire le contraire. Et en péchant véniellement, il n’agit pas contre la conformité susdite, mais en dehors d’elle ; il ne s’ensuit donc pas qu’il pèche mortellement.

 

5° Le précepte concernant la conformité de la volonté n’oblige pas à tout moment où notre volonté passe à l’acte, mais au moment où l’on est tenu de penser à l’état de son salut ; par exemple, lorsqu’on est tenu de se confesser, ou de recevoir les sacrements, ou de faire quelque chose de ce genre.

 

6° Il y a deux façons d’être appelé obstiné. D’abord, au sens absolu du terme, c’est-à-dire lorsque l’on a une volonté irréversible, adhérant au mal. Ainsi sont obstinés ceux qui sont en enfer, mais ce n’est le cas de personne en cette vie. Or ceux qui sont en enfer sont encore tenus à la conformité dont il s’agit ; et bien qu’ils ne puissent y parvenir, ils ont cependant été eux-mêmes la cause de cette impuissance ; donc, en ne conformant pas leur volonté, ils pèchent, quoiqu’ils ne déméritent peut-être pas, n’étant pas voyageurs. Ensuite, on est appelé obstiné à un certain point de vue, quand on a une volonté adhérant au mal, non pas entièrement irréversible, mais difficilement réversible. Et c’est de cette façon que certains sont appelés obstinés en cette vie. Et de tels hommes peuvent conformer leur volonté à la volonté divine ; donc, non seulement ils pèchent en ne l’y conformant pas, mais encore ils déméritent.

 

 

 

7° N’importe qui est tenu, autant qu’il est en lui, d’avoir la charité ; et s’il ne fait pas ce qui est en lui, il pèche par un péché d’omission. Il n’est cependant pas nécessaire qu’à tout moment où il ne le fait pas, il pèche, mais seulement au moment où il était tenu de le faire ; par exemple, lorsque la nécessité était toute proche de faire quelque chose qui ne peut être fait sans la charité, comme de recevoir les sacrements.

 

 

8° Nous sommes tenus à quelque chose de deux façons. D’abord de telle façon que, si nous ne le faisons pas, nous encourons une peine, ce qui est proprement être tenu à quelque chose ; et ainsi, suivant l’opinion la plus commune, nous ne sommes pas tenus de faire quelque chose par charité, mais de faire quelque chose par amour naturel, car tout ce qui est fait sans avoir au moins cet amour, est mal fait. Et j’appelle amour naturel non seulement celui qui nous a été donné avec notre nature, et qui est commun à tous, comme le fait que tous recherchent la béatitude, mais aussi cet amour auquel on peut parvenir par les principes naturels, lequel se trouve dans les actes bons par leur genre [moral] et dans les vertus politiques. Ensuite, on dit que nous sommes tenus à quelque chose, parce que sans cela nous ne pouvons obtenir la fin qu’est la béatitude ; et ainsi, nous sommes tenus de faire quelque chose par charité, car sans elle rien ne peut être méritoire de la vie éternelle. Et de la sorte, on voit clairement comment le mode de charité est en quelque façon objet de précepte, et d’une autre façon non.

9° L’homme est conformé à Dieu, puisqu’il est fait à l’image et à la ressemblance de Dieu. Or, parce qu’il est infiniment distant de Dieu, il ne peut y avoir de proportion entre lui et Dieu, au sens de cette proportion qui se trouve proprement dans les quantités, et qui comprend une mesure déterminée de deux quantités comparées entre elles. Cependant, le nom de « proportion » ayant été affecté à la signification de n’importe quelle relation d’une chose à l’autre – par exemple, quand nous disons qu’il y a ici une ressemblance de proportions : le pilote est au navire ce que le prince est à la cité –, rien n’empêche de dire qu’il y a quelque proportion entre l’homme et Dieu, puisqu’il est avec lui en quelque relation, étant causé par lui, et soumis à lui. Ou bien l’on peut dire que, bien qu’il ne puisse y avoir entre le fini et l’infini une proportion au sens propre, il peut cependant y avoir une proportionnalité, qui est la ressemblance de deux proportions : en effet, nous disons que 4 est proportionné à 2 parce que c’en est le double, mais que 6 est proportionnable à 4 parce que 4 est à 2 ce que 6 est à 3. Semblablement, bien que le fini et l’infini ne puissent être proportionnés, ils peuvent cependant être proportionnables, car le fini est égal au fini comme l’infini est égal à l’infini. Et c’est de cette façon qu’il y a ressemblance entre la créature et Dieu : parce que la créature se rapporte à ce qui lui est propre comme Dieu se rapporte aux choses qui lui conviennent.10° On ne dit pas que la créature est conformée à Dieu comme s’il participait la même forme qu’elle, mais parce que Dieu est substantiellement la forme elle-même, que la créature participe par une certaine imitation ; comme si le feu était semblable à la chaleur qui existerait par elle-même, séparée.

 

11° Bien que la ressemblance et la conformité soient des relations d’équivalence, cependant chaque extrême n’est pas toujours nommé relativement à l’autre ; mais c’est le cas seulement lorsque la forme de laquelle se prend la ressemblance ou la conformité existe sous le même rapport dans les deux extrêmes, comme la blancheur en deux hommes, parce que l’on peut dire convenablement des deux qu’ils ont la forme de l’autre ; ce qui est signifié lorsque l’un est appelé semblable à l’autre. Mais lorsque la forme est en l’un principalement et en l’autre comme secondairement, la réciprocité de la ressemblance n’est pas admise ; par exemple, nous disons que la statue d’Hercule ressemble à Hercule, mais non l’inverse ; en effet, on ne peut pas dire qu’Hercule ait la forme de la statue, mais seulement que la statue a la forme d’Hercule. Et de cette façon, l’on dit que les créatures sont semblables et conformes à Dieu, mais non l’inverse. Quant à la conformatio, étant un mouvement vers la conformité, elle n’implique pas de relation d’équivalence, mais présuppose une chose vers la conformité de laquelle l’autre soit mue ; les suivants sont donc conformés aux premiers, mais non l’inverse.

 

 

 

12° La parole d’Anselme ne doit pas être entendue en ce sens que l’homme ferait toujours la volonté divine autant qu’il est en lui, mais en ce sens que la volonté divine s’accomplit toujours à son sujet, qu’il le veuille ou non.

 

Et videtur quod non.

 

Nullus enim tenetur ad impossibile. Sed impossibile est nobis nostram voluntatem conformare divinae, cum divina voluntas sit nobis ignota. Ergo non tenemur ad conformitatem praedictam.

 

Praeterea, quicumque non facit hoc ad quod tenetur, peccat. Si ergo tene­mur ad conformandam voluntatem nostram divinae, non conformando ipsam peccamus. Sed quicumque peccat mortaliter, in hoc in quo peccat, non conformat suam voluntatem divinae. Ergo ex hoc ipso peccat. Peccat autem aliquo alio speciali peccato, utpote quod furatur vel fornicatur. Ergo quicumque peccat duo pecca­ta committit ; quod videtur esse absurdum.

Sed dicebat quod praeceptum de conformitate voluntatis nostrae ad divinam, cum sit affirmativum, quamvis semper obliget, non tamen obligat ad semper ; et sic non oportet quod quandocumque non conformatur, peccet. – Sed contra : quamvis aliquis non servans praeceptum affirmativum non peccet in quolibet instanti quo non servat, peccat tamen quandocumque contrarium agit ; sicut peccat aliquis quandocumque inhonorat parentes, licet non semper peccet quando non actu honorat. Sed ille qui peccat mortaliter, agit contrarium conformitati praedictae. Ergo ex hoc ipso peccat.

 

 

Praeterea, quicumque non servat hoc ad quod tenetur, est transgressor. Sed ille qui peccat venialiter, non conformat voluntatem suam voluntati divinae. Si ergo ad conformandum tenetur, erit transgressor, et ita peccabit mortaliter.

 

Sed dicebat quod non tenetur pro illo instanti conformare quo venialiter peccat, quia praecepta affirmativa non obligant ad semper. – Sed contra : quicumque non servat praeceptum affirmativum loco et tempore pro quo obligatur transgressor iudicatur. Sed tempus conformandi voluntatem nostram voluntati divinae non videtur posse aliud determinari nisi hoc quod voluntas exit in actum. Ergo quandocumque voluntas in actum exit, nisi conformetur divinae voluntati, videtur esse peccatum ; et ita quando aliquis venialiter peccat, videtur esse peccatum mortale.

 

 

Praeterea, nullus ad impossibile tenetur. Sed obstinati non possunt suam voluntatem conformare divinae. Ergo ad hanc conformitatem non tenentur ; ita nec alii ; alias obstinati de sua obstinatione commodum reportarent.

 

Praeterea, cum Deus quidquid vult, ex caritate velit, ipse enim est caritas ; si tenemur nostram voluntatem conformare divinae, tenemur caritatem habere. Sed non habens caritatem, non potest eam consequi, nisi ad eam se praeparet diligenter. Ergo non habens caritatem, tenetur se continue ad habendam caritatem praeparare. Et ita in quolibet instanti quo non habet caritatem, peccat, cum hoc ex defectu praeparationis proveniat.

 

Praeterea, cum forma actus praecipue in modo agendi consistat ; si ad conformitatem divinae voluntatis tenemur, oportet ut eodem modo aliquid velimus quo Deus vult. Modum autem divinae voluntatis potest aliquis aliqualiter imitari et dilectione naturali et dilectione gratuita. Non autem potest secundum dilectionem naturalem attendi conformitas de qua loquimur : quia hoc modo conformant voluntatem suam divinae infideles et peccatores, dum in eis naturalis dilectio boni viget. Similiter non potest attendi quantum ad dilectionem gratuitam, quae est caritas : sic enim teneremur velle quidquid volumus, ex caritate ; quod est contra opinionem multorum, qui dicunt, quod modus non cadit in praecepto. Ergo videtur quod non teneamur ad conformandum nostram voluntatem divinae.

Praeterea, quantum distat Deus ab homine, tanto voluntas Dei ab hominis voluntate, ut dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 325 D] super illud Ps. XXXII, 1 : rectos decet collaudatio. Sed Deus tantum distat ab homine, quod homo non potest ei conformari. Cum enim homo a Deo in infinitum distet, nulla potest esse ipsius ad Deum proportio. Ergo nec voluntas hominis divinae voluntati conformari poterit.

 

Praeterea, illa dicuntur esse conformia quae in aliqua una forma conveniunt. Si ergo voluntas nostra divinae conformari potest, oportet quod sit aliqua una forma in qua utraque voluntas conveniat ; et sic esset aliquid simplicius divina voluntate, quod est impossibile.

 

Praeterea, conformatio est relatio aequiparantiae. Sed in talibus relationibus utrumque extremorum ad alterum refertur eadem relatione ; sicut dicitur amicus amico amicus, et frater fratri frater. Si ergo voluntas nostra potest conformari divinae, ut sic ad conformitatem praedictam teneamur, et voluntas divina nostrae poterit conformari ; quod videtur inconveniens.

 

Praeterea, illa cadunt in praecepto et ad ea tenemur, quae possumus facere et non facere. Sed non possumus facere quin nostram voluntatem conformemus divinae ; quia, sicut dicit Anselmus [cf. Cur Deus homo I, 15], sicut quod est intra corpus sphaericum, quo magis ab una parte circumferentiae se elongat, eo magis ad alteram appropinquat, ita, quod ex una parte a Dei voluntate discedit, ex alia parte divinam voluntatem implet. Ergo non tenemur ad conformitatem praedictam, sicut tenemur ad ea quae cadunt sub praecepto.

 

 

Sed contra. Est quod super illud Psal. XXXII, 1 : rectos decet collaudatio, dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 325 D] : recti sunt qui dirigunt cor suum secundum voluntatem Dei. Sed quilibet tenetur esse rectus. Ergo quilibet tenetur ad conformitatem praedictam.

 

Praeterea, unumquodque debet suae regulae conformari. Sed voluntas divina nostrae voluntatis est regula, cum in Deo primo rectitudo voluntatis inveniatur. Ergo voluntas nostra debet divinae voluntati conformari.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod quilibet tenetur suam voluntatem conformare divinae. Cuius ratio ex hoc accipi potest : quod in quolibet genere est unum primum, quod est mensura omnium quae sunt in illo genere, in quo perfectissime natura generis invenitur : sicut natura coloris in albedine, quae pro tanto mensura omnium colorum dicitur, quia de unoquoque colore cognoscitur quan­tum participet de natura generis ex propinquitate ad albedinem, vel ex remotione ab ipsa, ut dicitur in X Metaph. [l. 3 (1053 b 28)]. Et per hunc modum ipse Deus est mensura omnium entium, ut ex verbis Commentatoris ibidem [Metaph. X, comm. 7] haberi potest. Tantum enim unumquodque habet de esse, quantum ei per similitudinem appropinquat ; secundum vero quod ei dissimile invenitur, ad non esse accedit. Et sic de omnibus quae in Deo et creaturis pariter inveniuntur, dici oportet. Unde et intellectus eius omnis cognitionis est mensura, et bonitas omnis bonitatis, et, ut specialius loquar, bona voluntas omnis bonae voluntatis. Ex hoc ergo unaquaeque voluntas bona est quod divinae voluntati conformatur. Unde, cum quilibet teneatur ad habendam bonam voluntatem, tenetur pariter ad habendam voluntatem divinae voluntati conformem.

Sed sciendum, quod ista conformitas multipliciter attendi potest. Loquimur enim hic de voluntate quae est actus : conformitas enim nostri ad Deum secundum potentiam voluntatis est naturalis, ad imaginem pertinens ; unde sub praecepto non cadit. Actus vero divinae voluntatis non solum hoc habet quod sit voluntatis actus, sed simul habet quod sit causa omnium quae sunt. Actus ergo nostrae voluntatis divinae voluntati conformari potest vel sicut effectus causae, vel sicut voluntas voluntati.

Conformitas autem effectus ad causam aliter invenitur in naturalibus et in voluntariis causis. In naturalibus enim causis attenditur conformitas secundum similitudinem naturae, sicut quod homo generat hominem, et ignis ignem ; sed in voluntariis dicitur effectus causae conformari ex hoc quod in effectu impletur sua causa : sicut artificiatum assimilatur suae causae, non quod sit eiusdem naturae cum arte quae est in mente artificis, sed quia forma artis in

artificiato impletur. Et similiter conformatur voluntati effectus eius,

quando hoc fit quod voluntas disposuit. Et ita ex hoc actus nostrae voluntatis divinae voluntati conformatur, quod volumus id quod Deus vult nos velle.

 

Voluntatis vero ad voluntatem secundum actum conformitas potest attendi dupliciter : uno modo quasi secundum formam speciei, ut homo similatur homini ; alio modo secundum formam superinductam, sicut sapiens sapienti similatur : et dico assimilari secundum speciem, quando est convenientia in obiecto, a quo actus speciem trahit. Sed in obiecto voluntatis duo sunt consideranda : unum quod est quasi materiale, scilicet ipsa res volita ; aliud quod est quasi formale, scilicet ratio volendi, quae est finis : sicut in obiecto visus color est quasi materiale, lux vero quasi formale, quia per eam efficitur color visibilis in actu. Et sic ex parte obiecti duplex conformitas inveniri potest. Una ex parte voliti, ut quando homo vult aliquid quod Deus vult ; et hoc est quasi secundum causam materialem : obiectum enim est quasi materia actus. Unde est minima inter alias. Alia ex parte rationis volendi, sive ex parte finis, ut cum aliquis propter hoc vult aliquid propter quod Deus : et haec conformitas est secundum causam finalem. Forma vero superveniens actui est modus quem consequitur ex habitu eliciente. Et sic voluntas nostra dicitur conformis esse divinae, quando aliquis vult aliquid ex caritate sicut Deus ; et hoc est quasi secundum causam formalem.

Ad primum ergo dicendum, quod voluntas Dei plenarie nobis nota esse non potest : unde nec plenarie voluntatem nostram eius voluntati possumus conformare ; sed secundum quod cognoscimus, conformare possumus et tenemur.

 

Ad secundum dicendum, quod uno actu homo non committit duo peccata, cum ipsa essentia peccati sit actus ; sed tamen in uno actu possunt esse duae peccati deformitates : et hoc quando actui alicuius peccati specialis supervenit aliqua circumstantia, quae transfert eum in alterius peccati deformitatem ; ut cum quis aliena rapit ut in meretrices expendat, actus rapinae accipit deformitatem luxuriae ex circumstantia propter quid. Quando vero aliquid ad deformitatem pertinens invenitur in actu alicuius peccati, praeter specialem deformitatem illius peccati, quod quidem sit omni peccato commune, per hoc nec peccatum geminatur, neque peccati deformitas ; eo quod huiusmodi quae communiter in omnibus peccatis inveniuntur, sunt quasi principia essentialia peccati in quantum est peccatum, et includuntur in deformitate cuiuslibet specialis peccati, sicut principia generis in ratione speciei ; et ideo non ponunt in numerum contra specialem deformitatem peccati : sicut hoc quod est averti a Deo, non obedire divinae legi, et huiusmodi, inter quae computari debet defectus conformitatis de qua loquimur. Unde non oportet quod talis defectus peccatum geminet vel peccati deformitatem.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis faciens contrarium conformitati ex hoc ipso peccet, tamen ex hoc quod est generale, non ponit in numerum contra speciale.

 

Ad quartum dicendum, quod ille qui peccat venialiter, quamvis non conformet actu suam voluntatem divinae, conformat tamen habitu : nec tenetur ut semper in actum exeat, sed pro loco et tempore ; tenetur tamen ut nunquam contrarium agat. Peccans autem venialiter non agit contra conformitatem praedictam, sed praeter eam ; unde non sequitur quod peccet mortaliter.

 

Ad quintum dicendum, quod non pro omni tempore quo voluntas nostra in actum exit, obligat praeceptum de conformitate voluntatis ; sed pro illo tempore quo quis tenetur de statu suae salutis cogitare ; sicut quando tenetur confiteri, vel sacramenta accipere, vel aliquid huiusmodi facere.

 

Ad sextum dicendum, quod aliquis dicitur obstinatus dupliciter. Uno modo simpliciter ; quando scilicet habet voluntatem irreversibilem, malo adhaerentem. Et sic sunt obstinati illi qui sunt in Inferno, non autem aliquis in hac vita existens. Illi autem qui sunt in Inferno, adhuc tenentur ad conformitatem de qua agimus ; ad quam quamvis pervenire non possint, ipsi tamen huius impotentiae sibi causa extiterunt : unde non conformando peccant, quamvis forte non demerentur, eo quod non sunt viatores. Alio modo dicitur aliquis obstinatus secundum quid, quando habet voluntatem adhaerentem malo, non quidem omnino irreversibilem, sed per difficultatem. Per quem modum aliqui dicuntur obstinati in hac vita. Et tales possunt voluntatem suam conformare divinae : unde non solum peccant non conformando, sed etiam demerentur.

 

Ad septimum dicendum, quod quilibet tenetur, quantum in se est, ad caritatem habendam ; et si non facit quod in se est, peccat peccato omissionis. Non tamen oportet quod in quolibet instanti in quo non facit, peccet, sed tunc tantum quando facere tenebatur ; utpote cum ei necessitas imminebat aliquid faciendi quod sine caritate fieri non potest, ut sacramenta accipere.

 

Ad octavum dicendum, quod dupliciter ad aliquid tenemur. Uno modo sic quod si non faciamus, poenam incurremus, quod est proprie ad aliquid teneri ; et sic, secundum communiorem opinionem, non tenemur ad faciendum aliquid ex caritate, sed ad faciendum aliquid ex dilectione naturali, sine qua ad minus quidquid fit, male fit. Et dico dilectionem naturalem non solum illam quae est nobis naturaliter indita, et est omnibus communis, ut quod omnes beatitudinem appetunt ; sed illam ad quam aliquis per principia naturalia pervenire potest, quae invenitur in bonis ex genere, et in virtutibus politicis. Alio modo dicimur ad aliquid teneri, quia sine hoc non possumus finem beatitudinis consequi ; et sic tenemur ut aliquid ex caritate faciamus, sine qua nihil potest esse aeternae vitae meritorium. Et sic patet quomodo modus caritatis aliquo modo cadit sub praecepto, et aliquo modo non.

 

Ad nonum dicendum, quod homo conformatur Deo, cum sit ad imaginem et similitudinem Dei factus. Quamvis autem propter hoc quod a Deo in infinitum distat, non possit esse ipsius ad Deum proportio, secundum quod proportio proprie in quantitatibus invenitur, comprehendens duarum quantitatum ad invicem comparatarum certam men­suram ; secundum tamen quod nomen proportionis translatum est ad

quamlibet habitudinem significandam unius rei ad rem aliam, utpote cum dicimus hic esse proportionum similitudinem, sicut se habet princeps ad civitatem ita gubernator ad navim, nihil prohibet dicere aliquam proportionem hominis ad Deum, cum in aliqua habitudine ipsum ad se habeat, utpote ab eo effectus, et ei subiectus. Vel potest dici, quod finiti ad infinitum quamvis non possit esse proportio proprie accepta, tamen potest esse proportionalitas, quae est duarum proportionum similitudo : dicimus enim quatuor esse proportionata duobus, quia sunt eorum dupla ; sex vero esse quatuor proportionabilia, quia sicut se habeat sex ad tria, ita quatuor ad duo. Similiter finitum et infinitum, quamvis non possint esse proportionata, possunt tamen esse proportionabilia ; quia sicut infinitum est aequale infinito, ita finitum finito. Et per hunc modum est similitudo inter creaturam et Deum, quia sicut se habet ad ea quae ei competunt, ita creatura ad sua propria.

 

Ad decimum dicendum, quod creatura non dicitur conformari Deo quasi participanti eamdem formam quam ipsa participat, sed quia Deus est substantialiter ipsa forma, cuius cre­atura per quamdam imitationem est participativa ; sicut si ignis similaretur calori per se separato existenti.

 

Ad undecimum dicendum, quod similitudo et conformitas, quamvis sint relationes aequiparantiae, non tamen semper utrumque extremorum denominatur in respectu ad alterum ; sed tunc tantum quando forma secundum quam attenditur similitudo vel conformitas, eadem ratione in utroque extremorum existit, sicut albedo in duobus hominibus, eo quod uterque convenienter potest dici alterius formam habere ; quod significatur cum aliquid simile alteri dicitur. Sed quando forma est in uno principaliter, in altero vero quasi secundario, non recipitur similitudinis reciprocatio ; sicut dicimus statuam Herculis similem Herculi, sed non e converso ; non enim potest dici quod Hercules habeat formam statuae, sed solum quod statua habeat Herculis formam. Et per hunc modum creaturae dicuntur esse Deo similes et conformes, non tamen e contra. Sed conformatio, cum sit motus ad conformitatem, non importat aequiparantiae relationem, sed praesupponit aliquid ad cuius conformitatem alterum moveatur ; unde posteriora prioribus conformantur, sed non e converso.

 

Ad duodecimum dicendum, quod verbum Anselmi est intelligendum non pro tanto quod homo semper faciat divinam voluntatem quantum in ipso est ; sed quia divina voluntas semper de eo impletur, vel eo volente, vel eo nolente.

 

 

 

Article 8 - SOMMES-NOUS TENUS DE CONFORMER NOTRE VOLONTÉ À LA VOLONTÉ DIVINE DANS L’OBJET VOULU, C’EST-À-DIRE EN SORTE QUE NOUS SOYONS TENUS DE VOULOIR CE QUE NOUS SAVONS QUE DIEU VEUT ?

(Octavo quaeritur utrum teneamur conformare voluntatem nostram voluntati divinae

in volito, ut scilicet teneamur velle hoc quod scimus Deum velle.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Saint Paul désirait « être dégagé des liens du corps et être avec le Christ », comme il est dit en Philipp. 1, 23. Mais Dieu ne voulait pas cela, et c’est pourquoi il est écrit au même endroit : « Je sais que je resterai à cause de vous. » Si donc nous sommes tenus de vouloir ce que Dieu veut, alors saint Paul, en désirant être dégagé des liens du corps et être avec le Christ, péchait ; ce qui est absurde.

 

2° Ce que Dieu sait, il peut le révéler à autrui. Or Dieu sait qu’un tel est réprouvé. Il peut donc révéler à quelqu’un sa réprobation. Si donc l’on affirme qu’il la révèle à un homme, il s’ensuit que cet homme est tenu de vouloir sa damnation, si nous sommes tenus de vouloir ce que nous savons que Dieu veut. Mais vouloir sa damnation est contraire à la charité, par laquelle n’importe qui s’aime pour la vie éternelle. Quelqu’un serait donc tenu de vouloir contre la charité ; ce qui est aberrant.

 

 

3° Nous sommes tenus d’obéir au supérieur comme à Dieu, puisque nous lui obéissons à la place de Dieu. Or l’inférieur n’est pas tenu de faire ou de vouloir tout ce qu’il sait que le supérieur veut, même s’il sait que le supérieur veut qu’il le fasse, à moins qu’il ne le lui prescrive expressément. Nous ne sommes donc pas tenus de vouloir tout ce que Dieu sait, ou tout ce que Dieu veut que nous voulions.

 

4° Tout ce qui est louable et honnête, se trouve dans le Christ très parfaitement et sans aucun mélange avec le contraire. Or le Christ a voulu en quelque sorte le contraire de ce qu’il savait que Dieu voulait ; en effet, il a eu quelque volonté de ne pas souffrir, comme le montre la prière qui fut la sienne en Mt 26, 39 : « Mon Père, s’il est possible, que ce calice passe loin de moi ! », alors que Dieu voulait qu’il souffrît. Vouloir tout ce que Dieu veut n’est donc pas louable, et nous ne sommes pas tenus à cela.

 

5° Saint Augustin dit au livre de la Cité de Dieu : « La tristesse porte sur ce qui nous arrive contre notre gré. » Or la bienheureuse Vierge éprouva de la douleur de la mort de son Fils, douleur signifiée par les paroles de Siméon qui dit en Lc 2, 35 : « Vous-même, un glaive transpercera votre âme. » La bienheureuse Vierge ne voulait donc pas que le Christ souffrît, mais Dieu le voulait. Si donc nous sommes tenus de vouloir ce que Dieu veut, la bienheureuse Vierge a péché en cela, ce qui est aberrant. Et ainsi, il semble que nous ne soyons pas tenus de conformer notre volonté à la volonté divine dans l’objet voulu.

 

En sens contraire :

 

1) À propos du psaume 100, v. 4 : « Le cœur faux ne m’est pas attaché », la Glose dit : « Il a un cœur tortu, celui qui ne veut pas tout ce que Dieu veut. » Or n’importe qui est tenu d’éviter la tortuosité du cœur. N’importe qui est donc tenu de vouloir ce que Dieu veut.

 

 

2) Selon Cicéron, « l’amitié est la communauté des aspirations et des haines ». Or n’importe qui est tenu d’avoir de l’amitié pour Dieu. N’importe qui est donc tenu de vouloir ce que Dieu veut et de ne pas vouloir ce qu’il ne veut pas.

 

 

3) Si nous devons conformer notre volonté à la volonté divine, c’est parce que la volonté de Dieu est la règle de la nôtre, comme dit la Glose à propos du psaume 32, v. 1 : « Aux hommes droits sied la lou­ange. » Or l’objet voulu de Dieu est la règle de tout autre objet voulu, puisqu’il est le premier objet voulu, et qu’en n’importe quel genre le premier est la mesure des choses qui viennent après, comme il est dit au dixième livre de la Métaphysique. Nous sommes donc tenus de conformer les objets voulus de nous à l’objet voulu de Dieu.

 

4) Le péché consiste surtout dans la perversité de l’élection. Or l’élection est perverse quand le moins bon est préféré au meilleur. Or, c’est ce que fait quiconque ne veut pas ce que Dieu veut, puisqu’il est avéré que ce que Dieu veut est le meilleur. Donc, quiconque ne veut pas ce que Dieu veut, pèche.

 

 

5) Selon le Philosophe, le vertueux est règle et mesure en tous les actes humains. Or le Christ est suprêmement vertueux. C’est donc surtout au Christ que nous devons nous conformer comme à une règle et à une mesure. Or le Christ conformait sa volonté à la volonté divine quant aux objets voulus, ce que font tous les bienheureux. Nous sommes donc tenus, nous aussi, de confor­mer notre volonté à la volonté divine quant aux objets voulus.

 

 

Réponse :

 

D’une certaine façon, nous sommes tenus de conformer notre volonté à la volonté divine dans l’objet voulu, mais d’une autre façon non.

 

Comme on l’a dit, en effet, nous sommes tenus de conformer notre volonté à la volonté divine en tant que la bonté de la volonté divine est la règle et la mesure de toute bonne volonté. Or, puisque le bien dépend de la fin, la volonté est appelée bonne relativement à la raison du vouloir, qui est la fin. Or le rapport de la volonté à l’objet voulu ne fait pas, dans l’absolu, que l’acte de la volonté soit bon, puisque l’objet même qui est voulu se rapporte quasi matériellement à la raison du vouloir, qui est la fin droite : en effet, un seul et même objet que l’on veut peut être bien ou mal recherché, selon qu’il est ordonné à diverses fins ; et inversement, on peut vouloir convenablement des objets qui sont différents et contraires, en rapportant l’un et l’autre à une fin droite. Donc, bien que la volonté de Dieu ne puisse être que bonne, et qu’il veuille convenablement tout ce qu’il veut, cependant la bonté dans l’acte même de la volonté divine se prend de la raison du vouloir, c’est-à-dire de la fin à laquelle il ordonne tout ce qu’il veut, laquelle est sa bonté. Voilà pourquoi nous sommes tenus d’être conformés à la volonté divine dans la fin purement et simplement ; et dans l’objet voulu, seulement dans la mesure où cet objet voulu est considéré en relation à la fin. Et assurément, cette relation doit toujours nous plaire, quoique ce même objet puisse à juste titre nous déplaire suivant quelque autre considération, par exemple en tant qu’il peut être ordonné à une fin contraire. Et de là vient que la volonté humaine se trouve conformée à la volonté divine dans l’objet voulu en fonction de son rapport à la fin de la volonté divine.

En effet, les bienheureux, qui sont dans une continuelle contemplation de la bonté divine et règlent par elle toutes leurs affections, connaissant pleinement la relation à cette bonté de chacune des choses qu’ils doivent désirer, ont leur volonté conformée à la volonté divine en n’importe quel objet voulu de celle-ci : en effet, tout ce qu’ils savent que Dieu veut, ils le veulent dans l’absolu, et sans aucun mouvement contraire. Mais les pécheurs, qui se sont détournés de la volonté de la divine bonté, sont la plupart du temps en désaccord avec les choses que Dieu veut, les improuvant et n’y donnant aucun assentiment de la raison. Quant aux voyageurs justes, dont la volonté adhère à la divine bonté – et cependant ils ne la contemplent pas assez parfaitement pour percevoir clairement toute la relation à la divine bonté des choses qu’ils doivent vouloir –, ils sont conformés à la volonté divine quant à ces objets voulus dont ils perçoivent la raison, quoiqu’il y ait en eux quelque affection contraire, affection louable toutefois à cause d’une autre relation considérée dans ces objets. Cependant, ils ne suivent pas obstinément cette affection, mais la subordonnent à la volonté divine, puisqu’il leur plaît que l’ordre de la volonté divine soit accompli en toutes choses ; comme celui qui, dans l’affection de sa piété filiale, veut que son père vive, quand Dieu veut qu’il meure : s’il est juste, il subordonne à la volonté divine cette volonté qui lui est propre, afin de souffrir avec résignation si la volonté de Dieu s’accomplit contrairement à la sienne propre.

 

Réponse aux objections :

 

1° Saint Paul désirait être dégagé des liens du corps et être avec le Christ, comme un bien en soi ; néanmoins le contraire lui plaisait, eu égard au fruit que Dieu voulait qu’il advînt par sa vie ; et c’est pourquoi il disait : « mais il est nécessaire que je demeure dans la chair à cause de vous ».

 

 

2° Bien que, de puissance absolue, Dieu puisse révéler à quelqu’un sa damnation, cependant cela ne peut se faire de puissance ordinaire, car une telle révélation le contraindrait à désespérer. Et si une telle révélation était faite à quelqu’un, elle devrait être comprise non pas à la façon d’une prophétie de prédestination ou de prescience, mais à la façon d’une prophétie de menace, dont la signification suppose un certain état des mérites. Mais, supposé qu’il faille la comprendre comme une prophétie de prescience, celui à qui une telle révélation serait faite ne serait pas encore tenu de vouloir sa damnation dans l’absolu, mais selon l’ordre de la justice, par lequel Dieu veut damner ceux qui persistent dans le péché. Car Dieu, de son côté, ne veut pas damner quelqu’un, mais il le veut d’après ce qui vient de nous, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit. Vouloir sa propre damnation dans l’absolu ne serait donc pas conformer sa volonté à la volonté divine, mais à la volonté pécheresse.

 

 

3° Ce n’est pas la volonté du supérieur qui est la règle de notre volonté, comme l’est la volonté divine, mais ce qu’il prescrit ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

 

4° La Passion du Christ pouvait être considérée de deux façons : d’abord en soi, c’est-à-dire en tant qu’elle était une certaine affliction d’un innocent ; ensuite, relativement au fruit auquel Dieu l’ordonnait ; et ainsi, elle était voulue de Dieu, mais non de la première façon. La volonté du Christ qui pouvait considérer cet ordre, c’est-à-dire

la volonté de raison, voulait donc cette

Passion, tout comme Dieu ; mais la volonté de sensualité, dont le propre est de ne pas confronter, mais de se porter dans l’absolu vers quelque chose, ne voulait pas cette Passion. Et en cela aussi, d’une certaine façon, elle était conformée à Dieu dans l’objet voulu, car Dieu n’aurait pas voulu, lui non plus, la Passion du Christ considérée seulement en elle-même.

 

 

5° La volonté de la bienheureuse Vierge n’admettait pas la Passion du Christ considérée en soi ; cependant, elle voulait le fruit de salut qui s’ensuivait de la Passion du Christ, et ainsi, elle était conformée à la volonté divine quant à ce qu’elle voulait.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Les paroles de la Glose doivent se comprendre des objets voulus par la volonté divine en tant qu’ils se tiennent en relation à la fin, et non dans l’absolu.

 

 

2) L’amitié consiste dans la concorde des volontés plutôt quant à la fin que quant aux objets voulus eux-mêmes. En effet, le médecin qui, par désir de voir guéri un patient fiévreux, lui défendrait le vin, serait plus son ami que s’il acquiesçait au désir de ce malade de boire du vin au péril de sa santé.

 

 

 

3) Comme on l’a déjà dit, le premier objet voulu par Dieu, et qui est la mesure et la règle de tous les autres objets voulus, est la fin de sa volonté, c’est-à-dire sa bonté ; et il ne veut toutes les autres choses qu’à cause de cette fin ; voilà pourquoi, lorsque notre volonté est conformée à la volonté divine dans la fin, tous les objets voulus de nous sont réglés sur le premier objet voulu.

 

 

 

4) L’élection inclut en soi et le jugement de la raison, et l’appétit. Si donc quelqu’un préfère par un jugement ce qui est moins bon à ce qui est meilleur, il y aura perversité de l’élection ; mais non s’il le préfère dans l’appétit ; en effet, l’homme n’est pas tenu de poursuivre toujours les meilleures choses dans son action, à moins qu’elles ne soient telles que l’on y est obligé par un précepte ; car autrement, n’importe qui serait tenu de suivre les conseils de perfection, dont il est établi qu’ils sont meilleurs.

 

5) Il est certaines choses en lesquelles nous pouvons admirer le Christ, non l’imiter, comme celles qui relèvent de sa divinité, et de la béatitude qu’il eut, étant encore voyageur ; parmi elles était le fait que le Christ, même quant aux objets voulus, conformait sa volonté de raison à la volonté divine.

 

Et videtur quod non.

 

Paulus enim cupiebat dissolvi, et esse cum Christo, ut dicitur Philipp. I, 23. Hoc autem Deus non volebat ; unde ibidem subditur : scio quod manebo propter vos. Si ergo tenemur hoc velle quod Deus vult, Paulus cupiens dissolvi et esse cum Christo, peccabat ; quod est absurdum.

 

 

 

Praeterea, quod Deus scit, potest alteri revelare. Scit autem Deus aliquem esse reprobatum. Potest ergo alicui suam reprobationem revelare. Si ergo ponatur alicui revelare, sequitur quod iste teneatur velle suam damnationem, si tenemur velle hoc quod scimus Deum velle. Velle autem suam damnationem est contrarium caritati, per quam quilibet se diligit ad vitam aeternam. Ergo teneretur aliquis velle contra caritatem ; quod est inconveniens.

 

Praeterea, praelato tenemur sicut Deo obedire, cum ei vice Dei obediamus. Sed non tenetur subditus facere aut velle quidquid scit praelatum velle, etiam si sciat praelatum velle quod ipse faciat, nisi hoc

expresse ei praecipiat. Ergo non tenemur velle quidquid Deus scit, vel quidquid Deus vult nos velle.

 

 

Praeterea, quidquid est laudabile et honestum, in Christo perfectissime ac sine omni contraria permixtione invenitur. Sed Christus aliqua voluntate voluit contrarium eius quod scivit Deum velle ; voluit enim aliqua voluntate non pati, ut ostendit oratio qua oravit, Matth. XXVI, 39 : pater, si fieri potest, transeat a me calix iste ; cum tamen Deus vellet eum pati. Ergo velle quidquid Deus vult, non est laudabile ; nec ad hoc tenemur.

 

Praeterea, Augustinus, in libro de Civitate Dei [XIV, 15], dicit : tristitia est de his quae nobis nolentibus accidunt. Sed beata Virgo dolorem sensit de filii morte ; quem significant verba Simeonis dicentis, Luc. II, 35 : tuam ipsius animam pertransibit gladius. Ergo beata Virgo nolebat Christum pati ; Deus autem hoc volebat. Si ergo tenemur velle id quod Deus vult, beata Virgo in hoc peccavit, quod est inconveniens. Et ita videtur quod non teneamur conformare voluntatem nostram divinae in volito.

Sed contra. Super illud Psalm. C, 3-4 : non adhaesit mihi cor pravum, dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 902 D] : cor tortum habet qui non vult quaecumque Deus vult. Sed quilibet tenetur cordis tortitudinem vitare. Ergo quilibet tenetur velle quod Deus vult.

 

Praeterea, secundum Tullium [Sallustius, Bellum Catil., cap. 20], amicitia est idem velle et idem nolle. Sed quilibet tenetur habere amicitiam ad Deum. Ergo quilibet tenetur velle hoc quod Deus vult, et non velle quod non vult.

 

Praeterea, propter hoc debemus voluntatem nostram divinae conformare, quia voluntas Dei regula est nostrae voluntatis, ut dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 325 D], super illud Psalm. XXXII, 1 : rectos decet collaudatio. Sed volitum divinum est regula omnis alterius voliti, cum sit primum volitum, et primum in quolibet genere sit mensura eorum quae sunt post, ut dicitur in X Metaph. [l. 3 (1053 b 28)]. Ergo tenemur volita nostra conformare divino volito.

 

Praeterea, peccatum praecipue in perversitate electionis consistit. Sed perversitas electionis est quando minus bonum magis bono praefertur. Hoc autem facit quicumque non vult quod Deus vult ; cum constet, id quod Deus vult, optimum esse. Ergo quicumque non vult id quod Deus vult, peccat.

 

Praeterea, secundum philosophum [Ethic. III, 10 (1113 a 32)], virtuosus est regula et mensura in omnibus humanis actibus. Sed Christus est maxime virtuosus. Ergo Christo ma­xime nos debemus conformare tamquam regulae et mensurae. Sed Christus voluntatem suam conforma­bat divinae quantum ad volita, quod omnes beati faciunt. Ergo et nos tenemur voluntatem nostram conformare divinae quantum ad volita.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod in volito quodammodo tenemur nostram voluntatem conformare divinae, quodammodo vero non.

 

Secundum hoc enim, ut dictum est [art. praec.], voluntatem nostram divinae conformare tenemur quod bonitas divinae voluntatis regula est et mensura omnis bonae voluntatis. Cum autem bonum ex fine dependeat, voluntas bona dicitur secundum ordinem ad rationem volendi, quae est finis. Comparatio vero voluntatis ad volitum absolute non facit actum vo­luntatis esse bonum, cum ipsum vo­litum se habeat quasi materialiter ad rationem volendi, quae est finis rectus : potest enim unum et idem voli­tum bene vel male appeti, secundum quod in diversos fines ordinatur ; et e contrario diversa et contra­ria volita potest quis bene velle, in finem rectum referendo utrumque. Quamvis ergo voluntas Dei non possit esse nisi bona, et omne quodcumque vult, bene velit ; tamen bonitas in ipso ac­tu voluntatis divinae consideratur ex ratione volendi, id est ex fine ad quem ordinat quidquid vult, qui est bonitas sua. Et ideo divinae voluntati simpliciter in fine conformari tenemur ; in volito autem nonnisi secundum quod illud volitum consideratur sub ordine ad finem. Qui quidem ordo semper nobis debet placere, quamvis hoc idem volitum possit nobis merito dis­plicere secundum aliquam aliam con­siderationem, utpote secundum quod in contrarium finem est ordinabile. Et inde est quod voluntas humana secundum hoc invenitur conformari divinae voluntati in volito, quod se habet ad finem divinae voluntatis.

Voluntas enim beatorum, qui sunt in continua contemplatione divinae bonitatis et ex ea regulant omnes suas affectiones, utpote plene cognoscentes uniuscuiusque desiderandorum ordinem ad ipsam, conformatur divinae voluntati in quolibet suo volito : omne enim quod sciunt Deum velle, volunt absolute, et sine aliquo motu in contrarium. Peccatores vero, qui sunt aversi a voluntate divinae bonitatis, discordant in pluribus ab his quae Deus vult, ea improbantes, et nulla ratione assentientes. Iusti vero viatores quorum voluntas adhaeret divinae bonitati, et tamen eam non ita perfecte contemplantur, ut omnem ordinem volendorum ad ipsam manifeste percipiant, conformantur quidem divinae voluntati quantum ad illa volita quorum rationem percipiunt, quamvis in eis sit aliqua affectio ad contrarium, laudabilis tamen propter alium ordinem in eis consideratum. Quam tamen affectionem non obstinate sequuntur, sed divinae voluntati supponunt, dum eis placet quod ordo divinae voluntatis in omnibus impleatur ; sicut ille qui vult patrem suum vivere propter affectum pietatis, quem Deus vult mori ; si iustus sit, hanc suam propriam voluntatem divinae supponit, ut non impatienter ferat, si Dei voluntas in contrarium propriae voluntatis impleatur.

Ad primum ergo dicendum, quod Paulus cupiebat dissolvi et esse cum Christo, tamquam per se bonum : nihilominus tamen placebat ei contrarium in ordine ad fructum quem Deus ex eius vita fieri volebat ; unde dicebat : permanere autem in carne necessarium propter vos.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis de potentia absoluta Deus possit revelare suam damnationem alicui, non tamen hoc potest fieri de potentia ordinaria, quia talis revelatio cogeret eum desperare. Et si alicui talis revelatio fieret, deberet intelligi non secundum modum prophetiae praedestinationis vel praescientiae, sed per modum prophetiae comminationis, quae intelligitur supposita conditione meritorum. Sed dato quod esset intelligenda secundum praescientiae prophetiam, adhuc non teneretur ille cui talis revelatio fieret, velle suam damnationem absolute, sed secundum ordinem iustitiae, quo Deus vult persistentes in peccato damnare. Non enim vult Deus ex parte sua aliquem damnare, sed secundum id quod ex nobis est, ut ex supradictis patet. Unde velle suam damnationem absolute, non esset conformare voluntatem suam divinae, sed voluntati peccati.

 

Ad tertium dicendum, quod voluntas praelati non est regula nostrae voluntatis sicut divina voluntas, sed praeceptum eius ; et ideo non est simile.

 

Ad quartum dicendum, quod passio Christi dupliciter considerari poterat : uno modo per se, in quantum scilicet erat quaedam afflictio innocentis ; alio modo secundum ordinem ad fructum ad quem Deus eam ordinabat : et sic erat a Deo volita, non autem primo modo. Voluntas ergo Christi, quae poterat istum

ordinem considerare, scilicet voluntas rationis, hanc passionem volebat, sicut et Deus ; sed voluntas sensualitatis, cuius est non conferre, sed in aliquid absolute ferri, non volebat hanc passionem. Et in hoc etiam divinae voluntati quodammodo in volito conformabatur, quia nec ipse Deus passionem Christi vellet secundum se solum consideratam.

 

Ad quintum dicendum, quod voluntas beatae Virginis dissentiebat a passione Christi in se considerata : volebat tamen fructum salutis qui ex passione Christi consequebatur : et ita divinae voluntati conformabatur quantum ad hoc quod volebat.

 

 

Ad primum quod in contrarium obiicitur, dicendum, quod verba Glossae sunt intelligenda de volitis divinae voluntatis secundum quod stant sub ordine ad finem, et non absolute.

 

Ad secundum dicendum, quod amicitia consistit in concordia voluntatum magis quoad finem quam quoad ipsa volita. Plus enim esset amicus febricitanti medicus qui ei vinum negaret propter desiderium sanitatis, quam si vellet eius desiderio satisfacere de vini potatione in periculum sanitatis.

 

Ad tertium dicendum, quod, sicut supra [art. 4 huius quaest.] dictum est, primum volitum a Deo, quod est mensura et regula omnium aliorum volitorum, est finis voluntatis eius, scilicet sua bonitas ; omnia vero alia non vult nisi propter hunc finem : et ideo, dum voluntas nostra divinae voluntati conformatur in fine, ad primum volitum omnia nostra volita regulantur.

 

Ad quartum dicendum, quod electio habet in se et rationis iudicium, et appetitum. Si ergo aliquis iudicio praeferat id quod est minus bonum magis bono, erit perversitas electionis ; non autem si praeferat in appetendo : non enim homo tenetur prosequi meliora semper in operando, nisi sint talia ad quae ex praecepto obligetur : aliter enim quilibet teneretur sequi perfectionis consilia, quae constat esse meliora.

 

Ad quintum dicendum, quod quaedam sunt in quibus Christum admirari possumus, non imitari ; sicut ea quae pertinent ad divinitatem eius, et ad beatitudinem quam habuit adhuc viator existens ; ad quod pertinebat quod Christus, etiam quantum ad volita, rationis voluntatem divinae voluntati conformabat.

 

 

 

 

 

 

Question 24 ─ LE LIBRE ARBITRE

 

 

LA QUESTION PORTE

SUR LE LIBRE ARBITRE.

 

Article 1 : L’homme est-il doué de libre arbitre ?

Article 2 : Le libre arbitre existe-t-il chez les bêtes ?

Article 3 : Le libre arbitre existe-t-il en Dieu ?

Article 4 : Le libre arbitre est-il ou non une puissance ?

Article 5 : Le libre arbitre est-il une seule ou plusieurs puissances ?

Article 6 : Le libre arbitre est-il la volonté, ou une puissance autre que la volonté ?

 

Article 7 : Peut-il exister une créature qui ait un libre arbitre naturellement confirmé dans le bien ?

 

Article 8 : Le libre arbitre de la créature peut-il être confirmé dans le bien par quelque don de la grâce ?

Article 9 : Le libre arbitre de l’homme dans l’état de voie peut-il être confirmé dans le bien ?

Article 10 : Le libre arbitre d’une créature peut-il être obstiné dans le mal, ou y être immuablement affermi ?

 

Article 11 : Le libre arbitre de l’homme dans l’état de voie peut-il être obstiné dans le mal ?

Article 12 : Le libre arbitre sans la grâce, dans l’état de péché mortel, peut-il éviter le péché mortel ?

 

Article 13 : Un homme en état de grâce peut-il éviter le péché mortel ?

 

Article 14 : Le libre arbitre peut-il se porter vers le bien sans la grâce ?

Article 15 : L’homme peut-il, sans la grâce, se préparer à avoir la grâce ?

Quaestio est

de libero arbitrio.

 

Et primo quaeritur, utrum homo sit liberi arbitrii.

Secundo utrum liberum arbitrium sit in brutis.

Tertio utrum liberum arbitrium sit in Deo.

Quarto utrum liberum arbitrium sit potentia, vel non.

Quinto utrum liberum arbitrium sit una potentia vel plures.

Sexto utrum liberum arbitrium sit voluntas, vel potentia alia a voluntate.

Septimo utrum possit esse aliqua creatura quae liberum arbitrium habeat naturaliter confirmatum in bono.

Octavo utrum liberum arbitrium cre­aturae possit confirmari in bono per aliquod donum gratiae.

Nono utrum liberum arbitrium hominis in statu viae possit confirmari in bono.

Decimo utrum liberum arbitrium creaturae possit esse obstinatum in malo, vel immutabiliter firmatum.

Undecimo utrum liberum arbitrium hominis in statu viae possit esse obstinatum in malo.

Duodecimo utrum liberum arbitrium sine gratia, in statu peccati mortalis, possit vitare peccatum mortale.

Tertiodecimo utrum aliquis in gratia existens possit vitare peccatum mortale.

Quartodecimo utrum liberum arbitrium possit in bonum sine gratia.

Quintodecimo utrum homo sine gratia possit se praeparare ad gratiam habendam.

 

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse au tome I, p. 97)

 

Le sujet du libre arbitre :

     l’homme (art. 1)

     non les bêtes (2)

     Dieu (3)

 

Essence du libre arbitre :

     une puissance (4)

     une puissance unique (5)

     Il est la volonté elle-même en relation à l’acte d’élire (6)

 

Confirmation dans le bien et obstination dans le mal :

     La confirmation dans le bien ne peut être due à la nature (7)

     Elle peut avoir lieu par grâce (8)

     … dans l’état de voie, comme une difficulté à s’écarter du bien (9)

     Les démons sont obstinés dans le mal (10)

     L’homme ici-bas ne peut être si obstiné

         qu’il ne puisse coopérer à sa libération du mal (11)

 

 Le libre arbitre avec ou sans la grâce :

     Avec la grâce, il peut éviter le péché mortel,

mais doit demander la persévérance (13)

     Sans la grâce :

         Il pourrait éviter chaque péché mortel, mais ne peut les éviter tous (12)

         Il peut se porter vers le bien non méritoire,

moyennant toutefois le concours divin (14)

         Il ne peut se préparer à avoir la grâce qu’avec le secours de Dieu (15)

 

 

LIEUX PARALLÈLES

 

 

Art. 1 : Sum. Th. I, q. 59, a. 3 et q. 83, a. 1 ; De malo, q. 6 ; Sum. Th. I-II, q. 13, a. 6.

 

Art. 2 : Super Sent. II, d. 25, a. 1, ad 6 et 7 ; Sum. Th. I, q. 83, a. 1 et I-II, q. 13, a. 2.

 

Art. 3 : Super Sent. I, d. 25, a. 1 ; Cont. Gent. I, cap. 88 ; Sum. Th. I, q. 19, a. 10 ; De malo, q. 16, a. 5.

 

Art. 4 : Super Sent. II, d. 24, q. 1, a. 1 ; Sum. Th. I, q. 83, a. 2.

 

Art. 5 : Super Sent. II, d. 24, q. 1, a. 2 ; Sum. Th. I, q. 83, a. 4.

 

Art. 6 : Super Sent. II, d. 24, q. 1, a. 3 ; Sum. Th. I, q. 83, a. 4 et III, q. 18, a. 3 et 4.

 

Art. 7 : Super Sent. II, d. 5, q. 1, a. 1 et d. 23, q. 1, a. 1 ; Cont. Gent. III, cap. 108-110 ; Sum. Th. I, q. 63, a. 1 ; De malo, q. 16, a. 2.

 

Art. 8 : Sum. Th. I, q. 62, a. 8 et q. 63, a. 1 ; ibid. q. 100, a. 2.

 

Art. 9 : Sum. Th. III, q. 27, a. 5, ad 2.

 

Art. 10 : Super Sent. II, d. 7, q. 1, a. 2 ; Sum. Th. I, q. 64, a. 2 ; De malo, q. 16, a. 5.

 

Art. 11 : (aucun)

 

Art. 12 : Super Sent. II, d. 20, q. 2, a. 3, ad 5 et d. 24, q. 1, a. 4 ; ibid. d. 28, a. 2 ; supra q. 22, a. 5, ad 7 et q. 24, a. 1, ad 10 et 12 ; infra a. 13 ; Cont. Gent. III, cap. 160 ; Super Cor. I, cap. 12, l. 1 ; Super Hebr., cap. 10, l. 3 ; De malo, q. 3, a. 1, ad 9 ; Sum. Th. I-II, q. 63, a. 2, ad 2 et q. 74, a. 3, ad 2 ; ibid. q. 109, a. 8.

 

Art. 13 : Super Sent. II, d. 29, expos. textus ; infra a. 14 et q. 27, a. 5, ad 3 ; Cont. Gent. III, cap. 155 ; Sum. Th. I-II, q. 109, a. 9 et 10 ; ibid. II-II, q. 137, a. 4 ; In Psalm., 31, § 7.

 

Art. 14 : Super Sent. II, d. 28, a. 1 et d. 39, expos. textus ; ibid. IV, d. 17, q. 1, a. 2, qc. 2, ad 3 ; Cont. Gent. III, cap. 147 ; Super Cor. II, cap. 3, l. 1 ; Sum. Th. I-II, q. 109, a. 2, 4, 5 et 9 ; ibid. q. 114, a. 2.

 

Art. 15 : Super Sent. II, d. 5, q. 2, a. 1 et d. 28, a. 4 ; ibid. IV, d. 17, q. 1, a. 2, qc. 2, ad 2 ; Cont. Gent. III, cap. 149 ; Super Hebr., cap. 12, l. 3 ; Sum. Th. I, q. 62, a. 2 et I-II, q. 109, a. 6 ; Quodl. I, q. 4, a. 2 ; Lect. super Ioh., cap. 1, l. 6.

 

 

Article 1 - L’HOMME EST-IL DOUÉ DE LIBRE ARBITRE ?

(Et primo quaeritur utrum in homine sit liberum arbitrium.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme il est dit en Jér. 10, 23, « ce n’est pas à l’homme qu’appartient sa voie, ce n’est pas à l’homme de marcher et de diriger ses pas ». Or on dit que quelqu’un est doué de libre arbitre, en ce sens qu’il est maître de ses œuvres. L’homme n’est donc pas doué de libre arbitre.

 

2° [Le répondant] disait que la parole du prophète se comprend des actes méritoires, qui ne sont pas au pouvoir naturel de l’homme. En sens contraire : pour les choses qui ne sont pas en notre pouvoir, nous ne sommes pas doués de libre arbitre. Si donc les mérites ne sont pas en notre pouvoir, nous ne sommes pas doués de libre arbitre pour mériter ; et ainsi, les actes méritoires ne procéderont pas du libre arbitre.

 

3° Selon le Philosophe au premier livre de la Métaphysique, « est libre, ce qui est cause de soi ». Or l’esprit humain a une autre cause de son mouvement que lui-même, et c’est Dieu ; car, à propos de ce passage

de Rom. 1, 26 : « c’est pourquoi Dieu les a livrés », la Glose dit : « Il est manifeste

que Dieu agit dans les âmes des hommes pour tourner leur volonté comme il veut. » L’esprit humain n’est donc pas doué de libre arbitre.

 

 

 

4° [Le répondant] disait que l’esprit humain est comme la cause principale de son acte, mais Dieu, comme la cause éloignée ; et que cela n’empêche pas la liberté de l’esprit. En sens contraire : plus une cause influe sur l’effet, plus elle est principale. Or la cause première influe plus sur l’effet que la cause seconde, comme il est dit au livre des Causes. La cause première est donc principale par rapport à la cause seconde. Et ainsi, ce n’est pas notre esprit qui est la cause principale de son acte, mais Dieu.

 

 

5° Tout ce qui meut, meut l’objet mû comme un instrument, ainsi que le montre clairement le Commentateur au huitième livre de la Physique. Or l’instrument n’est pas libre pour agir, puisqu’il n’agit que dans la mesure où quelqu’un se sert de lui. Puis donc que l’esprit humain n’opère que s’il est mû par Dieu, il semble qu’il ne soit pas doué de libre arbitre.

 

6° Il est dit que « le libre arbitre est une faculté de la volonté et de la raison, par laquelle on élit le bien avec l’assistance de la grâce, ou le mal si cette même grâce fait défaut ». Or nombreux sont ceux qui n’ont pas la grâce. Ils ne peuvent donc pas librement élire le bien ; et ainsi, ils n’ont pas le libre arbitre pour les bonnes actions.

 

 

7° L’esclavage est opposé à la liberté. Or on rencontre en l’homme l’esclavage du péché, car « quiconque se livre au péché, est esclave du péché », comme il est dit en Jn 8, 34. Il n’y a donc pas de libre arbitre en l’homme.

 

8° Anselme dit au livre sur le Libre Arbitre : « Si nous avions la puissance de pécher et de ne pas pécher, nous n’aurions pas besoin de la grâce. » Or la puissance de pécher et de ne pas pécher est le libre arbitre. Puis donc que nous avons besoin de la grâce, nous n’avons pas le libre arbitre.

 

9° Chaque chose doit être dénommée d’après le meilleur, comme on le lit chez le Philosophe au deuxième livre sur l’Âme. Or le meilleur, parmi les actes humains, ce sont les actes méritoires. Puis donc que l’homme n’est pas doué de libre arbitre à leur égard – car, comme il est dit en Jn 15, 5, « sans moi, vous ne pouvez rien faire », ce qui se comprend des actes méritoires –, il semble que l’on ne doive pas dire que l’homme est doué de libre arbitre.

 

10° Saint Augustin dit que, parce que l’homme « n’a pas voulu s’abstenir du péché quand il l’aurait pu », il lui fut infligé « d’en perdre le pouvoir quand il le voudrait ». Il n’est donc pas au pouvoir de l’homme de pécher et de ne pas pécher. Et ainsi, il semble qu’il ne soit pas maître de ses actes, ni doué de libre arbitre.

 

11° Saint Bernard distingue trois libertés : la liberté de l’arbitre, la liberté de conseil et la liberté de bon plaisir ; et il dit que la liberté de l’arbitre est celle par laquelle nous discernons ce qui est permis, la liberté de conseil celle par laquelle nous discernons ce qui est opportun, la liberté de bon plaisir celle par laquelle nous discernons ce qui plaît. Or le discernement humain a été blessé par l’ignorance. Il semble donc que la liberté de l’arbitre, qui consiste dans un discernement, n’est pas restée dans l’homme après le péché.

 

 

12° L’homme n’a pas de liberté pour les choses relativement auxquelles il a une nécessité. Or l’homme a une nécessité relativement aux péchés car, après le péché, suivant saint Augustin, il est nécessaire que l’homme pèche, avant la réparation mortellement, après la réparation au moins véniellement. L’homme n’est donc pas doué de libre arbitre pour les péchés.

 

 

 

13° Tout ce que Dieu sait d’avance, doit nécessairement se produire, puisque la prescience de Dieu ne peut se tromper. Or Dieu connaît d’avance tous les actes humains. Ils se produisent donc par nécessité ; et ainsi, l’homme n’est pas doué de libre arbitre pour agir.

 

14° Plus un mobile est proche du premier moteur, plus il est uniforme dans son mouvement, comme on le voit clairement dans le cas des corps célestes, dont les mouvements sont uniformes. Or, puisque toute créature est mue par Dieu – en effet, il meut la créature corporelle à travers le temps et le lieu, et la spirituelle à travers le temps, comme dit saint Augustin au huitième livre sur la Genèse au sens littéral –, la créature raisonnable est un mobile très proche de Dieu, qui est le premier moteur de toutes choses. Elle a donc un mouvement très uniforme. Et ainsi, sa puissance ne s’étend pas à plusieurs choses, pour qu’on la puisse dire, par là, douée de libre arbitre.

 

15° Selon le Philosophe au deuxième livre sur le Ciel et le Monde, il appartient à la noblesse du ciel suprême qu’il obtienne sa fin par un mouvement unique. Or l’âme raisonnable est plus noble que ce ciel, puisque l’esprit est préféré au corps, suivant saint Augustin au huitième livre de la Cité de Dieu. L’âme humaine a donc un mouvement unique ; et ainsi, elle ne semble pas être douée de libre arbitre.

 

 

16° Il convenait à la divine bonté de placer au mieux la plus sublime créature. Or ce qui adhère immuablement au meilleur est placé au mieux. Il convenait donc que la nature raisonnable, qui est la plus sublime parmi les créatures, soit ainsi faite par Dieu, qu’elle adhère à lui immuablement ; ce qu’elle n’aurait pas, semble-t-il, si elle était douée de libre arbitre. Il convenait donc que la nature raisonnable fût faite sans libre arbitre.

 

17° Les philosophes définissent le libre arbitre comme un libre jugement causé par la raison. Mais le jugement de la raison peut être contraint par la force de la démonstration ; or ce qui est contraint n’est pas libre. L’homme n’est donc pas doué de libre arbitre.

 

18° Si l’intelligence ou la raison peut être contrainte, c’est parce qu’il existe quelque vrai sans mélange de fausseté ni apparence de fausseté, et c’est pourquoi l’intelligence ne peut pas éviter d’y assentir. Or semblablement, on trouve quelque bien auquel rien de mal n’est mêlé, ni véritablement ni selon l’apparence. Puis donc que le bien est l’objet de la volonté comme le vrai est celui de l’intelligence, il semble que, de même que l’intelligence est contrainte, de même la volonté aussi, de sorte que l’homme n’a de liberté ni quant à la volonté ni quant à la raison. Et ainsi, il n’aura pas le libre arbitre, qui est une faculté de la volonté et de la raison.

 

 

19° Selon le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, « le but à atteindre apparaît à chacun selon sa propre nature ». Or il n’est pas en notre pouvoir d’être tels ou tels, puisque l’homme tient cela de sa naissance, et dépend, comme il semble à certains, de la disposition des étoiles. Il n’est donc pas en notre pouvoir d’approuver telle fin ou telle autre. Or tout jugement sur ce qu’il faut faire se prend de la fin. Nous ne sommes donc pas doués de libre arbitre.

 

20° Le libre s’oppose à la nécessité. Or la volonté de l’homme a une nécessité à l’égard de certaines choses ; en effet, il veut par nécessité la béatitude. Il n’a donc pas de liberté à l’égard de toutes choses ; et ainsi, il n’est pas doué de libre arbitre pour tout.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Eccli. 15, 14 : « Dieu, au commencement, a créé l’homme, et il l’a laissé dans la main de son conseil » ; la Glose : « c’est-à-dire au pouvoir du libre arbitre ».

 

2) On trouve dans les réalités un agent qui agit à partir de rien, et non par nécessité, et c’est Dieu ; on trouve aussi un agent qui agit à partir de quelque chose, et par nécessité, tels les agents naturels. Or, si l’on pose les extrêmes dans la réalité, il s’ensuit que les intermédiaires sont posés, suivant le Philosophe au deuxième livre sur le Ciel et le Monde. Mais, entre ces deux, il ne peut y avoir que deux intermédiaires. L’un d’eux, ce qui agit à partir de rien et par nécessité, ne peut exister ; en effet, agir à partir de rien n’appartient qu’à Dieu, qui n’agit pas par nécessité, mais par volonté. Il reste donc qu’il existe une chose agissant à partir de quelque chose, et non par nécessité ; et c’est la nature raisonnable, qui agit à partir d’une matière présupposée, et non par nécessité mais par la liberté de l’arbitre.

 

 

 

3) Le libre arbitre est une faculté de la volonté et de la raison. Or on trouve en l’homme la raison et la volonté. Donc le libre arbitre aussi.

 

4) Selon le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, le conseil ne porte que sur les choses qui sont en nous. Or les hommes prennent conseil au sujet de leurs actes. Les hommes sont donc maîtres de leurs actes et, par conséquent, doués de libre arbitre.

 

5) Les défenses et les préceptes ne doivent être donnés qu’à celui qui peut faire et ne pas faire, car autrement, ils seraient donnés sans raison. Or des défenses et des préceptes sont donnés par Dieu à l’homme. Il est donc au pouvoir de l’homme de faire et de ne pas faire ; et ainsi, il est doué de libre arbitre.

 

6) Nul ne doit être puni ou récompensé pour ce qu’il n’est pas en son pouvoir de faire et de ne pas faire. Or l’homme est justement puni et récompensé par Dieu pour ses œuvres. L’homme peut donc opérer et ne pas opérer ; et ainsi, il est doué de libre arbitre.

 

7) Pour tout ce qui advient, il est nécessaire d’admettre quelque cause. Or, pour les actes humains, nous ne pouvons pas admettre comme cause Dieu lui-même immédiatement : car les choses qui viennent immédiatement de Dieu ne peuvent qu’être bonnes, au lieu que les actes humains sont tantôt bons, tantôt mauvais. Semblablement, on ne peut pas dire que la nécessité soit la cause des actes humains, car les choses qui adviennent par nécessité sont celles qui se comportent toujours de la même façon, ce que nous ne voyons pas dans les actes humains. Semblablement, on ne peut pas dire que le destin ou la disposition des étoiles soit leur cause, car il serait nécessaire que les actes humains se produisent par nécessité tout comme la cause est nécessaire. La nature ne peut pas non plus être leur cause, c’est ce que montre la diversité des actes humains : en effet, la nature est déterminée à une seule chose, et n’y manque que rarement. La fortune ou le hasard ne peut pas non plus être la cause des actes humains, car la fortune et le hasard sont causes de choses qui adviennent rarement et hors de l’intention, comme il est dit au deuxième livre de la Physique, ce qui n’apparaît pas dans les actes humains. Il reste donc que l’homme lui-même qui agit est le principe de ses propres actes, et qu’il est par conséquent doué de libre arbitre.

 

Réponse :

 

Sans nulle incertitude, il est nécessaire d’affirmer que l’homme est libre par son arbitre. En effet, la foi y astreint, puisque sans libre arbitre il ne peut y avoir de mérite ou de démérite, de juste peine ou de récompense. À cela induisent aussi des preuves manifestes faisant apparaître que c’est librement que l’homme élit une chose et repousse l’autre. À cela contraint aussi un raisonnement évident, par lequel nous procéderons à notre investigation de la façon suivante, en remontant à l’origine du libre arbitre.

 

Dans les réalités qui se meuvent ou font quelque chose, on trouve cette différence, que certaines ont en elles-mêmes le principe de leur mouvement ou de leur opération, mais que d’autres l’ont hors d’elles, comme celles qui sont mues par violence, « en lesquelles le principe est au-dehors, le patient n’apportant aucune contribution », suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique ; et en ces dernières, nous ne pouvons pas placer le libre arbitre, attendu qu’elles ne sont pas la cause de leur mouvement, au lieu que le libre est « ce qui est cause de soi », suivant le Philosophe au début de la Métaphysique.

 

 

Mais, parmi les réalités dont le principe du mouvement et de l’œuvre est en elles-mêmes, certaines sont ainsi faites qu’elles se meuvent elles-mêmes, tels les animaux ; mais il en est d’autres qui ne se meuvent pas elles-mêmes, quoiqu’elles aient en soi quelque principe de leur mouvement, tels les graves et les légers : en effet, ils ne se meuvent pas eux-mêmes, puisqu’ils ne peuvent être distingués en deux parties, dont l’une serait motrice et l’autre mue, comme on le trouve chez les animaux ; quoique leur mouvement s’ensuive d’un principe qu’ils ont en eux-mêmes, à savoir la forme ; et parce qu’ils tiennent cette forme d’un générant, l’on dit que le générant les meut par eux-mêmes, suivant le Philosophe au huitième livre de la Physique, mais que, par accident, ils sont mus par ce qui ôte l’empêchement ; et ceux-ci se meuvent par eux-mêmes, mais non d’eux-mêmes. Et c’est pourquoi le libre arbitre ne se trouve pas en eux, car ils ne sont pas à eux-mêmes la cause de l’agir ou du mouvement ; mais ils sont astreints à agir ou à se mouvoir par ce qu’ils ont reçu d’autre chose.

 

Or, parmi les réalités qui se meuvent d’elles-mêmes, certaines ont leurs mouvements qui viennent du jugement de la raison, mais d’autres, d’un jugement naturel. Les hommes agissent et se meuvent par un jugement de la raison, car ils confrontent au sujet des choses à faire, au lieu que les bêtes agissent et se meuvent toutes par un jugement naturel. Et cela ressort clairement, d’une part, de ce que toutes celles qui sont de la même espèce opèrent semblablement – ainsi, toutes les hirondelles font leur nid de la même façon –, et d’autre part, de ce qu’elles ont un jugement pour une œuvre déterminée et non pour toute œuvre ; ainsi les abeilles n’ont pas d’indus­trie pour fabriquer autre chose que des rayons de miel ; et il en va de même des autres animaux.

 

Par conséquent, à qui considère droitement, il apparaît que le jugement sur les choses à faire est attribué aux bêtes de la même façon que le mouvement et l’action sont attribués aux corps naturels inanimés ; en effet, de même que les graves et les légers ne se meuvent pas eux-mêmes en sorte qu’ils soient la cause de leur mouvement, de même les bêtes ne jugent pas non plus sur leur jugement, mais suivent le jugement que Dieu a mis en elles. Et de la sorte, elles ne sont pas la cause de leur arbitre, et n’ont pas la liberté de l’arbitre. L’homme, en revanche, jugeant par la puissance de la raison sur les choses à faire, peut juger sur son arbitre, en tant qu’il connaît la nature de la fin et du moyen, ainsi que la relation et l’ordre entre l’un et l’autre ; voilà pourquoi il est cause de soi-même non seulement dans le mouvoir, mais aussi dans le jugement ; et c’est pourquoi il est doué de libre arbitre – on dirait semblablement : de libre jugement sur l’agir ou le non-agir.

 

Réponse aux objections :

 

1° Dans l’œuvre de l’homme, on peut trouver deux choses : l’élection des œuvres, laquelle est toujours établie au pouvoir de l’homme ; et la gestion ou l’exécution des œuvres, et celle-là n’est pas toujours au pouvoir de l’homme, mais, par le gouvernement de la divine providence, le propos de l’homme est tantôt conduit à son terme, tantôt non. Voilà pourquoi l’on ne dit pas que l’homme est libre de ses actions, mais de son élection, qui est le jugement sur les choses à faire. Et c’est ce que montre l’expression même de libre arbitre. Ou bien l’on peut faire une distinction sur l’œuvre méritoire, comme cela est pratiqué dans les objections. Cependant, la première réponse est de saint Grégoire de Nysse.

 

 

2° L’œuvre méritoire ne diffère pas de l’œuvre non méritoire quant à l’objet de l’action, mais quant à la façon d’agir : en effet, il n’est rien qu’un homme fasse de façon méritoire et par charité, qu’un autre ne puisse faire ou vouloir sans mérite. Voilà pourquoi, que l’homme ne puisse faire des actes méritoires sans la grâce ne porte en rien atteinte à la liberté parfaite : car on dit que l’homme est doué de libre arbitre en ce sens qu’il peut faire ceci ou cela, non en ce sens qu’il peut agir ainsi ou autrement ; car, suivant le Philosophe, celui qui n’a pas encore l’habitus de la vertu n’a pas en son pouvoir d’agir à la façon dont le vertueux agit, sinon en tant qu’il peut acquérir l’habitus de la vertu. Or, bien que l’homme ne puisse acquérir par son libre arbitre la grâce qui rend les œuvres méritoires, il peut cependant se préparer à avoir la grâce, que Dieu ne lui refusera pas s’il fait ce qui est en lui. Voilà pourquoi il n’est pas tout à fait hors du pouvoir du libre arbitre de faire des œuvres méritoires, quoique le pouvoir du libre arbitre n’y suffise pas par soi, puisque le mode qui est requis pour le mérite excède la capacité de la nature, au contraire du mode conféré aux œuvres par les vertus politiques. Au reste, personne ne dirait que l’homme n’est pas doué de libre arbitre parce qu’il ne peut pas vouloir ou élire à la manière de Dieu ou de l’ange.

3° Dieu opère en chaque agent et suivant le mode de cet agent, comme la cause première opère dans l’opération de la cause seconde, puisque la cause seconde ne peut passer à l’acte que par la puissance de la cause première. Donc, que Dieu soit une cause opérant dans les cœurs des hommes, n’exclut pas que les esprits humains eux-mêmes soient causes de leurs mouvements ; par conséquent, la notion de liberté n’est pas ôtée.

 

 

 

4° On dit que la cause première est principale absolument parlant, pour la raison qu’elle influe davantage sur l’effet ; mais la cause seconde est principale à un certain point de vue, en tant que l’effet lui est davantage conformé.

 

 

5° « Instrument » se dit de deux façons. D’abord proprement, c’est-à-dire quand une chose est mue par autre chose de telle sorte qu’aucun principe d’un tel mouvement ne lui est conféré par le moteur : comme la scie est mue par le menuisier ; et un tel instrument est dénué de liberté. Ensuite, « instrument » désigne plus communément tout ce qui est un moteur mû par autre chose, que le principe de son mouvement soit en lui ou non. Et dans ce cas, il n’est pas nécessaire que la notion de liberté soit complètement exclue de l’instrument, car une chose peut être mue par autre chose et cependant se mouvoir elle-même ; et c’est le cas de l’esprit humain.

 

6° Celui qui n’a pas la grâce peut élire le bien, mais pas de façon méritoire ; et cela ne porte pas atteinte à la liberté de l’arbitre, comme on l’a dit.

 

 

7° L’esclavage du péché n’implique pas de contrainte, mais soit une inclination, en tant que le péché précédent induit en quelque sorte aux suivants, soit un défaut de la vertu naturelle, qui ne peut se délivrer de la tache du péché, auquel elle s’est soumise une fois. Voilà pourquoi l’homme demeure toujours libre de contrainte, ce qui le rend naturellement doué de libre arbitre.

 

 

 

8° Anselme, dans ce passage, parle comme en objectant ; en effet, lui-même montre par la suite que le besoin de la grâce ne s’oppose pas au libre arbitre.

 

 

 

9° Le pouvoir du libre arbitre s’étend à l’œuvre même qui est méritoire, quoique ce ne soit pas sans Dieu, sans la puissance duquel il n’est rien au monde qui puisse agir ; mais le mouvement par lequel l’œuvre devient méritoire dépasse la capacité de la nature, comme on l’a dit.

 

 

10° Sur ce sujet, il y a deux opinions. Certains disent que l’homme en état de péché mortel ne peut longtemps éviter de pécher mortellement ; cependant, il peut éviter ce péché mortel ou cet autre, comme tous le disent communément des péchés véniels. Et ainsi, cette nécessité ne semble pas enlever la liberté de l’arbitre. L’autre opinion est que l’homme en état de péché mortel peut éviter tout péché ; cependant, il ne peut pas éviter d’être sous le péché, car il ne peut par lui-même ressusciter du péché comme il a pu par lui-même tomber dans le péché. Et suivant cette opinion, la liberté de l’arbitre se soutient plus facilement. Mais cette question sera posée plus loin, quand il s’agira du pouvoir du libre arbitre.

11° Notre volonté se porte vers un moyen ou vers une fin ; et vers une fin honnête ou délectable, suivant la triple distinction du bien en honnête, utile et délectable. Saint Bernard conçoit donc la liberté de l’arbitre relativement à la fin honnête, la liberté de conseil relativement au bien utile, qui est un moyen, et la liberté de bon plaisir relativement au bien délectable. Or, bien que le discernement ait été diminué par l’igno­rance, il n’a cependant pas été totalement ôté ; voilà pourquoi la liberté de l’arbitre a certes été affaiblie par le péché, mais pas entièrement perdue.

 

 

 

12° Après le péché et avant la réparation, l’homme est dans la nécessité de pécher, c’est-à-dire d’avoir un péché, mais il n’est pas dans la nécessité d’user du péché, selon une première opinion. Dans ce cas, donc, « pécher » se dit de deux façons, tout comme « voir », suivant le Philosophe au deuxième livre sur l’Âme. Ou bien, selon une autre opinion, il est dans la nécessité de commettre quelque péché, quoiqu’il n’ait de nécessité à l’égard d’aucun en particulier.

 

 

13° De la prescience de Dieu, on ne peut conclure que nos actes soient nécessaires de nécessité absolue, appelée aussi « nécessité du conséquent », mais d’une nécessité conditionnée, que l’on appelle « nécessité de conséquence », comme on le voit clairement chez Boèce, à la fin de la Consolation de la philosophie.

 

 

14° « Être mû » se dit de deux façons. D’abord proprement, comme le Philosophe définit le mouvement au troisième livre de la Physique, disant que le mouvement « est l’acte de ce qui existe en puissance en tant que tel ». Et dans ce cas, il est vrai que plus un mobile est proche du premier moteur, plus on trouve on lui une grande uniformité de mouvement : car, plus il est proche du premier moteur, plus il est parfait et existe davantage en acte, et moins en puissance, et c’est pourquoi il est susceptible de mouvements moins nombreux. Ensuite, on appelle « mouvement » au sens large n’importe quelle opération, comme penser et sentir. Et en prenant ainsi le mouvement, le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que le mouvement est l’acte du parfait : car chaque chose opère en tant qu’elle est en acte. Et dans ce cas, la proposition est vraie d’une certaine façon, mais non d’une autre. En effet, si l’uniformité du mouvement est considérée du côté des effets, alors elle est fausse, car plus un opérant est puissant et parfait, plus sa puissance s’étend à de nombreux effets. Mais si on l’envisage quant au mode d’action, alors la proposition est vraie, car plus un opérant est parfait, plus il conserve le même mode dans son action, car il varie moins par sa nature et sa disposition, et donc par le mode d’action. Or on dit que les esprits raisonnables sont mobiles non dans le premier sens de « mouvement », car un tel mouvement appartient seulement aux corps, mais dans le second. Ainsi Platon a-t-il lui aussi admis que le premier moteur se mouvait lui-même, en tant qu’il se veut et se pense, comme dit le Commentateur au huitième livre de la Physique. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que les esprits raisonnables soient déterminés à quelques effets ; mais ils ont une efficace relativement à de nombreuses choses, et sous ce rapport la liberté leur convient.

15° Il n’est pas toujours nécessaire que ce qui peut obtenir sa fin par des opérations ou des mouvements moins nombreux soit plus noble ; car parfois, une chose obtient par de plus nombreuses opérations une fin plus parfaite que ne peut en obtenir une autre par une seule opération, comme le Philosophe le dit au même endroit. Et de la sorte, les esprits raisonnables sont trouvés plus parfaits que le ciel suprême, qui a seulement un unique mouvement, car ils obtiennent une fin plus parfaite, quoique par des opérations plus nombreuses.

 

 

 

16° La créature, il est vrai, serait meilleure si elle adhérait immuablement à Dieu, cependant celle qui peut adhérer et ne pas adhérer à Dieu est bonne ; et ainsi, l’uni­vers où se trouvent l’une et l’autre créature est meilleur que si l’une des deux seulement s’y trouvait. Et c’est la réponse de saint Augustin. Ou bien l’on peut dire, suivant saint Grégoire de Nysse et saint Jean Damascène, qu’il est impossible qu’une créature, par sa propre nature, adhère à Dieu d’une volonté immuable, car, venant du néant, elle peut être infléchie. Cependant, si quelque créature adhérait immuablement à Dieu, elle ne serait pas pour cela privée de libre arbitre, car elle peut, en adhérant, faire et ne pas faire de nombreuses choses.

17° Le jugement auquel la liberté est attribuée, est le jugement d’élection, et non celui que l’homme prononce sur les conclusions dans les sciences spéculatives ; car l’élection est elle-même comme une certaine science de ce qui a déjà été délibéré.

 

 

 

18° De même qu’il existe un vrai que l’intel­ligence reçoit par nécessité parce qu’il n’est pas mélangé de faux, tels les premiers principes de la démonstration, de même il existe un bien que la volonté recherche par nécessité parce qu’il n’est pas mélangé de mal, à savoir, la félicité elle-même. Cependant, il ne s’ensuit pas que la volonté soit contrainte par cet objet : car le terme de « contrainte » désigne une chose contraire à la volonté, laquelle est proprement l’incli­nation de celui qui veut, et non une chose contraire à l’intelligence, terme qui n’impli­que pas l’inclination de celui qui pense. Et la nécessité de ce bien n’induit pas la nécessité de la volonté à l’égard des autres objets qu’elle doit vouloir, au lieu que la nécessité des premiers principes induit la nécessité pour l’intelligence d’assentir aux conclusions ; car, à l’égard de ce premier objet voulu – véritablement ou selon l’appa­rence – les autres objets voulus n’ont point de relation nécessaire en sorte que, sans eux, le premier objet voulu ne puisse être possédé, au lieu que les conclusions démonstratives ont une relation nécessaire aux principes par lesquels elles sont démontrées, en sorte que, si les conclusions ne sont pas vraies, il est nécessaire que les principes ne le soient pas.

 

 

 

19° De leur naissance, les hommes ne tiennent immédiatement dans leur âme intellective aucune disposition par laquelle ils soient nécessairement inclinés à élire une fin : ni du corps céleste, ni d’aucune autre chose ; si ce n’est qu’ils ont en eux par leur propre nature un appétit nécessaire de la fin ultime, c’est-à-dire de la béatitude, ce qui n’empêche pas la liberté de l’arbitre, puisque diverses voies demeurent éligibles pour obtenir cette fin ; et cela parce que les corps célestes ne laissent pas une impression immédiate dans l’âme raisonnable. Mais de la naissance résulte une disposition dans le corps du nouveau-né, tant par la puissance des corps célestes que par les causes inférieures, qui sont la semence et la matière du fœtus : d’une certaine façon, cette disposition rend l’âme encline à élire quelque chose, dans la mesure où l’élection de l’âme raisonnable est inclinée par les passions, qui sont dans l’appétit sensitif, lui-même puissance corporelle qui suit les dispositions du corps. Mais cela n’induit en lui aucune nécessité quant à l’élection, puisqu’il est au pouvoir de l’âme raisonnable de recevoir ou de repousser les passions naissantes. Par la suite, l’homme est rendu tel ou tel par un habitus acquis, dont nous sommes la cause, ou par un habitus infus, qui n’est pas donné sans notre consentement, quoique nous n’en soyons pas la cause. Et cet habitus a pour effet que l’homme recherche efficacement la fin en accord à cet habitus ; lequel, cependant, n’introduit pas de nécessité, ni n’enlève la liberté de l’élection.20° Puisque l’élection est un certain jugement sur les choses à faire ou une conséquence de ce jugement, ce dont il peut y avoir élection, c’est ce qui est objet de notre jugement. Or le jugement, dans les choses à faire, se prend de la fin, comme la conclusion se prend des principes. Donc, de même que nous ne jugeons pas des premiers principes en les examinant, mais que nous y assentons naturellement et examinons toutes les autres choses d’après eux, de même, dans le domaine de l’appétit, nous ne jugeons pas de la fin ultime par un jugement de discussion ou d’examen, mais nous l’approuvons naturellement, et c’est pourquoi il n’y a pas sur elle élection, mais volonté. Nous avons donc à son égard une volonté libre, puisque la nécessité d’incli­nation naturelle ne s’oppose pas à la liberté, suivant saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu ; mais non un libre jugement, à proprement parler, puisqu’elle n’est pas objet d’élection.

 

Et videtur quod non.

 

Ut enim dicitur Hierem. X, 23, non est hominis via, nec viri est ut ambulet et dirigat gressus suos. Secundum hoc autem dicitur aliquis esse liberi arbitrii, quod est dominus suorum operum. Ergo homo non est liberi arbitrii.

 

Sed dicebat quod verbum prophetae intelligitur de actibus meritoriis, qui non sunt in naturali hominis potestate. – Sed contra : ad ea quae non sunt in potestate nostra, non sumus liberi arbitrii. Si ergo merita non sunt in potestate nostra, non sumus liberi arbitrii ad merendum ; et sic actus meritorii non procedent ex libero arbitrio.

 

Praeterea, secundum philosophum in I Metaphysicorum [l. 3 (982 b 25)], liberum est quod sui causa est. Sed mens humana habet aliam causam sui motus quam seipsam, scilicet Deum : quia Rom. I, 26, super illud, propterea tradidit illos Deus, dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1332 A] : manifestum est Deum operari in mentibus hominum ad convertendas voluntates eorum in quodcumque voluerit. Ergo mens humana non est liberi arbitrii.

 

Sed dicebat quod mens humana est sicut causa principalis sui actus, Deus autem sicut remota ; et hoc non impedit mentis libertatem. – Sed contra : quanto aliqua causa magis influit in effectum, tanto est principalior. Sed causa prima plus influit in effectum quam secunda, ut dicitur in libro de Causis [prop. 1]. Ergo causa prima est principalior quam secunda. Et ita mens nostra non est principalis causa sui actus, sed Deus.

 

Praeterea, omne quod movet, motum movet sicut instrumentum, ut patet per Commentatorem in VIII Physic. [comm. 35]. Instrumentum autem non est liberum ad agendum, cum non agat nisi secundum quod aliquis eo utitur. Cum ergo mens humana non operetur nisi mota a Deo, videtur quod non sit liberi arbitrii.

 

Praeterea, liberum arbitrium dicitur [Petrus Lomb., Sent. II, dist. 24, cap. 3] esse facultas voluntatis et rationis, qua bonum eligitur gratia assistente, vel malum eadem deficiente. Sed multi sunt qui non habent gratiam. Ergo non possunt libere eligere bonum ; et ita non habent liberum arbitrium ad bona.

 

Praeterea, servitus libertati opponitur. Sed in homine invenitur servitus peccati, quia qui facit peccatum, servus est peccati, ut dicitur Ioan. VIII, 34. Ergo in homine non est liberum arbitrium.

 

Praeterea, Anselmus dicit in libro de Libero Arbitrio [cap. 1] : si haberemus potentiam peccandi et non peccandi, gratia non indigeremus. Potentia autem peccandi et non peccandi est liberum arbitrium. Ergo, cum gratia indigeamus, liberum arbitrium non habemus.

Praeterea, ab optimo unumquodque denominandum est, ut ex philosopho habetur in II de Anima [l. 9 (416 b 23)]. Sed optimum inter humanos actus sunt actus meritorii. Cum igitur ad hos homo non sit liberi arbitrii, quia, ut dicitur Ioan. XV, 5, sine me nihil potestis facere, quod de actibus meritoriis intelligitur : videtur quod homo non sit dicendus liberi arbitrii.

 

Praeterea, Augustinus [cf. De lib. arb. III, 18] dicit : quia homo noluit abstinere a peccato cum potuit, inflictum est ei non posse cum velit. Ergo non est in potestate hominis peccare et non peccare. Et sic videtur non esse dominus suorum actuum, nec liberi arbitrii.

 

Praeterea, Bernardus [cf. De grat. et lib. arb., cap. 4], distinguit triplicem libertatem : scilicet libertatem arbitrii, libertatem consilii, et libertatem beneplaciti ; et dicit, quod libertas arbitrii est qua discernimus quid liceat, libertas consilii qua discernimus quid expediat, libertas beneplaciti qua discernimus quid libeat. Sed discretio humana per ignorantiam est sauciata. Ergo videtur quod libertas arbitrii, quae in discretione consistit, in homine post peccatum non remansit.

 

Praeterea, respectu eorum homo non habet libertatem respectu quorum habet necessitatem. Sed respectu peccatorum homo habet necessitatem : quia post peccatum, secundum Augustinum [cf. De civ. Dei, XXII, 30], necesse est hominem peccare, ante reparationem quidem mortaliter, post reparationem vero saltem venialiter. Ergo ad peccata homo non est liberi arbitrii.

 

Praeterea, quidquid Deus praescit, necesse est evenire, cum praescientia Dei falli non possit. Sed omnes actus humanos Deus praescit. Ergo de necessitate eveniunt ; et ita homo non est liberi arbitrii ad agendum.

 

 

Praeterea, quanto aliquod mobile est magis propinquum primo motori, tanto est magis uniforme in suo motu, sicut patet de corporibus caelestibus, quorum motus semper eodem modo se habent. Sed cum omnis creatura a Deo moveatur : movet enim creaturam corporalem per tempus et locum, spiritualem vero per tempus, ut dicit Augustinus VIII super Genesim ad litteram [cap. 20] ; rationalis creatura est mobile propinquissimum Deo, qui est primus omnium motor. Ergo habet motum maxime uniformem. Et sic facultas eius ad plura non se extendit, ut per hoc possit dici liberi arbitrii.

 

Praeterea, secundum philosophum in II Caeli et Mundi [De caelo II, 18 (292 b 22)], de nobilitate supremi caeli est ut finem suum motu unico consequatur. Sed anima rationalis est nobilior illo caelo, cum spiritus corpori praeferatur, secundum Augustinum, VIII de Civitate Dei [De Gen. ad litt. VIII, 20]. Ergo anima humana habet unicum motum ; et ita non videtur esse liberi arbitrii.

 

Praeterea, decuit divinam bonitatem ut creaturam sublimissimam optime collocaret. Sed optime collocatum est quod immobiliter optimo adhaeret. Ergo decuit ut Deus rationalem

naturam, quae est sublimissima inter creaturas, faceret talem quae sibi immobiliter adhaereret : quod, si esset liberi arbitrii, ut videtur, non haberet. Ergo decuit ut natura rationalis sine libero arbitrio fieret.

 

Praeterea, philosophi definiunt liberum arbitrium esse liberum de ratione iudicium : iudicium vero rationis cogi potest virtute demonstrationis. Quod autem cogitur, non est liberum. Ergo homo non est liberi arbitrii.

 

Praeterea, propter hoc intellectus seu ratio cogi potest, quia est aliquod verum cui nulla falsitas admiscetur, nec apparentia falsitatis ; unde non potest intellectus subterfugere quin ei assentiat. Sed similiter invenitur aliquod bonum cui nihil malitiae admiscetur nec secundum rei veritatem nec secundum apparentiam. Cum ergo bonum sit obiectum voluntatis, sicut verum intellectus, videtur quod sicut intellectus cogitur, ita voluntas, et sic homo non habet libertatem nec quantum ad voluntatem nec quantum ad rationem. Et sic non habebit liberum arbitrium, quod est facultas voluntatis et rationis.

 

Praeterea, secundum philosophum in III Ethicorum [cap. 7 (1114 a 32)], qualis unusquisque est, talis finis videtur ei. Sed non est in potestate nostra quod simus tales vel tales, cum hoc homo ex nativitate habeat, et dependeat, ut quibusdam videtur, ex dispositione stellarum. Ergo non est in potestate nostra ut hunc vel illum finem approbemus. Sed omne iudicium de agendis ex fine sumitur. Ergo non sumus liberi arbitrii.

Praeterea, liberum necessitati opponitur. Sed respectu quorumdam voluntas hominis necessitatem habet ; de necessitate enim vult beatitudinem. Ergo non habet respectu omnium libertatem ; et ita non est liberi arbitrii quantum ad omnia.

 

 

 

Sed contra. Est quod dicitur, Eccli. XV, vers. 14 : Deus ab initio constituit hominem, et reliquit eum in manu consilii sui ; Glossa [interlin.], id est in potestate liberi arbitrii.

 

Praeterea, invenitur in rebus aliquod agens quod agit ex nihilo, et non ex necessitate, scilicet Deus ; aliquod etiam agens quod agit ex aliquo, et ex necessitate, sicut agentia naturalia. Sed positis extremis in rerum natura, consequens est ut media ponantur, secundum philosophum in libro II Caeli et Mundi [De caelo II, 4 (286 a 28)]. Inter haec autem duo non potest esse nisi duplex medium ; quorum alterum est impossibile esse, scilicet agens ex nihilo, et de necessitate : ex nihilo enim agere solius Dei est, qui non ex necessitate agit, sed ex voluntate. Ergo relinquitur esse aliquid quod agat ex aliquo, et non ex necessitate ; et hoc est rationalis natura, quae agit ex praesupposita materia, et non ex necessitate, sed ex arbitrii libertate.

 

Praeterea, liberum arbitrium est facultas voluntatis et rationis. Sed in homine invenitur ratio et voluntas. Ergo et liberum arbitrium.

 

Praeterea, secundum philosophum in libro III Ethic. [l. 7 (1112 a 30)], consilium non est nisi eorum quae in nobis sunt. Sed homines de suis actibus consiliantur. Ergo homines sunt domini suorum actuum, et per hoc liberi arbitrii.

 

Praeterea, praecepta et prohibitiones fieri non debent nisi ei qui potest facere et non facere : alias enim frustra fierent. Sed homini divinitus fiunt prohibitiones et praecepta. Ergo in hominis potestate est facere et non facere ; et ita est liberi arbitrii.

 

 

Praeterea, nullus debet puniri vel praemiari pro eo quod non est in eius potestate facere et non facere. Sed homo iuste a Deo punitur et praemiatur pro suis operibus. Ergo homo potest operari et non operari ; et ita est liberi arbitrii.

 

Praeterea, omnium quae fiunt, aliquam causam ponere oportet. Sed humanorum actuum non possumus ponere causam ipsum Deum immediate : quia ea quae a Deo immediate sunt, non possunt esse nisi bona ; actus autem humani sunt quandoque boni quandoque mali. Similiter non potest dici quod humanorum actuum sit causa necessitas : quia ex necessitate proveniunt quae semper eodem modo se habent ; quod in humanis actibus non videmus. Similiter non potest dici quod fatum, vel stellarum dispositio, sit causa eorum : quia oporteret actus humanos ex necessitate accidere, sicut et causa necessaria est. Nec etiam natura eorum causa esse potest, quod ostendit humanorum actuum varietas : natura enim determinata est ad unum, nec ab eo deficit nisi in minori parte. Nec fortuna vel casus humanorum actuum causa esse potest : quia fortuna et casus sunt causa eorum quae raro et praeter intentionem accidunt, ut dicitur in II Physic. [cf. l. 9 (197 a 32)], quod in humanis actibus non apparet. Relinquitur igitur ipsum hominem facientem, esse principium suorum propriorum actuum ; et per hoc esse liberi arbitrii.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod absque omni dubitatione hominem arbitrio liberum ponere oportet. Ad hoc enim fides astringit, cum sine libero arbitrio non possit esse meritum vel demeritum, iusta poena vel praemium. Ad hoc etiam manifesta indicia inducunt, quibus apparet hominem libere unum eligere, et aliud refutare. Ad hoc etiam evidens ratio cogit, qua quidem ad investigationem, liberi arbitrii originem sequentes, hoc modo procedemus.

 

In rebus enim quae moventur vel aliquid agunt, haec invenitur differentia : quod quaedam principium sui motus vel operationis in seipsis habent ; quaedam vero extra se, sicut ea quae per violentiam moventur, in quibus principium est extra, nil conferente vim passo, secundum philosophum in III Ethic. [cap. 1 (1110 a 1 et b 15)] : in quibus liberum arbitrium ponere non possumus, eo quod non sunt causa sui motus ; liberum autem est quod sui causa est, secundum philosophum in princ. Metaphys. [I, 3 (982 b 25)].

 

 

Eorum autem quorum principium motus et operis in ipsis est, quaedam talia sunt quod ipsa seipsa movent, sicut animalia ; quaedam autem quae non movent seipsa, quamvis in seipsis sui motus aliquod principium habent, sicut gravia et levia : non enim ipsa seipsa movent, cum non possint distingui in duas partes, quarum una sit movens et alia mota, sicut in animalibus invenitur ; quamvis motus eorum consequatur aliquod principium in seipsis, scilicet formam ; quam, quia a generante habent, dicuntur a generante moveri per se, secundum philosophum in VIII Phys. [l. 8 (256 a 1)], sed a removente prohibens per accidens : et haec moventur seipsis, sed non a seipsis. Unde nec in his liberum arbitrium invenitur, quia non sunt sibi ipsis causa agendi vel movendi ; sed astringuntur ad agendum vel movendum per id quod ab altero receperunt.

 

 

 

Eorum autem quae a seipsis moventur, quorumdam motus ex iudicio rationis proveniunt, quorumdam vero ex iudicio naturali. Ex iudicio rationis homines agunt et moventur ; conferunt enim de agendis ; sed ex iudicio naturali agunt et moventur omnia bruta. Quod quidem patet tum ex hoc quod omnia quae sunt eiusdem speciei, similiter operantur, sicut omnes hirundines similiter faciunt nidum : tum ex hoc quod habent iudicium ad aliquod opus determinatum et non ad omnia ; sicut apes non habent industriam ad faciendum aliquod aliud opus nisi favos mellis ; et similiter est de aliis animalibus.

 

 

Unde recte consideranti apparet quod per quem modum attribuitur motus et actio corporibus naturalibus inanimatis, per eumdem modum attribuitur brutis animalibus iudicium de agendis ; sicut enim gravia et levia non movent seipsa, ut per hoc sint causa sui motus, ita nec bruta iudicant de suo iudicio, sed sequuntur iudicium sibi a Deo inditum. Et sic non sunt causa sui arbitrii, nec libertatem arbitrii habent. Homo vero per virtutem rationis iudicans de agendis, potest de suo arbitrio iudicare, in quantum cognoscit rationem finis et eius quod est ad finem, et habitudinem et ordinem unius ad alterum : et ideo non est solum causa sui ipsius in movendo, sed in iudicando ; et ideo est liberi arbitrii, ac si diceretur liberi iudicii de agendo vel non agendo.

Ad primum ergo dicendum, quod in opere hominis duo est invenire : scilicet electionem operum, et haec semper in hominis potestate consistit ; et operum gestionem sive executionem, et haec non semper in potestate hominis est, sed divina providentia gubernante, propositum hominis ad finem quandoque perducitur, quandoque vero non. Et ideo homo non dicitur esse liber suarum actionum, sed liber suae electionis, quae est iudicium de agendis. Et hoc ipsum nomen liberi arbitrii demonstrat. Vel potest distingui de meritorio opere, sicut in obiectionibus tactum est. Tamen prima responsio est Gregorii Nysseni.

 

Ad secundum dicendum, quod opus meritorium a non meritorio non distat in quid agere, sed in qualiter agere : nihil enim est quod unus homo meritorie agat et ex caritate, quod alius non possit absque merito agere vel velle. Et ideo hoc quod homo non potest sine gratia agere meritoria, nihil derogat perfectae libertati : quia homo dicitur esse liberi arbitrii secundum quod potest agere hoc vel illud, non secundum quod potest sic vel sic agere : quia secundum philosophum, ille qui nondum habet habitum virtutis, non habet in sua potestate agere taliter qualiter virtuosus agit, nisi in quantum potest acquirere habitum virtutis. Gratiam autem, quae opera meritoria facit, quamvis homo non possit ex libero arbitrio acquirere, potest tamen se ad gratiam habendam praeparare, quae ei a Deo non denegabitur, si fecerit quod in se est. Et ideo non est omnino extra potestatem liberi arbitrii opera meritoria agere, quamvis ad hoc per se potestas liberi arbitrii non sufficiat, eo quod modus qui ad meritum requiritur, facultatem naturae excedit ; non autem modus qui est in operibus ex virtutibus politicis. Nullus autem diceret, propter hoc hominem non esse liberi arbitrii, quia non potest taliter velle vel eligere qualiter Deus vel Angelus.

 

Ad tertium dicendum, quod Deus operatur in unoquoque agente et secundum modum illius agentis, sicut causa prima operatur in operatione causae secundae, cum secunda causa non possit in actum procedere nisi per virtutem causae primae. Unde per hoc quod Deus est causa operans in cordibus hominum, non excluditur quin ipsae humanae mentes sint causae suorum motuum : unde non tollitur ratio libertatis.

 

Ad quartum dicendum, quod causa prima dicitur esse principalis simpliciter loquendo, propter hoc quod magis influit in effectum ; sed causa secunda secundum quid principalis est, in quantum effectus ei magis conformatur.

 

Ad quintum dicendum, quod instrumentum dupliciter dicitur. Uno modo proprie ; quando scilicet aliquid ita ab altero movetur quod non confertur ei a movente aliquod principium talis motus ; sicut serra movetur a carpentario : et tale instrumentum est expers libertatis. Alio modo dicitur instrumentum magis communiter quidquid est movens ab alio motum, sive sit in ipso principium sui motus, sive non. Et sic ab instrumento non oportet quod omnino excludatur ratio libertatis ; quia aliquid potest esse ab alio motum, quod tamen seipsum movet : et ita est de mente humana.

 

Ad sextum dicendum, quod ille qui non habet gratiam, potest eligere bonum, sed non meritorie ; hoc autem non derogat libertati arbitrii, ut dictum est [in solut. ad 2].

 

Ad septimum dicendum, quod servitus peccati non dicit coactionem ; sed vel inclinationem, in quantum peccatum praecedens aliquo modo inducit ad sequentia ; vel defectum virtutis naturalis, quae non potest se a macula peccati eripere, cui se semel subdidit. Et ideo semper in homine remanet libertas a coactione, per quam naturaliter est liberi arbitrii.

 

Ad octavum dicendum, quod Anselmus [De lib. arb., cap. 3] in verbis illis loquitur quasi obiiciendo ; ipse enim postmodum ostendit quod indigentia gratiae libero arbitrio non contradicit.

 

Ad nonum dicendum, quod ad ipsum opus quod est meritorium, se extendit potestas liberi arbitrii, quamvis non sine Deo, sine cuius virtute nihil est in mundo quod agere possit ; sed motus ille quo opus fit meritorium naturalem facultatem excedit, ut dictum est.

 

Ad decimum dicendum, quod circa hoc est duplex opinio. Quidam enim dicunt, quod homo in peccato mortali existens non potest vitare diu quin mortaliter peccet ; potest tamen vitare hoc vel illud peccatum mortale, sicut communiter omnes dicunt de peccatis venialibus. Et sic non videtur haec necessitas tollere arbitrii libertatem. Alia opinio est, quod homo in peccato mortali existens potest omne peccatum vitare ; non tamen potest vitare quin mortale sit sub peccato, quia non potest per seipsum a peccato resurgere, sicut potuit per seipsum in peccatum cadere. Et secundum hoc facilius sustinetur arbitrii libertas. De hoc tamen infra quaeretur, cum erit quaestio de potestate liberi arbitrii.

 

Ad undecimum dicendum, quod voluntas nostra fertur in finem, vel in id quod est ad finem ; in finem vero honestum vel delectabilem secundum quod triplex bonum distinguitur, honestum, utile, et delectabile. Respectu ergo finis honesti ponit Bernardus libertatem arbitrii ; respectu boni utilis, quod est ad finem, libertatem consilii ; respectu autem boni delectabilis, libertatem beneplaciti. Quamvis autem discretio sit per ignorantiam diminuta, non tamen omnino ablata : et ideo libertas arbitrii per peccatum est quidem debilitata, sed non omnino amissa.

 

Ad duodecimum dicendum, quod homo habet necesse peccare post peccatum ante reparationem, id est habere peccatum ; non autem habet necesse uti peccato, secundum unam opinionem. Sic igitur dupliciter peccare dicitur, sicut et videre, secundum philosophum in libro II de Anima [l. 10 (417 a 10)]. Vel, secundum aliam opinionem, habet necesse peccare aliquo peccato, cum tamen respectu nullius habeat necessitatem.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod ex praescientia Dei non potest concludi quod actus nostri sint necessarii necessitate absoluta, quae dicitur necessitas consequentis ; sed necessitate conditionata, quae dicitur necessitas consequentiae, ut patet per Boetium in fine de Consolat. philosophiae [V, 6].

 

Ad decimumquartum dicendum, quod moveri dupliciter dicitur. Uno modo proprie, prout philosophus definit motum in III Physic. [cap. 1 (201 a 10)], dicens, quod motus est actus existentis in potentia secundum quod huiusmodi. Et sic verum est quod quanto aliquod mobile propinquius est primo motori, tanto in eo maior uniformitas motus invenitur : quia quanto est propinquius primo motori, tanto est perfectius, et magis in actu existens, et minus in potentia, et ideo paucioribus motibus mobile. Alio modo dicitur motus large operatio quaelibet, sicut intelligere vel sentire. Et sic accipiendo motum philosophus dicit in III de Anima [l. 12 (431 a 7)], quod motus est actus perfecti : quia unumquodque operatur secundum quod est in actu. Et sic quodammodo propositio habet veritatem, quodammodo vero non. Si enim uniformitas motus attendatur ex parte effectuum, sic falsitatem habet ; quia quanto aliquod operans est virtuosius et perfectius, tanto ad plures effectus eius virtus se extendit. Si vero attendatur quantum ad modum agendi, sic propositio veritatem habet ; quia quanto est perfectius aliquod operans, tanto magis observat eumdem modum in agendo ; quia minus variatur a sua natura et dispositione, quam sequitur modus agendi. Mentes autem rationales dicuntur esse mobiles non primo modo motus, quia talis motus est solum corporum, sed secundo. Sic etiam Plato posuit primum movens movere seipsum, in quantum vult se et intelligit se, ut Commen­tator dicit in libro VIII Physic. [comm. 40]. Et ideo non oportet quod mentes rationales sint determinatae ad aliquos effectus ; sed respectu multorum efficaciam habent, ratione cuius competit eis libertas.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod non semper oportet illud nobilius esse quod paucioribus motibus vel operationibus suum finem consequi potest ; quia quandoque aliquid consequitur perfectiorem finem pluribus operationibus, quam alterum unica operatione consequi possit, sicut ibidem [292 b 1 sqq.] philosophus dicit. Et hoc modo mentes rationales perfectiores inveniuntur summo caelo, quod unum tantum motum habet, quia perfectiorem finem consequuntur quamvis pluribus operationibus.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod quamvis creatura esset melior si immobiliter Deo adhaereret, tamen illa est bona quae potest Deo adhaerere et non adhaerere ; et ita melius est universum ubi utraque creatura invenitur, quam si altera tantum invenitur. Et haec est responsio Augustini [cf. De lib. arb. III, 5]. Vel potest dici, secundum Gregorium Nyssenum [Nemesius, De nat. hom., cap. 41] et Damascenum [De fide II, 27], quod hoc est impossibile aliquam creaturam esse voluntate immutabili adhaerentem Deo per propriam naturam, eo quod, cum sit ex nihilo, flexibilis est. Si tamen aliqua creatura immobiliter adhaereret Deo, non propter hoc privatur libero arbitrio : quia potest adhaerendo multa facere vel non facere.

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod iudicium cui attribuitur libertas, est iudicium electionis ; non autem iudicium quo sententiat homo de conclusionibus in scientiis speculativis ; nam ipsa electio est quasi quaedam scientia de praeconsiliatis.

 

 

Ad decimumoctavum dicendum, quod sicut aliquod verum est quod propter impermixtionem falsi de necessitate ab intellectu recipitur, sicut prima principia demonstrationis ; ita est aliquod bonum quod propter malitiae impermixtionem de necessitate a voluntate appetitur, scilicet ipsa felicitas. Non tamen sequitur quod ab illo obiecto voluntas cogatur ; quia coactio dicit aliquid contrarium voluntati, quae est proprie inclinatio volentis ; non autem dicit aliquid contrarium intellectui, qui non dicit inclinationem intelligentis. Nec ex necessitate illius boni inducitur necessitas voluntatis respectu aliorum volendorum, sicut ex necessitate primorum principiorum inducitur intellectui necessitas ad assentiendum conclusionibus ; eo quod alia volita non habent necessariam habitudinem ad illud primum volitum vel secundum veritatem vel secundum apparentiam, ut scilicet absque illis primum volitum haberi non possit ; sicut conclusiones demonstrativae habent necessariam habitudinem ad principia ex quibus demonstrantur, ita quod, conclusionibus non existentibus veris, necesse est principia non esse vera.

 

Ad decimumnonum dicendum, quod homines ex nativitate non consequuntur aliquam dispositionem immediate in anima intellectiva, per quam de necessitate inclinentur ad aliquem finem eligendum, nec a corpore caelesti, nec ab aliquo alio ; nisi quod ex ipsa sui natura inest eis necessarius appetitus ultimi finis, scilicet beatitudinis, quod non impedit arbitrii libertatem, cum diversae viae remaneant eligibiles ad consecutionem illius finis. Et hoc ideo quia corpora caelestia non habent immediatam impressionem in animam rationalem. Ex nativitate autem consequitur in corpore nati aliqua dispositio tum ex virtute corporum caelestium, tum ex causis inferioribus, quae sunt semen et materia concepti, per quam anima quodammodo ad aliquid eligendum prona efficitur, secundum quod electio animae rationalis inclinatur ex passionibus, quae sunt in appetitu sensitivo, qui est potentia corporalis consequens corporis dispositiones. Sed ex hoc nulla necessitas inducitur ei ad eligendum ; cum in potestate animae rationalis sit accipere, vel etiam refutare passiones subortas. Postmodum vero homo efficitur aliqualis per aliquem habitum acquisitum cuius nos causa sumus, vel infusum, qui sine nostro consensu non datur, quamvis eius causa non simus. Et ex hoc habitu efficitur quod homo efficaciter appetat finem consonum illi habitui. Et tamen ille habitus necessitatem non inducit, nec libertatem electionis tollit.

 

Ad vigesimum dicendum, quod cum electio sit quoddam iudicium de agendis, vel iudicium consequatur, de hoc potest esse electio quod sub iudicio nostro cadit. Iudicium autem in agendis sumitur ex fine, sicut de conclusionibus ex principiis. Unde, sicut de primis principiis non iudicamus ea examinantes, sed naturaliter ei assentimus, et secundum ea omnia alia examinamus ; ita et in appetibilibus, de fine ultimo non iudicamus iudicio discussionis vel examinationis, sed naturaliter approbamus, propter quod de eo non est electio, sed voluntas. Habemus ergo respectu eius liberam voluntatem, cum necessitas naturalis inclinationis libertati non repugnet, secundum Augustinum, V de Civitate Dei [cap. 10] ; non autem liberum iudicium, proprie loquendo, cum non cadat sub electione.

 

 

 

 

 

Article 2 - LE LIBRE ARBITRE EXISTE-T-IL CHEZ LES BÊTES ?

(Secundo quaeritur utrum liberum arbitrium sit in brutis.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° On dit que nous sommes doués de libre arbitre, en ce sens que nos actes sont volontaires. Or les enfants comme les bêtes ont en commun le volontaire, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique. Le libre arbitre existe donc chez les bêtes.

 

 

2° Selon le Philosophe au huitième livre de la Physique, en tout ce qui se meut soi-même, il y a le pouvoir de se mouvoir et de s’immobiliser. Or les bêtes se meuvent d’elles-mêmes ; elles peuvent donc se mouvoir et s’immobiliser. Or on dit que nous sommes doués de libre arbitre, en ce sens qu’il est en notre pouvoir de faire quelque chose, comme on le voit clairement chez saint Grégoire de Nysse et saint Jean Damascène. Le libre arbitre existe donc chez les bêtes.

 

3° Le libre arbitre implique deux choses : le jugement et la liberté, et les deux peuvent se trouver chez les bêtes. En effet, elles ont un jugement sur les choses à faire, cela ressort de ce qu’elles poursuivent une chose et en évitent une autre ; elles ont aussi la liberté, puisqu’elles peuvent se mouvoir et s’immobiliser. Le libre arbitre existe donc en elles.

 

 

4° Dès que la cause est posée, l’effet est posé. Or saint Jean Damascène a établi la cause de la liberté de l’arbitre en ceci, que notre âme commence par une mutation, car elle vient du néant, et c’est pourquoi elle est changeante et en puissance à de nombreuses choses. Or l’âme de la bête commence par une mutation. Le libre arbitre existe donc en elle.

 

5° On appelle « libre » ce qui n’est pas lié à quelque chose. Or l’âme de la bête n’est pas liée à l’un des opposés, car sa puissance n’est pas déterminée à une seule chose comme la puissance des réalités naturelles, qui font toujours la même chose. L’âme de la bête a donc le libre arbitre.

 

 

6° La peine n’est due qu’à celui qui a le libre arbitre. Or on trouve fréquemment dans l’ancienne loi une peine infligée aux bêtes, comme cela est clair en Ex. 19 pour la bête qui touche la montagne, et au chap. 21 pour le bœuf qui frappe de la corne, et en Lév. 20 pour la bête avec laquelle une femme s’est corrompue. Les bêtes semblent donc être douées de libre arbitre.

 

7° Le signe que l’homme est doué de libre arbitre, comme disent les saints, est qu’il est poussé au bien et retiré du mal par des préceptes. Or nous constatons que les bêtes sont attirées par des bienfaits et mues par des préceptes, ou effrayées par des menaces, afin qu’elles fassent une chose ou en quittent une autre. Les bêtes sont donc douées de libre arbitre.

 

8° Le précepte divin n’est donné qu’à celui qui a le libre arbitre. Or un précepte divin est donné à une bête : ainsi en Jon. 4, 7, d’après une autre version, il est dit que « le Seigneur commanda au ver, et il piqua le lierre ». Les bêtes ont donc le libre arbitre.

 

En sens contraire :

 

1) Si l’homme est à l’image de Dieu, il semble que ce soit parce qu’il est doué de libre arbitre, comme dit saint Jean Damascène, et aussi saint Bernard. Or les bêtes ne sont pas à l’image de Dieu. Elles ne sont donc pas douées de libre arbitre.

 

 

2) Tout ce qui est doué de libre arbitre agit, et n’est pas seulement agi. Or les bêtes n’agissent pas, mais sont agies, comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre. Les bêtes ne sont donc pas douées de libre arbitre.

 

Réponse :

 

Les bêtes ne sont aucunement douées de libre arbitre. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, puisque trois choses concourent à notre opération, à savoir la connaissance, l’appétit et l’opération elle-même, toute la notion de liberté dépend du mode de connaissance. En effet, l’appétit suit la connaissance, puisque l’appétit ne porte que sur le bien que la puissance cognitive lui propose. Et si parfois l’appétit semble ne pas suivre la connaissance, c’est parce que le jugement de l’appétit et celui de la connaissance ne portent pas sur le même objet : en effet, l’appétit porte sur l’opérable particulier, au lieu que le jugement de la raison porte parfois sur quelque universel, qui est parfois contraire à l’appé­tit. Mais le jugement sur cet opérable particulier, tel qu’il est maintenant, ne peut jamais être contraire à l’appétit. Car celui qui veut forniquer, encore qu’il sache dans l’universel que la fornication est un mal, juge cependant que l’acte de fornication est pour lui un bien, tel qu’il est maintenant, et il l’élit sous l’apparence du bien. En effet, personne n’agit en ayant l’intention du mal, comme dit Denys. Or, s’il n’y a pas d’empê­chement, le mouvement ou l’opération suit l’appétit. Voilà pourquoi, si le jugement de la cognitive n’est pas au pouvoir de quelqu’un mais reçoit d’ailleurs sa détermination, l’appétit non plus ne sera pas en son pouvoir, et par conséquent le mouvement ou l’opération ne le sera pas non plus, dans l’absolu.

 

Or le jugement est au pouvoir de celui qui juge, dans la mesure où il peut juger sur son jugement : en effet, sur ce qui est en notre pouvoir, nous pouvons juger. Or juger sur son jugement n’appartient qu’à la raison, qui fait retour sur son acte, et connaît les relations des réalités dont elle juge, et par lesquelles elle juge ; c’est pourquoi toute la racine de la liberté est établie dans la raison. Donc, dans la mesure où une chose se rapporte à la raison, elle se rapporte aussi au libre arbitre. Or la raison ne se trouve pleinement et parfaitement qu’en l’homme ; c’est donc seulement en lui que le libre arbitre se trouve en plénitude.

 

Mais les bêtes ont quelque semblant de raison, en tant qu’elles participent d’une certaine prudence naturelle, dans la mesure où la nature inférieure atteint en quelque façon ce qui appartient à la nature supérieure. Et ce semblant consiste en ce qu’elles ont un jugement ordonné sur des objets. Mais ce jugement leur vient d’une estimation naturelle, non d’une confrontation, puisqu’elles ignorent la raison de leur jugement ; c’est pourquoi un jugement de ce genre ne s’étend pas à toutes choses, comme le jugement de la raison, mais à certaines choses déterminées. Et de même, il y a en elles une certaine ressemblance du libre arbitre, en tant qu’elles peuvent faire ou ne pas faire une seule et même chose, suivant leur jugement, de sorte qu’il y a en elles comme une certaine liberté conditionnée : en effet, elles peuvent agir, si elles jugent qu’il faut agir, ou ne pas agir, si elles ne jugent pas ainsi. Mais parce que leur jugement est déterminé à une seule chose, et l’appétit et l’action sont par conséquent déterminés à une seule chose ; c’est pourquoi, suivant saint Augustin au neuvième livre sur la Genèse au sens littéral, « elles sont mues par des représentations visuelles » ; et suivant saint Jean Damascène, elles sont agies par les passions : en effet, elles jugent naturellement de telle façon sur telle représentation visuelle et sur telle passion ; c’est pourquoi telle vision d’une chose ou telle passion qui s’élève en eux les met dans la nécessité de se mouvoir pour éviter ou poursuivre, comme le mouton trouve nécessaire de craindre et de fuir à la vue du loup, cependant que le chien, si la passion de colère s’élève en lui, trouve nécessaire d’aboyer et de poursuivre pour nuire.

 

Mais l’homme n’est pas nécessairement mû par les choses qui se présentent à lui, ou par les passions qui s’élèvent en lui, parce qu’il peut les recevoir ou les repousser ; voilà pourquoi l’homme est doué de libre arbitre, mais non les bêtes.

 

Réponse aux objections :

 

1° Le volontaire est attribué aux bêtes par le Philosophe non pas en tant qu’il rejoint la volonté, mais en tant qu’il s’oppose au violent ; ainsi, il est dit que le volontaire est chez les bêtes et les enfants, non parce qu’ils ont l’usage d’une libre élection, mais parce qu’ils font quelque chose de leur propre mouvement.

 

2° La puissance motrice des bêtes, considérée en elle-même, n’est pas inclinée vers l’un des opposés plus que vers l’autre ; ainsi est-il dit qu’ils peuvent se mouvoir et s’immobiliser. Mais le jugement par lequel la puissance motrice est appliquée à l’un des opposés, est déterminé ; et par conséquent, elles ne sont pas douées de libre arbitre.

 

3° Bien qu’il y ait chez les bêtes une certaine indifférence des actions, cependant l’on ne peut pas dire au sens propre qu’il y ait en eux une liberté des actions, c’est-à-dire d’agir ou de ne pas agir : d’une part, parce que les actions, étant exercées par le corps, peuvent être contraintes ou empêchées non seulement dans le cas des bêtes, mais aussi dans le cas des hommes, et c’est pourquoi on ne dit pas même de l’homme qu’il est libre de son action ; d’autre part aussi parce que, bien qu’il y ait chez la bête, si l’on considère l’action elle-même en soi, une indifférence quant à l’agir et le non-agir, cependant, si l’on considère la relation de l’action au jugement, d’où vient sa détermination à une seule chose, alors une certaine obligation s’étend aussi aux actions elles-mêmes, de sorte que la notion de liberté ne peut être trouvée en elles de façon absolue. Mais, supposé qu’il y eût chez les bêtes quelque liberté et quelque jugement, il ne s’ensuivrait cependant pas qu’il y eût chez elles la liberté du jugement, puisque leur jugement est naturellement déterminé à une seule chose.

 

4° Commencer par une mutation, ou venir du néant, n’est pas assigné par saint Jean Damascène comme la cause du libre arbitre, mais comme la cause de la flexibilité du libre arbitre vers le mal ; et ce qui est donné comme la cause du libre arbitre, tant par saint Jean Damascène que par saint Grégoire et aussi par saint Augustin, c’est la raison.

 

 

 

5° Bien que la puissance motrice chez les bêtes ne soit pas déterminée à une seule chose, cependant leur jugement sur les choses à faire est déterminé à une seule chose, comme on l’a dit.

 

 

6° Puisque les bêtes ont été faites pour le service de l’homme, on dispose des bêtes selon qu’il est avantageux pour les hommes, à cause desquels elles ont été faites. Les bêtes sont donc punies par la loi divine, non qu’elles pèchent, mais parce que leur peine punit les hommes dans leur possession, ou les effraie en raison de la dureté même de la peine, ou encore les instruit en leur signifiant un mystère.

 

 

 

7° Tant les hommes que les bêtes sont conduits par des bienfaits et détournés par des châtiments, ou par des préceptes et des défenses ; mais de façon différente car, si les mêmes choses sont représentées à l’homme de la même façon, que ce soient des préceptes et des défenses, ou des bienfaits et des châtiments, il est en son pouvoir de les élire ou de les fuir par le jugement de la raison ; mais chez les bêtes, il y a un jugement naturel déterminé à ce que la chose qui se présente ou survient d’une certaine façon, soit reçue ou fuie de la même façon. Mais il arrive que, au souvenir des bienfaits ou des châtiments passés, les bêtes appréhendent quelque chose comme ami, et à poursuivre ou à espérer ; et autre chose comme ennemi, et à éviter ou à craindre ; voilà pourquoi, après des châtiments, la passion de crainte qui s’élève en eux les induit à obéir au geste de l’instruc­teur. Et ce genre de chose se passe chez les bêtes non pas nécessairement à cause de

la liberté de l’arbitre, mais à cause de l’indifférence des actions.

 

 

8° Selon saint Augustin au neuvième livre sur la Genèse au sens littéral, au sujet de la façon dont le précepte divin fut donné aux bêtes, « il ne faut pas croire qu’une voix venue de la nuée ait donné un ordre à l’aide de ces paroles que les êtres raisonnables qui les entendent ont l’habitude de comprendre et d’exécuter. Les bêtes et les oiseaux, en effet, n’ont pas reçu ce pouvoir ; à leur manière cependant ils obéissent à Dieu, non par le libre arbitre d’une volonté rationnelle, mais, de même que Dieu, sans être lui-même mû dans le temps, meut toutes choses en temps opportun […], ainsi sont-ils mus dans le temps pour exécuter ses ordres ».

 

Et videtur quod sic.

 

Secundum hoc enim dicimur esse liberi arbitrii, quod actus nostri sunt voluntarii. Sed voluntario et pueri et bruta communicant, secundum philosophum in III Ethicorum [l. 5 (1111 b 8)]. Ergo liberum arbitrium est in brutis.

 

Praeterea, secundum philosophum in VIII Phys. [l. 7 (255 a 7)], in omni eo quod movet seipsum, est moveri et non moveri. Sed bruta movent seipsa ; ergo in eis est moveri et non moveri. Sed secundum hoc dicimur esse liberi arbitrii, quod in nobis est agere aliquid, ut patet per Gregorium Nyssenum [Nemesius, De nat. hom., cap. 40] et Damascenum [De fide II, 26]. Ergo in brutis est liberum arbitrium.

 

Praeterea, liberum arbitrium duo importat : scilicet iudicium et libertatem, quorum utrumque est invenire in brutis. Habent enim aliquod iudicium de agendis, quod patet ex hoc quod unum prosequuntur, et aliud fugiunt ; habent etiam libertatem, cum possint moveri et non moveri. Ergo in eis est liberum arbitrium.

 

Praeterea, posita causa, ponitur effectus. Sed Damascenus [cf. De fide II, 27] posuit causam libertatis arbitrii hoc quod anima nostra a versione incipit ; quia ex nihilo est, et ideo vertibilis est, et se habet ad multa in potentia. Sed anima bruti a versione incipit. Ergo in ea est liberum arbitrium.

 

Praeterea, illud dicitur esse liberum quod non est obligatum alicui. Sed anima bruti non est obligata ad alterum oppositorum, quia potentia ipsius non est determinata ad unum, sicut potentia rerum naturalium, quae semper idem faciunt. Ergo anima bruti habet liberum arbitrium.

 

Praeterea, poena non debetur nisi ei qui habet liberum arbitrium. Sed in veteri lege frequenter invenitur poena inflicta brutis, sicut Exod. XIX, patet de bestia tangente montem, et XXI, de bove cornupeta, et Lev. XX, de iumento cui mulier succubuit. Ergo bruta videntur esse liberi arbitrii.

 

 

Praeterea, hoc est signum quod homo sit liberi arbitrii, ut sancti dicunt, quia praeceptis ad bonum instigatur, et a malo retrahitur. Videmus autem bruta allici beneficiis, et moveri

praeceptis, aut terreri minis ad aliquid agendum vel dimittendum. Ergo bruta sunt liberi arbitrii.

 

 

Praeterea, divinum praeceptum non datur nisi habenti liberum arbitrium. Sed divinum praeceptum datur bruto ; unde Ionae cap. IV, 7, secundum aliam litteram dicitur quod praecepit Dominus vermi, et percussit hederam. Ergo bruta habent liberum arbitrium.

 

Sed contra. Ex hoc videtur homo esse ad imaginem Dei quod est liberi arbitrii, ut dicit Damascenus [cf. De fide II, 12] et etiam Bernardus [cf. De grat. et lib. arb., cap. 9]. Sed bruta non sunt ad imaginem Dei. Ergo non sunt liberi arbitrii.

 

Praeterea, omne quod est liberi arbitrii, agit, et non solum agitur. Sed bruta non agunt, sed aguntur, ut Damascenus dicit in II libro [De fide II, 27]. Ergo bruta non sunt liberi arbitrii.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod bruta nullo modo sunt liberi arbitrii. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod cum ad operationem nostram tria concurrant, scilicet cognitio, appetitus, et ipsa operatio, tota ratio libertatis ex modo cognitionis dependet. Appetitus enim cognitionem sequitur, cum appetitus non sit nisi boni, quod sibi per vim cognitivam proponitur. Et quod quandoque appetitus videatur cognitionem non sequi, hoc ideo est, quia non circa idem accipitur appetitus et cognitionis iudicium : est enim appetitus de particulari operabili, iudicium vero rationis quandoque est de aliquo universali, quod est quandoque contrarium appetitui. Sed iudicium de hoc particulari operabili, ut nunc, nunquam potest esse contrarium appetitui. Qui enim vult fornicari, quamvis sciat in universali fornicationem malum esse, tamen iudicat sibi ut nunc bonum esse fornicationis actum, et sub specie boni ipsum eligit. Nullus enim intendens ad malum operatur, ut Dionysius [De div. nom., cap. 4, § 32] dicit. Appetitum autem, si non sit aliquid prohibens, sequitur motus vel operatio. Et ideo, si iudicium cognitivae non sit in potestate alicuius, sed sit aliunde determinatum, nec appetitus erit in potestate eius, et per consequens nec motus vel operatio absolute.

Iudicium autem est in potestate iudicantis secundum quod potest de suo iudicio iudicare : de eo enim quod est in nostra potestate, possumus iudicare. Iudicare autem de iudicio suo est solius rationis, quae super actum suum reflectitur, et cognoscit habitudines rerum de quibus iudicat, et per quas iudicat : unde totius libertatis radix est in ratione constituta. Unde secundum quod aliquid se habet ad rationem, sic se habet ad liberum arbitrium. Ratio autem plene et perfecte invenitur solum in homine : unde in eo solum liberum arbitrium plenarie invenitur.

Bruta autem habent aliquam similitudinem rationis, in quantum participant quamdam prudentiam na-

turalem, secundum quod natura in­ferior attingit aliqualiter ad id quod est naturae superioris. Quae qui­-

dem similitudo est secundum quod

habent iudicium ordinatum de aliquibus. Sed hoc iudicium est eis ex naturali aestimatione, non ex aliqua collatione, cum rationem sui iudicii ignorent ; propter quod huiusmodi iudicium non se extendit ad omnia, sicut iudicium rationis, sed ad quaedam determinata. Et similiter est in eis quaedam similitudo liberi arbitrii, in quantum possunt agere vel non agere unum et idem, secundum suum iudicium, ut sic sit in eis quasi quaedam conditionata libertas : possunt enim agere, si iudicant esse agendum, vel non agere, si non iudicant. Sed quia iudicium eorum est determinatum ad unum, per consequens et appetitus et actio ad unum determinatur ; unde, secundum Augustinum, libro IX super Genes. ad litteram [cap. 14], moventur visis ; et secundum Damascenum [cf. De fide II, 27 et III, 18], aguntur passionibus, quia scilicet naturaliter de tali viso et de tali passione sic iudicant ; unde necesse habent ab ipsa visione alicuius rei vel a passione insurgente moveri ad fugiendum vel prosequendum, sicut ovis viso lupo necesse habet timere et fugere ; et canis insurgente passione irae, necesse habet latrare, et prosequi ad nocendum.

 

Sed homo non necessario movetur ab his quae sibi occurrunt, vel a passionibus insurgentibus quia potest ea accipere vel refugere ; et ideo homo est liberi arbitrii, non autem bruta.

Ad primum ergo dicendum, quod voluntarium ponitur a philosopho in brutis, non secundum quod convenit cum voluntate, sed secundum quod opponitur violento ; ut sic dicatur voluntarium esse in brutis vel pueris, quia sua sponte aliquid faciunt, non propter usum liberae electionis.

 

Ad secundum dicendum, quod potentia motiva brutorum secundum se considerata non magis inclinatur ad unum oppositorum quam ad alterum ; et sic dicitur quod possunt moveri et non moveri. Sed iudicium quo applicatur potentia motiva ad alterum oppositorum, est determinatum ; et sic non sunt liberi arbitrii.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis in brutis sit quaedam indifferentia actionum, tamen non potest proprie dici quod sit in eis libertas actionum, sive agendi vel non agendi : tum quia actiones, cum per corpus exerceantur, cogi possunt vel prohiberi, non solum in brutis, sed in hominibus, unde nec ipse homo dicitur liber actionis suae ; tum etiam, quia quamvis sit indifferentia ad agere et non agere in bruto, considerata ipsa actione secundum seipsam, tamen considerato ordine eius ad iudicium, a quo provenit quod est determinatum ad unum, etiam ad ipsas actiones obligatio quaedam derivatur, ut non possit in eis inveniri ratio libertatis absolute. Tamen, dato quod in eis esset libertas aliqua, et iudicium aliquod, non tamen sequeretur quod esset in eis libertas iudicii, cum iudicium eorum sit naturaliter determinatum ad unum.

 

 

 

Ad quartum dicendum, quod incipere a versione, vel esse ex nihilo, non assignat Damascenus causam libertatis arbitrii, sed causam flexibilitatis liberi arbitrii in malum ; causam autem liberi arbitrii assignat tam Damascenus [cf. De fide II, 27] quam Gregorius Nyssenus [Nemesius, cf. De nat. hom., cap. 41] quam etiam Augustinus [Petrus Lomb., Sent. II, dist. 24, cap. 3] rationem.

 

Ad quintum dicendum, quod quamvis potentia motiva in brutis non sit determinata ad unum, tamen iudicium eorum de agendis est determinatum ad unum, ut dictum est [in corp. et ad 3].

 

Ad sextum dicendum, quod cum bruta sint facta in obsequium hominis, secundum hoc de brutis disponitur quod hominibus expedit, propter quos facta sunt. Puniuntur ergo bruta lege divina, non propter hoc quod ipsa peccent, sed propter hoc quod ex eorum poena homines puniantur in eorum possessione, vel terreantur ex ipsa poenae acerbitate, vel etiam instruantur ex mysterii significatione.

 

Ad septimum dicendum, quod tam homines quam bruta beneficiis inducuntur, et flagellis prohibentur, vel praeceptis et prohibitionibus ; sed diversimode : quia in potestate hominum est ut eisdem rebus similiter repraesentatis, sive sint praecepta et prohibitiones, sive sint beneficia et flagella, eligant vel fugiant iudicio rationis ; sed in brutis est iudicium naturale determinatum ad hoc quod id quod uno modo proponitur vel occurrit, eodem modo accipiatur vel fugiatur. Contingit autem ex memoria praeteritorum beneficiorum vel flagellorum ut bruta aliquid apprehendant quasi amicum, et prosequendum vel sperandum ; et aliquid quasi inimicum, et fugiendum vel timendum : et ideo post flagella, ex passione timoris, quae inde eis insurgit, inducuntur ad obediendum nutui instructoris. Nec est necessarium huiusmodi brutis fieri propter libertatem arbitrii, sed propter indifferentiam actionum.

 

Ad octavum dicendum, quod secundum Augustinum IX super Genesim ad litteram [cap. 14], praeceptum divinum brutis factum, non ita factum esse credendum est ut vox aliqua iussionis de nube facta sit eis aliquibus verbis, quae rationales animae audientes, intelligere atque obedire solent : non enim hoc acceperunt ut possint bestiae vel aves. In suo tamen genere obtemperant Deo : non rationalis voluntatis arbitrio ; sed, sicut movet ille omnia temporibus opportunis, non ipse temporaliter motus, moventur bruta temporaliter, ut iussa eius efficiant.

 

 

 

 

 

 

Article 3 - LE LIBRE ARBITRE EXISTE-T-IL EN DIEU ?

(Tertio quaeritur utrum liberum arbitrium sit in Deo.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Le libre arbitre est une faculté de la volonté et de la raison. Or la raison ne convient pas à Dieu, puisqu’elle désigne une connaissance discursive, au lieu que Dieu connaît tout d’un simple regard. Le libre arbitre ne convient donc pas à Dieu.

 

2° Le libre arbitre est la faculté par laquelle on élit le bien et le mal, comme le montre clairement saint Augustin. Or la faculté d’élire le mal n’existe pas en Dieu. Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.

 

 

 

3° Le libre arbitre est une puissance qui a des actes opposés. Or Dieu n’a pas des actes opposés, puisqu’il est immuable, et qu’il ne peut être infléchi vers le mal. Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.

 

 

4° Élire est l’acte du libre arbitre, comme il ressort de la définition susdite. Or l’élection ne convient pas à Dieu, puisqu’elle suit le conseil, qui est propre à celui qui doute et qui enquête. Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.

 

En sens contraire :

 

1) Anselme dit : « Si le pouvoir de pécher entrait dans la définition du libre arbitre, alors ni Dieu ni les anges n’auraient de libre arbitre ; ce qui est absurde. » Il est donc aberrant de dire que Dieu n’a pas de libre arbitre.

 

 

2) I Cor. 12, 11 : « C’est un seul et même Esprit qui produit tous ces dons, les distribuant à chacun en particulier, comme il lui plaît » ; la Glose : « d’après le libre arbitre de sa volonté ». Le Saint-Esprit a donc un libre arbitre et, pour la même raison, le Père et le Fils aussi.

 

Réponse :

 

On peut trouver le libre arbitre en Dieu ; mais de façon différente en lui, dans les anges, et dans les hommes.

 

En effet, que le libre arbitre existe en Dieu, apparaît en ce qu’il possède lui-même la fin de sa volonté, fin qu’il veut naturellement, et qui est sa bonté ; et toutes les autres choses, il les veut comme ordonnées à cette fin ; mais, pour parler dans l’absolu, il ne les veut pas nécessairement, comme on l’a montré dans la question précédente, attendu que sa bonté n’a pas besoin des choses qui lui sont ordonnées, si ce n’est pour sa manifestation, laquelle peut se faire convenablement de plusieurs façons ; il lui reste ainsi un libre jugement pour vouloir ceci ou cela, comme c’est le cas pour nous. Et c’est pourquoi il est nécessaire de dire que le libre arbitre se trouve en Dieu, et semblablement dans les anges ; en effet, les anges ne veulent pas par nécessité tout ce qu’ils veulent ; mais ce qu’ils veulent, ils le veulent par un libre jugement, tout comme nous.

 

Cependant, le libre arbitre se trouve différemment en nous, dans les anges, et en Dieu. En effet, si ce qui est premier varie, il est nécessaire que ce qui suit varie. Or la faculté du libre arbitre présuppose deux choses : la nature, et la puissance cognitive.

 

La nature est d’un autre mode en Dieu que dans les hommes et que dans les anges. Car la nature divine est incréée, et elle est son être et sa bonté ; aussi ne peut-il y avoir de défaut en lui ni quant à l’être ni quant à la bonté. Mais la nature humaine et la nature angélique sont créées, ayant pour principe le néant ; par conséquent, autant qu’il est en elles, elles ont la

possibilité de faillir. Et c’est pourquoi le libre arbitre de Dieu ne peut nullement être infléchi vers le mal, au lieu que le libre arbitre de l’homme et de l’ange, considéré dans ses principes naturels, peut être infléchi vers le mal.

 

La connaissance aussi se trouve avec un mode différent en l’homme, en Dieu, et dans les anges. En effet, l’homme a une connaissance voilée, et prend connaissance de la vérité par un processus discursif ; c’est pourquoi le doute et la difficulté lui surviennent lorsqu’il distingue et juge, car « les pensées des hommes sont timides, et nos prévoyances sont incertaines » comme il est dit en Sag. 9, 14. Mais en Dieu, et dans les anges à leur façon, il y a une connaissance simple de la vérité, sans processus discursif ni enquête ; aussi la difficulté ou le doute n’ont-ils pas de place en eux lorsqu’ils distinguent ou jugent. Voilà pourquoi Dieu et l’ange ont en leur libre arbitre une prompte élection, au lieu que l’homme est sujet à la difficulté lorsqu’il élit, à cause de l’incertitude et du doute.

 

Et ainsi, l’on voit clairement que le libre arbitre de l’ange occupe une place médiane entre le libre arbitre de Dieu et celui de l’homme, ayant part en quelque façon aux deux extrêmes.

 

Réponse aux objections :

 

1° Le mot « raison » est parfois pris au sens large, pour désigner toute connaissance immatérielle ; et en ce sens, la raison se trouve en Dieu ; c’est pourquoi Denys met la raison au nombre des noms divins, au septième chapitre des Noms divins. D’une autre façon, ce mot est pris proprement pour désigner la puissance cognitive avec processus discursif ; et en ce sens, la raison ne se trouve ni en Dieu ni dans les anges, mais seulement dans les hommes. L’on peut donc dire que la raison est placée dans la définition du libre arbitre selon la première acception. Mais si on la prend dans la seconde acception, alors le libre arbitre est défini avec le mode qu’il a dans les hommes.

 

2° Le pouvoir d’élire le mal n’entre pas dans la notion de libre arbitre, mais c’est une conséquence du libre arbitre, lorsqu’il existe dans une nature créée ayant la possibilité de faillir.

 

 

3° La volonté divine a des actes opposés : non qu’elle veuille une chose et ensuite ne la veuille pas, ce qui s’opposerait à son immuabilité ; ni qu’elle puisse vouloir le bien et le mal, car cela impliquerait une faillibilité en Dieu ; mais parce qu’elle peut vouloir ceci et ne pas le vouloir.

 

 

4° Suivre le conseil, lequel s’effectue avec enquête, est le fait de l’élection telle qu’on la trouve dans la nature rationnelle, qui prend connaissance de la vérité par un processus discursif de la raison ; mais dans la nature intellectuelle, qui a une réception simple de la vérité, l’élection se trouve être sans enquête précédente. Et c’est ainsi que l’élec­tion existe en Dieu.

 

Et videtur quod non.

 

Liberum enim arbitrium est facultas voluntatis et rationis. Sed ratio non competit Deo, cum nominet cognitionem discursivam ; Deus autem simplici intuitu omnia cognoscit. Ergo Deo liberum arbitrium non competit.

 

Praeterea, liberum arbitrium est facultas qua bonum et malum eligitur, ut per Augustinum [Petrus Lomb., Sent. II, dist. 24, cap. 3] patet. Sed in Deo non est facultas eligendi malum. Ergo in Deo non est liberum arbitrium.

 

Praeterea, liberum arbitrium est potentia ad oppositos actus se habens. Sed Deus non se habet ad opposita, cum sit immutabilis, nec in malum flecti possit. Ergo liberum arbitrium non est in Deo.

 

Praeterea, actus liberi arbitrii est eligere, ut patet per definitionem inductam. Electio autem Deo non competit ; cum sequatur consilium, quod est dubitantis et inquirentis. Ergo in Deo non est liberum arbitrium.

 

 

Sed contra. Est quod dicit Anselmus [cf. De lib. arb., cap. 1] : si posse peccare esset pars liberi arbitrii, et Deus et Angeli liberum arbitrium non haberent ; quod est absurdum. Ergo inconveniens est dicere, quod Deus liberum arbitrium non habeat.

 

Praeterea. I Corinth. XII, 11 : haec omnia operatur unus atque idem spiritus, dividens singulis prout vult ; Glossa [Petrus Lomb., Sent. II, dist. 25, cap. 1] pro libero voluntatis arbitrio. Ergo spiritus sanctus habet liberum arbitrium, et eadem ratione pater et filius.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod in Deo est invenire liberum arbitrium ; alio tamen modo in eo, et in Angelis, et in hominibus.

Quod enim in Deo sit liberum arbitrium, hinc apparet quod ipse habet voluntatis suae finem, quem naturaliter vult, scilicet suam bonitatem ; alia vero omnia vult quasi ordinata ad hunc finem : quae quidem, absolute loquendo, non necessario vult, ut in praecedenti quaestione ostensum est, eo quod bonitas eius his quae ad ipsam ordinantur, non indiget nisi ad eius manifestationem, quae convenienter pluribus modis fieri potest : unde remanet ei liberum iudicium ad volendum hoc vel illud, sicut in nobis est. Et propter hoc oportet dicere, in Deo liberum arbitrium inveniri, et similiter in Angelis : non enim ipsi ex necessitate volunt quidquid volunt ; sed hoc quod volunt, ex libero iudicio volunt, sicut et nos.

 

Aliter tamen invenitur liberum arbitrium in nobis et in Angelis et in Deo : variatis enim prioribus necesse est posteriora variari. Facultas autem liberi arbitrii duo praesupponit : scilicet naturam, et vim cognitivam.

 

 

Natura quidem alterius modi est in Deo quam sit in hominibus et in Angelis. Natura enim divina increata est, et est suum esse et sua bonitas ; unde in eo non potest esse defectus aliquis nec quantum ad esse nec quantum ad bonitatem. Natura autem humana et angelica creata est, ex nihilo principium sumens ; unde, quantum est de se, possibilis est ad defectum. Et propter hoc, liberum arbitrium Dei nullo modo flexibile est ad malum ; liberum vero arbitrium hominis et Angeli, in suis naturalibus consideratum, in malum flexibile est.

Cognitio etiam alterius modi invenitur in homine quam in Deo et in Angelis. Homo enim habet cognitionem obumbratam, et cum discursu veritatis notitiam sumentem ; unde accidit ei dubitatio et difficultas in discernendo et iudicando, quia cogitationes hominum timidae, et incertae providentiae nostrae, ut dicitur Sapient., cap. IX, vers. 14. Sed in Deo et in Angelis suo modo est simplex notitia veritatis absque discursu et inquisitione ; unde non cadit in eis dubitatio aut difficultas in discernendo vel iudicando. Et ideo Deus et Angeli habent promptam electionem liberi arbitrii ; homo vero in eligendo difficultatem patitur propter incertitudinem et dubitationem.

 

Et sic patet quod liberum arbitrium Angeli medium locum tenet inter liberum arbitrium Dei et hominis, participans aliqualiter cum utroque extremorum.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod ratio quandoque sumitur large pro omni immateriali cognitione : et sic ratio invenitur in Deo ; unde Dionysius inter divina nomina rationem ponit, VII cap. de Divin. Nomin. [§ 4]. Alio modo accipitur proprie pro vi cognitiva cum discursu : et sic ratio nec in Deo nec in Angelis invenitur, sed in hominibus tantum. Potest ergo dici, quod ratio in definitione liberi arbitrii ponitur secundum primam acceptionem. Si vero sumatur in secunda acceptione, tunc definitur liberum arbitrium secundum illum modum quo est in hominibus.

 

 

Ad secundum dicendum, quod posse eligere malum, non est de ratione liberi arbitrii ; sed consequitur liberum arbitrium, secundum quod est in natura creata possibili ad defectum.

 

Ad tertium dicendum, quod voluntas divina se habet ad opposita, non quidem ut aliquid velit et postea nolit, quod eius immutabilitati repugnaret ; nec ut possit velle bonum et malum, quia defectibilitatem in Deo poneret ; sed quia potest hoc velle et non velle.

 

Ad quartum dicendum, quod hoc quod electio sequitur consilium, quod cum inquisitione agitur, accidit electioni secundum quod invenitur in natura rationali, quae veritatis notitiam capit per discursum rationis ; sed in natura intellectuali, quae habet simplicem acceptionem veritatis, invenitur electio absque inquisitione praecedente. Et sic electio in Deo est.

 

 

 

 

Article 4 - LE LIBRE ARBITRE EST-IL OU NON UNE PUISSANCE ?

(Quarto quaeritur utrum liberum arbitrium sit potentia, vel non.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Le libre arbitre, suivant saint Augustin, « est une faculté de la volonté et de la raison ». Or le mot « faculté » évoque un pouvoir facile. Puis donc que la facilité de la puissance vient de l’habitus – car, selon saint Augustin, l’habitus est ce qui permet d’agir facilement –, il semble que le libre arbitre soit un habitus.

 

 

 

2° Parmi les opérations, certaines sont morales, d’autres naturelles. Or la faculté qui sert aux opérations morales, est un habitus, non une puissance, comme cela est clair pour les vertus morales. Le libre arbitre, qui implique une facilité pour les opérations naturelles, est donc lui aussi un habitus, non une puissance.

 

3° Selon le Philosophe au deuxième livre de la Physique, si la nature faisait un navire, elle le ferait comme l’art. La facilité naturelle est donc de même nature que la facilité qui advient par l’art. Or la facilité qui advient par l’art est un certain habitus acquis par des œuvres, comme on le voit clairement avec les vertus morales, si nous disons advenir par l’art tout ce qui est fait selon la raison. La faculté ou facilité naturelle qu’est le libre arbitre sera donc un certain habitus.

 

 

4° Selon le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, les habitus nous permettent d’agir de telle ou telle façon, et les puissances nous permettent simplement d’agir. Or l’expression de libre arbitre désigne non seulement ce par quoi nous agissons, mais ce par quoi nous agissons de telle façon, c’est-à-dire librement. L’expression de libre arbitre désigne donc un habitus.

 

5° [Le répondant] disait que lorsque l’on dit : « l’habitus nous permet d’agir de telle ou telle façon », il faut comprendre : « bien ou mal ». En sens contraire : ce qui entre dans la notion d’habitus est commun à tout habitus. Or bien ou mal agir n’est pas commun à tout habitus, car les habitus spéculatifs ne se rapportent pas au bien

ou au mal, semble-t-il. Bien ou mal agir n’entre donc pas dans la notion d’habitus.

 

 

6° Ce qui est ôté par le péché ne peut être une puissance, mais un habitus. Or le libre arbitre est ôté par le péché car, comme dit saint Augustin, « en usant mal de son libre arbitre, l’homme se perdit et le perdit ». Le libre arbitre est donc un habitus et non une puissance.

 

 

7° [Le répondant] disait que la parole de saint Augustin s’entend de la liberté de la grâce, qui existe par un habitus. En sens contraire : selon saint Augustin, personne ne mésuse de l’habitus de la grâce. Le libre arbitre, dont on mésuse, ne peut donc être compris comme la liberté de la grâce.

 

 

8° Saint Bernard dit que le libre arbitre est « un habitus de l’esprit libre de ses mouvements » ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

9° Il est plus facile de passer à l’acte de la connaissance qu’à l’acte de l’opération. Or il a été donné à la puissance cognitive un habitus naturel, l’intelligence des principes, qui est au sommet de la connaissance. À la puissance opérative ou motrice a donc aussi été donné quelque habitus naturel. Puis donc que le libre arbitre semble tenir le plus haut rang parmi les moteurs, il semble qu’il soit un habitus, ou une puissance perfectionnée par un habitus.

 

 

10° Une puissance n’est restreinte que par un habitus. Or la volonté et la raison sont restreintes dans le libre arbitre : en effet, la volonté porte sur les choses possibles et sur les impossibles, au lieu que le libre arbitre ne porte pas sur les impossibles ; semblablement, la raison porte sur les choses qui sont en nous et sur celles qui ne sont pas en nous, mais le libre arbitre, seulement sur celles qui sont en nous. L’expression de « libre arbitre » désigne donc un habitus.

 

11° De même que le nom de puissance désigne une chose qui s’ajoute à l’essence, de même le nom de faculté désigne une chose qui s’ajoute à la puissance. Or ce qui s’ajoute à la puissance, c’est l’habitus. Puis donc que le libre arbitre est une faculté, il semble qu’il soit un habitus.

 

12° Saint Augustin dit que le libre arbitre est « un mouvement vital et rationnel de l’âme ». Or le nom de mouvement désigne un acte. Le libre arbitre est donc un acte et non une puissance.

 

 

13° Le jugement, selon Boèce, est l’acte de celui qui juge. Or l’arbitre est la même chose que le jugement. L’arbitre est donc lui aussi un acte. Or ajouter « libre » ne le fait pas sortir du genre de l’acte, car on appelle libres les actes qui sont au pouvoir de l’agent. Le libre arbitre est donc un acte et non une puissance.

 

 

14° Selon saint Augustin au livre sur la Trinité, ce qui dépasse son sujet est en lui essentiellement, non accidentellement : par là, il prouve que l’amour et la connaissance sont dans l’esprit essentiellement, car l’esprit aime et connaît non seulement soi-même, mais aussi d’autres choses. Or le libre arbitre s’étend au-delà du sujet, car l’âme agit librement sur les choses qui sont au-dehors d’elle. Le libre arbitre est donc dans l’âme essentiellement ; et ainsi, il n’est pas une puissance, puisque la puissance s’ajoute à l’essence.

 

 

15° Aucune puissance ne se met elle-même en acte. Or le libre arbitre se met en acte quand il veut. Le libre arbitre n’est donc pas une puissance.

 

En sens contraire :

 

1) Selon le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, trois choses sont dans l’âme : la puissance, l’habitus et la passion. Or le libre arbitre n’est pas une passion, puisqu’il est dans la partie supérieure de l’âme, au lieu que la passion et la qualité passible concernent seulement la partie sensitive ; semblablement, il n’est pas un habitus, puisqu’il est le sujet de la grâce – en effet, il se rapporte à la grâce, suivant saint Augustin, comme le cheval au cavalier –, or un habitus ne peut être le sujet d’un autre habitus. Il reste donc que le libre arbitre est une puissance.

 

 

 

2) Il semble y avoir cette différence entre la puissance et l’habitus, que la puissance, qui a des objets opposés, est déterminée à un seul objet par l’habitus. Or l’expression de libre arbitre désigne une chose ayant des objets opposés et nullement déterminée à un seul objet. Le libre arbitre est donc une puissance, et non un habitus.

 

 

3) Saint Bernard dit : « Ôte le libre arbitre, et il n’y a plus rien à sauver. » Or ce qui est sauvé est l’âme, ou une puissance de l’âme. Puis donc que le libre arbitre n’est pas l’âme, car il relève seulement de la partie supérieure, il reste qu’il est une puissance.

 

 

 

4) Le Maître dit au deuxième livre des Sentences, dist. 24 : « Cette puissance de l’âme raisonnable, par laquelle elle peut vouloir

le bien ou le mal en distinguant l’un de l’autre, est appelée libre arbitre. » Et ainsi, le libre arbitre est une puissance.

 

5) Anselme dit que le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volonté pour elle-même ». Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Réponse :

 

L’expression de « libre arbitre », si l’on envisage son sens, désigne un acte ; mais le langage usuel l’a amenée à signifier ce qui est le principe de l’acte. En effet, lorsque nous disons que l’homme jouit du libre arbitre, non ne voulons pas dire qu’il juge librement en acte, mais qu’il a en lui-même de quoi pouvoir juger librement.

 

Si donc cet acte de juger librement a en soi quelque chose qui excède la force de la puissance, alors l’expression de libre arbitre désignera un habitus, ou une puissance perfectionnée par un habitus ; ainsi, se mettre en colère avec mesure implique une chose qui dépasse la force de l’irascible, car l’irascible ne peut par lui-même réfréner la passion de colère, à moins d’être perfectionné par un habitus, grâce auquel la mesure de la raison est imprimée en lui. Mais si juger librement n’implique pas en soi une chose qui dépasse la force de la puissance, l’expression de libre arbitre désignera simplement la puissance ; ainsi, se mettre en colère ne dépasse pas la force de la puissance irascible, donc son principe propre est la puissance, et non un habitus.

 

Or il est avéré que l’acte de juger, si l’on n’y ajoute rien, ne surpasse point la force de la puissance, attendu que c’est l’acte d’une puissance – la raison – par sa nature propre, sans qu’un habitus surajouté soit requis. Et si l’on y ajoute « librement », cet acte ne dépasse toujours pas la force de la puissance. Car on dit qu’une chose est faite librement lorsqu’elle est au pouvoir de celui qui agit. Or, qu’une chose soit en notre pouvoir, cela est en nous par une puissance – la volonté – et non par un habitus. Voilà pourquoi l’expression de « libre arbitre » ne désigne pas un habitus, mais la puissance de volonté ou de raison, l’une en relation à l’autre. En effet, l’acte d’élection est produit ainsi, c’est-à-dire provient de l’une d’elles en relation à l’autre, suivant la parole du Philosophe au sixième livre de l’Éthique, disant que l’élection est l’appétit de l’intel­lectif, ou l’intelligence de l’appétitif.

 

 

 

De ce qui précède ressort aussi le motif pour lequel certains ont prétendu que le libre arbitre était un habitus. En effet, certains ont affirmé cela à cause de ce qui est ajouté par le libre arbitre à la volonté et à la raison, c’est-à-dire la relation de l’une à l’autre. Mais cela ne peut inclure la notion d’habitus, si l’on prend le nom d’habitus au sens propre : car l’habitus est une certaine qualité, par laquelle la puissance est inclinée à l’acte. D’autres ont prétendu que le libre arbitre était une puissance habituelle, au vu de la facilité qui nous fait juger librement. Mais cela, comme on l’a déjà dit, n’excède pas la notion de puissance.

 

Réponse aux objections :

 

1° De deux façons l’on dit qu’une chose est facile : d’abord à cause de l’éloignement d’un empêchement ; ensuite à cause de l’adjonction d’une aide. Ainsi, la facilité qui accompagne l’habitus résulte de l’adjonc­tion d’une aide, car l’habitus incline la puissance à l’acte. Or l’expression de « libre arbitre » ne désigne pas cette facilité, car, autant qu’il est en lui, le libre arbitre n’est pas incliné vers un objet plutôt que vers l’autre ; mais elle désigne la facilité qui résulte de l’éloignement d’un empêchement, parce que le libre arbitre n’est empêché dans son opération propre par rien de contraignant. Voilà pourquoi saint Augustin a proprement désigné le libre arbitre comme une faculté, non comme une facilité : car « faculté » semble impliquer qu’une chose est au pouvoir de celui qui a la faculté.

 

 

2° & 3° Et il faut répondre de même aux deuxième et troisième objections, qui arguent de la facilité de l’habitus.

 

4° Dans l’acte, on peut considérer deux mouvements : l’un qui relève de la notion d’habitus, comme quand on fait bien ou mal quelque chose ; l’autre qui relève de la notion de puissance, comme connaître immatériellement convient à l’intelligence par la nature même de cette puissance. Ainsi, le mode impliqué dans ce que j’appelle « juger librement », ne relève pas d’un habitus ajouté, mais de la puissance même de la raison, comme on l’a dit.

 

 

 

5° [La solution du cinquième argument fait défaut.]

 

6° L’homme, en usant mal du libre arbitre, ne l’a pas perdu totalement, mais pour une part : car après le péché il ne peut pas être sans péché, comme il pouvait l’être avant le péché.

 

 

7° Bien que nul ne puisse mésuser de la grâce, on peut cependant mésuser d’un libre arbitre ayant la liberté de la grâce, au sens où nous mésusons de ce qui est le principe du mauvais usage, tel l’habitus ou la puissance. Mais au sens où nous mésusons d’une chose comme de l’objet de l’usage, il arrive que l’on mésuse des vertus et de la grâce, comme cela est clair dans le cas de ceux qui s’enorgueillissent des vertus.

 

8° Saint Bernard prend l’habitus improprement, dans le sens d’une quelconque facilité.

 

9° Une puissance peut avoir besoin d’un habitus pour deux raisons. D’abord, parce que l’opération qui doit être effectuée par la puissance excède la force de la puissance, quoiqu’elle n’excède pas la force de toute la nature humaine. Ensuite, parce qu’elle excède la force de toute la nature humaine. Et de cette seconde façon, toutes les puissances de l’âme par lesquelles des actes méritoires sont élicités ont besoin d’habitus, qu’elles soient affectives ou intellectives ; car elles ne peuvent se porter vers ce genre d’actes que si des habitus de grâce leur sont ajoutés.

De la première façon, l’intelligence a besoin d’un habitus, attendu qu’elle ne peut penser une chose sans lui être assimilée par une espèce intelligible. Il est donc nécessaire que soient ajoutées des espèces par lesquelles l’intelligence passe à l’acte ; or une quelconque ordination des espèces produit un habitus.

 

Et pour la même raison, les puissances appétitives inférieures, c’est-à-dire l’irasci­ble et le concupiscible, ont besoin d’habitus pour être perfectionnées par les vertus morales. En effet, que leurs actes soient réfrénés, cela ne dépasse pas la nature humaine, mais cela dépasse la force des puissances susdites. Il est donc nécessaire que ce qui appartient à la puissance supérieure, c’est-à-dire à la raison, soit imprimé en elles ; et cette empreinte même de la raison dans les puissances inférieures accomplit formellement les vertus morales.

 

Mais la puissance affective supérieure n’a pas ainsi besoin d’un habitus, car elle tend naturellement vers le bien qui lui est connaturel, comme vers son objet propre. La seule chose requise pour qu’elle veuille le bien est donc qu’il lui soit montré par la puissance cognitive. Voilà pourquoi les philosophes n’ont placé aucun habitus dans la volonté, ni naturel ni acquis ; mais pour diriger dans le domaine opératif, ils ont placé la prudence dans la raison, et la tempérance, la force et les autres vertus morales dans l’irascible et le concupiscible. Selon les théologiens, en revanche, est placé dans la volonté l’habi­tus de charité, pour [permettre] les actes méritoires.

 

10° Cette restriction de la raison et de la volonté ne se fait pas par un habitus ajouté, mais par la relation d’une puissance à l’autre.

 

11° La faculté qui opère par l’inclination d’un habitus ajoute à la puissance une chose qui est d’une autre nature, c’est-à-dire l’habitus ; mais la faculté qui opère par éloignement de la contrainte ajoute à la puissance une raison déterminée, qui appartient cependant à la nature même de la puissance ; comme la différence, qui est ajoutée au genre, appartient à la nature de l’espèce.

 

 

12° Saint Augustin définit le libre arbitre par son acte propre, car les puissances sont connues par leurs actes ; cette prédication n’est donc pas essentielle, mais causale.

 

 

 

13° Bien qu’en propriété de termes l’expres­sion de libre arbitre désigne un acte, cependant le langage usuel l’a transférée à signifier le principe de l’acte.

 

 

 

14° La connaissance et l’amour peuvent se rapporter à l’esprit de deux façons. D’abord comme à l’aimant et au connaissant ; et dans ce cas, ils ne dépassent pas l’esprit,

et ne s’écartent pas de la ressemblance

des autres accidents. Ensuite, ils peuvent se rapporter à l’esprit comme à l’aimé et

au connu ; et dans ce cas, ils dépassent l’esprit, car l’esprit aime et connaît non seulement soi-même, mais aussi les autres choses ; et ainsi, ils s’écartent de la ressemblance des autres accidents. Car les autres accidents, dans le rapport qu’ils ont au sujet, ne se rapportent pas à quelque chose d’extérieur ; mais en agissant ils se rapportent à l’extérieur, et en inhérant ils se rapportent au sujet. L’amour et la connaissance, eux, se rapportent au sujet et aux choses extérieures par quelque mode unique ; quoiqu’il y ait un mode par lequel ils se rapportent seulement au sujet. Ainsi donc, il n’est pas nécessaire que l’amour et la connaissance soient essentiels à l’esprit, sauf en tant que l’esprit est connu et aimé par son essence.

 

 

15° [Dans certaines éditions seulement :] Cet argument vaut pour la puissance passive d’exister – telle la matière prime –, qui ne se met pas elle-même en acte ; mais il ne vaut pas pour la puissance opérative – tel le libre arbitre –, qui est amenée à l’acte par l’objet.

 

Et videtur quod non.

 

Liberum enim arbitrium, secundum Augustinum [Petrus Lomb., Sent. II, dist. 24, cap. 3], facultas est voluntatis et rationis. Facultas autem dicitur quasi facilis potestas. Cum ergo potentiae facilitas ex habitu proveniat quia, secundum Augustinum [De bono conjug., cap. 21], habitus est quo facile quis agere potest, videtur quod liberum arbitrium sit habitus.

 

Praeterea, operationum quaedam sunt morales, quaedam naturales. Sed facultas quae est ad operationes morales, est habitus, non potentia, sicut patet de virtutibus moralibus. Ergo et liberum arbitrium, quod importat facilitatem ad operationes naturales, est habitus, non potentia.

 

Praeterea, secundum philosophum in II Phys. [l. 14 (199 b 28)], si natura faceret navim, faceret eam sicut ars. Ergo facilitas naturalis est eiusdem conditionis cuius est facilitas quae fit per artem. Sed facilitas quae fit per artem, est habitus quidam ex operibus acquisitus, sicut patet in virtutibus moralibus ; ut arte fieri dicamus omne id quod ratione agitur. Ergo et facultas, sive facilitas naturalis, quae est liberum arbitrium, erit habitus quidam.

 

Praeterea, secundum philosophum in II Ethic. [l. 5 (1105 b 23)], habitus sunt secundum quos nos aliqualiter agimus, potentiae vero secundum quas simpliciter agimus. Sed liberum arbitrium nominat non solum id quo agimus, sed id quo aliqualiter agimus, scilicet libere. Ergo liberum arbitrium nominat habitum.

 

Sed dicebat quod cum dicitur : habitus est quo aliqualiter agimus ; intelligendum est bene vel male. – Sed contra : illud quod est de ratione habitus, omni habitui est commune. Sed bene et male agere non est commune omni habitui ; nam habitus speculativi non se habent ad bene vel male, ut videtur. Ergo bene vel male agere non est de ratione habitus.

 

Praeterea, id quod tollitur per peccatum, non potest esse potentia, sed habitus. Liberum autem arbitrium tollitur per peccatum, quia, ut Augustinus [cf. Enchir., cap. 30] dicit, homo utens male libero arbitrio, et se perdidit et ipsum. Ergo liberum arbitrium est habitus, et non potentia.

 

Sed dicebat quod verbum Augustini intelligitur de libertate gratiae, quae est per habitum. – Sed contra : habitu gratiae, secundum Augustinum [De lib. arb. II, 19 et Retract. I, 9], nullus male utitur. Ergo liberum arbitrium, quo aliquis male utitur, non potest libertas gratiae intelligi.

 

Praeterea, Bernardus dicit [cf. De grat. et lib. arb., cap. 1] quod liberum arbitrium est habitus animi liber sui ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, facilius est exire in actum cognitionis quam operationis. Sed potentiae cognitivae datus est aliquis habitus naturalis, scilicet intellectus principiorum, qui est in summo cognitionis. Ergo et potentiae operativae, sive motivae, datus est aliquis habitus naturalis. Cum ergo supremum locum in motivis liberum arbitrium tenere videatur, videtur quod sit habitus, vel potentia per habitum perfecta.

 

Praeterea, potentia non restringitur nisi per habitum. Sed voluntas et ratio restringuntur in libero arbitrio : voluntas enim est possibilium et impossibilium, cum tamen liberum arbitrium non sit impossibilium ; similiter ratio est eorum quae sunt in nobis, et eorum quae non sunt in nobis : liberum autem arbitrium solum eorum quae sunt in nobis. Ergo liberum arbitrium habitum nominat.

 

Praeterea, sicut potentia nominat aliquid superadditum essentiae, ita facultas dicit aliquid superadditum potentiae. Quod autem superadditur potentiae, est habitus. Cum ergo liberum arbitrium sit facultas, videtur quod sit habitus.

 

Praeterea, Augustinus [cf. Ps.-August., Hypognosticon III, 4] dicit, quod liberum arbitrium est vitalis et rationalis animae motus. Sed motus actum nominat. Ergo liberum arbitrium est actus, et non potentia.

 

Praeterea, iudicium, secundum Boetium [De consol. V, 4], est actus iudicantis. Arbitrium autem idem est quod iudicium. Ergo et arbitrium est actus. Sed hoc quod additur liberum non trahit extra genus actus, quia actus liberi dicuntur qui sunt in potestate agentis. Ergo liberum arbitrium est actus, et non potentia.

 

Praeterea, secundum Augustinum in libro de Trinit. [IX, 4], id quod excedit suum subiectum, inest alicui essentialiter, non accidentaliter : unde probat, quod amor et notitia insunt menti essentialiter, quia mens non solum seipsam amat et cognoscit, sed alia. Liberum autem arbitrium extendit se ultra subiectum, quia anima libere agit in ea quae sunt extra ipsam. Ergo liberum arbitrium essentialiter inest animae ; et ita non est potentia, cum potentia essentiae superaddatur.

 

Praeterea, nulla potentia educit se in actum. Sed liberum arbitrium educit se in actum cum voluerit. Ergo liberum arbitrium non est potentia.

 

 

 

Sed contra. Secundum philosophum in II Ethic. [l. 5 (1105 b 20)], tria sunt in anima : potentia, habitus et passio. Liberum autem arbitrium non est passio, cum sit in superiori animae parte : passio autem et passibilis qualitas sunt solum circa partem sensitivam ; similiter non est habitus, cum sit subiectum gratiae : habet enim se ad gratiam, secundum Augustinum [Ps.-August., Hypognosticon III, 11], ut equus ad sessorem ; habitus vero non potest alterius habitus esse subiectum. Ergo relinquitur quod liberum arbitrium sit potentia.

 

Praeterea, hoc videtur inter potentiam et habitum distare, quod potentia quae se ad opposita habet, per habitum determinatur ad unum. Sed liberum arbitrium nominat aliquid ad opposita se habens, nullo modo determinatum ad unum. Ergo liberum arbitrium est potentia, et non habitus.

 

Praeterea, Bernardus [cf. De grat. et lib. arb., cap. 1] dicit : tolle liberum arbitrium, et non est quod salvetur. Sed id quod salvatur, est anima, vel animae potentia. Ergo liberum arbitrium, cum non sit anima, quia ad solam partem superiorem pertinet, relinquitur quod sit potentia.

 

Praeterea, Magister dicit in II Sent., dist. 24 [cap. 3] : illa animae rationalis potentia qua velle bonum vel malum potest, utrumque discernens, liberum arbitrium nuncupatur ; et sic liberum arbitrium est potentia.

 

Praeterea, Anselmus [cf. De lib. arb., cap. 3 et 13] dicit, quod liberum arbitrium est potestas conservandi rectitudinem voluntatis propter se ; et sic idem quod prius.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod liberum arbitrium, si vis vocabuli attendatur, nominat actum ; sed ex usu loquendi tractum est ut significet id quod est principium actus. Cum enim dicimus esse hominem liberi arbitrii, non intelligimus quod actu libere iudicet, sed quod habeat in se unde possit libere iudicare.

Unde, si iste actus qui est libere iudicare, habeat in se aliquid quod vim potentiae excedat, tunc liberum arbitrium nominabit habitum vel potentiam per habitum perfectam ; sicut moderate irasci dicit aliquid quod vim irascibilis excedit : nam moderari iram passionis non potest irascibilis per seipsam, nisi fuerit aliquo habitu perfecta, secundum quem in ea rationis moderatio imprimatur. Si vero libere iudicare non importet in se aliquid quod vim potentiae excedat, liberum arbitrium non nominabit nisi potentiam absolute ; sicut irasci non excedit vim potentiae irascibilis, unde proprium eius principium potentia est, et non habitus.

 

Constat autem quod iudicare, si nihil addatur, non excedit vim potentiae, eo quod est alicuius potentiae actus, scilicet rationis, per propriam naturam, sine hoc quod aliquis habitus superadditus requiratur. Hoc autem quod additur libere, similiter vim potentiae non excedit. Nam secundum hoc aliquid libere fieri dicitur quod est in potestate facientis. Esse autem aliquid in potestate nostra inest nobis secundum aliquam potentiam, non autem per aliquem habitum, scilicet per voluntatem. Et ideo liberum arbitrium habitum non nominat, sed potentiam voluntatis vel rationis, unam siquidem per ordinem ad alteram. Sic enim actus electionis progreditur, ab una scilicet earum per ordinem ad aliam, secundum hoc quod philosophus dicit VI Ethicorum [l. 2 (1139 b 4)], quod electio est appetitus intellectivi, vel intellectus appetitivi.

Patet etiam ex dictis, unde quidam moti sunt ad ponendum liberum arbitrium esse habitum. Quidam enim hoc posuerunt propter id quod superaddit liberum arbitrium super voluntatem et rationem, scilicet ordinem unius ad alteram. Sed hoc non potest rationem habitus habere,

nomine habitus proprie accepto : nam habitus est qualitas quaedam, secundum quam inclinatur potentia ad actum. Quidam vero dixerunt liberum arbitrium esse habitualem potentiam, considerantes facilitatem ex qua libere iudicamus. Sed hoc, ut iam dictum est, rationem potentiae non excedit.

 

Ad primum ergo dicendum, quod aliquid dicitur esse facile dupliciter : uno modo propter remotionem impedimenti ; alio modo propter appositionem adiutorii. Facilitas igitur pertinens ad habitum est per adiutorii appositionem : nam habitus inclinat potentiam ad actum. Hanc autem facilitatem non nominat liberum arbitrium, eo quod, quantum est de se, non inclinatur in unum magis quam in aliud ; sed nominat facilitatem quae est per remotionem impedimenti, eo quod liberum arbitrium non impeditur aliquo cogente a propria operatione. Et ideo Augustinus, proprie liberum arbitrium facultatem nominavit, non facilitatem : quia facultas hoc importare videtur ut aliquid sit in potestate facultatem habentis.

 

Et similiter est dicendum ad secundum et tertium, quae procedunt de facilitate habitus.

 

Ad quartum dicendum, quod in actu duplex motus potest considerari : unus qui pertinet ad rationem habitus, sicut cum bene vel male aliquid agitur ; alius qui pertinet ad rationem potentiae, sicut cognoscere immaterialiter convenit intellectui ex ipsa natura potentiae. Modus igitur importatus in hoc quod dico libere iudicare, non pertinet ad aliquem habitum superadditum, sed ad ipsam potentiae rationem pertinet, ut dictum est.

 

[Deest solutio ad quintum.]

 

 

Ad sextum dicendum, quod homo male utendo libero arbitrio, non totaliter ipsum perdidit, sed quantum ad aliquid ; quia scilicet post peccatum non potest esse sine peccato, sicut poterat ante peccatum.

 

Ad septimum dicendum, quod quamvis gratia nullus possit male uti, libero tamen arbitrio habente gratiae libertatem potest aliquis male uti, prout dicimur aliquo male uti quod est principium mali usus, ut potentia vel habitus. Si autem dicamur aliquo male uti sicut obiecto usus, sic virtutibus et gratia male uti contingit, ut patet in his qui de virtutibus superbiunt.

 

Ad octavum dicendum, quod Bernardus improprie habitum accipit pro quacumque facilitate.

 

Ad nonum dicendum, quod duplici ratione aliqua potentia habitu indiget. Primo quidem, quia operatio quae est per potentiam educenda, excedit vim potentiae, quamvis non excedat vim totius naturae humanae. Alio modo quia totius naturae vim excedit. Et hoc secundo modo habitibus indigent omnes animae potentiae, quibus actus meritorii eliciuntur, sive sint affectivae, sive intellectivae ; quia in huiusmodi actus non possunt, nisi habitus gratiae super­addantur.

Primo autem modo indiget habitu intellectus ; eo quod intelligere aliquid non potest nisi assimiletur ei per speciem intelligibilem. Unde oportet species intelligibiles superaddi, quibus in actum exeat intellectus : specierum autem aliqualis ordinatio habitum efficit.

 

Et eadem ratione appetitivae inferiores, scilicet irascibilis et concupiscibilis, habitibus indigent, unde perficiuntur virtutibus moralibus. Quod enim actus eorum moderati sint, non excedit naturam humanam, sed excedit vim dictarum potentiarum. Unde oportet quod id quod est superioris potentiae, scilicet rationis, eis imprimatur ; et ipsa sigillatio rationis in inferioribus viribus formaliter perficit virtutes morales.

 

 

Affectiva autem superior non indiget hoc modo aliquo habitu, quia naturaliter tendit in bonum sibi connaturale sicut in proprium obiectum. Un­de ad hoc quod velit bonum, non re­quiritur nisi quod ostendatur sibi per vim cognitivam. Et ideo philosophi in voluntate non posuerunt aliquem habitum nec naturalem nec acquisitum. Sed ad dirigendum in operativis posuerunt prudentiam in ratione, et temperantiam et fortitudinem et alias virtutes morales in irascibili et concupiscibili. Sed secundum theologos in voluntate ponitur habitus caritatis propter actus meritorios.

 

Ad decimum dicendum, quod ista restrictio rationis et voluntatis non fit per aliquem habitum superadditum, sed per ordinem unius potentiae ad aliam.

Ad undecimum dicendum, quod facultas quae est per inclinationem habitus, addit supra potentiam aliquid quod est alterius naturae, scilicet habitum ; sed facultas quae est per remotionem coactionis, addit determinatam rationem potentiae, quod tamen pertinet ad ipsam naturam potentiae ; sicut differentia, quae superadditur generi, pertinet ad naturam speciei.

 

Ad duodecimum dicendum, quod Augustinus definit liberum arbitrium per actum proprium, eo quod potentiae per actus cognoscuntur ; unde praedicatio illa non est essentialis, sed causalis.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod quamvis secundum proprietatem vocabuli liberum arbitrium actum nominet, tamen secundum usum loquentium ad significandum actus principium est translatum.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod notitia et amor dupliciter possunt comparari ad mentem. Uno modo ut ad amantem et cognoscentem ; et sic ipsam mentem non excedunt, nec recedunt ab aliorum accidentium similitudine. Alio modo possunt comparari ad mentem ut ad amatam et cognitam ; et sic excedunt mentem, quia mens non solum se amat et cognoscit, sed etiam alia ; et sic recedunt ab aliorum accidentium similitudine. Nam accidentia alia illo respectu quo comparantur ad subiectum, non comparantur ad aliquid extra ; sed agendo comparantur ad extra, inhaerendo ad subiectum. Amor vero et notitia aliquo uno modo comparantur ad subiectum et ad ea quae sunt extra ; quamvis aliquis modus sit quo comparantur ad subiectum tantum. Sic ergo non oportet quod amor et notitia sint essentialia menti, nisi secundum quod mens per suam essentiam cognoscitur et amatur.

 

[In aliq. codic. :] Ad decimumquintum dicendum, quod ratio procedit de potentia passiva ad esse, qualis est materia prima, quae non perducit se ad actum ; non autem locum habet de potentia operativa, qualis est liberum arbitrium, quae ad actum ducitur per obiectum.

 

 

 

 

 

Article 5 - LE LIBRE ARBITRE EST-IL UNE SEULE OU PLUSIEURS PUISSANCES ?

(Quinto quaeritur utrum liberum arbitrium sit una potentia, vel plures.)

 

 

Il semble qu’il soit plusieurs puissances.

 

1° Comme dit saint Augustin, le libre arbitre est une faculté de la volonté et de la raison. Or la raison et la volonté sont des puissances différentes. Le libre arbitre se rattache donc à différentes puissances.

 

 

 

2° Les puissances sont connues par les actes. Or les actes de diverses puissances sont attribués au libre arbitre ; en effet, comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre, à propos du libre arbitre, « les deux solutions dépendent de nous : s’ébranler ou non, se remuer ou non, désirer ou non, etc. », toutes choses dont il est certain qu’elles relèvent de plusieurs puissances. Le libre arbitre est donc plusieurs puissances.

 

 

3° Boèce dit au livre sur la Consolation : « Le libre arbitre est dans les substances divines » – c’est-à-dire dans les anges – « par ceci qu’il y a en eux un jugement pénétrant et une volonté intègre ». Or la pénétration du jugement relève de la raison. Le libre arbitre inclut donc en soi la volonté et la raison ; et ainsi, le libre arbitre est plusieurs puissances.

 

 

4° [Le répondant] disait que c’est une puissance unique ayant la vertu de deux. En sens contraire : de même que l’on trouve dans la partie supérieure de l’âme une puissance cognitive et une puissance affective, de même dans la partie inférieure. Or, dans la partie inférieure, il n’y a pas de puissance qui ait en soi la vertu de la cognitive et de l’affective. Donc dans la partie supérieure non plus.

 

5° Boèce dit au livre sur la Consolation de la philosophie que « la suprême servitude, c’est quand les esprits humains livrés aux vices sont bientôt obscurcis dans le nuage de la science et troublés par des affections dangereuses ». Or la servitude dont il est parlé ici, est contraire au libre arbitre. Le libre arbitre inclut donc en soi la raison et la volonté ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

L’homme est appelé un microcosme, en tant que la ressemblance du macrocosme se trouve en lui. Or, dans le macrocosme, on ne trouve pas deux natures extrêmes sans une intermédiaire. Donc, dans l’homme non plus, on ne trouve pas deux puissances extrêmes sans une intermédiaire. Or il se rencontre en l’homme une puissance qui tend toujours vers le bien : la syndérèse ; et une autre qui lui est quasiment opposée, et incline toujours vers le mal : la sensualité. Il se rencontre donc une puissance qui se rapporte au bien et au mal, et c’est le libre arbitre. Et ainsi, il semble que le libre arbitre soit une puissance unique.

 

Réponse :

 

Deux considérations ont poussé certains à soutenir que le libre arbitre était plusieurs puissances. À l’origine de la première, il y avait le constat que, par le libre arbitre, nous pouvons nous porter vers les actes de toutes les puissances ; d’où ils concluaient que le libre arbitre était comme un tout universel pour toutes les puissances. Mais cela n’est pas possible, car alors il s’ensui­vrait qu’il y aurait en nous de nombreux libres arbitres, à cause de la multitude des puissances ; car de nombreux hommes, cela fait de nombreux animaux. Et la raison susdite ne nous contraint pas à affirmer cela ; car tous les actes des diverses puissances ne se rapportent au libre arbitre que moyennant un acte unique, celui d’élire : en effet, nous nous mouvons par le libre arbitre dans la mesure où, par le libre arbitre, nous élisons de nous mouvoir, et de même pour les autres actes. Cela ne montre donc pas que le libre arbitre est plusieurs puissances, mais qu’il est une puissance unique mouvant par sa vertu diverses puissances.

 

Mais une autre considération poussait certains autres à admettre la pluralité des puissances dans le libre arbitre. Ils partaient du constat que des choses relevant de diverses puissances se rencontraient dans l’acte du libre arbitre : le jugement, qui appartient à la raison, et l’appétit, qui appartient à la volonté. De là, ils prétendirent que le libre arbitre rassemblait en lui-même plusieurs puissances à la façon dont le tout intégral contient ses parties. Mais cela est impossible. En effet, puisque l’acte qui est attribué au libre arbitre est un acte spécial unique, celui d’élire, il ne peut émaner immédiatement de deux puissances ; mais il émane de l’une immédiatement, et de l’autre médiatement, c’est-à-dire en tant que ce qui appartient à la première puissance est laissé dans la seconde. Il reste donc que le libre arbitre est une puissance unique.

 

Réponse aux objections :

 

1° Saint Augustin dit que le libre arbitre est une faculté de la volonté et de la raison, parce que l’homme est ordonné à l’acte du libre arbitre par l’une et l’autre puissance, quoique non immédiatement.

 

 

2° Le libre arbitre n’est ordonné aux actes des diverses puissances que moyennant son unique acte propre, comme on l’a dit.

 

 

 

3° Boèce attribue au libre arbitre ce qui appartient à diverses puissances, en tant que l’homme est ordonné à l’acte du libre arbitre à travers différentes puissances, comme on l’a dit.

 

 

 

4° Dans la partie irrationnelle ou inférieure de l’âme, il y a seulement une simple appréhension par la partie cognitive, et non en outre une confrontation ou ordination, comme c’est le cas dans la partie appréhensive rationnelle. Voilà pourquoi, dans la partie sensitive, l’appétit se porte simplement vers l’objet, sans qu’aucun ordre soit laissé par l’appréhensive dans l’appétitive. Aussi n’y a-t-il dans la partie sensitive aucune puissance qui comprenne en soi de quelque façon l’appréhensive et l’appétitive, comme c’est le cas dans la partie rationnelle.

 

5° Il faut répondre comme au quatrième argument.

 

Et videtur quod sit plures potentiae.

 

Ut enim dicit Augustinus [Petrus Lomb., Sent. II, dist. 24, cap. 3], liberum arbitrium est facultas voluntatis et rationis. Ratio autem et voluntas sunt diversae potentiae. Ergo liberum arbitrium ad diversas potentias pertinet.

 

Praeterea, potentiae cognoscuntur per actus. Sed libero arbitrio adscribuntur actus diversarum potentiarum ; ut enim dicit Damascenus in libro II [De fide II, 26] de libero arbitrio, in nobis haec contingunt, puta moveri et non moveri, impetum facere et non facere, appetere et non appetere, et alia huiusmodi, quae certum est ad plures potentias pertinere. Ergo liberum arbitrium est plures potentiae.

 

Praeterea, Boetius dicit in libro de Consolatione [V, 2] : divinis substantiis, scilicet Angelis, liberum arbitrium secundum hoc inest, quia est in eis perspicax iudicium, et voluntas incorrupta. Sed perspicacitas iudicii ad rationem pertinet. Ergo liberum arbitrium includit in se voluntatem et rationem ; et ita liberum arbitrium est plures potentiae.

 

Sed dicebat quod est una potentia habens virtutem duarum. – Sed contra : sicut in parte superiori animae invenitur cognitiva et affectiva, ita in parte inferiori. Sed in parte inferiori non est aliqua potentia quae habeat in se virtutem cognitivae et affectivae. Ergo nec in parte superiori.

 

 

Praeterea, Boetius dicit in libro de Consolatione philosophiae [V, 2] quod extrema servitus est cum mentes humanae vitiis deditae, mox in scientiae nube caligant, et perniciosis turbantur affectibus. Servitus autem de qua ibi loquitur, libertati arbitrii opponitur. Ergo liberum arbitrium includit in se rationem et affectum ; et sic idem quod prius.

Sed contra, homo dicitur minor mun­dus, in quantum in eo maioris mundi similitudo invenitur. Sed in maiori mundo non inveniuntur duae extremae naturae sine media. Ergo nec in homine inveniuntur duae potentiae extremae sine media. Invenitur autem una potentia in homine quae semper tendit in bonum, scilicet synderesis ; et alia quasi huic opposita, quae semper inclinat in malum, scilicet sensualitas. Ergo invenitur aliqua una potentia quae se habet ad bonum et malum, et haec est liberum arbitrium. Et sic videtur quod liberum arbitrium sit una potentia.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod duplici consideratione fuerunt quidam moti ad ponendum liberum arbitrium esse plures potentias. Una quidem ex hoc quod videbant, per liberum arbitri­um, nos posse in actus omnium potentiarum : unde ponebant liberum arbitrium esse quasi totum universale respectu omnium potentiarum. Sed hoc esse non potest, quia sic se­queretur quod in nobis sint multa li­bera arbitria propter potentiarum multitudinem ; multi enim homines sunt multa animalia. Nec hoc ad po­nendum cogimur ratione praedicta. Omnes enim actus diversarum potentiarum non referuntur ad liberum arbitrium nisi mediante uno actu, qui est eligere : secundum hoc enim libero arbitrio movemur, quod libero arbitrio moveri eligimus ; et sic de aliis actibus. Unde ex hoc non ostenditur liberum arbitrium esse plures potentias, sed esse unam potentiam moventem sua virtute potentias diversas.

Alia vero consideratione movebantur quidam ad ponendum pluralitatem potentiarum in libero arbitrio, ex hoc quod videbant in actu liberi arbitrii concurrere aliqua quae ad diversas potentias pertinent ; scilicet iudicium, quod est rationis, et appetitum, qui est voluntatis. Unde dixerunt liberum arbitrium colligere in se plures potentias per modum quo totum integrale continet suas partes. Hoc autem esse non potest. Cum enim actus, qui libero arbitrio attribuitur, sit unus specialis actus, scilicet eligere, non potest a duabus potentiis immediate progredi ; sed progreditur ab una immediate, et ab altera mediate, in quantum scilicet quod est prioris potentiae, in posteriori relinquitur. Unde restat, quod liberum arbitrium sit una potentia.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod Augustinus dicit liberum arbitrium esse facultatem voluntatis et rationis, quia ad actum liberi arbitrii homo per utramque ordinatur potentiam, licet non immediate.

 

Ad secundum dicendum, quod liberum arbitrium non ordinatur ad actus diversarum potentiarum nisi mediante unico actu proprio suo, ut dictum est.

 

Ad tertium dicendum, quod Boetius attribuit libero arbitrio id quod est diversarum potentiarum, in quantum per diversas potentias homo ad actum liberi arbitrii ordinatur, ut dictum est [in corp. art.].

 

 

Ad quartum dicendum, quod in parte irrationali vel inferiori animae est solum simplex apprehensio ex parte cognitiva : non autem alia collatio vel ordinatio, sicut est in apprehensiva rationali. Et ideo in parte sensitiva appetitus absolute fertur in obiectum sine hoc quod aliquis ordo ex apprehensiva in appetitiva relinquatur. Unde in parte sensitiva non est aliqua potentia comprehendens in se aliqualiter apprehensivam et appetitivam, sicut est in parte rationali.

 

 

Ad quintum dicendum sicut ad quartum.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 6 - LE LIBRE ARBITRE EST-IL LA VOLONTÉ, OU UNE PUISSANCE AUTRE QUE LA VOLONTÉ ?

(Sexto quaeritur utrum liberum arbitrium sit voluntas, vel alia potentia a voluntate.)

 

 

Il semble qu’il soit une autre puissance.

 

1° Ce qui est prédiqué d’une chose essentiellement, ne doit pas être mis obliquement dans sa définition, comme « animal » n’est pas mis obliquement dans la définition de l’homme. Or la raison et la volonté sont mises obliquement dans la définition du libre arbitre ; en effet, il est appelé « faculté de la volonté et de la raison ». Le libre arbitre n’est donc pas la raison ou la volonté, mais une puissance autre que ces deux.

 

2° Les différences des puissances sont connues par les différences des actes. Or élire, qui est l’acte du libre arbitre, diffère de vouloir, qui est l’acte de la volonté, comme le montre clairement le Philosophe au troisième livre de l’Éthique. Le libre arbitre est donc une puissance autre que la volonté.

 

3° Dans l’expression « libre arbitre », l’arbitre est mentionné dans l’abstrait, mais la liberté, dans le concret. Or l’arbitre appartient à la raison, la liberté à la volonté. Ce qui appartient à la raison convient donc essentiellement au libre arbitre, mais ce qui appartient à la volonté, quasi dénominativement et actuellement ; et ainsi, le libre arbitre semble être la raison plutôt que la volonté.

 

4° Selon saint Jean Damascène et saint Grégoire de Nysse, nous sommes doués de libre arbitre dans la mesure où nous sommes raisonnables. Or nous sommes raisonnables dans la mesure où nous avons la raison. Nous sommes donc doués de libre arbitre dans la mesure où nous avons la raison ; et de la sorte, il semble que le libre arbitre soit la raison.

 

 

5° L’ordre des puissances est conforme à l’ordre des habitus. Or l’acte de la foi, qui est un habitus de la raison, est formé par la charité, qui est un habitus de la volonté. Un acte de la raison est donc formé par la volonté, et non l’inverse. Et de la sorte, si l’acte du libre arbitre appartient aux deux puissances que sont la volonté et la raison, à l’une comme à celle qui élicite, et à l’autre comme celle qui forme, il semble qu’il appartienne à la raison comme à celle qui élicite ; et ainsi, le libre arbitre est essentiellement la raison, et par conséquent il est une autre puissance que la volonté.

En sens contraire :

 

1) Saint Jean Damascène dit au troisième livre, chap. 14 : « Le libre arbitre n’est rien d’autre que la volonté. »

 

 

2) Le Philosophe dit au troisième livre de l’Éthique que l’élection est le désir de ce qui a déjà été délibéré. Or l’élection est l’acte du libre arbitre. Le libre arbitre est donc la puissance appétitive. Or elle n’est pas l’appétit inférieur, qui se divise en irascible et concupiscible, car dans ce cas les bêtes auraient le libre arbitre. Elle est donc l’appétit supérieur, lequel est la volonté, suivant le Philosophe au troisième livre sur l’Âme. Le libre arbitre est donc la volonté.

 

Réponse :

 

Certains prétendent que le libre arbitre est une troisième puissance, autre que la volonté et que la raison, parce qu’ils voient que l’acte du libre arbitre – élire – est différent à la fois de l’acte de la simple volonté et de l’acte de la raison. Car l’acte de la raison consiste dans la seule connaissance, la volonté a son acte relativement au bien qui est fin, et le libre arbitre relativement au bien qui est moyen. Donc, de même que le bien qui est moyen résulte de la notion de fin, et que l’appétit du bien résulte de la connaissance, de même ils disent que, d’une certaine façon, par un ordre naturel, la volonté procède de la raison, et que de ces deux procède une troisième puissance qui est le libre arbitre. Mais cela ne peut pas se soutenir convenablement. En effet, l’objet et ce qui est la raison de l’objet relèvent de la même puissance, comme la couleur et la lumière relèvent de la vue. Or toute la raison de l’appétibilité du moyen, en tant que tel, est la fin. Il est donc impossible que rechercher la fin relève d’une autre puissance que rechercher le moyen. Et cette différence entre la fin, qui est recherchée dans l’absolu, et le moyen, qui est recherché en relation à autre chose, ne peut induire une distinction des puissances appétitives. Car ce n’est pas par soi que l’ordi­nation de l’un à l’autre est dans l’appétit, mais par autre chose, c’est-à-dire par la raison, à laquelle il appartient d’ordonner et de confronter ; elle ne peut donc être une différence spécifique constituant une espèce de l’appétit.

 

 

 

Quant à savoir si élire est un acte de la raison ou de la volonté, le Philosophe semble laisser cela dans le doute au sixième livre de l’Éthique ; supposant toutefois que c’est en quelque façon une vertu des deux, il dit que l’élection est soit l’intelligence de l’appé­titif, soit l’appétit de l’intellectif. En revanche, il dit au troisième livre de l’Éthique

que c’est un appétit, définissant l’élection comme le désir de ce qui a déjà été délibéré. Or, que cela soit vrai, et l’objet lui-même en fournit la preuve – car de même que le délectable et l’honnête, qui incluent la notion de fin, sont objets de la puissance appétitive, de même le bien utile, qui est proprement élu –, et le nom le fait voir clairement : car le libre arbitre, comme on l’a dit, est la puissance par laquelle l’homme peut juger librement. Or, ce que l’on dit être le principe de ce qu’un acte soit accompli d’une certaine façon, il n’est pas nécessaire que ce soit purement et simplement le principe de cet acte, mais l’on signifie qu’il en est le principe d’une certaine façon ; par exemple, en disant que la grammaire est la science de parler correctement, on ne dit pas qu’elle est purement et simplement le principe de la parole, car l’homme peut parler sans la grammaire, mais qu’elle est le principe de la correction dans la parole. De même, « la puissance qui nous fait juger librement » ne s’entend pas de celle qui nous fait purement et simplement juger, ce qui appartient à la raison, mais de celle qui donne la liberté lorsqu’on juge, ce qui appartient à la volonté. C’est pourquoi le libre arbitre est la volonté elle-même ; et il ne la dénomme pas dans l’absolu, mais relativement à un acte d’elle, celui d’élire.

 

Réponse aux objections :

 

1° L’expression de « libre arbitre » ne désigne pas la volonté dans l’absolu, mais en relation à la raison ; et c’est pour signifier cela que la volonté et la raison sont mises obliquement dans la définition du libre arbitre.

 

 

2° Bien qu’élire soit un autre acte que vouloir, cependant cette différence ne peut induire une distinction des puissances.

 

 

 

3° Bien que le jugement appartienne à la raison, cependant la liberté dans le jugement appartient immédiatement à la volonté.

 

4° Nous sommes appelés raisonnables non seulement d’après la puissance de raison, mais aussi d’après l’âme raisonnable, dont la volonté est une puissance ; et c’est dans la mesure où nous sommes ainsi raisonnables que nous sommes dits doués de libre arbitre. Cependant, si le terme « raison­nables » était pris de la puissance de raison, la citation en question signifierait que la raison est l’origine première du libre arbitre, mais non le principe immédiat de l’élection.

 

 

5° La volonté meut d’une certaine façon la raison en commandant son acte, et la raison meut la volonté en lui proposant son objet, qui est la fin, et de là vient que l’une et l’autre des deux puissances peut en quelque façon être formée par l’autre.

 

Et videtur quod sit potentia alia.

 

Illud enim quod praedicatur de aliquo essentialiter, non debet poni oblique in definitione eius ; sicut animal non ponitur oblique in definitione hominis. Sed ratio et voluntas ponuntur oblique in definitione liberi arbitrii ; dicitur enim facultas voluntatis et rationis. Ergo liberum arbitrium non est ratio vel voluntas, sed alia potentia ab utraque.

 

Praeterea, differentiae potentiarum cognoscuntur secundum differentias actuum. Sed eligere, quod est actus liberi arbitrii, est aliud quam velle, quod est actus voluntatis, ut patet per philosophum in III Ethic. [l. 5 (1111 b 26)]. Ergo liberum arbitrium est alia potentia a voluntate.

 

Praeterea, in nominatione liberi arbitrii, arbitrium ponitur in abstracto, sed libertas in concreto. Arbitrium autem est rationis, libertas voluntatis. Ergo id quod est rationis, essentialiter convenit libero arbitrio ; quod autem est voluntatis, quasi denominative et actualiter : et sic liberum arbitrium magis videtur esse ratio quam voluntas.

 

Praeterea, secundum Damascenum [cf. De fide II, 27], et Gregorium Nyssenum [Nemesius, cf. De nat. hom., cap. 41], secundum hoc sumus arbitrio liberi quod sumus rationales. Sed rationales sumus secundum quod habemus rationem. Ergo secundum quod habemus rationem sumus arbitrio liberi ; et ita videtur quod liberum arbitrium sit ratio.

 

Praeterea, secundum ordinem habituum est ordo potentiarum. Sed actus fidei, quae est habitus rationis, informatur caritate, quae est habi-

tus voluntatis. Ergo et actus ratio-

nis informatur voluntate, et non e converso. Et ita, si actus liberi arbitrii est duarum potentiarum, scilicet voluntatis et rationis, unius sicut elicientis, et alterius sicut informantis, videtur quod sit rationis sicut elicientis ; et ita liberum arbitrium essentialiter est ratio, et sic altera potentia quam voluntas.

 

 

Sed contra. Est quod Damascenus dicit in III libro [De fide], XIV cap. : liberum arbitrium nihil aliud est nisi voluntas.

 

Praeterea, philosophus dicit in III Ethicorum [l. 6 (1112 a 15)], quod electio appetitus est praeconsiliati. Electio autem est actus liberi arbitrii. Ergo liberum arbitrium est potentia appetitiva. Sed non est appetitus inferior, qui dividitur per irascibilem et concupiscibilem : sic enim bruta haberent liberum arbitrium. Ergo est appetitus superior : et hic est voluntas secundum philosophum in III de Anima [l. 14 (432 b 5)]. Ergo liberum arbitrium est voluntas.

 

Respondeo. Dicendum, quod quidam dicunt, liberum arbitrium esse tertiam potentiam a voluntate et ratione, propter hoc quod vident actum liberi arbitrii, qui est eligere, differentem esse et ab actu simplicis voluntatis, et ab actu rationis. Nam rationis quidem actus in sola cognitione consistit ; voluntas autem actum suum habet circa bonum quod est finis ; liberum vero arbitrium circa bonum quod est ad finem. Sicut ergo bonum quod est ad finem, egreditur a ratione finis, appetitus vero boni a cognitione ; ita dicunt quodammodo naturali ordine ex ratione voluntatem procedere, et ex duabus tertiam potentiam, quae est liberum arbitrium. Sed hoc convenienter stare non potest. Obiectum enim et id quod est ratio obiecti, ad eamdem potentiam pertinent, sicut color et lumen ad visum. Tota autem ratio appetibilitatis eius quod est ad finem, in quantum huiusmodi, est finis. Unde non potest esse quod ad aliam potentiam pertineat appetere finem et id quod est ad finem. Nec haec differentia, qua finis appetitur absolute, id autem quod est ad finem, in ordine ad alterum, potest appetitivarum potentiarum distinctionem inducere. Nam ordinatio unius ad alterum inest appetitui non per se, sed per aliud, scilicet per

rationem, cuius est ordinare et conferre : unde non potest esse differentia specifica constituens speciem appetitus.

Utrum autem eligere sit actus rationis vel voluntatis, philosophus sub dubio videtur relinquere in VI Ethic. [l. 2 (1139 b 4)], supponens tamen quod aliqualiter sit virtus utriusque ; dicens quod electio vel est intellectus appetitivi, vel appetitus intellectivi. Sed quod sit appetitus dicit in III Ethic. [l. 6 (1112 a 15)], definiens electionem esse desiderium praeconsiliati. Quod quidem verum esse, et ipsum obiectum demonstrat (nam sicut bonum delectabile et honestum, quae habent rationem finis, sunt obiectum appetitivae virtutis, ita et bonum utile, quod proprie eligitur) ; et patet ex nomine : nam liberum arbitrium, ut dictum est [art. 4 huius quaest.], est potentia qua homo libere iudicare potest. Quod autem dicitur esse principium alicuius actus aliqualiter fiendi, non oportet quod sit principium illius actus simpliciter, sed aliqualiter significatur esse principium illius ; sicut grammatica per hoc quod dicitur esse scientia recte loquendi, non dicitur quod sit principium locutionis simpliciter, quia sine grammatica potest homo loqui, sed quod sit principium rectitudinis in locutione. Ita et potentia qua libere iudicamus, non intelligitur illa qua iudicamus simpliciter, quod est rationis ; sed quae facit libertatem in iudicando, quod est voluntatis. Unde liberum arbitrium est ipsa voluntas. Nominat autem eam non absolute, sed in ordine ad aliquem actum eius, qui est eligere.

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod quia liberum arbitrium non nominat voluntatem absolute, sed in ordine ad rationem, inde est quod ad hoc significandum voluntas et ratio in definitione liberi arbitrii oblique ponuntur.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis eligere sit alius actus quam velle, tamen ista differentia non potest potentiarum distinctionem inducere.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis iudicium sit rationis, tamen libertas iudicandi est voluntatis immediate.

 

 

Ad quartum dicendum, quod rationales dicimur non solum a potentia rationis, sed ab anima rationali, cuius potentia est voluntas ; et sic secundum quod rationales sumus, dicimur esse liberi arbitrii. Si tamen rationale a rationis potentia sumeretur, praedicta auctoritas significaret rationem esse primam liberi arbitrii originem, non autem immediatum electionis principium.

 

 

 

Ad quintum dicendum, quod voluntas quodammodo movet rationem imperando actum eius, et ratio movet voluntatem proponendo ei obiectum suum, quod est finis, et inde est quod utraque potentia potest aliqualiter per aliam informari.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 7 - PEUT-IL EXISTER UNE CRÉATURE QUI AIT UN LIBRE ARBITRE NATURELLEMENT CONFIRMÉ DANS LE BIEN ?

(Septimo quaeritur utrum possit esse aliqua creatura

quae liberum arbitrium habeat naturaliter confirmatum in bono.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° La nature spirituelle est plus noble que la corporelle. Or il convient à quelque nature corporelle, telle la nature du corps céleste, qu’aucun désordre ne puisse exister dans son mouvement. Donc à bien plus forte raison peut-il exister une nature spirituelle créée, capable de libre arbitre, dans les mouvements de laquelle aucun désordre ne puisse exister naturellement ; et cela, c’est être impeccable, ou être confirmé dans le bien.

 

2° [Le répondant] disait qu’il appartient à la noblesse de la créature spirituelle de pouvoir mériter ; ce qui serait impossible, si elle ne pouvait pécher et ne pas pécher. En sens contraire : pouvoir mériter convient à une créature spirituelle parce qu’elle a la maîtrise de son acte. Or, si elle ne pouvait faire que de bons actes, la maîtrise de son acte ne lui demeurerait pas moins : en effet, elle pourrait faire ou ne pas faire quelque bien sans tomber dans le mal, ou du moins choisir entre le bon et le meilleur. Il n’est donc pas requis, pour mériter, que l’on puisse pécher.

 

 

3° Le libre arbitre, par lequel nous méritons avec le secours de la grâce, est une puissance active. Or faillir n’entre pas dans la notion de puissance active. La créature spirituelle peut donc avoir une puissance pour mériter, même si elle est naturellement impeccable.

 

4° Anselme dit que « le pouvoir de pécher n’est ni la liberté, ni une partie de la liberté ». Or la liberté est la raison pour laquelle l’homme est capable de mérite. Si donc l’on ôte la puissance de pécher, il restera encore à l’homme la puissance de mériter.

 

 

5° Selon saint Grégoire de Nysse et saint Jean Damascène, la raison pour laquelle la créature est variable quant au libre arbitre est qu’elle vient du néant. Or, pour la créature, pouvoir tomber dans le néant s’ensuit plus immédiatement de ce qu’elle vient du néant que pouvoir faire le mal. Or on trouve une créature qui est naturellement incorruptible, comme l’âme et les corps célestes. On peut donc à bien plus forte raison trouver une créature spirituelle qui soit naturellement impeccable.

6° Ce que Dieu fait en l’un, il peut le faire en d’autres. Or Dieu donne à la créature spirituelle de tendre si immuablement par sa nature vers quelque bien, à savoir la félicité, qu’elle ne peut nullement tendre vers le contraire. Donc, pour la même raison, il pourrait conférer à une créature le privilège de rechercher naturellement tout bien de telle façon qu’elle ne puisse aucunement être inclinée au mal.

 

 

7° Dieu étant le souverain bien, il se communique souverainement ; tout ce dont la créature est capable est donc communiqué à la créature. Or la créature est capable de cette perfection qu’est la confirmation dans le bien, ou l’impeccabilité ; et on le voit clairement, car cela est concédé par grâce à quelques créatures. Quelque créature est donc naturellement impeccable, ou confirmée dans le bien.

 

8° La substance est le principe de la vertu, et la vertu est le principe de l’opération. Or quelque créature est naturellement immuable quant à la substance. Il peut donc exister quelque créature naturellement immuable quant à l’opération, en sorte qu’elle soit naturellement impeccable.

 

 

9° Ce qui convient à la créature en raison du principe par lequel elle existe, lui convient plus essentiellement que ce qui lui convient en raison du principe dont elle provient ; car l’effet reçoit la ressemblance de la cause par laquelle il est, mais il a une opposition à ce dont il provient : les opposés proviennent des opposés, comme le blanc du noir. Or la confirmation dans le bien convient à quelque créature par Dieu, par lequel elle existe. On doit donc dire que la confirmation dans le bien lui est bien plus naturelle que le pouvoir de pécher, qui lui convient en tant qu’elle provient du néant.

 

10° La félicité civile a une immuabilité. Or l’homme peut, par ses principes naturels, parvenir à la félicité civile. Il peut donc avoir naturellement l’immuabilité dans le bien.

 

11° Ce que l’on a par nature, est immuable. Or l’homme recherche le bien naturellement. Et donc immuablement.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Jean Damascène dit que, si la créature raisonnable peut être infléchie vers le mal dans son élection, c’est parce qu’elle vient du néant. Or il ne peut exister de créature qui ne vienne du néant. Il ne peut donc exister de créature dont le libre arbitre soit naturellement confirmé dans le bien.

 

 

 

2) Une propriété de la nature supérieure ne peut convenir naturellement à la nature inférieure, que si cette dernière se convertit en la nature supérieure ; par exemple, il ne peut se faire que l’eau soit naturellement chaude, que si elle se convertit en la nature du feu ou de l’air. Or, avoir une bonté indéfectible est une propriété de la nature divine. Il est donc impossible que cela convienne naturellement à quelque autre nature, à moins qu’elle ne se convertisse en la nature divine, ce qui est impossible.

 

3) Le libre arbitre ne se trouve en aucune créature autre que l’ange et l’homme. Or aussi bien l’ange que l’homme a péché. Aucune créature n’a donc son libre arbitre naturellement confirmé dans le bien.

 

 

4) Aucune créature raisonnable n’est empêchée d’obtenir la béatitude, si ce n’est en raison du péché. Si donc une créature raisonnable était naturellement impeccable, elle pourrait parvenir à la béatitude sans la grâce, par ses simples principes naturels ; ce qui ressemble fort à l’hérésie pélagienne.

 

Réponse :

 

Il n’existe ni ne peut exister aucune créature dont le libre arbitre soit naturellement confirmé dans le bien en sorte qu’il lui convienne par ses seuls principes naturels de ne pouvoir pécher. Et en voici la raison.

 

Le défaut de l’action est causé par un défaut des principes d’action ; par conséquent, s’il existe un être en lequel les principes d’action ne peuvent ni faillir en eux-mêmes, ni être empêchés par quelque chose d’extérieur, alors il est impossible que l’action de cet être défaille, comme cela est clair pour les mouvements des corps célestes. Mais la défaillance dans les actions est possible pour les êtres en lesquels les principes de l’agir peuvent faillir ou être empêchés, comme on le voit dans le cas des êtres sujets à la génération et à la corruption, qui, en raison de leur transmuabilité, ont un défaut dans leurs principes actifs, et de là proviennent leurs actions déficientes ; et c’est pourquoi le péché se produit fréquemment dans les opérations de la nature, les enfantements monstrueux en sont la preuve. Car le péché n’est rien d’autre – que ce terme soit employé pour les réalités naturelles, artificielles ou volontaires – que le défaut ou le désordre de l’action propre, lorsqu’une chose est accomplie non comme elle doit l’être, ainsi qu’on le voit clairement au deuxième livre de la Physique.

 

Or, dans l’agir, la nature raisonnable douée de libre arbitre est différente de toute autre nature. En effet, une autre nature est ordonnée à quelque bien particulier, et ses actions sont déterminées relativement à ce bien, au lieu que la nature raisonnable est simplement ordonnée au bien. Car, de même que le vrai dans l’absolu est l’objet de l’intelligence, de même le bien dans l’absolu est l’objet de la volonté ; de là vient que la volonté s’étend au principe universel des biens lui-même, auquel nul autre appétit ne peut parvenir. Et c’est pourquoi la créature raisonnable n’a pas des actions déterminées, mais se comporte avec une certaine indifférence envers les actions matérielles.

 

 

Or, toute action vient de l’agent sous l’aspect d’une certaine ressemblance : ainsi le chaud chauffe-t-il. Si donc quelque agent est ordonné dans son action à un bien particulier, il est nécessaire, pour que son action soit naturellement indéfectible, que la notion de ce bien soit en lui naturellement et immuablement ; par exemple, si une chaleur immuable est naturellement dans un corps, il chauffe immuablement. Et c’est pourquoi la nature raisonnable, qui est ordonnée au bien dans l’absolu par des actions variées, ne peut avoir naturellement des actions qui ne s’écartent pas du bien que si la notion de bien universel et parfait est en elle de façon naturelle et immuable ; ce qui, assurément, ne peut exister que dans la nature divine, car Dieu seul est l’acte pur ne recevant le mélange d’aucune puissance, et par suite, il est la bonté pure et absolue. Mais une créature quelconque, puisqu’elle a dans sa nature un mélange de puissance, est un bien particulier ; et ce mélange de puissance lui advient parce qu’elle est issue du néant. De là vient que, parmi les natures raisonnables, seul Dieu a un libre arbitre naturellement impeccable et confirmé dans le bien ; ce qui ne peut être le cas de la créature, parce qu’elle vient du néant, comme disent saint Jean Damascène et saint Grégoire de Nysse ; et c’est en ce bien particulier que se fonde la notion de mal, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins.

Réponse aux objections :

 

1° Les créatures corporelles, comme on l’a dit, sont ordonnées à quelque bien particulier par des actions déterminées. Voilà pourquoi, pour que l’erreur et le péché soient naturellement absents de leurs actions, il suffit qu’elles soient par leur nature affermies dans quelque bien particulier ; ce qui ne suffit pas pour des natures spirituelles ordonnées au bien dans l’absolu, comme on l’a dit.

 

 

 

2° Être naturellement impeccable et avoir la maîtrise de son acte ne sont pas opposés, puisque les deux conviennent à Dieu ; mais le premier s’oppose au second dans une nature créée, qui est un bien particulier : en effet, aucune créature ayant des actions déterminées ordonnées à un bien particulier ne peut avoir la maîtrise de son acte.

3° Bien que faillir n’entre pas dans la notion de puissance active, cependant être faillible entre dans la notion de la puissance active qui n’a pas en elle-même, pour son action, des principes suffisants et immuables.

 

 

4° Bien que pouvoir pécher ne soit pas une partie de la liberté de l’arbitre, cependant cela accompagne la liberté dans la nature créée.

 

5° L’être déterminé et particulier est procuré à la créature par autre chose. Par conséquent, la créature peut avoir un être stable et immuable, quoique la notion de bien absolu et parfait ne se trouve pas en elle naturellement. En revanche, c’est par ses actions qu’elle peut être ordonnée au bien dans l’absolu ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

6° Tout esprit raisonnable recherche naturellement la félicité de façon indéterminée et dans l’universel, et à cet égard il ne peut faillir ; mais dans le particulier, il n’y a pas de mouvement déterminé de la volonté de la créature pour chercher la félicité en ceci ou cela. Et ainsi, quelqu’un peut pécher en recherchant la félicité, s’il la cherche là où il ne doit pas la chercher, comme celui qui cherche la félicité dans les plaisirs ; et il en est ainsi à l’égard de tous les biens : car rien n’est recherché que sous l’aspect du bien, comme dit Denys. Et la raison en est qu’il y a naturellement dans l’esprit l’appétit du bien, mais non de tel ou tel bien ; c’est pourquoi le péché peut survenir en cela.

7° La créature est capable d’impeccabilité, mais non en sorte qu’elle l’ait naturellement ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

8° L’opération droite procédant du libre arbitre n’a pas pour principe la seule substance, ni la vertu ou la puissance ; mais elle requiert l’application normale de la volonté à des choses qui sont au-dehors, comme la fin et d’autres choses de ce genre. Voilà pourquoi, alors qu’il n’existe aucun défaut dans la substance de l’âme ou dans la nature du libre arbitre, il peut s’ensuivre un défaut dans son action. On ne peut donc pas conclure de l’immuabilité naturelle de la substance à l’impeccabilité naturelle.

9° Dieu est la cause de la créature non seulement quant à ses principes naturels, mais aussi quant à ses perfections ajoutées. Il n’est donc pas nécessaire que tout ce que la créature tient de Dieu lui soit naturel, mais seulement ce que Dieu lui a donné en instituant sa nature ; et telle n’est pas la confirmation dans le bien.

 

 

10° Puisque la félicité civile n’est pas la félicité au sens absolu du terme, elle n’a pas l’immuabilité en un sens absolu ; mais elle est appelée immuable, parce qu’elle n’est pas facilement renversée. Cependant, si la félicité civile était immuable au sens absolu, il ne s’ensuivrait pas pour cela que le libre arbitre soit naturellement confirmé dans le bien. Car nous n’appelons pas naturel ce qui peut être acquis par les principes naturels – de cette façon, les vertus politiques peuvent être appelées naturelles – mais ce qui résulte d’une nécessité des principes de la nature.

 

 

11° Bien que l’homme recherche naturellement le bien en général, cependant il ne le recherche pas naturellement de manière spéciale, comme on l’a dit ; et c’est de ce côté que survient le péché et le défaut.

 

Et videtur quod sic.

 

Natura enim spiritualis est nobilior quam corporalis. Sed aliqua natura corporalis est cui hoc convenit quod in ea nulla motus inordinatio esse possit, scilicet natura caelestis corporis. Ergo multo fortius potest esse aliqua natura creata spiritualis, quae est capax liberi arbitrii, in cuius motibus naturaliter nulla inordinatio esse possit ; quod est esse impeccabilem, vel confirmari in bono.

 

Sed dicebat quod hoc est de nobilitate creaturae spiritualis quod possit mereri ; et hoc esse non posset, nisi posset peccare et non peccare. – Sed contra : ex hoc competit alicui

creaturae spirituali posse mereri, quod habet dominium sui actus. Sed si non posset nisi bona agere,

nihilominus ei sui actus dominium remaneret : posset enim aliquod bonum agere vel non agere, sine hoc quod in malum incideret, vel saltem eligere inter bonum et melius. Ergo ad merendum non requiritur posse peccare.

 

Praeterea, liberum arbitrium, quo meremur gratia adiuvante, est potentia activa. Sed de ratione potentiae activae non est deficere. Ergo potest creatura spiritualis habere potentiam ad merendum, etiam si naturaliter sit impeccabilis.

 

Praeterea, Anselmus [De lib. arb., cap. 1] dicit quod potestas peccandi nec est libertas, nec pars libertatis. Sed libertas est ratio qua homo est capax meriti. Ergo remota potentia peccandi, adhuc remanebit homini potentia merendi.

 

Praeterea, Gregorius Nyssenus [Nemesius, cf. De nat. hom., cap. 41] et Damascenus [cf. De fide II, 27], hanc rationem assignant quare creatura sit mutabilis secundum liberum arbitrium, quia est ex nihilo. Sed propinquius consequitur creaturam ex hoc quod est ex nihilo, posse in nihilum cedere, quam posse malum facere. Sed invenitur aliqua creatura quae naturaliter est incorruptibilis, sicut anima, et corpora caelestia. Ergo multo fortius potest inveniri aliqua creatura spiritualis quae naturaliter sit impeccabilis.

 

Praeterea, illud quod Deus facit in uno, potest in aliis facere. Sed Deus creaturae spirituali dat ita immutabiliter ex sua natura tendere in aliquod bonum, scilicet felicitatem, quod nullo modo in contrarium tendere possit. Ergo eadem ratione posset alicui creaturae conferre ut ita naturaliter appeteret omne bonum, quod nullo modo posset in malum inclinari.

 

Praeterea, Deus cum sit summe bonus, summe se communicat ; unde omne id creaturae communicatur cuius creatura est capax. Sed huius perfectionis quae est confirmatio in bono, vel impeccabilitas, creatura est capax ; quod patet, quia aliquibus creaturis per gratiam conceditur. Ergo aliqua creatura est naturaliter impeccabilis, vel confirmata in bono.

 

Praeterea, substantia est principium virtutis ; virtus vero operationis. Sed aliqua creatura est naturaliter immutabilis secundum substantiam. Ergo potest esse aliqua creatura naturaliter immutabilis secundum operationem, ut sit naturaliter impeccabilis.

 

Praeterea, essentialius convenit creaturae quod convenit sibi ratione principii a quo est, quam quod convenit sibi ratione principii ex quo est ; quia effectus sortitur similitudinem causae a qua est, habet autem oppositionem ad id ex quo est, opposita autem ex oppositis fiunt, ut album ex nigro. Sed confirmatio in bonum convenit alicui creaturae a Deo, a quo est. Ergo multo magis debet dici confirmatio in bono sibi naturalis quam posse peccare, quod convenit sibi secundum quod est ex nihilo.

 

Praeterea, felicitas civilis immu-

tabilitatem habet. Sed homo ex

naturalibus potest pervenire ad felicitatem civilem. Ergo potest habere naturaliter immutabilitatem in bono.

 

Praeterea, quod inest a natura, est immutabile. Sed naturaliter homo appetit bonum. Ergo et immutabiliter.

 

 

Sed contra. Damascenus [De fide II, 27] dicit, quod ex hoc creatura rationalis flexibilis est ad malum secundum electionem, quod est ex nihilo. Sed non potest esse aliqua creatura quae non sit ex nihilo. Ergo non potest esse aliqua creatura cuius liberum arbitrium sit naturaliter confirmatum in bono.

 

Praeterea, proprietas naturae superioris non potest inferiori naturae naturaliter convenire, nisi in superiorem naturam convertatur ; sicut non potest fieri quod aqua naturaliter sit calida, nisi convertatur in naturam ignis vel aeris. Sed habere indefectibilem bonitatem est divinae proprietas naturae. Ergo non potest esse quod alicui alii naturae conveniat naturaliter nisi in divinam naturam convertatur : quod est impossibile.

 

Praeterea, liberum arbitrium non invenitur in aliqua creatura, nisi in Angelo et in homine. Sed tam homo quam Angelus peccavit. Ergo nullius creaturae liberum arbitrium est naturaliter confirmatum in bono.

 

Praeterea, nulla creatura rationalis impeditur a beatitudine consequenda nisi ratione peccati. Si ergo aliqua creatura rationalis esset naturaliter impeccabilis, ex puris naturalibus sine gratia ad beatitudinem posset pervenire ; quod Pelagianam haeresim sapere videtur.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod nulla creatura nec est, nec esse potest, cuius liberum arbitrium sit naturaliter confirmatum in bono, ut hoc ei ex puris naturalibus conveniat quod peccare non possit.

Cuius ratio est, nam ex defectu principiorum actionis, causatur actionis defectus ; unde si quid est in quo principia actionis nec in se deficere possunt, nec ab aliquo extrinseco impediri, impossibile est illius actionem deficere ; sicut patet in motibus caelestium corporum. Ea vero in actionibus deficere possibile est in quibus principia agendi possunt deficere vel impediri, sicut patet in generabilibus et corruptibilibus, quae ratione suae transmutabilitatis defectum in principiis activis patiuntur, unde et eorum actiones deficientes proveniunt : propter quod in operationibus naturae peccatum frequenter accidit, sicut patet in partubus monstruosis. Nihil enim est aliud peccatum, sive in rebus naturalibus sive artificialibus sive voluntariis dicatur, quam defectus vel inordinatio propriae actionis, cum aliquid agitur non secundum quod debitum est agi, ut patet II Phys. [l. 14 (199 a 33)].

 

 

Differt autem in agendo natura rationalis praedita libero arbitrio ab omni alia natura. Alia enim natura ordinatur ad aliquod particulare bonum, et actiones eius sunt determinatae respectu illius boni ; natura vero rationalis ordinatur ad bonum simpliciter. Sicut enim verum absolute obiectum est intellectus, ita et bonum absolute voluntatis ; et inde est quod ad ipsum universale bonorum principium voluntas se extendit, ad quod nullus alius appetitus pertingere potest. Et propter hoc creatura rationalis non habet determinatas actiones, sed se habet sub quadam indifferentia respectu materialium actionum.

Cum autem omnis actio ab agente proveniat sub ratione cuiusdam similitudinis, sicut calidum calefacit ; oportet quod, si aliquod agens est quod secundum suam actionem ordinetur ad bonum aliquod particulare, ad hoc quod eius actio naturaliter sit indefectibilis, ratio illius boni naturaliter et immobiliter ei insit ; sicut si alicui corpori inest naturaliter calor immutabilis, immutabiliter calefacit. Unde et natura rationalis, quae ordinata est ad bonum absolute per actiones multifarias, non potest habere naturaliter actiones indeficientes a bono, nisi ei naturaliter et immutabiliter insit ratio universalis et perfecti boni ; quod quidem esse non potest nisi in natura divina. Nam Deus solus est actus purus nullius potentiae permixtionem recipiens, et per hoc est bonitas pura et absoluta. Creatura vero quaelibet, cum in natura sua habeat permixtionem potentiae, est bonum particulare. Quae quidem permixtio potentiae ei accidit propter hoc quod est ex nihilo. Et inde est quod inter naturas rationales solus Deus habet liberum arbitrium naturaliter impeccabile et confirmatum in bono : creaturae vero hoc inesse impossibile est, propter hoc quod est ex nihilo, ut Damascenus [cf. De fide II, 27] et Gregorius Nyssenus [Nemesius, cf. De nat. hom., cap. 41] dicunt ; et hoc est particulare bonum in quo fundatur ratio mali, ut Dionysius dicit, IV cap. de Divinis Nominibus [§ 20].

 

Ad primum ergo dicendum, quod creaturae corporales, ut dictum est [in corp. art.], sunt ordinatae ad aliquod particulare bonum per determinatas actiones. Et ideo ad hoc quod ab earum actionibus error et peccatum naturaliter absit, sufficit quod sint per suam naturam stabilitae in aliquo bono particulari ; quod non sufficit in naturis spiritualibus ordinatis ad bonum absolute, ut dictum est.

 

Ad secundum dicendum, quod esse naturaliter impeccabile non repugnat ei quod est habere dominium sui actus, cum utrumque Deo conveniat ; repugnat autem ei quod est habere dominium sui actus in natura creata, quae est particulare bonum : non enim aliqua creatura potest habere dominium sui actus, cuius sunt determinatae actiones ordinatae ad bonum particulare.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis non sit de ratione potentiae activae quod deficiat, est tamen de ratione potentiae activae quae non habet in se suae actionis sufficientia principia et immutabilia, ut deficere possit.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis posse peccare non sit pars libertatis arbitrii, consequitur tamen libertatem in natura creata.

 

Ad quintum dicendum, quod creaturae acquiritur esse determinatum et particulare ab alio. Unde creatura potest habere esse stabile et immutabile, quamvis in ea non inveniatur naturaliter ratio absoluti et perfecti boni ; sed per actiones suas est ordinabile ad bonum absolute ; et ideo non est simile.

 

Ad sextum dicendum, quod felicitatem indeterminate et in universali omnis rationalis mens naturaliter appetit, et circa hoc deficere non potest ; sed in particulari non est determinatus motus voluntatis creaturae ad quaerendam felicitatem in hoc vel illo. Et sic in appetendo felicitatem aliquis peccare potest, si eam quaerat ubi quaerere non debet, sicut qui quaerit in voluptatibus felicitatem ; et ita est respectu omnium bonorum : nam nihil appetitur nisi sub ratione boni, ut Dionysius [De div. nom., cap. 4, § 19] dicit. Quod ideo est, quia naturaliter inest menti appetitus boni, sed non huius vel illius boni : unde in hoc, peccatum incidere potest.

 

Ad septimum dicendum quod creatura est capax impeccabilitatis, sed non ita quod eam naturaliter habeat : unde ratio non sequitur.

 

Ad octavum dicendum, quod principium operationis rectae procedentis ex libero arbitrio non est sola substantia et virtus, sive potentia ; sed requiritur debita applicatio voluntatis ad aliqua quae sunt extra, sicut ad finem, et ad alia huiusmodi. Et ideo non existente aliquo defectu in substantia animae vel in natura liberi arbitrii, potest sequi defectus in actione ipsius. Unde ex naturali immutabilitate substantiae non potest concludi naturalis impeccabilitas.

Ad nonum dicendum, quod Deus est causa creaturae non solum quantum ad sua naturalia, sed quantum ad superaddita. Unde non oportet quod quidquid creatura habet a Deo, sit ei naturale, sed solum illud quod Deus ei indidit instituendo naturam ipsius ; et huiusmodi non est confirmatio in bono.

 

Ad decimum dicendum, quod felicitas civilis, cum non sit felicitas simpliciter, non habet immutabilitatem simpliciter ; sed dicitur immutabilis, quia non facile permutatur. Si tamen felicitas civilis esset simpliciter immutabilis, non propter hoc sequeretur quod liberum arbitrium naturaliter esset in bono confirmatum. Nam non dicimus hoc naturale quod per principia naturae acquiri potest ; per quem modum virtutes politicae possunt dici naturales ; sed illud quod consequitur ex necessitate principiorum naturae.

 

Ad undecimum dicendum, quod quamvis homo naturaliter bonum appetat in generali, non tamen in speciali, ut dictum est [in solutione ad 6 arg.] ; et ex hac parte incidit peccatum et defectus.

 

 

 

 

Article 8 - LE LIBRE ARBITRE DE LA CRÉATURE PEUT-IL ÊTRE CONFIRMÉ DANS LE BIEN PAR QUELQUE DON DE LA GRÂCE ?

(Octavo quaeritur utrum liberum arbitrium creaturae

possit confirmari in bono per aliquod donum gratiae.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La grâce, en advenant à la nature, ne la détruit pas. Puis donc que le pouvoir d’être infléchi vers le mal se trouve naturellement dans le libre arbitre de la créature, il semble que cela ne puisse pas lui être ôté par la grâce.

 

2° Il est au pouvoir du libre arbitre d’user ou non de la grâce, car le libre arbitre ne peut pas être contraint par la grâce. Or, si le libre arbitre n’use pas de la grâce versée en lui, il tombe dans le mal. Aucune grâce venant sur le libre arbitre ne peut donc le confirmer dans le bien.

 

 

3° Le libre arbitre a la maîtrise de son acte. Or, user de la grâce est un certain acte du libre arbitre. User ou ne pas user est donc au pouvoir du libre arbitre ; et ainsi, il ne peut pas être confirmé par la grâce.

 

 

4° La flexibilité vers le mal est dans le libre arbitre de la créature parce qu’elle vient du néant, comme dit saint Jean Damascène. Or aucune grâce ne peut ôter à la créature le fait de venir du néant. Aucune grâce ne pourra donc confirmer le libre arbitre dans le bien.

 

 

5° Saint Bernard dit que « le libre arbitre est le plus puissant après Dieu », et que de la justice et de la grâce il ne reçoit pas d’accroissement, ni de la faute amoindrissement. Or la confirmation dans le bien, en venant sur le libre arbitre, l’augmente : car, suivant saint Augustin, « dans les grandeurs non matérielles, c’est une même chose d’être plus grand et d’être meilleur ». Le libre arbitre ne peut donc pas être confirmé dans le bien par la grâce.

 

 

 

6° Comme il est dit au livre des Causes, ce qui est en quelque chose, y existe avec le mode de ce en quoi il est. Or le libre arbitre, par sa nature, peut se mouvoir vers le bien et le mal. La grâce qui lui advient est donc reçue en lui de telle façon qu’il puisse se mouvoir vers le bien et le mal. Et ainsi, il semble qu’elle ne puisse pas le confirmer dans le bien.

 

 

7° Tout ce que Dieu ajoute à la créature, il pourrait, semble-t-il, le lui conférer au premier temps de sa création. Si donc le libre arbitre peut être confirmé par une grâce surajoutée, il pourrait être confirmé par quelque don fait à la créature spirituelle elle-même à la création de sa nature ; et ainsi, elle serait naturellement confirmée dans le bien ; ce qui est impossible, comme on l’a dit. Elle ne peut donc pas être confirmée par grâce.

 

En sens contraire :

 

1) Les saints qui sont dans la patrie sont confirmés dans le bien, en sorte que désormais ils ne peuvent plus pécher ; sinon ils ne seraient pas sûrs de leur béatitude, ni par conséquent bienheureux. Or cette confirmation n’est pas en eux par nature, comme on l’a dit. Elle est donc par grâce. Et ainsi, le libre arbitre peut être confirmé par un don de la grâce.

 

 

2) De même que le libre arbitre de l’homme doit à sa nature de pouvoir être infléchi vers le mal, de même le corps humain doit à sa nature d’être corruptible. Or le corps humain, par le don de la grâce, est rendu incorruptible ; I Cor. 15, 53 : « Il faut que ce corps corruptible revête l’incorruptibilité. » Le libre arbitre peut donc être confirmé dans le bien par la grâce.

 

Réponse :

 

Sur cette question, Origène s’est trompé : il voulait en effet que le libre arbitre de la créature ne fût en aucune manière confirmé dans le bien, pas même chez les bienheureux, sauf dans le Christ, à cause de son union au Verbe. Et cette erreur le contraignait à affirmer que la béatitude des saints et des anges n’était pas perpétuelle, mais devait finir un jour ; or il s’ensuit qu’elle n’est pas véritable, puisque l’immuabilité et la sécurité entrent dans la notion de la béatitude. Voilà pourquoi, à cause de cet inconvénient qui en résulte, sa position doit être entièrement réprouvée.

 

 

Il faut donc affirmer sans réserve que le libre arbitre peut être confirmé dans le bien par la grâce. Et cela ressort de la considération suivante. Si le libre arbitre de la créature ne peut pas être naturellement confirmé dans le bien, c’est parce qu’il n’a pas dans sa nature la notion du bien parfait et absolu, mais d’un certain bien particulier ; or, à ce bien parfait et absolu, qui est Dieu, le libre arbitre est uni par la grâce. Par conséquent, si l’union devient parfaite, en sorte que Dieu soit lui-même pour le libre arbitre toute la cause de son agir, il ne pourra pas être infléchi vers le mal. Et cela se produit assurément en quelques-uns, principalement chez les bienheureux ; et en voici la preuve.

 

La volonté tend naturellement vers le bien comme vers son objet ; et si elle tend parfois vers le mal, cela n’a lieu que parce que le mal lui est présenté sous l’aspect du bien. En effet, le mal est involontaire, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Le péché, c’est-à-dire rechercher le mal, ne peut donc exister dans le mouvement de la volonté que si dans la puissance appréhensive préexiste un défaut à cause duquel le mal lui est proposé comme un bien. Or ce défaut dans la raison peut survenir de deux façons. D’abord par la raison elle-même, ensuite par quelque chose d’extérieur.

 

Par la raison elle-même, parce qu’il y a en elle naturellement et immuablement, sans erreur, la connaissance du bien dans l’universel – tant du bien qui est fin que du bien qui est moyen – mais non dans le particulier, et sur ce point elle peut se tromper, en estimant comme une fin ce qui n’en est pas une, ou comme utile pour la fin ce qui n’est pas utile. Et c’est pourquoi la volonté recherche naturellement le bien qui est fin, c’est-à-dire la félicité en général, et semblablement le bien qui est moyen, car chacun recherche naturellement son utilité ; mais c’est en recherchant telle ou telle fin, ou en élisant telle ou telle chose utile, que survient un péché de la volonté.

 

Ensuite, la raison défaille par quelque chose d’extérieur lorsque, à cause des puissances inférieures qui sont mues intensément vers quelque chose, l’acte de la raison est interrompu, de sorte qu’elle ne propose pas clairement ni fermement à la volonté son jugement sur le bien ; comme lorsque quelqu’un a une estimation droite de la chasteté à garder, mais, par convoitise de ce qui peut délecter, recherche le contraire de la chasteté, à cause du fait que le jugement de la raison est en quelque sorte lié par la concupiscence, comme dit le Philosophe au septième livre de l’Éthique.

 

Or, ces défauts seront l’un et l’autre totalement ôtés aux bienheureux par leur union à Dieu. Car, voyant l’essence divine, ils connaîtront que Dieu même est la fin qui doit être souverainement aimée ; ils sauront aussi de façon particulière tout ce qui unit à lui et tout ce qui sépare de lui, connaissant Dieu non seulement en soi, mais aussi en tant qu’il est la raison des autres choses ; et l’esprit sera tellement fortifié par cette clarté de connaissance qu’aucun mouvement ne pourra s’élever dans les puissances inférieures sans suivre la règle de la raison. Par conséquent, de même que nous recherchons maintenant de façon immuable le bien en général, de même les esprits des bienheureux recherchent immuablement de façon particulière le bien dû ; et il y aura en eux, au-dessus de l’inclination naturelle de la volonté, une charité parfaite les attachant totalement à Dieu. En aucune façon le péché ne pourra donc survenir en eux, et ainsi, ils seront confirmés par la grâce.

 

Réponse aux objections :

 

1° C’est à cause de son imperfection que la nature créée peut être infléchie vers le mal ; et la grâce qui confirme dans le bien ôte cette imperfection en perfectionnant la nature, comme la lumière qui advient à l’air ôte son obscurité, qu’il a naturellement sans la lumière.

 

 

2° Il est [de soi] au pouvoir du libre arbitre de ne pas user d’un habitus ; mais [en pratique, cela suppose que] le fait même de ne pas user de l’habitus peut lui être proposé sous l’aspect du bien ; ce qui, s’agis­sant de la grâce, ne peut se produire chez les bienheureux, comme on l’a dit.

 

3° On voit dès lors clairement la solution du troisième argument.

 

4° Parce que le libre arbitre vient du néant, il lui convient de n’être pas naturellement confirmé dans le bien ; et il ne peut pas lui être accordé par grâce d’être naturellement confirmé dans le bien par la grâce. Mais il ne convient pas au libre arbitre, en tant qu’il vient du néant, de ne pouvoir aucunement être confirmé dans le bien ; de même qu’il y a dans l’air, par sa nature, non pas de ne pouvoir aucunement être illuminé, mais de ne pas être naturellement lumineux en acte.

 

 

5° Saint Bernard parle du libre arbitre quant au fait d’être libre de contrainte, et cette liberté ne reçoit pas le plus ou le moins en intensité.

 

 

6° Ce qui est reçu en quelque chose, on peut en considérer et l’être et la nature. Quant à son être, il existe en ce en quoi il est reçu avec le mode de ce qui le reçoit, mais il attire cependant vers sa nature cela même qui le reçoit ; par exemple, la chaleur reçue dans l’eau a l’existence dans l’eau avec le mode de l’eau, c’est-à-dire en tant qu’elle est dans l’eau comme un accident dans un sujet ; cependant, elle tire l’eau hors de sa disposition naturelle pour qu’elle devienne chaude et fasse acte de chaleur ; et semblablement pour la lumière et l’air, quoique cela ne se fasse pas contre la

nature de l’air. De même, la grâce, quant à son être, est dans le libre arbitre avec le mode de ce dernier, comme un accident dans un sujet ; mais cependant, elle attire le libre arbitre vers la nature de son immuabilité, en l’unissant à Dieu.

 

7° Le bien parfait, qui est Dieu, peut être uni à l’esprit humain par la grâce, mais non par la nature ; voilà pourquoi le libre arbitre peut être confirmé dans le bien par grâce, mais non par nature.

 

Et videtur quod non.

 

Gratia enim superveniens naturae non destruit eam. Cum ergo libero arbitrio creaturae hoc naturaliter insit quod ad malum flecti possit, videtur quod per gratiam ei auferri non possit.

 

Praeterea, in potestate liberi arbitrii est uti gratia vel non uti ; nam liberum arbitrium a gratia cogi non potest. Sed si liberum arbitrium gratia superinfusa non utatur, decidit in malum. Ergo nulla gratia superveniens potest liberum arbitrium confirmare in bono.

 

Praeterea, liberum arbitrium habet dominium sui actus. Sed uti gratia est quidam actus liberi arbitrii. Ergo hoc est in potestate liberi arbitrii uti vel non uti ; et sic per gratiam confirmari non potest.

 

Praeterea, secundum hoc inest libero arbitrio creaturae flexibilitas ad malum, quod est ex nihilo, ut Damascenus [cf. De fide II, 27] dicit. Sed nulla gratia potest auferre creaturae esse ex nihilo. Ergo nulla gratia poterit liberum arbitrium confirmare in bono.

 

Praeterea, Bernardus [cf. De grat. et lib. arb., cap. 9 et 10] dicit, quod liberum arbitrium est potentissimum sub Deo, quod de gratia et iustitia non recipit augmentum, nec de culpa detrimentum. Sed confirmatio in bono superveniens libero arbitrio auget ipsum : quia, secundum Augustinum [cf. De Trin. VI, 8], in his quae non mole magna sunt, idem est esse maius quod melius. Ergo liberum arbitrium per gratiam non potest confirmari in bono.

 

Praeterea, ut dicitur in libro de Causis [comm. 10 (9) et 12 (11)], quod est in aliquo, est in eo per modum eius in quo est. Sed liberum arbitrium secundum suam naturam est mutabile in bonum et malum. Ergo et gratia ei superveniens hoc modo in eo recipitur quod in bonum et malum mutari possit. Et ita videtur quod non possit ipsum confirmare in bono.

 

Praeterea, quidquid Deus superaddit creaturae, posset (ut videtur) a principio suae conditionis conferre ei. Si ergo possit liberum arbitrium confirmari per aliquam gratiam superadditam, posset confirmari per aliquod inditum ipsi creaturae spirituali quantum ad naturae conditionem ; et sic naturaliter esset confirmatum in bono ; quod est impossibile, ut dictum est. Ergo nec per gratiam confirmari potest.

 

 

Sed contra. Est, quod sancti qui sunt in patria, ita sunt in bono confirmati, ut ulterius peccare non possint : alias de sua beatitudine securi non essent, et per consequens nec beati. Non autem haec confirmatio inest eis per naturam, ut dictum est [art. praeced.]. Ergo hoc est per gratiam. Et ita liberum arbitrium per donum gratiae confirmari potest.

 

Praeterea, sicut liberum arbitrium hominis ex sua natura habet quod sit flexibile in malum, ita corpus humanum habet ex sua natura quod sit corruptibile. Sed corpus humanum dono gratiae efficitur incorruptibile ; I Cor. XV, 53 : oportet corruptibile hoc induere incorruptionem. Ergo liberum arbitrium potest per gratiam confirmari in bono.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod circa hanc quaestionem erravit Origenes [cf. Peri Archon I, 8] : voluit enim quod liberum arbitrium creaturae nullatenus confirmaretur in bono nec in beatis, nisi in Christo propter unionem ad verbum. Ex hoc autem errore ponere cogebatur, quod beatitudo sanctorum et Angelorum non esset perpetua, sed aliquando esset finienda : ex quo sequitur eam non esse veram, cum immutabilitas et securitas sit de ratione beatitudinis. Et ideo propter hoc inconveniens quod sequitur, eius positio est penitus reprobanda.

Et ideo dicendum est simpliciter, quod liberum arbitrium per gratiam potest confirmari in bono. Quod quidem ex hoc apparet. Propter hoc enim naturaliter liberum arbitrium creaturae in bono confirmatum esse non potest, quia in natura sua non habet perfecti et absoluti rationem boni, sed cuiusdam boni particularis : huic autem bono perfecto et absoluto, scilicet Deo, liberum arbitrium per gratiam unitur. Unde si fiat perfecta unio, ut ipse Deus sit libero arbitrio tota causa agendi, in malum flecti non poterit. Quod quidem in aliquibus contingit, et praecipue in beatis : quod sic patet.

 

Voluntas enim naturaliter tendit in bonum sicut in suum obiectum ; quod autem aliquando in malum tendat, hoc non contingit nisi quia malum sibi sub specie boni proponitur. Malum enim est involuntarium, ut Dionysius dicit IV cap. de Divin. Nom. [§ 32]. Unde non potest esse peccatum in motu voluntatis, scilicet quod malum appetat, nisi in apprehensiva virtute defectus praeexistat, per quem sibi malum ut bonum proponatur. Hic autem defectus in ratione potest dupliciter accidere : uno modo ex ipsa ratione ; alio modo ex aliquo extrinseco.

Ex ipsa quidem ratione, quia inest ei naturaliter et immutabiliter sine errore cognitio boni in universali, tam boni quod est finis, quam boni quod est ad finem ; non autem in particulari, sed circa hoc errare potest, ut aestimet aliquid esse finem quod non est finis, vel esse utile ad finem quod non est utile. Et propter hoc voluntas naturaliter appetit bonum quod est finis, scilicet felicitatem in generali, et similiter bonum quod est ad finem ; unusquisque enim naturaliter appetit utilitatem suam ; sed in hoc vel illo fine appetendo, aut hoc vel illo utili eligendo, incidit peccatum voluntatis.

Sed ex aliquo extrinseco ratio deficit, cum propter vires inferiores quae intense moventur in aliquid, intercipitur actus rationis, ut non limpide et firmiter suum iudicium de bono voluntati proponat ; sicut cum

aliquis habens rectam existimationem de castitate servanda, per concupiscentiam delectabilis appetit contrarium castitati, propter hoc quod iudicium rationis aliqualiter a concupiscentia ligatur, ut philosophus dicit in VII Ethic. [l. 3 (1146 b 31 sqq.)].

 

Uterque autem istorum defectuum totaliter a beatis tolletur ex coniunctione ipsorum ad Deum. Nam divinam essentiam videntes, cognoscent ipsum Deum esse finem maxime amandum ; cognoscent etiam omnia quae ei uniunt, vel quae ab eo dis­iungunt, in particulari, cognoscentes Deum non solum in se, sed prout est ratio aliorum ; et hac cognitionis claritate in tantum mens roborabitur, quod in inferioribus viribus nullus motus insurgere poterit nisi secundum regulam rationis. Unde sicut nunc immutabiliter bonum in generali appetimus, ita immutabiliter in particulari bonum debitum appetunt beatorum mentes. Super naturalem autem inclinationem voluntatis erit in eis caritas perfecta, totaliter ligans eos cum Deo. Unde nullo modo in eis peccatum incidere poterit ; et sic erunt per gratiam confirmati.

Ad primum ergo dicendum, quod hoc est ex defectu naturae creatae quod in malum flecti potest ; et hunc defectum aufert perficiendo naturam gratia confirmans in bono, sicut lux superveniens aeri aufert obscuritatem eius, quam naturaliter sine luce habet.

 

Ad secundum dicendum, quod in potestate liberi arbitrii est non uti habitu ; tamen potest hoc ipsum quod est non uti habitu, sibi proponi sub specie boni ; quod de gratia in beatis accidere non potest, ut dictum est [in corp. art.].

 

Et per hoc patet solutio ad tertium.

 

 

Ad quartum dicendum, quod ex hoc quod liberum arbitrium est ex nihilo, convenit ei quod non sit naturaliter confirmatum in bono ; nec hoc ei per gratiam concedi potest ut in bono naturaliter per gratiam confirmatum sit. Non autem libero arbitrio, secundum quod est ex nihilo, convenit quod nullo modo possit confirmari in bono ; sicut nec aeri ex natura sua inest quod nullo modo possit illuminari, sed quod non sit naturaliter lucidus actu.

 

Ad quintum dicendum, quod Bernardus loquitur de libero arbitrio quantum ad libertatem a coactione, quae nec intensionem nec remissionem recipit.

 

Ad sextum dicendum, quod eius quod recipitur in aliquo, potest considerari et esse et ratio. Secundum quidem esse suum est in eo in quo recipitur, per modum recipientis, sed tamen ipsum recipiens trahit ad suam rationem ; sicut calor receptus in aqua habet esse in aqua per modum aquae, in quantum scilicet inest aquae ut accidens subiecto : tamen aquam trahit a naturali sua dispositione ad hoc quod fiat calida, et faciat actum caloris ; et similiter lux aerem, licet non contra naturam aeris. Ita et gratia secundum esse suum est in libero arbitrio per modum eius sicut accidens in subiecto ; sed tamen ad rationem suae immutabilitatis liberum arbitrium pertrahit, ipsum Deo coniungens.

 

Ad septimum dicendum, quod bonum perfectum, quod est Deus, potest esse unitum menti humanae per gratiam, non autem per naturam ; et ideo per gratiam liberum arbitrium potest confirmari in bono, non autem per naturam.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 9 - LE LIBRE ARBITRE DE L’HOMME DANS L’ÉTAT DE VOIE PEUT-IL ÊTRE CONFIRMÉ DANS LE BIEN ?

(Nono quaeritur utrum liberum arbitrium hominis in statu viae possit confirmari in bono.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Le principe, dans le domaine de l’appétit, est la fin, comme dit le Philosophe au septième livre de l’Éthique, de même que, dans le domaine spéculatif, ce sont les axiomes. Or, dans le domaine spéculatif, l’intel­ligence n’est confirmée dans la vérité, en recevant la certitude de la science, qu’après avoir fait une réduction analytique à des axiomes premiers. Donc le libre arbitre aussi ne peut être confirmé dans le bien qu’après être parvenu à la fin ultime. Or cela n’a pas lieu dans l’état de voie. Le libre arbitre en l’état de voie ne peut donc pas être confirmé dans le bien.

2° La nature humaine n’est pas supérieure à la nature angélique. Or la confirmation du libre arbitre n’a pas été conférée aux anges avant l’état de gloire. Elle ne doit donc pas non plus être conférée aux hommes.

 

3° Le mouvement ne se repose que dans la fin. Or le libre arbitre ne parvient pas à sa fin tant qu’il est dans l’état de voie. Sa mobilité n’est donc pas non plus apaisée au point de ne pouvoir se porter vers le bien et le mal.

 

4° Tant qu’une chose est imparfaite, elle peut faillir. Or l’imperfection n’est point ôtée aux hommes tant qu’ils sont dans l’état de voie : « Nous voyons maintenant comme par un miroir, en énigme », comme il est dit en I Cor. 13, 12. Donc, tant que l’homme est dans l’état de voie, il peut faillir par le péché.

 

5° Tant que quelqu’un est en état de mériter, ce qui augmente le mérite ne doit pas lui être retiré. Or, pouvoir pécher contribue au mérite ; c’est pourquoi il est dit à la louange de l’homme juste en Eccli. 31, 10 : « Il a pu violer la loi et ne l’a point violée ; faire le mal, et il ne l’a pas fait. » Donc, tant que l’homme est dans l’état de voie, où il peut mériter, son libre arbitre ne doit pas être confirmé dans le bien.

 

 

6° De même que la défaillance du libre arbitre est le péché, de même la défaillance du corps est la corruption. Or le corps de l’homme ne devient pas incorruptible dans l’état de voie. Le libre arbitre de l’homme ne peut donc pas non plus, en l’état de voie, être confirmé dans le bien.

 

 

 

En sens contraire :

 

1) La bienheureuse Vierge, dans l’état de voie, fut confirmée dans le bien ; car, comme dit saint Augustin, quand il s’agit du péché, il ne doit pas être fait mention d’elle.

 

2) Les apôtres furent confirmés dans le bien par la venue du Saint-Esprit, comme on le voit dans ce passage du psaume 74, v. 4 : « c’est moi qui ai affermi ses colonnes », que la Glose interprète en le comprenant des apôtres.

 

Réponse :

 

L’on peut être confirmé dans le bien de deux façons. D’abord au sens absolu, c’est-à-dire en sorte que l’on ait en soi un principe de fermeté suffisant pour que l’on ne puisse absolument pas pécher. Et les bienheureux sont ainsi confirmés dans le bien, pour la raison déjà exposée. Ensuite, quelques-uns sont dits confirmés dans le bien parce qu’il leur est donné un don de grâce par lequel ils sont inclinés vers le bien de telle façon qu’ils ne peuvent pas facilement s’écarter du bien ; par là, cependant, ils ne sont pas retirés du mal au point de ne pas pouvoir du tout pécher, à moins que la divine providence ne les protège. Ainsi est-il dit de l’immortalité d’Adam : on le donne pour immortel, non qu’il ait pu, par quelque principe intérieur, être entièrement protégé de toute atteinte mortelle extérieure, par exemple de la blessure du glaive et autres choses de ce genre ; mais il était gardé de ces atteintes par la divine providence. Et de cette façon, quelques-uns peuvent être confirmés dans le bien en l’état de voie, mais non de la première façon ; et en voici la preuve.

 

 

L’on ne peut être rendu entièrement impeccable, que si toute origine du péché est ôtée. Or l’origine du péché est soit dans l’erreur de la raison, qui se trompe dans le particulier à propos de la fin du bien et à propos des biens utiles – choses qu’il recherche naturellement dans l’universel –, soit en ce que le jugement de la raison est interrompu à cause d’une passion des puissances inférieures. Or, bien qu’il puisse être accordé à un voyageur que la raison ne se trompe aucunement à propos de la fin du bien et à l’égard des biens utiles de façon particulière, grâce aux dons de sagesse et de conseil, cependant, que le jugement de la raison ne puisse être interrompu, cela excède l’état de voie, pour deux raisons. D’abord et principalement parce qu’il est impossible à la raison d’exercer toujours l’acte de droite contemplation dans l’état de voie, en sorte que la raison de toutes les œuvres soit Dieu. Ensuite, parce qu’il ne se produit point, dans l’état de voie, que les puissances inférieures soient tellement soumises à la raison, que son acte ne soit nullement empêché à cause d’elles, sauf dans le Seigneur Jésus-Christ, qui fut simultanément voyageur et compréhenseur.

 

Mais cependant, par la grâce de la voie, l’homme peut être attaché au bien de telle façon qu’il ne puisse que très difficilement pécher, et voici comment cela se produit : les puissances inférieures sont réfrénées par les vertus infuses, la volonté est inclinée plus fortement vers Dieu, et la raison est rendue parfaite dans la contemplation de la vérité divine, dont la continuité provenant de la ferveur de l’amour retire l’homme du péché. Et tout ce qui manque pour la confirmation est complété, en ceux que l’on dit confirmés, par la garde de la divine providence ; c’est-à-dire que chaque fois qu’il s’introduit une occasion de pécher, leur esprit est divinement stimulé pour résister.

Réponse aux objections :

 

1° La volonté parvient à la fin non seulement quand elle possède parfaitement la fin, mais aussi, d’une certaine façon, quand elle la désire intensément ; et l’on peut de cette façon être en quelque sorte confirmé dans le bien en l’état de voie.

 

 

2° Les dons de la grâce ne suivent pas nécessairement l’ordre de la nature ; voilà pourquoi, bien que la nature humaine ne soit pas plus digne que la nature angélique, cependant une plus grande grâce a été conférée à un homme qu’à un ange, comme par exemple à la bienheureuse Vierge, et au Christ-homme. La confirmation dans le bien convenait à la bienheureuse Vierge, parce qu’elle était la mère de la divine Sagesse, qui « ne peut être susceptible de la moindre impureté », comme il est dit en Sag. 7, 25. Semblablement, elle convenait aux apôtres, parce qu’ils étaient comme le fondement et la base de tout l’édifice ecclésiastique ; c’est pourquoi il fallait qu’ils fussent fermes.

 

3° Il faut répondre au troisième argument comme au premier.

 

4° On peut voir, par cet argument, que quelqu’un dans l’état de voie n’est pas complètement confirmé, ni non plus complètement parfait ; mais il peut en quelque façon être dit confirmé, tout comme il peut être dit parfait.

 

5° Pouvoir pécher ne contribue pas au mérite, mais à la manifestation du mérite, en tant que cela montre que l’œuvre bonne est volontaire ; et si cela figure parmi les louanges de l’homme juste, c’est parce que la louange est la manifestation de la vertu.

 

6° La corruption du corps contribue matériellement au mérite, dans la mesure où l’on use d’elle avec patience ; voilà pourquoi la grâce ne l’ôte pas à l’homme qui est en état de mériter.

 

 

La solution des objections en sens contraire ressort de ce qu’on a dit.

 

Et videtur quod non.

 

Principium enim in appetibilibus est finis, ut philosophus dicit in VII Ethic. [l. 8 (1151 a 16)], sicut principium in speculativis sunt dignitates. Sed in speculativis intellectus non confirmatur in veritate, certitudinem scientiae accipiens, nisi facta resolutione ad primas dignitates. Ergo nec liberum arbitrium potest confirmari in bono, nisi postquam pervenerit ad ultimum finem. Sed hoc non est in statu viae. Ergo liberum arbitrium in statu viae non potest confirmari in bono.

Praeterea, natura humana non est potior quam angelica. Sed Angelis non est collata confirmatio liberi arbitrii ante statum gloriae. Ergo nec hominibus conferri debet.

 

Praeterea, motus non quietatur nisi in fine. Sed liberum arbitrium non pervenit ad finem suum, quamdiu est in statu viae. Ergo nec eius mutabilitas quietatur, quin possit in bonum et malum ferri.

 

Praeterea, quamdiu aliquid est imperfectum, potest deficere. Sed imperfectio ab hominibus non tollitur quamdiu sunt in statu viae : videmus enim nunc per speculum in aenigmate, ut dicitur I Corinth. XIII, 12. Ergo quamdiu homo est in statu viae, potest deficere per peccatum.

 

Praeterea, quamdiu aliquis est in statu merendi, non debet sibi subtrahi quod meritum auget. Sed posse peccare ad meritum proficit ; unde in laudem iusti viri dicitur Eccli. XXXI, 10 : qui potuit transgredi, et non est transgressus ; facere malum, et non fecit. Ergo quamdiu homo est in statu viae, in qua potest mereri, non debet liberum arbitrium eius confirmari in bono.

 

Praeterea, sicut defectus liberi arbitrii est peccatum, ita defectus corporis est corruptio. Sed corpus hominis non fit incorruptibile in statu viae. Ergo nec in statu viae liberum arbitrium hominis potest confirmari in bono.Sed contra. Est quod beata Virgo in statu viae confirmata fuit in bono ; nam de ea, ut dicit Augustinus [De nat. et grat., cap. 36], cum de peccato agitur, mentio fieri non debet.

 

Praeterea, apostoli per adventum spiritus sancti confirmati fuerunt in bono, ut videtur per hoc quod dicitur in Psalm. LXXIV, vers. 4 : ego confirmavi columnas eius ; quod Glossa [P. Lombardi, PL 191, 700 B] de apostolis exponit.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod aliquis potest confirmari in bono dupliciter. Uno modo simpliciter ; ita scilicet, quod habeat in se sufficiens suae firmitatis principium, quod omnino peccare non possit. Et sic beati sunt confirmati in bono ratione prius dicta [in art. praeced.]. Alio modo dicuntur aliqui confirmati in bono per hoc quod eis datur aliquod munus gratiae, quo ita inclinantur in bonum quod non de facili possunt a bono deflecti ; non tamen per hoc ita retrahuntur a malo, quin omnino peccare non possint, nisi divina providentia custodiente. Sicut dicitur de immortalitate Adae, qui ponitur immortalis, non quod omnino aliquo sibi intrinseco protegi posset ab omni exteriori mortifero, utpote ab incisione gladii et aliis huiusmodi ; a quibus tamen divina providentia conservabatur. Et hoc modo aliqui in statu viae possunt confirmari in bono, et non primo : quod sic patet.

 

 

 

Non enim potest aliquis omnino impeccabilis reddi, nisi omnis origo peccati auferatur. Origo autem peccati est vel ex rationis errore, quae in particulari decipitur circa finem boni, et circa utilia, quae in universali naturaliter appetit ; vel ex hoc quod iudicium rationis intercipitur propter aliquam passionem inferiorum virium. Quamvis autem alicui viatori concedi possit ut ratio nullatenus erret circa finem boni, et circa utilia in particulari, per dona sapientiae et consilii, tamen non posse intercipi iudicium rationis, excedit statum viae, propter duo. Primo et principaliter, quia rationem esse semper in actu rectae contemplationis in statu viae, ita quod omnium operum ratio sit Deus, est impossibile. Secundo, quia in statu viae non contingit inferiores vires ita rationi esse subditas, ut actus rationis nullatenus propter eas impediatur, nisi in Domino Iesu Christo, qui simul viator et comprehensor fuit.

 

 

 

Sed tamen per gratiam viae ita potest homo bono astringi, quod non nisi valde de difficili peccare possit, per hoc quod ex virtutibus infusis inferiores vires refrenantur, et voluntas in Deum fortius inclinatur, et ratio perficitur in contemplatione veritatis divinae, cuius continuatio ex fervore amoris proveniens hominem retrahit a peccato. Sed totum quod deficit ad confirmationem, completur per custodiam divinae providentiae in illis qui confirmati dicuntur ; ut scilicet quandocumque occasio peccati se ingerit, eorum mens divinitus excitetur ad resistendum.

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod affectus pervenit ad finem, non solum quando finem perfecte possidet, sed etiam quodammodo quando ipsum intense desiderat ; et per hunc modum aliquo modo in statu viae aliquis potest confirmari in bono.

 

Ad secundum dicendum, quod dona gratiae non sequuntur ordinem naturae de necessitate ; et ideo, quamvis humana natura non sit angelica dignior, tamen alicui homini collata est maior gratia quam alicui Angelo, sicut beatae Virgini, et homini Christo. Confirmatio autem in bono beatae Virgini competebat, quia mater erat divinae sapientiae, in quam nihil inquinatum incurrit, ut dicitur Sap. VII, 25. Similiter apostolos decuit, quia erant quasi fundamentum et basis totius ecclesiastici aedificii ; unde eos firmos esse oportuit.

 

 

 

Ad tertium dicendum sicut ad primum.

 

Ad quartum dicendum, quod ratione illa potest haberi, quod non est aliquis in statu viae omnino confirmatus, sicut nec omnino perfectus ; sed aliquo modo potest dici confirmatus, sicut et perfectus.

 

Ad quintum dicendum, quod posse peccare non facit ad meritum, sed ad meriti manifestationem, in quantum ostendit opus bonum esse voluntarium ; et ideo inter laudes viri iusti ponitur, quia laus est virtutis manifestatio.

Ad sextum dicendum, quod corruptio corporis materialiter facit ad meritum, in quantum ea aliquis patienter utitur ; et ideo homini in statu merendi existenti per gratiam non aufertur.

 

Ad alia quae sunt in oppositum, patet solutio ex dictis.

 

 

 

 

 

Article 10 - LE LIBRE ARBITRE D’UNE CRÉATURE PEUT-IL ÊTRE OBSTINÉ DANS LE MAL, OU Y ÊTRE IMMUABLEMENT AFFERMI ?

(Decimo quaeritur utrum liberum arbitrium alicuius creaturae

possit esse obstinatum in malo, vel immutabiliter firmatum.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Le péché, comme dit saint Augustin au onzième livre de la Cité de Dieu, est contre nature. Or rien de ce qui est contre nature n’est perpétuel, suivant le Philosophe au début du Ciel et le Monde. Le péché ne peut donc pas demeurer perpétuellement dans le libre arbitre.

 

 

2° La nature spirituelle est plus puissante que la nature corporelle. Or, si l’on fait venir sur la nature corporelle quelque accident préternaturel, elle revient à ce qui convient à sa nature, à moins que cet accident apporté ne soit conservé par une cause agissant continuellement ; par

exemple, si de l’eau est chauffée, elle revient au froid naturel, à moins qu’il n’y ait une chose qui conserve perpétuellement la chaleur. Si donc il advient à la nature spirituelle du libre arbitre de tomber dans le péché, elle ne demeurera pas non plus sou­mise perpétuellement au péché, mais reviendra un jour à l’état de justice ; à moins que l’on n’indique une cause qui conserve perpétuellement la méchanceté en lui, mais il semble qu’on ne puisse pas la déterminer.

 

3° [Le répondant] disait qu’il y a une cause, tant intérieure qu’extérieure, qui induit le péché et le conserve : la cause intérieure est la volonté elle-même ; l’extérieure est l’objet même de la volonté, c’est-à-dire ce qui attire vers le péché. En sens contraire : la réalité qui est hors de l’âme est bonne. Or le bien ne peut être cause du mal que par accident. La réalité qui est hors de l’âme n’est donc cause du péché que par accident. Or toute cause par accident se ramène à une cause par soi ; et ainsi, il est nécessaire de concevoir quelque chose qui soit une cause par soi du péché ; ce qui ne peut être que la volonté. Or, quand la volonté est inclinée vers quelque chose, il lui reste la faculté de tendre encore vers l’opposé, puisque ce vers quoi elle est inclinée ne lui ôte pas sa nature, par laquelle elle peut se porter vers les opposés. Ni la volonté ni rien d’autre ne peut donc être une cause faisant que le libre arbitre adhère au péché immuablement et comme nécessairement.

 

 

4° Selon le Philosophe au cinquième livre de la Métaphysique, il y a deux nécessaires : l’un qui a sa nécessité par soi, l’autre qui l’a par autre chose. Or, que le péché soit dans le libre arbitre, ne peut être nécessaire comme ce qui a sa nécessité par soi, car cela est le propre de Dieu seul, comme dit Avicenne ; de même, ce n’est pas non plus nécessaire comme ce qui a sa nécessité par autre chose, car tout nécessaire de ce genre se ramène à ce qui est nécessaire par soi ; or Dieu ne peut être cause du péché. Il ne peut donc en aucune façon être nécessaire que le libre arbitre puisse demeurer dans le péché. Et ainsi, le libre arbitre d’aucune créature n’adhère immuablement au péché.5° Saint Augustin, au cinquième livre de la Cité de Dieu, semble distinguer deux nécessités : l’une d’elles supprime la liberté, en faisant qu’une chose n’est pas en notre pouvoir, et on l’appelle nécessité de contrainte ; l’autre est celle qui ne supprime pas la liberté, et c’est la nécessité d’inclination naturelle. Or il n’est pas nécessaire que le péché soit dans le libre arbitre par cette dernière nécessité, puisque le péché n’est pas naturel, mais plutôt contre nature ; ni non plus par la première nécessité, car alors la liberté de l’arbitre serait ôtée. Il n’est donc nullement nécessaire ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

6° Anselme dit que le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volonté pour elle-même ». Si donc il existait un libre arbitre qui ne pût avoir la droiture de volonté, il perdrait la raison formelle de sa propre nature, ce qui est impossible.

 

 

 

7° Le libre arbitre ne reçoit pas le plus et le moins. Or le libre arbitre qui ne peut se porter vers le bien est moindre que celui qui a ce pouvoir. Il n’existe donc pas de libre arbitre qui ne puisse se porter vers le bien.

 

8° Le mouvement volontaire est au repos volontaire ce que le mouvement naturel est au repos naturel. Or, suivant le Philosophe, si le mouvement est naturel, le repos aussi est naturel ; et si le mouvement est volontaire, le repos aussi est volontaire. Or le mouvement par lequel le péché est commis, est volontaire. Le repos par lequel on persiste dans le péché commis est donc lui aussi volontaire : il n’est donc pas nécessaire.

 

 

9° La volonté est au bien et au mal ce que l’intelligence est au vrai et au faux. Or l’intelligence n’adhère jamais tellement au faux qu’elle ne puisse être ramenée à la connaissance du vrai. La volonté n’adhère donc jamais tellement au mal qu’elle ne puisse être ramenée à l’amour du bien.

 

10° Selon Anselme au livre sur le Libre Arbitre, « le pouvoir de pécher n’est ni la liberté, ni une partie de la liberté ». L’acte essentiel du libre arbitre est donc de pouvoir se porter vers le bien. Si donc le libre arbitre d’une créature ne peut se porter vers le bien, il sera inutile, puisque chaque réalité est vaine si elle est privée de son acte

propre, car chaque chose existe pour son opération, comme dit le Philosophe au deuxième livre sur le Ciel et le Monde.

 

 

 

11° Le libre arbitre n’a de pouvoir que sur le bien ou sur le mal. Si donc le pouvoir de pécher n’est ni la liberté, ni une partie de la liberté, il reste que toute la liberté est de pouvoir faire le bien, et ainsi, la créature qui ne pourra pas faire le bien n’aura pas de liberté. Et ainsi, le libre arbitre ne peut pas être confirmé dans le mal au point de ne pouvoir aucunement faire le bien.

 

12° Selon Hugues de Saint-Victor, la mutation qui se fait par les principes accidentels ne change rien aux principes essentiels de la réalité. Or pouvoir faire le bien est essentiel au libre arbitre, comme on l’a prouvé. Puis donc que le péché advient accidentellement au libre arbitre, ce dernier ne pourra pas être changé par le péché au point de ne plus pouvoir se porter vers le bien.

 

 

13° Les facultés naturelles, selon l’opinion commune, sont blessées par le péché ; mais elles ne sont pas totalement ôtées. Or pouvoir se porter vers le bien est naturel au libre arbitre. Le péché ne le rend donc jamais obstiné dans le mal au point qu’il ne puisse se porter vers le bien.

 

14° Si le péché cause dans le libre arbitre l’obstination dans le mal, il le fait ou bien en retirant quelque chose des facultés naturelles, ou bien en y ajoutant. Or ce n’est pas en retirant, car dans les démons les dons naturels demeurent intacts, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Ni non plus en y ajoutant, car, ce qui est ajouté étant un accident, il est nécessaire qu’il soit dans le sujet avec le mode de ce qui le reçoit ; et ainsi, puisque le libre arbitre peut être infléchi vers l’un ou l’autre des opposés, cela ne le fera pas adhérer immuablement au mal. Le libre arbitre ne peut donc en aucune façon être totalement confirmé dans le mal.

 

15° Saint Bernard dit qu’il est impossible que la volonté ne s’obéisse pas à elle-même. Or le péché et l’acte bon sont commis en voulant. Il est donc impossible que le libre arbitre ne puisse pas vouloir le bien, s’il veut. Or, ce que quelqu’un peut s’il veut, ne lui est pas impossible. Faire le bien n’est donc pas impossible à quiconque possède le libre arbitre de sa volonté.

 

 

 

16° La charité est plus forte que la cupidité qui attire vers le péché : car la charité aime la loi de Dieu plus que la cupidité n’aime les monceaux d’or et d’argent, comme dit

la Glose à propos du psaume 118, v. 72 : « Mieux vaut pour moi la loi de ta bouche, etc. » Or les démons ou les hommes sont tombés de la charité dans le péché. À bien plus forte raison peuvent-ils donc revenir à la recherche du bien ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

17° La bonté et la rectitude de l’appétit sont opposés à son obstination. Or les démons et les damnés ont un appétit bon et droit, car ils recherchent le bien et le meilleur, c’est-à-dire être, vivre et penser, comme dit Denys. Ils n’ont donc pas un libre arbitre obstiné dans le mal.

 

 

 

18° Anselme, au livre sur le Libre Arbitre, découvre la même notion de libre arbitre en Dieu, en l’ange et en l’homme. Or le libre arbitre de Dieu ne peut être obstiné dans le mal. Donc en l’ange et en l’homme non plus.

 

En sens contraire :

 

1) À la félicité des bienheureux s’oppose le malheur des damnés. Or il appartient à la félicité des bienheureux qu’ils aient un libre arbitre affermi dans le bien au point de ne pouvoir aucunement se détourner vers le mal. Il appartient donc aussi au malheur des damnés qu’ils soient confirmés dans le mal au point de ne pouvoir aucunement se porter vers le bien.

 

2) Saint Augustin dit expressément la même chose dans le Livre à Pierre sur la foi.

 

 

3) Le retour depuis le péché vers le bien n’est ouvert que par la pénitence. Or la pénitence n’a pas lieu pour le mauvais ange. Il est donc immuablement confirmé dans le mal. Preuve de la mineure : la pénitence ne semble pas avoir lieu pour celui qui pèche par méchanceté. Or l’ange a péché par méchanceté ; car, puisqu’il a une intelligence déiforme, lorsqu’il considère une chose, il voit en même temps tout ce qui appartient à cette chose, et ainsi, il ne peut pécher qu’avec une science certaine. La pénitence n’a donc pas lieu pour lui.

 

 

4) Selon saint Jean Damascène, « ce que la mort est pour les hommes, la chute l’est pour les anges ». Or les hommes, après la mort, ne sont pas capables de pénitence. Donc les anges non plus, après la chute. Preuve de la mineure : saint Augustin dit au vingt et unième livre de la Cité de Dieu : « parce qu’il n’y aura pas de lieu de conversion après cette vie pour ceux qui meurent sans la grâce, qu’aucune prière ne soit faite pour eux » ; et ainsi, il est clair qu’après la mort les hommes ne sont pas capables de pénitence.

 

Réponse :

 

Sur cette question, il se trouve qu’Origène s’est trompé : il a en effet prétendu qu’après de longs espaces de temps, le retour à la justice serait ouvert tant aux démons qu’aux hommes damnés ; et il était porté à affirmer cela à cause de la liberté de l’arbitre. Mais cet avis déplut à tous les docteurs catholiques, comme dit saint Augustin au vingt et unième livre de la Cité de Dieu ; non qu’ils enviassent le salut aux démons et aux hommes damnés, mais parce qu’il faudrait dire, pour la même raison, que la justice et la gloire des anges et des hommes bienheureux devrait un jour se terminer – en effet, que la gloire des bons et le malheur des damnés seront perpétuels, cela est montré en même temps en Mt 25, 46, où il est dit : « Ceux-ci s’en iront à l’éternel supplice, et les justes à la vie éternelle » – ce qu’Origène semblait aussi tenir pour vrai.

 

 

C’est pourquoi l’on doit accorder sans réserve que le libre arbitre des démons eux-mêmes est si obstiné dans le mal qu’il ne peut revenir au bon vouloir. Et la raison doit en être prise nécessairement du côté où est causée la délivrance du péché, à laquelle deux choses concourent : la grâce divine qui opère principalement, et la volonté humaine qui coopère à la grâce ; car, suivant saint Augustin, « celui qui t’a créé sans toi, ne te justifiera pas sans toi ». La cause de la confirmation dans le mal doit donc se prendre en partie de Dieu, et en partie du libre arbitre. De Dieu, d’une part, non comme causant ou conservant la méchanceté, mais comme n’accordant pas la grâce ; et c’est même sa justice qui l’exige : en effet, il est juste que ceux qui n’ont pas voulu bien vouloir pendant qu’ils le pouvaient, soient conduits à ce malheur d’être dans l’impos­sibilité absolue de bien vouloir. Du côté du libre arbitre, d’autre part, la cause de la réversibilité ou de l’irréver­sibilité du péché doit se prendre de ce par quoi l’homme est tombé dans le péché. Or, puisque l’appétit du bien est naturellement en n’importe quelle créature, nul n’est induit à pécher que sous quelque espèce de bien apparent. En effet, bien que le fornicateur sache dans l’universel que la fornication est mauvaise, cependant, lorsqu’il consent à la fornication, il estime que la fornication est pour lui, à un moment donné, un bien à faire. Et dans cette estimation, trois choses sont à prendre en compte.

 

 

La première d’entre elles est l’élan même de la passion, par exemple de la convoitise ou de la colère, par laquelle le jugement de la raison est interrompu, afin qu’elle ne juge pas actuellement dans le particulier ce qu’elle tient habituellement dans l’univer­sel, mais suive l’inclination de la passion, et consente à ce vers quoi la passion tend comme vers un bien par soi. La deuxième est l’inclination de l’habitus : celui-ci étant comme une certaine nature pour son possesseur – ainsi le Philosophe dit-il au livre sur la Mémoire et la Réminiscence que l’habitude est une autre nature, et Cicéron, dans ses livres de Rhétorique, que la vertu s’accorde à la raison à la façon d’une nature –, pour la même raison, l’habitus du vice incline comme une certaine nature vers ce qui lui convient ; d’où il se produit que, pour celui qui a l’habitus de la luxure, ce qui convient à la luxure semble bon, comme connaturel. Et c’est ce que dit le Philosophe au troisième livre de l’Éthique : que le « but à atteindre apparaît à chacun selon sa propre nature ». La troisième est la fausse estimation de la raison sur l’objet d’élection particulier ; et cette estimation provient soit de l’une des deux choses susmentionnées, à savoir l’élan de la passion ou l’inclination de l’habitus, soit encore de l’ignorance générale, comme lorsque quelqu’un est dans cette erreur que la fornication ne serait pas un péché.

 

Contre la première d’entre elles, donc, le libre arbitre a un remède lui permettant de délaisser le péché. En effet, celui en qui il y a un élan de passion a une droite estimation de la fin, qui est comme un principe dans le domaine des opérables, comme dit le Philosophe au sixième livre de l’Éthique. Par conséquent, de même que, par l’estima­tion vraie qu’il a du principe, l’homme peut repousser de soi les erreurs qui se trouveraient dans ses conclusions, de même, être droitement disposé à l’égard de la fin lui permet de repousser de soi tout assaut des passions ; c’est pourquoi le Philosophe dit au septième livre de l’Éthique que « l’incon­tinent, qui pèche à cause d’une passion, est capable de pénitence et de guérison ». Semblablement, il a un remède contre l’inclina­tion de l’habi­tus. En effet, aucun habitus ne corrompt toutes les puissances de l’âme ; et ainsi, lorsqu’une puissance a été corrompue par un habitus, l’homme, parce qu’il reste de la rectitude dans les autres puissances, est induit à méditer et à faire les choses qui sont contraires à cet habitus ; par exemple, si quelqu’un a un concupiscible corrompu par l’habitus de luxure, il est stimulé par l’irascible lui-même à entreprendre quelque chose de difficile, dont la pratique ôte la mollesse de la luxure ; ainsi, le Philosophe dit-il dans les Catégories que « l’homme vicieux, s’il se conduit de meilleure façon dans sa vie et ses discours, pourra progresser dans le bien ». Contre la troisième aussi, il a un remède : car ce que l’homme reçoit, il le reçoit comme raisonnablement, c’est-à-dire par voie d’enquête et de confrontation. Lors donc que la raison se trompe en quelque chose, quelle que soit la cause de cette erreur, elle peut être ôtée par des raisonnements contraires ; et de là vient que l’homme peut renoncer au péché.

 

 

Mais en l’ange, le péché ne peut venir d’une passion : car, suivant le Philosophe au septième livre de l’Éthique, la passion n’existe que dans la partie sensible de l’âme, que les anges n’ont pas. Dans le péché de l’ange, donc, seules deux choses concourent : l’inclination habituelle vers le péché, et l’estimation fausse de la puissance cognitive sur l’objet d’élection particulier. Mais puisqu’il n’y a point dans les anges une multitude de puissances appétitives comme il y en a dans les hommes, lorsque leur appétit tend vers quelque chose, il est totalement incliné vers cette chose, en sorte qu’il n’a aucune inclination qui l’induise au contraire. Et parce qu’ils n’ont pas une raison mais une intelligence, tout ce qu’ils estiment, ils le reçoivent suivant un mode intelligible. Or ce qui est admis intelligiblement, est admis irréversiblement ; comme quand on admet que le tout est plus grand que sa partie. C’est pourquoi les anges ne peuvent déposer l’estimation qu’ils ont une fois reçue, qu’elle soit vraie ou qu’elle soit fausse.

 

De ce qui a été dit précédemment, il ressort donc que la cause de la confirmation des démons dans le mal dépend de trois choses, auxquelles se ramènent toutes les raisons assignées par les docteurs. La première et la principale est la justice divine ; c’est pourquoi l’on assigne comme cause de leur obstination que, parce qu’ils ne sont pas tombés par quelqu’un d’autre, ils ne doivent pas non plus se relever par quelqu’un d’autre ; ou toute autre raison semblable, qui se rattacherait à la convenance de la justice divine. La deuxième est l’indivisi­bilité de la puissance appétitive ; aussi certains disent-ils que, parce que l’ange est simple, il se tourne totalement vers ce vers quoi il se tourne ; ce qu’il faut comprendre non pas de la simplicité de l’essence, mais de la simplicité qui ôte la division des puissances d’un même genre. La troisième est la connaissance intellective ; et c’est ce que certains disent : que les anges ont péché irrémédiablement, parce qu’ils ont péché contre une intelligence déiforme.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° Il y a deux façons d’appeler quelque chose « naturel ». On appelle d’abord ainsi ce qui a un principe suffisant duquel il s’ensuit par nécessité, à moins qu’une chose ne l’empêche ; par exemple, il est naturel à la terre de se mouvoir vers le bas ; et à ce sujet, le Philosophe pense que rien de ce qui est contre nature n’est perpétuel. Ensuite, on dit qu’une chose est naturelle à quelqu’un, parce qu’il a vers elle une inclination naturelle, quoiqu’il n’ait pas en soi le principe suffisant d’où elle s’ensuivrait nécessairement ; par exemple, on dit qu’il est naturel à la femme de concevoir un enfant, ce qu’elle ne peut, toutefois, que si elle reçoit la semence d’un mâle. Or rien n’empê­che que ce qui est contre ce naturel-là soit perpétuel ; comme dans le cas où une femme resterait perpétuellement sans postérité. Et de cette façon, il est naturel au libre arbitre de tendre vers le bien, et contre nature de pécher. L’argument n’est donc pas concluant. Ou bien l’on peut dire que bien que, pour l’esprit raisonnable considéré dans son institution, le péché soit contre nature, cependant, en tant qu’il a adhéré au péché, il lui est devenu quasi naturel, comme dit saint Augustin au livre sur la Perfection de la justice. Toutefois, le Philosophe dit au neuvième livre de l’Éthique que, lorsque l’homme passe de la vertu au vice, il devient comme autre, puisqu’il passe pour ainsi dire à une autre nature.

2° Il n’en va pas de même pour la nature corporelle et la spirituelle. En effet, la nature corporelle est une nature déterminée d’un genre unique ; voilà pourquoi une chose ne peut lui être rendue naturelle que si sa nature est totalement corrompue ; par exemple, la chaleur ne peut devenir naturelle à l’eau que si l’espèce de l’eau se corrompt en elle ; et de là vient qu’elle retourne à sa nature quand on enlève ce qui l’en empêche. Mais la nature spirituelle, quant à son être second, a été faite indéterminée et capable de tout ; ainsi est-il dit au troisième livre sur l’Âme que l’âme est en quelque sorte toutes choses ; et en adhérant à une chose, elle est rendue une avec elle ; comme l’intelligence devient d’une certaine façon l’intelligible lui-même lorsqu’elle pense, et que la volonté devient l’objet d’appétit lui-même lorsqu’elle aime. Et ainsi, bien que l’inclination de la volonté soit naturellement vers une chose, cependant le contraire peut, par l’amour, lui être rendu naturel au point qu’elle ne revienne pas à l’état antérieur, à moins qu’une cause ne fasse cela. Et de cette façon, le péché est rendu comme naturel à celui qui adhère au péché ; rien n’empêche donc que le libre arbitre reste perpétuellement dans le péché.

 

 

3° La cause par soi du péché est la volonté, et par elle le péché est conservé : en effet, bien qu’au départ elle se comportât indifféremment envers les deux opposés, cependant, après qu’elle s’est soumise au péché, le péché lui est rendu comme naturel ; et dès lors, autant que cela dépend d’elle, elle demeure immuablement en lui.

 

 

4° Cette nécessité de demeurer dans le péché se ramène à Dieu comme à une cause, de deux façons : d’abord du côté de la justice elle-même, comme on l’a dit, c’est-à-dire en tant qu’il n’appose point la grâce qui guérit ; ensuite, en tant qu’il a créé une nature telle qu’à la fois elle puisse pécher, et qu’il lui soit nécessaire, par la condition de sa nature, de demeurer dans le péché après qu’elle s’est soumise au péché.

 

 

 

5° Puisque le péché est devenu quasi naturel à l’esprit raisonnable, cette nécessité sera non de contrainte, mais comme d’incli­nation naturelle.

 

 

6° Il y a en tout détenteur du libre arbitre le pouvoir de garder la droiture de volonté lorsqu’il l’a, comme dit Anselme. Mais les démons et les autres damnés ne peuvent pas la garder, puisqu’ils ne l’ont pas.

 

 

 

7° Le libre arbitre, en tant qu’il est dit libre de contrainte, ne reçoit pas le plus et le moins ; mais si l’on considère sa liberté par rapport au péché et au malheur, on dit qu’il est plus libre dans un état que dans un autre.

 

 

8° L’effet de la nature est toujours naturel ; et de là vient que son action et son mouvement ont toujours pour terme le repos naturel. Mais l’action et le mouvement de la volonté peuvent avoir pour terme l’effet et le repos naturel, en tant que la volonté et l’art aident la nature ; par conséquent, il peut y avoir un mouvement volontaire, et l’effet ou le repos conséquent sera naturel et découlant nécessairement ; par exemple, d’un coup volontaire s’ensuit une mort naturelle et nécessaire.

 

 

9° Si l’intelligence de l’ange admet quelque estimation fausse, il ne peut la déposer, pour la raison susmentionnée. Le raisonnement part donc de l’hypothèse d’une chose fausse.

 

10° Bien que quelqu’un soit séparé de sa fin prochaine, il ne s’ensuit pourtant pas qu’il soit entièrement inutile, car il reste encore la relation à la fin ultime ; voilà pourquoi, bien que le libre arbitre soit séparé de son opération bonne, à laquelle il est naturellement ordonné, cependant il n’est pas inutile, car cela même va à la gloire de Dieu, qui est la fin ultime, en tant que par là sa justice est manifestée.

 

 

11° Le péché n’est commis par le libre arbitre que par l’élection d’un bien apparent ; par conséquent, quelque chose du bien demeure en n’importe quelle action peccamineuse. Et quant à ce bien, la liberté est conservée ; en effet, si l’apparence de bien était enlevée, l’élection, qui est l’acte du libre arbitre, cesserait.

 

 

12° Pouvoir le bien est essentiel au libre arbitre, non comme ce qui relève de l’être premier, mais de l’être second ; Hugues, lui, parle des choses qui sont essentielles quant à l’être premier de la réalité.

 

 

 

13° Cet argument vaut pour le naturel qui entre dans la constitution de la nature, et non pour le naturel auquel la nature est ordonnée ; et c’est de cette façon qu’il est naturel de pouvoir faire le bien.

 

 

14° Le péché advenant au libre arbitre ne supprime rien des principes essentiels, car alors l’espèce du libre arbitre ne demeurerait pas ; mais quelque chose est ajouté par le péché, à savoir une certaine réunion du libre arbitre à la fin mauvaise, qui lui est rendue en quelque sorte naturelle. Et dès lors, elle a une nécessité, comme toutes les autres choses qui sont naturelles au libre arbitre.

 

 

15° La volonté s’obéit toujours à elle-même, d’une certaine façon, c’est-à-dire que l’homme veut en quelque manière ce qu’il veut vouloir. Mais d’une autre façon, elle ne s’obéit pas toujours, c’est-à-dire en tant que l’on ne veut pas parfaitement et efficacement ce qu’on voudrait vouloir parfaitement et efficacement, comme dit saint Augustin. Et si la volonté des démons s’obéit à elle-même, il ne s’ensuit pas pour cela que leur libre arbitre n’est pas confirmé dans le mal, car il est impossible qu’il veuille vouloir efficacement le bien ; donc, même si la conditionnelle était vraie, il ne s’ensuivrait pas que le conséquent soit possible, puisque l’antécédent est impossible.

 

 

 

16° La charité est plus forte que le péché, autant qu’il est en elle, si la comparaison se fait entre l’une et l’autre suivant le même mode de possession, c’est-à-dire en sorte que de part et d’autre on prenne un libre arbitre parvenant au terme, ou subsistant encore dans l’état de voie. Par contre, celui qui est établi au terme de la méchanceté est plus fermement enraciné dans la méchanceté que celui qui subsiste dans la voie de la charité n’est enraciné dans la charité. Or les démons ou bien, selon certains, n’ont jamais eu la charité, ou bien, s’ils l’ont eue, ils ne l’ont jamais eue que comme en l’état de voie. Et semblablement, les hommes damnés n’ont pu tomber que d’une grâce de voyageur.

 

 

17° Ce raisonnement vaut pour la bonté et la rectitude de la nature elle-même, non du libre arbitre. En effet, l’appétit par lequel les démons recherchent le bien et le meilleur, est une certaine inclination de la nature elle-même, et qui ne vient pas de l’élection du libre arbitre. Voilà pourquoi cette rectitude ne s’oppose pas à l’obstination du libre arbitre.

 

18° Anselme découvre la notion commune du libre arbitre en Dieu, dans les anges et dans les hommes grâce à une certaine analogie très commune ; c’est pourquoi il n’est pas nécessaire de trouver une ressemblance quant à toutes les déterminations spéciales.

 

Et videtur quod non.

 

Peccatum enim, ut dicit Augustinus, XI de Civit. Dei [cap. 17], est contra naturam. Sed nihil quod est contra naturam, est perpetuum, secundum philosophum in principio Caeli et Mundi [De caelo I, 4 (269 b 7 sqq.)]. Ergo peccatum non potest perpetuo in libero arbitrio permanere.

 

Praeterea, natura spiritualis est potentior quam corporalis. Sed si naturae corporali superinducatur aliquod accidens praeternaturale, redit ad id quod est suae naturae conveniens, nisi illud accidens superinduc-

tum aliqua causa continue agente

conservetur ; sicut si aqua calefiat, redit ad frigiditatem naturalem, nisi sit aliquid perpetuo conservans caliditatem. Ergo et natura spiritualis liberi arbitrii, si eam contigerit incidere in peccatum, non perpetuo remanebit subdita peccato ; sed quandoque ad statum iustitiae redibit nisi assignetur aliqua causa quae perpetuo malitiam in eo servet : quam non est assignare, ut videtur.

 

Sed dicebat quod causa peccatum inducens et conservans, est et interior et exterior : interior est ipsa voluntas ; exterior est ipsum voluntatis obiectum, quod scilicet allicit ad peccandum. – Sed contra : res quae est extra animam, est bona. Bonum autem non potest esse causa mali nisi per accidens. Ergo res extra animam existens, non est causa peccati nisi per accidens. Omnis autem causa per accidens reducitur ad causam per se ; et sic oportet ponere aliquid quod sit per se causa peccati ; quod non potest esse nisi voluntas. Voluntas autem quando ad aliquid inclinatur, remanet ei facultas quod adhuc in oppositum tendat ; cum id in quod inclinatur, suam naturam ei non tollat, qua in opposita potest. Ergo nec voluntas nec aliquid aliud potest esse causa faciens liberum arbitrium peccato immobiliter et quasi necessario adhaerere.

 

Praeterea, secundum philosophum in V Metaphysic. [l. 6 (1015 b 9)], duplex est necessarium : quoddam a seipso, quoddam ab alio necessitatem habens. Peccatum autem esse in libero arbitrio, non potest esse necessarium sicut id quod est necessitatem a seipso habens, quia hoc solius Dei est, ut Avicenna [cf. Metaph. VIII, 4] dicit ; nec iterum est necessarium quasi ab alio necessitatem habens, quia omne huiusmodi necessarium reducitur ad id quod est per seipsum necessarium ; Deus autem causa peccati esse non potest. Ergo nullo modo potest esse necessarium, liberum arbitrium in peccato posse permanere. Et sic nullum liberum arbitrium creaturae immobiliter peccato adhaeret.

 

Praeterea, Augustinus in V de Civit. Dei [cap. 10], videtur duplicem necessitatem distinguere : quarum una adimit libertatem, faciens non esse aliquid in potestate nostra, quae dicitur necessitas coactionis ; alia est quae libertatem non adimit, quae est naturalis inclinationis. Hac autem necessitate peccatum inesse libero arbitrio non est necesse, cum non sit naturale, sed magis contra naturam : similiter nec prima, quia tunc libertas arbitrii tolleretur. Ergo nullo modo est necessarium ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, Anselmus [cf. De lib. arb., cap. 3 et 13] dicit, quod liberum arbitrium est potestas servandi rectitudinem voluntatis propter seipsam. Si ergo sit aliquod liberum arbitrium quod non possit habere rectitudinem voluntatis, amitteret propriae naturae rationem ; quod est impossibile.

 

Praeterea, liberum arbitrium non suscipit magis et minus. Sed minus est liberum arbitrium quod non potest in bonum, quam illud quod potest. Ergo non est aliquod liberum arbitrium quod non possit in bonum.

Praeterea, sicut se habet motus naturalis ad quietem naturalem, ita se habet motus voluntarius ad quietem voluntariam. Sed secundum philosophum [cf. Phys. V, 10 (230 b 10 sqq.)], si motus est naturalis, et quies naturalis ; et si motus est voluntarius, et quies voluntaria. Sed motus quo peccatum committitur, est voluntarius. Ergo et quies qua in peccato commisso persistitur, est voluntaria : non ergo necessaria.

 

Praeterea, sicut intellectus se habet ad verum et falsum, ita affectus ad bonum et malum. Sed intellectus nunquam ita inhaeret falso quin possit reduci ad cognitionem veri. Ergo affectus nunquam ita inhaeret malo quin possit reduci ad amorem boni.

 

Praeterea, secundum Anselmum in libro de Lib. Arb. [cap. 1], posse peccare non est libertas, nec pars libertatis. Ergo essentialis actus liberi arbitrii est posse in bonum. Si ergo liberum arbitrium alicuius creaturae non possit in bonum, erit frustra ; cum res unaquaeque in vanum sit, si actu proprio destituatur, quia unaquaeque res est propter suam operationem, ut dicit philosophus in II Caeli et Mundi [De caelo II, 4 (286 a 8)].

 

Praeterea, liberum arbitrium non potest nisi in bonum vel in malum. Si ergo posse peccare non est libertas, nec pars libertatis, remanet quod tota libertas sit posse facere bonum et ita creatura quae non poterit facere bonum nihil habebit libertatis. Et ita liberum arbitrium non potest esse ita confirmatum in malo quod nullo modo possit facere bonum.

Praeterea, secundum Hugonem de sancto Victore [cf. Erudit. didascal. VII, 19], mutatio quae est secundum accidentalia, non mutat aliquid de essentialibus rei. Sed posse facere bonum est essentiale libero arbitrio, ut probatum est [art. 7 huius quaest.]. Ergo cum peccatum libero arbitrio accidentaliter superveniat, non poterit ex peccato taliter immutari quod in bonum non possit.

 

Praeterea, naturalia, ut communiter dicitur, per peccatum vulnerantur ; non autem totaliter tolluntur. Sed posse in bonum, naturale est libero arbitrio. Ergo nunquam per peccatum ita est obstinatum in malo quin possit in bonum.

 

Praeterea, si peccatum causat in libero arbitrio obstinationem in malo, aut hoc facit subtrahendo aliquid de naturalibus, aut superaddendo. Non autem subtrahendo : quia in daemonibus data naturalia integra manent, ut Dionysius dicit, IV cap. de Div. Nom. [§ 23] : similiter nec superaddendo : quia cum illud quod superadditur, sit accidens, oportet quod insit per modum recipientis ; et sic, cum liberum arbitrium in utrumque sit flexibile, non reddetur per hoc immobiliter inhaerens malo. Ergo nullo modo liberum arbitrium potest totaliter confirmari in malo.

 

Praeterea, Bernardus [cf. De grat. et lib. arb., cap. 2] dicit, quod impossibile est voluntatem sibi ipsi non obedire. Sed peccatum et actus bonus volendo committitur. Ergo impossibile est quin liberum arbitrium possit velle bonum, si velit. Quod autem potest aliquis si velit, non est ei impossibile. Ergo cuicumque habenti liberum voluntatis arbitrium non est impossibile facere bonum.

 

Praeterea, fortior est caritas quam cupiditas ad peccatum pertrahens : quia plus diligit caritas legem Dei quam cupiditas millia auri et argenti, ut dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1079 A], super illud Ps. CXVIII, 72 : bonum mihi lex oris tui, et cetera. Sed daemones vel homines a caritate in peccatum deciderunt. Ergo multo fortius possunt a peccato redire ad appetitum boni ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, bonitas et rectitudo appetitus obstinationi eius opponitur. Sed daemones et damnati habent bonum et rectum appetitum, quia bonum et optimum appetunt, scilicet esse, vivere et intelligere, ut Dionysius [De div. nom., cap. 4, § 23] dicit. Ergo non habent liberum arbitrium obstinatum in malo.

 

Praeterea, Anselmus in libro de Lib. Arb. [cap. 1], investigat eamdem rationem liberi arbitrii in Deo, in Angelo et in homine. Sed liberum arbitrium Dei non potest esse obstinatum in malo. Ergo nec in Angelo nec in homine.

 

 

Sed contra. Est quod felicitati beatorum opponitur miseria damnatorum. Sed ad felicitatem beatorum pertinet quod habent liberum arbitrium ita firmatum in bono quod nullo modo possunt in malum deflecti. Ergo et ad miseriam damnatorum pertinet quod ita sint confirmati in malo quod nullo modo possint in bonum.

 

Praeterea, hoc idem expresse Augustinus [Fulgentius], dicit in libro de Fide ad Petrum [3, 33].

 

Praeterea, non patet reditus de peccato in bonum nisi per poenitentiam. Sed in Angelum malum non cadit poenitentia. Ergo est immutabiliter confirmatus in malo. Probatio mediae. In eum poenitentia cadere non videtur qui ex malitia peccat. Sed Angelus ex malitia peccavit : quia, cum habeat deiformem intellectum, rem aliquam considerans, simul omnia quae sunt illius rei, intuetur : et ita non potest nisi ex certa scientia peccare. Ergo in eum poenitentia non cadit.

 

Praeterea, secundum Damascenum [De fide II, 4], quod est homini mors, hoc est Angelis casus. Sed homines post mortem non sunt capaces poenitentiae. Ergo nec Angeli post casum. Probatio mediae. Augustinus dicit, XXI de Civit. Dei [cap. 24] : quia post hanc vitam decedentibus sine gratia, locus conversionis non erit, nulla pro eis fiat oratio ; et sic patet quod post mortem homines non sunt poenitentiae capaces.

Respondeo. Dicendum, quod circa hanc quaestionem invenitur errasse Origenes : posuit enim quod post longa temporum curricula tam daemonibus quam hominibus damnatis pateret reditus ad iustitiam. Et ad hoc ponendum movebatur propter arbitrii libertatem. Quae quidem sententia omnibus Catholicis doctoribus displicuit, ut Augustinus dicit, XXI de Civit. Dei [cap. 17] ; non quia salutem daemonibus et damnatis hominibus inviderent, sed quia pari ratione oporteret dicere, iustitiam et gloriam beatorum Angelorum et hominum aliquando terminandam : simul enim et bonorum gloria et damnatorum miseria fore perpetua demonstratur Matth. XXV, 46, ubi dicitur : ibunt hi in supplicium aeternum, iusti autem in vitam aeternam ; quod etiam Origenes sapere videbatur.

Unde simpliciter concedendum est, quod ipsorum daemonum liberum arbitrium ita est obfirmatum in malo quod ad bene volendum redire non potest. Cuius quidem rationem ex illa parte oportet accipere unde causatur liberatio a peccato ; ad quam duo concurrunt : divina gratia principaliter operans, et humana voluntas gratiae cooperans : quia, secundum Augustinum [Sermo 169, cap. 11], qui creavit te sine te, non iustificabit te sine te. Causa igitur confirmationis in malo, partim quidem accipienda est ex Deo, partim ex libero arbitrio. Ex Deo quidem, non sicut faciente vel conservante malitiam, sed sicut non largiente gratiam ; quod quidem eius iustitia deposcit : iustum est enim ut qui bene velle dum possent noluerunt, ad hanc miseriam deducantur ut bene velle omnino non possint. Ex parte vero liberi arbitrii causa reversibilitatis a peccato vel irreversibilitatis accipienda est secundum ea quibus homo incidit in peccatum. Cum autem naturaliter insit cuilibet creaturae appetitus boni, nullus ad peccandum inducitur nisi sub aliqua specie apparentis boni. Quamvis enim fornicator in universali sciat fornicationem esse malum, tamen cum in fornicationem consentit, aestimat fornicationem esse sibi bonum ut nunc ad agendum. In qua quidem aestimatione tria pensanda sunt.

Quorum primum est ipse impetus passionis, puta concupiscentiae vel irae, per quam intercipitur iudicium rationis, ne actu iudicet in particulari quod in universali habitu tenet, sed sequatur passionis inclinationem, ut consentiat in illud in quod passio tendit quasi per se bonum. Secundum est inclinatio habitus : qui quidem cum sit quasi quaedam natura habentis, ut philosophus dicit in libro de Memoria et Reminiscentia [De mem. 6 (452 a 27)] quod consuetudo est altera natura, et Tullius in Rhetoricis [De inventione II, 53, 159], quod virtus consentit rationi in modum naturae ; pari ratione vitii habitus quasi natura quaedam inclinat in id quod est sibi conveniens ; unde fit ut habenti habitum luxuriae bonum videatur id quod luxuriae convenit, quasi connaturale. Et hoc est quod philosophus dicit in III Ethicorum [cap. 7 (1114 a 32)], quod qualis unusquisque est, talis et finis videtur ei. Tertium vero est falsa aestimatio rationis in particulari eligibili : quae quidem provenit vel ex altero praedictorum, scilicet impetu passionis, aut inclinatione habitus ; vel iterum ex ignorantia universali, sicut cum quis est in hoc errore, quod fornicatio non sit peccatum.

 

Contra primum igitur horum liberum arbitrium remedium habet, quo possit peccatum deserere. Ille enim in quo est impetus passionis, habet rectam existimationem de fine, qui est quasi principium in operabilibus, ut philosophus dicit in VI Ethicor. [l. 4 (1140 b 16)]. Unde, sicut homo per veram existimationem quam habet de principio, potest a se repellere, si quos errores circa conclusiones patitur, ita per hoc quod recte circa finem disponitur, potest a se repellere omnem impetum passionum ; unde dicit philosophus in VII Ethic. [l. 8 (1150 b 30)], quod incontinens, qui propter passionem peccat, est poenitivus et sanabilis. Similiter habet remedium contra inclinationem habitus. Nullus enim habitus omnes potentias animae corrumpit ; et ita, cum una potentia est corrupta per habitum, ex hoc quod remanet aliquid rectitudinis in aliis potentiis, homo inducitur ad meditandum et agendum ea quae sunt contraria illi habitui ; sicut si aliquis habet concu­piscibilem per habitum luxuriae corruptam, ex ipsa irascibili incitatur ad aliquid arduum aggrediendum, cuius exercitatio mollitiem luxuriae tollit ; sicut dicit philosophus in Praedicamentis [cap. 10 (13 a 23)], quod pravus ad meliores exercitationes deductus proficiet, ut melior sit. Contra tertium etiam remedium habet : quia homo illud quod accipit, quasi rationabiliter accipit, id est per viam

inquisitionis et collationis. Unde, quando ratio in aliquo errat, ex quocumque error ille contingat, potest tolli per contrarias ratiocinationes ; et inde est quod homo a peccato potest desistere.

In Angelo vero peccatum ex passione esse non potest : quia, secundum philosophum in VII Ethic. [Phys. VII, 6 (248 b 27)], passio non est nisi in sensibili parte animae, quam Angeli non habent. Unde in peccato Angeli sola duo concurrunt : scilicet inclinatio habitualis in peccatum et falsa aestimatio virtutis cognitivae de particulari eligibili. Cum autem in Angelis non sit multitudo appetitivarum potentiarum, sicut est in hominibus ; quando appetitus eorum tendit in aliquid, totaliter inclinatur in illud, ut non sit ei aliqua inclinatio inducens in contrarium. Quia vero rationem non habent, sed intellectum, quidquid aestimant, per modum intelligibilem accipiunt. Quod autem accipitur intelligibiliter, accipitur irreversibiliter ; ut cum quis accipit, omne totum esse maius sua parte. Unde Angeli aestimationem quam semel accipiunt, deponere non possunt, sive sit vera, sive sit falsa.

 

Patet igitur ex praedictis, quod causa confirmationis daemonum in malo ex tribus dependet, ad quae omnes rationes a doctoribus assignatae reducuntur. Primum est et principale divina iustitia : unde pro causa obstinationis eorum assignatur, quod quia per alium non ceciderunt, nec per alium resurgere debent ; vel si quid aliud est huiusmodi quod ad congruitatem divinae iustitiae pertineat. Secundum est indivisibilitas appetitivae virtutis : unde quidam dicunt, quod quia Angelus simplex est, ad quod se convertit, totaliter se convertit ; quod intelligi oportet non de simplicitate essentiae, sed de simplicitate quae divisionem potentiarum unius generis tollit. Tertium est intellectiva cognitio ; et hoc est quod quidam dicunt, quod Angeli irremediabiliter peccaverunt, quia peccaverunt contra intellectum deiformem.Ad primum ergo dicendum, quod aliquid dicitur naturale dupliciter. Uno modo cuius principium sufficiens habetur ex quo de necessitate illud consequitur, nisi aliquid impediat ; sicut terrae est naturale moveri deorsum ; et de hoc intelligit philosophus, quod nihil quod est contra naturam, est perpetuum. Alio modo dicitur aliquid alicui naturale, quia habet naturalem inclinationem in illud, quamvis in se non habeat sufficiens illius principium ex quo necessario consequatur ; sicut mulieri dicitur naturale concipere filium, quod tamen non potest nisi semine maris suscepto. Id autem quod est contra hoc naturale, nihil prohibet esse perpetuum ; sicut quod aliqua mulier perpetuo absque prole remaneret. Hoc autem modo libero arbitrio est naturale tendere in bonum ; et contra naturam, peccare. Unde ratio non sequitur. Vel dicendum, quod quamvis menti rationali secundum suam institutionem consideratae peccatum sit contra naturam, tamen secundum quod adhaesit peccato effectum est ei quasi naturale, ut Augustinus dicit in libro de Perfectione iustitiae [cap. 2]. Philosophus dicit tamen, IX Ethicorum [l. 4 (1166 a 20)], quod quando homo de virtute in vitium transit, fit quasi alius, eo quod quasi in aliam naturam transit.

 

Ad secundum dicendum, quod aliter est de natura corporali et spirituali. Natura enim corporalis est determinata unius generis ; et ideo non potest sibi aliquid effici naturale, nisi natura eius totaliter corrumpatur ; sicut aquae non potest fieri calor naturalis, nisi corrumpatur in ea species aquae ; et inde est quod redit ad naturam suam remoto prohibente. Sed natura spiritualis est facta quantum ad secundum esse suum indeterminata, et omnium capax ; sicut dicitur in III de Anima [cap. 8 (431 b 21)], quod anima est quodammodo omnia : et per hoc quod alicui adhaeret, efficitur unum cum eo ; sicut intellectus fit quodammodo ipsum intelligibile intelligendo, et voluntas ipsum appetibile amando. Et sic, quamvis inclinatio voluntatis sit naturaliter ad unum, tamen contrarium potest per amorem ei effici naturale in tantum quod non revertatur ad pristinum statum nisi aliqua causa hoc agente. Et hoc modo peccatum efficitur quasi naturale ei qui peccato adhaeret ; unde nihil prohibet liberum arbitrium perpetuo in peccato remanere.

 

Ad tertium dicendum, quod per se causa peccati voluntas est, et per ipsam peccatum conservatur : quae quamvis a principio ad utrumque se haberet aequaliter, tamen postquam se peccato subiecit, efficitur ei peccatum quasi naturale ; et ex hoc immutabiliter, quantum est de se, manet in illo.

 

Ad quartum dicendum, quod ista necessitas permanendi in peccato reducitur in Deum sicut in causam dupliciter : uno modo ex parte iustitiae ipsius, ut dictum est [in corp. art.], in quantum scilicet non apponit gratiam sanantem ; alio modo in quantum talem naturam condidit quae et peccare possit, et neces-

sitatem in peccato remanendi ex

conditione suae naturae haberet postquam peccato se subderet.

 

Ad quintum dicendum, quod, cum peccatum sit menti rationali quasi naturale effectum, illa necessitas non erit coactionis, sed quasi naturalis inclinationis.

 

Ad sextum dicendum, quod potestas servandi rectitudinem voluntatis cum habetur, inest omni habenti liberum arbitrium, ut Anselmus [cf. De lib. arb., cap. 3] dicit. Daemones autem et alii damnati eam servare non possunt, cum non habeant.

 

Ad septimum dicendum, quod liberum arbitrium, secundum quod dicitur liberum a coactione, non suscipit magis et minus ; sed considerata libertate a peccato et a miseria, dicitur in uno statu esse magis liberum quam in alio.

 

Ad octavum dicendum, quod effectus naturae semper est naturalis ; et inde est quod eius actio et motus semper ad quietem naturalem terminatur. Sed actio et motus voluntatis potest terminari ad effectum et quietem naturalem, in quantum voluntas et ars adiuvant naturam ; unde potest esse motus voluntarius, et effectus vel quies consequens, erit naturalis et necessitatem habens ; sicut ex percussione voluntaria sequitur mors naturalis et necessaria.

 

Ad nonum dicendum, quod intellectus Angeli si aliquam falsam existimationem accipiat, eam deponere non potest, ratione supradicta [in corp. art.]. Unde ratio procedit ex suppositione falsi.

Ad decimum dicendum, quod quamvis aliquis destituatur fine proximo, non tamen sequitur quod sit omnino frustra, quia adhuc remanet ordo ad finem ultimum : et ideo, quamvis liberum arbitrium destituatur operatione bona, ad quam naturaliter ordinatur, non tamen est frustra ; quia hoc ipsum cedit ad gloriam Dei, qui est finis ultimus, in quantum per hoc eius iustitia declaratur.

 

Ad undecimum dicendum, quod peccatum per liberum arbitrium non committitur nisi per electionem apparentis boni ; unde in qualibet actione peccati remanet aliquid de bono. Et quantum ad hoc libertas conservatur : remota enim specie boni, electio cessaret, quae est actus liberi arbitrii.

 

Ad duodecimum dicendum, quod posse bonum non est essentiale libero arbitrio quasi ad primum esse pertinens, sed ad secundum. Hugo autem loquitur de his quae sunt essentialia quantum ad primum esse rei.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod ratio illa procedit de naturali quod est de constitutione naturae, non autem de naturali ad quod natura ordinatur ; et hoc modo est naturale posse facere bonum.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod peccatum libero arbitrio adveniens, non adimit aliquid essentialium, quia sic species liberi arbitrii non remaneret ; sed per peccatum aliquid additur, scilicet unitio quaedam liberi arbitrii cum fine perverso, quae ei quodammodo naturalis

efficitur. Et ex hoc necessitatem habet sicut et alia quae sunt libero arbitrio naturalia.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod voluntas sibi ipsi quodammodo semper obedit, ut scilicet homo qualitercumque velit illud quod vult se velle. Quodam autem modo non semper sibi obedit, in quantum scilicet aliquis non perfecte et efficaciter vult quod vellet se perfecte et efficaciter velle, ut Augustinus [cf. De grat. et lib. arb., cap. 15] dicit. Nec sequitur quod, si voluntas daemonum sibi ipsi obedit, propter hoc non sit confirmatus in malo ; quia impossibile est eum velle quod velit efficaciter bonum : unde si etiam conditionalis esset vera, non sequeretur consequens esse possibile, cum antecedens sit impossibile.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod caritas fortior est quam peccatum, quantum est de se, si fiat comparatio unius ad alterum secundum eumdem modum habendi ; ut scilicet ex utraque parte accipiatur liberum arbitrium pervenientis ad terminum vel adhuc existentis in via. Sed tamen existens in termino malitiae firmius se habet ad malitiam quam existens in via caritatis ad caritatem. Daemones autem vel nunquam caritatem habuerunt, secundum quosdam, vel si habuerunt, nunquam eam nisi sicut in statu viae habuerunt. Homines autem damnati similiter cadere non potuerunt nisi a gratia viatoris.

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod ratio illa procedit de bonitate et rectitudine ipsius naturae, non liberi arbitrii. Appetitus enim quo daemones appetunt bonum et optimum, est inclinatio quaedam ipsius naturae, non autem ex electione liberi arbitrii. Et ideo haec rectitudo obstinationi liberi arbitrii non opponitur.

 

Ad decimumoctavum dicendum, quod Anselmus venatur communem rationem liberi arbitrii in Deo, Angelis et hominibus, secundum quamdam communissimam analogiam ; unde non oportet quod quantum ad omnes speciales conditiones similitudo inveniatur.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 11 - LE LIBRE ARBITRE DE L’HOMME DANS L’ÉTAT DE VOIE PEUT-IL ÊTRE OBSTINÉ DANS LE MAL ?

(Undecimo quaeritur utrum liberum arbitrium hominis in statu viae

possit esse obstinatum in malo.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Le châtiment infligé à cause du démérite de la nature déchue, est en tous avant la réparation de cette nature. Or le péché de la nature déchue, comme dit la Glose en Rom. 9, 18, est méritoire de l’obstination. Donc n’importe quel homme dans l’état de voie, avant la réparation, est obstiné.

 

 

2° Le péché contre le Saint-Esprit, quant à toutes ses espèces, peut se trouver dans le voyageur. Or l’obstination est une espèce du péché contre le Saint-Esprit, comme on le voit au deuxième livre des Sentences. Quelqu’un dans l’état de voie peut donc être obstiné.

 

3° Nul homme en état de péché ne peut revenir au bien, à moins qu’une inclination au bien ne demeure en lui. Or quiconque tombe dans le péché mortel est dépourvu de toute inclination au bien. En effet, l’on pèche mortellement par un amour désordonné. Or l’amour, suivant saint Augustin, est dans les esprits comme le poids est dans les corps ; et le corps pesant est incliné en un sens unique, comme la pierre vers le bas, de telle sorte qu’il ne lui reste aucune inclination vers le haut. Et ainsi, il ne reste pas non plus au pécheur, semble-t-il, d’inclination au bien. Quiconque pèche mortellement est donc obstiné dans le mal.

4° Nul ne revient du mal de faute que par la pénitence. Or celui qui pèche par méchanceté est incapable de pénitence, suivant le Philosophe au septième livre de l’Éthique, car il est corrompu quant au principe des objets d’élection, c’est-à-dire quant à la fin. Puis donc qu’il arrive que quelqu’un pèche par méchanceté dans l’état de voie, il semble qu’il soit possible que quelqu’un dans l’état de voie soit obstiné dans le mal.

 

 

5° [Le répondant] disait que, bien qu’un tel homme soit incapable de pénitence par ses propres forces, cependant il peut être ramené à la pénitence par le don de la grâce divine. En sens contraire : quand une chose est impossible par les causes inférieures encore qu’elle puisse s’accomplir par l’opération divine, nous disons tout bonnement qu’elle est impossible ; comme voir, pour un aveugle, ou ressusciter, pour un mort. Si donc quelqu’un n’est pas capable de pénitence par ses propres forces, l’on doit dire tout bonnement qu’il est obstiné dans le mal, quoiqu’il puisse être ramené à la pénitence par la puissance divine.

 

6° Toute maladie qui opère contre son traitement, est incurable, d’après les médecins. Or le péché contre le Saint-Esprit opère contre son traitement, qui est la grâce divine, par laquelle on est délivré du péché. Quelqu’un peut donc avoir dans l’état de voie une maladie spirituelle incurable, et ainsi, il peut être obstiné dans le mal.

 

 

 

7° Dans le même sens, semble-t-il, il est dit en Mt 12, 32 que le péché contre le Saint-Esprit est irrémissible ; et cependant, des voyageurs commettent ce péché.

 

 

8° Saint Augustin, au vingt et unième livre de la Cité de Dieu, et saint Grégoire, dans les Moralia, assignent la cause pour laquelle les saints ne prieront pas pour les damnés au jour du jugement : c’est parce que ceux-ci ne peuvent revenir à l’état de justice. Or il en est, dans l’état de voie, pour lesquels on ne doit pas prier ; I Jn 5, 16 : « Il y a un péché qui va à la mort ; et ce n’est pas pour lui que je dis de prier » ; et en Jér. 7, 16 : « Et toi, n’intercède pas en faveur de ce peuple, n’élève pour lui ni plainte ni prière, et n’insiste pas auprès de moi, car je ne t’écouterai pas. » Quelques-uns dans l’état de voie sont donc si obstinés qu’ils ne peuvent revenir à l’état de justice.

 

 

9° De même qu’il appartient à la gloire des saints d’être confirmés dans le bien, de même il appartient au malheur des damnés d’être confirmés dans le mal. Or un homme en l’état de voie peut être confirmé dans le bien, comme on l’a déjà dit. Donc, pour la même raison, il semble qu’un voyageur puisse être obstiné dans le mal.

 

 

10° Saint Augustin s’exprime ainsi dans le Livre à Pierre sur la foi : « L’ange est doué d’un plus grand pouvoir que l’homme. » Or l’ange, après le péché, n’a pu revenir à la justice. L’homme ne le peut donc pas non plus. Et ainsi, quelqu’un dans l’état de voie est obstiné.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au livre sur les Paroles du Seigneur – et on le lit dans la Glose à propos de Rom. 2, 5 – : « Tant que l’homme est en cette vie charnelle, on ne peut prononcer ce jugement contre cette impénitence, ou contre le cœur impénitent. Car on ne doit désespérer de la conversion d’aucun pécheur, tant que la patience de Dieu l’invite à la pénitence. » Et ainsi, il semble que personne dans l’état de voie ne soit obstiné dans le mal.

 

2) À propos du psaume 67, v. 23 : « Je me rendrai au fond de la mer », il est dit : c’est-à-dire vers ceux « qui étaient les plus désespérés » ; et ainsi, ceux qui semblent être les plus désespérés en cette vie, se tournent un jour vers Dieu, et Dieu vers eux.

 

3) À propos du psaume 147, v. 6 : « Il jette ses glaçons par morceaux », la Glose dit : « Il appelle “glaçons” les obstinés, dont il fait parfois aussi des pasteurs, c’est-à-dire qu’il les fait tels qu’ils paissent les autres de la parole de Dieu » ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

4) Une maladie peut être incurable soit à cause de la nature de la maladie, soit à cause de l’impéritie du médecin, soit à cause de la mauvaise disposition du sujet. Or la maladie spirituelle de l’homme voyageur, c’est-à-dire le péché, n’est pas incurable par la nature de la maladie : en effet, il n’est pas parvenu au terme de la méchanceté ; ni non plus par l’impéritie du médecin, car Dieu à la fois sait et peut soigner ; ni enfin par la mauvaise disposition de l’homme car, de même qu’il est tombé par quelqu’un d’autre, de même il peut se relever par quelqu’un d’autre. L’homme dans l’état de voie ne peut donc en aucune façon être confirmé dans le mal.

 

Réponse :

 

L’obstination implique une certaine fermeté dans le péché, qui rende impossible à quelqu’un de revenir du péché. Or, que quelqu’un ne puisse revenir du péché, cela peut se comprendre de deux façons. D’abord, en ce sens que ses forces ne suffisent pas pour qu’il soit totalement délivré du péché ; et ainsi, de n’importe quel homme tombant dans le péché mortel, on dit qu’il ne peut pas revenir à la justice. Mais cette fermeté dans le péché ne permet pas d’appeler proprement quelqu’un obstiné. Dans un autre sens, quelqu’un a une telle fermeté dans le péché, qu’il ne peut même pas coopérer pour se relever du péché. Mais il y a deux cas. Dans le premier, il ne peut aucunement coopérer ; et telle est la parfaite obstination, qui est celle des démons. En effet, leur esprit est si affermi dans le mal que tout mouvement de leur libre arbitre est désordonné, et péché ; voilà pourquoi ils ne peuvent nullement se préparer à avoir la grâce, par laquelle le péché est remis. Dans le second cas, il ne peut pas facilement coopérer pour sortir du péché ; et telle est l’obstination imparfaite, qui peut être celle de quelqu’un dans l’état de voie, c’est-à-dire quand il a une volonté si affermie dans le péché que ne s’élèvent vers le bien que de faibles mouvements. Cependant, parce que quelques-uns s’élèvent, ils offrent une voie pour se préparer à la grâce.

 

 

 

La raison pour laquelle un homme dans l’état de voie ne peut être si obstiné dans le mal qu’il ne puisse coopérer à sa délivrance, ressort de ce qui a été dit : car, d’une part, une passion se dénoue ou se réprime, d’autre part, l’habitus ne corrompt pas totalement l’âme, et enfin la raison n’adhère pas au faux avec une opiniâtreté telle qu’elle ne puisse en être détournée par un argument contraire. Mais après l’état de voie, l’âme séparée ne pensera plus en recevant des sens, ni n’exercera l’acte des puissances appétitives sensitives. Et ainsi, l’âme séparée est conformée à l’ange à la fois quant à la façon de penser, et quant à l’indivisibilité de l’appétit, qui étaient les causes de l’obstination en l’ange pécheur ; c’est donc pour la même raison qu’il y aura obstination dans l’âme séparée. Et à la résurrection, le corps suivra la condition de l’âme ; voilà pourquoi l’âme ne reviendra pas à l’état qui est maintenant le sien et en lequel il lui est nécessaire de recevoir du corps, encore qu’elle usera des instruments corporels. Et ainsi demeurera alors la même cause de l’obstination.

 

Réponse aux objections :

 

1° Le péché de la nature déchue est dit méritoire de l’obstination, en tant que ce même péché est méritoire de la damnation éternelle : en effet, par le démérite du premier péché, toute la nature humaine serait soumise à la damnation, si quelques-uns n’en étaient arrachés par la grâce du Rédempteur ; mais non en sorte que l’homme soit obstiné dès sa naissance, ni non plus qu’il soit damné de l’ultime damnation.

 

 

 

2° Cet argument parle de l’obstination imparfaite, par laquelle on n’est pas confirmé dans le mal en un sens absolu ; c’est en effet une espèce du péché contre l’Esprit Saint.

 

 

3° Saint Augustin compare l’amour au poids, parce que l’un et l’autre inclinent. Cependant, il n’est pas nécessaire qu’il y ait ressemblance à tout point de vue. Voilà pourquoi il ne s’ensuit pas que celui qui aime quelque chose n’ait aucune inclination vers le contraire ; sauf peut-être pour l’amour très parfait, tel que celui des saints dans la patrie.

 

4° On dit de celui qui pèche par méchanceté qu’il est incapable de pénitence, non qu’il ne puisse aucunement faire pénitence, mais parce qu’il ne peut le faire facilement. En effet, on ne se repent pas parfaitement avec la seule exhortation de la raison, car l’exhortation procède d’un principe, à savoir la fin, à l’égard duquel le méchant est corrompu ; cependant, il peut être amené à faire pénitence en s’habituant peu à peu au contraire. Et s’il peut être amené à cette habitude, c’est d’une part à cause de son mode d’estimation, car il reçoit raisonnablement et comme par confrontation, et d’autre part parce que toute sa puissance appétitive ne tend pas vers une seule chose. Or l’habitude permet d’acquérir la droite notion du principe, c’est-à-dire de la fin appétible. C’est pourquoi le Philosophe dit au septième livre de l’Éthique que « la raison n’enseigne les principes ni dans le domaine spéculatif, ni dans le domaine de

l’opéra­tion ; mais c’est la vertu, soit naturelle, soit acquise par l’habitude, qui fait que l’on opine droitement sur le principe ».

 

 

5° Quand la nature inférieure peut disposer à quelque chose, ou coopérer d’une manière quelconque, on ne dit pas tout bonnement que c’est impossible, quoique cela ne puisse être accompli que par l’opération divine ; de même, nous ne disons pas tout bonnement qu’il est impossible à l’enfant dans le sein maternel d’être animé d’une âme raisonnable. Et semblablement, bien que la délivrance du péché se fasse par l’opération divine, cependant, parce que le libre arbitre y coopère, on ne dit pas tout bonnement que c’est impossible.

 

6° Bien que celui qui pèche contre le Saint-Esprit opère contre la grâce de ce dernier par l’inclination du péché, cependant, parce que l’âme n’est pas totalement corrompue par ce péché, il reste un mouvement, quoique faible, par lequel elle peut en quelque façon coopérer à la grâce : en effet, elle ne résiste pas toujours actuellement à la grâce.

 

 

7° Le péché contre le Saint-Esprit est appelé irrémissible, non qu’il ne puisse être remis en cette vie, mais parce qu’il ne peut pas facilement être remis en cette vie. Et la raison de cette difficulté est que le péché en question s’oppose directement à la grâce, par laquelle le péché est remis. Ou bien il est appelé irrémissible parce que, étant commis par méchanceté, il n’a pas en lui-même une cause de rémission, comme le péché qui est commis par faiblesse ou par ignorance.

 

 

 

8° Il n’est défendu à personne de prier pour les pécheurs en cette vie, quels qu’ils soient. Mais dans les paroles citées de l’apôtre, il est signifié que prier pour ceux qui sont endurcis dans le péché n’est pas l’affaire de n’importe qui, mais de quelque homme parfait. Ou bien l’apôtre parle du péché qui va à la mort, c’est-à-dire qui dure jusqu’à la mort. Et dans les paroles du

prophète, il est montré que ce peuple, par un juste jugement de Dieu, était indigne d’obtenir miséricorde, non qu’ils étaient totalement obstinés dans le mal.

 

 

 

9° La confirmation dans le bien a lieu

par un don divin. Voilà pourquoi rien n’empêche que, par un privilège spécial de la grâce, cela ait été accordé à quelques voyageurs, quoiqu’ils n’aient pas été de la sorte confirmés dans le bien comme les bienheureux dans la patrie, ainsi qu’on l’a déjà dit. Mais on ne peut en dire autant de la confirmation dans le mal.

 

 

10° Du fait même que l’ange était doué d’un plus grand pouvoir, il suit qu’il fut obstiné dans son péché juste après la première élection, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et saint Augustin n’entend pas prouver que l’homme est obstiné dans le péché, mais qu’il ne suffit pas à se relever du péché par lui-même.

 

Et videtur quod sic.

 

Illud enim quod infligitur ex merito naturae lapsae, inest omnibus ante naturae lapsae reparationem. Sed meritum obstinationis est peccatum naturae lapsae, ut dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1462 B], Rom. IX, 18. Ergo quilibet homo ante reparationem in statu viae est obstinatus.

 

Praeterea, peccatum in spiritum sanctum, quantum ad omnes suas species, potest in viatore inveniri. Obstinatio vero est species peccati in spiritum sanctum, ut habetur in II Sentent. [dist. 43]. Ergo aliquis in statu viae potest esse obstinatus.

 

Praeterea, nullus in peccato existens potest redire ad bonum, nisi in eo aliqua inclinatio ad bonum maneat. Sed quicumque cadit in peccatum mortale, caret omni inclinatione ad bonum. Peccat enim aliquis mortaliter per amorem inordinatum. Amor autem, secundum Augustinum [cf. De civ. Dei XI, 28 ; Confess. XIII, 9], in spiritibus, est sicut pondus in corporibus ; corpus autem ponderosum ita inclinatur in unam partem, ut lapis deorsum, quod nulla remanet ei inclinatio sursum. Et sic nec peccatori, ut videtur, remanet inclinatio ad bonum. Ergo quicumque peccat mortaliter, est obstinatus in malo.

 

Praeterea, nullus a malo culpae recedit nisi per poenitentiam. Sed ille qui peccat ex malitia, est impoenitibilis, secundum philosophum in VII Ethicorum [l. 7 (1150 a 21)], quia est corruptus circa principium eligibilium, scilicet circa finem. Cum ergo contingat aliquem in statu viae ex malitia peccare, videtur quod sit possibile aliquem in statu viae obstinatum esse in malo.

 

Sed dicebat quod quamvis talis sit impoenitibilis ex viribus propriis, potest tamen reduci ad poenitentiam ex munere divinae gratiae. – Sed contra : quando aliquid est impossibile secundum causas inferiores, licet divina operatione fieri possit, dicimus simpliciter loquendo illud esse impossibile ; sicut caecum videre, vel mortuum resurgere. Si ergo ex viribus propriis aliquis non sit capax poenitentiae, simpliciter debet dici quod est obstinatus in malo, quamvis divina virtute possit reduci ad poenitentiam.

 

Praeterea, omnis morbus qui contra operatur suae curationi, est incurabilis, secundum medicos. Sed peccatum in spiritum sanctum contra operatur suae curationi, idest divinae gratiae, per quam aliquis a peccato liberatur. Ergo aliquis in statu viae potest habere morbum incurabilem spiritualem, et ita potest esse obstinatus in malo.

 

Praeterea, ad hoc videtur esse quod peccatum in spiritum sanctum dicitur esse irremissibile, Matth. XII, quod tamen peccatum aliqui viatores committunt.

 

Praeterea, Augustinus, XXI de Civ. Dei [cap. 24], et Gregorius in Moralibus [XXXIV, 19], assignant istam causam quare sancti non orabunt pro damnatis in die iudicii, quia videlicet redire non possunt ad statum iustitiae. Sed aliqui sunt in statu viae pro quibus non est orandum ; I Ioann. V, 16 : est peccatum ad mortem : non pro eo dico ut quis oret ; et Hierem. VII, 16 : tu ergo noli orare pro populo isto, nec assumas pro eis laudem et orationem ; et non obsistas mihi, quia non exaudiam te. Ergo aliqui sunt in statu viae ita obstinati, quod ad statum iustitiae redire non possunt.

 

Praeterea, sicut esse confirmatum in bono pertinet ad gloriam sanctorum, ita esse confirmatum in malo pertinet ad miseriam damnatorum. Sed aliquis in statu viae potest esse confirmatus in bono, ut supra [art. 9 huius quaest.] dictum est. Ergo pari ratione videtur quod aliquis viator possit esse obstinatus in malo.

 

Praeterea, Augustinus [Fulgentius] sic dicit in libro de Fide ad Petrum [3, 34] : maiori facultate praeditus est Angelus quam homo. Sed Angelus post peccatum redire ad iustitiam non potuit. Ergo nec homo potest. Et sic aliquis in statu viae est obstinatus.

 

 

Sed contra. Est quod Augustinus dicit in libro de Verbis Domini [Sermo 71, cap. 13], et habetur in Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1340 A] Rom. II, 5 : ista impoenitentia, vel cor impoenitens, quamdiu quisque in hac carne vivit, non potest iudicari ; de nullo enim desperandum est quamdiu patientia Dei ad poenitentiam deducit. Et ita videtur quod nullus in statu viae sit obstinatus in malo.

 

Praeterea, in Psal. LXVII, 23, dicitur : convertar in profundum maris id est ad eos qui erant desperatissimi ; et ita illi qui videntur esse desperatissimi in hac vita, quandoque convertuntur ad Deum, et Deus ad eos.

 

Praeterea, in Psalm. CXLVII, 6, super illud : mittit crystallum suum sicut buccellas, dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1282 A] : crystallum dicit obstinatos, de quibus et aliquos pastores, id est tales facit, ut pascant alios verbo Dei ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, morbus aliquis potest esse incurabilis vel propter naturam morbi, vel propter imperitiam medici, vel propter indispositionem subiecti. Sed morbus spiritualis hominis viatoris, scilicet peccatum, non est incurabilis ex natura morbi : non enim pervenit ad terminum malitiae ; nec iterum ex imperitia medici, quia Deus et scit et potest curare ; nec iterum ex indispositione hominis, quia sicut per alium cecidit, ita per alium resurgere potest. Ergo homo in statu viae nullatenus potest esse confirmatus in malo.

Respondeo. Dicendum quod obstinatio importat quamdam firmitatem in peccato, per quam aliquis a peccato reverti non possit. Quod autem aliquis non possit a peccato reverti, potest intelligi dupliciter. Uno modo ita quod vires suae non sufficiant ad hoc quod a peccato totaliter liberetur ; et sic quilibet in peccato mortali cadens, dicitur non posse ad iustitiam redire. Sed ex ista firmitate in peccato non dicitur aliquis proprie obstinatus. Alio modo habet aliquis firmitatem in peccato, ita quod nec cooperari potest ad hoc quod a peccato resurgat. Sed dupliciter est hoc. Uno modo ita quod nullo modo possit cooperari ; et haec est perfecta obstinatio, qua daemones sunt obstinati. Adeo enim eorum mens est firmata in malo, quod omnis motus liberi arbitrii ipsorum est inordinatus, et peccatum ; et ideo nullo modo se possunt ad gratiam habendam praeparare, per quam peccatum dimittitur. Alio modo ita quod non de facili

possit cooperari ad hoc quod exeat de peccato ; et haec est obstinatio imperfecta, qua aliquis potest esse obstinatus in statu viae, dum scilicet habet aliquis ita firmatam voluntatem in peccato quod non surgunt motus ad bonum nisi debiles. Quia tamen aliqui surgunt, ex eis datur via ut praeparentur ad gratiam.

Quod aliquis homo in statu viae non possit esse ita obstinatus in malo quin ad suam liberationem cooperari possit, ratio patet ex dictis : quia et passio solvitur et reprimitur, et habitus non totaliter animam corrumpit, et ratio non ita pertinaciter falso adhaeret quin per contrariam rationem possit abduci. Sed post statum viae anima separata non intelliget accipiendo a sensibus, nec erit in actu potentiarum appetitivarum sensibilium. Et sic anima separata Angelo conformatur et quantum ad modum intelligendi, et quantum ad indivisibilitatem appetitus, quae erant causa obstinationis in Angelo peccante ; unde per eamdem rationem in anima separata obstinatio erit. In resurrectione autem corpus sequetur animae conditionem ; et ideo non redibit anima ad statum in quo modo est, in quo a corpore necesse habet accipere, quamvis corporeis instrumentis utetur. Et ita tunc eadem obstinationis ratio manebit.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod peccatum naturae lapsae meritum esse dicitur obstinationis, in quantum idem peccatum est meritum perpetuae damnationis : merito enim primi peccati tota natura humana est damnationi subiecta, nisi aliqui exinde per gratiam redemptoris eruerentur ; non autem ita quod statim a principio nativitatis homo sit obstinatus, sicut nec damnatus ultima damnatione.

 

Ad secundum dicendum, quod ratio illa loquitur de imperfecta obstinatione, per quam aliquis non est simpliciter confirmatus in malo : haec enim est species peccati in spiritum sanctum.

 

Ad tertium dicendum, quod Augustinus comparat amorem ponderi, quia utrumque inclinat. Non tamen oportet quod sit similitudo quantum ad omnia. Et ideo non sequitur quod ille qui amat aliquid, nullam habeat ad contrarium inclinationem ; nisi forte de amore perfectissimo, qualis est amor sanctorum in patria.

 

Ad quartum dicendum, quod ille qui peccat ex malitia, dicitur esse impoenitibilis, non quod nullo modo possit poenitere, sed quia non de facili poenitere potest. Non enim perfecte poenitet per solam rationis exhortationem, quia exhortatio procedit ex aliquo principio, scilicet fine, circa quod malus est corruptus ; potest tamen induci ad hoc quod poeniteat, paulatim in contrarium assuescendo. Ad quam consuetudinem induci potest tum propter modum aestimandi, quia rationabiliter et quasi collative accipit : tum quia non tota vis appetitiva tendit ad unum : per assuetudinem autem adipiscitur rectam rationem de principio, id est, de fine appetibili. Unde philosophus dicit in VII Ethicorum [cap. 9 (1151 a 17-19)], quod neque in speculativis ratio est edoctiva

principiorum, neque in operativis ; sed virtus vel naturalis vel assuefactiva, est causa eius quod est recte opinari circa principium.

 

Ad quintum dicendum, quod quando natura inferior potest ad aliquid disponere, vel qualitercumque cooperari, non dicitur impossibile simpliciter, quamvis non possit perfici nisi divina operatione ; sicut non dicimus esse impossibile simpliciter prolem in materno utero anima rationali animari. Et similiter quamvis liberatio a peccato fiat operatione divina, quia tamen ad hoc liberum arbitrium cooperatur, non dicitur esse impossibile simpliciter.

 

Ad sextum dicendum, quod quamvis ille qui peccat in spiritum sanctum, ex inclinatione peccati contra gratiam spiritus sancti operetur ; quia tamen per hoc peccatum totaliter non est corruptus animus, remanet aliquis motus, licet debilis, per quem potest aliqualiter gratiae cooperari : non enim semper actu gratiae resistit.

 

Ad septimum dicendum, quod peccatum in spiritum sanctum non dicitur irremissibile quin in hac vita remitti possit, sed quia non facile in hac vita remitti potest. Cuius difficultatis ratio est, quia peccatum praedictum contrariatur gratiae directe, per quam peccatum dimittitur. Vel irremissibile dicitur quia non habet in se causam remissionis, cum sit ex malitia commissum, sicut habet peccatum quod ex infirmitate vel ignorantia committitur.

 

 

Ad octavum dicendum, quod non prohibetur aliquis pro quibuscumque peccatoribus in hac vita orare. Sed in verbis apostoli inductis significatur quod non ad quemcumque pertinet pro obduratis in peccato orare, sed ad aliquem perfectum virum. Vel apostolus loquitur de peccato ad mortem, quod scilicet usque ad mortem durat. In verbis autem prophetae ostenditur quod populus ille iusto Dei iudicio indignus erat quod misericordiam consequeretur, non quod essent totaliter obstinati in malo.

 

Ad nonum dicendum, quod confirmatio in bono fit ex dono divino. Et ideo nihil prohibet ex speciali privilegio gratiae aliquibus viatoribus esse concessum, quamvis non hoc modo sint confirmati in bono, sicut et beati in patria, ut supra [art. 9 huius quaest.] dictum est. Hoc autem de confirmatione in malum dici non potest.

 

Ad decimum dicendum, quod ex hoc ipso quod Angelus erat maiori facultate praeditus, sequitur quod statim post primam electionem fuerit in peccato obstinatus, ut ex dictis patet. Augustinus autem non intendit probare quod homo sit in peccato obstinatus, sed quia non sufficit ad hoc quod per seipsum a peccato resurgat.

 

 

 

 

Article 12 - LE LIBRE ARBITRE SANS LA GRÂCE, DANS L’ÉTAT DE PÉCHÉ MORTEL, PEUT-IL ÉVITER LE PÉCHÉ MORTEL ?

(Duodecimo quaeritur utrum liberum arbitrium sine gratia in statu peccati mortalis

possit vitare peccatum mortale.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Il est dit en Rom. 7, 15 : « car je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais » ; et il parle en la personne d’un homme damné, comme dit une certaine glose à cet endroit. L’homme sans la grâce ne peut donc éviter le péché.

 

 

 

2° Le péché actuel mortel est plus grave que le péché originel. Or un homme avec le péché originel, s’il est adulte, ne peut sans la grâce éviter de pécher mortellement : car dans ce cas il éviterait la condamnation à la peine sensible, qui est due au péché actuel mortel ; et ainsi, puisqu’il n’y a pas pour les adultes de milieu entre cette condamnation et la gloire de la vie éternelle, il s’ensuivrait qu’il peut acquérir la vie éternelle sans la grâce, ce qui est l’hérésie pélagienne. Il est donc bien moins possible à un homme en état de péché mortel d’éviter le péché, sauf s’il reçoit la grâce.

 

 

 

3° À propos de Rom. 7, 19 : « mais je fais ce que je ne veux pas, etc. » la Glose de saint Augustin dit : « Ici est décrit l’état de l’homme sous la loi, avant la grâce. C’est le temps où il est vaincu par ses péchés en cherchant à vivre dans la justice par ses propres forces et sans le secours de la grâce du Libérateur », elle qui délivre le libre arbitre « pour qu’il croie au Libérateur, et ainsi ne pèche pas contre la loi ». Or pécher contre la loi, c’est pécher mortellement. Il semble donc que l’homme sans la grâce ne puisse éviter le péché mortel.

 

 

4° Saint Augustin dit au livre sur la Perfection de la justice que la méchanceté est à l’âme ce que la courbure est au tibia, et que l’acte peccamineux est comparable à la claudication. Or la claudication ne peut être évitée par celui qui a un tibia courbe, à moins que le tibia ne soit d’abord guéri. Le péché mortel ne peut donc pas non plus être évité par celui qui est dans le péché, à moins qu’il ne soit d’abord délivré du péché par la grâce.

 

5° Saint Grégoire dit : « Le péché qui n’est pas détruit par la pénitence entraîne bientôt par son poids à un autre péché. » Or il n’est détruit que par la grâce. Donc, sans la grâce, l’homme pécheur ne peut éviter le péché.

 

 

6° Selon saint Augustin, la crainte et la colère sont des passions et des péchés. Or l’homme ne peut pas éviter les passions par le libre arbitre. Il ne peut donc pas non plus s’abstenir des péchés.

 

 

7° Ce qui est nécessaire ne peut être évité. Or les péchés sont des choses nécessaires, comme on le voit clairement dans ce passage du psaume 24, v. 17 : « Délivrez-moi des nécessités où je suis réduit. » L’homme ne peut donc éviter le péché par le libre arbitre.

 

 

8° Saint Augustin dit : « Il y a quelque péché, puisque “la chair convoite contre l’esprit”. » Or il n’est pas au pouvoir du libre arbitre que la chair ne convoite pas contre l’esprit. Le pouvoir du libre arbitre ne s’étend donc pas jusqu’à faire que le péché soit évité.

 

 

9° La puissance de mourir s’ensuit de la puissance de pécher ; en effet, l’homme dans l’état d’innocence ne pouvait mourir que parce qu’il pouvait pécher. La nécessité de mourir est donc une conséquence de la nécessité de pécher. Or l’homme dans l’état présent ne peut éviter de mourir. Il ne peut donc pas non plus éviter de pécher.

 

 

10° Selon saint Augustin, si l’homme pouvait se maintenir dans l’état d’innocence, c’est parce qu’il avait l’intégrité de nature, exempte de toute tache de péché. Or cette intégrité n’existe pas en l’homme pécheur séparé de la grâce. Il ne peut donc pas se maintenir, mais il est dans la nécessité de tomber après le péché.

 

 

11° Au vainqueur est due la couronne, comme on le voit clairement en Apoc. 2, 10. Or, si quelqu’un évite le péché lorsqu’il est tenté de pécher, il vaincra le péché et le diable ; Jacq. 4, 7 : « Résistez au diable, et il s’enfuira de vous. » Si donc quelqu’un peut, sans la grâce, éviter le péché, il pourra sans la grâce mériter la couronne ; ce qui est hérétique.

 

12° Saint Augustin dit au livre des Révisions : « La volonté ne peut pas résister à la convoitise qui la presse. » Or la convoitise induit au péché. La volonté humaine ne peut donc, sans la grâce, éviter le péché.

 

13° Celui qui a un habitus, agit nécessairement selon cet habitus. Or celui qui est dans le péché a l’habitus du péché. Il semble donc qu’il ne puisse pas éviter de pécher.

 

14° Le libre arbitre, suivant saint Augustin, « est ce par quoi on élit le bien avec l’assistance de la grâce, et le mal quand cesse l’assistance de la grâce ». Il semble donc que celui qui n’a pas la grâce élise toujours le mal par son libre arbitre.

 

 

15° Quiconque peut ne pas pécher, peut vaincre le monde ; en effet, nul ne vainc le monde autrement qu’en cessant de pécher. Or l’on ne peut vaincre le monde que par la grâce ; car, comme il est dit en I Jn 5, 4, « la victoire qui vainc le monde, c’est notre foi ». On ne peut donc sans la grâce éviter le péché.

 

 

16° Le précepte d’aimer Dieu est affirmatif, et ainsi il oblige à ce qu’on l’observe en temps et en lieu, au point que, s’il n’est pas observé, l’homme pèche mortellement. Or, on ne peut observer le précepte de la charité sans la grâce ; car, comme il est dit en Rom. 5, 5, « l’amour de Dieu est répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné ». L’homme ne peut donc, sans la grâce, faire en sorte de ne pas pécher mortellement.

 

 

17° Selon saint Augustin, dans le précepte de la miséricorde envers le prochain est inclus celui de la miséricorde envers soi-même. Or on pécherait mortellement si l’on ne faisait pas miséricorde au prochain en danger de mort corporelle. Donc à bien plus forte raison pèche-t-on mortellement si, à soi-même en état de péché, on ne fait pas miséricorde en se repentant du péché ; et ainsi, à moins que le péché ne soit détruit par la pénitence, l’homme ne peut éviter de pécher.

 

18° Le mépris de Dieu est au péché ce que l’amour de Dieu est à la vertu. Or il est nécessaire que tout homme vertueux aime Dieu. Il est donc nécessaire que tout pécheur méprise Dieu et, de la sorte, pèche ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

19° Selon le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, d’habitus semblables procèdent des actes semblables. Si donc quelqu’un est dans le péché, il paraît nécessaire qu’il ait à produire des actes semblables, c’est-à-dire des actes de péché.

 

 

20° Puisque la forme est le principe de l’opération, ce qui n’a pas une forme n’a pas l’opération propre à cette forme. Or se détourner du mal est l’opération de la justice. Puis donc que celui qui est dans le péché n’a pas la justice, il semble qu’il ne puisse pas se détourner du mal.

 

21° Le Maître dit au deuxième livre des Sentences, dist. 25, qu’« après le péché et avant la réparation de la grâce, le libre arbitre est pressé par la convoitise et vaincu, et il a la faiblesse dans le mal s’il n’a pas la grâce dans le bien ; voilà pourquoi il peut damnablement pécher » ; et ainsi, l’on ne peut sans la grâce éviter le péché mortel.

 

 

 

22° Si [le répondant] dit que ce qui ne peut pas ne pas pécher, au sens de ne pas avoir de péché, peut cependant ne pas pécher, au sens de ne pas user du péché, alors en sens contraire : les pélagiens accordaient cela, et cependant saint Augustin blâme leur opinion sur ce sujet au livre sur la Grâce et le Libre Arbitre, en ces termes : « Les pélagiens disent aussi que la grâce de Dieu qui a été donnée par la foi en Jésus-Christ, et qui n’est ni la loi ni la nature, n’a d’autre effet que de remettre les péchés : nous n’en aurions besoin ni pour éviter le péché, ni pour triompher des obstacles au bien. Mais si cela était vrai, après avoir dit dans l’Oraison dominicale : “Pardonnez-nous nos offenses”, nous n’ajouterions pas : “et ne nous laissez pas succomber à la tentation”. Nous formulons la première demande pour que les péchés soient remis ; la seconde, pour qu’ils soient évités ou vaincus ; ce que nous n’aurions aucune raison de demander au Père qui est dans les cieux, si nous en étions capables par la force de la volonté humaine. » Il semble donc que cette réponse [du répondant] est nulle.

 

23° Saint Augustin dit au livre sur la Nature et la Grâce : « La lumière de la vérité abandonne, à juste titre, le prévaricateur de la Loi ; lequel, sans elle, est de toute manière aveugle, et obligatoirement péchera davantage, se blessera en tombant et, une fois blessé, ne se relèvera pas. » Le pécheur séparé de la grâce est donc, lui aussi, dans la nécessité de pécher.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Jérôme dit au pape saint Damase : « Pour notre part, nous disons que les hommes peuvent toujours pécher et ne pas pécher, en sorte que nous affirmons être toujours doués de libre arbitre. » Donc, dire que l’homme dans l’état de péché ne peut éviter le péché, c’est nier la liberté de l’arbitre ; ce qui est hérétique.

 

 

 

2) Si un défaut est dans un agent, et qu’il est en son pouvoir d’en user ou de ne pas en user, il n’a pas la nécessité de faillir dans son action ; par exemple, si un tibia courbe pouvait ne pas user de sa courbure en marchant, il pourrait ne pas boiter. Or le libre arbitre soumis au péché peut user ou non du péché, attendu qu’user du péché est un acte du libre arbitre, qui a la maîtrise de son acte. Donc, si enfoncé qu’il soit dans le péché, il peut ne pas pécher.

 

 

 

3) Il est dit au psaume 118, v. 95 : « Les pécheurs m’ont attendu pour me perdre » ; la Glose : « c’est-à-dire mon consentement ». On n’est donc amené à pécher qu’en consentant. Or le consentement est au pouvoir du libre arbitre. On peut donc ne pas pécher par le libre arbitre.

 

 

 

4) Parce que le démon ne peut pas ne pas pécher, on dit qu’il a péché irrémédiablement. Or l’homme a péché non irrémédiablement, selon l’opinion commune. Il peut donc ne pas pécher.

 

5) On ne passe d’un extrême à l’autre que par un stade intermédiaire. Or l’homme avant le péché a la puissance de ne pas pécher. Il n’est donc pas, immédiatement après le péché, conduit à l’autre extrême, en sorte qu’il ne puisse pas ne pas pécher.

 

 

6) Le libre arbitre du pécheur peut pécher. Or il ne le peut qu’en élisant, puisque élire est l’acte du libre arbitre ; tout comme la vue n’opère quelque chose qu’en voyant. Or l’élection, étant le désir de ce qui a déjà été délibéré, d’après le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, suit le conseil, qui ne porte que sur les choses qui sont en nous, comme il est dit au même endroit. Éviter le péché, ou le faire, est donc au pouvoir de l’homme en état de péché.

 

 

 

7) Selon saint Augustin, « nul ne pèche en ce qu’il ne peut éviter », car alors ce serait nécessaire. Si donc quelqu’un en état de péché ne peut éviter le péché, il ne pèche pas en commettant le péché ; ce qui est absurde.

 

 

 

8) Le libre arbitre est également libre de contrainte avant et après le péché. Or la nécessité de pécher semble se rattacher à la contrainte, car, même si nous ne voulons pas, cette nécessité est en nous. L’homme n’a donc pas, après le péché, la nécessité de pécher.

 

 

9) Toute nécessité est soit de contrainte, soit d’inclination naturelle. Or la nécessité de pécher n’est pas une nécessité d’incli­nation naturelle, car alors la nature serait mauvaise, car elle inclinerait au mal. Si donc il y avait dans le pécheur la nécessité de pécher, il serait contraint de pécher.

 

10) Ce qui est nécessaire n’est pas volontaire. Si donc celui qui est dans le péché doit nécessairement pécher, le péché n’est pas volontaire ; ce qui est faux.

 

 

11) Si le pécheur est dans la nécessité de pécher, cette nécessité ne lui convient qu’en raison du péché. Or il peut sortir du péché ; sinon il ne serait pas commandé aux pécheurs, en Is. 52, 11 : « Partez, sortez de là, ne touchez rien d’impur ! » Le pécheur peut donc ne pas pécher.

 

Réponse :

 

Sur cette question, des hérésies contraires se sont élevées. Certains, en effet, estimant la nature de l’esprit humain d’après les natures corporelles, ont émis l’opinion que tout ce vers quoi ils voyaient que l’esprit humain était incliné, l’homme l’opérait par nécessité ; et de là, ils sont tombés en des erreurs contraires. Car l’esprit humain a deux inclinations contraires. L’une vers

le bien, à l’instigation de la raison ; et en

la considérant, Jovinien prétendit que « l’homme ne pouvait pas pécher ». L’autre inclination est dans l’esprit de l’homme par les puissances inférieures, et surtout en tant qu’elles sont corrompues par le péché originel : par elle, l’esprit est incliné à élire les choses qui sont délectables selon le sens charnel. Et considérant cette inclination, les manichéens dirent que l’homme pèche nécessairement, et qu’il ne peut en aucune façon éviter le péché. Et ainsi, les uns et les autres, quoique par des voies contraires, sont tombés dans le même inconvénient de nier le libre arbitre ; en effet, l’homme ne sera pas doué de libre arbitre s’il est par nécessité poussé au bien ou au mal. Et que cela soit aberrant, est prouvé à la fois par l’expérience, par les enseignements des philosophes et par les divines Écritures, comme on l’a déjà montré dans une certaine mesure. C’est pourquoi Pélage se dressa en réaction à cela : voulant défendre le libre arbitre, il s’opposa à la grâce de Dieu en disant que l’homme pouvait éviter le péché sans la grâce de Dieu. Mais assurément, cette erreur contredit très ouvertement la doctrine évangélique, aussi a-t-elle été condamnée par l’Église.

 

La foi catholique, pour sa part, emprunta une voie médiane, sauvant la liberté de l’arbitre sans exclure pour autant la nécessité de la grâce. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, le libre arbitre étant une certaine puissance établie au-dessous de la raison et au-dessus de la puissance motrice exécutive, on trouve de deux façons qu’une chose est hors du pouvoir du libre arbitre. D’abord, parce qu’elle excède l’efficace de la motrice exécutive, qui opère au commandement du libre arbitre ; par exemple, voler n’est pas soumis au libre arbitre de l’homme, car cela excède la puissance motrice en l’homme. Ensuite, une chose peut être hors du pouvoir du libre arbitre parce que l’acte de la raison ne s’y étend pas. En effet, puisque l’acte du libre arbitre est l’élection, qui suit le conseil, c’est-à-dire la délibération de la raison, le libre arbitre ne peut s’étendre à ce qui échappe à la délibération de la raison, comme c’est le cas des choses qui se présentent de façon non préméditée. Donc commettre le péché ou l’éviter n’excède pas de la première façon le pouvoir du libre arbitre, car, encore que l’accomplissement du péché au moyen d’un acte extérieur soit mis en œuvre par l’exécution de la puissance motrice, cependant le péché est accompli dans la volonté même, avant l’exécution de l’œuvre, par le seul consentement. Par conséquent, le défaut de la puissance motrice n’empêche pas le libre arbitre de faire ou d’éviter le péché, quoiqu’il l’empêche parfois de l’exécuter, comme lorsque quelqu’un veut tuer, forniquer ou voler, mais ne le peut pas. Mais commettre le péché ou l’éviter peut excéder le pouvoir du libre arbitre de la seconde façon, c’est-à-dire lorsqu’un péché se présente soudain et comme inopinément, et échappe ainsi à l’élection du libre arbitre, quoique le libre arbitre puisse le faire ou l’éviter, s’il dirigeait vers cela son attention ou son effort. Or de deux façons une chose se produit en nous comme inopinément.

 

 

D’abord par l’élan de la passion : en effet, le mouvement de colère ou de convoitise devance parfois la délibération de la raison. Et ce mouvement qui tend à l’illicite à cause de la corruption de la nature, est un péché véniel. Voilà pourquoi, dans l’état de nature corrompue, il n’est pas au pouvoir du libre arbitre d’éviter tous les péchés de ce genre, parce qu’ils échappent à son acte, quoiqu’il puisse empêcher l’un de ces mouvements s’il s’efforce contre lui. Mais il n’est pas possible que l’homme s’efforce continuellement d’éviter de tels mouvements, à cause des occupations variées de l’esprit humain, et à cause de son nécessaire repos. Et cela se produit parce que les puissances inférieures ne sont pas totalement soumises à la raison comme elles l’étaient dans l’état d’innocence, quand il était très facile à l’homme d’éviter par le libre arbitre tous les péchés de ce genre et chacun d’eux, car aucun mouvement ne pouvait s’élever dans les puissances inférieures sans suivre le dictamen de la raison. Mais dans l’état présent, l’homme n’est pas ramené à cette rectitude par la grâce, pour parler en général ; mais nous attendons cette rectitude pour l’état de gloire. Voilà pourquoi, dans cet état de misère, après la réparation de la grâce, l’homme ne peut pas éviter tous les péchés véniels, quoique cela ne porte en rien préjudice à la liberté de l’arbitre.

 

 

Ensuite, une chose arrive en nous comme inopinément par l’inclination d’un habitus ; en effet, comme dit le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, « on fait preuve de plus de courage quand on se montre sans peur et sans trouble devant un péril surgi à l’improviste que devant un péril attendu ». En effet, l’opération vient d’autant plus de l’habitus qu’elle vient moins de la préméditation : car les choses attendues, c’est-à-dire connues d’avance, on les élira par la raison et la réflexion, sans habitus ; mais ce qui surgit à l’improviste est conforme à l’habitus. Et il ne faut pas comprendre que l’opération par l’habitus de vertu pourrait être tout à fait sans délibération, puisque la vertu est un habitus électif, mais que, pour celui qui a un habitus, la fin est déjà déterminée dans son élection ; par conséquent, chaque fois qu’une chose se présente comme accordée à cette fin, elle est aussitôt élue, à moins qu’elle ne soit empêchée par une délibération plus attentive et plus longue.

 

Or l’homme qui est dans le péché mortel adhère habituellement au péché. En effet, bien qu’il n’ait pas toujours l’habitus du vice, car un habitus n’est pas engendré par un acte unique de luxure, cependant la volonté de celui qui pèche, après avoir abandonné le bien immuable, a adhéré au bien transitoire comme à une fin, et la puissance et l’inclination d’une telle adhésion demeurent en elle jusqu’à ce qu’elle adhère de nouveau au bien immuable comme à une fin. Voilà pourquoi, lorsque se présente à un homme ainsi disposé une chose à faire qui convienne à l’élection précédente, il est soudain porté vers elle par l’élection, à moins qu’il ne se retienne lui-même par une longue délibération. Et cependant, qu’il élise ainsi soudainement cette chose ne l’excuse pas du péché mortel, qui a besoin d’une délibération : car pour qu’il y ait péché mortel, cette délibération est suffisante qui évalue que ce qui est élu est péché mortel et contre Dieu. Mais cette délibération ne suffit pas à retirer celui qui est dans le péché mortel. En effet, quelqu’un n’est retiré de faire une chose vers laquelle il est incliné, que dans la mesure où elle lui est proposée comme mauvaise. Or celui qui a déjà répudié le bien immuable pour le bien transitoire, n’estime plus comme mal de se détourner du bien immuable, et en cela la notion de péché mortel est accomplie ; il n’est donc pas retiré de pécher par le fait même qu’il remarque qu’une chose est péché mortel, mais il est nécessaire de poursuivre la considération plus avant jusqu’à parvenir à quelque chose qu’il ne puisse pas ne pas estimer mauvais, comme le malheur ou autre chose de ce genre.

 

Donc, avant que se produise en l’homme ainsi disposé une délibération aussi longue qu’il est requis pour qu’il évite le péché mortel, le consentement au péché mortel précède. Voilà pourquoi, si l’on suppose l’adhésion du libre arbitre au péché mortel, ou à une fin indue, il n’est pas en son pouvoir d’éviter tous les péchés mortels, quoiqu’il puisse éviter chacun d’eux s’il s’efforce à l’encontre : car même s’il a évité l’un ou l’autre en se mettant à délibérer aussi longtemps qu’il est requis, il ne peut cependant pas faire que le consentement au péché mortel n’ait pas lieu parfois avant une telle délibération, puisqu’il est impossible que l’homme soit toujours, ni longtemps, dans une vigilance aussi grande qu’il est requis pour cela, à cause des nombreuses occupations de l’esprit humain. Or, il n’est éloigné de cette disposition que par la grâce, qui seule fait que l’esprit humain adhère par la charité au bien immuable comme à une fin.

 

 

Il ressort donc de ce qu’on a dit, que nous n’ôtons ni le libre arbitre, puisque nous disons que le libre arbitre peut éviter ou faire n’importe quel péché en particulier, ni non plus la nécessité de la grâce, puisque nous disons, d’une part, que l’homme ne peut éviter tous les péchés véniels, encore qu’il puisse éviter chacun d’eux – même si l’homme a la grâce, avant que la grâce ne soit perfectionnée dans l’état de gloire –, et il en est ainsi à cause du foyer de corruption ; et que nous disons, d’autre part, que l’homme en état de péché mortel, séparé de la grâce, ne peut éviter tous les péchés mortels, à moins que la grâce ne survienne, encore qu’il puisse éviter chacun d’eux, et il en est ainsi à cause de l’adhésion habituelle de la volonté à une fin désordonnée ; et saint Augustin compare ces deux choses à la courbure du tibia, d’où s’ensuit la nécessité de boiter.

 

Et ainsi se vérifient les sentences des docteurs, qui semblent différer sur ce sujet. Car certains d’entre eux disent que l’homme sans la grâce habituelle sanctifiante peut éviter le péché mortel, non toutefois sans le secours divin, qui par sa providence gouverne l’homme pour qu’il fasse le bien et évite le mal : cela est vrai, en effet, lorsqu’il voudra s’efforcer contre le péché ; d’où il se produit que chaque péché peut être évité. Mais d’autres disent que l’homme sans la grâce ne peut rester longtemps sans pécher mortellement ; et c’est assurément vrai dans la mesure où un homme habituellement disposé à pécher ne reste pas longtemps sans que s’offre soudain à lui quelque chose à opérer, et à cette occasion il tombe dans le consentement au péché mortel par l’inclination d’un habitus mauvais, puisqu’il n’est pas possible que l’homme soit longtemps vigilant, au point qu’il prenne assez de soin pour éviter le péché mortel.

 

Donc, comme les deux séries d’arguments concluent vrai en quelque façon et faux d’une autre façon, il faut répondre à l’une et à l’autre.

Réponse aux objections :

 

1° Cette parole de l’Apôtre peut être entendue, suivant diverses interprétations, et du péché mortel et du mal du péché mortel, dans la mesure où il parle en la personne de l’homme pécheur ; ou du mal du péché véniel quant aux premiers mouvements, dans la mesure où il parle en sa personne ou en celle des autres justes. Et des deux façons, il faut comprendre que, alors que la volonté naturelle tend à éviter tout mal, l’homme pécheur ne peut faire en sorte, sans la grâce, d’éviter tous les péchés mortels, quoiqu’il puisse éviter chacun d’eux ; et ainsi, il ne peut sans la grâce accomplir la volonté naturelle ; et il en est de même du juste relativement aux péchés véniels.

2° Il est impossible qu’un adulte soit dans le seul péché originel sans la grâce : car, dès qu’il aura reçu l’usage du libre arbitre, s’il s’est préparé à la grâce, il aura la grâce ; sinon la négligence elle-même lui sera imputée à péché mortel. L’argument susdit semble aussi supposer l’inconvénient auquel il conduit. En effet, s’il est possible qu’un adulte soit dans le seul péché originel, alors, s’il arrive qu’il meure dans l’instant même, il tiendra le milieu entre les bienheureux et ceux qui sont punis d’une peine sensible ; et c’est à cet inconvénient que conduit l’argument susdit. Cependant, pour ne point s’arrêter à cela, il faut savoir qu’il y a dans le péché originel une aversion habituelle du bien immuable, puisque celui qui a le péché originel n’a pas le cœur uni

à Dieu par la charité ; et ainsi, quant à l’aversion habituelle, il en est de même de celui qui est dans le péché originel et de celui qui est dans le péché mortel, quoique dans ce dernier cas il y ait en plus de cela une conversion habituelle à une fin indue. En outre, si quelqu’un échappe à la damnation par le libre arbitre, il ne s’ensuit pas pour cela qu’il puisse acquérir la gloire par les forces du libre arbitre : cela est plus grand, comme il ressort de ce qui a été dit de l’homme dans l’état d’innocence.

3° L’homme sans la grâce est vaincu par le péché, en sorte qu’il agit contre la loi ; car s’il peut éviter tel ou tel péché par des efforts contraires, il ne peut cependant pas les éviter tous, pour la raison déjà mentionnée.

 

4° L’exemple de la courbure, que donne saint Augustin, n’est pas ressemblant, à un certain égard : en effet, il n’est pas au pouvoir du tibia d’user de la courbure ou de ne pas en user, aussi est-il nécessaire que tout mouvement du tibia courbe soit une claudication ; au lieu que le libre arbitre peut user ou non de sa courbure, et c’est pourquoi il n’est pas nécessaire qu’il pèche en tous ses actes, quels qu’ils soient, mais il peut parfois éviter le péché. En revanche, l’exemple est ressemblant en ceci, qu’il n’est pas possible de tous les éviter, comme on l’a dit.

 

5° Bien que le péché non détruit par la pénitence entraîne vers un autre péché par une inclination, cependant il n’est pas nécessaire que le libre arbitre obéisse toujours à cette inclination, mais il peut faire des efforts contre elle dans un acte particulier.

 

 

6° La crainte et la colère, en tant que passions, sont des péchés non pas mortels mais véniels, car elles sont des mouvements premiers.

7° Les péchés sont appelés nécessaires, en tant qu’ils ne peuvent pas tous être évités, quoique chacun d’eux puisse être évité.

 

 

8° Lorsque la chair convoite contre l’esprit, il y a un vice, mais de péché véniel.

 

 

9° La nécessité de pécher soit véniellement soit mortellement accompagne celle de mourir, sauf pour des personnes privilégiées, à savoir, le Christ et la bienheureuse Vierge ; mais la nécessité de pécher mortellement ne l’accompagne pas, comme on le voit bien dans le cas de ceux qui ont la grâce.

 

10° [Dans certaines éditions seulement :] On répond au dixième argument comme au septième. [En d’autres :] Cette intégrité amena l’homme à pouvoir éviter non seulement chaque péché, mais aussi tous les péchés ; mais cela n’est pas possible sans la grâce dans l’état présent.

 

11° La couronne est donnée à celui qui vainc totalement le diable et le péché. Mais celui qui évite un seul péché en persévérant dans un autre, étant esclave, n’est vainqueur qu’à un certain point de vue, il ne mérite donc pas la couronne.

 

 

12° La convoitise ne peut pas être comprise comme contraignant absolument le libre ar­bitre, car il est toujours libre de contrainte ; mais il est dit qu’elle contraint, à cause de la véhémence de l’inclination, à laquelle cependant on peut résister, quoique avec difficulté.

 

13° Le libre arbitre peut user d’un habitus ou ne pas en user. Il n’est donc pas né­cessaire que l’on agisse toujours selon l’habitus ; mais on peut parfois agir contre l’habitus, quoique avec difficulté. Cependant, si l’habitus demeure, il ne peut arriver que l’on reste longtemps sans rien faire selon l’habitus.

 

 

14° Quand la grâce cesse, le libre arbitre peut par lui-même élire le mal ; il n’est cependant pas nécessaire que, sans la grâce sanctifiante, il élise toujours le mal.

 

 

 

15° De ce que l’on évite le péché, il ne s’ensuit pas que l’on vainque le monde, à moins d’être tout à fait exempt de péché, comme on l’a dit.

 

 

16° Un précepte a deux façons d’être observé. D’abord, de telle façon que son observation mérite la gloire ; et en ce sens, nul ne peut sans la grâce observer le précepte susdit, ni les autres préceptes. Ensuite, de telle façon que son observation fait éviter la peine ; et en ce sens, il peut être observé sans la grâce sanctifiante. Il est observé de la première façon quand la substance de l’acte est accomplie avec le mode convenable, qu’apporte la charité ; et ainsi, le précepte susdit de la charité n’est pas tant un précepte que la fin du précepte et la forme des autres préceptes. Il est observé de la seconde façon quand la seule substance de l’acte est accomplie ; ce qui se produit en général en celui qui n’a pas l’habitus de charité : en effet, l’injuste peut, lui aussi, faire des choses justes, suivant le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique.

 

 

 

17° Cet argument est étranger à notre

propos. En effet, supposé que quelqu’un

commette un nouveau péché lorsqu’en ne se préparant point à la pénitence il ne se fait pas miséricorde, il peut cependant éviter ce péché, puisqu’il peut se préparer. Toutefois, il n’est pas nécessaire que le pécheur commette un nouveau péché chaque fois qu’il omet de se faire miséricorde par la pénitence, mais c’est seulement lorsqu’il y est tenu pour une raison spéciale.

 

 

18° L’homme vertueux peut ne pas aimer Dieu actuellement mais faire le contraire, comme cela est clair lorsqu’il pèche.

 

 

19° Bien que les habitus donnent toujours des actes semblables, cependant celui qui

a un habitus peut accomplir un acte contraire à l’habitus, car il ne lui est pas nécessaire de toujours user de l’habitus.

 

 

20° Celui qui n’a pas la justice peut faire un acte de justice imparfait, qui consiste à faire des choses justes ; et ce à cause des principes du droit naturel déposés dans la raison ; mais il ne peut pas faire un acte de justice parfait, qui consiste à faire justement des choses justes. Et ainsi, un injuste peut parfois se détourner du mal.

 

 

21° La parole du Maître ne doit pas être comprise en ce sens qu’il est nécessaire que l’homme en état de péché mortel succombe à n’importe quelle tentation ; mais en ce sens que, à moins d’être délivré du péché par la grâce, il tombera un jour en quelque péché mortel.

 

 

22° S’il nous est nécessaire de demander dans l’Oraison dominicale non seulement que les péchés passés nous soient remis, mais aussi que nous soyons délivrés des péchés futurs, c’est parce que, à moins que l’homme ne soit délivré par la grâce, il lui est nécessaire de tomber parfois dans le péché, de la façon susdite ; quoiqu’il puisse éviter tel ou tel par des efforts contraires.

 

 

23° Celui qui est abandonné par la lumière de la grâce doit nécessairement tomber un jour ; cependant, il n’est pas nécessaire qu’il succombe à n’importe quelle tentation.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Si le pécheur ne pouvait éviter le péché par des efforts contraires, cela porterait préjudice à la liberté ; mais il n’y a pas de préjudice à la liberté de l’arbitre, si l’homme ne peut faire en sorte d’être dans un constant souci de résister au péché ; or, si l’homme n’y prend pas garde, l’inclination habituelle l’entraîne vers ce qui convient à l’habitus.

 

 

 

2) Parce qu’il a la maîtrise de son acte, le libre arbitre peut, chaque fois qu’il s’y applique, ne pas user de son défaut propre. Mais parce qu’il lui est impossible de toujours y veiller, il s’ensuit parfois qu’il manque son acte.

 

 

 

3) Le péché ne se fait pas sans le consentement du libre arbitre ; mais le consentement suit l’inclination habituelle, sauf si une longue délibération le précède, comme on l’a dit.

 

 

4) On dit que l’homme est tombé non irrémédiablement, parce qu’il peut trouver

remède avec l’aide de la grâce, quoique le pouvoir du libre arbitre n’y suffise pas.

 

 

5) Ne pas pouvoir pécher, et ne pas pouvoir ne pas pécher, sont contraires ; et pouvoir « pécher ou ne pas pécher », est un moyen terme entre eux. L’argument suppose donc le faux.

 

6) Élire et délibérer ne portent que sur les choses qui sont en nous. Mais, comme il est dit au troisième livre de l’Éthique, les choses que nous faisons par des amis, nous les faisons en quelque sorte par nous-mêmes ; voilà pourquoi le libre arbitre peut exercer son élection et sa délibération non seulement sur les choses pour lesquelles son propre pouvoir suffit, mais aussi sur celles pour lesquelles il a besoin du secours divin.

 

7) Un homme en état de péché mortel peut éviter tous les péchés mortels par le secours de la grâce ; il peut aussi éviter chacun d’eux par vertu naturelle, mais non tous ; voilà pourquoi il ne s’ensuit pas qu’il ne pèche pas en commettant le péché.

 

 

8) La nécessité de pécher n’implique pas une contrainte du libre arbitre. En effet, bien que l’homme ne puisse se soustraire à cette nécessité par lui-même, il peut cependant résister jusqu’à un certain point à la nécessité en question, en tant qu’il peut éviter chaque péché, mais non tous.

 

 

9) Le péché est rendu quasi naturel au pécheur : en effet, l’habitus opère comme une certaine nature en celui qui l’a ; c’est pourquoi la nécessité qui vient d’un habitus se ramène à l’inclination naturelle.

 

 

10) Selon saint Augustin, une chose peut être nécessaire et cependant volontaire ;

en effet, la volonté a nécessairement de l’aversion pour le malheur ; et ce à cause de l’inclination naturelle à laquelle est assimilée l’inclination de l’habitus.

 

 

11) L’homme en état de péché ne peut aucunement se soustraire au péché déjà commis, sinon par le secours de la grâce, car il n’est affranchi du péché, qui s’accom­plit dans l’aversion, que si son esprit adhère à Dieu par la charité, qui ne vient pas du libre arbitre, mais est répandue dans le cœur des saints par l’Esprit Saint, comme il est dit en Rom. 5, 5.

 

Et videtur quod non.

 

Per hoc quod dicitur Roman. VII, 15 : non enim quod volo bonum, hoc ago ; sed quod odi malum, illud facio ; et loquitur ex persona damnati hominis, ut ibi quaedam Glossa [Ps.-Ambros., PL 17, 117 D] dicit. Ergo homo sine gratia peccatum vitare non potest.

 

Praeterea, peccatum mortale actuale gravius est quam originale. Sed aliquis in peccato originali, si sit adultus, non potest vitare quin peccet mortaliter sine gratia : sic enim vitaret damnationem poenae sensibilis, quae peccato actuali mortali debetur ; et ita cum quantum ad adultos non sit medium inter illam damnationem et gloriam vitae aeternae, sequeretur quod possit adipisci vitam aeternam sine gratia, quod est haeresis Pelagiana. Ergo multo minus in statu peccati mortalis aliquis potest peccatum mortale vitare, nisi gratia accepta.

 

Praeterea, Roman. VII, 19, super illud sed quod nolo, illud facio etc., dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1423 C] Augustini : nunc homo describitur sub lege positus ante gratiam. Tunc enim homo peccatis vincitur, dum viribus suis iuste vivere conatur sine adiutorio gratiae liberantis, quae liberum arbitrium liberat, ut liberatori credat, atque ita contra legem non peccet. Peccare autem contra legem, est peccare mortaliter. Ergo videtur quod homo sine gratia peccatum mortale vitare non possit.

 

Praeterea, Augustinus dicit in libro de Perfectione iustitiae [cap. 2], quod malitia se habet ad animam sicut curvitas ad tibiam ; et quod actus peccati claudicationi comparatur. Claudicatio autem non potest vitari ab habente tibiam curvam, nisi prius tibia sanetur. Ergo nec peccatum mortale potest vitari ab eo qui est in peccato, nisi prius per gratiam a peccato liberetur.

 

Praeterea, Gregorius [cf. Moral. XXXV, 9] dicit : peccatum quod per poenitentiam non deletur, mox suo pondere ad aliud trahit. Sed non deletur nisi per gratiam. Ergo sine gratia homo peccator peccatum vitare non potest.

 

Praeterea, secundum Augustinum [De civ. Dei XIV, 7], timor et ira sunt quaedam passiones et peccata. Sed passiones homo vitare non potest per liberum arbitrium. Ergo nec a peccatis potest abstinere.

 

Praeterea, illud quod necessarium, vitari non potest. Sed peccata quaedam sunt necessaria, ut patet per illud Psalm. XXIV, 17 : de necessitatibus meis erue me. Ergo homo per liberum arbitrium peccatum vitare non potest.

 

 

Praeterea, Augustinus [De civ. Dei XIX, 4] dicit : nonnullum peccatum est, cum caro adversus spiritum concupiscit. Sed hoc non est in potestate liberi arbitrii quin caro concupiscat adversus spiritum. Ergo potestas liberi arbitrii non se extendit ad hoc quod peccatum vitetur.

 

Praeterea, potentia moriendi consequitur potentiam peccandi ; homo enim in statu innocentiae non poterat mori, nisi quia poterat peccare. Ergo et necessitas moriendi consequitur ad necessitatem peccandi. Sed homo in statu isto non potest vitare quin moriatur. Ergo nec potest vitare quin peccet.

 

Praeterea, ideo, secundum Augustinum [Petrus Lomb., Sent. II, dist. 24, cap. 2], homo poterat in statu innocentiae stare, quia habebat sinceritatem naturae ab omni labe peccati immunem. Sed ista sinceritas non est in homine peccatore gratia destituto. Ergo non potest stare, sed necesse habet cadere post peccatum.

 

Praeterea, vincenti debetur corona, ut patet Apocal. III, 11 [II, 10]. Sed si aliquis vitat peccatum, cum de peccato tentatur, vincet peccatum et Diabolum : Iac. IV, 7 : resistite Diabolo, et fugiet a vobis. Si ergo potest aliquis sine gratia peccatum vitare, poterit sine gratia coronam mereri ; quod est haereticum.

 

Praeterea, Augustinus in libro Retractationum [I, 15] dicit : cogenti cupiditati voluntas resistere non potest. Sed cupiditas ad peccatum inducit. Ergo voluntas humana sine gratia non potest peccatum vitare.

Praeterea, qui habet habitum, necessario secundum habitum agit. Sed ille qui est in peccato, habet habitum peccati. Ergo videtur quod non possit vitare quin peccet.

 

Praeterea, liberum arbitrium, secundum Augustinum [Petrus Lomb., Sent. II, dist. 24, cap. 3], est quo bonum eligitur gratia assistente et malum gratia desistente. Ergo videtur quod ille qui caret gratia, per liberum arbitrium semper eligat malum.

 

Praeterea, quicumque potest non peccare, potest vincere mundum : nullus enim aliter vincit mundum nisi desistendo a peccato. Sed nullus potest vincere mundum nisi per gratiam ; quia, ut dicitur I Ioann. V, 4, haec est victoria quae vincit mundum, fides nostra. Ergo aliquis sine gratia non potest peccatum vitare.

 

Praeterea, praeceptum de diligendo Deum est affirmativum, et ita obligat ad hoc quod observetur pro loco et tempore, ita quod, si non observetur, peccat homo mortaliter. Sed praeceptum caritatis non potest aliquis sine gratia observare ; quia, ut dicitur Rom. V, 5, caritas diffusa est in cordibus nostris per spiritum sanctum, qui datus est nobis. Ergo sine gratia homo non potest facere quin peccet mortaliter.

 

Praeterea, secundum Augustinum [Enchir., cap. 76], in praecepto de misericordia proximi includitur praeceptum de misericordia sui. Sed

aliquis peccaret mortaliter, nisi misereretur proximo in necessitate

corporalis mortis existenti. Ergo multo fortius peccat mortaliter, nisi

misereatur sui in peccato existentis, de peccato poenitendo ; et sic, nisi peccatum per poenitentiam deleatur, non potest homo vitare quin peccet.

 

Praeterea, sicut se habet dilectio Dei ad virtutem, ita contemptus Dei ad peccatum. Sed necesse est omnem virtuosum diligere Deum. Ergo necesse est omnem peccatorem contemnere Deum, et ita peccare ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, secundum philosophum in II Ethic. [l. 4 (1105 a 26 sqq.)], ex similibus habitibus similes actus procedunt. Si quis ergo est in peccato, necesse est, ut videtur, quod habeat similes actus producere, scilicet actus peccati.

 

Praeterea, cum forma sit principium operationis, qui caret forma, caret operatione propria illius formae. Sed declinare a malo est operatio iustitiae. Cum igitur ille qui est in peccato, careat iustitia, videtur quod non possit declinare a malo.

 

Praeterea, Magister dicit in II Sententiarum, 25 dist. [cap. 6], quod post peccatum ante reparationem gratiae premitur liberum arbitrium a concupiscentia et vincitur, et habet infirmitatem in malo, si non habet gratiam in bono ; et ideo potest peccare damnabiliter ; et ita sine gratia aliquis non potest peccatum mortale vitare.

 

Sed si dicatur, quod non potest non peccare, id est non habere peccatum, potest tamen non peccare, id est non uti peccato ; – contra est quod hoc Pelagiani concedebant, et tamen eorum opinionem quantum ad hoc Augustinus reprehendit in libro de Gratia et Libero Arbitrio [cap. 13], sic dicens : dicunt enim Pelagiani, gratiam Dei, quae data est per fidem Iesu Christi, quae nec lex neque natura est, ad hoc tantum valere ut peccata dimittantur, non ut futura vitentur, vel repugnantia superentur. Sed si hoc verum esset, utique in oratione dominica cum dixissemus, dimitte debita nostra, non adderemus, et ne nos inferas in tentationem. Illud enim dicimus, ut peccata dimittantur ; hoc autem, ut caveantur, sive vincantur ; quod a patre qui est in caelis, nulla ratione peteremus, si virtute voluntatis humanae hoc possemus efficere. Ergo videtur quod responsio illa nulla sit.

 

 

Praeterea, Augustinus dicit in libro de Natura et Gratia [cap. 22] : praevaricatorem legis digne lux deserit veritatis ; qua desertus utique fit caecus ; et plus necesse est offendat, et cadendo vexetur, vexatusque non surgat. Ergo et peccator destitutus gratia necesse habet peccare.

Sed contra. Est quod Hieronymus dicit ad Damasum Papam [ex Petri Lomb. Sent. II, dist. 28, cap. 4] : nos dicimus, homines semper peccare et non peccare posse, ut semper nos liberi confiteamur esse arbitrii. Ergo dicere, quod homo in statu peccati non possit vitare peccatum, est negare arbitrii libertatem ; quod est haereticum.

 

Praeterea, si aliquis defectus sit in agente aliquo, in cuius potestate sit vel uti illo vel non uti, non necesse habet in sua actione deficere ; sicut si tibia curva posset non uti, ambulando, sua curvitate, posset non claudicare. Sed liberum arbitrium subiectum peccato, peccato uti potest et non uti, eo quod uti peccato est actus liberi arbitrii quod habet dominium sui actus. Ergo, quantumcumque sit in peccato, potest non peccare.

 

Praeterea, in Psalm. CXVIII, 95, dicitur : me expectaverunt peccatores, ut perderent me ; Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1091 A], id est meum consensum. Ergo aliquis non deducitur ad peccandum nisi consentiendo. Sed consensus est in potestate liberi arbitrii. Ergo aliquis potest per liberum arbitrium non peccare.

 

Praeterea, daemon, quia non potest non peccare, dicitur irremediabiliter peccasse. Sed homo non irremediabiliter peccavit, ut communiter dicitur. Ergo potest non peccare.

 

Praeterea, de uno extremo non transitur in alterum nisi per medium. Sed homo ante peccatum habet potentiam non peccandi. Ergo non immediate post peccatum ducitur ad aliud extremum, ut scilicet non possit non peccare.

 

Praeterea, liberum arbitrium peccatoris peccare potest. Sed non potest nisi eligendo ; cum eligere sit actus liberi arbitrii : sicut nec visus aliquid operatur nisi videndo. Sed electio, cum sit desiderium praeconsiliati, secundum philosophum in III Ethicorum [l. 6 (1112 a 15)], sequitur consilium, quod non est nisi eorum quae sunt in nobis, ut dicitur ibidem [l. 7 (1112 a 30)]. Ergo peccatum vitare, vel facere, est in potestate hominis in peccato existentis.

 

Praeterea, secundum Augustinum [De duabus anim., cap. 10 et 11 ; De lib. arb. III, 18], nullus peccat in eo quod vitare non potest, quia iam hoc esset necessarium. Si ergo aliquis in peccato existens peccatum vitare non posset, peccatum committendo non peccat ; quod est absurdum.

 

Praeterea, liberum arbitrium est aequaliter a coactione liberum ante peccatum, et post. Sed necessitas peccandi ad coactionem pertinere videtur ; eo quod, etiam si nolumus, illa necessitas nobis inest. Ergo homo post peccatum non habet necessitatem peccandi.

 

Praeterea, omnis necessitas, vel est coactionis, vel naturalis inclinationis. Sed necessitas peccandi non est naturalis inclinationis, quia sic natura mala esset, quia in malum inclinaret. Ergo, si peccatori inesset necessitas ad peccandum, cogeretur peccare.

 

Praeterea, quod est necessarium, non est voluntarium. Si ergo necessarium sit peccare eum qui est in peccato, peccatum non est voluntarium ; quod est falsum.

 

Praeterea, si peccator necesse habet peccare, haec necessitas ei non competit nisi ratione peccati. Potest autem de peccato exire : alias peccatoribus non praeciperetur, Isai. LII, 11 : recedite, exite inde, pollutum nolite tangere. Ergo potest peccator non peccare.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod circa hanc quaestionem contrariae haereses insurrexerunt. Quidam enim, aestimantes naturam mentis humanae ad modum corporalium naturarum, opinati sunt, omne illud in quod videbant mentis humanae inclinationem esse, hominem ex necessitate operari ; et ex hoc in contrarios errores inciderunt. Habet enim humana mens duas contrarias inclinationes. Unam quidem in bonum, ex instinctu rationis ; quam considerans Iovinianus [apud Petrum Lomb., Sent. II, dist. 28, cap. 4], dixit hominem non posse peccare. Alia inclinatio inest humanae menti ex inferioribus viribus ; et praecipue secundum quod sunt ex originali peccato corruptae : qua scilicet inclinatur mens ad ea eligenda quae sunt secundum carnalem sensum delectabilia. Et hanc inclinationem considerantes, Manichaei dixerunt quod homo necessario peccat, nec aliquo modo peccatum vitare potest. Et sic utrique, licet viis contrariis, in idem inconveniens inciderunt, ut liberum ar­bitrium denegarent ; non enim homo erit liberi arbitrii si vel ad bonum vel ad malum necessitate impellitur. Quod esse inconveniens, et experimento et philosophorum doctrinis et divinis auctoritatibus probatur, ut aliquatenus ex supradictis patet. Unde e contrario surrexit Pelagius [apud Petrum Lomb., Sent. II, dist. 28, cap. 1-3], qui volens liberum arbitrium defendere, gratiae Dei adversatus est, dicens, absque Dei gratia hominem posse peccatum evitare. Qui quidem error manifestissime doctrinae evangelicae contradicit : unde est per Ecclesiam condemnatus.

Fides autem catholica media via incedit ; ita libertatem arbitrii salvans, quod necessitatem gratiae non excludit. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod, cum liberum arbitrium sit quaedam potentia constituta infra rationem, et supra motivam exequentem, dupliciter aliquid extra potestatem liberi arbitrii invenitur. Uno modo ex hoc quod excedit efficaciam motivae exequentis, quae ad imperium liberi arbitrii operatur ; sicut volare non subest libero arbitrio hominis, quia excedit vim potentiae motivae in homine. Alio modo aliquid est extra potestatem liberi arbitrii, quia ad ipsum rationis actus non se extendit. Cum enim actus liberi arbitrii sit electio, quae consilium, id est deliberationem rationis, sequitur, ad illud se liberum arbitrium extendere non potest quod deliberationem rationis subterfugit, sicut sunt ea quae impraemeditate occurrunt. Primo igitur modo peccati vitatio vel peccatum potestatem liberi arbitrii non excedit : quia quamvis expletio peccati per actum exteriorem executione virtutis motivae peragatur, tamen peccatum in ipsa voluntate perficitur ante operis executionem per solum consensum. Unde propter defectum virtutis motivae non impeditur liberum arbitrium a peccato vel eius vitatione ; quamvis interdum impediatur ab executione, sicut cum quis vult occidere vel fornicari vel furari, nec tamen potest. Sed secundo modo peccatum vel eius vitatio potest excedere liberi arbitrii potestatem, eo scilicet quod aliquod peccatum subito et quasi repente occurrit, et sic electionem liberi

arbitrii subterfugit, quamvis liberum arbitrium hoc possit facere vel vitare, si ad hoc suam attentionem vel cona­tum dirigeret. Dupliciter autem aliquid in nobis quasi repentine accidit.

Uno modo ex impetu passionis : motus enim irae et concupiscentiae interdum deliberationem rationis praevenit. Qui quidem motus in illicitum tendens ex corruptione naturae, peccatum veniale est. Et ideo post statum naturae corruptae non est in potestate liberi arbitrii omnia huiusmodi peccata vitare, quia eius actum effugiunt, quamvis possit impedire aliquem istorum motuum, si contra conetur. Non est autem possibile ut homo continue contra conetur ad huiusmodi motus vitandos, propter varias humanae mentis occupationes et quietem necessariam. Quod quidem contingit ex hoc quod inferiores vires non sunt totaliter rationi subiectae, sicut erant in statu innocentiae, quando homini huiusmodi peccata omnia et singula per liberum arbitrium vitare facillimum erat, eo quod nullus motus in inferioribus viribus insurgere poterat nisi secundum dictamen rationis. Ad hanc autem rectitudinem homo in praesenti per gratiam non reducitur communiter loquendo ; sed hanc rectitudinem expectamus in statu gloriae. Et ideo in hoc statu miseriae, post reparationem gratiae, homo non potest omnia peccata venialia vitare, cum tamen hoc in nullo libertati arbitrii praeiudicet.

Alio modo contingit aliquid in nobis quasi repente ex inclinatione habitus : ut enim philosophus dicit in III Ethicorum [cap. 11 (1117 a 17)], fortioris est in repentinis timoribus impavidum et imperturbatum esse, quam in praemanifestis. Ab habitu enim est magis operatio, quanto minus est ex praemeditatione : praemanifesta enim, id est praecognita, aliquis praeeliget ex ratione et cogitatione sine habitu ; sed repentina sunt secundum habitum. Nec hoc est intelligendum quod operatio secundum habitum virtutis possit esse omnino absque deliberatione, cum virtus sit habitus electivus ; sed quia habenti habitum iam est in eius electione finis determinatus ; unde quandocumque aliquid occurrit ut conveniens illi fini, statim eligitur, nisi ex aliqua attentiori et maiori deliberatione impediatur.

 

 

Homo autem qui est in peccato mortali, habitualiter peccato inhaeret. Quamvis enim non semper habeat habitum vitii, quia ex uno actu luxuriae habitus non generatur : voluntas tamen peccantis, derelicto incommutabili bono, bono commutabili quasi fini adhaesit, et huiusmodi adhaesionis vis et inclinatio in ea manet quousque iterato bono incommutabili quasi fini inhaereat. Et ideo quando homini sic disposito occurrit aliquid faciendum quod praecedenti electioni conveniat, repente fertur in illud per electionem, nisi multa deliberatione seipsum cohibeat. Nec tamen per hoc quod sic repente illud eligit, a peccato mortali excusatur, quod aliqua deliberatione indiget : quia deliberatio illa sufficit ad peccatum mortale, qua perpenditur id quod eligitur esse peccatum mortale et contra Deum. Ista autem deliberatio non sufficit ad retrahendum eum qui est in peccato mortali. Non enim retrahitur aliquis ab aliquo agendo in quod inclinatur, nisi in quantum illud sibi proponitur ut malum. Ille autem qui iam bonum incommutabile repudiavit pro commutabili bono, non iam existimat ut malum, a bono incommutabili averti, in quo ratio peccati mortalis perficitur : unde non retrahitur a peccando per hoc ipsum quod advertit aliquid esse peccatum mortale ; sed oportet ulterius in considerando procedere quousque perveniatur ad aliquid quod non possit non existimare malum, sicut est miseria, vel aliquid huiusmodi.

Unde antequam tanta deliberatio fiat quanta requiritur in homine sic disposito ad vitandum peccatum mortale, praecedit consensus in peccatum mortale. Et ideo, supposita adhaesione liberi arbitrii ad peccatum mortale, sive ad finem indebitum, non est in potestate eius quod vitet omnia peccata mortalia, quamvis unumquodque possit vitare, si contra nitatur : quia etsi hoc vel illud vitaverit adhibendo tantam deliberationem quanta requiritur, non tamen potest facere quin aliquando ante tantam deliberationem praeveniat consensus in peccatum mortale : cum impossibile sit hominem semper vel diu in tanta vigilantia esse, quanta ad hoc requiritur propter multa in quibus mens hominis occupatur. Ab hac autem dispositione non removetur nisi per gratiam, per quam solam efficitur ut mens humana bono incommutabili per caritatem tamquam fini adhaereat.

Patet ergo ex dictis, quod nec liberum arbitrium tollimus, cum dicamus quodlibet peccatum singulariter liberum arbitrium posse vitare vel facere : nec iterum tollimus necessitatem gratiae, cum dicamus, hominem non posse vitare omnia peccata venialia, quamvis possit singula vitare, etiam habentem gratiam, antequam gratia perficiatur in statu gloriae ; et hoc propter fomitis corruptionem. Et cum dicamus, hominem in peccato mortali existentem gratia destitutum omnia peccata mortalia non posse vitare, nisi gratia superveniat, quamvis singula possit vitare, et hoc propter adhaesionem voluntatis habitualem ad finem inordinatum ; quae duo Augustinus [De perfectione iustitiae, cap. 2] comparat curvitati tibiae, ex qua sequitur necessitas claudicandi.

Sic verificantur doctorum sententiae quae circa hoc variae videntur. Quorum quidam dicunt, hominem absque habituali gratia gratum faciente posse peccatum mortale vitare, quamvis non sine divino auxilio, quod hominem sua providentia ad bona agenda et mala vitanda gubernat : hoc enim verum est, cum contra peccatum conari voluerit, ex quo contingit ut possint singula vitari. Alii vero dicunt, quod non potest homo sine gratia diu stare quin peccet mortaliter : quod quidem verum est quantum ad hoc quod non diu contingit hominem esse habitualiter dispositum ad peccandum quin occurrat sibi repente aliquod operandum, in quo ex inclinatione mali habitus labitur in consensum peccati mortalis, cum non sit possibile hominem diu esse vigilem ad hoc quod sufficientem sollicitudinem adhibeat ad vitandum peccatum mortale.

Quia ergo utraeque rationes verum concludunt aliquo modo, et aliquo modo falsum, ad utrasque respondendum est.

 

 

Ad primum ergo dicendum est, quod verbum illud apostoli secundum diversas expositiones potest intelligi et de peccato mortali, et de malo peccati mortalis, secundum quod loquitur ex persona hominis peccatoris ; vel de malo peccati venialis quantum ad primos motus, secundum quod loquitur in persona sua, vel aliorum iustorum. Et utroque modo intelligendum est, quod cum voluntas naturalis sit ad vitationem omnis mali, non potest homo peccator facere sine gratia ut vitet omnia peccata mortalia, quamvis possit vitare singula ; et sic non potest sine gratia voluntatem naturalem implere ; et similiter est de iusto, respectu peccatorum venialium.

 

Ad secundum dicendum, quod non est possibile aliquem adultum esse in solo peccato originali absque gratia : quia statim cum usum liberi arbitrii acceperit, si se ad gratiam praeparaverit, gratiam habebit ; alias ipsa negligentia ei imputabitur ad peccatum mortale. Ratio etiam praedicta videtur supponere inconveniens ad quod ducit. Si enim possibile est aliquem adultum in solo peccato originali esse ; si in ipso instanti contingat eum mori, erit medius inter beatos et eos qui poena sensibili puniuntur ; ad quod inconveniens praedicta ratio ducit. Ut tamen in hoc vis non fiat, sciendum est, quod in peccato originali est habitualis aversio a bono incommutabili, cum habens peccatum originale non habeat cor Deo coniunctum per caritatem ; et sic quantum ad habitualem aversionem eadem ratio est de existente in peccato originali et mortali, licet in peccato mortali super hoc sit habitualis conversio ad indebitum finem. Et praeterea non sequitur quod si aliquis evadat damnationem ex libero arbitrio, propter hoc ex viribus liberi arbitrii possit gloriam acquirere : hoc enim maius est, ut patet instantia de homine in statu innocentiae.

 

Ad tertium dicendum, quod homo sine gratia peccato vincitur, ut contra legem agat ; quia si hoc vel illud peccatum vitare possit in contrarium conando, non tamen potest vitare omnia, ratione iam dicta.

 

Ad quartum dicendum, quod exemplum Augustini de curvitate, quantum ad aliquid non est simile ; quia scilicet non est in potestate tibiae ut utatur curvitate vel non utatur, ideo oportet omnem motum tibiae curvae claudicationem esse ; liberum autem arbitrium potest uti vel non uti sua curvitate : et ideo non oportet quod in quolibet actu suo peccet, sed potest quandoque vitare peccatum. Est autem simile quantum ad hoc quod non est possibile omnia vitare, sicut dictum est.

 

Ad quintum dicendum, quod quamvis peccatum per poenitentiam non deletum trahat ad aliud inclinando, tamen non est necessarium quod liberum arbitrium semper huic inclinationi obediat ; sed potest in aliquo uno actu contra eam niti.

 

Ad sextum dicendum, quod timor et ira, secundum quod sunt passiones, non sunt peccata mortalia, sed venialia : sunt enim primi motus.

Ad septimum dicendum, quod peccata dicuntur necessaria, in quantum non possunt vitari omnia, quamvis possint vitari singula.

 

Ad octavum dicendum, quod cum caro concupiscit adversus spiritum, est vitium, sed venialis peccati.

 

Ad nonum dicendum, quod necessitatem moriendi concomitatur necessitas peccandi vel venialiter vel mortaliter, nisi in personis privilegiatis, scilicet Christo et beata Virgine ; non autem necessitas peccandi mortaliter, ut patet in habentibus gratiam.

 

 

[In aliq. codic. :] Ad decimum respondetur sicut ad septimum. [In aliis :] Illa sinceritas ad hoc hominem induxit ut non solum posset vitare singula peccata sed etiam omnia ; hoc autem sine gratia in hoc statu non est possibile.

 

Ad undecimum dicendum, quod corona datur ei qui totaliter vincit diabolum et peccatum. Qui autem unum peccatum vitat, in alio perseverans, cum sit servus, non est victor nisi secundum quid, unde non meretur coronam.

 

Ad duodecimum dicendum, quod cupiditas non potest intelligi esse cogens absolute liberum arbitrium, quia semper est liberum a coactione ; sed dicitur cogens propter vehementiam inclinationis, cui tamen potest resisti, licet cum difficultate.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod liberum arbitrium potest uti habitu vel non uti. Unde non oportet quod semper aliquis agat secundum habitum ; sed potest aliquando contra habitum agere, licet cum difficultate. Non tamen manente habitu potest contingere quod diu maneat, nihil secundum habitum agens.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod gratia desistente, liberum arbitrium per se potest malum eligere ; non tamen necesse est quod absque gratia gratum faciente semper malum eligat.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod non sequitur quod aliquis vitando peccatum vincat mundum, nisi omnino sit immunis a peccato, ut dictum est.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod praeceptum dupliciter observatur. Uno modo sic quod observatum est meritum gloriae ; et sic nullus potest sine gratia praedictum praeceptum nec alia observare. Alio modo sic quod observatum facit vitare poenam ; et sic sine gratia gratum faciente observari potest. Primo modo observatur quando substantia actus impletur cum modo convenienti, quem caritas ponit ; et sic etiam praeceptum praedictum de dilectione non tam est praeceptum, quam finis praecepti et forma aliorum praeceptorum. Secundo modo observatur, sola substantia actus adimpleta ; quod contingit omnino in eo qui non habet habitum caritatis : potest enim et iniustus iusta agere, secundum philosophum in II Ethic. [l. 4 (1105 a 26 sqq.)].

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod ratio illa non est ad propositum. Dato enim quod aliquis non miserendo sibi in hoc quod praeparet se ad poenitentiam, novum peccatum committit, tamen potest hoc peccatum vitare, cum possit se praeparare. Nec tamen oportet quod peccator quandocumque sui non miseretur poenitendo, novum peccatum committat ; sed tunc solum quando ad hoc ex aliqua speciali causa tenetur.

 

Ad decimumoctavum dicendum, quod virtuosus potest non diligere Deum actualiter, sed contrarium agere, ut patet cum peccat.

 

Ad decimumnonum dicendum quod quamvis habitus semper reddant similes actus, tamen habens habitum potest exire in actum contrarium habitui, quia non est necesse eum semper uti habitu.

 

Ad vigesimum dicendum, quod carens iustitia potest facere actum iustitiae imperfectum, qui est iusta agere : et hoc propter principia naturalis iuris rationi indita ; non autem potest facere actum iustitiae perfectum, qui est facere iusta iuste. Et sic aliquis iniustus potest interdum declinare a malo.

 

Ad vigesimumprimum dicendum, quod verbum Magistri non est intelligendum sic quod necesse sit hominem existentem in peccato mortali cuilibet tentationi succumbere ; sed quia, nisi per gratiam a peccato liberetur, in aliquod peccatum mortale quandoque incidet.

 

Ad vigesimumsecundum dicendum, quod ideo necesse habemus in oratione dominica petere non solum ut peccata praeterita nobis dimittantur, sed ut a futuris liberemur ; quia, nisi homo per gratiam liberetur necesse habet quandoque incidere in peccatum per modum praedictum ; quamvis hoc vel illud contra nitendo vitare possit.

 

Ad vigesimumtertium dicendum, quod desertus a luce gratiae necesse est ut aliquando cadat ; non tamen necesse est ut in qualibet tentatione succumbat.

 

 

Ad primum vero quod in contrarium obiicitur, dicendum, quod libertati arbitrii praeiudicaret, si peccatum vitare non posset in contrarium conando : non autem praeiudicat libertati arbitrii, si hoc homo facere non potest, ut sit in continua sollicitudine resistendi peccato ; homine autem circa hoc non sollicito pertrahit eum habitualis inclinatio in id quod est habitui conveniens.

 

Ad secundum dicendum, quod liberum arbitrium, propter hoc quod habet dominium sui actus potest, quandocumque ad hoc curam apponit, non uti proprio defectu. Sed quia impossibile est eum semper curam apponere, aliquando sequitur ut in actu deficiat.

 

Ad tertium dicendum, quod sine consensu liberi arbitrii peccatum non agitur : sed consensus sequitur habitualem inclinationem, nisi multa deliberatione praehabita, ut dictum est.

 

Ad quartum dicendum, quod homo dicitur remediabiliter cecidisse, quia potest auxilio gratiae remedium habere, quamvis ad hoc potestas liberi arbitrii non sufficiat.

 

Ad quintum dicendum, quod non posse peccare et non posse non peccare, sunt contraria ; posse vero peccare et non peccare est medium inter ea. Unde ratio supponit falsum.

 

Ad sextum dicendum, quod eligere et consiliari non est nisi eorum quae sunt in nobis. Sed, sicut dicitur in libro III Ethicorum [l. 8 (1112 b 27)], ea quae per amicos facimus, aliqualiter per nos facimus : et ideo liberum arbitrium potest habere electionem et consilium non solum de illis ad quae sufficit propria potestas, sed de illis ad quae indiget divino auxilio.

 

Ad septimum dicendum, quod aliquis existens in peccato mortali potest vitare omnia peccata mortalia auxilio gratiae : potest etiam ex naturali virtute singula vitare, quamvis non omnia ; et ideo non sequitur quod peccatum committendo non peccet.

 

Ad octavum dicendum, quod necessitas peccandi coactionem liberi arbitrii non ponit. Quamvis enim homo per seipsum ex illa necessitate se non possit eximere, potest tamen resistere aliquatenus ei cuius necessitas dicitur, in quantum potest singula vitare, licet non omnia.

 

Ad nonum dicendum, quod peccatum effectum est quasi naturale peccatori : habitus enim sicut quaedam natura operatur in habente ; unde necessitas quae ex habitu est, reducitur ad naturalem inclinationem.

 

Ad decimum dicendum, quod secundum Augustinum [De civ. Dei V, 10], aliquid potest esse necessarium, et tamen voluntarium. Necessario enim voluntas miseriam abhorret ; et hoc propter naturalem inclinationem, cui assimilatur inclinatio habitus.

 

Ad undecimum dicendum, quod homo existens in peccato nullo modo potest se a peccato eximere, quod iam commisit, nisi auxilio gratiae : quia non eximitur a peccato, quod in aversione perficitur, nisi mens eius Deo adhaereat per caritatem, quae non est ex libero arbitrio, sed in cordibus sanctorum per spiritum sanctum diffunditur, ut dicitur Roman. cap. V, 5.

 

 

 

 

 

 

 

Article 13 - UN HOMME EN ÉTAT DE GRÂCE PEUT-IL ÉVITER LE PÉCHÉ MORTEL ?

(Tertiodecimo quaeritur utrum aliquis in gratia existens possit peccatum mortale vitare.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Nul n’est dans la nécessité de demander à Dieu ce qu’il peut par lui-même. Or, quelque grâce que l’on possède, on est dans la nécessité de demander à Dieu d’être délivré des péchés futurs ; c’est pourquoi l’Apôtre dit en II Cor. 13, 7, en s’adressant aux fidèles et aux saints : « Cependant nous prions Dieu que vous ne fassiez rien de mal. » Ceux qui ont la grâce ne peuvent donc pas éviter le péché.

2° Ceux qui ont la grâce sont dans la nécessité de dire l’Oraison dominicale. Or il est demandé en elle que l’homme persévère sans péché, suivant l’interprétation de saint Cyprien, comme le rapporte saint Augustin au livre sur le Don de la persévérance. Celui qui a la grâce ne peut donc par lui-même éviter le péché.

 

 

3° La persévérance est un don du Saint-Esprit. Or, avoir les dons du Saint-Esprit n’est pas au pouvoir de celui qui a la grâce. Puis donc que s’abstenir du péché mortel jusqu’à la fin de la vie appartient à la persévérance, il semble que celui qui a la grâce ne puisse pas éviter le péché mortel.

 

 

4° Le vice du péché est à l’être de grâce ce que le néant est à l’être de nature. Or la créature qui a obtenu de Dieu l’être de nature ne peut se conserver elle-même dans l’être de nature de telle sorte qu’elle ne retombe pas dans le néant, si elle n’est conservée par la main du Créateur. Un homme qui a obtenu la grâce ne peut donc par lui-même faire en sorte de ne pas tomber dans le péché mortel.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en II Cor. 12, 9 : « Ma grâce te suffit. » Or elle ne suffit pas si, par elle, le péché mortel ne peut être évité. L’homme peut donc éviter le péché mortel par la grâce.

 

 

2) Cela se voit par les paroles du Maître au deuxième livre des Sentences, dist. 25, où il s’exprime ainsi : « Après la réparation, l’homme, avant d’être confirmé, est pressé par la convoitise, mais il n’est pas vaincu ; et s’il est faible dans le mal, il a cependant la grâce dans le bien ; de sorte qu’il peut pécher, à cause de la liberté et de la faiblesse, et ne pas pécher mortellement, à cause de la liberté et du secours de la grâce. »

 

Réponse :

 

Ce n’est pas la même chose de dire que l’on peut s’abstenir du péché, et de dire que l’on peut persévérer jusqu’à la fin de la vie dans l’abstention du péché.

 

En effet, quand on dit que quelqu’un peut s’abstenir du péché, la puissance porte seulement sur une négation, c’est-à-dire qu’il peut ne pas pécher ; et n’importe quel homme en état de grâce le peut, s’agissant du péché mortel, car il n’y a en celui qui a la grâce aucune inclination habituelle vers le péché, il y a bien plutôt en lui une inclination habituelle à éviter le péché. Voilà pourquoi, quand une chose se présente à lui sous l’aspect de péché mortel, il s’en écarte par une inclination habituelle, à moins qu’il ne fasse des efforts contraires, en suivant ses convoitises ; cependant, il ne trouve pas nécessaire de les suivre, quoiqu’il ne puisse éviter qu’un mouvement de concupiscence ne s’élève en devançant totalement l’acte du libre arbitre. Ainsi donc, parce qu’il ne peut pas empêcher que quelque mouvement de concupiscence ne devance totalement l’acte du libre arbitre, il ne peut éviter tous les péchés véniels. Mais parce qu’aucun mouvement du libre arbitre ne précède en lui la pleine délibération en l’entraînant au péché comme par l’incli­nation d’un habitus, pour cette raison il peut éviter tous les péchés mortels.

 

Mais quand on dit : « Celui-ci peut persévérer jusqu’à la fin de sa vie dans l’abstention du péché », la puissance porte sur quelque chose d’affirmatif, c’est-à-dire que quelqu’un se met en un état tel que le péché ne puisse exister en lui ; car l’homme ne pourrait, par un acte du libre arbitre, se rendre persévérant, que s’il se rendait impeccable. Or cela ne rentre pas au pouvoir du libre arbitre, car la vertu motrice exécutive ne s’y étend pas. Voilà pourquoi l’homme ne peut être pour lui-même une cause de persévérance, mais il est dans la nécessité de demander à Dieu la persévérance.

 

Réponse aux objections :

 

1° L’Apôtre priait pour qu’ils ne fissent rien de mal, parce qu’ils ne pourraient pas suffisamment persévérer dans l’abstinence du mal sans l’aide du secours divin.

 

 

 

2° Il faut répondre de la même façon.

 

3° La persévérance a deux acceptions. En effet, elle est parfois une vertu spéciale ; et dans ce cas, elle est un certain habitus, dont l’acte consiste à avoir le propos d’opérer fermement. Et c’est ainsi que tout homme qui a la grâce a la persévérance, même dans le cas où il ne persévérera pas jusqu’à la fin. On prend « persévérance » dans l’autre acception lorsqu’elle est une certaine circonstance de la vertu, signifiant la permanence de la vertu jusqu’à la fin de la vie. Et ainsi entendue, la persévérance n’est pas au pouvoir de celui qui a la grâce.

 

 

4° De même que, lorsque nous parlons de nature, nous n’excluons pas ce par quoi la nature est conservée dans l’être, de même, lorsque nous parlons de grâce, nous n’excluons pas l’opération divine conservant la grâce dans l’être ; car sans elle, nul ne peut persister, ni dans l’être de nature, ni dans l’être de grâce.

 

Et videtur quod non.

 

Nullus enim necessario habet petere a Deo illud quod per seipsum potest. Sed aliquis, quantumcumque habeat gratiam, necesse habet petere a Deo ut a futuris peccatis liberetur ; unde II Corinth. XIII, 7, apostolus dicit, fidelibus et sanctis loquens : oramus autem Deum ut nihil mali faciatis. Ergo gratiam habentes non possunt peccatum vitare.

Praeterea, gratiam habentes necesse habent orationem dominicam dicere. Sed in ea petitur ut homo absque peccato perseveret, secundum expositionem Cypriani, ut Augustinus narrat in libro de Perseverantia [cap. 2]. Ergo habens gratiam non potest per se peccatum mortale vitare.

 

Praeterea, perseverantia donum est Spiritus sancti. Dona autem spiritus sancti habere non est in potestate gratiam habentis. Cum ergo ad perseverantiam pertineat abstinere a peccato mortali usque ad finem vitae, videtur quod habens gratiam non possit peccatum mortale vitare.

 

Praeterea, sicut se habet nihilum ad esse naturae, ita se habet defectus peccati ad esse gratiae. Sed creatura quae consecuta est esse naturae a Deo, non potest seipsam conservare in esse naturae quin in nihilum decidat, nisi manu conditoris conservetur. Ergo aliquis qui est consecutus gratiam non potest per seipsum facere quin in peccatum mortale incidat.

 

 

Sed contra. Est quod dicitur II Corinth. cap. XII, 9 : sufficit tibi gratia mea. Non autem sufficit, si per eam peccatum mortale vitare non possit. Ergo per gratiam homo peccatum mortale vitare potest.

 

Praeterea, hoc videtur ex verbis Magistri in II Sent., 25 dist. [cap. 6], ubi sic dicit : post reparationem homo ante confirmationem premitur concupiscentia, sed non vincitur : et habet quidem infirmitatem in malo, sed gratiam in bono : ut possit peccare propter libertatem et infirmitatem, et possit non peccare ad mortem, propter libertatem et gratiam adiuvantem.

Respondeo. Dicendum, quod aliud est dicere, posse abstinere a peccato, et posse perseverare usque ad finem vitae in abstinentia a peccato.

 

Cum enim dicitur aliquis posse abstinere a peccato, potentia fertur super negationem tantum ut scilicet aliquis possit non peccare ; et hoc potest quilibet in gratia existens, loquendo de peccato mortali, quia habenti gratiam non inest aliqua habitualis inclinatio in peccatum ; quin potius inest ei habitualis inclinatio ad vitandum peccatum. Et ideo, quando occurrit ei aliquid sub ratione peccati mortalis, ex habituali inclinatione dissentit ab illo, nisi in contrarium nitatur, concupiscentias sequendo : quas tamen non necesse habet sequi, etsi non possit vitare quin aliquis motus concupiscentiae insurgat praeveniens totaliter actum liberi arbitrii. Sic ergo, quia non potest facere quin aliquis motus concupiscentiae totaliter actum liberi arbitrii praeveniat, non potest omnia peccata venialia vitare. Quia vero nullus motus liberi arbitrii in eo praecedit plenam deliberationem pertrahens ad peccatum, quasi inclinatione habitus, ideo potest omnia peccata mortalia vitare.

Sed cum dicitur : iste potest perseverare usque ad finem vitae in abstinentia peccati ; potentia fertur ad aliquid affirmativum, ut scilicet aliquis ponat se in tali statu quod

peccatum in eo esse non possit : aliter enim homo per actum liberi arbitrii non posset se facere perseverare, nisi se impeccabilem faceret. Hoc autem non cadit sub potestate liberi arbitrii, quia virtus motiva exequens ad hoc non se extendit. Et ideo homo causa perseverantiae sibi esse non potest, sed necesse habet perseverantiam a Deo petere.

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod apostolus secundum hoc orabat ut nihil mali facerent, in quantum ad perseverandum in abstinentia mali sufficere non possent nisi divino auxilio assistente.

 

Et similiter dicendum ad secundum.

 

Ad tertium dicendum, quod perseverantia dupliciter dicitur. Quandoque enim est specialis virtus ; et sic est quidam habitus, cuius actus est habere propositum firmiter operandi. Et sic perseverantiam habet omnis habens gratiam, quamvis non sit usque in finem perseveraturus. Alio modo accipitur perseverantia prout est circumstantia quaedam virtutis designans permanentiam virtutis usque in finem vitae. Et sic perseverantia non est in potestate habentis gratiam.

 

Ad quartum dicendum, quod sicut cum loquimur de natura, non excludimus ea per quae natura conservatur in esse : ita cum loquimur de gratia, non excludimus divinam operationem conservantem gratiam in esse ; sine qua nec in esse naturae nec in esse gratiae aliquis persistere valet.

 

 

 

Article 14 - LE LIBRE ARBITRE PEUT-IL SE PORTER VERS LE BIEN SANS LA GRÂCE ?

(Quartodecimo quaeritur utrum liberum arbitrium possit in bonum sine gratia.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Un précepte n’est pas donné pour une chose impossible ; c’est pourquoi saint Jérôme dit : « Maudit soit celui qui dit que Dieu a prescrit à l’homme quelque chose d’impossible. » Or il est prescrit à l’homme de faire le bien. L’homme peut donc faire le bien par le libre arbitre.

 

 

2° Nul ne doit être blâmé s’il ne fait pas ce qu’il ne peut pas faire. Or l’homme juste est blâmé s’il omet de faire le bien. L’homme peut donc faire le bien par le libre arbitre.

 

 

3° Par le libre arbitre, l’homme peut en quelque façon éviter le péché, au moins pour un acte particulier. Or éviter le péché est un bien. L’homme peut donc faire quelque bien par le libre arbitre.

 

 

 

4° Chaque réalité peut plus se porter vers ce qui lui est naturel que vers ce qui, pour elle, est contre nature. Or le libre arbitre est naturellement ordonné au bien, au lieu que le péché est, pour lui, contre nature. Il peut donc plus se porter vers le bien que vers le mal. Or il peut se porter vers le mal par lui-même. Donc à bien plus forte raison vers le bien.

 

 

5° La créature détient en soi la ressemblance du Créateur sous le rapport du vestige, et bien plus encore sous le rapport de l’image. Or le Créateur peut faire le bien par lui-même. Donc la créature aussi ; et surtout le libre arbitre, qui est « à l’image ».

 

 

6° Selon le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, c’est par les mêmes [principes] que la vertu est générée et corrompue. Or la vertu peut être corrompue par le libre arbitre, car le péché mortel, que l’homme peut faire par le libre arbitre, corrompt la vertu. L’homme peut donc, par le libre arbitre, se porter vers la génération du bien qu’est la vertu.

 

 

7° Il est dit en I Jn 5, 3 : « ses commandements ne sont pas pénibles ». Or ce qui n’est pas pénible, l’homme peut le faire par le libre arbitre. L’homme peut donc accomplir les commandements par le libre arbitre, ce qui est un très grand bien.

 

 

8° Selon Anselme au livre sur le Libre Arbitre, le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volonté pour elle-même » ; or on ne garde la droiture de volonté que si l’on agit bien. On peut donc faire le bien par le libre arbitre.

 

 

 

9° La grâce est plus forte que le péché. Or la grâce ne lie pas tant le libre arbitre que l’homme ne puisse faire de péché. Le péché non plus ne lie donc pas tant le libre arbitre que l’homme en état de péché, sans la grâce, ne puisse faire le bien.

 

 

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Rom. 7, 18 : « Le vouloir est à ma portée, mais non le pouvoir d’accom­plir le bien. » L’homme ne peut donc pas faire le bien par le libre arbitre.

 

 

2) L’homme ne peut faire le bien que par un acte soit intérieur soit extérieur. Or le libre arbitre ne suffit pour aucun des deux car, comme il est dit en Rom. 9, 16, « l’élection ne dépend ni de celui qui veut », c’est-à-dire du vouloir (qui se rattache à l’acte intérieur), « ni de celui qui court », c’est-à-dire de l’agitation (qui se rattache à l’acte extérieur), « mais de Dieu qui fait miséricorde ». Le libre arbitre sans la grâce ne peut donc nullement faire le bien.

 

3) À propos de ce passage de Rom. 7, 15 : « je fais le mal que je hais », la Glose dit : « Certes, l’homme veut naturellement le bien, mais la volonté est toujours dépourvue d’un tel effet, si elle applique son vouloir sans la grâce de Dieu. » L’homme sans la grâce ne peut donc effectuer le bien.

 

 

4) La conception du bien précède l’opéra­tion du bien, comme le montre clairement le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique. Or l’homme ne peut concevoir le bien par lui-même, car il est dit en II Cor. 3, 5 : « ce n’est pas que nous soyons par nous-même capables de concevoir quelque chose comme venant de nous-même ». L’homme ne peut donc pas opérer le bien par lui-même.

 

Réponse :

 

Aucune réalité n’agit au-delà de son espèce ; mais chaque réalité peut agir selon l’exigence de son espèce, puisque aucune réalité n’est privée de son action propre. Or il y a deux biens : un certain bien qui est proportionné à la nature humaine, et un autre qui passe le pouvoir de la nature humaine. Et ces deux biens, si nous parlons d’actes, ne diffèrent pas d’après la substance de l’acte, mais d’après le mode d’agir ; par exemple, l’acte de faire l’aumône est un bien proportionné aux forces humaines, dans la mesure où c’est par une certaine bienfaisance naturelle et un certain amour naturel que l’homme y est mû ; mais il passe le pouvoir de la nature humaine pour autant que l’homme y est conduit par la charité, qui unit l’esprit de l’homme à Dieu. Il est donc établi que le libre arbitre, sans la grâce, ne peut se porter vers le bien qui est au-dessus de la nature humaine ; et parce que l’homme mérite la vie éternelle par un tel bien, il est assuré que l’homme ne peut mériter sans la grâce. Mais le bien qui est proportionné à la nature humaine, l’homme peut l’accomplir par le libre arbitre ; c’est pourquoi saint Augustin dit que « l’homme peut, par le libre arbitre, cultiver des champs, bâtir des maisons, et faire bien d’autres bonnes choses » sans grâce agissante.

Mais, quoique l’homme puisse faire de tels biens sans la grâce sanctifiante, il ne peut cependant pas les faire sans Dieu, puisque aucune réalité ne peut exercer son opération naturelle sinon par la puissance divine, car la cause seconde n’agit que par la vertu de la cause première, comme il est dit au livre des Causes. Et cela est vrai tant dans le cas des agents naturels que dans celui des agents volontaires. Cependant, ce n’est pas vrai de la même façon dans les deux cas. Dans les réalités naturelles, en effet, Dieu est cause de l’opération naturelle, en tant qu’il donne et conserve ce qui, dans la réalité, est le principe de l’opération naturelle, d’où s’ensuit une opération déterminée par nécessité ; comme lorsqu’il conserve dans la terre la pesanteur, qui est le principe du mouvement vers le bas. La volonté de l’homme, en revanche, n’est pas déterminée à une opération unique, mais elle se rapporte indifféremment à plusieurs ; et ainsi, elle est d’une certaine façon en puissance, à moins d’être mue par quelque principe actif, qu’il lui soit représenté extérieurement, comme c’est le cas du bien appréhendé, ou qu’il opère intérieurement en elle, comme c’est le cas de Dieu lui-même, comme dit saint Augustin au livre sur la Grâce et le Libre Arbitre, montrant de multiples façons que Dieu opère dans les cœurs des hommes. De plus, tous les mouvements extérieurs sont réglés par la divine providence, dans la mesure où Dieu lui-même juge que quelqu’un doit être stimulé au bien par telles ou telles actions. Si donc nous voulons appeler « grâce de Dieu » non pas un don habituel, mais la miséricorde même de Dieu, par laquelle il opère intérieurement le mouvement de l’esprit et ordonne les choses extérieures au salut de l’homme, alors l’homme ne peut pas faire un seul bien sans la grâce de Dieu. Mais dans le langage courant, on emploie le nom de grâce pour désigner un don habituel qui justifie.

 

Et ainsi, l’on voit clairement que les deux séries d’arguments concluent faux en quelque façon ; il faut donc répondre aux deux.

 

Réponse aux objections :

 

1° Ce que Dieu prescrit n’est pas, pour l’homme, impossible à observer, car à la fois il peut observer la substance de l’acte par le libre arbitre, et il peut observer, par le don de la grâce – mais non par le seul libre arbitre –, le mode par lequel cet acte est élevé au-dessus du pouvoir de la nature, c’est-à-dire comme il est fait par la charité.

 

2° L’homme qui n’accomplit pas les préceptes est justement blâmé, car c’est par sa négligence qu’il n’a pas la grâce par laquelle il peut observer les commandements quant au mode, quoiqu’il puisse néanmoins les observer quant à la substance par le libre arbitre.

 

 

3° En faisant un acte du genre des actes bons, l’homme évite le péché, quoiqu’il ne mérite pas la récompense ; voilà pourquoi, bien que l’homme puisse, par le libre arbitre, éviter quelque péché, il ne s’ensuit cependant pas qu’il puisse se porter vers le bien méritoire par le seul libre arbitre.

 

 

4° Par le libre arbitre, l’homme peut se porter vers le bien qui est connaturel à l’homme ; mais le bien méritoire est au-dessus de sa nature, comme on l’a dit.

 

 

5° Bien qu’il y ait dans la créature une ressemblance du Créateur, elle n’est cependant pas parfaite ; en effet, cela est propre au seul Fils ; voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que tout ce qui se trouve en Dieu se trouve dans la créature.

 

6° Le Philosophe parle de la vertu politique, qui s’acquiert par des actes, et non de la vertu infuse, qui seule est le principe de l’acte méritoire.

 

 

7° Comme dit saint Augustin au livre sur la Nature et la Grâce, les préceptes de Dieu sont perçus comme faciles à l’amour, et comme pénibles à la crainte ; il ne s’ensuit donc pas que l’homme puisse les accomplir parfaitement, sauf l’homme qui a la charité ; mais celui qui ne l’a pas, bien qu’il puisse en accomplir un quant à la substance et avec difficulté, il ne peut cependant pas les accomplir tous, ni non plus éviter tous les péchés.

 

 

8° Bien que le libre arbitre puisse garder la droiture qu’il a, cependant, quand il n’a pas la droiture, il ne peut pas la garder.

 

 

9° Point n’est besoin de lier le libre arbitre pour qu’il ne puisse se porter vers le bien méritoire, car ce bien dépasse sa nature ; de même que l’homme, même sans être lié, ne peut pas voler.

 

 

On voit clairement la solution des arguments en sens contraire, car ou ils valent pour le bien méritoire, ou ils montrent que l’homme ne peut faire aucun bien sans l’opération de Dieu.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia praeceptum non datur de impossibili : unde Hieronymus [apud Petrum Lomb., Sent. II, dist. 36, cap. 6] dicit : maledictus qui dicit, Deum homini aliquid impossibile praecepisse. Sed homini praecipitur ut bonum faciat. Ergo homo potest per liberum arbitrium bonum facere.

 

Praeterea, nullus debet corripi si non faciat quod facere non potest. Sed homo iuste corripitur si omittat facere bonum. Ergo per liberum arbitrium homo bonum facere potest.

 

Praeterea, homo per liberum arbitrium aliquo modo peccatum vitare potest, ad minus quantum ad unum singularem actum. Sed vitare peccatum est aliquod bonum. Ergo homo per liberum arbitrium potest aliquod bonum facere.

 

Praeterea, unaquaeque res magis potest in id quod est sibi naturale, quam in id quod est sibi contra naturam. Sed liberum arbitrium naturaliter ordinatur in bonum ; peccatum autem est ei contra naturam. Ergo magis potest in bonum quam in malum. Sed potest in malum per seipsum. Ergo multo magis in bonum.

 

Praeterea, creatura in se creatoris similitudinem retinet ratione vestigii, et multo magis ratione imaginis. Sed creator potest per seipsum bonum facere. Ergo et creatura ; et praecipue liberum arbitrium, quod est ad imaginem.

 

Praeterea, secundum philosophum in II Ethic. [l. 1 (1103 b 6)], per eadem corrumpitur virtus et generatur. Sed per liberum arbitrium potest virtus corrumpi ; quia peccatum mortale, quod homo potest per liberum arbitrium facere, virtutem corrumpit. Ergo per liberum arbitrium homo potest in generationem boni, quod est virtus.

 

Praeterea, I Ioan. cap. V, 3, dicitur : mandata eius gravia non sunt. Sed illud quod non est grave, potest homo ex libero arbitrio facere. Ergo homo potest ex libero arbitrio mandata implere : quod maxime bonum est.

 

Praeterea, liberum arbitrium, secundum Anselmum in libro de Libero Arbitrio [cap. 3 et 13], est potestas servandi rectitudinem voluntatis propter se ipsam ; sed rectitudo voluntatis non servatur nisi bene faciendo. Ergo per liberum arbitrium potest aliquis bonum facere.

 

Praeterea, gratia est fortior quam peccatum. Sed gratia non ita ligat liberum arbitrium quin homo possit facere peccatum. Ergo nec peccatum ita ligat liberum arbitrium quin homo existens in peccato absque gratia possit facere bonum.

Sed contra. Est quod dicitur Roman. cap. VII, 18 : velle, adiacet mihi ; perficere autem bonum, non invenio. Ergo homo per liberum arbitrium non potest facere bonum.

 

Praeterea, homo non potest facere bonum nisi vel actu interiori vel exteriori. Sed ad neutrum sufficit liberum arbitrium ; quia, ut dicitur Rom. IX, 16, non est volentis, scilicet velle (quod pertinet ad interiorem actum), nec currentis, scilicet currere (quod pertinet ad exteriorem), sed miserentis Dei. Ergo liberum arbitrium sine gratia nullo modo potest facere bonum.

 

Praeterea, Rom. VII, 15, super illud : quod odi malum, illud facio, dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1423 A] : naturaliter quidem homo vult bonum ; sed voluntas hoc semper caret effectu, si sine gratia Dei suum velle addiderit. Ergo sine gratia homo non potest efficere bonum.

 

Praeterea, cogitatio boni operationem boni praecedit, ut patet ex philosopho in II Ethicorum [l. 4 (1105 a 31)]. Sed homo non potest cogitare bonum per seipsum, quia dicitur II Corinth. cap. III, 5 : non quod sufficientes simus cogitare aliquid a nobis, quasi ex nobis. Ergo non potest homo per seipsum bonum operari.

Respondeo. Dicendum, quod nulla res agit ultra suam speciem ; sed secundum exigentiam suae speciei unaquaeque res agere potest, cum nulla res propria actione destituatur. Est autem duplex bonum : quoddam quod est humanae naturae proportionatum ; quoddam vero quod excedit humanae naturae facultatem. Et haec duo bona, si de actibus loquamur, non differunt secundum substantiam actus, sed secundum modum agendi : utpote iste actus qui est dare eleemosynam, est bonum proportionatum viribus humanis, secundum quod ex quadam naturali dilectione vel benignitate homo ad hoc movetur ; excedit autem humanae naturae facultatem, secundum quod ad hoc homo inducitur ex cari­tate, quae mentem hominis Deo unit. Ad hoc ergo bonum quod est supra naturam humanam, constat liberum arbitrium non posse sine gratia ; et quia per huiusmodi bonum homo vitam aeternam meretur, constat quod sine gratia homo mereri non potest. Illud autem bonum quod est naturae humanae proportionatum, potest homo per liberum arbitrium explere ; unde dicit Augustinus [cf. Ps.-Au­gust., Hypognosticon III, 4] quod homo per liberum arbitrium potest agros colere, domos aedificare, et alia plura bona facere sine gratia operante.

Quamvis autem huiusmodi bona homo possit facere sine gratia gratum faciente, non tamen potest ea facere sine Deo ; cum nulla res possit in naturalem operationem exire nisi virtute divina, quia causa secunda non agit nisi per virtutem causae primae, ut dicitur in libro de Causis [comm. 1]. Et hoc verum est tam in naturalibus agentibus quam in voluntariis. Tamen hoc alio modo habet veritatem in utrisque. Operationis enim naturalis in rebus naturalibus Deus est causa, in quantum dat et conservat id quod est principium naturalis operationis in re, ex quo de necessitate determinata operatio sequitur ; sicut dum conservat gravitatem in terra, quae est principium motus deorsum. Sed voluntas hominis non est determinata ad aliquam unam operationem, sed se habet indifferenter ad multas ; et sic quodammodo est in potentia, nisi mota per aliquid activum : vel quod ei exterius repraesentatur, sicut est bonum apprehensum ; vel quod in ea interius operatur, sicut est ipse Deus ; ut Augustinus dicit in libro de Gratia et Libero Arbitr. [cap. 21], ostendens multipliciter Deum operari in cordibus hominum. Omnes autem exteriores motus a divina providentia moderantur, secundum quod ipse iudicat aliquem esse excitandum ad bonum his vel illis actionibus. Unde, si gratiam Dei velimus dicere non aliquod habituale donum, sed ipsam misericordiam Dei, per quam interius motum mentis operatur, et exteriora ordinat ad hominis salutem ; sic nec ullum bonum homo potest facere sine gratia Dei. Sed communiter loquentes utuntur nomine gratiae pro aliquo dono habituali iustificante.

 

 

Et sic patet quod utraeque rationes aliquo modo falsum concludunt ; et ideo ad utrasque respondendum est.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod illud quod praecipit Deus, non est impossibile homini ad servandum, quia et substantiam actus potest ex libero arbitrio servare, et modum quo elevatur supra facultatem naturae, prout scilicet fit ex caritate, potest servare ex dono gratiae, quamvis non ex solo libero arbitrio.

 

Ad secundum dicendum, quod recte homo corripitur qui praecepta non implet ; quia ex eius negligentia est quod gratiam non habet, per quam potest servare mandata quantum ad modum ; cum possit nihilominus per liberum arbitrium ea servare quantum ad substantiam.

 

Ad tertium dicendum, quod faciendo actum de genere bonorum, homo vitat peccatum, quamvis non mereatur praemium ; et ideo, licet per liberum arbitrium aliquod peccatum homo possit vitare, non tamen sequitur quod in bonum meritorium possit per liberum arbitrium solum.

 

Ad quartum dicendum, quod in bonum quod est connaturale homini, homo potest per liberum arbitrium ; sed bonum meritorium est supra naturam eius, ut dictum est [in corp. art.].

 

Ad quintum dicendum, quod quamvis in creatura sit similitudo creatoris, non tamen perfecta ; hoc enim solius filii est ; et ideo non oportet quod quidquid in Deo invenitur, in creatura inveniatur.

 

Ad sextum dicendum, quod philosophus loquitur de virtute politica, quae ex actibus acquiritur, non autem de virtute infusa, quae sola est principium actus meritorii.

 

Ad septimum dicendum, quod sicut dicit Augustinus in libro de Natura et Gratia [cap. 69], praecepta Dei intelliguntur esse levia amori, quae sunt dura timori ; unde non sequitur quod ea possit implere perfecte, nisi caritatem habens ; non habens autem caritatem, etsi possit aliquod unum implere quantum ad substantiam et cum difficultate ; non tamen potest implere omnia, sicut nec omnia peccata vitare.

 

Ad octavum dicendum, quod etsi liberum arbitrium potest servare rectitudinem habitam, non tamen quando eam non habet.

 

Ad nonum dicendum, quod liberum arbitrium non indiget ligatione ad hoc quod in bonum meritorium non possit, quia eius naturam excedit ; sicut homo, etiam si non ligetur, volare non potest.

 

Ad ea vero quae sunt in contrarium, patet solutio ; quia vel procedunt de bono meritorio, vel ostendunt quod sine operatione Dei, homo nullum bonum facere potest.

 

 

 

 

 

 

Article 15 - L’HOMME PEUT-IL, SANS LA GRÂCE, SE PRÉPARER À AVOIR LA GRÂCE ?

(Quintodecimo quaeritur utrum homo sine gratia

se possit praeparare ad habendum gratiam.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° En vain l’homme est-il incité à ce qu’il ne peut pas faire. Or l’homme est incité à se préparer à la grâce : « Retournez-vous vers moi, et je me retournerai vers vous » (Zach. 1, 3). L’homme sans la grâce peut donc se préparer à la grâce.

 

 

2° Il semble en être ainsi, d’après ce qu’on lit en Apoc. 3, 20 : « Si quelqu’un m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui. » Il semble donc qu’il appartienne à l’homme d’ouvrir son cœur à Dieu, ce qui est se préparer à la grâce.

 

3° Selon Anselme, la cause pour laquelle on n’a pas la grâce n’est pas que Dieu ne la donne pas, mais qu’on ne la reçoit pas. Or il n’en serait pas ainsi, si l’homme ne pouvait sans la grâce se préparer à avoir la grâce. L’homme peut donc, par le libre arbitre, se préparer à la grâce.

4° Il est dit en Is. 1, 19 : « Si vous voulez m’écouter, vous serez rassasiés des biens de la terre » ; et ainsi, approcher de Dieu et être rempli de la grâce est en la volonté de l’homme.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Jn 6, 44 : « Personne ne peut venir à moi, si mon Père qui m’a envoyé ne l’attire. »

 

 

2) Il est dit au psaume 42, v. 3 : « Répandez sur moi votre lumière et votre vérité ; elles me conduiront. »

 

3) Dans la prière, nous demandons à Dieu qu’il nous tourne vers lui, comme on le voit clairement au psaume 84, v. 5 : « Conver­tissez-nous, ô Dieu notre Sauveur. » Or il ne serait pas nécessaire que l’homme demande cela, s’il pouvait par le libre arbitre se préparer à la grâce. Il semble donc qu’il ne le puisse pas sans la grâce.

 

Réponse :

 

Certains disent que l’homme ne peut se préparer à avoir la grâce que par quelque grâce gratuitement donnée.

 

 

Or, d’une part, il semble que ce ne soit pas vrai, si par « grâce gratuitement donnée » ils entendent quelque don habituel de la grâce, et cela pour deux raisons. D’abord parce que, si l’on affirme que la préparation à la grâce est nécessaire, c’est pour manifester une certaine raison, de notre côté, pour laquelle la grâce sanctifiante est donnée à certains et non à d’autres. Or, si la préparation même à la grâce ne peut être sans quelque grâce habituelle, alors ou bien cette grâce est donnée à tous, ou bien non. Si elle est donnée à tous, elle ne semble pas être autre chose qu’un don naturel, car on ne trouve rien de commun à tous les hommes sinon ce qui est naturel ; et les choses naturelles peuvent elles-mêmes être appelées grâces, en tant qu’elles sont données par Dieu à l’homme sans mérites précédents. Et si elle n’est pas donnée à tous, il sera de nouveau nécessaire de revenir à la préparation, et d’admettre pour la même raison une autre grâce, et ainsi à l’infini ; il est donc meilleur de s’en tenir au premier cas. Ensuite, parce que « se préparer à la grâce » se dit en d’autres termes : « faire ce qui est en soi », comme on dit couramment que, si l’homme fait ce qui est en lui, Dieu lui donne la grâce. Or, « être en quelqu’un » se dit de ce qui est en son pouvoir. Si donc l’homme ne peut, par le libre arbitre, se préparer à la grâce, « faire ce qui est en soi » ne sera pas « se préparer à la grâce ».

 

 

Mais d’autre part, si par « grâce gratuitement donnée » ils entendent la divine providence, par laquelle l’homme est miséricordieusement dirigé vers le bien, alors il est vrai que sans la grâce l’homme ne peut se préparer à avoir la grâce sanctifiante. Et cela se voit clairement par deux raisons. D’abord, parce qu’il est impossible que l’homme commence nouvellement une chose, s’il n’est rien qui le meuve ; ainsi le Philosophe montre-t-il au huitième livre de la Physique que les mouvements des êtres animés, après un repos, doivent être précédés d’autres mouvements par lesquels l’âme est stimulée à agir. Et ainsi, quand l’homme commence à se préparer à la grâce en tournant nouvellement sa volonté vers Dieu, il est nécessaire qu’il y soit amené par des actions extérieures, par exemple un avertissement extérieur, ou une maladie corporelle, ou quelque chose de semblable ; ou bien par quelque impulsion intérieure, selon que Dieu agit dans les esprits des hommes ; ou encore de l’une et l’autre façon. Or toutes ces choses sont procurées à l’homme par la miséricorde divine ; et ainsi, il se produit par la miséricorde divine que l’homme se prépare à la grâce. Ensuite, parce qu’un quelconque mouvement de la volonté n’est pas une suffisante préparation à la grâce, de même que n’importe quelle douleur ne suffit pas pour la rémission du péché ; mais il est nécessaire qu’il y ait un mode déterminé. Et assurément, ce mode ne peut pas être connu de l’homme, puisque le don même de la grâce excède la connaissance de l’homme : en effet, le mode de préparation à la forme ne peut être connu sans que soit connue la forme elle-même. Or, chaque fois que, pour faire quelque chose, est requis un mode d’opération déterminé inconnu à l’opérant, l’opérant a besoin de qui le gouverne et le dirige. Il est donc clair que le libre arbitre ne peut se préparer à la grâce que s’il y est divinement dirigé. Et pour ces deux raisons, par deux sortes de discours on cherche dans les Écritures à fléchir Dieu pour qu’il opère en nous cette préparation à la grâce. D’abord, en demandant qu’il nous convertisse, comme s’il nous détournait de ce en quoi nous errons et nous tournait vers lui ; et ce à cause de la première raison, comme lorsqu’il est dit : « Convertissez-nous, ô Dieu notre Sauveur. » Ensuite, en demandant qu’il nous dirige, comme lorsqu’il est dit : « Dirigez-moi dans votre vérité » ; et ce à cause de la seconde raison.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° Il nous semble nous-mêmes nous convertir à Dieu, parce que nous pouvons le faire, mais ce n’est pas sans le secours divin ; et c’est pourquoi nous lui demandons : « Convertissez-nous à vous, Seigneur, et nous nous convertirons » (Lam. 5, 21).

 

2° Nous pouvons ouvrir notre cœur à Dieu, mais non sans le secours divin ; et c’est pourquoi il est demandé à Dieu en II Macc. 1, 4 : « Que le Seigneur ouvre votre cœur à sa loi et à ses préceptes, et qu’il vous donne la paix. »

 

3° & 4° Et c’est ainsi qu’il faut répondre aux autres arguments : car l’homme ne peut ni se préparer ni vouloir, si Dieu n’opère cela en lui, comme on l’a dit.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia frustra inducitur homo ad hoc quod facere non potest. Sed homo inducitur ad hoc quod se ad gratiam praeparet Zachar. c. I, 3 : convertimini ad me (…) et ego convertar ad vos. Ergo homo sine gratia se potest ad gratiam praeparare.

 

Praeterea, hoc videtur ex hoc quod habetur Apocal. III, 20 : si quis aperuerit mihi intrabo ad eum. Ergo videtur quod ad hominem pertineat aperire cor suum Deo, quod est se ad gratiam praeparare.

 

Praeterea, secundum Anselmum [cf. De casu diaboli, cap. 4], causa quare aliquis non habet gratiam, non est quia Deus eam non det, sed quia homo eam non accipit. Hoc autem non esset, si homo ad gratiam habendam sine gratia praeparare se non posset. Ergo homo se potest per liberum arbitrium ad gratiam praeparare.

 

Praeterea, Isa. I, 19, dicitur : si volueritis et audieritis me, bona terrae comedetis ; et ita in voluntate hominis est ut ad Deum accedat, et gratia repleatur.

 

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Ioann. VI, vers. 44 : nemo potest venire ad me, nisi pater, qui misit me, traxerit illum.

 

Praeterea, in Psalm. XLII, 3, dicitur : emitte lucem tuam, et veritatem tuam : ipsa me deduxerunt.

 

Praeterea, orando, a Deo petimus ut nos ad se convertat, ut patet in Ps. LXXXIV, 5 : converte nos, Deus, salutaris noster. Non autem esset necesse ut homo hoc peteret, si per liberum arbitrium se praeparare ad gratiam posset. Ergo videtur quod sine gratia hoc non possit.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod quidam dicunt quod homo non potest se praeparare ad gratiam habendam nisi per aliquam gratiam gratis datam.

Quod quidem non videtur esse verum, si per gratiam gratis datam intelligant aliquod habituale gratiae donum, duplici ratione. Primo quidem, quia propter hoc ponitur praeparatio ad gratiam necessaria, ut ostendatur aliqualis ratio ex parte nostra, ex qua quibusdam datur gratia gratum faciens, quibusdam non. Si autem nec ipsa praeparatio gratiae sine aliqua gratia habituali esse potest : aut ista gratia datur omnibus, aut non. Si omnibus datur, non videtur aliud esse quam aliquod naturale donum ; nam in nullo inveniuntur omnes homines convenire nisi in aliquo naturali : ipsa autem naturalia gratiae dici possunt, in quantum nullis praecedentibus meritis homini a Deo dantur. Si autem non omnibus datur, oportebit iterum ad praeparationem redire, et eadem ratione aliquam aliam gratiam ponere, et sic in infinitum ; et ita melius est ut stetur in primo. Secundo, quia praeparare se ad gratiam, alio modo dicitur facere quod in se est ; sicut est consuetum dici, quod si homo facit quod in se est, Deus dat ei gratiam. Hoc autem dicitur in aliquo esse, quod est in potestate eius. Unde, si homo per liberum arbitrium non potest se ad gratiam praeparare, facere quod in se est, non erit praeparare se ad gratiam.

Si autem per gratiam gratis datam intelligant divinam providentiam, qua misericorditer homo ad bonum dirigitur ; sic verum est quod sine gratia homo non potest se praeparare ad habendum gratiam gratum facientem. Quod quidem patet duplici ratione. Primo, quia impossibile est hominem incipere aliquid de novo, nisi sit aliquid quod ipsum moveat ; sicut patet per philosophum, in VIII Phys. [l. 4 (253 a 11 sqq.)], quod motus animalium post quietem necesse est praecedere alios motus, quibus anima excitatur ad agendum. Et sic, cum homo se ad gratiam incipit praeparare, de novo voluntatem suam convertendo ad Deum, oportet quod ad hoc inducatur aliquibus exterioribus actionibus, utpote exteriori admonitione, aut corporali aegritudine, aut aliquo huiusmodi ; vel aliquo interiori instinctu, secundum quod Deus in mentibus hominum operatur ; vel etiam utroque modo. Haec autem omnia ex divina misericordia homini providentur ; et sic ex divina misericordia contingit quod homo se ad gratiam praeparet. Secundo, quia non qualiscumque motus voluntatis est sufficiens praeparatio ad gratiam, sicut nec qualiscumque dolor sufficit ad remis­sionem peccati ; sed oportet esse aliquem determinatum modum. Qui quidem modus homini notus esse non potest, cum ipsum donum gratiae cognitionem hominis excedat : non enim potest sciri modus praeparationis ad formam, nisi forma ipsa cognoscatur. Quandocumque autem ad aliquid faciendum requiritur aliquis certus modus operationis ignotus operanti, operans indiget gubernante et dirigente. Unde patet quod liberum arbitrium non potest se ad gratiam praeparare, nisi ad hoc divinitus dirigatur. Et propter has duas rationes duplici modo loquendi in Scripturis Deus exoratur ut hanc praeparationem gratiae in nobis operetur. Uno modo petendo quod nos convertat, quasi ab eo in quo erramus, ad se convertat ; et hoc propter primam rationem, ut cum dicitur [Ps. LXXXIV, 5] : converte nos, Deus, salutaris noster. – Secundo, petendo quod nos dirigat, ut cum dicitur [Ps. XXIV, 5] : dirige me in veritate tua ; et hoc propter secundam rationem.

 

Ad primum ergo dicendum, quod videtur nobis quod convertamus nos ad Deum, quia hoc facere possumus, sed non sine divino auxilio : unde ab eo petimus, Thren. V, 21 : converte nos, Domine, ad te, et convertemur.

 

Ad secundum dicendum, quod nos aperire cor nostrum Deo possumus, sed non sine divino auxilio ; unde ab eo petitur, II Machab. c. I, 4 : adaperiat Dominus cor vestrum in lege sua et in praeceptis suis, et faciat pacem.

 

Et sic dicendum est ad alia : nam nec praeparare nec velle homo potest, nisi hoc Deus in eo operetur, ut dictum est [in corp. art.].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Question 25 ─ LA SENSUALITÉ

 

 

LA QUESTION PORTE

SUR LA SENSUALITÉ.

 

Article 1 : La sensualité est-elle une puissance cognitive ou seulement appétitive ?

Article 2 : La sensualité est-elle une seule puissance simple, ou est-elle divisée en plusieurs puissances, à savoir l’irascible et le concupiscible ?

Article 3 : L’irascible et le concupiscible sont-ils seulement dans l’appétit inférieur, ou aussi dans le supérieur ?

Article 4 : La sensualité obéit-elle à la raison ?

Article 5 : Le péché peut-il exister dans la sensualité ?

Article 6 : Le concupiscible est-il plus corrompu et infecté que l’irascible ?

 

Article 7 : La sensualité peut-elle, en cette vie, être guérie de la corruption susdite ?

Quaestio est

de sensualitate.

 

Et primo quaeritur utrum sensualitas sit vis cognitiva, vel appetitiva tantum.

Secundo utrum sensualitas sit una simplex potentia, vel dividatur in plures potentias, scilicet irascibilem et concupiscibilem.

Tertio utrum irascibilis et concupiscibilis sit tantum in appetitu inferiori vel etiam in superiori.

Quarto utrum sensualitas obediat rationi.

Quinto utrum in sensualitate possit esse peccatum.

Sexto utrum concupiscibilis sit magis corrupta et infecta quam irascibilis.

Septimo utrum sensualitas in vita ista curari possit a corruptione praedicta.

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse au tome I, p. 99)

 

Place de la sensualité dans l’âme :

     C’est la puissance appétitive de la partie sensitive (art. 1)

     Elle se divise en deux puissances, l’irascible et le concupiscible (2)

     lesquels, à proprement parler, ne sont pas dans l’appétit supérieur (3)

     mais ils sont soumis à la raison,

         ce qui est moins proprement le cas de la sensualité (4)

 

La sensualité et le péché :

     Le péché véniel peut exister dans la sensualité, non le péché mortel (5)

     L’irascible, étant plus proche de la raison,

est moins corrompu que le concupiscible (6)

     Seul un miracle peut ôter à la sensualité sa corruption (7)


 

 

LIEUX PARALLÈLES

 

Art. 1 : Super Sent. II, d. 24, q. 2, a. 1 ; Sum. Th. I, q. 81, a. 1.

 

Art. 2 : Super Sent. III, d. 26, q. 1, a. 2 ; Sum. Th. I, q. 81, a. 2 ; Super De anima III, l. 14 ; De malo, q. 8, a. 3.

 

Art. 3 : Super Sent. III, d. 17, a. 1, qc. 3 ; Sum. Th. I, q. 59, a. 4 et q. 82, a. 5 ; Super De anima III, l. 14.

 

Art. 4 : Sum. Th. I, q. 81, a. 3 et I-II, q. 17, a. 7 ; Super Ethic. I, l. 20.

 

Art. 5 : Super Sent. II, d. 24, q. 3, a. 2, c. et ad 3 ; De malo, q. 7, a. 6 ; Quodl. IV, q. 11, a. 1 ; Sum. Th. I-II, q. 74, a. 3-4.

 

Art. 6 : Super Sent. II, d. 31, q. 2, a. 2 ; De malo, q. 4, a. 2, ad 12 et a. 5, ad 1 ; Sum. Th. I-II, q. 83, a. 4.

 

Art. 7 : Sum. Th. I-II, q. 74, a. 3, ad 2.

 

 

Article 1 - LA SENSUALITÉ EST-ELLE UNE PUISSANCE COGNITIVE OU SEULEMENT APPÉTITIVE ?

(Et primo quaeritur utrum sensualitas sit vis cognitiva vel appetitiva tantum.)

 

 

Il semble que ce soit une puissance cognitive.

 

1° Comme dit le Maître au deuxième livre des Sentences, dist. 24, « ce que, dans notre âme, tu trouves de commun avec les bêtes, appartient à la sensualité ». Or les puissances sensitives cognitives nous sont communes avec les bêtes. Elles appartiennent donc à la sensualité.

 

2° Saint Augustin, au douzième livre sur la Trinité, dit que « le mouvement de l’âme sensitive, mouvement qui est tourné vers les sens corporels, nous est commun avec les animaux, et il est étranger à la raison qui s’adonne à la sagesse » ; ce qu’il explique en ajoutant ceci : « Les sens corpo­rels en effet perçoivent les corps, au lieu que la raison spirituelle qui s’applique à la sagesse a l’intelligence des réalités éternelles et immuables. » Or il appartient à la puissance cognitive de sentir les réalités corporelles. La sensualité, dont l’acte est le mouvement sensitif, est donc une puissance cognitive.

 

3° [Le répondant] disait que saint Augustin ajoute cela pour manifester les objets des sens : en effet, le mouvement de la sensualité est tourné vers les sens corporels en tant qu’il se tourne vers les réalités sensibles. En sens contraire : saint Augustin ajoute cela pour montrer comment la sensualité est étrangère à la raison. Or, vers les corps, que saint Augustin dit être les objets des sens, la raison se tourne aussi, tant l’inférieure en disposant que la supérieure en jugeant ; et de la sorte, la sensualité n’est pas rendue étrangère à la raison. Le propos de saint Augustin n’est donc pas celui que l’on disait.

 

4° Dans la progression du péché qui se fait en nous, comme saint Augustin le dit au même endroit, la sensualité tient la place du serpent. Or le serpent, dans la tentation de nos premiers parents, se comporta comme celui qui annonce et propose le péché ; et cela relève de la puissance cognitive et non de l’appétitive, car le propre de cette dernière est de se porter vers le péché. La sensualité est donc une puissance cognitive.

 

5° Saint Augustin dit au même livre que

« la sensualité voisine avec la raison qui s’applique à la science ». Or elle ne voisinerait pas avec elle, si elle était seulement appétitive, puisque la raison qui s’applique à la science est cognitive : car alors, elle appartiendrait à un autre genre de puissances de l’âme. La sensualité est donc cognitive, et pas seulement appétitive.

 

6° La sensualité, selon saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, se distingue à la fois de la raison supérieure et de l’infé­rieure, en lesquelles l’appétit supérieur, qui est la volonté, est contenu ; sinon le péché mortel ne pourrait exister en elles. Or l’appétit inférieur ne se distingue pas de l’appétit supérieur comme une autre puissance, comme on le prouvera. La sensualité n’est donc pas l’appétit inférieur. Mais elle est une puissance inférieure de l’âme, comme cela ressort de sa définition. Elle est donc une puissance cognitive inférieure. Preuve de la mineure : une différence des objets par accident n’indique pas une différence des puissances quant à l’espèce. En effet, voir l’homme et voir l’âne ne divisent pas la vue, car l’homme et l’âne sont accidentels au visible en tant que tel. Or l’objet d’appétit appréhendé par le sens et celui qui l’est par l’intelligence – par là, semble-t-il, on distingue l’appétit supérieur de l’infé­rieur – sont accidentels à l’objet d’appétit en tant que tel, puisque l’objet d’appétit en tant que tel est le bien, auquel il est acci­dentel d’être appréhendé par le sens ou par l’intelligence. L’appétit inférieur n’est donc pas une puissance autre que le supérieur.

 

 

 

7° [Le répondant] disait que les deux appétits susmentionnés se distinguent selon le bien dans l’absolu et le bien à un moment donné. En sens contraire : l’appétit est au bien ce que l’intelligence est au vrai. Or le vrai dans l’absolu et le vrai à un moment donné, qui est contingent, ne divisent pas l’intelligence en deux puissances. On ne peut donc pas non plus diviser l’appétit en deux puissances d’après le bien dans l’absolu et le bien à un moment donné.

 

 

8° Le bien à un moment donné est le bien apparent, semble-t-il, au lieu que le bien dans l’absolu est le vrai bien. Or l’appétit supérieur consent parfois au bien apparent, et l’appétit inférieur recherche parfois un vrai bien, comme les choses qui sont nécessaires au corps. Le bien à un moment donné et le bien dans l’absolu ne distinguent donc pas les appétits supérieur et inférieur ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

9° La puissance sensitive s’oppose à l’appétitive, comme le montre clairement le Philosophe au premier livre sur l’Âme, où il distingue cinq genres d’actions de l’âme, à savoir : nourrir, sentir, rechercher, se mouvoir selon le lieu et penser. Or la sensualité est contenue dans la puissance sensitive, comme son nom même le montre. La sensualité est donc une puissance non pas appétitive, mais cognitive.

 

 

10° Tout ce à quoi s’accorde une définition, le défini s’y accorde. Or la définition de

la sensualité, que le Maître donne au deuxième livre des Sentences, dist. 24, convient à la raison inférieure, qui se tourne parfois vers les sens du corps et vers les choses qui appartiennent au corps. La raison inférieure et la sensualité sont donc une même chose. Or la raison est une puissance cognitive ; donc la sensualité aussi.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit dans la définition de la sensualité qu’« elle est un appétit des choses qui appartiennent au corps ».

 

2) Il y a péché lorsqu’on recherche, et non lorsqu’on ne fait que connaître. Or, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, il y a dans la sensualité quelque péché très léger. La sensualité est donc une puissance appétitive.

 

Réponse :

 

La sensualité ne semble pas être autre chose que la puissance appétitive de la partie sensitive : et l’on parle de « sensua­lité » comme d’une chose découlant du sens. En effet, le mouvement de la partie appétitive naît en quelque sorte de l’appré­hension, car toute opération du principe passif a son origine dans le principe actif. Or l’appétit est une puissance passive, car il est mû par l’objet d’appétit, qui est un moteur non mû, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Et l’objet d’appétit ne meut l’appétit qu’une fois appréhendé. Donc, en tant que la puissance appétitive inférieure est mue par l’objet d’appétit appréhendé par le sens, son mouvement est appelé « sensuel », et la puissance elle-même est nommée « sensualité ».

 

Or cet appétit sensitif tient le milieu entre l’appétit naturel et l’appétit supérieur rationnel, que l’on nomme volonté. Et l’on peut le constater de la façon suivante. En n’importe quel objet d’appétit, deux choses peuvent être considérées : la chose même qui est recherchée, et la raison de l’appéti­bilité, comme le plaisir, l’utilité, ou quelque chose de ce genre.

 

L’appétit naturel tend donc vers la chose appétible elle-même, sans aucune appréhension de la raison de l’appétibilité : en effet, l’appétit naturel n’est rien d’autre qu’une certaine inclination de la réalité et une relation à une chose qui lui convient, comme une pierre se porte vers un lieu inférieur. Mais, parce que la réalité naturelle est déterminée dans son être naturel, et que son inclination vers une chose déterminée est unique, aucune appréhension n’est exigée, qui distinguerait la chose appétible de la non appétible d’après la raison de l’appé­tibilité. Mais cette appréhension préalable est exigée en celui qui, en instituant la nature, a donné à chaque nature l’inclination propre qui lui convient.

 

L’appétit supérieur, en revanche, c’est-à-dire la volonté, tend directement vers la raison de l’appétibilité, dans l’absolu ; ainsi, la volonté recherche premièrement et principalement la bonté elle-même, ou l’utilité, ou quelque chose de ce genre ; et c’est secondairement qu’elle recherche telle ou telle chose, en tant que cette chose participe à la raison susdite ; et cela parce que la nature raisonnable a une capacité telle, qu’une inclination vers une seule chose déterminée ne lui suffirait pas, mais qu’elle a besoin de choses nombreuses et diverses ; voilà pourquoi son inclination va vers quelque chose de commun qui se trouve en plusieurs, et ainsi, elle tend par l’appréhension de cette chose commune vers la chose appétible en laquelle elle sait qu’une telle raison doit être recherchée.

 

Quant à l’appétit inférieur de la partie sensitive, qui est appelé sensualité, il tend vers la chose appétible elle-même, en tant que s’y trouve ce qui est la raison de l’appéti­bilité : en effet, il ne tend pas vers la raison même de l’appétibilité, car l’appétit inférieur ne recherche pas la bonté même, ni l’utilité ou le plaisir, mais cette chose utile ou cette chose délectable ; et en cela, l’appétit sensible est au-dessous de l’appétit rationnel ; mais parce qu’il ne tend pas seulement vers telle ou telle chose, mais vers tout ce qui lui est utile ou délectable, il est au-dessus de l’appétit naturel ; et c’est pourquoi il a besoin d’une appréhension qui lui fasse distinguer le délectable du non délectable. Et la preuve évidente de cette distinction est que l’appétit naturel a une nécessité à l’égard de la chose même vers laquelle il tend, comme le grave recherche naturellement le lieu inférieur, au lieu que l’appétit sensitif n’a pas de nécessité pour une chose avant qu’elle soit appréhendée sous l’aspect du délectable ou de l’utile ; mais, une fois appréhendé ce qui est délectable, il s’y porte par nécessité : en effet, la bête qui aperçoit une chose délectable ne peut pas ne pas la rechercher. La volonté, quant à elle, a une nécessité à l’égard de la bonté et de l’utilité elles-mêmes – c’est en effet par nécessité que l’homme veut le bien – mais elle n’a pas de nécessité à l’égard de telle ou telle chose, quelque bonne et utile qu’on l’appréhende ; et il en est ainsi, parce que chaque puissance a une certaine relation nécessaire avec son objet propre. Cela nous fait comprendre que l’objet de l’appétit naturel est cette chose en tant qu’elle est telle chose, mais celui de l’appétit sensitif, cette chose en tant qu’elle convient ou qu’elle est délectable, comme l’eau en tant qu’elle convient au goût, et non en tant qu’elle est eau ; et l’objet propre de la volonté est le bien lui-même dans l’absolu.Et par conséquent, l’appréhension du sens et celle de l’intelligence diffèrent, car il appartient au sens d’appréhender ce coloré, mais il appartient à l’intelligence d’appré­hender la nature même de la couleur. Ainsi donc, on voit clairement que la volonté et la sensualité sont des appétits qui diffèrent par l’espèce, de même que cette chose bonne et la bonté même sont recherchées sous des rapports différents : car la bonté est recherchée pour elle-même, au lieu que cette chose bonne est recherchée en tant qu’elle participe quelque chose. Voilà pourquoi, de même que les choses participantes se disent par participation, comme cette chose est dite bonne d’après la bonté, de même l’appétit supérieur gouverne l’appétit inférieur, et de la même façon l’intelligence juge sur les choses que le sens appréhende.

 

Ainsi donc, l’objet propre de la sensualité est la chose bonne ou convenante pour celui qui sent ; et cela se réalise de deux façons. D’abord, parce que cette chose convient à l’être même de celui qui sent, comme la nourriture et la boisson, et les autres choses de ce genre ; ensuite, parce qu’elle convient au sens pour qu’il sente, comme la belle couleur convient à la vue pour qu’elle voie, et le son modéré convient à l’ouïe pour qu’elle entende, etc. Et le Maître caractérise complètement la sensualité de la façon suivante : lorsqu’il dit qu’elle est « une certaine puissance inférieure de l’âme », sa distinction de l’appétit supérieur est signifiée ; et par ces mots : « de laquelle vient un mouvement qui est tourné vers les sens du corps », est montrée sa relation aux choses qui conviennent au sens pour qu’il sente ; et par ceux-ci : « et un appétit des choses qui appartiennent au corps », est montrée sa relation aux choses qui conviennent pour conserver l’être de celui qui sent.

 

Réponse aux objections :

 

1° De trois façons une chose appartient à la sensualité. D’abord comme ce qui est de l’essence de la sensualité ; et ainsi, seules les puissances appétitives appartiennent à la sensualité. Ensuite, comme ce que la sensualité exige au préalable ; et ainsi, les puissances sensitives appréhensives appartiennent à la sensualité. Enfin, comme ce qui satisfait à la sensualité ; et ainsi, les puissances motrices exécutantes appartiennent à la sensualité. Et par conséquent, il est vrai que toutes les choses qui nous sont communes avec les bêtes relèvent en quelque façon de la sensualité, quoique toutes ne soient pas de l’essence de la sensualité.

 

 

2° Saint Augustin ajoute ces paroles pour expliquer quels sont les actes des sens extérieurs, vers lesquels est tourné le mouvement de la sensualité ; il ne dit pas que l’acte même de sentir les réalités corporelles soit le mouvement de sensualité.

 

 

3° La raison inférieure a un mouvement vers les sens du corps, mais non point à la façon dont les sens perçoivent leurs objets : car les sens perçoivent leurs objets particulièrement, au lieu que la raison inférieure exerce son acte sur les réalités sensibles d’après une intention universelle. Mais la sensualité tend vers les objets des sens comme les sens eux-mêmes, c’est-à-dire particulièrement.

 

 

4° Dans la tentation de nos premiers parents, le serpent non seulement proposa quelque chose comme digne d’être recherché, mais encore il trompa en suggérant cela. Or l’homme n’aurait pas été trompé par la proposition d’un sensible délectable, si le jugement de la raison n’avait été lié par la passion de la partie appétitive ; et ainsi, la sensualité est une puissance appétitive.

 

5° Il est dit que la sensualité voisine avec la raison qui s’applique à la science, non quant au genre de puissance, mais quant aux objets : car l’une et l’autre se tournent vers les choses temporelles, quoique de façon différente, comme on l’a dit.

 

 

6° La diversité des appréhensions serait accidentelle aux puissances appétitives, si à la diversité des appréhensions n’était liée la diversité des choses appréhendées. Car le sens, qui ne porte que sur des particuliers, n’appréhende pas la bonté absolue, mais tel bien, au lieu que l’intelligence, parce qu’elle porte sur des universels, appréhende la bonté absolue ; d’où la diversité de l’appétit inférieur et du supérieur, comme on l’a dit.

7° Le bien vers lequel se porte l’appétit sensible est le bien particulier, qui est considéré en un lieu et à un moment donnés, qu’il soit nécessaire ou contingent ; car « voir le soleil, cela aussi est délectable à la vue », comme on le lit en Eccl. 11, 7, que ce soit un vrai bien ou un bien apparent.

 

 

8° On voit dès lors clairement la réponse au huitième argument.

 

9° La partie sensitive se prend de deux façons. Parfois, en tant qu’elle s’oppose à l’appétitive ; et dans ce cas, elle contient seulement les puissances appréhensives. Et de cette façon, la sensualité n’appartient à la partie sensitive que comme à ce qui est son origine, pour ainsi dire ; aussi peut-elle être dénommée à partir de celle-ci. Mais parfois, la partie sensitive est prise en tant qu’elle comprend en soi et l’appétitive et la motrice, au sens où l’âme sensitive s’oppose à la rationnelle et à la végétative ; la sensualité est alors incluse dans la partie sensitive de l’âme.

 

 

10° La raison inférieure ne se tourne pas de la même façon que la sensualité vers

les sens du corps ni vers les choses qui appartiennent au corps, comme on l’a déjà

dit ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant.

 

Et videtur quod sit vis cognitiva.

 

 

Quia, ut dicit Magister in libro II Sent., 24 [cap. 4], quod in anima nostra reperis commune cum bestiis, ad sensualitatem pertinet. Sed vires sensitivae cognitivae sunt nobis et bestiis communes. Ergo ad sensualitatem pertinent.

 

Praeterea, Augustinus, XII de Trinitate [cap. 12], dicit quod sensualis animae motus, qui in corporis sensus intenditur, nobis et pecoribus communis est, et seclusus a ratione sapientiae ; et hoc exponens, subiungit : sensu quippe corporis corporalia sentiuntur ; aeterna vero et immutabilia spirituali ratione sapientiae intelliguntur. Sed sentire corporalia est cognitivae. Ergo sensualitas, cuius est actus sensualis motus, est vis cognitiva.

 

 

Sed dicebat quod Augustinus hoc subiungit ut manifestet obiecta sensuum : sic enim motus sensualitatis intenditur in corporis sensus, in quantum versatur circa sensibilia. – Sed contra : Augustinus hoc subiungit ad ostendendum quomodo sensualitas a ratione secludatur. Sed circa corpora, quae Augustinus dicit esse obiecta sensuum, etiam ratio vertitur et inferior disponendo, et superior iudicando ; et sic per hoc non secluditur sensualitas a ratione. Ergo Augustinus non intendit hoc quod dicebatur.

 

Praeterea, in progressu peccati, quod in nobis agitur, ut Augustinus, ibidem, dicit, sensualitas tenet locum serpentis. Serpens autem in tentatione primorum parentum se habuit ut nuntians et proponens peccatum ; quod est cognitivae, non autem appetitivae, quia eius est ferri in peccatum. Ergo sensualitas est vis cognitiva.

 

 

Praeterea, Augustinus dicit, in eodem libro [De Trin. XII, 12], quod sensualitas vicina est rationi scientiae. Non autem ei vicina esset, si esset solum appetitiva ; cum ratio scientiae sit cognitiva ; sic enim ad aliud genus potentiarum animae pertineret. Ergo sensualitas est cognitiva, et non tantum appetitiva.

 

Praeterea, sensualitas, secundum Augustinum, XII de Trinitate [cap. 12], distinguitur et a ratione superiori, et ab inferiori, in quibus appetitus superior, qui est voluntas, continetur ; alias in eis peccatum mortale esse non posset. Sed appetitus inferior non distinguitur ut alia potentia ab appetitu superiori, ut probabitur [in corp. art.]. Ergo sensualitas non est appetitus inferior. Est autem aliqua vis animae inferior, ut ex eius definitione apparet. Ergo est vis cognitiva inferior. Probatio mediae. Differentia per accidens obiectorum non indicat differentiam potentiarum secundum speciem : non enim visus dividitur per hoc quod est videre hominem et videre asinum : homo enim et asinus accidunt visibili, in quantum est visibile. Sed appetibile apprehensum a sensu et apprehensum ab intellectu, per quae videntur superior et inferior appetitus distingui, accidunt appetibili, in quantum est appetibile ; cum appetibile, in quantum appetibile, sit bonum, cui accidit apprehendi sensu vel intellectu. Ergo appetitus inferior non est alia potentia a superiori.

 

Sed dicebat quod duo appetitus praedicti distinguuntur per bonum simpliciter, et bonum ut nunc. – Sed contra : sicut se habet intellectus ad verum, ita se habet appetitus ad bonum. Sed verum simpliciter, quod est necessarium, et verum ut nunc, quod est contingens, non distinguunt intellectum in duas potentias. Ergo nec penes bonum simpliciter et bonum ut nunc, potest distingui appetitus in duas potentias.

 

Praeterea, bonum ut nunc, est bonum apparens, ut videtur ; bonum autem simpliciter est verum bonum. Sed appetitus superior quandoque in bonum apparens consentit, et appetitus inferior aliquod verum bonum interdum appetit, sicut ea quae sunt corpori necessaria. Ergo bonum ut nunc et bonum simpliciter, non distinguunt superiorem et inferiorem appetitum ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, vis sensitiva contra appetitivam dividitur, ut patet per philosophum in I de Anima [l. 14 (411 a 26)], ubi quinque genera actionum animae distinguit : scilicet nutrire, sentire, appetere, moveri secundum locum, et intelligere. Sensualitas autem sub sensitiva continetur, ut ipsum nomen demonstrat. Ergo sensualitas non est vis appetitiva, sed cognitiva.

 

Praeterea, cuicumque convenit definitio, et definitum. Sed definitio sensualitatis quam Magister ponit 24 dist. II libri Sententiarum [cap. 4], convenit rationi inferiori, quae interdum intendit circa corporis sensus et circa ea quae ad corpus pertinent. Ergo ratio inferior et sensualitas sunt idem. Sed ratio est vis cognitiva ; ergo et sensualitas.

 

 

 

Sed contra. Est quod in definitione sensualitatis dicitur, quod est appetitus rerum ad corpus pertinentium.

 

Praeterea, peccatum in appetendo est, non solum in cognoscendo. Sed in sensualitate aliquod peccatum est levissimum, ut Augustinus dicit, XII de Trinitate [cap. 12]. Ergo sensualitas est vis appetitiva.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod sensualitas nihil aliud esse videtur quam vis appetitiva sensitivae partis : et dicitur sensualitas quasi aliquid a sensu derivatum. Motus enim appetitivae partis ex apprehensione quodammodo oritur, quia omnis operatio passivi ab activo originem sumit. Appetitus autem potentia passiva est, quia movetur ab appetibili, quod est movens non motum, ut dicitur in III de Anima [l. 15 (433 b 11)]. Appetibile vero non movet appetitum nisi apprehensum. In quantum ergo ex appetibili apprehenso per sensum movetur vis appetitiva inferior, eius motus sensualis dicitur, et ipsa potentia sensualitas nominatur.

Hic autem appetitus sensibilis medius est inter appetitum naturalem, et appetitum superiorem rationalem, qui voluntas nominatur. Quod quidem ex hoc inspici potest, quod in quolibet appetibili duo possunt considerari : scilicet ipsa res quae appetitur, et ratio appetibilitatis, ut delectatio vel utilitas, vel aliquid huiusmodi.

Appetitus ergo naturalis tendit in ipsam rem appetibilem sine aliqua apprehensione rationis appetibilitatis : nihil enim est aliud appetitus naturalis quam quaedam inclinatio rei, et ordo ad aliquam rem sibi convenientem, sicut lapidem ferri ad locum deorsum. Quia vero res naturalis in suo esse naturali determinata est ; et una est eius inclinatio ad aliquam rem determinatam : unde non exigitur aliqua apprehensio, per quam secundum rationem appetibilitatis distinguatur res appetibilis a non appetibili. Sed haec apprehensio praeexigitur in instituente naturam, qui unicuique naturae dedit inclinationem propriam sibi convenientem.

Appetitus autem superior, qui est voluntas, tendit directe in rationem appetibilitatis absolute ; sicut voluntas ipsam bonitatem appetit primo et principaliter, vel utilitatem, aut aliquid huiusmodi ; hanc vero rem vel illam appetit secundario, in quantum est praedictae rationis particeps ; et hoc ideo quia natura rationalis est tantae capacitatis quod non sufficeret ei inclinatio ad unam rem determinatam, sed indiget rebus pluribus et diversis : et ideo inclinatio eius est in aliquid commune, quod in pluribus invenitur, et sic per apprehensionem illius communis tendit in rem appetibilem, in qua huiusmodi rationem appetendam esse cognoscit.

 

Appetitus vero inferior sensitivae partis, qui sensualitas dicitur, tendit in ipsam rem appetibilem prout invenitur in ea id quod est ratio appetibilitatis : non enim tendit in ipsam rationem appetibilitatis, quia appetitus inferior non appetit ipsam bonitatem vel utilitatem aut delectationem, sed hoc utile vel hoc delectabile : et in hoc appetitus sensibilis est infra appetitum rationalem ; sed quia non tendit tantum in hanc rem aut tantum in illam, sed in omne id quod est sibi utile vel delectabile, ideo est supra appetitum naturalem ; et propter hoc apprehensione indiget, per quam delectabile a non delectabili distinguat. Et huius distinctionis signum evidens est, quod appetitus naturalis habet necessitatem respectu ipsius rei in quam tendit, sicut grave necessario appetit locum deorsum. Appetitus autem sensitivus non habet necessitatem in rem aliquam, antequam apprehendatur sub ratione delectabilis vel utilis ; sed apprehenso quod est delectabile, de necessitate fertur in illud : non enim potest brutum animal inspiciens delectabile, non appetere illud. Sed voluntas habet necessitatem respectu ipsius bonitatis et utilitatis : de necessitate enim vult homo bonum, sed non habet necessitatem respectu huius vel illius rei quantumcumque apprehendatur ut bona vel utilis ; quod ideo est, quia unaquaeque potentia habet quamdam necessariam habitudinem ad suum proprium obiectum. Unde datur intelligi quod obiectum appetitus naturalis est haec res in quantum talis res ; appetitus vero sensibilis haec res in quantum est conveniens vel delectabilis : sicut aqua, in quantum est conveniens gustui, et non in quantum est aqua ; obiectum vero proprium voluntatis est ipsum bonum absolute.

Et sic differt apprehensio sensus et intellectus : nam sensus est apprehendere hoc coloratum, intellectus autem ipsam naturam coloris. Sic ergo patet quod appetitus alius est secundum speciem voluntas et sensualitas, sicut et alia ratione appetitur ipsa bonitas et haec res bona : nam bonitas appetitur propter seipsam, sed haec res bona, in quantum participat aliquid. Et ideo, sicut participantia dicuntur per participationem, ut haec res bona per bonitatem, ita appetitus superior regit appetitum inferiorem, et intellectus eodem modo iudicat de his quae sensus apprehendit.

 

 

 

Sic ergo sensualitatis proprium obiectum est res bona vel conveniens sentienti : quod quidem contingit dupliciter. Uno modo, quia est conveniens ad ipsum esse sentientis, sicut cibus et potus, et alia huiusmodi ; alio modo quia est conveniens sensui ad sentiendum, sicut color pulcher est conveniens visui ad videndum, et sonus moderatus auditui ad audiendum, et sic de aliis. Et sic Magister [Sent. II, dist. XXIV, cap. 4] complete sensualitatem notificat : per hoc enim quod dicit, quod est quaedam vis animae inferior, designatur eius distinctio ab appetitu superiori ; per hoc autem quod dicit, ex qua est motus, qui intenditur in corporis sensus, ostenditur eius habitudo ad ea quae sunt convenientia sensui ad sentiendum ; per hoc autem quod dicit, atque appetitus rerum ad corpus pertinentium, ostenditur eius habitudo ad ea quae sunt convenientia ad conservandum esse sentientis.

 

Ad primum ergo dicendum, quod aliquid pertinet ad sensualitatem tripliciter. Uno modo sicut quod est de essentia sensualitatis ; et sic ad sensualitatem pertinent solae appetitivae vires. Alio modo sicut id quod praeexigitur ad sensualitatem ; et sic vires sensitivae apprehensivae ad sensualitatem pertinent. Alio modo sicut id quod sensualitati obsequitur ; et sic motivae exequentes ad sensualitatem pertinent. Et sic verum est quod omnia quae sunt nobis communia et bestiis, ad sensualitatem pertinent aliqualiter, quamvis non omnia sint de essentia sensualitatis.

 

Ad secundum dicendum, quod Augustinus hoc quod dictum est, sub­iungit ad explicandum quales sunt actus sensuum exteriorum, in quos motus sensualitatis intenditur ; non quod ipsum sentire corporalia sit sensualitatis motus.

 

Ad tertium dicendum, quod ratio inferior habet motum circa corporis sensus, sed non eodem modo sicut sensus sua obiecta percipiunt. Nam sensus percipiunt sua obiecta particulariter, ratio vero inferior habet actum circa sensibilia secundum aliquam intentionem universalem. Sensualitas vero hoc modo tendit in obiecta sensuum sicut et ipsi sensus, scilicet particulariter.

 

Ad quartum dicendum, quod in tentatione primorum parentum serpens non solum proposuit aliquid ut appetendum, sed suggerendo decepit. Non autem deciperetur homo proposito sensibili delectabili, nisi iudicium rationis per passionem appetitivae partis ligaretur ; et ideo sensualitas vis appetitiva est.

 

Ad quintum dicendum, quod sensualitas dicitur esse vicina rationi scientiae, non quantum ad genus potentiae, sed quantum ad obiecta : quia utraque circa temporalia versatur, licet alio et alio modo, ut dictum est.

 

Ad sextum dicendum, quod diversitas apprehensionum per accidens se haberet ad appetitivas vires, nisi diversitati apprehensionum diversitas apprehensorum coniungeretur. Nam sensus, qui non est nisi particularium, non apprehendit bonitatem absolutam, sed hoc bonum ; intellectus vero, quia est universalium, apprehendit bonitatem absolutam, ex quo diversificatur appetitus inferior a superiori, ut dictum est [in corp. art. et ad 3].

 

Ad septimum dicendum, quod bonum in quod fertur appetitus sensibilis, est bonum particulare, quod consideratur ut hic et nunc, sive sit necessarium, sive contingens ; quia etiam videre solem est oculis delectabile, ut habetur Eccle. XI, sive sit verum bonum, sive apparens.

 

Unde patet responsio ad octavum.

 

 

Ad nonum dicendum, quod sensitiva pars dupliciter accipitur. Quandoque secundum quod dividitur contra appetitivam ; et sic continet vires apprehensivas tantum. Et hoc modo sensualitas non pertinet ad sensitivam partem nisi sicut ad id quod est quasi eius origo ; unde et ab ea potest denominari. Quandoque vero accipitur secundum quod comprehendit in se et appetitivam et motivam, prout anima sensibilis dividitur contra rationalem et vegetabilem : et sic in sensitiva parte animae sensualitas includitur.

 

Ad decimum dicendum, quod ratio inferior alio modo intendit in corporis sensus et in res ad corpus pertinentes, quam sensualitas, ut prius dictum est ; et propter hoc ratio non sequitur.

 

 

 

 

 

Article 2 - LA SENSUALITÉ EST-ELLE UNE SEULE PUISSANCE SIMPLE, OU EST-ELLE DIVISÉE EN PLUSIEURS PUISSANCES, À SAVOIR L’IRASCIBLE ET LE CONCUPISCIBLE ?

(Secundo quaeritur utrum sensualitas sit una simplex potentia,

vel dividatur in plures potentias, scilicet irascibilem et concupiscibilem.)

 

 

Il semble qu’elle soit une seule puissance simple, non divisée en plusieurs.

1° Dans la définition de la sensualité, il est dit qu’elle est « une certaine puissance inférieure de l’âme » ; or on ne dirait pas cela, si elle contenait en soi plusieurs puissances. Il semble donc qu’elle ne soit pas divisée en plusieurs puissances.

 

2° Une même puissance de l’âme « porte sur une seule contrariété, comme la vue porte sur le blanc et le noir », comme il est dit au deuxième livre sur l’Âme. Or le convenable et le nuisible sont contraires. La même puissance de l’âme se rapporte donc aux deux. Or le concupiscible se rapporte au convenable, mais l’irascible, au nuisible. La même puissance est donc irascible et concupiscible ; et ainsi, la sensualité n’est pas divisée en plusieurs puissances.

 

3° C’est par la même puissance que l’on s’éloigne d’un extrême et que l’on s’appro­che de l’autre, comme c’est en raison de la pesanteur que la pierre s’éloigne du lieu le plus élevé et s’approche du lieu le plus bas. Or, par la puissance irascible, l’âme s’éloi­gne du nuisible en le fuyant, et par la puissance concupiscible elle s’approche du convenable en le convoitant. La même puissance de l’âme est donc irascible et concupiscible ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

4° L’objet propre de la joie est le convenable. Or la joie n’existe que dans le concupiscible. L’objet propre du concupiscible est donc le convenable. Or le convenable est l’objet de toute la sensualité, comme le montre bien la définition de la sensualité déjà exposée : car les choses qui appartiennent au corps sont les choses convenables pour le corps. Toute la sensualité n’est donc rien d’autre que le concupiscible. Donc, ou l’irascible et le concupiscible sont identiques, ou l’irascible n’appartient pas à la sensualité ; et en tout état de cause, on a ce qu’on cherchait, à savoir que la sensualité est une seule puissance simple.

 

 

5° [Le répondant] disait que l’objet de la sensualité est aussi le nuisible, ou le disconvenant, auquel s’étend l’irascible. En sens contraire : de même que le convenable est l’objet de la joie, de même le nuisible ou le disconvenant est l’objet de la tristesse. Or tant la joie que la tristesse est dans le concupiscible. Donc tant le convenable que le nuisible est objet du concupiscible ; et ainsi, tout ce qui est objet de la sensualité est objet du concupiscible ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

6° L’appétit sensitif présuppose l’appré­hension. Or c’est par la même puissance appréhensive que sont appréhendés le convenable et le nuisible. La même puissance appétitive se rapporte donc aux deux ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

7° Selon saint Augustin, la haine est une colère invétérée. Or la haine est dans le concupiscible, comme il est prouvé au deuxième livre des Topiques, parce que l’amour y est ; et la colère est dans l’iras­cible. L’irascible et le concupiscible sont donc la même puissance : car sinon, la colère ne pourrait être dans les deux.

 

 

8° Ce qui, en l’âme, appartient à n’importe quelle puissance, ne requiert pas une puissance déterminée distincte des autres. Or convoiter appartient à n’importe quelle puissance de l’âme : cela ressort clairement de ce que n’importe quelle puissance de l’âme se délecte dans son objet, et le convoite. À la convoitise ne doit donc pas être ordonnée une puissance distincte des autres ; et ainsi, le concupiscible n’est pas une puissance autre que l’irascible.

 

 

9° Les puissances se distinguent par les actes. Or en n’importe quel acte de l’iras­cible est inclus un acte du concupiscible ; car la colère a la convoitise de la vengeance, et ainsi de suite. Le concupiscible n’est donc pas une puissance autre que l’iras­cible.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Jean Damascène distingue l’appé­tit sensitif en irascible et concupiscible, et de même saint Grégoire de Nysse dans le livre qu’il écrit sur l’âme et ses puissances. Or l’appétit inférieur est la sensualité. La sensualité contient donc en soi plusieurs puissances.

2) Dans le livre sur l’Esprit et l’Âme, on distingue ces trois puissances motrices : la rationnelle, le concupiscible et l’irascible. Or la rationnelle est une puissance autre que l’irascible. L’irascible diffère donc aussi du concupiscible.

 

3) Le Philosophe, au troisième livre sur l’Âme, place dans l’appétit sensitif le désir et l’impulsion, c’est-à-dire l’irascible et le concupiscible, qui sont différents l’un de l’autre.

 

Réponse :

 

L’appétit de sensualité contient ces deux puissances : l’irascible et le concupiscible, qui sont des puissances différentes l’une de l’autre ; et cela peut se voir de la façon

suivante. En effet, l’appétit sensitif a un

certain rapport de convenance avec l’appétit naturel, en tant que l’un et l’autre tendent vers une chose qui convient au sujet.

 

 

Or il se trouve que l’appétit naturel tend vers deux choses, suivant les deux opérations de la réalité naturelle. L’une d’elles est celle par laquelle la réalité naturelle s’efforce d’acquérir ce qui conserve sa nature ; comme le grave se meut vers le bas, afin d’y être conservé. L’autre est celle par laquelle la réalité naturelle détruit ses contraires par une qualité active ; et cela est assurément nécessaire au corruptible car, s’il n’avait pas une puissance par laquelle vaincre son contraire, il serait corrompu par lui. Ainsi donc, l’appétit naturel tend vers deux choses, à savoir : à obtenir ce qui convient à la nature et en est ami, et à remporter une certaine victoire sur ce qui lui est adverse ; et la première s’effectue pour ainsi dire par mode de réception, mais la seconde par mode d’action ; elles se ramènent par conséquent à des principes différents, car recevoir et agir ne proviennent pas du même principe : le feu, par exemple, qui est porté vers le haut par sa légèreté, corrompt les contraires par sa chaleur.

 

De même, ces deux choses se rencontrent dans l’appétit sensitif : car l’animal, par la puissance appétitive, recherche ce qui lui convient et lui est ami, et cela par la puissance concupiscible, dont l’objet propre est ce qui est délectable selon le sens ; il cherche aussi à remporter une suprématie et une victoire sur les choses qui lui sont contraires, et cela par la puissance irascible ; et c’est pourquoi l’on dit que son objet est quelque chose d’ardu. Et ainsi, il est clair que l’irascible est une puissance autre que le concupiscible. Car une chose tient de ce qu’elle est délectable et de ce qu’elle est ardue des raisons d’appétibilité différentes, puisque ce qui est ardu sépare quelquefois de la délectation, et mêle à des choses qui attristent ; comme lorsque l’animal, laissant le plaisir auquel il s’adonnait, engage une lutte et n’en est pas retiré par les douleurs qu’il endure. De plus, l’un d’eux, le concupiscible, semble ordonné à la réception : en effet, il cherche à ce que son objet délectable lui soit uni ; mais l’autre, l’irascible, est ordonné à l’action, car c’est par une action qu’il surmonte ce qui lui est contraire ou nuisible, se plaçant au-dessus de cela

à une certaine hauteur victorieuse. Or on trouve communément dans les puissances de l’âme que la réception et l’action relèvent de puissances différentes, comme on le voit bien dans le cas de l’intellect agent et de l’intellect possible. Et de là vient que, selon Avicenne, la force et la faiblesse du cœur appartiennent à l’irascible, comme à une puissance ordonnée à l’action, mais la dilatation et le resserrement du cœur, au concupiscible, comme à une puissance ordonnée à la réception.

 

 

 

De ce qui précède, il ressort donc que l’irascible est en quelque sorte ordonné au concupiscible, comme son défenseur. En effet, s’il a été nécessaire à l’animal d’obte­nir par l’irascible la victoire sur les adversités, c’était pour que le concupiscible s’emparât de son objet délectable sans en être empêché : la preuve en est que la lutte intervient entre les animaux pour les choses délectables que sont l’accouplement et la nutrition, comme il est dit au huitième livre sur les Animaux. Et de là vient que toutes les passions de l’irascible ont et leur principe et leur fin dans le concupiscible : en effet, la colère commence par une tristesse infligée, qui est dans le concupiscible, et se termine, une fois la vengeance

acquise, à la joie, qui est de nouveau dans le concupiscible ; et semblablement, l’espoir commence par le désir ou l’amour, et se termine dans la délectation.

 

Mais il faut savoir que, tant du côté des puissances appréhensives que du côté des appétitives de la partie sensitive, autre est ce qui convient à l’âme sensitive suivant sa nature propre, et autre ce qui lui convient en tant qu’elle a quelque petite participation de la raison, atteignant en son sommet le plus bas degré de la raison ; comme Denys, au septième chapitre des Noms divins, dit que la sagesse divine « allie l’extrémité inférieure d’un rang plus élevé et l’extrémité supérieure d’un rang subalterne ». De même, la puissance imaginative convient à l’âme sensitive suivant sa notion propre, car c’est en elle que sont mises de côté les formes reçues par le sens ; mais la puissance estimative, par laquelle l’animal appréhende les intentions non reçues par le sens, comme l’amitié ou l’inimitié, est dans l’âme sensitive en tant qu’elle participe quelque peu de la raison ; et c’est pourquoi l’on dit, au vu de cette estimation, que les animaux ont une certaine prudence, comme cela est clair au début de la Métaphysique ; ainsi le mouton fuit-il le loup, dont il n’a jamais senti l’inimitié. Et il en va de même du côté de la partie appétitive. Car, que l’animal recherche ce qui est délectable selon le sens – ce qui relève du concupiscible –, est conforme à la notion propre de l’âme sensitive ; mais que, ayant abandonné l’objet délectable, il recherche la victoire, qu’il obtient avec douleur – ce qui relève de l’irascible –, lui convient en tant qu’il atteint en quelque façon l’appétit supérieur ; aussi l’irascible est-il plus proche de la raison et de la volonté que le concupiscible. Et c’est pourquoi celui qui ne contient pas sa colère est moins honteux que celui qui ne contient pas sa convoitise, comme étant moins privé de raison, comme dit le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique.

 

 

 

On voit donc clairement, après ce qui a été dit, que l’irascible et le concupiscible sont des puissances différentes, et ce qu’est l’objet de chacune des deux ; on voit aussi comment l’irascible aide le concupiscible, étant supérieur à lui et plus digne que lui, comme c’est le cas de l’estimative parmi les autres puissances appréhensives de la partie sensitive.

 

Réponse aux objections :

 

1° La sensualité est appelée puissance au singulier, car elle est une quant au genre, quoiqu’elle soit divisée en parties.

 

 

2° Tant le convenant, objet de délectation, que le nuisible, objet de tristesse, concerne le concupiscible, en tant que l’un est à fuir et l’autre à obtenir ; mais avoir une certaine hauteur au-dessus de l’un et de l’autre, en sorte que le nuisible puisse être surmonté et le délectable possédé avec une certaine sécurité, cela revient à l’irascible.

 

 

 

3° S’éloigner du nuisible et s’approcher

du délectable, l’un et l’autre relèvent du concupiscible ; mais attaquer et vaincre ce qui peut être nuisible, cela appartient à l’irascible.

 

 

4° & 5° La réponse aux quatrième et cinquième arguments est dès lors évidente : car le convenant est objet du concupiscible en tant qu’il est délectable, mais objet de toute la sensualité en tant qu’il est d’une quelconque façon avantageux pour l’animal, soit par la voie de l’ardu, soit par la voie du délectable.

 

6° La même puissance appétitive concupiscible poursuit ce qui convient et fuit ce qui ne convient pas ; l’irascible et le concupiscible ne se distinguent donc pas d’après le convenant et le nuisible, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

7° Lorsqu’il est dit que la haine est une colère invétérée, c’est une prédication par la cause et non par l’essence ; car les passions de l’irascible se terminent aux passions du concupiscible, comme on l’a dit.

 

 

8° Convoiter par un appétit animal, cela relève du seul concupiscible ; mais convoiter par un appétit naturel, relève de n’importe quelle puissance : car n’importe quelle puissance de l’âme est une certaine nature, et elle est naturellement inclinée vers quelque chose. Et il faut distinguer de la même façon à propos de l’amour et de la délectation, et des autres choses de ce genre.

 

9° Dans la définition des passions de l’irascible est placé un acte commun de la puissance appétitive, celui de rechercher ; mais aucun relevant du concupiscible, à moins qu’il ne soit principe ou terme, comme si l’on disait que la colère est un appétit de vengeance à cause d’un attristement précédent.

 

Et videtur quod sit una simplex potentia, non divisa in plures potentias.

Quia in definitione sensualitatis dicitur [art. praeced.] quod est quaedam vis animae inferior ; quod non diceretur, si in se plures vires contineret. Ergo videtur quod non dividatur in plures potentias.

 

Praeterea, eadem potentia animae est unius contrarietatis, ut visus albi et nigri, sicut dicitur in II de Anima [cap. 11 (422 b 24)]. Sed conveniens et nocivum sunt contraria. Ergo eadem vis animae se habet ad utrumque. Sed concupiscibilis se habet ad conveniens, irascibilis vero ad nocivum. Ergo eadem vis est irascibilis et concupiscibilis ; et sic sensualitas non dividitur in plures vires.

 

Praeterea, per eamdem virtutem aliquis recedit ab uno extremo et accedit ad alterum ; sicut ratione gravitatis lapis recedit a loco supremo, et accedit ad locum infimum. Sed per vim irascibilem anima recedit a nocivo, fugiendo ipsum ; per vim autem concupiscibilem accedit ad conveniens, concupiscendo ipsum. Ergo eadem vis animae est irascibilis et concupiscibilis ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, proprium obiectum gaudii est conveniens. Gaudium autem non est nisi in concupiscibili. Ergo proprium obiectum concupiscibilis est conveniens. Sed conveniens est obiectum totius sensualitatis, ut patet ex definitione sensualitatis prae­exposita : nam res ad corpus pertinentes sunt res corpori convenientes. Ergo tota sensualitas nihil aliud est quam concupiscibilis. Aut ergo irascibilis et concupiscibilis sunt idem, aut irascibilis ad sensualitatem non pertinet : et quodcumque horum detur, habetur propositum ; scilicet quod sensualitas est una simplex vis.

 

Sed dicebat quod sensualitatis obiectum est etiam nocivum, sive disconveniens, ad quod irascibilis se extendit. – Sed contra : sicut conveniens est obiectum gaudii, ita nocivum vel disconveniens est obiectum tristitiae. Sed tam gaudium quam tristitia sunt in concupiscibili. Ergo tam conveniens quam nocivum sunt obiectum concupiscibilis ; et sic quidquid est obiectum sensualitatis, est obiectum concupiscibilis ; et ita idem quod prius.

 

Praeterea, appetitus sensibilis praesupponit apprehensionem. Sed eadem vi apprehensiva apprehenditur conveniens et nocivum. Ergo et eadem vis appetitiva se habet ad utrumque ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, secundum Augustinum [cf. Enarr. in Ps. LIV, 4, n. 7], odium est ira inveterata. Sed odium est in concupiscibili, ut probatur in II Topicorum [cap. 7 (113 a 33)], quia amor est in eadem ; ira autem in irascibili. Ergo eadem vis est irascibilis et concupiscibilis : aliter enim non posset esse in utraque.

 

Praeterea, illud animae quod cuilibet potentiae competit, non requirit potentiam determinatam ab aliis distinctam. Sed concupiscere, ad quam­libet potentiam animae pertinet : quod patet ex hoc quod quaelibet potentia animae in suo obiecto delectatur, et illud concupiscit. Ergo ad concupiscendum non debet aliqua potentia ordinari ab aliis distincta ; et sic concupiscibilis non est alia potentia ab irascibili.

 

Praeterea, potentiae secundum actus distinguuntur. Sed in quolibet actu irascibilis includitur actus concupiscibilis ; nam ira habet concupiscentiam vindictae, et sic de aliis. Ergo concupiscibilis non est alia potentia ab irascibili.

 

 

 

Sed contra. Est quod Damascenus [De fide II, 12] distinguit appetitum sensitivum in irascibilem et concupiscibilem, et similiter Gregorius Nyssenus [Nemesius] in libro quem de anima et eius viribus scribit [cf. De nat. hom., cap. 16 et 17]. Appetitus autem inferior est sensualitas. Ergo sensualitas in se plures vires continet.

 

Praeterea, in libro de Spiritu et Anima [cap. 4], distinguuntur hae tres vires motivae, rationalis, concupiscibilis et irascibilis. Sed rationalis est alia vis ab irascibili. Ergo et irascibilis a concupiscibili.

 

Praeterea, philosophus in III de anima [l. 14 (432 b 6)] ponit in appetitu sensitivo desiderium et animum, id est irascibilem et concupiscibilem, quae sunt ad invicem diversae.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod appetitus sensualitatis has duas vires continet, scilicet irascibilem et concupiscibilem quae sunt ad

invicem diversae potentiae ; quod

quidem hoc modo videri potest. Appetitus enim sensitivus quamdam convenientiam habet cum appetitu naturali, in quantum uterque tendit in rem convenientem appetenti.

Invenitur autem appetitus naturalis ad duo tendere, secundum duplicem operationem rei naturalis. Una quarum est per quam res naturalis nititur acquirere id quod est conservativum suae naturae ; sicut grave movetur deorsum, ut ibi conservetur. Alia est per quam res naturalis sua contraria destruit per qualitatem activam : et hoc quidem necessarium est corruptibili ; quia, nisi haberet virtutem, qua suum contrarium vinceret, ab eo corrumperetur. Sic ergo appetitus naturalis ad duo tendit : scilicet ad consequendum id quod est congruum et amicum naturae, et ad habendum quamdam victoriam super illud quod est ei adversum ; et primum est quasi per modum receptionis, secundum vero est per modum actionis ; unde ad diversa principia reducuntur. Recipere enim et agere non sunt ab eodem principio ; ut ignis, qui per levitatem fertur sursum, per calorem contraria corrumpit.

Ita in appetitu sensibili ista duo inveniuntur : nam animal per appetitivam potentiam appetit id quod est congruum et amicum sibi, et hoc per vim concupiscibilem, cuius proprium obiectum est delectabile secundum sensum ; appetit etiam habere dominium et victoriam super ea quae sunt sibi contraria, et hoc per vim irascibilem ; unde dicitur quod eius obiectum est aliquid arduum. Et sic patet quod irascibilis est alia potentia a concupiscibili. Nam aliam rationem appetibilitatis habet aliquid ex hoc quod est delectabile et ex hoc quod est arduum, cum quandoque illud quod est arduum, a delectatione separet, et rebus contristantibus immisceat ; sicut cum animal relicta voluptate cui vacabat, aggreditur pugnam, nec retrahitur propter dolores quos sustinet. Et iterum una earum, scilicet concupiscibilis, videtur ordinata ad recipiendum : haec enim appetit ut ei suum delectabile coniungatur ; altera vero, scilicet irascibilis, est ordinata ad agendum, quia per actionem aliquam superat id quod est contrarium vel nocivum, ponens se in quadam altitudine victoriae super ipsum. Hoc autem communiter in potentiis animae invenitur quod recipere et agere ad diversas potentias pertinent, sicut patet de intellectu agente et possibili. Et inde est quod secundum Avicennam [De anima IV, 6], ad irascibilem pertinet fortitudo et debilitas cordis, quasi virtuti ordinatae ad agendum ; ad concupiscibilem autem dilatatio et constrictio ipsius, quasi virtuti ordinatae ad recipiendum.

Patet igitur ex dictis, quod irascibilis quodammodo ad concupiscibilem ordinatur, sicut propugnatrix ipsius. Ad hoc enim necessarium fuit animali per irascibilem victoriam de contrariis consequi, ut concupiscibilis sine impedimento suo delectabili potiretur : cuius signum est quod propter delectabilia pugna est inter animalia, scilicet propter coitum et cibum, ut dicitur in VIII de Animalibus [De hist. animal. IX, 1 (608 b 19 sqq.) et VI, 18 (571 b 8 sqq.)]. Et inde est quod omnes passiones irascibilis habent et principium et finem in concupiscibili : nam ira incipit ex aliqua tristitia illata, quae est in concupiscibili, et terminatur post vindictam adeptam ad gaudium, quod iterum est in concupiscibili ; et similiter spes incipit a desiderio vel amore, et terminatur in delectatione.

Sciendum est autem, quod tam ex parte apprehensivarum virium quam ex parte appetitivarum sensitivae partis, aliquid est quod competit sensibili animae secundum propriam naturam ; aliquid vero, secundum quod habet aliquam participationem modicam rationis, attingens ad ultimum eius in sui supremo ; sicut dicit Dionysius, in VII cap. de Divinis Nominibus [§ 3], quod divina sapientia coniungit fines primorum principiis secundorum. Sicut vis imaginativa competit animae sensibili secundum propriam rationem, quia in ea reservantur formae per sensum acceptae ; sed vis aestimativa, per quam animal apprehendit intentiones non acceptas per sensum, ut amicitiam vel inimicitiam, inest animae sensitivae secundum quod participat aliquid rationis : unde ratione huius aestimationis dicuntur animalia quamdam prudentiam habere, ut patet in principio Metaphys. [Metaph. I, 1 (980 b 21)], sicut quod ovis fugit lupum, cuius inimicitiam nunquam sensit. Et similiter est ex parte appetitivae. Nam quod animal appetat id quod est delectabile secundum sensum, quod ad concupiscibilem pertinet, hoc est secundum propriam rationem sensibilis animae ; sed quod relicto delectabili appetit victoriam, quam consequitur cum dolore, quod ad irascibilem pertinet, competit ei secundum quod attingit aliqualiter appetitum superiorem ; unde irascibilis est propinquior rationi et voluntati quam concupiscibilis. Et propter hoc incontinens irae est minus turpis quam incontinens concupiscentiae, utpote minus privatus ratione, ut dicit philosophus in II Ethic. [Ethic. VII, 6 (1149 b 1)].

Patet igitur ex dictis, quod irascibilis et concupiscibilis sunt diversae potentiae, et quid est obiectum utriusque, et quomodo irascibilis iuvat concupiscibilem, et est superior et dignior ea, sicut et aestimativa inter ceteras apprehensivas virtutes sensitivae partis.

Ad primum ergo dicendum, quod sensualitas dicitur esse vis singulariter, quia est una in genere, quamvis per aliquas partes dividatur.

 

Ad secundum dicendum, quod tam conveniens delectabile quam nocivum tristabile ad concupiscibilem pertinet, secundum quod unum est fugiendum et alterum consequendum ; sed habere quamdam altitudinem super utrumque, ut scilicet nocivum possit superari, et delectabile cum securitate quadam possideri, ad irascibilem pertinet.

 

Ad tertium dicendum, quod recedere a nocivo et accedere ad delectabile, utrumque concupiscibili competit ; sed impugnare et superare id quod potest esse nocivum, hoc pertinet ad irascibilem.

 

Et per hoc patet responsio ad quartum et quintum : quia conveniens est obiectum concupiscibilis, secundum quod est delectabile ; sed totius

sensualitatis, secundum quod est

quomodocumque expediens animali, vel per viam ardui, vel per viam delectabilis.

 

Ad sextum dicendum, quod eadem appetitiva concupiscibilis est convenientis prosecutiva, et inconvenientis fugitiva ; unde irascibilis et concupiscibilis non distinguuntur per conveniens et nocivum, ut ex dictis [in solutione ad 2 arg.] patet.

 

Ad septimum dicendum, quod cum dicitur : odium est ira inveterata, est praedicatio per causam, et non per essentiam : nam passiones irascibilis terminantur ad passiones concupiscibilis, ut dictum est [in corp. art.].

 

Ad octavum dicendum, quod concupiscere appetitu animali, ad solam concupiscibilem pertinet ; sed concu­piscere appetitu naturali, pertinet ad quamlibet potentiam : nam quaelibet potentia animae natura quaedam est, et naturaliter in aliquid inclinatur. Et similiter est distinguendum de amore et delectatione, et aliis huiusmodi.

 

 

Ad nonum dicendum, quod in definitione passionum irascibilis ponitur actus appetitivae communis, ut appetere ; non autem aliquid ad concupiscibilem pertinens, nisi sit principium vel terminus ; ut si dicatur quod ira est appetitus vindictae prop­ter praecedentem contristationem.

 

 

 

 

Article 3 - L’IRASCIBLE ET LE CONCUPISCIBLE SONT-ILS SEULEMENT DANS L’APPÉTIT INFÉRIEUR, OU AUSSI DANS LE SUPÉRIEUR ?

(Tertio quaeritur utrum irascibilis et concupiscibilis sint tantum in appetitu inferiori,

vel etiam in superiori.)

 

 

Il semble qu’ils soient aussi dans le supérieur.

 

1° L’appétit supérieur s’étend à plus de choses que l’appétit inférieur, puisqu’il porte à la fois sur les réalités corporelles et sur les spirituelles. Si donc l’appétit inférieur est divisé en deux puissances, l’iras­cible et le concupiscible, à bien plus forte raison le supérieur doit-il, lui aussi, être divisé.

 

2° Toutes les puissances qui appartiennent à l’âme en elle-même, concernent la partie supérieure, car les puissances inférieures sont communes à l’âme et au corps. Or l’irascible et le concupiscible appartiennent à l’âme en elle-même ; c’est pourquoi il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme : « L’âme possède ces puissances avant d’être mêlée au corps, car elles lui sont naturelles, et ne sont pas autre chose qu’elle-même. En effet, toute la substance de l’âme, pleine et parfaite, consiste dans ces trois choses que sont la rationalité, la concupiscibilité et l’irascibilité. » L’irascible et le concupiscible appartiennent donc à l’appétit supérieur.

 

 

 

3° Selon le Philosophe, au livre sur l’Âme ainsi qu’au onzième livre de la Métaphy­sique, seule la partie rationnelle de l’âme est séparable du corps. Or l’irascible et

le concupiscible demeurent dans l’âme

séparée du corps, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme. L’irascible et le concupiscible appartiennent donc à la partie rationnelle.

 

 

4° L’image de la Trinité doit être cherchée dans la partie supérieure de l’âme. Or, selon certains, l’image peut être assignée en ces puissances : rationnelle, irascible et concupiscible. L’irascible et le concupiscible appartiennent donc à la partie supérieure.

 

5° On dit que la charité est dans le concupiscible, mais l’espérance, dans l’irascible. Or la charité et l’espérance ne sont pas dans l’appétit sensitif, qui ne peut s’étendre aux réalités immatérielles. L’irascible et le concupiscible ne sont donc pas seulement dans l’appétit inférieur, mais aussi dans le supérieur.

 

6° On appelle « puissances humaines » celles que l’homme a au-dessus des autres animaux, et qui appartiennent à la partie supérieure de l’âme. Or des maîtres distinguent deux irascibles : l’humain et le non humain ; et de même pour le concupiscible. Les puissances susdites ne sont donc pas seulement dans l’appétit inférieur, mais aussi dans le supérieur.

 

7° Les opérations des puissances sensitives tant appréhensives qu’appétitives ne demeurent pas dans l’âme séparée, car elles s’exercent au moyen d’organes corporels ; sinon l’âme sensitive, chez les bêtes, serait incorruptible, puisqu’elle serait capable d’avoir son opération par elle-même. Or, dans l’âme séparée, la joie et la tristesse demeurent, ainsi que l’amour et la crainte, et d’autres choses de ce genre qui sont attribuées à l’irascible et au concupiscible. L’irascible et le concupiscible ne sont donc pas seulement dans la partie sensitive, mais aussi dans l’intellective.

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascène, saint Grégoire de Nysse et le Philosophe affirment qu’ils sont seulement dans l’appétit sensitif.

 

 

Réponse :

 

Puisque l’acte des parties appétitives présuppose l’acte des appréhensives, la distinction des appétitives entre elles est aussi, en quelque façon, semblable à la distinction des appréhensives. Or, parmi les puissances appréhensives, nous trouvons que, par rapport aux mêmes choses, l’appréhensive supérieure demeure une et indivise, au lieu que les appréhensives inférieures se distinguent ; en effet, c’est par une seule puissance intellective que nous connaissons tous les sensibles quant à leurs natures, par rapport auxquelles les puissances sensitives se distinguent. C’est pourquoi, suivant saint Augustin, extérieurement, ce qui voit et ce qui entend sont différents ; mais intérieurement, dans l’intelligence, c’est une même chose. Et il en va de même pour les appétitives : l’appétitive supérieure est unique pour tous les objets d’appétit, quoique les appétitives inférieures se distinguent par rapport aux différents objets d’appétit.

 

Et des deux côtés, la raison en est que la puissance supérieure a un objet universel, mais les puissances inférieures, des objets particuliers. Or de nombreuses choses conviennent par soi aux réalités particulières, mais se rapportent par accident à l’uni­versel. Aussi, puisque ce n’est pas la différence accidentelle qui diversifie l’espèce, mais seulement celle qui est par soi, les puissances inférieures sont trouvées distinctes selon l’espèce, au lieu que la puissance supérieure demeure indivise ; par exemple, on voit clairement que l’objet de l’intelligence est la quiddité, donc la même puissance d’intelligence s’étend à tout ce qui a une quiddité, et elle n’est pas diversifiée par des différences qui ne diversifient pas la notion de quiddité. Mais, parce que l’objet du sens est le corps, qui est de nature à mouvoir un organe du sens, il est nécessaire que les puissances se diversifient d’après les diverses raisons formelles de mouvement ; ainsi la puissance de vision est-elle autre que celle d’audition, car la couleur et le son meuvent le sens sous des rapports différents. Et il en va de même du côté des appétitives : car l’objet de l’appétit supérieur, comme on l’a dit, est le bien dans l’absolu, au lieu que l’objet de l’appétit inférieur est la réalité profitable en quelque façon à l’animal. Or l’ardu et le délectable ne sont pas convenables pour l’animal suivant la même notion, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut. Par là, donc, se diversifie essentiellement l’objet de l’appétit inférieur, mais non l’objet de l’appétit supérieur, qui tend vers le bien dans l’absolu, de quelque façon que ce soit.

 

 

Il faut cependant savoir que, de même que l’intelligence a une opération touchant les mêmes choses que le sens, mais d’une façon plus élevée, puisqu’elle connaît universellement et immatériellement ce que le sens connaît matériellement et particulièrement, de même l’appétit supérieur a une opération concernant les mêmes choses que les appétits inférieurs, quoique d’une façon plus élevée. Car les appétits inférieurs tendent vers leurs objets matériellement et avec quelque passion corporelle – et les noms d’irascible et de concupiscible sont donnés d’après ces passions –, au lieu que l’appétit supérieur a des actes semblables à ceux de l’appétit inférieur, mais sans aucune passion. Et ainsi, les opérations de l’appétit supérieur reçoivent parfois le nom des passions : par exemple, la volonté de vengeance est appelée colère, et le repos de la volonté sur un objet de dilection est appelé amour. Et pour la même raison, la volonté elle-même, qui produit ces actes, est parfois appelée irascible et concupiscible, non toutefois proprement, mais par une certaine similitude ; ni non plus de telle sorte qu’il y ait, dans la volonté, des puissances différentes semblables à l’irascible et au concupiscible.

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien que l’appétit supérieur s’étende à plus de choses que l’inférieur, cependant, parce qu’il a pour objet propre le bien universel, il n’est pas divisé en plusieurs puissances.

 

 

2° Ce livre n’est pas de saint Augustin, et il n’est pas nécessaire de le recevoir comme une autorité ; cependant, on peut dire qu’il raisonne sur l’irascible et le concupiscible dits par mode de ressemblance ; ou bien il envisage l’origine des puissances : car toutes les puissances sensitives découlent de l’essence de l’âme.

 

 

3° Sur les puissances sensitives de l’âme, il y a deux opinions. En effet, certains disent qu’elles demeurent quant à leur essence dans l’âme séparée ; d’autres, qu’elles demeurent dans l’essence de l’âme comme dans une racine. Et de quelque façon que l’on s’exprime, l’irascible et le concupiscible ne demeurent pas autrement que les autres puissances sensitives ; c’est pourquoi, dans le livre susmentionné, il est dit aussi que l’âme, en s’éloignant du corps, entraîne avec soi le sens et l’imagination.

 

 

4° Saint Augustin, au livre sur la Trinité, découvre dans notre âme de nombreux modes de la Trinité, en lesquels il y a quelque ressemblance de la Trinité incréée, quoique la vraie notion de l’image soit seulement dans l’esprit ; et en raison de la ressemblance susdite, quelques-uns reconnaissent l’image dans le rationnel, l’irascible et le concupiscible, quoique ce ne soit pas au sens propre.

 

5° La charité et l’espérance ne sont pas dans l’irascible et le concupiscible, à proprement parler, puisque la dilection de la charité et l’attente de l’espérance sont sans passion. Mais la charité est dite être dans le concupiscible, en tant qu’elle est dans la volonté, et que la volonté a des actes semblables à ceux du concupiscible ; et pour une semblable raison, on dit que l’espé­rance est dans l’irascible.

 

6° L’irascible et le concupiscible sont appelés humains ou rationnels, non par essence, comme s’ils appartenaient à la partie supérieure, mais par participation, en tant qu’ils obéissent à la raison et participent de son gouvernement, comme dit saint Jean Damascène.

 

 

7° La joie et la crainte, qui sont des passions, ne demeurent pas dans l’âme séparée, puisqu’elles s’accomplissent par un changement corporel ; mais les actes de la volonté semblables à ces passions demeurent.

 

Et videtur quod etiam in superiori.

 

 

Nam appetitus superior ad plura se extendit quam appetitus inferior, cum sit et corporalium et spiritualium. Si ergo appetitus inferior dividitur in duas vires, scilicet irascibilem et concupiscibilem, multo fortius et superior dividi debet.

 

 

Praeterea, quaecumque vires sunt animae secundum seipsam, ad superiorem pertinent partem : nam vires inferiores sunt communes animae et corpori. Sed irascibilis et concupiscibilis sunt animae secundum seipsam : unde dicitur in libro de Spiritu et Anima [cap. 13] : has potentias habet anima antequam corpori misceatur ; siquidem sunt ei naturales, nec aliud sunt quam ipsa. Tota namque animae substantia in his tribus plena et perfecta consistit ; id est in rationabilitate, concupiscibilitate, et irascibilitate. Ergo irascibilis et concupiscibilis ad appetitum superiorem pertinent.

 

Praeterea, secundum philosophum in libro de Anima [II, 4 (413 b 25)], et XI Metaphys. [Metaph. XII, 3 (1070 a 24)], sola pars animae rationalis est a corpore separabilis. Sed irascibilis et concupiscibilis remanent in anima a corpore separata, ut dicitur in libro de Spiritu et Anima [cap. 15]. Ergo irascibilis et concupiscibilis ad partem rationalem pertinent.

 

Praeterea, imago Trinitatis quaerenda est in superiori parte animae. Sed secundum quosdam assignatur imago in rationali, irascibili et concupiscibili. Ergo irascibilis et concupiscibilis ad superiorem partem pertinent.

 

Praeterea, caritas dicitur esse in concupiscibili, spes autem in irascibili. Sed caritas et spes non sunt in appetitu sensitivo, qui non potest extendi ad immaterialia. Ergo irascibilis et concupiscibilis non sunt tantum in appetitu inferiori, sed in superiori.

 

Praeterea, vires humanae dicuntur illae quas homo supra cetera animalia habet, quae pertinent ad superiorem animae partem. Sed distinguitur a magistris duplex irascibilis : humana et non humana ; et similiter concupiscibilis. Ergo praedictae vires non sunt tantum in appetitu inferiori, sed in superiori.

 

Praeterea, operationes virium sensitivarum tam apprehensivarum quam appetitivarum non manent in anima separata, quia per corporis organa exercentur ; alias anima sensibilis in brutis esset incorruptibilis, utpote potens suam operationem habere per seipsam. Sed in anima separata remanet gaudium et tristitia, amor et timor, et alia huiusmodi, quae attribuuntur irascibili et concupiscibili. Ergo irascibilis et concupiscibilis non sunt tantum in sensitiva parte, sed etiam in intellectiva.

 

 

Sed contra, est quod Damascenus [De fide II, 12], et Gregorius Nyssenus [Nemesius, cf. De nat. hom., cap. 16 et 17], et philosophus [De anima III, 14 (432 b 6)] ponunt esse eas in sensibili appetitu tantum.

 

Respondeo. Dicendum, quod cum actus appetitivarum partium praesupponat actum apprehensivarum, et distinctio appetitivarum ad invicem aliqualiter similis est distinctioni apprehensivarum. Invenimus autem hoc in apprehensivis potentiis, quod respectu illarum, apprehensiva superior manet una et indivisa, respectu quarum apprehensivae inferiores distinguuntur ; una enim intellectiva potentia cognoscimus omnia sensibilia quantum ad eorum naturas, respectu quarum vires sensitivae distinguuntur. Unde secundum Augustinum [cf. De Trin. XV, 10], exterius aliud est quod videt et quod audit ; sed interius in intellectu est idem. Et similiter est de appetitivis ; quod appetitiva superior est una respectu omnium appetibilium, quamvis appetitivae inferiores respectu diversorum appetibilium distinguantur.

Cuius ratio ex utraque parte est : quod vis superior habet obiectum universale, sed inferiores vires habent obiecta particularia ; multa autem per se conveniunt particularibus quae per accidens se habent ad universale. Et ideo, cum accidentalis differentia non diversificet speciem, sed solum illa quae est per se, potentiae inferiores inveniuntur secundum speciem distinctae ; sed superior potentia remanet indivisa. Sicut patet quod obiectum intellectus est quod quid est ; unde eadem potentia intellectus se extendit ad omnia quae habent quidditatem, nec diversificatur per aliquas differentias, quae rationem quidditatis non diversificant. Sed cum obiectum sensus sit corpus, quod est natum movere organum sensus, secundum diversam rationem movendi oportet potentias diversificari ; unde alia potentia est visus et auditus, quia alia ratione movet sensum color et sonus. Et similiter est ex parte appetitivarum : nam obiectum appetitus superioris, ut supra [art. 1 huius quaest.] dictum est, est bonum absolute ; sed obiectum appetitus inferioris est res aliquo modo proficua animali. Arduum autem et delectabile non secundum eamdem rationem sunt convenientia animali, ut ex praedictis [art. praeced.] patet. Et ideo per hoc essentialiter diversificatur obiectum appetitus inferioris : non autem obiectum appetitus superioris, qui tendit in bonum absolute quocumque modo.

Sciendum tamen est, quod sicut intellectus habet aliquam operationem circa eadem circa quae sensus operantur, sed altiori modo, cum cognoscat universaliter et immaterialiter quod sensus materialiter et particulariter cognoscit ; ita appetitus superior circa eadem habet operationem cum appetitibus inferioribus, quamvis altiori modo. Nam inferiores appetitus tendunt in sua obiecta materialiter, et cum aliqua passione corporali, a quibus passionibus nomen irascibilis et concupiscibilis imponitur ; appetitus vero superior habet aliquos actus similes inferiori appetitui, sed absque omni passione. Et sic operationes superioris appetitus sortiuntur interdum nomina passionum ; sicut voluntas vindictae dicitur ira, et quietatio voluntatis super aliquo diligibili, dicitur amor. Et eadem ratione, ipsa voluntas, quae hos actus producit, dicitur interdum irascibilis et concupiscibilis, non tamen proprie, sed per quamdam similitudinem ; nec tamen ita quod in voluntate sint aliquae vires diversae similes irascibili et concupiscibili.

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod quamvis appetitus superior in plura se extendat quam inferior, tamen quia habet universale bonum pro proprio obiecto, non dividitur in plures potentias.

 

Ad secundum dicendum, quod liber ille non est Augustini, nec oportet eum in auctoritate accipere ; tamen potest dici, quod intelligit de irascibili et concupiscibili similitudinarie dictis ; vel loquitur quantum ad originem potentiarum : nam omnes potentiae sensitivae ex essentia animae fluunt.

 

Ad tertium dicendum, quod circa sensitivas potentias animae est duplex opinio. Quidam enim dicunt, quod manent in anima separata secundum essentiam ; alii vero, quod manent in essentia animae sicut in radice. Et quocumque modo dicatur, non alio modo remanet irascibilis et concupiscibilis quam aliae sensitivae vires ; unde etiam in libro praedicto [De spiritu et anima, cap. 15] dicitur quod anima recedens a corpore trahit secum sensum et imaginationem.

 

Ad quartum dicendum, quod Augustinus in libro de Trinit. [XI, 2-5], investigat multos modos Trinitatis in anima nostra, in quibus est aliqua similitudo Trinitatis increatae, quam­vis vera ratio imaginis sit solum in mente ; et ratione praedictae similitudinis aliqui ponunt imaginem in rationali, irascibili et concupiscibili, quamvis non sit proprie dictum.

 

Ad quintum dicendum, quod caritas et spes non sunt in irascibili et concupiscibili, proprie loquendo, cum dilectio caritatis et expectatio spei sint sine passione ; sed dicitur caritas esse in concupiscibili, in quantum est in voluntate, prout habet actus similes concupiscibili ; et simili ratione dicitur esse spes in irascibili.

 

Ad sextum dicendum, quod irascibilis et concupiscibilis dicuntur esse humanae, sive rationales, non per essentiam, quasi ad partem superiorem pertineant, sed per participationem, in quantum obediunt rationi, et participant regimen eius, ut Damascenus [cf. De fide II, 12] dicit.

 

Ad septimum dicendum, quod gaudium et timor, quae sunt passiones, non remanent in anima separata, cum corporali immutatione peragantur ; sed remanent actus voluntatis similes illis passionibus.

 

 

 

 

Article 4 - LA SENSUALITÉ OBÉIT-ELLE À LA RAISON ?

(Quarto quaeritur utrum sensualitas obediat rationi.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Il est dit en Rom. 7, 15 : « Car je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais. » Or cela est dit, comme l’inter­prète une certaine glose, à cause du mouvement de la sensualité. La sensualité n’obéit donc pas à la volonté ni à la raison.

 

 

2° Il est dit au même endroit (7, 23) : « Je sens dans mes membres une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit. » Or cette loi est la concupiscence. Elle combat donc contre la loi de l’esprit, c’est-à-dire contre la raison ; et ainsi, elle ne lui obéit pas.

 

3° Les puissances appétitives sont ordonnées entre elles comme le sont les appréhensives. Or l’intelligence n’a pas en son pouvoir les actes des sens extérieurs : en effet, l’intelligence ne décide pas tout ce que nous voyons ou entendons. Les mouvements de la sensualité ne sont donc pas non plus au pouvoir de l’appétit rationnel.

 

4° En nous, ce qui est naturel n’est pas soumis à la raison. Or la sensualité tend par un élan naturel vers son objet d’appétit. Le mouvement de la sensualité n’est donc pas soumis à la raison.

 

5° Les mouvements de la sensualité sont les passions de l’âme, pour lesquelles sont requises des dispositions corporelles déterminées, comme le note Avicenne : pour la colère, par exemple, un sang chaud et subtil ; pour la joie, un sang tempéré. Or la disposition corporelle n’est pas soumise à la raison. Donc le mouvement de la sensualité non plus.

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascène dit que l’irascible et le concupiscible, qui sont les parties de la sensualité, participent de la raison en quel­que façon. Le mouvement de la sensualité est donc, lui aussi, au pouvoir de la raison. Cette même conclusion se trouve dans les paroles du Philosophe au premier livre de l’Éthique, et chez saint Grégoire de Nysse.

 

Réponse :

 

Dans la série des mobiles et des moteurs, il faut parvenir à un premier qui se meut lui-même, et par lequel est mû ce qui n’est pas mû par soi ; car tout ce qui est par autre chose se ramène à ce qui est par soi, comme on le lit au huitième livre de la Physique. Par conséquent, puisque la volonté, étant maîtresse de son acte, se meut elle-même, il est nécessaire que les autres puissances, qui ne se meuvent pas elles-mêmes, soient mues par elle en quelque façon. Or, chacune des autres puissances a d’autant plus de part au mouvement de la volonté qu’elle s’en approche davantage. Les puissances appétitives inférieures elles-mêmes, étant très proches de la volonté, lui obéissent donc quant à leurs actes principaux, au lieu que les autres puissances plus éloignées, comme la nutritive et la générative, sont mues par la volonté quant à quelques-uns de leurs actes extérieurs. Or les appétitives inférieures, qui sont l’irascible et le concupiscible, sont soumises à la raison de trois façons.

 

D’abord du côté de la raison elle-même ; en effet, puisque la même réalité peut être considérée sous ses diverses déterminations, et être rendue délectable ou redoutable, la raison propose à la sensualité par le moyen de l’imagination quelque réalité sous l’aspect du délectable ou de l’attristant, comme il lui paraît bon ; et ainsi, la sensualité est mue à la joie ou à la tristesse. Et c’est pourquoi le Philosophe dit au premier livre de l’Éthique que « la raison pousse aux meilleures actions ».

 

Ensuite du côté de la volonté ; en effet, il en est ainsi, dans les puissances ordonnées et reliées entre elles, que le mouvement qui anime l’une d’elles, surtout si c’est la supérieure, rejaillit sur l’autre. C’est pourquoi, lorsque le mouvement de la volonté se porte sur une chose par l’élection, l’irascible et le concupiscible suivent le mouvement de la volonté. Aussi est-il dit au troisième livre sur l’Âme que l’appétit meut l’appétit, c’est-à-dire le supérieur l’inférieur, comme une sphère meut une autre sphère parmi les corps célestes.

 

Enfin, du côté de la puissance motrice exécutive ; en effet, de même que, dans une armée, la marche au combat dépend du commandement du général, de même, en nous, la puissance motrice ne meut les membres qu’au commandement de ce qui domine en nous, c’est-à-dire de la raison, quel que soit le mouvement qui a lieu dans les puissances inférieures. Ainsi la raison réprime-t-elle l’irascible et le concupiscible, afin qu’ils ne passent pas à l’acte extérieur ; et c’est pourquoi il est dit en Gen. 4, 7 : « Ta concupiscence sera sous toi. »

 

Et ainsi, l’on voit clairement que le concupiscible et l’irascible sont soumis à la raison ; et de même pour la sensualité, quoique le nom de sensualité concerne ces puissances non en tant qu’elles participent de la raison, mais d’après la nature de la

partie sensitive. Par conséquent, être soumis à la raison ne se dit pas aussi proprement de la sensualité que de l’irascible et du concupiscible.

 

Réponse aux objections :

 

1° Cette parole de l’Apôtre signifie qu’il n’est pas en notre pouvoir d’empêcher universellement tous les mouvements désordonnés de la sensualité ; quoique nous puissions empêcher chacun d’eux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

 

2° La sensualité, autant qu’il est en elle, combat contre la raison ; cependant la raison peut la réprimer, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

3° Les puissances appréhensives inférieures obéissent à la supérieure, comme cela est clair dans le cas de l’imagination et des autres sens internes ; quant au sens extérieur, s’il n’obéit pas à l’intelligence, cela vient de ce qu’il a besoin, pour sentir, de la réalité sensible, sans laquelle il ne peut passer à l’acte.

 

4° L’appétitive inférieure ne tend naturellement vers une autre réalité qu’une fois que cette réalité lui est proposée sous l’aspect de son objet propre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Puis donc qu’il est au pouvoir de la raison de proposer une seule et même chose sous divers aspects, par exemple une nourriture comme délectable et comme mortelle, la raison peut mouvoir la sensualité vers différents actes.

 

 

5° La disposition corporelle, qui relève du tempérament du corps, n’est pas soumise à la raison ; mais pour que les passions susdites existent en acte, ce n’est pas cette disposition qui est requise, mais que l’homme soit apte à ces passions. Quant à la transmutation actuelle du corps – comme la montée du sang vers le cœur, ou autre chose de ce genre, qui accompagne actuellement de telles passions –, elle suit l’ima­gination, et par conséquent est soumise à la raison.

 

Et videtur quod non.

 

Rom. VII, 15 [et 19], dicitur : non enim quod volo, facio ; sed quod odi malum, illud facio. Hoc autem dicitur, ut quaedam Glossa [interlin.] exponit, propter motus sensualitatis. Ergo sensualitas voluntati et rationi non obedit.

 

Praeterea, ibidem 23, dicitur : video aliam legem in membris meis repugnantem legi mentis meae. Haec autem lex est concupiscentia. Ergo repugnat legi mentis, id est rationi ; et ita non obedit ei.

 

 

Praeterea, sicut ordinantur apprehensivae ad invicem, ita appetitivae. Sed intellectus non habet in potestate sua actus exteriorum sensuum : non enim videmus aut audimus quidquid intellectus decernit. Ergo nec motus sensualitatis sunt in potestate rationalis appetitus.

 

Praeterea, naturalia in nobis non subduntur rationi. Sed sensualitas naturali impetu tendit in suum appetibile. Ergo motus sensualitatis non subditur rationi.

 

Praeterea, motus sensualitatis sunt animae passiones, ad quas determinatae dispositiones corporum requiruntur, ut Avicenna [cf. De anima IV, 6] determinat ; sicut ad iram sanguis calidus et subtilis, ad gaudium temperatus sanguis. Sed dispositio corporalis non subditur rationi. Ergo nec motus sensualitatis.

 

 

 

Sed contra, est quod Damascenus [cf. De fide II, 12] dicit, quod irascibilis et concupiscibilis participant aliqualiter rationem, quae sunt partes sensualitatis. Ergo et motus sensualitatis est in potestate rationis. Hoc idem habetur ex dictis philosophi in I Ethic. [l. 20 (1102 b 30)], et ex Gregorio Nysseno [Nemesius, cf. De nat. hom., cap. 16 et 17].

 

Respondeo. Dicendum, quod in ordine mobilium et motorum est devenire ad aliquod primum, quod est movens se, a quo movetur illud quod non est ex se motum ; quia omne quod est per aliud, reducitur ad per se, ut habetur ex VIII Physic. [l. 9 (256 a 4 sqq.)]. Unde, cum voluntas seipsam moveat, ex hoc quod est domina sui actus, oportet quod vires aliae, quae seipsas non movent, ab ea aliquo modo moveantur. Tanto autem unaquaeque aliarum virium plus de motu eius participat, quanto fit ei propinquior. Unde ipsae appetitivae inferiores voluntati obediunt quantum ad suos principales actus, utpote ei propinquissimae ; aliae vero magis remotae, ut nutritiva et generativa, moventur a voluntate quantum ad aliquos earum exteriores actus. Subduntur autem appetitivae inferiores, scilicet irascibilis et concupiscibilis, rationi, tripliciter.

 

Primo quidem ex parte ipsius

rationis. Cum enim eadem res sub

diversis conditionibus considerari possit, et delectabilis et horribilis reddi, ratio opponit sensualitati mediante imaginatione rem aliquam sub ratione delectabilis vel tristabilis, secundum quod ei videtur ; et sic sensualitas movetur ad gaudium vel tristitiam. Et ideo dicit philosophus, in I Ethic. [l. 20 (1102 b 15)], quod ratio suadet ad optima.

 

Secundo ex parte voluntatis. In viribus enim ordinatis ad invicem et connexis ita se habet, quod motus intensus in una earum, et praecipue in superiori, redundat in aliam. Unde, cum motus voluntatis per electionem intenditur circa aliquid, irascibilis et concupiscibilis sequitur motum voluntatis. Unde dicitur in III de Anima [cap. 11 (434 a 13)] quod appetitus movet appetitum, superior scilicet inferiorem, sicut sphaera sphaeram in corporibus caelestibus.

 

Tertio ex parte motivae exequentis. Sicut enim in exercitu progressio ad bellum pendet ex imperio ducis, ita in nobis vis motiva non movet membra nisi ad imperium eius quod in nobis principatur, id est rationis, qualiscumque motus fiat in inferioribus viribus. Unde ratio irascibilem et concupiscibilem reprimit, ne in actum exteriorem procedant ; propter quod dicitur Genes. IV, 7 : subter te erit appetitus tuus.

 

 

Et sic patet quod concupiscibilis et irascibilis subduntur rationi ; et similiter sensualitas, quamvis nomen sensualitatis pertineat ad has vires, non secundum quod participant

rationem, sed secundum naturam

sensitivae partis. Unde non ita proprie dicitur quod sensualitas subditur rationi, sicut de irascibili et concupiscibili.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod verbum illud apostoli intelligitur quantum ad hoc quod non est in potestate nostra universaliter omnes inordinatos motus sensualitatis impedire ; quamvis possimus impedire singulos, ut patet ex dictis [quaest. de libero arbitrio, art. 12].

 

Ad secundum dicendum, quod sensualitas, quantum est de se, repugnat rationi ; tamen ratio potest eam reprimere, ut patet ex dictis [in corp. art.].

 

Ad tertium dicendum, quod inferiores apprehensivae obediunt superiori, ut patet de imaginatione et aliis sensibus interioribus ; sed quod exterior sensus intellectui non obediat, contingit ex hoc quod sensus exterior indiget re sensibili ad sentiendum, sine qua in actum exire non potest.

 

Ad quartum dicendum, quod appetitiva inferior non naturaliter tendit in rem aliam, nisi postquam proponitur sibi sub ratione proprii obiecti, ut ex dictis [art. 1 huius quaest.] patet. Unde, cum in potestate rationis sit sub diversis rationibus unam et eamdem rem proponere, utpote cibum aliquem ut delectabilem et ut mortiferum, potest in diversa ratio sensualitatem movere.

 

Ad quintum dicendum, quod dispositio corporalis, quae pertinet ad complexionem corporis, non subditur rationi ; sed hoc non requiritur ad hoc quod passiones praedictae in actu sint, sed quod homo sit ad eas habilis. Actualis vero transmutatio corporis, utpote accensio sanguinis circa cor, vel aliquid huiusmodi, quod actu passiones huiusmodi concomitatur, sequitur imaginationem, et propter hoc subditur rationi.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 5 - LE PÉCHÉ PEUT-IL EXISTER DANS LA SENSUALITÉ ?

(Quinto quaeritur utrum in sensualitate possit esse peccatum.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Selon saint Augustin, « on ne pèche jamais que par la volonté ». Or la sensualité est distincte de la volonté. Le péché n’existe donc pas dans la sensualité.

 

 

2° Dans l’âme séparée, les péchés demeurent. Or la sensualité ne demeure pas dans l’âme séparée, puisqu’elle est une puissance du composé. Donc, etc.

 

3° Son acte s’exerce au moyen du corps. Or le sujet de la puissance est aussi le sujet de l’acte, suivant le Philosophe au livre sur le Sommeil et la Veille. Le péché n’existe donc pas dans la sensualité.

 

 

4° Selon saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu, il est une chose qui agit et n’est pas agi, tel Dieu, et le péché n’existe pas en lui ; il y en a une qui agit et est agie, la volonté, en laquelle il est avéré que le péché existe ; et il y a quelque chose qui est agi et n’agit pas, telle la sensualité. Le péché n’existe donc pas non plus en elle.

 

 

5° [Le répondant] disait que le péché peut exister dans la sensualité par le fait même que la raison peut empêcher son mouvement. En sens contraire : dans le fait que la raison peut empêcher et n’empêche pas, est représenté le consentement interprétatif de la raison ; et assurément, ce consentement ne suffit pas pour le péché, puisqu’il ne suffit pas pour le mérite sans consentement exprès : car Dieu est plus enclin à faire miséricorde qu’à punir, comme dit une certaine glose au début du livre de Jérémie. Donc cet argument non plus ne permet pas de dire que le péché est dans la sensualité.

 

 

6° « Nul ne pèche en ce qu’il ne peut éviter. » Or nous ne pouvons pas éviter que les mouvements de la sensualité soient désordonnés : en effet, comme dit saint Augustin, parce que l’homme « n’a pas voulu éviter le mal quand il l’aurait pu », il lui fut infligé « d’en perdre le pouvoir quand il le voudrait ». Le péché n’existe donc pas dans la sensualité.

 

7° Quand le mouvement de la sensualité va vers quelque chose de licite, il n’y a pas de péché ; comme lorsque l’époux est mû vers son épouse. Or la sensualité ne discerne pas entre le licite et l’illicite. Il n’y aura donc pas non plus de péché quand elle est mue vers l’illicite.

 

8° La vertu et le vice sont contraires. Or la vertu ne peut exister dans la sensualité. Donc le vice non plus.

9° Le péché est en ce à quoi il est imputé. Or ce n’est pas à la sensualité que le péché est imputé, puisqu’elle n’est pas maîtresse de son acte, mais à la volonté. Le péché n’existe donc pas dans la sensualité.

 

10° Ce qui est matériel dans le péché mortel peut exister dans la sensualité ; et cependant, nous ne disons pas que le péché mortel y existe, car ce qui est formel dans le péché mortel n’existe pas en elle. Or ce qui est formel dans le péché véniel, c’est-à-dire la privation de l’ordre dû, n’existe pas dans la sensualité, mais dans la raison, à laquelle il revient d’ordonner. Le péché véniel n’existe donc pas dans la sensualité.

 

 

11° Si l’aveugle qui est conduit par un voyant tombe dans une fosse, ce n’est pas le péché de l’aveugle, mais du voyant. Puis donc que la sensualité est quasiment aveugle à l’égard des réalités divines, si elle tombe dans l’illicite, ce ne sera pas son péché, mais celui de la raison, qui doit la gouverner.

 

12° De même que la sensualité est en quelque sorte gouvernée par la raison, de même en va-t-il pour les membres extérieurs ; et pourtant, nous ne disons pas que le péché existe en eux. Donc dans la sensualité non plus.

 

13° La disposition et la forme sont dans le même sujet, car les actes des [principes] actifs sont dans le patient bien disposé. Or le péché véniel est une disposition au mortel. Puis donc que le péché mortel ne peut exister dans la sensualité, le véniel non plus.

 

14° L’acte de fornication est plus proche de la sensualité que de la raison. Si donc le péché pouvait exister dans la sensualité, ce serait le péché mortel, celui de fornication ; et puisque cela est faux, il semble que le péché ne puisse exister en elle.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit : « Le péché existe, puisque “la chair convoite contre l’esprit”. » Or cette convoitise de la chair appartient à la sensualité. Le péché peut donc exister en elle.

 

 

 

2) Le Maître dit, au deuxième livre des Sentences, dist. 24, qu’il y a un péché véniel dans la sensualité.

 

Réponse :

 

Le péché n’est rien d’autre qu’un acte manquant à l’ordre droit qui devait exister ; et telle est l’acception de « péché » dans le domaine de la nature et dans celui de l’art, comme dit le Philosophe au deuxième livre de la Physique. Mais quand l’acte défaillant est moral, c’est alors que le péché est mortel. Or un acte est moral parce qu’il est en quelque sorte en nous : alors, en effet, lui est due la louange ou le blâme ; voilà pourquoi l’acte qui est parfaitement en notre pouvoir est parfaitement moral ; et en lui peut se trouver la notion de péché mortel, comme c’est le cas des actes que la volonté élicite ou commande.

 

 

 

Or l’acte de sensualité n’est pas parfaitement en notre pouvoir, attendu qu’il devance le jugement de la raison ; cependant, il est en quelque façon en notre pouvoir, en tant que la sensualité est soumise à la raison, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Voilà pourquoi son acte atteint le genre des actes moraux, mais imparfaitement. Dans la sensualité, par conséquent, ne peut exister le péché mortel, qui est le péché parfait, mais seulement le véniel, en lequel on trouve la notion de péché mortel imparfaitement réalisée.

 

Réponse aux objections :

 

1° Il y a deux sujets pour une chose : le premier, et le secondaire ; par exemple, la surface est le sujet premier de la couleur, et le corps le sujet secondaire, en tant qu’il est placé sous la surface. Semblablement, on dit que le sujet premier du péché est la volonté ; la sensualité, quant à elle, est le sujet du péché en tant qu’elle participe de la volonté en quelque façon.

 

 

 

2° Les notes des péchés demeurent dans la conscience, quelle que soit la puissance qui les a commis ; donc supposé, comme cela a été dit, que la sensualité ne demeure aucunement, le péché de la sensualité peut demeurer. Quant à cette question, à savoir si la sensualité demeure, elle doit être traitée ailleurs.

 

 

3° L’acte de la sensualité est en nous en quelque façon, non à cause de la nature de la sensualité, mais en tant que les puissances de la sensualité sont rationnelles par participation.

 

4° Bien qu’agir n’appartienne pas à la sensualité considérée en elle-même, cependant cela lui appartient en tant qu’elle participe de la raison en quelque façon.

 

5° On ne dit pas que le péché existe dans la sensualité à cause du consentement interprétatif de la raison : en effet, quand le mouvement de la sensualité devance le jugement de la raison, il n’y a de consentement ni interprétatif ni exprès ; mais par le fait même que la sensualité peut être soumise à la raison, son acte, encore qu’il devance la raison, inclut la notion de péché. Il faut cependant savoir que, bien que le consentement interprétatif suffise parfois pour le péché, il n’est cependant pas nécessaire qu’il suffise pour le mérite : en effet, plus de conditions sont requises pour le bien que pour le mal, puisque le mal résulte de défauts particuliers, au lieu que le bien procède d’une cause entière et totale, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins.

 

 

6° Nous pouvons certes éviter chacun des péchés de sensualité, mais pas tous, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit dans une autre question.

 

 

7° Lorsque c’est par concupiscence que quelqu’un approche de son épouse, il y a péché véniel, pourvu qu’il n’excède pas les limites du mariage ; on voit donc clairement que, dans l’époux, le mouvement même de la concupiscence devançant le jugement

de la raison est péché véniel. Mais quand

la raison détermine ce qu’il est licite de convoiter, même si la sensualité se porte vers cela, il n’y aura aucun péché.

 

 

8° La vertu morale existe dans les puissances de la sensualité, c’est-à-dire dans l’iras­cible et le concupiscible, comme le montre le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, où il dit que la tempérance et la force appartiennent aux parties irrationnelles. Mais parce que le nom de sensualité signifie ces puissances quant à l’inclination naturelle au sens, qui va au contraire de la raison, et non en tant qu’elles participent de la raison, on dit plus proprement que le vice est dans la sensualité, et la vertu dans l’iras­cible et le concupiscible. Cependant, le péché qui est dans la sensualité ne s’oppose pas à la vertu ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

9° Tout péché est imputé à l’homme en tant qu’il a une volonté ; et cependant, on dit que le péché est en quelque sorte dans la puissance dont l’acte vient à être difforme.

 

 

 

10° Le matériel, dans le péché mortel, peut se prendre de trois façons. D’abord, comme l’objet est la matière de l’acte ; et ainsi, la matière du péché mortel est parfois dans

la sensualité, comme lorsque quelqu’un consent à la délectation de la sensualité. Ensuite, comme l’acte extérieur est matériel par rapport à l’acte intérieur qui est le formel dans le péché mortel, puisque les actes extérieur et intérieur sont un seul péché ; et de cette façon aussi, l’acte de la sensualité peut jouer le rôle de matière dans le péché mortel. Enfin, le matériel dans le péché mortel est la conversion au bien transitoire comme à une fin, tandis que le formel est l’aversion du bien immuable ; et en ce sens, ce qui est matériel dans le péché mortel ne peut exister dans la sensualité. Et si le péché mortel ne peut y exister, il ne s’ensuit pas que le véniel n’y soit pas, pour la raison déjà mentionnée.

11° On dit que le péché est dans la sensualité, non qu’il lui soit imputé, mais parce qu’il est commis par son acte. C’est à l’homme qu’il est imputé, en tant que cet acte est établi en son pouvoir.

 

 

12° Les membres extérieurs sont seulement mus, au lieu que les puissances appétitives inférieures sont motrices, à l’instar de la volonté ; donc, en tant qu’elles participent de la volonté en quelque façon, elles peuvent être le sujet du péché.

 

 

13° Il y a deux dispositions. L’une par laquelle le patient est disposé à recevoir la forme, et une telle disposition est dans le même sujet que la forme ; l’autre par laquelle l’agent est disposé à agir, et de celle-là il n’est pas vrai qu’elle soit dans le même sujet que la forme à laquelle elle dispose. Or le péché véniel, qui est dans la sensualité, est une disposition de ce genre au péché mortel, qui est dans la raison : car la sensualité est comme un agent, dans le péché mortel, en tant qu’elle incline la raison à pécher.

 

 

14° Bien que l’acte de fornication soit plus proche du concupiscible que de la raison quant à la notion d’objet, il est cependant plus proche de la raison quant à la notion de commandement : car les membres extérieurs ne sont appliqués à l’acte que par le commandement de la raison ; par conséquent, le péché mortel peut exister en eux, mais non dans l’acte de la sensualité, qui devance le jugement de la raison.

 

Et videtur quod non.

 

Quia secundum Augustinum [De duabus anim., cap. 10], nunquam nisi voluntate peccatur. Sed sensualitas distinguitur a voluntate. Ergo in sensualitate non est peccatum.

 

Praeterea, in anima separata peccata remanent. Sensualitas autem non remanet in anima separata, cum sit potentia coniuncti. Ergo, et cetera.

 

Praeterea, actus eius mediante corpore exercetur. Cuius autem est potentia, eius est actus, secundum philosophum in libro de Somno et Vig. [cap. 1 (454 a 8)]. Ergo in sensualitate non est peccatum.

 

Praeterea, secundum Augustinum in V de Civit. Dei [cap. 9], est aliquid quod agit et non agitur, ut Deus ; et in hoc peccatum non est ; et est aliquid quod agit et agitur, scilicet voluntas ; et in hac constat esse peccatum ; et est aliquid quod agitur et non agit, ut sensualitas. Ergo nec in ea peccatum est.

 

Sed dicebat quod in sensualitate potest esse peccatum ex hoc ipso quod ratio motum eius impedire potest. – Sed contra : in hoc quod ratio impedire potest et non impedit, designatur interpretatus consensus rationis : qui quidem non sufficit ad peccatum, cum non sufficiat ad meritum sine consensu expresso : Deus enim pronior est ad miserendum quam ad puniendum, ut dicit quaedam Glossa [ordin., PG 13, 255 A] in Princ. Hierem. Ergo nec ex hac ratione potest dici quod peccatum sit in sensualitate.

 

Praeterea, nullus peccat in eo quod vitare non potest. Sed vitare non possumus quin motus sensualitatis sint inordinati : ut enim dicit Augustinus [cf. De lib. arb. III, 18], quia homo noluit vitare malum cum potuit, inflictum est ei non posse cum velit. Ergo in sensualitate non est peccatum.

 

Praeterea, quando motus sensualitatis est in aliquid licitum, non est peccatum ; ut cum coniugatus movetur in uxorem suam. Sed sensualitas non discernit inter licitum et illicitum. Ergo nec quando in illicitum movetur, erit peccatum.

 

Praeterea, virtus et vitium sunt contraria. Sed virtus non potest esse in sensualitate. Ergo nec vitium.

Praeterea, in eo est peccatum cui imputatur. Sensualitati autem non imputatur peccatum, cum non sit domina sui actus, sed voluntati. Ergo in sensualitate non est peccatum.

 

Praeterea, id quod est materiale in peccato mortali, potest esse in sensualitate ; nec tamen ibi peccatum mortale dicimus esse, quia in ea quod est formale in peccato mortali non est. Sed quod est formale in peccato veniali, privatio scilicet ordinis debiti, in sensualitate non est, sed in ratione, cuius est ordinare. Ergo in sensualitate non est peccatum veniale.

 

Praeterea, si caecus qui a vidente ducitur in foveam cadat, non est peccatum caeci, sed videntis. Cum ergo sensualitas sit quasi caeca respectu divinorum, si cadat in illicitum, non erit peccatum eius, sed rationis, quae debet eam regere.

 

 

Praeterea, sicut sensualitas aliquo modo regitur a ratione, ita et exteriora membra ; in quibus tamen non dicimus esse peccatum. Ergo nec in sensualitate.

 

 

Praeterea, dispositio et forma sunt in eodem, quia actus activorum sunt in patiente bene disposito. Sed veniale est dispositio ad mortale. Cum ergo mortale non possit esse in sensualitate, ergo nec veniale.

 

 

Praeterea, actus fornicationis propinquior est sensualitati quam rationi. Si ergo in sensualitate posset esse peccatum, esset peccatum mortale, scilicet fornicationis ; quod cum sit falsum, videtur quod in ea peccatum esse non possit.

 

 

Sed contra. Est quod Augustinus [De civ. Dei XIX, 4] dicit : nonnullum vitium est cum caro concupiscit adversus spiritum. Haec autem concupiscentia carnis pertinet ad sensualitatem. Ergo in ea potest esse peccatum.

 

Praeterea, Magister dicit, 24 distinct., libro II Sent. [cap. 9 et 12], quod in sensualitate est peccatum veniale.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod peccatum nihil est aliud quam aliquis actus deficiens a recto ordine, qui esse debebat : et hoc modo accipitur peccatum in his quae sunt secundum naturam, et in his quae sunt secundum artem, ut dicit philosophus, II Phys. [l. 14 (199 a 33)]. Sed tunc est peccatum mortale quando actus deficiens est moralis. Est autem aliquis actus moralis per hoc quod aliquo modo est in nobis : sic enim ei debetur laus vel vituperium ; et ideo actus ille qui perfecte est in nostra potestate, perfecte est moralis ; et in eo potest esse ratio peccati mortalis, sicut sunt actus quos voluntas elicit vel imperat.

Actus autem sensualitatis non est perfecte in potestate nostra, eo quod praevenit iudicium rationis ; est tamen aliqualiter in nostra potestate, in quantum sensualitas rationi subiicitur, ut ex dictis [art. praeced.] patet. Et ideo actus eius attingit ad genus moralium actuum, sed imperfecte. Unde non potest in sensualitate esse peccatum mortale, quod est peccatum perfectum ; sed solum veniale, in quo imperfecta peccati mortalis ratio invenitur.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod subiectum alicuius est duplex : scilicet primum, et secundarium ; sicut superficies est primum subiectum coloris, corpus autem secundarium, in quantum subiicitur superficiei. Similiter dicitur quod primum subiectum peccati est voluntas ; sensualitas vero est subiectum peccati, in quantum aliqualiter participat voluntatem.

 

Ad secundum dicendum, quod peccatorum notae remanent in conscientia, quacumque vi fuerint commissa ; unde, dato quod sensualitas omnino non remaneat modo praedicto, peccatum sensualitatis remanere potest. Hoc autem, an scilicet sensualitas remaneat, alibi [e. g. De anima, art. 19] disserendum est.

 

Ad tertium dicendum, quod actus sensualitatis est in nobis aliqualiter, non ex natura sensualitatis, sed in quantum sensualitatis vires sunt rationales per participationem.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis sensualitatis secundum se consideratae non sit agere, est tamen eius prout participat aliqualiter rationem.

 

Ad quintum dicendum, quod non dicitur esse peccatum in sensualitate propter interpretativum consensum rationis : quando enim motus sensualitatis praevenit iudicium rationis, non est consensus nec interpretatus nec expressus ; sed ex hoc ipso quod sensualitas est subiicibilis rationi, actus eius quamvis rationem praeveniat, habet rationem peccati. Tamen sciendum, quod etsi aliquando consensus interpretatus sufficiat ad peccatum, non tamen oportet quod sufficiat ad meritum : plura enim requiruntur ad bonum quam ad malum ; cum malum ex singularibus defectibus contingat, bonum autem ex tota et integra causa, ut Dionysius dicit, IV cap. de Divinis Nominibus [§ 30].

 

Ad sextum dicendum, quod peccata sensualitatis possumus quidem vitare singula, quamvis non omnia, ut patet ex his quae in alia quaestione [quaest. praec., art. 12] dicta sunt.

 

Ad septimum dicendum, quod cum aliquis accedit ad uxorem suam ex concupiscentia, dummodo non excedat limites matrimonii, est peccatum veniale ; unde patet quod ipse motus concupiscentiae in coniugato iudicium rationis praeveniens, peccatum veniale est. Sed quando per rationem determinatur quod est licitum concupisci, tametsi sensualitas in id feratur, nullum erit peccatum.

 

Ad octavum dicendum, quod virtus moralis est in viribus sensualitatis, idest in irascibili et concupiscibili, ut patet per philosophum, in III Ethicorum [l. 19 (1117 b 23)], ubi dicit quod temperantia et fortitudo sunt irrationabilium partium. Sed quia sensualitas nominat has vires quantum ad inclinationem naturalem sensui, quae est in contrarium rationi, et non secundum quod participant rationem ; ideo magis proprie dicitur quod vitium sit in sensualitate, et virtus in irascibili et concupiscibili. Peccatum tamen quod est in sensualitate, virtuti non contrariatur ; unde ratio non sequitur.

 

Ad nonum dicendum, quod omne peccatum imputatur homini in quantum habet voluntatem ; et tamen peccatum dicitur esse aliquo modo in illa potentia cuius actum contingit esse deformem.

 

Ad decimum dicendum, quod materiale in peccato mortali potest accipi tripliciter. Uno modo sicut obiectum est materia actus : et sic materia mortalis peccati quandoque est in sensualitate, ut cum aliquis consentit in delectationem sensualitatis. Alio modo sicut actus exterior est materialis respectu interioris actus, qui est formale in peccato mortali, cum actus exterior et interior sint unum peccatum ; et per hunc etiam modum actus sensualitatis potest se habere materialiter in peccato mortali. Tertio modo materiale in peccato mortali est conversio ad bonum commutabile sicut ad finem, formale vero aversio a bono incommutabili ; et sic id quod est materiale in peccato mortali non potest esse in sensualitate. Nec sequitur, si peccatum mortale non potest ibi esse, quod non sit ibi veniale, ratione praedicta [in corp. art.].

 

Ad undecimum dicendum, quod peccatum dicitur esse in sensualitate non quia ei imputetur, sed quia per eius actum committitur. Imputatur autem homini, in quantum actus ille in eius potestate consistit.

 

Ad duodecimum dicendum, quod membra exteriora sunt tantum mota ; vires autem appetitivae inferiores sunt moventes ad similitudinem voluntatis : unde, in quantum participant aliqualiter voluntatem, possunt esse subiectum peccati.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod duplex est dispositio. Una qua patiens disponitur ad recipiendum formam ; et talis dispositio est in eodem cum forma. Alia dispositio est qua agens disponitur ad agendum ; et de hac non est verum quod sit in eodem cum forma ad quam disponit. Huiusmodi autem dispositio est veniale, quod in sensualitate est, ad peccatum mortale, quod est in ratione : nam sensualitas est ut agens in peccato mortali, in quantum inclinat rationem ad peccandum.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod actus fornicationis quamvis sit propinquior concupiscibili quam rationi quantum ad rationem obiecti, est tamen propinquior rationi quantum ad rationem imperii : nam membra exteriora non applicantur ad actum nisi ex imperio rationis : unde in eis potest esse peccatum mortale, non autem in actu sensualitatis, qui iudicium praevenit rationis.

 

 

 

 

Article 6 - LE CONCUPISCIBLE EST-IL PLUS CORROMPU ET INFECTÉ QUE L’IRASCIBLE ?

(Sexto quaeritur utrum concupiscibilis sit magis corrupta et infecta quam irascibilis.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La corruption et l’infection de la nature humaine proviennent du péché originel. Or le péché originel est dans l’essence de l’âme comme en un sujet, comme certains le disent, car l’âme le contracte par son union au corps, auquel elle est unie par son essence. Puis donc que toutes les puissances sont également proches de l’essence de l’âme, étant enracinées en elle, il semble que l’infection et la corruption ne soient pas plus dans le concupiscible que dans l’iras­cible et les autres puissances.

 

 

 

2° Par la corruption de la nature, il y a en nous une certaine inclination au péché. Or les péchés de l’irascible sont plus graves que ceux du concupiscible car, selon saint Grégoire, les péchés spirituels sont plus fautifs que les charnels. L’irascible est donc plus corrompu que le concupiscible.

 

 

 

3° Par la corruption de la nature se produisent en nous de subits mouvements de l’âme. Or les mouvements de l’irascible semblent être plus subits que ceux du concupiscible : en effet, l’irascible est mû avec une certaine force d’âme, le concupiscible avec une certaine mollesse d’âme. L’irascible est donc plus corrompu que le concupiscible.

4° Une telle corruption et infection, dont nous parlons, est une corruption de la nature, et elle est transmise par la génération. Or les péchés de l’irascible sont plus naturels et mieux transmis des parents aux enfants que les péchés du concupiscible, comme dit le Philosophe au septième livre de l’Éthique. L’irascible est donc plus corrompu que le concupiscible.

 

 

5° La corruption, en nous, vient du péché de notre premier père. Or le péché de notre premier père fut l’orgueil ou la superbe, qui est dans l’irascible. Donc, en nous aussi, l’irascible est plus corrompu que le concupiscible.

 

En sens contraire :

 

1) Là où la honte est plus grande, la corruption et l’infection sont aussi plus grandes. Or, suivant le Philosophe au huitième livre de l’Éthique, celui qui ne contient pas sa concupiscence est plus honteux que celui qui ne contient pas sa colère. Le concupiscible est donc plus corrompu et infecté que l’irascible.

 

2) Nous sommes davantage corrompus là où nous résistons plus difficilement. Or il est plus difficile de combattre contre la volupté, qui regarde la concupiscence, que contre la colère, comme le montre le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique. Nous sommes donc plus corrompus dans le concupiscible que dans l’irascible.

 

Réponse :

 

La corruption et l’infection du péché originel ont entre elles cette différence, que l’infection regarde la faute, mais la corruption la peine.

 

Or on dit de deux façons que la faute originelle est dans une puissance de l’âme : essentiellement, ou causalement. Essentiellement, elle est soit dans l’essence même de l’âme, soit dans la partie intellective, où était la justice originelle, qui est ôtée par le péché originel. Causalement, la faute originelle est dans les autres puissances qui confinent à l’acte de l’engendrement de l’homme, par laquelle le péché originel est transmis ; et en effet, la puissance générative l’atteint comme son exécutante, la puissance concupiscible comme celle qui le commande en raison de la délectation, le sens du toucher comme percevant la délectation. Voilà pourquoi cette infection est attribuée, parmi les sens, au toucher, parmi les appétitives, au concupiscible, et entre toutes les puissances de l’âme, à la générative, que l’on dit être infectée et corrompue.

 

La corruption de l’âme dont nous parlons doit être considérée à la manière de la corruption corporelle, laquelle se produit parce que, le contenant s’étant retiré, chacune des parties contraires tend vers ce qui lui convient selon la nature, et ainsi se produit la dissolution du corps. Semblablement, après le retrait de la justice originelle, par laquelle la raison, dans l’état d’innocence, tenait les puissances inférieures entièrement soumises à elle, chacune des puissances inférieures tend vers ce qui lui est propre : le concupiscible vers la délectation, l’irascible vers la colère, etc. ; c’est pourquoi le Philosophe, au premier livre de l’Éthique, compare de telles parties de l’âme aux parties du corps dissoutes. Or, de même que l’on ne dit pas que la corruption corporelle est dans l’âme, au retrait de laquelle le corps se dissout, mais dans le corps dissous, de même une telle corruption est dans les puissances sensitives en tant que, privées du frein de la raison, elles se

portent vers divers objets, mais non dans la raison elle-même, si ce n’est en tant qu’elle aussi est privée de sa perfection propre, étant séparée de Dieu. Voilà pourquoi plus l’une des puissances inférieures s’éloigne de la raison, plus elle est corrompue ; puis donc que l’irascible est plus proche de la raison, ayant dans son mouvement quelque participation de la raison, selon le Philosophe au septième livre de l’Éthique, l’irascible sera moins corrompu que le concupiscible.

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien que toutes les puissances soient enracinées dans l’essence de l’âme, cependant certaines découlent de l’essence de l’âme avant les autres, et ont une relation différente à la cause du péché originel ; et ainsi, la corruption et l’infection du péché originel ne sont pas en toutes de façon semblable.

 

2° Par le fait même que le mouvement de la raison est davantage participé dans l’iras­cible, les péchés de l’irascible sont plus graves ; mais les péchés du concupiscible sont plus honteux. En effet, le discernement même de la raison augmente la faute, de même que l’ignorance allège la faute ; mais l’éloignement de la raison, en laquelle consiste toute la dignité humaine, se rattache à la honte ; cela montre donc bien que le concu­piscible est davantage corrompu, dans la mesure où il s’écarte davantage de la raison.

 

3° Le mouvement de l’irascible et du concupiscible peut être considéré de deux façons : dans l’appétit et dans l’exécution. Dans l’appétit, le mouvement du concupiscible est plus subit que celui de l’irascible, car l’irascible se meut comme en délibérant, et en confrontant la vengeance projetée à l’injure reçue, ainsi qu’il est dit au septième livre de l’Éthique, au lieu que le concupiscible, à la seule appréhension de l’objet délectable, se porte à la jouissance de cet objet, comme il est dit au même endroit. Par contre, dans l’exécution, le mouvement de l’irascible est plus subit que celui du concupiscible ; car l’irascible agit avec une certaine assurance et une certaine force, au lieu que le concupiscible tend insidieusement, avec une certaine mollesse, vers l’acquisition de l’objet proposé. C’est pourquoi le Philosophe dit au septième livre de l’Éthique que « l’homme irascible n’emploie pas la ruse, mais agit au grand jour ; au lieu que la convoitise emploie la ruse » ; et il cite le vers d’Homère : « Aphrodite ourdit ses ruses, et sa ceinture est brodée », signifiant la tromperie dont use Vénus pour dérober l’intelligence, même à l’homme très sage.

 

 

4° On dit de deux façons qu’une chose est naturelle : soit quant à la nature de l’espèce, soit quant à la nature de l’indi­vidu. Quant à la nature de l’espèce, les péchés du concupiscible sont plus naturels que les péchés de l’irascible ; c’est pourquoi le Philosophe dit au deuxième livre de l’Éthique que « le sentiment du plaisir nous est transmis à tous depuis notre enfance et nous accompagne pour ainsi dire toute la vie » ; mais quant à la nature de l’individu, les péchés de l’irascible sont plus naturels. Et la raison en est que, si l’on considère le mouvement de l’appétit sensitif du côté de l’âme, c’est le concupiscible qui tend plus naturellement vers son objet, celui-ci étant par lui-même plus naturel et convenant : le concupiscible porte en effet sur la nourriture et la boisson, et les autres choses de ce genre par lesquelles la nature est conservée ; mais si l’on considère un tel mouvement du côté du corps, il se fait une plus grande transmutation et une plus grande commotion du tempérament corporel par le mouvement de colère que par celui de convoitise, pour parler communément et toutes proportions gardées. Voilà pourquoi le tempérament corporel, en lequel les enfants ressemblent le plus souvent à leurs parents, contribue davantage à la domination de la colère qu’à celle de la convoitise. Et pour cette raison, les enfants imitent plus leurs parents dans les péchés de colère que dans ceux de convoitise ; en effet, ce qui se tient du côté de l’âme se rapporte à l’espèce, mais ce qui vient d’un tempérament corporel déterminé se rapporte davantage à l’individu. Or le péché originel est le péché de toute la nature humaine. Il est donc clair que l’argument n’est pas concluant.

 

5° La corruption se produit en nous dans un ordre inverse de celui d’Adam, car l’âme, en Adam, a corrompu le corps, et la personne la nature, mais pour nous c’est l’inverse. Donc, bien que le péché d’Adam ait d’abord concerné l’irascible, en nous cependant la corruption regarde davantage le concupiscible.

 

Et videtur quod non.

 

Corruptio enim et infectio humanae naturae ex peccato originali venit. Peccatum autem originale est in essentia animae sicut in subiecto, ut a quibusdam dicitur, propter hoc quod ipsum anima contrahit ex coniunctione sui ad corpus, cui per essentiam suam coniungitur. Cum ergo essentiae animae omnes potentiae aequaliter appropinquent, utpote in ea radicatae, videtur quod infectio et corruptio non magis in concupiscibili quam in irascibili et aliis potentiis sit.

 

Praeterea, ex corruptione naturae in nobis est quaedam inclinatio ad peccatum. Sed peccata irascibilis sunt graviora quam concupiscibilis, quia secundum Gregorium [cf. Moral. XXXIII, 12], spiritualia peccata sunt maioris culpae quam carnalia. Ergo magis est corrupta irascibilis quam concupiscibilis.

 

Praeterea, ex corruptione naturae in nobis contingunt subiti animae motus. Sed motus irascibilis videntur esse magis subiti quam concupiscibilis : irascibilis enim movetur cum quadam virtute animi, concupiscibilis cum quadam animi mollitie. Ergo irascibilis est magis corrupta quam concupiscibilis.

Praeterea, huiusmodi corruptio et infectio de qua loquimur, est corruptio naturae, et per generationem traducta. Peccata autem irascibilis sunt magis naturalia et magis traducuntur a parentibus in filios quam peccata concupiscibilis, ut philosophus dicit in VII Ethicorum [l. 6 (1149 b 6)]. Ergo irascibilis est magis corrupta quam concupiscibilis.

 

Praeterea, corruptio in nobis provenit ex peccato primi parentis. Sed peccatum primi parentis fuit superbia sive elatio, quae est in irascibili. Ergo et in nobis est irascibilis magis corrupta quam concupiscibilis.

 

 

 

Sed contra. Ubi est maior turpitudo, ibi est maior corruptio et infectio. Sed secundum philosophum in VIII Ethic. [Ethic. VII, 6 (1149 b 1)], turpior est incontinens concupiscentiae quam incontinens irae. Ergo concupiscibilis est magis corrupta et infecta quam irascibilis.

 

Praeterea, ibi sumus magis corrupti ubi difficilius resistimus. Sed difficilius est repugnare contra voluptatem, quae ad concupiscibilem pertinet, quam contra iram ; ut patet per philosophum in II Ethic. [l. 3 (1105 a 7)]. Ergo in concupiscibili sumus magis corrupti quam in irascibili.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod corruptio et infectio peccati originalis hoc modo differunt : quod infectio pertinet ad culpam, corruptio ad poenam.

 

Culpa autem originalis dupliciter esse dicitur in aliqua potentia animae : uno modo essentialiter ; alio modo causaliter. Essentialiter quidem est vel in ipsa essentia animae, vel in parte intellectiva, ubi erat originalis iustitia, quae per peccatum originale privatur. Causaliter autem est in aliis potentiis quae attingunt actum generationis humanae, per quam originale peccatum traducitur : quem quidem attingit vis generativa sicut ipsum exequens ; vis concupiscibilis sicut ipsum imperans ratione delectationis ; sensus tactus sicut delectationem percipiens. Et ideo ista infectio attribuitur inter sensus tactui, inter appetitivas concupiscibili, inter omnes potentias animae generativae, quae dicitur esse infecta et corrupta.

 

Corruptio autem animae de qua loquimur consideranda est ad modum corruptionis corporalis. Quae quidem contingit ex hoc quod remoto continente singulae partes contrariae tendunt in id quod eis convenit secundum naturam, et sic fit corporis dissolutio. Similiter remota originali iustitia, per quam ratio inferiores vires continebat in statu innocentiae omnino sibi subiectas, vires inferiores singulae tendunt in id quod est eis proprium : scilicet concupiscibilis in delectationem, irascibilis in iram, et alia huiusmodi : unde philosophus in I Ethicor. [l. 20 (1102 b 18)]. comparat huiusmodi partes animae partibus corporis dissolutis. Sicut autem corruptio corporalis non dicitur esse in anima, qua recedente corpus dissolvitur, sed in corpore dissoluto ; ita huiusmodi corruptio est in viribus sensitivis, in quantum continentia rationis privatae in diversa feruntur ; non autem in ipsa ratione, nisi quatenus et ipsa propria perfectione privatur separata a Deo. Et ideo quantum aliqua inferiorum virium magis elongatur a ratione, tanto magis est corrupta. Et ideo cum irascibilis sit magis rationi propinqua quasi aliquid rationis in suo motu participans, secundum philosophum in VII Ethic. [l. 6 (1149 b 1)], minus erit corrupta irascibilis quam concupiscibilis.

 

Ad primum ergo dicendum, quod quamvis omnes potentiae in essentia animae radicentur, tamen quaedam per prius fluunt ab essentia animae quam aliae, et ad causam originalis diversam habitudinem habent : et sic non similiter est in omnibus corruptio et infectio originalis peccati.

 

Ad secundum dicendum, quod ex hoc ipso quod motus rationis magis participatur in irascibili, peccata irascibilis sunt graviora ; sed peccata concupiscibilis turpiora : ipsa enim discretio rationis culpam auget, sicut ignorantia culpam alleviat. Recessus autem a ratione, in qua tota dignitas humana consistit, ad turpitudinem pertinet : unde ex hoc ipso patet quod concupiscibilis est magis corrupta, utpote longius a ratione discedens.

 

Ad tertium dicendum, quod motus irascibilis et concupiscibilis dupliciter potest considerari : scilicet in appetendo et in exequendo. In appetendo quidem magis est subitus motus concupiscibilis quam irascibilis, quia irascibilis movetur quasi deliberando et conferendo vindictam intentam ad iniuriam receptam, quasi syllogizans, ut dicitur in VII Ethic. [l. 6 (1149 a 33)] ; sed concupiscibilis, ad solam apprehensionem delectabilis, movetur ad fruitionem delectabilis, ut ibi dicitur. Sed in exequendo motus irascibilis est magis subitus quam concupiscibilis ; quia irascibilis cum quadam fiducia et fortitudine agit, concupiscibilis vero cum quadam mollitie insidiose tendit ad propositum adipiscendum. Unde dicit philosophus in VII Ethicorum [cap. 7 (1149 b 14-17)], quod iracundus non est insidiator, sed manifestus ; concupiscentia vero insidiator ; et inducit versum Homeri, qui dixit, Venerem esse dolosam, et eius corrigiam variam, significans deceptionem qua Venus furatur intellectum etiam multum sapientis.

 

Ad quartum dicendum, quod aliquid dicitur esse naturale dupliciter : vel quantum ad naturam speciei, vel quantum ad naturam individui. Quantum autem ad naturam speciei peccata concupiscibilis sunt magis naturalia quam peccata irascibilis ; unde philosophus dicit in II Ethic. [cap. 2 (1105 a 1)], quod voluptas ex puero omnibus nobis committitur quasi contemporanea vitae. Sed quantum ad naturam individui sunt magis naturalia peccata irascibilis ; et hoc ideo quia si consideretur motus appetitus sensibilis ex parte animae, concupiscibilis naturalius tendit in suum obiectum, utpote magis naturale et conveniens secundum seipsum : est enim cibi et potus, et aliorum huiusmodi, per quae natura conservatur ; sed si consideretur huiusmodi motus ex parte corporis, maior transmutatio et commotio

corporalis complexionis fit ex motu irae quam concupiscentiae, communiter et proportionaliter loquendo. Et ideo complexio corporalis, in qua plerumque filii parentibus similantur, plus facit ad dominium irae quam ad dominium concupiscentiae. Et propter hoc in peccatis irae magis imitantur filii parentes quam in peccatis concupiscentiae : quod enim est ex parte animae, refertur ad speciem ; sed quod est ex determinata complexione corporis, pertinet magis ad individuum. Originale autem peccatum est peccatum totius humanae naturae. Unde patet quod ratio non sequitur.

 

 

Ad quintum dicendum, quod in nobis contrario ordine corruptio accidit et in Adam ; quia in Adam anima corrupit corpus, et persona naturam ; in nobis autem est e converso. Unde, quamvis peccatum Adae per prius pertinuerit ad irascibilem, tamen in nobis corruptio magis pertinet ad concupiscibilem.

 

 

 

 

 

 

Article 7 - LA SENSUALITÉ, EN CETTE VIE, PEUT-ELLE ÊTRE GUÉRIE DE LA CORRUPTION SUSDITE ?

(Septimo quaeritur utrum sensualitas in vita ista curari possit a corruptione praedicta.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° La corruption en question est appelée « foyer ». Or il est dit de la bienheureuse Vierge qu’elle fut, en cette vie, totalement délivrée du foyer, surtout après la conception du Fils de Dieu. La sensualité est donc guérissable en cette vie.

 

2° Tout ce qui obéit à la raison peut recevoir la rectitude de la raison. Or les puissances de la sensualité, que sont l’irascible et le concupiscible, obéissent à la raison, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. La sensualité peut donc recevoir la rectitude de la raison, et ainsi elle peut être guérie de la corruption contraire.

 

 

3° La vertu est opposée au péché. Or la vertu peut exister dans la sensualité : car, comme dit le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, « la tempérance et la force appartiennent aux parties irrationnelles ». La sensualité peut donc, en cette vie, être guérie de la corruption du péché.

 

4° Il appartient à la corruption de la sensualité qu’en procèdent des mouvements désordonnés, qui sont les mauvaises convoitises. Or l’homme tempérant n’a pas de telles convoitises, et en cela il diffère du continent, qui les a, mais ne les suit pas, comme on le voit clairement au septième livre de l’Éthique. La sensualité, en cette vie, peut donc être totalement guérie.

 

 

5° Si cette corruption est incurable, alors la raison en est soit du côté de celui qui soigne, soit du côté de la médecine, soit du côté de la maladie, soit du côté de la nature à guérir. Or ce n’est pas du côté de celui qui soigne, c’est-à-dire de Dieu, car il est tout-puissant ; ni du côté de la médecine car, comme il est dit en Rom. 5, 15, le don du Christ est plus fort que le péché d’Adam, par lequel une telle corruption a été introduite ; ni du côté de la maladie, car elle est contre nature, puisqu’elle n’a pas été établie dans la nature ; ni du côté de la nature : en effet, il serait utile que cette maladie se résorbe, puisqu’elle rend l’homme enclin au mal et lent à faire le bien. La sensualité, en cette vie, est donc guérissable.

 

En sens contraire :

 

1) La nécessité de mourir a pour conséquence la nécessité de pécher au moins véniellement. Or, en cette vie, la nécessité de mourir n’est pas ôtée. Donc la nécessité de pécher véniellement non plus ; ni, par conséquent, la corruption de la sensualité, dont provient la nécessité susdite.

 

2) Si la sensualité était guérissable en cette vie, elle serait surtout guérie par les sacrements de l’Église, qui sont des médications spirituelles. Or elle demeure encore après la réception des sacrements, comme l’expé­rience le fait clairement voir. La sensualité n’est donc pas guérissable en cette vie.

 

Réponse :

 

La sensualité, en cette vie, ne peut être guérie que par un miracle. Et la raison en est que ce qui est naturel ne peut être modifié que par une force surnaturelle. Or une telle corruption, dont on dit qu’elle corrompt les parties de l’âme, suit en quelque sorte l’inclination de la nature. En effet, s’il fut accordé à l’homme dans son premier état que la raison contînt totalement les puissances inférieures, et l’âme le corps, ce ne fut pas en vertu des principes naturels, mais en vertu de la justice originelle ajoutée par la libéralité divine. Or, quand cette justice eut été abolie par le péché, l’homme revint à l’état qui lui convenait d’après ses principes naturels ; c’est pourquoi Denys dit, au troisième chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique, que la nature humaine, par le péché, « a été justement conduite à une fin qui rappelât son principe ». Donc, de même que l’homme meurt naturellement et ne peut être ramené à l’immortalité que miraculeusement, de même le concupiscible tend naturellement vers l’objet délectable – et l’irascible vers l’objet ardu – en dehors de l’ordre de la raison. Que cette corruption se résorbe ne peut donc avoir lieu que miraculeusement, par l’action d’une force surnaturelle.

 

Réponse aux objections :

 

1° C’est miraculeusement que la bienheureuse Vierge fut délivrée du foyer.

 

 

2° L’irascible et le concupiscible obéissent à la raison, en tant que leurs mouvements sont ou ordonnés ou réprimés par la raison ; non cependant de telle façon que leur inclination soit totalement ôtée.

 

 

3° La vertu existant dans l’irascible et le concupiscible ne s’oppose pas à la corruption en question, et c’est pourquoi elle ne l’ôte pas totalement ; mais elle s’oppose à la prédominance de l’inclination des puissances susdites vers leurs objets, et cela est ôté par la vertu.

 

 

4° L’homme tempérant, suivant le Philosophe, est entièrement exempt non pas des convoitises, mais des convoitises véhémentes, telles qu’elles peuvent exister chez le continent.

 

5° De toutes ces quatre choses il résulte que la sensualité n’est pas guérie en cette vie. En effet, bien que Dieu soit lui-même capable de guérir, il a cependant disposé selon l’ordre de sa sagesse que l’on ne serait pas guéri en cette vie. Semblablement, bien que le don de la grâce qui nous est conféré par le Christ soit plus efficace que le péché du premier homme, il n’est cependant pas ordonné à écarter la corruption susdite, qui appartient à la nature, mais à écarter la faute de la personne. De même, bien qu’une telle corruption soit contre l’état de la nature dans son institution première, elle accompagne cependant les principes de la nature abandonnée à elle-même. Il est également utile à l’homme, pour éviter le vice de la superbe, que l’infirmité de la sensualité demeure ; II Cor. 12, 7 : « De crainte que l’excellence de ces révélations ne vînt à m’enfler d’orgueil, il m’a été mis une écharde dans ma chair » ; voilà pourquoi cette infirmité demeure en l’homme après le baptême, de même qu’un sage médecin laisse non guérie une maladie que l’on ne pourrait soigner sans risquer une maladie plus grave.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia praedicta corruptio vocatur fomes. Dicitur autem de beata Virgine, quod in hac vita fuit totaliter a fomite liberata, praecipue post conceptionem filii Dei. Ergo sensualitas in hac vita est curabilis.

 

Praeterea, omne illud quod obedit rationi, est susceptivum rectitudinis rationis. Sed vires sensualitatis, scilicet irascibilis et concupiscibilis, obediunt rationi, ut ex dictis [art. 4 huius quaest.] patet. Ergo sensualitas est receptiva rectitudinis rationis, et ita potest a contraria corruptione curari.

 

Praeterea, virtus opponitur peccato. Sed in sensualitate potest esse virtus : ut enim philosophus dicit in III Ethic. [l. 19 (1117 b 23)], temperantia et fortitudo sunt irrationabilium partium. Ergo sensualitas in hac vita potest curari a corruptione peccati.

 

Praeterea, ad corruptionem sensualitatis pertinet quod ex ea motus inordinati procedant, qui sunt concupiscentiae pravae. Sed temperatus non habet huiusmodi concupiscentias ; in quo differt a continente, qui eas habet, sed non sequitur, ut patet in VII Ethic. [l. 9 (1152 a 1)]. Ergo sensualitas in hac vita potest totaliter curari.

 

Praeterea, si corruptio ista est incurabilis : aut est ex parte curantis, aut ex parte medicinae, aut ex parte morbi, aut ex parte naturae sanandae. Sed non est ex parte curantis, scilicet Dei, quia omnipotens est ; nec ex parte medicinae, quia, ut dicitur Rom. V, donum Christi est virtuosius quam peccatum Adae, quo corruptio huiusmodi est inducta ; nec ex parte morbi, quia est contra naturam, cum in natura instituta non fuerit ; nec ex parte naturae : utile enim esset hanc infirmitatem removeri, cum ex ea sit homo pronus ad malum, et tardus ad bonum. Ergo sensualitas, in hac vita est curabilis.

 

 

 

Sed contra. Necessitas peccandi, saltem venialiter, consequitur necessitatem moriendi. Sed in hac vita necessitas moriendi non tollitur. Ergo nec necessitas peccandi venialiter ; et sic nec corruptio sensualitatis, ex qua praedicta necessitas venit.

 

Praeterea, si sensualitas curabilis esset in hac vita, maxime per sacramenta Ecclesiae curaretur, quae sunt medicinae spirituales. Sed adhuc post sacramenta suscepta manet, ut experimento patet. Ergo sensualitas non est curabilis in hac vita.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod sensualitas in hac vita curari non potest nisi per miraculum. Cuius ratio est, quia id quod est naturale, non potest permutari nisi a virtute supernaturali. Huiusmodi autem corruptio qua partes animae dicuntur corruptae, sequitur quodammodo inclinationem naturae. Quod enim homini in primo statu collatum fuit ut ratio totaliter inferiores vires contineret, et anima corpus, non fuit ex virtute principiorum naturalium, sed ex virtute originalis iustitiae ex divina liberalitate superadditae. Qua quidem iustitia per peccatum sublata, homo rediit ad statum convenientem sibi per principia sua naturalia ; unde dicit Dionysius, in Ecclesiast. Hierarch. III cap. [pars 3, § 11], quod per peccatum natura humana ad principii consequentem merito ducta est finem. Sicut ergo naturaliter homo moritur, nec ad immortalitatem reduci potest nisi miraculose ; ita naturaliter concupiscibilis tendit in delectabile, et irascibilis in arduum, praeter ordinem rationis. Unde quod ista corruptio removeatur, non potest esse nisi miraculose virtute supernaturali faciente.

 

Ad primum ergo dicendum, quod beata Virgo a fomite liberata fuit miraculose.

 

Ad secundum dicendum, quod irascibilis et concupiscibilis obediunt rationi, in quantum motus earum vel ordinantur vel comprimuntur per rationem ; non tamen ita quod totaliter inclinatio earum tollatur.

 

Ad tertium dicendum, quod virtus in irascibili et concupiscibili existens non contrariatur corruptioni praedictae, unde totaliter eam non tollit ; contrariatur autem superexcellentiae inclinationis praedictarum virium in sua obiecta ; et hoc per virtutem tollitur.

 

Ad quartum dicendum, quod temperatus, secundum philosophum, non caret omnino concupiscentiis, sed concupiscentiis vehementibus, quales possunt inesse continenti.

 

Ad quintum dicendum, quod ex parte illorum omnium quatuor contingit quod sensualitas in hac vita non curetur. Ipse enim Deus quamvis

sit potens curare, tamen secundum

ordinem suae sapientiae disposuit ut non curetur in hac vita. Similiter donum gratiae, quod per Christum nobis confertur, quamvis sit efficacius quam peccatum primi hominis, non tamen ordinatur ad removendam corruptionem praedictam, quae est naturae, sed ad removendam culpam personae. Similiter huiusmodi corruptio quamvis sit contra statum naturae primitus institutae, est tamen consequens principia naturae sibi relictae. Est etiam homini utile ad vitandum elationis vitium, ut sensualitatis infirmitas maneat ; II Corinth., cap. XII, 7 : ne magnitudo revelationum extollat me, datus est mihi stimulus carnis meae : et ideo post Baptismum remanet haec infirmitas in homine ; sicut sapiens medicus dimittit aliquem morbum non curatum, qui non posset curari sine periculo maioris morbi.

D

 

 

 

 

 

Question 26 ─ LES PASSIONS DE L’ÂME

 

 

LA QUESTION PORTE

SUR LES PASSIONS DE L’ÂME.

 

Article 1 : Comment l’âme séparée du corps souffre-t-elle ?

Article 2 : Comment l’âme unie au corps subit-elle ?

Article 3 : La passion est-elle seulement dans la puissance appétitive sensitive ?

Article 4 : Qu’est-ce qui fonde la contrariété et la diversité, parmi les passions de l’âme ?

Article 5 : L’espoir, la crainte, la joie et la tristesse sont-elles les quatre passions principales de l’âme ?

Article 6 : Méritons-nous par les passions ?

Article 7 : La passion accompagnant le mérite diminue-t-elle le mérite ?

Article 8 : Y eut-il de telles passions dans le Christ ?

Article 9 : La passion de douleur fut-elle dans l’âme du Christ quant à la raison supérieure ?

Article 10 : La douleur de la Passion qui était dans la raison supérieure du Christ empêchait-elle la joie de la fruition, et vice versa ?

Quaestio est

de passionibus animae.

 

Et primo quaeritur, qualiter anima separata a corpore patiatur.

Secundo quomodo anima coniuncta corpori patiatur.

Tertio utrum passio sit tantum in appetitiva sensitiva.

Quarto secundum quid attendatur contrarietas et diversitas inter animae passiones.

Quinto utrum spes, timor, gaudium et tristitia sint quatuor principales animae passiones.

Sexto utrum passionibus mereamur.

Septimo utrum passio adiuncta merito diminuat aliquid de merito.

Octavo utrum huiusmodi passiones fuerint in Christo.

Nono utrum passio doloris fuerit in anima Christi quantum ad superiorem rationem.

Decimo utrum per dolorem passionis, qui erat in superiori ratione Christi, impediretur gaudium fruitionis, et e converso.

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse au tome I, p. 100)

 

Comment l’âme subit :

     L’âme séparée peut être retenue et liée surnaturellement

par un feu corporel (art. 1)

     La passion du corps affecte l’âme par accident, de deux façons (2)

     La passion de l’âme est seulement dans l’appétitive sensitive (3)

 

Distinction des passions :

     distinctions générique, spécifique et accidentelle (4)

     Joie, tristesse, espoir et crainte sont les passions principales (5)

 

Passion et mérite :

     Au sens propre du mérite,

la passion ne nous fait mériter que par accident (6)

     La passion qui précède la volonté diminue le mérite,

         celle qui la suit augmente le mérite (7)

 

Le Christ et la passion :

     Il y eut de vraies passions dans le Christ,

         mais elles suivaient le dictamen de la raison (8)

     Sa raison supérieure fut atteinte par la douleur corporelle,

         non par la tristesse animale (9)

     La douleur affectait sa raison supérieure par accident,

         mais la joie béatifique, par soi (10)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

 

Art. 1 : Super Sent. IV, d. 44, q. 3, a. 3, qc. 3 ; Quodl. VII, q. 5, a. 3 ; Cont. Gent. IV, cap. 90 ; De anima, a. 6, ad 7 et a. 21 ; Sum. Th. I, q. 64, a. 4, ad 1 et Suppl. q. 70, a. 3 ; Comp. theol., cap. 180 ; De spir. creat., a. 1, ad 20 ; Quodl. II, q. 7, a. 1 et III, q. 10, a. 1.

 

Art. 2 : Super Sent. III, d. 15, q. 2, a. 1, qc. 2 ; Sum. Th. I-II, q. 22, a. 1.

 

Art. 3 : Super Sent. III, d. 15, q. 12, a. 1, qc. 2 et IV, d. 49, q. 3, a. 1, qc. 2, ad 1 ; Super Dion. De div. nom., cap. 2, l. 4 ; Sum. Th. I, q. 20, a. 1, ad 1 et I-II, q. 22, a. 2 et 3 ; Super Ethic. II, l. 5.

 

Art. 4 : Super Sent. III, d. 26, q. 1, a. 3 ; Sum. Th. I-II, q. 23 ; Super Ethic. II, l. 5.

 

Art. 5 : Super Sent. III, d. 26, q. 1, a. 4 ; Sum. Th. I-II, q. 25, a. 4 et q. 84, a. 4, ad 2 ; ibid. II-II, q. 141, a. 7, ad 3.

 

Art. 6 : Super Sent. II, d. 36, a. 2 ; De malo, q. 10, a. 1, ad 1 et q. 12, a. 1 ; Sum. Th. I-II, q. 24.

 

Art. 7 : De malo, q. 3, a. 11 ; ibid. q. 12, a. 1 ; Sum. Th. I-II, q. 24, a. 3.

 

Art. 8 : Super Sent. III, d. 13, q. 1, a. 2, qc. 1, ad 2 ; ibid. d. 15, q. 2, a. 1, qc. 3 et a. 3, expos. textus ; ibid. d. 33, expos. textus ; Comp. theol., cap. 232 ; Lect. super Matth., cap. 26 ; Sum. Th. III, q. 15, a. 4-9 ; Lect. super Ioh., cap. 12, l. 5 et cap. 13, l. 4.

 

Art. 9 : Super Sent. III, d. 15, q. 2, a. 1, qc. 3 et a. 3, qc. 2 ; Quodl. VII, q. 2 ; Comp. theol., cap. 232 ; Sum. Th. III, q. 15, a. 5 et q. 46, a. 7.

 

Art. 10 : Super Sent. III, d. 15, q. 2, a. 3, qc. 2, ad 5 ; supra q. 10, a. 11, ad 3 ; Quodl. VII, q. 2 ; Comp. theol., cap. 232 ; Sum. Th. III, q. 46, a. 8.

 

 

 

 

Article 1 - COMMENT L’ÂME SÉPARÉE DU CORPS SOUFFRE-T-ELLE ?

(Et primo quaeritur qualiter anima separata a corpore patiatur.)

 

 

Il semble qu’elle ne subisse pas un feu corporel.

 

1° Saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral : « ce qui agit l’emporte sur ce qui subit ». Or l’âme l’emporte sur n’importe quel corps. Elle ne peut donc pas subir un feu corporel.

 

 

2° [Le répondant] disait que le feu agit sur l’âme en tant qu’il est l’instrument de

la divine justice vengeresse. En sens contraire : l’instrument n’accomplit l’action instrumentale qu’en exerçant une action naturelle, de même que l’eau du baptême sanctifie l’âme en lavant le corps, et que la scie fait un banc en coupant le bois. Or le feu ne peut avoir aucune action naturelle à l’égard de l’âme comme instrument de la divine justice. Donc, etc.

 

 

3° [Le répondant] disait que l’action naturelle du feu est de brûler, et qu’ainsi il agit naturellement sur l’âme en tant qu’elle porte avec soi des choses qui peuvent être brûlées. En sens contraire : les choses qui peuvent être brûlées, dont on dit que l’âme les porte avec soi, ce sont les péchés, auxquels ne s’oppose pas le feu corporel. Puis donc que toute action naturelle existe en raison d’une contrariété, il semble que l’âme ne puisse pas subir un feu corporel en tant qu’elle porte avec soi des choses qui peuvent être brûlées.

 

 

4° Saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral : « Ce qui affecte les âmes en bien ou en mal, au sortir du corps, n’est pas chose corporelle, mais seulement semblable aux choses corporelles. » Le feu par lequel l’âme séparée est punie n’est donc pas corporel.

 

5° Saint Jean Damascène dit à la fin du quatrième livre : « Le diable, ses démons et son homme à lui, l’Antéchrist, avec les impies et les pécheurs, seront livrés au feu éternel, non pas un feu matériel comme le nôtre, mais celui que Dieu connaît. » Or tout feu corporel est matériel. Le feu que subit l’âme séparée n’est donc pas corporel.

 

 

 

6° [Le répondant] disait que ce feu corporel afflige l’âme en tant qu’il est vu par elle, comme dit saint Grégoire au quatrième livre des Dialogues : « elle souffre du feu parce qu’elle le voit » ; et ainsi, ce qui afflige immédiatement l’âme n’est pas un corps, mais la ressemblance du corps appréhendée. En sens contraire : la vision, parce qu’elle est vue, est la perfection de celui qui voit. Donc, dès lors qu’elle est vue, elle amène sur celui qui voit non pas l’affliction, mais plutôt la délectation. Si donc une chose vue afflige, ce sera en tant qu’elle est nocive à autrui. Or le feu ne peut pas affliger l’âme en agissant sur elle, comme on l’a montré. L’âme ne souffre donc pas non plus du feu parce qu’elle le voit.

 

7° Il y a une proportion entre l’agent et le patient. Or il n’y a aucune proportion entre l’incorporel et le corps. Puis donc que l’âme est incorporelle, elle ne peut pas subir un feu corporel.

 

8° Si le feu corporel n’agit pas naturellement sur l’âme, il est nécessaire que cela ait lieu par quelque vertu surajoutée. Cette vertu est donc soit corporelle, soit spirituelle. Elle ne peut pas être spirituelle, car la réalité corporelle ne peut recevoir la vertu spirituelle. Et si elle est corporelle, puisque l’âme l’emporte sur toute vertu corporelle, le feu ne pourra pas agir sur elle par cette vertu. L’âme ne peut donc subir ni naturellement ni surnaturellement.

 

 

 

9° [Le répondant] disait que l’âme, par le péché, est rendue moins noble que la créa­ture corporelle. En sens contraire : saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion que « la substance vivante est plus digne que n’importe quelle substance non vivante ». Or l’âme rationnelle, après le péché, reste encore vivante d’une vie naturelle. Elle n’est donc pas rendue moins digne que le feu corporel, qui est une substance non vivante.

 

10° Si ce feu corporel afflige l’âme, ce n’est qu’en tant qu’il est appréhendé ou senti comme nuisible. Or une chose nuit parce qu’elle ôte quelque chose ; c’est pourquoi saint Augustin dit que « si le mal nuit, c’est parce qu’il enlève un bien ». Or le feu corporel ne peut rien enlever à l’âme. Il ne peut donc pas l’affliger.

 

 

 

11° [Le répondant] disait qu’il ôte la gloire de la vision de Dieu. En sens contraire : les enfants qui sont damnés pour le seul péché originel, n’ont pas la vision de Dieu. Si donc le feu corporel n’enlève rien d’autre aux damnés, la peine de ceux qui sont punis en enfer pour des péchés actuels ne sera pas plus grande que celle des enfants qui sont punis dans les limbes ; ce qui va contre saint Augustin.

12° Tout ce qui agit sur une autre chose, imprime sur elle la ressemblance de sa forme, par laquelle il agit. Or le feu agit par la chaleur. Puis donc que l’âme ne peut être chauffée, il semble qu’elle ne puisse pas subir le feu.

 

13° Dieu est plus enclin à faire miséricorde qu’à punir. Or, les instruments de la divine miséricorde, c’est-à-dire les sacrements, n’aident pas l’homme non volontaire et qui résiste, surtout s’il est adulte. Donc, par l’instrument de la divine justice qu’est le feu corporel, l’âme ne recevra pas de peine malgré elle. Or il est clair qu’elle n’en reçoit pas volontairement. L’âme n’est donc en aucune façon punie par le feu corporel.

 

 

 

14° Tout ce qui subit quelque chose, est en quelque sorte mû par lui. Or selon aucune espèce de mouvement l’âme ne peut être mue par le feu corporel, comme on le voit clairement par induction. L’âme ne peut donc pas subir un feu corporel.

 

 

15° Tout ce qui subit quelque chose, a une matière en commun avec lui, comme le montre Boèce au livre sur les deux natures et l’unique Personne du Christ. Or l’âme et le feu corporel n’ont pas de matière commune. L’âme ne peut donc pas subir un feu corporel.

 

En sens contraire :

 

1) En Lc 16, 24, le riche placé en enfer seulement quant à son âme dit : « Je suis torturé dans cette flamme. »

 

 

2) Saint Grégoire s’exprime ainsi au quinzième livre des Moralia : « Le feu de l’enfer étant corporel, brûle les corps des réprouvés qui y sont envoyés, sans qu’on prenne soin ni de l’allumer, ni de lui fournir aucune matière pour son aliment ; mais créé une fois pour toutes, il dure sans jamais s’éteindre : il n’a besoin ni qu’on l’allume ni qu’on ranime son ardeur. »

 

3) Cassiodore dit au livre sur l’Âme que l’âme séparée du corps entend et voit par ses sens plus efficacement que lorsqu’elle est dans le corps. Or, lorsqu’elle est dans le corps, elle est affligée par quelque corps parce qu’elle le sent. Donc à bien plus forte raison quand elle est séparée du corps.

 

 

4) De même que l’âme est incorporelle, de même les démons aussi. Or les démons subissent un feu corporel, comme on le voit clairement en Mt 25, 41 : « Maudits, allez au feu éternel. » Donc l’âme séparée aussi.

 

 

5) La justification de l’âme est une plus grande chose que sa punition. Or, des réa­lités corporelles agissent sur l’âme pour sa justification, en tant qu’elles sont des instruments de la divine miséricorde, comme c’est manifestement le cas des sacrements de l’Église. Des réalités corporelles peuvent donc agir sur l’âme pour sa punition, en tant qu’elles sont des instruments de la divine justice.

 

6) Le moins noble peut subir le plus noble. Or le feu corporel est plus noble que l’âme du damné. Les âmes des damnés peuvent donc subir un feu corporel. Preuve de la mineure : tout étant est plus noble qu’un non-étant. Or le non-être est plus noble que l’être de l’âme des damnés, comme on le voit clairement en Mt 26, 24 : « Mieux vaudrait pour lui que cet homme-là ne fût pas né. » Tout étant est donc plus noble que l’âme damnée, et par conséquent le feu corporel aussi.

 

Réponse :

 

Pour voir clairement la réponse à cette question et aux suivantes, il est nécessaire de savoir ce qu’est proprement la passion. Ainsi, il faut savoir que le nom de passion se prend de deux façons : communément, et proprement. Communément, le nom de passion désigne la réception de quelque chose d’une quelconque façon ; et en cela, on suit la signification du vocable, car « passion » vient du grec patin, qui signifie recevoir. Mais l’on parle proprement de passion, en tant que l’action et la passion consistent en un mouvement, c’est-à-dire en tant qu’une chose est reçue dans le patient par voie de mouvement. Et parce que tout mouvement s’établit entre des contraires, il est nécessaire que ce qui est reçu dans le patient soit contraire à une chose qui est abandonnée par le patient. Or, du point de vue de ce qui est reçu dans le patient, le patient est rendu semblable à l’agent ; et de là vient que, si l’on prend la passion au sens propre, l’agent s’oppose au patient, et « toute passion en devenant plus intense défait la substance ». Or une telle passion est seulement selon le mouvement d’alté­ration. Car dans le mouvement local, ce n’est pas une chose immobile qui est reçue, mais le mobile lui-même qui est reçu en un lieu. Dans le mouvement d’aug­mentation et de diminution, ce n’est pas la forme qui est reçue ou abandonnée, mais quelque chose de substantiel, par exemple l’aliment, dont l’addition ou la soustraction a pour conséquence la grandeur ou la petitesse de la quantité. Dans la génération et la corruption, il n’y a de mouvement et de contrariété qu’en raison d’une altération précédente. Et ainsi, c’est seulement se-

lon l’altération qu’il y a proprement une

passion, selon laquelle une forme contraire est reçue et l’autre chassée. Donc, parce que l’action proprement dite s’accompagne d’un certain rejet, le patient étant transmué d’une qualité antérieure vers une contraire, le nom de passion prend un sens plus large dans le langage usuel, de sorte que l’on parle de passion pour celui qui est d’une façon quelconque empêché d’avoir ce qui lui revenait ; comme si nous disions que le grave « subit » du fait qu’il est empêché de se mouvoir vers le bas, et que l’homme « subit » si on l’empêche de faire sa volonté.

 

Ainsi, la passion dans sa première acception se trouve dans l’âme et en n’importe quelle créature, puisque toute créature est mêlée de potentialité, et que, pour cette raison, toute créature subsistante est réceptive de quelque chose. Mais la passion dans sa seconde acception ne se rencontre que là où il y a mouvement et contrariété. Or le mouvement ne se trouve que dans les corps, et la contrariété des formes ou des qualités, dans les seules réalités soumises à la génération et à la corruption. Par conséquent, seules de telles choses peuvent proprement subir de cette façon. C’est pourquoi l’âme, étant incorporelle, ne peut subir de cette façon ; et même si elle reçoit quelque chose, cela ne se fait cependant pas

par transmutation d’un contraire à son contraire, mais par simple influx de l’agent, comme l’air est éclairé par le soleil. Enfin, de la troisième façon, en laquelle le nom de passion est pris métaphoriquement, l’âme peut subir dans la mesure où son opération peut être empêchée.

 

Certains, donc, remarquant que la passion ne peut exister proprement dans l’âme, prétendirent que tout ce qui est dit dans les Écritures sur les peines corporelles des damnés devait s’entendre métaphoriquement : ainsi, au moyen de telles peines corporelles connues parmi nous seraient signifiées les afflictions spirituelles dont les esprits damnés sont punis ; comme, à l’inverse, au moyen des délectations corporelles promises dans les Écritures nous comprenons les délectations spirituelles des bienheureux. Et une telle opinion semble avoir été celle d’Origène et d’Algazel. Mais, parce qu’en croyant à la résurrection nous ne croyons pas seulement qu’il y aura plus tard une peine des esprits, mais aussi des corps, et que les corps ne peuvent être punis que d’une peine corporelle, la même peine est due aux hommes après la résurrection et aux esprits, comme on le voit clairement en Mt 25, 41, où il est dit : « Maudits, allez au feu éternel, etc. » Voilà pourquoi il est nécessaire de dire, comme le prouve saint Augustin au vingt et unième livre de la Cité de Dieu, que les esprits eux-mêmes sont affectés en quelque façon de peines corporelles. Et il n’en va pas de la gloire des bienheureux comme de la peine des damnés : car les bienheureux sont élevés à ce qui dépasse leur nature, et c’est pourquoi ils sont béatifiés par la jouissance de la divinité, au lieu que les damnés sont abaissés vers ce qui est au-dessous d’eux, et c’est pourquoi ils sont punis de tourments corporels.

 

Aussi d’autres ont-ils affirmé que l’âme séparée sera assurément affectée de quelques peines, non corporelles toutefois, mais semblables aux corporelles ; à ces peines ressemblent celles qui affligent les dormeurs. Et tel semble avoir été le sentiment de saint Augustin, au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, et d’Avicenne. Mais il ne peut en être ainsi. En effet, de telles ressemblances de corps ne peuvent être des ressemblances intelligibles, car ces dernières sont universelles, et leur considération apporterait à l’âme non pas une affliction, mais plutôt la joie qui se trouve dans la considération de la vérité. Il est donc nécessaire de comprendre cela de ressemblances imaginatives, qui évidemment ne peuvent exister que dans un organe corporel, comme le Philosophe le prouve. Mais cela fait bien sûr défaut et à l’âme séparée et aux esprits des démons.

 

C’est pourquoi d’autres disent que l’âme séparée souffre de la part des corps eux-mêmes. Mais comment cela est possible, les différents auteurs l’indiquent de diverses façons.

 

Certains disent que l’âme séparée use de ses sens ; ainsi, en sentant le feu corporel, elle est punie par le feu. Et c’est ce que saint Grégoire paraît dire au quatrième livre des Dialogues : que « l’âme souffre du feu parce qu’elle le voit ». Mais cela ne semble pas vrai. D’abord, parce que les actes des puissances sensitives ne peuvent exister que moyennant des organes corporels ; sinon les âmes sensitives des bêtes seraient incorruptibles, capables qu’elles seraient d’avoir des opérations par elles-mêmes. Ensuite parce que, supposé que les âmes séparées sentent, elles ne pourraient cependant pas être affligées par les réalités sensibles : car le sensible est la perfection de celui qui sent en tant que tel, comme l’intelligible pour celui qui pense. Une chose sentie ou pensée n’apporte donc pas de douleur ou de tristesse en tant que telle, mais en tant qu’elle est nuisible ou qu’elle est appréhendée comme nuisible. Il est donc nécessaire de trouver la façon dont le feu pourrait être nuisible à l’âme séparée. Et ce ne peut être ce que certains disent : que, bien que ce feu corporel ne puisse être nuisible à l’esprit, il peut cependant être appréhendé comme nuisible, ce qui semble en accord avec ce que dit saint Grégoire au quatrième livre des Dialogues : « parce que le diable se voit brûler, il brûle ». En effet, il n’est pas probable que les démons, qui ont une excellente pénétration d’esprit, ne connaissent pas leur nature et celle du feu corporel bien mieux que nous, mais croient faussement que le feu corporel peut leur nuire. C’est pourquoi il faut dire que c’est vraiment, et pas seulement selon l’appa­rence, qu’ils sont affligés par un feu corporel ; et c’est ce que dit saint Grégoire au quatrième livre des Dialogues : « De l’Évan­gile nous pouvons tirer que l’âme subit son incendie non seulement en voyant, mais par une expérience. »

 

 

Et quelques-uns en déterminent ainsi le mode : ils disent que le feu corporel, en tant qu’instrument de la divine justice, peut agir sur l’âme, quoiqu’il ne le puisse pas selon sa nature. Il est en effet de nombreuses choses qui ne suffisent pas à exercer un effet par leur propre nature, mais qui le peuvent en tant qu’instruments d’un autre agent ; par exemple, le feu élémentaire ne suffit à générer la chair que comme instrument de la puissance nutritive. Mais cela ne semble pas suffisant : car l’instrument n’effectue cette action qui dépasse sa nature propre, qu’en exerçant quelque action connaturelle, comme on l’a dit dans une objection. Il est donc nécessaire de trouver une façon dont l’âme subit en quelque sorte naturellement un feu corporel.

 

 

 

Et voici comment cela peut être compris. Il se produit de deux façons que la substance corporelle soit unie à un corps : d’abord comme forme, en tant qu’elle vivifie le corps, ensuite comme le moteur est uni au mobile, ou comme l’occupant d’un lieu est uni à ce lieu, par quelque opération ou par quelque relation. Mais parce que la forme et ce dont elle est la forme ont un être unique, l’union de la substance spirituelle à la corporelle à la façon d’une forme est une union quant à l’être. Or l’être d’aucune réalité n’est soumis à son pouvoir ; voilà pourquoi il n’est pas au pouvoir de la substance spirituelle d’être unie au corps ou d’en être séparé à la façon d’une forme : cela est réa­lisé par la loi de la nature ou par la vertu divine. Mais, parce que l’opération de la réalité est au pouvoir de celui qui opère volontairement, il est au pouvoir de la nature spirituelle d’être unie au corps à la façon d’un moteur ou de l’occupant d’un lieu, et d’en être séparé, suivant l’ordre de la nature ; mais que la substance spirituelle, unie de cette façon à la corporelle, soit retenue et empêchée par elle, et lui soit quasiment liée, est au-dessus de la nature. Ce feu corporel agissant comme instrument de la divine justice fait donc quelque chose qui dépasse la force de la nature, à savoir, retenir l’âme, ou la lier ; mais l’union elle-même selon le mode susdit est naturelle.

 

Et ainsi, l’âme subit un feu corporel de la troisième façon susmentionnée, comme tout ce qui est empêché d’avoir son action propre ou autre chose qui lui revient, nous disons qu’il « subit » ; et saint Augustin mentionne cette façon de subir au vingt et unième livre de la Cité de Dieu, en ces termes : « Pourquoi ne dirions-nous pas que les esprits incorporels puissent être affligés de la peine d’un feu corporel, en des modes réels, quoique merveilleux, si les esprits des hommes, incorporels assurément eux aussi, ont pu à présent être enfermés dans des membres corporels et pourront alors être rivés à leurs propres corps par des chaînes indissolubles. […] Ils adhéreront donc, ces esprits incorporels des démons, à des feux corporels pour en être torturés ; non que ces feux auxquels ils adhéreront reçoivent un souffle de vie par cette jointure et en deviennent des êtres animés […], mais dans cette étreinte d’un genre merveilleux et inexprimable, ils recevront du feu leur châtiment sans donner la vie au feu. » Saint Grégoire exprime ce mode au quatrième livre des Dialogues en ces termes : « Si la Vérité dépeint le riche pécheur damné dans les flammes, quel sage pourrait nier que les âmes des réprouvés soient prisonnières des flammes ? »

 

Réponse aux objections :

 

1° Il est nécessaire que l’agent l’emporte sur le patient non pas dans l’absolu, mais en tant qu’il est agent ; et ainsi le feu, en tant qu’il agit sur l’âme comme l’instrument de la divine justice, l’emporte sur l’âme, mais non dans l’absolu.

 

 

 

2° Dans cette passion et cette action, il y a quelque chose de naturel, comme on l’a dit.

 

 

3° Cette objection vaut pour la passion dans sa deuxième acception, celle qui a lieu par contrariété de formes ; et ce ne peut être ici le cas.

 

 

4° Sur ce point, saint Augustin ne détermine rien expressément au douzième livre sur la Genèse au sens littéral ; mais il parle sur le mode du doute, en enquêtant. C’est pourquoi il ne dit pas absolument que ce qui affecte les âmes séparées « n’est pas chose corporelle mais seulement semblable aux choses corporelles », mais il parle sous condition, à savoir que, si cette chose était telle, les âmes pourraient cependant être affectées par elle soit de joie, soit de tristesse. Et semblablement, ce qu’il dit, à savoir que « l’âme n’est emportée en quelque lieu corporel qu’avec une sorte de corps », il le dit avec disjonction, ajoutant : « ou n’y est pas emportée selon un mouvement local », c’est-à-dire par commensuration au lieu.

 

5° Dans la peine de l’âme séparée, on doit considérer deux choses : l’affligeant premier et l’affligeant prochain. L’affligeant premier est le feu corporel lui-même, qui retient l’âme de la façon susdite ; mais cela n’ap­porterait pas de tristesse à l’âme si ce n’était appréhendé par elle. Aussi l’affli­geant prochain est-il le feu même qui retient, mais appréhendé ; et ce feu n’est pas matériel, mais spirituel ; et la parole de saint Jean Damascène peut ainsi se vérifier. Ou bien l’on peut dire qu’il le dit non matériel, en tant qu’il ne punit pas l’âme en agissant matériellement, comme il punit les corps.

 

 

6° Ce feu est appréhendé comme nuisible, en tant qu’il est retenant ou liant ; et ainsi, sa vision peut être afflictive.

 

 

7° Entre le spirituel et le corporel, il n’y a certes pas de proportion, si l’on prend « proportion » au sens propre, suivant une relation déterminée entre deux quantités dimensives ou deux quantités virtuelles, comme deux corps sont proportionnés entre eux en dimension et en vertu : en effet, la vertu de la substance spirituelle n’est pas du même genre que la vertu corporelle. Cependant, si l’on prend « proportion » au sens large d’une relation quelconque, alors il y a une proportion entre le spirituel et le corporel, grâce à laquelle le spirituel peut agir naturellement sur le corporel, quoique l’inverse ne soit pas possible, sauf par la force divine.

 

 

8° L’instrument exerce une action instrumentale, en tant qu’il est mû par l’agent principal, et par ce mouvement il participe de la vertu de l’agent principal en quelque façon ; mais non en sorte que cette vertu soit dans l’instrument selon son être parfait, car le mouvement est un acte imparfait. Or l’objection procède comme si une vertu parfaite était requise dans l’instru­ment pour qu’il exerce une action instrumentale.

 

 

9° L’âme pécheresse est, dans l’absolu, plus noble par sa nature que n’importe quelle vertu corporelle ; mais par la faute, elle est rendue moins noble que le feu corporel, non pas dans l’absolu, mais en tant qu’il est l’instrument de la divine justice.

 

 

10° Ce feu nuit à l’âme, non en sorte qu’il lui enlève quelque forme absolument inhérente, mais en tant qu’il empêche l’action de sa substance, comme on l’a dit, en la retenant.

 

 

11° Pour les enfants, à cause d’un manque de grâce, il y a seulement l’absence de la vision de Dieu, sans rien de contraire qui l’empêche activement ; mais les damnés en enfer sont non seulement privés de la vision de Dieu à cause du manque de grâce, mais encore en sont empêchés comme par son contraire, étant accaparés par des peines corporelles.

 

 

12° L’âme ne subit pas le feu comme si elle était altérée par lui, mais de la façon mentionnée plus haut.

 

 

 

13° Le volontaire entre dans la notion de justice, et non dans la notion de peine, mais plutôt s’y oppose ; voilà pourquoi les instruments de la divine miséricorde, qui sont faits pour justifier, n’agissent pas dans l’âme qui résiste, au lieu que les instruments de la divine justice, qui sont faits pour punir, agissent dans l’âme qui résiste.

 

 

 

14° Cette objection vaut pour la passion proprement dite, qui consiste en un mouvement, et dont nous ne parlons pas maintenant.

 

15° Il est nécessaire, pour qu’il y ait passion à proprement parler, qu’une chose ait une nature soumise à la contrariété, comme on l’a dit ; et pour qu’il y ait passion mutuelle, il est nécessaire qu’il y ait une matière commune. Cependant, une chose peut subir une autre chose avec laquelle elle n’a pas de matière commune, comme les corps inférieurs subissent le soleil ; et une chose peut subir en quelque façon sans avoir aucunement de matière, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Parce qu’elles ont quelque vérité dans ce qu’elles concluent mais non dans la manière de conclure, il faut y répondre par ordre.

 

1) Saint Augustin montre que cette preuve est invalide, au vingt et unième livre de la Cité de Dieu : « Je dirais à la vérité que ces esprits, dénués de tout corps, brûleront de la manière dont brûlait aux enfers ce riche quand il disait : “Je suis torturé dans cette flamme”, si je ne remarquais qu’on pourrait répliquer à juste titre que cette flamme était de même nature que les yeux qu’il leva et qui lui firent voir Lazare, de même que sa langue pour laquelle il désira qu’on lui versât un peu de liquide, telle enfin que le doigt de Lazare auquel il demanda de lui rendre ce service : là, cependant, les âmes étaient sans corps. Ainsi donc peut-on comprendre aussi comme incorporelle cette flamme qui le brûle. » Et ainsi, on voit clairement que cette citation n’est pas efficace pour prouver ce que l’on se proposait, à moins d’ajouter autre chose.

 

2) Le feu de l’enfer brûle les substances incorporelles corporellement du côté de l’agent, et non du côté du patient ; mais il brûlera les corps des damnés de cette façon, corporellement.

 

 

3) La parole de Cassiodore ne semble pas être vraie, si l’on parle des sens extérieurs ; cependant, pour qu’elle se vérifie, il est nécessaire de la comprendre des sens internes spirituels.

 

 

4) À cette citation de l’Évangile on pourrait répondre que c’est un feu spirituel, si ce n’est que les corps des damnés ne pourraient pas être punis par lui ; cet argument prouve donc suffisamment ce que l’on se proposait.

 

5) Et de même l’argument suivant, qui procède par comparaison.

 

6) L’âme damnée, en tant qu’elle est une certaine nature, est meilleure que le non-étant ; mais dans la mesure où elle est soumise au malheur et à la faute, on comprend la parole du Seigneur disant qu’il serait mieux pour lui de ne pas être.

 

Et videtur quod non patiatur ab igne corporeo.

 

Augustinus enim dicit, XII super Genesim ad litteram [cap. 16] : agens est praestantius patiente. Sed anima quolibet corpore est praestantior. Ergo ab igne corporeo anima pati non potest.

 

Sed dicebat quod ignis agit in animam ut est instrumentum divinae iustitiae vindicantis. – Sed contra : instrumentum non complet actionem instrumentalem nisi exercendo actionem naturalem ; sicut aqua Baptismi sanctificat animam lavando corpus, et serra facit scamnum secando lignum. Sed ignis nullam actionem naturalem potest habere circa animam ut instrumentum divinae iustitiae. Ergo et cetera.

 

Sed dicebat quod naturalis actio ignis est cremare, et sic naturaliter agit in animam in quantum secum defert cremabilia. – Sed contra : cremabilia, quae dicitur anima secum deferre, sunt peccata, quibus non contrariatur ignis corporeus. Ergo, cum omnis actio naturalis sit ratione contrarietatis, videtur quod anima non possit pati ab igne corporeo, in quantum secum defert cremabilia.

Praeterea, Augustinus dicit, XII super Genesim ad litteram [cap. 32] : non sunt corporalia, sed similia corporalibus, quibus animae corporibus exutae afficiuntur bene seu male. Ergo ignis quo anima separata punitur, non est corporeus.

 

Praeterea, Damascenus dicit in fine libri IV [De fide IV, 27] : tradetur Diabolus, et daemones eius, et homo eius, scilicet Antichristus, et impii et peccatores, in ignem aeternum, non materialem qualis est qui apud nos est, sed qualem utique novit Deus. Omnis autem ignis corporeus materialis est. Ergo ignis a quo anima separata patitur, non est corporeus.

 

Sed dicebat quod ignis ille corporeus affligit animam, in quantum est ab ea visus, ut dicit Gregorius in libro IV Dialogorum [cap. 29] : ignem eo ipso patitur anima quo videt ; et sic illud quod immediate affligit animam, non est corpus, sed similitudo corporis apprehensa. – Sed contra : visum, ex hoc quod est visum, est perfectio videntis. Ergo ex hoc quod est visum, non inducit afflictionem videnti, sed magis delectationem. Si ergo aliquid visum affligat, hoc erit in quantum est alii nocivum. Sed ignis non potest affligere animam agendo in ipsam, ut probatum est. Ergo nec ab igne patitur anima, eo ipso quo videt.

 

Praeterea, agentis ad patiens est aliqua proportio. Sed incorporei ad corpus nulla est proportio. Ergo anima non potest ab igne corporeo, cum sit incorporea, pati.

 

Praeterea, si ignis corporeus non naturaliter in animam agit, oportet quod hoc fiat per aliquam virtutem superadditam. Aut ergo illa virtus est corporalis, aut spiritualis. Spiritualis esse non potest, quia res corporalis spiritualis virtutis susceptiva non est. Si autem est corporalis, cum omni virtute corporali anima praestantior sit, per hanc virtutem ignis in eam agere non poterit. Ergo nec naturaliter nec supernaturaliter anima pati potest.

 

Sed dicebat quod anima per peccatum redditur ignobilior creatura corporali. – Sed contra : Augustinus dicit in libro de Vera Religione [cap. 29], quod substantia vivens est dignior qualibet substantia non vivente. Sed anima rationalis post peccatum adhuc remanet vivens vita naturali. Ergo non efficitur indignior igne corporali, qui est substantia non vivens.

 

Praeterea, si ignis ille corporeus affligit animam, hoc non est nisi in quantum apprehenditur vel sentitur ut nocivus. Sed ex hoc aliquid nocet quod aliquid adimit : unde Augustinus [cf. Enchir., cap. 12] dicit quod malum ideo nocet, quia adimit bonum. Ignis autem corporeus nihil ab anima potest adimere. Ergo eam affligere non potest.

 

Sed dicebat quod adimit divinae visionis gloriam. – Sed contra : pueri qui pro solo originali damnantur, carent divina visione. Si ergo nihil aliud ignis corporeus a damnatis adimit, non erit maior poena eorum qui pro peccatis actualibus puniuntur in Inferno, quam puerorum qui puniuntur in Limbo ; quod est contra Augustinum [cf. Enchir., cap. 93].

Praeterea, omne quod agit in alterum, imprimit in ipsum similitudinem suae formae, per quam agit. Sed ignis agit per calorem. Cum ergo anima non possit calefieri, videtur quod non possit ab igne pati.

 

Praeterea, Deus pronior est ad miserendum quam ad puniendum. Sed per instrumenta divinae misericordiae, scilicet sacramenta, aliquis involuntarius et resistens non iuvatur, praecipue si sit adultus. Ergo per instrumentum divinae iustitiae, quod est ignis corporeus, anima invita non recipiet poenam. Constat autem quod voluntarie non recipit. Ergo nullo modo per ignem corporeum anima punitur.

 

Praeterea, omne quod patitur ab aliquo, aliquo modo movetur ab eo. Sed secundum nullam speciem motus anima potest moveri ab igne corporeo, ut per inductionem patet. Ergo anima non potest pati ab igne corporeo.

 

Praeterea, omne quod patitur ab aliquo, communicat cum eo in materia, ut videtur per Boetium in libro de duabus naturis et una persona Christi [Cont. Eut. et Nest., cap. 6]. Sed anima et ignis corporeus non communicant in materia. Ergo non potest pati ab igne corporeo.

 

 

Sed contra. Est quod Lucae XVI, 24, dives in Inferno positus secundum animam tantum dicit : crucior in hac flamma.

 

Praeterea, Gregorius in XV libro Moral. [cap. 29] sic dicit : Gehennae ignis cum sit corporeus, et in semetipso reprobos corporaliter exurat, nec studio humano succenditur, nec lignis nutritur ; sed creatus semel durat inextinguibilis, et succensione non indiget, et ardore non caret.

 

 

Praeterea, Cassiodorus dicit in libro de Anima [cap. 2], quod anima a corpore separata suis sensibus efficacius audit et videt quam dum est in corpore. Sed dum est in corpore, affligitur sentiendo ab aliquo corpore. Ergo multo magis cum est a corpore separata.

 

Praeterea, sicut anima est incorporea, ita et daemones. Sed daemones patiuntur ab igne corporeo, ut patet Matth. XXV, 41 : ite maledicti in ignem aeternum. Ergo et anima separata.

 

Praeterea, maius est animam iustificari quam animam puniri. Sed aliqua corporalia agunt in animam ad iustificationem ipsius, in quantum sunt divinae misericordiae instrumenta, ut patet in sacramentis Ecclesiae. Ergo possunt aliqua corporalia agere in animam ad eius punitionem, in quantum sunt instrumenta divinae iustitiae.

 

Praeterea, ignobilius potest pati a nobiliori. Sed ignis corporeus est nobilior quam anima damnati. Ergo animae damnatorum possunt pati ab igne corporeo. Probatio mediae. Quodlibet ens nobilius est non ente. Sed non esse est nobilius quam esse animae damnatorum, ut patet Matth. XXVI, 24 : melius erat ei, si natus non fuisset homo ille. Ergo quodlibet ens est nobilius anima damnata, et ita ignis corporeus.

 

 

 

Respondeo. Dicendum quod ad evidentiam huius quaestionis et sequentium scire oportet quod proprie sit passio. Sciendum est igitur, quod nomen passionis dupliciter sumitur : communiter, et proprie. Communiter quidem dicitur passio receptio alicuius quocumque modo ; et hoc sequendo significationem vocabuli : nam passio dicitur a patin Graece, quod est recipere. Proprie vero dicitur passio secundum quod actio et passio in motu consistunt ; prout scilicet aliquid recipitur in patiente per viam motus. Et quia omnis motus est inter contraria, oportet illud quod recipitur in patiente, esse contrarium alicui quod a patiente abiicitur. Secundum hoc autem quod recipitur in patiente, patiens agenti assimilatur ; et inde est quod proprie accepta passione, agens contrariatur patienti, et omnis passio abiicit a substantia [Arist., Topic. VI, 6 (145 a 3)]. Huiusmodi autem passio non est nisi secundum motum alterationis. Nam in motu locali non recipitur aliquid immobile, sed ipsum mobile recipitur in aliquo loco. In motu autem augmenti et decrementi recipitur vel abiicitur non forma, sed aliquid substantiale, utpote alimentum, ad cuius additionem vel subtractionem sequitur quantitatis magnitudo vel parvitas. In generatione autem et corruptione non est motus nec contrarietas, nisi ratione alterationis praecedentis ; et sic secundum solam alterationem est proprie passio, secundum quam una forma contraria recipitur, et alia expellitur. Quia ergo actio proprie accepta, est cum quadam abiectione, prout patiens a pristina qualitate transmutatur in contrarium ; ampliatur nomen passionis secundum usum loquentium, ut qualitercumque aliquid impediatur ab eo quod sibi competebat, pati dicatur ; sicut si dicamus grave pati ex hoc quod prohibetur ne deorsum moveatur ; et hominem pati si prohibeatur suam facere voluntatem.

 

 

Passio igitur primo modo accepta invenitur in anima, et in qualibet creatura, eo quod omnis creatura habet aliquid potentialitatis admixtum, ratione cuius omnis creatura subsistens est alicuius receptiva. Passio vero secundo modo accepta non invenitur nisi ubi est motus et contrarietas. Motus autem non invenitur nisi in corporibus, et contrarietas formarum vel qualitatum in solis generabilibus et corruptibilibus. Unde sola huiusmodi proprie hoc modo pati possunt. Unde anima, cum sit incorporea, hoc modo pati non potest : et si etiam aliquid recipiat, non tamen hoc fit per transmutationem a contrario in contrarium, sed per simplicem agentis influxum, sicut aer illuminatur a sole. Tertio vero modo quo nomen passionis transumptive sumitur, anima potest pati eo modo quo eius operatio potest impediri.

 

Quidam ergo attendentes passionem in anima proprie esse non posse, dixerunt, omnia quae dicuntur in Scripturis de poenis corporalibus damnatorum, intelligenda esse metaphorice ; ut scilicet per huiusmodi corporales poenas apud nos notas, significarentur afflictiones spirituales, quibus spiritus damnati puniuntur ; sicut e contrario per corporales delectationes repromissas in Scripturis intelligimus spirituales delectationes beatorum. Et huiusmodi opinionis videtur fuisse Origenes [cf. Peri Archon II, 10, 4], et Algazel [cf. Metaph., p. II, tr. 5,4]. Sed quia resurrectionem credentes non solum credimus futuram esse poenam spirituum, sed corporum ; corpora vero puniri non possunt nisi corporali poena, eadem poena hominibus post resurrectionem et spiritibus debetur, ut patet Matth. XXV, 41, ubi dicitur : ite maledicti in ignem aeternum et cetera. Et ideo oportet dicere, ut Augustinus probat XXI de Civit. Dei [cap. 10], ipsos spiritus poenis corporalibus aliqualiter affici. Nec est simile de gloria beatorum et poena damnatorum : quia beati sublimantur in id quod eorum naturam excedit, unde beatificantur per fruitionem divinitatis ; damnati vero deprimuntur in id quod sub eis est, unde corporalibus tormentis puniuntur.

 

Et ideo alii dixerunt, quod anima separata afficietur quidem aliquibus poenis, quamvis non corporalibus, tamen corporalibus similibus ; quibus similes sunt illae poenae per quas affliguntur dormientes. Et hoc modo videtur sensisse Augustinus, XII super Genesim ad litteram [cap. 32], et Avicenna [cf. Metaph. IX, 7]. Sed hoc esse non potest. Nam huiusmodi similitudines corporum non possunt esse intelligibiles, quia illae sunt universales, ex quorum consideratione afflictio animae non inferretur, sed magis iucunditas in consideratione veritatis. Unde oportet quod intelligatur de similitudinibus imaginariis, quae quidem esse non possunt nisi in organo corporali, ut a philosopho probatur. Quod quidem et animae separatae et spiritibus daemonum deest.

Unde alii dicunt, quod ab ipsis corporibus anima separata patitur. Quod quidem qualiter esse possit, a diversis diversimode assignatur.

 

 

Quidam enim dicunt, quod anima separata suis sensibus utitur : unde ignem corporeum sentiendo, ab igne punitur. Et hoc est quod Gregorius in IV Dialog. [cap. 29], dicere videtur, quod ignem eo ipso patitur anima quo videt. Sed istud non videtur verum. Primo quidem, quia actus sensitivarum potentiarum esse non possunt nisi mediantibus organis corporalibus ; alias animae sensibiles brutorum essent incorruptibiles, utpote per se suas potentes habere operationes. Secundo, quia, dato quod sentirent animae separatae, non tamen possent a sensibilibus affligi : nam sensibile est perfectio sentientis in quantum huiusmodi, sicut et intelligibile intelligentis. Unde aliquid sensatum vel intellectum non infert dolorem vel tristitiam in quantum huiusmodi ; sed in quantum est nocivum, vel apprehenditur ut nocivum. Unde oportet invenire modum quo ignis animae separatae possit esse nocivus. Nec potest esse quod quidam dicunt, quod quamvis ignis ille corporeus non possit esse spiritui nocivus, potest tamen apprehendi ut nocivus : quod videtur consonum ei quod Gregorius dicit in libro IV Dial. [cap. 29] : quia cremari se inspicit Diabolus, crematur. Non enim est probabile quod daemones, qui acumine sensus vigent, multo melius suam naturam et ignis corporalis non cognoscant quam nos, ut falso credant ignem corporeum sibi posse nocere. Unde dicendum, quod vere, et non solum secundum apparentiam, ab igne corporeo affliguntur : et hoc est quod Gregorius dicit in IV Dialogorum [cap. 29] : colligere ex dictis evangelicis possumus, quod incendium anima non solum videndo, sed etiam experiendo patiatur.

Cuius quidem modum aliqui hoc modo assignant, dicentes, ignem corporeum, ut est instrumentum divinae iustitiae, in animam agere posse, quamvis hoc secundum naturam non possit. Multa enim sunt quae ad aliquid efficiendum non sufficiunt ex propria natura, quod efficere possunt ut sunt instrumenta alterius agentis ; sicut ignis elementaris non sufficit ad generationem carnis, nisi ut instrumentum virtutis nutritivae. Sed hoc sufficiens non videtur : nam instrumentum non agit illam actionem quae propriam naturam excedit, nisi exercendo aliquam connaturalem, ut in obiiciendo dictum est. Unde oportet invenire aliquem modum per quem aliqualiter naturaliter patiatur anima ab igne corporeo.

Quod quidem hoc modo intelligi potest. Substantiam enim corpoream corpori uniri contingit dupliciter : uno modo ut formam, in quantum vivificat corpus ; alio modo ut motorem mobili, vel locatum loco, per aliquam operationem, sive per aliquam habitudinem. Quia vero formae et eius cuius est forma, est unum esse, unio substantiae spiritualis ad corporalem per modum formae, est unio quantum ad esse. Nullius autem rei esse est suae potestati subiectum ; et ideo non est in potestate substantiae spiritualis uniri corpori vel ab eo separari per modum formae, sed hoc lege naturae agitur, vel virtute divina. Sed quia operatio rei est in potestate operantis voluntarie, ideo in potestate naturae spiritualis est uniri corpori per modum motoris aut locati, et separari ab eo, secundum ordinem naturae ; sed quod substantia spiritualis hoc modo corporali unita ab ea detineatur et impediatur, et quasi ligetur, est supra naturam. Ignis ergo ille corporeus agens ut instrumentum divinae iustitiae, facit aliquid supra virtutem naturae, scilicet animam detinere, vel ligare ; sed ipsa unio per modum praedictum est naturalis.

 

Et sic patitur anima ab igne corporeo, illo tertio modo supradicto, prout dicimus pati omne id quod impeditur a propria actione, vel ab alio sibi competenti ; et hunc modum passionis Augustinus ponit in XXI libro de Civit. Dei [cap. 10], sic dicens : cur non dicamus, quamvis miris, tamen veris modis etiam spiritus incorporeos posse poena corporalis ignis affligi, si spiritus hominum, etiam ipsi profecto incorporei, et nunc potuerunt includi corporalibus membris, et tunc poterunt corporum suorum vinculis insolubiliter alligari ? Adhaerebunt ergo (…) incorporei spiritus daemonum corporeis ignibus cruciandi ; non ut ignes ipsi, quibus adhaerebunt, eorum iunctura inspirentur, et animalia fiant (…) sed miris et ineffabilibus modis adhaerendo, accipientes ex ignibus poenam, non dantes ignibus vitam. Hunc modum Gregorius ponit in IV Dialogorum [cap. 30] : sic dicens : dum veritas peccatorem divitem damnatum in igne perhibet, quisnam sapiens reproborum animas teneri ignibus neget ?Ad primum ergo dicendum, quod agens non oportet simpliciter esse praestantius patiente, sed secundum quod est agens ; et sic ignis, in quantum agit in animam ut instrumentum divinae iustitiae, est anima praestantior, quamvis non simpliciter.

 

Ad secundum dicendum, quod in illa passione et actione est aliquid naturale, ut dictum est.

 

Ad tertium dicendum, quod obiectio illa procedit de passione secundo modo dicta, quae est per formarum contrarietatem ; et hoc ibi esse non potest.

 

Ad quartum dicendum, quod Augustinus circa hoc, XII super Genesim ad litteram [cap. 32], nihil expresse determinat ; sed loquitur inquirendo per modum dubitationis. Unde non dicit absolute quod ea quibus ani-

mae separatae afficiuntur, non sunt corporalia, sed similia corporalibus ; sed loquitur sub conditione : scilicet quod si essent huiusmodi, tamen ex eis possunt animae affici vel a laetitia vel a tristitia. Et similiter quod dicit, quod ad corporalia loca non fertur nisi cum alio corpore, sub disiunctione dicit, adiungens, vel non localiter, scilicet per commensurationem ad locum.

 

 

Ad quintum dicendum, quod in poena animae separatae duo est considerare : scilicet affligens primum et proximum. Affligens primum est ipse ignis corporalis, detinens animam per modum praedictum ; sed hoc tristitiam animae non ingereret, nisi hoc esset ab anima apprehensum. Unde proximum affligens est ignis ipse detinens apprehensus ; et iste ignis non est materialis, sed spiritualis : et sic potest verificari dictum Damasceni. Vel potest dici, quod dicit eum non materialem, in quantum non punit animam materialiter agendo, sicut punit corpora.

 

Ad sextum dicendum, quod ille ignis apprehenditur ut nocivus, in quantum est detinens vel ligans ; et sic eius visio potest esse afflictiva.

 

Ad septimum dicendum, quod spiritualis ad corporale non est quidem proportio, proprie proportione accepta, secundum determinatam habitudinem quantitatis ad quantitatem, vel dimensivae ad dimensivam, vel virtualis ad virtualem, sicut duo corpora ad invicem sunt proportionata secundum dimensionem et virtutem : virtus enim spiritualis substantiae non est eiusdem generis cum virtute corporali. Large tamen accepta proportione pro qualibet habitudine, sic est aliqua proportio spiritualis ad corporale, per quam spirituale naturaliter agere potest in corporale, quamvis non e converso, nisi divina virtute.

Ad octavum dicendum, quod instrumentum agit actionem instrumentalem, in quantum est motum ab agente principali, per quem motum participat aliqualiter virtutem agentis principalis, non ita quod virtus illa sit in instrumento secundum esse perfectum, quia motus est actus imperfectus. Obiectio autem procedit ac si aliqua virtus perfecta in instrumento requireretur ad agendum actionem instrumentalem.

 

Ad nonum dicendum, quod anima peccatrix simpliciter nobilior est qualibet virtute corporali secundum suam naturam ; sed secundum culpam efficitur indignior igne corporali, non simpliciter, sed ut est instrumentum divinae iustitiae.

 

Ad decimum dicendum, quod ignis ille nocet animae, non ita quod adimat ei aliquam formam absolute inhaerentem, sed in quantum eius substantiae actionem impedit, ut dictum est, ipsam detinendo.

 

Ad undecimum dicendum, quod in pueris propter defectum gratiae est sola carentia divinae visionis sine aliquo contrario impediente active ; sed damnati in Inferno non solum privantur divina visione propter defectum gratiae, sed etiam impediuntur quasi per contrarium, ex hoc quod circa poenas corporales occupantur.

 

Ad duodecimum dicendum, quod anima non patitur ab igne quasi alterata ab eo, sed per modum praedictum [in corp. art.].

 

 

Ad decimumtertium dicendum, quod voluntarium est de ratione iustitiae, non autem de ratione poenae, sed magis contra poenae rationem : et ideo non instrumenta divinae misericordiae, quae sunt ad iustificandum, in animam renitentem agunt ; sed instrumenta divinae iustitiae, quae sunt ad puniendum, in animam renitentem agunt.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod obiectio illa procedit de passione proprie dicta, quae in motu consistit, de qua nunc non loquimur.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod ad hoc quod sit passio, proprie loquendo, oportet quod aliquid habeat naturam contrarietati subiectam, ut dictum est [in corp. art.] ; et ad hoc quod sit mutua passio, oportet quod sit materia communis. Tamen aliquid potest pati ab altero cum quo non communicat in materia, sicut corpora inferiora a sole ; et aliquid potest aliquo modo pati quod nullo modo habet materiam, sicut ex praedictis patet.

 

 

Quia vero obiectiones quae sunt in contrarium, aliqualiter verum concludunt, tamen non vere, ad eas per ordinem respondendum est.

 

Ad primum ergo dicendum est, quod illam probationem Augustinus ostendit esse invalidam, XXI de Civitate Dei [cap. 10] : dicerem quidem sic arsuros sine ullo suo corpore spiritus, sicut ardebat apud Inferos ille dives quando dicebat : crucior in hac flamma ; nisi convenienter responderi cernerem, talem fuisse illam flammam, quales oculi quos levavit, et Lazarum vidit, qualis lingua cui humorem exiguum desideravit infundi, qualis digitus Lazari quo id fieri postulavit ; ubi tamen erant sine corporibus animae. Sic ergo incorporalis et illa flamma ex qua exarsit, potest intelligi. Et sic patet quod, illa auctoritas non est efficax ad probandum propositum, nisi aliud addatur.

 

 

Ad secundum dicendum, quod ignis Inferni corporaliter urit substantias incorporeas ex parte agentis, non autem ex parte patientis ; sed hoc modo corporaliter uret corpora damnatorum.

 

Ad tertium dicendum, quod verbum Cassiodori non videtur habere veritatem, si de sensibus exterioribus loquatur ; tamen, ad hoc quod verificetur, oportet intelligi de sensibus interioribus spiritualibus.

 

Ad quartum dicendum, quod ad illam auctoritatem Evangelii posset responderi quod est ignis spiritualis, nisi pro tanto quia corpora damnatorum eo puniri non possent. Unde ista ratio sufficienter probat propositum.

 

Et similiter sequens quae procedit ex simili.

 

Ad ultimum dicendum, quod anima damnata, in quantum est natura quaedam, est melior non ente ; sed in quantum est subiecta miseriae et culpae, intelligitur verbum Domini, quod esset ei melius non esse.

 

 

 

 

Article 2 - COMMENT L’ÂME UNIE AU CORPS SUBIT-ELLE ?

(Secundo quaeritur quomodo anima coniuncta corpori patiatur.)

 

 

Il semble qu’elle ne subisse pas par accident.

 

1° Comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme, « à cause de l’amitié entre le corps et l’âme, l’âme unie au corps ne peut pas être libre, et ne peut pas mourir ; elle peut cependant craindre la mort ». Or craindre, c’est un certain subir (pati). L’âme unie au corps subit donc en elle-même, car c’est en elle-même qu’il lui revient de ne pouvoir mourir.

 

 

2° Tout ce qui donne à une perfection à une autre chose, l’emporte sur elle. Or le corps donne une perfection à l’âme, car l’âme est unie au corps pour y être perfectionnée. Le corps l’emporte donc sur l’âme ; et ainsi, l’âme peut subir par elle-même de la part du corps auquel elle est unie.

 

 

3° L’âme se meut selon le lieu par accident, car c’est par accident qu’elle est dans le lieu où le corps est par soi ; mais la forme ou la qualité qui est dans le corps par elle-même, ne semble pas être dans l’âme par accident. Puis donc que la passion dépend de la forme ou de la qualité – car elle suit un mouvement d’altération –, il semble que l’âme dans le corps ne puisse subir par accident.

 

 

4° Être mû par accident s’oppose à être mû quant à la partie, comme on le voit clairement au cinquième livre de la Physique. Or l’âme est une partie du composé, qui est mû par soi, comme il ressort du premier livre sur l’Âme. On ne doit donc pas dire qu’elle est mue par accident, mais comme une partie au mouvement du tout.

 

 

5° Ce qui est par soi est antérieur à ce qui est par accident. Or, dans les passions de l’âme, ce qui est du côté de l’âme est antérieur à ce qui est du côté du corps ; car c’est par l’appréhension et l’appétit de l’âme que le corps est transmué, comme on le voit clairement dans le cas de la colère, de la crainte et des autres passions semblables. On ne doit donc pas dire que, dans ces passions, l’âme subit par accident et le corps par soi.

 

6° Pour chaque chose, ce qui en elle est formel est principal par rapport à ce qui en elle est matériel. Or, dans les passions de l’âme, ce qui est du côté de l’âme est formel, mais ce qui est du côté du corps, matériel ; voici en effet la définition formelle de la colère : « la colère est le désir de vengeance », et en voici la définition matérielle : « la colère est l’ébullition du sang autour du cœur ». En de telles passions, ce qui est du côté de l’âme est donc principal par rapport à ce qui est du côté du corps ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

7° Tout comme la joie, la tristesse et les autres passions de l’âme ne sont pas dans l’âme sans le corps, il en va de même pour l’acte de sentir. Or on ne dit pas que l’âme sent par accident. On ne doit donc pas dire non plus que l’âme subit par accident.

 

En sens contraire :

 

1) La passion est un certain mouvement selon l’altération, comme on l’a dit, en

prenant « passion » au sens propre. Or l’âme n’est altérée que par accident. Elle ne subit donc que par accident.

 

 

2) Les puissances de l’âme ne sont pas plus parfaites que la substance même de l’âme. Or, suivant le Philosophe au premier livre sur l’Âme, les puissances ne vieillissent pas par elles-mêmes, mais seulement à cause de la défaillance du corps. L’âme ne subit donc pas non plus par elle-même, mais seulement par accident.

 

3) Tout ce qui est mû par soi, est divisible, comme cela est prouvé au sixième livre de la Physique. Or l’âme est indivisible. Elle n’est donc pas mue par soi ; et ainsi, elle ne subit pas non plus par soi.

 

Réponse :

 

Si nous prenons la passion au sens propre, il est impossible à un incorporel de subir [litt. pâtir], comme on l’a déjà dit. Donc, ce qui subit par soi par une passion propre, c’est le corps. Si donc la passion proprement dite appartient à l’âme en quelque façon, ce n’est que dans la mesure où l’âme est unie au corps, et ainsi, elle appartient à l’âme par accident. Or l’âme est unie au corps de deux façons : d’abord comme forme, en tant qu’elle donne l’être au corps en le vivifiant ; ensuite comme moteur, en tant qu’elle exerce ses opérations par le corps. Et de l’une et l’autre façon l’âme subit par accident, mais diversement. Car ce qui est composé de matière et de forme, de même qu’il agit en raison de la forme, de même il subit en raison de la matière ; voilà pourquoi la passion commence par la matière, et d’une certaine façon, par accident, concerne la forme ; mais la passion du patient découle de l’agent, puisque la passion est l’effet de l’action.

 

De deux façons la passion du corps est donc attribuée à l’âme par accident. D’abord, de telle manière que la passion commence au corps et a pour terme l’âme, en tant qu’elle est unie au corps comme sa forme ; et cette passion-ci est une certaine passion corporelle ; comme lorsque le corps est blessé, l’union du corps et de l’âme est affaiblie, et ainsi, l’âme elle-même subit par accident, elle qui est unie au corps selon son être. Ensuite, de telle manière que la passion commence à l’âme, en tant qu’elle est le moteur du corps, et a pour terme le corps ; et cette passion-là est appelée passion animale ; comme on le voit clairement dans le cas de la colère, de la crainte et des autres passions semblables, car de telles passions s’accomplissent par l’appréhen­sion et l’appétit de l’âme, qui sont suivis d’une transmutation du corps ; de même que la transmutation du mobile s’ensuit de l’opération du moteur selon tout mode disposant le mobile à obéir à la motion du moteur. Et dans ce cas, le corps étant transmué par quelque altération, on dit que l’âme elle-même subit par accident.

 

Réponse aux objections :

 

1° L’âme ne craint pas la mort, c’est-à-dire qu’elle ne craint pas de mourir en elle-même ; mais elle craint la mort du composé, par séparation d’elle-même et du corps. Et si elle craint sa mort à elle, c’est seulement dans la mesure où elle se demande si, à la corruption du corps, l’âme ne se corromprait pas par accident. Donc, ni la mort ne peut convenir à l’âme par soi, ni la passion de crainte ne lui convient sans l’union au corps.

 

 

2° Bien que l’âme soit perfectionnée dans le corps, cependant elle n’est pas perfectionnée par le corps, comme le prouve saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral ; mais elle est perfectionnée par Dieu, ou se perfectionne elle-même avec l’aide du corps qui lui est soumis ; comme l’intellect possible est perfectionné par la vertu de l’intellect agent, avec l’aide des phantasmes qui, grâce à ce dernier, deviennent actuellement intelligibles.

 

3° Bien que la qualité du corps ne convienne aucunement à l’âme, cependant l’être du composé est commun à l’âme et au corps, et semblablement l’opération du composé ; c’est pourquoi la passion du corps rejaillit sur l’âme par accident.

 

4° Une passion n’advient au composé de corps et d’âme qu’en raison du corps ; aussi la passion n’advient-elle à l’âme que par accident. Or l’argument procède comme si la passion convenait au tout en raison du tout, et non en raison de l’une des parties.

 

 

5° La colère – et de même n’importe quelle passion de l’âme – peut être considérée de deux façons : d’abord suivant la notion propre de colère, et dans ce cas elle est dans l’âme avant d’être dans le corps ; ensuite en tant que passion, et dans ce cas elle est d’abord dans le corps, car c’est là qu’elle reçoit en premier la notion de passion. Voilà pourquoi nous ne disons pas que l’âme se met en colère par accident, mais nous disons qu’elle subit par accident.

 

 

6° On voit dès lors clairement la solution du sixième argument.

 

7° On ne dit pas que l’âme se réjouit par accident, ni non plus, pour la même raison, qu’elle sent par accident, quoique l’on dise qu’elle subit par accident.

 

Et videtur quod non patiatur per accidens.

 

Ut enim dicitur in libro de Spiritu et Anima [cap. 14], propter amicitiam corporis et animae, anima corpori coniuncta non potest esse libera, et non potest interire ; potest tamen timere interitum. Timere autem est quoddam pati. Ergo secundum seipsam anima patitur corpori coniuncta, quia secundum se ei competit ut interire non possit.

 

Praeterea, omne quod dat alteri perfectionem, est eo praestantius. Sed corpus dat animae perfectionem, nam anima unitur corpori ad hoc quod ibi perficiatur. Ergo corpus est praestantius anima ; et ita anima potest per se pati a corpore cui unitur.

 

Praeterea, anima movetur secundum locum per accidens ; quia per accidens est in loco, in quo est corpus per se. Sed forma vel qualitas quae inest corpori per se, non videtur inesse animae per accidens. Cum ergo passio sit secundum formam vel qualitatem, quia est secundum motum alterationis, videtur quod anima in corpore non possit pati per accidens.

 

Praeterea, moveri per accidens distinguitur contra moveri secundum partem, ut patet in V Physic. [l. 1 (224 a 21)]. Sed anima est pars compositi, quod per se movetur, ut patet in libro I de Anima [l. 10 (408 a 34 sqq.)]. Ergo non debet dici moveri per accidens, sed sicut pars ad motum totius.

 

Praeterea, illud quod est per se, prius est eo quod est per accidens. Sed in passionibus animae prius est quod est ex parte animae quam quod est ex parte corporis ; quia ex apprehensione et appetitu animae transmutatur corpus, ut patet in ira, timore et aliis huiusmodi. Ergo non est dicendum quod istis passionibus anima patitur per accidens, et corpus per se.

 

Praeterea, in unoquoque principalius est id quod est formale in ipso, quam quod est materiale in eo. Sed in passionibus animae, quod est ex parte animae, formale est ; quod autem est ex parte corporis, materiale : haec enim est formalis definitio irae : ira est appetitus in vindictam ; haec vero materialis : ira est accensio sanguinis circa cor. Ergo in huiusmodi passionibus principalius est quod est ex parte animae quam quod est ex parte corporis ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, sicut gaudium et tristitia et huiusmodi passiones animae non insunt animae sine corpore, ita nec sentire. Sed non dicitur quod anima sentiat per accidens. Ergo nec debet dici quod anima per accidens patiatur.

 

 

Sed contra. Passio motus quidam est secundum alterationem, ut dictum est, proprie accipiendo passionem. Sed anima non alteratur nisi per accidens. Ergo nec patitur nisi per accidens.

 

Praeterea, virtutes animae non sunt perfectiores quam ipsa animae substantia. Sed secundum philosophum, I de Anima [l. 10 (408 b 18)], virtutes non senescunt per se, sed solum propter defectum corporis. Ergo nec anima patitur per se, sed solum per accidens.

 

Praeterea, omne quod per se movetur, est divisibile, ut probatur in VI Phys. [l. 5 (234 b 10)]. Sed anima est indivisibilis. Ergo non per se movetur ; et ita nec per se patitur.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod proprie accipiendo passionem, impossibile est aliquod incorporeum pati, ut supra [art. praec.] dictum est. Illud ergo quod per se patitur passione propria, corpus est. Si ergo passio proprie dicta aliquo modo ad animam pertineat, hoc non est nisi secundum quod unitur corpori, et ita per accidens. Unitur autem corpori dupliciter : uno modo ut forma, in quantum dat esse corpori, vivificans ipsum ; alio modo ut motor, in quantum per corpus suas operationes exercet. Et utroque modo anima patitur per accidens, sed diversimode. Nam id quod est compositum ex materia et forma, sicut agit ratione formae, ita patitur ratione materiae : et ideo passio incipit a materia, et quodammodo per accidens pertinet ad formam ; sed passio patientis derivatur ab agente, eo quod passio est effectus actionis.

Dupliciter ergo passio corporis attribuitur animae per accidens. Uno modo ita quod passio incipiat a corpore et terminetur in anima, secundum quod unitur corpori ut forma ; et haec est quaedam passio corporalis : sicut cum laeditur corpus, debilitatur unio corporis cum anima, et sic per accidens ipsa anima patitur, quae secundum suum esse corpori unitur. Alio modo ita quod incipiat ab anima, in quantum est corporis motor, et terminetur in corpus ; et haec dicitur passio animalis ; sicut patet in ira et timore, et aliis huiusmodi : nam huiusmodi per apprehensionem et appetitum animae peraguntur, ad quae sequitur corporis transmutatio. Sicut transmutatio mobilis sequitur ex operatione motoris secundum omnem modum quo mobile disponitur ad obediendum motioni motoris. Et sic corpore transmutato per alterationem aliquam, ipsa anima pati dicitur per accidens.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod anima non timet interitum, ut ipsa secundum se intereat ; sed timet interitum coniuncti per separationem sui a corpore. Et si sui ipsius interitum timeat, hoc non est nisi in quantum dubitatur an ad corruptionem corporis anima per accidens corrumpatur. Unde nec ipse interitus animae potest convenire per se ; nec ipsa passio timoris sine coniunctione corporis ei convenit.

 

Ad secundum dicendum, quod ani-ma quamvis perficiatur in corpore, non tamen perficitur a corpore, ut

Augustinus probat, XII super Genesim ad litteram [cap. 16] ; sed vel a Deo perficitur, vel ipsa seipsam perficit cum adminiculo corporis obsequentis : sicut virtute intellectus agentis perficitur intellectus possibilis adminiculo phantasmatum, quae per ipsum fiunt intelligibilia actu.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis qualitas corporis animae nullo modo conveniat, tamen esse coniuncti est commune animae et corpori, et similiter operatio : unde passio corporis per accidens redundat in animam.

 

Ad quartum dicendum, quod passio non accidit coniuncto ex corpore et anima nisi ratione corporis ; unde animae non accidit nisi per accidens. Ratio autem procedit ac si passio conveniret toti ratione totius, et non ratione alterius partis.

 

Ad quintum dicendum, quod ira, et similiter quaelibet passio animae, dupliciter potest considerari : uno modo secundum propriam rationem irae ; et sic per prius est in anima quam in corpore ; et alio modo in quantum est passio : et sic per prius est in corpore : ibi enim primo accipit rationem passionis. Et ideo non dicimus quod anima irascatur per accidens, sed quod per accidens patiatur.

 

Et per hoc patet solutio ad sextum.

 

 

Ad septimum dicendum, quod anima non dicitur sentire per accidens eadem ratione qua nec gaudere, quamvis dicatur per accidens pati.

 

 

 

Article 3 - LA PASSION EST-ELLE SEULEMENT DANS LA PUISSANCE APPÉTITIVE SENSITIVE ?

(Tertio quaeritur utrum passio sit tantum in appetitiva sensitiva.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Le Christ souffrait en toute son âme, comme le montre clairement le psaume 87, v. 4 : « mon âme est remplie de maux », ce que la Glose comprend de ses souffrances. Or la totalité de l’âme, cela se réfère aux puissances. En n’importe quelle puissance de l’âme il peut donc y avoir passion, et ainsi, pas seulement dans l’appétitive sensitive.

 

 

2° Tout mouvement ou opération convenant à l’âme en elle-même indépendamment du corps, appartient à la partie intellective, non à la sensitive. Or, comme dit saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu, « ce n’est pas sous la seule influence de la chair que l’âme éprouve le désir, la crainte, le plaisir, le chagrin ; c’est aussi par elle-même qu’elle peut être agitée de ces mouvements ». De telles passions ne sont donc pas seulement dans la partie appétitive sensitive.

 

3° La volonté appartient à la partie intellective, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Or, comme dit saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu, « la volonté est en tous ces mouvements » – que sont la crainte, la joie, etc. – « ou plutôt tous ces mouvements ne sont rien d’autre que des volontés. Qu’est le désir ou la joie, en effet, sinon la volonté qui consent à ce que nous voulons ? Qu’est la crainte ou la tristesse, sinon la volonté qui nous détourne de ce que nous refusons ? » De telles passions sont donc dans la partie intellective.

 

4° Agir et subir n’appartiennent pas à la même puissance. Or le sens semble être une puissance active : on dit en effet que le basilic tue par son regard, et la femme en période de menstruation infecte un miroir en y portant les yeux, comme on le voit clairement au livre sur le Sommeil et la Veille. La passion de l’âme n’est donc pas située dans la partie sensitive.

 

5° La puissance active est plus noble que la passive. Or les puissances végétatives sont actives, et moins nobles que les sensitives. Les sensitives sont donc actives ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

6° Les puissances rationnelles ont des objets opposés, suivant le Philosophe. Or la tristesse s’oppose à la délectation. Puis donc que la délectation réside proprement dans la partie intellective, comme on le voit clairement aux septième et dixième livres de l’Éthique, il semble que la tristesse y soit ; et ainsi, les passions peuvent être dans la partie intellective.

 

 

7° [Le répondant] disait que la parole du Philosophe s’entend des actes opposés. En sens contraire : la science et l’ignorance, qui sont opposées, sont dans la partie intellective de l’âme, et ne sont cependant pas des actes. La parole du Philosophe ne doit donc pas seulement se comprendre des actes.

 

8° Selon le Philosophe au deuxième livre de la Physique, le même est cause de choses contraires par son absence et sa présence, comme le pilote est la cause du salut ou de la submersion du navire. Or l’intelligible présent cause une délectation dans la partie intellective. L’intelligible absent cause donc en elle une tristesse ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

9° Saint Jean Damascène dit au deuxième livre que « la douleur n’est pas la passion ; ce n’en est que le sentiment ». C’est donc dans la puissance sensitive, et non dans l’appétitive, qu’est la douleur ; et, pour la même raison, la délectation et les autres choses appelées « passions de l’âme ».

 

10° Selon saint Jean Damascène au deuxième livre, ainsi que le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, la passion est ce qui est suivi par la joie et la tristesse. Les passions de l’âme précèdent donc la joie et la tristesse. Or la joie et la tristesse sont dans la partie appétitive. Les passions de l’âme sont donc dans la partie qui précède l’appétitive ; elles sont donc dans l’appré­hensive, qui précède l’appétitive.

11° De même que, dans les opérations de la partie appétitive sensitive, le corps est transmué, de même il l’est dans les opérations de la sensitive appréhensive. La passion n’est donc pas seulement dans l’appé­titive, mais aussi dans l’appréhensive.

 

12° La passion, à proprement parler, s’effectue par le rejet d’une chose et la réception de son contraire. Or cela se produit dans la partie intellective : car la faute est rejetée et la grâce est reçue, l’habitus de luxure est rejeté et l’habitus de chasteté est introduit. Il y a donc proprement passion dans la partie supérieure de l’âme.

13° Le mouvement de l’appétitive sensitive suit l’appréhension du sens. Or parfois, de telles passions de l’âme sont éveillées en nous par des objets qui ne peuvent être appréhendés par le sens : par exemple, la pudeur devant un acte honteux, la crainte de l’avenir. De telles choses ne peuvent donc être dans la partie appétitive sensitive ; et par conséquent, il reste qu’elles sont dans la partie appétitive rationnelle, c’est-à-dire dans la volonté.

 

14° Entre autres passions de l’âme, on mentionne l’espoir. Or l’espoir est dans la partie intellective de l’âme : en effet, les saints Pères qui étaient dans les limbes avaient un espoir, et pourtant le mouvement de la partie sensitive ne demeure pas dans l’âme séparée. Les passions sont donc dans la partie intellective de l’âme.

 

15° L’image est dans la partie intellective. Or, par les puissances qui constituent l’image, l’âme subit, car ces puissances, qui sont maintenant perfectionnées par la grâce, seront perfectionnées dans l’état de gloire par la gloire de la fruition. La passion n’est donc pas seulement dans la partie appétitive sensitive de l’âme.

 

16° Selon saint Jean Damascène, la passion est un mouvement d’une chose à une autre. Or l’intelligence est mue d’une chose à une autre, lorsqu’elle passe des principes aux conclusions. Il y a donc passion dans l’intelligence ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

17° Le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que « penser, c’est en quelque sorte subir ». Or c’est dans l’intelligence que l’on pense. Il y a donc une passion dans l’intel­ligence.

 

 

18° Denys dit de Hiérothée, au deuxième chapitre des Noms divins : « Il a appris les choses divines en les subissant. » Or il ne pouvait subir les choses divines dans la partie sensitive, qui n’est pas capable des choses divines. La passion n’est donc pas seulement dans la partie sensitive ; et ainsi, elle n’est pas seulement dans l’appétit sensitif.

 

19° [Dans certaines éditions seulement :] À ce qui est dans l’âme par accident, aucune puissance déterminée de l’âme ne doit être ordonnée ; en effet, ni une science ni une puissance déterminée ne porte sur des choses qui sont par accident. Or l’âme ne subit que par accident ; la passion n’est donc pas en quelque puissance déterminée de l’âme, et ainsi, elle n’est pas seulement dans l’appétit sensitif.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Jean Damascène dit au deuxième livre : « La passion est le mouvement de la puissance appétitive à la représentation du bien ou du mal » ; et aussi : « La passion est le mouvement irraisonné de l’âme percevant le bien ou le mal. » La passion est donc seulement dans la partie appétitive irrationnelle.

 

2) La passion, à proprement parler, s’ensuit d’un mouvement d’altération, comme on l’a dit. Or l’altération n’est que dans la partie sensitive de l’âme, comme il est prouvé au septième livre de la Physique. La passion n’est donc que dans la partie sensitive.

 

Réponse :

 

La passion, à proprement parler, n’est que dans l’appétitive sensitive, comme il ressort des deux définitions de la passion que

donnent saint Jean Damascène et saint

Grégoire de Nysse ; et en voici la preuve. La passion se dit de trois façons, comme on l’a dit.

 

 

D’abord communément, au sens où toute réception est une passion ; et ainsi, la passion est en n’importe quelle partie de l’âme, et pas seulement dans l’appétitive sensitive ; en effet, prenant la passion en ce sens, le Commentateur dit au livre sur l’Âme que les puissances de l’âme végétative sont toutes actives, que les puissances de l’âme sensitive sont toutes passives, et que celles de l’âme rationnelle sont en partie actives à cause de l’intellect agent, et en partie passives à cause de l’intellect possible. Or, bien que ce mode de passion convienne aux puissances appréhensives et appétitives, il convient cependant davantage aux appétitives ; en effet, l’opération de l’appréhensive porte sur la réalité appréhendée comme elle existe en celui qui

appréhende, au lieu que l’opération de l’appé­titive porte sur la réalité comme elle existe en elle-même ; ce qui est reçu dans l’appé­titive a donc plus la nature de la réa­lité appétible que ce qui est reçu dans l’appré­hensive n’a de propre à la réalité appréhendée ; c’est pourquoi le vrai, qui perfectionne l’intelligence, est dans l’esprit, au lieu que le bien, qui perfectionne l’appé­titive, est dans les réalités, comme il est dit au sixième livre de la Métaphysique.

 

Ensuite, on appelle « passion » au sens propre, celle qui consiste dans le rejet d’un contraire et la réception de l’autre par voie de transmutation ; et ce mode de passion ne peut convenir à l’âme qu’en raison du corps ; et cela de deux façons. D’abord, en tant qu’elle est unie au corps comme sa forme ; et ainsi, c’est par une « passion corporelle » qu’elle compatit au corps qui subit. Ensuite, en tant qu’elle lui est unie comme moteur ; et ainsi se produit par l’opération de l’âme une transmutation dans le corps, passion qui est appelée « animale », comme on l’a déjà dit. La susdite passion corporelle atteint donc les puissances en tant qu’elles sont enracinées dans l’essence de l’âme, l’âme étant forme du corps par son essence, et ainsi, cette passion regarde en premier lieu l’essence de l’âme ; elle peut cependant être attribuée à une puissance, de trois façons.

 

Premièrement, en tant que cette puissance est enracinée dans l’essence de l’âme ; et ainsi, puisque toutes les puissances sont enracinées dans l’essence de l’âme, la passion en question appartient à toutes les puissances.

 

Deuxièmement, en tant que les actes des puissances sont empêchés par une blessure du corps ; et ainsi, la passion susmentionnée appartient à toutes les puissances qui utilisent des organes corporels – car les actes de toutes ces puissances sont empêchés par une blessure des organes –, mais indirectement. Et de cette façon, elle appartient aussi aux puissances n’utilisant pas d’organe corporel, c’est-à-dire les intellectives, en tant qu’elles reçoivent de puissances usant d’organes ; ainsi se produit-il qu’après une blessure de l’organe de la puissance imaginative, l’opération de l’intel­ligence est empêchée, parce que l’intel­ligence a besoin de phantasmes dans son opération.

 

Troisièmement, cette passion appartient à quelque puissance en tant que celle-ci l’appré­hende ; et ainsi, elle appartient proprement au sens du toucher ; car le toucher est le sens des choses dont est composé l’animal, et semblablement, des choses par lesquelles l’animal est corrompu. Mais puisque, au cours de la passion animale, le corps est transmué par l’opération de l’âme, la passion animale doit être dans la puissance qui est adjointe à un organe corporel et à laquelle il appartient de transmuer le corps. Voilà pourquoi une telle passion n’est pas dans la partie intellective, qui n’est l’acte d’aucun organe corporel ; ni non plus dans l’appréhensive sensitive, car un mouvement ne s’ensuit de l’appré­hension du sens que moyennant l’appé­titive, qui est le moteur immédiat. L’organe corporel, c’est-à-dire le cœur, où réside le principe du mouvement, est donc aussitôt disposé, selon le mode d’opération de cette passion, en une disposition telle qu’elle convienne à l’exécution de ce vers quoi l’appétit sensitif est incliné. C’est pourquoi il entre en effervescence dans la colère, et dans la crainte se refroidit et se resserre d’une certaine façon. Et c’est ainsi que la passion animale se rencontre proprement dans la seule appétitive sensitive. Il est en effet établi que les puissances de l’âme végétative, encore qu’elles utilisent un organe, ne sont pas passives, mais actives. Et la passion convient plus proprement à la puissance appétitive qu’à l’appréhensive, comme on l’a dit au début ; c’est une raison pour laquelle l’appétitive sensitive est plus proprement le sujet de la passion que la sensitive appréhensive ; comme aussi l’affective supérieure elle-même s’approche plus de la notion propre de passion que l’intellective.

 

Enfin, la passion se disait métaphoriquement, en tant qu’une chose est en quelque sorte empêchée d’avoir ce qui lui convient. De cette façon, les puissances de l’âme subissent pour autant qu’elles sont empêchées d’exercer leurs actes propres. Et cela se produit en quelque façon dans toutes les puissances de l’âme, comme on l’a dit.

 

Mais maintenant, nous parlons de la passion animale proprement dite, qui, comme on l’a montré, se trouve dans la seule appétitive sensitive.

 

Réponse aux objections :

 

1° Toute l’âme du Christ subissait une passion corporelle ; et ainsi, cette passion appartenait à toutes les puissances, au moins dans la mesure où elles sont enracinées dans l’essence de l’âme ; mais non en sorte qu’une passion animale ait été en n’importe quelle puissance de l’âme comme dans son sujet propre.

 

2° Saint Augustin parle contre certains platoniciens qui disaient que le principe de toutes ces passions était dans la chair. Or saint Augustin montre que, si la chair n’était aucunement corrompue, le principe de toutes ces passions pourrait être dans l’âme. Voilà pourquoi il ne dit pas que de telles passions s’accomplissent sans la chair, mais que ce n’est pas seulement à cause de la chair que l’âme est affectée de ces passions.

 

 

3° Ou bien saint Augustin prend le nom de volonté au sens large pour désigner n’im­porte quel appétit, ou bien il prend la crainte, la joie et les autres passions de ce genre pour désigner les actes de volonté semblables aux passions qui sont dans l’appétit sensitif. En effet, comme on l’a dit dans la question sur la sensualité, il y a aussi dans la volonté elle-même, d’une certaine façon, la joie, la tristesse et les autres passions de ce genre ; mais non en sorte qu’elles soient des passions à proprement parler. Ou bien l’on peut répondre que saint Augustin appelle ces passions « volontés », en tant que l’homme est amené à ces passions par un acte de la volonté, puisque l’appétit inférieur suit l’inclination de l’appétit supérieur, comme on l’a dit dans la question sur la sensualité. C’est pourquoi saint Augustin ajoute lui-même ensuite : « Comme la volonté de l’homme est attirée ou rebutée, ainsi elle se change et se transforme en ces différentes affections. »

 

4° Le sens n’est pas une puissance active, mais passive. En effet, on n’appelle pas « active » la puissance ayant un acte qui est une opération, car alors toute puissance

de l’âme serait active ; mais on appelle « active » une puissance qui se rapporte à son objet comme l’agent au patient. Or le sens se rapporte au sensible comme le patient à l’agent, puisque c’est le sensible qui transmue le sens. Que si le sensible est parfois transmué par le sens, c’est par accident, en tant que l’organe du sens a lui-même une qualité qui le rend naturellement apte à changer quelque corps. Cette infection que la femme en période de menstruation communique au miroir, ou celle qui permet au basilic de tuer un homme en le regardant, n’apportent donc rien à la vision ; mais la vision est accomplie en ce que l’espèce visible est reçue dans la vue, ce qui est en quelque sorte subir. Ainsi, le sens est une puissance passive. De plus, supposé que le sens fasse activement quelque chose, il ne s’ensuivrait pas que nulle passion ne puisse exister dans le sens ; rien n’empêche en effet que le même soit actif et passif relativement à des choses différentes. Supposé, en outre, que le sens, dont le nom désigne une puissance appréhensive, ne soit capable d’aucune passion, il ne serait pas pour cela exclu qu’une passion puisse exister dans l’appétitive sensitive.

 

 

 

5° Bien que l’actif soit, dans l’absolu, plus noble que le passif relativement au même, rien n’empêche cependant un passif d’être plus noble qu’un actif, dans la mesure où le passif subit une passion plus noble que l’action par laquelle l’actif agit, comme par exemple la passion à laquelle l’intellect possible doit son nom de puissance passive. Et le sens aussi, en recevant quelque chose immatériellement, est plus noble que l’action par laquelle la puissance végétative agit matériellement, c’est-à-dire au moyen des qualités élémentaires.

 

 

6° La délectation qui est dans la partie intellective par union à l’intelligible convenable n’a pas de contraire, car il faudrait que l’intelligible convenable ait un contraire qui soit la cause du contraire [de la délectation]. Or cela est impossible, attendu que rien n’est contraire à l’espèce intelligible ; en effet, les espèces des contraires ne sont pas contraires dans l’âme, comme il est dit au septième livre de la Métaphysique ; c’est pourquoi l’homme éprouve une délectation non seulement par la pensée de bonnes choses, mais aussi par la pensée de mauvaises choses, en tant qu’il pense. Car la pensée de mauvaises choses est elle-même un bien pour l’intelligence ; et ainsi, la délectation intellectuelle n’a pas de contraire. Cependant, on dit que la tristesse ou la douleur existe dans la partie intellective de l’âme – pour parler communément – en tant que l’intelligence pense quelque chose de nuisible à l’homme, et auquel la volonté s’oppose. Mais parce que cette chose nuisible n’est pas nuisible à l’intelligence en tant qu’elle est pensante, cette tristesse ou cette douleur ne s’oppose pas à la délectation de l’intelligence, délectation qui s’ensuit de ce qui est convenable à l’intelligence en tant qu’elle pense.

 

 

7° La puissance rationnelle a des objets contraires d’une certaine façon qui lui est propre, et d’une autre façon qui est commune à elle et à toutes les autres [puissances]. En effet, que la puissance rationnelle soit le sujet d’accidents contraires, cela lui est commun avec les autres [puissances], car tous les contraires ont le même sujet ; mais qu’elle ait des actions contraires, cela lui est propre, car les puissances naturelles sont déterminées à une seule chose. Et c’est pourquoi le Philosophe dit que les puissances rationnelles ont des objets opposés.

 

 

8° L’absence du pilote n’est la cause de la submersion du navire que par accident, c’est-à-dire en tant qu’elle ôte la providence du pilote, par laquelle la submersion du navire était empêchée ; et semblablement, l’enlèvement ou l’absence de l’intelligible n’est pas la cause de la tristesse, mais de la non-délectation. Car les effets sont à proportion des causes : c’est pourquoi penser et ne pas penser, qui s’opposent contradictoirement, sont la cause de la délectation et de la non-délectation, qui sont semblablement contradictoires, mais non de la délectation et de l’abattement, qui sont contraires. Et si l’on prend ce qui est contraire à la pensée de la vérité, c’est-à-dire l’erreur, elle ne peut être cause de tristesse : car, ou l’erreur est estimée comme vérité, et dans ce cas l’erreur délecte comme le fait la vérité ; ou elle est connue comme erreur, ce qui n’est possible qu’en connaissant la vérité, et dans ce cas l’erreur cause de nouveau une délectation dans le penser.

 

 

9° La tristesse et la douleur diffèrent de la façon suivante : la tristesse est une certaine passion animale, c’est-à-dire qu’elle commence dans l’appréhension du nuisible, et a pour terme l’opération de l’appétit et, au-delà, la transmutation du corps ; au lieu que la douleur suit la passion corporelle. C’est pourquoi saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu que « “douleur” s’emploie ordinairement à propos du corps » ; voilà pourquoi la douleur commence par la blessure du corps et a pour terme l’appréhension du sens du toucher, et c’est pourquoi elle est dans le sens du toucher comme en ce qui l’appréhende, comme on l’a dit.

 

10° Que la joie et la tristesse s’ensuivent de la passion, c’est ce que disent à la fois saint Jean Damascène et le Philosophe, mais en des sens différents. En effet, saint Jean Damascène et saint Grégoire de Nysse, en des termes identiques, parlent de la passion corporelle, dont l’appréhension cause la joie ou la tristesse, et dont l’expérience cause toujours la douleur. Mais le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique parle sans aucun doute des passions animales, voulant que toutes les passions de l’âme soient suivies par la joie et la tristesse. Et la raison en est, qu’entre toutes les passions de la puissance concupiscible, la joie et la tristesse, qui sont causées par l’obtention de l’objet convenant ou nuisible, tiennent la dernière place ; or toutes les passions de l’irascible ont pour terme les passions du concupiscible, comme on l’a dit dans la question sur la sensualité. Il reste donc que toutes les passions de l’âme ont pour terme la joie et la tristesse. Mais il ne s’ensuit selon aucun des deux points de vue que les passions soient dans l’appré­hensive, car la passion corporelle est dans la nature même du corps, et les autres passions animales sont dans la même partie appétitive que la joie et la tristesse, mais quant aux premiers de ses actes. Et s’il n’y avait pas d’ordre dans les actes de l’appétitive, il suivrait des paroles du Philosophe que les passions animales ne seraient pas dans l’appétitive, où sont la joie et la tristesse, mais dans l’appréhensive.

 

 

 

11° Ni le sens ni une autre puissance appréhensive ne meut immédiatement, mais ils le font seulement au moyen de l’appé­titive ; voilà pourquoi le corps, lors de l’opération de la puissance sensitive appréhensive, n’est changé quant à ses dispositions matérielles que s’il survient un mouvement de l’appétitive, aussitôt suivi par la transmutation du corps qui se dispose à obéir. Donc, bien que la puissance appréhensive sensitive soit changée en même temps que l’organe corporel, il n’y a cependant pas là de passion à proprement parler : car dans l’opération du sens, l’organe corporel n’est pas transmué, à proprement parler, si ce n’est par un changement spirituel, en tant que les espèces des sensibles sont reçues sans matière dans les organes des sens, comme il est dit au deuxième livre sur l’Âme.

 

 

12° Bien que, dans la partie intellective, une chose soit rejetée et une autre reçue, cela ne se fait cependant pas par voie de transmutation – la réception et le rejet se feraient alors d’une manière continue –, mais par un simple influx des habitus infus : car en un instant la grâce est infusée, et par elle la faute est subitement chassée. Quant à l’altération qui va du vice à la vertu, ou de l’ignorance à la science, elle atteint la partie intellective par accident, alors que dans la partie sensitive la transmutation est par soi, comme on le voit clairement au septième livre de l’Éthique. Car, du fait qu’il se produit une transmutation dans la partie sensitive, quelque perfection rejaillit soudain dans la partie intellective, de telle sorte que ce qui se fait dans la partie intellective est le terme de la transmutation existant dans la partie sensitive : comme l’illumination est le terme d’un mouvement local, et comme la génération est simplement le terme d’une altération. Et il faut comprendre cela des habitus acquis.

 

 

 

13° De l’appréhension d’une chose par l’intelligence peut suivre une passion dans l’appétit inférieur, de deux façons. D’abord en tant que ce qui est pensé de façon universelle par l’intelligence est formé de façon particulière dans l’imagination, et ainsi l’appétit inférieur est mû : comme lorsque l’intelligence du croyant admet intelligiblement les peines futures, et forme leurs phantasmes en imaginant le feu qui brûle, le ver qui ronge et autres choses semblables, d’où suit la passion de crainte dans l’appétit sensitif. Ensuite en tant que, par suite de l’appréhension de l’intelligence, est mû l’appétit supérieur, dont un certain rejaillissement ou un certain commandement remue l’appétit inférieur.

 

 

 

14° L’espoir qui demeure dans l’âme séparée n’est pas une passion, mais il est soit un habitus, soit un acte de volonté, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut.

 

 

15° De la béatification ou du perfectionnement de l’image, on peut seulement déduire qu’il y a une passion dans la partie intellective, au sens où toute réception est appelée passion.

 

 

16° On dit que la passion est le mouvement d’une chose reçue à une autre, mais non d’une chose opérée à une autre ; or c’est de cette dernière façon qu’il y a dans l’intelligence un mouvement d’une chose à une autre.

 

17° On dit que penser, c’est subir, en prenant ce terme communément, en tant que toute réception est une passion.

 

 

18° Cette passion dont parle Denys n’est rien d’autre que l’affection pour les choses divines, qui est plutôt une passion qu’une simple appréhension, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut. En effet, de l’affection même que l’on a pour les choses divines provient leur manifestation, suivant ce passage de Jn 14, 21 : « Celui qui m’aime sera aimé de mon Père, et je l’aimerai aussi, et je me manifesterai moi-même à lui. »

 

Et videtur quod non.

 

Christus enim secundum totam animam patiebatur, ut patet per illud Psal. LXXXVII, 4 : repleta est malis anima mea : quod de passionibus exponit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 811 D]. Totalitas autem animae ad potentias pertinet. Ergo in qualibet potentia animae potest esse passio, et ita non tantum in appetitiva sensitiva.

 

Praeterea, omnis motus vel operatio quae convenit animae praeter corpus secundum seipsam, est partis intellectivae, non sensitivae. Sed, sicut dicit Augustinus XIV de Civitate Dei [cap. 5], non ex carne tantum afficitur anima, ut cupiat, metuat, laetetur, aegrescat ; verum etiam ex seipsa his potest motibus agitari. Ergo huiusmodi passiones non sunt tantum in parte appetitiva sensitiva.

 

 

Praeterea, voluntas est partis intellectivae, ut dicitur in III de Anima [l. 14 (432 b 5)]. Sed, sicut dicit Augustinus, libro XIV de Civit. Dei [cap. 6], voluntas est quippe in omnibus, timore scilicet, laetitia, et huiusmodi ; immo omnes nihil quam voluntates sunt : nam quid est cupiditas et laetitia nisi voluntas in eorum consensione quae volumus ? Et quid est metus atque tristitia nisi voluntas in dissensione ab his quae volumus ? Ergo huiusmodi passiones sunt in parte intellectiva.

 

Praeterea, eiusdem potentiae non est agere et pati. Sed sensus videtur potentia activa : nam basiliscus videndo dicitur interficere, et mulier menstruata videndo inficit speculum, ut patet in libro de Somno et Vig. [De insomn., cap. 2 (459 b 27)]. Ergo in parte sensitiva non est posita animae passio.

 

Praeterea, potentia activa est nobilior quam passiva. Sed potentiae vegetativae sunt activae, quibus nobiliores sunt potentiae sensitivae. Ergo sensitivae sunt activae ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, potentiae rationales sunt ad opposita, secundum philosophum [cf. Metaph. IX, 2 (1046 b 4)]. Delectationi autem opponitur tristitia. Cum ergo in parte intellectiva sit proprie delectatio, ut patet in VII [l. 12 (1152 b 33)] et X [l. 6 (1174 b 20)] Ethicorum, videtur quod sit ibi tristitia ; et sic passiones possunt esse in parte intellectiva.

 

Sed dicebat quod verbum philosophi intelligitur de oppositis actibus. – Sed contra : scientia et ignorantia, quae sunt opposita, sunt in parte animae intellectiva, et tamen non sunt actus. Ergo verbum philosophi non tantum de actibus est intelligendum.

 

Praeterea, secundum philosophum in II Phys. [l. 5 (195 a 11)], idem per sui absentiam et praesentiam est causa contrariorum, sicut gubernator salutis et submersionis navis. Sed intelligibile praesens facit delectationem in parte intellectiva. Ergo intelligibile absens facit tristitiam in eadem ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, Damascenus dicit in libro II [De fide II, 22], quod dolor non est passio, sed passionis sensus. Ergo est in sensitiva virtute, et non in appetitiva, et eadem ratione delectatio, et alia quae dicuntur animae passiones.

 

Praeterea, secundum Damascenum in II libro [De fide II, 22], et philosophum in libro II Ethic. [l. 3 (1104 b 14) et 5 (1105 b 21)], passio est ad quam consequitur gaudium et tristitia. Ergo passiones animae praecedunt gaudium et tristitiam. Sed gaudium et tristitia sunt in appetitiva. Ergo passiones animae sunt in ea parte quae praecedit appetitivam ; ergo passiones animae sunt in parte apprehensiva, quae appetitivam praecedit.

 

Praeterea, sicut in operationibus appetitivae sensitivae transmutatur corpus, ita in operationibus sensitivae apprehensivae. Ergo passio non est tantum in appetitiva, sed in apprehensiva.

 

Praeterea, passio, proprie loquendo, est per abiectionem alicuius, et receptionem contrarii. Sed hoc accidit in parte intellectiva : nam abiicitur culpa, et recipitur gratia ; abiicitur habitus luxuriae, et inducitur habitus castitatis. Ergo in parte superiori animae proprie est passio.

Praeterea, motus appetitivae sensitivae sequitur apprehensionem sensus. Sed aliquando huiusmodi passiones animae excitantur in nobis ex aliquibus obiectis quae a sensu apprehendi non possunt ; sicut verecundia de turpi actu, timor de futuro. Ergo huiusmodi non possunt esse in parte appetitiva sensitiva ; et sic relinquitur quod sint in parte appetitiva rationali, scilicet in voluntate.

 

Praeterea, inter alias passiones animae ponitur spes. Sed spes est in parte animae intellectiva : quia sancti patres in Limbo existentes spem habebant ; motus autem partis sensitivae non remanet in anima separata. Ergo passiones sunt in parte animae intellectiva.

 

Praeterea, imago est in parte intellectiva. Sed secundum potentias imaginis, anima patitur : quia potentiae imaginis, quae nunc perficiuntur gratia, in statu gloriae perficientur fruitionis gloria. Ergo passio non est tantum in parte animae appetitiva sensitiva.

 

Praeterea, secundum Damascenum [cf. De fide II, 22], passio est motus ex alio in aliud. Sed intellectus movetur de alio in aliud, procedendo de principiis in conclusiones. Ergo in intellectu est passio ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, philosophus, in III de Anima [cap. 4 (429 b 24)], dicit, quod intelligere est pati quoddam. Sed intelligere est in intellectu. Ergo in intellectu est passio.

 

 

Praeterea, Dionysius dicit de Hierotheo, II cap. de Divin. Nomin. [§ 9], quod patiens divina didicit divina. Sed pati divina non poterat secundum partem sensitivam, quae non est divinorum capax. Ergo passio non est tantum in parte sensitiva ; et ita non est solum in appetitu sensitivo.

 

[In aliq. codic. :] Praeterea, ad illud quod inest animae per accidens, non debet aliqua potentia animae determinata ordinari ; eorum enim quae sunt per accidens, neque scientia neque potentia determinata est : sed anima non patitur nisi per accidens ; ergo passio non est in aliqua potentia animae determinata, et ita non est solum in appetitu sensitivo.

 

 

 

Sed contra. Est quod Damascenus dicit in II libro [De fide II, 22] : passio est motus appetitivae virtutis in imaginatione boni vel mali ; et iterum : passio est motus irrationalis animae per susceptionem boni vel mali. Ergo passio est tantum in parte appetitiva irrationali.

 

Praeterea, passio proprie loquendo, est secundum motus alterationis, ut dictum est [art. 1]. Sed alteratio non est nisi in parte animae sensitiva, ut probatur in VII Physic. [l. 6 (248 b 27)]. Ergo passio non est nisi in parte sensitiva.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod passio, proprie loquendo, non est nisi in appetitiva sensitiva, ut ex duabus definitionibus passionis a Damasceno [De fide II, 22], et Gregorio Nysseno [Nemesius, cf. De nat. hom., cap. 16] positis apparet : quod sic patet. Dicitur enim passio tripliciter, ut dictum est.

Uno modo communiter, secundum quod omne recipere est pati ; et sic passio est in qualibet parte animae, nec tamen solum in appetitiva sensitiva : hoc enim modo accipiendo passionem, dicit Commentator in libro de Anima [lib. II, comm. 51 et 52 ; lib. III, comm. 4], quod vires animae vegetabilis omnes sunt activae, vires autem sensibilis omnes passivae, vires autem rationalis partim activae propter intellectum agentem, et partim passivae propter intellectum possibilem. Hic autem modus passionis quamvis conveniat potentiis apprehensivis et appetitivis, magis tamen competit appetitivis ; quia, cum operatio apprehensivae sit in rem apprehensam secundum quod est in apprehendente, operatio autem appetitivae sit ad rem secundum quod est in seipsa ; quod recipitur in apprehensiva, minus habet de proprietate rei apprehensae, quam id quod recipitur in appetitiva, de ratione rei appetibilis ; unde verum, quod perficit intelligentiam, est in mente ; bonum vero, quod perficit appetitivam, est in rebus, ut dicitur in VI Metaph. [l. 4 (1027 b 25)].

Alio modo dicitur passio proprie, quae consistit in abiectione unius contrarii et alterius receptione per viam transmutationis ; et hic modus passionis animae convenire non potest nisi ex corpore : et hoc dupliciter. Uno modo secundum quod

unitur corpori ut forma ; et sic compatitur corpori patienti passione corporali. Alio modo prout unitur ei ut motor ; et sic ex operatione animae transmutatio fit in corpore, quae quidem passio dicitur animalis, ut supra [art. 1] dictum est. Passio igitur corporalis praedicta pertingit ad potentias, secundum quod in essentia animae radicantur, eo quod anima secundum essentiam suam est forma corporis, et sic ad essentiam animae primo pertinet ; potest tamen haec passio attribui alicui potentiae tripliciter.

Uno modo secundum quod in essentia animae radicatur : et sic, cum omnes potentiae radicentur in essentia animae, ad omnes potentias pertinet praedicta passio.

 

 

Alio modo secundum quod ex laesione corporis potentiarum actus impediuntur : et sic praedicta passio pertinet ad omnes potentias utentes organis corporalibus, quarum omnium actus impediuntur laesis or­ganis, sed indirecte. Et hoc modo pertinet etiam ad potentias organis corporalibus non utentes, scilicet intellectivas, in quantum accipiunt a potentiis organis utentibus : unde contingit quod laeso organo virtutis imaginativae, intellectus operatio impeditur, propter hoc quod intellectus indiget phantasmatibus in sua operatione.

 

 

Tertio modo pertinet ad aliquam potentiam ut apprehendentem ipsam : et sic proprie pertinet ad sensum tactus ; nam tactus est sensus eorum ex quibus componitur animal,

et similiter eorum per quae animal corrumpitur. Passio vero animalis, cum per eam ex operatione animae transmutetur corpus, in illa potentia esse debet quae organo corporali adiungitur, et cuius est corpus transmutare. Et ideo huiusmodi passio non est in parte intellectiva, quae non est alicuius organi corporalis actus ; nec iterum est in apprehensiva sensitiva, quia ex apprehensione sensus non sequitur motus in corpore nisi mediante appetitiva, quae est immediatum movens. Unde secundum modum operationis eius statim disponitur organum corporale, scilicet cor, unde est principium motus, tali dispositione quae competat ad exequendum hoc in quod appetitus sensibilis inclinatur. Unde in ira fervet, et in timore quodammodo frigescit et constringitur. Et sic in appetitiva sensitiva sola, animalis passio proprie invenitur. Vires enim animae vegetabilis, quamvis organo utantur, constat quod non sunt passivae, sed activae. Passio autem magis proprie appetitivae potentiae competit quam apprehensivae, ut in principio dictum est. Et haec est una ratio quare magis proprie appetitiva sensitiva passionis subiectum est quam sensitiva apprehensiva ; sicut et ipsa affectiva superior magis accedit ad propriam rationem passionis quam intellectiva.

 

Tertio vero modo passio dicebatur transumptive, secundum quod aliquid qualitercumque impeditur ab eo quod est sibi conveniens. Hoc modo potentiae animae patiuntur, sicut a propriis actibus impediuntur. Quod quidem aliqualiter in omnibus potentiis animae contingit, ut dictum est.

Nunc autem loquimur de passione animali proprie dicta, quae, ut ostensum est, in sola appetitiva sensitiva invenitur.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod anima Christi tota patiebatur passione corporali ; et sic ad omnes potentias passio illa pertinebat, ad minus prout in essentia animae radicantur ; non autem ita quod passio animalis in qualibet potentia animae eius esset sicut in proprio subiecto.

 

Ad secundum dicendum, quod Augustinus [cf. De civ. Dei XIV, 5] loquitur contra quosdam Platonicos : qui dicebant, omnium istarum passionum principium esse ex carne. Augustinus autem ostendit quod si caro in nullo esset corrupta, posset esse harum passionum principium ex anima. Et ideo non dicit quod sine carne huiusmodi passiones perficiantur, sed quod non ex carne tantum anima his passionibus afficitur.

 

Ad tertium dicendum, quod Augustinus vel nomen voluntatis large accipit pro quolibet appetitu ; vel timorem vel gaudium et alia huiusmodi accipit pro actibus voluntatis, similibus passionibus in appetitu sensitivo existentibus. Est enim, ut in quaestione de sensualitate [quaest. praec., art. 3] dictum est, et in ipsa voluntate quodammodo gaudium et tristitia, et alia huiusmodi ; sed non ita quod sint passiones, proprie loquendo. Vel potest dici, quod has passiones Augustinus voluntates nominat, in quantum ex actu voluntatis homo in has passiones inducitur, secundum quod appetitus inferior sequitur inclinationem appetitus superioris, ut in quaestione de sensualitate dictum est. Unde ipse Augustinus postea [De civ. Dei XIV, 6] subiungit : sicut allicitur vel offenditur voluntas hominis ; ita in hos vel illos affectus mutatur et vertitur.

 

Ad quartum dicendum, quod sensus non est virtus activa, sed passiva. Non enim dicitur virtus activa quae habet aliquem actum qui est operatio : sic enim omnis potentia animae activa esset ; sed dicitur potentia aliqua activa quae comparatur ad suum obiectum sicut agens ad patiens. Sensus autem comparatur ad sensibile sicut patiens ad agens, eo quod sensibile transmutat sensum. Quod autem sensibile aliquando a sensu transmutetur, hoc est per accidens ; in quantum ipsum organum sensus habet aliquam qualitatem per quam natum est immutare aliquod corpus. Unde infectio illa qua mulier menstruata speculum inficit, vel qua basiliscus hominem videndo interficit, nihil confert ad visionem ; sed visio perficitur per hoc quod species visibilis recipitur in visu, quod est quoddam pati. Unde sensus potentia passiva est. Dato etiam quod sensus aliquid ageret active, non ex hoc sequeretur quod in sensu nulla passio esse possit ; nihil enim prohibet respectu diversorum idem esse activum et passivum. Dato iterum quod sensus, qui nominat vim apprehensivam, nullius passionis esset capax, non propter hoc excluderetur quin in appetitiva sensibili passio esse possit.

 

Ad quintum dicendum, quod quamvis activum simpliciter sit passivo nobilius respectu eiusdem ; nihil tamen prohibet aliquod passivum activo nobilius esse, in quantum passivum nobiliori passione patitur quam sit actio qua activum agit ; sicut passio a qua intellectus possibilis dicitur passiva potentia. Et etiam sensus recipiendo aliquid immaterialiter, est nobilior actione qua potentia vegetativa agit materialiter, id est mediantibus qualitatibus elementaribus.

 

Ad sextum dicendum, quod illi delectationi quae est in parte intellectiva per coniunctionem intelligibilis convenientis, non est aliquod contrarium ; quia oporteret quod illi intelligibili convenienti aliquod contrarium foret, quod causa contrarii esset. Hoc autem esse non potest, eo quod intelligibili speciei nihil est contrarium ; species enim contrariorum in anima contrariae non sunt, ut VII Metaphysic. [l. 6 (1032 b 2)] dicitur : unde homo delectatur non solum de hoc quod intelligit bona, sed de hoc quod intelligit mala, in quantum intelligit. Ipsum enim intelligere mala bonum est intellectui ; et sic delectatio intellectualis contrarium non habet. Dicitur tamen tristitia vel dolor in parte intellectiva animae esse, communiter loquendo, in quantum intellectus intelligit aliquid homini nocivum, cui voluntas repugnat. Quia tamen illud nocivum non est nocivum intellectui, in quantum est intelligens ; ideo illa tristitia vel dolor non contrariatur delectationi intellectus, quae est secundum id quod est conveniens intellectui, in quantum intelligit.

 

Ad septimum dicendum, quod

potentia rationalis se habet ad

contraria aliquo modo sibi proprio, et aliquo modo communi sibi et omnibus aliis. Quod enim potentia rationalis sit subiectum contrariorum ac­cidentium, hoc sibi et aliis commune est, quia omnium contrariorum idem est subiectum ; sed quod se habeat ad contrarias actiones, istud est sibi proprium ; naturales enim potentiae sunt determinatae ad unum. Et sic loquitur philosophus [cf. Metaph. IX, 2 (1046 b 4)], quod rationales potestates sunt ad opposita.

 

Ad octavum dicendum, quod absentia gubernatoris non est causa submersionis navis nisi per accidens, in quantum scilicet removet gubernatoris providentiam, per quam navis submersio prohibebatur ; et similiter intelligibilis remotio vel absentia, non est causa tristitiae, sed non delectandi. Effectus enim proportionantur secundum proportionem causarum : unde intelligere et non intelligere, quae contradictorie opponuntur, sunt causa delectandi et non delectandi, quae similiter sunt contradictoria : non autem delectandi et tristandi, quae sunt contraria. Si autem accipiatur id quod est contrarium intelligentiae veritatis, scilicet error, non potest esse causa tristitiae : quia vel error aestimatur esse veritas, et sic error delectat sicut et veritas ; vel cognoscitur esse error, quod non est nisi cognoscendo veritatem : et sic iterum error delectationem in intelligendo facit.

 

Ad nonum dicendum, quod tristitia et dolor hoc modo differunt : quod tristitia est quaedam passio animalis, incipiens scilicet in apprehensione nocumenti, et terminatur in operatione appetitus, et ulterius in transmutatione corporis ; sed dolor est secundum passionem corporalem. Unde Augustinus dicit, XIV de Civitate Dei [cap. VII, in fine], quod dolor usitatius in corporibus dicitur ; et ideo incipit a laesione corporis, et terminatur in apprehensione sensus tactus, propter quod dolor est in sensu tactus ut in apprehendente, ut dictum est [in corp. art.].

 

Ad decimum dicendum, quod gaudium et tristitiam sequi passionem, dicitur et a Damasceno et a philosopho, sed sub alio intellectu. Damascenus enim et Gregorius Nyssenus idem verbum proponentes loquuntur de passione corporali, quae apprehensa causat gaudium vel tristitiam, et semper experta causat dolorem. Philosophus autem in II Ethic. loquitur proculdubio de passionibus animalibus, volens quod ad omnes passiones animae sequatur gaudium et tristitia. Cuius ratio est quod inter omnes passiones concupiscibilis potentiae, gaudium et tristitia, quae causantur ex consecutione convenientis vel nocivi, ultimum locum tenent ; omnes autem passiones irascibilis ad passiones concupiscibilis terminantur, ut in quaestione de sensualitate [art. 3, in corp.] dictum est. Unde restat quod omnes passiones animae ad gaudium et tristitiam terminentur. Secundum autem neutrum intellectum sequitur quod passiones sint in apprehensiva, quia passio corporalis est in ipsa natura corporis ; passiones autem animales aliae sunt in eadem parte appetitiva, in qua gaudium et tristitia, sed tamen quantum ad priores eius actus. Si autem in actibus appetitivae ordo non esset, sequeretur ex verbis philosophi quod passiones animales non essent in appetitiva, ubi est gaudium et tristitia, sed in apprehensiva.

 

Ad undecimum dicendum, quod nec sensus nec vis alia apprehensiva movet immediate, sed solum mediante appetitiva ; et ideo ad operationem virtutis sensitivae apprehensivae non immutatur corpus quantum ad dispositiones materiales, nisi superveniat motus appetitivae, quem statim sequitur transmutatio corporis disponentis se ad obediendum. Unde, quamvis vis apprehensiva sensitiva immutetur simul cum organo corporali, non tamen est ibi passio, proprie loquendo : quia in operatione sensus non transmutatur organum corporale, per se loquendo, nisi spirituali immutatione, secundum quod species sensibilium recipiuntur in organis sentiendi sine materia, ut dicitur in libro II de Anima [l. 24 (424 a 17)].

 

Ad duodecimum dicendum, quod quamvis in parte intellectiva aliquid abiiciatur et aliquid recipiatur, hoc tamen non contingit per viam transmutationis, ut continue receptio et abiectio fiat ; sed est per simplicem influxum quantum ad habitus infusos : in instanti enim infunditur gratia, per quam subito expellitur culpa. Alteratio autem quae fit de vitio in virtutem, vel de ignorantia ad scientiam, attingit ad partem intellectivam per accidens, per se existente transmutatione in parte sensitiva, ut patet in libro VII Ethic. [Phys. VII, 6 (248 b 27)]. Ex hoc enim quod fit aliqua transmutatio circa partem sensitivam, subito resultat aliqua perfectio in parte intellectiva ; ut sic id quod fit in parte intellectiva, sit terminus transmutationis in parte sensitiva existentis ; sicut illuminatio est terminus motus localis, et generatio simpliciter alterationis. Et hoc intelligendum est quantum ad habitus acquisitos.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod ex aliquo apprehenso per intellectum potest sequi passio in appetitu inferiori dupliciter. Uno modo in quantum id quod intelligitur universaliter per intellectum, formatur in imaginatione particulariter, et sic movetur inferior appetitus ; sicut cum intellectus credentis accipit intelligibiliter futuras poenas, et earum phantasmata format imaginando ignem urentem et vermem rodentem et alia huiusmodi, ex quo sequitur passio timoris in appetitu sensitivo. Alio modo in quantum ex apprehensione intellectus movetur appetitus superior, ex quo, per quamdam redundantiam vel imperium, appetitus inferior commovetur.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod spes quae in anima separata manet, non est passio, sed vel habitus, vel voluntatis actus, ut ex praedictis [art. 1] patet.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod ex beatificatione vel perfectione imaginis nihil aliud haberi potest quam quod in parte intellectiva sit passio, secundum quod omnis receptio passio dicitur.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod passio dicitur esse motus ex alio recepto in aliud receptum, non autem ex alio operato in aliud operatum : sic autem in intellectu est motus ex alio in aliud.

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod intelligere dicitur esse pati, communiter loquendo de passione, prout omnis receptio passio est.

 

Ad decimumoctavum dicendum, quod passio illa de qua loquitur Dionysius, nihil aliud est quam affectio ad divina, quae habet magis rationem passionis quam simplex apprehensio, ut ex praedictis [in corp. art.] patet. Ex ipsa enim divinorum affectione provenit manifestatio eorumdem, secundum illud Ioan. cap. XIV, 21-23 : si quis diligit me, diligetur a patre meo, et ego diligam eum, et manifestabo ei meipsum.

 

 

 

 

 

 

 

Article 4 - QU’EST-CE QUI FONDE LA CONTRARIÉTÉ ET LA DIVERSITÉ, PARMI LES PASSIONS DE L’ÂME ?

(Quarto quaeritur secundum quid attendatur contrarietas et diversitas

inter animae passiones.)

 

 

Il semble que ce ne soit pas le bien et le mal.

 

1° L’audace est opposée à la crainte. Or l’une et l’autre passion est relative au mal, car ce que la crainte fuit, l’audace l’entre­prend. La contrariété des passions de l’âme ne dépend donc pas du bien et du mal.

 

2° L’espoir est opposé au désespoir. Or l’un et l’autre sont relatifs au bien : l’espoir attend de l’obtenir, au lieu que le désespoir ne compte pas l’obtenir. La contrariété des passions de l’âme ne dépend donc pas du bien et du mal.

 

 

3° Saint Jean Damascène, au deuxième livre, ainsi que saint Grégoire de Nysse, dis­tinguent les passions de l’âme suivant le présent et le futur, et suivant le bien et le mal : ainsi, l’espoir et le désir portent sur le bien futur, la volupté et la délectation, ou la joie, sur le bien présent, la crainte sur le mal futur, la tristesse sur le mal présent. Or le présent et le futur se rapportent par accident au bien et au mal. La différence des passions de l’âme ne se prend donc pas par soi du bien et du mal.

 

 

 

4° Saint Augustin, au quatorzième livre de la Cité de Dieu, distingue ainsi entre la tristesse et la douleur : la tristesse appartient à l’âme, la douleur au corps ; or cela ne concerne pas les notions de bien et de mal. Nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

5° L’exultation, la joie, l’allégresse, la délectation, l’enjouement et l’hilarité ont une certaine différence, sinon deux d’entre eux seraient inutilement réunis, comme cela apparaît en Is. 35, 10 : « la joie et l’allé­gresse les envahiront ». Puis donc que toutes ces choses se disent relativement au bien, il semble que le bien et le mal ne diversifient pas les passions de l’âme.

 

 

6° Saint Jean Damascène distingue au deuxième livre quatre espèces de tristesse, qui sont : l’abattement, le chagrin, l’envie et la pitié, auxquels s’ajoute la pénitence ; et toutes ces choses se disent relativement au mal. Nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

7° Il distingue lui-même six espèces de crainte : la pusillanimité, la confusion, la pudeur, l’étonnement, la frayeur et l’an­goisse, qui ne concernent pas la différence susdite. Nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

8° Denys, au quatrième chapitre des Noms divins, ajoute la jalousie à l’amour, l’une et l’autre étant des passions relatives au bien ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

En sens contraire :

 

1) Les actes se distinguent par les objets. Or les passions de l’âme sont des actes de la puissance appétitive, dont l’objet est le bien et le mal. Elles se distinguent donc suivant le bien et le mal.

 

 

2) Selon le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, les passions de l’âme sont ce qui est suivi par la joie et la tristesse. Or la joie et la tristesse se distinguent suivant le bien et le mal. Le bien et le mal distinguent donc les passions de l’âme.

 

Réponse :

 

Trois distinctions se rencontrent dans les passions de l’âme.

 

Suivant la première, elles diffèrent quasiment par le genre, car elles concernent diverses puissances de l’âme ; ainsi distingue-t-on les passions du concupiscible de celles de l’irascible. La raison de cette distinction des passions se prend de la raison même qui fait distinguer les puissances. En effet, il a été dit plus haut, dans la question sur la sensualité, que l’objet du concupiscible est le délectable selon le sens, mais

celui de l’irascible, une chose ardue ou astreignante ; par conséquent, relèvent du concupiscible les passions en lesquelles est impliquée une relation à l’objet simplement délectable au sens, ou à son contraire, mais de l’irascible, celles qui sont ordonnées à quelque chose d’ardu concernant un tel objet. Et ainsi apparaît la différence entre le désir et l’espoir : car on parle de désir lorsque l’appétit est mû vers une chose délectable, au lieu que l’espoir implique une certaine élévation de l’appétit vers un bien estimé ardu ou difficile. Et il en va de même pour les autres [passions].

 

 

Suivant la deuxième distinction des passions de l’âme, on distingue quasiment des espèces existant dans la même puissance.

 

Dans les passions du concupiscible, cette distinction se prend de deux considérations. D’abord, de la contrariété des objets ; ainsi distingue-t-on la joie, qui est relative au bien, de la tristesse, qui est relative au mal. Ensuite, de ce que la puissance concupiscible est ordonnée au même objet suivant divers degrés considérés dans le progrès du mouvement appétitif. En effet, l’objet délectable lui-même est d’abord uni en quelque façon à qui le recherche, en tant qu’il est appréhendé comme semblable ou convenant ; et de là suit la passion d’amour, qui n’est rien d’autre qu’une certaine détermination formelle de l’appétit par l’appétible lui-même ; c’est pourquoi l’on dit que l’amour est une certaine union de l’aimant et de l’aimé. Or ce qui est ainsi uni en quelque façon, on cherche en outre à

ce qu’il soit réellement uni, c’est-à-dire de

telle sorte que l’aimant jouisse de l’aimé ; et

ainsi naît la passion de désir ; lequel, une fois obtenu dans la réalité, engendre la joie. Ainsi donc, le premier degré qui est dans la mouvement du concupiscible est l’amour, le deuxième le désir, et le dernier la joie. Et c’est au contraire de ces passions qu’il faut prendre celles qui sont ordonnées au mal, ainsi la haine contre l’amour, la fuite contre le désir, la tristesse contre la joie.

 

 

Les passions de l’irascible, comme on l’a dit dans une autre question, naissent des passions du concupiscible, et se terminent à elles. Voilà pourquoi l’on trouve en elles une distinction semblable à celle du concupiscible ; et de plus, il y a en elles une distinction propre d’après la notion de l’objet propre. Du côté du concupiscible, il y a la distinction selon laquelle les passions se distinguent suivant le bien et le mal, ou d’après le délectable et son contraire ; et en outre selon que l’objet est réellement possédé ou non. Mais la distinction propre de l’irascible lui-même est que ses passions se distinguent selon le fait d’excéder ou non la capacité du sujet, et cela d’après une estimation ; en effet, ces considérations semblent distinguer l’ardu comme des différences par soi. La passion, dans l’irascible, peut donc être soit relative au bien, soit relative au mal. Dans le premier cas, le bien est possédé ou ne l’est pas. Relativement au bien possédé, aucune passion ne peut être dans l’irascible, car le bien, dès lors qu’on le possède déjà, ne procure aucune difficulté à celui qui possède, donc la notion d’ardu n’y est pas conservée. Relativement au bien non encore possédé – en lequel il peut être satisfait à la notion d’ardu à cause de la difficulté d’obtention –, si ce bien est estimé comme passant la capacité, il cause le désespoir, mais s’il est estimé comme ne la dépassant pas, il cause l’espoir. Que si l’on considère le mouvement de l’irascible vers le mal, il y aura deux cas : vers le mal non encore possédé – et qui est estimé comme ardu en tant qu’il est difficile à éviter –, ou comme déjà possédé ou conjoint – et il est lui aussi ardu en tant qu’il est estimé difficile à repousser. Si c’est relativement au mal non encore présent, alors si ce mal est estimé comme passant la capacité, il cause en ce cas la passion de crainte, et s’il est estimé comme ne la dépassant pas, il cause alors la passion d’audace. Mais si le mal est présent, alors il est estimé soit comme ne dépassant pas la capacité, et dans ce cas il cause la passion de colère, soit comme la dépassant, et ainsi il ne cause aucune passion dans l’irascible, mais la passion de tristesse demeure dans le seul concupiscible.

 

 

La distinction qui se conçoit selon les divers degrés pris dans le mouvement appétitif n’est donc la cause d’aucune contrariété, car de telles passions diffèrent suivant le parfait et l’imparfait, comme on le voit clairement dans le cas du désir et de la joie ; mais la distinction qui dépend de la contrariété de l’objet cause proprement la contrariété dans les passions. Par conséquent, les passions de l’âme se conçoivent dans le concupiscible suivant le bien et le mal : ainsi la joie et la tristesse, l’amour et la haine ; mais dans l’irascible, on peut concevoir deux contrariétés. L’une suivant la distinction de l’objet propre, c’est-à-dire selon qu’il passe ou non la capacité, et ainsi sont contraires l’espoir et le désespoir, l’audace et la crainte, et cette contrariété est davantage propre ; l’autre suivant la différence de l’objet du concupiscible, c’est-à-dire selon le bien et le mal, et de cette façon, l’espoir et la crainte semblent être en contrariété. Quant à la colère, elle ne peut avoir de passion contraire ni d’une façon ni de l’autre : ni d’après la contrariété du bien et du mal, car relativement au bien présent il n’y a pas de passion dans l’irascible ; ni non plus d’après la contrariété de ce qui passe ou non la capacité, car le mal qui dépasse la capacité ne cause aucune passion dans l’irascible, comme on l’a dit. C’est pourquoi la colère, parmi les autres passions, a ceci de propre que rien ne lui est contraire.

 

 

 

La troisième différence des passions de l’âme est quasi accidentelle, et elle se produit de deux façons. D’abord suivant le plus ou le moins d’intensité : ainsi, la jalousie implique une intensité d’amour, et la fureur une intensité de colère. Ensuite, suivant des différences matérielles entre le bien et le mal, comme diffèrent la pitié et l’envie, qui sont des espèces de tristesse : car l’envie est la tristesse de la prospérité d’autrui en tant qu’elle est estimée comme notre propre mal, et la pitié, la tristesse de l’adversité d’autrui en tant qu’elle est estimée comme notre propre mal. Et l’on doit faire une semblable considération pour certaines autres [passions].

 

Réponse aux objections :

 

1° L’objet de l’irascible est le bien et le mal non dans l’absolu, mais avec la circonstance d’« ardu » ; il y a donc contrariété dans leurs passions [i.e. celles de l’irascible et du concupiscible] non seulement suivant le bien et le mal, mais aussi d’après les différences qui distinguent l’ardu tant dans le bien que dans le mal.

 

2° On voit dès lors clairement la solution du deuxième argument.

 

3° Le présent et le futur sont pris comme des différences pour distinguer les puissances de l’âme, en tant que le futur n’est pas encore conjoint réellement, au lieu que le présent l’est déjà ; or le mouvement de l’appétit est plus parfait vers ce qui est

réellement conjoint que vers ce qui est

réellement distant ; par conséquent, bien que le futur et le présent causent quelque distinction des passions, cependant, tout comme le parfait et l’imparfait, ils ne causent aucune contrariété.

 

 

 

4° La douleur, si on la prend au sens propre, ne doit pas être comptée au nombre des passions de l’âme, car elle n’a rien du côté de l’âme, que la seule appréhension. En effet, la douleur est le sens de la blessure, et cette blessure est évidemment du côté du corps. Voilà pourquoi saint Augustin ajoute au même endroit qu’en traitant des passions de l’âme, il a préféré se servir du nom de tristesse plutôt que de celui de douleur ; car la tristesse s’accomplit dans l’appétitive elle-même, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit.

 

5° La délectation et la joie diffèrent de la même façon que la tristesse et la douleur : car la délectation sensitive implique, du côté du corps, l’union de ce qui convient, et du côté de l’âme, le sens de cette convenance ; et semblablement, la délectation spirituelle implique une certaine union rationnelle de convenant à convenant, et la perception de cette union. C’est pourquoi Platon, définissant la délectation sensitive, dit que « la délectation est la génération sensitive dans la nature » ; Aristote, lui, définissant généralement la délectation, dit que « la délectation est l’opération naturelle de l’habitus sans empêchement ». En effet, l’opération convenante est elle-même ce conjoint convenant qui cause la délec-tation, surtout la spirituelle ; et ainsi, la

délectation commence des deux côtés par l’union réelle, et s’accomplit dans son appréhension. La joie, par contre, commence dans l’appréhension et a son terme dans l’affectivité ; c’est pourquoi la délectation est parfois cause de joie, comme la douleur est cause de tristesse. La joie diffère de l’allégresse et des autres passions accidentellement, suivant le plus ou le moins d’intensité. Car les autres impliquent une certaine intensité de joie ; cette intensité se prend soit de la disposition intérieure, et c’est le cas de l’allégresse, qui implique une dilatation intérieure du cœur : en effet, « allégresse » sonne [en latin] comme « largeur » ; soit de ce que l’intensité de la joie intérieure éclate en certains signes extérieurs, et telle est l’exultation : en effet, le terme « exultation » vient de ce que la joie intérieure saute en quelque sorte à l’exté­rieur ; et ce saut se remarque soit au changement du visage – en lequel apparaissent en premier les signes de l’affectivité, à cause de sa proximité avec la puissance imaginative –, et c’est l’hilarité ; soit à ce que les paroles aussi bien que les gestes sont disposés suivant l’intensité de la joie intérieure, et c’est l’enjouement.

6° Les espèces de tristesse qu’énumère saint Jean Damascène sont des modes de la tristesse, qui lui ajoutent certaines différences accidentelles : ce peut être à cause de l’intensité du mouvement, et ainsi, en tant que cette intensité consiste en une disposition intérieure, on parle de l’abatte­ment, qui est « une tristesse qui accable », entendons : qui accable le cœur, au point qu’il ne lui plaise pas d’agir ; en tant qu’elle se manifeste par une disposition extérieure, on a alors le chagrin, qui est « une tristesse qui ôte la voix ». Du côté de l’objet, en tant que ce qui est en autrui est réputé comme notre propre mal : d’une part, si le bien d’autrui est réputé comme notre propre mal, il y aura envie ; d’autre part, si le mal d’autrui est réputé comme notre propre mal, il y aura pitié. La pénitence, quant à elle, n’ajoute à la tristesse générale aucune notion spéciale, puisqu’elle porte simplement sur notre propre mal ; voilà pourquoi saint Jean Damascène la passe sous silence. On peut cependant déterminer de nombreux modes de tristesse, si l’on considère tout ce qui se rapporte accidentellement au mal qui cause la tristesse.

 

 

7° Puisque la crainte est une certaine passion venant de ce qu’un objet nuisible est appréhendé comme dépassant la capacité, les modes de la crainte se diversifieront suivant la différence entre de tels objets nuisibles ; et cela peut se rapporter de trois façons au sujet. D’abord, relativement à sa propre opération ; et dans ce cas, en tant que l’on craint sa propre opération comme laborieuse, il y a pusillanimité ; en tant qu’on la craint comme honteuse, il y a la pudeur, qui est « une crainte devant l’acte honteux ». Ensuite, relativement à la connaissance, en tant qu’un objet connaissable est appréhendé comme dépassant totalement la connaissance, et ainsi, sa considération est appréhendée comme surabondante, et ainsi, comme nuisible. Or, qu’il dépasse la connaissance, cela peut se produire soit à cause de sa grandeur, il y a alors l’étonnement, qui est « une crainte venant d’une grande imagination » ; soit à cause de son caractère insolite, et alors c’est la frayeur, qui est « une crainte venant d’une imagination inaccoutumée », suivant saint Jean Damascène. Enfin, relativement à la passion qui vient par autre chose ; et l’on peut craindre cette passion soit sous le rapport de la honte, et telle est la confusion, qui est « une crainte dans l’attente d’un reproche » ; soit sous le rapport de la blessure, et c’est alors l’angoisse, par laquelle l’homme craint de tomber en quelque infortune.

 

8° La jalousie ajoute à l’amour une certaine intensité ; c’est en effet un amour véhément qui ne souffre pas le partage en l’aimé.

 

Et videtur quod non secundum bonum et malum.

 

Audacia enim timori opponitur. Utraque vero passio est respectu mali : quia hoc quod timor fugit, audacia aggreditur. Ergo contrarietas passionum animae non est secundum bonum et malum.

Praeterea, spes desperationi opponitur. Utraque vero est respectu boni, quod spes consequi expectat, desperatio autem de consecutione diffidit. Ergo contrarietas passionum animae non est secundum bonum et malum.

 

Praeterea, Damascenus in II libro [De fide II, 12], et Gregorius Nyssenus [Nemesius, cf. De nat. hom., cap. 17], distinguunt passiones animae per praesens et futurum, et per bonum et malum : ut de bono futuro sit spes vel desiderium ; de bono praesenti voluptas vel delectatio sive laetitia ; de malo futuro timor, de praesenti tristitia. Sed praesens et futurum per accidens se habent ad bonum et malum. Ergo differentia passionum animae per se non attenditur secundum bonum et malum.

 

Praeterea, Augustinus, XIV de Civitate Dei [cap. 7], distinguit inter tristitiam et dolorem, quod tristitia est animae, dolor vero corporum : quod ad rationem boni et mali non pertinet. Ergo idem quod prius.

 

 

Praeterea, exultatio, gaudium, laetitia et delectatio, iucunditas et hilaritas differentiam quamdam habent ; alias inutiliter duo istorum coniungerentur, ut patet Isa. XXXV, 10 : gaudium et laetitiam obtinebunt. Cum ergo omnia ista respectu boni dicantur, videtur quod bonum et malum passiones animae non diversificent.

 

Praeterea, Damascenus in libro II [De fide II, 14], distinguit quatuor species tristitiae, quae sunt accidia, achos, invidia, misericordia, praeter quas est poenitentia : quae omnia respectu mali dicuntur. Ergo idem quod prius.

 

Praeterea, ipse distinguit sex species timoris, scilicet segnitiem, erubescentiam, verecundiam, admirationem, stuporem et agoniam, quae ad praedictam differentiam non pertinent. Ergo idem quod prius.

 

Praeterea, Dionysius, IV cap. de Divin. Nomin. [§ 13], zelum amori connumerat, quorum utrumque est passio respectu boni ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Sed contra. Est, quod actus distinguuntur per obiecta. Passiones autem animae sunt actus appetitivae virtutis, cuius obiectum est bonum et malum. Ergo per bonum et malum distinguuntur.

 

Praeterea, secundum philosophum in libro II Ethicorum [l. 3 (1104 b 14) et 5 (1105 b 21)], passiones animae sunt ad quas sequitur gaudium et tristitia. Sed gaudium et tristitia distinguuntur secundum bonum et malum. Ergo bonum et malum distinguunt animae passiones.

 

Respondeo. Dicendum, quod in passionibus animae triplex distinctio invenitur.

Prima quidem est qua differunt quasi genere, utpote ad diversas potentias animae pertinentes ; sicut distinguuntur passiones concupiscibilis a passionibus irascibilis. Ratio huius distinctionis passionum sumitur ex ipsa ratione distinguendi potentias. Cum enim supra dictum sit, in quaestione de sensualitate [art. 2] quod obiectum concupiscibilis est delectabile secundum sensum, irascibilis vero aliquod arduum vel arctum ; illae passiones ad concupiscibilem pertinent in quibus importatur ordo ad delectabile sensus absolute, vel ad eius contrarium ; illae vero ad irascibilem, quae ordinantur ad aliquod arduum circa huiusmodi. Et sic apparet differentia inter desiderium et spem : nam desiderium dicitur, secundum quod appetitus movetur in aliquid delectabile ; spes autem dicit quamdam elevationem appetitus in aliquod bonum, quod aestimatur arduum vel difficile. Et similiter est de aliis.

Secunda vero distinctio passionum animae est qua distinguuntur quasi species in eadem potentia existentes.

 

Quae quidem distinctio in passionibus concupiscibilis secundum duo attenditur. Uno modo secundum contrarietatem obiectorum ; et sic distinguitur gaudium, quod est respectu boni, a tristitia, quae est respectu mali. Alio modo secundum quod ad idem obiectum vis concupiscibilis ordinatur secundum diversos gradus consideratos in processu appetitivi motus. Ipsum enim delectabile primo appetenti coniungitur aliqualiter secundum quod apprehenditur ut simile vel conveniens : et ex hoc sequitur passio amoris, qui nihil est aliud quam formatio quaedam appetitus ab ipso appetibili : unde amor dicitur esse quaedam unio amantis et amati. Id autem quod sic aliqualiter coniunctum est, quaeritur ulterius ut realiter coniungatur : ut amans scilicet perfruatur amato ; et sic nascitur passio desiderii : quod quidem cum adeptum fuerit in re, generat gaudium. Sic ergo primum quod est in motu concupiscibilis est amor ; secundum, desiderium ; et ultimum, gaudium. Et per contrarium istis sunt accipiendae passiones quae ordinantur in malum ; ut odium contra amorem, fuga contra desiderium, tristitia contra gaudium.

Passiones vero irascibilis, ut in alia quaestione dictum est, oriuntur ex passionibus concupiscibilis, et terminantur ad eas. Et ideo in eis invenitur distinctio aliqua conformis distinctioni concupiscibilis ; et ulterius est in eis distinctio propria secundum rationem proprii obiecti. Ex parte quidem concupiscibilis est distinctio qua distinguuntur per bonum et malum, vel per delectabile et contrarium ; et iterum secundum habitum realiter, et non habitum realiter. Sed propria distinctio ipsius irascibilis est ut passiones eius distinguantur secundum excedens facultatem appetentis vel non excedens, et hoc secundum aestimationem : ista enim videntur distinguere arduum sicut differentiae per se. Potest ergo passio in irascibili vel respectu boni esse, vel respectu mali. Si respectu boni : vel habiti, vel non habiti. Respectu boni habiti nulla passio potest esse in irascibili : quia bonum, ex quo iam possidetur, nullam difficultatem ingerit possidenti ; unde non salvatur ibi ratio ardui. Respectu autem boni nondum habiti, in quo ratio ardui salvari potest propter difficultatem consequendi ; si quidem illud bonum aestimetur ut excedens facultatem, facit desperationem ; si vero ut non excedens facit spem. Si vero consideretur motus irascibilis in malum, hoc erit dupliciter : scilicet vel in malum nondum habitum, quod quidem aestimatur ut arduum, in quantum difficile est vitari ; vel ut iam habitum, sive coniunctum, quod item rationem ardui habet, in quantum aestimatur difficile repelli. Si autem respectu mali nondum praesentis ; si quidem illud malum aestimetur ut excedens facultatem, sic facit passionem timoris ; si autem non ut excedens, sic facit passionem audaciae. Si autem malum sit praesens ; aut aestimatur ut non excedens facultatem, et sic facit passionem irae ; aut ut excedens, et sic nullam passionem facit in irascibili, sed in sola concupiscibili manet passio tristitiae.

Distinctio ergo illa quae accipitur secundum diversos gradus acceptos in motu appetitivo, non est causa alicuius contrarietatis : quia huiusmodi passiones differunt secundum perfectum et imperfectum, ut patet in desiderio et gaudio. Sed distinctio quae est secundum contrarietatem obiecti, proprie facit in passionibus contrarietatem. Unde in concupiscibili passiones animae accipiuntur secundum bonum et malum, ut gaudium et tristitia, amor et odium. In irascibili vero potest accipi duplex contrarietas. Una secundum distinctionem proprii obiecti : scilicet secundum excedens facultatem et non excedens ; et sic sunt contraria spes et desperatio, audacia et timor ; et haec contrarietas est magis propria. Alia vero est secundum differentiam obiecti concupiscibilis, id est secundum bonum et malum ; per quem modum spes et timor contrarietatem habere videntur. Ira vero neutro

modo potest habere passionem contrariam : nec secundum contrarietatem boni et mali, quia respectu boni praesentis non est aliqua passio in irascibili ; similiter nec secundum contrarietatem excedentis facultatem et non excedentis, quia malum facultatem excedens nullam passionem in irascibili facit, ut dictum est. Unde inter ceteras passiones ira habet proprium, quia nihil est contrarium ei.

Tertia vero differentia passionum animae est quasi accidentalis : quae quidem dupliciter accidit. Uno modo secundum intensionem et remissionem ; sicut zelus importat intensionem amoris, et furor intensionem irae. Alio modo secundum materiales differentias boni vel mali, sicut differunt misericordia et invidia, quae sunt species tristitiae : nam invidia est tristitia de prosperitate aliena, in quantum aestimatur malum proprium ; misericordia vero est tristitia de adversitate aliena, in quantum aestimatur ut proprium malum. Et sic est in aliis quibusdam considerare.

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod irascibilis obiectum non est bonum et malum absolute, sed addita circumstantia arduitatis : unde non solum in eorum [sic] passionibus est contrarietas per bonum et malum, sed per differentias quae distinguunt arduum tam in bono quam in malo.

 

Et per hoc patet solutio ad secundum.

 

Ad tertium dicendum, quod praesens et futurum accipiuntur ut differentiae ad distinguendas animae potentias, secundum quod futurum nondum est coniunctum realiter, praesens vero iam coniunctum : perfectior vero est motus appetitus in id quod est realiter coniunctum quam in id quod est realiter distans. Unde futurum et praesens licet faciant aliquam distinctionem passionum, nullam tamen contrarietatem faciunt, sicut nec perfectum et imperfectum.

 

Ad quartum dicendum, quod dolor, secundum quod proprie accipitur, non debet computari inter animae passiones, quia nihil habet ex parte animae nisi apprehensionem tantum. Est enim dolor sensus laesionis : quae quidem laesio est ex parte corporis. Et ideo Augustinus ibidem subdit, quod tractando de passionibus animae, maluit uti nomine tristitiae quam doloris : tristitia enim perficitur in ipsa appetitiva, ut ex dictis [art. 1 huius quaest.] patet.

 

Ad quintum dicendum, quod delectatio et gaudium eodem modo differunt sicut tristitia et dolor : nam delectatio sensibilis habet ex parte corporis coniunctionem convenientis, ex parte vero animae sensum illius convenientiae ; et similiter delectatio spiritualis habet quamdam rationalem coniunctionem convenientis cum convenienti, et perceptionem illius coniunctionis. Unde Plato [apud Arist., Ethic. VII, 12 (1152 b 13)] definiens delectationem sensibilem, dixit, quod delectatio est sensibilis generatio in natura ; Aristoteles [Ethic. VII, 12 (1153 a 14)] vero definiens generaliter delectationem, dixit quod delectatio est operatio naturalis habitus non impedita. Ipsa enim operatio conveniens, est illud coniunctum conveniens, quod delectationem, praecipue spiritualem, facit : et sic delectatio utrobique incipit a coniunctione reali, et perficitur in eius apprehensione. Gaudium vero incipit in apprehensione, et terminatur in affectu ; unde delectatio est interdum causa gaudii sicut dolor tristitiae. Gaudium vero a laetitia et ceteris differt accidentaliter secundum intensionem et remissionem. Nam alia dicunt quamdam gaudii intensionem : quae quidem intensio attenditur vel secundum interiorem dispositionem, et sic est laetitia, quae importat interiorem cordis dilatatio­nem : dicitur enim laetitia quasi latitia ; vel secundum quod intensio gaudii interioris prorumpit in quaedam exteriora signa, et sic est exultatio : dicitur enim exultatio ex hoc quod gaudium interius quodammodo exterius exilit : quae quidem exilitio attenditur vel secundum immutationem vultus, in quo primo apparent affectus indicia, propter propinquitatem eius ad vim imaginativam, et sic est hilaritas ; vel secundum quod ex intensione interioris gaudii disponuntur et verba et facta, et sic est iucunditas.

 

Ad sextum dicendum, quod species tristitiae quas Damascenus ponit, sunt quidam modi tristitiae addentes supra tristitiam quasdam differentias accidentales : vel secundum intensionem motus : et sic secundum quod ista intensio consistit in interiori dispositione, dicitur accidia, quae est tristitia aggravans, scilicet cor, ne aliquid agere libeat ; vel secundum quod progreditur ad exteriorem dispositionem : et sic est achos quae est tristitia vocem auferens. Ex parte vero obiecti, secundum quod id quod in alio est, reputatur ut proprium malum : et si quidem bonum alterius reputetur ut proprium malum, erit invidia ; si autem malum alterius ut proprium malum reputatur, erit misericordia. Poenitentia vero non addit supra tristitiam generalem aliquam specialem rationem, cum sit absolute de malo proprio ; et ideo Damascenus ipsam praetermittit. Possunt tamen multi modi tristitiae assignari, si considerentur omnia quae accidentaliter se habent ad malum, quod tristitiam facit.

 

Ad septimum dicendum, quod cum timor sit quaedam passio ex nocivo apprehenso ut excedente facultatem proveniens, diversificabuntur modi timoris secundum differentiam talium nocivorum : quod quidem tripliciter ad appetentem potest referri. Uno modo, respectu propriae operationis : et sic in quantum propria operatio timetur ut laboriosa, est segnities ; in quantum vero timetur ut turpis ; est verecundia, quae est timor in turpi actu. Secundo, respectu cognitionis, prout aliquid cognoscibile apprehenditur ut omnino excedens cognitionem ; et sic eius consideratio apprehenditur ut supervacua, et sic ut nociva. Quod autem excedit cognitionem, contingit vel propter eius magnitudinem, et sic est admiratio, quae est timor ex magna imaginatione ; vel propter eius inconsuetudinem, et sic est stupor, qui est timor ex inassueta imaginatione, secundum Damascenum [De fide II, 15]. Tertio, respectu passionis quae est ab alio : quae quidem passio

potest timeri vel ratione turpitudinis : et sic est erubescentia, quae est timor in expectatione convicii ; vel ratione laesionis : et sic est agonia, per quam homo timet ne in aliqua infortunia incidat.

 

 

Ad octavum dicendum, quod zelus addit super amorem quamdam intensionem ; est enim amor vehemens non patiens consortium in amato.

 

 

 

 

Article 5 - L’ESPOIR, LA CRAINTE, LA JOIE ET LA TRISTESSE SONT-ELLES LES QUATRE PASSIONS PRINCIPALES DE L’ÂME ?

(Quinto quaeritur utrum spes, timor, gaudium et tristitia

sint quatuor principales animae passiones.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Saint Augustin, énumérant au quatorzième livre de la Cité de Dieu les quatre passions principales, met la convoitise à la place de l’espoir ; et il semble que cela soit pris des paroles de Virgile, qui désignait les passions principales en disant : « De là leurs craintes, leurs convoitises, leurs tristesses et leurs joies. »

 

 

2° Plus une chose est parfaite, plus elle semble être principale. Or le mouvement d’audace est plus parfait que le mouvement d’espoir, dans la mesure où il tend vers son objet avec une plus grande intensité. L’audace est donc plus que l’espoir une passion principale.

 

3° Chaque chose est dénommée d’après ce qui est principal. Or la puissance irascible est dénommée d’après l’ire. La colère doit donc être comptée au nombre des passions principales.

 

4° De même qu’il y a dans l’irascible une passion relative au futur, de même dans le concupiscible aussi. Or la passion qui est dans le concupiscible relativement au futur, à savoir le désir, ne figure pas comme une passion principale. Donc la crainte et l’espoir non plus, qui sont pareillement relatives au futur dans l’irascible.

 

5° On appelle principal ce qui est premier parmi les autres choses : car avoir la principauté, selon saint Grégoire, c’est tenir le premier rang dans un groupe. Or, parmi les autres passions, l’amour est premier : de l’amour, en effet, naissent toutes les autres passions. L’amour devrait donc figurer comme une passion principale.

 

 

6° Les passions principales semblent être celles dont dépendent les autres. Or de la joie et de la tristesse semblent dépendre toutes les autres passions, car la passion de l’âme est ce qui est suivi par la joie et la tristesse, suivant le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique. Les passions principales sont donc seulement les deux suivantes : la joie et la tristesse.

 

 

 

7° [Le répondant] disait que la joie et la tristesse sont principales dans le concupiscible, au lieu que l’espoir et la crainte sont principales dans l’irascible. En sens contraire, il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme, au quatrième chapitre : « Du concupiscible naissent la joie et l’espoir, de l’irascible la douleur et la crainte. »

 

8° Suivant le propre de la puissance irascible, l’espoir est opposé au désespoir, et la crainte à l’audace. Or on reconnaît du côté du concupiscible deux passions principales contraires suivant le propre du concupiscible : ce sont la joie et la tristesse. On devrait donc reconnaître comme principales, du côté de l’irascible, soit l’espoir et le désespoir, soit la crainte et l’audace.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme, au quatrième chapitre : « L’affection est manifestement partagée en quatre, puisque nous nous réjouissons déjà de ce que nous aimons, ou nous espérons nous en réjouir, et que nous souffrons déjà de ce que nous haïssons, ou nous craignons d’en souffrir. » Les quatre passions principales sont donc les suivantes : la joie, la douleur ou la tristesse, l’espoir et la crainte.

 

2) Énumérant les passions principales, Boèce dit au livre sur la Consolation : « Chasse les joies, chasse la crainte, mets l’espoir en fuite, et que la douleur ne soit pas ici. » Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Réponse :

 

Les principales passions de l’âme sont au nombre de quatre : ce sont la tristesse, la joie, l’espoir et la crainte. Et la raison en est la suivante.

 

On appelle passions principales celles qui sont avant les autres, et en sont l’origine. Or, puisque les passions de l’âme sont dans la partie appétitive, les premières passions seront celles qui naissent immédiatement de l’objet de l’appétitive, et cet objet est évidemment le bien et le mal ; et celles qui s’élèvent au moyen des autres seront quasi secondaires. Or, pour qu’une passion naisse immédiatement du bien ou du mal, deux choses sont requises. La première est qu’elle naisse par soi du bien et du mal, car ce qui est par accident n’est pas premier ; la seconde, qu’elle s’élève sans rien de présupposé ; si bien qu’une passion est appelée principale à deux conditions : qu’elle ne provienne ni par accident ni postérieurement de l’objet qui tient le rôle de principe actif.

 

 

Or la passion qui procède du bien en tant que tel, provient par soi du bien, mais celle qui provient du bien en tant qu’il est un mal, en provient par accident ; et inversement pour le mal. Or le bien, en tant qu’il est un bien, attire et entraîne vers soi ; si donc une passion appartient à un appétit tendant vers le bien, ce sera une passion qui s’ensuit du bien par soi. Mais repousser l’appétit est le propre du mal en tant que tel ; si donc une passion est relative au bien et que par elle le bien soit évité, cette passion ne viendra pas du bien par soi, mais en tant qu’il est appréhendé en quelque sorte comme un mal. Et à l’inverse il faut considérer, pour le mal, que la passion qui consiste dans la fuite du mal provient par soi du mal, mais celle qui consiste en un accès au mal, par accident. On voit donc clairement comment une passion naît par soi du bien ou du mal.

 

 

 

Mais parce que plus une chose est dernière dans l’obtention de la fin, plus elle est

première dans l’intention et l’appétit, les passions qui consistent dans l’exécution de la fin naissent du bien ou du mal sans en présupposer d’autres, et elles sont présupposées à la naissance des autres. Or la joie et la tristesse proviennent de l’obtention même du bien et du mal, et par soi, car la joie provient du bien en tant que tel, et la tristesse, du mal en tant que tel. Et semblablement, toutes les autres passions du concupiscible proviennent par soi du bien ou du mal ; et cela vient de ce que l’objet du concupiscible est le bien ou le mal dans sa notion absolue. Toutefois les autres passions du concupiscible présupposent la joie et la tristesse à la façon d’une cause : car si le bien concupiscible devient aimé et désiré, c’est parce qu’il est appréhendé comme délectable ; et si le mal devient odieux et doit être évité, c’est en tant qu’il est appréhendé comme objet de tristesse. Et ainsi, dans l’ordre de l’appétit, la joie et la tristesse sont premières, quoiqu’elles soient dernières dans l’ordre de l’exécution.

 

 

 

Dans l’irascible, par contre, toutes les passions ne s’ensuivent pas par soi du bien ou du mal, mais certaines par soi et d’autres par accident ; et cela vient de ce que le bien ou le mal ne sont pas objets de l’irascible dans leur notion absolue, mais en tant que s’y ajoute la détermination d’ardu, qui nous fait à la fois repousser le bien comme dépassant notre capacité, et tendre vers le mal dans la mesure où il peut être écarté ou soumis. Mais il ne peut y avoir dans l’irascible aucune passion qui s’ensuive du bien ou du mal sans qu’une autre soit présupposée. En effet, le bien, après être possédé, ne cause aucune passion dans l’iras­cible, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut ; et le mal présent cause certes une passion dans l’irascible, mais c’est par accident, non par soi ; c’est-à-dire en tant que l’on tend vers le mal présent comme une chose à écarter et à soumettre, comme c’est manifestement le cas de la colère.

 

 

Ainsi donc, il ressort de ce qui précède qu’il y a des passions qui naissent du bien et du mal en premier et par soi, telles la joie et la tristesse ; d’autres qui naissent par soi mais non premièrement, comme toutes les autres passions du concupiscible et ces deux de l’irascible que sont la crainte et l’espoir, et dont l’une implique la fuite du mal, l’autre l’accès au bien ; d’autres, ni par soi ni en premier, comme les autres qui sont dans l’irascible, par exemple le désespoir, l’audace et la colère, qui impliquent un accès au mal ou un retrait du bien.

 

Ainsi donc, les passions principales entre toutes sont la joie et la tristesse. La crainte et l’espoir, elles, sont principales dans leur genre, car elles ne présupposent pas de passion dans la puissance où elles sont, c’est-à-dire dans l’irascible. Quant aux autres passions du concupiscible, comme l’amour, le désir, la haine et la fuite, bien qu’elles viennent par soi du bien ou du mal, elles ne sont cependant pas premières en leur genre, puisqu’elles en présupposent d’autres qui existent dans la même puissance ; et ainsi, elles ne peuvent être appelées principales ni en un sens absolu ni dans un genre. Et ainsi, il reste que les passions principales ne sont que quatre : la joie et la tristesse, l’espoir et la crainte.

 

Réponse aux objections :

 

1° La convoitise ou le désir sont précédés d’une autre passion dans la même puissance : la joie, qui est la raison du désir, lequel ne peut donc pas être une passion principale. Quant à l’espoir, bien qu’il

présuppose une autre passion, elle n’est cependant pas dans la même puissance, mais dans le concupiscible : en effet, toutes les passions de l’irascible naissent des passions du concupiscible, comme on l’a dit dans une autre question ; aussi l’espoir peut-il être une passion principale. Saint Augustin, pour sa part, met le désir ou la convoitise à la place de l’espoir, à cause d’une certaine ressemblance qui existe entre eux : car l’une et l’autre passion est relative au bien non encore possédé.

 

 

2° L’audace ne peut être une passion principale, car elle naît du mal par accident, puisqu’elle se rapporte au mal par voie d’entreprise. En effet, l’audace entreprend le mal, en tant qu’elle estime que la victoire sur le mal et son rejet est un certain bien, et de l’espoir d’un tel bien naît l’audace. Et ainsi, une fine observation fait trouver l’espoir antérieur à l’audace, car l’espoir de la victoire, ou du moins celui d’échapper au mal, cause l’audace.

 

 

3° La colère naît du mal par accident, c’est-à-dire en tant que l’homme irrité estime que la vengeance du mal qui lui est infligé est un bien, et tend vers elle ; l’espoir de tirer vengeance est donc la cause de la colère : c’est pourquoi, lorsque quelqu’un est lésé par quelqu’un à qui il ne pense pas pouvoir infliger de vengeance, il ne s’irrite pas, mais s’attriste seulement, ou il craint, comme dit Avicenne, comme par exemple si un paysan est lésé par son roi. Voilà pourquoi la colère ne peut être une passion principale ; elle présuppose en effet non seulement la tristesse, qui est dans le concupiscible, mais aussi l’espoir, qui est dans l’irascible. Et l’irascible est nommé d’après l’ire, parce que c’est la dernière des passions qui sont dans l’irascible.

4° Les passions qui sont dans le concupiscible relativement au futur, naissent en quelque sorte des passions existant dans la même puissance relativement au présent ; mais les passions qui sont relatives au futur dans l’irascible ne naissent pas de passions relatives au présent dans la même puissance, mais dans une autre puissance, à savoir la joie et la tristesse ; il n’en va donc pas de même.

 

 

 

5° Dans la voie d’exécution ou d’obtention, l’amour est la première passion ; mais dans la voie d’intention, la joie est avant l’amour, et elle est la raison d’aimer ; étant donné, surtout, que l’amour est une passion du concupiscible.

 

6° La joie et la tristesse sont principales entre toutes les autres, comme on l’a dit. Néanmoins, l’espoir et la crainte sont principales dans leur genre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

7° Ce livre n’étant pas de saint Augustin, il ne nous met pas dans la nécessité de recevoir son autorité ; et particulièrement ici, où il semble contenir une fausseté expresse. En effet, l’espoir n’est pas dans le concupiscible mais dans l’irascible, et la tristesse n’est pas dans l’irascible mais dans le concupiscible. Cependant, s’il fallait défendre cette citation, l’on pourrait dire que l’on parle des puissances d’après les définitions des noms : en effet, la convoitise porte sur le bien, et pour cette raison toutes les passions ordonnées au bien sont attribuées au concupiscible. La colère, de son côté, vient de quelque mal infligé, et c’est pourquoi toutes les passions qui sont

relatives au mal peuvent être attribuées

à l’irascible. Et dans cette mesure, on

attribue la tristesse à l’irascible et l’espoir au concupiscible.

 

8° La contrariété qui est propre aux passions de l’irascible, c’est-à-dire passer ou non la capacité, fait naître par accident, du bien ou du mal, l’une des passions ; en effet, ce qui dépasse la capacité induit à se retirer, mais ce qui ne la dépasse pas, à accéder. Voilà pourquoi, si l’on considère ces différences dans le bien, la passion qui s’ensuit de ce qui dépasse la capacité proviendra du bien par accident ; et si c’est à l’égard du mal, la passion qui sera par accident sera celle qui s’ensuit de ce qui n’excède pas la capacité. Il ne peut donc y avoir dans l’irascible deux passions principales qui soient directement contraires, comme l’espoir et le désespoir, ou l’audace et la crainte, comme l’étaient la joie et la tristesse dans le concupiscible.

 

Et videtur quod non.

 

Quia Augustinus, XIV de Civitate Dei [cap. 3], enumerans quatuor principales passiones, ponit cupiditatem loco spei : quod ex verbis Virgilii [apud August., De civ. Dei XIV, 3] accipi videtur, qui has principales passiones designans dixit, hinc homines cupiunt, metuunt, gaudent dolentque.

 

Praeterea, quanto aliquid est perfectius, tanto principalius esse videtur. Sed motus audaciae est perfectior quam motus spei, utpote cum maiori intensione in suum obiectum tendens. Ergo audacia magis est principalis passio quam spes.

 

Praeterea, unumquodque denominatur a principaliori. Sed vis irascibilis ab ira denominatur. Ergo ira debet computari inter passiones principales.

 

Praeterea, sicut in irascibili est passio respectu futuri, ita in concupiscibili. Sed passio quae est in concupiscibili, respectu futuri, scilicet desiderium, non ponitur passio principalis. Ergo nec timor et spes, quae similiter sunt respectu futuri in irascibili.

 

 

Praeterea, principale dicitur illud quod inter reliqua prius existit : principari enim, secundum Gregorium [In Evang. II, hom. 34], est inter reliquos priorem esse. Sed inter reliquas passiones amor est prior ; ex amore enim omnes aliae passiones nascuntur. Ergo amor deberet poni passio principalis.

 

Praeterea, illae passiones videntur esse principales a quibus aliae dependent. Sed a gaudio et tristitia omnes aliae passiones dependere videntur ; nam passio animae est quam sequitur gaudium et tristitia, secundum philosophum in II Ethicorum [l. 3 (1104 b 14)]. Ergo hae duae passiones tantum, scilicet gaudium et tristitia, sunt principales passiones.

 

Sed dicebat quod gaudium et tristitia sunt principales in concupiscibili ; spes autem et timor sunt principales in irascibili. – Sed contra est quod dicitur in libro de Spiritu et Anima, cap. IV : de concupiscibilitate gaudium et spes, de irascibilitate dolor et metus oriuntur.

 

Praeterea, secundum proprietatem irascibilis potentiae spes desperationi opponitur, timor audaciae. Sed ex parte concupiscibilis ponuntur duae principales passiones contrariae secundum proprietatem concupiscibilis, scilicet gaudium et tristitia. Ergo ex parte irascibilis deberent poni principales vel spes et desperatio, vel timor et audacia.

 

 

Sed contra. Est quod dicitur in libro de Spiritu et Anima, cap. IV : affectus quadripartitus esse dignoscitur, dum de eo quod amamus, iam gaudemus, vel gaudere speramus ; et de eo quod odimus, iam dolemus, aut dolendum metuimus. Ergo hae sunt quatuor passiones principales gaudium, dolor sive tristitia, spes et timor.

 

 

Praeterea, Boetius principales passiones enumerans, dicit in libro de Consolat. [I, 7] : gaudia pelle, pelle timorem, spemque fugato, nec dolor adsit. Et sic idem quod prius.

Respondeo. Dicendum, quod quatuor sunt principales animae passiones : scilicet tristitia, gaudium, spes et timor.

 

Cuius ratio est, quia principales passiones dicuntur quae aliis priores sunt, et earum origo. Cum autem passiones animae sint in parte appetitiva, illae passiones priores erunt quae immediate ex obiecto appetitivae oriuntur : quod quidem obiectum est bonum et malum. Hae autem erunt quasi secundariae, quae mediantibus aliis oriuntur. Ad hoc autem quod aliqua passio immediate oriatur ex bono vel malo, duo requiruntur. Quorum primum est, ut per se ex bono et malo oriatur ; quia quod est per accidens, non est primum. Secundum vero, ut nullo praesupposito oriatur. Ut sic principalis passio propter duo dicatur : quod nec per accidens, neque per posterius provenit ex obiecto quod tenet locum activi.

Ex bono autem provenit per se passio quae procedit ex bono secundum quod est bonum ; per accidens vero illa quae provenit ex bono secundum quod est malum : et e contrario est intelligendum de malo. Bonum autem, secundum quod est bonum, allicit et ad se trahit : unde, si aliqua passio sit appetitus tendentis in bonum, erit passio per se consequens ex bono. Sed repellere appetitum est proprium mali in quantum est malum ; unde, si aliqua passio sit respectu boni, per quam bonum refugiatur, passio illa non erit ex bono per se, sed in quantum apprehenditur ut aliqualiter malum. Et e contrario est intelligendum de malo : quod illa passio per se provenit ex malo quae consistit in fuga mali ; illa vero per accidens quae consistit in accessu ad malum. Patet igitur qualiter aliqua passio per se ex bono vel malo oritur.

Quia vero quanto aliquid est ultimum in consecutione finis, tanto est prius in intentione et appetitu, ideo illae passiones non praesuppositis aliis ex bono vel malo oriuntur, quae consistunt in executione finis : et eis praesuppositis oriuntur aliae. Gaudium vero et tristitia ex ipsa consecutione boni vel mali proveniunt, et per se : nam gaudium provenit ex bono in quantum est bonum, et tristitia ex malo in quantum est malum. Et similiter omnes aliae passiones concupiscibilis per se ex bono vel malo proveniunt : quod contingit ex hoc quod obiectum concupiscibilis est bonum vel malum, secundum absolutam rationem. Sed tamen aliae passiones concupiscibilis praesupponunt gaudium et tristitiam per modum causae : nam bonum concupiscibile ideo efficitur amatum et desideratum, quia apprehenditur ut delectabile ; malum vero odiosum et fugiendum, in quantum apprehenditur ut tristabile. Et sic, secundum ordinem appetendi, gaudium et tristitia sunt priora ; quamvis in ordine exequendi sint posteriora.

In irascibili vero non omnes passiones per se consequuntur ex bono vel malo ; sed quaedam per se et quaedam per accidens : quod contingit ex hoc quod bonum vel malum non secundum absolutam rationem sunt obiectum irascibilis, sed secundum quod apponitur conditio arduitatis, secundum quam et bonum repudiatur ut excedens facultatem, et in malum tenditur prout possibile est repelli vel subiici. Non autem potest esse in irascibili aliqua passio quae ex bono vel malo consequatur, nulla alia praesupposita. Bonum enim, postquam habitum est, nullam passionem in irascibili facit, ut ex praedictis [art. praec.] patet ; malum vero praesens facit quidem passionem in irascibili, sed non per se, sed per accidens : in quantum scilicet quis in malum praesens tendit ut repellendum et subiiciendum, sicut patet in ira.

Sic ergo patet ex dictis, quod quaedam passiones sunt quae primo et per se ex bono et malo oriuntur, ut gaudium et tristitia ; quaedam vero quae per se, sed non primo, sicut aliae passiones concupiscibilis, et hae duae irascibilis, timor et spes : quarum una dicit fugam mali, alia accessum ad bonum ; quaedam vero nec per se nec primo, sicut aliae quae sunt in irascibili, ut desperatio, audacia et ira, quae dicunt accessum ad malum vel recessum a bono.

 

Sic ergo principalissimae passiones sunt gaudium et tristitia. Timor autem et spes sunt principales in suo genere : quia non praesupponunt aliquas passiones in potentia in qua sunt, scilicet in irascibili. Aliae vero passiones concupiscibilis, ut amor, desiderium, odium et fuga, etsi sint per se ex bono vel malo, non sunt tamen primae in suo genere, cum praesupponant alias in eadem potentia existentes ; et sic non possunt dici principales neque simpliciter neque in genere. Et sic restat quod solum quatuor sint principales passiones : gaudium et tristitia, spes et timor.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod cupiditatem vel desiderium praecedit alia passio in eadem potentia, scilicet gaudium, quod est ratio desiderandi : unde non potest esse principalis

passio. Spes autem, etsi praesupponat aliam passionem, non tamen in eadem potentia existentem, sed in concupiscibili : omnes namque passiones irascibilis oriuntur ex passionibus concupiscibilis, ut in alia quaestione, dictum est ; unde potest esse passio principalis. Augustinus vero ponit desiderium vel cupiditatem loco spei, propter similitudinem quamdam quae est inter ea : nam utraque passio est respectu boni nondum habiti.

 

Ad secundum dicendum, quod audacia non potest esse principalis passio : oritur enim ex malo per accidens, cum sit respectu mali per viam aggrediendi. Audax enim aggreditur malum, in quantum aestimat victoriam et repulsionem mali esse quoddam bonum, et ex huiusmodi boni spe audacia oritur. Et sic, subtiliter considerando, invenitur spes esse audacia prior, nam spes victoriae, vel saltem evasionis, audaciam causat.

 

Ad tertium dicendum, quod ira oritur ex malo per accidens, in quantum scilicet iratus vindictam mali sibi illati bonum aestimat, et in eam tendit : unde spes vindictae consequendae est causa irae : unde cum aliquis laeditur ab eo cui non reputat posse vindictam inferre, non irascitur, sed tristatur solum vel timet, ut Avicenna [cf. De anima IV, 6] dicit, sicut si rusticus laeditur a rege. Et ideo ira non potest esse principalis passio ; praesupponit enim non solum tristitiam, quae est in concupiscibili, sed spem, quae est in irascibili. Denominatur autem irascibilis ab ira, quia est ultima passionum quae sunt in irascibili.

Ad quartum dicendum, quod passiones quae sunt in concupiscibili respectu futuri, oriuntur quodammodo ex passionibus in eadem vi existentibus respectu praesentis ; sed passiones quae sunt respectu futuri in irascibili, non oriuntur ex aliquibus passionibus respectu praesentis in eadem potentia existentibus, sed existentibus in alia potentia, scilicet ex gaudio et tristitia ; unde non est simile.

 

Ad quintum dicendum, quod in via exequendi vel consequendi, amor est prima passio ; sed in via intentionis gaudium est prius amore, et est ratio amandi ; praecipue secundum quod amor est passio concupiscibilis.

 

Ad sextum dicendum, quod gaudium et tristitia sunt inter alias principalissimae, ut dictum est. Nihilominus tamen spes et timor in suo genere sunt principales, ut ex dictis [in corp. art.] patet.

 

Ad septimum dicendum, quod liber ille, cum non sit Augustini, non imponit nobis necessitatem ut eius auctoritatem recipiamus ; et praecipue hic ubi videtur expressam falsitatem continere. Spes enim non est in concupiscibili, sed in irascibili ; tristitia vero non in irascibili, sed in concupiscibili. Si tamen oporteat auctoritatem sustinere, potest dici quod loquitur de potentiis istis secundum rationes nominum : concupiscentia enim est boni ; et ex hac ratione omnes passiones ordinatae in bonum concupiscibili attribuuntur. Ira autem est ex aliquo malo illato ; unde omnes passiones quae respectu mali sunt, irascibili attribui possunt. Et secundum hoc attribuitur irascibili tristitia, et concupiscibili spes.

 

Ad octavum dicendum, quod contrarietas quae est propria passionum irascibilis, scilicet facultatem excedens et non excedens, facit alteram passionum per accidens oriri ex bono vel malo ; excedens enim facultatem inducit ad recessum, non excedens autem inducit ad accessum. Et ideo, si istae differentiae considerentur in bono, illa passio quae sequitur ex excedente facultatem, per accidens ex bono proveniet ; si autem circa malum, illa erit per accidens quae sequitur id quod est facultatem non excedens. Unde in irascibili non possunt esse duae principales passiones, quae sint directe contrariae, ut spes et desperatio, vel audacia et timor, sicut erat in concupiscibili gaudium et tristitia.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 6 - MÉRITONS-NOUS PAR LES PASSIONS ?

(Sexto quaeritur utrum passionibus mereamur.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° En accomplissant les préceptes, nous méritons. Or nous sommes amenés par les préceptes divins à nous réjouir, à craindre, à souffrir, et à d’autres passions semblables, comme dit saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu. Nous méritons donc par les passions.

2° Selon saint Augustin au même livre, de telles passions ne sont pas sans volonté ; bien au contraire, elles ne sont rien d’autre que des volontés. Or, par les actes de la volonté, nous pouvons mériter non seulement matériellement, mais aussi formellement. Donc par de telles passions aussi.

 

 

3° Les passions animales sont plus près de la notion de volontaire que les corporelles. Or les passions animales sont en quelque sorte en nous, en tant que le concupiscible et l’irascible obéissent à la raison ; mais pas les passions corporelles. Or ces dernières sont méritoires, comme on le voit bien pour les martyrs, qui ont mérité l’auréole du martyre par des souffrances corporelles. Donc à bien plus forte raison les passions animales sont-elles méritoires.

 

 

4° [Le répondant] disait que les passions corporelles sont méritoires en tant qu’elles sont voulues. En sens contraire : la volonté de souffrir pour le Christ peut exister aussi en un homme qui ne souffrira jamais, et pourtant il n’aura jamais l’auréole. La souffrance corporelle mérite donc l’auréole non seulement en tant qu’elle est voulue, mais aussi en tant qu’elle est actuellement expérimentée.

 

5° Ce qui a pour conséquence de son intensité l’intensité de la récompense, est méritoire par soi et pas seulement matériellement. Or l’intensité de la souffrance corporelle a pour conséquence l’intensité de la récompense, car plus on souffre, plus glorieuse sera la couronne, à ce qu’on dit. On mérite donc par les passions en elles-mêmes, et pas seulement matériellement.

 

6° Hugues de Saint-Victor dit qu’après la volonté vient l’œuvre, afin que la volonté croisse dans son œuvre ; et ainsi, l’œuvre extérieure contribue au mérite. Or semblablement, la volonté peut croître dans la passion. La passion contribue donc au mérite ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

7° Puisque le mérite réside dans la volonté, ce en quoi la volonté a son terme quant à la forme et à l’achèvement doit nécessairement regarder le mérite quant à la forme et à l’achèvement. Or la passion, en tant qu’elle est voulue, est objet de la volonté, et ainsi elle détermine la volonté quasi formellement. La passion elle-même regarde donc formellement le mérite.

 

8° Certains confesseurs supportent de plus pénibles choses que des martyrs ; aussi est-il dit d’eux qu’ils ont enduré un long martyre, alors que la passion de certains martyrs a pris fin en un bref espace de temps ; et cependant, l’auréole n’est pas due aux confesseurs. Et ainsi, il semble que la passion corporelle du martyre mérite elle-même en soi l’auréole.

 

9° À propos de ce passage de Jacq. 1, 2 : « Ne voyez qu’un sujet de joie, mes frères », la Glose dit : « la tribulation augmente la justice dans le présent, la couronne dans le futur ». Or elle ne les augmente que par le mérite. Puis donc que la tribulation est une passion, la passion est méritoire.

 

10° La même chose semble ressortir de ce qui est dit au psaume 115, v. 15 : « C’est une chose précieuse devant les yeux du Seigneur que la mort de ses saints. » Or, dire « précieuse » équivaut à dire « digne de prix ». Or le prix du labeur est la récompense que nous méritons par nos labeurs. Nous pouvons donc mériter par les passions.

11° [Le répondant] disait que nous méritons par les passions en tant qu’elles sont voulues. En sens contraire, sainte Lucie a dit : « Si, malgré moi, vous ordonnez de me faire violer, cela ne fera qu’augmenter ma chasteté pour la couronne. » La passion même de corruption, qu’elle aurait endurée dans sa vie, lui aurait donc été méritoire de la couronne. Et ainsi, la passion ne mérite pas seulement parce qu’elle est volontaire.

 

12° La difficulté est nécessaire pour le mérite ; on le voit clairement en considérant ce que dit le Maître au deuxième livre des Sentences, dist. 24, à savoir, que l’homme dans l’état d’innocence ne méritait pas, car rien ne le poussait au mal ni ne le retirait du bien. Puis donc que les passions procurent de la difficulté, il semble qu’elles contribuent par elles-mêmes au mérite.

 

13° La crainte est une certaine passion. Or nous pouvons mériter formellement par elle, puisqu’elle est dans la partie intellective, comme c’est évidemment le cas lorsque nous craignons les choses que nous ne connaissons que par l’intelligence, comme les peines éternelles. Nous pouvons donc mériter par les passions.

 

14° La récompense correspond au mérite. Or la récompense glorieuse ne sera pas seulement dans l’âme, mais aussi dans le corps. Le mérite ne réside donc pas seulement dans l’action de l’âme, mais aussi dans la passion du corps.

 

15° Là où la difficulté est plus grande, le degré de mérite est aussi plus grand. Or la difficulté est plus grande du côté des passions que du côté des opérations de la volonté. Les passions sont donc plus méritoires que les actes de la volonté, qui sont cependant formellement méritoires.

 

16° Par les vertus, nous méritons formellement. Or certaines passions sont présentées par les saints comme des vertus, ainsi la miséricorde et la pénitence ; d’autres sont conçues par les philosophes comme des milieux louables entre des vices extrêmes, comme la pudeur et la juste indignation le sont par le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, et tout cela se rattache à la vertu. Nous méritons donc formellement par les passions.

 

17° Le mérite et le démérite étant contraires, ils sont dans le même genre. Or le démérite se trouve dans le même genre que les passions : car les premiers mouvements qui sont des péchés, sont des passions ; la colère aussi et l’acédie sont des passions, et elles sont cependant présentées comme des vices capitaux ; et l’Apôtre, en Rom. 1, 26, appelle « passions d’ignominie » les péchés contre nature. Nous méritons donc par les passions.

 

En sens contraire :

 

1) Ne peut être méritoire que ce qui est en nous, car suivant saint Augustin, « c’est la volonté qui nous rend pécheurs et qui nous fait vivre selon la justice ». Or les passions ne sont pas en nous, car, comme dit saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu, « nous cédons aux passions malgré nous ». Nous ne méritons donc pas par les passions.

 

2) Ce qui précède la volonté ne peut être méritoire, puisque le mérite dépend de la volonté. Or les passions de l’âme précèdent l’acte de la volonté, puisqu’elles sont dans la partie sensitive au lieu que l’acte de la volonté est dans la partie intellective, et que l’intellective reçoit de la sensitive. Les passions de l’âme ne peuvent donc pas être méritoires.

 

3) Tout mérite est louable. Or, « nos passions ne nous attirent ni louanges ni blâmes », suivant le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique. Nous ne méritons donc pas par les passions.

 

 

4) Il y eut dans le Christ, pour mériter, une plus grande efficacité qu’en nous. Or le Christ n’a pas mérité par sa Passion. Donc nous non plus, nous ne méritons pas par les passions. Preuve de la mineure : mériter, c’est faire nôtre ce qui ne l’est pas, ou faire davantage nôtre ce qui l’était moins. Or le Christ n’a pas pu faire sien ce qui ne l’était pas, ni faire davantage sien ce qui l’était moins, car depuis le premier instant de sa conception lui était parfaitement dû tout ce qui est objet de mérite. Le Christ n’a donc rien mérité par la Passion.

 

5) [Le répondant] disait qu’il a mérité en rendant sien à plusieurs titres ce qui était sien à un seul. En sens contraire : un double lien cause une plus grande obligation. Donc semblablement, une double raison de devoir fait aussi devoir davantage. Si donc le Christ n’a pas pu faire qu’une chose lui soit davantage due, il n’a pas pu faire non plus qu’une chose lui soit due à plusieurs titres.

 

6) La difficulté diminue le volontaire. Puis donc que le mérite doit être volontaire, il semble que la difficulté diminue le mérite. Or les passions causent de la difficulté. Elles diminuent donc le mérite plutôt qu’elles n’y contribuent.

 

Réponse :

 

Les passions ne nous font pas mériter par soi mais comme par accident, si l’on prend « mériter » au sens propre. Or, puisque « mériter » se dit par référence à merces (récompense), mériter signifie proprement « acquérir pour soi quelque chose de plus en récompense » ; et assurément, cela ne se produit que lorsque nous donnons une chose qui est digne de ce que nous sommes dits mériter. Or nous ne pouvons donner que ce qui nous appartient, dont nous sommes maîtres. Et nous sommes maîtres de nos actes par la volonté ; non seulement de ceux qui sont immédiatement élicités par la volonté, comme aimer et vouloir, mais encore de ceux qui, élicités par d’autres puissances, sont commandés par la volonté, comme marcher, parler, etc. Or ces actes ne sont dignes d’être comme un prix en regard de la vie éternelle que dans la mesure où ils sont informés par la grâce et la charité. Pour qu’un acte soit méritoire par soi, il est donc nécessaire qu’il soit un acte de la volonté qui commande ou qui élicite, et en outre, qu’il soit informé par la charité. Mais, parce que les principes de l’acte sont l’habitus et la puissance, et aussi l’objet lui-même, on dit en quelque sorte secondairement que nous méritons tant par les habitus que par les puissances et par les objets. Mais ce qui est méritoire premièrement et par soi, c’est l’acte volontaire informé par la grâce.

 

Or les passions n’appartiennent à la volonté ni en tant qu’elle commande, ni en tant qu’elle élicite : en effet, le principe des passions, en tant que tel, n’est pas en nous, alors que c’est parce qu’elles sont en nous que des choses sont appelées volontaires ; par conséquent, les passions devancent parfois l’acte de la volonté. Voilà pourquoi les passions ne nous font pas mériter par soi ; cependant, dans la mesure où elles accompagnent en quelque façon la volonté, elles se rapportent en quelque façon au mérite, si bien que l’on peut dire qu’elles sont méritoires comme par accident.

 

Or la passion se rapporte à la volonté de trois façons. D’abord comme objet de la volonté ; et ainsi, on dit que les passions sont méritoires, en tant qu’elles sont voulues ou aimées. Dans ce cas, en effet, ce qui nous fait mériter par soi sera non pas la passion elle-même, mais la volonté de la passion. Ensuite, en tant qu’une passion stimule la volonté, ou l’intensifie ; et cela peut se produire de deux façons : par soi, ou par accident. Par soi, lorsque la passion excite la volonté à ce qui est conforme à la passion, comme lorsque, par la convoitise, la volonté est inclinée à consentir à l’objet de convoitise, et par la colère, à vouloir la vengeance. Par accident, lorsque la passion, en certaines occasions, excite la volonté à l’acte contraire ; comme en l’homme chaste, lorsque s’élève une passion de concupiscence, la volonté résiste par un plus grand effort ; car en face des choses difficiles, nous nous efforçons davantage. Et ainsi, on dit que les passions sont méritoires, en tant que la volonté stimulée par la passion est méritoire. D’une troisième façon lorsque, à l’inverse, la passion est excitée par la volonté, le mouvement de l’appétit supérieur rejaillissant sur l’inférieur : ainsi lorsque, par volonté, on déteste la honte associée au péché, par là même l’appétit inférieur est disposé à la pudeur ; et ainsi, on dit que la pudeur est louable ou méritoire, en raison de la volonté qui la cause.

 

 

 

Dans le premier cas, la passion se rapporte donc à la volonté comme étant son objet ; dans le deuxième, comme son principe ; dans le troisième, comme son effet. Par conséquent, le premier cas est plus éloigné du mérite ; en effet, l’or ou l’argent pourrait pour la même raison être appelé méritoire ou déméritoire, puisqu’en voulant une telle chose nous méritons ou déméritons. Le dernier cas est plus proche du mérite, puisque c’est l’effet qui reçoit de la cause, et non l’inverse. Et ainsi, en prenant le mérite au sens propre, les passions ne nous font mériter que par accident.

 

Mais le mérite peut être pris au sens large : en ce sens, on dit de n’importe quelle disposition faisant convenir à quelque chose, qu’elle le mérite ; comme si nous disions qu’une femme mérite d’épouser le roi en raison de sa beauté. Et ainsi, l’on dit que nous méritons par les passions corporelles, en tant que ces passions nous rendent en quelque sorte aptes à recevoir quelque gloire.

 

Réponse aux objections :

 

1° Par les préceptes de Dieu, nous sommes avertis d’avoir à nous réjouir et à craindre, au sens où la joie, la crainte et ce genre de choses consistent dans un acte de la volonté et ne sont pas des passions, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut ; ou bien en tant que de telles passions s’ensuivent de la volonté.

 

 

2° Saint Augustin dit que ces passions sont des volontés, en tant qu’elles s’ensuivent

en nous de la volonté ; c’est pourquoi il ajoute : « Bref, la volonté de l’homme est attirée ou rebutée selon la diversité des objets qu’elle recherche ou qu’elle fuit, et ainsi elle se change et se transforme en ces différentes affections. » Ou bien il parle d’elles en tant qu’elles donnent leur nom à certains actes de la volonté, comme on l’a dit.

 

 

 

3° La passion corporelle du martyr ne contribue au mérite de la récompense essentielle que dans la mesure où elle est voulue ; quant à la récompense accidentelle, qui est l’auréole, le martyre y est ordonné par mode de mérite en tant qu’il cause une certaine convenance relativement à l’auréole : il est en effet convenable que celui qui est conformé au Christ dans sa Passion lui soit conformé dans la gloire ; Rom 8, 17 : « si toutefois nous souffrons avec lui, pour être glorifiés avec lui ». Il faut cependant savoir que la volonté ne peut se rapporter de la même façon aux passions corporelles lorsque l’homme ne les endure pas et lorsqu’il les endure, à cause de leur âpreté. C’est pourquoi, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, en de telles circonstances il suffit au courageux de ne pas s’attrister. Voilà pourquoi la passion corporelle actuellement supportée est à la fois la preuve d’une volonté ferme et constante, et en est une stimulation, puisqu’en face des difficultés l’homme fait des efforts. Et ainsi, l’auréole n’est pas due au confesseur, quoiqu’elle soit due au martyr.

 

 

4° On voit dès lors clairement la solution du quatrième argument.

 

5° L’intensité de la souffrance a pour conséquence l’intensité des récompenses, soit en raison d’une certaine convenance, soit en raison de la volonté qui est plus intense.

 

6° Bien que la volonté croisse dans la passion et dans l’acte extérieur, cependant les deux cas ne sont pas semblables : car l’acte est commandé par la volonté, mais pas la passion. Leur rapport au mérite n’est donc pas semblable.

 

7° L’objet détermine la volonté quant à l’espèce de l’acte ; or le mérite, à proprement parler, ne réside pas dans l’acte quant à l’espèce de l’acte, mais quant à la racine, qui est la charité. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que nous méritions formellement par la passion, encore qu’elle se comporte comme un objet.

 

 

8° Toute la peine que supporte un confesseur sur une longue durée ne peut équivaloir à la mort que le martyr endure en un moment, quant au genre de l’œuvre. Car la mort le prive de ce qui est aimable au plus haut point, à savoir, vivre et exister ; aussi est-ce le plus redoutable des objets de crainte, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique ; et la vertu de force s’exerce surtout à son égard. Et cela se voit clairement si l’on remarque que des hommes fatigués par de longues afflictions redoutent la mort, comme s’ils aimaient mieux endurer d’autres afflictions plutôt que la mort. Voilà pourquoi le Philosophe dit au neuvième livre de l’Éthique que le vertueux s’expose à la mort, préférant « une seule bonne et grande action à de nombreuses petites » ; comme si l’acte de courage que l’on fait en prenant sur soi la mort surpassait de nombreuses autres opérations vertueuses. Aussi le plus petit martyr mérite-t-il plus, quant au genre de l’œuvre, que n’importe quel confesseur. Cependant, quant à la racine de l’œuvre, un confesseur peut mériter davantage, en tant qu’il opère par une plus grande charité : car la récompense essentielle correspond à la racine de la charité, mais l’accidentelle, au genre de l’acte. De là vient qu’un confesseur peut surpasser un martyr quant à la récompense essentielle, mais être surpassé par lui quant à la récompense accidentelle.9° Cette glose parle de la tribulation en tant qu’elle est voulue, ou qu’elle stimule la volonté.

 

 

10° Il faut répondre de la même façon.

 

11° Pour la vierge qui serait corrompue à cause du Christ, la corruption elle-même serait méritoire, comme les autres souffrances des martyrs ; non pas que la corruption elle-même serait volontaire, mais parce que son antécédent serait volontaire, à savoir, la permanence de la vierge dans la confession du Christ, permanence qui entraîne sa corruption ; et ainsi, cette corruption serait volontaire non d’une volonté absolue, mais d’une volonté quasi conditionnée, en tant qu’elle aime mieux endurer cet opprobre que renier le Christ.

 

 

12° Il y a deux difficultés. L’une qui vient de la grandeur de l’action et de sa bonté, et cette difficulté est requise pour la vertu ; l’autre qui est du côté de l’agent, en tant qu’il est imparfait ou embarrassé pour opérer droitement, et cette difficulté ôte ou diminue la vertu ; et c’est ainsi que les passions causent une difficulté. Donc la première difficulté, qui est du côté de l’acte, contribue par soi au mérite, comme la bonté de l’acte ; au lieu que la seconde, qui vient de la faiblesse de celui qui opère, ne contribue pas au mérite, sauf peut-être occasionnellement, en tant qu’elle est l’occasion d’un plus grand effort. Mais il n’est pas vrai qu’Adam, s’il eut la grâce en son premier état, n’ait pas pu mériter, quoique rien ne le poussât au mal : car s’il eût persisté, il fût un jour parvenu à la gloire, et il est certain que ce n’aurait pas été sans mérite. Et le Maître ne dit pas qu’il n’aurait pas pu mériter en son premier état : il dit qu’il pouvait éviter le péché sans la grâce, puisque rien ne le poussait au mal. Mais sans la grâce, rien ne peut être méritoire.

 

 

 

13° Cette crainte des peines éternelles, qui est méritoire par soi, est dans la volonté, et n’est pas une passion à proprement parler, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut. Cependant les peines éternelles peuvent exciter dans l’appétit inférieur la passion de crainte, soit par rejaillissement de l’appétit supérieur sur l’inférieur, soit parce que la conception des peines éternelles par l’intelligence se forme dans l’imagination, et ainsi l’appétit inférieur est mû par la passion de crainte. Mais cette crainte ne se rapporte au mérite que par accident, comme on l’a dit.

 

 

14° [Dans certaines éditions seulement :] La récompense correspond au mérite quant à la commensuration, car la quantité de la récompense dépend de la quantité du mérite ; mais elle ne lui correspond pas toujours quant au suppôt pris isolément : en effet, quelqu’un peut mériter à autrui la première grâce. Et ainsi, dans le cas envisagé, le corps sera récompensé non parce que le corps lui-même aura mérité, mais parce que l’âme aura mérité par la volonté quelque gloire pour le corps. [En d’autres :] De même que la récompense, par accident et comme par un certain rejaillissement, passe de l’âme au corps, de même le mérite vient de la volonté principalement, et survient par les opérations corporelles comme par accident, en tant qu’elles sont commandées par la volonté.

 

15° Si nous parlons de la difficulté qui est de notre côté, alors les passions ont plus de difficulté que les actes de la volonté ; mais dans ce cas, la difficulté ne contribue au mérite que par accident, comme on l’a dit ; et les passions de même. Mais si nous parlons de la difficulté qui vient de l’excellence ou de la bonté de la réalité qui contribue par soi au mérite, alors la difficulté est plus grande du côté des actes de la volonté.

 

 

 

16° Les passions sont méritoires en tant qu’elles sont des effets et des signes de la bonne volonté ; comme cela est clair pour la pudeur, qui indique que la volonté de l’homme s’oppose à la honte associée au péché, et pour la miséricorde, qui est un signe d’amour. Voilà pourquoi les saints prennent parfois les noms de ces passions pour désigner les habitus par lesquels est attirée la volonté, qui est le principe de ces passions.

 

 

17° Les premiers mouvements n’ont pas la nature complète de péché ou de démérite, mais sont comme des dispositions au démérite, comme le péché véniel est une disposition au péché mortel ; il n’est donc pas nécessaire que les mouvements de sensualité aient en eux-mêmes un mérite, car ne peut être méritoire que l’acte volontaire, comme on l’a dit. Quant aux passions mentionnées, elles sont parfois appelées vices, en tant que l’on désigne par les noms des passions soit des actes de la volonté, soit des habitus. Les vices contre nature sont aussi appelés passions – quoiqu’ils soient des actes volontaires –, en tant que par de tels vices la nature est dérangée de son ordre.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) Nous cédons malgré nous aux passions, non quant au consentement, puisque nous n’y consentons que par la volonté, mais quant à quelque transmutation corporelle, telle que le rire, les pleurs, et autres choses semblables. Elles sont donc méritoires ou déméritoires en tant que nous y consentons ou que nous nous en écartons volontairement.

 

 

 

2) Bien que les passions de l’appétit inférieur devancent parfois l’acte de la volonté, ce n’est cependant pas toujours le cas. En effet, les puissances appétitives ne sont pas ordonnées de la même façon que les appréhensives. Car notre intelligence reçoit depuis le sens, et c’est pourquoi l’opération de l’intelligence ne peut avoir lieu que si préexiste une autre opération, celle du sens, au lieu que la volonté ne reçoit pas de l’appétit inférieur, mais le meut plutôt. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que la passion de l’appétit inférieur précède l’acte de la volonté.

 

3) Bien que les passions ne soient pas louables par elles-mêmes, elles peuvent cependant être louables par accident, comme on l’a dit.

 

 

4) Le Christ, par sa Passion, a mérité pour lui-même et pour nous : pour lui-même, d’une part, la gloire du corps ; et bien qu’il ait mérité cette gloire par d’autres mérites précédents, cependant, par une certaine convenance, la gloire de la résurrection est proprement la récompense de la Passion, car l’exaltation est la récompense propre de l’humilité. D’autre part, il a mérité pour nous, en tant que dans sa Passion il a satisfait pour le péché de tout le genre humain ; et ce ne fut point par des œuvres précédentes, quoique par elles il ait mérité pour nous : en effet, le caractère pénible est requis pour la satisfaction, comme pour compenser d’une certaine façon la délectation du péché.

 

5) Le Christ, par sa Passion, n’a pas fait passer la gloire de son corps de non due à due, ni de moins due à davantage due ; cependant il a fait qu’elle soit due d’une autre façon en laquelle elle n’était pas due auparavant. Et pourtant, il ne s’ensuit pas qu’elle soit devenue davantage due : cela s’ensuivrait, en effet, si la cause de la dette était ou augmentée ou multipliée, comme c’est le cas lorsqu’une obligation est augmentée par une double promesse ; ce qui n’eut pas lieu pour le mérite du Christ, car sa grâce ne fut pas augmentée.

 

6) La difficulté empêche par elle-même le volontaire, mais elle l’augmente par accident, dans la mesure où l’on fait des efforts à l’encontre d’une difficulté. Cependant, la difficulté elle-même contribue à la satisfaction en raison de son caractère pénible.

 

Et videtur quod sic.

 

Implendo enim praecepta meremur. Sed divinis praeceptis inducimur ad gaudendum, timendum, dolendum, et alias huiusmodi passiones, ut Augustinus dicit, XIV de Civit. Dei, cap. IX. Ergo passionibus meremur.

 

Praeterea, secundum Augustinum in eodem libro, cap. VI, huiusmodi passiones non sunt sine voluntate ; immo et nihil aliud sunt quam voluntates. Sed actibus voluntatis mereri possumus non solum materialiter, sed et formaliter. Ergo et huiusmodi passionibus.

 

Praeterea, passiones animales plus accedunt ad rationem voluntarii quam corporales. Sed passiones animales aliquo modo sunt in nobis, in quantum concupiscibilis et irascibilis obediunt rationi ; passiones autem corporales non. Sed passiones corporales sunt meritoriae, ut patet in martyribus, qui passionibus corporalibus aureolam martyrii merentur. Ergo multo fortius passiones animales sunt meritoriae.

 

Sed dicebat quod passiones corporales sunt meritoriae, in quantum volitae sunt. – Sed contra : voluntas patiendi pro Christo potest esse etiam in eo qui nunquam patietur, qui tamen non habebit aureolam. Ergo passio corporalis meretur aureolam non solum secundum quod est volita, sed secundum quod est actualiter experta.

 

Praeterea, id ad cuius intensionem sequitur intensio praemii est meritorium per se, et non solum materialiter. Sed ad intensionem passionis corporalis sequitur intensio praemii, quia quanto quis magis patitur, tanto gloriosius coronabitur, ut dicitur. Ergo passionibus secundum se meremur, et non solum materialiter.

 

Praeterea, Hugo de sancto Victore [cf. De sacramentis II, p. XIV, cap. 6] dicit quod post voluntatem sequitur opus, ut voluntas in suo opere augeatur ; et sic facit aliquid ad meritum opus exterius. Sed similiter in passione potest voluntas augeri. Ergo passio facit ad meritum ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, cum meritum in voluntate consistat, oportet ut id formaliter et completive ad meritum pertineat in quo voluntas formaliter et completive terminatur. Sed passio, in quantum volita, est obiectum voluntatis, et sic voluntatem determinat quasi formaliter. Ergo formaliter ad meritum pertinet ipsa passio.

 

Praeterea, aliqui confessores magis gravia sustinent aliquibus martyribus ; unde de eis dicitur quod longum traxere martyrium, cum passio quorumdam martyrum sit brevi spatio finita ; et tamen confessoribus non debetur aureola. Et sic videtur quod ipsa passio corporalis martyrii secundum se aureolam mereatur.

 

Praeterea, super illud Iac. I, 2 : omne gaudium existimate, fratres mei, dicit Glossa [interlin.] : tribulatio in praesenti iustitiam, in futuro auget coronam. Sed non auget nisi merendo. Ergo, cum tribulatio sit passio, passio meritoria est.

 

Praeterea, hoc idem videtur per id quod dicitur in Psalm. CXV, 15 : pretiosa in conspectu Domini mors sanctorum eius : dicitur autem pretiosa quasi pretio digna. Pretium autem laboris est praemium quod laboribus meremur. Ergo passionibus possumus mereri.

 

Sed dicebat quod passionibus meremur, in quantum sunt volitae. – Sed contra est quod Lucia [cf. Mombritius, Sanctuarium] dixit : si invitam me violari feceris, castitas mihi duplicabitur ad coronam. Ergo ipsa passio corruptionis, quam in vita sustinuisset, fuisset ei meritoria coronae. Et sic passio non meretur solum quia est voluntaria.

 

Praeterea, difficultas est de necessitate meriti : quod patet ex hoc, quod Magister dicit in II Sentent., dist. 24 [cap. 1], quod homo in statu innocentiae non merebatur, quia nihil impellebat ad malum neque aliquid retrahebat a bono. Cum ergo passiones difficultatem afferant, videtur quod per se ad meritum faciant.

 

Praeterea, timor quaedam passio est. Eo autem mereri possumus formaliter, cum sit in parte intellectiva : ut patet, cum timemus illa quae nonnisi per intellectum cognoscimus, sicut poenas aeternas. Ergo passionibus possumus mereri.

 

 

Praeterea, praemium respondet merito. Sed praemium gloriae non solum erit in anima, sed in corpore. Ergo et meritum consistit non solum in actione animae, sed in passione corporis.

 

Praeterea, ubi est maior difficultas, ibi est maior ratio meriti. Sed maior difficultas est circa passiones quam circa operationes voluntatis. Ergo passiones sunt magis meritoriae quam actus voluntatis, qui tamen sunt formaliter meritorii.

 

Praeterea, virtutibus formaliter meremur. Sed quaedam passiones a sanctis ponuntur virtutes, ut misericordia et poenitentia ; quaedam a philosophis ponuntur laudabiles medietates inter vitia extrema, ut verecundia et nemesis a philosopho in II Ethic. cap. VII [II, 9 (1108 a 31)] : quod totum ad virtutem pertinet. Ergo passionibus formaliter meremur.

 

Praeterea, meritum et demeritum, cum sint contraria, in eodem genere sunt. Sed in eodem genere passionum invenitur demeritum : nam primi motus qui sunt peccata, passiones quaedam sunt : ira etiam et acci­dia sunt quaedam passiones, quae tamen vitia capitalia ponuntur ; Apo­stolus, Rom. I, vers. 26, peccata contra naturam passiones ignomi­-

ni­ae appellat. Ergo passionibus meremur.

 

 

Sed contra. Nihil potest esse meritorium nisi quod est in nobis, quia secundum Augustinum [Retract. I, 9], voluntas est qua peccatur et recte vivitur. Sed passiones non sunt in nobis : quia, ut dicit Augustinus, XIV de Civitate Dei [cap. 9], passionibus inviti cedimus. Ergo passionibus non meremur.

 

Praeterea, illud quod est praeambulum ad voluntatem, non potest esse meritorium, cum meritorium ex voluntate dependeat. Sed passiones animae praecedunt actum voluntatis, cum sint in parte sensitiva, actus autem voluntatis in parte intellectiva : intellectiva vero pars a sensitiva accipit. Ergo passiones animae non possunt esse meritoriae.

Praeterea, omne meritum est laudabile. Sed passionibus nec laudamur nec vituperamur, secundum philosophum in libro II Ethic. [cap. 4 (1105 b 31)]. Ergo passionibus non meremur.

 

Praeterea, in Christo fuit maior efficacia ad merendum quam in nobis. Sed Christus sua passione non meruit. Ergo nec nos passionibus meremur. Probatio mediae. Mereri est de non suo suum facere, vel de minus suo facere magis suum. Sed Christus non potuit facere de non suo suum, nec de minus suo magis suum, quia a primo instanti suae conceptionis sibi perfectissime debebatur quidquid cadit sub merito. Ergo Christus passione nihil meruit.

 

Sed dicebat quod meruit faciendo de suo uno modo, pluribus modis. – Sed contra : duplex vinculum facit maiorem obligationem. Ergo similiter et duplex ratio debiti facit magis debitum. Si ergo Christus non potuit facere aliquid magis debitum, nec etiam potuit aliquid facere pluribus modis debitum.

 

 

Praeterea, difficultas voluntarium diminuit. Cum ergo meritum debeat esse voluntarium, videtur quod difficultas meritum diminuat. Sed passiones difficultatem faciunt. Ergo diminuunt meritum magis quam aliquid ad meritum operentur.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod passionibus non meremur per se, sed quasi per accidens, si proprie accipiatur mereri. Cum autem mereri respectu mercedis dicatur, proprie mereri est aliquid sibi magis acquirere pro mercede ; quod quidem non fit nisi cum aliquid damus quod est condignum ei quod mereri dicimur. Dare autem non possumus nisi id quod nostrum est, cuius domini sumus. Sumus autem domini nostrorum actuum per voluntatem ; non solum illorum qui immediate ex voluntate eliciuntur, ut diligere et velle, sed eorum qui a voluntate imperantur per alias potentias eliciti, ut ambulare, loqui, et huiusmodi. Isti autem actus non sunt condigni quasi pretium respectu vitae aeternae, nisi secundum quod sunt gratia et caritate informati. Unde ad hoc quod aliquis actus sit per se meritorius, oportet quod sit actus voluntatis vel imperantis vel elicientis ; et iterum quod sit caritate informatus. Quia vero principium actus est habitus et potentia, et etiam ipsum obiectum, ideo quasi secundario dicimur mereri et habitibus et potentiis et obiectis. Sed id quod primo et per se est meritorium, est voluntarius actus gratia informatus.

 

Passiones autem non sunt voluntatis nec ut imperantis nec ut elicientis : passionum enim principium, in quantum huiusmodi, non est in nobis ; voluntaria autem dicuntur aliqua ex hoc quod in nobis sunt : unde passiones interdum actum voluntatis praeveniunt. Et ideo per se passionibus non meremur ; secundum tamen quod aliquo modo concomitantur voluntatem, aliquo modo se habent ad meritum, ut sic possint dici esse meritoriae quasi per accidens.

 

 

Habet autem se passio ad voluntatem tripliciter. Uno modo ut voluntatis obiectum : et sic passiones dicuntur esse meritoriae, in quantum sunt volitae vel amatae. Id enim quo per se meremur, secundum hoc non erit ipsa passio, sed passionis voluntas. Secundo prout passio aliqua excitat voluntatem, vel intendit eam. Quod dupliciter accidere potest : vel per se, vel per accidens. Per se quidem, quando passio excitat voluntatem ad id quod est sibi consimile, sicut cum ex concupiscentia voluntas inclinatur ad consentiendum concupiscibili, ex ira ad volendum vindictam. Per accidens vero, quando passio per quamdam occasionem excitat voluntatem ad contrarium ; sicut in casto homine, quando insurgit passio concupiscentiae, voluntas cum maiori conatu resistit ; circa difficilia enim magis conamur. Et sic passiones dicuntur esse meritoriae, in quantum voluntas excitata a passione meritoria est. Tertio modo e converso, quando ex voluntate passio excitatur, secundum quod motus superioris appetitus redundat in inferiorem ; sicut cum quis per voluntatem detestatur peccati turpitudinem, ex hoc ipso inferior appetitus ad verecundiam afficitur ; et sic verecundia dicitur esse vel laudabilis vel meritoria, ratione voluntatis causantis.

In primo ergo modo passio se habet ad voluntatem ut obiectum : in secundo ut principium : in tertio ut effectus. Unde primus modus remotior est a meritorio : pari enim ratione posset dici aurum vel argentum meritorium vel demeritorium, in quantum huiusmodi volendo meremur vel demeremur. Ultimus autem modus est ad meritum propinquior, secundum quod effectus recipit a causa, et non e converso. Et sic, proprie accipiendo meritum, passionibus non meremur nisi per accidens.

 

Potest autem et meritum large accipi, secundum quod quaelibet dispositio faciens congruitatem ad aliquid dicitur mereri illud ; sicut si dicamus, mulierem ratione pulchritudinis mereri coniugium regis. Et sic passionibus corporalibus mereri dicimur, in quantum ipsae passiones reddunt nos quodammodo aptos ad aliquam gloriam percipiendam.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod praeceptis Dei admonemur ad gaudendum et timendum, secundum quod gaudium, timor, et huiusmodi, in actu voluntatis consistunt, et non sunt passiones, ut ex praedictis [in corp. art.] patet ; vel secundum quod huiusmodi passiones ex voluntate consequuntur.

 

Ad secundum dicendum, quod Augustinus dicit has passiones esse voluntates, in quantum ex voluntate consequuntur in nobis ; unde sub­iungit : omnino secundum varietatem eorum quae appetuntur vel fugiuntur, sicut allicitur vel offenditur voluntas hominis, ita in hos vel alios affectus mutatur et vertitur. Vel loquitur de eis secundum quod nominant quosdam actus voluntatis, ut dictum est [in corp. art.].

 

Ad tertium dicendum, quod passio corporalis martyris ad meritum essentialis praemii non facit, nisi in quantum est volita ; sed ad praemium accidentale, quod est aureola, martyrizatio ordinatur per modum meriti, secundum quod facit quamdam decentiam respectu aureolae : decens enim est ut qui Christo conformatur in passione, ei conformetur in gloria ; Rom. VIII, 17 : si tamen compatimur ut simul glorificemur. Sciendum tamen est, quod voluntas non potest eodem modo se habere ad passiones corporales dum homo eas non patitur, sicut quando eas patitur, propter earum acerbitatem. Unde, secundum philosophum in III Ethic. [l. 8 (1117 a 32)], in talibus sufficit fortem non contristari. Et ideo ipsa corporalis passio actualiter perpessa et est signum voluntatis firmae et constantis, et est eius excitativa, secundum quod homo circa difficilia conatur. Et sic aureola non debetur confessori, quamvis debeatur martyri.

 

Unde patet solutio ad quartum.

 

 

Ad quintum dicendum, quod ad passionis intensionem sequitur intensio praemiorum, vel ratione cuiusdam decentiae, vel ratione voluntatis intensae.

 

Ad sextum dicendum, quod quamvis voluntas augeatur in passione et in actu exteriori, non tamen est simile de utroque : nam actus imperatur a voluntate, non autem passio. Unde non similiter se habent ad meritum.

 

Ad septimum dicendum, quod obiectum determinat voluntatem secundum speciem actus : meritum autem non consistit in actu, proprie loquendo, secundum speciem actus, sed secundum radicem, quae est caritas. Et ideo non oportet quod formaliter passione mereamur, quamvis habeat se ut obiectum.

 

Ad octavum dicendum, quod totus labor quem sustinet aliquis confessor longinquo tempore, non potest adaequari morti quam martyr sustinet in momento, secundum operis genus. Nam per mortem privatur id quod est maxime diligibile, scilicet vivere et esse : unde est finis terribilium, secundum philosophum in III Ethicorum [cap. 9 (1115 a 26)] ; et circa eam est maxime virtus fortitudinis. Et hoc patet manifeste ex hoc quod homines diuturnis afflictionibus fatigati horrent mortem, quasi magis eligentes afflictiones alias pati quam mortem. Et ideo philosophus in IX Ethicorum [cap. 8 (1169 a 24)] dicit, quod virtuosus exponit se morti, magis eligens unam bonam actionem et magnam quam multas parvas ; quasi ille actus fortitudinis in sumendo mortem praeponderet multis aliis virtuosis operationibus. Et ideo quantum ad genus operis plus meretur minimus martyr quam quicumque confessor. Tamen quantum ad radicem operis potest confessor plus mereri, in quantum ex maiori caritate operatur : quia praemium essentiale respondet radici caritatis, accidentale vero generi actus. Inde est quod aliquis confessor potest aliquo martyre esse eminentior quantum ad praemium essentiale, martyr tamen quantum ad praemium accidentale.

 

 

Ad nonum dicendum, quod Glossa illa loquitur de tribulatione secundum quod est volita, vel voluntatem excitans.

 

Et similiter dicendum ad decimum.

 

Ad undecimum dicendum, quod virgini quae corrumperetur propter Christum, ipsa corruptio foret meritoria, sicut aliae passiones martyrum ; non quia corruptio ipsa esset voluntaria, sed quia eius antecedens esset voluntarium, scilicet permanere in confessione Christi, ad quod sequitur eam corrumpi ; et sic corruptio illa esset voluntaria, non voluntate absoluta, sed voluntate quasi conditionata, in quantum eligit magis hoc opprobrium quam Christum negare.

 

Ad duodecimum dicendum, quod duplex est difficultas. Una quae est ex magnitudine facti et eius bonitate : et haec difficultas requiritur ad virtutem ; alia quae est ex parte agentis, in quantum est deficiens vel impeditus circa rectas operationes ; et hanc difficultatem vel tollit vel minuit virtus. Et sic passiones difficultatem faciunt. Prima ergo difficultas, quae est ex parte facti, per se facit ad meritum, sicut bonitas actus ; secunda vero, quae est ex infirmitate operantis, non facit ad meritum, nisi forte occasionaliter, in quantum est occasio maioris conatus. Non autem verum est hoc quod Adam in primo statu non potuerit mereri, si gratiam habuit, quamvis nihil impelleret ad malum : quia si perstitisset, ad gloriam quandoque pervenisset ; et constat quod non sine merito. Nec Magister dicit quod mereri non potuisset in primo statu ; sed dicit quod poterat vitare peccatum sine gratia, ex hoc quod nihil impellebat ad malum. Sine gratia vero nihil potest esse meritorium.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod timor ille poenarum aeternarum qui est per se meritorius, est in voluntate, et non est passio, proprie loquendo, ut ex praedictis [in corp. art.] patet. Potest tamen in inferiori appetitu excitari passio timoris ex poenis aeternis vel per redundantiam ex superiori appetitu in inferiorem, vel per hoc quod conceptio intellectus de poenis aeternis formatur in imaginatione, et sic movetur appetitus inferior per passionem timoris. Sed hic timor non se habet ad meritum nisi per accidens, ut dictum est.

 

[In aliq. codic. :] Ad decimumquartum dicitur, quod praemium correspondet merito quoad commensurationem, quia secundum quantitatem meriti est quantitas praemii ; non autem ei semper correspondet quoad suppositum praecise : potest enim quis mereri alteri primam gratiam. Et ita in proposito corpus praemiabitur, non quia ipsum corpus meruerit, sed quia anima per voluntatem meruerit aliquam gloriam corpori. [Vel in aliis codicibus :] Sicut praemium per accidens et quasi per quandam redundantiam ab anima procedit in corpus, ita etiam meritum est a voluntate principaliter et per operationes corporales quasi per accidens, in quantum imperantur a voluntate.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod loquendo de difficultate ex parte nostra, sic passiones difficultatem habent magis quam actus voluntatis ; sed sic difficultas non facit ad meritum nisi per accidens, ut dictum est ; et similiter nec passiones. Sed loquendo de difficultate quae est ex excellentia vel bonitate rei quae per se facit ad meritum, sic est maior difficultas ex parte actuum voluntatis.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod passiones sunt meritoriae in quantum sunt effectus et indicia bonae voluntatis ; sicut patet de verecundia, quae indicat voluntatem hominis repugnare turpitudini peccati, et misericordia, quae est dilectionis signum. Et ideo quandoque a sanctis nomina harum passionum accipiuntur pro habitibus, quibus voluntas allicitur, quae est harum passionum principium.

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod primi motus non habent perfectam rationem peccati vel demeriti, sed sunt quasi quaedam dispositiones ad demeritum, sicut veniale est dispositio ad mortale : unde non oportet quod ipsi motus sensualitatis sint secundum se merita, quia meritum non potest esse nisi actus voluntarius, ut dictum est [in corp. art.]. Passiones autem istae dicuntur interdum vitia, in quantum nominibus passionum vel actus voluntatis designantur vel habitus. Etiam vitia contra naturam passiones nominantur, quamvis sint voluntarii actus, in quantum per huiusmodi vitia natura a suo ordine perturbatur.

 

 

Ad illud vero quod primo in contrarium obiicitur, dicendum, quod

passionibus inviti cedimus, non quantum ad consensum, cum eis non nisi voluntate consentiamus ; sed quantum ad aliquam corporalem transmutationem, sicut est risus et fletus, et alia huiusmodi. Et ideo in quantum eis voluntarie consentimus vel dissentimus, sunt meritoriae vel demeritoriae.

 

Ad secundum dicendum, quod passiones inferioris appetitus quamvis aliquando praeveniant actum voluntatis, non tamen semper. Non enim similiter ordinantur appetitivae sicut apprehensivae. Nam intellectus noster accipit a sensu, unde operatio intellectus esse non potest nisi praeexistente alia operatione sensus ; voluntas autem non accipit ab appetitu inferiori, sed magis ipsum movet. Et ideo non oportet quod actum voluntatis praecedat passio inferioris appetitus.

 

Ad tertium dicendum, quod quamvis passiones non sint laudabiles per se, possunt tamen esse laudabiles per accidens, ut dictum est [in corpore articuli].

 

Ad quartum dicendum, quod Christus per passionem suam meruit sibi et nobis. Sibi quidem gloriam corporis, quam quamvis per alia praecedentia merita meruerit, tamen per quamdam decentiam proprie claritas resurrectionis est praemium passionis, quia exaltatio est proprium humilitatis praemium. Nobis autem meruit, in quantum in sua passione pro peccato totius humani generis satisfecit, non autem per praecedentia opera, quamvis per ea nobis meruerit. Poenalitas enim ad satisfactionem requiritur per modum cuiusdam recompensationis contra delectationem peccati.

 

Ad quintum dicendum, quod gloriam corporis Christus per passionem nec fecit de non debita debitam, nec de minus debita magis debitam : fecit tamen alio modo debitam quo prius non erat. Nec tamen sequitur quod magis debitam : hoc enim sequeretur, si causa debiti vel augeretur vel multiplicaretur, sicut fit quando duplici promissione obligatio augetur ; quod in merito Christi non accidit, quia gratia eius non est augmentata.

 

 

Ad sextum dicendum, quod difficultas per se impedit voluntarium ; sed per accidens auget, in quantum aliquis difficultati contra conatur. Ipsa tamen difficultas ad satisfactionem facit ratione poenalitatis.

 

 

 

 

 

 

Article 7 - LA PASSION ACCOMPAGNANT LE MÉRITE DIMINUE-T-ELLE LE MÉRITE ? AUTREMENT DIT, QUI MÉRITE DAVANTAGE : CELUI QUI FAIT DU BIEN À UN PAUVRE AVEC UNE CERTAINE COMPASSION DE PITIÉ, OU CELUI QUI LE FAIT SANS AUCUNE PASSION, PAR LE SEUL JUGEMENT DE LA RAISON ?

(Septimo quaeritur utrum passio adiuncta merito diminuat aliquid de merito.

Scilicet quis plus mereatur, utrum ille qui bene facit pauperi cum quadam

compassione misericordiae, vel qui facit absque omni passione, ex solo iudicio rationis.)

 

 

Celui qui agit par le seul jugement de la raison semble mériter davantage.

1° Le mérite est opposé au péché. Or celui qui fait un péché par la seule élection pèche plus que celui qui pèche poussé par une passion : en effet, on dit que le premier pèche par une méchanceté avérée, et le second par faiblesse. Celui donc qui fait le bien par le seul jugement de la raison mérite plus que celui qui le fait avec quelque passion de pitié.

 

2° [Le répondant] disait que, pour qu’une chose soit méritoire ou soit un acte de vertu, est non seulement requis le bien qui est fait, mais aussi la bonne façon de le faire, ce qui ne peut se trouver sans l’affection de la pitié. En sens contraire : pour qu’un acte soit bien fait, trois choses sont requises, suivant le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique : la volonté qui élit l’acte, la raison qui établit le milieu dans l’acte, la relation de l’habitus à la fin normale. Or ces trois choses peuvent exister sans la passion de pitié en celui qui fait l’aumône. Donc non seulement ce qui est fait, mais aussi la bonne façon de faire peut exister sans elle. Preuve de la mineure : les trois choses susdites se font toutes par un acte de la volonté et de la raison. Or l’acte de la volonté et de la raison ne dépend pas de la passion : car la raison et la volonté meuvent les puissances inférieures en lesquelles sont les passions, or la motion du moteur ne dépend pas du mouvement du mobile. Les trois choses susmentionnées peuvent donc exister sans passion.

 

 

3° L’acte de vertu exige le discernement de la raison ; c’est pourquoi saint Grégoire dit dans les Moralia que « si les autres vertus ne font pas avec prudence ce qu’elles désirent, elles ne peuvent être de vraies vertus ». Or toutes les passions empêchent le jugement ou le discernement de la raison ; c’est pourquoi Salluste dit dans le Catilinaire : « Tout homme qui délibère sur un cas douteux doit être exempt de haine, d’amitié, de colère et de pitié : car l’esprit distingue malaisément le vrai à travers de pareils sentiments. » Ainsi, de telles passions diminuent la qualité de la vertu, et donc le mérite.

 

 

4° Le concupiscible n’empêche pas moins que l’irascible le jugement de la raison. Or la passion de l’irascible liée à l’acte de vertu trouble le jugement de la raison ; c’est pourquoi saint Grégoire dit que « la colère qui vient du zèle trouble les yeux de l’âme ». Donc, etc.

 

5° La vertu est « la disposition du parfait au meilleur », comme il est dit au septième livre de la Physique. Ce par quoi nous approchons davantage des êtres parfaits est donc en nous plus vertueux. Or ceux qui opèrent par le jugement de la raison sans passion sont davantage semblables à Dieu et aux anges : en effet, Dieu punit sans colère, et soulage la misère sans la passion de pitié. Il est donc plus vertueux de faire le bien sans ces passions.

 

 

6° Les vertus de l’âme purifiée sont plus dignes que les autres. Or, comme dit Macrobe dans son commentaire du Songe de Scipion, « les vertus de l’âme purifiée font complètement oublier les passions ». L’acte de vertu accompli sans passion est donc plus louable et plus méritoire.

 

 

7° En nous, plus l’amour de charité est purifié de l’amour charnel, plus il est louable : en effet, « l’amour entre nous ne doit pas être charnel, mais spirituel », comme dit saint Augustin dans sa Règle. Or la pas-sion d’amour s’accompagne d’un certain

caractère charnel. L’acte de charité sans la passion d’amour est donc plus louable ; et le même raisonnement vaut pour les autres passions.

 

 

8° Cicéron dit au livre des Devoirs : « Jugeons de ces bonnes dispositions non d’après une certaine ardeur de l’affection, mais d’après leur solidité. » Or l’ardeur appartient à la passion. La passion diminue donc la qualité de l’acte de vertu.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu : « Tant que nous portons, en effet, l’infirmité de cette vie, nous ne vivrions pas selon la justice si nous n’éprouvions absolument aucune de ces passions. Ainsi l’Apôtre blâmait et exécrait certains hommes qu’il accusait d’être dépourvus d’affection. De même le psalmiste incrimine ceux dont il dit : “J’ai attendu quelqu’un qui partageât ma tristesse et il n’y a eu personne.” » Et ainsi, il semble que nous ne puissions pas vivre selon la justice sans les passions.

 

2) Saint Augustin dit au neuvième livre de la Cité de Dieu : « S’irriter contre un pécheur pour le corriger, s’attrister avec un affligé pour le consoler, s’effrayer à la vue d’un homme en péril pour l’empêcher de périr, je ne vois pas, à le considérer sainement, qu’on trouve là matière à critique. Les stoïciens, il est vrai, blâment habituellement la miséricorde. […] Bien plus belle, bien plus humaine, bien plus conforme aux sentiments d’une âme pieuse, fut la louange adressée par Cicéron à César : “De tes vertus, aucune n’est plus admirable ni plus agréable que ta miséricorde.” » Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

Réponse :

 

Les passions de l’âme peuvent avoir deux relations à la volonté : soit qu’elles la précèdent, soit qu’elles la suivent. Les passions la précèdent, en tant qu’elles poussent la volonté à vouloir quelque chose ; elles la suivent, dans la mesure où la véhémence même de la volonté, par un certain rejaillissement, ébranle l’appétit inférieur selon ces passions, ou bien aussi en tant que la volonté elle-même suscite spontanément ces passions et les stimule.

 

 

Lors donc qu’elles précèdent la volonté, elles diminuent son caractère louable, car l’acte de volonté est louable en tant qu’il est ordonné au bien par la raison selon la mesure et le mode dus. Et assurément, cette mesure et ce mode ne sont conservés que lorsque l’action s’accomplit avec discernement ; et quand l’homme est provoqué par l’élan de la passion à vouloir une chose, même bonne, ce discernement n’est pas conservé, mais le mode de l’action variera selon que l’élan de la passion est grand ou petit, et ainsi il n’adviendra pas que la mesure normale soit gardée, sinon par hasard.

 

 

Lorsqu’elles suivent la volonté, elles ne diminuent pas la qualité ou la bonté de l’acte, car elles seront réglées suivant le jugement de la raison, duquel s’ensuit la volonté. Mais elles ajoutent plutôt à la bonté de l’acte, à deux points de vue.

 

D’abord à la façon d’un signe : car la passion même qui s’ensuit dans l’appétit inférieur est le signe que le mouvement de la volonté est intense. Il n’est pas possible, en effet, dans la nature passible, que la volonté se meuve fortement vers quelque chose sans que quelque passion s’ensuive dans la partie inférieure. C’est pourquoi saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu : « Tant que nous portons l’infirmité de cette vie, nous ne vivrions pas selon la justice si nous n’éprouvions absolument aucune de ces passions. » Et peu après, il ajoute la cause en disant : « N’éprouver en effet aucune douleur, tant que nous sommes en ce séjour de misère, cela s’obtient, très chèrement, au prix de la cruauté de l’âme et de l’insensibilité du corps. »

 

Ensuite à la façon d’une aide : car lorsque la volonté élit quelque chose par le jugement de la raison, elle le fait plus promptement et plus facilement si, en plus de cela, une passion est excitée dans la partie inférieure, l’appétitive inférieure étant proche du mouvement du corps. Aussi saint Augustin dit-il au neuvième livre de la Cité de Dieu : « Or ce mouvement de miséricorde sert la raison quand la miséricorde se manifeste sans compromettre la justice. » Et c’est ce que le Philosophe dit au troisième livre de l’Éthique, citant le vers d’Homère : « éveille ta force et ton irritation » ; en effet, lorsqu’on est vertueux quant à la vertu de force, la passion de colère qui suit l’élection de la vertu contribue à la plus grande promptitude de l’acte ; mais si elle la précédait, elle perturberait le mode de la vertu.

 

Réponse aux objections :

 

1° Le parfait caractère de louable ou de blâmable réside dans le volontaire ; c’est pourquoi ce qui diminue le degré de volontaire, diminue le caractère louable dans le bien, et le caractère blâmable dans le mal. Or la passion qui précède l’élection diminue le degré de volontaire, et c’est pourquoi elle diminue la qualité de l’acte bon et le vice de l’acte mauvais. Mais la passion qui suit est le signe de la grandeur de la volonté, comme on l’a dit ; par conséquent, de même qu’elle ajoute à la qualité dans le bien, elle ajoute au vice dans le mal. Or on dit qu’il pèche par passion, celui que la passion pousse à choisir le péché ; mais celui qui, pour avoir choisi le péché, tombe dans la passion, on ne dit pas qu’il pèche par passion, mais avec passion. Il est donc vrai qu’agir par passion diminue et la qualité et le vice ; mais agir avec passion peut augmenter l’un et l’autre.

 

 

2° Le mouvement de la vertu, qui consiste dans la volonté parfaite, ne peut exister sans passion ; non que la volonté dépende de la passion, mais parce que, dans la nature passible, de la volonté parfaite s’ensuit nécessairement la passion.

 

 

3° Dans l’œuvre de la vertu, et l’élection et l’exécution sont nécessaires. Pour l’élection est requis le discernement, et pour l’exécu­tion de ce qui est déjà déterminé est requise la promptitude. Il n’est pas bien nécessaire que l’homme en train d’exécuter actuellement une œuvre réfléchisse beaucoup sur l’œuvre : cela, en effet, comme dit Avicenne dans sa Métaphysique, le gênerait plutôt qu’il ne le servirait ; comme on le voit bien dans le cas du cithariste, qui serait forte­ment gêné s’il joignait une pensée à chaque toucher de corde ; et semblablement pour le copiste, s’il réfléchissait chaque fois qu’il forme une lettre. Et de là vient que la passion qui devance l’élection empêche l’acte de la vertu, en tant qu’elle empêche le

jugement de la raison, qui est nécessaire lors de l’élection ; mais une fois que, par

un pur jugement de la raison, l’élection

est accomplie, la passion qui suit est plus utile que nuisible ; car, si elle trouble en quelque façon le jugement de la raison, elle

contribue cependant à la promptitude de l’exécution.

 

 

4° On voit dès lors clairement la solution du quatrième argument.

 

5° Dieu et l’ange ne sont pas capables de recevoir la passion, et c’est pourquoi aucune passion ne s’ensuit en eux de leur volonté parfaite ; mais ce serait le cas s’ils étaient capables de passion. Ainsi, « le langage humain a coutume d’employer les noms des passions pour les anges » à cause d’une certaine ressemblance des œuvres, « non à cause d’une infirmité des affections ».

 

6° Ceux qui ont les vertus d’une âme purifiée sont en quelque façon exempts des passions qui inclinent vers le contraire de ce que la vertu élit, ainsi que des passions qui poussent la volonté ; mais non de celles qui suivent la volonté.

 

 

 

7° Que la passion d’amour précède la dilection de la volonté, tient au caractère charnel de l’amour, mais non si elle la suit ; car alors, cela se rapporte à la ferveur de la charité, qui consiste en ce que la dilection qui se trouve dans la partie supérieure rejaillit par sa véhémence jusqu’à modifier la partie inférieure.

 

 

8° On voit dès lors clairement la solution du huitième argument.

 

Et videtur quod plus mereatur qui facit ex solo iudicio rationis.

Meritum enim peccato opponitur. Sed plus peccat qui ex sola electione facit peccatum, quam qui peccat ex passione instigatus : primus enim dicitur peccare ex certa malitia, secundus ex infirmitate. Ergo plus meretur qui facit aliquod bonum ex solo iudicio rationis quam qui facit cum aliqua passione misericordiae.

 

Sed dicebat quod ad hoc quod aliquid sit meritorium, vel actus virtutis, non solum requiritur bonum quod fit, sed modus quo bene fiat, quod non potest esse sine affectione misericordiae. – Sed contra : ad hoc quod aliquis actus bene fiat, tria requiruntur, secundum philosophum in II Ethic. [l. 7 (1106 b 36)] : scilicet voluntas eligens actum, ratio medium in actu constituens, relatio habitus in finem debitum. Haec autem omnia possunt esse sine passione misericordiae in eo qui dat eleemosynam. Ergo sine ea potest esse non tantum id quod fit, sed bene fieri. Probatio mediae. Omnia enim tria praedicta fiunt per actum voluntatis et rationis. Sed actus voluntatis et rationis non dependet a passione : quia ratio et voluntas movent inferiores vires in quibus sunt passiones ; motio autem motoris non dependet a motu mobilis. Ergo tria praedicta possunt esse sine passione.

 

Praeterea, ad actum virtutis discretio rationis exigitur : unde Gregorius dicit in Moralibus [II, 46], quod nisi ceterae virtutes ea quae appetunt, prudenter agant, virtutes esse nequaquam possunt. Passiones autem omnes impediunt iudicium vel discretionem rationis : unde dicit Sallustius in Catilinario [Bellum Catil., cap. 51,1] : omnes homines, qui de rebus dubiis consultant, ab ira, amore, odio, misericordia vacui esse debent : non enim animus facile verum praevidet, ubi officiunt ista. Ergo huiusmodi passiones diminuunt de laude virtutis, et ita de merito.

 

Praeterea, concupiscibilis non minus impedit iudicium rationis quam irascibilis. Sed passio irascibilis actui virtutis adiuncta turbat iudicium rationis ; unde dicit Gregorius [cf. Moral. V, 45], quod ira per zelum turbat oculum. Ergo et cetera.

 

Praeterea, virtus est dispositio perfecti ad optimum, ut dicitur in libro VII Physic. [cap. 3 (246 b 23)]. Ergo id magis est virtuosum in nobis per quod magis appropinquamus perfectis. Sed Deo et Angelis magis assimilantur operantes ex iudicio rationis sine passione : Deus enim punit sine ira, et relevat miseriam sine misericordiae passione. Ergo magis est virtuosum facere bonum sine his passionibus.

 

Praeterea, virtutes purgati animi sunt ceteris digniores. Sed sicut dicit Macrobius super somnium Scipionis [I, cap. 8, 9], virtutes purgati animi faciunt passiones penitus oblivisci. Ergo actus virtutis, sine passione factus, est laudabilior, et magis meritorius.

 

Praeterea, quanto amor caritatis in nobis est magis a carnali amore depuratus, tanto est laudabilior : non enim carnalis, sed spiritualis inter nos debet esse dilectio, ut Augustinus dicit in Regula [Regula ad servos Dei, n. 10]. Sed passio amoris cum quadam carnalitate est. Ergo actus caritatis sine passione amoris est laudabilior : et eadem ratio est de aliis passionibus.

 

Praeterea, Tullius dicit in libro de Offic. [I, 15, 47] : benevolentiam non ardore quidem amoris, sed stabilitate mentis esse decet. Ardor autem ad passionem pertinet. Ergo passio diminuit laudem actus virtutis.

 

 

 

Sed contra. Est quod Augustinus dicit, libro XIV de Civitate Dei [cap. 9] : dum huius vitae infirmitatem gerimus, si passiones omnino nullas habeamus, tunc non recte vivimus : vituperabat enim et detestabatur apostolus quosdam, quos etiam esse dixit sine affectione. Culpavit illos satis Psalmista, de quibus ait in Psalmo LXVIII : sustinui qui simul contristaretur, et non fuit. Et sic videtur quod sine passionibus non possumus recte vivere.

 

Praeterea, Augustinus dicit, libro IX de Civit. Dei [cap. 5] : irasci peccanti, ut corrigatur ; contristari pro afflicto, ut liberetur ; timere periclitanti, ne pereat : nescio, utrum quisquam sana consideratione reprehendat. Nam et misericordiam Stoicorum est solere culpare ; et ita longe melius, et humanius, et piorum sensibus accommodatius Cicero in Caesaris laude locutus est ubi ait : nulla de virtutibus tuis nec admirabilior nec gratior misericordia est. Et sic idem quod prius.Respondeo. Dicendum, quod passiones animae in duplici ordine se possunt habere ad voluntatem : vel ut praecedentes, vel ut consequentes : ut praecedentes quidem, in quantum passiones impellunt voluntatem ad aliquid volendum ; ut consequentes vero, prout ex ipsa vehementia voluntatis per quamdam redundantiam commovetur inferior appetitus secundum has passiones, vel etiam in quantum ipsa voluntas has passiones procurat sponte et excitat.

Secundum igitur quod sunt praecedentes voluntatem, sic diminuunt de ratione laudabilis : quia laudabilis est actus voluntatis, secundum quod est per rationem ordinatus in bonum secundum debitam mensuram et modum. Qui quidem modus et mensura non servatur, nisi cum actio ex discretione fit. Quae discretio non servatur cum homo ex impetu passionis ad aliquid volendum, etiamsi sit bonum, provocatur ; sed erit modus actionis, secundum quod impetus passionis est magnus vel parvus ; et sic non nisi a casu continget quod debita mensura servetur.

Secundum vero quod consequuntur ad voluntatem, sic non diminuunt laudem actus vel bonitatem : quia erunt moderatae secundum iudicium rationis, ex quo voluntas sequitur. Sed magis addunt ad bonitatem actus, duplici ratione.

Primo per modum signi : quia passio ipsa consequens in inferiori appetitu est signum quod sit motus volun-tatis intensus. Non enim potest esse in natura passibili quod voluntas

ad aliquid fortiter moveatur, quin sequatur aliqua passio in parte

inferiori. Unde dicit Augustinus, XIV de Civitate Dei [cap. 9] : dum huius vitae infirmitatem gerimus, si passiones nullas habeamus, non recte vivimus. Et post pauca subiungit causam, dicens : nam omnino non dolere dum sumus in hoc loco miseriae, non sine magna mercede contingit immanitatis in animo, et stuporis in corpore.

 

 

 

Secundo per modum adiutorii : quia quando voluntas iudicio rationis aliquid eligit, promptius et facilius id agit, si cum hoc passio in inferiori parte excitetur ; eo quod appetitiva inferior est propinqua ad corporis motum. Unde dicit Augustinus, IX de Civitate Dei [cap. 5] : servit autem motus misericordiae rationi, quando ita praebetur misericordia, ut iustitia conservetur. Et hoc est quod philosophus dicit in libro III Ethicorum [cap. 11 (1116 b 28)] inducens versum Homeri : virtutem et furorem erige ; quia videlicet, cum aliquis est virtuosus virtute fortitudinis, passio irae electionem virtutis sequens facit ad maiorem promptitudinem actus ; si autem praecederet, virtutis modum perturbaret.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod perfecta ratio laudabilis et vituperabilis consistit in voluntario ; unde id quod minuit de ratione voluntarii, diminuit rationem laudabilis in bono, et vituperabilis in malo. Passio autem praecedens electionem, diminuit rationem voluntarii, et ideo laudem boni actus et vituperium mali diminuit. Sed passio sequens est signum magnitudinis voluntatis, ut dictum est [in corp. art.] ; unde, sicut in bono addit ad laudem, ita in malo ad vituperium. Ille autem ex passione peccare dicitur in quo passio inducit ad electionem peccati. Qui autem ex electione peccati in passionem incidit, non dicitur ex passione peccare, sed cum passione. Verum est ergo quod ex passione agere diminuit et laudem et vituperium ; sed cum passione agere potest utrumque augere.

 

Ad secundum dicendum, quod motus virtutis, qui consistit in perfecta voluntate, non potest esse sine passione ; non quia voluntas ex passione dependeat, sed quia ex voluntate perfecta in natura passibili ex necessitate passio sequitur.

 

Ad tertium dicendum, quod in opere virtutis est necessaria et electio et executio. Ad electionem autem requiritur discretio ; ad executionem vero eius quod iam determinatum est, requiritur promptitudo. Non autem requiritur multum ut homo actualiter in executione operis existens multum circa opus meditetur : hoc enim, ut Avicenna dicit in sua Metaphys. [Suffic. I, 14], potius officeret quam prodesset ; sicut patet in cytharoedo qui multum impediretur, si ad tactum singularum chordarum cogitationem apponeret ; et similiter scriptor, si in formatione singularum litterarum cogitaret. Et inde est quod passio electionem praeveniens impedit actum virtutis, in quantum impedit iudicium rationis, quod necessarium est in eligendo ; postquam vero puro iudicio rationis iam electio est perfecta, passio sequens plus prodest quam noceat ; quia si in aliquo turbet iudicium rationis, facit tamen ad promptitudinem executionis.

 

Et per hoc patet solutio ad quartum.

 

 

Ad quintum dicendum, quod Deus et Angeli non sunt susceptivi passionis, et ideo ex voluntate perfecta in eis nulla passio sequitur ; sequeretur autem, si passionis capaces essent. Et propter hoc ex quadam operum similitudine nomina passionum consuetudine locutionis humanae in Angelos usurpantur, non propter aliquam affectionum infirmitatem.

 

Ad sextum dicendum, quod illi qui habent virtutes purgati animi, sunt aliquo modo immunes a passionibus inclinantibus in contrarium eius quod eligit virtus, et iterum a passionibus inducentibus voluntatem ; non autem a passionibus voluntatem consequentibus.

 

Ad septimum dicendum, quod ad carnalitatem dilectionis pertinet, si passio amoris dilectionem voluntatis praecedat, non autem si sequatur ; hoc enim ad fervorem pertinet caritatis, qui in hoc consistit quod dilectio quae est in superiori parte, sui vehementia usque ad permutationem inferioris partis redundat.

 

Et per hoc patet solutio ad octavum.

 

 

 

 

Article 8 - Y EUT-IL DE TELLES PASSIONS DANS LE CHRIST ?

(Octavo quaeritur utrum huiusmodi passiones in Christo fuerint.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Selon saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, tout ce qui agit l’emporte sur ce qui subit. Or rien de créé ne l’emporte sur l’âme du Christ. Il ne pouvait donc pas y avoir de passion dans l’âme du Christ.

 

 

 

2° Selon Macrobe, « il appartient à la force de l’âme purifiée d’ignorer les passions, non de les vaincre ». Or le Christ eut au plus haut point les vertus de l’âme purifiée. Il n’y eut donc pas en lui de telles passions.

 

 

 

3° Selon saint Jean Damascène, « la passion est le mouvement de l’âme appétitive soupçonnant le bien ou le mal ». Or il n’y eut pas de soupçon dans le Christ, car cela se rattache à l’ignorance. Il n’y eut donc en lui aucune passion de l’âme.

 

 

4° Selon saint Augustin, « la passion est un mouvement de l’âme contraire à la raison ». Or dans le Christ, aucun mouvement ne fut contre la raison. Il n’y eut donc en lui aucune passion de l’âme.

 

 

5° Le Christ ne fut pas inférieur aux anges quant à son âme, mais seulement quant à l’infirmité de la chair. Or il n’y a pas de passion dans les anges, comme dit saint Augustin au neuvième livre de la Cité de Dieu. Il n’y en eut donc pas non plus dans l’âme du Christ.

 

6° Le Christ fut plus parfait en son âme que l’homme dans son premier état. Or l’homme dans son premier état n’était pas soumis à ces passions : car, comme dit saint Augustin au neuvième livre de la Cité de Dieu, « il faut rapporter à l’infirmité de la vie présente les affections de ce genre que nous éprouvons au cours de toutes nos bonnes actions » ; or il n’y avait pas d’infirmité dans le premier état. Il n’y eut donc pas non plus de telles passions dans le Christ.

 

 

7° Selon saint Augustin, « la douleur est le sentiment de la division ou de la corruption ». Or il n’y eut dans le Christ aucun sentiment de corruption ni de division, car, comme dit saint Hilaire, « il eut la violence de la souffrance sans le sentiment de la douleur » ; et il n’y eut pas en lui de division ou de corruption, car aucune déperdition ne put affecter le souverain bien. Il n’y eut donc pas de douleur dans le Christ.

 

8° Là où la cause est la même, l’effet est aussi le même. Or il n’y aura aucune passion dans les corps des saints, pour la raison qu’ils seront purifiés du foyer et unis aux âmes glorieuses. Puis donc que le corps du Christ fut dans ce cas, il semble que la douleur d’une passion corporelle n’ait pas pu exister en lui.

 

 

9° Le sage ne souffre ou ne s’attriste que s’il a perdu son bien : car si le mal est attristant, c’est parce qu’il enlève un bien. Or le bien de l’homme est la vertu ; par cela seul, en effet, l’homme est rendu bon. Puis donc que ce bien ne fut pas enlevé au Christ, il n’y eut pas en lui de tristesse ni de douleur.

 

 

10° Selon saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu, « quand elle porte sur ce que nous subissons malgré nous, cette forme de volonté est la tristesse ». Or rien n’arriva au Christ sans qu’il l’ait voulu. La passion de tristesse ou de douleur ne fut donc pas en lui.

 

11° On ne s’attriste ou ne souffre raisonnablement qu’en raison d’une blessure. Or, comme le prouve saint Chrysostome, « nul n’est blessé que par soi-même » ; ce qui n’a pas lieu pour le sage. Puis donc que le Christ fut très sage, il n’y eut pas de tristesse en lui.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Mc 14, 33 : « Jésus commença à sentir de la frayeur, de l’abattement et de l’angoisse. »

 

 

2) Saint Augustin dit que « si la volonté est droite, ces mouvements sont irréprochables, et même dignes de louange ». Or, dans le Christ, la volonté fut droite. Ces mouvements furent donc en lui.

 

 

3) Les défauts de cette vie qui ne s’opposent pas à la perfection de la grâce existèrent dans le Christ. Or de telles passions ne s’opposent pas à la perfection de la grâce, mais sont plutôt causées par la grâce, comme le montre saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu : « ces sentiments proviennent de l’amour du bien et de la sainte charité ». Il y eut donc de telles passions dans le Christ.

 

Réponse :

 

Ces passions existent différemment dans les pécheurs, dans les justes, parfaits et imparfaits, dans le Christ homme, dans le premier homme et les bienheureux ; car elles n’existent absolument pas dans les anges et en Dieu, puisqu’il n’y a pas en eux la puissance appétitive sensitive dont de telles passions sont les mouvements. Or, pour voir clairement ce qui précède, il faut savoir que de telles passions de l’âme peuvent se distinguer au moyen de quatre différences, et selon cette distinction, elles sont plus ou moins proprement des passions.

 

Premièrement, selon qu’une passion de l’âme nous affecte par ce qui est contraire ou nuisible, ou par ce qui est convenable et avantageux. Et la notion de passion est mieux conservée lorsque l’affection s’ensuit d’une chose nuisible que si elle s’ensuit d’une chose avantageuse, parce que la passion implique une certaine transmutation du patient de sa disposition naturelle vers une disposition contraire. Et de là vient que la douleur, la tristesse, la crainte et les autres passions de ce genre, qui sont relatives au mal, sont plus des passions que la joie, l’amour et autres semblables, qui sont relatives au bien ; quoiqu’en ces dernières la notion de passion soit conservée, en tant que le cœur se dilate ou s’échauffe par

elles, ou se dispose en quelque sorte autrement qu’il n’est disposé en général ; et c’est pourquoi il arrive que l’on meure de ce genre d’affections.

 

 

En deuxième lieu, selon que la passion vient totalement du dehors, ou qu’elle vient de quelque principe intérieur ; cependant, la notion de passion est mieux conservée lorsqu’elle vient du dehors que lorsqu’elle vient de l’intérieur. La passion vient du dehors lorsqu’elle est excitée à l’improviste par l’arrivée d’une chose convenable ou nuisible ; et elle vient de l’intérieur quand ces passions sont causées par la volonté elle-même, de la façon déjà mentionnée ; et dans ce cas, elles ne sont pas imprévues, puisqu’elles suivent le jugement de la raison.

 

Troisièmement, selon qu’une chose est totalement ou non totalement transmuée. Car « subir » ne se dit pas aussi proprement pour ce qui est altéré en quelque façon et n’est pas totalement transmué, que pour ce qui est totalement transmué vers le contraire : en effet, nous disons plus proprement de l’homme qu’il souffre une infirmité, si tout son corps est infirme, que si la maladie en affecte quelque partie. Or l’homme est totalement transmué par de telles affections lorsqu’elles ne s’arrêtent pas à l’appétit inférieur, mais attirent aussi à elles le supérieur. Quand elles sont dans le seul appétit inférieur, l’homme est changé par elles en partie, pour ainsi dire ; c’est pourquoi on les appelle alors « propas­sions », mais « passions » dans le premier cas.

 

En quatrième lieu, selon que la transmutation a plus ou moins d’intensité. Celles qui en ont moins sont moins proprement appelées passions ; c’est pourquoi saint Jean Damascène dit au deuxième livre : « Tout ce qui est passible n’est pas appelé passion pour autant, mais seulement quand la passion est assez intense pour atteindre le seuil de cette sensibilité ; les motions mineures et imperceptibles ne sont pas encore des passions. »

 

Il faut donc savoir que, dans les hommes en l’état de voie, s’ils sont pécheurs, il y a des passions relatives au bien et relatives au mal, non seulement prévues, mais aussi imprévues, et intenses, et fréquentes, et consommées ; c’est pourquoi ils sont dits « à la remorque de leurs passions », au premier livre de l’Éthique. Mais dans les justes, elles ne sont jamais consommées, car en eux la raison n’est jamais menée par les passions ; elles sont cependant véhémentes chez les imparfaits, mais faibles chez les parfaits, les puissances inférieures étant domptées par l’habitus des vertus morales. Ils ont toutefois des passions non seulement prévues, mais aussi imprévues, et relatives non seulement au bien, mais aussi au mal. Chez les bienheureux, en revanche, et dans l’homme en son premier état, ainsi que dans le Christ en son état d’infirmité, de telles passions ne sont jamais imprévues : en effet, à cause de la parfaite obéissance en eux des puissances inférieures aux supérieures, aucun mouvement ne s’élève dans l’appétit inférieur sans suivre le dictamen de la raison ; c’est pourquoi saint Jean Damascène dit : « Les passions naturelles, dans le Seigneur, ne précédaient pas sa volonté ; […] c’est le voulant qu’il eut faim, le voulant qu’il eut crainte. » Et il faut considérer semblablement le cas des bienheureux après la résurrection, et celui des hommes dans le premier état. Mais avec cette différence, qu’il y eut dans le Christ des passions non seulement relatives au bien, mais aussi relatives au mal : en effet, il avait un corps passible, aussi les passions de crainte, de tristesse et autres pouvaient-elles naturellement provenir en lui de l’imagination du nuisible ; au lieu que, dans le premier état et chez les bienheureux, il ne peut y avoir appréhension d’une chose comme nuisible ; voilà pourquoi il n’y a en eux de passion que relativement au bien, comme l’amour, la joie, etc., mais non la tristesse ou la colère, ni rien de semblable.

 

Ainsi donc, nous accordons qu’il y eut dans le Christ de vraies passions ; c’est pourquoi saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu : « Conformément à un dessein déterminé, le Christ a voulu éprouver ces sentiments dans son âme humaine, comme il a voulu se faire homme. »

 

Réponse aux objections :

 

1° Il n’est pas nécessaire que ce qui agit l’emporte dans l’absolu sur ce qui subit, mais qu’il l’emporte à un certain point de vue, c’est-à-dire en tant qu’il agit : et ainsi, rien n’empêche que l’objet de l’âme du Christ l’emporte sur elle, en tant qu’il est actif et que l’âme du Christ a quelque puissance passive.

 

 

2° Selon saint Augustin au neuvième livre de la Cité de Dieu, il y eut sur ce point un débat entre les stoïciens et les péripatéticiens, mais qui semblait être plus une question de mots que de réalités. Car les stoïciens disaient que de telles passions ne pouvaient en aucune façon exister dans l’âme du sage. Or ils appelaient sage celui qui est parfait dans les vertus, ayant pour ainsi dire la vertu de l’âme purifiée. Les péripatéticiens, de leur côté, disent que ces passions de l’âme « existent dans le sage, mais réglées et soumises à la raison ». Or saint Augustin prouve par l’aveu d’un certain stoïcien que les stoïciens voulaient que de tels sentiments imprévus existent dans l’âme du sage, sans toutefois qu’ils soient approuvés ou qu’il y soit consenti ; et ils ne les appelaient pas des passions, mais « des visions de l’esprit ou des imaginations ». D’où il ressort qu’en réalité les stoïciens ne disaient pas autre chose que les péripatéticiens, mais il y avait seulement un désaccord sur les mots ; car ce que les péripatéticiens nommaient « passions », les stoïciens l’appelaient autrement. Ainsi donc, suivant l’avis des stoïciens, Macrobe et Plotin disent que les passions ne coexistent pas avec la vertu de l’âme purifiée : non qu’il n’y ait pas de mouvement imprévu des passions chez les hommes d’une telle vertu, mais parce que ces mouvements n’entraînent pas la raison, et ne sont pas véhéments au point de troubler beaucoup la paix ; et dans le même sens, le Philosophe dit au septième livre de l’Éthique que les convoitises, chez les tempérants, ne sont pas fortes comme elles le sont chez les continents, quoique ni dans les uns ni dans les autres la raison ne soit entraînée au consentement. Ou bien l’on peut dire, et c’est mieux, que puisque de telles passions naissent du bien et du mal, on doit les distinguer d’après la différence des biens et des maux. En effet, certains biens et certains maux sont naturels, comme la nourriture, la boisson, la santé ou la maladie du corps, etc., d’autres non, comme les richesses, les honneurs et autres choses de ce genre, dont s’occupe la vie civile. Or Plotin et Macrobe distinguent les vertus de l’âme purifiée par opposition aux vertus politiques. Cela montre clairement que les vertus de l’âme purifiée se rencontrent en ceux qui sont totalement éloignés du mode de vie civil, et vaquent à la seule contemplation de la sagesse. Voilà pourquoi aucune passion ne s’ensuit en eux des biens ou des maux civils ; ils ne sont toutefois pas exempts des passions qui s’ensuivent des biens ou des maux naturels.3° Tout ce qui est causé par une cause faible peut être causé par une cause plus forte. Or l’estimation certaine est une cause plus forte, pour exciter les passions, que le soupçon ; c’est pourquoi saint Jean Damascène a mentionné ce dernier comme le minimum pouvant causer une passion, donnant ainsi à entendre qu’une cause plus forte la causerait plus forte.

4° Selon saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu, l’impassibilité se dit en deux sens : d’abord en tant qu’elle prive des affections « qui se produisent contre la raison et troublent l’esprit » ; ensuite en tant qu’elle exclut tout sentiment. Dans la citation susmentionnée, la passion est donc prise dans le sens où elle s’oppose à la première impassibilité, mais non dans le sens où elle s’oppose à la seconde. Et c’est seulement ainsi qu’elle fut dans le Christ.

 

 

 

5° Le Christ fut supérieur aux anges en son âme intellective ; il eut cependant un appétit sensitif, grâce auquel les passions pouvaient exister en lui, et que les anges n’ont pas.

 

 

6° Il y eut dans le premier homme quelques passions comme la joie et l’amour, qui sont relatifs au bien, mais non la douleur ou la crainte, qui sont relatives au mal ; et ces dernières se rapportent à l’infirmité présente, qu’Adam n’avait pas, mais que le Christ a volontairement assumée.

 

 

 

7° Il y eut dans le Christ une vraie blessure du corps, et un vrai sentiment de blessure ; c’est, en effet, quant à sa divinité qu’il est le souverain bien auquel rien ne peut être enlevé, mais non quant à son corps. Et la parole de saint Hilaire, au dire de certains, a été ensuite rétractée par lui. Ou bien l’on peut répondre que, s’il a dit que le Christ n’a pas eu le sentiment de la douleur, ce n’est pas qu’il n’ait pas senti la douleur, mais c’est parce que cette sensation n’est pas allée jusqu’à modifier sa raison.

 

 

8° Suivant le cours ordinaire des choses, par le fait même que l’âme est glorifiée, le corps qui lui est uni est rendu glorieux, et impassible à l’égard de la blessure ; c’est pourquoi saint Augustin dit dans sa Lettre à Dioscore : « Dieu a créé l’âme avec une nature si puissante que, de la plénitude du bonheur dont elle jouira à la fin des temps et qui a été promise par Dieu à ses saints, rejaillira sur notre nature inférieure, c’est-à-dire le corps, non la béatitude qui est le propre de l’intelligence comprenant le bien dont elle jouit, mais la plénitude de la santé, c’est-à-dire la vigueur de l’incorrupti­bilité. » Or le Christ, ayant en son pouvoir son âme et son corps, avait, à cause de la puissance de la divinité et par une certaine disposition, à la fois la béatitude dans son âme et la passibilité dans son corps, « le Verbe permettant au corps ce qui lui est propre », comme dit saint Jean Damascène ; il y eut donc dans le Christ ceci de singulier, que la gloire ne rejaillit pas sur le corps depuis la plénitude de béatitude de l’âme.

 

9° Les stoïciens n’appelaient « bien de l’homme » que ce qui méritait aux hommes le qualificatif de bon, c’est-à-dire les vertus de l’âme. Les autres choses, comme les biens corporels et ce qui relève de la fortune extérieure, ils ne les appelaient pas des biens, mais des aises ; cependant les péripatéticiens les appelaient des biens, mais du dernier rang, les vertus étant pour eux de très grands biens. Or cette différence n’était que verbale. De même en effet que, selon les péripatéticiens, les biens du dernier rang font naître des mouvements dans l’âme du sage, quoique la raison n’en soit pas troublée, de même les stoïciens disaient cela des aises. Et ainsi il n’est pas vrai que, dans l’âme du sage, la tristesse ne puisse naître que du défaut de vertu.

 

10° Bien que, dans le Christ, le corps ne fût pas blessé sans que la raison le voulût, cependant la blessure était opposée à l’appétit de sensualité ; et ainsi, il y eut là de la tristesse.

 

11° Saint Jean Chrysostome parle de la blessure qui rend quelqu’un misérable, c’est-à-dire qui le prive du bien de la vertu ; mais la passion de tristesse ne naît pas seulement d’une telle blessure, chez le sage, comme on l’a dit. L’argument n’est donc pas concluant.

 

Et videtur quod non.

 

Quia, secundum Augustinum, libro XII de Trinitate [De Gen. ad litt. XII, 16], omne agens est praestantius patiente. Sed nullum creatum est praestantius anima Christi. Ergo in anima Christi non potuit esse aliqua passio.

 

Praeterea, secundum Macrobium [Comment. in somn. Scipionis I, cap. 8,9], fortitudinis purgati animi est passiones ignorare, non vincere. Sed Christus habuit maxime virtutes animi purgati. Ergo in eo huiusmodi passiones non fuerunt.

 

Praeterea, secundum Damascenum [De fide II, 22], passio est motus animae appetitivae per suspicionem boni vel mali. Sed in Christo non fuit suspicio ; haec enim ad ignorantiam pertinet. Ergo in Christo non fuit aliqua passio animae.

 

Praeterea, secundum Augustinum [cf. De civ. Dei VIII, 17], passio est motus animi contra rationem. Sed in Christo nullus motus fuit contra rationem. Ergo in Christo non fuit aliqua passio animae.

 

Praeterea, Christus quantum ad animam non est Angelis minoratus, sed solummodo quantum ad infirmitatem carnis. Sed in Angelis passiones non sunt, ut Augustinus dicit, IX de Civitate Dei [cap. 5]. Ergo nec in anima Christi fuerunt.

 

Praeterea, Christus fuit perfectior secundum animam quam homo in primo statu. Sed homo in primo statu his passionibus subiectus non erat : quia, ut dicit Augustinus, IX de Civit. Dei [cap. 5] : ad vitae praesentis pertinet infirmitatem in quibuscumque bonis officiis huiusmodi perpeti affectus ; infirmitas autem in primo statu non fuit. Ergo nec in Christo huiusmodi passiones fuerunt.

 

Praeterea, secundum Augustinum [cf. De lib. arb. III, 23], dolor est sensus divisionis vel corruptionis. Sed in Christo neque fuit sensus corruptio neque divisio : quia, ut dicit Hilarius [cf. De Trin. X, 23], habuit vim poenae sine sensu poenae ; neque fuit in eo divisio vel corruptio, quia a summo bono nulla deperditio fieri potuit. Ergo in Christo non fuit dolor.

 

Praeterea, ubi est eadem causa, et idem effectus. Sed in corporibus sanctorum non erit aliqua passio propter hanc causam, quia erunt a fomite depurata, et animabus gloriosis unita. Cum ergo hoc fuerit in corpore Christi, videtur quod non potuerit esse in eo corporalis passionis dolor.

 

Praeterea, nullus sapiens dolet vel tristatur nisi de sui boni amissione : propter hoc enim et malum est contristabile, quia adimit bonum. Sed bonum hominis est virtus ; hoc enim solo homo efficitur bonus. Ergo, cum in Christo istud bonum ademp­tum non fuerit, in eo tristitia vel dolor non fuit.

Praeterea, secundum Augustinum, libro XIV de Civit. Dei, cap. VI, cum dissentimus ab eo quod nolentibus accidit, talis voluntas tristitia est. Sed in Christo nihil accidit quod ipse noluerit. Ergo in Christo passio tristitiae vel doloris non fuit.

 

Praeterea, nullus rationabiliter tristatur vel dolet nisi propter aliquam laesionem. Sed, sicut probat Chrysostomus [Liber quod nemo laedatur nisi a seipso, PG 52, 459], nullus laeditur nisi a seipso ; quod quidem sapientis non est. Cum ergo Christus fuerit sapientissimus, tristitia in eo non fuit.

 

Sed contra. Est quod dicitur Marci cap. XIV, 33 [cf. Matth. XXVI, 37] : coepit Iesus pavere et taedere et maestus esse.

 

Praeterea, Augustinus [De civ. Dei XIV, 6] dicit, quod recta voluntas non solum inculpabiles, verum laudabiles habet motus hos. Sed in Christo fuit recta voluntas. Ergo in eo isti motus fuerunt.

 

Praeterea, in Christo fuerunt defectus huius vitae qui perfectioni gratiae non repugnant. Sed huiusmodi passiones non repugnant perfectioni gratiae, sed magis a gratia causantur, ut patet per Augustinum [De civ. Dei XIV, 9] : hi enim effectus de amore bono et de sancta caritate veniunt. Ergo huiusmodi passiones in Christo fuerunt.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod passiones istae aliter sunt in peccatoribus, aliter in iustis et perfectis et imperfectis, aliter in Christo homine, aliter in primo homine et beatis ; in Angelis enim et Deo omnino non sunt : quia vis appetitiva sensibilis in eis non est, cuius sunt motus huiusmodi passiones. Ad dictorum autem evidentiam sciendum est, quod huiusmodi passiones animi quatuor differentiis distingui possunt, secundum quam distinctionem magis vel minus proprie passionis rationem habent.

 

Primo ex hoc quod aliquis afficitur passione animi per id quod est contrarium sive nocivum, vel per id quod est conveniens et proficuum. Et magis salvatur ratio passionis quando affectio sequitur ex nocivo, quam si sequatur ex proficuo ; propter hoc quod passio importat quamdam transmutationem patientis a sua naturali dispositione in contrariam dispositionem. Et inde est quod dolor et tristitia et timor, et aliae huiusmodi passiones, quae sunt respectu mali, habent rationem passionis magis quam gaudium et amor et alia huiusmodi, quae sunt respectu boni ; quamvis in his ratio passionis salvetur, secundum quod cor per huiusmodi dilatatur vel accenditur, vel qualitercumque disponitur aliter quam sit eius communis dispositio : unde ex huiusmodi affectionibus aliquem mori contingit.

Secundo per hoc quod passio totaliter est ab extrinseco, vel est ab aliquo principio intrinseco ; magis tamen salvatur ratio passionis quando est ab extrinseco quam quando est ab intrinseco. Ab extrinseco quidem est quando passio subito concitatur ex occursu alicuius convenientis vel nocivi ; ab intrinseco autem quando ex ipsa voluntate passiones istae causantur per modum qui est dictus ; et tunc non sunt subitae, cum sequantur iudicium rationis.

 

 

Tertio ex hoc quod aliquid vel totaliter transmutatur, vel non totaliter. Quod enim aliqualiter alteratur, et non totaliter transmutatur, non ita proprie pati dicimus sicut quod totaliter in contrarium transmutatur : magis enim proprie dicimus hominem pati infirmitatem si totum corpus eius infirmetur, quam si morbus accidat in aliqua eius parte. Tunc autem totaliter homo per huiusmodi affectus transmutatur quando non sistunt in appetitu inferiori, sed trahunt ad se et superiorem. Quando vero in solo appetitu inferiori sunt, tunc homo immutatur eis quasi secundum partem ; unde sic dicuntur propassiones, primo autem modo passiones.

 

Quarto per hoc quod transmutatio est remissa vel intensa. Remissae enim transmutationes minus proprie passiones vocantur ; unde Damascenus dicit in III libro [De fide II, 22] : non omnes motus passivi passio vocantur, sed qui sunt vehementiores, et in sensum procedentes : qui enim sunt parvi et insensibiles, nondum passiones sunt.

 

 

Sciendum est ergo, quod in hominibus in statu viae, si sunt peccatores, sunt passiones respectu boni et respectu mali non solum praevisae, sed subitae, et intensae, et frequentes, et perfectae ; unde dicuntur passionum sectatores in I Ethicor. [l. 3 (1095 a 4)]. In iustis vero nunquam sunt perfectae, quia ratio in eis nunquam deducitur a passionibus ; sunt tamen vehementes in imperfectis, sed in perfectis sunt debiles, inferioribus viribus per habitum virtutum moralium refrenatis. Habent tamen passiones non solum praevisas, sed subitas ; et non solum respectu boni, sed respectu mali. In beatis vero, et in homine in primo statu, et in Christo secundum statum infirmitatis, huiusmodi passiones nunquam sunt subitae : eo quod propter perfectam obedientiam in eis, inferiorum virium ad superiores, nullus motus exurgit in appetitu inferiori nisi secundum dictamen rationis ; unde dicit Damascenus in III libro [De fide III, 20] : non praecedebant in Domino voluntatem naturalia ; sed volens esurivit, volens timuit. Et similiter intelligendum est de beatis post resurrectionem, et de hominibus in primo statu. Sed hoc interest, quod in Christo non solum fuerunt passiones respectu boni, sed respectu mali : habebat enim corpus passibile, et ideo ex imaginatione nocivi naturaliter passio timoris et tristitiae et huiusmodi in eo poterant esse. Sed in primo statu et in beatis non potest esse apprehensio alicuius ut nocivi ; et ideo in eis non est passio nisi respectu boni, sicut amor, gaudium, et huiusmodi ; non autem tristitia vel timor aut ira vel aliquid tale.

Sic ergo concedimus, veras passiones in Christo fuisse ; unde dicit Augustinus, XIV de Civitate Dei [cap. 9] : Christus hos motus certissime dispensationis gratia ita cum voluit suscepit animo humano, sicut cum voluit factus est homo.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod non oportet agens esse simpliciter praestantius patiente, sed secundum quid, scilicet in quantum est agens : et sic nihil prohibet obiectum animae Christi esse ea praestantius, in quantum est activum, et anima Christi aliquam habet passivam potentiam.

 

Ad secundum dicendum, quod, secundum Augustinum, IX de Civitate Dei [cap. 4], circa hoc fuit contentio inter Stoicos et Peripateticos, quae tamen magis videbatur esse secundum vocem quam secundum rem. Nam Stoici dicebant, huiusmodi passiones nullo modo esse in animo sapientis. Sapientem autem eum dicebant qui perfectus est in virtutibus, quasi habens animi purgati virtutem. Peripatetici vero dicunt, has passiones animi in sapientem cadere, sed moderatas, rationique subiectas. Probat autem Augustinus [De civ. Dei IX, 4], ex cuiusdam Stoici confessione, quod Stoici volebant huiusmodi affectus subitos in animo sapientis esse, sine hoc tamen quod approbentur, vel quod eis consentiatur. Quos quidem passiones non dicebant, sed animi visa vel phantasias. Unde patet quod secundum rem Stoici nihil aliud quam Peripatetici dicebant, sed erat tantummodo in verbis dissonantia ; quia quod Peripatetici passiones nominabant, Stoici appellabant aliter. Sic ergo secundum Stoicorum sententiam Macrobius [Comment. in somn. Scipionis I, cap. 8,9] et Plotinus dicunt, passiones cum virtute purgati animi non esse : non quia non sint aliqui subiti motus passionum in huiusmodi virtuosis ; sed quia nec rationem trahunt, nec adeo vehementes sunt, quod pacem multum perturbent ; secundum quod philosophus dicit in libro VII Ethic. [l. 9 (1152 a 1)], quod concupiscentiae in temperatis non sunt fortes, sicut sunt in continentibus ; quamvis in neutris ratio ad consensum trahatur. Vel potest dici, et melius, quod cum huiusmodi passiones ex bono et malo oriantur, distinguendae sunt secundum differentiam bonorum et malorum. Sunt enim quaedam bona et mala naturalia, sicut cibus, potus, sanitas vel aegritudo corporis, et alia huiusmodi ; quaedam vero non naturalia, sicut divitiae, honores, et alia huiusmodi, circa quae vita civilis versatur. Distinguunt autem Plotinus et Macrobius, virtutes purgati animi contra virtutes politicas. Ex quo patet quod virtutes purgati animi ponuntur in illis qui totaliter sunt a civili conversatione remoti, soli contemplationi sapientiae vacantes. Et ideo in eis non sequuntur aliquae passiones ex bonis vel malis civilibus ; non tamen sunt immunes ab illis passionibus quae sequuntur bona vel mala naturalia.

 

Ad tertium dicendum, quod quidquid causatur ex debili causa, potest ex fortiori causa causari. Aestimatio autem certa est fortior causa ad excitandas passiones, quam suspicio : unde Damascenus posuit illud minimum ex quo potest causari passio ; per hoc dans intelligere, quod ex fortiori causa fortior causatur.

Ad quartum dicendum, quod secundum Augustinum, XIV de Civitate Dei [cap. 9], impassibilitas dupliciter dicitur : uno modo secundum quod privat affectiones quae accidunt contra rationem, et mentem perturbant ; alio modo secundum quod excludit omnem affectum. Accipitur ergo passio in praedicta auctoritate secundum quod primae impassibilitati opponitur, non autem secundum quod opponitur secundae. Et sic solummodo in Christo fuit.

 

Ad quintum dicendum, quod Christus secundum animam intellectivam fuit Angelis superior : habuit tamen appetitum sensitivum, secundum quem passiones ei inesse poterant, quem Angeli non habent.

 

Ad sextum dicendum, quod in primo homine fuerunt aliquae passiones, ut gaudium et amor, quae sunt respectu boni, non autem dolor vel timor, quae sunt respectu mali : et haec ad praesentem infirmitatem pertinent, quam Adam non habuit : Christus autem voluntarie assumpsit.

 

Ad septimum dicendum, quod in Christo fuit vera laesio corporis, et verus sensus laesionis : ipse enim secundum divinitatem est summum bonum, cui nihil subtrahi potest, non autem secundum corpus. Verbum autem Hilarii, ut quidam dicunt, postmodum est ab ipso retractatum. Vel potest dici, quod ideo dicit Christum sensum poenae non habuisse, non quia poenam non senserit, sed quia sensus iste non pervenit usque ad rationem immutandam.

Ad octavum dicendum, quod ex hoc ipso quod anima glorificata est, secundum communem cursum, corpus ei unitum gloriosum efficitur, et impassibile laesionis ; unde dicit Augustinus in epistola ad Dioscorum [Epist. 118, cap. 3] : tam potenti natura Deus fecit animam, ut ex eius plenissima beatitudine, quae in fine temporum sanctis promittitur, redundet in inferiorem naturam, quod est corpus, non beatitudo quae fruentis et intelligentis est propria, sed plenitudo sanitatis et incorruptionis vigor. Sed Christus in sua potestate habens animam suam et corpus, propter virtutem divinitatis ex quadam dispositione, et habebat in anima beatitudinem, et in corpore passibilitatem, verbo permittente corpori id quod est sibi proprium, ut Damascenus [De fide III, 15] dicit ; unde singulare fuit in Christo ut ex plenitudine beatitudinis animae non redundaret gloria in corpus.

 

Ad nonum dicendum, quod bonum hominis, Stoici non appellabant nisi illud quo homines boni dicuntur, scilicet virtutes animi. Reliqua vero, sicut corporalia, et ea quae sunt fortunae exterioris, non appellabant bona, sed commoda ; quae tamen Peripatetici bona appellabant, sed minima, virtutes autem maxima bona. Quae differentia non erat nisi secundum nomina. Sicut enim ex minimis bonis secundum Peripateticos, ita ex commodis secundum Stoicos aliqui motus in animo sapientis oriuntur, licet non rationem perturbantes. Et sic non est verum quod in animo sapientis ex solo defectu virtutis possit tristitia oriri.

 

Ad decimum dicendum, quod quamvis laesio corporis in Christo non fuerit nolente ratione, fuit tamen contra appetitum sensualitatis ; et sic fuit ibi tristitia.

 

Ad undecimum dicendum, quod Chrysostomus loquitur de laesione qua aliquis efficitur miser, qua scilicet privatur bono virtutis ; non autem ex sola tali laesione passio tristitiae in sapientem oritur, ut dictum est. Unde ratio non sequitur.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 9 - LA PASSION DE DOULEUR FUT-ELLE DANS L’ÂME DU CHRIST QUANT À LA RAISON SUPÉRIEURE ?

(Nono quaeritur utrum passio doloris fuerit in anima Christi

quantum ad superiorem rationem.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Quand l’émotion de la passion atteint la raison, on dit alors que l’homme est perturbé et mené par la passion. Or il n’appar­tient à aucun sage d’être perturbé et mené par la passion. Puis donc que le Christ fut très sage, il semble qu’en lui la douleur ne soit pas parvenue jusqu’à la raison supérieure.

 

 

2° Chaque puissance se délecte, dit-on, par la convenance de l’objet propre. La douleur aussi ne doit donc être attribuée à une puissance qu’en raison d’un préjudice

survenant du côté de l’objet. Or le Christ ne souffrait d’aucun défaut ni empêchement relativement aux réalités éternelles, qui sont les objets de la raison supérieure. La passion de douleur ne fut donc pas dans la raison supérieure du Christ.

 

 

3° Selon saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu, la douleur appartient aux passions corporelles. Or la douleur ne concerne l’âme que dans la mesure où elle est unie au corps. Or l’âme n’est pas unie au corps par la raison supérieure, puisque, suivant le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, l’intelligence n’est l’acte d’aucun corps. La douleur ne peut donc pas exister dans la raison supérieure.

 

 

 

4° [Le répondant] disait que la raison supérieure n’est pas unie au corps par son opération, mais lui est cependant unie comme une forme. En sens contraire : selon le Philosophe au livre sur le Sommeil et la Veille, la puissance et l’action appartiennent au même sujet. Si donc l’acte de l’intelligence appartient à l’âme sans être commun aussi au corps, la puissance intellective n’appartiendra pas non plus à l’âme en tant qu’elle est unie au corps, et ainsi, la raison supérieure ne sera pas unie au corps comme une forme.

 

5° Selon saint Jean Damascène, la passion est un mouvement de la partie irrationnelle et appétitive. Or la douleur, la tristesse et les autres choses de ce genre sont des passions. Elles ne furent donc pas, chez le Christ, dans la partie de la raison supérieure.

 

6° Selon saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu, la douleur ou la tristesse est une des choses « qui nous arrivent contre notre gré ». Or le Christ, par sa raison supérieure, voulait sa passion corporelle, et rien ne se produisit contre sa volonté, qui était très parfaitement conforme à la volonté divine. Il n’y eut donc pas de tristesse ou de douleur dans la raison supérieure du Christ.

 

7° [Le répondant] disait que la raison supérieure, comme raison, voulait la passion du corps, mais non comme nature. En sens contraire : la raison est la même puissance, considérée comme raison et considérée comme nature : en effet, une considération différente ne fait pas varier la substance de la réalité. Si donc la raison supérieure voulait une chose comme raison et ne la voulait pas comme nature, la même puissance, au même instant, voulait tout ensemble une chose et ne la voulait pas ; ce qui est impossible.

 

8° Selon le Philosophe, aucune tristesse n’est opposée ou contraire à la délectation qui est dans la considération. Or la délectation de la raison supérieure a lieu lorsqu’elle contemple les réalités éternelles. Il ne peut donc y avoir en elle aucune douleur ou tristesse. En effet, cette tristesse ou cette douleur s’opposerait à la délectation contemplative. Et ainsi, il n’y eut pas de passion de douleur ni de tristesse dans l’âme du Christ quant à la raison supérieure.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit au psaume 87, v. 4 : « mon âme est remplie de maux » ; la Glose : « non de vices, mais de douleurs ». La douleur fut donc en n’importe quelle partie de l’âme du Christ ; et ainsi, elle fut dans la raison supérieure.

 

2) La satisfaction correspond à la faute. Or le Christ, dans sa Passion, a satisfait pour la faute du premier homme. Puis donc que cette faute parvint jusqu’à la raison supérieure, la Passion du Christ dut atteindre, elle aussi, la raison supérieure.

 

 

3) Comme dit la Glose à propos de « mon âme est remplie de maux », l’âme, en souffrant, compatit au corps auquel elle est unie. Or la raison, comme telle, implique un rapport au corps : la preuve en est que, pour les anges, qui n’ont pas de corps qui leur soit naturellement uni, nous ne disons pas « raison », mais « intelligence », au lieu que, pour les âmes unies aux corps, nous disons « raison ». C’est donc dans la raison supérieure en tant que raison qu’il y eut la douleur de la Passion du Christ.

 

 

4) Toute l’âme, suivant saint Augustin, est dans tout le corps. N’importe laquelle de ses parties est donc unie au corps. Or la raison supérieure, comme raison, est une certaine partie de l’âme. Elle est donc unie au corps ; et ainsi, par la douleur, elle compatit au corps souffrant.

 

Réponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut, il y a deux passions qui font subir l’âme par accident : l’une corporelle, qui commence par le corps et a son terme dans l’âme en tant qu’elle est unie au corps ; l’autre est la passion animale, qui vient de ce que l’âme appréhende une chose par laquelle est mû l’appétit, dont le mouvement est suivi d’une certaine transmutation corporelle.

 

 

Si donc nous parlons de la première passion, à laquelle se rattache la douleur, il faut dire, suivant saint Augustin, que la douleur de la Passion du Christ fut d’une certaine façon dans sa raison supérieure, et d’une autre façon non. En effet, il y a deux choses dans la douleur : la blessure, et la perception expérimentale de la blessure. La blessure est principalement dans le corps, mais conséquemment dans l’âme en tant qu’elle est unie au corps. Or l’âme est unie au corps par son essence ; et dans l’essence de l’âme toutes les puissances sont enracinées ; par conséquent, dans le Christ, cette blessure concernait l’âme et toutes ses parties, la raison supérieure aussi, en tant qu’elle est fondée dans l’essence de l’âme ; par contre, la perception expérimentale de la blessure concerne le seul sens du toucher, comme on l’a déjà dit.

 

 

 

Si nous parlons de la passion animale, la tristesse, qui est proprement une passion animale, ne peut exister que dans la partie de l’âme par l’objet de laquelle survient la tristesse, laquelle se produit par l’appré­hension et l’appétit de cet objet. Or aucune forme de tristesse ne pouvait survenir dans l’âme du Christ par l’objet de la raison supérieure, c’est-à-dire du côté des réalités éternelles dont elle jouissait très parfaitement ; voilà pourquoi la tristesse animale ne put exister dans la raison supérieure de l’âme du Christ.

 

Dans le Christ, donc, la raison supérieure, en tant qu’elle est enracinée dans l’essence de l’âme, souffrait de la douleur corporelle ; mais elle ne souffrait pas de la tristesse animale, puisque par son acte propre elle se rapportait à la contemplation des réalités éternelles.

 

Réponse aux objections :

 

1° L’homme est perturbé et mené par la passion, lorsque la raison, dans son opération propre, suit les inclinations de la passion en consentant et en élisant ; or la douleur corporelle n’atteignit pas la raison supérieure de l’âme du Christ en transmuant sa propre raison, mais seulement en tant qu’elle est enracinée dans l’essence, comme on l’a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

 

2° Bien que la douleur ne fût pas dans la raison supérieure de l’âme du Christ si on la rapporte à son objet propre, elle fut cependant en elle si on la rapporte à sa racine propre, qui est l’essence de l’âme.

 

 

 

3° La puissance peut être l’acte du corps de deux façons. D’abord en tant qu’elle est une certaine puissance ; et dans ce cas on dit qu’elle est l’acte du corps, en tant qu’elle détermine formellement un organe corporel pour qu’il exécute son acte propre, comme la puissance visuelle perfectionne l’œil pour qu’il accomplisse l’acte de la vision ; et ce n’est pas ainsi que l’intelligence est l’acte du corps. Ensuite, du point de vue de l’essence en laquelle elle est fondée ; et dans ce cas, tant l’intelligence que les autres puissances sont unies au corps comme une forme, en tant qu’elles sont dans l’âme, qui est par son essence la forme du corps.

 

 

4° Cette objection est probante quant à la notion de puissance, mais non en tant que la puissance est enracinée dans l’essence de l’âme.

 

5° Saint Jean Damascène parle de la passion animale ; et cette passion est dans l’appétitive sensitive comme en son sujet propre, mais elle est dans l’appréhensive quasi causalement, en tant que c’est par l’objet appréhendé que le mouvement de passion s’élève dans l’appétitive. Or il y a aussi dans l’appétit supérieur des opérations très semblables aux passions de l’appétit inférieur, et cette ressemblance explique pourquoi les noms des passions sont parfois attribués aux anges et à Dieu, comme dit saint Augustin au neuvième livre de la Cité de Dieu. Et de cette façon, on dit parfois que la tristesse est dans la raison supérieure, quant à l’appréhensive et à l’appéti­tive. Cependant, ce n’est pas ainsi que nous disons que la douleur fut dans la raison supérieure de l’âme du Christ, mais en tant qu’elle est enracinée dans l’essence de l’âme, comme on l’a dit.

 

 

6° Cette objection prouve qu’il n’y eut pas de douleur dans la raison supérieure, si on la rapporte à son objet par son opération propre ; ainsi, en effet, rien ne se produisit sans qu’elle le voulût.

 

 

7° La distinction entre la raison comme raison et la raison comme nature peut être comprise de deux façons.

 

De la première façon, la raison « comme nature » est appelée raison en tant qu’elle appartient à la nature de la créature rationnelle, c’est-à-dire que, étant fondée dans l’essence de l’âme, elle donne au corps l’être naturel ; mais on parle de la raison « comme raison » d’après ce qui est le propre de la raison en tant qu’elle est raison, et c’est son acte, car les puissances se défi-

nissent par les actes. Ainsi, parce que la

douleur n’est pas dans la raison supérieure en tant qu’elle se rapporte à son objet par son acte propre mais en tant qu’elle est enracinée dans l’essence de l’âme, on dit que la raison supérieure subissait la douleur comme nature, et non comme raison. Et il en va de même pour la vue, qui est fondée sur le toucher en tant que l’organe de la vue est un organe du toucher ; la vue peut donc subir une blessure de deux façons : d’abord par son acte propre, comme lorsque la vue est émoussée par une lumière très forte, et c’est la souffrance de la vue comme vue ; ensuite en tant qu’elle est fondée dans le toucher, comme lorsque l’œil est piqué ou qu’il est dissous par quelque chaleur ; et cela n’est pas la souffrance de la vue comme vue, mais en tant qu’elle est un certain toucher.

 

La distinction susdite peut être comprise autrement : nous disons que la raison est comprise comme nature, en tant que la raison se rapporte aux choses qu’elle connaît ou recherche naturellement ; mais nous disons qu’elle est comprise comme raison, en tant qu’elle est ordonnée à connaître ou rechercher quelque chose par une certaine confrontation, attendu que le propre de la raison est de confronter. Or il est des choses qui, considérées en elles-mêmes, sont à fuir, mais sont recherchées en relation à autre chose : par exemple, la faim et la soif, considérées en elles-mêmes, sont à fuir, mais, si on les considère comme utiles au salut de l’âme ou du corps, alors on les recherche. Et ainsi, la raison comme raison se réjouit à leur sujet, au lieu que la raison comme nature s’attriste à cause d’elles. De même, la passion corporelle du Christ considérée en soi était à fuir : c’est pourquoi la raison comme nature s’en attristait et ne la voulait pas ; mais en tant qu’elle était ordonnée au salut du genre humain, alors elle était bonne et objet d’appétit ; et ainsi, la raison comme raison la voulait et en retirait une joie.

 

Cependant on ne peut rapporter cela à la raison supérieure, mais seulement à l’inférieure, qui tend vers les choses qui appartiennent au corps comme vers un objet propre, et c’est pourquoi elle peut se porter vers les passions du corps et dans l’absolu et avec confrontation. Mais la raison supérieure ne tend pas vers les choses qui appartiennent au corps comme vers des objets : en effet, elle ne tend ainsi que vers les réalités éternelles ; mais elle regarde vers les réalités corporelles en jugeant d’elles par les raisons éternelles, vers lesquelles elle tend non seulement pour les voir mais aussi pour les consulter. Et ainsi la raison supérieure, dans le Christ, ne regardait vers la passion du corps qu’en relation aux raisons éternelles, qui le faisaient se réjouir de sa Passion en tant qu’elle était agréable à Dieu. Par conséquent, en aucune façon la tristesse ou la douleur n’avait de place dans la raison supérieure du point de vue de son opération propre.

 

Et il n’y a pas d’inconvénient à ce que la même puissance veuille en relation à autre chose cela même qu’elle ne veut pas en soi : car il peut se faire que ce qui n’est pas bon en soi reçoive une certaine bonté de sa relation à autre chose ; quoique cela n’ait pas lieu chez le Christ dans la raison supérieure relativement à la passion du corps, à laquelle elle est seulement ordonnée comme à un objet voulu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

8° La considération peut causer de la délectation de deux façons. D’abord du côté de l’opération qu’est la considération ; et ainsi, aucune tristesse n’est opposée ou contraire à la délectation qui est dans la considération, car cette considération qui est cause de délectation n’a pas de considération contraire qui serait cause de tristesse : en effet, toute considération est délectable. Mais il n’en va pas de même du côté du sens, car et la tristesse et la douleur surviennent par les opérations des sens ; ainsi, nous nous délectons du toucher de ce qui convient, mais nous souffrons du toucher de ce qui est nuisible. Ensuite, la considération cause de la délectation du côté de l’objet considéré, c’est-à-dire en tant qu’une chose est considérée comme bonne ou comme mauvaise. Et ainsi, de la considération peuvent survenir la délectation et la tristesse contraire ; car dans ce cas, le fait même de ne pas penser cause aussi de la tristesse, en tant qu’il est considéré comme un certain mal, mais en soi il ne cause que la négation de la délectation. Cependant, ce n’est pas de cette façon que nous disons que la douleur est dans la raison supérieure de l’âme du Christ, mais en tant qu’elle est enracinée dans l’essence de l’âme.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) La Glose ne dit pas que l’âme du Christ soit remplie de tristesse, mais qu’elle est remplie de douleurs, en tant qu’elle compatit au corps. Et ainsi, il n’est pas nécessaire que la passion de douleur concerne la raison supérieure, si ce n’est en tant qu’elle est dans l’essence de l’âme ; car ainsi, elle est unie au corps.

 

 

 

2) La Passion du Christ n’était satisfactoire que dans la mesure où elle fut reçue volontairement et par charité ; et ainsi, il n’est pas nécessaire que la douleur soit dans la partie supérieure de la raison du Christ du point de vue de son opération propre, comme la faute fut en Adam par l’opération de sa raison supérieure : car le mouvement même de charité de celui qui souffre, mouvement qui est dans la partie supérieure de sa raison, correspond, dans la satisfaction, à ce qui dans la faute dépendit de la raison supérieure.

 

3) Deux choses sont comprises dans la raison, à savoir : une certaine participation de la puissance intellectuelle, et en outre une obscurité ou une imperfection. L’imper­fection de la puissance intellectuelle accompagne donc l’âme parce qu’elle peut être unie au corps, mais la puissance intellectuelle est en elle parce qu’elle n’est pas abaissée sous le corps comme les formes matérielles. Aussi, puisque l’opération de la raison est dans l’âme en tant qu’elle participe de la puissance intellectuelle, une telle opération n’est pas exercée par l’inter­médiaire du corps.

 

 

4) La raison comme raison ne désigne pas une puissance distincte de la raison comme nature, mais désigne une certaine façon de considérer la puissance elle-même. Or, bien que quelque puissance de l’âme, suivant une certaine façon de la considérer, ne soit pas concernée par la passion, il n’est cependant pas exclu que toute l’âme souffre.

 

Et videtur quod non.

 

Tunc enim homo conturbari dicitur et a passione deduci, quando commotio passionis usque ad rationem pertingit. Perturbari autem et a passione deduci, non est alicuius sapientis. Cum ergo Christus fuerit sapientissimus, videtur quod in ipso dolor usque ad superiorem rationem non pervenerit.

 

Praeterea, unaquaeque potentia delectari dicitur secundum convenientiam proprii obiecti. Ergo et dolor alicui potentiae attribui non debet nisi propter nocumentum quod accidit ex parte obiecti. Sed respectu rerum aeternarum, quae sunt superioris rationis obiecta, Christus nullum defectum vel impedimentum patiebatur. Ergo in superiori ratione Christi, passio doloris non fuit.

 

Praeterea, secundum Augustinum, XIV de Civitate Dei, [cap. 7] dolor pertinet ad corporales passiones. Ergo dolor non pertinet ad animam, nisi secundum quod est corpori coniuncta. Sed secundum rationem superiorem anima corpori non coniungitur, cum, secundum philosophum in III de Anima [l. 7 (429 a 24)], intellectus nullius corporis actus sit. Ergo in ratione superiori dolor esse non potest.

 

Sed dicebat quod ratio superior non coniungitur corpori per operationem, coniungitur tamen ei ut forma. – Sed contra : secundum philosophum in libro de Somno et Vigilia [cap. 1 (454 a 8)], eiusdem est potentia et actio. Si ergo actus intellectus est animae absque communicatione corporis, et potentia intellectiva erit animae non secundum quod coniungitur corpori : et ita ratio superior non erit corpori coniuncta ut forma.

 

 

Praeterea, secundum Damascenum [De fide II, 22], passio est motus irrationalis, et appetitivae. Sed dolor et tristitia et huiusmodi sunt quaedam passiones. Ergo in parte superioris rationis non fuerunt in Christo.

 

 

Praeterea, secundum Augustinum, XIV de Civitate Dei [cap. 15], dolor vel tristitia est eorum quae nobis nolentibus accidunt. Sed Christus per superiorem rationem volebat suam passionem corporalem, neque aliquid contra eius voluntatem accidit, quae perfectissime divinae voluntati erat conformis. Ergo in superiori ratione in Christo tristitia vel dolor non fuit.

 

Sed dicebat quod ratio superior ut ratio volebat corporis passionem, non autem ut natura. – Sed contra : eadem potentia est ratio ut ratio est considerata, et ut natura : diversa enim consideratio substantiam rei non variat. Si ergo ratio superior ut ratio aliquid volebat, et ut natura nolebat ; eadem potentia simul et semel aliquid volebat et nolebat ; quod est impossibile.

 

 

 

Praeterea, secundum philosophum [Topic. I, 15 (106 a 38)], delectationi quae est in considerando, nulla tristitia est opposita vel contraria. Delectatio autem superioris rationis est in contemplando aeterna. Ergo in ea non potest esse aliquis dolor vel tristitia. Haec enim tristitia sive dolor delectationi contemplativae opponeretur. Et ita in anima Christi secundum superiorem rationem passio doloris vel tristitiae non fuit.

 

 

 

Sed contra. Est quod in Psal. LXXXVII, v. 4 dicitur : repleta est malis anima mea ; Glossa [P. Lombardi, PL 191, 811 D] : non vitiis, sed doloribus. Ergo in qualibet parte animae Christi fuit dolor ; et ita in superiori ratione.

Praeterea, satisfactio respondet culpae. Sed Christus sua passione satisfecit pro culpa primi hominis. Cum ergo culpa illa pervenit usque ad superiorem rationem ; et passio Christi ad superiorem rationem debuit pervenire.

 

Praeterea, ut dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 811 D], super illud [Ps. 87, 4] : repleta est malis anima mea, anima dolendo compatitur corpori cui unitur. Sed ratio ut ratio dicit respectum ad corpus : quod patet ex hoc quod in Angelis, qui non habent corpora sibi naturaliter unita, non dicimus rationem, sed intellectum ; in animabus autem corporibus unitis dicimus rationem. Ergo in superiori ratione, ut est ratio, fuit dolor passionis Christi.

 

Praeterea, tota anima, secundum Augustinum [De Trin. VI, 6], est in toto corpore. Ergo quaelibet pars eius est corpori unita. Sed ratio superior, ut ratio, est quaedam pars animae. Ergo est corpori unita ; et ita compatitur per dolorem corpori patienti.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod, sicut ex praedictis [art. 2 huius quaest.] patet, duplex est passio, qua anima per accidens patitur : una corporalis, quae incipit a corpore, et terminatur ad animam secundum quod est corpori unita ; alia vero est passio animalis, quae causatur ex hoc quod anima aliquid apprehendit ex quo appetitus movetur, cuius motum sequitur quaedam transmutatio corporalis.

Loquendo ergo de prima passione, ad quam pertinet dolor, secundum Augustinum [De civ. Dei XIV, cap. 7], sic dicendum est, quod dolor passionis Christi quodammodo fuit in superiori ratione ipsius, et quodammodo non. Sunt enim duo in dolore : scilicet laesio, et laesionis experimentalis perceptio. Laesio quidem principaliter est in corpore, sed consequenter in anima in quantum corpori unitur. Unitur autem anima corpori per suam essentiam : in essentia vero animae omnes potentiae radicantur : et secundum hoc illa laesio ad animam et ad omnes partes eius in Christo pertinebat, etiam ad superiorem rationem, secundum quod in essentia animae fundatur. Experimentalis autem perceptio laesionis ad solum sensum tactus pertinet, ut supra [art. 3 huius quaest.] dictum est.

Loquendo vero de passione animali, in illa sola parte animae potest esse tristitia, quae est passio animalis proprie, ex cuius obiecto tristitia contingit, per cuius apprehensionem et appetitum tristitia contingit. Ex obiecto autem superioris rationis in anima Christi nulla ratio tristitiae accidere poterat ; scilicet ex parte aeternorum quibus perfectissime fruebatur ; et ideo tristitia animalis in superiori ratione animae Christi esse non potuit.

 

Patiebatur ergo superior ratio in Christo dolore corporali secundum quod in essentia animae radicatur ; non autem patiebatur tristitia animali, secundum quod per actum proprium ad aeterna conspicienda respiciebat.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod tunc homo perturbatur et a passione deducitur, quando ratio in propria operatione sequitur inclinationes passionis, consentiendo et eligendo ; dolor autem corporalis non pervenit ad superiorem rationem animae Christi, immutando eius propriam rationem, sed solummodo ut radicatur in essentia, ut dictum est [in corp. art.] ; et ideo ratio non sequitur.

 

Ad secundum dicendum, quod quamvis dolor non fuerit in superiori ratione animae Christi per comparationem ad proprium obiectum, fuit tamen in ea secundum quod comparatur ad propriam radicem, quae est animae essentia.

 

Ad tertium dicendum, quod potentia potest esse actus corporis dupliciter. Uno modo in quantum est potentia quaedam : et sic dicitur esse actus corporis, in quantum informat aliquod organum corporale ad actum proprium exequendum ; sicut potentia visiva perficit oculum ad exequendum actum visionis : et sic intellectus non est actus corporis. Alio modo ratione essentiae in qua fundatur : et sic tam intellectus quam aliae potentiae corpori coniunguntur ut forma, in quantum sunt in anima, quae per sui essentiam est corporis forma.

 

Ad quartum dicendum, quod illa obiectio procedit secundum rationem potentiae, non autem secundum quod in essentia animae radicatur.

 

Ad quintum dicendum, quod Damascenus loquitur de passione animali : quae quidem passio sicut in proprio subiecto est in appetitiva sensuali, sed est in apprehensiva quasi causaliter, in quantum ex obiecto apprehenso motus passionis in appetitiva consurgit. Sunt autem et in appetitu superiori aliquae operationes consimiles passionibus inferioris appetitus, ratione cuius similitudinis nomina passionum aliquando Angelis vel Deo attribuuntur, ut Augustinus dicit, IX de Civitate Dei [cap. 5]. Et per hunc modum quandoque tristitia dicitur esse in superiori ratione quantum ad apprehensivam et appetitivam. Sic tamen non dicimus fuisse dolorem in superiori ratione animae Christi, sed secundum quod in essentia animae radicatur, ut dictum est [in corp. art.].

 

Ad sextum dicendum, quod obiectio illa probat, in ratione superiori non fuisse dolorem, secundum quod per propriam operationem ad suum obiectum comparatur : sic enim nihil ea nolente accidit.

 

Ad septimum dicendum, quod distinctio illa qua distinguitur ratio ut ratio, et ratio ut natura, dupliciter potest intelligi.

Uno modo ita quod ratio ut natura dicatur ratio secundum quod est naturae creaturae rationalis, prout scilicet fundata in essentia animae dat esse naturale corpori : ratio vero ut ratio dicatur secundum id quod est proprium rationis in quantum est ratio ; et hoc est actus eius, quia potentiae definiuntur per actus.

Quia igitur dolor non est in superiori

ratione prout secundum actum proprium comparatur ad obiectum, sed secundum quod in essentia animae radicatur ; ideo dicitur quod superior ratio patiebatur dolorem ut natura, non autem ut ratio. Et est simile de visu qui fundatur super tactum, in quantum organum visus est organum tactus. Unde dupliciter visus potest pati laesionem : uno modo per actum proprium, sicut cum ab excellenti luce visio obtunditur : et haec est passio visus ut visus ; alio modo prout fundatur in tactu, ut cum oculus pungitur, vel aliquo calore dissolvitur : et hoc non est passio visus ut est visus, sed ut est quidam tactus.

 

 

Alio modo potest intelligi praedicta distinctio, ut dicamus rationem ut naturam intelligi secundum quod ratio comparatur ad ea quae naturaliter cognoscit vel appetit ; rationem vero ut rationem, secundum quod per quamdam collationem ordinatur ad aliquid cognoscendum vel appetendum, eo quod rationis est proprium conferre. Sunt enim quaedam quae secundum se considerata sunt fugienda, appetuntur vero secundum ordinem ad aliud : sicut fames et sitis secundum se considerata sunt fugienda ; prout autem considerantur ut utilia ad salutem animae vel corporis, sic appetuntur. Et sic ratio ut ratio de eis gaudet, ratio vero ut natura de eis tristatur. Ita etiam passio corporalis Christi in se considerata fugienda erat : unde ratio ut natura de ea contristabatur et eam nolebat ; prout vero ordinabatur ad salutem humani generis, sic bona erat et appetibilis ; et sic ratio ut ratio eam volebat, et inde gaudebat.

 

 

Sed hoc non potest referri ad rationem superiorem, sed ad inferiorem tantum, quae his quae sunt corporis, intendit sicut proprio obiecto : unde in passiones corporis potest ferri et absolute et cum collatione. Sed ratio superior non intendit his quae sunt corporis, sicut obiectis : sic enim intendit solis aeternis ; ad corporalia vero respicit de eis iudicando per rationes aeternas, quibus non solum conspiciendis, sed consulendis intendit. Et ita ratio superior non respiciebat ad corporis passionem in Christo nisi in ordine ad rationes aeternas, secundum quas de ea gaudebat, in quantum erat Deo placita. Unde nullo modo ratione propriae operationis tristitia vel dolor in superiori ratione cadebat.

Non autem est inconveniens ut eadem potentia idem velit in ordine ad alterum, quod non vult secundum se : quia potest esse quod id quod non est in se bonum, ex ordine ad alterum accipiat quamdam bonitatem ; quamvis hoc non habeat locum in superiori ratione in Christo, respectu passionis corporis, ad quam non ordinatur nisi ut ad volitam, ut ex dictis patet.

 

Ad octavum dicendum, quod consideratio potest causare delectationem dupliciter. Uno modo ex parte ope­rationis, quae est consideratio ; et

sic delectationi quae est in conside­rando, nulla tristitia opponitur vel contrariatur : quia huic considerationi quae est causa delectationis, non est aliqua consideratio contraria, quae sit causa tristitiae : omnis enim consideratio delectabilis est. Non sic autem est ex parte sensus : quia secundum operationes sensus contingit et tristitia et dolor ; sicut ex tactu convenientis delectamur, ex tactu autem nocivi dolemus. Alio modo facit delectationem ex parte considerati ; in quantum scilicet aliquid consideratur ut bonum vel ut malum. Et sic ex consideratione potest accidere delectatio et tristitia contraria ; sic enim et ipsum non intelligere tristitiam causat, in quantum consideratur ut quoddam malum, secundum se vero non causat nisi negationem delectationis. Non tamen hoc modo dicimus dolorem esse in superiori ratione animae Christi, sed prout in essentia animae radicatur.

Ad id vero quod primo in contrarium obiicitur, dicendum, quod Glossa non dicit quod anima Christi sit repleta tristitia ; sed quod est repleta doloribus, secundum quod compatitur corpori. Et sic non oportet quod passio doloris pertineat ad rationem superiorem, nisi secundum quod est in essentia animae ; sic enim corpori unitur.

 

Ad secundum dicendum, quod passio Christi non esset satisfactoria, nisi in quantum est voluntarie et ex caritate suscepta : et sic non oportet quod dolor sit in superiori parte rationis Christi respectu propriae operationis, sicut in Adam fuit culpa per operationem superioris rationis : quia ipse motus caritatis patientis, qui est in superiori parte rationis, respondet in satisfactione ad id quod fuit in culpa secundum superiorem rationem.

 

Ad tertium dicendum, quod in ratione duo intelliguntur : scilicet participatio quaedam intellectualis virtutis, et iterum intellectus obumbratio vel defectus. Defectus ergo intellectualis virtutis consequitur animam secundum quod unibilis est corpori ; sed intellectualis virtus inest ei secundum quod non est sub corpore depressa, sicut aliae formae materiales. Et ideo, cum operatio rationis insit animae secundum quod participat virtutem intellectualem, non exercetur talis operatio corpore mediante.

 

Ad quartum dicendum, quod ratio ut ratio non nominat aliquam potentiam distinctam a ratione ut natura est, sed nominat quemdam modum considerandi ipsam potentiam. Quamvis autem secundum aliquem modum considerandi passio non pertineat ad aliquam potentiam animae, non tamen excluditur quin tota anima patiatur.

 

 

 

 

Article 10 - LA DOULEUR DE LA PASSION QUI ÉTAIT DANS LA RAISON SUPÉRIEURE DU CHRIST EMPÊCHAIT-ELLE LA JOIE DE LA FRUITION, ET VICE VERSA ?

(Decimo quaeritur utrum per dolorem passionis, qui erat in superiori ratione Christi,

impediretur gaudium fruitionis, et e converso.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° La béatitude est plus proprement dans l’âme que dans le corps. Or le corps ne peut être appelé bienheureux ou glorieux en même temps qu’il souffre, car l’impassibilité appartient à la gloire du corps. Il ne put donc y avoir non plus, dans la raison supérieure du Christ, en même temps la passion de douleur et la joie de la fruition.

 

2° Le Philosophe dit au septième livre de l’Éthique que n’importe quelle délectation chasse la tristesse contraire, et que, si elle est véhémente, elle chasse toute tristesse. Or la délectation dont la raison supérieure de l’âme du Christ jouissait par la divinité fut très véhémente. Elle a donc chassé du Christ toute tristesse et toute douleur.

 

 

3° La raison supérieure [du Christ] contemple plus clairement que saint Paul dans son ravissement. Or l’âme de saint Paul, par la contemplation du vrai, fut abstraite du corps non seulement quant à l’opération de la raison, mais aussi quant aux opérations sensitives. Le Christ n’a donc pas non plus éprouvé de douleur, ni quant à la raison ni quant au sens.

 

 

4° D’une cause forte s’ensuit un effet fort. Or l’opération de l’âme est cause de changement corporel : par exemple, il est évident que l’imagination des choses effrayantes ou délectables dispose le corps au froid ou à la chaleur. Puis donc qu’il y eut dans l’âme, quant à la raison supérieure, une joie très véhémente, il semble que le corps fut transmué par cette joie. Et ainsi, la douleur ne put exister ni dans le corps, ni dans la raison supérieure en tant qu’elle est unie au corps.

 

 

5° La vision de Dieu dans son essence est plus efficace que la vision de Dieu dans une créature assujettie. Or la vision en laquelle Moïse vit Dieu dans une créature assujettie, fit qu’il ne fut pas affligé par la faim quand il jeûna quarante jours. Donc à bien plus forte raison la vision de Dieu dans son essence, qui convenait au Christ quant à la raison supérieure, a-t-elle éloigné toute affliction corporelle ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

6° Ce qui est en un sommet, d’où il peut néanmoins se retirer, ne subit aucun mélange du contraire ; ainsi la chaleur du feu, qui est en un sommet, ne subit aucun mélange de froid, encore que cette chaleur soit transmuable. Or la joie de la fruition fut dans la raison supérieure en un sommet et immuablement. Il n’y eut donc là aucun mélange de douleur.

 

 

7° L’homme est béatifié et en son âme, et en son corps. Or il a perdu les deux béatitudes par le péché. Mais dans le Christ, la nature humaine a été rendue à la béatitude de l’âme, qui consiste en ce que la raison supérieure jouissait de la divinité. Donc à bien plus forte raison a-t-elle été rendue à la béatitude du corps, qui est moindre. Et ainsi, il n’y eut pas non plus de douleur en lui quant au corps ; ni, par conséquent, dans la raison supérieure en tant qu’elle est unie au corps.

 

 

8° De même que l’âme du Christ est unie au Verbe, de même sa chair l’est aussi. Or, si sa chair avait été glorifiée par l’union au Verbe, aucune douleur n’aurait pu exister en elle. Puis donc que la raison supérieure fut béatifiée par l’union au Verbe, aucune douleur ne pouvait exister en elle.

 

9° Selon saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, la joie et la douleur sont dans l’âme par leur essence. Or la joie et la douleur sont contraires. Puis donc que des contraires ne peuvent être dans le même quant à l’essence, il semble qu’il n’ait pu y avoir dans la partie supérieure de la raison en même temps la joie de la fruition et la douleur de la Passion.

 

 

10° La douleur s’ensuit de l’appréhension du nuisible ; la joie, de l’appréhension du convenant. Or il n’est pas possible d’appré­hender en même temps le nuisible et le convenant, car on ne peut penser que ce qui est un, suivant le Philosophe. Il ne put donc y avoir dans la raison supérieure en même temps la douleur et la joie.

 

 

11° La raison a un plus grand pouvoir sur la sensualité dans la nature intègre que la sensualité n’en a sur la raison dans la nature corrompue. Or, dans la nature corrompue, la sensualité entraîne après soi la raison. Donc à bien plus forte raison dans le Christ, en qui la nature humaine fut intègre, la raison entraînait-elle après soi la sensualité. Or toute la sensualité participait à la joie de la fruition, qui était dans la raison : d’où il ressort que l’âme du Christ était totalement dépourvue de douleur.

 

12° L’infirmité contractée est plus grande que l’infirmité assumée ; et semblablement, l’union dans la Personne est supérieure à l’union par la grâce. Or, dans les trois enfants, qui avaient l’infirmité contractée, l’union à Dieu par la grâce garda leurs corps impassibles à l’égard de la blessure du feu. Donc à bien plus forte raison dans le Christ, qui n’eut que l’infirmité assumée, l’union dans la Personne du Verbe de Dieu et sa fruition conservèrent-elles la raison exempte de la douleur de la Passion.

 

 

13° La joie de la fruition, dans la raison supérieure, vient de ce qu’elle est tournée vers Dieu, mais la douleur de la Passion vient de ce qu’elle est tournée vers le corps. Or la raison, étant simple, ne peut en même temps se tourner vers Dieu et vers le corps, car ce qui est simple est entièrement tourné vers ce vers quoi il est tourné. Il ne put donc y avoir dans la raison supérieure du Christ en même temps la joie de la fruition et la douleur de la Passion.

 

14° [Le répondant] disait qu’il y eut deux états dans le Christ : celui de voyageur, et celui de compréhenseur ; et suivant ces deux états, il put y avoir ainsi en lui la joie de la fruition et la douleur de la Passion. En sens contraire : le double état du Christ n’ôte pas la contrariété qui existe entre la joie et la douleur, et ne diversifie pas le sujet de la joie et de la douleur. Or des contraires ne peuvent pas exister dans le même sujet. Le double état du Christ ne fait donc pas qu’il puisse y avoir en lui, quant à la raison supérieure, en même temps la douleur et la joie.

 

15° Les états de voyageur et de compréhenseur, ou bien sont contraires, ou bien ne le sont pas. S’ils sont contraires, alors ils ne peuvent être en même temps dans le Christ. Et s’ils ne sont pas contraires, alors, puisque les contraires ont des causes contraires, il semble que le double état ne puisse pas être une cause pour qu’il y ait dans le Christ en même temps la joie et la douleur, qui sont contraires.

 

16° Lorsqu’une puissance est tendue vers son acte, l’autre puissance est retirée du sien. Donc à bien plus forte raison, lorsqu’une puissance est tendue vers un acte, elle-même se retire d’un autre acte. Or il y eut dans la raison supérieure une joie intense. Elle était donc par là entièrement retirée de la douleur.

 

17° [Le répondant] disait que la douleur était matérielle relativement à la joie ; par conséquent, la joie n’était pas empêchée par la douleur. En sens contraire : la douleur provenait de la passion du corps, la joie provenait de la vision de Dieu. La douleur de la Passion n’était donc pas matérielle relativement à la joie de la fruition ; et ainsi, la douleur et la joie ne purent coexister dans la raison supérieure du Christ.

 

En sens contraire :

 

1) Les effets sont à proportion des causes. Or l’union de l’âme du Christ au corps était cause de douleur, au lieu que son union à la divinité était cause de joie. Mais ces deux unions ne s’empêchent pas ; il y eut donc dans le Christ en même temps la douleur de la Passion et la joie de la fruition.

 

 

2) Le Christ fut, au même instant, vrai voyageur et vrai compréhenseur. Il eut donc ce qui appartient au voyageur et ce qui appartient au compréhenseur. Or il appartient au compréhenseur de se réjouir intensément de la fruition divine, et au voyageur de sentir les douleurs corporelles. Il y eut donc dans le Christ en même temps la douleur de la Passion et la joie de la fruition.

 

Réponse :

 

Dans le Christ, les deux choses en question, à savoir la joie de la fruition et la douleur de la passion corporelle, ne se sont nullement empêchées.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que, dans l’ordre de la nature, à cause de la liaison des puissances de l’âme dans l’unique essence, et de l’âme et du corps dans l’être unique du composé, les puissances supérieures et inférieures, et aussi le corps, font dériver les uns sur les autres ce qui surabonde en l’un d’eux ; et de là vient que le corps est transmué selon le chaud et le froid par l’appréhension de l’âme, et parfois jusqu’à la santé et la maladie, et jusqu’à la mort : il arrive en effet que l’on encoure la mort à cause de la joie, de la tristesse ou de l’amour. Et de là vient qu’il se fait un rejaillissement de la gloire même de l’âme sur le corps qui doit être glorifié, comme le montre clairement une précédente citation de saint Augustin. Et semblablement, à l’inverse, la transmutation du corps rejaillit sur l’âme ; en effet, l’âme unie au corps imite ses tempéraments dans la folie, la docilité et les autres choses de ce genre, comme il est dit au livre des Six Principes. De même, il se fait un rejaillissement des puissances supérieures sur les inférieures, puisqu’un mouvement intense de la volonté est suivi d’une passion dans l’appé­tit sensitif, et que par une contemplation intense les puissances animales sont retirées de leurs actes ou empêchées de les exercer. Et à l’inverse, il se fait un rejaillissement des puissances inférieures sur les supérieures, comme lorsque, par la véhémence des passions qui existent dans l’appétit sensitif, la raison est enténébrée au point de juger comme bon au sens absolu ce à quoi l’homme est affecté par la passion.

 

 

Mais il en va autrement dans le Christ. Car, à cause de la puissance divine du Verbe, l’ordre de la nature était soumis à sa volonté ; il pouvait donc advenir que le rejaillissement susdit – soit de l’âme sur le corps et vice versa, soit des puissances supérieures sur les inférieures et vice versa – ne

se produise pas, la puissance du Verbe faisant cela afin que la vérité de la nature humaine fût attestée quant à chacune de ses parties, et que le mystère de notre réparation s’accomplît convenablement en tout point. C’est pourquoi saint Jean Damascène dit au troisième livre : « Il était poussé selon sa nature par le Verbe qui, dans son économie, voulait et permettait qu’il souffrît et fît tout ce qui lui est propre, pour qu’on ait foi en la vérité par toutes les œuvres de sa nature. »

 

Ainsi donc, on voit clairement que, alors qu’il y avait une joie souveraine dans la raison supérieure en tant que l’âme jouissait de Dieu par son opération, cette joie demeurait elle-même dans la raison supérieure et ne découlait pas sur les puissances inférieures de l’âme, ni sur le corps, sinon aucune douleur ni passion n’eût pu exister en lui. Et ainsi, l’effet de la fruition ne parvint pas à l’essence de l’âme en tant qu’elle est la forme du corps, ni en tant qu’elle est la racine des puissances inférieures ; car, dans ce cas, cet effet serait parvenu aussi au corps et aux puissances inférieures, comme cela se produit chez les bienheureux après la résurrection. De même, à l’inverse, parce que la douleur venait de la blessure du corps dans le corps lui-même et dans l’essence de l’âme en tant qu’elle est la forme du corps, ainsi que dans les puissances inférieures, elle ne pouvait pas atteindre la raison supérieure en tant qu’elle se tourne vers Dieu par son acte, ce qui aurait en quelque sorte empêché cette conversion.

 

Il reste donc que la douleur elle-même atteignait la raison supérieure en tant qu’elle est enracinée dans l’essence de l’âme ; et la joie souveraine était en elle en tant qu’elle jouissait de Dieu par son acte. Et ainsi, cette joie convenait par soi à la raison supérieure, puisque par son acte propre ; au lieu que la douleur lui convenait comme par accident, car en raison de l’essence de l’âme, en laquelle elle est fondée.

 

Réponse aux objections :

 

1° De même que Dieu est le bien et la vie de l’âme, de même l’âme est le bien et la vie du corps ; sans toutefois qu’à l’inverse le corps soit le bien de l’âme. Or la passibilité est un certain empêchement ou un préjudice touchant l’union de l’âme et du corps. Voilà pourquoi le corps ne peut être bienheureux à sa façon en étant passible, c’est-à-dire en ayant un empêchement concernant la participation de son bien ; c’est pourquoi l’impassibilité appartient à la gloire du corps. Mais la béatitude de l’âme consiste tout entière dans la fruition de son bien, qui est Dieu ; par conséquent, l’âme qui jouit de Dieu est parfaitement bienheureuse, même s’il advenait qu’elle fût passible du côté où elle est unie au corps, comme ce fut le cas pour le Christ.

 

 

2° Qu’une joie véhémente chasse toute tristesse même non contraire, se produit par un rejaillissement des puissances l’une sur l’autre, rejaillissement qui n’exista pas dans le Christ, comme on l’a dit ; et c’est pour cette raison que les puissances inférieures de saint Paul lui-même furent abstraites de leurs actes par la véhémence de la contemplation.

 

3° On voit dès lors clairement la solution du troisième argument.

 

4° Et c’est aussi pour cette raison qu’il se produit un changement dans le corps par l’opération de l’âme ; d’où apparaît clairement la solution du quatrième argument.

 

5° De là vient que Moïse, grâce à la contemplation, n’était aucunement ou était moins affligé par la faim et la soif, quoiqu’il vît Dieu dans une créature assujettie ; et ainsi, la solution du cinquième argument est évidente.

 

6° Dans le Christ, aucun mélange ne se fit entre la joie et la douleur. Car la joie fut dans la raison supérieure du côté où elle est le principe de son acte – c’est ainsi, en effet, qu’elle jouissait de Dieu –, au lieu que la douleur était en elle seulement parce que la blessure du corps l’atteignait en tant qu’acte du corps, par l’intermédiaire de l’essence en laquelle elle était enracinée, de telle sorte, cependant, que l’acte de la raison supérieure n’était nullement empêché ; et par conséquent, il y avait à la fois une pure joie et une pure douleur, et ainsi, l’une et l’autre au suprême degré.

 

7° Par une certaine économie, il advint que la gloire de l’âme, mais non celle du corps, fut conférée au Christ au premier temps de sa conception, afin que par la gloire de l’âme il communiquât avec Dieu, et que

par la passibilité du corps il nous fût semblable ; et qu’ainsi il fût un médiateur convenable entre Dieu et les hommes, nous conduisant à la gloire et offrant sa Passion à Dieu de notre part, suivant ce passage de Hébr. 2, 10 : « Il était bien digne de celui qui voulait conduire à la gloire un grand nombre de fils, qu’il fût rendu parfait par la souffrance. »

 

8° L’âme du Christ fut unie au Verbe de deux façons : d’abord par l’acte de fruition, et cette union la rendit bienheureuse ; ensuite par l’union [dans la Personne], par où elle n’eut pas la béatitude, mais elle eut d’être l’âme de Dieu. Or, dans le cas où l’âme aurait été assumée dans l’unité de la Personne sans la fruition, elle n’aurait pas été bienheureuse à proprement parler : car Dieu lui-même n’est bienheureux que parce qu’il jouit de lui-même. Si donc le corps du Christ est glorieux, ce n’est pas par le fait même qu’il a été assumé par le Fils de Dieu dans l’unité de la Personne, mais seulement parce que la gloire est descendue de l’âme en lui ; et assurément, il n’était pas glorieux avant la Passion.

 

 

9° Que des contraires existent par soi dans le même, est impossible ; cependant, il arrive que des mouvements contraires soient dans le même, en sorte que l’un des mouvements lui convienne par soi, et l’autre par accident ; comme lorsque quelqu’un, marchant sur un navire, se porte au contraire de ce vers quoi le navire se meut. Ainsi, la joie était par soi dans la raison supérieure de l’âme du Christ, car c’était par un acte propre, au lieu que la douleur y était par accident, puisque par la souffrance du corps. Ou bien l’on peut dire que cette joie et cette douleur n’étaient pas contraires, n’étant pas à propos du même objet.

 

10° L’intelligence ne peut penser plusieurs choses en même temps au moyen de différentes espèces ; mais elle peut, par une seule espèce, penser en même temps plusieurs choses, ou penser en quelque autre façon plusieurs choses comme une. Et ainsi, l’intelligence de l’âme du Christ et celle de n’importe quel bienheureux pensent de nombreuses choses en même temps, en tant que, voyant l’essence divine, elles connaissent les autres choses. Cependant, supposé que l’âme du Christ ne puisse penser qu’une seule chose à la fois, cela n’empêche pas qu’il puisse en même temps penser une chose et en sentir une autre par un sens corporel. Et de ces deux objets appréhendés s’ensuivaient dans l’âme du Christ la joie de la fruition par la vision de Dieu, et la douleur de la Passion par la sensation de ce qui nuit. Supposé en outre qu’il ne puisse pas en même temps penser une chose et en sentir ou en imaginer une autre, les appétits supérieur et inférieur pourraient cependant être affectés de différentes façons par cette chose pensée, en sorte que le supérieur se réjouirait et l’inférieur craindrait ou souffrirait ; comme il advient en celui qui espère obtenir la santé par quelque médecine effrayante : car la médecine elle-même, considérée comme salutaire par la raison, produit la joie dans la volonté, mais amène la crainte dans l’appétit inférieur en raison de son caractère effrayant.

 

11° Cet argument vaut pour le cours ordinaire des choses. Mais il était particulier au Christ qu’il n’y eût pas de rejaillissement d’une puissance sur l’autre.

 

 

12° Le corps des enfants ne fut pas rendu impassible dans la fournaise, mais par la puissance divine il advint miraculeusement que des corps qui étaient passibles ne soient pas blessés par le feu, comme il aurait pu se faire par la puissance divine que ni l’âme du Christ ni le corps ne subissent rien. Mais on a dit pourquoi cela ne se fit pas.

 

 

13° La conversion d’une puissance vers une chose a lieu par un acte de cette puissance ; et ainsi, la joie fut dans la raison supérieure par une conversion à Dieu, vers qui elle était totalement tournée ; au lieu que la douleur fut dans la raison supérieure par son inhésion ou son adhérence à l’essence de l’âme comme à sa racine.

 

 

14° L’état de voyageur est un état d’imper­fection, mais l’état de compréhenseur, un état de perfection. Le Christ fut donc en l’état de voyageur dans la mesure où il portait un corps passible, et de même pour l’âme ; mais il était en l’état de compréhenseur dans la mesure où il jouissait parfaitement de Dieu par l’acte de la raison supérieure. Et assurément, cela pouvait exister dans le Christ, parce que le rejaillissement de l’un sur l’autre était empêché par la puissance divine, comme on l’a dit ; et c’est aussi pour cette raison que la joie et la tristesse pouvaient coexister en lui. Et si l’on dit que ces deux choses étaient en lui suivant les deux états, c’est parce qu’avoir les deux états et subir en même temps la douleur et la joie procédaient de la même cause.

 

 

 

15° Bien que les états de voyageur et de compréhenseur soient quasiment contraires, cependant ils pouvaient coexister dans le Christ, non sous le même aspect, mais à des points de vue divers. Car il y avait en lui l’état de compréhenseur en tant qu’il adhérait à Dieu par la fruition quant à la raison supérieure, et l’état de voyageur en tant que, par une union naturelle, l’âme était unie au corps passible et la raison supérieure à l’âme elle-même : de sorte que l’état de compréhenseur relevait de l’acte

de la raison supérieure, mais l’état de

voyageur, du corps passible et de ce qui s’ensuit.

 

 

 

16° Pour la raison déjà énoncée, il y eut ceci de particulier dans le Christ que, si fort qu’une puissance tendît vers son acte, l’autre n’était pas retirée de son acte, et jusqu’à un certain point n’était pas empêchée. Et ainsi, la joie de la raison supérieure n’était empêchée ni par la douleur qui était dans le sens par l’acte du sens, ni par la douleur en tant qu’elle était dans la raison supérieure : car cette douleur n’était pas en elle par son acte, mais l’atteignait en quelque façon en tant qu’elle était fondée dans l’essence de l’âme.

 

 

 

17° De même que la connaissance bienheureuse porte principalement sur l’essence divine, et secondairement sur les choses qui sont connues dans l’essence divine, de même l’amour et la joie des bienheureux portent principalement sur Dieu, et secondairement sur les choses dont ils se réjouissent à cause de Dieu. Et ainsi, d’une certaine façon, la douleur de la Passion pouvait être matérielle relativement à la joie de la fruition : en effet, cette joie portait principalement sur Dieu, secondairement sur les choses qui étaient agréables à Dieu ; et ainsi, elle portait sur la douleur, en tant qu’elle était acceptée par Dieu, étant ordonnée au salut du genre humain.

 

Et videtur quod sic.

 

Beatitudo enim magis proprie est in anima quam in corpore. Sed corpus non potest dici beatum vel gloriosum simul dum patitur : quia impassibilitas ad gloriam corporis pertinet. Ergo nec in ratione superiori Christi potuit esse simul passio doloris et gaudium fruitionis.

 

Praeterea, philosophus dicit in VII Ethic. [l. 14 (1154 b 13)], quod delectatio quaelibet expellit tristitiam contrariam ; si autem vehemens sit, expellit omnem tristitiam. Sed delectatio qua superior ratio animae Christi fruebatur divinitate, fuit vehementissima. Ergo expulit a Christo omnem tristitiam et dolorem.

 

Praeterea, ratio superior limpidius contemplatur quam Paulus in raptu. Sed ex veri contemplatione anima Pauli abstracta fuit a corpore, non solum quantum ad operationem rationis, sed etiam quantum ad operationes sensibiles. Ergo et Christus nec secundum rationem nec secundum sensum, aliquem dolorem sustinuit.

 

Praeterea, ex forti causa sequitur fortis effectus. Sed operatio animae est causa corporalis immutationis, sicut patet quod ex imaginatione terribilium vel delectabilium corpus disponitur ad frigus vel ad calorem. Cum ergo in anima quantum ad superiorem rationem fuerit vehementissimum gaudium, videtur quod corpus fuerit ex hoc gaudio immutatum. Et ita dolor non potuit esse nec in corpore nec in superiori ratione, secundum quod est corpori unita.

 

Praeterea, visio Dei in sua essentia est efficacior quam visio Dei in sub­iecta creatura. Sed visio qua Moyses vidit Deum in subiecta creatura, fecit ut non affligeretur fame quadragenario ieiunio. Ergo multo fortius visio Dei in sua essentia, quae Christo conveniebat secundum superiorem rationem, omnem corporalem afflictionem removit ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, id quod est in summo, a quo tamen potest fieri recessus, non patitur contrarii permixtionem ; sicut calor ignis, qui est in summo, non patitur permixtionem frigoris, quamvis calor ille sit transmutabilis. Sed gaudium fruitionis fuit in superiori ratione in summo et immutabiliter. Ergo non fuit ibi aliqua permixtio doloris.

 

Praeterea, homo beatificatur et secundum animam et secundum corpus. Utramque autem beatitudinem per peccatum amisit. In Christo autem fuit restituta humana natura ad beatitudinem animae, quae consistit in hoc quod superior ratio divinitate fruebatur. Ergo multo magis fuit

restituta ad beatitudinem corporis, quae minus est. Et ita etiam nec

secundum corpus in eo dolor fuit ; et sic nec in ratione superiori, secundum quod corpori unitur.

 

Praeterea, sicut anima Christi unitur verbo, ita et caro eius. Sed si caro eius esset glorificata per unionem ad verbum, non posset in ea esse aliquis dolor. Ergo, cum superior ratio sit beatificata per unionem ad verbum, non poterat in ea esse aliquis dolor.

 

Praeterea, secundum Augustinum, XII super Genesim ad litteram [cap. 24], gaudium et dolor per essentiam sunt in anima. Gaudium autem et dolor sunt contraria. Cum ergo contraria non possint esse in eodem secundum essentiam, videtur quod in superiori parte rationis non simul potuerit esse gaudium fruitionis et dolor passionis.

 

Praeterea, dolor sequitur ex apprehensione nocivi, gaudium ex apprehensione convenientis. Sed non est possibile simul apprehendere nocivum et conveniens, quia contingit unum solum intelligere, secundum philosophum [Metaph. IV, 7 (1006 b 10)]. Ergo in ratione superiori non potuit esse simul dolor et gaudium.

 

Praeterea, maius posse habet in natura integra ratio supra sensualitatem quam in natura corrupta sensualitas supra rationem. Sed in natura corrupta sensualitas trahit post se rationem. Ergo multo fortius in Christo, in quo natura humana fuit integra, ratio trahebat post se sensualitatem. Sed tota sensualitas erat particeps gaudii fruitionis, quod erat in ratione : ex quo videtur quod anima Christi totaliter expers erat doloris.

Praeterea, maior est infirmitas contracta quam assumpta ; et similiter potior est unio in persona quam unio per gratiam. Sed in tribus

pueris, qui habebant infirmitatem contractam, unio Dei per gratiam eorum corpora a laesione ignis impassibilia servavit. Ergo multo fortius in Christo, qui non habuit nisi infirmitatem assumptam, unio in persona verbi Dei et fruitio ipsius conservavit rationem immunem a dolore passionis.

 

Praeterea, gaudium fruitionis in superiori ratione est per hoc quod ad Deum convertitur ; dolor autem passionis per hoc quod convertitur ad corpus. Sed non potest ratio, cum sit simplex, simul converti ad Deum et ad corpus, quia simplex, ad quod convertitur, totum convertitur. Ergo in ratione superiori Christi non potuit esse simul gaudium fruitionis et dolor passionis.

 

Sed dicebat quod in Christo fuit duplex status : scilicet viatoris, et comprehensoris ; et secundum hos duos status sic potuit inesse ei gaudium fruitionis et dolor passionis. – Sed contra : duplex status Christi nec aufert contrarietatem quae est inter gaudium et dolorem, nec subiectum gaudii et doloris diversificat. Contraria autem non possunt esse in eodem subiecto. Ergo duplex status Christi non facit quod simul possit inesse ei secundum superiorem rationem dolor et gaudium.

 

Praeterea, status viatoris et comprehensoris aut sunt contrarii, aut non. Si sunt contrarii, ergo simul inesse Christo non possunt. Si autem non sunt contrarii ; cum contrariorum sint contrariae causae, videtur quod duplex status non possit esse causa per quam Christo simul insint gaudium et dolor, quae sunt contraria.

 

 

Praeterea, quando una potentia intenditur in suo actu, alia ab actu retrahitur. Multo ergo fortius, quando una potentia est intensa in uno actu, retrahitur ipsa ab alio. Sed in ratione superiori fuit gaudium intensum. Ergo per hoc omnino a dolore retrahebatur.

 

Sed dicebat quod dolor erat materialis respectu gaudii : unde per dolorem gaudium non impediebatur. – Sed contra : dolor erat de passione corporis, gaudium erat de visione Dei. Ergo dolor passionis non erat materialis respectu gaudii fruitionis ; et sic dolor et gaudium in ratione superiori Christi simul esse non potuerunt.

 

 

 

Sed contra. Secundum proportionem causarum est proportio effectuum. Sed unio animae Christi ad corpus erat causa doloris, unio autem eius ad divinitatem erat causa gaudii : haec autem duae uniones non se impediunt. Ergo in Christo fuit simul dolor passionis et gaudium fruitionis.

 

Praeterea, Christus in eodem instanti fuit verus viator et comprehensor. Ergo habuit ea quae sunt viatoris et comprehensoris. Sed comprehensoris est de divina fruitione intense gaudere, viatoris autem est corporales dolores sentire. Ergo in Christo simul fuit dolor passionis et gaudium fruitionis.

Respondeo. Dicendum, quod in Christo duo praedicta, scilicet gaudium fruitionis et dolor corporalis passionis, se nullatenus impedierunt.

Ad cuius evidentiam sciendum est, quod secundum naturae ordinem, propter colligantiam virium animae in una essentia, et animae et corporis in uno esse compositi, vires superiores et inferiores, et etiam corpus invicem in se effluunt quod in aliquo eorum superabundat ; et inde est quod ex apprehensione animae transmutatur corpus secundum calorem et frigus, et quandoque usque ad sanitatem et aegritudinem, et usque ad mortem : contingit enim aliquem ex gaudio vel tristitia vel amore mortem incurrere. Et inde est quod ex ipsa gloria animae fit redundantia in corpus glorificandum ; ut patet per auctoritatem Augustini supra inductam [Epist. 118, cap. 3]. Et similiter est e converso, quod transmutatio corporis in animam redundat. Anima enim coniuncta corpori, eius complexiones imitatur secundum amentiam vel docilitatem, et alia huiusmodi, ut dicitur in libro Sex Principiorum [IV (ed. Minio-Paluello, p. 44-45)]. Similiter ex viribus superioribus fit redundantia in inferiores ; cum ad motum voluntatis intensum sequitur passio in sensuali appetitu, et ex intensa contemplatione retrahuntur vel impediuntur vires animales a suis actibus. Et e converso ex viribus inferioribus fit redundantia in superiores ; ut cum ex vehementia passionum in sensuali appetitu existentium obtenebratur ratio ut iudicet quasi simpliciter bonum id circa quod homo per passionem afficitur.

In Christo autem secus est. Nam propter divinam virtutem verbi, eius voluntati subiectus erat ordo naturae ; unde poterat hoc contingere ut non fieret praedicta redundantia sive ex anima in corpus vel e converso, sive ex superioribus viribus in inferiores vel e converso, virtute verbi id faciente, ut comprobaretur veritas humanae naturae quantum ad singulas partes eius, ut decenter impleretur quantum ad omnia nostrae reparationis mysterium. Unde dicit Damascenus in III libro [De fide III, 15] : movebatur secundum consequentiam naturae, verbo volente et permittente dispensative pati et operari quaecumque propria, ut per omnia naturae credatur veritas.

 

Sic ergo patet quod, cum in ratione superiori esset summum gaudium, in quantum per eius operationem anima Deo fruebatur, ipsum gaudium in superiori ratione persistebat, et non derivabatur ad inferiores vires animae, nec ad corpus : alias nullus dolor nec passio in eo esse potuisset. Et sic effectus fruitionis non pervenit ad essentiam animae in quantum est forma corporis, nec in quantum est radix inferiorum virium : sic enim et ad corpus et ad inferiores vires pervenisset, ut accidit in beatis post resurrectionem. Similiter e converso dolor, quia erat ex laesione corporis in ipso corpore et essentia animae secundum quod est forma corporis, et in inferioribus viribus, non poterat pervenire ad superiorem rationem, secundum quod per actum suum in Deum convertitur, ut per hoc ipsa conversio aliqualiter impediretur.

 

 

 

Relinquitur igitur quod superiorem rationem attingebat ipse dolor, in quantum in esse animae radicatur ; et erat ibi gaudium summum in quantum per actum suum Deo fruebatur : et sic ipsum gaudium conveniebat rationi superiori per se, quia per actum proprium ; dolor autem quasi per accidens, quia ratione essentiae animae, in qua fundatur.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod sicut Deus est bonum et vita animae, ita anima est bonum et vita corporis ; non autem e converso, quod corpus sit bonum animae. Passibilitas autem est quoddam impedimentum vel nocumentum respectu unionis animae ad corpus. Et ideo corpus non potest esse beatum suo modo, passibile existens, utpote impedimentum habens respectu participationis sui boni ; propter quod impassibilitas pertinet ad gloriam corporis. Animae vero beatitudo tota consistit in fruitione sui boni, quod est Deus : unde anima quae fruitur Deo, perfecte est beata, etiam si contingat quod sit passibilis ex parte illa qua corpori unitur, sicut accidit in Christo.

 

Ad secundum dicendum, quod hoc quod gaudium vehemens expellat omnem tristitiam etiam non contrariam, contingit ex redundantia virium in invicem, quae in Christo non fuit, ut dictum est [in corp. art.] : et hac ratione ex vehementia contemplationis ipsius Pauli inferiores vires a suis actibus sunt abstractae.

 

Unde patet solutio ad tertium.

 

 

Et hac etiam ratione ex operatione animae contingit aliqua immutatio in corpore : ex quo patet solutio ad quartum.

 

Inde est quod Moyses siti et fame nullo modo vel minus affligebatur

ex contemplatione, quamvis videret Deum in subiecta creatura : et sic patet solutio ad quintum.

 

 

Ad sextum dicendum, quod in Christo nulla permixtio facta est gaudii et doloris. Nam gaudium fuit in superiori ratione ex illa parte qua est principium sui actus : sic enim Deo fruebatur ; dolor vero non erat in ipsa nisi secundum quod laesio corporis attingebat eam ut actum corporis mediante essentia in qua radicatur, ita tamen quod actus rationis superioris nullatenus impediebatur : et sic erat et purum gaudium et purus dolor ; et sic utrumque in summo.

 

Ad septimum dicendum, quod ex quadam dispensatione factum est ut Christo a principio suae conceptionis gloria animae, non autem corporis, conferretur ; ut scilicet per gloriam animae communicet cum Deo, per passibilitatem corporis similis esset nobis : et sic esset conveniens mediator Dei et hominum, in gloriam nos adducens, et suam passionem ex parte nostra Deo offerens, secundum illud Hebr., II, 10 : decebat eum qui multos filios in gloriam adduxerat, per passionem consummari.

 

Ad octavum dicendum, quod anima Christi fuit coniuncta verbo dupliciter : uno modo per actum fruitionis : et haec unio fecit eam beatam ; alio modo per unionem : et ex hac non habuit rationem beatitudinis, sed ex hac habuit quod esset anima Dei. Si autem ponatur animam fuisse assumptam in unitate personae sine fruitione, non esset beata, proprie loquendo : quia nec ipse Deus beatus est nisi per hoc quod seipso fruitur. Corpus igitur Christi non ex hoc ipso gloriosum est quod est a filio Dei in unitate personae assumptum ; sed solum ex hoc quod ex anima in ipsum gloria descendit, quod quidem ante passionem non erat gloriosum.

 

Ad nonum dicendum, quod contraria esse in eodem per se, est impossibile ; contingit tamen esse contrarios motus in eodem, ita quod unus motuum conveniat ei per se, et alius per accidens : sicut cum aliquis in navi deambulans fertur in contrarium eius ad quod navis movetur. Ita in superiori ratione animae Christi erat gaudium per se, quia per actum proprium ; dolor autem per accidens, quia per corporis passionem. Vel potest dici, quod gaudium illud et ille dolor non erant contraria, cum non essent de eodem.

 

Ad decimum dicendum, quod intellectus non potest simul multa intelligere per diversas species ; potest autem per unam speciem simul multa intelligere, vel qualitercumque aliter intelligere multa ut unum. Et sic intellectus animae Christi et cuiuslibet beati multa simul intelligit, in quantum videndo essentiam divinam, alia cognoscit. Dato tamen quod anima Christi non possit simul nisi unum intelligere, per hoc tamen non removetur quin possit simul intelligere unum et sentire aliud sensu corporali. Et ex istis duobus apprehensis in anima Christi sequebatur gaudium fruitionis ex visione Dei, et dolor passionis ex sensu nocumenti. Dato iterum quod non possit simul intelligere unum et sentire vel imaginari aliud ; ex illo tamen uno intellecto posset diversimode affici appetitus superior et inferior, ut superior gauderet, et inferior timeret vel doleret : sicut accidit in eo qui sperat ex aliqua horribili medicina se assequi sanitatem. Nam ipsa medicina, ut salubris a ratione considerata, generat in voluntate gaudium ; ratione vero horribilitatis suae in inferiori appetitu timorem inducit.

Ad undecimum dicendum, quod ratio illa procedit secundum communem cursum. In Christo autem specialiter fuit ut non fieret redundantia ex una potentia in aliam.

 

Ad duodecimum dicendum, quod corpus puerorum non fuit factum impassibile in fornace ; sed divina virtute miraculose factum est ut corpora passibilia existentia ab igne non laederentur, sicut fieri potuisset divina virtute ut neque anima Christi nec corpus aliquid pateretur. Sed quare factum non fuerit, dictum est [in corp. art.].

 

Ad decimumtertium dicendum, quod conversio potentiae ad aliquid est per actum ipsius : et sic gaudium fuit in superiori ratione per conversionem ad Deum, ad quem totaliter convertebatur ; dolor autem fuit in superiori ratione secundum inhaesionem vel adhaerentiam qua adhaerebat essentiae animae sicut suae radici.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod status viatoris est status imperfectionis, status autem comprehensoris est status perfectionis. Secundum hoc ergo Christus status viatoris habuit quod corpus passibile gerebat, et similiter animam ; secundum hoc vero statum comprehensoris, quod per actum superioris rationis perfecte Deo fruebatur. Quod quidem esse poterat in Christo, propter hoc quod impediebatur divina virtute redundantia ex uno in alium, ut dictum est [in corp. art.] ; et haec est causa quare gaudium et tristitia simul ei inesse poterant. Et ideo dicitur quod secundum duos status haec duo sibi inerant, quia habere duos status, et simul pati dolorem et gaudium, ab eadem causa procedebat.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod quamvis status viatoris et comprehensoris sint quasi contrarii, tamen Christo simul inesse poterant, non secundum idem, sed secundum diversa. Nam status comprehensoris inerat ei secundum quod per

fruitionem adhaerebat Deo secundum superiorem rationem ; status vero viatoris secundum quod

naturali coniunctione anima corpori

passibili iungebatur et superior

ratio ipsi animae : ut sic status

comprehensoris pertineat ad actum superioris rationis ; status vero viatoris ad corpus passibile, et ad ea quae ad hoc consequuntur.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod in Christo hoc fuit speciale, ratione iam dicta, quod quantumcumque intenderetur una potentia in suo actu, alia non retrahebatur a suo actu, nec aliquatenus impediebatur. Et sic gaudium superioris rationis neque impediebatur per dolorem qui erat in sensu secundum actum sensus, neque a dolore secundum quod erat in superiori ratione : quia iste dolor non erat in ea secundum actum eius, sed attingebat eam aliqualiter secundum quod in essentia animae erat fundata.

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod sicut cognitio beata est principaliter divinae essentiae, et secundario eorum quae in divina essentia cognoscuntur ; ita affectio et gaudium beatorum principaliter est de Deo, secundario autem eorum de quibus gaudendi Deus est ratio. Et sic quodammodo dolor passionis poterat esse materialis respectu gaudii fruitionis : erat enim illud gaudium principaliter de Deo, secundario de his quae Deo erant placita ; et sic erat de dolore, in quantum a Deo acceptabatur, utpote ad salutem humani generis ordinatus.

 

 

 

 

 

 

Question 27 ─ LA GRÂCE

 

 

LA QUESTION PORTE SUR LA GRÂCE.

 

Article 1 : La grâce est-elle une chose positivement créée dans l’âme ?

Article 2 : La grâce sanctifiante est-elle la même chose que la charité ?

Article 3 : Une créature peut-elle être cause de grâce ?

Article 4 : Les sacrements de la loi nouvelle sont-ils causes de grâce ?

Article 5 : N’y a-t-il dans un homme qu’une seule grâce sanctifiante ?

 

Article 6 : La grâce est-elle dans l’essence de l’âme comme en un sujet ?

Article 7 : La grâce est-elle dans les sacrements ?

Quaestio est de gratia.

 

Et primo quaeritur utrum gratia sit aliquid creatum positive in anima.

Secundo utrum gratia gratum faciens sit idem quod caritas.

Tertio utrum aliqua creatura possit esse causa gratiae.

Quarto utrum sacramenta novae legis sint gratiae causa.

Quinto utrum in homine uno sit tantum una gratia gratum faciens.

Sexto utrum gratia sit in essentia animae sicut in subiecto.

Septimo utrum gratia sit in sacramentis.

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse au tome I, p. 102)

 

Essence et unicité de la grâce :

     La grâce sanctifiante est positivement créée dans l’âme (art. 1)

     Elle diffère de la charité (2)

     Il n’y en a qu’une dans un homme (5)

 

Cause de la grâce :

     Dieu seul (3)

     les sacrements aussi, mais à titre instrumental (4)

 

Lieu de la grâce :

     l’essence de l’âme, comme sujet (6)

     les sacrements, comme instruments (7)

 

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

Art. 1 : Super Sent. II, d. 26, a. 1 ; Cont. Gent. III, cap. 150 ; Sum. Th. I-II, q. 110, a. 1.

 

Art. 2 : Super Sent. II, d. 26, a. 4 ; Sum. Th. I-II, q. 110, a. 3.

 

Art. 3 : Super Sent. I, d. 14, q. 3 ; Sum. Th. I-II, q. 112, a. 1 ; ibid. III, q. 62, a. 1 et q. 64, a. 1.

 

Art. 4 : Super Sent. IV, d. 1, q. 1, a. 4, qc. 1 et d. 18, q. 1, a. 3, qc. 1, ad 1 ; Quodl. XII, q. 10 ; Cont. Gent. IV, cap. 57 ; De artic. fidei ; Super Galat., cap. 2, l. 4 ; Sum. Th. I-II, q. 112, a. 1, ad 2 et III, q. 62, a. 1 et 6.

 

Art. 5 : Super Sent. II, d. 26, a. 6 et IV, d. 1, q. 1, a. 4, qc. 5, in c. et ad 1.

 

Art. 6 : Super Sent. II, d. 26, a. 3 et IV, d. 4, q. 1, a. 3, qc. 3, ad 1 ; Sum. Th. I-II, q. 110, a. 4.

 

Art. 7 : Super Sent. I, d. 15, q. 5, a. 1, qc. 1, ad 2 et IV, d. 1, q. 1, a. 4, qc. 4 ; De artic. fidei ; Sum. Th. I, q. 43, a. 6, ad 4 et III, q. 62, a. 3.

 

 

Article 1 - LA GRÂCE EST-ELLE UNE CHOSE POSITIVEMENT CRÉÉE DANS L’ÂME ?

(Et primo quaeritur utrum gratia sit aliquid creatum positive in anima.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Selon saint Augustin, de même que l’âme est la vie du corps, de même Dieu est la vie de l’âme. Or l’âme est la vie du corps sans la médiation d’aucune autre forme. Il en va donc de même pour Dieu et l’âme ; et ainsi, la vie donnée par grâce ne l’est pas par une forme créée existant dans l’âme.

 

 

 

2° La grâce sanctifiante, dont nous parlons, ne semble pas être autre chose que ce par quoi l’homme est agréable à Dieu. Or on

dit que l’homme est agréable à Dieu en ce sens qu’il est agréé par Dieu. Or « agréé » se dit de quelqu’un d’après l’agrément de Dieu, agrément qui est assurément en Dieu ; tout comme quelqu’un est dit agréable à l’homme, non d’après quelque chose qui serait dans l’agréé, mais d’après l’agré­ment qui est dans celui qui agrée. La grâce n’établit donc rien dans l’homme, mais seulement en Dieu.

 

3° Nous approchons plus de Dieu par l’être spirituel de la grâce que par l’être naturel. Or Dieu a fait en nous l’être naturel sans la médiation d’aucune autre cause, car il nous a créés immédiatement. Il fait donc aussi en nous l’être spirituel sans la médiation de rien d’autre ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

4° La grâce est une certaine santé de l’âme. Or la santé ne semble rien établir d’autre, en l’homme sain, que les humeurs égales elles-mêmes. La grâce non plus n’établit donc pas de forme dans l’âme, mais présuppose des puissances de l’âme rendues égales par l’égalité de la justice.

 

5° La grâce ne semble pas être autre chose qu’une certaine libéralité : car donner gratuitement semble être la même chose que donner libéralement. Or la libéralité n’est pas en celui qui reçoit, mais en celui qui donne. La grâce est donc, elle aussi, en Dieu qui nous donne ses biens, non en nous.

 

6° Aucune créature n’est plus noble que l’âme du Christ. Or la grâce est plus noble, car par elle l’âme du Christ est ennoblie. La grâce n’est donc pas quelque chose de créé dans l’âme.

 

7° La grâce est à la volonté ce que la vérité est à l’intelligence. Or il y a une seule vérité que toutes les intelligences saisissent, selon Anselme. Il y a donc une seule grâce par laquelle toutes les volontés sont perfectionnées. Or nulle chose créée unique ne peut être en plusieurs. La grâce n’est donc pas quelque chose de créé.

 

 

8° Rien n’est dans un genre s’il n’est composé. Or la grâce n’est pas composée, mais elle est une forme simple. Elle n’est donc pas dans un genre. Or toute chose créée est en quelque genre. La grâce n’est donc pas quelque chose de créé.

 

9° Si la grâce est quelque chose dans l’âme, elle ne semble être qu’un habitus. En effet, « trois choses sont dans l’âme », suivant le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, « la puissance, l’habitus et la passion ». Or la grâce n’est pas une puissance, car alors elle serait naturelle ; elle n’est pas non plus une passion, car alors elle regarderait principalement la partie irrationnelle ; mais, en outre, elle n’est pas un habitus, car l’habi­tus est une qualité difficilement mobile, suivant le Philosophe dans les Catégories, au lieu que la grâce est très facilement éloignée, puisque par un seul acte de péché mortel. La grâce n’est donc pas quelque chose dans l’âme.

 

10° Selon saint Augustin, rien de créé ne vient en intermédiaire entre notre âme et Dieu. Or la grâce vient en intermédiaire entre notre âme et Dieu, car notre âme est unie à Dieu par la grâce. La grâce n’est donc rien de créé.

 

 

 

11° L’homme est plus noble et plus parfait que les autres créatures. Or rien n’est ajouté aux autres créatures, en plus de leurs principes naturels, pour qu’elles soient agréées par Dieu, et cependant elles sont approuvées par Dieu, suivant ce passage de Gen. 1, 31 : « Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles étaient très bonnes. » Donc aux principes naturels de l’homme non plus, rien n’est ajouté qui le fasse dire agréable à Dieu ; et ainsi, la grâce n’est pas positivement quelque chose dans l’âme.

 

En sens contraire :

 

1) À propos de ce passage du psaume 103, v. 15 : « Vous lui donnez l’huile pour qu’elle répande la joie sur son visage », la Glose dit : « La grâce est un certain éclat de l’âme, qui attire un saint amour. » Or l’éclat est positivement quelque chose dans l’âme, et quelque chose de créé. Donc la grâce aussi.

 

2) On dit que Dieu, par la grâce, est dans les saints d’une certaine façon spéciale, en comparaison des autres créatures. Or on ne dit que Dieu est d’une nouvelle façon en quelqu’un, qu’en raison d’un effet. La grâce est donc un effet de Dieu dans l’âme.

 

 

3) Saint Jean Damascène dit que la grâce est une délectation de l’âme. Or la délectation est quelque chose de créé dans l’âme. Donc la grâce aussi.

 

4) Toute action vient de quelque forme. Or l’action méritoire vient de la grâce. La grâce est donc une forme dans l’âme.

 

Réponse :

 

Le nom de « grâce » a deux acceptions usuelles. D’abord, il désigne une chose qui est donnée gratuitement, comme nous avons coutume de dire : « Je te fais cette grâce. » Ensuite, il désigne l’agrément par lequel quelqu’un est agréé d’autrui, comme nous disons : « Celui-ci a la grâce du roi », parce qu’il est agréable au roi. Et ces deux significations ont une relation mutuelle : en effet, une chose n’est donnée gratuitement que parce que celui à qui elle est donnée est agréable en quelque façon. Ainsi, dans les choses de Dieu également, nous parlons de deux grâces : l’une est appelée grâce gratuitement donnée, tels les dons de prophétie, de sagesse et autres, et ce n’est pas sur elle que porte la présente question, car il est avéré qu’une telle grâce est quelque chose de créé dans l’âme ; l’autre est appelée grâce sanctifiante [litt. rendant agréé], c’est par elle que l’homme, dit-on, est agréable à Dieu, et c’est d’elle que nous parlons main­tenant.

 

Et il est manifeste que cette grâce établit quelque chose en Dieu : elle établit en effet l’acte de la volonté divine agréant tel homme ; mais avec cela, cette grâce établit-elle quelque chose dans l’homme même qui est agréé ? Cela fut douteux pour certains : certains affirmaient qu’une telle grâce n’était rien de créé dans l’âme, mais était seulement en Dieu. Mais cela ne peut se soutenir : car agréer quelqu’un, ou l’aimer, ce qui est la même chose, n’est pour Dieu rien d’autre que lui vouloir quelque bien. Or Dieu veut pour toutes les créatures le bien de la nature, et c’est pourquoi l’on dit qu’il aime toutes choses : « Vous aimez tout ce qui est » (Sag. 11, 25) ; et qu’il approuve toutes choses : « Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites » (Gen. 1, 31). Cependant ce n’est pas en raison d’un tel agrément que nous disons habituellement de quelqu’un qu’il a la grâce de Dieu, mais en tant que Dieu veut pour lui un bien surnaturel, qui est la vie éternelle ; ainsi en Is. 64, 4 : « L’œil n’a point vu, hors vous seul, mon Dieu, ce que vous avez préparé à ceux qui vous aiment. » C’est pourquoi il est dit en Rom. 6, 23 : « le don gratuit de Dieu, c’est la vie éternelle ». Mais Dieu ne veut pas ce bien pour quelqu’un d’indigne. Or l’homme, par sa nature, n’est pas digne d’un si grand bien, puisqu’il est surnaturel. Voilà pourquoi, par le fait même de concevoir quelqu’un comme agréé de Dieu relativement à ce bien, on affirme qu’il est digne d’un tel bien dépassant ses principes naturels ; mais, bien sûr, cela ne meut pas la volonté divine à ordonner l’homme à ce bien, c’est plutôt l’inverse : du fait même que Dieu, par sa volonté, ordonne quelqu’un à la vie éternelle, il lui octroie quelque chose qui le rende digne de la vie éternelle. Et c’est ce qui est dit en Col. 1, 12 : « [Dieu le Père] qui, en nous éclairant de sa lumière, nous a rendus dignes d’avoir part à l’héritage des saints. » Et la raison en est que, de même que la science de Dieu est cause des réalités et n’est pas, comme la nôtre, causée par elles, de même sa volonté est réalisatrice du bien et n’est pas, comme la nôtre, causée par lui.

 

Ainsi donc, on dit que l’homme a la grâce de Dieu, non seulement parce qu’il est aimé de Dieu pour la vie éternelle, mais aussi parce qu’il lui est donné un don par lequel il est digne de la vie éternelle, et ce don s’appelle la grâce sanctifiante. Autrement, en effet, on pourrait dire de celui qui est dans le péché mortel qu’il est dans la grâce, si la grâce impliquait seulement l’agrément divin, puisqu’il arrive qu’un pécheur soit prédestiné à avoir la vie éternelle. Ainsi donc, la grâce sanctifiante peut être dite « gratuitement donnée », mais l’inverse n’est pas vrai ; car tout don gratuitement donné ne nous rend pas dignes de la vie éternelle.

 

Réponse aux objections :

 

1° L’âme est la cause formelle de la vie corporelle ; aussi vivifie-t-elle le corps sans la médiation d’aucune forme. Dieu, lui, vivifie l’âme non pas comme une cause formelle, mais comme une cause efficiente, et c’est pourquoi une forme vient en intermédiaire ; ainsi, par exemple, le peintre rend le mur blanc de manière efficiente, par l’inter­médiaire de la blancheur, au lieu que la blancheur le rend blanc sans l’intermé­diaire d’aucune forme, parce qu’elle rend blanc formellement.

 

2° L’agrément qui est dans la volonté divine relativement au bien éternel, produit lui-même dans l’homme agréé une chose qui le rende digne d’obtenir ce bien ; ce qui n’a pas lieu dans l’agrément humain. Et par conséquent, la grâce sanctifiante est quelque chose de créé dans l’âme.

 

 

3° Par la création, Dieu fait en nous l’être naturel sans l’intermédiaire d’aucune cause agente, mais néanmoins par l’intermédiaire de quelque cause formelle : en effet, la forme naturelle est le principe de l’être naturel. Et semblablement, Dieu fait en nous l’être spirituel gratuit sans la médiation d’aucun agent, mais néanmoins par la médiation d’une forme créée, qui est la grâce.

 

 

4° La santé est une certaine qualité corporelle causée par des humeurs égales : en effet, elle est placée dans la première espèce de qualité ; et ainsi, l’argument s’appuie sur une prémisse fausse.

 

5° De la libéralité même de Dieu, par laquelle il veut pour nous le bien éternel, il s’ensuit qu’il y a en nous une chose donnée par lui et par laquelle nous sommes rendus dignes de ce bien.

 

6° Dans l’absolu, aucune créature n’est plus noble que l’âme du Christ ; mais d’un certain point de vue, tout accident de l’âme est plus noble qu’elle, en tant qu’il se rapporte à elle comme sa forme. Ou bien l’on peut dire que la grâce n’est pas plus noble que l’âme du Christ en tant que chose créée, mais en tant qu’elle est une certaine ressemblance de la divine bonté, plus expresse que la ressemblance naturelle qui est dans l’âme du Christ.

 

 

7° Une est la vérité première incréée, par laquelle cependant de nombreuses vérités, comme des ressemblances de la vérité première, sont causées dans les esprits créés, comme dit la Glose à propos de ce passage du psaume 11, v. 2 : « Les vérités ont été altérées, etc. » Semblablement, une est la bonté incréée, qui a de nombreuses ressemblances dans les esprits créés, par la participation de la grâce. Il faut cependant savoir que la grâce ne se rapporte pas à la volonté de la même façon que la vérité se rapporte à l’intelligence : car la vérité se rapporte à l’intelligence comme son objet, au lieu que la grâce se rapporte à la volonté comme une forme qui la détermine formellement. Or il peut se faire qu’il y ait un même objet pour différentes puissances, mais pas une même forme.

 

8° Tout ce qui est dans le genre substance est composé par composition réelle, car ce qui est dans le prédicament substance est subsistant dans son être, et il est nécessaire que son être soit autre que lui-même : sinon il ne pourrait pas différer, quant à l’être, des choses avec lesquelles il a en commun la notion de sa quiddité ; et cela est requis pour toutes les choses qui sont directement dans le prédicament ; voilà pourquoi tout ce qui est directement dans le prédicament substance est au moins composé d’être et de quiddité. Certaines choses se trouvent cependant dans le prédicament substance par réduction, tels les principes de la substance subsistante, en lesquels la composition susdite ne se rencontre pas ; en effet, ils ne subsistent pas, aussi n’ont-ils pas d’être propre. Semblablement les accidents, parce qu’ils ne subsistent pas, n’ont pas proprement l’être, mais le sujet est tel par eux ; et c’est pourquoi on les appelle plus proprement « d’un étant » que « étants ». Pour qu’une chose soit en quelque prédicament d’acci­dent, il est donc requis non pas qu’elle soit composée par composition réelle, mais seulement par composition de raison, en genre et différence ; et c’est une telle composition qui se trouve dans la grâce.

 

 

 

9° Bien que la grâce soit perdue par un seul acte de péché mortel, cependant elle n’est pas facilement perdue ; car, pour celui qui a la grâce, il n’est pas facile d’exercer cet acte, à cause de l’inclination qu’il a vers le contraire ; ainsi le Philosophe dit-il au cinquième livre de l’Éthique qu’il est difficile pour le juste de commettre des injustices.

 

 

10° Rien ne vient en intermédiaire entre notre esprit et Dieu, ni à la façon d’un efficient, car il est immédiatement créé et justifié par Dieu, ni à la façon d’un d’objet béatifiant, car l’âme devient bienheureuse par la fruition même de Dieu. Cependant quelque chose peut être un médium formel qui rende l’âme semblable à Dieu.

 

 

11° Les créatures irrationnelles ne sont agréées par Dieu que relativement aux biens naturels ; c’est pourquoi l’agrément divin n’ajoute rien en eux à la condition naturelle par laquelle ils sont proportionnés à ce genre de biens. L’homme, en revanche, est agréé par Dieu relativement au bien surnaturel ; voilà pourquoi est requise une chose surajoutée aux principes naturels, et par laquelle il soit proportionné à ce bien.

 

Et videtur quod non.

 

Quia, secundum Augustinum [e. g. Enarr. in Ps. LXX, 17 ; Sermo 62, cap. 1], sicut anima est vita corporis, ita Deus est vita animae. Sed anima est vita corporis, nulla alia forma mediante. Ergo similiter Deus animae ; et ita, vita quae est per gratiam, non est per aliquam formam creatam in anima existentem.

 

Praeterea, gratia gratum faciens, de qua loquimur, nihil aliud esse videtur quam id secundum quod homo est Deo gratus. Sed homo dicitur esse Deo gratus secundum quod acceptatus est a Deo. Acceptatus autem dicitur aliquis per Dei acceptionem, quae quidem est in ipso ; sicut et aliquis dicitur homini acceptus non per aliquid quod sit in acceptato, sed per acceptionem quae est in acceptante. Ergo gratia nihil ponit in homine, sed in Deo tantum.

 

Praeterea, per esse spirituale gratiae magis Deo appropinquamus quam per esse naturale. Sed esse naturale Deus in nobis fecit nulla alia causa mediante, quia immediate nos creavit. Ergo et esse spirituale gratuitum facit in nobis nullo alio mediante ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, gratia est quaedam animae sanitas. Sanitas autem in sano nihil aliud videtur ponere quam ipsos humores adaequatos. Ergo et gratia non ponit aliquam formam in anima, sed praesupponit potentias animae aequalitate iustitiae adaequatas.

 

Praeterea, gratia nihil aliud esse videtur quam quaedam liberalitas : idem enim esse videtur gratis dare quod liberaliter dare. Liberalitas autem non est in accipiente, sed in dante. Ergo et gratia est in Deo, qui nobis sua bona dat, non autem in nobis.

 

Praeterea, nulla creatura anima Christi est nobilior. Gratia autem est nobilior, quia per gratiam anima Christi nobilitatur. Ergo gratia non est aliquid creatum in anima.

 

Praeterea, sicut se habet veritas ad intellectum, ita gratia ad affectum. Una est autem veritas, secundum Anselmum [De verit., cap. 13], quam omnes intellectus intelligunt. Ergo et una est gratia, per quam omnes affectus perficiuntur. Nullum autem creatum unum potest esse in multis. Ergo gratia non est quid creatum.

 

Praeterea, nihil est in genere nisi compositum. Gratia autem non est composita, sed forma simplex. Ergo non est in genere. Omne autem creatum est in aliquo genere. Ergo gratia non est quid creatum.

 

Praeterea, si gratia est aliquid in anima, non videtur esse nisi habitus : tria enim sunt in anima, secundum philosophum in II Ethic. [cap. 4 (1105 b 20)], potentia, habitus et passio. Gratia autem potentia non est, quia sic esset naturalis ; nec est passio, quia sic respiceret irrationalem partem principaliter ; sed iterum non est habitus : nam habitus est qualitas difficile mobilis secundum philosophum in Praedicamentis [cap. 8 (9 a 4)] : gratia autem facillime removetur, quia per unum actum peccati mortalis. Ergo gratia non est aliquid in anima.

 

Praeterea, secundum Augustinum [De Trin. III, 8], inter animam nostram et Deum nihil creatum cadit medium. Sed gratia inter animam nostram et Deum medium cadit, quia per gratiam anima nostra Deo unitur. Ergo gratia non est aliquid creatum.

 

Praeterea, homo est aliis creaturis nobilior et perfectior. Sed aliis creaturis non apponitur aliquid supra sua naturalia, ad hoc ut a Deo acceptentur, cum tamen a Deo probata sint, secundum illud Genes. I, 31, vidit Deus cuncta quae fecerat, et erant valde bona. Ergo nec homini aliquid superadditur ad sua naturalia secundum quod dicatur Deo acceptus ; et sic gratia non est aliquid positive in anima.

Sed contra. Est quod dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 936 A], super illud Psalm. CIII, 15 : ut exhilaret faciem in oleo : gratia est quidam nitor animae, sanctum concilians amorem. Sed nitor est aliquid positive in anima, quod est creatum. Ergo et gratia.

 

Praeterea, Deus dicitur esse in sanctis per gratiam quodam modo speciali prae aliis creaturis. Non autem dicitur esse Deus novo modo in aliquo nisi propter aliquem effectum. Ergo gratia est aliquis effectus Dei in anima.

 

Praeterea, Damascenus dicit quod gratia est delectatio animae. Sed delectatio est aliquid creatum in anima. Ergo et gratia.

 

Praeterea, omnis actio est ab aliqua forma. Sed actio meritoria est a gratia. Ergo gratia est aliqua forma in anima.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod nomen gratiae dupliciter consuevit accipi. Uno modo pro aliquo quod gratis datur ; sicut consuevimus dicere : facio tibi hanc gratiam. Alio modo pro acceptatione, qua aliquis ab alio acceptatur ; sicut dicimus : iste habet gratiam regis, quia acceptus est regi. Et hae duae significationes ordinem habent ad invicem : non enim aliquid gratis datur nisi propter hoc quod aliquo modo ille cui datur, est acceptus. Sic et in divinis duplicem gratiam dicimus : quarum una dicitur gratia gratis data, ut donum prophetiae et sapientiae et huiusmodi, de qua nunc non quaeritur, quia constat huiusmodi esse aliquid creatum in anima ; alia vero dicitur gratia gratum faciens, secundum quam dicitur homo Deo acceptus, de qua nunc loquimur.

 

 

Et quod haec gratia ponat aliquid in Deo, manifestum est : ponit enim actum divinae voluntatis acceptantis istum hominem ; sed utrum cum hoc haec ponat aliquid in ipso homine acceptato, fuit dubium apud quosdam ; quibusdam asserentibus gratiam huiusmodi nihil creatum in anima esse, sed solum in Deo. Sed hoc stare non potest : Deum enim acceptare aliquem vel diligere, quod idem est, nihil est aliud quam velle ei aliquod bonum. Vult autem Deus omnibus creaturis bonum naturae, propter quod dicitur omnia diligere, Sap. XI, 25 : diligis omnia quae sunt ; et omnia approbare, Genes. I, 31 : vidit Deus cuncta quae fecerat. Sed ratione huiusmodi acceptationis non consuevimus dicere aliquem habere gratiam Dei ; sed in quantum Deus vult ei aliquod bonum supernaturale, quod est vita aeterna ; sicut Isa. LXIV, 4 : oculus non vidit, Deus, absque te quae praeparasti diligentibus te. Unde, Roman. VI, 23, dicitur : gratia Dei vita aeterna. Sed hoc bonum Deus non vult alicui indigno. Ex natura autem sua homo non est dignus tanto bono, cum sit supernaturale. Et ideo, ex hoc ipso quod ponitur aliquis Deo gratus respectu huius boni, ponitur quod sit dignus tali bono supra sua naturalia ; quod quidem non movet divinam voluntatem ut hominem ad bonum illud ordinet, sed potius e converso : ex hoc ipso quod Deus sua voluntate aliquem ordinat ad vitam aeternam, praestat ei aliquid per quod sit dignus vita aeterna. Et hoc est quod dicitur Coloss. I, vers. 12 : qui dignos nos fecit in partem sanctorum in lumine. Et huius ratio est, quia, sicut scientia Dei est causa rerum, non causata a rebus, ut nostra, ita voluntas eius est effectrix boni, et non causata a bono, sicut nostra.

 

 

 

Sic ergo homo dicitur Dei gratiam habere, non solum ex hoc quod a Deo diligitur in vitam aeternam, sed ex hoc quod datur ei aliquod donum per quod est dignus vita aeterna, et hoc donum dicitur gratia gratum faciens. Aliter enim in peccato mortali existens posset dici in gratia esse, si gratia solam acceptationem divinam diceret ; cum contingat aliquem peccatorem esse praedestinatum ad vitam aeternam habendam. Sic igitur gratia gratum faciens potest dici gratis data, sed non e converso ; quia non omne donum gratis datum nos dignos vita aeterna facit.

 

Ad primum ergo dicendum, quod anima est causa formalis vitae corporalis ; unde nulla forma mediante corpus vivificat. Deus autem vivificat animam non sicut causa formalis, sed sicut causa efficiens ; unde aliqua forma cadit media ; sicut pictor album facit parietem effective albedine mediante : albedo vero nulla forma mediante, quia facit album formaliter.

 

 

Ad secundum dicendum, quod ipsa acceptatio quae est in voluntate divina respectu aeterni boni, producit in homine acceptato aliquid unde dignus sit consequi bonum illud ; quod non contingit in acceptatione humana. Et secundum hoc gratia gratum faciens aliquid creatum est in anima.

 

Ad tertium dicendum, quod esse naturale per creationem Deus facit in nobis nulla causa agente mediante, sed tamen mediante aliqua causa formali : forma enim naturalis principium est esse naturalis. Et similiter esse spirituale gratuitum Deus facit in nobis nullo agente mediante, sed tamen mediante aliqua forma creata, quae est gratia.

 

Ad quartum dicendum, quod sanitas est quaedam qualitas corporalis ex humoribus adaequatis causata : ponitur enim in prima specie qualitatis ; et sic ratio procedit ex falso.

 

Ad quintum dicendum, quod ex ipsa liberalitate Dei qua nobis bonum aeternum vult, sequitur quod sit aliquid in nobis ab eo datum, quo illo bono digni efficiamur.

 

Ad sextum dicendum, quod nulla creatura simpliciter est anima Christi nobilior ; sed secundum quid omne accidens animae est ea nobilior, in quantum comparatur ad ipsam ut forma eius. Vel potest dici, quod gratia in quantum creatum, non est nobilior anima Christi ; sed in quantum est quaedam similitudo divinae bonitatis expressior quam similitudo naturalis quae est in anima Christi.

 

Ad septimum dicendum, quod una est veritas prima increata, a qua tamen multae veritates, quasi primae veritatis similitudines, in mentibus creatis causantur ; ut dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 155 A] super illud Psal. XI, 2 : diminutae sunt veritates, etc. ; similiter una est bonitas increata, cuius sunt multae similitudines in creatis mentibus per participationem gratiae. Tamen sciendum est, quod non eodem modo se habet gratia ad affectum sicut veritas ad intellectum : nam veritas se habet ad intellectum ut obiectum, gratia autem ad affectum ut forma informans. Contingit autem idem esse obiectum diversorum, non autem eamdem formam.

 

Ad octavum dicendum, quod omne quod est in genere substantiae, est compositum reali compositione ; eo quod id quod est in praedicamento substantiae est in suo esse subsistens, et oportet quod esse suum sit aliud quam ipsum, alias non posset differre secundum esse ab illis cum quibus convenit in ratione suae quidditatis ; quod requiritur in omnibus quae sunt directe in prae­dicamento : et ideo omne quod est directe in praedicamento substantiae, compositum est saltem ex esse et quod est. Sunt tamen quaedam in praedicamento substantiae per reductionem, ut principia substantiae subsistentis, in quibus praedicta compositio non invenitur ; non enim subsistunt, ideo proprium esse non habent. Similiter accidentia, quia non subsistunt, non est eorum proprie esse ; sed subiectum est aliquale secundum ea ; unde proprie dicuntur magis entis quam entia. Et ideo, ad hoc quod aliquid sit in prae­dicamento aliquo accidentis, non requiritur quod sit compositum

compositione reali, sed solummodo compositione rationis ex genere et differentia : et talis compositio in gratia invenitur.

 

Ad nonum dicendum, quod quamvis per unum actum peccati mortalis gratia amittatur, non tamen facile gratia amittitur ; quia habenti gratiam non est facile illum actum exercere, propter inclinationem in contrarium ; sicut philosophus dicit in V Ethic. [l. 15 (1137 a 17)], quod iusto difficile est operari iniusta.

 

Ad decimum dicendum, quod inter mentem nostram et Deum nihil cadit medium nec per modum efficientis, quia immediate a Deo creatur et iustificatur ; nec per modum obiecti beatificantis, quia ex ipsa Dei fruitione anima fit beata : potest tamen aliquid esse medium formale, quo anima Deo assimiletur.

 

Ad undecimum dicendum, quod aliae creaturae irrationales acceptantur a Deo solummodo respectu bonorum naturalium ; unde divina acceptatio nihil in eis addit supra naturalem conditionem, per quam huiusmodi bonis proportionata sunt. Homo autem acceptatur a Deo respectu boni supernaturalis ; et ideo requiritur aliquid superadditum naturalibus, per quod ad illud bonum proportionetur.

 

 

 

 

 

Article 2 - LA GRÂCE SANCTIFIANTE EST-ELLE LA MÊME CHOSE QUE LA CHARITÉ ?

(Secundo quaeritur utrum gratia gratum faciens sit idem quod caritas.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° La grâce sanctifiante est en nous ce don de Dieu grâce auquel nous lui sommes agréables. Or cela se réalise par la charité ; Prov. 8, 17 : « J’aime ceux qui m’aiment. » La grâce sanctifiante est donc la même chose que la charité.

 

2° Saint Augustin dit que ce bienfait de Dieu qui devance et prépare la volonté de l’homme, est la foi ; non cependant la foi informe, mais la foi formée, qui l’est par la charité. Puis donc que ce bienfait est la grâce sanctifiante, il semble que la charité soit la grâce elle-même.

 

 

3° Si le Saint-Esprit est envoyé invisiblement vers quelqu’un, c’est pour l’habiter. C’est donc suivant le même don qu’il est envoyé et qu’il habite. Or on dit qu’il est envoyé suivant le don de charité, comme le Fils l’est suivant le don de sagesse, à cause de la ressemblance de ces dons avec les Personnes ; on dit aussi que l’Esprit Saint habite l’âme par la grâce ; la grâce est donc la même chose que la charité.

 

 

4° La grâce est ce don par lequel nous sommes rendus dignes d’avoir la vie éternelle. Or c’est par la charité que l’on est rendu digne de la vie éternelle, comme on le voit clairement en Jn 14, 21 : « Celui qui m’aime sera aimé de mon Père, et je l’aimerai aussi, et je me manifesterai moi-même à lui » ; et la vie éternelle consiste en cette manifestation. La charité est donc la même chose que la grâce.

 

5° On peut considérer que deux choses entrent dans la notion de charité : que l’homme, par elle, soit cher à Dieu, et que l’homme, par elle, regarde Dieu comme cher. Or, que l’homme soit cher à Dieu, entre en premier dans la notion de charité, et qu’il regarde Dieu comme cher, vient en second, comme cela est clair en I Jn 4, 10 : « Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés le premier. » Or la notion de grâce consiste en ce que l’on soit, par elle, habituellement agréable à Dieu. Puis donc qu’être cher à Dieu est la même chose qu’être agréable à Dieu, il semble que la grâce soit la même chose que la charité.

 

6° Saint Augustin dit que « la charité est le seul don qui distingue les fils du royaume des fils de la perdition » ; car les autres dons sont communs aux bons et aux méchants. Or la grâce sanctifiante distingue les fils de la perdition des fils du royaume, et elle n’existe que dans les bons. Elle est donc la même chose que la charité.

 

7° La grâce sanctifiante, étant un certain accident, ne peut être que dans le genre qualité, et seulement dans la première espèce, qui est l’habitus ou la disposition ; et puisqu’elle n’est pas une science, elle ne semble pas être autre chose qu’une vertu ; et nulle vertu ne peut être appelée grâce, que la charité, qui est la forme des vertus. La grâce est donc la charité.

 

En sens contraire :

 

1) Rien ne se devance soi-même. Or la grâce devance la charité, comme dit saint Augustin au deuxième livre sur la Prédestination des saints. La grâce n’est donc pas la même chose que la charité.

 

 

2) Rom. 5, 5 : « La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. » Le don du Saint-Esprit précède donc la charité comme la cause précède l’effet. Or l’Esprit Saint est donné quant à l’un de ses dons. Il y a donc en nous un don qui précède la charité ; et ce ne semble pas être autre chose que la grâce. La grâce est donc autre chose que la charité.

 

 

3) La grâce est toujours en son acte, car elle rend toujours l’homme agréé ; mais la charité n’est pas toujours en son acte, car celui qui a la charité n’aime pas toujours actuellement. La charité n’est donc pas la grâce.

 

 

4) La charité est un certain amour. Or c’est par l’amour que nous sommes aimants. C’est donc proprement par la charité que nous sommes aimants. Or nous ne sommes pas agréables à Dieu parce que nous sommes aimants, mais c’est plutôt le contraire ; car nos actes ne sont pas la cause de la grâce, mais c’est l’inverse. La grâce, par laquelle nous sommes agréables à Dieu, est donc autre chose que la charité.

 

 

5) Ce qui est commun à plusieurs, n’est pas en l’un d’eux à cause d’une chose qui lui soit propre. Or produire un acte méritoire est commun à toute vertu. Cela ne convient donc à aucune en ce qu’elle a de propre ; à la charité non plus, par conséquent. Cela lui convient donc sous un rapport commun à elle et aux autres vertus. Or l’acte méritoire a lieu par la grâce. La grâce implique donc quelque chose de commun à la charité et aux autres vertus. Mais pas commun par prédication, semble-t-il, car dans ce cas, il y aurait autant de grâces qu’il y a de vertus. Cette chose est donc commune à la façon d’une cause ; et ainsi, la grâce est, par essence, autre que la charité.

 

 

6) La charité perfectionne l’âme relativement à l’objet aimable. Or la grâce n’impli­que pas de rapport à un objet – puisqu’elle n’implique pas non plus de rapport à un acte – mais à un certain être, à savoir, être agréable à Dieu. La grâce n’est donc pas la charité.

 

Réponse :

 

Certains disent que la grâce est, par essence, identique à la vertu quant à la réalité, mais qu’elle en diffère quant à la notion, si bien qu’on appelle cette réalité « vertu » en ce sens qu’elle perfectionne l’acte, mais « grâce » en ce sens qu’elle rend l’homme et son acte agréables à Dieu ; et parmi les vertus, la charité surtout est grâce, selon eux. D’autres disent au contraire que la charité et la grâce diffèrent par essence, et qu’aucune vertu n’est grâce par essence ; et cette opinion semble plus raisonnable.

 

 

En effet, les fins des diverses natures étant différentes, l’obtention d’une fin dans les réalités naturelles exige au préalable trois choses : une nature proportionnée à cette fin, une inclination vers cette fin, inclination qui est l’appétit naturel de la fin, et un mouvement vers la fin ; par exemple, il est clair qu’il y a dans la terre une certaine nature par laquelle il lui convient d’être au centre ; et de cette nature s’ensuit une inclination vers le lieu central, inclination qui lui fait rechercher naturellement un tel lieu, puisque c’est par violence qu’elle est tenue éloignée de ce lieu ; et c’est pourquoi, en l’absence d’empêchement, elle se meut toujours vers le bas. Quant à l’homme, par sa nature, il est proportionné à une certaine fin, dont il a un appétit naturel ; et il peut agir par ses puissances naturelles pour obtenir cette fin, laquelle est une contem­plation des réalités divines telle qu’elle est possible à l’homme suivant le pouvoir de la nature, et c’est en elle que les philosophes ont placé l’ultime félicité de l’homme.

 

 

Mais il est une fin à laquelle l’homme est préparé par Dieu et qui dépasse la proportion de la nature humaine, à savoir la vie éternelle, qui consiste dans la vision de Dieu dans son essence, vision qui excède la proportion de n’importe quelle nature créée, étant connaturelle à Dieu seul. Il est donc nécessaire que quelque chose soit donné à l’homme pour permettre non seulement qu’il opère en vue de la fin, ou que son appétit soit incliné vers cette fin, mais aussi que la nature même de l’homme soit élevée à une certaine dignité en conséquence de laquelle une telle fin lui soit appropriée : et pour cela, la grâce est donnée ; pour incliner la volonté vers cette fin, c’est la charité qui est donnée, et pour exécuter les œuvres par lesquelles on acquiert la fin susdite sont données les autres vertus.

 

Voilà pourquoi, de même que, dans les réa­lités naturelles, la nature elle-même est autre chose que l’inclination de la nature et que son mouvement ou son opération, de même, dans les réalités gratuites, la grâce est autre chose que la charité et que les autres vertus. Et que cette comparaison soit correctement conçue, c’est ce que montre clairement Denys au deuxième chapitre de la Hiérarchie céleste, où il dit que l’on ne peut avoir une opération spirituelle que si l’on reçoit d’abord l’être spirituel, tout comme on ne peut avoir l’opération d’une nature qu’en ayant d’abord l’être dans cette nature.

 

Réponse aux objections :

 

1° Dieu aime ceux qui l’aiment, non cependant en sorte que l’amour de ceux qui l’aiment soit la raison pour laquelle il aime lui-même, mais c’est plutôt l’inverse.

 

 

 

2° Il est dit que la foi est une grâce prévenante, en tant que l’effet de la grâce prévenante apparaît en premier dans le mouvement de foi.

 

3° Toute la Trinité habite en nous par la grâce, mais l’inhabitation peut être appropriée spécialement à une Personne suivant quelque autre don spécial qui a une ressemblance avec la Personne elle-même, en raison de quoi on dit que la Personne est envoyée.

 

 

4° La charité ne suffirait pas pour mériter le bien éternel, si l’on ne présupposait l’ido­néité de celui qui mérite, laquelle a lieu par la grâce ; autrement, en effet, notre amour ne serait pas digne d’une telle récompense.

 

 

5° Il n’est pas gênant qu’une chose soit première quant à la réalité, et cependant seconde dans la notion de quelque nom ; ainsi, la cause de la santé est dans le sujet de la santé avant la santé elle-même, et cependant le terme de « sain » signifie celui qui a la santé avant de signifier la cause de la santé. Semblablement, bien que l’amour dont Dieu nous aime soit antérieur à l’amour dont nous l’aimons, cependant il entre d’abord dans la notion de la charité qu’elle nous rende Dieu cher, et ensuite qu’elle nous rende chers à Dieu ; en effet, le premier appartient à l’amour en tant qu’amour, mais non le second.

 

 

 

6° Que seule la charité distingue les fils de la perdition des fils du royaume, cela lui convient parce qu’elle ne peut pas être informe, comme peuvent l’être les autres vertus ; cela n’exclut donc pas la grâce, par laquelle la charité elle-même est formée.

 

7° La grâce est dans la première espèce de qualité, encore qu’elle ne puisse pas être appelée proprement habitus, car elle n’est pas immédiatement ordonnée à l’acte, mais à un certain être spirituel qu’elle produit dans l’âme, et elle est comme une disposition relative à la gloire, qui est la grâce consommée. Cependant, on ne trouve rien de semblable à la grâce dans les accidents de l’âme que les philosophes ont connus, car les philosophes n’ont connu que les accidents de l’âme qui sont ordonnés aux actes proportionnés à la nature humaine.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Nous accordons les autres arguments, quoique certains d’entre eux ne concluent pas rigoureusement.

 

Et videtur quod sic.

 

Gratia enim gratum faciens in nobis est illud Dei donum per quod accepti sumus ei. Hoc autem est per caritatem : Prov. VIII, 17 : ego diligentes me diligo. Ergo gratia gratum faciens est idem quod caritas.

 

Praeterea, Augustinus [Enchir., cap. 106] dicit, quod illud Dei beneficium quo voluntas hominis praeparatur et praevenitur, est fides : non tamen informis, sed formata, quae est per caritatem. Cum ergo illud beneficium sit gratia gratum faciens, videtur quod caritas sit ipsa gratia.

 

Praeterea, ad hoc spiritus sanctus mittitur invisibiliter ad aliquem ut ipsum inhabitet. Ergo secundum idem donum mittitur et inhabitat. Dicitur autem mitti secundum donum caritatis, sicut filius secundum donum sapientiae, propter similitudinem horum donorum ad personas ; dicitur vero inhabitare animam spiritus sanctus per gratiam. Ergo gratia est idem quod caritas.

 

Praeterea, illud donum est gratia per quod digni reddimur ad vitam aeternam habendam. Sed per caritatem redditur quis dignus vita aeterna, ut patet Ioan. XIV, 21 [et 23] : si quis diligit me diligetur a patre meo ; et ego diligam eum, et manifestabo ei meipsum ; in qua manifestatione vita aeterna consistit. Ergo caritas est idem quod gratia.

 

Praeterea, de ratione caritatis duo possunt intelligi : scilicet quod per eam homo sit Deo carus, et quod per eam homo habeat Deum carum. Per prius autem est de ratione caritatis quod homo sit Deo carus, quam quod habeat Deum carum, ut patet I Ioan. IV, 10 : non quasi nos dilexerimus Deum, sed quoniam ipse prior dilexit nos. Sed haec est ratio gratiae, ut per eam aliquis sit habitu Deo gratus. Ergo, cum idem sit esse Deo carum quod Deo gratum, videtur quod idem sit gratia quod caritas.

 

 

 

Praeterea, Augustinus [De Trin. XV, 18] dicit, quod sola caritas est quae dividit inter filios regni et filios perditionis ; cetera enim dona sunt bonis malisque communia. Sed gratia gratum faciens distinguit inter filios perditionis et regni, nec est nisi in bonis. Ergo est idem quod caritas.

 

Praeterea, gratia gratum faciens, cum sit quoddam accidens, non potest esse nisi in genere qualitatis, nec nisi in prima specie, quae est habitus vel dispositio : et cum non sit scientia, non videtur esse aliud quam virtus ; nec aliqua virtus potest dici gratia, nisi caritas, quae est forma virtutum. Ergo gratia est caritas.

 

 

 

Sed contra. Nihil praevenit seipsum. Sed gratia praevenit caritatem, ut Augustinus dicit in II de Praedestinatione sanctorum [De dono pers., cap. 16]. Ergo gratia non est idem quod caritas.

 

Praeterea, Roman. V, 5 : caritas Dei diffusa est in cordibus nostris per spiritum sanctum, qui datus est nobis. Ergo datio spiritus sancti praecedit caritatem sicut causa effectum. Sed spiritus sanctus datur secundum aliquod donum suum. Ergo aliquod donum est in nobis quod praecedit caritatem ; et hoc non videtur esse aliud quam gratia. Ergo gratia est aliud quam caritas.

 

Praeterea, gratia semper est in suo actu, quia semper facit hominem gratum ; caritas vero non semper est in suo actu ; non enim semper habens caritatem actu diligit. Ergo caritas non est gratia.

 

Praeterea, caritas quaedam dilectio est. Dilectio autem est secundum quam diligentes sumus. Ergo caritas proprie est secundum quam diligentes sumus. Sed non secundum hoc sumus Deo accepti quod sumus diligentes, sed potius e converso ; actus enim nostri non sunt causa gratiae, sed e converso. Ergo gratia, per quam sumus Deo accepti, est aliud quam caritas.

 

Praeterea, quod pluribus commune est, non inest alicui eorum ratione alicuius quod sit sibi proprium. Sed producere actum meritorium est commune omni virtuti. Ergo nulli convenit, secundum quod est ei proprium ; et ita nec caritati. Convenit ergo ei secundum aliquid commune sibi et omnibus virtutibus. Sed actus meritorius est a gratia. Ergo gratia dicit aliquid commune caritati et aliis virtutibus. Sed non commune per praedicationem, ut videtur : quia sic essent tot gratiae quot sunt virtutes. Ergo est commune per modum causae : et sic gratia est aliud per essentiam a caritate.

 

Praeterea, caritas perficit animam in ordine ad obiectum diligibile. Sed gratia non importat respectum ad aliquod obiectum, quia nec ad actum ; sed ad quoddam esse, scilicet esse gratum Deo. Ergo gratia non est caritas.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod quidam dicunt, quod gratia est idem per essentiam quod virtus secundum rem ; differt autem secundum rationem, ut virtus dicatur secundum quod perficit actum, gratia autem dicatur secundum quod facit hominem et eius actum Deo acceptum : et inter alias virtutes praecipue caritas est gratia secundum eos. Alii vero dicunt e contrario, quod caritas et gratia per essentiam differunt, nec aliqua virtus est gratia per essentiam : et haec opinio rationabilior videtur.

Cum enim diversarum naturarum diversi sint fines, ad consecutionem alicuius finis in rebus naturalibus tria praeexiguntur : scilicet natura proportionata ad finem illum ; et inclinatio ad finem illum, quae est naturalis appetitus finis ; et motus in finem. Sicut patet quod in terra est natura quaedam, per quam sibi competit esse in medio ; et hanc naturam sequitur inclinatio in locum medium, secundum quam appetit naturaliter talem locum, cum extra ipsum per violentiam detinetur ; et ideo, nullo prohibente, semper deorsum movetur. Homo autem secundum naturam suam proportionatus est ad quemdam finem, cuius habet naturalem appetitum ; et secundum naturales vires operari potest ad consecutionem illius finis : qui finis est aliqua contemplatio divinorum, qualis est homini possibilis secundum facultatem naturae, in qua philosophi ultimam hominis felicitatem posuerunt.

Sed est aliquis finis ad quem homo a Deo praeparatur, naturae humanae proportionem excedens, scilicet vita aeterna, quae consistit in visione Dei per essentiam, quae excedit proportionem cuiuslibet naturae creatae, soli Deo connaturalis existens. Unde oportet quod homini detur aliquid, non solum per quod operetur ad finem, vel per quod inclinetur eius appetitus in finem illum, sed per quod ipsa natura hominis elevetur ad quamdam dignitatem, secundum quam talis finis sit ei competens : et ad hoc datur gratia ; ad inclinandum autem affectum in hunc finem datur caritas ; ad exequendum autem opera quibus praedictus finis acquiritur, dantur aliae virtutes.

 

Et ideo, sicut in rebus naturalibus est aliud natura ipsa quam inclinatio naturae, et eius motus vel operatio ; ita et in gratuitis est aliud gratia a caritate, et a ceteris virtutibus. Et quod haec comparatio sit recte accepta, patet per Dionysium in cap. II Cael. Hierarch. [pars 1, § 1] ; ubi dicit, quod non potest aliquis habere spiritualem operationem, nisi prius esse spirituale accipiat ; sicut nec operationem alicuius naturae, nisi prius habeat esse in natura illa.Ad primum ergo dicendum, quod Deus diligit diligentes se ; non tamen ita quod dilectio se diligentium sit ratio quare ipse diligat ; sed potius e converso.

 

 

Ad secundum dicendum, quod fides dicitur esse gratia praeveniens, in quantum in motu fidei primo apparet gratiae praevenientis effectus.

 

Ad tertium dicendum, quod tota Trinitas in nobis habitat per gratiam ; sed specialiter alicui personae appropriari potest inhabitatio per aliquod aliud speciale donum, quod habet similitudinem cum ipsa persona, ratione cuius persona mitti dicitur.

 

Ad quartum dicendum, quod caritas non sufficeret ad merendum bonum aeternum, nisi praesupposita idoneitate merentis, quae est per gratiam ; aliter enim dilectio nostra non esset tanto praemio condigna.

 

Ad quintum dicendum, quod non est inconveniens, aliquid esse prius secundum rem, quod tamen posterius est de ratione alicuius nominis ; sicuti prius est causa sanitatis quam ipsa sanitas in sanitatis subiecto ; et tamen sanum per prius significat habentem sanitatem quam sanitatis causam. Similiter, quamvis prius sit divina dilectio qua Deus nos diligit, dilectione qua nos eum diligimus ; tamen de ratione caritatis per prius est quod Deum faciat nobis carum quam quod nos Deo caros faciat : primum enim pertinet ad dilectionem in quantum est dilectio, non autem secundum.

 

Ad sextum dicendum, quod hoc quod caritas sola distinguat inter filios perditionis et regni, convenit ei in quantum non potest esse informis, sicut aliae virtutes : unde per hoc non excluditur gratia, qua ipsa caritas formatur.

Ad septimum dicendum, quod gratia est in prima specie qualitatis, quamvis non proprie possit dici habitus, quia non immediate ordinatur ad actum, sed ad quoddam esse spirituale quod in anima facit, et est sicut dispositio quae est respectu gloriae, quae est gratia consummata. Nihil tamen simile gratiae in accidentibus animae quae philosophi sciverunt, invenitur : quia philosophi non cognoverunt nisi illa animae accidentia quae ordinantur ad actus naturae humanae proportionatos.

 

 

Alia concedimus, quamvis quaedam eorum non recte concludant.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 3 - UNE CRÉATURE PEUT-ELLE ÊTRE CAUSE DE GRÂCE ?

(Tertio quaeritur utrum aliqua creatura possit esse causa gratiae.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° En Jn 20, 23, le Seigneur dit à ses disciples : « Les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez. » Cela montre clairement que les hommes peuvent remettre les péchés. Or les péchés ne sont remis que par grâce. Les hommes peuvent donc conférer la grâce.

 

2° Denys dit au treizième chapitre de la Hiérarchie céleste que, de même que les corps plus proches du soleil reçoivent de lui la lumière et la diffusent sur les autres corps, de même les substances qui approchent Dieu reçoivent plus pleinement sa lumière et la transmettent aux autres. Or la lumière divine est la grâce. Certaines créatures qui reçoivent plus pleinement la grâce peuvent donc la transmettre aux autres.

 

3° Le bien, selon Denys, est diffusif de soi. Ce qui a plus de bien a donc plus de diffusion. Or les formes spirituelles ont plus de bien que les corporelles, étant plus proches du souverain bien. Puis donc que les formes corporelles existant dans des créatures sont le principe de leur propre communication dans la ressemblance de l’espèce, à bien plus forte raison celui qui a la grâce pourra-t-il causer la grâce en autrui.

4° De même que la volonté est perfectionnée par la lumière divine de la grâce, de même l’intelligence est perfectionnée par la lumière de la vérité. Or une créature peut procurer à une autre la lumière de l’intel­ligence : cela ressort de ce que, suivant Denys, les anges supérieurs illuminent les inférieurs ; et cette illumination est même, selon lui, « une assomption de la science divine ». La créature rationnelle peut donc procurer la grâce aux autres.

 

 

5° Le Christ, dans sa nature humaine, est notre tête. Or il appartient à la tête de diffuser vers les membres les sens et les mouvements. Le Christ, dans sa nature humaine, répand donc vers les membres du Corps mystique les sens et les mouvements spirituels – par lesquels il faut entendre les grâces, suivant saint Augustin.

 

 

6° [Le répondant] disait que le Christ, dans sa nature humaine, a répandu la grâce sur les hommes par le ministère. En sens contraire : le Christ, au-dessus de tous les autres, est lui seul le chef de l’Église. Or il convient aux autres ministres de l’Église d’agir par mode de ministère pour conférer la grâce. Il ne suffit donc pas, pour accomplir la notion de chef, qu’il répande la grâce par mode de ministère.

 

7° La mort et la Résurrection du Christ lui conviennent dans sa nature humaine. Or, comme dit la Glose à propos de ce passage du psaume 29, v. 6 : « les pleurs se répandront le soir », la Résurrection du Christ « est la cause de la résurrection de l’âme dans le présent et du corps dans le futur » ; et la résurrection de l’âme dans le présent a lieu par la grâce ; le Christ dans sa nature humaine est donc cause de la grâce.

 

 

 

8° La forme substantielle qui donne l’être et la vie est plus noble que n’importe quelle forme accidentelle. Or quelque agent créé a pouvoir sur la forme substantielle qui donne l’être et la vie, à savoir la forme végétative et sensitive. Donc à bien plus forte raison quelque agent créé a-t-il pouvoir sur la forme accidentelle qu’est la grâce.

 

9° [Le répondant] disait que, si la créature ne peut causer la grâce, c’est parce que, n’étant pas tirée de la puissance de la matière, la grâce n’advient que par création ; or créer est propre à la puissance infinie, à cause de la distance infinie entre l’étant et le néant ; et ainsi, cela ne peut convenir à aucune créature. En sens contraire : il est impossible de franchir les infinis. Or il se trouve que la distance qui est entre l’étant et le néant est franchie, car la créature tomberait par elle-même dans le néant, si elle n’était tenue par la main du Créateur, suivant saint Grégoire. Il n’y a donc pas une distance infinie entre l’étant et le néant.

 

10° Pouvoir créer la grâce implique une puissance non pas absolument infinie, mais infinie seulement d’un certain point de vue ; et en voici une preuve : si nous disions que Dieu ne peut rien faire d’autre que la grâce, nous ne dirions pas qu’il a une puissance absolument infinie. Or il n’est pas aberrant que soit conférée à une créature une puissance infinie d’un certain point de vue, car la grâce elle-même a, d’une certaine façon, une puissance infinie, en tant qu’elle unit au bien infini. Rien n’empêche donc que la créature ait la puissance de causer la grâce.

 

11° Il appartient à la gloire d’un roi qu’il ait à son service des soldats puissants et valeureux. Il appartient donc à la gloire de Dieu que ceux qui lui sont soumis soient d’un grand pouvoir. Si donc on affirme qu’un saint peut conférer la grâce, ce n’est en rien préjudiciable à la gloire divine.

 

 

12° Il est dit en Rom. 3, 22 : « justice de Dieu par la foi en Jésus-Christ ». Or, comme il est dit en Rom. 10, 17, « la foi vient de ce qu’on entend, et l’on entend parce que la parole du Christ a été prêchée ». Puis donc que la parole du Christ vient du prédicateur, il semble que la grâce, ou la justice, vienne du prédicateur de la foi.

 

13° Chacun peut donner à autrui ce qui est sien. Or la grâce, ou le Saint-Esprit, appartient à quelque homme, car elle lui est donnée. Quelqu’un peut donc donner la grâce ou le Saint-Esprit à autrui.

 

14° Personne ne doit rendre compte de ce qui n’est pas en son pouvoir. Or les prélats de l’Église doivent rendre compte des âmes de leurs subordonnés ; Hébr. 13, 17 : « Ce sont eux qui veillent pour le bien de vos âmes comme devant en rendre compte. » Les âmes des subordonnés sont donc au pouvoir des prélats, en sorte qu’ils peuvent les justifier par la grâce.

 

 

15° Les ministres de Dieu sont plus agréables à Dieu que les ministres d’un roi temporel ne sont agréables à ce roi. Or les ministres du roi peuvent procurer à quelqu’un la grâce du roi. Les ministres de Dieu peuvent donc procurer la grâce.

 

16° « Tout ce qui est cause de la cause, est cause de l’effet. » Or le prêtre est cause de l’imposition des mains, qui est cause de ce que le Saint-Esprit soit donné ; Act. 8, 17 : « Ils leur imposaient les mains, et ils recevaient le Saint-Esprit. » Le prêtre est donc cause de la grâce, en laquelle le Saint-Esprit est donné.

 

 

17° Toute puissance communicable à la créature lui a été communiquée, car si Dieu a pu et n’a pas voulu communiquer, c’est qu’il était jaloux ; ainsi saint Augustin argumente-t-il pour prouver l’égalité du Fils. Or le pouvoir de conférer la grâce fut communicable à la créature, comme dit le Maître au quatrième livre, dist. 5. Le pouvoir de conférer la grâce a donc été communiqué à quelque créature.

 

 

 

18° Selon Denys, la loi de la divinité est que, par les êtres de rang moyen, les derniers soit ramenés à Dieu. Or le retour de la créature rationnelle vers Dieu a lieu surtout par la grâce. C’est donc par les créatures rationnelles supérieures que les inférieures obtiennent la grâce.

 

 

19° Chasser le principal est plus que chasser l’accessoire. Or aux hommes a été donné le pouvoir d’expulser les démons, qui sont pour nous la cause de la méchanceté, comme cela est clair en Lc 10, 17 et en Mt 10, 8. Aux hommes a donc été donné le pouvoir de chasser les péchés, et ainsi, de conférer la grâce.

 

20° [Le répondant] disait qu’il fait cela par ministère seulement. En sens contraire : Le prêtre du Nouveau Testament est supérieur au prêtre de la loi ancienne. Or le prêtre de la loi ancienne agit par mode de ministère. Le prêtre du Nouveau Testament a donc quelque chose de plus que le ministère.

 

21° L’âme vit de la vie de nature et de la vie de la grâce. Or elle communique la vie de nature à autre chose : au corps. Elle peut donc aussi communiquer à autrui la vie de la grâce.

 

22° La faute et la grâce sont contraires. Or l’âme peut être pour elle-même cause de faute. Elle peut donc être pour elle-même cause de grâce.

 

23° L’homme est appelé microcosme, en tant qu’il porte en soi une ressemblance du macrocosme. Or, dans le macrocosme, un effet spirituel, à savoir l’âme sensitive et végétative, vient de quelque créature. Donc, dans le microcosme aussi, c’est-à-dire dans l’homme, l’effet spirituel qu’est la grâce vient de quelque créature.

 

 

24° Selon le Philosophe au quatrième

livre des Météorologiques, chaque chose est

parfaite lorsqu’elle peut faire une autre chose semblable à elle ; et il parle de la perfection de la nature. Or la perfection de la grâce est plus grande que celle de la nature. Un homme ayant la perfection de la grâce peut donc établir autrui en la grâce.

 

 

25° L’action de la forme est attribuée à ce qui a la forme ; par exemple chauffer, qui est l’acte de la chaleur, est attribué au feu. Or justifier est l’acte de la justice. On doit donc l’attribuer au juste. Or la justification n’a lieu que par la grâce. Le juste peut donc, lui aussi, donner la grâce.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit au quinzième livre sur la Trinité que les hommes saints ne peuvent pas donner le Saint-Esprit. Or, dans le don de la grâce, l’Esprit Saint est donné. L’homme saint ne peut donc pas donner la grâce.

 

 

2) Si l’homme ayant la grâce peut donner la grâce à autrui, ce n’est pas en la créant en lui à partir de rien, car créer n’appartient qu’à Dieu ; ni non plus en donnant généreusement quelque chose de la grâce que lui-même a, car alors sa grâce diminuerait, et il serait moins agréable à Dieu parce qu’il fait une œuvre agréable à Dieu, ce qui est aberrant. L’homme ne peut donc en aucune façon donner la grâce à autrui.

 

 

3) Anselme prouve en son livre Pourquoi un Dieu-homme que la réparation du genre humain ne pouvait se faire par un ange, car alors l’homme serait redevable de son salut à un ange, et ne pourrait aucunement parvenir à l’égalité avec l’ange. Or le salut de l’homme se réalise par la grâce. Le même inconvénient s’ensuivrait donc, si l’ange donnait la grâce à l’homme. Et bien moins encore l’homme donne-t-il la grâce à l’homme. Aucune créature ne peut donc donner la grâce.

 

4) Selon saint Augustin, il est plus grand de justifier un impie que de créer le ciel et la terre. Or c’est par la grâce que l’impie est justifié. Puis donc qu’aucune créature ne peut créer le ciel et la terre, aucune ne pourra non plus conférer la grâce.

 

 

5) Toute action a lieu par une union entre l’agent et le patient. Or aucune créature ne pénètre dans l’esprit, en lequel est la grâce. Aucune créature ne peut donc conférer la grâce.

 

Réponse :

 

Il faut accorder sans réserve qu’aucune créature ne peut créer la grâce par mode d’efficience, quoiqu’une créature puisse exercer un ministère ordonné à la réception de la grâce. Et il y a trois raisons à cela.

 

 

La première se prend de la condition de la grâce elle-même. En effet, comme on l’a dit, la grâce est une certaine perfection qui élève l’âme à un certain être surnaturel ; or aucun effet surnaturel ne peut venir d’une créature, pour deux raisons. D’abord, parce que promouvoir une réalité au-delà de son état de nature n’appartient qu’à celui qui a le privilège de fixer et de déterminer les degrés de la nature ; or il est assuré que cela est propre à Dieu seul. Ensuite, parce qu’une vertu créée n’agit que si l’on

présuppose la puissance de la matière,

ou de quelque chose qui en tienne lieu.

Or la puissance naturelle de la créature

ne s’étend pas au-delà des perfections

naturelles ; par conséquent, une créature ne peut effectuer aucune opération surnaturelle. Et de là vient que les miracles ne se produisent que par l’action de la puissance divine, quoiqu’une créature coopère à l’accomplissement du miracle, que ce soit en priant ou bien en exerçant un ministère en quelque autre façon. Et pour cette raison, aucune créature ne peut causer la grâce par mode d’efficience.

 

La deuxième raison se prend de l’opération de la grâce. Car, par la grâce, la volonté de l’homme est changée : en effet, c’est elle qui prépare la volonté de l’homme à vouloir le bien, suivant saint Augustin. Or changer la volonté est propre à Dieu seul, quoique l’on puisse en quelque façon changer l’intel­ligence d’autrui. Et la raison en est la suivante : puisque les principes d’un acte sont la puissance et l’objet, l’acte d’une puissance peut être changé de deux façons. D’abord du côté de la puissance, lorsque quelqu’un opère dans la puissance elle-même ; ce qui n’appartient qu’à Dieu pour les puissances qui ne sont pas liées à des organes, c’est-à-dire l’intelligence et la volonté ; car, dans les autres puissances, un autre peut agir en quelque façon par accident, en tant qu’il a une action sur les organes. Ensuite du côté de l’objet, c’est-à-dire en employant un objet qui meuve la puissance. Or l’objet ne meut pas la volonté par nécessité, sauf ce qui est naturellement voulu, comme la béatitude ou quelque chose de ce genre, qui est proposé à la volonté par Dieu seul. Quant aux autres objets, ils ne meuvent pas la volonté par nécessité. L’intelligence, elle, est mue par nécessité non seulement par les premiers principes connus naturellement, mais aussi, à cause de leur nécessaire relation aux principes, par les conclusions qui ne sont pas connues naturellement ; mais cette relation nécessaire ne se trouve pas entre la volonté des autres biens et le bien désiré naturellement, puisque l’on peut parvenir de multiples façons – du moins d’après l’estimation que l’on en fait – à ce bien désiré naturellement. Une créature peut donc suffisamment mouvoir l’intelligence du côté de l’objet, mais non la volonté. Et du côté de la puissance, ni l’intelligence ni la volonté. Donc, parce que nulle créature ne peut changer la volonté, aucune créature ne pourra non plus conférer la grâce, par laquelle la volonté est changée.

La troisième raison se prend de la fin de la grâce elle-même. En effet, la fin est proportionnée au principe agent, attendu que la fin et le principe de tout l’univers sont une seule chose. Voilà pourquoi, de même que la première action par laquelle les réalités sont produites à l’existence, c’est-à-dire la création, vient de Dieu seul, qui est le principe premier et la fin ultime des créatures, de même la collation de la grâce, par laquelle l’esprit rationnel est immédiatement uni à la fin ultime, vient de Dieu seul.

 

Réponse aux objections :

 

1° Seul Dieu remet les péchés activement, comme on le voit clairement en Is. 43, 25 : « C’est moi-même qui efface vos iniquités pour l’amour de moi » ; quant aux hommes, on dit qu’ils les remettent par ministère.

 

 

2° Denys parle de la diffusion de la lumière divine par mode d’enseignement ; de la sorte, en effet, les anges inférieurs sont éclairés par les supérieurs, et c’est ce qu’il veut dire ici.

 

 

3° Ce n’est pas parce que la grâce manque de bonté que celui qui l’a ne peut pas la répandre sur autrui, mais c’est à cause de son excellence, et en même temps à cause de l’imperfection de celui qui l’a : car elle-même transcende l’état de la nature créée, et celui qui l’a ne la participe pas de manière assez parfaite pour pouvoir la communiquer.

 

4° Il n’en va pas de même de la volonté et de l’intelligence, pour la raison susmentionnée.

 

5° Le Christ, en tant que Dieu, infuse la grâce par mode d’efficience ; en tant qu’homme, par ministère ; c’est pourquoi il est dit en Rom. 15, 8 : « J’affirme, en effet, que le Christ a été ministre des circoncis, pour montrer la fidélité de Dieu et accomplir les promesses faites à leurs pères. »

 

 

6° Le Christ, dans sa nature humaine, est appelé chef de l’Église en comparaison des autres ministres, parce qu’il a eu un plus haut ministère que tous les autres, en tant que c’est par la foi en lui que nous sommes sanctifiés, par l’invocation de son nom que nous sommes imprégnés des sacrements, et par la vertu de sa Passion que toute la nature humaine est purifiée du péché de notre premier père ; et il y a de nombreuses autres choses de ce genre qui conviennent au Christ en particulier.

 

7° Comme dit saint Jean Damascène au troisième livre, l’humanité du Christ fut elle-même comme un certain instrument de la divinité ; voilà pourquoi ce qui appartient à l’humanité, comme la Résurrection, la Passion, etc., se rapporte de façon quasi instrumentale à l’effet de la divinité. Ainsi donc, la Résurrection du Christ ne cause pas en nous la résurrection spirituelle comme une cause agissant principalement, mais comme une cause instrumentale. Ou bien l’on peut dire qu’elle est la cause de notre résurrection spirituelle en tant que nous sommes béatifiés par la foi en lui. Ou bien encore, qu’elle est la cause exemplaire de la résurrection spirituelle, en tant qu’il y a dans la Résurrection du Christ elle-même une certaine ressemblance de notre résurrection spirituelle.

 

 

8° L’âme sensitive et l’âme végétative, pas plus que les autres formes naturelles, n’excèdent l’état de nature créée ; voilà pourquoi l’agent naturel, si l’on présuppose la puissance qui est dans la nature relativement à de telles formes, a en quelque façon pouvoir sur leur production ; mais il n’en va pas de même pour la grâce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

9° L’argumentation [du répondant] n’est pas tout à fait suffisante. Car être créé appartient proprement à la réalité subsistante,

à laquelle appartiennent proprement l’être et le fieri ; mais les formes non subsis­tantes, soit substantielles soit accidentelles, ne sont pas proprement créées, mais concréées, de même qu’elles n’ont pas l’être par elles-mêmes, mais dans autre chose ; et bien qu’elles n’aient pas de matière ex qua, qui soit une partie d’elles, elles ont cependant une matière in qua, dont elles dépendent, et par la mutation de laquelle elles sont produites en l’être ; en sorte que leur fieri est proprement la transmutation de leurs sujets ; par conséquent, à cause de la matière in qua, elles ne sont pas proprement créées. Mais il en va autrement de l’âme rationnelle, qui est une forme subsistante ; aussi être créée lui convient-il proprement.

 

Cependant, si l’on se place dans l’hypothèse de cette argumentation, il faut résoudre l’objection en disant qu’elle conclut faux et faussement. En effet, il faut y répondre que la distance entre deux choses peut se comporter de trois façons. D’abord, elle peut être infinie des deux côtés ; par exemple, si l’une avait une blancheur infinie, et l’autre une noirceur infinie. Et c’est de cette façon qu’il y a une infinie distance entre l’être divin et le non-être absolu. Ensuite, elle peut être finie des deux côtés ; comme si l’une a une blancheur finie et l’autre une noirceur finie. Et c’est ainsi que l’être créé est distant du non-être relatif. Enfin, elle peut être finie d’un côté et infinie de l’autre ; comme si l’une avait une blancheur finie et l’autre une noirceur infinie. Et telle est la distance entre l’être créé et le non-être absolu ; car l’être créé est fini, mais le non-être absolu est infini, en tant qu’il excède tout manque pouvant être pensé. Cette distance peut donc être franchie du côté où elle est finie, en tant que l’être fini lui-même est soit acquis soit perdu ; mais non du côté où elle est infinie.10° Pouvoir causer la grâce relève d’une puissance absolument infinie, en tant que c’est le propre de la puissance qui institue la nature, et cette puissance est infinie ; aussi ces deux choses sont-elles incompatibles : pouvoir donner la grâce et ne pas pouvoir faire d’autres choses.

 

 

11° Il appartient à la gloire du roi que ses soldats aient une puissance de telle nature et de telle grandeur qu’elle ne les soustraie pas à la soumission au roi, et non une puissance qui les retirerait de sa sujétion. Or, par la puissance de conférer la grâce, la créature serait égalée à Dieu, puisqu’elle aurait une puissance infinie. Il y aurait donc atteinte à la gloire divine, si une créature avait une telle puissance.

 

 

12° Ce qu’on entend n’est pas la cause suffisante de la foi ; et la preuve en est que beaucoup entendent et ne croient pas. Mais la cause de la foi est Celui qui fait assentir le croyant aux choses qui sont dites. Or il n’est pas poussé à assentir par quelque nécessité de la raison, mais par la volonté ; voilà pourquoi l’homme qui annonce extérieurement ne cause pas la foi, mais c’est Dieu qui la cause, lui qui seul peut changer la volonté. Et il cause la foi chez le croyant en inclinant la volonté et en éclairant l’intelligence par la lumière de foi, afin qu’il ne s’oppose pas aux choses qui sont proposées par le prédicateur. Le prédicateur, lui, se comporte comme quelqu’un qui dispose extérieurement à la foi.

 

 

13° Ce qui est mien comme ma possession, je peux le donner à autrui, mais non ce qui est mien comme une forme inhérente : en effet, je ne peux pas donner à autrui ma couleur ou ma quantité. Or c’est ainsi que la grâce appartient à l’homme, et non de la première façon.

 

 

14° Bien que le prélat ne puisse pas donner la grâce à un subordonné, il peut cependant, en avertissant ou en corrigeant, coopérer à ce que la grâce soit donnée à quelqu’un, ou à ce que, une fois donnée, elle ne soit pas perdue ; et c’est sous ce rapport qu’il est tenu de rendre compte des âmes de ses subordonnés.

 

 

15° Les ministres du roi temporel ne procurent à quelqu’un la grâce du roi que par mode d’intercession. Et par conséquent, les ministres de Dieu peuvent procurer à un pécheur la grâce divine en l’obtenant par des prières, mais non en la causant de manière efficiente.

 

 

16° L’imposition de la main ne cause pas la venue de l’Esprit Saint, mais l’Esprit Saint survient en même temps que l’imposition de la main. C’est pourquoi, dans le texte, il n’est pas dit que les apôtres, en imposant les mains, donnaient le Saint-Esprit, mais qu’ils imposaient les mains et que les fidèles recevaient le Saint-Esprit. Cependant, si l’on dit que l’imposition des mains est en quelque façon la cause de la réception de l’Esprit Saint, comme les sacrements sont la cause de la grâce, ainsi qu’on le dira plus loin, alors l’imposition de la main aura cet effet non en tant qu’elle vient de l’homme, mais par institution divine.

 

 

17° L’opinion du Maître, ici, à savoir que le pouvoir de créer et de justifier peut être conféré à la créature, n’est pas soutenue communément ; encore que le Maître ne dise pas qu’à la créature peut être conféré le pouvoir de justifier par autorité, mais il dit seulement : par ministère. Et cependant, s’il est communicable à la créature, il ne s’ensuit pas qu’il soit communiqué. En effet, quand on dit que tout ce qui est communicable à la créature lui est communiqué, il faut l’entendre des choses que sa nature requiert, mais non de celles qui peuvent être ajoutées aux principes naturels par la seule libéralité divine ; à leur sujet, en effet, aucune jalousie n’ap­paraît si elles ne sont pas conférées. Aussi le cas n’est-il pas semblable pour le Fils, car il entre dans la notion de filiation que le fils ait la nature de celui qui engendre. Si donc Dieu le Père ne communiquait pas la plénitude de sa nature au Fils, il semblerait que cela tienne soit à de l’impuissance, soit à de la jalousie ; et surtout du point de vue de ceux qui disaient que le Père engendre le Fils par nécessité de nature.

 

 

18° La parole de Denys ne doit pas s’entendre en ce sens que les êtres inférieurs seraient unis à la fin ultime par la puissance des causes intermédiaires, mais en ce sens que les causes intermédiaires disposent à cette union, soit par illumination, soit par un quelconque autre ministère.

 

19° Ce pouvoir fut donné aux apôtres pour expulser les démons des corps, et il est certain que cela est moindre que chasser le péché de l’âme. En outre, il ne leur fut pas donné d’expulser les démons par leur propre puissance, mais par l’invocation du nom du Christ, en obtenant cela par la prière ; ce qui est dit en Mc 16, 14 le montre clairement : « en mon nom, ils chasseront les démons ».

 

 

20° Le prêtre de la loi ancienne n’agit pas même par mode de ministère pour la collation de la grâce, si ce n’est de façon éloignée, par l’exhortation et l’enseignement. En effet, les sacrements de la loi ancienne, dont il était le ministre, ne conféraient pas la grâce, comme la confèrent les sacrements de la loi nouvelle, dont le prêtre du Nouveau Testament est le ministre ; par conséquent, le sacerdoce nouveau est plus digne que l’ancien, comme le prouve l’Apôtre dans l’Épître aux Hébreux.

 

21° L’âme ne se rapporte pas de la même façon à la vie naturelle et à la vie de la grâce. En effet, elle se rapporte à la vie de la grâce comme ce qui vit par autre chose, mais à la vie de nature comme ce par quoi autre chose vit. Voilà pourquoi elle ne peut pas communiquer la vie de la grâce, mais elle reçoit cette vie communiquée ; en revanche, elle communique la vie de la nature, et cependant ne la communique qu’en tant qu’elle est formellement unie au corps. Or il n’est pas possible que l’âme soit formellement unie à une autre âme qui peut vivre de la vie de la grâce ; il n’en va donc pas de même.

 

22° Il n’est pas impossible qu’un agent agisse selon son espèce ou au-dessous ; mais rien ne peut agir au-dessus de son espèce. Or la grâce est au-dessus de la nature de l’âme ; mais la faute est soit au niveau de la nature, relativement à la partie animale, soit au-dessous de la nature, relativement à la raison ; il n’en va donc pas de même pour la faute et pour la grâce.

 

 

23° Dans le microcosme qu’est l’homme, un accident spirituel n’excédant pas la nature est causé en quelque façon par une puissance créée, à savoir, la science dans le disciple par le docteur ; mais non la grâce, car elle dépasse la nature. L’âme sensitive et végétative, elle, est contenue sous l’ordre naturel.

 

 

24° La perfection de la grâce est supérieure à la perfection de la nature du côté de la forme qui perfectionne, mais non du côté du perfectible. Car, d’une certaine façon, ce qui est naturel est possédé plus parfaitement que ce qui est au-dessus de la nature, en tant qu’il est proportionné à la puissance active naturelle, dont le don surnaturel excède la proportion ; voilà pourquoi elle ne peut pas transmettre un don surnaturel par sa propre puissance, quoiqu’elle puisse faire une chose semblable à elle dans la nature. Et cependant, cela n’est pas universellement vrai ; car les créatures plus parfaites ne peuvent pas faire une chose semblable à elles, comme le soleil ne peut pas produire un autre soleil, ni l’ange un autre ange ; mais cela est vrai seulement pour les créatures corruptibles, auxquelles une puissance générative a été procurée par Dieu, afin que l’être, qui ne peut être continué selon l’individu, soit continué selon l’espèce.

 

 

25° Il y a deux actes de la forme. L’un qui est l’opération, par exemple chauffer, et c’est un acte second ; et un tel acte de la forme est attribué au suppôt. L’autre acte de la forme est la détermination formelle de la matière, et c’est un acte premier, comme vivifier le corps est l’acte de l’âme ; et un tel acte n’est pas attribué au suppôt de la forme. Or c’est ainsi que justifier est l’acte de la justice ou de la grâce.

 

Et videtur quod sic.

 

Ioan. XX, 23, Dominus dixit discipulis suis : quorum remiseritis peccata, remittuntur eis. Ex quo patet quod homines possunt peccata remittere. Sed peccata non remittuntur nisi per gratiam. Ergo homines possunt gratiam conferre.

 

Praeterea, Dionysius dicit, XIII cap. Cael. Hierarch. [§ 3], quod sicut corpora soli propinquiora lumen ab eo recipiunt, et in alia corpora transfundunt ; ita substantiae Deo appropinquantes eius lumen plenius recipiunt, et aliis tradunt. Sed lumen divinum est gratia. Ergo creaturae quaedam plenius gratiam recipientes, possunt eam aliis tradere.

 

Praeterea, bonum, secundum Dionysium [cf. De div. nom. IV, 4], est diffusivum sui. Ergo quod plus habet de ratione boni, plus habet de ratione diffusionis. Sed formae spirituales plus habent de ratione boni quam corporales, utpote summo bono propinquiores. Cum ergo formae corporales in aliquibus creaturis existentes, sint principium suae communicationis in similitudine speciei, multo magis qui habet gratiam, poterit in alio gratiam causare.

 

Praeterea, sicut affectus perficitur divino lumine gratiae, ita intellectus perficitur lumine veritatis. Sed lumen intellectus una creatura potest alteri praebere ; quod patet ex hoc quod, secundum Dionysium [cf. De cael. hier., cap. 8, § 2], superiores Angeli inferiores illuminant : quae quidem illuminatio, secundum ipsum, est divinae scientiae assumptio. Ergo gratiam potest rationalis creatura aliis praebere.

 

Praeterea, Christus est caput nostrum, secundum humanam naturam. Sed capitis est sensus et motus in membra diffundere. Ergo Christus secundum humanam naturam diffundit spirituales sensus et motus, per quos gratiae intelliguntur, secundum Augustinum [Glossa P. Lombardi super Eph. I, 22, PL 192, 178 D], in membra corporis mystici.

Sed dicebat quod Christus secundum humanam naturam per ministerium gratiam in homines effudit. – Sed contra : Christus prae aliis omnibus singulariter est caput Ecclesiae. Sed per modum ministerii operari ad gratiae collationem convenit aliis Ecclesiae ministris. Ergo ad rationem capitis non sufficit quod gratiam infundat per modum ministerii.

 

Praeterea, mors et resurrectio Christi convenit ei secundum humanam na­turam. Sed sicut dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 294 D] super illud Psalm. XXIX, 6, ad vesperum demorabitur fletus, resurrectio Christi est causa resurrectionis animae in praesenti, et corporis in futuro ; resurrectio autem animae in praesenti est per gratiam. Ergo Christus secundum humanam naturam est causa gratiae.

 

Praeterea, forma substantialis quae dat esse et vivere, est nobilior forma accidentali qualibet. Sed aliquod agens creatum potest in formam sub­stantialem quae dat esse et vivere, scilicet vegetabilem et sensibilem. Ergo multo fortius potest in formam accidentalem quae est gratia.

 

Sed dicebat quod ideo gratiam creatura causare non potest, quia, cum non educatur de potentia materiae, non fit nisi per creationem : creare autem est infinitae potentiae, propter infinitam distantiam inter ens et nihil ; et sic nulli creaturae potest competere. – Sed contra : infinita non est pertransire. Sed distantiam quae est de ente in nihil, contingit pertransire : quia creatura per seipsam in nihilum decideret, nisi manu conditoris teneretur, secundum Gregorium [cf. Moral. XVI, 37]. Ergo inter ens et nihil non est infinita distantia.

 

 

Praeterea, posse creare gratiam non dicit potentiam infinitam simpliciter, sed solum secundum quid ; quod patet ex hoc quod, si diceremus Deum nihil aliud posse facere nisi gratiam, non diceremus eum potentiae infinitae simpliciter. Sed non est inconveniens quod alicui creaturae conferatur potentia infinita secundum quid, quia ipsa gratia habet quodammodo virtutem infinitam, in quantum infinito bono coniungit. Ergo nihil prohibet quin creatura habeat virtutem causandi gratiam.

 

Praeterea, ad gloriam regis pertinet quod habeat sub se potentes et virtuosos milites. Ergo ad gloriam Dei pertinet quod qui sunt ei subiecti, sint magnae potestatis. Si ergo ponatur quod aliquis sanctus possit conferre gratiam, in nullo praeiudicatur divinae gloriae.

 

Praeterea, Rom. III, 22, dicitur : iustitia autem Dei per fidem Iesu Christi. Sed, ut dicitur Rom. X, 17, fides ex auditu, auditus autem per verbum Christi. Cum ergo verbum Christi sit a praedicatore, videtur quod gratia, sive iustitia, sit a fidei praedicatore.

 

 

 

Praeterea, unusquisque potest alteri dare quod suum est. Sed gratia, sive spiritus sanctus, est alicuius hominis, quia ei datur. Ergo aliquis potest dare alteri gratiam, sive spiritum sanctum.

Praeterea, nullus debet reddere rationem de eo quod non est in potestate sua. Sed praelati Ecclesiae debent reddere rationem de animabus subditorum ; Hebr. XIII, 17 : ipsi enim pervigilant tamquam rationem reddituri pro animabus vestris. Ergo animae subditorum sunt in potestate praelatorum, ut eas per gratiam possint iustificare.

 

Praeterea, ministri Dei magis sunt accepti Deo quam ministri regis temporalis ipsi regi. Sed ministri regis possunt alicui gratiam regis conciliare. Ergo ministri Dei possunt gratiam conciliare.

 

Praeterea, quidquid est causa causae, est causa causati. Sed sacerdos est causa impositionis manuum, quae est causa quod spiritus sanctus detur ; Actuum VIII, 17 : imponebant manus super eos et accipiebant spiritum sanctum. Ergo sacerdos est causa gratiae, in qua spiritus sanctus datur.

 

Praeterea, omnis potestas communicabilis creaturae, ei communicata est : quia si Deus eam potuit et noluit communicare, fuit invidus : sicut Augustinus [cf. e. g. Cont. Maxim. II, 7 et 15] ad filii aequalitatem probandam argumentatur. Sed potestas conferendi gratiam fuit creaturae communicabilis, ut Magister dicit, 5 dist. IV libri [cap. 3]. Ergo potentia conferendi gratiam est communicata alicui creaturae.

 

Praeterea, secundum Dionysium

[De eccles. hier., cap. 5, pars 1, § 4], lex divinitatis est, per media, ultima in Deum reducere. Reductio autem creaturae rationalis in Deum est praecipue per gratiam. Ergo per superiores creaturas rationales, inferiores gratiam consequuntur.

 

Praeterea, magis est expellere principale quam accessorium. Sed hominibus data est potestas daemones expellendi, qui sunt nobis causa malitiae, ut patet Lucae X, 17 : et Matth. X, 8. Ergo hominibus data est potestas expellendi peccata, et ita conferendi gratiam.

 

Sed dicebat quod hoc facit per ministerium solum. – Sed contra : sacerdos evangelicus est potior sacerdote legali. Sacerdos autem legalis operatur per modum ministerii. Ergo sacerdos evangelicus habet aliquid plus quam ministerium.

 

Praeterea, anima vivit vita naturae, et vita gratiae. Sed vitam naturae communicat alteri, scilicet corpori. Ergo et vitam gratiae potest alteri communicare.

 

Praeterea, culpa et gratia sunt contraria. Sed anima potest sibi ipsi esse causa culpae. Ergo potest sibi esse causa gratiae.

 

Praeterea, homo dicitur minor mundus, in quantum in se gerit maioris mundi similitudinem. Sed in maiori mundo aliquis spiritualis effectus, scilicet anima sensibilis et vegetabilis, est ab aliqua creatura. Ergo et in minori mundo, id est in homine, effectus spiritualis gratiae est ab aliqua creatura.

 

Praeterea, secundum Philosophum

in IV Metheor. [cap. 3 (380 a 12)],

perfectum est unumquodque quando potest alterum sibi simile facere : et loquitur de perfectione naturae. Maior autem est perfectio gratiae quam naturae. Ergo habens perfectionem gratiae potest alterum in gratia constituere.

 

Praeterea, actio formae attribuitur habenti formam ; sicut calefacere, qui est actus caloris, attribuitur igni. Sed iustificare est actus iustitiae. Ergo attribuenda est iusto. Iustificatio autem non est nisi per gratiam. Ergo et iustus potest dare gratiam.

 

 

 

Sed contra. Est quod Augustinus dicit, libro XV de Trin. [cap. 26] : quod sancti viri non possunt dare spiritum sanctum. Sed in dono gratiae datur spiritus sanctus. Ergo homo sanctus non potest gratiam dare.

 

Praeterea, si habens gratiam alteri gratiam dare potest : hoc non est creando in eo gratiam ex nihilo, quia creare solius Dei est ; nec iterum de gratia quam ipse habet, aliquid largiendo, quia sic sua gratia minueretur, et esset minus acceptus Deo ex hoc quod facit opus Deo acceptum : quod est inconveniens. Ergo nullo modo homo alteri gratiam dare potest.

 

Praeterea, Anselmus probat in libro Cur Deus homo [I, 5], quod reparatio humani generis non poterat fieri per Angelum, quia sic esset suae salutis debitor Angelo, et nullo modo posset ad Angeli aequalitatem pervenire. Sed salus hominis est per gratiam. Ergo idem inconveniens sequeretur, si Angelus homini gratiam daret. Multo autem minus homo homini gratiam dat. Ergo nulla creatura potest gratiam dare.

 

Praeterea, secundum Augustinum [In Ioh. ev. tract. LXXII, n. 3], maius est iustificare impium quam creare caelum et terram. Sed per gratiam iustificatur impius. Cum igitur creare caelum et terram nulla creatura possit, nec gratiam conferre poterit.

 

Praeterea, omnis actio est per aliquam coniunctionem agentis ad patiens. Sed mentem, in qua est gratia, nulla creatura illabitur. Ergo nulla creatura potest gratiam conferre.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod simpliciter concedendum est, quod nulla creatura potest creare gratiam effective ; quamvis aliqua creatura possit aliquod ministerium adhibere ordinatum ad gratiae susceptionem. Cuius ratio triplex est.

Prima sumitur ex conditione ipsius gratiae. Gratia enim, ut dictum est [art. 1 huius quaest.], est quaedam perfectio elevans animam ad quoddam esse supernaturale : nullus autem effectus supernaturalis potest esse ab aliqua creatura, duplici ratione. Primo quidem, quia eius solius est rem ultra statum naturae promovere, cuius est gradus naturae statuere et limitare ; quod solius Dei constat esse. Secundo, quia nulla virtus creata agit nisi praesupposita potentia materiae, vel alicuius loco materiae. Potentia autem naturalis creaturae non se extendit ultra

perfectiones naturales ; unde nullam supernaturalem operationem aliqua creatura efficere potest. Et inde est quod miracula sola divina virtute agente fiunt, quamvis ad miraculi expletionem aliqua creatura cooperetur vel orando vel qualitercumque aliter ministerium adhibendo. Et propter hoc nulla creatura effective gratiam causare potest.

 

Secunda ratio sumitur ex operatione gratiae. Nam per gratiam voluntas hominis immutatur : ipsa enim est quae praeparat hominis voluntatem ut bonum velit, secundum Augustinum [Enchir., cap. 32]. Voluntatem autem immutare solius Dei est, quamvis aliquo modo aliquis possit intellectum alterius immutare. Quod ideo est, quia cum principium alicuius actus sit potentia et obiectum, dupliciter actus alicuius potentiae potest immutari. Uno modo ex parte potentiae, dum aliquis in ipsa potentia operatur : quod solius Dei est respectu potentiarum quae non sunt organis affixae, scilicet intellectus et voluntatis ; in aliis enim potentiis aliqualiter potest alius operari per accidens, secundum quod habet in organa actionem. Alio modo ex parte obiecti, adhibendo scilicet obiectum quod potentiam moveat. Voluntatem autem non movet obiectum de necessitate, nisi quod est naturaliter volitum, ut beatitudo, vel aliquid huiusmodi, quod voluntati a solo Deo proponitur. Alia vero obiecta voluntatem non ex necessitate movent. Sed intellectum movent ex necessitate non solum prima principia naturaliter cognita, sed conclusiones, quae non sunt naturaliter notae, propter necessariam habitudinem earum ad principia ; quae scilicet necessaria habitudo non invenitur ex parte voluntatis aliorum bonorum respectu boni naturaliter desiderati, cum multipliciter, saltem secundum existimationem, ad illud bonum naturaliter desideratum perveniri possit. Unde intellectum sufficienter aliqua creatura potest movere ex parte obiecti, non autem voluntatem. Ex parte vero potentiae, nec intellectum nec voluntatem. Quia ergo voluntatem nulla creatura immutare potest, nec gratiam, per quam voluntas immutatur, aliqua creatura conferre poterit.

Tertia ratio sumitur ex fine ipsius gratiae. Finis enim proportionatur principio agenti, eo quod finis et principium totius universi est unum ; et ideo, sicut prima actio, per quam res in esse exeunt, scilicet creatio, est a solo Deo, qui est creaturarum primum principium et ultimus finis ; ita gratiae collatio, per quam mens rationalis immediate ultimo fini coniungitur, a solo Deo est.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod solus Deus remittit peccata active, ut patet Isa. XLIII, vers. 25 : ego sum (…) qui deleo iniquitates tuas propter me ; homines autem dicuntur remittere ministerio.

 

 Ad secundum dicendum, quod Dionysius loquitur de transfusione divini luminis per modum doctrinae ; sic enim inferiores Angeli a superioribus illuminantur, quod ibi intendit.

 

 

Ad tertium dicendum, quod non est ex defectu bonitatis gratiae quin habens eam possit in alium diffundere ; sed est ex eius eminentia pariter et defectu habentis, quia ipsa transcendit statum naturae creatae, et habens eam non ipsam participat in tanta perfectione ut eam communicare possit.

 

Ad quartum dicendum, quod non est simile de voluntate et intellectu, ratione iam dicta [in corp. art.].

 

Ad quintum dicendum, quod Christus, secundum quod Deus, infundit gratiam effective : secundum quod homo, ministerio ; unde dicitur Rom. cap. XV, 8 : dico autem Christum Iesum ministrum fuisse circumcisionis, propter veritatem Dei, ad confirmandas promissiones patrum.

 

Ad sextum dicendum, quod ideo Christus secundum humanam naturam prae aliis ministris caput Ecclesiae dicitur, quia prae ceteris altius ministerium habuit, in quantum per fidem ipsius sanctificamur, et per invocationem nominis eius sacramentis imbuimur, et virtute passionis eius tota humana natura a peccato primi parentis purgatur : et multa alia huiusmodi sunt quae Christo singulariter conveniunt.

 

Ad septimum dicendum, quod, sicut dicit Damascenus III libro [De fide III, 15], ipsa Christi humanitas fuit quasi quoddam instrumentum divinitatis : et ideo quasi instrumentaliter ea quae sunt humanitatis, ut resurrectio, passio, et alia, ad effectum divinitatis se habent. Sic ergo resurrectio Christi non causat resurrectionem spiritualem in nobis quasi causa principaliter agens, sed sicut causa instrumentalis. Vel potest dici quod est causa nostrae resurrectionis spiritualis in quantum per eius fidem beatificamur. Vel potest dici quod est causa exemplaris resurrectionis spiritualis, in quantum in ipsa resurrectione Christi est quaedam similitudo nostrae spiritualis resurrectionis.

 

Ad octavum dicendum, quod anima sensibilis et vegetabilis non excedunt statum naturae creatae, sicut nec aliae formae naturales ; et ideo agens naturale, praesupposita potentia quae est in natura respectu huiusmodi formarum, potest aliquo modo in earum eductionem : non autem est simile de gratia, ut ex dictis [in corp. art.] patet.

 

Ad nonum dicendum, quod illa ratio non est usquequaque sufficiens. Nam creari proprie est rei subsistentis, cuius est proprie esse et fieri : formae autem non subsistentes, sive substantiales sive accidentales, non proprie creantur, sed concreantur : sicut nec esse habent per se, sed in alio : et quamvis non habeant materiam ex qua, quae sit pars eorum, habent tamen materiam in qua, a qua dependent, et per cuius mutationem in esse educuntur ; ut sic eorum fieri sit proprie subiecta eorum transmutari ; unde ratione materiae in qua non est proprie eorum creatio. Secus autem est de anima rationali, quae est forma subsistens ; unde proprie ei creari convenit.

 

 

 

Supposita tamen hac ratione, solvendum est argumentum, dicendo, quod falsum et falso concludit. Ad quod dicendum, quod duorum ad invicem distantia potest tripliciter se habere. Uno modo quod sit ex utraque parte infinita ; sicut si unus haberet albedinem infinitam, et alius infinitam nigredinem. Et hoc modo est infinita distantia inter esse divinum et non esse simpliciter. Alio modo ita quod sit ex utraque parte finita ; sicut cum unus habet albedinem finitam et alter nigredinem finitam. Et sic esse creatum a non esse secundum quid distat. Tertio modo ita quod sit ex una parte finita, et ex alia parte infinita ; ut si unus haberet albedinem finitam, et alius infinitam nigredinem. Et talis est distantia inter esse creatum, et non esse simpliciter ; quia esse creatum finitum est, non esse autem simpliciter est infinitum, in quantum omnem defectum qui cogitari potest, excedit. Haec ergo distantia transiri potest ex parte illa qua finita est ; in quantum ipsum esse finitum vel acquiritur vel perditur : non autem ex parte illa qua infinita est.

 

Ad decimum dicendum, quod posse causare gratiam pertinet ad potentiam simpliciter infinitam, in quantum est potentiae instituentis naturam, quae est infinita ; et ideo ista duo non sunt compossibilia, quod aliquis possit dare gratiam, et alia facere non possit.

 

Ad undecimum dicendum, quod ad gloriam regis pertinet potentia militum talis et tanta, quae eos ab eius subiectione non subtrahat ; non autem si per potentiam ab eius subiectione auferrentur. Per potentiam autem conferendi gratiam creatura Deo aequaretur utpote habens potentiam infinitam. Unde divinae gloriae derogaret, si aliqua creatura talem potentiam haberet.

 

Ad duodecimum dicendum, quod auditus non est causa sufficiens fidei ; quod patet ex hoc quod multi audiunt qui non credunt. Sed causa fidei est ille qui facit credentem assentire his quae dicuntur. Non autem ad assentiendum cogitur aliqua necessitate rationis, sed voluntate ; et ideo homo exterius annuntians non causat fidem, sed Deus, qui solus voluntatem potest mutare. Causat autem fidem in credente inclinando voluntatem, et illustrando intellectum lumine fidei, ut non repugnet his quae a praedicatore proponuntur. Praedicator autem se habet sicut disponens exterius ad fidem.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod illud quod meum est sicut possessio, possum alii dare : non autem quod meum est sicut forma inhaerens ; non enim dare colorem vel quantitatem meam alteri possum. Sic autem gratia hominis est, et non primo modo.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod praelatus quamvis non possit dare gratiam subdito, potest tamen cooperari ad hoc quod gratia alicui detur, vel data non perdatur, admonendo vel corrigendo ; et ratione huius, rationem reddere tenetur de animabus subditorum.

 

 

Ad decimumquintum dicendum, quod ministri regis temporalis non conciliant regis gratiam alicui nisi per modum intercessionis. Et sic ministri Dei possunt divinam gratiam alicui peccatori conciliare, precibus impetrando, non autem effective causando.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod manus impositio non causat spiritus sancti adventum ; sed simul cum manus impositione spiritus sanctus advenit. Unde non dicitur in textu, quod apostoli imponentes manus, darent spiritum sanctum, sed quod imponebant manus, et illi accipiebant spiritum sanctum. Si tamen impositio manuum dicatur aliquo modo causa acceptionis spiritus sancti per modum quo sacramenta sunt causa gratiae, ut post dicetur, hoc non habebit manus impositio in quantum est ab homine, sed ex institutione divina.

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod opinio Magistri non tenetur hic communiter, ut scilicet potestas creandi et iustificandi possit creaturae conferri ; quamvis etiam Magister non dicat quod potestas iustificandi per auctoritatem possit creaturae conferri, sed solum per ministerium. Nec tamen sequitur, si communicabilis est creaturae, quod sit communicata. Cum enim dicitur quod omne quod est creaturae communicabile, est ei communicatum, intelligendum est de illis quae natura eius requirit ; non autem de illis quae possunt esse naturalibus superaddita ex sola liberalitate divina ; de his enim non apparet invidia, si non conferantur : et ideo non est simile de filio. Nam de ratione filiationis est ut filius habeat naturam generantis. Unde, si Deus pater plenitudinem suae naturae filio non communicaret, videretur vel ad impotentiam vel ad invidiam pertinere ; et praecipue secundum eos qui dicebant, quod pater filium necessitate naturae generat.

 

Ad decimumoctavum dicendum, quod verbum Dionysii non est intelligendum quod infima fini ultimo coniungantur virtute causarum mediarum ; sed quia causae mediae disponunt ad hanc coniunctionem, vel per illuminationem, vel quocumque alio ministerio.

 

Ad decimumnonum dicendum, quod potestas illa data est apostolis ad expellendum daemones a corporibus, quod constat esse minus quam expellere peccatum ab anima. Nec iterum datum est eis ut propria virtute daemones expellerent, sed per invocationem nominis Christi impetrando per orationem : quod patet ex hoc quod dicitur Marc. XVI, 17 : in nomine meo daemonia eiicient.

 

Ad vigesimum dicendum, quod sacerdos legalis nec etiam per modum ministerii ad gratiae collationem operatur, nisi remote per exhortationem et doctrinam. Sacramenta enim veteris legis, quorum erat minister, gratiam non conferebant, sicut conferunt sacramenta novae legis, quorum est minister sacerdos evangelicus ; unde sacerdotium novum est dignius veteri, ut probat apostolus in epistola ad Hebr. [cap. 7 sqq.].

 

Ad vigesimumprimum dicendum, quod anima aliter se habet ad vitam naturalem, et ad vitam gratiae. Ad vitam enim gratiae se habet ut quod alio vivit : ad vitam vero naturae, ut quo aliud vivit. Et ideo vitam gratiae communicare non potest, sed communicatam recipit ; vitam vero naturae communicat, nec tamen eam communicat nisi in quantum formaliter corpori unitur. Non est autem possibile quod anima alteri animae, quae vita gratiae vivere potest, formaliter uniatur ; unde non est simile.

 

 

Ad vigesimumsecundum dicendum, quod non est impossibile aliquod agens agere secundum suam speciem vel infra ; sed supra suam speciem nihil agere potest. Gratia autem est supra naturam animae ; culpa vero est vel iuxta naturam respectu animalis partis, vel infra naturam respectu rationis ; unde non est simile de culpa et gratia.

 

Ad vigesimumtertium dicendum, quod in minori mundo, scilicet homine, aliquod accidens spirituale quod naturam non excedit, virtute creata aliqualiter causatur, scilicet scientia a doctore in discipulo ; non autem gratia, quia naturam excedit. Anima vero sensibilis et vegetabilis infra naturalem ordinem continetur.

 

Ad vigesimumquartum dicendum, quod perfectio gratiae potior est perfectione naturae ex parte formae perficientis, non autem ex parte perfectibilis. Nam quodammodo perfectius possidetur quod est naturale, quam quod est supra naturam : in quantum est naturali virtuti activae proportionatum ; cuius proportionem donum supernaturale excedit : et ideo propria virtute non potest aliquod donum supernaturale transfundere, quamvis possit facere sibi simile in natura. Nec tamen hoc universaliter verum est ; quia perfectiores creaturae sibi simile facere non possunt, ut sol non potest producere alium solem, nec Angelus alium Angelum ; sed hoc tantum verum est in corruptibilibus creaturis, quibus vis generativa divinitus est provisa, ut continuetur esse secundum speciem, quod secundum individuum continuari non potest.

 

Ad vigesimumquintum dicendum, quod duplex est actus formae. Unus qui est operatio, ut calefacere, qui est actus secundus ; et talis actus formae supposito attribuitur. Alius vero actus formae est materiae informatio, quae est actus primus ; sicut vivificare corpus est actus animae ; et talis actus supposito formae non attribuitur. Sic autem iustificare est actus iustitiae seu gratiae.

 

 

 

 

 

 

 

Article 4 - LES SACREMENTS DE LA LOI NOUVELLE SONT-ILS CAUSES DE GRÂCE ?

(Quarto quaeritur utrum sacramenta novae legis sint causa gratiae.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Comme dit saint Bernard dans son sermon sur la Cène du Seigneur, « de même que le chanoine est revêtu de sa charge par le livre, l’abbé par la crosse et l’évêque par l’anneau, de même les grâces, dans leur diversité, sont transmises par des sacrements divers ». Or le livre n’est pas la cause du canonicat, ni la crosse celle de la dignité d’abbé, ni l’anneau celle de l’épiscopat ; les sacrements ne sont donc pas non plus causes de grâce.

 

2° Si le sacrement est cause de grâce, cette cause est soit principale, soit instrumentale. Or elle n’est pas principale, car Dieu seul est ainsi cause de grâce, comme on l’a dit. Ni non plus instrumentale, car tout instrument a une action naturelle selon laquelle il opère de façon instrumentale ; au lieu que le sacrement, étant quelque chose de corporel, ne peut avoir aucune action naturelle à l’égard de l’âme, qui est réceptrice de la grâce ; et ainsi, il ne peut pas être cause instrumentale de la grâce.

 

 

 

3° Toute cause active est soit perfective, soit dispositive, comme on peut le déduire des paroles d’Avicenne. Or le sacrement n’est pas cause perfective de la grâce, car alors il serait cause principale de la grâce ; ni non plus dispositive, car la disposition à la grâce est dans le même sujet que la grâce, c’est-à-dire dans l’âme, à laquelle la réalité corporelle ne parvient pas. Le sacrement n’est donc nullement cause de grâce.

 

 

 

4° S’il est cause de grâce, c’est soit par vertu propre, soit par quelque vertu ajoutée. Non par vertu propre, car alors n’im­porte quelle eau sanctifierait comme l’eau du baptême. Ni non plus par une vertu ajoutée, car tout ce qui est reçu en autre chose, y est reçu suivant le mode d’être de ce qui reçoit ; et ainsi, puisque le sacrement est un élément matériel, comme dit Hugues de Saint-Victor, il ne recevra qu’une vertu matérielle, qui ne suffit pas pour produire la forme spirituelle. Le sacrement n’est donc nullement cause de grâce.5° Cette vertu reçue dans l’élément matériel sera soit corporelle, soit incorporelle. Si elle est incorporelle, alors, puisqu’elle est un certain accident et que son sujet est un corps, l’accident sera plus digne que le sujet : car l’incorporel est plus noble que le corps. Et si c’est une vertu corporelle, et qu’elle cause la grâce, qui est une forme spirituelle et incorporelle, il s’ensuit que l’effet serait plus noble que la cause, ce qui est de nouveau impossible. Il est donc impossible que le sacrement cause la grâce.

 

 

6° Si [le répondant] disait qu’une telle vertu ajoutée n’est pas quelque chose de complet dans une espèce, mais une certaine chose incomplète, alors en sens contraire : l’incomplet ne peut pas être la cause du complet. Or la grâce est une certaine chose complète. Une telle vertu incomplète ne peut donc pas être cause de grâce.

 

7° L’agent parfait doit avoir un instrument parfait. Or les sacrements agissent comme des instruments de Dieu, qui est un agent très parfait. Ils doivent donc être parfaits, et avoir une vertu parfaite.

 

 

8° Selon Denys au cinquième chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique, la loi de la divinité est que les êtres de rang moyen soient ramenés par les premiers, et les derniers par ceux de rang moyen. Il est donc contre la loi de la divinité que ceux de rang moyen ou les premiers soient ramenés à Dieu par les derniers. Or, dans l’ordre des créatures, les corporelles sont les dernières, et les substances spirituelles sont les premières. Il ne convient donc pas que la grâce, par laquelle l’esprit humain est ramené à Dieu, soit conférée à cet esprit par des éléments corporels.

 

9° Saint Augustin, au livre des 83 Questions, distingue deux actions de Dieu : l’une qu’il opère par une créature assujettie, et l’autre qu’il fait immédiatement par lui-même, et éclairer les âmes est de cette dernière sorte. Or, conférer la grâce à l’âme, c’est l’éclairer. Dieu ne se sert donc pas d’un sacrement comme d’un instrument intermédiaire pour conférer la grâce.

 

 

 

10° Si à l’élément matériel est conférée une vertu par laquelle il puisse causer la grâce, alors ou cette vertu demeure après que le sacrement est accompli, ou elle ne demeure pas. Si oui, alors, une fois l’eau du baptême sanctifiée par la parole de vie, si quelqu’un y est baptisé après le baptême de quelqu’un d’autre, il sera baptisé sans que des paroles soient proférées ; ce qui est faux. Et si elle ne demeure pas, alors, puisqu’on ne peut rien assigner de contraire qui la corrompe, c’est par elle-même qu’elle cesse ; et il semble aberrant – puisqu’elle est un certain être spirituel, et parmi les plus grands biens, étant cause de la grâce – qu’elle s’évanouisse si promptement.

 

11° L’agent l’emporte sur le patient ; ainsi saint Augustin prouve-t-il au douzième livre sur la Genèse au sens littéral que le corps n’imprime pas dans l’âme les images par lesquelles elle connaît. Or un corps non uni à l’âme est plus éloigné de causer la forme surnaturelle de la grâce, que le corps uni de causer en elle un effet naturel. Il ne semble donc aucunement possible que de tels éléments corporels, qui sont dans les sacrements, soient causes de grâce.

12° L’âme se dispose plus efficacement à avoir la grâce qu’elle n’est disposée par les sacrements, car la disposition qu’elle fait d’elle-même conduit à la grâce sans le sacrement, mais l’inverse n’est pas vrai. Or, bien que l’âme se dispose à la grâce, on ne la présente pas comme une cause de grâce. Donc, bien que les sacrements disposent en quelque façon à la grâce, on ne doit pas les appeler des causes de grâce.

 

 

13° Un artisan expert n’use d’un instrument que comme il convient à l’instru­ment ; ainsi un menuisier ne se sert pas d’un marteau pour couper. Or Dieu est un artisan très expert. Il n’use donc pas d’un instrument corporel pour produire un effet spirituel, lequel n’a pas de convenance avec la nature corporelle.

 

 

14° Un sage médecin emploie de plus forts remèdes pour les maladies plus fortes. Or

la maladie du péché est très forte. Donc, pour la guérir par la collation de la grâce, Dieu a dû appliquer des remèdes plus forts, et non des éléments corporels.

 

 

15° La recréation de l’âme doit correspondre par une ressemblance à sa création. Or Dieu a créé l’âme sans l’intermédiaire d’aucune créature. Donc semblablement, il doit la recréer par la grâce sans l’intermé­diaire d’un sacrement.

16° Avoir des aides est, pour un agent, un signe d’impuissance. Or les instruments aident à obtenir l’effet de l’agent principal. Il ne convient donc pas à Dieu, qui est un agent très puissant, de conférer la grâce par des sacrements comme par des instruments.

 

17° En tout instrument, l’action naturelle de celui-ci est requise pour contribuer en quelque façon à l’effet voulu par l’agent principal. Or l’action naturelle de l’élément matériel ne semble rien faire pour l’effet de grâce que Dieu veut réaliser dans l’âme : dans le baptême, en effet, pas plus l’ablu­tion que l’eau elle-même ne regarde l’âme de près. De tels sacrements n’agissent donc pas à la façon d’un d’instrument pour produire la grâce.

 

 

18° Les sacrements ne sont pas conférés sans ministre. Si donc les sacrements sont en quelque sorte des causes de grâce, l’homme sera aussi en quelque façon une cause de grâce ; ce qui s’oppose à la parole de saint Augustin disant que « le pouvoir

de justifier n’a pas été conféré à l’homme, afin que l’on ne mette pas son espoir en l’homme ».

 

19° Dans la grâce, le Saint-Esprit est donné. Si donc les sacrements sont des causes de grâce, ils seront la cause de l’action de donner le Saint-Esprit ; ce qui s’oppose à saint Augustin qui dit qu’aucune créature « ne peut donner l’Esprit Saint ». Les sacrements ne sont donc aucunement causes de grâce.

 

En sens contraire :

 

1) Le Maître, au quatrième livre des Sentences, dist. 1, définissant le sacrement de la loi nouvelle, s’exprime ainsi : « Le sacrement est la forme visible de la grâce invisible, de sorte qu’il en porte l’image et en est la cause. »

 

2) Saint Ambroise dit que la grâce est plus forte que la faute ; et l’Apôtre le montre clairement en Rom. 5, 15. Or la faute est causée dans l’âme par l’infection du corps. La grâce peut donc être causée dans l’âme par la sanctification d’un élément corporel.

 

 

 

3) Par l’institution des sacrements, ou bien quelque chose est ajouté aux éléments naturels, ou bien rien n’est ajouté. Si rien n’est ajouté, alors rien n’est conféré au monde par l’institution des sacrements, ce qui est aberrant. Mais si une chose est ajoutée, alors, puisque ce n’est pas en vain, cette chose pourra effectuer ce qu’elle ne pouvait pas effectuer auparavant. Or ce ne peut être que la grâce, puisque les sacrements ont été institués pour cela. Les sacrements peuvent donc avoir la grâce pour effet.

 

4) [Le répondant] disait que seul est ajouté un certain ordre relatif à la grâce. En sens contraire : l’ordre est une certaine relation. Or la relation est toujours fondée sur quelque chose d’absolu, et c’est ce qui explique qu’il y ait du mouvement par accident dans le genre relation. Si donc un ordre est ajouté, il est nécessaire que quelque chose d’absolu soit ajouté.

 

5) L’absolu n’est pas causé par le relatif, car le relatif a un être très faible. Si donc l’institution n’ajoute aux sacrements qu’une relation, ils ne pourront pas sanctifier par institution ; ce qui va contre Hugues de Saint-Victor.

 

 

6) [Le répondant] disait que ce n’est pas cette relation qui est cause de sanctification, mais la puissance divine présente aux sacrements. En sens contraire : ou la puissance divine, qui est Dieu lui-même, est présente aux sacrements après l’institution autrement qu’avant, ou elle n’est pas présente autrement. Dans ce dernier cas, ils n’auront pas d’autre effet après l’institution qu’avant. Mais si elle est présente autrement, alors, puisque l’on ne dit de Dieu qu’il est d’une façon nouvelle dans une créature que parce qu’il fait en elle un nouvel effet, il sera nécessaire que quelque chose soit nouvellement ajouté aux sacrements eux-mêmes ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

7) En certains sacrements est requise une matière sanctifiée, comme dans l’extrême-onction et la confirmation. Or cette sanctification n’est pas faite inutilement. Par elle est donc conférée aux sacrements quelque vertu spirituelle, en raison de laquelle ils pourront être en quelque façon des causes de grâce, puisque cette vertu est ordonnée à cela.

 

Réponse :

 

Il est nécessaire d’affirmer que les sacrements de la loi nouvelle sont, en quelque façon, causes de grâce. En effet, on disait de la loi qu’elle tuait et qu’elle augmentait la transgression, parce qu’elle donnait la connaissance du péché mais ne conférait pas la grâce qui vient en aide contre le péché. Si donc la loi nouvelle ne conférait pas la grâce, on dirait de même qu’elle tue et qu’elle augmente la transgression ; or l’Apôtre déclare le contraire dans son enseignement. Et elle ne confère pas la grâce par la seule instruction – car la loi ancienne avait cela – mais aussi par ses sacrements, en causant en quelque façon la grâce ; c’est pourquoi l’Église ne se contente pas du catéchisme par lequel elle instruit celui qui se présente, mais elle lui ajoute des sacrements pour que soit possédée la grâce, que les sacrements de la loi ancienne ne conféraient pas mais signifiaient seulement. Or les signes se rattachent à l’instruction. Ainsi donc, parce que la loi ancienne instruisait seulement, ses sacrements étaient seulement des signes de la grâce ; mais, parce que la loi nouvelle à la fois instruit et justifie, ses sacrements sont à la fois signes et causes de la grâce. Mais comment ils sont causes, tous ne l’enseignent pas de la même façon.

 

Certains disent en effet qu’ils sont causes de grâce, non que, par une vertu mise en eux, ils opèrent quelque chose pour que soit possédée la grâce, mais parce que, lors de leur réception, la grâce est donnée par Dieu qui est présent aux sacrements, de sorte qu’ils sont appelés causes de grâce à la façon d’une cause sine qua non ; et ils donnent l’exemple suivant : le porteur d’un denier de plomb reçoit cent livres, non point parce que le denier de plomb serait une cause agissant pour que l’on reçoive cent livres, mais parce que celui qui peut donner a décrété que tout porteur d’un tel denier recevrait une telle somme. Semblablement, Dieu a décrété que quiconque reçoit le sacrement sans feinte, recevrait la grâce non pas des sacrements, mais de Dieu même ; et ils disent que tel était le sentiment du Maître au quatrième livre des Sentences, dist. 1, lorsqu’il disait que celui qui reçoit le sacrement « cherche le salut en des choses inférieures à soi, sans toutefois le recevoir d’elles ». Mais cette opinion ne semble pas conserver suffisamment la dignité des sacrements de la loi nouvelle. En effet, à bien considérer l’exemple qu’ils proposent, et d’autres semblables, on ne trouve pas que ce qu’ils appellent une cause sine qua non se rapporte à l’effet autrement que comme un signe. En effet, le denier de plomb n’est qu’un signe de la réception de la somme, et la crosse n’est qu’un signe du pouvoir qui est conféré à l’abbé. Par conséquent, si les sacrements de la loi nouvelle se rapportent ainsi à la grâce, il s’ensuit qu’ils ne sont que des signes de la grâce, et ainsi, ils n’auront rien de plus que les sacrements de la loi ancienne. À moins peut-être que l’on ne dise que les sacrements de la loi nouvelle sont des signes de la grâce qui est donnée en même temps qu’eux, au lieu que ceux de la loi ancienne sont des signes de la grâce promise. Mais cela regarde plus la circonstance de temps que la dignité des sacrements : car en ce temps-là, la grâce était promise, mais maintenant, c’est le temps de la plénitude de la grâce, parce que la réparation de la nature humaine est déjà faite ; donc, de ce point de vue, si nos sacrements avaient eu lieu alors avec tout ce qu’ils ont maintenant, ils n’auraient rien fait de plus que ceux-là, et ceux-là ne feraient maintenant pas moins que les nôtres, sans que rien leur soit ajouté. Voilà pourquoi il faut répondre autrement, et dire que les sacrements de la loi nouvelle opèrent quelque chose pour que soit possédée la grâce.

 

Or une chose a deux façons d’agir pour produire un effet. D’abord comme un agent par soi ; et « agir par soi » se dit de ce qui agit par une forme qui inhère à lui à la façon d’une nature complète, qu’il tienne cette forme de lui-même ou d’autre chose, soit naturellement, soit violemment ; et c’est de cette façon que l’on dit que le soleil et la lune éclairent, et que le feu chauffe, ainsi que le fer enflammé et l’eau chaude. Ensuite, une chose agit de façon instrumentale pour produire un effet ; et ce n’est pas par une forme qui inhère à elle qu’elle agit pour produire l’effet, mais elle agit seulement en tant qu’elle est mue par un agent par soi. En effet, la notion de l’instrument en tant qu’instrument consiste à mouvoir en étant mû ; ainsi, ce que la forme complète est à l’agent par soi, le mouvement par lequel l’agent principal meut l’instrument l’est à ce dernier, comme la scie agit pour produire le banc. En effet, bien que la scie ait une action qui lui convient par sa forme propre, par exemple diviser, cependant elle a un effet qui ne lui convient qu’en tant qu’elle est mue par l’artisan, à savoir, faire une incision droite et qui convienne à la forme de l’art. Et ainsi, l’instrument a deux opérations : l’une qui lui convient par sa forme propre, l’autre qui lui convient en tant qu’il est mû par l’agent par soi, et cette opération dépasse la puissance de la forme propre.

 

 

 

Il faut donc répondre que ni le sacrement ni aucune créature ne peuvent donner la grâce à la façon d’un agent par soi, car cela n’appartient qu’à la puissance divine, ainsi qu’il ressort de l’article précédent ; mais les sacrements agissent de façon instrumentale pour produire la grâce ; et en voici la preuve. Saint Jean Damascène dit au troisième livre que la nature humaine était dans le Christ comme un certain organe de la divinité ; voilà pourquoi la nature humaine participait en quelque chose dans l’opération de la puissance divine : par exemple, c’est par un toucher que le Christ purifia le lépreux ; ainsi, en effet, le toucher du Christ causait de façon instrumentale la santé du lépreux. Or, de même que la nature humaine était, dans le Christ, associée de façon instrumentale aux effets de la puissance divine quant aux effets corporels, de même quant aux spirituels ; c’est pourquoi le sang du Christ versé pour nous eut la puissance de laver les péchés ; Apoc. 1, 5 : « il nous a lavés de nos péchés dans son sang » ; et Rom. 3, 24 : « justifiés […] en son sang ». Et ainsi, l’humanité du Christ est cause instrumentale de justification ; et cette cause nous est appliquée spirituellement par la foi et corporellement par les sacrements – car l’humanité du Christ est à la fois esprit et corps – afin que nous percevions en nous l’effet de la sanctification qui a lieu par le Christ. Aussi le plus parfait sacrement est-il celui en lequel le corps du Christ est réellement contenu, à savoir l’Eucharistie, et il est la consommation de tous les autres, comme dit Denys dans la Hiérarchie ecclésiastique. Les autres sacrements, eux, participent en quelque façon à la vertu par laquelle l’humanité du Christ agit de façon instrumentale pour produire la justification, et c’est pourquoi l’Apôtre dit de celui qui est sanctifié par le baptême qu’il est sanctifié par le sang du Christ (Hébr. 10, 29). Il est donc affirmé que la Passion du Christ opère dans les sacrements de la loi nouvelle. Et par conséquent, les sacrements de la loi nouvelle sont causes de grâce, comme agissant de façon instrumentale pour produire la grâce.

 

Réponse aux objections :

 

1° Saint Bernard évoque insuffisamment la notion des sacrements de la loi nouvelle, lorsqu’il parle d’eux en tant qu’ils sont des signes et non en tant qu’ils sont des causes.

 

 

 

2° Les sacrements de la loi nouvelle ne sont pas causes principales de la grâce, comme s’ils étaient des agents par soi, mais causes instrumentales. Et à la manière des autres instruments, ils ont deux actions : l’une qui excède la forme propre et a lieu par la vertu de la forme de l’agent principal, qui est Dieu, et tel est l’acte de justifier ; l’autre qu’ils exercent par leur forme propre, par exemple laver ou oindre ; et cette action atteint corporellement l’homme même qui est justifié : par soi quant au corps, et par accident quant à l’âme, qui sent une telle action corporelle ; spirituellement, elle atteint l’âme elle-même, en tant que l’âme la perçoit dans son intelligence comme un certain signe de la purification spirituelle.3° Parce que la fin ultime correspond à l’agent premier comme le principal au principal, ce n’est pas la fin ultime qui est attribuée à ce qui agit non principalement, mais la disposition à la fin ultime. Et ainsi, on dit que les sacrements sont causes de grâce à la façon d’instruments qui disposent.

 

 

4° Pour produire la grâce, les sacrements n’agissent pas par la vertu de leur forme propre, car dans ce cas ils opéreraient comme des agents par soi ; mais ils agissent par la vertu de l’agent principal qui est Dieu, laquelle existe en eux. Or cette vertu n’a pas un être complet dans la nature, mais elle est quelque chose d’incomplet dans le genre de l’étant. Et cela se voit clairement ainsi : l’instrument meut en tant qu’il est mû ; or le mouvement est un acte imparfait, suivant le Philosophe ; par conséquent, de même que les choses qui meuvent en tant qu’elles sont déjà assimilées à l’agent comme étant au terme du mouvement, meuvent par une forme parfaite, de même celles qui meuvent en tant qu’elles sont dans l’« être mû » lui-même, meuvent par une vertu incomplète. Et c’est une telle vertu qui est dans l’air pour qu’il meuve la vue lorsqu’il est transmué comme en devenir par la couleur du mur, et non comme en acte accompli ; aussi l’espèce de la couleur existe-t-elle dans l’air par mode d’intention, et non par mode d’étant complet comme elle existe sur le mur. Semblablement, les sacrements agissent pour produire la grâce en tant qu’ils sont comme mus par Dieu vers cet effet. Et ce mouvement englobe l’institution, la sanctification et l’application à celui qui approche des sacrements ; c’est pourquoi ils ont une vertu non par mode d’étant complet, mais comme incomplètement. Et ainsi, il n’y a pas d’inconvénient à ce que la vertu spirituelle soit dans une réalité matérielle, comme les espèces des couleurs sont spirituellement dans l’air.

 

5° À proprement parler, cette vertu ne peut être appelée ni corporelle ni incorporelle : en effet, corporel et incorporel sont des

différences de l’étant complet ; mais on l’appelle proprement « vertu orientée vers l’incorporel », comme le mouvement est plutôt dit « orienté vers l’étant » que « étant ». Or l’objection procède comme si cette vertu était une certaine forme complète.

 

6° L’incomplet ne peut être la cause du complet comme un agent par soi ; l’incomplet peut cependant être ordonné en quelque façon au complet à la façon d’une cause instrumentale, comme nous disons que le mouvement de l’instrument est la cause de la forme induite par l’agent principal.

 

7° Il est de la perfection de l’instrument non pas qu’il agisse par une vertu complète, mais qu’il agisse en tant qu’il est mû et, par conséquent, par une vertu incomplète ; il ne s’ensuit donc pas que les sacrements soient des instruments imparfaits, quoique leur vertu ne soit pas un étant complet.

 

8° L’instrument se rapporte à l’action comme une chose par laquelle on agit, plutôt que comme une chose qui agit : en effet, il appartient à l’agent principal qu’il agisse par un instrument. Et de la sorte, bien que les derniers ne ramènent pas vers Dieu les plus élevés ou ceux de rang moyen, ils peuvent cependant se comporter comme des êtres par lesquels se fait le retour à Dieu des plus élevés et de ceux de rang moyen. C’est pourquoi Denys dit qu’il nous est naturel d’être conduits vers Dieu par les sensibles comme par la main. C’est aussi la cause qu’il donne de la nécessité de sacrements visibles, au premier chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique.

 

9° Il convient à Dieu d’éclairer l’âme sans l’intermédiaire d’aucune créature qui agisse comme un agent principal et par soi pour produire l’illumination de l’âme ; cependant il peut y avoir quelque médium agissant de façon instrumentale et dispositive.

 

 

10° Il est des sacrements en lesquels une matière sanctifiée est requise, comme dans l’extrême-onction et la confirmation ; il en est d’autres pour lesquels elle n’est pas requise par une nécessité du sacrement. Il est donc vrai pour tous que la vertu du sacrement ne consiste pas seulement dans la matière, mais dans la matière et la forme en même temps, ces deux choses étant un seul sacrement ; par conséquent, la matière du sacrement pourra être appliquée à un homme autant qu’on voudra, si elle est appliquée sans la forme normale que sont les paroles et sans les autres conditions requises, l’effet du sacrement ne s’ensuit pas. Mais dans les sacrements qui ont besoin d’une matière sanctifiée, la vertu du sacrement, après l’usage du sacrement, reste dans la matière partiellement, non complètement. Et dans les sacrements qui n’ont pas besoin de matière sanctifiée, rien ne reste après l’usage du sacrement ; aussi l’eau en laquelle un baptême a été célébré n’a-t-elle rien de plus qu’une autre eau, sauf peut-être la présence du chrême qu’on y a mêlé, lequel n’est cependant pas de nécessité pour le sacrement. Et il n’est pas sans convenance que cette vertu cesse, car cette vertu se comporte comme existant en devenir et dans l’« être mû », comme on l’a dit ; et une telle vertu cesse lorsque cesse la motion du moteur : en effet, aussitôt que le moteur cesse de mouvoir, le mobile cesse aussi d’être mû.

 

11° Bien que l’élément corporel soit moins noble que l’âme et pour cette raison ne puisse rien effectuer dans l’âme par la vertu de sa nature propre, cependant il peut effectuer quelque chose dans l’âme en tant qu’instrument agissant dans la puissance divine.

 

 

12° L’âme agit en disposant à la grâce en vertu de sa nature propre, mais le sacrement agit par la puissance divine, comme son instrument ; il n’en va donc pas de même.

 

 

13° Par sa forme propre, le sacrement signifie ou est de nature à signifier l’effet auquel il est divinement ordonné ; et par conséquent, il est un instrument convenable, car les sacrements causent en signifiant.

 

 

 

14° Les sacrements de la loi nouvelle ne sont pas des remèdes faibles, mais forts, en tant que la Passion du Christ opère en eux. Par contre, les sacrements de la loi ancienne, qui ont précédé la Passion du Christ, sont appelés faibles, comme on le voit clairement en Gal. 4, 9 : « Comment retournez-vous à ces pauvres et faibles rudiments ? »

 

15° La création ne présuppose rien sur quoi puisse s’exercer l’action d’un agent instrumental ; mais la recréation le présuppose ; il n’en va donc pas de même.

 

 

16° Ce n’est pas parce qu’il en a besoin que Dieu, dans son action, se sert d’instru­ments ou de causes intermédiaires, mais pour une convenance des effets. En effet, il est convenable que les remèdes divins nous soient procurés suivant notre mode, c’est-à-dire par les réalités sensibles, comme dit Denys au premier chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique.

 

17° L’action naturelle de l’instrument matériel aide à obtenir l’effet du sacrement, en tant que par elle le sacrement est appliqué au sujet qui reçoit, et en tant que la signification du sacrement est accomplie par l’action susdite, comme la signification du baptême est accomplie par l’ablution.

 

 

 

18° Il est des sacrements en lesquels il n’est pas requis de ministre déterminé, comme on le voit dans le cas du baptême ; et pour de tels sacrements, la vertu du sacrement ne réside nullement dans le ministre. Mais il en est d’autres pour lesquels un ministre déterminé est requis, et la vertu de ceux-là réside partiellement dans le ministre, comme aussi dans la matière et la forme. Toutefois l’on ne dit pas du ministre qu’il justifie, sinon par mode de ministère, en tant qu’il agit pour produire la justification en conférant le sacrement.

 

19° Le Saint-Esprit n’est donné que par celui qui cause la grâce comme un agent principal, chose qui n’appartient qu’à Dieu ; voilà pourquoi Dieu seul donne le Saint-Esprit.

 

Et videtur quod non.

 

Sicut enim dicit Bernardus in sermone de Coena Domini [n. 2] : sicut canonicus per librum, abbas per

baculum, episcopus per annulum investitur, sic divisiones gratiarum diversis sunt traditae sacramentis. Sed liber non est causa canonicatus, nec baculus abbatiae, nec annulus episcopatus ; ergo nec sacramenta gratiae.

 

 

Praeterea, si sacramentum est causa gratiae : aut principalis, aut instrumentalis. Non autem principalis, quia sic solus Deus gratiae est causa, ut dictum est ; nec iterum instrumentalis, quia omne instrumentum habet aliquam actionem naturalem circa quod instrumentaliter operatur ; sacramentum autem cum sit quid corporale, non potest aliquam naturalem actionem habere circa animam, quae est gratiae susceptiva : et sic instrumentalis causa gratiae esse non potest.

 

Praeterea, omnis causa activa, vel est perfectiva, vel dispositiva, ut ex verbis Avicennae [cf. Suffic. I, 10] haberi potest. Sed sacramentum non est causa gratiae perfectiva, quia sic esset causa gratiae principalis : nec iterum dispositiva, quia dispositio ad gratiam est in eodem in quo est gratia ; scilicet in anima, ad quam res corporalis non attingit. Ergo sacramentum nullo modo est causa gratiae.

 

Praeterea, si est causa gratiae : aut per propriam virtutem, aut per aliquam superadditam. Non per propriam virtutem, quia sic quaelibet aqua sanctificaret sicut aqua Baptismi ; similiter nec per aliquam virtutem superadditam, quia omne quod recipitur in altero, recipitur in eo per modum recipientis : et sic, cum sacramentum sit materiale elementum, ut Hugo de sancto Victore [cf. De sacramentis I, p. IX, cap. 2] dicit, non recipiet nisi virtutem materialem, quae non sufficit ad productionem formae spiritualis. Ergo sacramentum nullo modo est causa gratiae.

 

Praeterea, illa virtus suscepta in materiali elemento, aut erit corporea, aut incorporea. Si incorporea, cum sit accidens quoddam, et subiectum eius sit corpus, accidens erit dignius subiecto : nam incorporeum corpore nobilius est ; si autem sit virtus corporea, et causat gratiam, quae est forma spiritualis et incorporea, sequitur quod effectus sit nobilior causa : quod iterum est impossibile. Ergo impossibile est quod sacramentum gratiam causet.

 

Si dicatur quod huiusmodi virtus superaddita non est quid completum in aliqua specie, sed quoddam incompletum. – Contra : incompletum non potest esse causa completi. Gratia autem quoddam completum est. Ergo huiusmodi virtus incompleta causa gratiae esse non potest.

 

Praeterea, perfectum agens debet habere perfectum instrumentum. Sacramenta autem agunt ut instrumenta Dei, qui est agens perfectissimum. Ergo debent esse perfecta, et habere perfectam virtutem.

 

Praeterea, secundum Dionysium, in V cap. Ecclesiast. Hierarch. [pars 1, § 4], lex divinitatis est per prima media, et per media ultima adducere. Ergo contra legem divinitatis est ut per ultima reducantur media vel prima in Deum. Sed in ordine creaturarum corporales sunt ultimae, substantiae vero spirituales sunt primae. Ergo non est conveniens quod per corporalia elementa gratia humanae menti conferatur, qua reducitur in Deum.

 

 

Praeterea, Augustinus in libro LXXXIII Quaestionum [qu. 53], distinguit duplicem Dei actionem : unam quam operatur per subiectam creaturam ; et aliam quam per seipsum immediate facit : et huiusmodi est illuminare animas. Sed gratiam conferre animae, est eam illuminare. Ergo Deus non utitur sacramento quasi instrumento medio ad gratiam conferendam.

 

Praeterea, si aliqua virtus elemento materiali confertur, per quam possit gratiam causare : aut illa virtus manet peracto sacramento, aut non. Si manet : tunc in aqua Baptismi, postquam verbo vitae est sanctificata, si aliquis baptizatur post Baptismum alterius, nullis verbis prolatis, erit baptizatus : quod falsum est. Si autem non manet : cum non sit assignare aliquod corruptivum contrarium, per seipsam deficit ; et hoc videtur inconveniens (cum sit quoddam spirituale, et de maximis bonis, ex hoc quod est causa gratiae), ut tam subito evanescat.

 

Praeterea, agens praestantius est patiente : unde Augustinus probat, libro XII super Genesim ad litteram [cap. 16], quod corpus non imprimit in anima similitudines quibus cognoscit. Sed magis est remotum ut corpus non coniunctum animae in ea causet formam gratiae supernaturalem, quam quod corpus unitum in ea effectum naturalem causet. Ergo nullo modo videtur possibile quod huiusmodi corporalia elementa, quae sunt in sacramentis, sint causa gratiae.

 

Praeterea, efficacius anima disponit se ad habendam gratiam quam disponatur per sacramenta : quia dispositio qua se anima disponit, ducit ad gratiam sine sacramento, non autem e converso. Sed anima, quamvis se ad gratiam disponat, non ostenditur causa gratiae. Ergo, etsi sacramenta aliquo modo ad gratiam disponant, non sunt dicenda causa gratiae.

 

Praeterea, nullus artifex sapiens utitur instrumento aliquo nisi secundum convenientiam instrumenti ; sicut carpentarius non utitur malleo ad secandum. Sed Deus est artifex sapientissimus. Ergo non utitur instrumento corporali ad effectum spiritualem, qui corporali naturae non competit.

 

Praeterea, medicus sapiens fortioribus morbis fortiora adhibet remedia. Sed morbus peccati est vehementissimus. Ergo ad eius curationem per gratiae collationem fortiora remedia Deus apponere debuit, et non corporalia elementa.

 

Praeterea, recreatio animae creationi debet respondere per similitudinem. Sed Deus animam creavit nulla creatura mediante. Ergo similiter recreare debet per gratiam non mediante sacramento.

Praeterea, habere auxilia signum est impotentiae agentis. Sed instrumenta coadiuvant ad effectum principalis agentis. Ergo Deo, qui est potentissimus agens, non competit ut per sacramenta, quasi per instrumenta, gratiam conferat.

 

Praeterea, in omni instrumento requiritur sua naturalis actio, quae aliquid conferat ad effectum intentum a principali agente. Sed materialis elementi naturalis actio nihil facere videtur ad effectum gratiae, quam Deus in anima efficere intendit ; ablutio enim non magis de prope respicit animam, quam ipsa aqua in Baptismo. Ergo huiusmodi sacramenta non operantur ad gratiam per modum instrumenti.

 

Praeterea, sacramenta sine ministro non conferuntur. Si ergo sacramenta sunt aliquo modo causa gratiae, et homo erit aliquo modo causa gratiae ; quod est contra dictum Augustini [cf. In Ioh. ev. tract. V, n. 7] qui dicit, quod ministro non est collata potestas iustificandi, ne spes ponatur in homine.

 

Praeterea, in gratia datur spiritus sanctus. Si ergo sacramenta sunt causa gratiae, erunt causa dationis Spiritus sancti ; quod est contra Augustinum [De Trin. XV, 26], qui dicit, quod nulla creatura potest dare spiritum sanctum. Ergo sacramenta nullo modo sunt causa gratiae.

 

 

 

Sed contra. Est quod Magister dicit in IV Sentent., dist. 1 [cap. 2-4], definiens sacramentum novae legis

sic : sacramentum est invisibilis gratiae visibilis forma, ut imaginem gerat, et causa existat.

 

Praeterea, Ambrosius [cf. e. g. Ps.-Ambros., Super Rom. V, 17] dicit, quod gratia est fortior culpa ; et hoc patet ab apostolo Rom. V, 15 sqq. Sed culpa causatur in anima per infectionem corporis. Ergo gratia potest causari in anima per sanctificationem corporalis elementi.

 

Praeterea, aut per institutionem sacramentorum aliquid superadditur naturalibus elementis, aut nihil. Si nihil, tunc non est aliquid collatum mundo in institutione sacramentorum ; quod est inconveniens. Si vero aliquid additur, cum non frustra addatur, erit effectivum alicuius quod prius efficere non poterat. Sed non nisi gratiae, cum ad hoc sint sacramenta instituta. Ergo sacramenta sunt effectiva gratiae.

 

 

Sed dicebat quod non additur nisi ordo quidam ad gratiam. – Sed contra : ordo, relatio quaedam est. Relatio autem semper fundatur super aliquid absolutum, ratione cuius in ad aliquid est motus per accidens. Si ergo additur ordo, oportet quod aliquid absolutum addatur.

 

 

Praeterea, absolutum non causatur a relativo, quia relativum habet esse debilissimum. Si ergo sacramentis nihil additur nisi relatio per institutionem, non poterunt ex institutione sanctificare ; quod est contra Hugonem de sancto Victore [cf. De sacramentis I, p. IX, cap. 2].

Sed dicebat quod relatio illa non est causa sanctificationis, sed divina virtus sacramentis assistens. – Sed contra : aut assistit divina virtus, quae est ipse Deus, alio modo sacramentis post institutionem quam ante, aut non. Si non alio modo, non habebunt effectum post institutionem alium quam ante. Si vero alio modo, cum Deus non dicatur novo modo esse in creatura nisi per hoc quod novum effectum in ea facit, oportebit quod aliquid de novo sit superadditum ipsis sacramentis ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Praeterea, in quibusdam sacramentis requiritur materia sanctificata, sicut in extrema unctione et in confirmatione. Sed illa sanctificatio non inutiliter fit. Ergo per eam aliqua virtus spiritualis sacramentis confertur, ratione cuius esse poterunt gratiae aliqualiter causa, cum ad hoc illa virtus ordinetur.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod sacramenta novae legis esse aliqualiter causam gratiae necesse est poni. Propter hoc enim lex occidere dicebatur et transgressionem augere, quia cognitionem peccati faciebat, gratiam vero adiutricem contra peccatum non conferebat. Si ergo nova lex gratiam non conferret, similiter occidere diceretur, et transgressionem augere ; cuius contrarium apostolica doctrina profitetur. Non autem confert gratiam per solam instructionem, quia lex vetus hoc habebat, sed per sua sacramenta gratiam aliqualiter causando ; unde Ecclesia non est contenta catechismo, quo instruit accedentem, sed ei superaddit sacramenta ad gratiam habendam, quam quidem veteris legis sacramenta non conferebant, sed tantum significabant. Signa vero ad instructionem pertinent. Sic ergo, quia vetus lex tantum instruebat, eius sacramenta erant gratiae solum signa ; quia vero nova lex et instruit et iustificat, eius sacramenta sunt gratiae et signum et causa. Quomodo vero sunt causa, non eodem modo omnes tradunt.

 

Quidam enim dicunt quod sunt causa gratiae, non quia aliquid ad gratiam habendam operentur per aliquam virtutem eis inditam, sed quia in eorum susceptione gratia datur a Deo, qui sacramentis assistit, ut sic dicantur causa gratiae per modum causae sine qua non : et ponunt exemplum de hoc quod aliquis deferens denarium plumbeum accipit centum libras, non ideo quia denarius plumbeus sit causa faciens aliquid ad acceptionem centum librarum, sed quia sic statutum est ab eo qui potest dare, ut quicumque defert talem denarium accipiat tantam pecuniam. Similiter statutum est a Deo ut quicumque accipit sacramentum non fictus, gratiam accipiat, non quidem a sacramentis, sed ab ipso Deo ; et hoc idem dicunt sensisse Magistrum in IV Sent. distinct. 1 [cap. 5], cum dixit, quod accipiens sacramentum quaerit salutem in inferioribus se, etsi non ab illis. Haec autem opinio non videtur sufficienter dignitatem sacramentorum novae legis salvare. Si enim recte consideretur exemplum ab eis propositum, et alia similia, non invenitur quod id quod causam dicunt sine qua non, se habeat ad effectum nisi sicut signum. Denarius enim plumbeus non est nisi signum acceptionis pecuniae, et baculus potestatis, quae confertur abbati. Unde, si sic se habent sacramenta novae legis ad gratiam, sequitur quod sint solum signa gratiae, et ita nihil habebunt prae sacramentis veteris legis. Nisi forte quis dicat quod sacramenta novae legis sunt signa gratiae simul cum eis datae, sacramenta vero veteris legis gratiae promissae. Sed hoc magis pertinet ad conditionem temporis quam ad dignitatem sacramentorum : quia in tempore illo promittebatur gratia, nunc autem est tempus plenitudinis gratiae, propter reparationem humanae naturae iam factam ; unde, secundum hoc, sacramenta ista si tunc fuissent cum toto eo quod nunc habent, nihil plus fecissent quam illa, nec illa nunc minus facerent quam ista, nulla eis additione facta. Et ideo aliter dicendum, quod sacramenta novae legis aliquid ad gratiam habendam operantur.

 

 

Sed ad aliquem effectum operatur aliquid dupliciter. Uno modo sicut per se agens ; et dicitur per se agere quod agit per aliquam formam sibi inhaerentem per modum naturae completae, sive habeat illam formam a se, sive ab alio, aut naturaliter, aut violenter ; per quem modum dicuntur illuminare sol et luna ; calefacere ignis et ferrum ignitum et aqua calefacta. Alio modo aliquid operatur ad effectum aliquem instrumentaliter : quod quidem non operatur ad effectum per formam sibi inhaerentem, sed solum in quantum est motum a per se agente. Haec enim est ratio instrumenti, in quantum est instrumentum, ut moveat motum ; unde, sicut se habet forma completa ad per se agentem, ita se habet motus quo movetur a principali agente, ad instrumentum, sicut serra operatur ad scamnum. Quamvis enim serra habeat aliquam actionem quae sibi competit secundum propriam formam, ut dividere, tamen aliquem effectum habet qui sibi non competit nisi in quantum est mota ab artifice, scilicet facere rectam incisionem, et convenientem formae artis. Et sic instrumentum habet duas operationes : unam quae competit ei secundum formam propriam ; aliam quae competit ei secundum quod est motum a per se agente, quae transcendit virtutem propriae formae.

Dicendum est ergo, quod nec sacramentum nec aliqua creatura potest gratiam dare per modum per se agentis, quia hoc solius virtutis divinae est, ut ex praecedenti art. patet. Sed sacramenta ad gratiam operantur instrumentaliter ; quod sic patet. Damascenus in libro III [De fide III, 15] dicit quod humana natura in Christo erat velut quoddam organum divinitatis ; et ideo humana natura aliquid communicabat in operatione virtutis divinae, sicut quod Christus tangendo leprosum mundavit ; sic enim ipse tactus Christi causabat instrumentaliter salutem leprosi. Sicut autem humana natura in Christo communicabat ad effectus divinae virtutis instrumentaliter in corporalibus effectibus, ita in spiritualibus ; unde sanguis Christi pro nobis effusus habuit vim ablutivam peccatorum ; Apoc. I, 5 : lavit nos a peccatis nostris in sanguine suo ; et Rom. III, 24 : iustificati (…) in sanguine ipsius. Et sic humanitas Christi est instrumentalis causa iustificationis ; quae quidem causa nobis applicatur spiritualiter per fidem, et corporaliter per sacramenta : quia humanitas Christi et spiritus et corpus est ; ad hoc scilicet ut effectum sanctificationis, quae est per Christum, in nobis percipiamus. Unde illud est perfectissimum sacramentum in quo corpus Christi realiter continetur, scilicet Eucharistia, et est omnium aliorum consummativum, ut Dionysius dicit in Ecclesiast. Hier­arch., cap. III [pars 1]. Alia vero sacramenta participant aliquid de virtute illa qua humanitas Christi instrumentaliter ad iustificationem operatur, ratione cuius sanctificatus Baptismo, sanctificatus sanguine Christi dicitur ab apostolo Hebr. X. Unde passio Christi in sacramentis novae legis dicitur operari. Et sic sacramenta novae legis sunt causa gratiae quasi instrumentaliter operantia ad gratiam.

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod Bernardus [non] sufficienter rationem sacramentorum novae legis tangit, loquendo de eis secundum quod sunt signa, et non secundum quod sunt causae.

 

Ad secundum dicendum, quod sacramenta novae legis non sunt causa gratiae principalis, quasi per se agentia, sed causa instrumentalis. Et secundum modum aliorum instrumentorum habent duplicem actionem : unam quae excedit formam propriam, sed est ex virtute formae principalis agentis, scilicet Dei : quae est iustificare ; et aliam quam exercent secundum formam propriam, sicut abluere vel ungere : et haec actio attingit corporaliter ipsum quidem hominem qui iustificatur, secundum corpus per se, et secundum animam per accidens, quae huiusmodi corporalem actionem sentit ; spiritualiter vero attingit ipsam animam, in quantum ab ea percipitur in intellectu ut quoddam signum spiritualis mundationis.

 

Ad tertium dicendum, quod quia ultimus finis respondet primo agenti tamquam principalis principali, ideo non principaliter agentibus non attribuitur ultimus finis, sed dispositio ad finem ultimum. Et sic sacramenta dicuntur esse causa gratiae per modum instrumentorum disponentium.

 

Ad quartum dicendum, quod sacramenta non operantur ad gratiam per virtutem propriae formae : sic enim operarentur ut per se agentia ; sed operantur per virtutem principalis agentis, scilicet Dei, in eis existentem. Quae quidem virtus non habet esse completum in natura, sed est quid incompletum in genere entis ; quod patet ex hoc quod instrumentum movet in quantum movetur. Motus autem est actus imperfectus, secundum philosophum [Phys. III, 3 (201 b 31)] ; unde, sicut illa quae movent in quantum sunt iam quasi in termino motus assimilata agenti, movent per formam perfectam : ita illa quae movent prout sunt in ipso moveri, movent per virtutem incompletam. Et huiusmodi virtus est in aere ad movendum visum secundum quod immutatur a colore parietis ut in fieri, non ut in facto esse : unde species coloris est in aere per modum intentionis, et non per modum entis completi, sicut est in pariete. Et similiter sacramenta operantur ad gratiam prout sunt quasi mota a Deo ad hunc effectum. Qui quidem motus attenditur secundum institutionem, sanctificationem, et applicationem ad eum qui accedit ad sacramenta : unde habent virtutem non per modum entis completi, sed quasi incomplete. Et sic non est inconveniens quod virtus spiritualis sit in re materiali, sicut species colorum sunt spiritualiter in aere.

 

Ad quintum dicendum, quod virtus illa neque potest dici corporea neque incorporea, proprie loquendo : corporeum enim et incorporeum sunt differentiae entis completi ; sed proprie dicitur virtus ad incorporeum, sicut motus magis dicitur ad ens quam ens. Obiectio autem procedit ac si ista virtus esset quaedam forma completa.

 

Ad sextum dicendum, quod incompletum non potest esse causa completi sicut per se agens ; potest tamen incompletum ordinari aliqualiter ad completum per modum causae instrumentalis ; sicut dicimus motum instrumenti esse causam formae inductae a principali agente.

 

Ad septimum dicendum, quod de perfectione instrumenti non est quod agat per virtutem completam, sed quod agat in quantum movetur, et ita per virtutem incompletam ; unde non sequitur sacramenta esse imperfecta instrumenta, quamvis virtus eorum non sit ens completum.

Ad octavum dicendum, quod instrumentum comparatur ad actionem magis ut quo agitur, quam ut quod agit : principalis enim agentis est ut agat instrumento. Et sic, quamvis ultima non reducant media vel suprema in Deum, possunt tamen ultima se habere ut quibus fiat reductio superiorum et mediorum in Deum. Unde Dionysius [De cael. hier., cap. 1, § 3] dicit, quod naturale est nobis ut per sensibilia in Deum manuducamur. Et hanc etiam causam assignat necessitatis visibilium sacramentorum, in I cap. Ecclesiast. Hierarch. [§ 5].

 

Ad nonum dicendum, quod illuminare animam Deo competit nulla creatura mediante quae ad illuminationem animae agat sicut principale et per se agens ; potest tamen esse aliquod medium agens instrumentaliter et dispositive.

 

Ad decimum dicendum, quod quaedam sacramenta sunt in quibus requiritur materia sanctificata, sicut in extrema unctione et confirmatione ; quaedam vero sunt in quibus non requiritur ex necessitate sacramenti. In omnibus igitur verum est quod virtus sacramenti non consistit in materia tantum, sed in materia et forma simul, quae duo sunt unum sacramentum : unde, quantumcumque applicetur materia sacramenti ad hominem, sine debita forma verborum et aliis quae ad hoc requiruntur, non sequitur sacramenti effectus. Sed in sacramentis quae indigent materia sanctificata, manet virtus sacramenti in materia post usum sacramenti partialiter, sed non complete. In sacramentis vero quae non indigent materia sanctificata, nihil remanet post sacramenti usum ; unde aqua in qua celebratus est Baptismus, nihil plus habet quam alia aqua, nisi forte propter permixtionem chrismatis, quod tamen non est de necessitate sacramenti. Nec est inconveniens ut virtus illa cesset, quia virtus illa se habet ut in fieri existens et moveri, ut dictum est ; et huiusmodi cessat cessante motione moventis : statim enim quando movens cessat movere, et mobile cessat moveri.

 

Ad undecimum dicendum, quod quamvis corporis elementum sit ignobilius anima, et propter hoc non possit aliquid efficere in anima virtute propriae naturae ; potest tamen aliquid efficere in anima prout est instrumentum agens in virtute divina.

 

Ad duodecimum dicendum, quod anima agit disponendo ad gratiam virtute naturae propriae, sacramentum autem virtute divina ut eius instrumentum ; et ideo non est simile.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod sacramentum secundum propriam formam significat vel natum est significare effectum illum ad quem divinitus ordinatur ; et secundum hoc est conveniens instrumentum, quia sacramenta significando causant.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod sacramenta novae legis non sunt infirma remedia, sed valida, in quantum in eis Christi passio operatur. Sacramenta vero veteris legis, quae passionem Christi praecesserunt, dicuntur infirma, ut patet Galat. IV, 9 : conversi estis ad infirma et egena elementa.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod creatio nihil praesupponit circa quod posset fieri instrumentalis agentis actio ; recreatio vero praesupponit ; et ideo non est simile.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod Deus non utitur instrumentis vel causis mediis in sua actione propter sui indigentiam, sed propter effectu­um convenientiam. Conveniens enim est ut nobis divina remedia exhibeantur secundum modum nostrum, id est per sensibilia, ut Dionysius di­cit, I cap. Ecclesiast. Hierarch. [§ 5].

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod actio naturalis materialis instrumenti adiuvat ad effectum sacramenti, in quantum per eam sacramentum suscipienti applicatur, et in quantum sacramenti significatio per actionem praedictam completur, sicut significatio Baptismi per ablutionem.

 

Ad decimumoctavum dicendum, quod aliqua sacramenta sunt in quibus non requiritur determinatus minister, sicut patet in Baptismo ; et in talibus virtus sacramenti nullo modo consistit in ministro. Quaedam vero sacramenta sunt in quibus requiritur minister determinatus ; et horum virtus partialiter consistit in ministro, sicut in materia et in forma. Nec tamen iustificare dicitur minister nisi per modum ministerii, in quantum operatur ad iustificationem conferendo sacramentum.

Ad decimumnonum dicendum, quod spiritus sanctus non datur nisi ab eo qui causat gratiam sicut principale agens, quod solius Dei est ; et ideo solus Deus spiritum sanctum dat.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 5 - N’Y A-T-IL DANS UN HOMME QU’UNE SEULE GRÂCE SANCTIFIANTE ?

(Quinto quaeritur utrum in uno homine sit una tantum gratia gratum faciens.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Rien n’est divisé contre soi-même ; or la grâce se subdivise en opérante et coopérante. Il y a donc différentes grâces : l’opé­rante et la coopérante ; et ainsi, il n’y a pas qu’une grâce sanctifiante dans un homme.

 

 

2° [Le répondant] disait qu’il y a, quant à l’habitus, une seule grâce opérante et coopérante, mais que la division se prend des différents actes. En sens contraire : les habitus se distinguent par les actes. Si donc les actes sont différents, il ne pourra y avoir un seul habitus pour l’une et l’autre grâce.

 

3° Nul ne trouve nécessaire de demander ce qu’il a déjà. Or celui qui a la grâce prévenante est dans la nécessité de demander la subséquente, suivant saint Augustin. Il n’y a donc pas une unique grâce prévenante et subséquente.

 

 

4° [Le répondant] disait que celui qui a la grâce prévenante ne demande pas la grâce subséquente comme une autre grâce, mais comme la conservation de la même grâce. En sens contraire : la grâce est plus puissante que la nature. Or l’homme dans l’état de nature intègre « a pu se maintenir par lui-même en ce qu’il avait reçu », comme il est dit au deuxième livre des Sentences, dist. 24. Celui qui a reçu la grâce prévenante peut donc se maintenir en elle ; et ainsi, il ne trouve pas nécessaire de demander cela.

 

5° La forme se diversifie d’après la diversité des perfectibles. Or la grâce est la forme des vertus. Puis donc que les vertus sont nombreuses, la grâce ne pourra être unique.

 

 

6° La grâce prévenante concerne la voie, mais la grâce subséquente concerne la gloire ; c’est pourquoi saint Augustin dit : « Elle nous devance pour que nous vivions selon la piété, elle nous suit pour que nous vivions à jamais avec Dieu ; elle nous devance pour que nous soyons appelés, elle nous suit pour que nous soyons glorifiés. » Or, autre est la grâce de la voie et autre la grâce de la patrie, puisqu’il n’y a pas une même perfection pour la nature créée et pour la nature glorifiée, comme dit le Maître au deuxième livre, dist. 4. La grâce prévenante et la grâce subséquente ne sont donc pas la même chose.

 

7° La grâce opérante concerne l’acte intérieur, mais la grâce coopérante, l’acte extérieur ; c’est pourquoi saint Augustin dit qu’elle « devance pour que l’on veuille, et suit pour que l’on ne veuille pas en vain ». Or ce n’est pas la même chose qui est au principe de l’acte intérieur et de l’acte extérieur ; par exemple dans le cas des vertus, on voit clairement que la charité est donnée pour l’acte intérieur, mais que la force, la justice et les autres vertus semblables sont données pour les actes extérieurs. Ce n’est donc pas la même grâce qui est opérante et coopérante, ou prévenante et subséquente.

 

8° De même que la faute est dans l’âme un défaut du côté de la volonté, de même l’ignorance est un défaut du côté de l’intel­ligence. Or aucun habitus unique ne chasse toute ignorance de l’intelligence. Il ne peut donc pas non plus y avoir un habitus unique qui chasse toute faute de la volonté. Or la grâce chasse toute faute. La grâce n’est donc pas un habitus unique.

 

9° La grâce et la faute sont contraires. Or une faute unique n’infecte pas toutes les puissances de l’âme. Une grâce unique ne peut donc pas non plus les perfectionner toutes.

 

10° À propos de ce passage de Ex. 33, 13 : « Si j’ai trouvé grâce », la Glose dit : « Pour les saints, une seule grâce ne suffit pas. Il en est une qui précède, afin qu’ils connaissent et aiment Dieu ; l’autre est celle qui suit, afin qu’ils se gardent purs, inviolés, et qu’ils progressent. » Et ainsi, il n’y a pas seulement une grâce dans un homme.

 

11° Un mode différent comportant une difficulté spéciale requiert un habitus différent ; ainsi, pour conférer de grands dons, qui par leur grandeur font difficulté, une vertu spéciale, qui est la magnificence, est requise en plus de la libéralité, qui s’arrête aux dons communs. Or, « bien vouloir avec persévérance » ajoute à « bien vouloir simplement » une difficulté spéciale ; par ailleurs, bien vouloir simplement est le propre de la grâce prévenante, mais bien vouloir avec persévérance est le propre de la grâce subséquente ; c’est pourquoi saint Augustin dit que la grâce devance pour que l’homme veuille, et qu’elle suit pour qu’il accomplisse et persiste. La grâce subséquente est donc un autre habitus que la grâce prévenante.

12° Les sacrements de la loi nouvelle sont causes de grâce, comme on l’a dit. Or les différents sacrements ne sont pas ordonnés au même effet. Il y a donc en l’homme diverses grâces, qui sont conférées au moyen des différents sacrements.

 

 

13° [Le répondant] disait que les sacrements suivants ne sont pas conférés pour amener une autre grâce, mais pour augmenter celle que l’on possède. En sens contraire : l’accroissement de la grâce ne fait pas varier l’espèce de la grâce. Si donc les causes sont à proportion des effets, il s’ensuivrait de la réponse susmentionnée que les sacrements ne différeraient pas par l’espèce.

 

14° [Le répondant] disait que les sacrements diffèrent par l’espèce selon les différentes grâces gratuitement données qui sont conférées dans les divers sacrements, et qui sont les effets propres des sacrements. En sens contraire : la grâce gratuitement donnée ne s’oppose pas à la faute. Puis donc que les sacrements sont surtout ordonnés contre la faute, il semble que les effets propres des sacrements, d’après lesquels les sacrements se distinguent, ne sont pas des grâces gratuitement données.

 

15° Par les différents péchés, diverses blessures sont infligées à l’âme, et toutes sont assurément guéries par la grâce. Puis donc qu’aux diverses blessures correspondent différents remèdes – car, selon la parole de saint Jérôme, « ce qui guérit le talon ne guérit pas l’œil » –, il semble qu’il y ait différentes grâces.

 

 

 

16° Le même ne peut pas simultanément être possédé et non possédé par le même. Or quelques-uns, comme les petits enfants baptisés, ont la grâce opérante sans avoir la grâce coopérante. Ce n’est donc pas la même grâce qui est opérante et coopérante.

 

17° La grâce est proportionnée à la nature comme la perfection est proportionnée au perfectible. Or ainsi en est-il dans la nature humaine, que l’être et l’opération ne viennent pas immédiatement du même principe : car l’âme est principe d’être par son essence, mais principe d’opération par sa puissance. Puis donc que, dans les réalités gratuites, la grâce opérante ou prévenante est le principe d’où provient l’être spirituel, au lieu que la grâce coopérante est le principe de l’opération spirituelle, il semble que ce ne soit pas la même grâce qui est opérante et coopérante.

 

18° Un habitus unique ne peut produire deux actes tout ensemble et au même instant. Or l’acte de la grâce opérante, qui est de justifier ou de guérir l’âme, et l’acte de la grâce coopérante ou subséquente, qui est d’agir avec justice, sont simultanés dans l’âme. Ce n’est donc pas la même grâce qui est opérante et coopérante ; et ainsi, il n’y a pas une seule grâce dans l’homme.

 

En sens contraire :

 

1) Là où une seule chose suffit, il est superflu d’en admettre plusieurs. Or une seule grâce suffit à l’homme pour le salut, car il est dit en II Cor. 12, 9 : « Ma grâce te suffit. » Il n’y a donc qu’une seule grâce dans l’homme.

2) La relation ne diversifie pas l’essence de la réalité. Or la grâce coopérante n’ajoute à la grâce opérante qu’une relation. C’est donc essentiellement la même grâce qui est opérante et coopérante.

 

Réponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qui précède, on dit « grâce » soit parce qu’elle est gratuitement donnée, soit parce qu’elle est gratum faciens.

 

Or il est manifeste qu’il y a diverses grâces gratuitement données. Il existe en effet diverses choses qui sont conférées à l’homme divinement et gratuitement, au-dessus du mérite et du pouvoir de la nature humaine, telles la prophétie, l’opération des miracles et autres choses semblables, dont l’Apôtre dit en I Cor. 12, 4 : « Il y a diversité de grâces. » Mais ce n’est pas sur elles que porte la présente recherche.

 

La grâce gratum faciens (sanctifiante), elle, comme on peut le voir d’après ce qui a été dit, se prend de deux façons : d’abord au sens de l’agrément divin, qui est la volonté gratuite de Dieu ; ensuite au sens d’un certain don créé qui perfectionne l’homme formellement et le rend digne de la vie éternelle.

 

Si donc l’on prend la grâce de cette seconde façon, il est impossible qu’il y ait en un seul homme plus d’une grâce. Et la raison en est la suivante : le terme de « grâce » signifie que, par elle, l’homme est suffisamment ordonné à la vie éternelle ; en effet, gratus (agréé) signifie, pour ainsi dire, « agréé par Dieu pour qu’il ait la vie éternelle ». Or, si l’on affirme qu’une chose ordonne suffisamment à quelque terme unique, cette chose doit nécessairement être unique ; car, s’il y en avait une multitude, aucune d’elles ne suffirait, ou bien l’une d’elles

serait superflue. Mais il en découle

nécessairement que la grâce aussi est une unique chose simple. En effet, il serait possible que rien qui soit un ne rende suffisamment digne de la vie éternelle, mais pour cela l’homme serait rendu digne par plusieurs choses, par exemple par plusieurs vertus ; que s’il en était ainsi, aucune de ces nombreuses choses ne pourrait être appelée grâce, mais toutes ensemble elles seraient appelées une grâce unique, car d’elles toutes ne résulterait dans l’homme qu’une seule dignité relativement à la vie éternelle. Or ce n’est pas ainsi que la grâce est une, mais elle l’est comme l’est un unique habitus simple : et cela parce que l’habitus se diversifie dans l’âme relativement aux divers actes ; or les actes eux-mêmes ne sont pas la raison de l’agrément divin, mais c’est d’abord l’homme qui est agréé par Dieu, ensuite ses actes, comme on le lit en Gen. 4, 4 : « Le Seigneur regarda favorablement Abel et ses présents. » Par conséquent, ce don que Dieu accorde à ceux qu’il agrée dans son royaume et dans sa gloire, est présupposé aux perfections ou aux habitus par lesquels les actes humains sont perfectionnés pour être dignes d’être agréés par Dieu. Et ainsi, il est nécessaire que l’habi­tus de la grâce demeure indivis, étant antérieur aux choses par lesquelles se fait la distinction des habitus dans l’âme.

 

Mais si l’on prend la grâce sanctifiante de la première façon, c’est-à-dire au sens de la volonté gratuite de Dieu, alors il est avéré qu’il n’y a, du côté de Dieu lui-même agréant, qu’une seule grâce de Dieu, non seulement pour un homme mais aussi pour tous : car rien de ce qui est en lui ne peut être divers ; en revanche, elle peut être multiple du côté des effets divins : ainsi disons-nous que tout effet que Dieu produit en nous par sa volonté gratuite, par laquelle il nous agrée dans son royaume, relève de la grâce sanctifiante, comme celui de nous envoyer de bonnes pensées et de saintes affections. Ainsi donc la grâce, en tant qu’elle est un certain don habituel en nous, est unique ; mais en tant qu’elle implique quelque effet divin en nous ordonné à notre salut, on peut parler de multiples grâces en nous.

 

Réponse aux objections :

 

1° La grâce opérante peut être distinguée de la grâce coopérante tant du côté de la volonté gratuite de Dieu que du côté du don qui nous est conféré. En effet, la grâce est appelée opérante relativement à l’effet qu’elle seule produit, et coopérante relativement à l’effet qu’elle ne cause pas seule, mais avec la coopération du libre arbitre. Donc, du côté de la volonté gratuite de Dieu, on appellera grâce opérante la justification même de l’impie, qui se fait par l’infusion du don gratuit lui-même. En effet, seule la volonté gratuite de Dieu cause en nous ce don, et le libre arbitre n’en est nullement la cause, si ce n’est à la façon d’une disposition suffisante. Du côté de cette même volonté, la grâce sera appelée coopérante en ce sens qu’elle opère dans le libre arbitre en causant son mouvement, en désentravant l’exécution de l’acte extérieur et en facilitant la persévérance, toutes choses en lesquelles le libre arbitre a une part d’action. Et de la sorte, il est certain que la grâce opérante diffère de la grâce coopérante. Mais du

côté du don gratuit, c’est essentiellement

la même grâce qui sera appelée opérante

et coopérante : opérante, en tant qu’elle détermine formellement l’âme, si bien qu’« opérante » se comprend formellement, à la façon dont on dit que la blancheur fait le mur blanc, car cela n’est aucunement l’acte du libre arbitre ; et on l’appellera coopérante en tant qu’elle incline à l’acte intérieur et extérieur, et en tant qu’elle donne la faculté de persévérer jusqu’à la fin.

2° Les divers effets attribués à la grâce opérante et à la coopérante ne peuvent diversifier l’habitus ; car les effets attribués à la grâce opérante sont causes de ceux attribués à la grâce coopérante : en effet, de ce que la volonté est formellement déterminée par quelque habitus, il suit qu’elle passe à l’acte de vouloir, et par l’acte même de vouloir est causé l’acte extérieur. En outre, c’est par la fermeté de l’habitus qu’est causée la résistance que nous opposons au péché. Et ainsi, c’est un même et unique habitus de grâce qui détermine formellement l’âme, élicite l’acte intérieur et l’acte extérieur, et en quelque sorte fait persévérer, en tant qu’il résiste aux tentations.

 

 

 

3° Si fort que soit son habitus de grâce, l’homme a cependant toujours besoin de l’opération divine, par laquelle Dieu opère en nous selon les modes susmentionnés ; et ce à cause de l’infirmité de notre nature et de la multitude des empêchements qui n’existaient assurément pas dans l’état de nature créée ; c’est pourquoi l’homme, alors, pouvait plus se maintenir par lui-même que ne le peuvent présentement ceux qui ont la grâce, non certes à cause d’une imperfection de la grâce, mais à cause de l’infirmité de la nature ; quoique, même alors, ils aient eu besoin de la providence divine qui les dirige et les aide. Voilà pourquoi celui qui a la grâce trouve nécessaire de demander le secours divin, qui relève de la grâce coopérante.

 

4° On voit dès lors clairement la solution du quatrième argument.

 

5° La grâce n’est pas appelée « forme des vertus » comme si elle était une partie essentielle des vertus : car alors, il serait nécessaire que la multiplication des vertus multipliât la grâce ; mais elle est appelée « forme des vertus » en tant qu’elle complète formellement l’acte de vertu. Or de trois façons l’acte de vertu est formellement déterminé. D’abord en tant que la substance de l’acte est environnée des circonstances requises, par la limitation desquelles il est établi dans le milieu de la vertu. Et l’acte de vertu tient cela de la prudence ; car le milieu de la vertu se prend de la raison droite, comme il est dit au deuxième livre de l’Éthique. Et ainsi, la prudence est appelée la forme de toutes les vertus morales. Mais l’acte de vertu ainsi établi dans le milieu est quasi matériel au regard de la relation à la fin ultime, relation qui est ajoutée à l’acte de vertu par le commandement de la charité ; et ainsi, on dit que la charité est la forme de toutes les autres vertus. Mais de surcroît, la grâce procure l’efficace du mérite : en effet, la valeur d’aucune de nos œuvres n’est estimée digne de la gloire éternelle, si l’on ne présuppose l’agrément divin ; et ainsi, on dit que la grâce est la forme et de la charité, et des autres vertus.

 

 

 

6° La grâce est appelée prévenante et subséquente d’après l’ordre des choses qui se trouvent dans l’être gratuit ; et la première de ces choses est la détermination formelle du sujet, ou la justification de l’impie, ce qui est la même chose ; la deuxième est l’acte de la volonté ; la troisième est l’acte extérieur ; la quatrième est le progrès spirituel et la persévérance dans le bien ; la cinquième est l’obtention de la récompense. Ainsi l’on distingue d’une première façon la grâce prévenante de la subséquente en appelant grâce prévenante celle par laquelle l’impie est justifié, et la subséquente celle par laquelle le justifié agit. D’une deuxième façon, en appelant prévenante celle par laquelle quelqu’un veut droitement, et subséquente celle par laquelle il exécute la volonté droite en accomplissant une œuvre extérieure. D’une troisième façon, en sorte que la grâce prévenante soit référée à toutes ces choses, mais la subséquente, à la persévérance dans les mêmes choses. D’une quatrième, en sorte que la grâce prévenante soit référée à tout l’état de mérite, et la subséquente, à la récompense.

 

Or, dans les trois premières distinctions, on voit clairement, à partir de ce qu’on a dit de la grâce opérante et de la coopérante, comment la grâce prévenante et la subséquente sont identiques ou différentes, car de ces trois façons la grâce prévenante et subséquente semble être la même chose que la grâce opérante et coopérante. Mais selon la quatrième distinction, si l’on considère en lui-même le don gratuit qui est appelé grâce, on trouve que la grâce prévenante est la même chose que la subséquente. En effet, de même que la charité de la voie n’est pas ôtée mais demeure dans la patrie avec augmentation, pour la raison qu’elle n’im­plique aucun défaut dans sa notion, de même la grâce, puisqu’elle n’implique aucun défaut dans sa notion, devient gloire par son augmentation : et si l’on dit que la perfection de la nature, quant à la grâce, est différente dans l’état de voie et dans celui de la patrie, c’est à cause d’une diversité non pas dans la forme qui perfectionne, mais dans la mesure de la perfection. Mais si nous prenons la grâce avec toutes les vertus qu’elle informe, alors la grâce et la gloire ne sont pas la même chose, car certaines vertus comme la foi et l’espérance sont abolies dans la patrie.

 

 

7° Bien que les actes extérieur et intérieur soient des perfectibles différents, ils sont cependant ordonnés entre eux, car l’un est la cause de l’autre, comme on l’a dit.

 

 

8° Il faut considérer deux choses dans le péché : la conversion et l’aversion. Quant à la conversion, les péchés se distinguent les uns des autres, mais dans l’aversion ils sont connexes, en tant que l’homme se détourne du bien immuable par n’importe quel péché mortel. Les vertus s’opposent donc aux péchés du côté de la conversion ; et ainsi, des péchés différents sont chassés par des vertus différentes, de même que des ignorances différentes le sont par des sciences différentes. Mais du côté de l’aversion, tous sont remis par une seule chose, qui est la grâce. Quant aux ignorances, elles n’ont pas entre elles une unique conne­xion ; il n’en va donc pas de même.

 

 

9° On ne constate pas qu’une faute unique perfectionne formellement toutes les fautes, comme un unique habitus de vertu ou

de grâce perfectionne toutes les vertus ;

et pour cette raison, une faute unique n’infecte pas toutes les puissances comme une grâce unique les perfectionne – non qu’elle soit en toutes comme en un sujet, mais en tant qu’elle détermine formellement les actes de toutes les puissances.

 

10° Cette grâce qui suit se comprend soit comme un autre effet de la volonté gratuite de Dieu, soit comme le même habitus de grâce référé à un autre effet, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut.

 

 

 

11° Avoir fermement, immuablement un habi­tus et le mettre en œuvre, est une condition requise pour toute vertu, comme le montre clairement le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique : voilà pourquoi ce mode ne requiert pas d’habitus spécial.

 

 

12° De même que les diverses vertus et les divers dons du Saint-Esprit sont ordonnés à différents actes, de même les divers effets des sacrements sont comme différentes médications du péché et participations à la vertu de la Passion du Seigneur, qui dépendent de la grâce sanctifiante comme les vertus et les dons. Mais les vertus et les dons ont un nom spécial, parce que les actes auxquels ils sont ordonnés sont manifestes : aussi les distingue-t-on de la grâce par leur nom. Par contre, les défauts du péché, contre lesquels les sacrements sont institués, sont cachés ; c’est pourquoi les effets des sacrements n’ont pas de nom pro­pre, mais sont appelés du nom de grâce : on les appelle « grâces sacramentelles », et les sacrements se distinguent par elles comme par des effets propres. Or ces effets relèvent de la grâce sanctifiante, qui est jointe à eux ; et ainsi, avec leurs effets propres, les sacrements ont un effet commun, la grâce sanctifiante ; laquelle, par le sacrement, est à la fois donnée à qui ne l’a pas, et augmentée pour qui l’a.

13° & 14° On voit dès lors clairement la solution des treizième et quatorzième arguments.

 

15° Tous les péchés infligent une unique blessure du côté de l’aversion, comme on l’a dit, et ainsi, ils sont guéris par un unique don de grâce ; mais du côté de la conversion, ils infligent diverses blessures, qui sont guéries par les différentes vertus, et par les différents effets des sacrements.

 

 

 

16° Chez les petits enfants, bien que la grâce ne soit pas coopérante en acte, elle l’est cependant virtuellement : en effet, la grâce opérante qu’ils ont reçue sera suffisante pour coopérer au libre arbitre lorsqu’ils pourront user de celui-ci.

 

 

17° De même que l’essence de l’âme est principe d’être immédiatement, mais principe d’opération par l’intermédiaire des puissances, de même l’effet immédiat de la grâce est de conférer l’être spirituel, ce qui relève de la détermination formelle du sujet – en l’occurrence, la justification de l’impie, qui est l’effet de la grâce opérante –, au lieu que l’effet de la grâce par l’intermédiaire des vertus et des dons est d’éliciter les actes méritoires, ce qui relève de la grâce coopérante.

 

 

18° Un habitus unique ne peut causer tout ensemble et au même instant deux actes qui seraient des opérations distinctes et non ordonnées entre elles ; mais un habitus unique peut causer deux actes dont l’un est une opération et l’autre la détermination formelle d’un sujet, ou bien deux opérations dont l’une soit la cause de l’autre, comme l’acte intérieur est la cause de l’acte extérieur, et c’est ainsi que se comportent les actes de la grâce opérante et coopérante, comme il ressort de ce qu’on a dit.

 

Et videtur quod non.

 

Nihil enim contra seipsum dividitur ; sed gratia dividitur per operantem et cooperantem. Ergo diversae sunt gratiae, operans scilicet et cooperans ; et sic in uno homine est non una tantum gratia gratum faciens.

 

Sed dicebat quod est una gratia secundum habitum operans et cooperans : sed divisio sumitur secundum diversos actus. – Sed contra : habitus distinguuntur per actus. Si igitur actus sunt diversi, utriusque gratiae non poterit esse habitus unus.

 

Praeterea, nullus habet necesse petere id quod iam habet. Sed habens gratiam praevenientem necesse habet petere subsequentem, secundum Augustinum [Enchir., cap. 32]. Ergo non est una gratia praeveniens et subsequens.

 

Sed dicebat quod habens gratiam praevenientem non petit gratiam subsequentem quasi aliam gratiam, sed quasi eiusdem gratiae conservationem. – Sed contra : gratia est potentior quam natura. Sed homo in statu naturae integrae potuit stare per se in eo quod acceperat, ut dicitur 24 dist., II libro Sentent. [cap. 1]. Ergo ille qui accepit gratiam praevenientem, potest in ea stare ; et sic non habet necesse hoc petere.

 

 

Praeterea, forma diversificatur secundum diversitatem perfectibilium. Sed gratia est forma virtutum. Cum ergo virtutes sint multae, gratia non poterit esse una.

 

Praeterea, gratia praeveniens pertinet ad viam ; sed gratia subsequens pertinet ad gloriam ; unde Augustinus [De nat. et grat., cap. 31] dicit : praevenit, ut pie vivamus, subsequitur, ut semper cum illo vivamus : praevenit, ut vocemur ; subsequitur, ut glorificemur. Alia autem est gratia viae, et gratia patriae, cum non sit eadem perfectio naturae conditae et naturae glorificatae, ut Magister dicit in 3 [4] dist., II libro. Ergo gratia praeveniens et subsequens non sunt idem.

 

 

 

Praeterea, gratia operans pertinet ad actum interiorem, gratia vero cooperans ad actum exteriorem : unde Augustinus [Enchir., cap. 32] dicit, quod praevenit ut velimus, et subsequitur ne frustra velimus. Sed non est idem quod est principium actus interioris et exterioris ; sicut patet in virtutibus, quod caritas datur ad actum interiorem, fortitudo vero et iustitia et alia huiusmodi, ad actus exteriores. Ergo non est eadem gratia operans et cooperans, sive praeveniens et subsequens.

 

Praeterea, sicut culpa est defectus in anima ex parte affectus, ita ignorantia ex parte intellectus. Sed nullus habitus unus expellit omnem ignorantiam ab intellectu. Ergo nec potest esse unus habitus qui expellat omnem culpam ab affectu. Sed gratia expellit omnem culpam. Ergo gratia non est unus habitus.

 

Praeterea, gratia et culpa sunt contraria. Sed una culpa non inficit omnes potentias animae. Ergo nec una gratia potest omnes perficere.

 

 

Praeterea, Exod. XXXIII, 13, super illud, si inveni gratiam, dicit Glossa [ordin.] : sanctis non sufficit una gratia. Una est quae praecedit, ut Deum cognoscant et diligant ; alia est quae sequitur, ut se mundos et inviolatos custodiant, et proficiant. Et sic in uno homine non est tantum una gratia.

 

Praeterea, diversus modus habens specialem difficultatem, requirit diversum habitum ; sicut circa collationem magnorum donorum, quae sua magnitudine difficultatem faciunt, requiritur specialis virtus, scilicet magnificentia praeter liberalitatem, quae consistit circa communia dona. Sed perseveranter bene velle habet specialem difficultatem super hoc quod est bene velle simpliciter : velle autem bene simpliciter, est gratiae praevenientis ; velle autem bene perseveranter, est gratiae subsequentis : unde Augustinus [Enchir., cap. 32] dicit, quod gratia praevenit, ut homo velit ; sequitur, ut impleat atque persistat. Ergo gratia subsequens est alius habitus a gratia praeveniente.

 

Praeterea, sacramenta novae legis sunt causa gratiae, ut dictum est [art. 4 huius quaest.]. Sed ad eumdem effectum diversa sacramenta non ordinantur. Ergo sunt diversae gratiae in homine, quae per diversa sacramenta conferuntur.

 

Sed dicebat quod posteriora sacramenta non conferuntur ad aliam gratiam inducendam sed ad habitam augmentandam. – Sed contra : augmentum gratiae speciem gratiae non variat. Si ergo proportio causarum est secundum proportionem effectuum, sequeretur ex responsione praedicta quod sacramenta secundum speciem non differant.

 

Sed dicebat quod sacramenta differunt specie penes diversas gratias gratis datas quae in diversis sacramentis conferuntur, et sunt pro-

prii sacramentorum effectus. – Sed contra : gratia gratis data non opponitur culpae. Cum ergo sacramenta praecipue ordinentur contra culpam, videtur quod proprii effectus sacramentorum, penes quos sacramenta distinguuntur, non sunt gratiae gratis datae.

 

Praeterea, ex diversis peccatis diversa vulnera animae infliguntur, quae quidem omnia per gratiam sanantur. Cum igitur diversis vulneribus

diversae respondeant medicinae, quia, secundum verbum Hieronymi

[Glossa ordin. super Marc. IX, 28] ; non sanat oculum quod sanat calcaneum ; videtur quod sint diversae gratiae.

 

Praeterea, idem ab eodem non potest simul haberi et non haberi. Sed aliqui habent gratiam operantem qui non habent gratiam cooperantem, sicut parvuli baptizati. Ergo non est eadem gratia operans et cooperans.

 

Praeterea, gratia proportionatur naturae sicut perfectio perfectibili. Sed in natura humana sic est quod non ab eodem principio immediate est esse et operatio : nam anima secundum suam essentiam est principium essendi, sed secundum potentiam est principium operationis. Ergo, cum in gratuitis gratia operans vel praeveniens sit principium a quo est esse spirituale, gratia vero cooperans sit spiritualis operationis principium ; videtur quod non sit eadem gratia operans et cooperans.

 

Praeterea, unus habitus non potest simul et semel duos actus producere. Sed actus gratiae operantis, qui est iustificare, vel sanare animam ; et actus gratiae cooperantis vel subsequentis, qui est iuste operari, sunt simul in anima. Ergo gratia operans et cooperans non sunt eadem ; et sic in homine non est una tantum gratia.

 

 

Sed contra. Ubi sufficit unum, superfluum est ponere plura. Sed una gratia homini sufficit ad salutem : dicitur enim II Cor. cap. XII, 9 : sufficit tibi gratia mea. Ergo in homine est una tantum gratia.

Praeterea, relatio non multiplicat essentiam rei. Sed gratia cooperans supra operantem nonnisi relationem addit. Ergo eadem est gratia per essentiam operans et cooperans.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod sicut ex dictis [art. 1 huius quaest.] patet, gratia dicitur vel quia est gratis data, vel quia est gratum faciens.

Gratias autem gratis datas diversas esse, manifestum est. Sunt enim diversa quae homini divinitus conferuntur et gratis supra meritum et facultatem humanae naturae, ut prophetia, operatio miraculorum, et alia huiusmodi, de quibus apostolus dicit I Cor. XII, 4 : divisiones gratiarum sunt. Sed de his ad praesens non quaeritur.

 

Gratia vero gratum faciens, ut ex dictis [art. 1 huius quaest.] patere potest, dupliciter accipitur : uno modo pro ipsa divina acceptatione, quae est gratuita Dei voluntas ; alio modo pro dono quodam creato, quod formaliter perficit hominem, et facit eum dignum vita aeterna.

 

Accipiendo igitur gratiam hoc secundo modo, impossibile est esse in homine uno nisi unam gratiam. Cuius ratio est, quia gratia dicitur secundum quod per eam homo ordinatur in vitam aeternam sufficienter : dicitur enim gratus quasi acceptatus a Deo ut habeat vitam aeternam. Illud autem quod ponitur sufficienter ordinare ad aliquid unum, oportet esse unum tantum ; quia si multa essent, neutrum eorum sufficeret, vel alterum superflueret. Sed ex hoc necesse est gratiam etiam aliquid unum esse simplex. Possibile enim esset quod nihil unum sufficienter dignum redderet vita aeterna ; sed ad hoc homo redderetur dignus ex multis, utpote ex multis virtutibus : quod si esset, nihil illorum multorum posset dici gratia, sed omnia simul una gratia dicerentur, quia ex omnibus illis non fieret in homine nisi una dignitas respectu vitae aeternae. Sic autem gratia non est una, sed sicut unus simplex habitus : et hoc ideo quia habitus in anima diversificatur in ordine ad diversos actus ; ipsi autem actus non sunt ratio acceptationis divinae ; sed prius homo acceptatur a Deo, deinde actus eius, ut habetur Genes. IV, 4 : respexit Deus ad Abel et ad munera eius. Unde illud donum quod Deus tribuit his quos acceptat in suum regnum et gloriam, praesupponitur ad perfectiones vel habitus, quibus humani actus perficiuntur, ut sint digni acceptari a Deo. Et sic oportet habitum gratiae indivisum manere, utpote praecedentem ea quibus fit distinctio habituum in anima.

Si autem accipiatur gratia gratum faciens primo modo, scilicet pro gratuita Dei voluntate, sic constat quod ex parte ipsius Dei acceptantis est una tantum Dei gratia, non solum respectu unius, sed respectu omnium : quia quidquid est in eo, non potest esse diversum ; ex parte autem effectuum divinorum potest esse multiplex : ut dicamus omnem effectum quem Deus facit in nobis ex gratuita sua voluntate, qua nos in suum regnum acceptat, pertinere ad gratiam gratum facientem ; sicut quod immittat nobis bonas cogitationes, et sanctas affectiones. Sic igitur gratia, secundum quod est quoddam donum habituale in nobis, est una tantum : secundum autem quod dicit effectum aliquem Dei in nobis ordinatum ad nostram salutem, possunt dici multae gratiae in nobis.

 

Ad primum ergo dicendum, quod gratia operans et cooperans potest distingui et ex parte ipsius gratuitae Dei voluntatis, et ex parte doni nobis collati. Operans enim dicitur gratia respectu illius effectus quem sola efficit, sed dicitur cooperans respectu effectus quem sola non efficit, sed cum libero arbitrio cooperante. Ex parte igitur gratuitae Dei voluntatis gratia operans dicetur ipsa iustificatio impii, quae fit ipsius doni gratuiti infusione. Hoc enim donum sola gratuita divina voluntas causat in nobis, nec aliquo modo eius causa est liberum arbitrium, nisi per modum dispositionis sufficientis. Ex parte vero eiusdem gratia cooperans dicetur secundum quod in libero arbitrio operatur, motum eius causando, et exterioris actus executionem expediendo, et perseverantiam praebendo, in quibus omnibus aliquid agit liberum arbitrium. Et sic constat quod aliud est gratia operans et cooperans. Ex parte vero doni gratuiti eadem gratia per essentiam dicetur operans et cooperans : operans quidem, secundum quod informat animam ; ut operans formaliter intelligatur per modum loquendi quo dicimus quod albedo facit album parietem : hoc enim nullo modo est actus liberi arbitrii ; cooperans vero dicetur secundum quod inclinat ad actum intrinsecum et extrinsecum, et secundum quod praestat facultatem perseverandi usque in finem.

 

Ad secundum dicendum, quod diversi effectus qui attribuuntur gratiae operanti et cooperanti, non possunt habitum diversificare. Effectus enim qui attribuuntur gratiae operanti, sunt causae effectuum qui attribuuntur gratiae cooperanti : ex hoc enim quod voluntas est informata aliquo habitu, sequitur quod in actum volendi exeat. Et ex ipso actu volendi causatur exterior actus. Ab ipsa etiam firmitate habitus causatur resistentia qua resistimus peccato. Et sic unus et idem habitus gratiae est qui informat animam, et elicit actum interiorem et exteriorem, et quodammodo perseverantiam facit, in quantum tentationibus resistit.

 

Ad tertium dicendum, quod quantumcumque homo habeat habitum gratiae, semper tamen indiget divina operatione, qua in nobis operatur modis praedictis ; et hoc propter infirmitatem nostrae naturae, et multitudinem impedimentorum, quae quidem non erant in statu naturae conditae : unde magis tunc poterat homo stare per seipsum quam nunc possint habentes gratiam, non quidem propter defectum gratiae, sed propter infirmitatem naturae ; quamvis etiam tunc indiguerint divina providentia eos dirigente et adiuvante. Et ideo habens gratiam necesse habet petere divinum auxilium, quod ad gratiam cooperantem pertinet.

 

Et per hoc patet solutio ad quartum.

 

 

Ad quintum dicendum, quod gratia non dicitur forma virtutum quasi pars essentialis virtutum : sic enim oporteret quod multiplicatis virtutibus multiplicaretur gratia ; sed dicitur forma virtutis, in quantum formaliter actum virtutis complet.

Informatur autem actus virtutis tripliciter. Uno modo in quantum circa substantiam actus apponuntur debitae conditiones, per quarum limitationem in medio virtutis constituitur. Et hoc habet actus virtutis a prudentia ; nam medium virtutis accipitur secundum rationem rectam, ut dicitur in libro II Ethic. [l. 7 (1107 a 1)]. Et sic prudentia dicitur forma omnium virtutum moralium. Actus autem virtutis sic constitutus in medio, est quasi materialis respectu ordinis in finem ultimum, qui quidem ordo apponitur actui virtutis ex imperio caritatis ; et sic caritas dicitur esse forma omnium aliarum virtutum. Ulterius vero efficaciam merendi adhibet gratia : nullus enim operum nostrorum valor reputatur dignus aeternae gloriae, nisi praesupposita acceptatione divina ; et sic gratia dicitur esse forma et caritatis et aliarum virtutum.

 

Ad sextum dicendum, quod gratia praeveniens et subsequens dicitur secundum ordinem eorum quae in esse gratuito inveniuntur : quorum quidem primum est subiecti informatio, sive impii iustificatio, quod idem est ; secundum vero est actus voluntatis ; tertium vero est actus exterior ; quartum vero est spiritualis profectus et perseverantia in bono ; quintum vero est praemii consecutio. Distinguitur igitur uno modo gratia praeveniens et subsequens, ut gratia praeveniens dicatur qua iustificatur impius, subsequens vero secundum quam iustificatus operatur. Secundo, ut praeveniens dicatur secundum quam aliquis recte vult, subsequens vero secundum quod rectam voluntatem in exteriori opere exequitur. Tertio, ut gratia praeveniens ad omnia haec referatur, subsequens vero ad perseverantiam in praedictis. Quarto, ut gratia praeveniens ad totum statum meriti referatur, gratia vero subsequens ad praemium.

 

In tribus autem primis distinctionibus patet qualiter gratia praeveniens et subsequens est eadem vel diversa, ex his quae de operante et cooperante sunt dicta : quia secundum hos modos idem videtur esse gratia praeveniens et subsequens quod operans et cooperans. Secundum quartam vero distinctionem, si ipsum donum gratuitum in se accipiatur, quod gratia dicitur, idem invenitur esse gratia praeveniens et subsequens. Sicut enim caritas viae non tollitur, sed in patria remanet augmentata, propter hoc quod in sua ratione nullum defectum importat : ita gratia, cum nullum in sui ratione importet defectum, per sui augmentum fit gloria : nec dicitur esse diversa perfectio naturae in statu viae et patriae quantum ad gratiam propter diversam formam perficientem, sed propter diversam perfectionis mensuram. Si autem gratiam accipiamus cum omnibus virtutibus quas informat, sic gratia et gloria non sunt idem ; quia aliquae virtutes in patria evacuantur, ut fides et spes.

 

 

 

Ad septimum dicendum, quod actus exterior et interior, quamvis sint diversa perfectibilia, sunt tamen ordinata, quia unum est causa alterius, ut dictum est.

 

Ad octavum dicendum, quod in peccato est duo considerare : scilicet conversionem et aversionem. Secundum conversionem quidem, peccata ab invicem distinguuntur, sed in aversione sunt connexa, in quantum homo per quodlibet peccatum mortale a bono incommutabili avertitur. Peccatis igitur ex parte conversionis virtutes opponuntur ; et sic diversa peccata diversis virtutibus expelluntur, sicut diversae ignorantiae diversis scientiis. Ex parte vero aversionis omnia remittuntur per unum, quod est gratia. Ignorantiae autem non connectuntur in aliquo uno ; et ideo non est simile.

 

Ad nonum dicendum, quod una culpa formaliter non invenitur perficere omnes culpas, sicut unus habitus virtutis vel gratiae perficit omnes virtutes ; et hac ratione una culpa non inficit omnes potentias, sicut una gratia perficit : non quidem ita quod sit in omnibus sicut in subiecto, sed in quantum informat omnium potentiarum actus.

 

Ad decimum dicendum, quod illa gratia quae sequitur, vel intelligitur alius effectus divinae voluntatis gratuitae, vel intelligitur idem habitus gratiae ad alium effectum relatus, ut ex praedictis [in solut. ad 6] patet.

 

Ad undecimum dicendum, quod fir­me et immutabiliter habere habitum et operari, est conditio quae requiritur ad omnem virtutem ; sicut patet ex philosopho in II Ethic. [l. 4 (1105 a 32)] : et ideo iste modus non requirit specialem habitum.

 

Ad duodecimum dicendum, quod sicut diversae virtutes et diversa dona spiritus sancti ad diversos actus ordinantur, ita diversi sacramentorum effectus sunt ut diversae medicinae peccati, et participationes virtutis dominicae passionis, quae a gratia gratum faciente dependent, sicut virtutes et dona. Sed virtutes et dona nomen speciale habent, propter hoc quod actus ad quos ordinantur, sunt manifesti : unde secundum nomen a gratia distinguuntur. Defectus autem peccati, contra quos sacramenta instituuntur, latentes sunt : unde sacramentorum effectus nomen proprium non habent, sed nomine gratiae nominantur ; dicuntur enim gratiae sacramentales, et penes has sacramenta distinguuntur sicut penes proprios effectus. Pertinent autem isti effectus ad gratiam gratum facientem, quae istis effectibus coniungitur ; et sic cum propriis effectibus habent effectum communem qui est gratia gratum faciens, quae etiam per sacramentum et non habenti datur, et habenti augetur.

 

Et per hoc patet solutio ad decimumtertium et decimumquartum.

 

 

Ad decimumquintum dicendum, quod omnia peccata ex parte aversionis inferunt unum vulnus, ut dictum est [in sol. ad 8 argum.], et sic per unum donum gratiae sanantur : sed ex parte conversionis inferunt diversa vulnera, quae sanantur per diversas virtutes, et per diversos sacramentorum effectus.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod in parvulis etsi non sit gratia cooperans in actu, est tamen cooperans in virtute : illa enim gratia operans quam acceperunt, sufficiens erit cooperari libero arbitrio quando ipsius usum habere poterunt.

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod sicut essentia animae immediate est essendi principium, operationis vero principium est mediantibus potentiis, ita immediatus effectus gratiae est conferre esse spirituale, quod pertinet ad informationem subiecti, sive ad iustificationem impii, quae est effectus gratiae operantis ; sed effectus gratiae mediantibus virtutibus et donis est elicere actus meritorios, quod pertinet ad gratiam cooperantem.

 

Ad decimumoctavum dicendum, quod duos actus qui sint operationes distinctae et ad invicem non ordinatae, non potest unus habitus causare simul et semel ; sed duos actus quorum unus est operatio, et alius subiecti informatio, vel duas operationes, quarum una sit causa alterius, sicut actus interior est causa exterioris, unus habitus causare potest : et sic se habent actus gratiae operantis et cooperantis, ut ex dictis [in solut. ad 6 et 7] patet.

 

 

 

 

Article 6 - LA GRÂCE EST-ELLE DANS L’ESSENCE DE L’ÂME COMME EN UN SUJET ?

(Sexto quaeritur utrum gratia sit in essentia animae sicut in subjecto.)

 

 

Il semble que non.

 

1° L’habitus ou la perfection qui est dans l’essence doit être à l’effet de l’essence ce que l’habitus qui est dans la puissance est à l’effet de la puissance. Or l’habitus qui est dans une puissance perfectionne la puissance relativement à son acte, comme la charité perfectionne la volonté relativement au vouloir ; et l’effet propre de l’essence de l’âme est l’être, que l’âme confère au corps, car l’âme est par son essence la forme du corps. Puis donc que la grâce ne perfectionne pas relativement à l’être naturel, que l’âme confère au corps, elle ne sera pas dans l’essence de l’âme comme en un sujet.

 

 

2° Les opposés sont de nature à affecter le même sujet. Or la grâce et la faute sont opposées. Puis donc que la faute n’est pas dans l’essence de l’âme – cela ressort de ce que rien n’est ôté de l’essence de l’âme, alors que le péché ou la faute, suivant saint Augustin, est une privation du mode, de l’espèce et de l’ordre –, il semble que la grâce ne soit pas dans l’essence de l’âme comme en un sujet.

 

 

3° Les choses gratuites présupposent les naturelles. Or les puissances sont des propriétés naturelles de l’âme, suivant Avicenne. La grâce n’est donc pas dans l’essence de l’âme si l’on ne présuppose la puissance ; et ainsi, elle est immédiatement dans la puissance comme en un sujet.

 

 

4° Un habitus ou une forme quelconque

se trouve là ou se trouve son effet. Or n’importe quel effet de la grâce, tant opérante que coopérante, se trouve dans les puissances, comme on le voit clairement par induction sur chaque effet. La grâce est donc dans les puissances de l’âme comme en un sujet.

 

5° L’image de la recréation correspond à l’image de la création ; et ces deux images sont distinguées dans la Glose à propos de ce passage du psaume 4, v. 7 : « La lumière de votre visage, Seigneur, a été empreinte sur nous comme un signe. » Or l’image de la création se prend des puissances, à savoir, de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté, qui sont trois puissances de l’âme, comme dit le Maître au premier livre des Sentences, dist. 3. La grâce regarde donc les puissances de l’âme.

 

6° Les habitus acquis s’opposent aux habitus infus. Or tous les habitus acquis sont dans les puissances de l’âme. Donc la grâce aussi, qui est un don habituel infus.

 

 

7° Selon saint Augustin, la bonne volonté de l’homme est préparée par la grâce. Or cela signifie seulement que la volonté est perfectionnée par la grâce. La grâce est donc une perfection de la volonté ; et ainsi, elle est dans la volonté comme en un sujet, et non dans l’essence de l’âme.

 

En sens contraire :

 

1) La grâce est dans l’âme en tant que l’âme est ordonnée à Dieu. Or c’est toute l’âme qui est ordonnée à Dieu, en tant qu’elle se trouve en puissance à recevoir quelque chose de lui. L’âme est donc, dans sa totalité, réceptive de la grâce. Or le tout, dans l’âme, c’est la substance même de l’âme, et les parties, ce sont les puissances. L’âme est donc en sa substance le sujet de la grâce.

 

 

2) Le premier don de Dieu se trouve en ce qui est premier en nous, et plus proche de Dieu. Or la grâce est le premier don de Dieu en nous : en effet, elle précède et la foi et la charité, ainsi que les autres vertus semblables, comme le montre clairement saint Augustin au deuxième livre sur la Prédestination des saints. Or ce qui est premier en nous, et plus proche de Dieu, c’est l’essence de l’âme, de laquelle dérivent les puissances. La grâce est donc dans l’essence de l’âme comme en un sujet.

 

3) Le même être créé ne peut être en divers sujets. Or la grâce est quelque chose de créé. Elle ne peut donc être en diverses puissances. Or, puisque la grâce s’étend aux actes de toutes les puissances en tant qu’ils peuvent être méritoires, elle est soit dans l’essence de l’âme, soit dans toutes les puissances. Or elle n’est pas en toutes ; elle est donc dans l’essence de l’âme comme en un sujet.

 

4) La cause secondaire reçoit l’influence de la cause première avant que les effets de la cause secondaire ne la reçoivent. Or l’essence de l’âme est le principe des puissances ; et ainsi, elle est leur cause secondaire, Dieu étant leur cause première. L’essence de l’âme reçoit donc l’influence de la grâce avant que les puissances ne la reçoivent.

 

Réponse :

 

Comme on l’a déjà dit, il y a deux opinions sur la grâce. L’une affirme que la grâce et la vertu sont essentiellement une même chose ; et selon elle, il est nécessaire de dire que la grâce est véritablement dans la puissance de l’âme comme en un sujet, puisque la vertu qui perfectionne relativement à l’opération ne peut être que dans la puissance, qui est le principe de l’opération : mais on peut dire par une certaine appropriation, selon cette opinion, que la grâce regarde l’essence, et la vertu la puissance, dans la mesure où la grâce et la vertu, encore qu’elles ne diffèrent pas par l’essence, diffèrent du moins par la notion ; car le don de la grâce concerne l’âme elle-même avant de concerner son acte, puisque l’âme n’est pas agréée de Dieu à cause de son acte, mais c’est l’inverse, comme on l’a dit.

 

 

L’autre opinion, que nous soutenons, est que la grâce et la vertu ne sont pas identiques dans leur essence. Et par conséquent, il est nécessaire de dire que la grâce est dans l’essence de l’âme comme en un sujet, et non dans les puissances ; car, puisque la puissance, en tant que telle, est ordonnée à l’opération, il est nécessaire que la perfection de la puissance soit ordonnée à l’opération selon sa notion propre. Or ce qui fait la notion de vertu, c’est d’être cause prochaine de perfection pour agir droitement ; il serait donc nécessaire, si la grâce était dans la puissance de l’âme, qu’elle soit identique à quelqu’une des vertus. Si donc on ne soutient pas cela, il est nécessaire de dire que la grâce est dans l’essence de l’âme, perfectionnant l’âme en tant qu’elle lui donne un certain être spirituel et la rend, par une certaine assimilation, « parti­cipante de la nature divine », comme on le lit en II Pet. 1, 4 ; de même que les vertus perfectionnent les puissances pour qu’elles opèrent droitement.

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien que la grâce ne soit pas le principe de l’être naturel, elle perfectionne cependant l’être naturel, en tant qu’elle ajoute l’être spirituel.

 

2° La faute actuelle ne peut être que dans la puissance, qui est le principe de l’acte. Mais la faute originelle est en l’âme dans son essence, par laquelle elle est, comme forme de la chair, unie à la chair, depuis laquelle l’infection originelle est contractée dans l’âme. Et bien qu’aucun des principes essentiels ne soit ôté à l’âme, l’ordre de l’essence même de l’âme est cependant empêché à la façon d’un certain éloignement, comme des dispositions contraires éloignent de l’acte de la forme la puissance de la matière.

 

 

3° Les choses gratuites présupposent les naturelles, si les unes et les autres sont prises proportionnellement ; ainsi donc, la vertu, qui est le principe gratuit de l’opé­ration, présuppose la puissance, qui est le principe naturel de la même opération ; et la grâce, qui est le principe de l’être spirituel, présuppose l’essence de l’âme, qui est le principe de l’être naturel.

 

 

4° C’est dans l’essence de l’âme que se trouve l’effet premier et immédiat de la grâce, c’est-à-dire la forme selon l’être spirituel.

 

5° L’image de la création réside et dans l’essence, et dans les puissances, en tant que par l’essence de l’âme est représentée l’unité de l’essence divine, et que par la distinction des puissances est représentée la distinction des Personnes : et semblablement, l’image de la recréation consiste dans la grâce et les vertus.

 

6° Les habitus acquis sont causés par nos actes, aussi n’appartiennent-ils à l’âme que par l’intermédiaire des puissances auxquelles appartiennent les actes. La grâce, en revanche, est causée par l’influence divine ; il n’en va donc pas de même.

 

 

7° La grâce prépare la volonté par l’inter­médiaire de la charité, dont la grâce est la forme.

 

Et videtur quod non.

 

Sicut enim se habet habitus qui est in potentia, ad potentiae effectum ; ita se debet habere habitus vel perfectio in essentia existens, ad essentiae effectum. Sed habitus qui est in potentia aliqua, perficit potentiam ad actum suum, sicut caritas perficit voluntatem ad volendum : proprius autem effectus essentiae animae est esse, quod anima corpori confert, quia anima secundum sui essentiam est forma corporis. Cum ergo gratia non perficiat ad esse naturale, quod anima corpori confert, non erit in essentia animae sicut in subiecto.

 

Praeterea, opposita nata sunt fieri circa idem. Gratia autem et culpa opponuntur. Cum ergo culpa non sit in essentia animae (quod patet ex hoc quod nihil ab essentia animae privatur, cum tamen peccatum sive culpa secundum Augustinum [De nat. boni, cap. 4] sit privatio modi, speciei et ordinis), videtur quod gratia non sit in essentia animae sicut in subiecto.

 

Praeterea, gratuita praesupponunt naturalia. Sed potentiae sunt natura­les proprietates animae, secundum Avicennam [cf. De anima V, 7]. Ergo gratia non est in essentia animae nisi praesupposita potentia ; et sic est immediate in potentia sicut in subiecto.

 

Praeterea, ibi est habitus vel quaecumque forma, ubi invenitur eius effectus. Sed effectus gratiae quilibet, tam operantis quam cooperantis, invenitur in potentiis, ut patet per singulos inducenti. Ergo gratia est in potentiis animae sicut in subiecto.

 

 

Praeterea, imago recreationis respondet imagini creationis ; quae duplex imago distinguitur in Glossa [P. Lombardi, PL 191, 88 B] super illud Psalm. IV, 7, signatum est super nos lumen vultus tui, Domine. Imago autem creationis attenditur secundum potentias : scilicet secundum memoriam, intelligentiam et voluntatem, quae sunt tres animae vires, ut Magister dicit in I Sent., 3 dist. [cap. 2]. Ergo gratia potentias animae respicit.

 

Praeterea, habitus acquisiti contra habitus infusos distinguuntur. Sed omnes habitus acquisiti sunt in potentiis animae. Ergo et gratia, quae est donum habituale infusum.

 

Praeterea, secundum Augustinum [De grat. et lib. arb., cap. 17], per gratiam bona voluntas hominis praeparatur. Sed non nisi in quantum per gratiam voluntas perficitur. Ergo gratia est perfectio voluntatis ; et sic est in voluntate sicut in subiecto, et non in essentia animae.

 

 

Sed contra. Gratia est in anima

secundum hoc quod ad Deum

ordinatur. Sed tota anima ordinatur ad Deum ut se habens in potentia accipiendi aliquid ab ipso. Ergo anima secundum suam totalitatem est gratiae susceptiva. Sed totum in anima est ipsa substantia animae, partes vero potentiae. Ergo anima secundum substantiam est subiectum gratiae.

 

Praeterea, primum Dei donum est in eo quod est in nobis prius, et Deo propinquius. Sed gratia est primum Dei donum, in nobis : ipsa enim praecedit et fidem et caritatem et alia huiusmodi, ut patet per Augustinum in II libro de Praedestinatione sanctorum [De dono pers., cap. 16]. Id autem quod in nobis prius est, et Deo propinquius, est animae essentia, a qua fluunt potentiae. Ergo gratia est in essentia animae sicut in subiecto.

 

Praeterea, idem creatum non potest esse in diversis. Sed gratia est quid creatum. Ergo non potest esse in diversis potentiis. Sed cum gratia se extendat ad omnium potentiarum actus, in quantum possunt esse meritorii, vel est in essentia animae, vel in omnibus potentiis. Sed non in omnibus. Ergo est in essentia animae sicut in subiecto.

 

Praeterea, causa secundaria per prius recipit influentiam primae causae quam effectus causae secundariae. Sed essentia animae est principium potentiarum ; et sic est causa secundaria earum, quarum primaria causa est Deus. Ergo essentia animae per prius recipit influentiam gratiae quam potentiae.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod sicut prius [art. 4] dictum est, de gratia duplex est opinio. Una quae dicit, gratiam et virtutem esse idem per es­sentiam. Et secundum hanc necesse est dicere quod gratia sit in potentia animae sicut in subiecto secundum rei veritatem, eo quod virtus quae perficit ad operandum, non nisi in potentia esse potest, quae est operationis principium : sed per quamdam appropriationem potest dici, secundum hanc opinionem, quod gratia respicit essentiam, virtus vero poten­tiam, secundum quod gratia et virtus, etsi non per essentiam, saltem differunt ratione ; quia gratificatio per prius ad ipsam animam pertinet quam ad actum eius, cum non prop­ter actum anima acceptetur a Deo, sed e converso, ut dictum est [art. 4].

Alia vero opinio, quam sustinemus, est quod gratia et virtus non sint idem per essentiam. Et secundum hoc necesse est dicere quod gratia sit in essentia animae sicut in subiecto, et non in potentiis ; quia cum potentia, in quantum huiusmodi, ordinetur ad operationem, oportet perfectionem potentiae secundum propriam rationem ad operationem ordinari. Istud autem est quod facit rationem virtutis, ut sit proxime perfectiva ad recte agendum ; unde oporteret, si gratia in potentia animae esset, quod esset idem cum aliqua virtutum. Si ergo hoc non sustinetur, oportet dicere quod gratia sit in essentia animae, perficiens ipsam, in quantum dat ei quoddam esse spirituale, et facit eam per quamdam assimilationem consortem divinae naturae, ut habetur II Pet. I, 4 ; sicut virtutes perficiunt potentias ad recte operandum.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod quamvis gratia non sit principium esse naturalis ; perficit tamen esse naturale, in quantum addit spirituale.

 

Ad secundum dicendum, quod culpa actualis non potest esse nisi in potentia, quae est principium actus. Culpa autem originalis est in anima secundum suam essentiam, per quam coniungitur ut forma carni, ex qua infectio originalis in anima contrahitur. Et quamvis ab anima nihil essentialium auferatur, impeditur tamen ordo ipsius essentiae animae per modum cuiusdam elongationis, sicut contrariae dispositiones elongant potentiam materiae ab actu formae.

 

Ad tertium dicendum, quod gratuita praesupponunt naturalia, si proportionabiliter utraque accipiantur : et ideo virtus, quae est gratuitum operationis principium praesupponit potentiam, quae est eiusdem principium naturale ; et gratia, quae est principium esse spiritualis, praesupponit essentiam animae, quae est principium esse naturalis.

 

Ad quartum dicendum, quod primus et immediatus effectus gratiae invenitur in essentia animae, scilicet forma secundum esse spirituale.

 

Ad quintum dicendum, quod imago creationis consistit et in essentia et in potentiis, secundum quod per essentiam animae repraesentatur unitas essentiae divinae, et per distinctionem potentiarum distinctio personarum ; et similiter imago recrea­tionis consistit in gratia et virtutibus.

 

Ad sextum dicendum, quod habitus acquisiti causantur ex nostris actibus, et ideo non pertinent ad animam nisi mediantibus potentiis quarum sunt actus ; gratia autem ex influentia divina ; et ideo non est simile.

 

Ad septimum dicendum, quod gratia praeparat voluntatem mediante caritate, cuius gratia est forma.

 

 

 

 

 

 

 

Article 7 - LA GRÂCE EST-ELLE DANS LES SACREMENTS ?

(Septimo quaeritur utrum gratia sit in sacramentis.)

 

 

Il semble que non.

 

1° La faute s’oppose à la grâce. Or la faute n’est pas dans une chose corporelle. La grâce n’est donc pas non plus dans les sacrements, qui sont des éléments matériels, suivant Hugues de Saint-Victor.

 

 

2° La grâce ordonne à la gloire. Or seule la nature rationnelle est capable de gloire. C’est donc en elle seule que la grâce peut exister ; et ainsi, elle n’est pas dans les sacrements.

 

3° On met la grâce au nombre des plus grands biens. Or les plus grands biens sont dans des biens moyens comme en des sujets. Puis donc que l’âme et ses puissances sont des biens moyens, il semble que la grâce ne puisse pas être dans un autre sujet ; et ainsi, elle n’est pas dans les sacrements.

 

4° Le sujet spirituel est à l’accident spirituel ce que le sujet corporel est à l’accident corporel. Donc par commutation, le sujet spirituel est à l’accident corporel ce que le sujet corporel est à l’accident spirituel. Or l’accident corporel ne peut exister en aucun sujet spirituel. L’accident spirituel, qui est la grâce, ne peut donc pas non plus exister dans les éléments corporels des sacrements.

 

En sens contraire :

 

1) Hugues de Saint-Victor dit que les sacrements, par leur sanctification, contiennent la grâce invisible.

 

 

 

2) En Gal. 4, 9, l’Apôtre dit que les sacrements de la loi ancienne sont « de pauvres et faibles rudiments » : parce qu’ils ne contiennent pas la grâce, comme dit la Glose. Si donc il n’y avait pas la grâce dans les sacrements de la loi nouvelle, ils seraient eux-mêmes de pauvres et faibles rudiments, ce qui est absurde.

 

3) À propos de ce passage du psaume 17, v. 12 : « Il fit des ténèbres, etc. », la Glose dit que la rémission des péchés a été placée dans le baptême. Or la rémission des péchés a lieu par la grâce. La grâce est donc dans le sacrement de baptême, et dans les autres pour une raison semblable.

 

 

 

Réponse :

 

La grâce est dans les sacrements, non comme un accident dans un sujet, mais comme l’effet dans la cause, à la façon dont les sacrements peuvent être causes de grâce. Or il y a deux façons de dire que l’effet est dans la cause.

 

D’abord en tant que la cause a une maîtrise sur l’effet, comme on dit que nos actes sont en nous ; et nul effet n’est ainsi dans la cause instrumentale, qui ne meut qu’en étant mue ; ce n’est donc pas ainsi que la grâce est dans les sacrements.

 

Ensuite, par sa ressemblance, en tant que la cause produit un effet qui lui est semblable ; et cela advient de quatre façons. Premièrement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause quant à l’être naturel, et suivant la même notion, comme c’est le cas pour les effets univoques ; et c’est ainsi que l’on peut dire que la chaleur de l’air est dans le feu qui le chauffe. Deuxièmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause quant à l’être naturel, mais pas suivant la même notion, comme on le voit clairement dans les effets équivoques, et c’est de cette façon que la chaleur de l’air est dans le soleil. Troisièmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause quant à l’être non pas naturel mais spirituel, au repos cependant, comme les ressemblances des produits de l’art sont dans l’esprit de l’artisan : en effet, la forme de la maison dans le bâtisseur n’est pas une certaine nature, comme la vertu caléfactive dans le soleil ou la chaleur dans le feu, mais elle est un certain concept intelligible reposant dans l’âme. Quatrièmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause ni suivant la même notion, ni comme une certaine nature, ni comme

en un repos, mais à la façon d’un certain écoulement : comme les ressemblances des effets sont dans les instruments par l’inter­médiaire desquels s’écoulent les formes depuis les causes principales vers les effets. Et c’est ainsi que la grâce est dans les sacrements ; et elle y est d’une façon d’autant moins [complète] que les sacrements atteignent directement et immédiatement non pas la grâce elle-même dont nous parlons maintenant, mais leurs effets propres, qui sont appelés grâces sacramentelles, d’où s’ensuit l’infusion de la grâce sanctifiante, ou son augmentation.

 

Réponse aux objections :

 

1° Une faute existe dans quelque chose de purement corporel comme dans une cause, à savoir, le péché originel dans la semence.

 

 

2° & 3° Les deuxième et troisième arguments concluent que la grâce n’est pas dans les sacrements comme en des sujets.

 

4° Le spirituel ne peut pas être instrument d’une réalité corporelle, au lieu que l’inverse est possible ; voilà pourquoi la commutation de la proportion ne tient pas dans le raisonnement.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Nous les accordons ; de telle façon, cependant, que l’on comprenne que la grâce est dans les sacrements comme en des causes instrumentales et en des dispositions ; et cela en raison de la vertu par laquelle ils agissent pour produire la grâce.

 

Et videtur quod non.

 

Culpa enim opponitur gratiae. Sed culpa non est in aliquo corporali. Ergo nec gratia est in sacramentis, quae sunt elementa materialia, secundum Hugonem de sancto Victore [cf. De sacramentis I, p. IX, cap. 2].

 

Praeterea, gratia ordinat ad gloriam. Sed sola natura rationalis est capax gloriae. Ergo in ea sola potest esse gratia ; et ita non est in sacramentis.

 

 

Praeterea, gratia inter maxima bona computatur. Sed maxima bona sunt in mediis bonis sicut in subiecto. Cum ergo media bona sint anima et potentiae eius, videtur quod gratia non possit esse in alio subiecto ; et sic non est in sacramentis.

 

 

Praeterea, sicut se habet subiectum corporale ad accidens corporale, ita subiectum spirituale ad accidens spirituale. Ergo commutatim, sicut subiectum corporale ad accidens spirituale, ita subiectum spirituale ad accidens corporale. Sed accidens corporale in nullo subiecto spirituali esse potest. Ergo nec accidens spirituale, quod est gratia, potest esse in corporalibus elementis sacramentorum.

 

Sed contra. Est quod Hugo de sancto Victore [cf. De sacramentis I, p. IX, cap. 2] dicit quod sacramenta ex sanctificatione invisibilem gratiam continent.

 

Praeterea, Galat. IV, 9, dicit apostolus, sacramenta legalia esse infirma et egena elementa : quia gratiam non continent, ut dicit Glossa [P. Lombardi, PL 192, 141 B]. Si ergo in sacramentis novae legis non esset gratia, essent ipsa infirma et egena elementa ; quod est absurdum.

 

Praeterea, super illud Psalm. XVII, 12, posuit tenebras etc., dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 192 B] quod remissio peccatorum posita est in Baptismo. Remissio autem peccatorum est per gratiam. Ergo gratia est in sacramento Baptismi, et pari ratione in aliis.

Respondeo. Dicendum, quod gratia est in sacramentis, non quidem sicut accidens in subiecto, sed sicut effectus in causa, per modum illum quo sacramenta causa gratiae esse possunt. Effectus autem dicitur esse in causa dupliciter.

Uno modo secundum quod causa habet dominium super effectum, sicut actus nostri dicuntur esse in nobis : et sic nullus effectus est in causa instrumentali, quae non movet nisi mota ; unde nec sic gratia est in sacramentis.

Alio modo per sui similitudinem, secundum quod causa producit effectum sibi similem ; et hoc contingit quatuor modis. Uno modo quando similitudo effectus est in causa secundum esse naturale, et secundum eamdem rationem, sicut est in effectibus univocis ; per quem modum potest dici quod calor aeris est in igne calefaciente. Secundo quando similitudo effectus est in causa secundum esse naturale, sed non secundum eamdem rationem, sicut patet in effectibus aequivocis, per quem modum calor aeris est in sole. Tertio modo quando similitudo effectus est in causa non secundum esse naturale, sed spirituale, tamen quietum, sicut similitudines artificiatorum sunt in mente artificis : forma enim domus in aedificatore non est natura quaedam, sicut virtus calefactiva in sole, vel calor in igne ; sed est quaedam intentio intelligibilis in anima quiescens. Quarto modo quando similitudo effectus non secundum eamdem rationem, nec ut natura quaedam, nec ut quiescens, sed per modum cuiusdam defluxus est in causa ; sicut similitudines

effectuum sunt in instrumentis,

quibus mediantibus defluunt formae a causis principalibus in effectus. Et hoc modo gratia est in sacramentis ; et tanto minus, quanto sacramenta non perveniunt directe et immediate ad ipsam gratiam, de qua nunc loquimur ; sed ad proprios effectus, qui dicuntur gratiae sacramentales, ad quod sequitur infusio gratiae gratum facientis, vel augmentum.

Ad primum ergo dicendum, quod culpa est sicut in causa in aliquo pure corporali, scilicet in semine peccatum originale.

 

Secundum et tertium concludunt quod gratia non sit in sacramentis sicut in subiecto.

 

Ad quartum dicendum, quod spirituale non potest esse instrumentum rei corporalis, sicut e converso ; et ideo non tenet in proposito proportio commutata.

 

 

 

Alia quae sunt in oppositum, concedimus ; ut tamen intelligatur gratia esse in sacramentis sicut in causis instrumentalibus et dispositionibus ; et hoc ratione virtutis, per quam ad gratiam operantur.

 

 

 

 

 

 

Question 28 ─ LA JUSTIFICATION DE L’IMPIE

 

 

LA QUESTION PORTE

SUR LA JUSTIFICATION DE L’IMPIE.

 

Article 1 : La justification de l’impie est-elle la rémission des péchés ?

Article 2 : La rémission des péchés peut-elle avoir lieu sans la grâce ?

Article 3 : Pour la justification de l’impie, le libre arbitre est-il requis ?

Article 4 : Quel mouvement du libre arbitre la justification requiert-elle : est-ce un mouvement vers Dieu ?

Article 5 : Dans la justification de l’impie, est-il requis un mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché ?

Article 6 : L’infusion de la grâce et la rémission de la faute sont-elles une même chose ?

Article 7 : La rémission de la faute précède-t-elle naturellement l’infusion de la grâce ?

Article 8 : Dans la justification de l’impie, le mouvement du libre arbitre précède-t-il naturellement l’infusion de la grâce ?

Article 9 : La justification de l’impie se fait-elle en un instant ?

Quaestio est

de iustificatione impii.

 

Et primo quaeritur utrum iustificatio impii sit remissio peccatorum.

Secundo utrum peccatorum remissio possit esse sine gratia.

Tertio utrum ad iustificationem impii liberum arbitrium requiratur.

Quarto quis motus liberi arbitrii ad iustificationem requiratur, utrum scilicet motus in Deum.

Quinto utrum in iustificatione impii requiratur motus liberi arbitrii in peccatum.

Sexto utrum gratiae infusio et culpae remissio sint idem.

 

Septimo utrum remissio culpae naturaliter praecedat infusionem gratiae.

Octavo utrum in iustificatione impii, motus liberi arbitrii naturaliter praecedat infusionem gratiae.

Nono utrum iustificatio impii sit in instanti.

 

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse au tome I, p. 103)

 

Terminologie :

     La justification de l’impie et la rémission des péchés peuvent désigner

deux mutations complémentaires, ou un même mouvement (art. 1)

     La rémission de la faute ajoute à l’infusion de la grâce

le fait d’ôter l’empêchement que constitue le péché précédent (6)

 

La justification de l’impie exige :

     la grâce (2)

     si le sujet est adulte, un mouvement du libre arbitre (3)

     … mouvement de foi, d’espérance et de charité envers Dieu (4)

     … ainsi que de détestation du péché (5)

 

Le mouvement lui-même :

     La rémission de la faute suit naturellement l’infusion de la grâce,

         mais c’est l’inverse dans l’ordre de la cause matérielle (7)

     Le mouvement du libre arbitre suit formellement l’infusion de la grâce,

         mais c’est l’inverse suivant la notion de cause matérielle (8)

     La justification de l’impie a lieu en un instant (9)

 

 

 

LIEUX PARALLÈLES

Art. 1 : Super Sent. IV, d. 17, q. 1, a. 1, qc. 1 ; Sum. Th. I-II, q. 113, a. 1 et a. 6, ad 1.

 

Art. 2 : Super Sent. IV, d. 17, q. 1, a. 3, qc. 1 ; Super Ephes., cap. 5, l. 5 ; Sum. Th. I-II, q. 113, a. 2.

 

Art. 3 : Super Sent. II, d. 27, a. 2, ad 7 et IV, d. 17, q. 1, a. 3, qc. 2 ; Super Ephes., cap. 5, l. 5 ; Lect. super Ioh., cap. 4, l. 2 ; Sum. Th. I-II, q. 113, a. 3.

 

Art. 4 : Super Sent. IV, d. 17, q. 1, a. 3, qc. 3 ; Super Ephes., cap. 2, l. 3 ; Sum. Th. I-II, q. 113, a. 4.

 

Art. 5 : Super Sent. IV, d. 17, q. 1, a. 3, qc. 4 ; Cont. Gent. III, cap. 158 ; Sum. Th. I-II, q. 113, a. 5 et III, q. 86, a. 2.

 

Art. 6 : Super Sent. IV, d. 17, q. 1, a. 3, qc. 5 ; Sum. Th. I-II, q. 113, a. 6.

 

Art. 7 : Super Sent. IV, d. 17, q. 1, a. 4, qc. 1 ; Sum. Th. I-II, q. 113, a. 8.

 

Art. 8 : Super Sent. IV, d. 17, q. 1, a. 4, qc. 2 et 3 ; Sum. Th. I-II, q. 113, a. 8, ad 2.

 

Art. 9 : Super Sent. IV, d. 17, q. 1, a. 5, qc. 2 et 3 ; supra a. 2, ad 10 ; Sum. Th. I-II, q. 113, a. 7.

 

 

Article 1 - LA JUSTIFICATION DE L’IMPIE EST-ELLE LA RÉMISSION DES PÉCHÉS ?

(Et primo quaeritur utrum iustificatio impii sit remissio peccatorum.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Le terme de « justification » vient de la justice, qui est une seule vertu. Or la rémission des péchés ne se fait pas par une vertu seulement, car les péchés ne s’oppo­sent pas à une vertu seulement, mais à toutes. La justification n’est donc pas la rémission des péchés.

 

2° [Le répondant] disait que la rémission des péchés se fait par la justice générale. En sens contraire : la justice générale, suivant le Philosophe au cinquième livre de l’Éthique, est la même chose que toute vertu. Or la rémission des péchés n’est pas un effet de la vertu, mais de la grâce. La rémission des péchés ne doit donc pas être appelée « justification », mais plutôt « don de la grâce ».

 

3° Si la rémission des péchés se fait par quelque vertu, elle doit se faire surtout par celle qui ne peut coexister avec le péché. Or telle est la charité, qui n’est jamais informe. La rémission des péchés ne doit donc pas être attribuée à la justice, mais plutôt à la charité.

 

 

4° La même conclusion semble ressortir de ce passage de Prov. 10, 12 : « La charité couvre toutes les fautes. »

 

5° Le péché est la mort spirituelle de l’âme. Or à la mort s’oppose la vie. Puis donc que la vie spirituelle, dans l’Écriture, est surtout attribuée à la foi, comme on le voit en Hab. 2, 4 et Rom. 1, 17 : « Le juste vit de la foi », il semble que la rémission des péchés doive être attribuée à la foi et non à la justice.

 

 

6° La même conclusion semble ressortir de ce passage de Act. 15, 9 : « ayant purifié leurs cœurs par la foi ».

 

7° La justification précède la grâce comme le mouvement précède le terme d’arrivée. Or la rémission des péchés suit la grâce comme l’effet suit la cause. La justification est donc antérieure à la rémission des péchés ; et ainsi, elles ne sont pas une même chose.

 

8° L’acte de la justice consiste à rendre le dû. Or au pécheur n’est pas dû le pardon, mais plutôt la peine. La rémission des péchés ne doit donc pas être attribuée à la justice.

 

9° La justice regarde le mérite, mais la miséricorde, la misère, comme dit saint Bernard. Or aucun mérite n’appartient au pécheur, mais il est plutôt dans un état de misère : « le péché rend les peuples misérables », comme on le lit en Prov. 14, 34. La rémission des péchés ne doit donc pas être attribuée à la justice, mais plutôt à la miséricorde.

 

10° [Le répondant] disait que, bien qu’il n’y ait pas de mérite en justice dans le pécheur, il y a cependant en lui un mérite de convenance. En sens contraire : la justice regarde l’égalité. Or le mérite de convenance n’est pas égal à la récompense. Le mérite de convenance ne suffit donc pas pour réaliser la notion de justice.

 

11° La rémission des péchés est l’une des quatre choses qui sont requises pour la justification de l’impie. La justification de l’impie n’est donc pas la rémission des péchés.

 

12° Quiconque est fait juste, est justifié. Or quelqu’un a été fait juste sans que des péchés lui aient été remis : le Christ, et le premier homme dans l’état d’innocence, s’il eut la grâce. La justification n’est donc pas la rémission des péchés.

 

En sens contraire :

 

À propos de ce passage de Rom. 8, 30 : « ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés », il est dit dans la Glose : « par la rémission des péchés ». La rémission des péchés est donc la justification.

 

Réponse :

 

Il y a une différence entre le mouvement et la mutation. Car c’est par un seul mouvement qu’une chose affirmativement signifiée est abandonnée et qu’une autre affirmativement signifiée est acquise : en effet, c’est un « mouvement de sujet à sujet », comme il est dit au cinquième livre de la Physique. Par sujet, on entend cette chose montrée affirmativement, comme le blanc et le noir. Par conséquent, c’est par un seul mouvement d’altération que le blanc est abandonné et que le noir est acquis. Mais dans les mutations, qui sont la génération et la corruption, il en va autrement ; car la génération est une mutation d’un non-sujet vers un sujet, comme de non blanc à blanc ; et la corruption est une mutation d’un sujet vers un non-sujet, comme de blanc à non blanc. Voilà pourquoi, dans l’abandon d’une chose affirmée et dans l’acquisition de l’autre, il est nécessaire de comprendre deux mutations, dont l’une soit une génération et l’autre une corruption, soit au sens absolu, soit à un certain point de vue. Si, par conséquent, dans le passage qui se fait de la blancheur à la noirceur, on considère le mouvement lui-même, le même mouvement est représenté par l’enlèvement de l’une et l’introduction de l’autre ; par contre, cela ne signifie pas une même mutation, mais différentes mutations, qui cependant s’accompagnent mutuellement, car la génération de l’une n’est pas sans la corruption de l’autre.

 

Or la justification signifie le mouvement vers la justice, comme le blanchissement signifie le mouvement vers la blancheur ; quoique la justification puisse signifier l’effet formel de la justice, car la justice justifie comme la blancheur rend blanc. Si donc l’on prend la justification comme un certain mouvement, alors, puisqu’il est nécessaire de concevoir un même mouvement par lequel le péché est ôté et la justice est amenée, la justification sera la même chose que la rémission des péchés, différant d’elle seulement par la notion, en tant que les deux désignent le même mouvement, mais l’une par rapport au terme de départ, l’autre par rapport au terme d’arrivée. Mais si l’on prend la justification selon un processus de mutation, alors la justification signifie une mutation – la génération de la justice –, et la rémission des péchés une autre mutation – la corruption de la faute. Et de la sorte, la justification et la rémission des péchés ne seront la même chose que par concomitance. Mais que l’on prenne la justification d’une façon ou de l’autre, il est nécessaire de la nommer d’après une justice qui soit opposée à n’im­porte quel péché ; car le mouvement a lieu d’un contraire à un contraire, et la génération et la corruption s’accompagnant l’une l’autre portent aussi sur des contraires.

 

Or il y a trois façons de parler de justice. D’abord en tant qu’elle est une certaine vertu spéciale opposée aux autres vertus cardinales : en ce sens, on appelle justice ce qui dirige l’homme dans ce qui est relatif aux échanges de la vie, tels les divers contrats. Or cette vertu n’est pas contraire à tout péché, mais seulement à ceux qui se font autour de tels échanges, comme le vol, la rapine, etc. On ne peut donc pas prendre ici la justice en ce sens.

 

 

Ensuite, on appelle justice légale celle qui, suivant le Philosophe, est toute vertu, ne différant de la vertu que par la notion. En effet, la vertu, en tant qu’elle ordonne son acte au bien commun, auquel tend aussi le législateur, est appelée justice légale, car elle observe la loi ; comme le courageux, lorsqu’il combat vaillamment dans l’armée pour le salut de la chose publique. Ainsi donc il est clair que, bien que la justice légale soit d’une certaine façon toute vertu, cependant n’importe quel acte de vertu n’est pas un acte de justice légale, mais seulement celui qui est ordonné au bien commun, ce qui peut être le cas de l’acte de n’importe quelle vertu ; et ainsi, par conséquent, tout acte de péché n’est pas non plus opposé à la justice légale. La justification, qui est la rémission des péchés, ne peut donc pas non plus être nommée d’après la justice légale.

 

Enfin, « justice » désigne un certain état propre, suivant lequel l’homme se comporte dans l’ordre dû, relativement à Dieu, au prochain et à lui-même, de sorte qu’en lui les puissances inférieures sont soumises à la supérieure ; et le Philosophe, au cinquième livre de l’Éthique, appelle cela « justice dite métaphoriquement », parce qu’on la considère entre diverses puissances de la même personne, au lieu que la justice proprement dite règne toujours entre des personnes différentes. Et à cette justice s’oppose tout péché, puisque par n’importe quel péché est corrompu quelque chose de l’ordre susdit. Voilà pourquoi la justification est nommée d’après cette justice, soit comme le mouvement d’après le terme, soit comme l’effet formel d’après la forme.

 

Réponse aux objections :

 

1° Cette objection vaut pour la justice spéciale.

 

 

2° Le nom de « justification » ne vient pas de la justice légale, qui est toute vertu, mais de la justice qui implique une droiture générale dans l’âme, et qui donne mieux son nom à la justification que le mot « grâce » : car tout péché s’oppose à cette justice directement et immédiatement, puisqu’il atteint toutes les puissances de l’âme, au lieu que la grâce est dans l’essence de l’âme.

 

 

3° La charité est appelée « cause de la rémission des péchés », en tant que l’homme, par elle, est uni à Dieu, duquel il était détourné par le péché. Cependant, tout péché s’oppose directement et immédiatement non pas à la charité, mais à la justice susmentionnée.

 

4° On voit dès lors clairement la solution du quatrième argument.

 

5° La vie spirituelle est attribuée à la foi, parce que c’est dans l’acte de foi que la vie spirituelle se manifeste en premier ; de même, il est dit au deuxième livre sur l’Âme que le vivre est dans les vivants par l’âme végétative, parce que c’est dans son acte que la vie se manifeste en premier ;

cependant, tout acte de la vie naturelle n’a pas lieu par l’âme végétative. Et semblablement, tout acte de la vie spirituelle n’appartient pas à la foi, mais aux autres vertus. Par conséquent, tout péché ne s’oppose pas directement et immédiatement à la foi.

 

6° La purification des cœurs est attribuée à la foi, parce que le mouvement de la foi apparaît en premier dans la purification susdite : « pour s’approcher de Dieu, il faut croire premièrement qu’il y a un Dieu », comme on le lit en Hébr. 11, 6.

 

7° De même que la justification peut être prise comme le mouvement vers la justice et comme l’effet formel de la justice, ainsi en va-t-il pour la rémission de la faute : car, de même que la justice justifie formellement, de même elle rejette formellement la faute, comme la blancheur rejette formellement la noirceur. Ainsi donc, la rémission de la faute, en tant qu’elle est l’effet formel de la justice ou de la grâce, suit la grâce ; et de même pour la justification. Mais en tant qu’elle est signifiée comme un certain mouvement, elle est conçue comme antérieure à la grâce, tout comme la justification.

 

8° Une opération peut être nommée de deux façons : d’après le principe, et d’après la fin ; ainsi, l’action que le médecin exerce sur le malade est appelée « médication » du côté du principe, car elle est l’effet de la médecine, mais du côté de la fin elle est appelée « guérison », parce qu’elle est une voie vers la santé. Ainsi donc, la rémission des péchés est appelée « justification » du côté du terme ou de la fin ; elle est aussi appelée « miséricorde » du côté du principe, en tant qu’elle est l’œuvre de la divine miséricorde ; quoique dans la rémission des péchés quelque justice aussi soit observée, en tant que « toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité », et surtout du côté de Dieu, parce qu’en remettant les péchés il fait ce qui convient à Dieu, comme dit Anselme dans le Proslogion : « Quand vous épargnez les méchants, c’est juste parce que digne de vous. » Et c’est ce qui est dit au psaume 30, v. 2 : « délivrez-moi selon votre justice ». En quelque façon aussi, mais non suffisamment, la justice apparaît du côté de celui à qui le péché est remis, en tant qu’en lui se trouve quelque disposition à la grâce, quoique insuffisante.

 

 

9° & 10° On voit dès lors clairement la réponse aux neuvième et dixième arguments.

 

11° La rémission des péchés est, en quelque façon, distinguée de la justification, soit réellement, soit par la notion ; et ainsi, on l’oppose à l’infusion de la grâce, et elle figure comme une des quatre choses qui sont requises pour la justification de l’impie.

 

 

12° La collation de la justice appartient à la justification en tant que telle ; mais en tant qu’elle est justification de l’impie, la rémission des péchés lui appartient ; et de cette façon, elle ne convient pas au Christ, ni non plus à l’homme dans l’état d’innocence.

 

Et videtur quod non.

 

Iustificatio enim a iustitia dicitur, quae est una virtus. Peccatorum autem remissio non fit per unam tantum virtutem ; nam peccata non uni tantum virtuti opponuntur, sed omnibus. Ergo iustificatio non est peccatorum remissio.

 

Sed dicebat quod peccatorum remissio fit per iustitiam generalem. – Sed contra : iustitia generalis, secundum philosophum in V Ethic., cap. I [l. 2 (1130 a 8)], est idem quod omnis virtus. Remissio autem peccatorum non est effectus virtutis, sed gratiae. Ergo peccatorum remissio non debet dici iustificatio, sed magis gratificatio.

 

Praeterea, si per aliquam virtutem fit peccatorum remissio, per illam praecipue fieri debet quae cum peccato simul esse non potest. Haec autem est caritas, quae nunquam est informis. Ergo remissio peccatorum non debet iustitiae attribui, sed magis caritati.

 

Praeterea, idem videtur ex hoc quod dicitur Prov. X, 12 : universa delicta operit caritas.

 

Praeterea, peccatum est mors spiritualis animae. Morti autem vita opponitur. Cum ergo vita spiritualis praecipue fidei attribuatur in Scriptura, ut patet Habac. II, 4, et Rom. I, vers. 17 : iustus autem meus ex fide vivit ; videtur quod peccatorum remissio fidei attribui debeat, et non iustitiae.

 

Praeterea, idem videtur ex hoc quod habetur Act. XV, 9 : fide purificans corda eorum.

 

Praeterea, iustificatio praecedit gratiam sicut motus terminum ad quem. Remissio autem peccatorum sequitur gratiam sicut effectus causam. Ergo iustificatio prior est quam peccatorum remissio ; et sic non sunt idem.

 

 

Praeterea, iustitiae actus est reddere debitum. Sed peccatori non debetur venia, sed magis poena. Ergo remissio peccatorum non debet iustitiae attribui.

 

Praeterea, iustitia respicit meritum, misericordia vero miseriam, ut Bernardus [cf. Epist. 12] dicit. Sed peccatoris non est aliquod meritum, sed magis est in statu miseriae : quia miseros facit populos peccatum, ut habetur Prov. XIV, 34. Ergo remissio peccatorum non debet attribui iustitiae, sed magis misericordiae.

 

Sed dicebat quod licet in peccatore non sit meritum condigni, est tamen in eo meritum congrui. – Sed contra : iustitia aequalitatem respicit. Meritum autem congrui non est aequale praemio. Ergo meritum congrui non sufficit ad rationem iustitiae.

 

 

Praeterea, remissio peccatorum est unum de quatuor quae requiruntur ad iustificationem impii. Ergo iustificatio impii non est peccatorum remissio.

 

Praeterea, quicumque fit iustus, iustificatur. Sed aliquis factus est iustus cui peccata remissa non sunt, scilicet Christus, et primus homo in statu innocentiae, si gratiam habuit. Ergo iustificatio non est peccatorum remissio.

 

 

Sed contra, est quod dicitur in Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1450 D] Rom. VIII, 30, super illud : quos vocavit, hos et iustificavit : Glossa, remissione peccatorum. Ergo remissio peccatorum est iustificatio.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod differentia est inter motum et mutationem. Nam motus unus est quo

aliquid affirmative significatum abiicitur, et aliquid affirmative significatum acquiritur : est enim motus de subiecto in subiectum, ut dicitur in V Physic. [cap. 1 (225 b 1)]. Per subiectum autem intelligitur hoc aliquid affirmative monstratum, ut album et nigrum. Unde unus motus alterationis est quo album abiicitur et nigrum acquiritur. Sed in mutationibus quae sunt generatio et corruptio, aliter est ; nam generatio est mutatio de non subiecto in subiectum, ut de non albo in album ; corruptio vero est mutatio de subiecto in non subiectum, ut de albo in non album. Et ideo in abiectione unius affirmati, et adeptione alterius, oportet duas mutationes intelligi, quarum una sit generatio, et alia corruptio, vel simpliciter, vel secundum quid. Sic ergo, si in transitu qui est de albedine in nigredinem, consideretur ipse motus : idem motus figuratur per ablationem unius et inductionem alterius ; non autem significatur eadem mutatio, sed diversa : tamen se invicem concomitantes, quia generatio unius non est sine corruptione alterius.

 

 

Iustificatio autem significat motum ad iustitiam, sicut dealbatio motum ad albedinem ; quamvis posset iustificatio significare formalem iustitiae effectum, nam iustitia iustificat, sicut albedo facit album. Si ergo iustificatio accipiatur ut quidam motus ; cum oporteat eumdem motum intelligi quo peccatum aufertur et iustitia inducitur, idem erit iustificatio quod peccatorum remissio, solum ratione differens : prout ambo eumdem motum nominant, sed unum, secundum respectum ad terminum a quo, aliud vero secundum respectum ad terminum ad quem. Si autem accipiatur iustificatio per viam mutationis, sic aliam mutationem significat iustificatio, scilicet iustitiae generationem ; et aliam peccatorum remissio, scilicet corruptionem culpae. Sic autem iustificatio et remissio peccatorum non erunt idem nisi per concomitantiam. Utrolibet autem modo iustificatio accipiatur, oportet quod a tali iustitia dicatur quae peccato cuilibet opposita sit ; nam, et motus est de contrario in contrarium, et generatio et corruptio sese concomitantes contrariorum sunt.

 

 

Dicitur autem iustitia tripliciter. Uno modo secundum quod est quaedam specialis virtus contra alias cardinales divisa, prout dicitur iustitia qua homo dirigitur in his quae veniunt in communicationem vitae, sicut sunt contractus diversi. Haec autem virtus non est omni peccato contraria, sed tantum illis peccatis quae circa huiusmodi communicationem fiunt, sicut furtum, rapina, et alia huiusmodi. Unde sic non potest iustitia hic accipi.

Alio modo dicitur iustitia legalis, quae, secundum philosophum [cf. Ethic. V, 2 (1130 a 8)], est omnis virtus, sola ratione a virtute differens. Virtus enim secundum quod actum suum in bonum commune ordinat, ad quod etiam intendit legislator, iustitia legalis dicitur, quia legem servat : sicut fortis cum in acie fortiter confligit propter salutem reipublicae. Sic ergo patet quod quamvis omnis virtus sit iustitia legalis quodammodo, non tamen quilibet actus virtutis est actus legalis iustitiae, sed ille solus qui est ad bonum commune ordinatus : quod potest contingere de actu cuiuslibet virtutis ; et sic per consequens nec omnis actus peccati iustitiae legali opponitur. Unde nec a iustitia legali dici potest iustificatio, quae est remissio peccatorum.

Tertio modo iustitia nominat quemdam statum proprium, secundum quem homo se habet in debito ordine ad Deum, ad proximum et ad seipsum, ut scilicet in eo inferiores vires superiori subdantur ; quod appellat philosophus in V Ethic. [l. 17 (1138 b 5)] iustitiam metaphorice dictam, cum consideretur inter diversas vires eiusdem personae, iustitia proprie dicta semper existente inter diversas personas. Et huic iustitiae omne peccatum opponitur, cum per quodlibet peccatum aliquid de praedicto ordine corrumpatur. Et ideo ab hac iustitia iustificatio nominatur sive sicut motus a termino, sive sicut effectus formalis a forma.

Ad primum ergo dicendum, quod obiectio illa procedit de iustitia speciali.

 

Ad secundum dicendum, quod iustificatio non dicitur a iustitia legali, quae est omnis virtus ; sed a iustitia quae dicit generalem rectitudinem in anima, a qua potius quam a gratia iustificatio denominatur : quia huic iustitiae directe et immediate omne peccatum opponitur, cum omnes potentias animae attingat ; gratia vero est in essentia animae.

 

Ad tertium dicendum, quod caritas dicitur causa remissionis peccatorum, in quantum per eam homo Deo coniungitur, a quo aversus peccato erat. Non tamen omne peccatum directe et immediate caritati opponitur, sed praedictae iustitiae.

 

Et per hoc patet solutio ad quartum.

 

 

Ad quintum dicendum, quod vita spiritualis attribuitur fidei, eo quod in actu fidei primo manifestatur spiritualis vita ; sicut dicitur in II de Anima [l. 7 (415 a 23)], quod vivere inest viventibus secundum animam vegetabilem, propter hoc quod in eius actu, primo manifestatur vita ; non tamen omnis actus vitae naturalis est per animam vegetabilem. Et similiter non omnis actus vitae spiritualis est fidei, sed aliarum virtutum. Unde non omne peccatum directe et immediate fidei opponitur.

 

Ad sextum dicendum, quod purificatio cordium fidei attribuitur, in quantum in purificatione praedicta primo apparet motus fidei : accedentem enim ad Deum oportet credere quia est, ut habetur Hebr. XI, 6.

 

Ad septimum dicendum, quod sicut iustificatio potest accipi ut motus ad iustitiam, et ut effectus formalis iustitiae, ita etiam remissio culpae : nam, sicut iustitia formaliter iustificat, ita et culpam formaliter abiicit, sicut formaliter albedo abiicit nigredinem. Sic ergo remissio culpae, ut est formalis effectus iustitiae vel gratiae, sequitur gratiam ; et similiter iustificatio. Prout autem significatur ut motus quidam, praeintelligitur ad gratiam, sicut et iustificatio.

 

 

Ad octavum dicendum, quod aliqua operatio potest dupliciter nominari, scilicet a principio, et a fine : sicut actio qua medicus agit in infirmum, nominatur medicatio ex parte principii, quia est effectus medicinae ; sed ex parte finis dicitur sanatio, quia est via ad sanitatem. Sic ergo remissio peccatorum dicitur iustificatio ex parte termini vel finis : dicitur etiam et miseratio ex parte principii, in quantum est opus divinae misericordiae ; quamvis et in remissione peccatorum aliqua iustitia servetur, secundum quod omnes viae Domini sunt misericordia et veritas : praecipue quidem ex parte Dei, in quantum remittendo peccata facit quod Deum decet, secundum quod Anselmus dicit in Proslogio [cap. 10] : cum parcis peccatoribus, iustus es, decet enim te. Et hoc est quod in Psal. XXX, 2, dicitur : in iustitia tua libera me. Aliquo etiam modo, sed non sufficienter, apparet iustitia ex parte eius cui peccatum remittitur, in quantum in eo aliqua dispositio ad gratiam invenitur, licet insufficiens.

 

Et per hoc patet responsio ad nonum et decimum.

 

Ad undecimum dicendum, quod remissio peccatorum aliquo modo distinguitur vel re vel ratione a iustificatione ; et sic condividitur contra gratiae infusionem, et ponitur unum de quatuor quae ad iustificationem impii requiruntur.

 

Ad duodecimum dicendum, quod ad iustificationem, in quantum huiusmodi, pertinet iustitiae collatio ; sed in quantum est impii iustificatio, sic ad eam pertinet peccatorum remissio : et hoc modo Christo non competit, nec etiam homini in statu innocentiae.

 

 

 

 

Article 2 - LA RÉMISSION DES PÉCHÉS PEUT-ELLE AVOIR LIEU SANS LA GRÂCE ?

(Secundo quaeritur utrum peccatorum remissio possit esse sine gratia.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Il est plus facile de détruire que de construire. Or l’homme suffit par lui-même à construire le péché. Il suffit donc par lui-même à le détruire ; et ainsi, la rémission des péchés peut se faire sans la grâce.

 

 

2° Des péchés contraires ne peuvent coexis­ter dans le même sujet. Or quelqu’un qui a été dans un péché peut par lui-même passer à un péché contraire : par exemple, celui qui a été avare peut par lui-même devenir prodigue. Quelqu’un peut donc par lui-même sortir du péché en lequel il a été ; et ainsi, semble-t-il, la grâce n’est pas requise pour la rémission des péchés.

 

3° [Le répondant] disait que les péchés sont contraires comme des actes contraires, et non comme des formes contraires. En sens contraire : le péché demeure encore, une fois passé quant à l’acte, comme dit saint Augustin au livre sur le Mariage et la Concupiscence ; et il ne suffit pas, pour la rémission des péchés, que l’acte du péché soit passé. Il reste donc du péché quelque chose qui a besoin de rémission. Or les effets de choses contraires sont contraires. Les choses qui restent de péchés contraires sont donc contraires ; et ainsi, elles ne peuvent coexister ; et ainsi, la même chose s’ensuivra que précédemment.

 

 

4° Si deux contraires sont médiats, l’un peut être ôté sans que l’autre soit introduit ; par exemple, la noirceur peut être chassée sans l’introduction de la blancheur. Or, entre l’état de faute et l’état de grâce, il y a quelque état moyen, à savoir, l’état de nature créée, en lequel, suivant certains, l’homme n’eut ni la grâce ni la faute. Il n’est donc pas nécessaire, pour la rémission de la faute, que l’on reçoive la grâce.

 

 

5° Dieu peut plus réparer que l’homme ne peut corrompre. Or l’homme a pu, de l’état de nature en lequel il n’avait pas la grâce, tomber dans l’état de faute. Dieu peut donc ramener l’homme de l’état de faute à celui de nature sans la grâce.

 

 

6° Il est dit que le péché, une fois passé quant à l’acte, demeure quant à l’obligation à la peine, suivant saint Augustin au livre sur le Mariage et la Concupiscence, en tant que l’acte du péché passé est imputé à châtiment. Donc à l’inverse, on dit qu’il est remis en tant qu’il n’est pas imputé à châtiment, suivant ce passage du psaume 31, v. 2 : « Heureux l’homme à qui le Seigneur n’a imputé aucun péché. » Or imputer et ne pas imputer établissent quelque chose en Dieu seulement. Donc, pour la rémission du péché, la grâce n’est pas requise en celui à qui le péché est remis.

 

7° Quiconque est totalement cause d’une chose, a totalement pouvoir sur elle pour la détruire et la construire, car si l’opération de la cause cesse, l’effet cesse. Or l’homme est totalement cause du péché. Il a donc totalement pouvoir sur le péché pour le détruire ou le construire ; et ainsi, semble-t-il, l’homme n’a pas besoin de la grâce pour la rémission du péché.

 

8° Puisque le péché est dans l’âme, la rémission des péchés ne peut être faite que par ce qui pénètre dans l’âme. Or Dieu seul pénètre dans l’âme, suivant saint Augustin. Dieu seul remet donc le péché par lui-même sans la grâce.

9° Si la grâce ôte la faute, alors c’est soit une grâce qui est, soit une grâce qui n’est pas. Or ce n’est pas une grâce qui n’est pas, car ce qui n’est pas ne fait pas quelque chose ; ni non plus une grâce qui est, car, puisqu’elle est un accident, son être est d’inhérer ; et lorsque la grâce inhère, la faute n’est plus là, et ainsi ne peut pas être chassée. La grâce n’est donc pas requise pour la rémission de la faute.

 

10° La grâce et la faute ne peuvent pas coexister dans l’âme. Si donc la grâce est infusée pour remettre la faute, il est nécessaire que la faute ait d’abord été dans l’âme, lorsque la grâce n’y était pas. Lors donc que la faute aura cessé d’être, on pourra concevoir un dernier instant en lequel la faute était là ; et semblablement, puisque la grâce commence à être, il est nécessaire de concevoir un premier instant où la grâce inhère ; et il est nécessaire que ces instants soient deux, car la grâce et la faute n’inhèrent pas en même temps. Or entre deux instants quelconques se trouve un temps intermédiaire, comme il est prouvé au sixième livre de la Physique. Il y aura donc un temps en lequel l’homme n’a ni la faute ni la grâce ; et ainsi, semble-t-il, la grâce n’est pas nécessaire pour la rémission de la faute.

 

11° Saint Augustin dit que c’est parce que Dieu nous aime qu’il nous octroie ses

dons, et non l’inverse. Le don de la grâce

présuppose donc l’amour divin. Or cet amour divin par lequel Dieu le Père aime son Fils unique et en aime les membres, ne s’applique pas à l’homme en état de faute. La rémission de la faute précède donc la grâce dans l’ordre de la nature ; et ainsi, la grâce n’est pas requise pour la rémission des péchés.

 

 

12° Dans la loi ancienne, comme Bède le montre clairement, le péché originel était remis par la circoncision. Or la circoncision ne conférait pas la grâce car, puisque la plus petite grâce suffit pour résister à n’im­porte quelle tentation, l’homme sous la loi ancienne aurait eu de quoi pouvoir vaincre la concupiscence ; et ainsi, la loi ancienne n’eût pas tué occasionnellement, comme il est dit en Rom. 7, 8-11, et ainsi, la mort du Christ n’eût pas été nécessaire : « car si la justice s’acquiert par la loi, Jésus-Christ sera donc mort en vain », comme il est dit en Gal. 2, 21. Or cela est aberrant. Il semble donc aberrant que la circoncision ait conféré la grâce ; la rémission des péchés peut donc se faire sans la grâce.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit au psaume 77, v. 39 : « Il se souvenait qu’ils n’étaient que chair, un souffle qui s’en va et ne revient plus. » La Glose : « allant au péché par lui-même, et ne revenant pas du péché par lui-même ; aussi Dieu rappelle-t-il les hommes par la grâce, car ils ne peuvent revenir par eux-mêmes ».

 

2) Il est dit en Rom. 3, 24 : « justifiés gratuitement par sa grâce ».

 

 

Réponse :

 

La rémission des péchés ne peut nullement avoir lieu sans la grâce sanctifiante. Et pour le voir clairement, il faut savoir ceci. Il y a deux choses dans le péché : l’aversion et la conversion ; or la rémission et la retenue du péché ne regardent pas la conversion, mais plutôt l’aversion et la conséquence de l’aversion ; voilà pourquoi, lorsque quelqu’un cesse d’avoir la volonté de pécher, le péché ne lui est pas remis de ce seul fait, même s’il passe à la volonté contraire. C’est pourquoi saint Augustin dit au livre sur le Mariage et la Concupiscence : « Si cesser de pécher était la même chose que d’être sans péché, l’Écriture se contenterait de nous dire : “Mon fils, avez-vous péché ? Ne péchez plus.” Mais comme cela n’est pas suffisant, elle ajoute : “Et pour ce qui est des péchés passés, priez Dieu qu’il vous les par­donne.” » Or on dit que le péché est remis, dans la mesure où l’aversion et les choses qui la suivent en raison du péché passé sont guéries. Or il y a du côté de l’aversion trois choses qui s’accom­pagnent mutuellement, et en raison desquelles la rémission des péchés ne peut se faire sans la grâce : l’aversion, l’offense et l’obligation à la peine.

 

L’aversion s’entend par rapport au bien immuable, que l’on pouvait avoir, et relativement auquel on s’est rendu impuissant ; sinon l’aversion ne serait pas coupable. L’aversion susdite ne peut donc être ôtée que s’il se fait une union au bien immuable, dont on s’est séparé par le péché. Or cette union n’a lieu que par la grâce, par laquelle Dieu habite dans les esprits et l’esprit

adhère à Dieu lui-même par l’amour de charité. Pour guérir l’aversion susdite, l’infu­sion de la grâce et de la charité est donc requise, de même que pour la guérison de la cécité est requise la restitution de la puissance visuelle.

L’offense qui s’ensuit du péché ne peut non plus être abolie sans la grâce, que l’offense soit prise du côté de l’homme, en tant que l’homme offense Dieu en péchant, ou du côté de Dieu, en tant qu’il est hostile au pécheur, suivant ce passage du psaume 5, v. 7 : « Vous haïssez tous ceux qui commettent l’iniquité. » En effet, quiconque place une réalité digne après une indigne, lui fait injure, et d’autant plus que la réalité est digne. Or quiconque se constitue une fin dans la réalité temporelle – ce que fait tout homme qui pèche mortellement –, met par là même, quant à son effet, la créature avant le Créateur, aimant plus la créature que le Créateur ; car la fin est ce qui est aimé au plus haut point. Puis donc que Dieu dépasse à l’infini la créature, celui qui pèche mortellement commettra contre Dieu une offense infinie du côté de la dignité de celui auquel, d’une certaine façon, une injure est faite par le péché, lorsque Dieu lui-même est méprisé ainsi que son précepte. C’est pourquoi les forces humaines ne suffisent pas pour abolir cette offense, mais le don de la grâce divine est requis. On dit aussi que Dieu lui-même est hostile au pécheur, ou qu’il le hait, non d’une haine qui s’oppose à l’amour par lequel il aime toutes choses – car ainsi, « il ne hait rien de ce qu’il a fait », comme il est dit en Sag. 11, 25 –, mais qui s’oppose à l’amour par lequel il aime les saints en leur préparant des biens éternels. Or l’effet de cet amour est le don de la grâce sanctifiante, comme on l’a dit dans la question sur la grâce. Par conséquent, l’offense qui rend Dieu hostile à l’homme n’est ôtée que par le fait que Dieu donne la grâce.

 

 

Enfin, l’obligation à la peine venant du péché n’est pas seulement une obligation à la peine sensible, mais surtout à la peine du dam, qui est la privation de la gloire. L’obligation à la peine n’est donc pas ôtée, tant que n’est pas donné à l’homme un principe qui lui permette de parvenir à la gloire. Or cela, c’est la grâce : voilà pourquoi la rémission des péchés ne peut se faire sans la grâce.

 

Réponse aux objections :

 

1° Le péché est lui-même une certaine destruction de la grâce, au lieu que sa rémission en est une construction. C’est pourquoi il est plus facile de tomber dans le péché que d’en sortir.

 

 

2° Les péchés sont en contrariété du côté de la conversion, et ce n’est pas de là que se prend la rémission des péchés, comme on l’a dit. En revanche, du côté de l’aversion et des choses qui suivent l’aversion, ils se rejoignent. Rien n’empêche donc que l’obliga­tion à la peine venant des actes contraires précédents demeure aussi dans l’âme ; en effet, celui qui passe de l’avarice à la prodigalité ne cesse pas d’avoir l’obligation à la peine due à l’avarice, mais seulement l’acte ou l’habitus d’avarice.

 

 

3° Bien que les péchés soient contraires du côté de la conversion, il n’est cependant pas nécessaire que les aversions ou les peines restantes soient contraires, car elles sont par accident les effets de contraires, puisqu’elles surviennent en dehors de l’inten­tion de l’agent. Or, de la contrariété des causes s’ensuit une contrariété dans les effets qui sont par soi, et non dans ceux qui sont par accident. Et c’est pourquoi les actes contraires sont suivis d’habitus et de dispositions contraires ; car de telles choses sont les effets des actes de péché selon leur espèce.

 

4° Supposée vraie l’opinion selon laquelle il fut un temps où Adam n’eut ni la grâce ni la faute – quoique certains ne l’accordent pas –, il faut répondre que rien n’empêche que des contraires soient médiats par rapport à un sujet pris simplement, et immédiats quant à un temps déterminé ; par exemple, « aveugle » et « voyant » sont médiats chez le chien, mais pas après le neuvième jour. De même pour l’homme, quant à l’état de nature créée, la grâce et la faute sont entre elles comme des contraires médiats. Mais, passé le temps où Adam reçut ou put recevoir la grâce en sorte qu’elle passât à tous ses descendants, ne pas avoir la grâce est toujours dû à une faute actuelle ou originelle.

5° Bien que, selon certains auteurs, Adam n’ait pas eu la grâce dans l’état de sa création, les mêmes auteurs affirment qu’il a acquis la grâce avant la chute. Il est donc tombé de l’état de grâce et pas seulement de l’état de nature. Cependant, s’il était tombé du seul état de nature, le don de la grâce divine eût été néanmoins requis pour expier l’offense infinie.

 

 

 

6° De même que l’amour dont Dieu nous aime laisse en conséquence quelque effet en nous, à savoir la grâce, par laquelle nous sommes rendus dignes de la vie éternelle vers laquelle elle nous dirige, ainsi le fait même que Dieu ne nous impute pas nos crimes laisse en nous par voie de conséquence une chose qui nous rend dignes d’être absous de la susdite obligation à la peine, et cette chose est la grâce.

 

 

7° Le pécheur est cause par soi du péché quant à la conversion ; mais quant à l’aver­sion et aux choses qui la suivent, il est cause par accident, puisqu’elles ne sont pas dans son intention. En effet, ces choses ne peuvent pas avoir de cause par soi, puisque c’est d’elles que vient la notion de mal dans le péché ; car le mal n’a pas de cause, suivant Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Ou bien il faut répondre, et c’est mieux, que le pécheur est la cause du péché quant au devenir, mais il n’est pas la cause de la permanence des choses qui sont laissées par le péché ; au contraire, la cause de ces choses est en partie la justice divine – par laquelle il a justement été ordonné que celui qui n’a pas voulu se tenir en la grâce lorsqu’il le pouvait, ne le puisse plus même s’il le veut –, et en partie l’imperfection des puissances de la nature, qui ne suffisent pas pour l’expiation, pour les raisons déjà données. Par exemple, l’homme qui se précipite dans une fosse est la cause de la chute elle-même, mais le repos qui s’ensuit vient de la nature. Il ne peut donc pas sortir de la fosse comme il a pu s’y jeter. Et il en est de même dans notre propos.

 

8° L’opération de rémission de la faute se comprend en deux sens : de manière efficiente, et formellement ; par exemple, rendre blanc de manière efficiente convient au peintre, rendre blanc formellement convient à la blancheur. Ainsi la grâce n’est un médium dans la rémission de la faute que formellement, non comme agissant par mode d’efficience. Or, lorsqu’on dit que Dieu seul pénètre dans l’âme, on n’exclut pas les qualités de l’âme, soit naturelles soit gratuites – en effet, l’âme est formellement déterminée par elles –, mais on exclut les autres substances subsistantes, qui ne peuvent être au-dedans de l’âme comme y est Dieu, qui est plus intimement dans l’âme que les formes susdites, attendu que Dieu est dans l’être même de l’âme comme le causant et le conservant, au lieu que les formes ou les qualités susdites n’y atteignent point, mais se tiennent pour ainsi dire autour de l’essence de l’âme.

 

9° La grâce qui est et inhère, chasse la faute, non la faute qui est, mais celle qui n’est pas et qui était auparavant. En effet, elle ne chasse pas la faute à la façon d’une cause efficiente – car il faudrait alors qu’elle agisse sur la faute existante pour la chasser, comme le feu agit sur l’air existant pour le corrompre –, mais elle chasse la faute formellement. Car du fait même qu’elle détermine formellement le sujet, il s’ensuit que la faute n’est pas dans le sujet, comme on le voit clairement dans le cas de la santé et de la maladie.

 

 

10° Il y a plusieurs réponses courantes à cette objection et à d’autres semblables. La première est que, bien que l’instant soit réellement un, il est cependant nombreux quant à la notion, en tant qu’il est le commencement du futur et la fin du passé. Et ainsi, rien n’empêche qu’il y ait dans l’âme tout ensemble et au même instant la faute et la grâce ; de sorte, cependant, que la faute soit dans cet instant en tant qu’il est la fin du passé, et la grâce en tant qu’il est le commencement du futur. Mais cela ne peut se maintenir, car être le commencement du futur et la fin du passé, cela implique divers aspects de l’instant, par lesquels sa substance n’est pas multipliée, mais reste une ; et ainsi, réellement, il s’ensuit que la faute et la grâce sont dans l’âme

en un même indivisible de temps – car

le nom d’instant désigne l’indivisible du

temps – or cela, c’est être en même temps, et ainsi, il s’ensuit que des contraires inhèrent en même temps. En outre, suivant le

Philosophe au huitième livre de la Physique, « lorsque quelque chose en se mouvant se sert d’un point comme s’il était deux, il est nécessaire qu’un repos intervienne au milieu » ; et par cette raison, il prouve que les mouvements qui reviennent en arrière ne sont pas continus. Si donc quelqu’un se sert d’un instant comme s’il était deux, il est nécessaire qu’il conçoive quelque instant intermédiaire : et ainsi, l’âme sera à un moment sans grâce ni faute, ce qui est aberrant.

 

Voilà pourquoi d’autres disent que, de même qu’entre deux points d’une ligne vient une ligne intermédiaire, mais non entre deux points de deux lignes qui se touchent, de même il n’est pas nécessaire qu’entre l’instant qui est le dernier du temps où la faute inhérait, et l’instant qui est le premier du temps où la grâce inhère, il y ait un temps intermédiaire, puisque ce sont des instants de divers temps. Mais cela ne peut pas non plus se soutenir. Car la ligne, étant une mesure intérieure, se divise selon une distinction des réalités. Mais le temps est une mesure extérieure, et il est un relativement à tout ce qui est dans le temps : en effet, ce n’est pas par des temps différents que sont mesurés l’être de la faute et l’être de la grâce, à moins d’enten­dre par « temps différent » une autre partie du même temps continu. Il est donc nécessaire qu’entre deux instants quelconques, désignés relativement à n’importe quelles réalités, il y ait un temps intermédiaire. En outre, deux points de deux lignes qui se touchent et inscrites en des corps localisés, sont unis en un point unique inscrit dans une ligne extérieure du corps localisant, car les choses dont les extrémités sont ensemble sont contiguës. Supposé donc que différentes choses aient des temps différents, non continus mais quasi contigus, il sera néanmoins nécessaire que dans le temps mesurant extérieurement corresponde à leurs termes un seul instant indivisible ; et ainsi reviendra l’inconvénient susmentionné, à savoir que la faute et la grâce sont en même temps.

 

Aussi d’autres disent-ils que de telles mutations spirituelles ne sont pas mesurées par le temps qui est le nombre du mouvement du ciel – attendu que l’âme, comme n’importe quelle substance spirituelle, est au-dessus du temps –, mais qu’elles ont un temps propre, en tant que se trouvent en elles l’avant et l’après. Et cependant, un tel temps n’est pas continu, puisque la continuité du temps, suivant le Philosophe au quatrième livre de la Physique, s’ensuit de la continuité du mouvement ; or les affections de l’âme ne sont pas continues. Mais cela aussi est hors de notre propos. Car on mesure par le temps non seulement les choses qui sont par elles-mêmes dans le temps, comme le mouvement du ciel, mais aussi celles qui ont par accident une relation au mouvement du ciel, en tant qu’elles résultent d’autres choses qui ont par elles-mêmes une relation au temps susdit. Ainsi en est-il également dans la justification de l’impie, qui résulte de pensées, de paroles et d’autres mouvements semblables, qui sont par eux-mêmes mesurés par le temps du mouvement du ciel.

 

Voilà pourquoi il faut répondre autrement, et dire que l’on peut concevoir non pas un dernier instant en lequel le pécheur a la faute, mais un dernier temps. Par ailleurs, on conçoit de fait un premier instant en lequel il a eu la grâce : cet instant est le terme de ce temps en lequel il a eu la faute. Or aucun intermédiaire ne vient entre un temps et le terme d’un temps. Il n’est donc pas nécessaire de concevoir un temps

ou un instant en lequel quelqu’un n’a

ni la faute ni la grâce. Et voici comment

le montrer. Puisque l’infusion de la grâce a lieu en un instant, elle est le terme d’un certain continu, par exemple l’acte de la méditation par laquelle la volonté se dispose à recevoir la grâce ; et le terme de ce mouvement est la rémission de la faute, car la faute est remise par le fait même que la grâce est infusée. À cet instant, il y a donc pour la première fois le terme de la rémission de la faute, c’est-à-dire ne pas avoir de faute, et celui de l’infusion de la grâce, c’est-à-dire avoir la grâce. Donc, dans tout le temps précédent qui se termine à cet instant, et par lequel était mesuré le mouvement de la méditation susdite, le pécheur avait la faute et n’avait pas la grâce, sauf au dernier instant seulement, comme on l’a dit. Mais avant le dernier instant de ce temps, il n’y a pas lieu d’en concevoir un autre immédiatement prochain, car quelque instant que l’on conçoive autre que le dernier, il y aura entre lui et le dernier une infinité d’instants intermédiaires. Et ainsi,

il est clair qu’il n’y a pas lieu de concevoir de dernier instant en lequel le justifié a la faute et n’a pas la grâce ; mais l’on peut concevoir le premier instant où il a la grâce et n’a pas la faute. Et cette solution peut se déduire des paroles du Philosophe au huitième livre de la Physique.

 

 

 

11° De même que c’est par son amour que Dieu cause en nous le don de la grâce, de même il cause en nous par son amour la rémission de la faute ; il n’est donc pas nécessaire que la rémission de la faute précède la grâce. Mais ce serait le cas, si la rémission de la faute précédait l’amour de Dieu et n’en était pas la conséquence.

 

12° Les sacrements causent en signifiant ; en effet, ils causent ce qu’ils figurent. Et parce que la circoncision a sa signification dans l’acte d’ôter, son efficace était directement ordonnée à l’enlèvement de la faute originelle, et à la grâce par voie de conséquence : soit que la grâce fût donnée en vertu de la circoncision à la façon dont elle est donnée en vertu du baptême, comme certains le disent, soit qu’elle fût donnée par Dieu en concomitance avec la circoncision. Et ainsi, la rémission de la faute ne se faisait pas sans la grâce ; cependant, cette grâce-là ne réprimait pas aussi parfaitement la concupiscence que le fait la grâce baptismale. Il était donc plus difficile de résister à la concupiscence pour le circoncis que ce n’est le cas pour le baptisé ; et il est dit que la loi ancienne, prenant occasion de cela, tuait occasionnellement, quoique la circoncision ne fût pas contenue parmi les sacrements de la loi mosaïque, étant donné qu’elle « ne vient pas de Moïse, mais des pères », comme il est dit en Jn 7, 22. Et par conséquent, si quelque grâce était donnée dans la circoncision, cela ne contredit pas l’affirmation que la loi ancienne ne justifiait pas.

 

Et videtur quod sic.

 

Facilius enim est destruere quam construere. Sed homo sufficit per seipsum ad construendum peccatum. Ergo per seipsum sufficit ad destruendum ; et ita remissio peccatorum potest fieri sine gratia.

 

Praeterea, contraria peccata non possunt simul inesse eidem. Sed aliquis qui fuit in peccato uno, potest per seipsum transire ad contrarium ; sicut qui fuit avarus, potest per seipsum fieri prodigus. Ergo aliquis per seipsum potest exire a peccato in quo fuit : et sic ad remissionem peccatorum non requiritur gratia, ut videtur.

 

Sed dicebat quod peccata sunt contraria sicut contrarii actus, non autem sicut contrariae formae. – Sed contra : peccatum adhuc remanet quando actu transit, ut Augustinus dicit in libro de Nuptiis et Concupiscentia [I, 26] ; nec ad remissionem peccatorum sufficit quod actus peccati transierit. Ergo aliquid remanet ex peccato quod remissione indiget. Sed contrariorum contrarii sunt effectus. Illa ergo quae ex contrariis peccatis remanent, sunt contraria ; et sic non possunt simul esse ; et ita idem sequetur quod prius.

 

 

Praeterea, contrariorum mediatorum unum potest removeri sine hoc quod aliud inducatur ; sicut nigredo potest expelli absque inductione albedinis. Sed inter statum culpae et statum gratiae est aliquod medium ; scilicet status naturae conditae, in quo, secundum quosdam, homo neque gratiam habuit neque culpam. Ergo non est necessarium ad remissionem culpae quod aliquis gratiam accipiat.

 

Praeterea, plus potest Deus in reparando quam homo possit in corrumpendo. Sed homo potuit a statu naturae, in quo gratiam non habebat, corruere in statum culpae. Ergo De­us potest hominem a statu culpae re­ducere in statum naturae sine gratia.

 

Praeterea, peccatum postquam actu transit, dicitur remanere reatu, secundum Augustinum in libro de Nuptiis et Concupisc. [I, 26] in quantum actus peccati praeteritus imputatur ad poenam. Ergo e contrario dicitur remitti, secundum quod non imputatur ad poenam ; secundum illud Psalm. XXXI, 2 : beatus vir cui non imputavit Dominus peccatum. Sed imputare vel non imputare ponit aliquid tantum in Deo. Ergo ad remissionem peccati non requiritur gratia in eo cui peccatum remittitur.

 

Praeterea, quicumque est totaliter causa alicuius, potest totaliter in illud ad destruendum et construendum, quia cessante operatione causae cessat effectus. Sed homo est totaliter causa peccati. Ergo totaliter potest in peccatum destruendum vel construendum ; et sic, ut videtur, homo ad remissionem peccati gratia non indiget.

Praeterea, cum peccatum sit in anima, ab illo solo potest fieri peccatorum remissio quod animae illabitur. Solus autem Deus animae illabitur, secundum Augustinum [cf. Gennadius, De ecclesiasticis dogmatibus, cap. 83]. Ergo Deus solus per seipsum absque gratia peccatum remittit.

 

Praeterea, si gratia removet culpam : aut gratia quae est, aut gratia quae non est. Non autem gratia quae non est, quia quod non est, non facit aliquid ; similiter neque gratia quae est, quia cum sit accidens, eius esse est inesse : cum autem inest gratia, iam culpa non inest, et ita expelli non potest. Ergo gratia non requiritur ad remissionem culpae.

 

Praeterea, gratia et culpa non possunt simul esse in anima. Si ergo gratia infunditur ad remissionem culpae, oportet quod culpa primo fuerit in anima quando gratia non erat. Ergo cum culpa esse desierit, erit dare ultimum instans in quo fuit culpa : et similiter cum gratia esse incipiat, oportet dare primum instans in quo gratia inest. Haec autem oportet esse duo instantia, quia gratia et culpa non simul insunt : inter quaelibet autem duo instantia est tempus medium, ut probatur in VI Phys. [l. 1 (231 b 6)]. Ergo erit aliquod tempus in quo homo neque culpam neque gratiam habet ; et sic non est necessaria gratia, ut videtur, ad remissionem culpae.

 

 

Praeterea, Augustinus [cf. e. g. Enchir., cap. 32] dicit, quod quia Deus nos amat, ideo nobis sua dona dat, et non e converso. Donum ergo gratiae praesupponit amorem divinum. Sed amor iste divinus quo Deus pater diligit unigenitum suum et membra eius, non est hominis existentis in culpa. Ergo culpae remissio praecedit gratiam ordine naturae ; et sic gratia non requiritur ad peccatorum remissionem.

 

Praeterea, per circumcisionem remittebatur in lege veteri peccatum originale, ut patet per Bedam [Homiliae genuinae I, hom. 10]. Circumcisio autem gratiam non conferebat, quia cum minima gratia sufficiat ad resistendum cuilibet tentationi, homo in statu legis habuit unde concupiscentiam posset vincere ; et sic lex vetus non occidebat occasionaliter, ut dicitur Roman. VII, vers. 8, 11, et sic non fuit necessaria mors Christi : quia si ex lege est iustitia, Christus gratis mortuus est, ut dicitur Galat. II, 21. Hoc autem est inconveniens. Ergo inconveniens videtur quod circumcisio gratiam conferret : potest ergo remissio peccatorum fieri sine gratia.

 

Sed contra. Est quod dicitur in Psalmo LXXVII, 39 : recordatus est quia caro sunt, spiritus vadens et non rediens ; Glossa [P. Lombardi, PL 191, 736 B] : per se vadens in peccatum, et non rediens per se a peccato ; ideo Deus per gratiam revocat homines, quia per se redire non possunt.

 

Praeterea, Rom. III, 24, dicitur : iustificati gratis per gratiam ipsius.

Respondeo. Dicendum, quod remissio peccatorum nullo modo sine gratia gratum faciente esse potest. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod cum in peccato sint duo, scilicet aversio et conversio ; remissio et retentio peccati non respiciunt conversionem, sed magis aversionem et id quod ad aversionem sequitur : et ideo cum aliquis desinit habere voluntatem peccandi, non ex hoc ipso est sibi peccatum remissum, etiamsi in contrariam transeat voluntatem. Un­de Augustinus in libro de Nuptiis et Concupiscentia [I, 26] : si a peccato desistere, hoc esset non habere peccatum, sufficeret ut hoc nos moneret Scriptura : fili, peccasti, non adiicias iterum. Non autem sufficit, sed addidit : et de pristinis deprecare, ut tibi remittantur. Secundum hoc ergo peccatum remitti dicitur quod aversio et ea quae consequuntur ipsam ex actu peccati praeteriti, sanantur. Sunt au­tem tria ex parte aversionis, sese concomitantia, ratione quorum sine gratia remissio peccatorum fieri non potest : scilicet aversio, offensa, et reatus.

Aversio namque intelligitur a bono in­commutabili, quod quis poterat ha­be­re, respectu cuius se impotentem fe­cit ; alias aversio non esset culpabilis. Non ergo potest praedicta aversio re­moveri, nisi fiat coniunctio ad bonum incommutabile, a quo per pecca­tum discessit. Haec autem coniunctio non est nisi per gratiam, per quam Deus mentes inhabitat, et mens ipsi Deo per amorem caritatis inhaeret. Unde ad sanandam praedictam aversionem requiritur gratiae et caritatis infusio ; sicut ad sanationem caecitatis requiritur restitutio potentiae visivae.

Offensa etiam, quae ex peccato sequitur, sine gratia aboleri non potest ; sive accipiatur offensa ex parte hominis, in quantum homo peccando Deum offendit ; sive ex parte Dei, secundum quod peccatori est offensus, secundum illud Ps. V, 7 : odisti omnes qui operantur iniquitatem. Quicumque enim rem aliquam digniorem indigniori postponit, iniuriam ei facit ; et tanto amplius, quanto res est dignior. Quicumque autem in re temporali finem sibi constituit (quod facit omnis mortaliter peccans), ex hoc ipso quantum ad effectum suum praeponit creaturam creatori, diligens plus creaturam quam creatorem ; finis enim est quod maxime diligitur. Cum ergo Deus in infinitum creaturam excedat, erit peccantis mortaliter contra Deum infinita offensa ex parte dignitatis eius cui per peccatum quodammodo iniuria fit, dum ipse Deus contemnitur, et eius praeceptum. Unde ad hanc offensam abolendam non sufficiunt vires humanae, sed requiritur munus divinae gratiae. Ipse etiam Deus dicitur peccatori offensus, vel eum odire, non odio quod opponitur amori quo diligit omnia ; sic enim nihil odit eorum quae fecit, ut dicitur Sapient. cap. XI, 25 ; sed quod opponitur amori quo diligit sanctos, bona aeterna eis praeparando. Huius autem amoris effectus est donum gratiae gratum facientis, ut in quaestione de gratia dictum est. Unde offensa qua Deus homini offenditur, non removetur nisi per hoc quod gratiam dat.

Reatus etiam peccati non solum est obligatio ad poenam sensibilem, sed praecipue ad poenam damni, quae est carentia gloriae. Unde reatus non tollitur quamdiu homini non datur unde possit ad gloriam pervenire. Hoc autem est gratia : et ideo sine gratia peccatorum remissio fieri non potest.

Ad primum ergo dicendum, quod ipsum peccatum est quaedam gratiae destructio, eius autem remissio est constructio. Unde facilius est peccatum incurrere quam a peccato exire.

 

Ad secundum dicendum, quod peccata habent contrarietatem ex parte conversionis, ex qua non attenditur peccatorum remissio, ut dictum est [in corp. art.]. Ex parte autem aversionis, et eorum quae aversionem sequuntur, habent convenientiam. Unde nihil prohibet contrariorum actuum praecedentium reatus simul in anima remanere ; non enim qui ex avaritia in prodigalitatem mutatur, reatum avaritiae habere desinit, sed solum actum vel habitum.

 

Ad tertium dicendum, quod peccata quamvis sint contraria ex parte conversionis, non tamen oportet quod aversiones vel reatus remanentes sint contraria, quia sunt effectus contrariorum per accidens, cum eveniant praeter intentionem operantis. Ex contrarietate autem causarum sequitur contrarietas in effectibus qui sunt per se, et non qui sunt per accidens. Unde et ex contrariis actibus sequuntur contrarii habitus et dispositiones ; huiusmodi enim sunt effectus actuum peccati secundum suam speciem.

Ad quartum dicendum, quod supposita illa opinione, quod Adam aliquo tempore neque gratiam neque culpam habuerit (quamvis hoc a quibusdam non concedatur), dicendum est, quod nihil prohibet aliqua contraria esse mediata respectu alicuius subiecti simpliciter accepti, quae sunt immediata quantum ad tempus determinatum ; sicut caecus et videns sunt mediata in cane, non tamen post nonum diem. Similiter et homini respectu status naturae conditae gratia et culpa comparantur ut contraria mediata. Sed post illud tempus quo Adam gratiam accepit vel accipere potuit, ita quod in omnes eius posteros transiret, nullus caret gratia nisi per culpam actualem vel originalem.

 

Ad quintum dicendum, quod etsi Adam in statu suae conditionis gratiam non habuit secundum quosdam, ponitur tamen ab eisdem quod ante casum gratiam est adeptus. Unde a statu gratiae cecidit, et non solum a statu naturae. Sed tamen si a solo statu naturae decidisset, nihilominus tamen ad expiationem infinitae offensae donum divinae gratiae requireretur.

 

Ad sextum dicendum, quod sicut dilectio Dei qua nos diligit, consequenter aliquem effectum in nobis relinquit, scilicet gratiam, per quam digni reddimur vita aeterna ad quam nos dirigit ; ita hoc ipsum quod est Deum non imputare nobis nostra delicta, ex consequenti relinquit in nobis aliquid per quod a reatu praedicto digni sumus absolvi ; et hoc est gratia.

 

Ad septimum dicendum, quod peccator per se est peccati causa quantum ad conversionem ; sed quoad aversionem, et ea quae eam consequuntur, est causa per accidens, cum sint non intenta. Haec enim per se causam habere non possunt, cum ex his sit ratio mali in peccato ; malum enim causam non habet, secundum Dionysium, IV cap. de Divin. Nomin. [§ 30]. Vel dicendum, et melius, quod peccator est causa peccati quantum ad fieri, non autem est causa permanentiae eorum quae ex peccato relinquuntur ; immo horum est causa partim iustitia divina, per quam iuste ordinatum est ut qui noluit stare in gratia dum posset, non possit etiam si velit ; partim ex defectu virium naturae, quae non sufficiunt ad expiationem, rationibus iam dictis. Sicut homo cum se in foveam proiicit, est causa ipsius proiectionis ; sed quies quae consequitur, est ex natura : unde non potest a fovea exire, sicut potuit se in foveam proiicere. Et similiter est in proposito.

 

Ad octavum dicendum, quod operari remissionem culpae intelligitur dupliciter : effective et formaliter : sicut facere album effective convenit pictori, formaliter albedini. Gratia igitur non est medium in remissione culpae sicut effective operans, sed tantum formaliter. Per hoc autem quod dicitur quod solus Deus animae illabitur, non excluduntur qualitates animae vel naturales vel gratuitae : his enim anima informatur ; sed excluduntur aliae substantiae subsistentes, quae intra animam esse non possunt sicut Deus est, qui intimius est in anima quam formae praedictae ; eo quod Deus est in ipso esse animae ut causans et conservans ; sed praedictae formae vel qualitates ad hoc non pertingunt, sed essentiam animae quasi circumstant.

 

 

Ad nonum dicendum, quod gratia quae est et inest, culpam expellit, non eam quae est, sed quae non est, prius autem erat. Non enim expellit culpam per modum causae efficientis (sic enim oporteret quod ageret in culpam existentem ad ipsius expulsionem, sicut ignis agit in aerem existentem ad eius corruptionem), sed expellit culpam formaliter. Ex hoc enim ipso quod informat subiectum, sequitur quod culpa in subiecto non sit, sicut patet de sanitate et infirmitate.

 

Ad decimum dicendum, quod ad hoc et similia solet esse multiplex responsio. Prima est, quod instans quamvis sit unum re, est tamen plura ratione, in quantum est principium futuri et finis praeteriti. Et sic nihil prohibet simul in eodem instanti esse culpam et gratiam in anima ; ita tamen quod culpa insit in illo instanti, secundum quod est finis praeteriti, gratia autem, secundum quod est principium futuri. Sed hoc stare non potest. Nam esse principium futuri et finem praeteriti, dicit diversum respectum instantis, ex quo eius substantia non multiplicatur, sed manet una ; et ita secundum rem, sequitur culpam et gratiam in eodem indivisibili temporis esse in anima. Nam instans nominat indivisibile temporis : hoc autem est simul esse ; et ita sequitur contraria simul inesse. Et praeterea, secundum

philosophum in VIII Physic. [l. 16 (262 a 12-b 8)], quando aliquid in movendo utitur uno signo ut duobus, necesse est intercidere quietem mediam ; propter quod probat motus reflexos non esse continuos. Unde si aliquis utatur uno instanti ut duobus, oportet quod intelligat aliquod medium : et sic erit anima aliquando sine gratia et culpa ; quod est inconveniens.

 

 

Et ideo alii dicunt, quod sicut inter duo puncta unius lineae cadit linea media, non autem inter duo puncta duarum linearum se tangentium ; ita non est necessarium quod inter instans quod est ultimum temporis in quo culpa inerat, et inter instans quod est primum temporis in quo gratia inest, sit tempus medium : cum sint instantia diversorum temporum. Sed hoc iterum stare non potest. Nam linea, quia est mensura intrinseca, dividitur secundum rerum distinctionem. Tempus autem est mensura extrinseca, et est unum respectu omnium quae sunt in tempore : non enim alio tempore mensuratur esse culpae et esse gratiae, nisi dicamus alio tempore, id est alia parte eiusdem temporis continui. Et ideo oportet inter quaelibet duo instantia, respectu quarumcumque rerum designentur, esse aliquod tempus medium. Et praeterea, duo puncta duarum linearum sese tangentium designatarum in corporibus locatis, uniuntur in uno puncto designato in exteriori linea corporis locantis ; quia contigua sunt quorum ultima sunt simul. Unde, dato quod diversarum sint diversa tempora non continua, sed quasi contigua, oportebit nihilominus quod in tempore exterius mensurante respondeat eorum terminis unum instans indivisibile ; et sic redibit inconveniens praedictum, quod culpa et gratia sint simul.

Et ideo alii dicunt, quod huiusmodi mutationes spirituales non mensurantur tempore quod est numerus motus caeli, eo quod anima, et quaelibet spiritualis substantia, est supra tempus ; sed habent proprium tempus, in quantum in eis invenitur prius et posterius. Nec tamen huiusmodi tempus est continuum, cum continuitas temporis, secundum philosophum in IV Physic. [l. 17 (219 a 12)], consequatur continuitatem motus ; affectiones autem animae non sunt continuae. Sed hoc etiam in proposito non habet locum. Nam tempore mensurantur non solum quae sunt per se in tempore, sicut est motus caeli, sed etiam ea quae habent per accidens ordinem ad motum caeli, in quantum consequuntur ex aliquibus quae per se habent ordinem ad tempus praedictum. Et sic etiam est in iustificatione impii, quae consequitur ex aliquibus cogitationibus, locutionibus, et aliis huiusmodi motibus, qui per se mensurantur tempore motus caeli.

Et ideo aliter est dicendum, quod non est dare ultimum instans in quo peccator habet culpam, sed ultimum tempus. Contingit autem dare primum instans in quo habuit gratiam : quod quidem instans est terminus illius temporis in quo culpa habuit : inter tempus autem et terminum temporis nihil cadit medium. Unde nec oportet dare aliquod tempus vel instans in quo aliquis nec culpam nec gratiam habeat. Hoc autem sic patet. Nam infusio gratiae, cum sit in instanti, est terminus cuiusdam continui utpote actus meditationis, per quam affectus disponitur ad gratiae susceptionem ; et eiusdem motus terminus est remissio culpae, quia ex hoc ipso culpa remittitur quod gratia infunditur. In illo ergo instanti est primo terminus remissionis culpae, scilicet non habere culpam, et infusionis gratiae, scilicet habere gratiam. In toto ergo tempore praecedenti quod terminatur ad hoc instans, quo tempore mensurabatur motus meditationis praedictae, fuit peccator habens culpam et non habens gratiam, nisi tantummodo in ultimo instanti, ut dictum est. Sed ante ultimum instans huius temporis non est accipere aliud immediate proximum : quia quodcumque instans accipiatur aliud ab ultimo, inter ipsum et ultimum erunt infinita instantia media. Et sic patet quod non est accipere ultimum instans in quo iustificatus sit habens culpam et non habens gratiam ; est autem accipere primum instans in quo habet gratiam, et non habet culpam. Et haec solutio potest accipi ex verbis philosophi in VIII Physic. [l. 16 (262 a 12 - b 8)].

 

Ad undecimum dicendum, quod Deus suo amore sicut causat in nobis donum gratiae, ita et remissionem culpae ; unde non oportet quod remissio culpae gratiam praecedat. Sequeretur autem, si remissio culpae Dei amorem praecederet, et non ex eo sequeretur.

 

Ad duodecimum dicendum, quod sacramenta significando causant ; hoc enim causant quod figurant. Et quia circumcisio habet significationem in removendo, ideo eius efficacia directe ordinabatur ad remotionem culpae originalis, sed ex consequenti ad gratiam : sive ex virtute circumcisionis gratia daretur per modum quo datur ex virtute Baptismi, ut quidam dicunt ; sive daretur a Deo concomitanter ad circumcisionem. Et sic remissio culpae non fiebat sine gratia ; tamen illa gratia non ita perfecte reprimebat concupiscentiam sicut gratia baptismalis. Unde difficilius erat concupiscentiae resistere circumciso quam baptizato : et occasione huius lex vetus occasionaliter occidere dicebatur, quamvis circumcisio intra legis Mosaicae sacramenta non contineatur, eo quod non est ex Moyse, sed ex patribus, ut dicitur Ioan. VII, 22. Et sic si in circumcisione aliqua dabatur gratia, non est contra hoc quod dicitur : lex vetus non iustificabat.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 3 - POUR LA JUSTIFICATION DE L’IMPIE, LE LIBRE ARBITRE EST-IL REQUIS ?

(Tertio quaeritur utrum ad iustificationem impii liberum arbitrium requiratur.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Ce qui peut convenir à ceux qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ne requiert pas l’usage du libre arbitre. Or la justification convient aux enfants qui n’ont pas encore l’usage du libre arbitre et qui sont justifiés par le baptême. La justification de l’impie ne requiert donc pas l’usage du libre arbitre.

 

2° [Le répondant] disait que cela est spécial aux enfants, lesquels sont seulement tenus par un péché qui leur vient d’ailleurs ; et que ce n’est pas le cas des adultes, qui sont tenus par leurs propres péchés. En sens contraire : saint Augustin dit au quatrième livre des Confessions qu’un certain ami à lui, « travaillé par la fièvre, resta longtemps couché sans connaissance, dans la sueur des moribonds, et comme il n’y avait plus d’espoir, il fut baptisé dans l’inconscience ; moi, je ne me faisais pas de souci, et je présumais que son âme garderait plutôt ce qu’elle avait reçu de moi, et non pas ce qui s’opérait sur le corps d’un inconscient. Or il en était bien autrement, car il revint à la vie. » Or le retour à la vie se fait par la grâce justifiante. La grâce justifiante est donc parfois conférée à l’adulte sans mouvement de son libre arbitre.

 

3° [Le répondant] disait que cela a lieu seulement lorsque l’homme est justifié par un sacrement. En sens contraire : Dieu n’a pas lié sa puissance aux sacrements. Puis donc que la justification est une œuvre de Dieu, dépendante de sa puissance, il semble que même sans les sacrements un adulte puisse être justifié indépendamment du mouvement du libre arbitre.

 

4° L’homme peut être dans un état où il serait adulte et n’aurait pas de péché actuel, mais seulement le péché originel. En effet, au premier instant où l’on est adulte, si l’on n’est pas baptisé, on est encore soumis au péché originel, et cependant l’on n’a pas encore de péché actuel, car on n’a encore commis aucune transgression qui nous fasse tenir pour coupable de péché. De plus, on n’est pas encore coupable d’omission, car les préceptes affirmatifs n’obligent pas [à s’y conformer positivement] à tout moment ; il n’est donc pas nécessaire que l’homme, au premier instant où il est adulte, observe aussitôt les préceptes affirmatifs. Ainsi donc, l’adulte peut avoir le péché originel sans aucun péché actuel, semble-t-il. Si donc cela est cause de ce que l’enfant peut être justifié sans mouvement du libre arbitre, il semble que la même raison existe chez l’adulte.

 

5° Chaque fois qu’une chose est communément en plusieurs autres, il est nécessaire qu’elle leur convienne en raison d’une cause commune. Or être justifié convient aux enfants et aux adultes ; puis donc que seule la grâce est la cause de la justification chez les enfants, il semble que, même sans l’usage du libre arbitre, elle suffise pour la justification chez les adultes.

 

6° De même que la justice est un don de Dieu, de même aussi la sagesse. Or Salomon a reçu la sagesse en dormant, comme on le lit en I Reg. 3, 5. Donc, pour la même raison, l’homme peut recevoir la grâce justifiante en dormant et sans user du libre arbitre.

 

7° [Le répondant] disait que c’est à cause du mérite de sa volonté précédente que Salomon a reçu la sagesse en dormant. En sens contraire : de même que, chez les bons, la volonté est requise, de même chez les méchants, car il n’est de péché que volontaire. Or la volonté qui précède le sommeil ne fait pas que ce qui est opéré pendant le sommeil soit un péché. Elle ne contribue donc pas non plus à ce qu’un don divin soit reçu pendant le sommeil.

 

 

8° De même que, chez le dormeur, l’usage du libre arbitre est lié, de même chez le malade. Or le malade est justifié sans l’usage du libre arbitre, comme le montre la citation précédente de saint Augustin. Donc le dormeur aussi ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

9° Dieu est plus puissant que tout agent créé. Or le soleil matériel répand sa lumière dans l’air sans aucune préparation précédente dans l’air lui-même. Donc à bien plus forte raison Dieu infuse-t-il la lumière de la grâce dans l’âme sans aucune préparation faite par l’acte du libre arbitre.

 

 

10° Puisque, selon Denys, le bien est communicatif de soi, Dieu, qui est souverainement bon, se communique souverainement lui-même. Or cela ne serait pas, s’il ne se communiquait et à celui qui se prépare, et à celui qui ne se prépare pas. L’usage du libre arbitre n’est donc pas requis dans la justification de l’impie comme une préparation du côté de l’homme.

 

 

11° Saint Augustin dit au huitième livre sur la Genèse au sens littéral que Dieu opère en l’homme la justice comme le soleil répand la lumière dans l’air, laquelle cesse lorsque cesse l’influx du soleil, et non comme l’arti­san qui fabrique un coffre et n’opère plus rien en celui-ci une fois qu’il est fait. Or le soleil opère dans l’air de la même façon au premier instant où l’air est éclairé et lorsque la lumière persiste en lui. Dieu opère donc la justice dans l’homme de la même façon au premier instant où il est justifié et lorsque la justice est conservée en lui. Or la justice est conservée en l’homme quand cesse l’usage du libre arbitre, comme on le voit bien dans le cas du dormeur. L’homme peut donc être justifié dès le début sans aucun mouvement du libre arbitre.

12° La disposition qui est requise par nécessité pour l’introduction d’une forme, se comporte de telle sorte que la forme ne peut pas demeurer sans elle ; comme c’est clairement le cas de la chaleur et de la forme du feu. Or la justice peut demeurer sans l’usage du libre arbitre, comme chez le dormeur. L’usage du libre arbitre n’est donc pas une disposition qui est requise par nécessité pour l’infusion de la grâce.

 

13° Une chose naturellement antérieure, et pouvant exister ou ne pas exister sans une chose postérieure, ne requiert pas cette dernière pour être dite inhérer, comme on le voit clairement dans le cas de la pesanteur et de la descente, sans laquelle la pesanteur peut exister, par exemple lorsqu’un corps grave est empêché dans son mouvement. Or la grâce est naturellement antérieure à l’usage du libre arbitre, sans lequel elle peut exister ou ne pas exister ; en effet, elle est son principe formel, comme la pesanteur est celui du mouvement naturel. La grâce peut donc être infusée sans l’usage du libre arbitre.

 

14° Notre faible corps introduit dans l’âme la faute originelle sans nul usage du libre arbitre. Donc, à bien plus forte raison, Dieu, qui est très puissant, ne requiert pas l’usage du libre arbitre pour infuser la grâce.

 

15° Dieu est plus enclin à faire miséricorde qu’à condamner, comme dit la Glose au début du livre de Jérémie. Or Dieu punit les enfants qui meurent sans baptême sans qu’ils aient eu aucun usage du libre arbitre. À bien plus forte raison fera-t-il donc miséricorde en infusant la grâce.

 

16° La disposition à la forme, qui est exigée en ce qui reçoit la forme, ne vient pas de cela même qui reçoit, mais d’autre chose ; par exemple, la chaleur qui, dans le bois, précède comme disposition à la forme du feu, ne vient pas du bois lui-même. Or l’usage du libre arbitre vient de l’homme qui doit être justifié. Il n’est donc pas requis comme une disposition pour avoir la grâce.

 

17° La justification a lieu par l’infusion de la grâce et des vertus. Or, suivant saint Augustin, Dieu seul, sans nous, opère en nous la vertu. Notre opération, qui a lieu par l’usage du libre arbitre, n’est donc pas requise pour la justification.

 

 

 

18° Selon l’Apôtre en Rom. 4, 4, « la récompense qui se donne à quelqu’un pour ses œuvres ne lui est pas imputée comme une grâce, mais comme un dû ». Or l’usage du libre arbitre est une certaine opération. Si donc l’usage du libre arbitre est requis pour la justification, la justification n’aura pas lieu par grâce, mais comme un dû ; ce qui est hérétique.

 

19° Celui qui opère contre la grâce est plus éloigné d’elle que celui qui n’opère pas du tout. Or Dieu donne parfois la grâce à un homme qui, par son libre arbitre, agit contre elle, comme cela est clair dans le cas de saint Paul, à qui il est dit en Act. 9, 5 : « Il t’est dur de regimber contre l’aiguillon. » Donc à bien plus forte raison la grâce est-elle parfois infusée à un homme sans qu’il use du libre arbitre.

 

 

20° Un agent d’une puissance infinie ne requiert aucune disposition dans le patient : en effet, plus l’agent est puissant, moindre est la disposition préexistante avec laquelle il accomplit son effet. Or Dieu est un agent d’une puissance infinie, tellement qu’il ne requiert pas de matière préexistante mais opère à partir de rien. Bien moins encore requiert-il donc une disposition ; et ainsi, dans la justification de l’impie, qui est une œuvre divine, il ne requiert pas l’usage du libre arbitre comme une disposition du côté de l’homme.

 

En sens contraire :

 

1) À propos de I Reg. 3, 5 : « Demande-moi ce que tu veux que je te donne », la Glose dit : « La grâce de Dieu requiert le libre arbitre. » Or la justification se fait par la grâce de Dieu, comme on le lit en Rom. 3, 24. L’usage du libre arbitre est donc requis pour la justification.

 

2) Saint Bernard dit que la justification ne peut avoir lieu ni sans le consentement de celui qui la reçoit, ni sans la grâce de celui qui la donne. Or le consentement de celui qui la reçoit est l’acte du libre arbitre. L’homme ne peut donc pas être justifié sans l’usage du libre arbitre.

 

 

3) Pour recevoir une forme, une disposition est requise dans le sujet qui reçoit : en effet, ce n’est pas n’importe quelle forme qui est reçue en n’importe quel sujet. Or l’acte du libre arbitre se comporte comme une disposition à la grâce. L’usage du libre arbitre est donc requis pour la réception de la grâce justifiante.

 

4) Dans la justification de l’impie est contracté un certain mariage spirituel entre l’homme et Dieu ; Os. 2, 19 : « Je te fiancerai à moi dans la justice. » Or, dans le mariage charnel, un consentement mutuel est requis. Donc à bien plus forte raison dans la justification de l’impie. Et ainsi y est requis l’usage du libre arbitre.

 

 

5) La justification de l’impie ne se fait pas sans la charité, car, comme il est dit en Prov. 10, 12, « la charité couvre toutes les fautes ». Or, puisque la charité est une certaine amitié, elle s’accompagne d’un amour en retour, comme le montre clairement le Philosophe au huitième livre de l’Éthique. Or l’amour mutuel requiert des deux côtés l’usage du libre arbitre. La justification ne peut donc avoir lieu sans l’usage du libre arbitre.

 

Réponse :

 

Personne, ayant l’usage du libre arbitre, ne peut être justifié sans un usage du libre arbitre qui ait lieu à l’instant même de sa justification. Mais en ceux qui ne sont pas en possession de leur volonté, comme les enfants, cela n’est pas requis pour la justification. Et de cela, trois raisons peuvent être données.

 

La première se prend de la relation mutuelle de l’agent et du patient. Dans les réa­lités corporelles, en effet, il est clair que l’action n’est pas accomplie sans un contact par lequel ou bien l’agent seul touche le patient, quand le patient n’est pas de nature à toucher l’agent, comme lorsque les corps supérieurs agissent sur les réalités inférieures de ce monde en les touchant et sans être touchés par elles ; ou bien l’agent et le patient se touchent mutuellement, quand l’un et l’autre sont de nature à toucher et à être touchés, comme lorsque le feu agit sur l’eau et vice versa. De même, dans les réalités spirituelles, quand le contact mutuel a lieu naturellement, l’action ne s’accomplit pas sans contact mutuel ; sinon, il suffit que l’agent touche le patient. Or Dieu lui-même, qui justifie l’impie, touche l’âme en causant la grâce en elle ; c’est pourquoi, à propos du psaume 143, v. 5 : « Touchez les montagnes », la Glose dit : « de votre grâce ». Et l’esprit humain touche Dieu en quelque façon, en le connaissant ou en l’aimant ; et c’est pourquoi, chez les adultes, qui peuvent connaître et aimer Dieu, il est requis un usage du libre arbitre par lequel ils connaissent et aiment Dieu ; et c’est la conversion à Dieu dont il est dit en Zach. 1, 3 : « Retournez-vous vers moi, et je me retournerai vers vous. » Quant aux enfants qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ils ne peuvent pas connaître et aimer Dieu ; il suffit donc pour leur justification que Dieu les touche par l’infusion de la grâce.

 

La deuxième raison se prend de la notion même de justification. En effet, selon Anselme au livre sur la Vérité, la justice est « la droiture de la volonté gardée pour elle-même » ; la justification est donc un certain changement de la volonté. Or on prend le nom de « volonté » tant pour désigner la puissance elle-même que pour désigner l’acte de la puissance. L’acte de la puissance de volonté ne peut être changé qu’avec la coopération de la volonté : car s’il ne venait pas d’elle, il ne serait pas son acte. Mais quant à la puissance de volonté, de même qu’elle a été faite sans sa coopération, de même elle peut être changée sans sa coopération. Or, pour la justification des adultes est requis un changement de l’acte de la volonté ; en effet, c’est par l’acte de la volonté qu’ils se sont tournés vers une chose de façon désordonnée, et cette conversion ne peut être changée que par un acte contraire de la volonté ; voilà pourquoi l’acte du libre arbitre est requis pour la justification des adultes. Mais les enfants, qui n’ont pas la volonté tournée vers quelque chose par un acte de leur propre volonté, mais ont seulement une puissance de volonté coupablement déchue de la justice originelle, peuvent être justifiés sans mouvement de leur propre volonté.

La troisième raison se prend de la ressemblance de l’opération divine dans les réalités corporelles. En effet, si Dieu produit quelque effet que la nature peut à nouveau produire, il le produit suivant la même disposition que la nature. Par exemple, si Dieu guérit quelqu’un miraculeusement, il causera la santé en lui avec une certaine égalité des humeurs, et c’est aussi en produisant une telle égalité que la nature guérit parfois quelqu’un, suivant la parole du Philosophe disant au deuxième livre de la Physique que, si la nature faisait une œuvre d’art, elle la ferait de la même façon que l’art, et vice versa. Or, par ses principes naturels, l’homme peut avoir la justice de deux façons : d’abord comme naturelle ou innée, en ce sens que certains sont enclins par leur nature elle-même aux œuvres de la justice ; ensuite comme acquise. Donc la justice infuse par laquelle les adultes sont justifiés est semblable à la justice acquise par les œuvres ; par conséquent, de même que dans la justice politique acquise est requis un acte de volonté par lequel on aime la justice, de même la justification ne s’accomplit pas chez les adultes sans l’usage du libre arbitre. Mais la justice infuse par laquelle les petits enfants sont justifiés est semblable à l’aptitude naturelle à la justice, qui se trouve aussi chez les enfants ; et l’usage du libre arbitre n’est requis ni pour l’une, ni pour l’autre.

 

Réponse aux objections :

 

1° Parce que les enfants n’ont pas de quoi pouvoir se tourner vers la cause justifiante, celle-ci même, c’est-à-dire la Passion du Christ, leur est appliquée par le sacrement de baptême, et par là ils sont justifiés.

2° Concernant l’adulte qui n’est pas en possession de son esprit, il faut distinguer : s’il n’a jamais eu l’usage de sa raison, le même jugement vaut pour lui et pour les petits enfants ; mais s’il a eu un jour le jugement de sa raison, alors, s’il a désiré le baptême au temps où il a eu l’usage de la raison, et qu’au temps de sa folie il est baptisé sans connaissance ou à son corps défendant, il obtient l’effet du baptême à cause de sa volonté précédente ; surtout si, après le baptême, il récupère l’usage du libre arbitre et que ce qui a été fait lui plaît ; et c’est le cas évoqué par saint Augustin ; car les efforts qu’il fait à l’encontre ne lui sont pas imputés, puisqu’il n’agit pas par volonté, mais par imagination. Mais si, lorsqu’il était en possession de son esprit, il n’a pas désiré le baptême, il ne faut pas le lui procurer s’il est sans connaissance ou qu’il résiste, en quelque danger de mort qu’il soit : en effet, il sera jugé d’après le dernier instant où il fut en possession de son esprit. Et s’il lui est procuré, il ne reçoit ni le sacrement, ni la réalité du sacrement ; quoiqu’une disposition puisse être miraculeusement laissée en lui par l’invocation même de la Trinité et la sanctification de l’eau, de sorte que, lorsqu’il aura récupéré l’usage du libre arbitre, il sera plus facilement changé pour le bien.

3° Même sans sacrement, Dieu infuse la grâce à de petits enfants, comme c’est manifestement le cas de ceux qui sont sanctifiés dans le sein maternel. Semblablement, il pourrait conférer la grâce sans sacrement à un adulte qui ne serait pas en possession de son esprit, de la même façon qu’il la confère avec le sacrement.

 

 

4° Qu’un adulte ait le péché originel sans péché actuel, cette supposition est estimée impossible par certains auteurs. En effet, lorsqu’il commence à être adulte, s’il fait ce qui est en lui, la grâce lui sera donnée, par laquelle il sera exempt du péché originel ; que s’il ne le fait pas, il sera coupable d’un péché d’omission. Car, puisque n’importe qui est tenu d’éviter le péché, et que cela ne peut se faire que si l’on se donne la fin normale, n’importe qui est tenu, dès qu’il est en possession de son esprit, de se tourner vers Dieu, et d’établir en lui sa fin ; et par là, il est disposé à la grâce. En outre, saint Augustin dit que « la concupiscence du péché originel rend le petit enfant enclin à la convoitise, mais quant à l’adulte, elle le fait convoiter en acte ». En effet, il ne peut pas arriver facilement que quelqu’un, infecté du péché originel, ne se soumette pas à la convoitise du péché par le consentement au péché.

5° La justification est dans le petit enfant et dans l’adulte en raison d’une cause unique et commune, c’est-à-dire en raison de la grâce ; laquelle, cependant, est diversement reçue en l’un et en l’autre, selon la diversité de leur condition. En effet, tout ce qui est reçu en quelque chose, y est suivant le mode d’être de ce qui reçoit. Et de là vient que, chez l’adulte, la grâce est reçue avec l’usage du libre arbitre, mais non chez le petit enfant.

 

6° Il y a trois façons possibles de répondre à cela. D’abord en disant que ce sommeil durant lequel la sagesse fut infusée à Salomon ne fut pas un sommeil naturel, mais le sommeil de la prophétie, dont on lit en Nombr. 12, 6 : « S’il se trouve parmi vous un prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai en vision, ou je lui parlerai en songe. » Or, dans ce sommeil, l’usage du libre arbitre n’est pas lié.

 

Ensuite on peut dire que, de même qu’il est requis, pour l’infusion de la justice, que la volonté, qui est son sujet, se tourne vers Dieu, de même il est requis, dans l’infusion de la sagesse, que l’intelligence se tourne vers Dieu. Or, pendant le sommeil, l’intel­ligence peut se tourner vers Dieu, mais non le libre arbitre ou la volonté. Et en voici la raison. Deux choses appartiennent à l’intel­ligence : percevoir, et juger des choses perçues. Or l’intelligence, lorsqu’on dort, n’est pas empêchée de percevoir quelque chose, soit en raison de considérations antérieures – et c’est pourquoi l’homme fait parfois des syllogismes en dormant –, soit par l’illumi­nation de quelque substance supérieure, que l’intelligence du dormeur est plus apte à percevoir, à cause du repos où elle se trouve du côté des actes des sens, et surtout lorsque les phantasmes sont apaisés ; c’est pourquoi il est dit en Job 33, 15-16 : « Pendant les songes, dans les visions de la nuit, lorsque les hommes sont accablés de sommeil et qu’ils dorment dans leur lit, c’est alors que Dieu leur ouvre l’oreille et les instruit de ce qu’ils doivent savoir. » Et telle est la cause principale de ce que des futurs sont vus à l’avance durant le sommeil. Mais le parfait jugement de l’intelligence ne peut avoir lieu pendant le sommeil, attendu que le sens, qui est le premier principe de notre connaissance, est alors lié. En effet, le jugement se fait au moyen d’une réduction analytique à des principes ; par conséquent, il est nécessaire que nous jugions de toutes choses d’après ce que nous recevons par le sens, comme il est dit au troisième livre sur le Ciel et le Monde. Or l’usage du libre arbitre suit le jugement de la raison ; voilà pourquoi l’usage du libre arbitre, par lequel la volonté se tourne vers Dieu, ne peut pas être suffisant lorsqu’on dort : car, quoiqu’il y ait quelque mouvement de la volonté, ce dernier suit l’imagination plutôt que le complet jugement de la raison ; et ainsi, l’homme peut percevoir la sagesse en dormant, mais non la justice.

 

Enfin, l’on peut dire que l’intelligence est contrainte par l’intelligible, au lieu que la volonté ne peut pas être contrainte par l’objet d’appétit. La sagesse, qui est la droiture de l’intelligence, peut donc être infusée sans l’usage du libre arbitre, mais non la justice, qui est la droiture de la volonté.

 

7° Le mouvement du libre arbitre qui précède dans l’état de veille ne peut faire que l’acte du dormeur soit méritoire ou déméritoire, considéré en lui-même ; cependant, il peut faire qu’il ait quelque degré de bonté ou de méchanceté, en tant que la vertu de l’acte du veilleur est laissée dans l’activité du dormeur, comme la vertu de la cause est laissée dans l’effet. Et de là vient que les vertueux font en dormant de meilleurs songes que d’autres non vertueux, comme il est dit au premier livre de l’Éthique ; c’est aussi pour cela que la pollution nocturne est parfois considérée comme coupable. De même Salomon put, dans l’état de veille, se disposer à la sagesse qu’il devait recevoir en dormant.

8° Le sacrement de baptême ne doit pas être procuré à un malade lorsqu’il n’est pas en possession de son esprit, même s’il a eu auparavant le désir du baptême, sauf si l’on craint pour sa vie, ce qui n’est assurément pas le cas du dormeur ; les deux cas ne sont donc pas semblables sur ce point, mais ils le sont pour le reste.

 

 

9° L’air, par la nature de son espèce, est dans l’ultime disposition pour recevoir la lumière, en raison de sa diaphanéité ; voilà pourquoi il est éclairé dès que se présente l’astre éclairant ; et aucune autre préparation n’est requise, sauf peut-être l’éloigne­ment d’un obstacle. Mais l’âme intellectuelle n’est pas dans l’ultime disposition pour recevoir la justice, sauf lorsqu’elle veut en acte, car la puissance s’accomplit par l’acte, par lequel elle est déterminée à l’un des opposés, alors qu’elle est de soi en puissance aux deux ; comme une matière qui est en puissance à plusieurs formes est adaptée, par des dispositions, à une forme plutôt qu’à une autre.

 

 

 

10° Dieu, dans son infinie bonté, se communique lui-même aux créatures par quelque ressemblance de sa bonté, qu’il leur donne généreusement par le fait même qu’il communique sa bonté de la meilleure façon ; et cette meilleure façon suppose qu’il prodigue ses dons avec ordre, suivant sa sagesse, c’est-à-dire à chacun selon sa condition ; et de là vient qu’une disposition ou une préparation est requise du côté de ceux auxquels Dieu prodigue ses dons. Ou bien l’on peut répondre que cette objection vaut pour la préparation qui précède temporellement l’infusion de la grâce, et sans laquelle Dieu accorde parfois la grâce, opérant subitement chez quelqu’un le mouvement de contrition et infusant la grâce ; car, comme il est dit en Eccli. 11, 23 : « Il est aisé à Dieu d’enrichir tout d’un coup celui qui est pauvre. » Mais cela n’exclut pas l’usage du libre arbitre qui a lieu à l’instant même où la grâce est infusée.

Car il se manifeste une plus parfaite

communication de la bonté divine en ce que Dieu opère dans l’homme simultanément l’habi­tus et l’acte de justice, que s’il y opérait seulement l’habitus.

 

 

11° De même que le soleil est la cause de la lumière non seulement quant à l’être, mais aussi quant au fieri, de même Dieu est la cause de la grâce et quant à l’être, et quant au fieri. Or, pour le fieri d’une réalité, qui implique un certain changement, est requise une chose qui n’est pas requise pour l’être de cette réalité ; par exemple il est requis, lorsque la lumière arrive dans l’air, que l’air se rapporte au soleil d’une autre façon qu’auparavant ; ce qui se fait par le mouvement du soleil, mouvement sans lequel il pourrait y avoir conservation de la lumière dans l’air, si le soleil est toujours présent. Et semblablement, il est requis pour le fieri de la grâce elle-même que la volonté se comporte envers Dieu autrement qu’avant ; et pour cela est exigé un changement de la volonté, qui n’a pas lieu chez les adultes sans l’usage du libre arbitre, comme on l’a dit.

 

12° Telle disposition est requise pour le fieri d’une réalité, qui n’est pas requise pour l’être de cette réalité, comme on le voit surtout dans la génération des animaux et des plantes ; par conséquent, rien n’em­pêche, si de telles dispositions cessent une fois que la réalité est advenue, que cette réalité soit néanmoins conservée dans son être. Et ainsi, lorsque cesse le mouvement du libre arbitre qui était nécessaire à la justification, la justice peut demeurer habituellement.

 

 

13° Rien n’empêche qu’une chose naturellement antérieure ne puisse advenir sans une chose postérieure, et néanmoins puisse exister sans cette dernière ; par exemple, l’âme étant la cause formelle, efficiente et finale du corps, comme il est dit au deuxième livre sur l’Âme, elle est naturellement antérieure au corps et peut exister sans le corps, et pourtant, selon l’ordre de la nature, elle ne peut advenir que dans le corps. Et il en va de même pour la grâce et l’usage du libre arbitre.

 

 

14° Le corps infecte l’âme par le péché originel du fait même qu’il lui est uni. Or ce péché ne regarde pas la volonté de celui qui est infecté, mais sa nature ; voilà pourquoi il n’est pas étonnant que l’usage du libre arbitre ne soit pas requis pour une telle infection. Semblablement, l’âme de l’enfant obtient la grâce par le fait même qu’il est uni au Christ par le sacrement de baptême sans l’usage du libre arbitre. Mais chez les adultes, l’usage du libre arbitre est requis, pour la raison susmentionnée.

 

 

 

15° En disant que Dieu est plus enclin à faire miséricorde qu’à punir, on n’exclut pas que de plus nombreuses conditions soient requises pour le bien que Dieu opère en nous en faisant miséricorde, que pour le mal que Dieu punit en nous, car, suivant Denys, le bien procède d’une cause entière et totale, au lieu que le mal résulte de défauts particuliers. Mais par là, il est montré que Dieu fait miséricorde suivant ce qui vient de lui, au lieu qu’il punit suivant ce qui vient de nous, et qui est tel qu’il ne peut être ordonné qu’à la peine ; par conséquent, il fait miséricorde par son intention principale, mais il punit pour ainsi dire en dehors de l’intention de la volonté antécédente, selon la volonté conséquente. Et cependant, on peut répondre à l’objection proposée en disant qu’à l’infection du péché originel, par laquelle l’âme est infectée avant qu’elle ait l’usage du libre arbitre, correspond par une certaine ressemblance la justification des enfants avant qu’ils aient l’usage du libre arbitre.

16° Les réalités naturelles peuvent être disposées à la forme par une certaine violence, en sorte que le principe de la disposition soit au-dehors, « sans que le patient contribue en rien » ; en elles, par conséquent, la disposition à la forme ne vient pas d’un principe intérieur, mais du dehors. Mais la volonté ne peut pas subir de violence ; voilà pourquoi le cas n’est pas semblable.

 

 

17° Dieu produit en nous des vertus sans que nous les causions, non toutefois sans que nous y consentions.

 

 

18° L’acte du libre arbitre qui a lieu dans la justification de l’impie ne se rapporte pas de la même façon à l’habitus de la justice générale, dont il a été question, et à son exécution et son accroissement. À l’habitus, d’une part, il ne peut se rapporter comme un mérite, car à l’instant même est infusée la justice, qui est le principe du mérite : il s’y rapporte seulement comme une disposition. Mais d’autre part, c’est sous l’aspect du mérite qu’il se rapporte à l’exécution de la justice et à son accroissement, car l’homme, par le premier acte informé par la grâce, mérite le secours divin dans les choses susdites. Ainsi donc, la justice n’est pas accordée aux œuvres humaines comme une récompense, mais l’accroissement et la continuation de la justice est en quelque sorte une récompense par rapport aux actes méritoires précédents.

 

19° Bien que saint Paul, avant qu’il eût été justifié, attaquât directement la grâce de la foi, cependant, à l’instant même de sa justification, il consentit par son libre arbitre ébranlé par la grâce divine. En effet, Dieu peut en un instant envoyer à quelqu’un le mouvement de volonté gratuite sans lequel la justification n’a pas lieu ; mais [il est vrai que] la justification peut avoir lieu sans préparation précédente.

 

 

20° Cette disposition n’est pas requise à cause de l’impuissance de l’agent, mais à cause de la condition du sujet qui reçoit, c’est-à-dire de la volonté, qui ne peut pas être changée par violence, mais qui l’est par son propre mouvement. Or ce mouvement du libre arbitre ne se rapporte pas seulement à la grâce comme une disposition, mais aussi comme un achèvement : en effet, les opérations sont des accomplissements des habitus ; par conséquent, que l’habitus soit introduit en même temps que son opération, prouve la perfection de l’agent, car la perfection de l’effet montre la perfection de la cause.

 

Et videtur quod non.

 

Illud enim quod potest competere non habentibus usum liberi arbitrii, non requirit usum liberi arbitrii. Sed iustificatio competit pueris nondum habentibus usum liberi arbitrii, qui per Baptismum iustificantur. Ergo iustificatio impii usum liberi arbitrii non requirit.

 

Sed dicebat quod hoc speciale est in pueris qui tenentur peccato solum quod aliunde contrahitur ; nec habet locum in adultis, qui propriis peccatis tenentur. – Sed contra est quod Augustinus dicit in IV Confessionum [cap. 4], quod cum quidam suus amicus laboraret febribus, iacuit diu sine sensu in sudore letali : et cum desperaretur, baptizatus est nesciens, me non curante, et praesumente id retinere potius animam eius quod a me acceperat, non quod in nescientis corpore fiebat. Longe autem aliter erat, nam recreatus est. Recreatio autem fit per gratiam iustificantem. Ergo gratia iustificans quandoque confertur adulto sine motu liberi arbitrii.

 

 

Sed dicebat quod hoc habet locum solum ubi homo iustificatur per sacramentum. – Sed contra : Deus potentiam suam non alligavit sacramentis. Cum ergo iustificatio sit opus divinum, ex eius potentia dependens, videtur quod etiam sine sacramentis aliquis adultus iustificari possit praeter motum liberi arbitrii.

 

Praeterea, homo in aliquo statu esse potest in quo sit adultus, et non habeat peccatum actuale, sed originale tantum. In primo enim instanti quo aliquis est adultus, si non sit baptizatus, adhuc subiectus est originali peccato, neque tamen adhuc habet aliquod actuale, quia adhuc nihil transgrediendo commisit quo reus peccati teneatur. Nec iterum est reus omissionis, quia praecepta affirmativa non obligant ad semper ; unde non oportet quod homo statim in primo instanti quo est adultus, praecepta affirmativa observet. Sic ergo adultus potest habere peccatum originale absque omni actuali, ut videtur. Si ergo haec est causa quare puer potest iustificari sine motu liberi arbitrii, videtur quod eadem ratio sit in adulto.

 

Praeterea, quandocumque aliquid communiter inest aliquibus oportet quod eis conveniat secundum aliquam causam communem. Iustificari autem convenit pueris et adultis ; cum ergo sola gratia sit causa iustificationis in pueris, videtur quod etiam absque usu liberi arbitrii sufficiat ad iustificationem in adultis.

 

Praeterea, sicut iustitia est donum Dei, ita sapientia. Sed sapientiam Salomon accepit dormiens, ut habetur III Reg., III, 5, 12. Ergo eadem ratione et gratiam iustificantem homo potest dormiens et absque usu liberi arbitrii accipere.

 

Sed dicebat quod merito praecedentis voluntatis Salomon in dormiendo sapientiam accepit. – Sed contra : sicut in bonis requiritur voluntas, ita et in malis, quia peccatum non est nisi voluntarium. Sed voluntas praecedens somnum non facit ut id quod in somno agitur, sit peccatum. Ergo nec aliquid facit ad hoc quod aliquod divinum donum in somno recipiatur.

 

 

 

Praeterea, sicut in dormiente ligatur usus liberi arbitrii, ita et in aegrotante. Sed aegrotans absque usu liberi arbitrii iustificatur, ut patet

ex auctoritate Augustini inducta [Confess. IV, 4]. Ergo et dormiens ; et sic idem quod prius.

 

Praeterea, Deus est potentior omni creato agente. Sed sol materialis lumen suum influit aeri, nulla praeparatione in ipso aere praecedente. Ergo multo fortius Deus lumen gratiae animae infundit absque omni praeparatione, quae fit per actum liberi arbitrii.

 

Praeterea, cum bonum sit communicativum sui, secundum Dionysium [De div. nom., cap. 4, § 4] ; Deus qui summe bonus est, summe seipsum communicat. Hoc autem non esset, nisi se communicaret et praeparanti se et non praeparanti. Ergo in iustificatione impii non requiritur usus liberi arbitrii quasi praeparatio ex parte hominis.

 

Praeterea, Augustinus dicit, VIII super Genesim ad litteram [cap. 12], quod Deus hoc modo operatur iustitiam in homine, sicut sol lumen in aere, quod deficit solis deficiente influxu ; non sicut artifex qui operatur arcam, in qua postquam facta est, nihil operatur. Sed sol eodem modo operatur in aere cum primo illuminatur aer, et cum lumen in eo continuatur. Ergo Deus eodem modo operatur iustitiam in homine cum primo iustificatur, et cum iustitia in eo conservatur. Sed iustitia conservatur in homine, usu liberi arbitrii cessante ; sicut patet in dormiente. Ergo homo potest a principio iustificari absque omni motu liberi arbitrii.

Praeterea, dispositio quae requiritur de necessitate ad introductionem alicuius formae, ita se habet, quod sine ea forma remanere non potest ; sicut patet de calore et forma ignis. Sed sine usu liberi arbitrii potest remanere iustitia, ut in dormiente. Ergo usus liberi arbitrii non est dispositio quae de necessitate requiratur ad gratiae infusionem.

 

Praeterea, id quod naturaliter est prius, et potest esse et non esse sine posteriori, non requirit posterius ad hoc quod inesse dicatur ; ut patet de gravitate et descensu, sine quo gravitas esse potest ; cum scilicet corpus grave impeditur a suo motu. Sed gratia est prior naturaliter quam usus liberi arbitrii, sine quo et potest esse et non esse : est enim eius formale principium, sicut gravitas naturalis motus. Ergo gratia potest infundi sine usu liberi arbitrii.

 

 

 

Praeterea, corpus infirmum culpam in animam inducit originalem absque omni usu liberi arbitrii. Ergo multo fortius Deus, qui est potentissimus, non requirit usum liberi arbitrii ad hoc quod gratiam infundat.

 

Praeterea, Deus pronior est ad miserendum quam ad condemnandum, ut dicit Glossa [ordin.] in principio Hierem. Sed Deus punit pueros decedentes sine Baptismo absque omni usu liberi arbitrii. Ergo multo magis miseretur gratiam infundendo.

 

Praeterea, dispositio ad formam, quae exigitur in recipiente formam, non est ab ipso recipiente, sed ab alio ; sicut calor qui in lignis praecedit ut dispositio ad formam ignis, non est ab ipsis lignis. Sed usus liberi arbitrii est ab homine iustificando. Ergo non requiritur ut dispositio ad gratiam habendam.

 

Praeterea, iustificatio est per infusionem gratiae et virtutum. Sed secundum Augustinum [cf. Petrus Lomb., Sent. II, dist. 27, cap. 5], virtutem solus Deus in nobis sine nobis operatur. Ergo ad iustificationem operatio nostra, quae est per usum liberi arbitrii, non requiritur.

 

Praeterea, secundum apostolum, Roman. IV, 4, ei qui operatur, merces non imputatur secundum gratiam, sed secundum debitum. Usus autem liberi arbitrii quaedam operatio est. Si ergo usus liberi arbitrii ad iustificationem requiritur, iustificatio non erit ex gratia, sed ex debito ; quod est haereticum.

 

Praeterea, magis est remotus ille a gratia qui contra operatur gratiae, quam ille qui penitus non operatur. Sed Deus aliquando dat gratiam alicui qui per liberum arbitrium contra operatur, sicut patet de Paulo, Act. IX, vers. 5, cui dictum est : durum est tibi contra stimulum calcitrare. Ergo multo fortius alicui absque usu liberi arbitrii quandoque gratia infunditur.

 

Praeterea, agens infinitae virtutis non requirit aliquam dispositionem in patiente : quanto enim agens est virtuosius, tanto minori dispositione praeexistente complet suum effectum. Sed Deus est agens infinitae virtutis, in tantum quod non requirit materiam praeexistentem, sed operatur ex nihilo. Ergo multo minus requirit dispositionem ; et ita in iustificatione impii, quae est opus divinum, non requirit usum liberi arbitrii quasi dispositionem ex parte hominis.

 

 

Sed contra. Est quod super illud, III Reg. III, 5, postula quod vis, ut dem tibi, dicit Glossa [interlin.] : gratia Dei liberum requirit arbitrium. Sed iustificatio fit per gratiam Dei, ut habetur Rom. III, 24. Ergo ad iustificationem requiritur usus liberi arbitrii.

 

Praeterea, Bernardus [cf. De grat. et lib. arb., cap. 1] dicit, quod iustificatio tam absque consensu non potest esse recipientis, quam absque gratia dantis. Sed consensus recipientis est actus liberi arbitrii. Ergo absque usu liberi arbitrii homo iustificari non potest.

 

Praeterea, ad receptionem formae requiritur aliqua dispositio in recipiente : non enim quaelibet forma in quolibet recipitur. Sed actus liberi arbitrii se habet ut dispositio ad gratiam. Ergo ad receptionem gratiae iustificantis usus liberi arbitrii requiritur.

 

Praeterea, in iustificatione impii contrahitur quoddam spirituale matrimonium hominis ad Deum ; Osee, II, 19 : sponsabo te mihi in iustitia. Sed in matrimonio carnali requiritur mutuus consensus. Ergo multo fortius in iustificatione impii. Et sic requiritur ibi usus liberi arbitrii.

 

 

Praeterea, iustificatio impii non fit sine caritate : quia, ut dicitur Prov. X, 12, universa delicta operit caritas. Sed caritas, cum sit quaedam amicitia, cum redamatione est, ut patet per philosophum in VIII Ethic. [l. 2 (1155 b 27)]. Mutuus autem amor requirit in utroque usum liberi arbitrii. Ergo iustificatio sine usu liberi arbitrii esse non potest.

Respondeo. Dicendum, quod nullus habens usum liberi arbitrii potest iustificari absque usu liberi arbitrii qui sit in ipso instanti suae iustificationis. In his autem qui non sunt compotes suae voluntatis, sicut pueri, hoc non requiritur ad iustificationem : cuius ratio triplex assignari potest.

Prima sumitur ex habitudine agentis et patientis ad invicem. Patet enim in corporalibus, quod actio non perficitur sine aliquo contactu, quo vel solum agens tangit patiens, quando patiens non est natum tangere agens, sicut cum corpora superiora agunt in ista inferiora tangentia ea, et non tacta ab eis ; vel mutuo se tangunt agens et patiens, quando utrumque natum est tangere et tangi, sicut cum ignis agit in aquam, vel e converso. Unde et in spiritualibus, quando natus est esse mutuus contactus, non completur actio sine contactu mutuo ; alioquin sufficit quod agens tangat patiens. Ipse

autem Deus, qui iustificat impium, tangit animam, gratiam in ea causando : unde et in Psalmo CXLIII, 5, tange montes ; Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1256 D] : de gratia tua. Mens autem humana aliquo modo tangit Deum, eum cognoscendo vel amando : unde et in adultis, qui possunt Deum cognoscere et amare, requiritur aliquis usus liberi arbitrii, quo Deum cognoscant et ament : et ista est conversio ad Deum, de qua dicitur Zach. cap. I, 3 : convertimini ad me, et ego convertar ad vos. Pueri autem carentes usu liberi arbitrii non possunt Deum cognoscere et amare : unde in eis sufficit ad iustificationem quod ab eo tangantur per gratiae infusionem.

 

Secunda ratio sumitur ex ipsa ratione iustificationis. Iustitia enim, secundum Anselmum in libro de Verit. [cap. 12], est rectitudo voluntatis propter se servata ; unde iustificatio est quaedam voluntatis immutatio. Voluntas autem accipitur et pro ipsa potentia, et pro actu potentiae. Actus autem potentiae voluntatis immutari non potest nisi ipsa cooperante : si enim non esset ab ipsa, non esset eius actus. Ipsa vero potentia voluntatis, sicut sine sua cooperatione est facta, ita sine sua cooperatione potest immutari. In adultis autem requiritur immutatio actus voluntatis ad iustificationem ; sunt enim per actum voluntatis ad aliquid inordinate conversi. Quae quidem conversio immutari non potest nisi per actum contrarium voluntatis ; et ideo ad iustificationem adultorum actus liberi arbitrii requiritur. Sed pueri, qui non habent per actum voluntatis propriae voluntatem ad aliquid conversam, sed habent solam potentiam voluntatis culpabiliter originali iustitia destitutam, possunt iustificari sine motu propriae voluntatis.

 

Tertia ratio sumitur ex similitudine divinae operationis in rebus corporalibus. Deus enim aliquem effectum producens, quem iterum potest producere natura, secundum eamdem dispositionem producit sicut et natura. Sicut si Deus aliquem miraculose sanet, sanitatem in eo causabit cum quadam adaequatione humorum, quam etiam natura operando interdum aliquem sanat, secundum illud philosophi in II Physic. [l. 14 (199 b 28)], quod si natura faceret opus artis, eodem modo faceret sicut ars facit, et e converso. Ex naturalibus autem homo iustitiam habere potest dupliciter : uno modo ut naturalem vel innatam, secundum quod quidam ex ipsa natura sunt proni ad opera iustitiae ; alio modo ut acquisitam. Iustitiae igitur acquisitae ex operibus similis est iustitia infusa, per quam iustificantur adulti : unde, sicut in iustitia politica acquisita requiritur actus voluntatis, quo quis amat iustitiam : ita etiam in adultis iustificatio non completur sine usu liberi arbitrii. Iustitia vero infusa, per quam iustificantur parvuli, similis est naturali aptitudini ad iustitiam, quae etiam in pueris invenitur ; et ad neutram usus liberi arbitrii requiritur.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod quia pueri non habent unde possint converti ad causam iustificantem, ipsa causa iustificans, scilicet passio Christi, applicatur eis per sacramentum Baptismi, et ex hoc iustificantur.

 

 

Ad secundum dicendum, quod de adulto qui non est suae mentis compos, distinguendum est : quia si nunquam habuit usum suae rationis, idem iudicium est de eo quod de parvulis ; si autem iudicium rationis aliquando habuit, si in illo tempore quo usum rationis habuit, Baptismum desideravit, si tempore amentiae baptizetur non sentiens vel renitens, consequitur effectum Baptismi propter voluntatem praeceden­tem : et tunc praecipue quando post Baptismum recuperat usum liberi arbitrii, et placet ei quod factum est ; in quo casu loquitur Augustinus. Hoc enim quod contra nititur, non sibi imputatur, cum non voluntate agat, sed phantasia agatur. Si autem dum erat suae mentis compos Baptismum non desideravit, non est sibi vel non sentienti vel renitenti Baptismus exhibendus in quantocumque sit mortis periculo : iudicabitur enim secundum ultimum instans in quo suae mentis compos fuit. Et si sibi exhibeatur, non accipit nec sacramentum nec rem sacramenti ; quamvis ex ipsa invocatione Trinitatis et sanctificatione aquae miraculose possit in eo aliqua dispositio relinqui, ut cum recuperaverit usum liberi arbitrii, facilius ad bonum immutetur.

 

Ad tertium dicendum, quod etiam sine sacramento Deus aliquibus parvulis gratiam infundit : sicut patet de sanctificatis in utero. Similiter autem posset alicui adulto qui non esset compos suae mentis, absque sacramento gratiam conferre, eodem modo quo cum sacramento confert.

 

 

Ad quartum dicendum, quod ista positio apud quosdam impossibilis reputatur, quod aliquis adultus habeat peccatum originale sine actuali. Cum enim adultus esse incipit, si quod in se est, faciat, gratia ei dabitur, per quam a peccato originali erit immunis ; quod si non faciat, reus erit peccato omissionis. Cum enim quilibet teneatur peccatum vitare, et hoc fieri non possit nisi praestituto sibi debito fine ; tenetur quilibet, cum primo suae mentis est compos, ad Deum se convertere, et in eo finem constituere ; et per hoc ad gratiam disponitur. Et praeterea, Augustinus [cf. De pecc. mer. et rem. II, 4] dicit, quod concupiscentia peccati originalis parvulum facit habilem ad concupiscendum, adultum vero actu concupiscere. Non enim de facili contingere potest ut aliquis peccato originali infectus, concupiscentiae peccati se per consensum peccati non subdat.

 

Ad quintum dicendum, quod iustificatio secundum unam communem causam inest parvulo et adulto, scilicet secundum gratiam ; quae tamen recipitur in parvulo et adulto diversimode, secundum diversam utriusque conditionem. Omne enim quod recipitur in aliquo, est in eo per modum recipientis. Et inde est quod in adulto recipitur gratia cum usu liberi arbitrii, non autem in parvulo.

 

Ad sextum dicendum, quod ad hoc potest tripliciter responderi. Uno modo ut dicatur, quod somnus ille in quo Salomoni fuit sapientia infusa, non fuit somnus naturalis, sed somnus prophetiae, de quo habetur Num. XII, 6 : si quis fuerit inter vos propheta Domini, in visione apparebo ei, vel per somnium loquar ad eum. In hoc autem somno usus liberi arbitrii non ligatur.

Alio modo potest dici, quod sicut ad infusionem iustitiae requiritur quod voluntas, quae est eius subiectum convertatur ad Deum ; ita in infusione sapientiae requiritur quod intellectus convertatur ad Deum. In somno autem potest intellectus converti ad Deum, non autem liberum arbitrium vel voluntas. Cuius ratio est, quia ad intellectum duo pertinent : scilicet percipere, et iudicare de perceptis. Intellectus autem in dormiendo non impeditur quin aliquid percipiat, vel ex his quae prius consideravit, unde, quandoque homo dormiendo syllogizat ; vel ex illustratione alicuius substantiae superioris, ad cuius perceptionem intellectus dormientis est habilior propter quietem ab actibus sensuum, et praecipue phantasmatibus quietatis ; unde dicitur Iob, cap. XXXIII, 15-16 : per somnium in visione nocturna quando sopor solet occupare homines, et dormiunt in lectulo suo, tunc aperit aures vivorum, et erudiens eos instruit disciplinam. Et ista est causa praecipua quare in somnis praevidentur futura. Sed perfectum iudicium intellectus non potest esse in dormiendo, eo quod tunc ligatus est sensus, qui est primum principium nostrae cognitionis. Iudicium enim fit per resolutionem in principia ; unde de omnibus oportet nos iudicare secundum id quod sensu accipimus, ut dicitur in III Caeli

et Mundi [cap. 7 (306 a 14)]. Usus autem liberi arbitrii sequitur iudicium rationis ; et ideo usus liberi arbitrii, per quem voluntas in Deum

convertitur, in dormiendo sufficiens esse non potest : quia etsi sit aliquis motus voluntatis, magis sequitur phantasiam quam iudicium completum rationis ; et ideo homo in dormiendo percipere potest sapientiam, non autem iustitiam.

Tertio modo potest dici quod intellectus cogitur ab intelligibili, voluntas autem non potest cogi ab appetibili ; et ideo absque usu liberi arbitrii potest infundi sapientia, quae est rectitudo intellectus, non autem iustitia, quae est rectitudo voluntatis.

 

 

Ad septimum dicendum, quod motus liberi arbitrii qui praecedit in vigilante, non potest facere ut actus dormientis sit meritorius vel demeritorius secundum se consideratus ; potest tamen facere quod habeat aliquam rationem bonitatis vel malitiae, in quantum virtus actus vigilantis relinquitur in operibus dormientium, sicut virtus causae relinquitur in effectu. Et inde est quod virtuosi nanciscuntur in dormiendo meliora theoremata prae aliis non virtuosis, ut dicitur in I Ethicorum [l. 20 (1102 b 9)] ; et inde est etiam quod nocturna pollutio interdum culpabilis reputatur. Et sic etiam Salomon in vigilando potuit se disponere ad sapientiam accipiendam in dormiendo.

 

Ad octavum dicendum, quod sacramentum Baptismi non est exhibendum aegroto dum non est suae mentis compos, etiam si prius habuit votum Baptismi, nisi quando timetur periculum mortis, quod quidem de dormiente non timetur ; unde quan­tum ad hoc est dissimile, quantum vero ad alia simile.

 

Ad nonum dicendum, quod aer secundum naturam suae speciei est in ultima dispositione ad lumen suscipiendum ratione diaphaneitatis : et ideo statim ad praesentiam illuminantis illuminatur ; nec requiritur aliqua alia praeparatio, nisi forte remotio prohibentis. Sed mens intellectualis non est in ultima dispositione ad susceptionem iustitiae, nisi cum est actu volens ; quia potentia completur per actum, per quem determinatur ad alterum oppositorum, de se in potentia existens ad utrumque ; sicut materia in potentia existens ad plures formas, per dispositiones aptatur ad unam formam magis quam ad aliam.

 

Ad decimum dicendum, quod Deus infinita bonitate seipsum communicat creaturis secundum aliquam similitudinem suae bonitatis, quam eis largitur ex hoc ipso quod optimo modo suam bonitatem communicat ; ad quem modum pertinet ut ordinate secundum suam sapientiam dona sua largiatur, hoc est unicuique secundum suam conditionem ; et inde est quod requiritur dispositio vel praeparatio aliqua ex parte eorum quibus Deus sua dona largitur. Vel potest dici quod obiectio illa procedit de praeparatione quae tempore praecedit gratiae infusionem, sine qua Deus quandoque gratiam tribuit, subito in aliquo motum contritionis operans, et gratiam infundens ; quia ut dicitur Eccles. XI, 23, facile est in oculis Dei honestare pauperem. Non autem per hoc excluditur usus liberi arbitrii qui est in ipso instanti quo gratia infunditur. In hoc enim ostenditur perfectior communicatio divinae bonitatis quod simul facit in homine habitum et actum iustitiae, quam si faceret habitum tantum.

 

Ad undecimum dicendum, quod sicut sol est causa luminis non solum quantum ad esse, sed quantum ad fieri ; ita etiam Deus est causa gratiae et quantum ad esse et quantum ad fieri. Aliquid autem requiritur ad fieri rei quod importat quamdam immutationem, quod non requiritur ad esse ipsius ; sicut cum fit lumen in aere, requiritur quod aer se habeat in alio respectu ad solem quam ante ; quod fit per motum solis, sine quo posset esse conservatio luminis in aere, sole semper praesente. Et similiter ad fieri ipsius gratiae requiritur quod voluntas alio modo se habeat ad Deum quam prius ; ad quod exigitur immutatio voluntatis, quae sine usu liberi arbitrii non est in adultis, ut dictum est.

 

 

Ad duodecimum dicendum, quod aliqua dispositio requiritur ad fieri rei quae non requiritur ad esse rei, sicut patet praecipue in generatione animalium et plantarum ; unde nihil prohibet, talibus dispositionibus cessantibus postquam res iam facta est, eam nihilominus in suo esse conservari. Et sic, cessante motu liberi arbitrii, qui erat necessarius ad iustificationem, potest iustitia habitualiter remanere.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod nihil prohibet aliquid naturaliter prius non posse fieri sine posteriori, quod tamen sine posteriori esse potest : sicut anima, quae, cum sit causa corporis formalis, efficiens et finalis, ut dicitur in II de Anima [l. 7 (415 b 7)], est naturaliter prior corpore, potest esse sine corpore, cum tamen secundum ordinem naturae non possit fieri nisi in corpore. Et similiter est de gratia et usu liberi arbitrii.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod corpus inficit animam originali peccato ex hoc ipso quod ei unitur. Hoc autem peccatum non respicit voluntatem ipsius qui inficitur, sed naturam ; et ideo non est mirum si ad huiusmodi infectionem usus liberi arbitrii non requiratur. Similiter autem anima pueri gratiam consequitur ex hoc ipso quod Christo per sacramentum Baptismi unitur absque usu liberi arbitrii. In adultis vero requiritur usus liberi arbitrii, ratione iam dicta.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod ex hoc quod dicitur Deus pronior ad miserendum quam ad puniendum, non excluditur quin plus requiratur ad bonum quod miserendo Deus in nobis operatur, quam ad malum quod Deus in nobis punit ; quia bonum, secundum Dionysium [cf. De div. nom., cap. 4, § 30], consistit ex una et integra causa, malum autem ex singularibus defectibus. Sed ex hoc ostenditur quod Deus miseretur secundum id quod ex eo est, punit autem secundum id quod ex nobis est, quod est tale ut ordinatum esse non possit nisi in poenam ; unde ex principali intentione miseretur, sed punit quasi praeter intentionem voluntatis an­tecedentis, secundum voluntatem consequentem. Et tamen ad propositum potest dici, quod infectioni peccati originalis, qua anima inficitur antequam usum liberi arbitrii habeat, respondet per quamdam similitudinem iustificatio puerorum ante usum liberi arbitrii.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod res naturales per quamdam violentiam possunt disponi ad formam, ut scilicet principium dispositionis sit extra, nil conferente vim passo ; unde in eis dispositio ad formam non est ab aliquo principio intrinseco, sed ab extra. Voluntas vero violentiam pati non potest ; et ideo non est similis ratio.

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod Deus virtutes in nobis operatur sine nobis virtutes causantibus, non tamen sine nobis consentientibus.

 

Ad decimumoctavum dicendum, quod actus liberi arbitrii qui est in iustificatione impii, alio modo se habet ad habitum iustitiae generalis, de qua dictum est [art. 1], et alio modo se habet ad eius executionem et augmentum. Ad habitum qui­dem se non potest habere ut meritum, eo quod in ipso instanti iustitia infunditur, quae est principium merendi ; sed se habet ut dispositio tan­tum. Ad executionem vero iustitiae et eius augmentum se habet in ratione meriti ; quia per primum actum gratia informatum homo meretur divinum auxilium in praedictis. Sic ergo iustitia non redditur humanis operibus quasi merces ; sed iustitiae aug­men­tum et continuatio aliquo modo habet rationem mercedis in compara­tio­ne ad actus meritorios praecedentes.

Ad decimumnonum dicendum, quod licet Paulus antequam iustificatus esset, immediate gratiam fidei impugnaret, tamen in ipso instanti iustificationis suae consensit per liberum arbitrium divina gratia commotum. Motum enim gratuitae voluntatis in instanti potest Deus alicui mittere, sine quo non est iustificatio ; sed sine praeparatione praecedenti iustificatio esse potest.

 

Ad vigesimum dicendum, quod ista dispositio non requiritur propter impotentiam agentis, sed propter conditionem recipientis, scilicet voluntatis, quae immutari non potest per violentiam, sed proprio motu immutatur. Iste autem motus liberi arbitrii non solum se habet ad gratiam ut dispositio, sed ut complementum : operationes enim sunt quaedam completiones habituum ; unde perfectionem agentis attestatur quod habitus inducatur simul cum sua operatione, quia perfectio effectus demonstrat perfectionem causae.

 

 

 

 

 

 

Article 4 - QUEL MOUVEMENT DU LIBRE ARBITRE LA JUSTIFICATION REQUIERT-ELLE : EST-CE UN MOUVEMENT VERS DIEU ?

(Quarto quaeritur quis motus liberi arbitrii ad iustificationem requiratur ;

utrum scilicet requiratur motus in Deum.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Ce qui suit la justification n’est pas requis pour la justification. Or, puisque le mouvement vers Dieu vient de la grâce, il suit la grâce ; c’est pourquoi il est dit en Lam. 5, 21 : « Convertissez-nous à vous, Seigneur, et nous nous convertirons. » Le mouvement du libre arbitre vers Dieu n’est donc pas parmi les choses requises pour la justification.

 

2° Le mouvement du libre arbitre est requis pour la justification comme une certaine disposition du côté du libre arbitre. Or ce à quoi l’homme a besoin d’être attiré, ne regarde pas le libre arbitre. Puis donc que l’homme, pour qu’il se convertisse à Dieu, a besoin d’être attiré, suivant ce passage de Jn 6, 44 : « Personne ne peut venir à moi, si mon Père qui m’a envoyé ne l’attire », il semble que le mouvement du libre arbitre vers Dieu ne soit point parmi les choses requises pour la justification de l’impie.

 

 

3° L’homme parvient à la justice par la voie de la crainte : « car celui qui est sans crainte ne pourra devenir juste », comme il est dit en Eccli. 1, 28. Or l’homme, par la crainte, n’est pas mû vers Dieu, mais plutôt vers les peines. Le mouvement du libre arbitre qui est requis pour la justification de l’impie n’est donc pas un mouvement vers Dieu.

 

4° [Le répondant] disait que cela est vrai pour la crainte servile, mais non pour la crainte filiale. En sens contraire : Toute crainte inclut dans sa notion une fuite. Or, par la fuite, on s’écarte de ce que l’on fuit, et l’on ne s’en approche pas. Donc, en ce qu’il craint Dieu, l’homme n’est pas mû vers Dieu, mais s’écarte plutôt de lui.

 

 

5° Si un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification, celui-là surtout devrait être requis, par lequel l’homme est mû vers Dieu de la façon la plus achevée. Or l’homme est mû vers Dieu de façon plus achevée par la charité que par la foi. Si donc un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification, on ne devrait pas attribuer la justification à la foi, mais plutôt à la charité ; or c’est le contraire qui apparaît en Rom. 5, 1 : « Étant justifiés par la foi, ayons la paix avec Dieu. »

 

6° Le mouvement du libre arbitre qui est requis dans la justification est comme l’ultime disposition à la grâce, avec laquelle la grâce est infusée. Or la disposition à la forme, avec laquelle la forme est introduite, est telle qu’elle ne peut pas exister sans la forme, puisqu’elle appelle nécessairement la forme. Puis donc que le mouvement de foi peut exister sans la grâce, il semble que la justification ne doive pas être attribuée au mouvement de foi.

 

7° L’homme peut connaître Dieu par la raison naturelle. Or la foi n’est requise pour la justification que dans la mesure où elle fait connaître Dieu. Il semble donc que l’homme puisse être justifié sans mouvement de foi.

 

 

8° De même que, par le mouvement de foi, l’homme connaît Dieu, de même par l’acte de sagesse aussi. La justification ne doit donc pas être attribuée à la foi plutôt qu’à la sagesse.

 

9° Dans la foi sont contenus de nombreux articles. Si donc un mouvement de foi est requis pour la justification, il semble qu’il soit nécessaire de penser à tous les articles de foi, ce qui ne peut se faire subitement.

 

10° Il est dit en Jacq. 4, 6 que « Dieu donne la grâce aux humbles » ; et ainsi, pour

la justification de l’impie est requis un

mouvement d’humilité, qui n’est pas un mouvement vers Dieu, sinon l’humilité aurait Dieu pour objet et pour fin, et serait une vertu théologale. Le mouvement qui est requis pour la justification de l’impie n’est donc pas un mouvement du libre arbitre vers Dieu.

 

11° Dans la justification de l’impie, la volonté de l’homme est transférée à la justice. Le mouvement du libre arbitre doit donc être un acte de justice, qui n’est pas un mouvement vers Dieu.

 

12° Le rôle de l’homme dans la justification de l’impie consiste à ôter un empêchement, comme on dit de celui qui ouvre la fenêtre qu’il cause l’éclairement de la maison. Or l’empêchement à la grâce est le péché. Du côté du justifié n’est donc pas requis un mouvement du libre arbitre vers Dieu, mais seulement contre le péché.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Jacq. 4, 8 : « Approchez-vous de Dieu, et il s’approchera de vous. » Or Dieu s’approche de nous par l’infusion de la grâce. Donc, pour que nous soyons justifiés par la grâce, il est nécessaire que nous nous approchions de Dieu par un mouvement du libre arbitre vers lui.

 

 

2) La justification de l’impie est une certaine illumination de l’homme. Or il est dit au psaume 33, v. 6 : « Approchez-vous de lui, afin que vous en soyez éclairés. » Puis donc que l’homme ne s’approche pas de Dieu par une démarche du corps, mais par des mouvements de l’esprit, comme dit saint Augustin, il semble qu’un mouvement du libre arbitre soit requis pour la justification de l’impie.

 

3) Il est dit en Rom. 4, 5 : « Lorsqu’un homme croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est imputée à justice. » Donc, pour que l’impie soit justifié, un mouvement de foi vers Dieu est requis.

 

Réponse :

 

Comme on l’a déjà dit, le mouvement du libre arbitre qui a lieu dans la justification est requis afin que l’homme touche la cause justifiante par un acte propre. Or la cause justifiante est Dieu, qui a opéré notre justification par le mystère de son Incarnation, par laquelle il s’est fait le médiateur de Dieu et des hommes. Voilà pourquoi un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification de l’impie.

 

 

Mais puisque le libre arbitre peut se mouvoir vers Dieu de multiples façons, le mouvement requis par nécessité pour la justification semble être celui qui est antérieur aux autres et inclus dans tous les autres, et c’est le mouvement de foi : « Il faut que celui qui s’approche de Dieu croie d’abord qu’il existe », comme on le lit en Hébr. 11, 6. Personne ne peut se mouvoir vers Dieu par un autre mouvement, quel qu’il soit, s’il ne se meut en même temps que cela par le mouvement de foi, car tous les autres mouvements de l’esprit vers Dieu qui justifie regardent la volonté, seul le mouvement de foi regarde l’intelligence. Or la volonté n’est mue vers son objet qu’en tant qu’il est appréhendé ; en effet, le bien appréhendé meut la volonté, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Un mouvement de la partie appréhensive est donc requis pour le mouvement de l’affective, comme la motion du moteur pour l’« être mû » du mobile. Et de cette façon, un mouvement de foi est inclus dans le mouvement de charité, et en n’importe quel autre mouvement par lequel l’esprit se meut vers Dieu.

Mais, parce que la justice réside de manière achevée dans la volonté, pour cette raison, si l’homme se convertissait à Dieu seulement par l’intelligence, il ne toucherait pas Dieu par ce qui reçoit la justice, c’est-à-dire par la volonté, et ainsi, il ne pourrait pas être justifié. Il est donc requis non seulement que l’intelligence se convertisse à Dieu, mais aussi la volonté. Or le premier mouvement de la volonté vers quelque chose est le mouvement d’amour, comme on l’a dit dans la question sur les passions de l’âme ; et ce mouvement est inclus dans le désir comme la cause dans l’effet ; en effet, on désire une chose comme un objet aimé. L’espoir, quant à lui, implique un certain désir avec un certain sursaut de l’âme, comme si elle tendait vers quelque chose d’ardu. Donc, de même qu’un mouvement de connaissance a lieu en même temps que le mouvement d’amour, de même le mouvement d’amour a lieu avec un mouvement d’espoir ou de désir ; car de même que l’objet appréhendé meut l’amour, de même l’amour meut le désir ou l’espoir. Ainsi donc, dans la justification de l’impie, le libre arbitre se meut vers Dieu par un mouvement de foi, de charité et d’espé­rance : en effet, il est nécessaire que le justifié se convertisse à Dieu en l’aimant avec l’espoir du pardon. Et ces trois choses sont comptées pour un seul mouvement complet, en tant que l’un est inclus dans l’autre ; cependant, ce mouvement est dénommé d’après la foi, parce que la foi contient virtuellement en soi les autres mouvements, et qu’elle est incluse en eux.

 

Réponse aux objections :

 

1° Se mouvoir vers Dieu par le libre arbitre, suit d’une certaine façon l’infusion de la grâce, dans l’ordre de la nature, mais non temporellement, comme on le verra clairement plus loin. Or l’infusion de la grâce est l’une des choses qui sont requises pour la justification ; cela n’entraîne donc pas que le mouvement du libre arbitre vers Dieu suive la justification.

 

 

2° Cette attirance n’implique pas une violence, mais une opération divine par laquelle Dieu opère dans le libre arbitre en le tournant où il veut ; et ainsi, ce à quoi l’homme est attiré regarde en quelque sorte le libre arbitre.

 

 

3° La crainte servile, qui n’a de regard que pour la peine, est requise pour la justification comme une disposition précédente, mais non comme entrant dans la substance de la justification : car elle ne peut coexister avec la charité, mais à la venue de la charité la crainte s’en va ; d’où I Jn 4, 18 : « Il n’y a point de crainte dans l’amour. » Mais la crainte filiale, qui craint la séparation, est incluse virtuellement dans le mouvement d’amour : en effet, désirer l’union à l’aimé et craindre la séparation relèvent de la même notion.

 

 

4° La crainte filiale inclut quelque fuite ; non toutefois la fuite de Dieu, mais la fuite de la séparation de Dieu, ou celle de l’égalité avec Dieu, en ce sens que la crainte implique une certaine révérence par laquelle l’homme n’ose pas se comparer à la divine majesté, mais se soumet à elle.

 

 

 

5° Un mouvement de charité vers Dieu est requis, mais dans ce mouvement est cependant inclus un mouvement de foi, comme on l’a dit.

 

 

6° Bien que croire à Dieu ou croire Dieu puisse se faire sans la justice, cependant croire en Dieu, ce qui est l’acte de foi formée, ne peut pas se faire sans la grâce ou la justice. Et un tel acte de croire est requis pour la justification, comme on le voit clairement en Rom. 4, 5 : « Lorsqu’un homme croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est imputée à justice. »

 

7° Après la chute de la nature humaine, l’homme ne peut être réparé que par le médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ ; et ce mystère, celui de la médiation du Christ, est tenu par la seule foi. C’est pourquoi la connaissance naturelle ne suffit pas pour la justification de l’impie, mais il est requis d’avoir la foi en Jésus-Christ, soit explicitement soit implicitement, selon les divers temps et les diverses personnes. Et c’est ce qui est dit en Rom. 3, 22 : « justice de Dieu par la foi en Jésus-Christ ».

 

 

 

8° Ce que l’intelligence des principes naturellement connus est à la sagesse ou à la science acquise par la raison, c’est-à-dire un principe, la foi l’est relativement à la sagesse infuse ; par conséquent, le premier mouvement vers Dieu de connaissance gratuite n’est pas un mouvement de sagesse ni de science infuse, mais de foi.

 

 

9° Bien que les articles de foi soient nombreux, il n’est cependant pas nécessaire de penser actuellement à eux tous à l’instant même de la justification, mais seulement de considérer Dieu à travers l’article affirmant qu’il justifie et remet les péchés ; en effet, y sont implicitement inclus les articles sur l’Incarnation et la Passion du Christ, ainsi que sur les autres choses qui sont requises pour notre justification.

 

10° Un mouvement d’humilité s’ensuit du mouvement de foi dans la mesure où, ayant considéré la hauteur de la divine majesté, on se soumet soi-même à elle ; et ainsi, le mouvement d’humilité n’est pas le premier qui est requis dans la justification.

 

 

11° Dans la justice générale, dont nous parlons maintenant, est incluse l’ordination normale de l’homme à Dieu, comme on l’a déjà dit ; et ainsi, tant la foi que l’espérance et la charité sont contenues dans une telle justice.

 

 

12° Le péché empêche la grâce surtout en raison de l’aversion ; voilà pourquoi, afin d’ôter cet empêchement, il est requis une conversion du libre arbitre à Dieu.

 

Et videtur quod non.

 

Illud enim quod iustificationem sequitur, non requiritur ad iustificationem. Sed moveri in Deum, cum sit

ex gratia, iustificationem sequitur ; unde dicitur Thren. V, 21 : converte nos, Domine, ad te, et convertemur. Ergo motus liberi arbitrii in Deum non est de his quae requiruntur ad iustificationem.

 

Praeterea, motus liberi arbitrii requiritur ad iustificationem ut dispositio quaedam ex parte liberi arbitrii. Id autem ad quod homo trahi indiget, non pertinet ad liberum arbitrium. Cum ergo ad hoc quod homo convertatur in Deum, indigeat trahi, secundum illud Ioan. VI, 44 : nemo venit ad me, nisi pater, qui misit me, traxerit eum ; videtur quod motus liberi arbitrii in Deum non sit de his quae ad iustificationem impii requiruntur.

 

Praeterea, ad iustitiam homo pervenit per viam timoris : nam qui sine timore est, non poterit iustificari, ut dicitur Eccli. I, 28. Sed per timorem homo non movetur in Deum, sed magis in poenas. Ergo motus liberi arbitrii qui requiritur ad iustificationem impii, non est motus in Deum.

 

 

Sed dicebat quod hoc verum est de timore servili, non autem de filiali. – Contra : omnis timor fugam in sui ratione includit. Sed per fugam aliquis recedit ab eo quod fugitur, non autem accedit ad ipsum. Ergo ex hoc quod homo timet Deum, non movetur in Deum, sed magis recedit a Deo.

 

Praeterea, si motus liberi arbitrii in Deum ad iustificationem requiritur, praecipue ille deberet requiri per quem homo in Deum completissime movetur. Completius autem movetur homo in Deum per caritatem quam per fidem. Si ergo motus liberi arbitrii in Deum ad iustificationem requiritur, non deberet attribui iustificatio fidei, sed magis caritati ; cuius contrarium apparet Rom. V, 1 : iustificati ex fide pacem habeamus ad Deum.

 

Praeterea, motus liberi arbitrii qui in iustificatione requiritur, est sicut ultima dispositio ad gratiam, cum qua gratia infunditur. Dispositio autem ad formam, cum qua inducitur forma, talis est quod sine forma esse non potest, cum sit necessitas ad formam. Cum igitur motus fidei possit esse sine gratia, videtur quod iustificatio non debeat attribui motui fidei.

 

Praeterea, homo naturali ratione potest Deum cognoscere. Sed fides non requiritur ad iustificationem nisi in quantum facit Deum cognoscere. Ergo videtur quod sine motu fidei possit homo iustificari.

 

Praeterea, sicut per motum fidei homo cognoscit Deum, ita per actum sapientiae. Non ergo magis fidei quam sapientiae iustificatio debet adscribi.

 

Praeterea, in fide multi articuli continentur. Si ergo motus fidei requiritur ad iustificationem, videtur quod oporteat omnes articulos fidei cogitare ; quod non potest subito fieri.

 

Praeterea, Iac. IV, 6, dicitur, quod Deus humilibus dat gratiam : et sic

ad iustificationem impii requiritur motus humilitatis, qui non est motus in Deum ; alias humilitas haberet Deum pro obiecto et fine, et esset virtus theologica. Ergo motus qui requiritur ad iustificationem impii, non est motus liberi arbitrii in Deum.

 

 

Praeterea, in iustificatione impii voluntas hominis ad iustitiam immutatur. Ergo motus liberi arbitrii debet esse actus iustitiae, qui non est motus in Deum.

 

Praeterea, ad iustificationem impii se habet homo ut removens prohibens ; sicut ille qui aperit fenestram, dicitur causa illuminationis domus. Sed impedimentum gratiae est peccatum. Ergo ex parte iustificati non requiritur motus liberi arbitrii in Deum, sed solum in peccatum.

 

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Iac. IV, 8 : appropinquate Deo, et appropinquabit vobis. Appropinquat autem Deus nobis per gratiae infusionem. Ergo ad hoc quod iustificemur per gratiam, requiritur quod nos appropinquemus Deo per motum liberi arbitrii in Deum.

 

Praeterea, iustificatio impii est quaedam hominis illuminatio. Sed in Psal. XXXIII, 6, dicitur : accedite ad eum et illuminamini. Cum ergo ad Deum non accedat homo passibus corporis, sed motibus mentis, ut Augustinus [cf. Enarr. in Ps. CXLIV, 2] dicit, videtur quod motus liberi arbitrii requiratur ad iustificationem impii.

 

 

Praeterea, Rom. IV, 5, dicitur : reputabitur fides ad iustitiam credentibus in eum qui iustificat impium. Ergo ad hoc quod impius iustificetur, requiritur motus fidei in Deum.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod, sicut supra [art. praec.] dictum est, motus liberi arbitrii qui est in iustificatione, requiritur ad hoc quod homo causam iustificantem contingat per actum proprium. Causa autem iustificationis Deus est, qui nostram operatus est iustificationem per mysterium incarnationis suae, per quam factus est Dei et hominum mediator. Et ideo motus liberi arbitrii in Deum ad iustificationem impii requiritur.

Sed cum liberum arbitrium multipliciter in Deum moveri possit ; ille motus de necessitate ad iustificationem requiri videtur qui est primus inter alios, et in omnibus aliis includitur ; hic autem est motus fidei : accedentem enim ad Deum oportet primo credere quia est, ut habetur Heb. XI, 6. Nullus quocumque alio motu potest in Deum moveri, nisi simul cum hoc motu fidei moveatur ; quia omnes alii motus mentis in Deum iustificantem pertinent ad affectum, solus autem fidei motus ad intellectum pertinet. Affectus autem non movetur in suum obiectum nisi secundum quod est apprehensum ; bonum enim apprehensum movet affectum, ut dicitur in libro III de Anima [l. 15 (433 b 11)]. Unde motus apprehensivae requiritur ad motum affectivae, sicut motio moventis ad moveri mobilis. Et per hunc modum motus fidei includitur in motu caritatis, et in quolibet alio motu quo mens movetur in Deum.

Sed quia iustitia completive in affectu existit ; ideo, si homo secundum intellectum tantum converteretur in Deum, non contingeret Deum secundum id quod iustitiam recipit, id est secundum affectum ; et sic iustificari non posset. Requiritur ergo quod non solum intellectus convertatur in Deum, sed affectus. Primus autem motus affectus in aliquid est motus amoris, ut in quaestione de passionibus animae dictum est ; qui quidem motus in desiderio includitur sicut causa in effectu ; desideratur enim aliquid quasi amatum. Ipsa vero spes desiderium quoddam importat cum quadam animi erectione, quasi in quoddam arduum tendens. Sicut ergo simul est motus cognitionis cum motu amoris, ita motus amoris cum motu spei vel desiderii ; sicut enim apprehensum movet amorem, ita amor movet desiderium seu spem. Sic ergo liberum arbitrium in iustificatione impii movetur in Deum motu fidei, caritatis et spei : oportet enim iustificatum in Deum converti amando ipsum cum spe veniae. Et haec tria computantur pro uno motu completo, in quantum unum includitur in alio ; denominatur tamen iste motus a fide, eo quod virtute continet in se alios motus, et in eis includitur.

Ad primum ergo dicendum, quod moveri in Deum per liberum arbitrium, sequitur quodammodo ordine naturae gratiae infusionem, non autem tempore, ut infra [art. 7] patebit. Gratiae autem infusio est unum eorum quae requiruntur ad iustificationem : unde non sequitur propter hoc, quod motus liberi arbitrii in Deum iustificationem sequatur.

 

Ad secundum dicendum, quod tractus ille non importat violentiam, sed operationem divinam qua operatur in liberum arbitrium vertendo id quocumque voluerit : et sic illud ad quod homo trahitur, aliquo modo ad liberum arbitrium pertinet.

 

Ad tertium dicendum, quod timor servilis, qui habet oculum ad poenam tantum, requiritur ad iustificationem ut dispositio praecedens, non autem ut intrans substantiam iustificationis : quia simul cum caritate esse non potest, sed introeunte caritate timor discedit ; unde I Io. IV, 18 : timor non est in caritate. Timor autem filialis, qui timet separationem, includitur virtute in motu amoris : eiusdem enim rationis est desiderare coniunctionem amati, et timere separationem.

 

Ad quartum dicendum, quod timor filialis includit aliquam fugam ; non tamen fugam Dei, sed fugam separationis a Deo, vel adaequationis ad Deum, secundum quod timor importat quamdam reverentiam per quam homo non audet divinae maiestati se comparare, sed ei se subiicit.

 

Ad quintum dicendum, quod motus caritatis in Deum requiritur, sed tamen in hoc motu includitur motus fidei, ut dictum est [in corp. art.].

 

 

Ad sextum dicendum, quod licet credere Deo vel Deum possit esse sine iustitia ; tamen credere in Deum, quod est actus fidei formatae, sine gratia vel iustitia esse non potest. Et tale credere requiritur ad iustificationem, ut patet Rom. IV, 5 : credenti in eum qui iustificat impium, fides reputatur ad iustitiam.

 

Ad septimum dicendum, quod quia post lapsum humanae naturae, homo non potest reparari nisi per mediatorem Dei et hominum Iesum Christum (quod quidem sacramentum, scilicet mediationis Christi, sola fide tenetur) ; ideo ad iustificationem impii non sufficit cognitio naturalis, sed requiritur fides Iesu Christi vel explicite vel implicite, secundum diversa tempora et diversas personas. Et hoc est quod dicitur Rom. III, 22 : iustitia autem Dei per fidem Iesu Christi.

 

Ad octavum dicendum, quod sicut intellectus principiorum naturaliter cognitorum se habet ad sapientiam vel scientiam ratione acquisitam in ratione principii, ita fides ad sapientiam infusam ; unde primus motus cognitionis gratuitae in Deum non est sapientiae, vel scientiae infusae, sed fidei.

 

Ad nonum dicendum, quod licet sint multi articuli fidei, non tamen oportet quod actu omnes cogitentur in ipso instanti iustificationis ; sed solum quod cogitetur Deus secundum hunc articulum, quod est iustificans, et peccata remittens ; in quo includitur implicite articulus incarnationis et passionis Christi, et aliorum quae ad nostram iustificationem requiruntur.

Ad decimum dicendum, quod motus humilitatis consequitur motum fidei, secundum quod aliquis considerata altitudine divinae maiestatis seipsum ei subiicit ; et ita motus humilitatis non est primus qui requiritur in iustificatione.

 

Ad undecimum dicendum, quod in iustitia generali, de qua nunc loquimur, includitur ordinatio debita hominis ad Deum, ut supra [art. 1 huius quaest.] dictum est ; et sic tam fides quam spes quam caritas sub huiusmodi iustitia continentur.

 

Ad duodecimum dicendum, quod peccatum prohibet gratiam praecipue ratione aversionis ; et ideo ad removendum hoc prohibens, requiritur conversio liberi arbitrii in Deum.

 

 

 

 

 

 

Article 5 - DANS LA JUSTIFICATION DE L’IMPIE, EST-IL REQUIS UN MOUVEMENT DU LIBRE ARBITRE DIRIGÉ VERS LE PÉCHÉ ?

(Quinto quaeritur utrum in iustificatione impii

requiratur motus liberi arbitrii in peccatum.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Un mouvement de charité suffit pour la rémission ; Lc 7, 47 : « Beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimé. » Or le mouvement de charité se porte directement vers Dieu. Donc, pour la justification de l’impie, un mouvement vers Dieu suffit, et il n’est pas requis de mouvement dirigé vers le péché.

2° Le bien immuable est plus efficace que le bien transitoire. Or la conversion au bien transitoire suffit pour que l’homme tombe dans le péché. La conversion au bien immuable suffit donc pour que l’homme soit justifié.

 

 

3° L’homme ne peut avoir un mouvement dirigé vers le péché que s’il pense au péché. Or personne ne peut penser à ce que la mémoire ne possède pas ; et il arrive que l’on ait oublié le péché commis. Si donc un mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché est requis pour la justification de l’impie, il semble que tel homme qui a oublié ses péchés ne puisse jamais être justifié.

 

4° Il arrive qu’un homme se soit laissé entraîner à de nombreux crimes. Si donc un mouvement du libre arbitre est requis dans la justification, il semble, pour la même raison, qu’il lui faille en cet instant penser à chacun de ses péchés ; ce qui est impossible, car il n’a pas de raison de penser à l’un plutôt qu’à l’autre.

 

5° Quiconque se tourne vers une chose comme vers une fin ultime, se détourne par là même d’une autre fin ultime, car il est impossible qu’un seul ait plusieurs fins ultimes. Or quand l’homme, par la foi formée, se meut vers Dieu, il se meut vers lui comme vers une fin ultime. Il se détourne donc par là même du péché ; et ainsi, il ne semble pas qu’un mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché soit nécessaire.

 

 

6° Le mouvement qui a le péché pour origine et le mouvement dirigé vers lui ne sont pas identiques, tout comme celui qui a le blanc pour origine et celui qui est dirigé vers le blanc. Or la justification est un mouvement qui a le péché pour origine. Ce n’est donc pas un mouvement dirigé vers le péché.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit au psaume 31, v. 5 : « Je confesserai contre moi-même mon injustice au Seigneur, et vous m’avez remis l’impiété de mon péché. » Or l’homme ne peut dire cela qu’en pensant au péché. Un mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché est donc requis pour la justification.

 

 

2) Pour la justification de l’impie est requise la contrition, qui est la première partie de la pénitence, par laquelle les péchés sont ôtés. Or la contrition est la douleur au sujet du péché. Un mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché est donc requis dans la justification de l’impie.

 

Réponse :

 

La justification de l’impie ajoute quelque chose à la justification pure et simple. Car la justification pure et simple implique seulement l’infusion de la justice, mais la justification de l’impie y ajoute la rémission de la faute ; et cette rémission ne vient pas uniquement de ce que l’homme s’abstient du péché, mais quelque chose de plus est requis. C’est pourquoi saint Augustin dit au livre sur le Mariage et la Concupiscence : « Si cesser de pécher était la même chose que d’être sans péché, l’Écriture se contenterait de nous dire : “Mon fils, avez-vous péché ? Ne péchez plus.” Mais comme cela n’est pas suffisant, elle ajoute : “Et pour ce qui est des péchés passés, priez Dieu qu’il vous les pardonne.” » Ainsi donc, pour la justification pure et simple est requise une conversion de l’homme, par le libre arbitre, à la cause justifiante, conversion qui est un mouvement du libre arbitre vers Dieu. Mais dans la justification de l’impie, il est requis en plus de cela que l’on se convertisse à la destruction du péché passé. Or, de même qu’il se fait une conversion à Dieu dès lors que l’homme connaît Dieu par la foi et l’aime, et qu’il désire ou espère la grâce, de même il est nécessaire qu’une conversion du libre arbitre dirigée vers le péché ait lieu dès lors que l’homme se reconnaît pécheur, ce qui relève de l’humilité, et qu’il déteste le péché passé, en sorte qu’il soit mécontent de l’avoir fait et ne veuille pas recommencer.

 

Réponse aux objections :

 

1° L’amour divin ne peut exister sans une détestation de ce qui sépare de Dieu ; voilà pourquoi, en plus du mouvement d’amour vers Dieu, il est requis dans la justification une détestation du péché. Et c’est pourquoi sainte Madeleine, à qui il fut dit : « beau­coup de péchés lui sont remis », avait versé des larmes pour ses péchés.

 

 

2° La conversion au bien immuable suffit pour la justification pure et simple ; mais pour la justification de l’impie est aussi requis un mouvement dirigé vers le péché, comme on l’a dit, car, pour que l’homme soit justifié du péché passé, il ne suffit pas seulement qu’il veuille la justice et ne pèche pas, mais il faut encore qu’il agisse contre l’iniquité passée en la détestant. Et il n’est pas requis, chez celui qui pèche, de détestation de Dieu ou de la justice, sinon par voie de conséquence : car ce qui est bon, personne ne l’a en haine, si ce n’est en tant qu’il est incompatible avec un autre bien que l’on aime ; le pécheur ne hait donc la justice et Dieu que par accident, c’est-à-dire du fait même qu’il aime immodérément un bien transitoire.

 

 

 

3° Il n’est pas nécessaire qu’au moment même de la justification l’on pense à tel ou tel péché de façon déterminée, mais seulement que l’on soit affligé de s’être détourné de Dieu par sa propre faute : soit absolument, soit sous la condition que l’on se soit détourné, c’est-à-dire lorsqu’on ignore si l’on s’est jamais détourné de Dieu par le péché mortel ; et par un mouvement de ce genre, celui qui a oublié peut être contrit du péché.

 

 

4° Tous les péchés ont en commun l’aver­sion de Dieu, en raison de laquelle ils empêchent la grâce ; il n’est donc pas requis, pour la justification, qu’au moment même de la justification l’on pense à chaque

péché : il suffit de penser que l’on s’est

détourné de Dieu par sa faute. Mais le ressouvenir de chaque péché doit ou précéder, ou au moins suivre la justification.

5° De ce que l’on s’est donné Dieu comme fin, il suit que l’on ne place pas sa fin dans le péché, et ainsi, que l’on se détourne du propos de pécher. Mais cela ne suffit pas pour la destruction du péché passé, comme on l’a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

 

6° Le mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché pour le poursuivre ou l’embrasser, est opposé à la justification, mais non le mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché pour le fuir : en effet, ce mouvement s’accorde avec la justification, qui est un mouvement qui a le péché pour origine, car la fuite d’une chose est un mouvement qui a cette chose pour origine.

 

Et videtur quod non.

 

Motus enim caritatis ad remissionem sufficit ; Luc. VII, 47 : dimissa sunt ei peccata multa, quoniam dilexit multum. Sed motus caritatis est directe in Deum. Ergo ad iustificationem impii sufficit motus in Deum, et non requiritur motus in peccatum.

 

Praeterea, bonum incommutabile est efficacius quam bonum commutabile. Sed conversio ad bonum commutabile sufficit ad hoc quod homo incurrat peccatum. Ergo conversio ad bonum incommutabile sufficit ad hoc quod homo iustificetur.

 

Praeterea, homo non potest moveri in peccatum nisi de peccato cogitet. Nullus autem cogitare potest de eo quod memoria non tenet ; contingit autem aliquem oblitum esse peccati commissi. Si ergo ad iustificationem impii requiritur motus liberi arbitrii in peccatum, videtur quod talis qui est peccatorum suorum oblitus, nunquam possit iustificari.

 

Praeterea, contingit aliquem multis esse criminibus involutum. Si ergo motus liberi arbitrii in iustificatione requiritur, videtur pari ratione quod eum oporteat in illo instanti de singulis suis peccatis cogitare ; quod est impossibile : non enim est maior ratio de uno quam de alio.

 

Praeterea, quicumque convertitur in aliquid sicut in finem ultimum, ex hoc ipso ab alio fine avertitur ultimo : quia impossibile est unius esse multos fines ultimos. Sed homo, quando movetur per fidem formatam in Deum, movetur in ipsum sicut in finem ultimum. Ergo ex hoc ipso avertitur a peccato ; et ita non videtur esse necessarius aliquis motus liberi arbitrii in peccatum.

 

Praeterea, non est idem motus a peccato et in peccatum, sicut nec ab albo et in album. Sed iustificatio est motus a peccato. Ergo non est motus ad peccatum.

Sed contra. Est quod in Psalm. XXXI, vers. 5, dicitur : confitebor adversum me iniustitiam meam Domino : et tu remisisti impietatem peccati mei. Sed homo non potest hoc dicere nisi de peccato cogitando. Ergo motus liberi arbitrii in peccatum ad iustificationem requiritur.

 

Praeterea, ad iustificationem impii contritio requiritur, quae est prima poenitentiae pars, per quam peccata tolluntur. Sed contritio est dolor de peccato. Ergo motus liberi arbitrii in peccatum requiritur in iustificatione impii.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod iustificatio impii addit aliquid supra iustificationem simpliciter. Nam iustificatio simpliciter importat solummodo iustitiae infusionem ; sed super hoc addit iustificatio impii remissionem culpae : quae quidem remissio non fit solum per hoc quod homo desistit a peccato, sed aliquid amplius requiritur. Unde Augustinus dicit in libro de Nupt. et Concup. [I, 26] : si a peccando desistere, hoc esset non habere peccata, sufficeret ut hoc nos moneret Scriptura : fili peccasti, non adicias iterum ; non autem sufficit, sed addidit : et de praeteritis deprecare ut tibi remittantur. Sic ergo ad iustifica­tionem simpliciter requiritur conversio hominis per liberum arbitrium

in causam iustificantem, quae est

motus liberi arbitrii in Deum. Sed supra hoc in iustificationem impii requiritur quod convertatur ad destructionem peccati praeteriti. Sicut autem conversio in Deum fit per hoc quod homo cognoscit Deum per fidem, et eum amat, et gratiam desiderat seu sperat ; ita oportet quod conversio liberi arbitrii in peccatum sit per hoc quod homo se peccatorem recognoscit, quod est humilitatis ; et peccatum praeteritum detestatur, ut pigeat fecisse et iterare non velit.

Ad primum ergo dicendum, quod dilectio non potest esse sine detestatione eius quod a Deo separat ; et ideo praeter motum dilectionis in Deum requiritur in iustificatione peccati detestatio. Unde et Magdalena, cui dictum est dimissa sunt ei peccata multa, lacrimas emiserat pro peccatis.

 

Ad secundum dicendum, quod con­versio in bonum incommutabile sufficit ad iustificationem simpliciter ; sed ad iustificationem impii requiritur etiam motus in peccatum, ut dic­tum est [in corp. art.] ; quia ad hoc quod homo iustificetur a peccato praeterito, non solum sufficit quod iustitiam velit, et non peccet, sed quod contra praeteritam iniquitatem operetur detestando ipsam. Non autem in eo qui peccat, requiritur detestatio Dei, vel iustitiae, nisi ex consequenti : quia id quod est bonum, nullus habet odio, nisi in quan­tum est incompossibile alteri bono quod diligit ; unde peccator non nisi per accidens odit iustitiam et Deum, ex hoc ipso videlicet quod amat immoderate bonum commutabile.

 

Ad tertium dicendum, quod non est necessarium quod aliquis in ipso momento iustificationis de hoc vel illo peccato determinate cogitet ; sed solum quod doleat se propria culpa a Deo esse aversum, vel absolute, vel sub conditione, si scilicet aversus est ; quando scilicet aliquis ignorat an unquam per peccatum mortale a Deo aversus fuerit : et per huiusmodi motum ille qui oblitus est, de peccato conteri potest.

 

Ad quartum dicendum, quod omnia peccata conveniunt in aversione a Deo, ratione cuius gratiam impediunt ; unde ad iustificationem non requiritur quod in ipso iustificationis momento aliquis de peccatis singulis cogitet, sed sufficit quod cogitet de hoc quod per culpam suam est aversus a Deo. Recogitatio autem singulorum peccatorum debet vel praecedere, vel saltem sequi iustificationem.

 

Ad quintum dicendum, quod ex hoc quod aliquis sibi Deum finem constituit, sequitur quod non constituat sibi finem in peccato, et ita quod avertatur a proposito peccandi. Hoc autem non sufficit ad deletionem peccati praeteriti, ut dictum est [in corp. art.] ; et ideo ratio non sequitur.

 

Ad sextum dicendum, quod motus liberi arbitrii in peccatum prosequendum vel amplectendum, iustificationi opponitur, non autem mo-

tus liberi arbitrii in peccatum fu-

­giendum : hic enim motus cum

iustificatione convenit, quae est motus a peccato : nam fuga alicuius est motus ab illo.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 6 - L’INFUSION DE LA GRÂCE ET LA RÉMISSION DE LA FAUTE SONT-ELLES UNE MÊME CHOSE ?

(Sexto quaeritur utrum gratiae infusio et culpae remissio sint idem.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Proposer une affirmation et en écarter la négation sont une même chose. Or la faute ne semble pas être autre chose que le défaut de grâce. Il semble donc que le retrait de la faute soit la même chose que l’infu­sion de la grâce.

 

2° La grâce et la faute s’opposent comme les ténèbres et la lumière. Or le retrait des ténèbres et l’introduction de la lumière sont une même chose. La rémission de la faute et l’infusion de la grâce sont donc une même chose.

 

3° Le retrait de la faute s’entend surtout de la destruction de la souillure. Or la souillure ne semble pas être positivement quelque chose dans l’âme, car alors elle viendrait en quelque façon de Dieu ; et ainsi, il semble qu’elle soit seulement une privation ; or elle n’est privation que de ce avec quoi elle ne peut pas exister, et c’est la grâce. Le retrait de la faute n’est donc rien d’autre que l’infusion de la grâce.

 

4° [Le répondant] disait que la souillure implique non seulement une absence de grâce, mais encore une aptitude et un titre à avoir la grâce. En sens contraire : toute privation établit une aptitude dans le sujet, puisque le retrait de la privation et l’intro­duction de l’habitus sont une même chose. Cela n’empêche donc pas que le retrait de la faute et l’infusion de la grâce soient une même chose.

 

5° Selon le Philosophe, la génération d’une chose est la corruption d’une autre. Puis donc que le retrait de la faute est une certaine corruption de celle-ci, et que l’infusion de la grâce est une certaine génération de celle-ci, l’infusion de la grâce est la même chose que le retrait de la faute.

 

En sens contraire :

 

1) Parmi les quatre choses qui sont requises pour la justification de l’impie, figurent ces deux que sont l’infusion de la grâce et la rémission de la faute.

 

2) Si deux choses quelconques sont telles que l’une peut exister sans l’autre, elles

ne sont pas identiques. Or l’infusion de

la grâce peut exister sans la rémission d’aucune faute, comme pour les anges bienheureux, pour le premier homme avant la chute, ainsi que pour le Christ. La rémission de la faute et l’infusion de la grâce ne sont donc pas identiques.

 

Réponse :

 

La rémission de la faute et l’infusion de la grâce ne sont pas une même chose, et en voici la preuve. Les mutations se distinguent par les termes. Le terme de l’infusion de la grâce est que la grâce inhère, et le terme de la rémission de la faute est que

la faute n’existe pas. Or il faut remarquer

entre les opposés une certaine différence, de la façon suivante.

 

Certains opposés sont tels que l’un et l’autre présentent une nature, comme le blanc et le noir ; et en de tels opposés, la négation de l’un ou de l’autre est une négation réelle, c’est-à-dire celle d’une réalité. Voilà pourquoi, puisque l’affirmation n’est pas une négation – car être blanc n’est pas la même chose que ne pas être noir –, mais qu’elles diffèrent réellement, la corruption du noir, dont le terme est que le noir n’existe pas, et la génération du blanc, dont le terme est que le blanc existe, sont réellement des mutations différentes, quoiqu’il y ait un seul mouvement, comme on l’a déjà dit.

 

D’autres opposés sont tels que l’un seulement est une certaine nature, l’autre n’en étant que le retrait ou la négation, comme cela est clair pour ceux qui s’opposent selon l’affirmation et la négation, ou selon la privation et la possession ; et pour de tels opposés, la négation de l’opposé qui présente une nature est réelle, car elle porte sur quelque réalité, mais la négation de l’autre opposé n’est pas réelle, car elle ne porte pas sur une réalité : en effet, c’est une négation de négation ; voilà pourquoi cette négation de négation, qu’est la négation de l’autre opposé, ne diffère en rien, quant à la réalité, de la position de l’autre ; aussi la génération du blanc est-elle la même chose, quant à la réalité, que la corruption du non blanc. Mais parce que la négation, bien qu’elle ne soit pas une réalité de la nature, est cependant une réalité de la raison, la négation de la négation, quant à la notion, ou du point de vue de notre manière de connaître, est autre chose que la position de l’affirmation ; et ainsi, la corruption du non blanc, du point de vue de notre manière de connaître, est autre chose que la génération du blanc.

Il est donc clair que, si la faute n’est absolument rien de positif, l’infusion de la grâce et la rémission de la faute sont identiques quant à la réalité, mais non identiques quant à la notion. Mais si la faute établit quelque chose non quant à la notion, mais réellement, alors la rémission de la faute est autre chose que l’infusion de la grâce, si on les considère comme des mutations, quoique du point de vue du mouvement elles soient un, comme on l’a déjà dit. Or la faute établit quelque chose, et pas seulement l’absence de grâce. En effet, l’absence de grâce, considérée en elle-même, est seulement une peine, et n’est une faute que dans la mesure où elle est laissée par un acte volontaire précédent ; comme les ténèbres ne sont ombre que dans la mesure où elles sont laissées par l’interposition d’un corps opaque. Donc, de même que l’enlève­ment de l’ombre implique non seulement le retrait des ténèbres, mais aussi celui du corps qui fait obstacle, ainsi la rémission de la faute implique non seulement l’enlève­ment de l’absence de grâce, mais aussi l’en­lèvement de l’empêchement de la grâce, qui venait du précédent acte de péché ; non pas en sorte que cet acte n’ait pas été, car cela est impossible, mais en sorte que l’in­flux de la grâce ne soit pas empêché à cau­se de lui. Ainsi donc, il est clair que la rémission de la faute et l’infusion de la grâce ne sont pas une même chose quant à la réalité.

 

Réponse aux objections :

 

1°, 2°, 3° & 4° On voit dès lors clairement la solution des quatre premiers arguments.

 

5° Le Philosophe dit que la génération d’une chose est la corruption d’une autre, par concomitance – car elles sont nécessairement simultanées –, ou bien à cause de l’unité du mouvement qui a pour terme ces deux mutations.

 

Et videtur quod sic.

 

Idem enim est propositio affirmationis, et remotio negationis. Sed culpa nihil aliud esse videtur quam defectus gratiae. Ergo idem videtur esse remotio culpae, et infusio gratiae.

 

 

Praeterea, gratia et culpa opponuntur sicut tenebra et lux. Sed remotio tenebrae et inductio lucis sunt idem. Ergo remissio culpae et infusio gratiae sunt idem.

 

 

Praeterea, remotio culpae praecipue attenditur quantum ad deletionem maculae. Macula autem non videtur esse aliquid positive in anima, quia sic aliquo modo esset a Deo ; et sic videtur quod sit privatio sola : non autem est privatio nisi eius cum quo simul esse non potest, quod est gratia. Remotio ergo culpae nihil est aliud quam infusio gratiae.

 

Sed dicebat quod macula non solum ponit absentiam gratiae, sed aptitudinem et debitum respectu gratiae habendae. – Sed contra : omnis privatio ponit aptitudinem in subiecto, cum remotio privationis et inductio habitus sint idem. Ergo hoc non impedit quin remotio culpae et infusio gratiae sint idem.

 

 

Praeterea, secundum philosophum [De gen. et corr. I, 7 (318 a 23)], generatio unius est corruptio alterius. Cum ergo remotio culpae sit quaedam ipsius corruptio, infusio autem gratiae est quaedam ipsius generatio, ergo idem est infusio gratiae quod remotio culpae.

 

 

Sed contra. Est quod inter quatuor quae requiruntur ad iustificationem impii, connumerantur duo, infusio gratiae et culpae remissio.

 

Praeterea, quaecumque sic se habent quod unum potest esse sine altero, non sunt idem. Sed infusio gratiae potest esse sine remissione alicuius culpae ; sicut in Angelis beatis, et in primo homine ante casum, et in Christo. Ergo remissio culpae et infusio gratiae non sunt idem.

Respondeo. Dicendum, quod remissio culpae et infusio gratiae non sunt idem et hoc sic patet. Mutationes enim penes terminos distinguuntur. Infusionis autem gratiae terminus est gratiam inesse, remissionis vero culpae culpam non esse. Est autem oppositorum quantum ad hoc attendenda quaedam differentia.

 

Nam quaedam opposita sunt quorum utrumque ponit naturam aliquam, ut album et nigrum ; et in talibus oppositis negatio utriusque est negatio realis, id est alicuius rei. Et ideo, cum affirmatio non sit negatio, quia esse album non est idem quod non esse nigrum, sed realiter differunt, ideo corruptio nigri cuius terminus est non esse nigrum, et generatio albi cuius terminus est esse album, sunt realiter diversae mutationes, quamvis sit unus motus, ut supra [art. 1 huius quaest.] dictum est.

 

 

Quaedam vero opposita sunt quorum alterum tantum est natura quaedam, reliquum vero non est nisi remotio vel negatio ipsius, sicut patet in oppositis secundum affirmationem et negationem vel secundum privationem et habitum ; et in talibus negatio oppositi, quod ponit naturam aliquam, est realis, quia est alicuius rei ; negatio vero alterius oppositi non est realis, quia non est alicuius rei ; est enim negatio negationis : et ideo haec negatio negationis, quae est negatio alterius oppositi, nihil differt secundum rem a positione alterius ; unde secundum rem idem est generatio albi et corruptio non albi. Sed quia negatio, quamvis non sit res naturae, est tamen res rationis, ideo negatio negationis secundum rationem, sive secundum modum intelligendi, est aliud a positione affirmationis : et sic corruptio non albi secundum modum intelligendi est aliud quam generatio albi.

 

Patet igitur quod, si culpa omnino non est aliquid positive, idem est infusio gratiae et remissio culpae secundum rem ; secundum rationem vero non idem. Si autem culpa aliquid ponit non secundum rationem, sed re ; est aliud remissio culpae et infusio gratiae, si considerentur ut mutationes, quamvis in ratione motus sint unum, ut supra dictum est. Culpa autem aliquid ponit et non solam absentiam gratiae. Absentia enim gratiae secundum se considerata habet tantum rationem poenae, non autem rationem culpae, nisi secundum quod relinquitur ex actu voluntario praecedente ; sicut tenebra non habet rationem umbrae nisi secundum quod relinquitur ex interpositione corporis opaci. Sicut ergo ablatio umbrae importat non solum remotionem tenebrae, sed remotionem corporis impedientis ; ita remissio culpae non solum importat ablationem absentiae gratiae, sed ablationem impedimenti gratiae, quod erat ex actu peccati praecedente ; non ut actus ille non fuerit, quia hoc est impossibile ; sed ut propter illum influxus gratiae non impediatur. Patet igitur quod remissio culpae et infusio gratiae non sunt idem secundum rem.

 

 

 

Et per hoc patet solutio ad prima quatuor.

 

Ad quintum dicendum, quod generatio unius dicitur esse a philosopho corruptio alterius per concomitantiam, quia de necessitate sunt simul, vel propter unitatem motus qui ad has duas mutationes terminatur.

 

 

 

Article 7 - LA RÉMISSION DE LA FAUTE PRÉCÈDE-T-ELLE NATURELLEMENT L’INFUSION DE LA GRÂCE ?

(Septimo quaeritur utrum remissio culpae naturaliter praecedat infusionem gratiae.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° À propos de ce passage du psaume 62, v. 3 : « je me suis présenté devant vous comme dans votre sanctuaire », la Glose dit : « Si l’on n’abandonne pas d’abord le mal, on ne parviendra jamais au bien. » Or la rémission de la faute fait abandonner le mal, et l’infusion de la grâce fait parvenir au bien. La rémission de la faute est donc naturellement antérieure à l’infusion de la grâce.

 

2° Il est dans l’ordre de la nature de concevoir le sujet qui reçoit avant la réception elle-même. Or la forme n’est reçue que dans une matière propre. Il faut donc concevoir la matière propre avant la réception de la forme. Or, pour que la matière soit propre à une forme, il est nécessaire qu’elle soit dépouillée de la forme contraire. La matière est donc naturellement dépouillée d’une forme avant de recevoir une autre forme ; et ainsi, la rémission de la faute est naturellement antérieure à l’infusion de la grâce.

 

 

3° [Le répondant] disait que la grâce, en tant qu’elle se rapporte à Dieu qui infuse

la grâce, est naturellement antérieure à

la rémission de la faute ; mais en tant qu’elle a une relation au sujet, elle est postérieure à la rémission de la faute. En sens contraire : dans l’infusion de la grâce est inclus le rapport de la grâce à son sujet, auquel elle est infusée. Si donc elle est postérieure par ce rapport au sujet, il semble que l’infusion de la grâce, dans l’absolu, vienne naturellement après la rémission de la faute.

 

 

4° [Le répondant] disait que la grâce a deux rapports au sujet : l’un en tant qu’elle détermine formellement le sujet, et de ce point de vue, elle est postérieure à la rémission de la faute ; l’autre par lequel elle chasse du sujet la faute, et ainsi, l’infusion de la grâce précède naturellement la rémission de la faute. En sens contraire : la grâce chasse la faute en raison de son opposition à elle. Or les opposés se chassent mutuellement, puisqu’ils ne se tolèrent pas dans le même sujet. Donc, du fait même que la grâce détermine formellement le sujet, elle chasse la faute. Et ainsi, il n’est pas possible que la grâce, par son rapport au sujet qu’elle détermine formellement, soit postérieure, et soit antérieure par son rapport à la faute qu’elle chasse.

5° L’être d’une réalité est naturellement antérieur à son agir. Or, puisque la grâce est un accident, son être est d’inhérer. Le rapport de la grâce au sujet qu’elle détermine formellement est donc naturellement antérieur à son rapport au contraire qu’elle chasse. Et ainsi, la réponse susmentionnée ne semble pas pouvoir tenir.

 

 

6° La fuite du mal est naturellement antérieure à la pratique du bien. Or la rémission de la faute regarde la fuite du mal, au lieu que l’infusion de la grâce est ordonnée à la pratique du bien. La rémission de la faute est donc naturellement antérieure à l’infu­sion de la grâce.

7° L’ordre des causes suit l’ordre des effets. Or l’effet de la rémission de la faute est d’être pur, et l’effet de l’infusion de la grâce est d’être agréé. Or être pur est naturellement antérieur à être agréé, car tout ce qui est agréé est pur, mais l’inverse n’est pas vrai ; et, suivant le Philosophe, « est antérieur ce qui est impliqué sans réciprocité ». La rémission de la faute est donc naturellement antérieure à l’infusion de la grâce.

8° La faute et la grâce se rapportent entre elles comme des formes contraires dans

la nature. Or, dans les réalités naturelles, l’expulsion d’une forme est naturellement antérieure à l’introduction d’une autre, puisqu’il ne se produit pas que des formes contraires coexistent dans une matière ; la forme qui existait auparavant doit donc nécessairement être conçue comme chassée avant que la nouvelle forme soit introduite. La rémission de la faute est donc naturellement antérieure à l’infusion de la grâce.

 

9° S’éloigner du terme de départ est naturellement antérieur à parvenir au terme d’arrivée. Or, dans la justification de l’impie, la faute se comporte comme le terme dont on s’éloigne par la rémission de la faute, et le terme d’arrivée est la grâce elle-même, à laquelle on parvient par son infusion. La rémission de la faute est donc naturellement antérieure à l’infusion de la grâce.

 

10° [Le répondant] disait que l’infusion de la grâce est postérieure, en tant que la grâce est le terme de la justification ; mais en tant qu’elle est le principe qui dispose en ôtant le contraire, elle est antérieure. En sens contraire : un agent d’une puissance infinie n’exige pas de disposition dans la matière sur laquelle il opère. Or l’infusion de la grâce vient d’un agent d’une puissance infinie, à savoir, de Dieu. Aucune disposition n’est donc exigée.

 

11° Nulle forme venant totalement de l’exté­rieur n’exige une disposition dans la matière. Or la grâce est de ce genre. Donc, etc.

 

 

12° La rémission de la faute et l’infusion de la grâce se comportent comme une purification et une illumination. Or, suivant Denys, la purification se place avant l’illumi­nation. La rémission de la faute précède donc naturellement l’infusion de la grâce.

 

 

13° Si, dans la justification de l’impie, Dieu opérait successivement, il ôterait d’abord la faute et ensuite infuserait la grâce ; comme la nature, dans le blanchissement, ôte la noirceur avant d’amener la blancheur. Or, que Dieu opère subitement la justification, ôte l’ordre du temps, non celui de la nature. La rémission de la faute est donc naturellement antérieure à l’infusion de la grâce.

 

En sens contraire :

 

1) La cause précède naturellement l’effet. Or la grâce n’est cause de la rémission de la faute que dans la mesure où elle est infusée. L’infusion de la grâce précède donc naturellement la rémission de la faute.

 

 

2) L’agent naturel ne chasse de la matière la forme contraire qu’en amenant dans la matière la ressemblance de sa forme. Donc Dieu, pour la même raison, n’ôte lui aussi la faute de l’âme qu’en amenant en elle la ressemblance de sa bonté, c’est-à-dire la grâce ; et ainsi, l’infusion de la grâce précède naturellement la rémission de la faute.

 

 

 

3) De même que la faute est parfois remise par la grâce, de même la grâce est parfois chassée par la faute. Or la grâce est chassée par une faute qui précède l’expulsion de la grâce. Donc semblablement, la faute est remise par une grâce qui précède la rémission de la faute.

 

4) C’est en la créant que [Dieu] infuse la grâce, et en l’infusant qu’il la crée. Or la création de la grâce est naturellement antérieure à la rémission de la faute. L’infusion de la grâce est donc naturellement antérieure à la rémission de la faute.

 

5) L’agent est naturellement antérieur au patient. Or, dans la justification de l’impie, la grâce est du côté de l’agent, et la faute du côté du patient ou du sujet qui reçoit. L’infusion de la grâce est donc naturellement antérieure à la rémission de la faute.

 

Réponse :

 

En n’importe quel genre de cause, la cause est naturellement antérieure à l’effet. Or il arrive que le même soit cause et effet relativement au même, suivant des genres de causes différents ; comme la purgation est cause de santé dans le genre de la cause efficiente, au lieu que la santé est cause de la purgation suivant le genre de la cause finale ; semblablement, la matière est cause de la forme, en quelque façon, en tant qu’elle supporte la forme, et la forme est d’une autre façon la cause de la matière, en tant qu’elle donne à la matière d’exister actuellement. Voilà pourquoi rien n’empê­che qu’une chose soit avant et après une autre, suivant des genres de causes différents. Mais cependant, il faut appeler purement et simplement antérieur dans l’ordre de la nature ce qui est antérieur suivant le genre de cette cause qui est antérieure sous l’aspect de la causalité : la fin, qui est appelée cause des causes, parce que c’est à la cause finale que toutes les autres causes doivent d’être causes ; car l’efficient n’agit que pour la fin, et c’est par l’action de l’efficient que la forme perfectionne la matière et que la matière supporte la forme.

 

Il faut donc dire que, chaque fois qu’une forme est chassée d’une matière et qu’une autre forme est amenée, l’expulsion de la forme précédente est naturellement antérieure sous l’aspect de la cause matérielle : en effet, toute disposition à la forme se ramène à la cause matérielle ; et, pour la matière, être dépouillée de la forme contraire est une certaine disposition à la réception de la forme. De plus, le sujet, c’est-à-dire la matière, comme il est dit au premier livre de la Physique, « est nombrable » : en effet, il est nombré quant à la notion, en tant qu’en lui, en plus de la substance du sujet, se trouve la privation, qui se tient du côté de la matière et du sujet. Mais sous l’aspect de la cause formelle, est naturellement antérieure l’introduction de la forme, qui perfectionne formellement le sujet et chasse le contraire. De plus, la forme et la fin reviennent au même numériquement, mais la forme et l’efficient, au même spécifiquement, en tant que la forme est la ressemblance de l’agent ; aussi l’introduction de la forme est-elle naturellement antérieure suivant l’ordre de la cause efficiente et finale ; et cela montre clairement, d’après ce qui a été dit plus haut, qu’elle est purement et simplement antérieure dans l’ordre de la nature.

 

Ainsi donc, on voit clairement que, absolument parlant, selon l’ordre de la nature, l’infusion de la grâce est antérieure à la rémission de la faute ; mais suivant l’ordre de la cause matérielle, c’est l’inverse.

Réponse aux objections :

 

1° Cette glose envisage l’évitement de l’œuvre mauvaise et la pratique de l’œuvre bonne : en effet, rejeter le mal est une moindre chose que de faire le bien, et par conséquent, c’est une chose naturellement antérieure ; mais elle n’envisage pas les habitus qui sont infusés ou chassés.

 

 

2° Cet argument raisonne suivant l’ordre de la cause matérielle, selon lequel, du point de vue du sujet, l’infusion de la grâce est postérieure.

 

 

3° On voit dès lors clairement la solution du troisième argument.

 

4° Cette objection raisonne suivant l’ordre de la cause formelle : c’est en effet formellement que la grâce, en inhérant, chasse la faute.

 

5° La grâce ne chasse pas la faute de manière efficiente, mais formellement ; elle n’existe donc pas avant qu’elle chasse la faute, mais en même temps.

 

6° Cette objection, comme la première, raisonne du point de vue des opérations et non des habitus.

 

 

7° Être pur n’est pas l’effet propre de la rémission de la faute, car cela est possible sans l’idée de rémission de faute, comme en l’homme dans l’état d’innocence ; mais l’effet propre de la rémission de la faute est de devenir pur, et cela n’est pas plus commun que d’être agréé, car nul ne peut devenir pur si ce n’est par la grâce. Il faut cependant savoir que par cet argument ne serait prouvée la priorité naturelle que dans l’ordre de la cause matérielle, car les genres se rapportent aux espèces à la façon d’une matière.

 

 

 

8° Il faut faire la même distinction pour les formes naturelles que pour le cas présent.

 

 

9° L’éloignement du terme de départ est antérieur dans la voie de la génération et du mouvement, puisque cette voie se ramène à l’ordre de la matière – car le mouvement est l’acte de ce qui existe en puissance ; mais l’accès au terme d’arrivée est antérieur suivant l’ordre de la cause finale.

 

 

10° Dans les œuvres de Dieu, il n’est pas requis de disposition à cause de l’impuis­sance de l’agent, mais à cause de la condition de l’effet ; et une telle disposition, à savoir le retrait du contraire, est particulièrement nécessaire, car des contraires ne peuvent coexister.

 

11° La forme qui vient totalement de l’extérieur requiert dans le sujet la disposition due, soit préexistante, comme la lumière requiert la diaphanéité dans l’air, soit imprimée en même temps par le même agent, comme la chaleur parfaite est introduite en même temps que la forme du feu. Et semblablement, la faute est chassée par Dieu en même temps que la grâce est infusée.

 

12° Dans l’ordre de la purification et de l’illumination, il faut employer une distinction semblable à celle du cas présent.

 

 

13° Si Dieu opérait successivement la

justification, l’expulsion de la faute serait

antérieure quant au temps, mais postérieure quant à la nature : en effet, l’ordre du temps suit l’ordre du mouvement et de la matière. Et en ce sens, le Philosophe dit que, dans un même sujet, l’acte est postérieur à la puissance quant au temps, mais antérieur quant à la nature ; car c’est d’après ce qui est antérieur dans l’ordre de la cause finale qu’une chose est dite purement et simplement antérieure quant à la nature, comme on l’a dit.

 

Et videtur quod sic.

 

Quia super illud Psal. LXII, 3 : sic in sancto apparui tibi, dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 572 B] : nisi quis prius deficiat in malo, nunquam perveniet ad bonum. Sed remissio culpae facit deficere a malo, infusio autem gratiae pervenire ad bonum. Ergo prius naturaliter est remissio culpae quam infusio gratiae.

 

 

Praeterea, prius in ordine naturae est intelligere recipiens quam ipsam receptionem. Sed forma non recipitur nisi in propria materia. Ergo prius est intelligere materiam propriam quam receptionem formae. Sed ad hoc quod materia sit propria alicui formae, requiritur quod sit denudata a forma contraria. Ergo prius naturaliter materia denudatur ab una forma quam recipiat aliam ; et sic naturaliter prius est remissio culpae quam infusio gratiae.

 

Sed dicebat quod gratia, secundum quod habet respectum ad Deum infundentem gratiam, est prior naturaliter quam remissio culpae ; secundum vero quod habet ordinem ad subiectum, sic est posterior quam remissio culpae. – Sed contra : in infusione gratiae includitur respectus gratiae ad suum subiectum cui infunditur. Si ergo secundum hunc respectum ad subiectum est posterior, videtur quod simpliciter infusio gratiae naturaliter sit post remissionem culpae.

 

Sed dicebat quod gratia habet duplicem respectum ad subiectum : unum, secundum quod informat subiectum : et quantum ad hunc respectum est posterior quam remissio culpae ; alium, quo culpam expellit a subiecto : et sic infusio gratiae naturaliter praecedit remissionem culpae. – Sed contra : gratia expellit culpam ratione oppositionis quam habet ad ipsam. Opposita autem mutuo se expellunt, ex hoc quod non patiuntur se in eodem subiecto. Ergo ex hoc ipso quod gratia informat subiectum, expellit culpam. Et sic non potest esse quod gratia secundum respectum quem habet ad subiectum quod informat, sit posterior, et secundum respectum quem habet ad culpam quam expellit, sit prior.

 

Praeterea, esse rei naturaliter prius est quam agere ipsius. Sed gratia, cum sit accidens, eius esse est inesse. Ergo prior est naturaliter respectus quem habet gratia ad subiectum quod informat, quam respectus quem habet ad contrarium quod expellit. Et sic praedicta responsio non videtur posse stare.

 

Praeterea, prius naturaliter est declinare a malo quam facere bonum. Sed remissio culpae pertinet ad declinationem mali, infusio autem gratiae ordinatur ad operationem boni. Ergo prius naturaliter est remissio culpae quam infusio gratiae.

Praeterea, secundum ordinem effectuum est ordo causarum. Sed effectus remissionis culpae est esse mundum, effectus autem infusionis gratiae est esse gratum. Prius autem est naturaliter esse mundum quam esse gratum : nam omne gratum est mundum, sed non convertitur ; prius autem, secundum philosophum [Praedic., cap. 12 (14 a 34)], est a quo non convertitur consequentia. Ergo prius naturaliter est remissio culpae quam infusio gratiae.

 

Praeterea, culpa et gratia se habent ad invicem sicut formae contrariae in natura. Sed in rebus naturalibus prius naturaliter est expulsio unius formae quam introductio alterius, eo quod non contingit formas contrarias esse simul in materia : unde oportet quod forma quae prius erat, intelligatur expulsa antequam nova forma introducatur. Ergo et remissio culpae naturaliter prius est quam infusio gratiae.

 

Praeterea, prius naturaliter est recedere a termino a quo quam pervenire ad terminum ad quem. Sed in iustificatione impii culpa se habet ut terminus a quo receditur per culpae remissionem : terminus autem ad quem est ipsa gratia, ad quam pervenitur per eius infusionem. Ergo prius naturaliter est culpae remissio quam gratiae infusio.

 

Sed dicebat quod gratiae infusio est posterior, in quantum gratia est terminus iustificationis : sed in quantum est principium disponens removendo contrarium, sic est prius. – Sed contra : agens infinitae virtutis non exigit dispositionem in materia in quam operatur. Sed gratiae infusio est ab agente infinitae virtutis, scilicet a Deo. Ergo non exigitur aliqua dispositio.

 

Praeterea, nulla forma quae totaliter est ab extrinseco, exigit dispositionem in materia. Sed gratia est huiusmodi. Ergo et cetera.

 

Praeterea, remissio culpae et infusio gratiae se habent sicut purgatio et illuminatio. Sed secundum Dionysium [De cael. hier., cap. 3, § 2], purgatio anteponitur illuminationi. Ergo remissio culpae naturaliter praecedit gratiae infusionem.

 

Praeterea, si Deus successive operaretur in iustificatione impii, prius tempore removeret culpam quam infunderet gratiam ; sicut in dealbatione natura prius removet nigredinem quam inducat albedinem. Sed hoc quod Deus subito operatur iustificationem, removet ordinem temporis, non naturae. Ergo naturaliter prius est remissio culpae quam infusio gratiae.

 

Sed contra. Causa naturaliter praecedit effectum. Sed gratia est causa remissionis culpae, nonnisi secundum quod est infusa. Ergo gratiae infusio naturaliter praecedit culpae remissionem.

 

Praeterea, agens naturale non expellit formam contrariam a materia nisi per hoc quod inducit similitudinem suae formae in materia. Ergo eadem ratione et Deus non removet culpam ab anima nisi per hoc quod similitudinem suae bonitatis, scilicet gratiam, in ea inducit ; et sic infusio gratiae naturaliter praecedit culpae remissionem.

 

Praeterea, sicut quandoque culpa remittitur per gratiam, ita aliquando gratia expellitur per culpam. Sed gratia expellitur per culpam praecedentem expulsionem gratiae. Ergo similiter culpa remittitur per gratiam praecedentem culpae remissionem.

 

Praeterea, gratia creando infunditur, et infundendo creatur. Sed creatio gratiae est prius naturaliter quam remissio culpae. Ergo infusio gratiae naturaliter prior est quam culpae remissio.

 

Praeterea, agens naturaliter est prius patiente. Sed in iustificatione impii gratia est ex parte agentis, culpa ex parte patientis seu recipientis. Ergo prius naturaliter est gratiae infusio quam culpae remissio.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod in quolibet genere causae, causa naturaliter est prior causato. Contingit autem secundum diversa genera causarum idem respectu eiusdem esse causam et causatum ; sicut purgatio est causa sanitatis in genere causae efficientis, sanitas vero est causa purgationis secundum genus causae finalis ; similiter materia causa est formae aliquo modo in quantum sustinet formam, et forma est aliquo modo causa materiae in quantum dat materiae esse actu. Et ideo nihil prohibet aliquid altero esse prius et posterius secundum diversum genus causae. Sed tamen illud est prius simpliciter dicendum ordine naturae, quod est prius secundum genus illius causae quae est prior in ratione causalitatis ; sicut finis, qui dicitur causa causarum, quia a causa finali omnes aliae causae recipiunt quod sint causae : quia efficiens non agit nisi propter finem, et ex actione efficientis forma perficit materiam, et materia sustinet formam.

 

Sic ergo dicendum, quod quandocumque a materia una forma expellitur et alia inducitur, expulsio formae praecedentis est prior naturaliter in ratione causae materialis : omnis enim dispositio ad formam reducitur ad causam materialem : denudatio autem materiae a forma contraria, est quaedam dispositio ad formae susceptionem. Subiectum etiam, id est materia, ut dicitur in libro I Physic. [cap. 7 (190 b 25)], numerabilis est : numeratur enim secundum rationem, in quantum in eo praeter subiecti substantiam invenitur privatio, quae se tenet ex parte materiae et subiecti. Sed in ratione causae formalis est prior naturaliter introductio formae ; quae formaliter perficit subiectum, et expellit contrarium. Et quia forma et finis in idem numero incidunt, forma vero et efficiens in idem specie, in quantum forma est similitudo agentis ; ideo formae introductio est prior naturaliter secundum ordinem causae efficientis et finalis : et ex hoc patet, secundum praedicta, quod ordine naturae sit simpliciter prior.

 

 

Sic ergo patet quod simpliciter loquendo secundum ordinem naturae, prior est gratiae infusio quam culpae remissio ; sed secundum ordinem causae materialis est e converso.

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod Glossa illa loquitur quantum ad vitationem operis mali, et operationem operis boni : minus est enim dimittere malum quam operari bonum, et ideo naturaliter prius ; non autem loquitur quantum ad habitus qui infunduntur vel expelluntur.

 

Ad secundum dicendum, quod ratio illa procedit secundum ordinem causae materialis, secundum quem in respectu ad subiectum infusio gratiae posterior est.

 

Unde patet solutio ad tertium.

 

 

Ad quartum dicendum, quod obiectio illa procedit secundum ordinem causae formalis : formaliter enim gratia inhaerendo expellit culpam.

 

Ad quintum dicendum, quod gratia non expellit culpam effective, sed formaliter ; unde non est prius quam expellat culpam, sed simul.

 

Ad sextum dicendum, quod obiectio illa procedit quantum ad operationes, et non quantum ad habitus, sicut et prima.

 

Ad septimum dicendum, quod esse mundum non est proprius effectus remissionis culpae, quia potest esse, non intellecta remissione culpae, ut in homine in statu innocentiae ; sed proprius effectus remissionis culpae est fieri mundum ; et hoc non est communius quam esse gratum, quia nullus potest fieri mundus nisi per gratiam. Sciendum tamen, quod per hoc non probaretur prioritas naturalis nisi secundum ordinem causae materialis : nam genera se habent per modum materiae in comparatione ad species.

 

Ad octavum dicendum, quod eadem distinctione opus est in formis naturalibus et in proposito.

 

Ad nonum dicendum, quod recessus a termino a quo est prius in via generationis et motus, cum reducatur ad ordinem materiae (nam motus est actus existentis in potentia) ; sed accessus ad terminum ad quem est prior secundum ordinem causae finalis.

 

Ad decimum dicendum, quod in operibus Dei non requiritur dispositio propter impotentiam agentis, sed propter conditionem effectus ; et praecipue talis dispositio, scilicet remotio contrarii, quia contraria simul esse non possunt.

 

Ad undecimum dicendum, quod forma quae est totaliter ab extrinseco, requirit dispositionem debitam in subiecto, vel praeexistentem, sicut lumen diaphaneitatem in aere, vel simul impressam ab eodem agente, sicut calor consummatus simul introducitur cum forma ignis. Et similiter a Deo simul cum infusione gratiae expellitur culpa.

 

Ad duodecimum dicendum, quod simili distinctione utendum est in ordine purgationis et illuminationis, sicut in proposito.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod si Deus successive iustificationem operaretur, expulsio culpae esset prior tempore, sed posterior natura : ordo enim temporis sequitur ordinem motus et materiae. Et secundum hunc modum philosophus [cf. Metaph. IX, 7 (1049 b 4 sqq.)] dicit, quod in eodem actus est posterior tempore quam potentia, sed natura prior : quia secundum illud dicitur aliquid esse simpliciter natura prius, quod est prius secundum ordinem causae finalis, ut dictum est [in corp. art.].

 

 

 

 

 

Article 8 - DANS LA JUSTIFICATION DE L’IMPIE, LE MOUVEMENT DU LIBRE ARBITRE PRÉCÈDE-T-IL NATURELLEMENT L’INFUSION DE LA GRÂCE ?

(Octavo quaeritur utrum in iustificatione impii

motus liberi arbitrii naturaliter praecedat gratiae infusionem.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° La cause précède naturellement l’effet. Or la contrition est cause de la rémission de la faute. Elle la précède donc naturellement ; et par conséquent, elle précède l’infusion de la grâce, car elles vont ensemble.

 

2° [Le répondant] disait que la contrition n’est cause de la rémission de la faute qu’à la façon d’une disposition matérielle. En sens contraire : la contrition est cause sacramentelle de la rémission de la faute et de l’infusion de la grâce. En effet, puisque la pénitence est un sacrement de la loi nouvelle, elle cause la grâce, et ainsi, elle cause la rémission de la faute ; et elle ne fait pas cela en raison de ses autres parties que sont la confession et la satisfaction, qui présupposent la grâce et la rémission de la faute ; et ainsi, il reste que la contrition elle-même est cause sacramentelle de la rémission de la faute et de l’infusion de la grâce. Or la cause sacramentelle est une cause instrumentale, comme il ressort de la question précédente. Puis donc que l’instru­ment se ramène au genre de la cause efficiente, la contrition ne sera pas cause de la rémission de la faute comme une disposition matérielle, mais plutôt dans le genre de la cause efficiente.

 

3° L’attrition précède l’infusion de la grâce et la rémission de la faute. Or la contrition ne diffère de l’attrition que par l’intensité de la douleur, qui ne modifie pas l’espèce. La contrition précède donc au moins naturellement l’infusion de la grâce et la rémission de la faute.

 

 

4° Il est dit au psaume 88, v. 15 : « La justice et l’équité sont la préparation de votre trône. » Or l’âme devient le trône de Dieu par l’infusion de la grâce et la rémission de la faute. Puis donc que l’homme pratique la justice et l’équité en étant contrit de son péché, il semble que la contrition soit une préparation pour l’infusion de la grâce ; et ainsi, elle est naturellement antérieure.

 

 

5° Le mouvement vers un terme précède naturellement le terme. Or la contrition est un certain mouvement qui tend vers la destruction du péché. Elle précède donc naturellement la rémission de la faute.

 

6° Saint Augustin dit : « Celui qui t’a créé sans toi, ne te justifiera pas sans toi » ; et ainsi, le mouvement du libre arbitre, qui vient de notre côté, est requis pour la justification, et la précède naturellement. Or la justification a pour terme la rémission de la faute. Le mouvement du libre arbitre précède donc naturellement la rémission de la faute.

 

 

7° Dans le mariage charnel, le consentement mutuel précède l’union. Or par l’infusion de la grâce est contracté un certain mariage spirituel de l’âme avec Dieu, suivant ce passage d’Osée, 2, 19 : « Je te fiancerai à moi dans la justice. » Le mouvement du libre arbitre, par lequel a lieu le consentement de l’âme à Dieu, précède donc naturellement l’infusion de la grâce.

 

 

8° Le rapport de la motion du moteur extérieur à l’« être mû » du mobile, dans le cas de ce qui est mû par autre chose, se retrouve aussi dans le cas des choses qui sont mues par elles-mêmes. Or la motion qui est celle de l’agent extérieur, qu’il meuve comme agent principal ou comme auxiliaire, précède naturellement l’« être mû » du mobile. Puis donc que, dans la justification de l’impie, l’âme n’est pas totalement mue mais se meut elle-même d’une certaine façon, comme auxiliaire, suivant ce passage de I Cor. 3, 9 : « Nous sommes les coopérateurs de Dieu », il semble que l’opération même de l’âme, c’est-à-dire le mouvement du libre arbitre, précède naturellement la rémission de la faute, par laquelle l’âme est mue du vice à la vertu.

 

En sens contraire :

 

1) La contrition est un acte méritoire. Or l’acte méritoire n’a lieu que par la grâce. La grâce est donc la cause de la contrition. Or la cause précède naturellement l’effet. L’infusion de la grâce précède donc naturellement la contrition.

 

 

2) À propos de ce passage de Rom. 5, 1 : « étant justifiés par la foi, etc. », la Glose dit : « Aucun mérite humain ne précède la grâce de Dieu. » Or la contrition est un certain mérite humain. Elle ne précède donc pas l’infusion de la grâce.

 

 

 

3) [Le répondant] disait qu’elle précède comme une certaine disposition. En sens contraire : la disposition est moins parfaite que la forme à laquelle elle dispose. Or la contrition désigne quelque chose de plus parfait que la grâce. La contrition n’est donc pas une disposition à la grâce. Preuve de la mineure : l’acte second est d’une plus grande perfection que l’acte premier, puisqu’il se comporte à la façon d’un habitus. Or la contrition est un acte second, puisqu’il est l’opération de la grâce, de même que considérer est l’opération de la science. Donc, de même que la considération existe plus parfaitement que la science, de même la contrition existe plus parfaitement que la grâce.

 

4) L’effet de la cause efficiente n’est jamais une disposition à la cause efficiente car, dans la voie du mouvement, il suit l’effi­cient, au lieu que, dans la même voie, la disposition précède ce à quoi elle dispose. Or la contrition se rapporte à la grâce comme l’effet de la cause efficiente se rapporte à sa cause efficiente. La contrition n’est donc pas une disposition à la grâce ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus. Preuve de la mineure : l’habitus et la puissance se ramènent au même genre de cause, puisque l’habitus supplée à ce qui manque à la puissance. Or la puissance est cause de l’acte dans le genre de la cause efficiente. Donc l’habitus aussi. Or la grâce se rapporte à la contrition comme l’habitus à l’acte. La contrition se rapporte donc à la grâce comme l’effet à la cause efficiente.

 

5) Ce qui ne contribue en rien à l’intro­duction de la forme, n’est pas une disposition à la forme. Or la contrition ne contribue en rien à l’infusion de la grâce, car sans la contrition il peut y avoir infusion de la grâce, comme c’est clairement le cas du Christ, des anges, et du premier homme dans l’état d’innocence. La contrition n’est donc pas une disposition à la grâce ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

6) Saint Bernard dit que deux choses sont requises pour l’œuvre de notre salut, à savoir : Dieu qui donne, et le libre arbitre qui reçoit. Or le don est naturellement antérieur à la réception. La grâce, qui, dans notre justification, est du côté de Dieu qui donne, précède donc naturellement la contrition, qui est du côté du libre arbitre qui reçoit.

 

 

7) La contrition ne peut coexister avec le péché. La rémission du péché précède donc naturellement la contrition.

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a trois opinions. Certains prétendent que le mouvement du libre arbitre, dans l’absolu, précède naturellement l’infusion de la grâce. Ils disent en effet que ce mouvement du libre arbitre n’est pas la contrition mais l’attrition, qui n’est pas un acte de foi formée, mais de foi informe. Mais cela ne semble pas pertinent, car toute douleur du péché, en celui qui a la grâce, est contrition ; et semblablement, tout acte de foi uni à la grâce est un acte de foi formée. L’acte de foi informe et l’attrition, dont ces auteurs parlent, précèdent donc temporellement l’infusion de la grâce. Et nous ne parlons pas à présent de tels mouvements du libre arbitre, mais de ceux qui coexistent avec l’infusion de la grâce, et sans lesquels la justification ne peut avoir lieu chez les adultes ; car elle le peut sans les mouvements précédents, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut.

 

Voilà pourquoi d’autres disent que ces mouvements sont méritoires et informés par la grâce, aussi suivent-ils naturellement la grâce ; et ils précèdent naturellement la rémission de la faute, car la grâce opère par ces actes la rémission de la faute. Mais il ne peut en être ainsi. Car ce qui cause une chose par opération, cause à la façon d’une cause efficiente. Si donc la grâce cause la rémission de la faute par un acte de contrition et de foi formée, elle la causera à la façon d’une cause efficiente ; ce qui n’est pas possible. Car la cause qui détruit quelque chose par mode d’efficience est posée dans l’être avant que ce qu’elle détruit soit dans le non-être ; car elle n’agirait pas pour la destruction de ce qui n’existe plus. Il s’ensuivrait donc que la grâce serait dans l’âme avant que la faute soit remise ; ce qui est impossible. Il est donc clair que la grâce n’est pas la cause de la rémission de la faute par quelque opération, mais par la détermination formelle du sujet, détermination qui est impliquée dans l’infusion de la grâce ; voilà pourquoi rien d’intermé­diaire ne vient entre l’infusion de la grâce et la rémission de la faute.

 

Il est donc nécessaire d’affirmer, suivant une autre opinion, que les mouvements susdits se rapportent l’un à l’autre dans le même ordre, de sorte que, dans l’ordre de la nature, d’une certaine façon ils précèdent, et d’une autre façon ils suivent. Car si l’on considère l’ordre de la nature suivant la notion de cause matérielle, alors le mouvement du libre arbitre précède naturellement l’infusion de la grâce comme la disposition matérielle précède la forme. Mais si on le considère suivant la notion de cause formelle, c’est l’inverse. Et dans les réalités naturelles, semblable est le cas de la disposition qui appelle nécessairement la forme : elle précède la forme substantielle d’une certaine façon, c’est-à-dire suivant la notion de cause matérielle ; en effet, la disposition matérielle se tient du côté de la matière. Mais d’une autre façon, c’est-à-dire du côté de la cause formelle, la forme substantielle est antérieure, en tant qu’elle perfectionne et la matière, et les accidents matériels.

 

Réponse aux objections :

 

1° La contrition est cause de la rémission de la faute, en tant qu’elle est une disposition à la grâce.

 

 

2° Le sacrement de pénitence a le privilège de conférer la grâce par la vertu des clefs, auxquelles le pénitent se soumet. Si donc l’on considère la contrition en elle-même, elle ne se rapporte à la grâce qu’à la façon d’une disposition ; mais si on la considère en tant qu’elle a dans son vœu la vertu des clefs, alors elle opère sacramentellement en vertu du sacrement de pénitence, de même qu’elle opère en vertu du baptême, comme c’est clairement le cas pour l’adulte qui a le sacrement du baptême seulement dans son vœu. Il n’en résulte donc pas que la contrition soit cause efficiente de la rémission de la faute, à proprement parler, mais c’est la vertu des clefs, ou le baptême, qui est cause efficiente. Ou bien l’on peut dire que la contrition se rapporte à la rémission de la faute à la façon d’une cause efficiente quant à l’obligation à la peine temporelle, mais quant à la souillure et à l’obligation à la peine éternelle elle s’y rapporte seulement à la façon d’une disposition.

 

 

3° La contrition ne diffère pas de l’attrition précédente seulement par l’intensité de la douleur, mais aussi par la détermination formelle de la grâce ; et ainsi, la contrition a, relativement à la grâce, une relation de postériorité que l’attrition n’a pas.

 

 

4° Cette préparation a lieu à la façon d’une disposition matérielle.

 

 

5° La contrition est un mouvement vers la rémission de la faute non comme distante d’elle, mais comme unie à elle ; aussi la considère-t-on comme étant en mouvement achevé plutôt qu’en « être mû » ; et cependant, le mouvement précède le terme dans l’ordre de la cause matérielle, car le mouvement est l’acte de ce qui existe en puissance.

 

6° « Il ne te justifiera pas sans toi » doit s’entendre ainsi : sans que tu te disposes à la grâce en quelque façon ; et de la sorte, il n’est pas nécessaire que le mouvement du libre arbitre précède, si ce n’est à la façon d’une disposition.

 

7° Le consentement est la cause efficiente du mariage charnel, mais le mouvement du libre arbitre n’est pas la cause efficiente de l’infusion de la grâce ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

 

8° Dans la justification de l’impie, l’homme est le coopérateur de Dieu non pas comme s’il effectuait la grâce en même temps que lui, mais seulement comme celui qui se prépare à la grâce.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

1) La contrition a lieu par la grâce comme par ce qui la détermine formellement ; et de la sorte, il s’ensuit que la grâce est antérieure sous l’aspect de la cause formelle.

 

 

2) Le mérite humain ne précède pas la grâce sous le rapport du mérite, c’est-à-dire en sorte que la grâce soit objet de mérite ; l’acte humain peut cependant précéder la grâce comme une disposition matérielle.

 

 

3) La contrition vient du libre arbitre et de la grâce. En tant qu’elle procède du libre arbitre, elle est une disposition à la grâce, disposition qui coexiste avec la grâce, comme la disposition nécessitante coexiste avec la forme. Mais en tant qu’elle vient de la grâce, elle se rapporte à la grâce comme un acte second.

 

 

4) De même que l’habitus perfectionne formellement la puissance, de même ce qui est laissé dans l’acte par l’habitus est formel au regard de la substance de l’acte, que la puissance fournit ; et ainsi, l’habitus est le principe formel de l’acte formé, quoiqu’il inclue la notion de cause efficiente au regard de la formation.

 

 

5) La disposition ne contribue pas à la forme par mode d’efficience, mais seulement de façon matérielle, en tant que, par la disposition, la matière est rendue adéquate à la réception de la forme. Et c’est ainsi que la contrition contribue à l’infusion de la grâce en celui qui a une faute, quoiqu’elle ne soit pas requise chez l’innocent. En effet, plus de choses sont requises dispositivement pour le retrait de la forme contraire avec introduction simultanée de la forme, que pour la seule introduction de la forme.

 

6) Ce qui est du côté de celui qui donne, est antérieur formellement ; mais ce qui est du côté du sujet qui reçoit, est antérieur matériellement.

 

7) Cet argument n’entraîne pas que le retrait de la faute précède la contrition, car d’une certaine façon la faute est remise par la contrition elle-même, de même que la forme de l’eau est chassée par une chaleur extrême ; et ainsi, elles n’existent pas ensemble ; et semblablement, la faute et la contrition non plus.

 

Et videtur quod sic.

 

Causa enim naturaliter praecedit effectum. Sed contritio est causa remissionis culpae. Ergo naturaliter eam praecedit ; et per consequens gratiae infusionem, quia se concomitantur.

 

Sed dicebat quod contritio non est causa remissionis culpae nisi per modum dispositionis materialis. – Sed contra : contritio est causa sacramentalis remissionis culpae et infusionis gratiae. Poenitentia enim, cum sit sacramentum novae legis, gratiam causat, et sic remissionem culpae : nec hoc facit ratione aliarum suarum partium, scilicet confessionis et satisfactionis, quae gratiam et culpae remissionem praesupponunt : et sic relinquitur quod ipsa contritio sit sacramentalis causa remissionis culpae, et infusionis gratiae. Sed causa sacramentalis est causa instrumentalis, ut ex praecedenti quaes­tione patet. Ergo, cum instrumentum reducatur ad genus causae efficientis, contritio non erit causa remissionis culpae ut dispositio materialis, sed magis in genere causae efficientis.

 

Praeterea, attritio praecedit gratiae infusionem, et culpae remissionem. Sed contritio ab attritione non differt nisi secundum intensionem doloris, quae speciem non variat. Ergo contritio naturaliter ad minus praecedit gratiae infusionem et culpae remissionem.

 

Praeterea, in Psalm. LXXXVIII, 15, dicitur : iustitia et iudicium praeparatio sedis eius. Anima autem efficitur sedes Dei per gratiae infusionem et culpae remissionem. Cum ergo homo iustitiam et iudicium faciat per hoc quod de peccato conteritur, videtur quod contritio sit praeparatio ad gratiae infusionem ; et ita naturaliter est prior.

 

Praeterea, motus ad terminum naturaliter praecedit terminum. Sed contritio est quidam motus tendens in destructionem peccati. Ergo naturaliter praecedit remissionem culpae.

 

Praeterea, Augustinus [Sermo 169, cap. 11] dicit : qui creavit te sine te, non iustificabit te sine te ; et ita motus liberi arbitrii, qui ex parte nostra est, requiritur ad iustificationem, et naturaliter praecedit eam. Sed iustificatio terminatur in remissionem culpae. Ergo motus liberi arbitrii praecedit naturaliter remissionem culpae.

 

Praeterea, in matrimonio carnali consensus mutuus naturaliter matrimonii copulam praecedit. Sed per gratiae infusionem contrahitur quoddam spirituale matrimonium animae cum Deo, secundum illud Osee, II, 19 : sponsabo te mihi in iustitia. Ergo motus liberi arbitrii, per quem est animae consensus in Deum, praecedit naturaliter gratiae infusionem.

 

Praeterea, sicut in his quae moventur ab alio se habet motio moventis exterioris ad moveri mobilis, ita in his quae moventur a seipsis. Sed motio qua exterius agens movet, sive moveat ut principale agens, sive ut coadiuvans, naturaliter praecedit moveri ipsius mobilis. Ergo, cum in iustificatione impii anima non totaliter moveatur, sed ipsa quodammodo se moveat ut coadiuvans, secundum illud I Cor. III, 9 : Dei adiutores sumus ; videtur quod ipsa operatio animae, scilicet motus liberi arbitrii, naturaliter praecedat remissionem culpae, secundum quam movetur anima de vitio in virtutem.

Sed contra. Contritio est actus meritorius. Sed actus meritorius non est nisi a gratia. Ergo gratia est causa contritionis. Sed causa naturaliter praecedit effectum. Ergo gratiae infusio naturaliter praecedit contritionem.

 

Praeterea, Rom. V, 3, super illud, iustificati igitur ex fide etc., dicit Glossa [P. Lombardi, PL 191, 1378 D] : gratiam Dei non praecedit aliquod meritum humanum. Sed contritio est quoddam humanum meritum. Ergo non praecedit gratiae infusionem.

 

Sed dicebat quod praecedit sicut quaedam dispositio. – Sed contra : dispositio est minus perfecta quam forma ad quam disponit. Sed contritio dicit aliquid magis perfectum quam gratia. Ergo contritio non est dispositio ad gratiam. Probatio mediae. Actus secundus est maioris perfectionis quam primus, cum se habeat per modum habitus. Contritio autem est actus secundus, cum sit operatio gratiae, sicut considerare est operatio scientiae. Ergo sicut consideratio est perfectius quam scientia, ita contritio est perfectius quam gratia.

 

 

Praeterea, effectus causae efficientis nunquam est dispositio ad causam efficientem, quia in via motus sequitur efficientem ; cum tamen in eadem via dispositio praecedat id ad quod disponit. Sed contritio se habet ad gratiam sicut effectus causae efficientis ad suam causam efficientem. Ergo contritio non est dispositio ad gratiam ; et sic idem quod prius. Probatio mediae. Habitus et potentia ad idem genus causae reducuntur, cum habitus suppleat quod potentiae deest. Sed potentia est causa actus in genere causae efficientis. Ergo et habitus. Sed gratia comparatur ad contritionem sicut habitus ad actum. Ergo contritio comparatur ad gratiam sicut effectus ad causam efficientem.

 

 

Praeterea, quod nihil facit ad introductionem formae, non est dispositio ad formam. Sed contritio nihil facit ad gratiae infusionem, quia sine contritione potest esse gratiae infusio ; sicut patet in Christo, Angelis, et primo homine in statu innocentiae. Ergo contritio non est dispositio ad gratiam ; et sic idem quod prius.

 

 

 

Praeterea, Bernardus [cf. De grat. et lib. arb., cap. 1] dicit, quod ad opus salutis nostrae duo requiruntur : scilicet Deus dans, et liberum arbitrium recipiens. Sed datio naturaliter est prius quam receptio. Ergo gratia, quae in iustificatione nostra est ex parte Dei dantis, naturaliter praecedit contritionem, quae est ex parte liberi arbitrii recipientis.

 

Praeterea, contritio non potest esse simul cum peccato. Ergo remissio peccati naturaliter contritionem praecedit.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod circa hoc est triplex opinio. Quidam enim dicunt, quod motus liberi arbitrii naturaliter praecedit gratiae infusionem absolute. Dicunt enim, quod ille motus liberi arbitrii non est contritio, sed attritio, quae non est actus fidei formatae, sed fidei informis. Sed hoc non videtur esse ad propositum. Nam omnis dolor de peccato in habente gratiam est contritio : et similiter omnis actus fidei gratiae coniunctus est fidei formatae actus. Ergo actus fidei informis, et attritio, de quibus isti loquuntur, tempore praecedunt gratiae infusionem. Et de talibus motibus liberi arbitrii ad praesens non loquimur ; sed de illis qui sunt simul cum gratiae infusione, sine quibus iustificatio esse non potest in adultis ; nam sine praecedentibus potest, ut ex supra dictis patet.

Et ideo alii dicunt, quod motus isti sunt meritorii et gratia informati, unde naturaliter gratiam sequuntur. Praecedunt autem remissionem cul­pae naturaliter, quia gratia per hos actus remissionem culpae operatur. Sed hoc non potest esse. Nam quod causat aliquid per operationem, causat per modum causae efficientis. Gratia igitur, si per actum contritionis et fidei formatae, remissionem culpae causat, causabit eam per modum causae efficientis ; quod esse non potest. Nam causa effective destruens aliquid, prius ponitur in esse quam hoc quod destruit sit in non esse ; non enim ageret ad eius destructionem quod iam non est. Unde sequeretur quod gratia prius esset in anima quam culpa esset remissa : quod est impossibile. Unde patet, quod gratia non per aliquam operationem est causa remissionis culpae, sed per informationem subiecti, quae importatur in gratiae infusione ; et ideo inter gratiae infusionem et culpae remissionem nihil cadit medium.

Oportet igitur dicere, secundum aliam opinionem, quod praedicti motus eodem ordine se habent ad utrumque, ut quodammodo praecedant, quodammodo sequantur ordine naturae. Nam si ordo naturae attendatur secundum rationem causae materialis, sic motus liberi arbitrii praecedit naturaliter gratiae infusionem sicut dispositio materialis formam. Si autem attendatur secundum rationem causae formalis, est e converso. Et est simile in rebus naturalibus de dispositione quae est necessitas ad formam, quae quodammodo praecedit formam substantialem, scilicet secundum rationem causae materialis. Dispositio enim materialis ex parte materiae se tenet. Sed alio modo, scilicet ex parte causae formalis, forma substantialis est prior, in quantum perficit et materiam, et accidentia materialia.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod contritio est causa remissionis culpae, in quantum est dispositio ad gratiam.

 

Ad secundum dicendum, quod poenitentiae sacramentum habet conferre gratiam ex virtute clavium, quibus se poenitens subiicit. Contritio igitur, si secundum se consideretur, non se habet ad gratiam nisi per modum dispositionis ; sed si consideretur in quantum habet virtutem clavium in voto, sic sacramentaliter operatur in virtute sacramenti poenitentiae, sicut et in virtute Baptismi, ut patet in adulto qui habet sacramentum Baptismi in voto tantum. Ex hoc igitur non habetur quod contritio sit causa efficiens remissionis culpae, per se loquendo, sed virtus clavis, vel Baptismus. Vel potest dici quod contritio ad remissionem culpae quoad reatum temporalis poenae se habet per modum causae efficientis ; sed quantum ad maculam et reatum poenae aeternae se habet solum per modum dispositionis.

 

Ad tertium dicendum, quod contritio ab attritione praecedenti non differt solum secundum intensionem doloris, sed secundum informationem gratiae ; et ita contritio habet aliquem ordinem posterioritatis ad gratiam, quod non habet attritio.

 

Ad quartum dicendum, quod praeparatio illa est per modum dispositionis materialis.

 

Ad quintum dicendum, quod contritio est motus ad remissionem culpae non quasi ab ea distans, sed ut ei coniuncta : unde magis consideratur ut in motum esse quam ut in moveri, et tamen motus praecedit terminum in ordine causae materialis, quia motus est actus existentis in potentia.

 

Ad sextum dicendum, quod intelligendum est, non iustificabit te sine te disponente aliqualiter ad gratiam ; et sic non oportet quod motus liberi arbitrii praecedat nisi per modum dispositionis.

 

Ad septimum dicendum, quod consensus est causa efficiens matrimonii carnalis ; motus autem liberi arbitrii non est causa efficiens infusionis gratiae : et ideo non est simile.

 

 

Ad octavum dicendum, quod in iustificatione impii homo non est adiutor Dei quasi cum eo simul efficiens gratiam ; sed solum sicut praeparans se ad gratiam.

 

 

 

Ad primum quod in contrarium obiicitur, dicendum, quod contritio est a gratia sicut ab informante : et ita sequitur quod in ratione causae formalis gratia sit prior.

 

Ad secundum dicendum, quod meritum humanum non praecedit gratiam in ratione merendi, ita scilicet quod gratia cadat sub merito ; potest tamen praecedere actus humanus gratiam ut dispositio materialis.

 

Ad tertium dicendum, quod contritio est a libero arbitrio et a gratia. Secundum quod procedit a libero arbitrio, est dispositio ad gratiam simul existens cum gratia, sicut dispositio quae est necessitas, simul est cum forma. Sed secundum quod est a gratia, comparatur ut actus secundus ad gratiam.

 

Ad quartum dicendum, quod sicut habitus formaliter perficit potentiam ; ita id quod ex habitu relinquitur in actu, est formale respectu substantiae actus, quam potentia ministrat : et sic habitus est formale principium actus formati, quamvis respectu formationis habeat rationem causae efficientis.

 

Ad quintum dicendum, quod dispositio non facit aliquid ad formam effective, sed materialiter tantum, in quantum per dispositionem materia efficitur congrua ad receptionem formae. Et sic contritio facit ad gratiae infusionem in eo qui culpam habet, quamvis non requiratur in innocente. Plura enim requiruntur dispositive ad remotionem formae contrariae et ad introductionem formae simul, quam ad solam formae introductionem.

 

Ad sextum dicendum, quod illud quod est ex parte dantis, est prius formaliter : sed quod est ex parte recipientis, prius materialiter.

 

Ad septimum dicendum, quod ex illa ratione non sequitur quod remotio culpae praecedat contritionem, quia per ipsam contritionem quodammodo culpa remittitur ; sicut per calorem in summo expellitur forma aquae ; et ita non sunt simul ; et similiter nec culpa et contritio.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 9 - LA JUSTIFICATION DE L’IMPIE SE FAIT-ELLE EN UN INSTANT ?

(Nono quaeritur utrum iustificatio impii fiat in instanti.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Il est tout aussi impossible qu’une même puissance ait plusieurs mouvements tout ensemble et au même instant, et qu’une unique matière soit tout ensemble et au même instant sous diverses formes disparates. Or deux mouvements du libre arbitre sont requis dans la justification de l’impie, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. La justification de l’impie ne peut donc pas avoir lieu en un instant.

 

2° [Le répondant] disait que ces deux mouvements appartiennent à des puissances différentes : car le mouvement du libre arbitre vers Dieu appartient au concupiscible, au lieu que le mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché, étant une certaine détestation du péché, est dans l’irascible. En sens contraire : détester est la même chose que haïr. Or la haine est dans le concupiscible, tout comme l’amour, suivant le Philosophe au deuxième livre des Topiques. Détester n’est donc pas dans l’irascible.

 

3° L’irascible et le concupiscible, suivant saint Jean Damascène, sont les parties de l’appétit sensitif. Or l’appétit sensitif ne s’étend qu’au bien qui lui convient, ou à son contraire ; mais Dieu lui-même n’est pas un tel objet, ni le péché sous son aspect de péché, en tant qu’il est détestable. Ces mouvements ne relèvent donc pas du concupiscible ni de l’irascible, mais de la volonté ; et par conséquent, ils appartiennent à une puissance unique.

 

 

 

4° [Le répondant] disait que le mouvement du libre arbitre vers Dieu est un mouvement de foi, qui relève de l’intelligence, au lieu que la contrition relève de la volonté, à laquelle il revient de souffrir du péché ; et ainsi, ils n’appartiennent pas à une puissance unique. En sens contraire : selon saint Augustin, « on ne peut croire sans le vouloir ». Donc, bien que croire requière un acte de l’intelligence, cela ne requiert pas moins un acte de la volonté ; et ainsi, il reste que deux mouvements de la même puissance sont requis pour la justification de l’impie.

5° Il appartient au même de se mouvoir depuis un terme et vers un terme. Or détester le péché, c’est se mouvoir depuis un terme, et se mouvoir vers Dieu, c’est se mouvoir vers un terme. La contrition, qui est une détestation du péché, appartient donc à la même puissance à laquelle appartient le mouvement vers Dieu ; et ainsi, ils ne peuvent pas coexister.

 

6° Rien ne se meut en même temps vers des termes différents et contraires. Or Dieu et le péché sont des termes différents et contraires. L’âme ne peut donc pas se mouvoir en même temps vers Dieu et vers le péché ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

7° La grâce n’est donnée qu’à celui qui est digne. Or, tant que l’on est soumis à la faute, on n’est pas digne de la grâce. Il est donc nécessaire que la faute soit chassée avant que la grâce soit infusée. Et ainsi, la justification, qui inclut ces deux choses, n’a pas lieu en un instant.

 

8° Une forme qui reçoit le plus et le moins doit, semble-t-il, advenir successivement en un sujet, de même que la forme qui ne reçoit pas le plus et le moins est reçue subitement en un sujet, comme on le voit clairement pour les formes substantielles. Or la grâce s’intensifie dans un sujet. Il semble donc qu’elle soit introduite successivement ; et ainsi, l’infusion de la grâce n’a pas lieu en un instant ; et par conséquent, la justification de l’impie non plus.

 

9° Comme en n’importe quelle mutation, il est nécessaire de concevoir deux termes dans la justification de l’impie : le terme de départ et le terme d’arrivée. Or les deux termes de n’importe quelle mutation sont « incontingents », c’est-à-dire qu’ils ne peuvent coexister. Deux choses dont l’une est antérieure à l’autre sont donc incluses dans la justification de l’impie. Et ainsi, la justification de l’impie est successive, et non en un instant.

 

10° Rien de ce qui est en fieri avant d’être en acte accompli, ne se fait en un instant. Or la grâce est en fieri avant d’être en acte accompli. L’infusion de la grâce n’a donc pas lieu en un instant ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus. Preuve de la mineure : dans les réalités per­manentes, ce qui advient n’existe pas ; mais lorsqu’il est advenu, il existe désormais. Or la grâce est au nombre des réalités permanentes. Si donc elle advient en même temps qu’elle est advenue, en même temps elle existe et n’existe pas ; ce qui est impossible.

 

11° Tout mouvement est dans un intervalle de temps. Or dans la justification de l’impie est requis un certain mouvement du libre arbitre. La justification de l’impie se fait donc dans un intervalle de temps ; et ainsi, pas en un instant.

 

12° Pour la justification de l’impie, la contrition des péchés est requise. Or, lorsque quelqu’un a commis de nombreux péchés, il ne peut en un même instant ni être contrit de tous ses péchés ni réfléchir sur eux tous. La justification de l’impie ne peut donc avoir lieu en un instant.

 

13° Chaque fois qu’entre les extrêmes d’une mutation existe quelque médium, la mutation est successive, non instantanée. Or quelque médium existe entre la faute et la grâce, à savoir, l’état de nature créée. La justification de l’impie est donc une mutation successive.

 

14° La faute et la grâce ne coexistent pas dans l’âme. Le dernier instant où la faute est en elle est donc autre que le premier instant où la grâce est en elle. Or entre deux instants quelconques vient un temps intermédiaire. Entre l’expulsion de la faute et l’infusion de la grâce vient donc un temps intermédiaire. Or la justification inclut l’une et l’autre. La justification a donc lieu dans la durée, et non en un instant.

 

En sens contraire :

 

1) La justification de l’impie est une certaine illumination spirituelle. Or l’illumi­nation corporelle a lieu en un instant, non dans la durée. Puis donc que les réalités spirituelles sont plus simples que les corporelles et moins soumises au temps, il semble que la justification de l’impie ait lieu en un instant.

 

2) Plus un agent est puissant, moindre est le temps qu’il met à produire son effet. Or l’acteur de la justification est Dieu, qui est d’une puissance infinie. La justification a donc lieu en un instant.

 

 

3) Il est dit au livre des Causes que tant la substance que l’action de la substance spirituelle – et l’âme est de ce genre – a lieu en un instant d’éternité, et non dans le temps.

 

 

4) Au même instant où la disposition est complète dans la matière, il y a aussi la forme. Or le mouvement du libre arbitre qui est requis dans la justification est la disposition complète à la grâce. Donc, au même instant où de tels mouvements ont lieu, il y a la grâce.

 

Réponse :

 

La justification de l’impie a lieu en un instant. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, quand on dit qu’une mutation a lieu en un instant, il ne faut pas comprendre que ses deux termes sont dans un instant ; en effet, cela est impossible, puisque toute mutation a lieu entre des termes opposés, à proprement parler ; mais il faut comprendre que le passage d’un terme à l’autre a lieu en un instant ; et cela se produit avec quelques opposés, et non avec d’autres.

 

En effet, lorsqu’il faut admettre quelque médium entre les termes du mouvement, il est nécessaire que le passage d’un terme à l’autre soit successif, car le médium est ce vers quoi est d’abord muté ce qui est mû continûment, avant d’être muté vers le terme ultime, comme le Philosophe le montre clairement au cinquième livre de la Physique ; et j’entends « médium » selon n’im­porte quelle distance des extrêmes, que ce soit une distance en position, comme dans le mouvement local, ou bien une distance quant à la notion de quantité, comme dans le mouvement d’accroissement et de diminution, ou encore quant à la notion de forme, comme dans l’altération ; et ce, que ce médium soit d’une autre espèce, comme le gris entre le blanc et le noir, ou bien de la même espèce, comme le moins chaud entre le plus chaud et le froid.

 

Mais lorsque entre les deux termes de la mutation ou du mouvement ne peut exister un médium de l’une des façons susdites, alors le passage d’un terme à l’autre n’est pas dans la durée, mais en un instant. Et cela a lieu quand les deux termes du mouvement sont une affirmation et une négation, ou bien une privation et une forme. Car entre l’affirmation et la négation, il n’y a aucunement de médium ; ni entre la privation et la forme, dans le propre sujet qui reçoit ; et je dis cela dans le sens où une chose d’une autre espèce est intermédiaire entre les extrêmes. Mais dans le sens où une chose est intermédiaire selon le plus ou moins d’intensité, bien qu’il ne puisse y avoir de médium par soi, il peut cependant y avoir un médium par accident. Car la négation ou la privation, à proprement parler, n’a pas plus ou moins d’intensité ; mais par accident, quant à sa cause, on peut en considérer quelque intensité plus ou moins grande : de la sorte, celui qui a l’œil arraché est dit plus aveugle que celui qui a un bandeau sur l’œil, la cause de la cécité étant plus efficace. Ainsi donc, si l’on prend de telles mutations par leurs termes propres, à proprement parler il est nécessaire qu’elles soient instantanées, et non dans la durée ; ainsi en est-il de l’illumi­nation, de la génération et de la corruption, et d’autres choses semblables. Mais si on les prend quant aux causes de leurs termes, on peut considérer en elles une succession ; comme c’est manifestement le cas de l’illumination : car, bien que l’air passe subitement des ténèbres à la lumière, cependant la cause de l’obscurité est ôtée successivement, à savoir l’absence du soleil, qui devient successivement présent par un mouvement local ; et ainsi, l’illumi­nation est le terme du mouvement local, et elle est indivisible, tout comme n’importe quel terme du continu.

 

Ainsi donc, je dis que les extrêmes de la justification sont la grâce et la privation de la grâce, entre lesquelles il ne vient pas de médium dans le propre sujet qui reçoit ; il est donc nécessaire que le passage de l’une à l’autre ait lieu en un instant – quoique la cause de cette privation soit ôtée successivement, soit dans la mesure où l’homme, en pensant, se dispose à la grâce, soit du moins dans la mesure où un temps se passe après que Dieu a préordonné qu’il donnerait la grâce –, et ainsi, l’infusion de la grâce se fait en un instant. Et parce que l’expulsion de la faute est l’effet formel de la grâce infusée, de là vient que toute la justification de l’impie a lieu en un instant. Car la forme, la disposition à la forme achevée et l’abandon de l’autre forme, tout a lieu en un instant.

 

Réponse aux objections :

 

1° Quand il y a deux mouvements tout à fait disparates, ils ne peuvent coexister dans la même puissance que si l’un est la raison de l’autre. Alors, en effet, ils peuvent exister ensemble, car ils sont d’une certaine façon un unique mouvement ; ainsi, quand on recherche quelque chose pour une fin, on recherche en même temps la fin et le moyen ; et semblablement, quand on fuit ce qui s’oppose à la fin, on recherche la fin en même temps que l’on fuit le contraire. Et semblablement, la volonté se meut vers Dieu en même temps qu’elle hait le péché, car il est contre Dieu.

 

 

2° De tels mouvements du libre arbitre regardent la volonté, non l’irascible et le concupiscible ; et cela parce que leur objet est quelque chose d’intelligible, non quelque chose de sensible. Cependant on les trouve parfois attribués à l’irascible et au concupiscible, en tant que la volonté elle-même est appelée irascible et concupiscible, à cause de la ressemblance de l’acte. Et dans ce cas, la contrition peut être attribuée à la fois au concupiscible, en tant que l’homme hait le péché, et à l’irascible, en tant qu’il s’irrite contre le péché, se proposant d’en tirer vengeance.

 

 

3°, 4° & 5° On voit dès lors clairement la solution des troisième, quatrième et cinquième arguments.

 

 

6° La volonté ne se meut pas en même temps à la poursuite de choses contraires ; mais elle peut se mouvoir en même temps à la fuite de l’un et à la poursuite de l’autre, surtout si la poursuite de l’un est la raison de la fuite de l’autre.

 

7° La grâce est donnée à celui qui est digne, non en sorte que l’on soit suffisamment digne avant d’avoir la grâce, mais parce que, du fait même qu’elle est donnée, elle rend l’homme digne ; il est donc digne de la grâce en même temps qu’il a la grâce.

 

 

8° Pour qu’une forme soit reçue successivement en un sujet, ce n’est pas son plus ou moins d’intensité dans le sujet qui fait quelque chose, mais le plus ou moins d’intensité de la forme contraire ou du terme opposé. Or la privation de la grâce ne reçoit le plus ou le moins que par accident, en raison de sa cause, comme on l’a déjà dit ; voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que la grâce soit reçue successivement dans le sujet. Si elle diminuait en intensité dans le sujet, cela pourrait contribuer à ce que la grâce soit abandonnée successivement ; mais la grâce ne diminue pas en intensité dans le même sujet ; voilà pourquoi elle n’est ni abandonnée successivement, attendu qu’elle-même ne diminue pas en intensité, ni introduite successivement, puisque sa privation ne diminue pas en intensité.

 

9° La solution ressort de ce qui précède : car on ne dit pas que la mutation est en un instant en ce sens que ses deux termes existeraient au même instant, comme on l’a dit.

 

10° Le fieri (la venue à l’être) d’une réalité permanente peut se prendre de deux façons. D’abord proprement ; et dans ce cas, on dit qu’une réa­lité advient, tant que dure le mouvement dont le terme est la génération de la réalité ; et ainsi, dans les réalités permanentes, ce qui advient n’existe pas, mais le fieri de la réalité existe à travers la succession, suivant ce que dit le Philosophe au sixième livre de la Physique : « ce qui advient, advenait et adviendra ». Ensuite, le fieri se dit improprement : de la sorte, on dit d’une chose qu’elle advient, au premier instant où elle est advenue ; et cela parce que cet instant, en tant qu’il est le terme du temps antérieur où elle advenait, s’appro­prie ce qui est dû au temps antérieur. Et dans ce cas, il n’est pas vrai que ce qui advient n’est pas, mais il est vrai qu’il existe maintenant pour la première fois, et avant cela, n’existait pas ; et c’est ainsi qu’il faut comprendre que, pour les choses qui adviennent subitement, le fieri et l’être accompli sont simultanés.

 

11° Le mouvement n’est pas pris ici en tant qu’il est un passage de la puissance à l’acte, car dans ce cas il est mesuré par le temps ; mais « mouvement du libre arbitre » désigne son opération même, qui est l’acte du parfait, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; et ainsi, il peut avoir lieu en un instant, tout comme l’être parfait est en un instant.

 

 

12° À l’instant où l’homme est justifié, il est nécessaire qu’il ait une contrition non pas de chaque péché en particulier, mais de tous en général, la contrition spéciale de chaque péché ayant lieu avant ou après.

 

 

 

13° Après que l’homme est tombé dans la faute, il ne peut y avoir de médium entre la grâce et la faute, car la faute n’est ôtée que par la grâce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit plus haut ; et la grâce n’est perdue que par la faute ; quoiqu’il y ait eu avant la faute un état intermédiaire entre la grâce et la faute, suivant l’opinion de certains.

 

 

 

14° Il ne faut pas admettre de dernier instant en lequel la faute a existé, mais un dernier temps, comme on l’a dit plus haut.

 

Et videtur quod non.

 

Impossibile enim est eiusdem potentiae simul et semel esse plures motus ; sicut nec una materia simul et semel est sub formis diversis disparatis. Sed in iustificatione impii requiritur duplex motus liberi arbitrii, ut ex dictis [art. 4 et 5 huius quaest.] patet. Ergo iustificatio impii non potest esse in instanti.

 

 

Sed dicebat quod illi duo motus sunt diversarum potentiarum : nam motus liberi arbitrii in Deum est concupiscibilis ; motus autem liberi arbitrii in peccatum, cum sit quaedam detestatio peccati, est in irascibili. – Sed contra : detestari est idem quod odire. Sed odium est in concupiscibili, sicut et amor, secundum philosophum in II Top. [cap. 7 (113 a 33)]. Ergo detestari non est in irascibili.

 

 

Praeterea, irascibilis et concupiscibilis, secundum Damascenum [cf. De fide II, 12], sunt partes sensibilis appetitus. Sed sensibilis appetitus non se extendit nisi in bonum quod est ei conveniens, vel in eius contrarium : huiusmodi autem non sunt ipse Deus, et peccatum sub ratione peccati in quantum est detestabile. Ergo non pertinent isti motus ad concupiscibilem et irascibilem, sed ad voluntatem ; et sic sunt unius potentiae.

 

Sed dicebat quod motus liberi arbitrii in Deum est motus fidei, qui ad intellectum pertinet ; contritio autem pertinet ad voluntatem, cuius est de peccato dolere ; et sic non sunt unius potentiae. – Sed contra : secundum Augustinum [In Ioh. ev. tract. XXVI, n. 2], credere non potest homo nisi volens. Ergo, licet in credendo requiratur actus intellectus, nihilominus requiritur ibi actus voluntatis ; et sic relinquitur quod duo motus eiusdem potentiae ad iustificationem impii requiruntur.

Praeterea, eiusdem est moveri a termino et ad terminum. Sed detestari peccatum est moveri a termino ; moveri autem in Deum est moveri ad terminum. Ergo contritio, quae est peccati detestatio, est eiusdem potentiae cuius est motus in Deum ; et sic non possunt esse simul.

 

 

Praeterea, nihil movetur simul ad diversos et contrarios terminos. Sed Deus et peccatum sunt diversi et contrarii termini. Ergo anima non potest simul in Deum et in peccatum moveri ; et sic idem quod prius.

 

 

Praeterea, gratia non datur nisi digno. Sed quamdiu aliquis est sub

iectus culpae, non est dignus gratia. Ergo oportet quod prius expellatur culpa quam infundatur gratia. Et sic iustificatio, quae haec duo includit, non est in instanti.

 

Praeterea, forma quae recipit magis et minus, successive, ut videtur, debet in subiecto fieri ; sicut forma quae non recipit magis et minus, recipitur subito in subiecto, ut patet de formis substantialibus. Sed gratia intenditur in subiecto. Ergo videtur quod successive introducatur : et ita infusio gratiae non est in instanti : et per consequens, nec iustificatio impii.

 

Praeterea, sicut in qualibet mutatione, ita in iustificatione impii necesse est ponere duos terminos : scilicet terminum a quo, et terminum ad quem. Sed cuiuslibet mutationis duo termini sunt incontingentes, id est qui non possunt simul esse. Ergo in iustificatione impii includuntur duo quae se habent secundum prius et posterius. Et ita iustificatio impii est successiva, et non in instanti.

 

Praeterea, nihil quod prius est in fieri quam in facto esse, fit in instanti. Sed gratia prius est in fieri quam in facto esse. Igitur infusio gratiae non est in instanti ; et sic idem quod prius. Probatio mediae. In permanentibus, quod fit, non est ; cum vero factum est, iam est. Sed gratia est permanentium. Si ergo simul fit et facta est, simul est et non est ; quod est impossibile.

 

 

 

Praeterea, omnis motus est in tempore. Sed in iustificatione impii requiritur quidam motus liberi arbitrii. Ergo iustificatio impii fit in tempore ; et ita non in instanti.

 

 

Praeterea, ad iustificationem impii requiritur contritio de peccatis. Sed quando aliquis multa peccata commisit, non potest de omnibus peccatis in eodem instanti conteri nec cogitare. Ergo iustificatio impii non potest esse in instanti.

 

Praeterea, quandocumque inter extrema mutationis est aliquod medium, mutatio est successiva, non momentanea. Sed inter culpam et gratiam est aliquid medium ; scilicet status naturae conditae. Ergo iustificatio impii est mutatio successiva.

 

Praeterea, culpa et gratia non sunt simul in anima. Ergo instans in quo ultimo culpa inest, est aliud ab instanti in quo primo gratia inest. Sed inter quaelibet duo instantia cadit tempus medium. Ergo inter expulsionem culpae et infusionem gratiae cadit tempus medium. Sed iustificatio utrumque horum includit. Ergo iustificatio est in tempore, et non in instanti.

 

 

Sed contra. Iustificatio impii est quaedam spiritualis illuminatio. Sed illuminatio corporalis fit in instanti, non in tempore. Cum ergo spiritualia sint simpliciora corporalibus et minus tempori subiecta, videtur quod iustificatio impii sit in instanti.

 

 

Praeterea, quanto aliquod agens est potentius, tanto in minori tempore suum effectum producit. Sed actor iustificationis est Deus, qui est infinitae virtutis. Ergo iustificatio est in instanti.

 

Praeterea, in libro de Causis [prop. et comm. 31] dicitur, quod substantiae spiritualis, cuiusmodi est anima, et substantia et actio est in momento aeternitatis, et non in tempore.

 

Praeterea, in eodem instanti in quo est dispositio completa in materia, est et forma. Sed motus liberi arbitrii, qui in iustificatione requiritur, est dispositio completa ad gratiam. Ergo in eodem instanti in quo sunt illi motus, est gratia.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod iustificatio impii est in instanti. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod quando dicitur aliqua mutatio esse in instanti, non intelligitur quod duo termini eius sint in instanti : hoc enim est impossibile, cum omnis mutatio sit inter terminos oppositos, per se loquendo ; sed intelligitur quod transitus de uno termino in alium est in instanti : quod quidem in aliquibus oppositis contingit, in aliquibus non contingit.

Quando enim inter terminos motus est accipere aliquod medium, oportet quod transitus de uno termino in alium sit successivus, quia medium est in quod primo mutatur quod movetur continue, quam in ultimum ; ut patet per philosophum in V Phys. [l. 5 (226 b 23)] : et intelligo medium per qualemcumque distantiam ab extremis, sive sit distantia in situ, sicut in motu locali ; sive sit distantia secundum rationem quantitatis, sicut in motu augmenti et diminutionis ; sive secundum rationem formae, ut in alteratione ; et hoc, sive illud medium sit alterius speciei, sicut pallidum inter album et nigrum ; sive eiusdem speciei, sicut minus calidum inter magis calidum et frigidum.

 

Quando vero inter duos terminos mutationis vel motus non potest esse medium aliquo praedictorum modorum, tunc transitus de uno termino in alterum non est in tempore, sed in instanti. Hoc autem est quando duo termini motus vel mutationis sunt affirmatio et negatio, sive privatio et forma. Nam inter affirmationem et negationem nullo modo est medium ; neque inter privationem et formam circa proprium susceptibile. Et hoc dico per modum quo aliquid alterius speciei est medium inter extrema. Sed per modum quo aliquid est medium secundum intensionem et remissionem, etsi non possit esse medium per se, potest tamen esse medium per accidens. Nam negatio sive privatio, per se loquendo, non intenditur neque remittitur ; sed per accidens secundum suam causam potest considerari aliqua eius intensio vel remissio : ut dicatur magis esse caecus ille qui habet oculum erutum, quam ille qui habet aliquem pannum in oculo, ex eo quod causa caecitatis est efficacior. Sic igitur accipiendo huiusmodi mutationes secundum proprios terminos, per se loquendo, oportet eas esse instantaneas, et non in tempore ; sicut est illuminatio, generatio et corruptio, et alia huiusmodi. Accipiendo vero eas quantum ad causas suorum terminorum, potest in eis considerari successio ; sicut patet in illuminatione. Nam quamvis aer subito transeat de tenebris ad lumen, tamen causa tenebrositatis successive tollitur, scilicet absentia solis, qui per motum localem successive fit praesens : et sic illuminatio est terminus motus localis, et est indivisibilis, sicut et quilibet terminus continui.

Dico igitur, quod extrema iustificationis sunt gratia et privatio gratiae, inter quae non cadit medium circa proprium susceptibile : unde oportet quod transitus de uno in alterum sit in instanti, quamvis causa huius privationis successive tollatur ; vel secundum quod homo cogitando disponit se ad gratiam, vel saltem secundum quod tempus praeterit postquam Deus se gratiam daturum praeordinavit ; et sic gratiae infusio fit in instanti. Et quia expulsio culpae est formalis effectus gratiae infusae, inde est quod tota iustificatio impii in instanti est. Nam forma et dispositio ad formam completam et abiectio alterius formae, totum est in instanti.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum quod, quando sunt duo motus omnino disparati, non possunt esse simul in eadem potentia, nisi unum sit ratio alterius. Tunc enim simul esse possunt, quia quodammodo sunt unus motus ; sicut cum aliquis appetit aliquid propter finem, simul appetit finem et id quod est ad finem ; et similiter cum aliquis fugit illud quod est fini repugnans, simul appetit finem et fugit contrarium. Et similiter voluntas simul movetur in Deum et odit peccatum, quia est contra Deum.

 

Ad secundum dicendum, quod huiusmodi motus liberi arbitrii ad voluntatem pertinent, non ad irascibilem et concupiscibilem ; et hoc ideo quia obiectum eorum est aliquid intelligibile, non aliquid sensibile. Inveniuntur tamen aliquando attribui irascibili et concupiscibili, in quantum voluntas ipsa dicitur irascibilis et concupiscibilis propter similitudinem actus. Et tunc contritio potest attribui et concupiscibili in quantum homo odit peccatum, et irascibili in quantum contra peccatum irascitur, vindictam de eo sumere proponens.

 

Et per hoc patet solutio ad tertium, ad quartum et ad quintum.

 

 

 

Ad sextum dicendum, quod voluntas non movetur simul ad contraria prosequenda : sed simul potest moveri ad unum fugiendum et aliud prosequendum et praecipue si prosecutio unius sit ratio fugae alterius.

 

Ad septimum dicendum, quod gratia datur digno, non ita quod aliquis sit sufficienter dignus antequam gratiam habeat ; sed quia ex hoc ipso quod datur, facit hominem dignum : unde simul est dignus gratia et gratiam habens.

 

Ad octavum dicendum, quod ad hoc quod aliqua forma successive recipiatur in subiecto, nihil operatur intensio vel remissio eius in subiecto, sed intensio vel remissio formae contrariae vel oppositi termini. Privatio autem gratiae non suscipit magis vel minus nisi per accidens ratione suae causae, ut iam dictum est [in corp. art.] : et ideo non oportet quod gratia successive recipiatur in subiecto. Si autem in subiecto remitteretur, posset hoc aliquid conferre ad hoc quod successive gratia abiiceretur. Sed gratia non remittitur in eodem subiecto : et ideo nec successive abiicitur, propter hoc quod ipsa non remittitur ; nec successive inducitur, propter hoc quod eius privatio non remittitur.

 

Ad nonum patet solutio ex praedictis : nam non ideo dicitur mutatio esse in instanti, quia duo termini eius sint in eodem instanti, ut dictum est [in corp. art.].

 

Ad decimum dicendum, quod fieri alicuius rei permanentis potest accipi dupliciter. Uno modo proprie ; et sic dicitur res fieri quamdiu durat motus, cuius terminus est rei generatio : et sic quod fit non est in permanentibus ; sed fieri rei est per successionem, secundum quod philo­sophus dicit in VI Phys. [l. 8 (237 b 9 et 19)] : quod fit, fiebat et fiet. Alio modo dicitur fieri improprie, ut scilicet dicatur aliquid fieri in illo instanti in quo primo factum est ; et hoc ideo quia illud instans, in quantum est terminus prioris temporis in quo fiebat, usurpat sibi hoc quod priori tempori debetur. Et sic non est verum quod id quod fit non est ; sed quod nunc primo est, et ante hoc non erat ; et sic est intelligendum quod in his quae fiunt subito, simul est fieri et factum esse.

 

 

 

Ad undecimum dicendum, quod motus non accipitur hic secundum quod est exitus de potentia in actum, sic enim tempore mensuratur ; sed accipitur motus liberi arbitrii pro ipsa eius operatione, quae est actus perfecti, ut dicitur in III de Anima [l. 12 (431 a 7)] ; et ita potest esse in instanti, sicut et perfectum esse est in instanti.

 

Ad duodecimum dicendum, quod in illo instanti quo homo iustificatur, non requiritur quod sit contritio specialiter de singulis peccatis, sed generaliter de omnibus, contritione speciali de singulis peccatis praecedente vel subsequente.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod postquam homo in culpam incidit, non potest esse medium inter gratiam et culpam, quia culpa non aufertur nisi per gratiam, ut ex supradictis patet : nec gratia perditur nisi per culpam ; quamvis ante culpam esset status medius inter gratiam et culpam, secundum quorumdam opinionem.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod non est accipere ultimum instans in quo culpa fuit, sed ultimum tempus, ut supra [art. 2] dictum est.

 

 

 

l

 

 

 

 

 

Question 29 ─ LA GRÂCE DU CHRIST

 

 

LA QUESTION PORTE

SUR LA GRÂCE DU CHRIST.

 

Article 1 : Y a-t-il dans le Christ une grâce créée ?

Article 2 : La grâce habituelle est-elle requise pour que la nature humaine soit unie au Verbe dans la Personne ?

Article 3 : La grâce du Christ est-elle infinie ?

Article 4 : La grâce de chef [de l’Église] convient-elle au Christ selon sa nature humaine ?

Article 5 : Une grâce habituelle est-elle requise dans le Christ pour qu’il soit chef [de l’Église] ?

Article 6 : Le Christ a-t-il pu mériter ?

Article 7 : Le Christ a-t-il pu mériter pour d’autres ?

Article 8 : Le Christ a-t-il pu mériter au premier instant de sa conception ?

Quaestio est

de gratia Christi.

 

Et primo quaeritur, utrum in Christo sit gratia creata.

Secundo utrum ad hoc quod natura humana verbo uniretur in persona, requiratur habitualis gratia.

Tertio utrum gratia Christi sit infinita.

Quarto utrum gratia capitis Christo conveniat secundum humanam naturam.

Quinto utrum in Christo requiratur habitualis gratia ad hoc quod sit caput.

Sexto utrum Christus mereri potuit.

Septimo utrum Christus aliis mereri potuit.

Octavo utrum Christus in primo instanti suae conceptionis mereri potuit.

 

Plan de cette question (voir aussi l’analyse au tome I, p. 105)

 

La grâce du Christ :

     grâce créée (art. 1)

     Une grâce habituelle est requise par convenance à l’union au Verbe (2)

     Essentiellement finie, elle est infinie selon la notion de grâce (3)

     Le Christ est chef (ou tête) de l’Église selon ses deux natures (4)

     Sa grâce est dite « grâce de chef de l’Église »

         en tant qu’elle conduit les autres au salut (5)

 

Le mérite du Christ :

     Il put mériter (6)

     Il put satisfaire pour toute la nature (7)

     Rien n’empêche qu’il ait mérité au premier instant de sa conception (8)


 

 

LIEUX PARALLÈLES

 

Art. 1 : Super Sent. III, d. 13, q. 1, a. 1 ; Comp. theol. cap. 213-214 ; Lect. super Ioh., cap. 3, l. 6 ; Sum. Th. III, q. 7, a. 1.

 

Art. 2 : Super Sent. III, d. 2, q. 2, a. 2, qc. 1 et 2 et d. 13, q. 3, a. 1 ; Quodl. IX, q. 2, a. 1, ad 3 ; Comp. theol. cap. 214 ; Sum. Th. III, q. 2, a. 10 et q. 6, a. 6.

 

Art. 3 : Super Sent. I, d. 17, q. 2, a. 4, ad 3 et d. 44, a. 3, ad 2 ; ibid. III, d. 13, q. 1, a. 2, qc. 2 ; Comp. theol. cap. 215 ; Lect. super Ioh., cap. 3, l. 6 ; Sum. Th. III, q. 7, a. 11.

 

Art. 4 : Super Sent. III, d. 13, q. 2, a. 1 ; Super Cor. I, cap. 11, l. 1 ; Super Eph., cap. 1, l. 8 ; Super Coloss., cap. 1, l. 5 ; Comp. theol. cap. 214 ; Sum. Th. III, q. 8, a. 1.

 

Art. 5 : Super Sent. III, d. 13, q. 3, a. 2, qc. 1 et 2 ; Sum. Th. III, q. 8, a. 5.

 

Art. 6 : Super Sent. III, d. 18, a. 2-6 ; Comp. theol. cap. 231 ; Sum. Th. III, q. 19, a. 3.

 

Art. 7 : Super Sent. II, d. 20, q. 2, a. 3 ad 3 et III, d. 18, a. 6, qc. 1 ; Comp. theol. cap. 231 ; Sum. Th. I-II, q. 114, a. 6 ; ibid. III, q. 19, a. 4 et q. 48, a. 1.

 

Art. 8 : Super Sent. III, d. 18, a. 3 ; Sum. Th. III, q. 34, a. 3.

 

 

Article 1 - Y A-T-IL DANS LE CHRIST UNE GRÂCE CRÉÉE ?

(Et primo quaeritur utrum in Christo sit gratia creata.)

 

 

Il semble que non.

 

1° L’homme est appelé fils adoptif en vertu d’une grâce créée. Or le Christ, d’après les saints, ne fut pas fils adoptif. Il n’a donc pas eu une grâce créée.

 

 

2° Là où la réalité est unie par l’essence, l’union par ressemblance n’est pas nécessaire ; par exemple, la connaissance requiert l’union du sujet connaissant à la réalité connue, et cependant, lorsque des choses sont dans l’âme par leur essence,

il ne leur est pas nécessaire, pour être connues, d’y être par une ressemblance. Or Dieu est réellement uni à l’âme du Christ par l’essence, dans l’unité de la Personne. Il n’est donc pas exigé qu’il lui soit uni par la grâce, qui est une union par ressemblance.

 

 

3° Nous n’avons pas besoin de la grâce pour les choses que nous pouvons obtenir par nos principes naturels. Or le Christ pouvait parvenir à la gloire par ce qui lui était naturel : en effet, il est le Fils naturel, et s’il est Fils, il est aussi héritier. Puis donc que la grâce est infusée aux âmes pour qu’elles obtiennent la gloire, il semble que le Christ n’ait pas eu besoin d’une grâce créée.

 

4° Le sujet peut être pensé sans l’accident. Or, si la grâce fut dans le Christ, elle fut un accident. Le Christ peut donc être pensé sans la grâce. Donc, ainsi entendu, ou bien la vie éternelle lui est due, ou bien non.

Si oui, la grâce lui sera donc ajoutée

inutilement ; et si non, alors, puisque la vie éternelle est due aux fils adoptifs du fait même qu’ils sont fils, il semble que la filiation adoptive l’emporterait sur la filiation naturelle, ce qui est aberrant.

 

 

5° Ce qui est bon par essence n’a pas besoin d’une bonté participée. Or le Christ est bon par essence, car il est vrai Dieu. Il n’a donc pas besoin de la grâce, qui est une bonté participée.

 

 

6° La bonté incréée surpasse plus la bonté de la grâce que la lumière du soleil ne surpasse celle d’une bougie. Or celui qu’assiste la lumière du soleil n’a pas besoin de celle d’une bougie. Puis donc que la bonté incréée assista le Christ en vertu de l’union, il semble qu’il n’ait pas eu besoin de la grâce.

 

 

7° L’union de la divinité au Christ, ou bien lui suffit, ou bien non. Si non, l’union susdite fut imparfaite ; et si elle suffit, l’ajout de la grâce serait donc superflu. Or rien n’est trouvé superflu dans les œuvres de Dieu. Le Christ n’a donc pas eu de grâce créée.

 

 

8° Celui qui sait par une connaissance plus noble, par exemple par un moyen terme démonstratif, n’a pas besoin de connaître la même chose par une connaissance moins noble, par exemple par un moyen terme probable. Or le Christ était bon par une très noble bonté, la bonté incréée. Il n’a donc pas eu besoin d’être bon par une bonté moins noble, la bonté créée.

 

9° L’instrument n’a pas besoin d’un habitus pour son opération, surtout si l’agent dont il est l’instrument a une puissance parfaite. Or l’humanité du Christ est comme un instrument de la divinité qui lui est unie, comme dit saint Jean Damascène au troisième livre. Puis donc que la puissance divine est très parfaite, il semble que l’huma­nité du Christ n’ait pas eu besoin de la grâce.

 

 

10° À celui qui a la plénitude de tout bien, il n’est pas nécessaire de rien ajouter. Or l’âme du Christ eut la plénitude de tout bien par le fait même que le Verbe, en qui se trouve le trésor de tout bien, lui était uni. Il ne fut donc pas nécessaire de lui surajouter la bonté de la grâce.

 

 

11° Ce par quoi une chose devient meilleure est plus noble qu’elle. Or aucune créature n’est plus noble que l’âme unie au Verbe. Donc, par aucune grâce créée l’âme du Christ n’a pu devenir meilleure ; c’est donc en vain que la grâce créée serait en elle.

 

12° Il y a deux images de Dieu en nous, comme on le déduit de la Glose à propos de ce passage du psaume 4, v. 7 : « La lumière de votre visage, Seigneur, a été empreinte sur nous comme un signe. » L’une, celle de la création, réside dans l’âme en son essence unique et ses trois puissances ; l’autre, celle de la recréation, se prend de la lumière de la grâce. Donc, ou bien l’image de la grâce est plus semblable à Dieu que l’image de l’âme du Christ, ou bien non. Si elle est plus semblable à Dieu, la grâce est donc une plus noble créature que l’âme du Christ ; et si elle n’est pas plus semblable, elle ne permettrait donc pas à l’âme du Christ de s’approcher davantage de la conformité de Dieu, alors que c’est pour cela seul que la grâce est infusée à l’âme ; la grâce serait donc placée inutilement dans l’âme du Christ.

13° Si des effets sont opposés, ils auront aussi des causes opposées : en effet, de même que l’agrégation et la désagrégation de la vision s’opposent l’une à l’autre, de même la blancheur et la noirceur. Or la filiation naturelle, dont le principe est la naissance éternelle, est opposée à la filiation adoptive, dont le principe est l’infusion de la grâce. La grâce infuse est donc, elle aussi, opposée à la naissance éternelle. Puis donc que la naissance éternelle convient au Christ, il semble que la grâce ne lui ait pas été infusée.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Jn 1, 14 : « Nous l’avons vu plein de grâce et de vérité. » Or il y eut dans le Christ une science créée, à laquelle appartient la vérité. Il y eut donc aussi une grâce créée.

 

2) Le mérite requiert la grâce. Or le Christ a mérité pour lui et pour nous, comme disent les saints. Le Christ a donc eu la grâce créée, car il n’appartient pas au Créateur de mériter.

 

3) Le Christ fut en même temps voyageur et compréhenseur. Or la perfection du voyageur est la grâce créée. Le Christ eut donc la grâce créée.

 

4) Puisque l’âme du Christ est parfaite, il ne lui a manqué aucune perfection existant en d’autres. Or les autres âmes de saints ont non seulement la perfection de la nature, mais encore celle de la grâce. L’une et l’autre perfection fut donc dans le Christ.

 

5) La grâce est au voyageur ce que la gloire est au compréhenseur. Or, dans le Christ, qui était voyageur et compréhenseur, il y eut une gloire créée, car il jouissait de la divinité par un acte créé. Il y eut donc en lui une grâce créée.

 

Réponse :

 

Il est nécessaire d’admettre dans le Christ une grâce créée. Et la raison de cette nécessité peut se prendre de la considération suivante. Il peut y avoir deux unions de l’âme à Dieu : l’une selon l’être en une seule Personne, et cette union appartient uniquement à l’âme du Christ ; l’autre selon l’opération, union commune à tous ceux qui connaissent et aiment Dieu. La première union sans la seconde ne suffit pas pour avoir la béatitude, car pas même Dieu ne serait bienheureux s’il ne se connaissait ni ne s’aimait : en effet, il n’aurait pas de plaisir en lui-même, ce qui est requis pour la béatitude. Donc, pour que l’âme du Christ soit bienheureuse, en plus de l’union de l’âme au Verbe en la Personne est requise l’union selon l’opération, c’est-à-dire que l’âme voie Dieu dans son essence et jouisse de cette vision. Or cela dépasse la puissance naturelle de n’importe quelle créature, et ne convient qu’à Dieu selon sa nature. Il est donc nécessaire que soit ajouté à l’âme du Christ, au-dessus de sa nature, quelque chose par quoi elle soit ordonnée à la béatitude susdite ; et c’est ce que nous appelons la grâce. Il est donc nécessaire d’admettre dans l’âme du Christ une grâce créée.

 

Et cela fait clairement ressortir la fausseté d’une certaine opinion qui affirmait que la grâce habituelle n’était pas dans la partie supérieure de l’âme du Christ, mais que [cette partie supérieure] était immédiatement unie au Verbe, et que d’une telle union la grâce dérivait sur les puissances inférieures. Car, si l’on parle de l’union dans la Personne, non seulement la partie supérieure de l’âme du Christ, mais aussi toute l’âme est unie au Verbe. Et si l’on parle de l’union par l’opération, cette union requiert la grâce habituelle, comme on l’a dit.

 

Réponse aux objections :

 

1° Les choses qui sont de nature à convenir à la personne en raison d’elle-même ne peuvent se dire du Christ, si elles sont en opposition aux propriétés de la Personne éternelle, qui seule est en lui ; comme on le voit bien pour le nom de créature. Mais celles qui ne sont de nature à convenir à la personne qu’en raison de la nature ou d’une partie de la nature, peuvent se dire du Christ quoiqu’elles soient en opposition à la Personne éternelle, et ce à cause de la dualité des natures : ainsi souffrir, mourir, et les autres choses de ce genre. Or la filiation regarde d’abord la personne, au lieu que la grâce ne regarde la personne qu’en raison de l’âme, qui est une partie de la nature. Voilà pourquoi la filiation adoptive ne convient nullement au Christ, mais il lui convient d’avoir la grâce.

 

 

2° Cet argument vaut quand l’union par l’essence et l’union par ressemblance sont ordonnées à la même chose. Or il n’en est pas ainsi dans le cas présent, car l’union réelle de la divinité à l’âme du Christ est ordonnée à l’unité de la Personne, mais l’union par ressemblance de grâce, à la jouissance de la béatitude.

 

 

3° La béatitude est naturelle au Christ selon la nature divine, mais non selon la nature humaine ; aussi a-t-il besoin pour cela de la grâce.

 

 

 

4° Si l’on affirme que l’âme du Christ n’a pas la grâce, alors la béatitude incréée conviendra au Christ en tant qu’il est Fils naturel, mais non la béatitude créée, qui est due aux fils adoptifs.

 

 

5° Le Christ est bon par essence selon sa nature divine, mais non selon sa nature humaine ; et quant à cette nature, il a besoin d’une participation de la grâce.

 

 

 

6° La lumière du soleil et celle de la bougie sont ordonnées à la même chose, mais non l’union de la divinité à l’âme du Christ dans la Personne et l’union par la grâce ; il n’en va donc pas de même.

 

7° L’union de la divinité à l’âme du Christ suffit pour ce qu’il est ; cependant il ne s’ensuit pas que l’union de la grâce soit superflue, car elle est ordonnée à autre chose.

 

8° La science plus noble et la science moins noble sont ordonnées à la même chose, c’est-à-dire à la connaissance de la réalité ; mais il n’en est pas ainsi dans le cas présent ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

9° Il y a deux instruments : l’un, inanimé, est agi et n’agit pas – par exemple une hache –, et un tel instrument n’a pas besoin d’habitus ; l’autre, animé – par exemple un serviteur –, agit et est agi, et celui-là a besoin d’un habitus ; et l’humanité de Dieu est un tel instrument.

 

 

10° À l’âme du Christ était unie la plénitude de tout bien en raison même de l’union

personnelle du Verbe ; non toutefois formellement, mais personnellement ; aussi avait-elle besoin d’être formellement déterminée par la grâce.

 

11° Absolument parlant, aucune créature n’est meilleure que l’âme unie personnellement au Verbe, mais rien n’empêche qu’une créature le soit à un certain point de vue : en effet, de même que la couleur fut plus noble que son corps à un certain point de vue, à savoir en tant qu’elle en était l’acte, de même la grâce du Christ est meilleure que son âme en tant qu’elle en est la perfection.

 

12° La grâce est plus semblable [à Dieu] à quelque égard, dans la mesure où elle se rapporte à l’âme du Christ comme l’acte à la puissance, et sous cet aspect l’âme du Christ était conformée à Dieu par la grâce ; mais à d’autres égards l’âme elle-même est plus semblable [que la grâce], c’est-à-dire quant aux propriétés naturelles en lesquelles elle imite Dieu.

 

 

13° Il faut répondre comme au premier argument.

 

Et videtur quod non.

 

Homo enim dicitur per gratiam creatam filius adoptivus. Sed Christus, secundum sanctos, non fuit filius adoptivus. Ergo non habuit gratiam creatam.

 

Praeterea, ubi est coniunctio rei per essentiam, non est necessaria coniunctio per similitudinem ; sicut ad cognoscendum requiritur unio cognoscentis ad rem cognitam ; et tamen quando aliqua sunt in anima per sui essentiam, non est necessarium ad cognitionem quod sint in ea per similitudinem. Sed Deus est animae Christi unitus per essentiam realiter in unitate personae. Ergo non requiritur quod uniatur per gratiam, quae est unio per similitudinem.

 

Praeterea, ad ea quae possumus per nostra naturalia, non indigemus gratia. Sed Christus poterat pervenire ad gloriam per id quod erat sibi naturale : est enim filius naturalis ; et si filius, et haeres. Cum ergo gratia infundatur mentibus ad consequendam gloriam, videtur quod Christus gratia creata non indiguerit.

 

Praeterea, subiectum potest sine accidente intelligi. Sed gratia, si fuit in Christo, accidens fuit. Potest ergo Christus intelligi sine gratia. Sic ergo intellecto, aut ei debetur vita aeterna, aut non. Si sic, ergo frustra addetur ei gratia : si autem non, cum filiis adoptivis vita aeterna debeatur ex hoc ipso quod sunt filii, videtur quod filiatio adoptionis praeponderet filiationi naturali ; quod est inconveniens.

 

Praeterea, quod est bonum per essentiam, non indiget bonitate participata. Sed Christus est bonus per essentiam, quia est verus Deus. Ergo non indiget gratia, quae est bonitas participata.

 

Praeterea, plus superat bonitas increata bonitatem gratiae quam lumen solis, lumen candelae. Sed ille cui adest lumen solis, non indiget lumine candelae. Ergo, cum Christo affuerit bonitas increata per unionem, videtur quod non indiguerit gratia.

 

Praeterea, unio divinitatis ad Christum aut sufficit ei, aut non. Si non, praedicta unio imperfecta fuit ; si autem sufficit, ergo appositio gratiae superflueret. Nihil autem in operibus Dei superfluum invenitur. Ergo Christus creatam gratiam non habuit.

 

Praeterea, qui scit aliquid notitia nobiliori, utpote per medium demonstrativum, non indiget ut cognoscat idem notitia minus nobili, utpote per medium probabile. Sed Christus erat bonus bonitate nobilissima, scilicet bonitate increata. Ergo non indiguit ut esset bonus bonitate minus nobili, scilicet bonitate creata.

 

Praeterea, instrumentum non indiget habitu ad suam operationem ; praecipue si agens cuius est instrumentum, sit perfectae virtutis. Sed humanitas Christi est sicut instrumentum divinitatis sibi unitae, ut Damascenus dicit in III libro [De fide III, 15 et 19]. Cum ergo virtus divina sit perfectissima, videtur quod humanitas Christi gratia non indiguerit.

 

Praeterea, habenti plenitudinem omnis boni, nihil superaddi est necesse. Sed anima Christi omnis boni plenitudinem habuit ex hoc ipso quod verbum fuit sibi unitum, in quo est thesaurus omnis boni. Ergo non fuit necessarium quod superadderetur bonitas gratiae.

 

Praeterea, id quo aliquid fit melius est nobilius eo. Sed nulla creatura est nobilior anima verbo unita. Ergo per nullam gratiam creatam anima Christi potest fieri melior : frustra igitur in ea creata gratia esset.

 

Praeterea, duplex est imago Dei in nobis, ut habetur ex Glossa [P. Lombardi, PL 191, 88 B], super illud, Psalm. IV, 7 : signatum est super nos lumen vultus tui, Domine : una creationis, quae consistit in mente secundum unam essentiam et tres potentias : alia recreationis, quae attenditur secundum lumen gratiae. Aut ergo imago gratiae est Deo similior quam imago mentis Christi, aut non. Si est Deo similior : ergo gratia est nobilior creatura quam anima Christi ; si vero non est similior : ergo per eam mens Christi non propinquius accederet ad Dei conformitatem, ad quod solum gratia menti infunditur. Frustra igitur gratia in anima Christi poneretur.

 

Praeterea, si effectus sunt repugnantes, et causas repugnantes habebunt : sicut enim congregatio et disgregatio visus ad invicem repugnant, ita albedo et nigredo. Sed filiatio naturalis cuius principium est nativitas aeterna, repugnat filiationi adoptionis, cuius principium est infusio gratiae. Ergo et gratia infusa repugnat nativitati aeternae. Cum ergo nativitas aeterna Christo conveniat, videtur quod gratia ei infusa non sit.

 

 

 

Sed contra. Ioannis I, 14 dicitur : vidimus eum plenum gratiae et veritatis. Sed in Christo fuit scientia creata, ad quam pertinet veritas. Ergo et gratia creata.

 

Praeterea, meritum requirit gratiam. Sed Christus meruit sibi et nobis, ut sancti dicunt. Ergo Christus habuit gratiam creatam : nam creatoris non est mereri.

 

Praeterea, Christus fuit simul viator et comprehensor. Sed perfectio viatoris est gratia creata. Ergo Christus gratiam creatam habuit.

 

Praeterea, nulla perfectio animae Christi defuit quae aliis insit, cum sit perfectissima. Sed aliae sanctorum animae non solum habent perfectionem naturae, sed gratiae. Ergo utraque perfectio fuit in Christo.

 

Praeterea, sicut se habet gloria ad comprehensorem, ita gratia ad viatorem. Sed in Christo, qui erat viator et comprehensor, fuit gloria creata, quia per actum creatum divinitate fruebatur. Ergo fuit in eo gratia creata.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod necesse est ponere in Christo gratiam creatam. Cuius ratio necessitatis hinc sumi potest, quod animae ad Deum duplex potest esse coniunctio : una secundum esse in una persona, quae singulariter est animae Christi ; alia secundum operationem, quae est communis omnibus cognoscentibus et amantibus Deum. Prima quidem coniunctio sine secunda ad beatitudinem non sufficit : quia nec ipse Deus beatus esset, si se non cognosceret et amaret : non enim in seipso delectaretur, quod ad beatitudinem requiritur. Ad hoc ergo quod anima Christi sit beata, praeter unionem ipsius ad verbum in persona, requiritur unio per operationem ; ut sci­licet videat Deum per essentiam,

et videndo fruatur. Hoc autem excedit naturalem potentiam cuiuslibet creaturae, soli autem Deo secundum naturam suam conveniens est. Opor­tet igitur supra naturam animae Christi aliquid sibi addi, per quod ordinetur ad praedictam beatitudinem ; et hoc dicimus gratiam. Unde necesse est in anima Christi gratiam creatam ponere.

Ex quo patet falsitas cuiusdam opinionis, quae posuit, in superiori parte animae Christi gratiam habitualem non esse, sed immediate uniri verbo, et ex tali unione effluere gratiam in inferiores vires. Nam si loquatur de unione in persona, non solum pars superior animae Christi unitur verbo, sed tota anima. Si

autem loquatur de unione per

operationem, ad hanc requiritur habitualis gratia, ut dictum est.Ad primum ergo dicendum, quod illa quae nata sunt personae convenire ratione sui ipsius, non possunt dici de Christo, si habent repugnantiam ad proprietates personae aeternae, quae sola in eo est ; sicut patet de hoc nomine creatura. Ea vero quae non sunt nata convenire personae nisi ratione naturae vel partis naturae, possunt dici de Christo quamvis habeant repugnantiam ad personam aeternam ; et hoc propter dualitatem naturarum ; sicut pati et mori, et alia huiusmodi. Filiatio autem per prius respicit personam ; gratia autem non respicit personam nisi ratione mentis, quae est pars naturae. Et ideo filiatio adoptionis nullo modo convenit Christo : convenit tamen ei gratiam habere.

 

Ad secundum dicendum, quod ratio illa procedit quando unio per essentiam et per similitudinem ad idem ordinantur. Hoc autem non est in proposito : nam realis unio divinitatis ad animam Christi ordinatur ad unitatem personae ; unio autem per similitudinem gratiae, ad fruitionem beatitudinis.

 

Ad tertium dicendum, quod beatitudo est naturalis Christo secundum naturam divinam, non autem secundum humanam ; et ideo ad hoc indiget gratia.

 

 

Ad quartum dicendum, quod si ponatur anima Christi non habere gratiam, tunc Christo conveniet beati­tudo increata in quantum est filius naturalis ; non autem beatitudo creata, quae debetur filiis adoptivis.

 

Ad quintum dicendum, quod Christus secundum divinam naturam est bonus per essentiam ; non autem secundum humanam naturam ; et quantum ad hanc indiget participatione gratiae.

 

Ad sextum dicendum, quod lumen solis et candelae ad idem ordinantur, non autem unio divinitatis ad animam Christi secundum personam et per gratiam : et ideo non est simile.

 

Ad septimum dicendum, quod unio divinitatis ad animam Christi sufficit ad hoc quod est ; non tamen sequitur quod unio gratiae superfluat, quia ad aliud ordinatur.

 

Ad octavum dicendum, quod scientia nobilior et ignobilior ad idem ordinantur, scilicet ad cognitionem rei ; non autem ita est in proposito ; unde ratio non sequitur.

 

Ad nonum dicendum, quod duplex est instrumentum : quoddam inanimatum, quod agitur et non agit, ut securis : et tale non indiget habitu ; quoddam vero animatum, ut servus, quod agit et agitur : et hoc indiget habitu. Et tale instrumentum est humanitas divinitatis.

 

Ad decimum dicendum, quod animae Christi unita erat plenitudo omnis boni ex ipsa personali verbi

unione : non tamen formaliter, sed

personaliter ; et ideo indigebat informari per gratiam.

 

Ad undecimum dicendum, quod anima unita verbo personaliter nulla creatura est melior simpliciter loquendo, sed secundum quid nihil prohibet : sicut enim eius corpore nobilior fuit color secundum quid, prout scilicet erat actus eius ; ita et anima Christi melior est gratia eius, in quantum est perfectio ipsius.

 

 

Ad duodecimum dicendum, quod gratia est similior quantum ad aliquid, in quantum comparatur ad animam Christi ut actus ad potentiam : et secundum hoc per gratiam anima Christi Deo conformabatur ; sed quantum ad alia ipsa mens est similior, scilicet quantum ad naturales proprietates, in quibus Deum imitatur.

 

Ad decimumtertium dicendum sicut ad primum.

 

 

 

 

 

Article 2 - LA GRÂCE HABITUELLE EST-ELLE REQUISE POUR QUE LA NATURE HUMAINE SOIT UNIE AU VERBE DANS LA PERSONNE ?

(Secundo quaeritur utrum ad hoc quod humana natura verbo uniretur in persona,

requiratur habitualis gratia.)

 

 

Il semble que non.

 

1° On doit penser la substance dans l’être de son suppôt avant de penser tout accident inhérent à elle. Or, par l’union de la nature humaine avec le Verbe, la nature humaine est établie dans l’être de son suppôt. Puis donc que la grâce est un accident, il semble que l’union de la nature humaine au Verbe doive être pensé avant la grâce, et ainsi, la grâce n’est pas requise pour l’union.

 

2° La nature humaine est assumable par le Verbe en tant qu’elle est rationnelle. Or cela ne lui est pas donné par la grâce. La grâce ne la dispose donc pas à l’union.

 

 

3° L’âme est infusée au corps afin qu’elle soit perfectionnée en lui [cf. II Super Sent., dist. 23, qu. 2, art. 2, arg. 4] par la science et les vertus, comme le montre le Maître au deuxième livre des Sentences, dist. 1. Or l’âme du Christ est unie au Verbe avant d’être unie au corps, sinon il s’ensuivrait qu’un suppôt aurait été assumé : car, par l’union de l’âme au corps, est constitué un suppôt. On doit donc penser l’union de l’âme du Christ au Verbe avant de penser la grâce en l’âme. Et ainsi, la grâce ne dispose pas à l’union susdite.

 

 

4° Entre la nature et le suppôt ne s’inter­pose aucun accident. Or la nature humaine est unie au Verbe comme à son suppôt. La grâce ne vient donc pas là comme un intermédiaire qui disposerait.

 

5° La nature humaine est unie au Verbe non seulement par l’âme, mais aussi par le corps. Or le corps ne peut pas recevoir la grâce. La grâce n’est donc pas exigée comme une disposition intermédiaire pour l’union de la nature humaine au Verbe.

 

 

 

6° Comme dit saint Augustin dans sa Lettre à Volusien, « dans les faits merveilleux, toute la raison du fait est la puissance de celui qui fait ». Or l’union de la nature humaine à la nature divine est au-dessus de tous les faits merveilleux. Il n’est donc pas nécessaire d’imaginer quelque disposition du côté du fait, mais la puissance de celui qui fait suffit, et ainsi, aucune grâce intermédiaire n’est requise.

 

En sens contraire :

 

1) Saint Augustin dit que tout ce qui convient au Fils de Dieu par nature, convient au Fils de l’homme par grâce. Or être Dieu convient au Fils de Dieu par nature. Cela convient donc aussi au Fils de l’homme par grâce. Or cela lui convient en vertu de l’union. La grâce est donc requise pour l’union.

 

2) L’union dans la Personne est plus éminente que l’union par la fruition. Or la grâce est requise pour cette seconde union. Donc pour la première aussi.

 

Réponse :

 

Que la grâce habituelle soit requise pour l’union susdite, cela peut s’entendre de deux façons.

 

D’abord dans le sens d’un principe causant. Et ainsi, soutenir que l’union dans le Christ a été faite par la grâce rappelle l’hérésie de Nestorius, qui affirmait que l’humanité, dans le Christ, n’était pas unie au Verbe autrement que par une parfaite ressemblance de grâce.

 

Ensuite dans le sens d’une disposition. Deux modes sont alors possibles : soit dans le sens d’une disposition de nécessité, soit dans le sens d’une disposition de convenance. De nécessité d’abord, comme la chaleur ou la raréfaction est une disposition à la forme du feu ; car une matière ne peut être la matière propre du feu que si on la considère accompagnée de chaleur et de raréfaction. De convenance ensuite, comme la beauté est une certaine disposition au mariage.

 

Donc, certains disent que la grâce habituelle est une disposition par mode de nécessité, comme si elle faisait que la nature humaine pût être assumée. Mais cela ne semble pas vrai, car la grâce est la fin de l’assomption plutôt qu’une disposition à l’assomption. En effet, saint Jean Damascène dit que le Christ a assumé la nature humaine pour la guérir, et cette guérison a lieu, bien sûr, par la grâce, donc la grâce habituelle se conçoit dans le Christ plus comme l’effet de l’union que comme une préparation à l’union. Et cela est signifié en Jn 1, 14 : « Nous l’avons vu comme Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité », comme si la plénitude de grâce convenait au Christ du fait même qu’il est le Fils unique du Père par l’union.

 

 

Et par conséquent, la grâce habituelle ne se conçoit comme disposition à l’union que par mode de convenance. Et de cette façon, la grâce habituelle peut être appelée « grâce d’union » ; quoiqu’il soit plus approprié et plus conforme à l’intention des saints de comprendre par l’expression « grâce d’union » le fait même d’être dans la Personne du Verbe, don qui a été conféré à la nature humaine sans mérites précédents ; et pour ce don, la grâce habituelle n’est

pas requise, au lieu qu’elle l’est pour la fruition, qui consiste en une opération : car l’habitus n’est pas un principe d’être, mais d’opération.

 

Réponse aux objections :

 

Elle apparaît dès lors clairement.

 

Et videtur quod non.

 

Prius enim est intelligere substantiam in esse suppositi, quam aliquod accidens ei inhaerens. Sed per unionem humanae naturae cum verbo constituitur humana natura in esse suppositi. Cum ergo gratia sit accidens, videtur quod prius sit intelligere unionem humanae naturae ad verbum quam gratiam ; et ita gratia non requiritur ad unionem.

 

Praeterea, humana natura est assumptibilis a verbo in quantum est rationalis. Hoc autem non datur sibi per gratiam. Ergo per gratiam non disponitur ad unionem.

 

Praeterea, anima ad hoc infunditur corpori ut in ea [sic] perficiatur scientia et virtutibus ; ut patet per Magistrum, in 2 dist. II libri Sentent. [dist. 1, cap. 6]. Sed per prius unitur verbo quam corpori anima Christi ; alias sequeretur quod suppositum esset assumptum : nam ex unione animae ad corpus constituitur suppositum. Ergo prius est intelligere unionem animae Christi ad verbum quam sit intelligere gratiam in ipsa. Et sic gratia ad unionem praedictam non disponit.

 

Praeterea, inter naturam et suppositum non cadit aliquod accidens medium. Sed natura humana unitur verbo sicut supposito. Non ergo cadit ibi gratia sicut medium disponens.

 

Praeterea, natura humana unitur verbo non solum secundum animam, sed etiam secundum corpus. Corpus autem non est gratiae susceptivum. Ergo ad unionem humanae naturae ad verbum non exigitur gratia sicut dispositio media.

 

 

Praeterea, sicut dicit Augustinus in epistola ad Volusian. [Epist. 137, cap. 2], in his quae mirabiliter fiunt, tota ratio facti est potentia facientis. Sed unio humanae naturae ad divinam est super omnia mirabiliter facta. Ergo non oportet ex parte facti aliquam dispositionem ponere, sed sufficit potentia facientis, et sic non requiritur aliqua gratia media.

 

 

 

Sed contra. Est quod Augustinus dicit, quod quidquid convenit filio Dei per naturam, convenit filio hominis per gratiam. Sed esse Deum convenit filio Dei per naturam. Ergo et filio hominis convenit per gratiam. Convenit autem ei per unionem. Ergo ad unionem requiritur gratia.

 

Praeterea, excellentior est unio in persona quam per fruitionem. Sed ad hanc secundam unionem requiritur gratia. Ergo et ad primam.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod habitualem gratiam ad unionem praedictam requiri, potest intelligi dupliciter.

Uno modo per modum principii causantis. Et sic ponere unionem in Christo esse factam per gratiam, sonat haeresim Nestorii, qui ponebat non aliter humanitatem esse in Christo verbo unitam nisi secundum perfectam similitudinem gratiae.

 

Alio modo per modum dispositionis. Et hoc potest esse dupliciter : vel secundum modum dispositionis necessitatis, vel congruitatis. Necessitatis quidem, sicut calor est dispositio ad formam ignis, vel raritas : quia materia non potest esse propria materia ignis, nisi intelligatur cum calore et raritate. Congruitatis vero, sicut pulchritudo est quaedam dispositio ad matrimonium.

 

 

Dicunt ergo quidam, quod gratia habitualis est dispositio per modum necessitatis, quasi faciens humanam naturam esse assumptibilem. Sed istud non videtur. Nam gratia magis est finis assumptionis quam dispositio ad assumptionem. Dicit enim Damascenus [cf. De fide III, 18], quod Christus ad hoc assumpsit humanam naturam, ut eam curaret, quae quidem curatio est per gratiam ; unde gratia habitualis in Christo magis intelligitur ut effectus unionis quam ut praeparatio ad unionem. Et hoc significatur Ioan. I, 14 : vidimus eum quasi unigenitum a patre, plenum gratiae et veritatis ; quasi ex hoc ipso plenitudo gratiae Christo conveniat quod est unigenitus patris per unionem.

Et sic habitualis gratia non intelligitur dispositio ad unionem nisi per modum congruitatis. Et per hunc modum habitualis gratia potest dici gratia unionis, quamvis convenientius, et magis secundum intentionem sanctorum, gratia unionis intelligatur ipsum esse in persona verbi, quod humanae naturae absque meritis praecedentibus collatum est ; ad quod non requiritur gratia habitualis, sicut ad fruitionem, quae in operatione consistit ; nam habitus non est principium essendi, sed operandi.

Et per hoc patet solutio ad obiecta.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 3 - LA GRÂCE DU CHRIST EST-ELLE INFINIE ?

(Tertio quaeritur utrum gratia Christi sit infinita.)

 

 

Il semble que oui.

 

1° Tout ce qui est fini est mesuré. Or la grâce du Christ n’est pas mesurée, car l’Esprit n’a pas été donné au Christ avec mesure, comme il est dit en Jn 3, 34. La grâce du Christ est donc infinie.

 

 

2° Dieu peut rendre n’importe quoi plus grand que n’importe quelle chose finie ; or Dieu n’aurait pas pu donner au Christ une grâce plus grande, comme dit le Maître au troisième livre, dist. 13. La grâce du Christ est donc infinie.

 

3° [Le répondant] disait que, par là, le Maître n’entend pas que Dieu ne pourrait pas faire une grâce plus grande, mais que l’âme du Christ ne pouvait pas en recevoir une plus grande : en effet, toute sa capacité était remplie de grâce. En sens contraire : saint Augustin dit au livre sur la Nature du bien que le bien consiste en un mode, une espèce et un ordre, et que « là où ces trois sont grands, le bien est grand ; où ils sont petits, le bien est petit ». Donc, autant une créature croît en bonté, autant son mode croît aussi, et par conséquent la mesure de sa capacité est augmentée ; car le mode suit la mesure, comme dit saint Augustin au quatrième livre sur la Genèse au sens littéral. Et par conséquent, plus la grâce est accrue, plus est accrue la capacité dans l’âme du Christ.

 

 

4° Anselme, en son livre Pourquoi un Dieu-homme, prouve qu’il était nécessaire que Dieu s’incarnât, car la satisfaction pour la nature humaine ne pouvait se faire que par un mérite infini, qui ne peut être celui d’un pur homme. D’où il ressort que le mérite du Christ homme fut infini. Or la cause du mérite est la grâce. La grâce du Christ est donc infinie, car d’une cause finie ne peut sortir un effet infini.

 

 

5° La charité du voyageur peut s’accroître à l’infini car, quelque progrès que l’homme fasse en cette vie, il peut toujours progresser davantage. Si donc la grâce du Christ était finie, la grâce d’un autre homme pourrait croître au point de dépasser la grâce du Christ ; et ainsi, celui-là serait meilleur que le Christ ; ce qui est aberrant.

 

 

6° Ou la capacité de l’âme du Christ est finie, ou elle est infinie. Si elle est infinie et que toute sa capacité est pleine, il a alors une grâce infinie ; et si elle est finie, Dieu pouvant rendre n’importe quoi plus grand que n’importe quelle chose finie, il peut donc faire une capacité plus grande que celle de l’âme du Christ, et ainsi, il peut faire un meilleur Christ, ce qui est absurde.

 

 

7° [Le répondant] disait que Dieu, autant qu’il dépend de lui, pourrait faire une capacité plus grande, mais que la créature ne pourrait pas en recevoir une plus grande. En sens contraire : la meilleure créature est à une distance infinie de Dieu. Il y a donc une infinité de degrés intermédiaires entre Dieu et la meilleure créature ; et ainsi, Dieu peut faire une bonté ou une capacité meilleure que n’importe quelle bonté ou capacité créée.

 

8° Rien de fini n’a de pouvoir sur des infinis. Or la grâce du Christ avait pouvoir sur des infinis : en effet, elle avait pouvoir sur le salut d’une infinité d’hommes, et sur l’abolition d’une infinité de péchés. La grâce du Christ était donc infinie.

 

En sens contraire :

 

1) Rien de créé n’est infini, sinon la créature égalerait le Créateur. Or la grâce du Christ était une chose créée. Elle était donc finie.

 

2) Il est dit en Sag. 11, 21 : « Vous avez tout réglé avec mesure, avec nombre et avec poids. » Or aucun infini n’a un poids et une mesure déterminés. Tout ce qui a été fait par Dieu est donc fini ; et par suite, la grâce n’est pas infinie.

 

Réponse :

 

Cette question est introduite à l’occasion des paroles qui se lisent en Jn 3, 34 : « Dieu ne donne pas l’Esprit avec mesure » ; saisir le sens de ces paroles est donc nécessaire pour considérer la vérité de la présente question.

 

 

Le sens des paroles citées peut tout d’abord se présenter comme suit : il est dit que l’Esprit n’a pas été donné au Christ avec mesure, parce que le Saint-Esprit, qui est infini en lui-même, a rempli le Christ par la grâce. Mais ce sens n’est pas conforme à l’intention de la lettre, car les paroles ci-dessus sont introduites pour distinguer entre le Christ d’une part, et Jean et tous les saints d’autre part, comme la Glose le dit au même endroit. Or selon le sens susmentionné, le Christ ne diffère pas en cela des créatures, car à la fois le Saint-Esprit, troisième Personne dans la Trinité, est infini en lui-même, et il habite en n’importe lequel d’entre les saints.

 

Aussi un autre sens est-il fourni par la Glose : il consiste à référer ces paroles à la génération éternelle selon laquelle le Père a donné au Fils une nature infinie, en sorte que « Esprit » désigne la nature divine spirituelle ; c’est pourquoi la Glose dit au même endroit : « Le Fils est aussi grand que le Père ; en effet, il a engendré un Fils qui lui est égal. » Mais ce sens ne s’accorde pas aux paroles qui suivent, car l’Écriture ajoute : « Le Père aime le Fils », comme si la dilection du Père pour le Fils était comprise comme la raison de la donation susdite. Et l’on ne peut pas dire que la dilection soit la raison de la génération éternelle, puisque la dilection personnelle vient plutôt de la génération, et que la dilection essentielle regarde la volonté ; or on ne doit pas accorder que le Père a engendré le Fils par volonté.

 

Et c’est pourquoi une autre interprétation est donnée dans la Glose : elle consiste à se référer à l’union du Verbe à la nature humaine. En effet, le Verbe même de Dieu, qui est la divine Sagesse, est communiqué à chaque créature selon une mesure déterminée, en tant que Dieu a répandu des signes de sa Sagesse à travers toutes ses œuvres, suivant ce passage de Eccli. 1, 10 : « Il l’a répandue » – la Sagesse – « sur toutes ses œuvres, ainsi que sur toute chair, selon le partage qu’il en a fait, et il l’a donnée libéralement à ceux qui l’aiment. » Mais dans le Christ, le Verbe lui-même est uni à la nature humaine pleinement, sans mesure, si bien qu’en ce sens, l’Esprit qui n’est pas donné avec mesure signifie le Verbe de Dieu lui-même ; c’est pourquoi la Glose dit au même endroit : « De même que le Père a engendré un Verbe plein et parfait, de même c’est plein et parfait que le Verbe est uni à la nature humaine. » Mais ce sens non plus ne concorde pas entièrement avec les paroles qui suivent. En effet, l’action de donner, à laquelle se réfèrent les paroles précédentes, est montrée dans la suite du texte comme étant adressée au Fils : « Le Père aime le Fils, et il lui a mis toutes choses entre les mains. » Or par l’union, rien n’est donné au Fils, mais il est donné à l’homme d’être le Fils.

 

Aussi les paroles susdites semblent-elles concerner au sens propre la grâce habituelle, en laquelle on montre que le Saint-Esprit fut donné à l’âme du Christ, l’union qui faisait de cet homme le Fils de Dieu étant présupposée. Or cette grâce, si nous parlons dans l’absolu, était finie ; mais elle était infinie d’une certaine façon.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que le fini et l’infini se comprennent de la quantité, comme le montre le Philosophe au premier livre de la Physique. Or il y a deux quantités : la dimensive, que l’on considère selon l’extension ; et la virtuelle, qui se prend de l’intensité ; en effet, la vertu d’une réalité est sa perfection, suivant ce passage du Philosophe au septième livre de la Physique : « Chaque chose est parfaite lorsqu’elle atteint sa propre vertu. » Et ainsi, la quantité virtuelle de chaque forme se prend du mode de sa perfection. Or l’une et l’autre quantité se différencie en de nombreuses autres : car sous la quantité dimensive sont contenus la longueur, la largeur, la profondeur et le nombre en puissance. La quantité virtuelle, quant à elle, se distingue en autant de quantités qu’il y a de natures ou de formes ; et c’est le mode de leur perfection qui fait toute la mesure de cette quantité. Or il arrive que ce qui est fini suivant une quantité soit infini suivant une autre. En effet, on peut concevoir une surface finie en largeur et infinie en longueur. Cela est encore évident si l’on prend une quantité dimensive et une autre virtuelle. En effet, si l’on conçoit un corps blanc infini, la blancheur ne sera pas pour cela infinie intensivement, mais seulement extensivement et par accident ; en effet, on pourra trouver quelque chose de plus blanc. La même chose n’est pas moins claire si l’une et l’autre quantité est virtuelle. Car en un seul et même sujet la quantité virtuelle peut se prendre de diverses raisons, parmi celles qui sont prédiquées de ce sujet ; par exemple, en l’appelant « étant », on considère en lui la quantité virtuelle quant à la perfection de l’être ; et en l’appelant « sensible », on considère en lui la quantité virtuelle à partir de la perfection du sentir ; et de même pour les autres raisons. Donc, quant à la notion d’être, ne peut être infini que ce en quoi toute la perfection de l’être est incluse, perfection qui peut varier en une infinité de modes différents. Et de cette façon, Dieu seul est infini par essence, car son être n’est pas limité à une perfection déterminée, mais il inclut en lui-même tout mode de perfection auquel la notion d’entité peut s’étendre, et c’est pourquoi il est lui-même infini dans son essence. Or cette infinité ne peut convenir à aucune créature, car l’être de n’importe quelle créature est limité à la perfection de son espèce propre. Si donc on conçoit une âme sensitive qui aurait en elle-même tout ce qui peut concourir à la perfection du sentir de quelque façon que ce soit, cette âme sera certes finie dans son essence, car son être est limité à quelque perfection de l’être, à savoir la perfec-

tion sensible, que surpasse la perfection

intelligible ; cependant elle serait infinie selon la notion de sensibilité, car sa sensibilité ne serait limitée à aucun mode d’être déterminé.

 

 

 

Et je dis semblablement, concernant la grâce habituelle du Christ, qu’elle est finie dans son essence, car son être est limité à quelque espèce d’étant, c’est-à-dire à la notion de grâce, mais qu’elle est infinie suivant cette même notion de grâce : en effet, bien que la perfection de quelqu’un quant à la grâce puisse être considérée en une infinité de modes, aucun d’eux ne manqua au Christ, mais il eut en lui la grâce selon toute la plénitude et la perfection auxquelles peut s’étendre la notion de cette espèce qu’est la grâce. Et la Glose mentionne manifestement ce sens au même endroit, lorsqu’elle dit : « Dieu donne l’Esprit aux hommes avec mesure ; au Fils il ne donne pas avec mesure, mais, de même qu’il a engendré son Fils de tout soi-même, de même il a donné tout son Esprit à son Fils incarné, non de façon particulière ni par subdivision, mais universellement et généralement. » Et saint Augustin dit dans sa Lettre à Dardanus que le Christ est la tête en laquelle sont tous les sens, mais que dans les saints il n’y a pour ainsi dire que le toucher : à eux l’Esprit est donné avec mesure. Ainsi donc, il faut répondre que la grâce du Christ fut finie quant à son essence, mais infinie selon la perfection de la notion de grâce.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° La solution ressort donc de ce qui a été dit.

 

2° La grâce est finie quant à son essence, mais infinie selon la notion de grâce. En effet, Dieu peut faire une essence meilleure que n’est celle de la grâce, mais il ne peut rien faire de mieux dans le genre de la grâce, puisque la grâce du Christ inclut tout ce à quoi la notion de grâce peut s’étendre.

 

 

3° Par « capacité de la créature », on entend la puissance de réceptivité qui est en elle. Or la créature a deux puissances pour recevoir : l’une naturelle, qui peut être entièrement remplie, car elle ne s’étend qu’aux perfections naturelles ; l’autre est la puissance obédientielle, par laquelle elle peut recevoir quelque chose de Dieu ; et une telle capacité ne peut être remplie, car quoi que Dieu fasse concernant la créature, elle demeure encore en puissance à recevoir de lui. Quant au mode, qui croît lorsque croît la bonté, il suit la mesure de la perfection reçue plutôt que la mesure de la capacité de recevoir.

 

 

 

4° La forme est le principe de l’acte. Or il est impossible, pour autant qu’elle a l’être en acte, que d’une forme dont l’essence est finie procède une action infinie en intensité. Et c’est pourquoi le mérite du Christ ne fut pas infini quant à l’intensité de l’acte : en effet, il aimait et connaissait de façon finie ; mais il eut une certaine infinité par la circonstance de sa Personne, qui était d’une dignité infinie. En effet, plus celui qui s’humilie est grand, plus son humilité est louable.

 

 

5° Bien que la charité ou la grâce du voyageur puisse s’accroître à l’infini, elle ne peut cependant jamais parvenir à égaler la grâce du Christ. En effet, que quelque chose de fini puisse, par un accroissement continu, atteindre une autre chose finie, si grande soit-elle, cela est vrai si l’on prend la même notion de quantité pour les deux choses finies, comme par exemple si nous comparons une ligne à une autre, ou une blancheur à une autre, mais non si l’on prend différentes notions de quantité. Et cela se voit bien dans la quantité dimensive : en effet, une ligne peut toujours s’accroître en longueur, jamais elle ne parviendra à la largeur d’une surface. Et cela se voit semblablement dans la quantité virtuelle ou intensive : la connaissance de celui qui connaît Dieu par ressemblance peut bien augmenter, jamais elle ne peut égaler la connaissance du compréhenseur, qui voit Dieu dans son essence. Et de même, la charité du voyageur ne peut égaler la charité du compréhenseur : en effet, on n’est pas disposé envers les choses présentes comme on l’est envers les absentes. De même, la grâce qu’un homme possède selon une participation particulière peut bien croître, jamais elle ne peut égaler la grâce du Christ, dont la plénitude est universelle.

6° La capacité de l’âme du Christ est finie, et Dieu peut faire une capacité plus grande ; et il peut faire une créature meilleure que n’est l’âme du Christ, si par la pensée on la sépare du Verbe. Cependant il ne s’ensuit pas qu’il puisse faire un meilleur Christ, car le Christ tient sa bonté d’autre chose, c’est-à-dire de son union au Verbe, et de ce côté sa bonté ne peut pas être pensée plus grande.

 

7° On voit dès lors clairement la solution du septième argument.

 

8° L’âme du Christ tient de la circonstance de sa Personne un pouvoir sur les infinis, et par là son mérite a de l’infinité, comme on l’a déjà dit.

 

Et videtur quod sic.

 

Omne enim finitum est mensuratum. Sed gratia Christi non est mensurata, quia spiritus datus est Christo non ad mensuram, ut dicitur Ioan. III, 34. Ergo gratia Christi est infinita.

 

Praeterea, quolibet finito Deus potest quodlibet maius facere. Sed Deus non potuisset maiorem gratiam dare Christo, ut Magister dicit, III libro, dist. 13. Ergo gratia Christi est infinita.

 

Sed dicebat quod hoc non dicitur pro tanto quod Deus non posset maiorem gratiam facere, sed quia anima Christi non poterat maiorem recipere ; erat enim tota capacitas eius gratia repleta. – Sed contra : Augustinus dicit in libro de Natura boni [cap. 3], quod bonum consistit in modo, specie et ordine ; et ubi haec tria magna sunt, ibi magnum bonum est ; ubi parva, parvum. Ergo secundum hoc quod crescit creatura aliqua in bonitate, secundum hoc et modus eius crescit, et per consequens eius capacitatis mensura ampliatur ; nam modus mensuram sequitur, ut Augustinus dicit IV super Genesim ad litteram [cap. 3]. Et ita, quanto plus augetur gratia, tanto plus augetur capacitas in anima Christi.

 

Praeterea, Anselmus in libro Cur Deus homo [II, 6], probat quod oportuit Deum incarnari, quia satisfactio pro natura humana non poterat fieri nisi per meritum infinitum, quod non potest esse hominis puri. Ex quo patet quod meritum hominis Christi fuit infinitum. Sed causa meriti est gratia. Ergo gratia Christi est infinita, quia a causa finita non potest egredi effectus infinitus.

 

Praeterea, caritas viatoris in infinitum augeri potest, quia quantumcumque homo in hac vita proficiat, semper potest in amplius proficere. Si ergo gratia Christi esset finita, gratia alterius hominis posset tantum crescere, quod esset maior gratia Christi : et sic ille esset melior Christo ; quod est inconveniens.

 

Praeterea, aut capacitas animae Christi est finita, aut infinita. Si infinita, et tota sua capacitas plena est ; ergo habet gratiam infinitam ; si autem sit finita, quolibet autem finito potest Deus quodlibet maius facere : ergo potest facere maiorem capacitatem quam habeat anima Christi, et sic potest facere meliorem Christum : quod est absurdum.

 

Sed dicebat quod Deus posset facere maiorem capacitatem quantum in

se est, sed creatura non posset maiorem recipere. – Sed contra : optima

creatura distat a Deo in infinitum. Ergo sunt infiniti gradus medii inter Deum et creaturam optimam ; et sic qualibet bonitate vel capacitate creata potest Deus facere meliorem.

 

 

 

Praeterea, nullum finitum potest super infinita. Sed gratia Christi poterat super infinita : poterat enim super salutem infinitorum hominum, et super abolitionem infinitorum peccatorum. Ergo gratia Christi erat infinita.

 

 

Sed contra. Nullum creatum est infinitum ; alias creatura creatori adaequaretur. Sed gratia Christi erat quid creatum. Ergo finita.

 

Praeterea, Sap. XI, 21, dicitur : omnia in pondere, numero et mensura disposuisti. Sed nullum infinitum habet pondus et mensuram determinatam. Ergo omnia quae sunt facta a Deo sunt finita ; et ita gratia non est infinita.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod quaestio ista introducitur occasione illorum verborum quae habentur Ioann. III, 34 : non ad mensuram dat Deus spiritum ; et ideo horum verborum intellectum accipere oportet, ad veritatem praesentis quaestionis considerandam.

Potest autem in primis occurrere talis intellectus verborum dictorum, ut dicatur spiritus non ad mensuram Christo datus, quia spiritus sanctus, qui in se est infinitus, Christum replevit per gratiam. Sed iste intellectus non est secundum intentionem litterae. Nam verba praemissa inducuntur ad distinguendum inter Christum et Ioannem et omnes sanctos, ut Glossa [ordin.], ibidem, dicit. Secundum autem intellectum praedictum Christus quantum ad hoc non differt a creaturis. Nam spiritus sanctus qui est tertia persona in Trinitate, et est in se infinitus, et quemlibet sanctorum inhabitat.

Et ideo ponitur in Glossa alius intellectus, ut praedicta verba referantur ad generationem aeternam, secundum quam pater dedit filio naturam infinitam, ut sic per spiritum spiritualis natura divina intelligatur ; unde dicit Glossa [ordin.], ibidem : ut tantus sit filius, quantus et pater ; aequalem enim sibi genuit filium. Sed hic sensus verbis sequentibus non concordat, quia subiungitur : pater diligit filium, ut quasi dilectio patris ad filium ratio praedictae donationis intelligatur. Nec potest dici quod dilectio sit ratio generationis aeternae, cum magis dilectio personalis ex generatione sit ; dilectio autem essentialis ad voluntatem pertinet. Non autem conceditur quod pater genuit filium voluntate.

Et ideo ponitur in Glossa alius intellectus, ut referatur ad unionem verbi ad humanam naturam. Ipsum enim Dei verbum, quod est divina sapientia, singulis creaturis secundum aliquam determinatam mensuram communicatur, in quantum Deus per omnia opera sua suae sapientiae sparsit indicia, secundum illud Eccli. I, 10 : effudit Deus illam, scilicet sapientiam, super omnia opera sua, et super omnem carnem, secundum datum suum, praebens illam diligentibus se. Sed humanae naturae in Christo ipsum verbum absque mensura plenarie est unitum, ut sic per spiritum qui non est ad mensuram datus, ipsum Dei verbum intelligatur ; unde Glossa [ordin.], ibidem, dicit : sicut pater plenum et perfectum genuit verbum, sic plenum et perfectum est unitum humanae naturae. Sed hic etiam intellectus sequentibus verbis non usquequaque concordat. Haec enim datio, de qua praemissa verba loquuntur, filio facta esse ostenditur cum subiungitur : pater diligit filium, et omnia dedit in manu eius. Per unionem autem non est aliquid datum filio, sed datum est homini ut sit filius.

 

Et ideo proprie praedicta verba videntur ad gratiam habitualem pertinere, in qua spiritus sanctus animae Christi datus esse ostenditur, praesupposita unione, per quam ille homo erat filius Dei. Haec autem gratia, simpliciter loquendo, finita erat ; sed quodammodo infinita.

 

Ad cuius evidentiam sciendum est, quod finitum et infinitum circa quantitatem intelliguntur, ut patet per philosophum in I Physic. [l. 3 (185 b 2)]. Est autem duplex quantitas : scilicet dimensiva, quae secundum extensionem consideratur ; et virtualis, quae attenditur secundum intensionem : virtus enim rei est ipsius perfectio, secundum illud philosophi in VII Physic. [cap. 3 (246 a 14)] : unumquodque perfectum est quando attingit propriae virtuti. Et sic quantitas virtualis uniuscuiusque formae attenditur secundum modum suae perfectionis. Utraque autem quantitas per multa diversificatur : nam sub quantitate dimensiva continetur longitudo, latitudo, et profundum, et numerus in potentia. Quantitas autem virtualis in tot distinguitur, quot sunt naturae vel formae ; quarum perfectionis modus totam mensuram quantitatis facit. Contingit autem id quod est secundum unam quantitatem finitum, esse secundum aliam infinitum. Potest enim intelligi aliqua superficies finita secundum latitudinem, et infinita secundum longitudinem. Patet etiam hoc, si accipiatur una quantitas dimensiva, et alia virtualis. Si enim intelligatur corpus album infinitum, non propter hoc albedo intensive infinita erit, sed solum extensive, et per accidens ; poterit enim aliquid albius inveniri. Patet nihilominus idem, si utraque quantitas sit virtualis. Nam in uno et eodem diversa quantitas virtualis attendi potest secundum diversas rationes eorum quae de ipso praedicantur ; sicut ex hoc quod dicitur ens, consideratur in eo quantitas virtualis quantum ad perfectionem essendi ; et ex hoc quod dicitur sensibilis, consideratur in eo quantitas virtualis ex perfectione sentiendi ; et sic de aliis. Quantum igitur ad rationem essendi, infinitum esse non potest nisi illud in quo omnis essendi perfectio includitur, quae in diversis infinitis modis variari potest. Et hoc modo solus Deus infinitus est secundum essentiam ; quia eius esse non limitatur ad aliquam determinatam perfectionem, sed in se includit omnem modum perfectionis, ad quem ratio entitatis se extendere potest, et ideo ipse est infinitus secundum essentiam. Haec autem

infinitas nulli creaturae competere potest : nam cuiuslibet creaturae esse est limitatum ad perfectionem

propriae speciei. Si ergo intelligatur aliqua anima sensibilis quae habeat in se quidquid potest concurrere ad perfectionem sentiendi qualitercumque, illa quidem anima erit finita secundum essentiam, quia esse suum est limitatum ad aliquam perfectionem essendi, scilicet sensibilem, quam excedit perfectio intelligibilis ; esset tamen infinita secundum rationem sensibilitatis, quia eius sensibilitas ad nullum determinatum modum essendi limitaretur.

Et similiter dico de gratia habituali Christi, quod est finita secundum essentiam, quia esse suum est limitatum ad aliquam speciem entis, scilicet ad rationem gratiae ; est tamen infinita secundum rationem gra­tiae : quia, cum infinitis modis possit considerari perfectio alicuius quantum ad gratiam, nullus eorum defuit Christo, sed habuit in se gratiam secundum omnem plenitudinem et perfectionem ad quam ratio huius speciei, quae est gratia, potest se extendere. Et hunc intellectum manifeste ponit Glossa [ordin.], ibidem, dicens : ad mensuram dat Deus spiritum hominibus : filio autem non ad mensuram ; sed sicut totum ex seipso genuit filium suum, ita incarnato filio suo totum spiritum suum dedit, non particulariter, nec per subdivisionem, sed universaliter et generaliter. Et Augustinus [Epist. 187, cap. 13] dicit ad Dardanum quod Christus est caput, in quo sunt omnes sensus ; sed in sanctis quasi solus tactus est, quibus datus est spiritus ad mensuram. Sic ergo dicendum est, quod gratia Christi fuit finita secundum essentiam, sed infinita fuit secundum perfectionem rationis gratiae.

 

 

 

Ad primum ergo patet solutio ex dictis.

 

Ad secundum dicendum, quod gratia est finita secundum essentiam, sed infinita secundum rationem gratiae. Potest enim Deus facere meliorem essentiam quam sit essentia gratiae, non tamen aliquid melius in genere gratiae ; cum gratia Christi omnia includat ad quae ratio gratiae se potest extendere.

 

Ad tertium dicendum, quod capacitas creaturae dicitur secundum potentiam receptibilitatis quae est in ipsa. Est autem duplex potentia creaturae ad recipiendum. Una naturalis, quae potest tota impleri ; quia haec non se extendit nisi ad perfectiones naturales. Alia est potentia obedientiae, secundum quod potest recipere aliquid a Deo ; et talis capacitas non potest impleri, quia quidquid Deus de creatura faciat, adhuc remanet in potentia recipiendi a Deo. Modus autem, qui crescente bonitate crescit, sequitur magis mensuram perfectionis receptae quam capacitatis ad recipiendum.

 

Ad quartum dicendum, quod forma est principium actus. Secundum autem quod habet esse in actu, non est possibile quod a forma cuius est essentia finita, procedat actio infinita secundum intensionem. Unde et meritum Christi non fuit infinitum secundum intensionem actus : finite enim diligebat et cognoscebat ; sed habuit quamdam infinitatem ex circumstantia personae, quae erat dignitatis infinitae. Quanto enim maior est qui se humiliat, tanto eius humilitas laudabilior est.

Ad quintum dicendum, quod quamvis caritas vel gratia viatoris in infinitum augeri possit, nunquam tamen potest pervenire ad aequalitatem gratiae Christi. Quod enim finitum aliquid per continuum augmentum possit attingere ad quantumcumque finitum, veritatem habet, si accipiatur eadem ratio quantitatis in utroque finito ; sicut si comparemus lineam ad lineam, vel albedinem ad albedinem ; non tamen si accipiatur alia et alia ratio quantitatis. Et hoc patet in quantitate dimensiva : quan­tumcumque enim linea augeatur in longum, nunquam perveniet ad latitudinem superficiei. Et similiter patet in quantitate virtuali vel intensiva : quantumcumque enim cognitio cognoscentis Deum per similitudinem proficiat, nunquam potest adaequari cognitioni comprehensoris, qui videt Deum per essentiam. Et similiter caritas viatoris non potest adaequari caritati comprehensoris : aliter enim aliquis afficitur ad praesentia, et aliter ad absentia. Similiter etiam quantumcumque crescat gratia alicuius hominis, qui gratiam secundum aliquam particularem participationem possidet, nunquam potest adaequare gratiam Christi, quae universaliter plena existit.

 

Ad sextum dicendum, quod capacitas animae Christi est finita, et potest Deus maiorem capacitatem facere, et meliorem creaturam quam sit anima Christi, si per intellectum separetur a verbo. Non tamen sequitur quod possit facere meliorem Christum, quia Christus habet ex alio bonitatem, scilicet ex unione ad verbum, ex qua parte eius bonitas maior intelligi non potest.

Et per hoc patet solutio ad septimum.

 

Ad octavum dicendum, quod ex circumstantia personae habet anima Christi quod possit super infinita, ex quo meritum eius habet infinitatem, ut prius dictum est [in corp. art.].

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 4 - LA GRÂCE DE CHEF [DE L’ÉGLISE] CONVIENT-ELLE AU CHRIST EN SA NATURE HUMAINE ?

(Quarto quaeritur utrum gratia capitis conveniat Christo secundum humanam naturam.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Il appartient à la tête d’influer sur les membres. Or le Christ en sa nature humaine n’influe pas sur les membres par cet influx spirituel qui concerne particulièrement les âmes, car, comme dit la Glose de saint Augustin à propos de Jn 5, 21, « c’est par le Verbe de Dieu que les âmes sont vivifiées, mais c’est par le Verbe fait chair que les corps sont vivifiés ». Le Christ en sa nature humaine n’est donc pas le chef de l’Église.

 

 

2° [Le répondant] disait que le Christ influe sur les âmes de façon effective par sa nature divine, mais de façon dispositive par sa nature humaine. En sens contraire : les ministres de l’Église, en tant qu’ils dispensent les sacrements, disposent à la vie

spirituelle, car un sacrement est cause

dispositive de la grâce. Or les ministres de l’Église ne sont pas appelés chefs de l’Église. Le Christ ne sera donc pas, lui non plus, appelé chef de l’Église en ce sens.

 

3° L’Église aurait existé même si l’homme n’avait pas péché, mais le Verbe de Dieu n’aurait pas assumé la nature humaine, comme dit une certaine glose à propos de ce passage de I Tim. 1, 15 : « Le Christ Jésus est venu en ce monde, etc. » Or l’Église ne peut exister sans chef. Le Christ en sa nature humaine n’est donc pas le chef de l’Église.

 

 

 

4° [Le répondant] disait que, sans le péché de l’homme, le Christ eût été le chef de l’Église en tant qu’il est le Verbe de Dieu et, après le péché, en tant qu’il est le Verbe fait chair. En sens contraire : il est requis, pour la pleine réparation du genre humain, que l’homme ne soit pas redevable de son salut à quelqu’un à qui il ne l’eût pas été auparavant ; et à cause de cela, comme le dit Anselme en son livre Pourquoi un Dieu-homme, la réparation n’a pas pu être accomplie par un ange. Or, si le Christ avant le péché avait été chef de l’Église seulement en tant qu’il est le Verbe, l’homme avant le péché n’aurait été redevable de son salut à aucune créature ; et après le péché il est redevable au Christ en sa nature humaine, si c’est en elle qu’il est chef de l’Église. Il semble donc que la pleine réparation du genre humain n’ait pas été accomplie ; ce qui est aberrant.

 

5° Les bons anges et les hommes appartiennent à une unique Église. Or une unique Église a un chef unique. Puis donc que le Christ n’est pas le chef des bons anges, qui n’ont jamais péché ni ne lui sont conformes en nature, il semble qu’il ne soit pas non plus le chef des hommes en sa nature humaine.

 

 

6° La tête est un membre du corps. Or le Christ, à ce qu’il semble, n’est pas un membre de l’Église, car être membre implique une certaine notion de part, et par conséquent une imperfection. Le Christ n’est donc pas le chef de l’Église.

 

 

7° Selon le Philosophe au troisième livre sur les Animaux, « le cœur est le principe des sens, du mouvement et de la vie ». Si donc un nom est dû au Christ en raison de son influence spirituelle, c’est celui de cœur plutôt que celui de chef ; d’autant plus que la tête reçoit du cœur, au lieu que le Christ ne reçoit d’aucun membre de l’Église.

 

 

 

8° L’Église est la réunion des fidèles. Or le Christ n’a pas eu la foi. Si donc le Christ est le chef de l’Église, la tête ne sera pas conforme aux membres, ce qui s’oppose à la notion de tête.

 

 

9° La tête ne vient pas après les membres. Or de nombreux membres de l’Église ont précédé le Christ. Le Christ n’est donc pas le chef de l’Église.

 

10° [Le répondant] disait que, bien que le Christ alors n’existât pas dans la nature, il existait cependant dans la foi des pères. En sens contraire : le Christ, en tant qu’il est le chef de l’Église, infuse la grâce aux membres de l’Église. Si donc, pour que soit accomplie la notion de chef, il suffit que le Christ existe dans la foi des croyants, il semble qu’il y ait eu une égale abondance de grâce dans l’Ancien et le Nouveau Testament, ce qui est faux.

11° Ce qui n’existe pas ne peut pas agir. Or le Christ, lorsqu’il existait seulement dans la foi des pères, n’avait pas l’existence en lui-même dans sa nature humaine. Il ne pouvait donc pas influer, et par conséquent ne pouvait pas être chef.

 

12° Toute proposition dont le sujet est quelque chose dans la raison et le prédicat quelque chose dans la nature, est fausse ; comme, par exemple, si l’on dit que le genre ou l’espèce court. Or le Christ, en tant qu’il est dans la foi, est signifié comme quelque chose dans la raison. Puis donc qu’être chef ou influer implique que l’on soit quelque chose dans la nature, il semble que la proposition suivante soit fausse : « Le Christ, en tant qu’il est dans la foi, est le chef de l’Église. »

 

13° Un corps unique a une tête unique. Or le Christ en sa divinité est le chef de l’Église. Il ne l’est donc pas en son humanité.

 

14° Une tête n’a pas de tête. Or le chef du Christ, c’est Dieu (I Cor. 11, 3). Le Christ n’est donc pas le chef de l’Église.

 

 

15° Il entre dans la notion de tête de posséder tous les sens qui sont dans le corps, comme dit saint Augustin dans sa Lettre à Dardanus. Or il est un sens spirituel qui est dans l’Église et non dans le Christ, à savoir la foi et l’espérance. Le Christ n’est donc pas le chef de l’Église.

 

 

16° À propos de ce passage de Éph. 1, 22 : « Il l’a donné pour chef à toute l’Église », la Glose dit : « Ils lui sont soumis comme à un chef duquel ils sont issus. » Or les hommes et les anges ne sont pas issus du Christ en sa nature humaine, mais en sa nature divine. Le Christ n’est donc pas le chef de l’Église en sa nature humaine, mais en sa nature divine.

 

 

 

17° Saint Augustin dit au livre des 83 Questions qu’éclairer les âmes est un acte qui convient à Dieu seul. Il ne convient donc pas au Christ en sa nature humaine. Le Christ en sa nature humaine n’est donc pas le chef de l’Église.

 

En sens contraire :

 

1) À propos de ce passage de Éph. 1, 22 : « Il l’a donné pour chef à toute l’Église », la Glose dit : « en son humanité ».

 

 

 

2) Entre la tête et le corps, il y a une union par conformité de nature. Or il n’y a pas de conformité entre le Christ et l’Église quant à la nature divine, mais quant à la nature humaine. Le Christ est donc le chef de l’Église en sa nature humaine.

 

Réponse :

 

« Chef » se dit dans les réalités spirituelles par une métaphore prise de la tête du corps naturel : donc, pour faire apparaître comment le Christ est le chef de l’Église, il faut considérer la relation entre la tête et les membres.

 

Or on trouve que la tête entretient deux relations avec les autres membres, à savoir une relation de distinction et une de conformité. Une de distinction, à trois points de vue : d’abord quant à la dignité, car la tête possède pleinement tous les sens, ce qui n’est pas le cas des autres membres. Ensuite, sous le rapport du gouvernement, car la tête gouverne et règle tous les autres membres dans leurs actes, tant par les sens extérieurs que par les sens internes, qui ont leur siège dans la tête. Enfin, sous le rapport de la causalité, car la tête infuse à tous les membres le sens et le mouvement ; et c’est pourquoi les médecins disent que les nerfs tirent leur origine de la tête, et de même pour tout ce qui relève des puissances de l’âme appréhensives et motrices. On trouve aussi trois conformités entre la tête et les membres. La première selon la nature, car la tête et les autres membres sont des parties d’une unique nature. La deuxième en raison de l’ordre : en effet, il y a une certaine union d’ordre entre la tête et les membres, en tant que les membres se secondent mutuellement, comme il est dit en I Cor. 12, 14 sqq. La troisième est en raison de la continuité, car la tête est liée aux autres membres dans le corps naturel.

 

Donc, suivant ces conformités et ces distinctions, le nom de chef est diversement attribué par métaphore à différents sujets. En effet, il en est qui ont entre eux une conformité selon la nature, et parmi eux le nom de chef est attribué à l’un d’eux en raison de la seule excellence ou dignité, comme on dit que le lion est le roi des animaux, ou qu’une ville est la capitale du royaume, en raison de sa dignité ; Is. 7, 8 : « La capitale de la Syrie, c’est Damas. » D’autres ont une conformité entre eux par une union d’ordre, car ils sont ordonnés à une fin unique ; et à ceux-là le nom de chef est attribué sous le rapport du gouvernement, qui s’exerce par une relation à la fin ; et ainsi, les princes sont appelés « chefs du peuple », suivant Am. 6, 1 : « grands, qui êtes les chefs des peuples ». Mais là où il y a continuité, chef (ou tête) se dit sous le rapport de l’influence, comme la source se dit [en latin] : « tête du fleuve ».

 

Et de ces trois façons le Christ en sa nature humaine est appelé le chef de l’Église. En effet, il est d’une nature spécifiquement identique à celle des autres hommes, et ainsi, le nom de chef lui revient sous le rapport de la dignité, en tant que la grâce se trouve en lui plus abondante. On peut trouver aussi dans l’Église une unité d’ordre, en tant que les membres de l’Église se servent mutuellement et sont ordonnés à Dieu ; et ainsi, le Christ est appelé le chef de l’Église, comme gouverneur. Il y a aussi dans l’Église une certaine continuité en raison du Saint-Esprit qui, seul et numériquement identique, remplit et unit toute l’Église ; et c’est pourquoi le Christ en sa nature humaine est aussi appelé chef sous le rapport de l’influence. Mais on peut concevoir de deux façons que quelqu’un influe quant au sens et au mouvement spirituels. D’abord comme agent principal, et il appartient à Dieu seul d’infuser ainsi la grâce dans les membres de l’Église. Ensuite, de façon instrumentale ; et ainsi, même l’humanité du Christ est la cause de l’influence susdite car, comme dit saint Jean Damascène, de même que le fer brûle à cause du feu qui lui est uni, de même les actions de l’humanité du Christ avaient lieu à cause de la divinité qui lui était unie, et dont cette humanité était comme un organe ; et cela semble suffire pour accomplir la notion de chef, car la tête du corps naturel aussi n’influe sur les membres qu’en raison d’une vertu cachée.

 

Cependant le Christ peut, suivant les deux dernières propriétés du chef, être appelé le chef des anges en sa nature humaine, et le chef des uns et des autres en sa nature divine ; mais non suivant la première, à moins d’avoir en vue la communauté quant à la nature du genre, en tant que l’homme et l’ange ont en commun la nature rationnelle, et au-delà la communauté d’analogie, en tant qu’il est commun au Fils et à toutes les créatures de recevoir du Père, comme dit saint Basile, et sous ce rapport il est appelé en Col. 1, 15 le premier-né de toute la création. Donc, pour parler en propriété de termes, le Christ tout entier selon ses deux natures en même temps est le chef de toute l’Église suivant les trois propriétés susdites ; et c’est par ces trois propriétés que l’Apôtre prouve en Col. 1, 18-20 que le Christ est le chef de l’Église, disant quant au gouvernement : « Il est la tête du corps de l’Église, lui qui est le principe, le premier-né d’entre les morts, afin qu’en toutes choses il tienne, lui, la première place » ; quant à la dignité : « car il a plu au Père que toute plénitude habitât en lui » ; quant à l’influence : « et de réconcilier toutes choses par lui ».

 

Réponse aux objections :

 

1° La vivification tant des âmes que des corps est attribuée à la divinité du Verbe comme à l’agent principal, et à son humanité comme à un instrument. Cependant, par une certaine appropriation, pour observer une conformité entre la tête et les membres, la vie des âmes est attribuée à la divinité du Verbe et la vie des corps à son humanité ; comme on dit que la Passion est cause de la rémission de la faute et la Résurrection cause de la justification.

 

 

2° Les autres ministres de l’Église disposent et opèrent en vue de la vie spirituelle non comme par leur propre puissance, mais par celle d’autrui, au lieu que le Christ opère par sa propre puissance. D’où vient que le Christ pouvait causer par lui-même l’effet des sacrements, car toute l’efficace des sacrements était originairement en lui ; mais les autres, ceux qui sont ministres de l’Église, ne le peuvent pas ; on ne peut donc pas les appeler chefs, sauf peut-être sous le rapport du gouvernement, comme n’importe quel prince est appelé chef.

 

 

3° Si nous supposons vraie l’opinion selon laquelle le Christ ne se fût pas incarné si l’homme n’avait pas péché, le Christ avant le péché aurait été le chef de l’Église en sa nature divine seulement, mais après le péché il est nécessaire qu’il soit le chef de l’Église également en sa nature humaine. Car, par le péché, la nature humaine a été blessée et a été plongée dans les choses sensibles, si bien qu’elle n’est pas suffisamment apte au gouvernement invisible du Verbe. Il a donc fallu porter remède à la blessure par l’humanité du Christ, au moyen de laquelle le Christ a satisfait ; et il était nécessaire qu’il assumât la nature visible, afin que l’homme fût rappelé vers les réalités invisibles par le moyen d’un gouvernement visible.

 

 

4° Une certaine infinité de dignité échoit à la nature humaine [du Christ], du fait même qu’elle est unie à la nature divine dans la Personne ; de sorte qu’il n’est pas injurieux pour l’homme d’être rendu redevable de son salut au Christ en sa nature humaine : car la nature humaine opère par la puissance de la nature divine, comme on l’a dit ; et c’est pourquoi nous vénérons le Christ en l’une et l’autre nature par une unique vénération, à savoir celle de latrie.

 

 

5° Le Christ est le chef des anges non seulement en sa nature divine, mais encore en sa nature humaine, car il les éclaire par sa nature humaine, comme dit Denys au sixième chapitre des Noms divins, et c’est pourquoi il est dit en Col. 1, 16 qu’il est lui-même le chef de toute principauté et de toute puissance. Toutefois l’humanité du Christ se rapporte aux anges autrement qu’aux hommes, sur deux points. D’abord quant à la conformité de nature, qui le fait être dans la même espèce que les hommes, mais non dans la même que les anges. Ensuite quant à la fin de l’Incarnation ; en effet, l’Incarnation eut lieu principalement pour délivrer les hommes du péché, et ainsi l’humanité du Christ est ordonnée, comme à une fin voulue, à l’influence qu’il exerce sur les hommes ; en revanche, son influx sur les anges n’est pas comme une fin de l’Incarnation, mais comme une conséquence de celle-ci.

6° Le Christ est expressément appelé membre de l’Église par l’Apôtre en I Cor. 12, 27 : « Vous êtes le corps du Christ, et membres de membre. » Et il est appelé membre en raison de sa distinction d’avec les autres membres de l’Église. Il se distingue des autres membres en raison de sa perfection, car la grâce est dans le Christ de façon universelle, ce qui n’est le cas pour aucun des autres ; tout comme la tête du corps naturel se distingue des autres membres. Il n’est donc pas nécessaire d’attribuer une imperfection au Christ.

 

 

7° Le cœur est un membre caché, mais la tête un membre apparent ; aussi le cœur peut-il signifier la divinité du Christ ou du Saint-Esprit ; et la tête, le Christ lui-même en sa nature visible, sur laquelle influe la nature de la divinité invisible.

 

 

8° Le Christ eut une parfaite connaissance des choses en lesquelles les autres ont foi ; et ainsi, quant à la connaissance, il est conformé aux autres comme le parfait est conformé à l’imparfait. Et une telle conformité se remarque entre tête et membre.

 

 

9° Le Christ en tant qu’homme est médiateur entre Dieu et les hommes, comme il est dit en I Tim. 2, 5. Donc, de même que l’on dit que Dieu nous justifie de deux façons, c’est-à-dire principalement par son action, en tant qu’il est cause efficiente de notre salut, et aussi par notre opération, en tant qu’il est une fin connue et aimée de nous, de même on dit que le Christ en tant qu’homme nous justifie de deux façons : d’abord par son action, en tant qu’il a mérité et satisfait pour nous, et sous ce rapport il ne pouvait pas être appelé chef de l’Église avant l’Incarnation ; ensuite par notre opération à son endroit, puisqu’il est dit que nous sommes justifiés par la foi en lui ; et de cette façon il pouvait être aussi le chef de l’Église en son humanité avant l’Incar­nation. Et de l’une et l’autre façon il est le chef de l’Église en sa divinité, tant avant qu’après.10° Parce qu’avant l’Incarnation il n’y avait encore ni mérite du Christ en acte ni satisfaction, il n’y avait pas une aussi grande plénitude de grâce qu’après l’Incarnation.

 

 

11° La notion de chef convient au Christ non seulement en raison de son action, mais aussi en raison de notre action à son endroit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

12° Être chef ou influer par notre opération à son endroit, en tant que nous croyons en lui, est un prédicat qui n’est pas quelque chose dans la nature, mais dans la raison ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

 

13° « Dieu et l’homme font un seul Christ » ; que le Christ soit chef en son humanité et en sa divinité n’entraîne donc pas que l’Église ait deux chefs.

 

 

 

14° Ce n’est pas tout à fait selon la même notion que Dieu est appelé le chef du Christ, et que le Christ est appelé le chef de l’Église ; l’argument procède donc comme par équivoque.

 

 

15° Tout ce qu’il y a de perfection dans la foi et l’espérance convient au Christ ; mais on les nie de lui seulement quant à ce qu’il y a d’imperfection en elles.

 

 

16° Bien que le Christ soit chef d’une première façon en sa divinité, cela n’exclut cependant pas qu’il soit chef d’une autre façon en son humanité : car nous tirons notre origine spirituelle du Christ lui-même en son humanité, suivant ce passage de Jn 1, 16 : « Nous avons tous reçu de sa plénitude. »

 

 

17° Il appartient à Dieu seul d’éclairer les âmes de façon principale et effective ; or ce n’est pas ainsi que l’humanité du Christ influe spirituellement sur nous, mais d’une autre façon, comme on l’a dit.

 

Et videtur quod non.

 

Capitis enim est influere in membra. Sed Christus non influit in homines secundum humanam naturam per spiritualem influxum, qui praecipue ad animas pertinet ; quia, sicut dicit Glossa [ordin. super Ioh. V, 26-27] Augustini, Ioann., V, 21, per verbum Dei vivificantur animae ; sed per verbum carnem factum vivificantur corpora. Ergo Christus secundum humanam naturam non est caput Ecclesiae.

 

Sed dicebat quod Christus influit in animas effective secundum divinam naturam, sed dispositive secundum humanam. – Sed contra : ministri Ecclesiae, in quantum sacramenta dispensant, ad vitam spiritualem disponunt : nam sacramentum est causa dispositiva gratiae. Sed ministri Ecclesiae non dicuntur Ecclesiae caput. Ergo nec Christus secundum hoc caput Ecclesiae dicetur.

 

Praeterea, Ecclesia fuisset etiamsi homo non peccasset. Non autem verbum Dei humanam naturam assumpsisset, ut dicit quaedam Glossa [August., Sermo 175, cap. 1], super illud I Tim. I, vers. 15, Christus Iesus venit in hunc mundum et cetera. Ecclesia autem sine capite esse non potest. Ergo Christus non est caput Ecclesiae secundum humanam naturam.

 

Sed dicebat quod homine non peccante, Christus fuisset caput Ecclesiae in quantum est verbum Dei ; post peccatum autem in quantum est verbum caro factum. – Sed contra : ad plenam reparationem humani generis requiritur quod homo non sit debitor suae salutis alicui cui prius non fuisset ; et propter hoc, ut Anselmus dicit in libro Cur Deus homo [I, 5], reparatio per Angelum fieri non potuit. Sed si Christus ante peccatum fuisset caput Ecclesiae solum in quantum est verbum, homo ante peccatum nulli creaturae debitor fuisset pro sua salute ; est autem post peccatum debitor Christo secundum humanam naturam, si secundum eam est caput. Ergo videtur quod non sit plena reparatio humani generis facta ; quod est inconveniens.

 

Praeterea, boni Angeli et homines ad unam Ecclesiam pertinent. Unius autem Ecclesiae unum est caput. Cum ergo Christus non sit caput bonorum Angelorum, qui nunquam peccaverunt, nec sunt ei in natura conformes, videtur quod nec hominum caput secundum humanam naturam existat.

 

Praeterea, caput est corporis membrum. Sed Christus, ut videtur, non est membrum Ecclesiae, quia membrum partialitatem quamdam impor­tat, et per consequens imperfectionem. Ergo Christus non est caput Ecclesiae.

 

Praeterea, secundum philosophum in III de Animalibus [De part. animal. III, cap. 3 (665 a 11)] : cor est principium sensuum et motus et vitae. Si igitur ratione spiritualis influentiae Christo aliquod nomen debetur, magis debetur ei nomen cordis quam capitis ; praecipue cum caput a corde recipiat, Christus autem a nullo Ecclesiae membro.

 

Praeterea, Ecclesia est congregatio fidelium. Sed Christus non habuit fidem. Si ergo Christus sit caput Ecclesiae, non erit caput conforme membris ; quod est contra rationem capitis.

 

Praeterea, caput non est posterius membris. Sed multa membra Ecclesiae praecesserunt Christum. Ergo Christus non est caput Ecclesiae.

 

Sed dicebat quod quamvis Christus non esset tunc in rerum natura, erat tamen in fide patrum. – Contra : Christus, secundum quod est caput Ecclesiae, gratiam membris Ecclesiae infundit. Si ergo ad rationem capitis sufficit quod Christus sit in fide credentium, videtur quod aequalis copia gratiae fuerit in veteri testamento sicut in novo, quod est falsum.

 

Praeterea, quod non est, non potest agere. Sed Christus quando erat in fide patrum tantum, non habebat esse in seipso secundum humanam naturam. Ergo non poterat influere, et ita non poterat esse caput.

 

Praeterea, omnis propositio cuius subiectum est res rationis et praedicatum est res naturae, est falsa ; sicut si dicatur, quod genus vel species currit. Sed Christus, secundum quod est in fide, significatur ut res rationis. Cum igitur esse caput vel influere dicat rem naturae, videtur quod haec propositio sit falsa : Christus, secundum quod est in fide, est caput Ecclesiae.

 

 

Praeterea, unius corporis unum est caput. Sed Christus est caput Ecclesiae secundum divinitatem. Non ergo secundum humanitatem.

 

Praeterea, capitis non est caput. Sed caput Christi est Deus ; I Cor. XI, 3. Ergo Christus non est caput Ecclesiae.

 

Praeterea, de ratione capitis est quod habeat omnes sensus qui sunt in corpore, ut dicit Augustinus ad Dardanum [Epist. 187, cap. 13]. Sed aliquis sensus spiritualis est in Ecclesia qui non in Christo, scilicet fides et spes. Ergo Christus non est caput Ecclesiae.

 

Praeterea, Ephes. I, 22, super illud : ipsum dedit caput supra omnem Ecclesiam, dicit Glossa [P. Lombardi, PL 192, 178 D] ; illi subiiciuntur tamquam capiti a quo habent originem. Non tamen habent originem homines et Angeli a Christo secundum humanam naturam, sed secundum divinam. Ergo Christus non est caput Ecclesiae secundum humanam naturam, sed secundum divinam.

 

Praeterea, Augustinus dicit in libro LXXXIII Quaestionum [qu. 53], quod illuminare animas est actus soli Deo conveniens. Ergo non convenit Christo secundum humanam naturam. Ergo Christus secundum humanam naturam non est caput Ecclesiae.

 

Sed contra. Ephes. I, 22, super illud : ipsum dedit caput super omnem Ecclesiam, dicit Glossa [P. Lombardi, PL 192, 178 D] : secundum humanitatem.

 

Praeterea, capitis ad corpus est unio secundum conformitatem naturae. Non autem est conformitas Christi ad Ecclesiam secundum divinam naturam, sed secundum humanam naturam. Ergo Christus secundum humanam naturam est caput Ecclesiae.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod in spiri­tualibus caput dicitur per transump­tionem a capite corporis naturalis : et ideo consideranda est habitudo capitis ad membra, ut appareat qualiter Christus sit Ecclesiae caput.

 

Invenitur autem caput ad alia membra esse in duplici habitudine : scilicet distinctionis et conformitatis. Distinctionis quidem quantum ad tria : primo quantum ad dignitatem, quia caput plene possidet omnes sensus, non autem alia membra. Secundo ratione gubernationis, quia caput omnia alia membra in suis actibus gubernat et regulat tam per sensus exteriores quam per interiores, qui in capite sedem habent. Tertio ratione causalitatis : nam caput influit omnibus membris sensum et motum : unde et medici dicunt, nervos a capite originem ducere, et quidquid pertinet ad vires animales apprehensivas et motivas. Invenitur etiam triplex conformitas capitis ad membra. Prima quidem secundum naturam ; nam caput et cetera membra partes sunt unius naturae. Secunda ratione ordinis ; est enim quaedam unio ordinis inter caput et membra, in quantum membra subserviunt sibi invicem, secundum quod dicitur I Corinth. XII, 14 sqq. Tertia est ratione continuitatis ; nam caput ceteris membris in corpore naturali continuatur.

 

Secundum has ergo conformitates et distinctiones, nomen capitis diversimode secundum metaphoram diversis attribuitur. Quaedam enim sunt inter quae est conformitas secundum naturam : et in his alicui eorum nomen capitis attribuitur ratione solius eminentiae seu dignitatis, sicut dicitur leo caput esse animalium, vel civitas aliqua caput regni, ratione suae dignitatis : Isa. VII, 8 : caput Syriae Damascus. Quaedam vero habent conformitatem ad invicem secundum ordinis unionem, quia scilicet ad unum finem ordinantur : et istis attribuitur nomen capitis ratione gubernationis, quae est per ordinem ad finem ; et sic principes dicuntur capita populi, secundum illud Amos VI, 1 : optimates capita populorum. Sed ubi est continuitas, dicitur caput ratione influentiae, sicut fons dicitur caput fluminis.

Et istis tribus modis Christus secundum humanam naturam dicitur Ecclesiae caput. Est enim eiusdem naturae secundum speciem cum ceteris hominibus ; et sic competit ei caput ratione dignitatis, secundum quod gratia in eo abundantior invenitur. Est etiam in Ecclesia invenire ordinis unitatem, secundum quod membra Ecclesiae sibi invicem deserviunt, et ordinantur in Deum ; et sic Christus dicitur Ecclesiae caput ut gubernator. Est etiam in Ecclesia continuitas quaedam ratione spiritus sancti, qui unus et idem numero totam Ecclesiam replet et unit ; unde etiam et Christus secundum humanam naturam dicitur caput ratione influentiae. Sed ad spiritualem sensum et motum potest aliquis intelligi influere dupliciter. Uno modo sicut principale agens : et sic solius Dei est influere gratiam in membra Ecclesiae. Alio modo instrumentaliter : et sic etiam humanitas Christi causa est influentiae praedictae ; quia, ut Damascenus [cf. De fide III, 19] dicit, sicut ferrum urit propter ignem sibi

coniunctum, ita actiones humanitatis Christi erant propter divinitatem unitam, cuius quasi organum erat ipsa humanitas. Et hoc ad rationem capitis sufficere videtur. Nam et caput naturalis corporis non influit in membra nisi ratione latentis virtutis.

 

Christus tamen secundum duas

ultimas conditiones capitis potest dici caput Angelorum secundum humanam naturam, et caput utrorumque secundum divinam ; non autem secundum primam, nisi accipiatur communitas quantum ad naturam generis, secundum quod ho-

mo et Angelus in natura rationali

conveniunt, et ulterius communitas analogiae, secundum quod filio cum omnibus creaturis commune est a patre accipere, ut Basilius [Hom. de fide, n. 2] dicit, ratione cuius dicitur primogenitus omnis creaturae, Coloss. I, vers. 15. Ut ergo proprie loquamur, Christus totus secundum utramque naturam simul est caput totius Ecclesiae secundum tres conditiones praedictas ; et per has tres conditiones apostolus probat, ad Coloss. I, 18-20, Christum Ecclesiae caput, sic dicens : ipse est caput corporis Ecclesiae, qui est principium, primogenitus ex mortuis, ut sit in omnibus ipse primatum tenens, quoad gubernationem ; quia in ipso complacuit omnem plenitudinem habitare, quoad dignitatem ; et per eum reconciliare omnia, quoad influentiam.

 

Ad primum ergo dicendum, quod vivificare tam animas quam corpora attribuitur divinitati verbi sicut principaliter agenti, humanitati vero sicut instrumento. Attribuitur tamen vita animarum divinitati verbi, et vita corporum humanitati, per quamdam appropriationem, ut attendatur conformitas inter caput et membra ; sicut dicitur quod passio est causa remissionis culpae, et resurrectio causa iustificationis.

 

Ad secundum dicendum, quod alii ministri Ecclesiae non disponunt nec operantur ad spiritualem vitam quasi ex propria virtute, sed virtute aliena ; Christus autem virtute propria. Et inde est quod Christus poterat per seipsum effectum sacramentorum praebere, quia tota efficacia sacramentorum in eo originaliter erat ; non autem hoc possunt alii qui sunt Ecclesiae ministri ; unde non possunt dici caput, nisi forte ratione gubernationis, sicut quilibet princeps dicitur caput.

 

Ad tertium dicendum, quod supposita illa opinione, quod Christus non fuisset incarnatus, si homo non peccasset ; Christus ante peccatum fuisset caput Ecclesiae secundum divinam naturam solum ; sed post peccatum oportet quod sit Ecclesiae caput etiam secundum humanam. Nam per peccatum natura humana vulnerata est, et ad sensibilia demersa, ut ad invisibilem verbi gubernationem non sit sufficienter idonea. Unde oportuit medicinam vulneri adhiberi per humanitatem Christi, per quam Christus satisfecit ; et oportuit quod visibilem naturam assumeret, ut per visibilem gubernationem ad invisibilia homo revocaretur.

 

Ad quartum dicendum, quod humana natura quamdam infinitatem dignitatis sortitur ex hoc ipso quod divinae unita est in persona ; ut non sit iniuriosum homini quod Christo secundum humanam naturam debitor efficiatur suae salutis, quia humana natura operatur per virtutem divinae, ut dictum est [in corp. art.] ; unde et una veneratione Christum in utraque natura veneramur, scilicet latria.

 

Ad quintum dicendum, quod Christus non solum secundum divinam naturam, sed etiam secundum humanam, est Angelorum caput ; quia eos illuminat secundum humanam naturam, ut Dionysius dicit, VI capit. de Divin. Nominibus [De cael. hier., cap. 7, § 3], unde et ad Coloss. I, 16, dicitur, quod ipse est caput omnis principatus et potestatis. Sed tamen humanitas Christi aliter se habet ad Angelos quam ad homines quantum ad duo. Primo quantum ad naturae conformitatem, per quam est in eadem specie cum hominibus, non autem cum Angelis. Secundo quantum ad finem incarnationis ; quae quidem principaliter facta est propter hominum liberationem a peccato ; et sic humanitas Christi ordinatur ad influentiam quam facit in homines, sicut ad finem intentum ; influxus autem in Angelos non est ut finis incarnationis, sed ut incarnationem consequens.

 

Ad sextum dicendum, quod Christus ab apostolo, expresse dicitur Ecclesiae membrum I Corinth. XII, 27 : vos estis corpus Christi et membrum de membro. Dicitur autem membrum ratione distinctionis ab aliis Ecclesiae membris. Distinguitur autem ab aliis membris ratione suae perfectionis, quia in Christo est universaliter gratia, non autem in aliquo aliorum ; sicut et caput corporis naturalis ab aliis membris distinguitur. Unde non oportet quod Christo attribuatur aliqua imperfectio.

 

Ad septimum dicendum, quod cor est membrum latens, caput autem apparens ; unde per cor potest significari divinitas Christi, vel spiritus sancti ; per caput autem ipse Christus secundum naturam visibilem, cui natura divinitatis invisibilis influit.

 

Ad octavum dicendum, quod Christus habuit cognitionem perfectam eorum de quibus alii fidem habent ; et ita quantum ad cognitionem aliis conformatur sicut perfectum imperfecto. Talis autem conformitas inter caput et membrum attenditur.

 

Ad nonum dicendum, quod Christus, secundum quod homo, mediator est inter Deum et homines, ut dicitur I Tim. II, 5. Unde, sicut Deus dupliciter nos iustificare dicitur, principaliter scilicet per actionem suam, in quantum est causa efficiens nostrae salutis, et etiam per operationem nostram in quantum est finis a no-

bis cognitus et amatus ; ita etiam Christus, secundum quod homo, dupliciter nos iustificare dicitur. Uno modo secundum suam actionem, in quantum nobis meruit et pro nobis satisfecit ; et quantum ad hoc non poterat dici caput Ecclesiae ante incarnationem. Alio modo per operationem nostram in ipsum secundum quod dicimur per fidem eius iustificari ; et per hunc modum etiam poterat esse caput Ecclesiae ante incarnationem secundum humanitatem. Utroque autem modo est caput Ecclesiae secundum divinitatem, et ante et post.

 

Ad decimum dicendum, quod quia nondum erat meritum Christi in actu, nec satisfactio ante incarnationem ; ideo non erat tanta gratiae plenitudo sicut et post.

 

Ad undecimum dicendum, quod Christo convenit ratio capitis non solum per actionem suam sed per actionem nostram in ipsum ; unde ratio non sequitur.

 

Ad duodecimum dicendum, quod esse caput vel influere per operationem nostram in ipsum, in quantum in eum credimus, non est praedicatum quod sit res naturae, sed quod sit res rationis ; unde ratio non sequitur.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod Deus et homo unus est Christus ; unde per hoc quod Christus est caput secundum humanitatem et secundum divinitatem, non sequitur quod Ecclesia habeat duo capita.

 

Ad decimumquartum dicendum, quod non secundum eamdem rationem omnino dicitur Deus caput Christi, et Christus caput Ecclesiae ; unde ratio procedit quasi ex aequivocatione.

 

Ad decimumquintum dicendum, quod quidquid est perfectionis in fide et spe, totum convenit Christo : solum autem quantum ad id quod imperfectionis est, de ipso negatur.

 

Ad decimumsextum dicendum, quod licet Christus uno modo sit caput secundum divinitatem, non tamen removetur quin sit caput alio modo secundum humanitatem : quia ab ipso Christo secundum humanitatem, spiritualem originem sumimus, secundum illud Io. I, 16 : de plenitudine eius omnes accepimus.

 

Ad decimumseptimum dicendum, quod solius Dei est illuminare animas principaliter et effective ; sic autem humanitas Christi spiritualiter non influit in nos, sed alio modo, ut dictum est.

 

 

 

Article 5 - UNE GRÂCE HABITUELLE EST-ELLE REQUISE DANS LE CHRIST POUR QU’IL SOIT CHEF [DE L’ÉGLISE] ?

(Quinto quaeritur utrum in Christo requiratur aliqua habitualis gratia

ad hoc quod sit caput.)

 

 

Il semble que non.

 

1° En Col. 1, 19, l’Apôtre attribue au Christ la notion de chef pour la raison suivante : « parce qu’il a plu au Père que toute plénitude habitât en lui », comme on le voit clairement dans la citation qui a été faite précédemment. Or toute la plénitude de la divinité a habité dans le Christ par l’union. Il n’est donc pas requis d’autre grâce, en plus de l’union, pour qu’il soit chef.

 

2° Le Christ est le chef de l’Église en tant qu’il opère en vue de notre salut. Or, comme dit saint Jean Damascène, l’opé­ration de son humanité nous a conféré le salut en tant que son humanité était comme un instrument de la divinité. Puis donc que, dans l’instrument, aucun habitus n’est requis, mais qu’il se meut en étant seulement mû par l’agent principal, il semblerait qu’aucune grâce habituelle n’était requise dans le Christ pour qu’il fût le chef de l’Église.

 

 

3° De deux façons l’action d’un homme peut être salutaire pour autrui. D’abord en tant qu’il agit comme personne particulière ; et ainsi, pour que son action puisse être méritoire pour lui ou pour autrui, une grâce est requise. Ensuite comme une personne commune ; et tel est le cas des ministres de l’Église, qui œuvrent au salut des autres en dispensant les sacrements, et par les prières qu’ils adressent à Dieu en la personne de l’Église ; et pour cela, aucune grâce n’est requise, mais seulement un pouvoir ou un état ; en effet, de telles choses sont accomplies non seulement par les bons, mais aussi par les mauvais. Or le Christ, en tant qu’il est le chef de l’Église, est considéré comme une personne commune, dont le rôle est tenu par tous les ministres de l’Église. Donc, pour être chef, il n’avait pas besoin d’une grâce habituelle.

 

 

4° Le Christ fut le chef de l’Église en tant que son mérite fut infini ; ainsi, en effet, il put influer sur tous les membres de l’Église en vue d’effacer tous les péchés. Or son mérite ne devait pas son infinité à la grâce habituelle, qui était finie. Ce n’est donc pas en raison d’une grâce habituelle que le Christ était chef.

 

 

5° Le Christ est le chef de l’Église en tant qu’il est le médiateur de Dieu et des hommes. Or il est le médiateur de Dieu et des hommes en tant qu’il est intermédiaire entre Dieu et les hommes, partageant avec Dieu la divinité et avec les hommes l’huma­nité ; ce qui a lieu bien sûr par l’union. Donc la seule union sans grâce habituelle suffit pour accomplir la notion de chef.

 

 

6° Un sujet unique a une unique vie. Or la grâce est la vie de l’âme. Dans une âme unique, il y a donc une grâce unique. Et ainsi, dans le Christ, aucune grâce habituelle n’est requise pour qu’il soit chef en plus de la grâce qui lui appartient en tant que personne particulière.

 

7° Si le Christ est chef, c’est parce qu’il influe sur les membres de l’Église. Or, si forte que soit sa grâce, le Christ ne pourrait pas influer s’il n’était Dieu et homme. Ce n’est donc pas la grâce habituelle qui est requise pour qu’il soit chef, mais il tient cela de la seule union.

 

En sens contraire :

 

1) Il est dit en Jn 1, 16 : « nous avons tous reçu de sa plénitude, et grâce pour grâce », et ainsi, il eut quelque grâce par laquelle il répandit en nous la grâce.

 

 

2) Le chef du Corps mystique a une ressemblance avec la tête du corps naturel. Or il est requis, pour la perfection du corps naturel, que la puissance sensitive soit dans la tête de façon très pleine, afin qu’elle puisse répandre le sens sur les membres. Une plénitude de grâce est donc requise dans le Christ pour qu’il soit chef.

 

 

3) Denys dit au deuxième chapitre de la Hiérarchie céleste que ceux qui éclairent, perfectionnent et purifient les autres, excellent en lumière, pureté et perfection. Or le Christ, en tant qu’il est le chef de l’Église, purifie, éclaire et perfectionne. Il est donc nécessaire, pour qu’il soit chef, qu’il y ait en lui une plénitude de grâce par laquelle il soit pur, lumineux et parfait.

 

Réponse :

 

Comme dit saint Jean Damascène, l’huma­nité du Christ fut comme un instrument de la divinité ; et c’est pourquoi ses actions pouvaient nous être salutaires. Donc, en tant qu’il fut un instrument spécial de la divinité, il était nécessaire qu’il y eût entre lui et la divinité une certaine union spéciale. Or chaque substance reçoit de Dieu une participation de sa bonté d’autant plus pleine que la substance approche davantage de sa bonté, comme le montre Denys au douzième chapitre de la Hiérarchie céleste. Donc, du fait même qu’elle était plus étroitement et plus spécialement unie que les autres à la divinité, l’humanité du Christ participa aussi plus éminemment la divine bonté par le don de la grâce. D’où résulta en elle une aptitude non seulement à posséder la grâce, mais aussi à ce que par elle la grâce fût transfusée à d’autres, comme la lumière du soleil passe à d’autres corps par des corps plus lumineux. Et parce que le Christ infuse d’une certaine façon les effets des grâces à toutes les créatures rationnelles, de là vient qu’il est lui-même en quelque sorte le principe de toute grâce en son humanité, comme Dieu est le principe de tout être ; par conséquent, de même que toute la perfection de l’être est réunie en Dieu, de même se trouve dans le Christ toute la plénitude de la grâce et de la vertu, afin que par cette plénitude il ait non seulement pouvoir sur l’œuvre de la grâce, mais qu’il puisse aussi amener les autres à la grâce. Et par là, il inclut la notion de chef. En effet, la puissance sensitive est dans la tête naturelle non seulement pour sentir par la vue, l’ouïe, le toucher et les sens de ce genre, mais elle y est aussi comme en une racine d’où les sens dérivent vers les autres membres.

 

Ainsi donc, une seule et même grâce habituelle est appelée dans le Christ « grâce d’union » en tant qu’elle convient à la nature unie à la divinité, « grâce de chef de l’Église » en tant que par elle se produit un épanchement vers les autres en vue du salut, et « grâce de personne particulière » en tant qu’elle le perfectionnait pour les œuvres méritoires.

 

 

 

Réponse aux objections :

 

1° On remarque dans le Christ deux plénitudes : l’une de la divinité, et c’est selon elle que le Christ est pleinement Dieu ; l’autre de la grâce, et c’est selon elle qu’il est appelé « plein de grâce et de vérité ». L’Apôtre parle de cette dernière plénitude en Col. 1, 19, et de la première en Col. 2, 9. Mais la seconde dérive de la première, et c’est elle qui rend complète la grâce de chef de l’Église.

 

 

2° Un instrument inanimé, par exemple une hache, n’a pas besoin d’habitus ; mais un instrument animé, par exemple un serviteur, en a besoin ; et la nature humaine dans le Christ est un tel instrument de la divinité.

 

 

3° Le ministre de l’Église n’agit pas dans les sacrements comme par sa puissance propre, mais par la puissance d’un autre, qui est le Christ ; voilà pourquoi il n’est pas requis de grâce personnelle en lui, mais seulement l’autorité de l’ordre, par laquelle il est établi comme vicaire du Christ. Le Christ, en revanche, a opéré notre salut comme par sa puissance propre, et c’est pourquoi il fallait qu’il y eût en lui une plénitude de grâce.

 

4° Bien que le mérite du Christ ait une certaine infinité à cause de la dignité de la Personne, cependant il doit son caractère de mérite à la grâce habituelle, sans laquelle le mérite ne peut exister.

 

 

5° Le Christ est médiateur de Dieu et des hommes même en sa nature humaine, en tant qu’il partage avec les hommes la passibilité et avec Dieu la justice, qui est en lui par la grâce ; aussi la grâce habituelle est-elle requise en lui en plus de l’union, pour qu’il soit médiateur et chef.

 

 

 

6° La grâce de chef de l’Église, celle de personne particulière et celle d’union sont une seule et même grâce habituelle sous divers aspects, de la façon décrite plus haut.

 

 

7° Bien que les deux natures soient requises dans le Christ pour qu’il soit le chef de l’Église, cependant l’union même de la nature divine et de la nature humaine entraîne dans la nature humaine une certaine plénitude de grâce, qui permet à un rejaillissement de se produire du chef qu’est le Christ sur les autres.

 

Et videtur quod non.

 

Quia apostolus ad Coloss. I, 19, ex hoc ponit in Christo capitis rationem, quia complacuit in ipso omnem plenitudinem inhabitare, ut in auctoritate supradicta [art. praeced. in fine] patet. Sed omnis plenitudo divinitatis Christum inhabitavit ex unione. Ergo praeter unionem non requiritur alia gratia ad hoc quod sit caput.

 

Praeterea, Christus caput Ecclesiae est secundum quod ad nostram salutem operatur. Operatio autem humanitatis eius salutem nobis contulit, ut Damascenus [cf. De fide III, 15 et 19] dicit, secundum quod humanitas quasi instrumentum divinitatis erat. Cum igitur in instrumento non requiratur aliquis habitus, sed tantum motum a principali agente movetur ; videtur quod in Christo, ad hoc quod esset caput Ecclesiae, nulla habitualis gratia requireretur.

 

Praeterea, dupliciter alicuius hominis actio alteri potest esse salubris. Uno modo secundum quod agit ut persona singularis : et sic ad hoc quod eius actio sibi vel alteri meritoria esse possit, requiritur gratia. Alio modo ut persona communis : et sic sunt ministri Ecclesiae, qui sacramenta dispensando, et per orationes quas ex persona Ecclesiae Deo fundunt ad salutem aliorum operantur ; et ad hoc non requiritur aliqua gratia, sed solummodo potestas vel status ; fiunt enim huiusmodi non solum per bonos, sed etiam per malos. Christus autem, in quantum est Ecclesiae caput, consideratur ut persona communis, cuius vicem obtinent omnes Ecclesiae ministri. Ergo ad hoc quod esset caput, habituali gratia non indigebat.

 

Praeterea, Christus fuit caput Ecclesiae secundum quod eius meritum fuit infinitum ; sic enim in omnia membra Ecclesiae influere potuit ad deletionem omnium peccatorum. Sed meritum eius infinitatem non habuit ex gratia habituali, quae finita erat. Ergo Christus non fuit caput ratione alicuius habitualis gratiae.

 

Praeterea, Christus est caput Ecclesiae, in quantum est Dei et hominum mediator. Sed mediator Dei et hominum est, in quantum est medius inter Deum et homines, habens cum Deo divinitatem, cum hominibus humanitatem ; quod quidem est per unionem. Ergo sola unio absque habituali gratia sufficit ad capitis rationem.

 

Praeterea, unius subiecti una est vita. Gratia autem est vita animae. Ergo in una anima est una gratia. Et ita in Christo, praeter gratiam quae est eius ut est singularis persona, non requiritur aliqua habitualis gratia, per quam sit caput.

 

Praeterea, ex hoc Christus est caput quod influit in Ecclesiae membra. Sed Christus influere non posset quantumcumque gratiam haberet, nisi esset Deus et homo. Ergo non requiritur gratia habitualis, per quam sit caput ; sed hoc ex sola unione habet.

 

 

Sed contra. Est quod dicitur Io. I, 16 : de plenitudine eius nos omnes accepimus gratiam pro gratia ; et ita gratiam aliquam habuit, per quam in nos gratiam refudit.

 

Praeterea, caput corporis mystici similitudinem habet cum capite corporis naturalis. Sed ad perfectionem corporis naturalis requiritur quod sit in eo vis sensitiva plenissime, ad hoc quod sensum in membra refundere possit. Ergo in Christo, ad hoc quod sit caput, requiritur gratiae plenitudo.

 

Praeterea, Dionysius, II cap. Cael. Hierarch. [cap. 3, § 3], dicit, quod illi qui sunt alios illuminantes, perficien­tes et purgantes, praehabent lumen, puritatem et perfectionem. Sed Christus in quantum est caput Ecclesiae, purgat, illuminat et perficit. Ergo oportet, ad hoc quod sit caput, quod in eo sit gratiae plenitudo, per quam sit purus, lucidus et perfectus.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod, sicut dicit Damascenus, humanitas Christi quasi instrumentum divinitatis fuit ; et ideo actiones eius nobis poterant esse salubres. In quantum ergo speciale divinitatis instrumentum fuit, oportuit quamdam specialem con­iunctionem ipsius ad divinitatem esse. Unaquaeque autem substantia tanto a Deo plenius bonitatem eius participat, quanto ad eius bonitatem appropinquat, ut patet per Dionysium, XII cap. Cael. Hierarch. [cap. 4, § 1]. Unde et humanitas Christi, ex hoc ipso quod prae aliis vicinius et specialius divinitati erat coniuncta, excellentius bonitatem divinam participavit per gratiae donum. Ex quo idoneitas in ea fuit ut non solum gratiam haberet, sed etiam per eam gratia in alios transfunderetur, sicut per corpora magis lucentia lumen solis ad alia transit. Et quia Christus in omnes creaturas rationales quodammodo effectus gratiarum influit, inde est quod ipse est principium quodammodo omnis gratiae secundum humanitatem, sicut Deus est principium omnis esse : unde, sicut in Deo omnis essendi perfectio adunatur, ita in Christo omnis gratiae plenitudo et virtutis invenitur, per quam non solum ipse possit in gratiae opus, sed etiam alios in gratiam adducere. Et per hoc habet capitis rationem. In capite enim naturali non solum est vis sensitiva, ad hoc quod sentiat per visum, auditum et tactum, et huiusmodi sensus ; sed etiam est in eo ut in radice, a qua in alia membra sensus effluunt.

Sic ergo una et eadem gratia habitualis in Christo dicitur unionis, in quantum congruit naturae divinitati unitae : et capitis, in quantum per eam fit refusio in alios ad salutem ; singularis vero personae, in quantum ad opera meritoria perficiebat.

 

Ad primum ergo dicendum, quod in Christo intelligitur duplex plenitudo : una divinitatis, secundum quam Christus est plenus Deus ; alia gratiae, secundum quam dicitur plenus gratiae et veritatis [Ioh. I, 14] : et de hac plenitudine loquitur apostolus ad Coloss. I, 19 ; de prima autem Coloss. II, 9. Haec autem secunda a prima derivatur, et per eam gratia capitis completur.

 

Ad secundum dicendum, quod instrumentum inanimatum, quale est securis, habitu non indiget ; instrumentum autem animatum, quale est servus, indiget : et tale instrumentum divinitatis est humana natura in Christo.

 

Ad tertium dicendum, quod minister Ecclesiae non agit in sacramentis quasi ex propria virtute, sed ex virtute alterius, scilicet Christi ; et ideo in eo non requiritur gratia personalis, sed solum auctoritas ordinis, per quam quasi Christi vicarius constituitur. Christus autem operatus est nostram salutem quasi ex propria virtute, et ideo oportuit quod in eo esset gratiae plenitudo.

 

Ad quartum dicendum, quod quamvis meritum Christi quamdam infinitatis rationem habeat ex dignitate personae, tamen rationem meriti habet ex gratia habituali, sine qua meritum esse non potest.

 

Ad quintum dicendum, quod Christus est mediator Dei et hominum etiam secundum humanam naturam, in quantum cum hominibus habet passibilitatem, cum Deo vero iustitiam, quae est in eo per

gratiam : et ideo requiritur praeter unionem habitualis gratia in Christo ad hoc quod sit mediator et caput.

 

Ad sextum dicendum, quod una et eadem gratia habitualis diversa ratione est gratia capitis et singularis personae et unionis, per modum superius dictum [in corp. art.].

 

Ad septimum dicendum, quod licet in Christo requiratur, ad hoc quod sit caput, utraque natura ; tamen ex ipsa unione divinae naturae ad humanam sequitur in humana quaedam gratiae plenitudo, ex qua in alios redundantia fiat a capite Christo.

 

 

 

 

 

 

Article 6 - LE CHRIST A-T-IL PU MÉRITER ?

(Sexto quaeritur utrum Christus mereri potuerit.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Tout mérite procède de la liberté de l’arbitre, car l’arbitre est indéterminé à l’égard de plusieurs objets. Or le libre arbitre, dans le Christ, était déterminé au bien. Il ne put donc pas mériter.

 

 

2° Entre celui qui mérite et la récompense, le même rapport existe qu’entre celui qui reçoit et la chose reçue, car on mérite pour recevoir ce qui est mérité. Or celui qui reçoit doit être dépourvu de la chose reçue, comme on le voit clairement au livre sur l’Âme. Celui qui mérite doit donc être sans récompense, ce qui ne peut se dire du Christ, puisqu’il fut vrai compréhenseur. Il semble donc que le Christ n’a pas pu mériter.

 

 

3° Ce qui est dû à quelqu’un, il ne lui est pas nécessaire de le mériter. Or, du fait même que le Christ était compréhenseur, l’impassibilité de l’âme et du corps lui était due. Il n’a donc pas mérité ces choses.

 

 

4° Le mérite ne regarde pas les choses qui s’ensuivent nécessairement comme par un ordre naturel, car le mérite regarde ce qui est donné comme une récompense par la volonté d’un autre. Or la gloire du corps s’ensuit de la gloire de l’âme par un certain ordre naturel, comme on le voit chez saint Augustin dans sa Lettre à Dioscore. Puis donc que le Christ était bienheureux quant à l’âme en tant qu’il jouissait de la divinité, il semble qu’il n’ait pas pu mériter la gloire du corps.

 

 

 

5° De même que le Christ avant sa Passion eut la gloire de l’âme et non celle du corps, ainsi en est-il des saints qui sont maintenant dans la gloire. Or les saints ne méritent pas maintenant la gloire du corps. Donc le Christ non plus ne l’a pas méritée.

 

6° Une même chose ne peut être principe et terme du mérite ; et ainsi, une même chose ne peut être la récompense et le principe du mérite. Or la charité qui était dans le Christ appartenait à sa récompense, car elle relevait de la perfection de la béatitude, puisqu’il jouissait par elle. Elle ne pouvait donc pas être principe de mérite. Or tout mérite vient de la charité. Le mérite n’a donc pas pu exister dans le Christ.

 

 

7° Si l’on ôte le précédent, le suivant est ôté. Or le mérite regarde en premier la béatitude de l’âme, que le Christ n’a pas méritée, car il l’eut dès l’instant de sa conception. Il n’a donc rien pu mériter d’autre.

 

En sens contraire :

 

1) À propos de ce passage du psaume 15, v. 1 : « Conservez-moi, Seigneur… », la Glose dit : « voici la récompense » ; « … parce que j’ai espéré en vous » : « voici le mérite ». Le Christ a donc mérité.

 

2) Celui-là mérite, à qui une récompense est donnée pour ses œuvres. Or au Christ a été donnée pour l’humilité de sa Passion la récompense de l’exaltation, comme on le voit clairement en Philipp. 2, 9 : « C’est pourquoi Dieu l’a élevé et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom. » Le Christ a donc mérité.

 

 

3) De même que la fruition est l’acte du compréhenseur, de même le mérite est l’acte du voyageur. Or le Christ jouissait en tant que compréhenseur. Il méritait donc en tant que voyageur.

 

Réponse :

 

Le Christ a mérité avant sa Passion, quand il était voyageur et compréhenseur ; et en voici la preuve. Deux choses sont requises pour le mérite : un état de méritant, et la faculté de mériter.

 

Pour l’état de méritant, il est nécessaire que lui fasse défaut ce qu’il est dit mériter ; quoique certains prétendent que l’on peut mériter ce qu’on a déjà : ainsi affirment-ils, au sujet des anges, que la béatitude qu’ils ont reçue en même temps que la grâce, ils l’ont méritée par les œuvres suivantes qu’ils exercent à notre endroit. Mais cela ne paraît pas être vrai, pour deux raisons. D’abord, parce que cela s’oppose à la démonstration par laquelle saint Augustin prouve contre les pélagiens que la grâce ne peut être objet de mérite, parce qu’avant la grâce il n’y a de mérites qu’en mal : en effet, avant la grâce l’homme est impie, et « ce n’est pas la grâce mais la peine qui est due aux mérites de l’impie » ; car on pourrait dire que quelqu’un mérite la grâce par les œuvres qu’il fait après avoir reçu la grâce. Ensuite, parce que c’est contre la notion de mérite, car le mérite est la cause de la récompense, non point à la façon d’une cause finale – ainsi c’est plutôt la récompense qui est la cause du mérite –, mais plutôt par réduction à la cause efficiente, en tant que le mérite rend digne de la récompense, et par là dispose à la récompense. Or ce qui est cause à la façon d’un efficient ne peut en aucune façon être temporellement postérieur à ce dont il est la cause ; il n’est donc pas possible que l’on mérite ce que l’on a déjà. Et dans les affaires humaines, si quelqu’un sert son maître pour un bienfait reçu, cela s’apparente à l’action de grâces plutôt qu’au mérite.

 

 

 

Quant à la faculté de mériter, elle est requise du côté de la nature et du côté de la grâce. Du côté de la nature, parce qu’on ne peut mériter par un acte propre que si l’on est maître de son acte, car on peut alors donner son acte comme prix en échange de la récompense. Or c’est par le libre arbitre que l’on est maître de son acte ; la faculté naturelle de libre arbitre est donc requise pour mériter. Du côté de la grâce parce que, la récompense de la béatitude dépassant le pouvoir de la nature humaine, l’homme ne peut arriver à mériter cela par ses pures ressources naturelles ; aussi une grâce est-elle requise, par laquelle il puisse mériter.

 

Or toutes ces choses furent dans le Christ : parmi les choses qui sont requises pour la parfaite béatitude, seules lui manquèrent l’impassibilité de l’âme et la gloire du corps, et de ce point de vue il était voyageur ; il y eut aussi en lui la faculté de nature, en raison de sa volonté créée, et la faculté de grâce, à cause de sa plénitude de grâces. Il a donc pu mériter.

 

Réponse aux objections :

 

1° Bien que l’âme du Christ fût déterminée à une seule chose selon le genre moral, c’est-à-dire au bien, elle n’était cependant pas déterminée à une seule chose dans l’absolu : en effet, il pouvait faire ou ne pas faire ceci ou cela ; voilà pourquoi demeurait en lui la liberté, qui est requise pour mériter.

 

 

2° Il n’a pas mérité la béatitude de l’âme, en raison de laquelle il était compréhenseur, mais seulement la béatitude du corps et l’impassibilité de l’âme, qui lui faisaient défaut.

 

 

3° Le Christ n’a pas mérité quelque chose comme un non-dû qui ainsi lui deviendrait dû, comme les hommes méritent dans leur premier acte méritoire ; ni non plus en sorte que ce qui lui était dû devînt davantage dû, comme pour ceux dont la grâce est augmentée ; mais en sorte que ce qui lui était dû d’une certaine façon, en raison de la grâce, lui devînt dû d’une autre façon, en raison du mérite.

4° La gloire du corps s’ensuit de la gloire de l’âme lorsque l’âme est glorifiée sous tous les rapports, dans sa relation à Dieu et dans sa relation au corps. Or ce n’est pas ainsi que l’âme du Christ était glorifiée, mais seulement dans sa relation à Dieu ; et en tant qu’elle était la forme du corps, elle était passible.

 

 

5° Les âmes des saints dans la patrie sont totalement en dehors de l’état des voyageurs, car elles sont déjà et bienheureuses par la fruition, et impassibles, ce qui n’était pas le cas de l’âme du Christ ; il n’en va donc pas de même.

 

6° La charité, autant qu’il est en elle, est toujours de nature à être principe de mérite ; mais parfois elle ne l’est pas, à cause de son sujet qui est hors d’état de mériter, comme cela est clair pour les saints dans la patrie. Mais le Christ n’était pas hors d’état de mériter, car il était voyageur ; et c’est pourquoi il jouissait et méritait par la même charité, comme aussi par la même volonté. Et cependant, le mérite et la récompense n’avaient pas le même principe, car il ne méritait pas la gloire de l’âme, à laquelle se rattache la charité, mais la gloire du corps, comme on l’a dit.

 

 

7° L’objection serait probante si l’incapacité du Christ à mériter la gloire de l’âme était due à une imperfection ; mais ce qui a été dit plus haut montre clairement qu’il n’en est rien.

 

Et videtur quod non.

 

Omne enim meritum ex libertate arbitrii procedit, quia indeterminate se habet ad multa. Sed liberum arbitrium in Christo determinate se habebat ad bonum. Ergo mereri non potuit.

 

Praeterea, quae est comparatio recipientis ad receptum, eadem est comparatio merentis ad praemium : quia ad hoc meretur aliquis ut recipiat quod meretur. Sed recipiens debet esse denudatum a recepto, ut patet in libro de Anima [III, 7 (429 a 20)]. Ergo ille qui meretur, debet esse absque praemio : quod de Christo dici non potest, cum ipse fuerit verus comprehensor. Ergo videtur quod Christus mereri non potuit.

 

Praeterea, id quod debetur alicui, non oportet quod mereatur. Sed ex hoc ipso quod Christus comprehensor erat, debebatur ei impassibilitas mentis et corporis. Ergo ista non meruit.

 

Praeterea, meritum non est respectu eorum quae necessario consequuntur quasi naturali ordine ; quia meritum est respectu eius quod ex voluntate alterius redditur quasi merces. Sed gloria corporis quodam naturali ordine sequitur ex gloria animae, ut videtur per Augustinum in epistola ad Dioscorum [Epist. 118, cap. 3]. Ergo cum Christus esset beatus quantum ad animam, utpote qui divinitate fruebatur ; videtur quod gloriam corporis mereri non potuerit.

 

Praeterea, sicut Christus ante passionem habuit gloriam animae et non corporis, ita et sancti qui nunc sunt in gloria. Sed sancti nunc non merentur gloriam corporis. Ergo nec Christus meruit.

 

Praeterea, non potest esse idem principium meriti et terminus ; et sic non potest esse idem praemium et principium merendi. Sed caritas quae erat in Christo, ad praemium eius pertinebat, quia erat de perfectione beatitudinis, cum per eam frueretur. Ergo non poterat esse principium merendi. Omne autem meritum est ex caritate. Ergo in Christo meritum esse non potuit.

 

Praeterea, remoto priori removetur posterius. Sed meritum per prius respicit beatitudinem animae, quam Christus non meruit, quia ab instanti conceptionis eam habuit. Ergo nec aliquid aliud mereri potuit.

 

 

Sed contra. Est quod in Psal. XV, 1, super illud, conserva me, Domine, dicit Glossa [interlin.] : ecce praemium, quoniam speravi in te, ecce meritum. Ergo Christus meruit.

 

Praeterea, cuicumque redditur merces aliqua pro suis operibus, meretur. Sed Christo, propter suam humilitatem passionis, reddita est merces exaltationis, ut patet Phil. II, vers. 9 : propter quod Deus exaltavit illum, et donavit illi nomen quod est super omne nomen. Ergo Christus meruit.

 

Praeterea, sicut fruitio est actus comprehensoris, ita meritum viatoris. Sed Christus fruebatur in quantum comprehensor. Ergo merebatur in quantum viator.

 

 

 

Respondeo. Dicendum, quod Christus meruit ante passionem, quando erat viator et comprehensor ; quod sic patet. Ad meritum enim duo requiruntur : scilicet status merentis, et facultas merendi.

Ad statum quidem merendi requiritur quod desit sibi id quod mereri dicitur ; quamvis quidam dicant, quod aliquis potest mereri id quod iam habet ; sicut dicunt de Angelis, quod beatitudinem, quam simul cum gratia acceperunt, meruerunt per opera sequentia quae circa nos faciunt. Sed hoc non videtur esse verum, propter duo. Primo, quia contrariatur probationi Augustini [Epist. 194, cap. 3, n. 7], per quam contra Pelagianos probat, gratiam sub merito cadere non posse, quia ante gratiam nulla sunt merita nisi mala ; cum ante gratiam homo sit impius, et meritis impii non gratia, sed poena debetur ; posset enim dici, quod gratiam quis meretur per opera quae quis post acceptam gratiam facit. Secundo, quia est contra rationem meriti. Nam meritum est causa praemii, non quidem per modum finalis causae : sic enim magis praemium est causa meriti ; sed magis secundum reductionem ad causam efficientem : in quantum meritum facit dignum praemio, et per hoc ad praemium disponit. Id autem quod est causa per modum efficientis, nullo modo potest esse posterius tempore eo cuius est causa : unde non potest esse quod aliquis mereatur quod iam habet. Quod autem in humanis aliquis pro accepto beneficio domino suo servit, magis habet rationem gratiarum actionis quam meriti.

Facultas vero merendi requiritur ex parte naturae, et ex parte gratiae. Ex parte naturae quidem, quia per actum proprium quis mereri non potest nisi sit dominus sui actus ; sic enim suum actum quasi pretium pro praemio dare potest. Est autem quis dominus sui actus per liberum arbitrium ; unde naturalis facultas liberi arbitrii requiritur ad merendum. Ex parte vero gratiae, quia cum praemium beatitudinis facultatem humanae naturae excedat, per naturalia pura ad illud merendum homo non potest sufficere ; et ideo requiritur gratia, per quam mereri possit.

Haec autem omnia in Christo fuerunt. Defuit tantum aliquid eorum quae ab beatitudinem perfectam requiruntur : scilicet impassibilitas animae, et gloria corporis, ratione cuius viator erat. Fuit etiam in eo facultas naturae ratione voluntatis creatae, et facultas gratiae propter plenitudinem gratiarum ; et ideo mereri potuit.

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod licet anima Christi esset determinata ad unum secundum genus moris, scilicet ad bonum, non tamen erat determinata ad unum simpliciter : poterat enim hoc vel illud facere et non facere : et ideo libertas in eo remanebat, quae requiritur ad merendum.

 

Ad secundum dicendum, quod beatitudinem animae, ratione cuius erat comprehensor, non meruit, sed solum beatitudinem corporis, et impassibilitatem animae, quae sibi deerant.

 

Ad tertium dicendum, quod Christus non meruit aliquid quasi sibi non debitum, ut fieret ei debitum, sicut homines in primo actu meritorio merentur ; nec iterum ut id quod erat debitum, fiat magis debitum, sicut in his quorum gratia augetur ; sed ut id quod erat uno modo debitum ratione gratiae, fieret ei alio modo debitum ratione meriti.

Ad quartum dicendum, quod gloria corporis sequitur ex gloria animae, quando anima est omni modo glorificata, secundum ordinem ad Deum, et secundum ordinem ad corpus. Sic autem anima Christi non erat glorificata, sed solum in ordine ad Deum ; secundum autem quod erat forma corporis, passibilis erat.

 

Ad quintum dicendum, quod animae sanctorum in patria sunt totaliter extra statum viatorum, quia iam sunt et beatae per fruitionem, et impassibiles ; quod de anima Christi non erat ; et ideo non est simile.

 

Ad sextum dicendum, quod caritas, quantum de se est, semper nata est esse merendi principium ; sed quandoque non est merendi principium propter habentem, qui est extra merendi statum, sicut patet de sanctis in patria. Christus autem non erat extra statum merendi, quia viator erat : et ideo caritate eadem fruebatur et merebatur, sicut et eadem voluntate. Nec tamen erat idem principium meriti et praemii : quia non merebatur gloriam animae, ad quam pertinet caritas ; sed gloriam corporis, ut dictum est.

 

Ad septimum dicendum, quod ratio sequeretur si ex defectu Christi contingeret quod gloriam animae mereri non potuerit : quod patet ex praedictis esse falsum.

 

 

 

 

Article 7 - LE CHRIST A-T-IL PU MÉRITER POUR D’AUTRES ?

(Septimo quaeritur utrum Christus aliis mereri potuerit.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Le Christ n’a mérité qu’en tant qu’homme. Or les autres hommes ne peuvent pas mériter en justice pour d’autres. Donc le Christ non plus.

 

2° Tout comme le mérite, la louange est fondée sur l’acte de vertu. Or personne n’est loué de l’œuvre d’autrui, mais seulement de son œuvre propre. Donc personne non plus ne se voit imputé à mérite une œuvre étrangère ; et ainsi, les œuvres du Christ ne sont pas méritoires pour d’autres.

 

3° Le Christ est le chef de l’Église en tant qu’il détient la primauté dans l’Église, comme on le voit clairement en Éph. 1, 22. Or les autres prélats qui ont une primauté dans l’Église ne peuvent pas mériter pour leurs subordonnés. Donc le Christ non plus ne l’a pas pu.

 

4° Le mérite du Christ se rapporte de la même façon à tous les hommes, autant que cela dépend de lui. Si donc le Christ a mérité le salut pour quelqu’un, il l’a mérité pour tous. Or le mérite du Christ ne peut pas être rendu inutile. Tous obtiennent donc le salut, ce qui est évidemment faux.

 

5° De même que le Christ est le chef des hommes, de même il l’est aussi des anges. Mais il n’a pas mérité pour les anges. Ni donc pour les hommes.

 

6° Si le Christ a pu mériter pour d’autres, n’importe quel acte de lui fut méritoire pour nous ; or cela s’entend seulement du salut ; sa Passion n’était donc pas nécessaire pour notre salut.

 

7° Il y a superfluité, si ce qui peut être fait au moyen d’une seule chose est fait au moyen de deux. Or la grâce qui est donnée à l’homme est suffisante pour que l’homme mérite pour lui-même la vie éternelle. Il y aurait donc superfluité si le Christ nous l’avait méritée.

 

8° Le Christ a mérité pour nous de façon soit adéquate, soit inadéquate. Si ce fut de façon adéquate, alors notre mérite n’est pas requis pour notre salut ; si ce fut de façon inadéquate, alors il eut une grâce inadéquate ; et ces deux choses sont aberrantes. Le Christ n’a donc pas mérité pour nous.

 

9° De même qu’il manquait quelque chose à la gloire des membres du Christ avant sa Passion, de même en est-il maintenant. Or maintenant, il ne mérite pas pour nous. Il ne méritait donc pas non plus alors.

 

10° Si le Christ eût mérité pour nous, notre condition eût été changée par son mérite. Or la condition de l’homme semble être la même après le Christ qu’avant lui car, de même qu’auparavant le diable pouvait tenter mais non contraindre, de même en est-il maintenant ; et de même que la peine était due aux pécheurs, de même en est-il maintenant ; et de même que les œuvres méritoires étaient requises chez les justes, de même en est-il maintenant. Le Christ n’a donc pas mérité pour nous.

 

11° Il est dit au psaume 61, v. 13 : « Vous rendrez à chacun selon ses œuvres. » Or ce ne serait pas le cas si les mérites du Christ nous étaient imputés. Le Christ n’a donc pas mérité pour nous.

 

12° La récompense se mesure d’après la racine du mérite. Si donc le Christ a mérité pour nous, la récompense de gloire sera donnée à chacun de nous selon la quantité de grâce du Christ ; ce qui est évidemment faux.

 

13° Ce qui est donné pour des mérites est plutôt donné en retour que donné gratuitement. Si donc le Christ nous a mérité la justification, il semble que nous ne soyons pas justifiés gratuitement par Dieu ; et ainsi, la grâce ne sera pas grâce. Le Christ ne nous a donc rien mérité.

 

En sens contraire :

 

1) Le Christ a satisfait pour nous ; I Jn 2, 2 : « C’est lui qui est la victime de propitiation pour nos péchés. » Or la satisfaction ne peut pas exister sans le mérite. Le Christ a donc mérité pour nous.

 

2) Dans le corps naturel, la tête opère non seulement pour elle-même, mais aussi pour tous les membres. Or le Christ est le chef de son Corps, qui est l’Église. Son opération fut donc méritoire pour les membres.

 

3) Le Christ et l’Église sont comme une personne unique. Or, en raison de cette unité, il parle en la personne de l’Église, comme on le voit clairement dans la Glose à propos du psaume « Ô Dieu, ô mon Dieu, regardez-moi, etc. » Donc semblablement, en raison de l’unité susdite, le Christ a pu mériter pour ainsi dire en la personne des autres.

 

Réponse :

 

L’œuvre humaine informée par la grâce vaut de deux façons pour obtenir la vie éternelle, dans la mesure où il y a deux choses par lesquelles l’homme manque d’obtenir de la gloire.

 

La première d’entre elles est l’indignité de la personne, comme on le voit clairement dans le cas de celui qui n’a pas la charité : il n’est pas digne d’avoir la vie éternelle ni apte à cela, et par conséquent, l’œuvre humaine vaut pour obtenir la vie éternelle en tant qu’une certaine dignité et une certaine aptitude sont reçues en l’homme au moyen de cette œuvre pour l’obtention de la gloire. En effet, de même que l’acte de péché revient à une certaine difformité de l’âme, de même l’acte méritoire revient à une certaine beauté et dignité de l’âme ; et c’est pourquoi on l’appelle « mérite en justice ».

 

L’autre chose par laquelle on manque l’obtention de la gloire est un empêchement qui survient de telle sorte qu’un homme qui, par ailleurs, est digne, n’obtient pas la gloire : cet empêchement, c’est l’obligation à une peine temporelle. Et dans ce cas, l’œuvre humaine est ordonnée à la gloire comme à la façon d’une certaine rançon par laquelle on est absous de l’obligation à la peine. Et par là, l’œuvre humaine a le caractère d’une satisfaction.

 

Donc, quant à l’une et l’autre de ces choses, l’œuvre du Christ fut plus efficace que les œuvres des autres hommes. En effet, on n’est pas rendu apte à la perception de la gloire par l’œuvre d’un autre homme, mais seul celui qui opère se rend apte, car un homme ne peut pas influer spirituellement sur un autre ; voilà pourquoi nul n’a pu mériter en justice pour un autre la grâce ou la vie éternelle. Mais le Christ a pu, en son humanité, influer spirituellement sur les autres hommes, et c’est pourquoi son œuvre a pu causer en d’autres l’aptitude à obtenir la gloire. Il a donc pu mériter en justice pour les autres parce qu’il pouvait

influer sur les autres en tant que son

humanité était l’instrument de la

divinité, suivant saint Jean Damascène.

Semblablement, quant à la seconde chose, on remarque une plus grande efficacité dans le Christ que dans les autres hommes. Car bien qu’un homme, du moment qu’il est établi en la grâce, puisse satisfaire pour un autre, cependant il ne peut pas satisfaire pour toute la nature, car l’œuvre d’un pur homme unique n’équivaut pas au bien de toute la nature. Mais l’œuvre du Christ, en tant qu’elle appartenait à Dieu et à l’homme, eut une certaine dignité, au point qu’elle équivalait au bien de toute la nature ; aussi a-t-il pu satisfaire pour toute la nature.

 

Réponse aux objections :

 

1° Le Christ, en tant qu’homme, est plus digne que les autres hommes ; il n’est donc pas nécessaire que ce qui convient au Christ-homme convienne aux autres.

 

 

2° L’acte de vertu renferme la notion de louable relativement à l’agent, et c’est pourquoi l’un ne peut pas être loué pour l’acte de l’autre ; mais il renferme la notion de mérite relativement à la fin, à laquelle quelqu’un peut être rendu apte par l’influence du Christ ; voilà pourquoi le Christ a pu mériter pour nous.

 

 

3° Le Christ détient la primauté dans l’Église par sa vertu propre, mais les autres prélats, en tant qu’ils représentent le Christ et tiennent sa place ; c’est pourquoi le Christ a pu mériter pour les fidèles comme pour des membres de lui-même, ce que ne peuvent les autres prélats.

 

4° Le mérite du Christ, quant à la suffisance, se rapporte à tous de façon uniforme, mais non quant à l’efficace ; et cela provient en partie du libre arbitre, en partie de l’élection divine, par laquelle l’effet des mérites du Christ est miséricordieusement conféré à certains, au lieu qu’à d’autres il est soustrait par un juste jugement.

 

 

5° De même que mériter est le propre du voyageur, de même on ne peut mériter que pour un voyageur ; car il est nécessaire que l’une des choses qui sont objets de mérite fasse défaut à celui pour qui l’on mérite. Or les anges ne sont point voyageurs quant à la récompense essentielle ; il n’a donc rien mérité pour eux sous ce rapport. Mais ils sont en quelque façon voyageurs au regard de la récompense accidentelle, en tant qu’ils nous servent, et à cet égard le mérite du Christ vaut pour eux ; c’est pourquoi il est dit en Éph. 1, 10 que par lui sont restaurées « les choses qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre ».

 

6° Bien que n’importe quel acte du Christ fût méritoire pour nous, cependant il était nécessaire qu’il endurât la mort à la place de tous, afin de satisfaire pour la peine encourue par la nature humaine, qui était obligée à la mort par une sentence divine, comme on le voit clairement en Gen. 3, 19.

 

 

7° La grâce qui est donnée à quelqu’un personnellement suffit pour ce qui regarde sa propre personne, mais non pour l’absolu­tion de la peine encourue par toute la nature ; ce que l’on voit clairement dans le cas des anciens pères : quoiqu’ils eussent la grâce, ils ne pouvaient parvenir à la gloire à cause de l’obligation de la nature à la peine, et c’est pourquoi le mérite et la satisfaction du Christ étaient requis, afin que cette obligation à la peine fût ôtée. En outre, après le péché du premier homme, la grâce personnelle ne fut jamais donnée à un homme que moyennant la foi explicite ou implicite au médiateur.

8° Le mérite du Christ opère adéquatement comme une certaine cause universelle du salut de l’homme ; mais il est nécessaire que cette cause soit appliquée à chacun par les sacrements et par la foi formée, qui opère par la dilection. Voilà pourquoi quelque chose d’autre que le mérite du Christ est requis pour notre salut, dont le mérite du Christ est cependant la cause.

 

 

9° La similitude ne tient pas, car mériter ne convient qu’aux voyageurs. Or le Christ avant sa Passion était voyageur et compréhenseur ; mais maintenant il est seulement compréhenseur ; voilà pourquoi il pouvait alors mériter, quoiqu’il ne le puisse pas maintenant. Cet argument est également défectueux parce que rien ne manque maintenant à la gloire des bienheureux qui sont membres mystiques du Christ, eux qui se réjouissent non seulement au sujet de l’essence divine qu’ils voient, mais aussi au sujet de l’humanité glorifiée du Christ.

 

10° Après la Passion du Christ, la condition humaine a été profondément modifiée car, la peine encourue par la nature humaine ayant désormais été expiée, les hommes peuvent librement s’envoler vers la patrie ; en outre, les peines éternelles dues pour les péchés personnels sont remises par la foi à la Passion du Christ, et les peines temporelles sont diminuées par la vertu des clefs, en lesquels la Passion du Christ opère ; par ailleurs, les démons sont réprimés par la puissance de la Passion du Christ, afin qu’ils ne puissent pas tenter aussi violemment ; de nombreux secours sont donnés aux fidèles pour résister aux tentations ; de plus, par la puissance de la Passion du Christ, la grâce est donnée dans les sacrements pour mériter.

 

 

11° Le Christ et ses membres sont une seule personne mystique, aussi les œuvres du chef appartiennent-elles en quelque sorte aux membres. Et ainsi, lorsque quelque chose nous est donné par Dieu à cause des œuvres du Christ, cela ne contrevient pas à ce qui est dit au psaume 61, v. 13 : « Vous rendez à chacun selon ses œuvres. » Et cependant, les mérites du Christ nous sont utiles dans la mesure où ils causent en nous, par les sacrements, la grâce qui nous pousse aux œuvres méritoires.

 

12° Le mérite du Christ se rapporte à notre récompense comme une cause première et éloignée ; ce n’est donc pas à lui que la récompense est commensurée, mais au mérite qui est la cause prochaine, et qui consiste dans l’acte propre de celui à qui la récompense est donnée.

 

13° Cela même que Dieu confère gratui­tement à l’un de nous, c’est d’obtenir l’effi­cace du mérite du Christ ; par là n’est donc pas exclue la notion de grâce.

 

Et videtur quod non.

 

Christus enim non meruit nisi secundum quod homo. Sed alii homines non possunt aliis mereri ex condigno. Ergo nec Christus.

 

Praeterea, sicut meritum consistit in actu virtutis, ita et laus. Sed nullus laudatur ex opere alterius, sed solum ex proprio. Ergo nec alicui imputatur ad meritum opus alienum ; et ita opera Christi non sunt aliis meritoria.

 

Praeterea, Christus caput est Ecclesiae, in quantum in Ecclesia primatum tenet, ut patet Ephes. I, 22 [cf. etiam Col. I, 18]. Sed alii praelati primatum in Ecclesia habentes non possunt subditis mereri. Ergo nec Christus potuit.

 

Praeterea, meritum Christi aequaliter se habet ad omnes homines quantum est de se. Si igitur alicui Christus meruit salutem, omnibus meruit. Sed meritum Christi frustrari non potest. Ergo omnes salutem consequuntur ; quod patet esse falsum.

 

Praeterea, sicut Christus est caput hominum, ita et Angelorum. Angelis vero non meruit. Ergo nec hominibus.

 

Praeterea, si Christus aliis mereri potuit, quilibet suus actus nobis meritorius fuit. Sed non nisi salutis. Ergo eius passio non erat necessaria ad nostram salutem.

 

Praeterea, quod per unum fieri potest, superfluum est si per duo fiat. Sed gratia quae datur homini, sufficiens est ad hoc quod homo pro se mereatur vitam aeternam. Ergo superfluum esset, si Christus eam nobis meruisset.

 

Praeterea, aut Christus sufficienter meruit nobis, aut insufficienter. Si sufficienter, meritum nostrum non requiritur ad salutem ; si insufficienter, insufficientis gratiae fuit ; quorum utrumque est inconveniens. Ergo Christus nobis non meruit.

 

Praeterea, sicut membris Christi aliquid ad gloriam deerat ante passionem ipsius, ita et nunc. Sed nunc nobis non meretur. Ergo nec tunc merebatur.

 

Praeterea, si Christus nobis meruisset, eius merito nostra conditio immutata fuisset. Sed eadem videtur esse hominis conditio post Christum sicut ante erat : quia sicut ante Diabolus tentare poterat sed non cogere, ita et modo : sicut etiam peccatoribus poena debebatur, ita et modo : sicut in iustis opera meritoria requirebantur, ita et modo. Ergo Christus nobis non meruit.

 

 

Praeterea, in Psal. LXI, 13, dicitur : tu reddes unicuique iuxta opera sua. Hoc autem non esset, si merita Christi nobis imputarentur. Ergo Christus nobis non meruit.

 

Praeterea, praemium mensuratur secundum radicem meriti. Si ergo Christus nobis meruit, unicuique nostrum praemium gloriae reddetur secundum quantitatem gratiae Christi : quod patet esse falsum.

 

Praeterea, id quod pro meritis datur, potius redditur quam gratis detur. Si ergo Christus nobis iustificationem meruit, videtur quod non gratis iustificemur a Deo ; et sic gratia non erit gratia. Ergo Christus nihil nobis meruit.

 

 

 

Sed contra. Christus pro nobis satisfecit : I Io. II, 2. Ipse est propitiatio pro peccatis nostris. Sed satisfactio sine merito esse non potest. Ergo Christus nobis meruit.

 

Praeterea, caput in corpore naturali non solum sibi, sed membris operatur omnibus. Sed Christus est caput corporis sui, scilicet Ecclesiae. Ergo eius operatio membris meritoria fuit.

 

Praeterea, Christus et Ecclesia sunt quasi una persona. Sed ratione unitatis praedictae ex persona Ecclesiae loquitur, ut patet in Glossa [P. Lombardi, PL 191, 227 A] super Psalm. [XXI] Deus, Deus meus, respice et cetera. Ergo similiter ratione unitatis praedictae Christus quasi ex persona aliorum mereri potuit.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod opus humanum gratia informatum ad vitam aeternam consequendam dupliciter valet, secundum quod duo sunt quibus homo deficit a gloriae consecutione.

Quorum primum est indignitas personae ; sicut patet in eo qui non habet caritatem, qui non est idoneus nec dignus quod habeat vitam aeternam : et secundum hoc, opus humanum valet ad vitam aeternam consequendam, in quantum per ipsum quaedam dignitas et idoneitas in homine consequitur ad consecutionem gloriae. Sicut enim actus peccati redit in quamdam animae deformitatem, ita et actus meritorius in quemdam animae decorem et dignitatem ; et ex hoc dicitur meritum condignum.

Aliud per quod deficit homo a consecutione gloriae, est aliquod impedimentum superveniens, ut homo qui alias est dignus, gloriam non consequatur ; et hoc est reatus alicuius poenae temporalis. Et sic opus humanum ordinatur ad gloriam quasi per modum cuiusdam pretii, quo a reatu poenae absolvitur ; et ex hoc habet opus humanum rationem satisfactionis.

 

Quantum ergo ad utrumque horum, opus Christi efficacius fuit operibus aliorum hominum. Nam per opus alterius hominis non redditur idoneus ad gloriae perceptionem nisi ille qui operatur, eo quod unus homo in alium spiritualiter influere non potest : et ideo unus alii ex condigno mereri non potuit gratiam vel vitam aeternam. Sed Christus secundum suam humanitatem spiritualiter influere potuit in alios homines : unde et eius opus in aliis causare potuit idoneitatem ad consecutionem

gloriae. Et ideo potuit aliis ex

condigno mereri, secundum quod influere in alios poterat, in quantum erat humanitas eius divinitatis

instrumentum, secundum Damascenum [cf. De fide III, 15 et 19]. Similiter etiam quantum ad secundum maior efficacia consideratur in Christo quam in aliis hominibus. Nam licet unus homo possit pro altero satisfacere, dummodo ille sit in gratia constitutus ; non tamen potest satisfacere pro tota natura : quia opus unius puri hominis non aequivalet bono totius naturae. Sed opus Christi, in quantum erat Dei et hominis, habuit quamdam dignitatem, ut aequivaleret bono totius naturae : et ideo pro tota natura satisfacere potuit.

 

Ad primum ergo dicendum, quod Christus, secundum quod homo, est aliis hominibus dignior ; unde non oportet quod aliis conveniat quod Christo homini convenit.

 

Ad secundum dicendum, quod actus virtutis habet rationem laudis per comparationem ad agentem, et ideo non potest unus propter actum alterius laudari ; sed rationem meriti habet ex ordine ad finem, ad quem potest aliquis idoneus reddi ex influentia Christi ; et ideo Christus nobis mereri potuit.

 

Ad tertium dicendum, quod Christus primatum tenet in Ecclesia per propriam virtutem ; sed alii praelati, in quantum gerunt personam et vicem Christi : unde Christus pro fidelibus tamquam pro suis membris mereri potuit, non autem alii praelati.

 

Ad quartum dicendum, quod meritum Christi quantum ad sufficientiam aequaliter se habet ad omnes, non autem quantum ad efficaciam : quod accidit partim ex libero arbitrio, partim ex divina electione, per quam quibusdam misericorditer effectus meritorum Christi confertur, quibusdam vero iusto iudicio subtrahitur.

 

Ad quintum dicendum, quod sicut mereri est viatoris, ita non nisi pro viatore aliquis mereri potest : quia oportet ut ei pro quo quis meretur, aliquid desit eorum quae sub merito cadunt. Angeli autem non sunt viatores quantum ad praemium essentiale ; et ideo quantum ad hoc nihil eis meruit. Sunt autem aliquo modo viatores respectu praemii accidentalis, in quantum nobis ministrant, ad quod valet eis meritum Christi : unde dicitur Ephes. I, 10, quod per eum restaurantur quae in caelis et quae in terra sunt.

 

Ad sextum dicendum, quod licet quilibet actus Christi esset nobis meritorius, tamen ad satisfaciendum pro reatu naturae humanae quae erat morti ex divina sententia obligata, ut patet Gen. III, 19 [cf. etiam II, 17], oportuit quod loco omnium mortem sustineret.

 

Ad septimum dicendum, quod gratia quae alicui personaliter datur, sufficit quantum ad id quod ad personam ipsius pertinet, non tamen ad absolutionem reatus totius naturae ; quod patet in antiquis patribus, qui gratiam habentes, propter reatum naturae ad gloriam pervenire non poterant, et ideo requirebatur meritum Christi et satisfactio, ut reatus ille tolleretur. Gratia etiam personalis nulli unquam post peccatum primi hominis data fuit, nisi per fidem mediatoris explicitam vel implicitam.

 

Ad octavum dicendum, quod meritum Christi sufficienter operatur ut quaedam causa universalis salutis humanae ; sed oportet hanc causam applicari singulis per sacramenta, et per fidem formatam, quae per dilectionem operatur. Et ideo requiritur aliquid aliud ad salutem nostram praeter meritum Christi, cuius tamen meritum Christi est causa.

 

Ad nonum dicendum, quod similitudo non tenet, quia mereri non convenit nisi viatoribus. Christus autem ante passionem erat viator et comprehensor ; nunc autem est tantum comprehensor. Et ideo tunc poterat mereri, licet nunc mereri non possit. Deficit etiam illa ratio quia nunc beatis, qui sunt membra Christi mystica, nihil deest ad gloriam, qui delectantur non solum de visa divina essentia, sed etiam de Christi humanitate glorificata.

 

Ad decimum dicendum, quod post passionem Christi humana conditio est multum immutata ; quia, iam expiato reatu naturae humanae, homines possunt libere ad patriam evolare ; poenae etiam aeternae pro peccatis personalibus debitae per fidem passionis Christi remittuntur, et diminuuntur temporales virtute clavium, in quibus Christi passio operatur ; daemones etiam reprimuntur virtute passionis Christi, ut non possint tam violenter tentare ; fidelibus auxilia multa dantur ad resistendum tentationibus ; gratia etiam per virtutem passionis Christi datur in sacramentis ad merendum.

 

 

 

Ad undecimum dicendum, quod Christus et membra eius sunt una persona mystica, unde opera capitis sunt aliquo modo membrorum. Et sic, cum propter opera Christi aliquid nobis a Deo datur, non fit contra id quod dicitur in Ps. LXI, 13 : tu reddes unicuique iuxta opera sua. Et tamen ita merita Christi nobis prosunt, ut in nobis per sacramenta gratiam causent, per quam ad opera meritoria incitamur.

 

Ad duodecimum dicendum, quod meritum Christi comparatur ad praemium nostrum sicut causa prima et remota, unde ei non commensuratur, sed illi merito quod est causa proxima ; quod consistit in actu proprio illius cui praemium redditur.

 

Ad decimumtertium dicendum, quod hoc ipsum gratis alicui nostrum a Deo confertur quod efficaciam meriti Christi consequatur ; unde per hoc ratio gratiae non evacuatur.

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 8 - LE CHRIST A-T-IL PU MÉRITER AU PREMIER INSTANT DE SA CONCEPTION ?

(Octavo quaeritur utrum Christus in primo instanti suae conceptionis mereri potuerit.)

 

 

Il semble que non.

 

1° Pour le mérite, une délibération est requise. Or la délibération exige du temps. L’âme du Christ n’a donc pas pu mériter au premier instant de sa création.

 

2° Tout comme le mérite, le démérite réside dans un acte du libre arbitre. Or l’ange n’a pas pu pécher au premier instant de sa création, parce qu’alors il eût été mauvais au premier instant de sa création, ce qui est erroné. L’âme du Christ n’a donc pas pu, elle non plus, mériter au premier instant de sa création.

 

 

3° Chaque fois que deux mouvements sont ordonnés l’un à l’autre, il est impossible que l’un et l’autre aient leur terme au même instant. Or la création de l’âme du Christ et le mouvement de son libre arbitre sont des mouvements ordonnés l’un à l’autre, car le mouvement du libre arbitre présuppose la création. Il est donc impossible que le mouvement du libre arbitre ait son terme au premier instant où la création a le sien, c’est-à-dire aussitôt que l’âme a été créée.

 

 

4° [Le répondant] disait que l’âme du Christ était aidée par la grâce pour mériter au premier instant. En sens contraire : aucune grâce conférée à la créature ne l’entraîne hors des limites de la créature. Or il convient à l’âme, en tant qu’elle est créée, de ne pas pouvoir posséder un mouvement de libre arbitre au premier instant où elle existe, comme le montre clairement l’argu­ment précédent. La grâce ne peut donc pas l’aider pour qu’elle mérite au premier instant.

 

5° La grâce perfectionne l’âme à la façon d’un certain habitus. Or, puisque l’habitus présuppose la puissance, il donne à l’âme non pas simplement de pouvoir faire ce qu’elle ne pourrait pas faire sinon, mais il lui donne de pouvoir agir d’une façon qui ne pourrait pas être la sienne sans l’habitus. Si donc l’âme du Christ, par sa nature, ne pouvait pas avoir l’usage du libre arbitre au premier instant de sa création, il semble que la grâce ne lui a pas conféré de mériter au premier instant.

 

 

6° L’instant est au temps ce que le point est à la ligne. Or, selon le Philosophe au huitième livre de la Physique, « lorsqu’un mobile se sert d’un point comme s’il était deux » – c’est-à-dire comme commencement d’une ligne et fin d’une autre – « il est nécessaire qu’un repos intervienne au milieu », comme on le voit clairement dans le cas du mouvement qui revient en arrière. Puis donc que l’instant où l’âme du Christ fut créée est pris comme le terme d’une création et comme le commencement d’un mouvement du libre arbitre, et qu’ainsi nous nous servons d’un seul instant comme de deux, il semble qu’un temps intermédiaire intervienne ; et ainsi, ce n’est pas au premier instant de sa création que l’âme du Christ méritait.

 

7° La grâce est à l’acte de la grâce ce que la nature est à l’acte de la nature. Or la nature n’a pas de pouvoir sur l’acte de la grâce. La grâce n’a donc pas non plus de pouvoir sur l’acte de la nature. Il est donc impossible que l’âme du Christ ait eu par grâce, au premier instant de sa conception, un acte qui lui convient naturellement, à savoir, élire.

 

8° La forme a trois actes : elle donne l’être, elle distingue et ordonne à la fin. Or ces actes sont ordonnés les uns aux autres comme le sont l’étant, l’un et le bien, car l’étant est laissé par le premier acte, l’un par le second, le bien par le troisième. Et donc, une réalité est un étant avant d’être ordonnée à la fin. Or l’âme du Christ était ordonnée à la fin par un acte méritoire. Il est donc impossible qu’au premier instant de sa création, celui où elle eut l’être, elle ait mérité.

 

 

9° Le mérite est fondé sur l’acte de vertu, qui est surtout accompli par l’élection, suivant le Philosophe. Or l’âme du Christ n’a pas pu avoir un acte d’élection au premier instant de sa création, car l’élection présuppose le conseil, puisqu’elle est l’appétit de ce qui a déjà été délibéré, comme il est dit au troisième livre de l’Éthique ; or le conseil nécessite du temps, puisque c’est une certaine enquête. L’âme du Christ n’a donc pas pu mériter au premier instant de sa création.

 

 

 

10° La faiblesse des organes empêche l’usage du libre arbitre, comme on le voit clairement chez les enfants nouveau-nés. Or le Christ a assumé cette faiblesse, tout comme nos autres passibilités. L’âme du Christ n’a donc pas mérité au premier instant de sa création.

 

En sens contraire :

 

1) Le Christ, à l’instant de sa création, fut très parfait en son âme. Or la perfection qui est selon l’habitus et l’acte est plus parfaite que celle qui est seulement selon l’habitus. Dans le Christ, donc, au premier instant de sa création, les vertus existèrent non seulement selon l’habitus, mais aussi selon l’acte. Or les actes des vertus sont méritoires. Le Christ a donc mérité au premier instant de sa création.

2) Le Christ, au premier instant de sa création, jouissait comme vrai compréhenseur. Or la fruition a lieu par un acte de charité. Il eut donc un acte de charité au premier instant de sa création. Or l’acte de charité était méritoire, dans le Christ. Nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

3) [Le répondant] disait que l’acte de charité n’était méritoire qu’avec une délibération. En sens contraire : la délibération ou le conseil ne concerne pas la fin ultime, mais les moyens, comme il est dit au troisième livre de l’Éthique. Or le mouvement de charité est méritoire surtout dans la mesure où il tend vers la fin ultime elle-même. Il n’est donc pas requis, pour qu’il soit méritoire, qu’il y ait là une confrontation ou une délibération.

 

4) [Le répondant] disait que le mouvement qui se porte vers la fin ultime n’est méritoire que dans la mesure où quelqu’un le rapporte à la fin ; et ainsi, il y a là quelque confrontation, qui ne peut avoir lieu dans l’instant. En sens contraire : la partie intellective de l’âme est plus puissante dans son opération que la sensitive. Or, en même temps que quelqu’un sent, il se sent sentir. Donc, en même temps que la volonté se porte vers Dieu, il peut se faire un rapport de ce mouvement à Dieu lui-même. Et ainsi, il n’est pas nécessaire que cela se fasse successivement.

 

5) Quiconque pense quelque chose, pense en même temps ce qui entre dans le concept de cette chose ; par exemple, celui qui pense l’homme, pense en même temps l’animal. Or, un relatif entre dans le concept de l’autre relatif ; donc, quiconque pense l’un des relatifs, pense en même temps l’autre. Il est donc possible qu’au même instant l’esprit réfère le mouvement de charité à Dieu en rapportant l’un à l’autre, et ainsi, le temps n’y est pas nécessaire.

 

6) Anselme dit que tout ce que l’on pense appartenir à la perfection doit être attribué au Christ. Or, avoir une opération parfaite au premier instant de sa création, cela appartient à la perfection. Il faut donc l’attri­buer au Christ.

 

 

7) Le Christ n’a pas eu le moyen de progresser quant au mérite de l’âme. Or il l’aurait eu, s’il n’avait pas mérité au premier instant de sa création. Donc, etc.

 

 

8) La puissance rationnelle, dans le Christ, ne fut pas moins parfaite que la puissance naturelle d’une autre créature. Or quelque puissance d’une autre créature, au premier instant où elle commence à exister, peut avoir son opération, comme on le voit bien dans le cas de la bougie, qui éclaire l’air à l’instant même où elle est allumée. L’âme du Christ, au premier instant de sa création, eut donc un acte de sa puissance rationnelle ; et ainsi, il put mériter.

 

 

9) Saint Grégoire dit dans son homélie de Pentecôte : « L’amour de Dieu n’est pas oisif. S’il existe, il opère de grandes choses ; mais s’il ne veut rien faire, ce n’est pas de l’amour. » Or le Christ eut la perfection de la charité au premier instant de sa création. Il y eut donc en lui un acte de dilection ; et ainsi, un mérite fut en lui à cet instant.

 

 

10) Ce qui est naturellement postérieur ne peut être temporellement antérieur, mais peut être simultané. Or le mérite est naturellement antérieur à la récompense. Or le Christ eut la récompense au premier instant de sa conception, car il fut vrai compréhenseur. Il eut donc un mérite au moins en ce même instant.

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions. Certains disent que le Christ n’a pas mérité au premier instant de sa conception, mais qu’il a commencé à mériter aussitôt après le premier instant. D’autres disent qu’il a mérité à cet instant même ; et assurément, cette opinion paraît être plus raisonnable. Car tout ce qui est possible à quelqu’un en fait de perfection spirituelle a été, croit-on, conféré à l’âme du Christ au premier instant de sa création.

 

 

En effet, que le mérite ne puisse exister en quelque instant, cela peut se produire de deux façons : d’abord du côté de celui qui opère, ensuite du côté de l’acte.

 

Du côté de celui qui opère, cela peut se produire à cause d’un défaut de deux facultés : la gratuite, comme quand nous disons, par exemple, qu’à l’instant où quelqu’un pèche mortellement, il ne peut pas mériter, car il n’a pas la grâce ; et aussi par le défaut d’une faculté naturelle, comme l’enfant ne peut pas mériter au premier instant où il commence à être, car il n’a pas l’usage du libre arbitre. Or aucune de ces deux choses ne peut se dire dans le cas présent. En effet, le Christ, au premier instant, eut la faculté de la grâce, étant plein de grâce, et la faculté naturelle, ayant pleinement l’usage du libre arbitre ; sinon il n’aurait pas pu être compréhenseur. Il n’y eut donc, du côté du Christ qui opère, rien qui l’empêche de pouvoir mériter au premier instant de sa conception.

 

Ni non plus du côté de l’acte méritoire. En effet, qu’un acte ne puisse exister en quelque instant, cela peut se produire de deux façons. D’abord, parce qu’une succession se rencontre dans cet acte, et qu’ainsi il ne peut être accompli dans l’instant. Ensuite, parce que l’acte présuppose des choses qui ne peuvent pas précéder un instant déterminé ; par exemple, il est impossible que le feu, s’il est généré hors de son lieu, soit dans son lieu propre au premier instant de sa génération, car un mouvement préalable est exigé, mouvement qui ne peut exister avant le premier instant de la génération. Or d’aucune de ces deux façons il n’y a d’obstacle à ce que le Christ ait mérité au premier instant. D’abord, parce que le mouvement du libre arbitre, en lequel réside le mérite, n’a pas de succession, mais est simple et instantané. Ensuite, parce que le mouvement de la volonté n’exige au préa­lable qu’un acte de la puissance appréhensive ; et cet acte est un mouvement qui a lieu au même instant que l’acte de volonté, attendu que le bien appréhendé meut la volonté ; or la motion du moteur et le mouvement du mobile sont simultanés. Et l’appréhension même du bien, dans le Christ, n’exigeait pas d’enquête préalable afin qu’il y eût un jugement certain au sujet du bien, car le Christ eut aussitôt avec certitude un jugement vrai sur toutes choses.

 

 

On voit donc clairement que rien n’empêche que le Christ ait mérité au premier instant. Aussi doit-on accorder qu’il a mérité au premier instant de sa conception.

 

Réponse aux objections :

 

1° La délibération implique deux choses, à savoir la perception de la raison avec la certitude du jugement sur ce dont on délibère ; et ainsi, la délibération peut être instantanée chez celui en qui il n’y a pas d’hésitation sur les choses à faire, et il en fut ainsi dans le Christ. Elle peut aussi inclure une discussion ou une enquête ; et dans ce cas, elle implique un certain processus discursif, et ne peut donc être instantanée ; et le Christ n’avait pas besoin d’une telle délibération, car il n’était pas hésitant sur les choses à faire.

 

2° La volonté de la nature rationnelle est naturellement ordonnée au bien, et non au mal ; voilà pourquoi, au premier instant de sa création, à moins de quelque empêchement, elle peut se porter vers le bien, mais non vers le mal, auquel elle ne se porte que par une erreur survenant pendant la confrontation ou l’enquête. Par conséquent, le mal exige au préalable le temps d’une confrontation, mais non le bien.

 

 

3° Cet argument est probant dans le cas de mouvements successifs, mais non pour les mouvements instantanés. Et la raison en est que, lorsque deux mouvements sont ordonnés l’un à l’autre, l’instant qui est la fin du premier mouvement peut être lui-même le commencement du second ; par exemple, au même instant où s’accomplit la génération du feu hors de son lieu naturel, commence le mouvement local de ce même feu, à moins qu’il n’y ait un empêchement. Si donc le commencement du second mouvement et le terme du même mouvement sont identiques, comme c’est le cas dans les mouvements instantanés, alors le terme du second mouvement est au même instant que le terme du premier mouvement, comme l’illumination et la vision ont leur terme au même instant. Mais si le terme du second mouvement ne peut avoir lieu au même instant que son début, comme c’est le cas dans tous les mouvements successifs, alors il sera impossible que le terme du second mouvement ait lieu au même instant que le terme du premier mouvement. Puis donc que le mouvement du libre arbitre est instantané, rien n’empêche que son mérite ait lieu au même instant que le terme de la création.

 

4° On voit dès lors clairement la solution du quatrième argument : en effet, il n’est pas hors de la faculté de la créature que son mouvement instantané s’accomplisse au premier instant.

 

5° Bien que la puissance rationnelle puisse, autant qu’il est en elle, avoir son opération au premier instant de sa création, cependant, si l’on prend une puissance liée à un organe qui n’est pas encore apte à une parfaite opération, le défaut de l’organe empêche qu’elle puisse alors avoir une opération. Or cet empêchement fut ôté de l’âme du Christ par la grâce, et en conséquence il eut par la grâce le pouvoir d’agir au premier instant.

 

 

 

6° Le cas de l’instant dans le temps n’est pas semblable à celui du point dans la grandeur, en ce qui concerne notre propos. Car ce n’est que dans une même espèce de mouvement qu’un mobile peut se servir du même point dans la grandeur comme de deux, au lieu que, même quant à différentes espèces de mouvements, il peut se servir du même instant du temps comme de deux. Or, dans la même espèce de mouvement, il n’est pas possible qu’il y ait continuité du mouvement si le mouvement a pour terme un acte et commence par un autre acte ; car alors un repos intervient au milieu, et par conséquent un temps. Mais il est possible, en des mouvements spécifiquement différents, qu’il y ait en même temps le terme d’un mouvement et le début d’un autre, car aucune continuité ni ordre ne sont requis entre eux, puisqu’ils peuvent exister tous deux ensemble ; par exemple, une chose peut blanchir en même temps qu’elle se meut, et le mouvement avoir son terme selon le lieu à l’instant où elle commence à blanchir. Mais il y a parfois un ordre entre les parties du même mouvement, en sorte que deux d’entre elles ne peuvent pas coexister ; et par conséquent, le terme d’une partie n’est pas en même temps que le début de l’autre, si les deux sont pris en acte. Et ainsi, l’on voit clairement que se servir d’un seul instant comme de deux ne contraint pas à ce qu’il y ait un temps intermédiaire, comme y contraint le fait de se servir d’un point comme de deux dans le mouvement local.

 

7° Puisque la grâce est la perfection de la nature, la grâce ne se rapporte pas à la nature comme la nature se rapporte à la grâce. Par ailleurs, la commutation de la proportion ne tient pas en tous domaines, mais [seulement] dans les mesures continues ou discrètes.

 

8° Ce raisonnement procède de l’ordre de la nature, non de l’ordre du temps ; et cela ressort du fait que c’est au même instant que la forme donne l’être, ordonne et distingue.

 

9° Le conseil est requis pour l’élection lorsqu’on n’est pas certain sur les choses à faire, ce qui ne fut pas le cas du Christ.

 

 

10° Le Christ n’a pas assumé les défauts qui pourraient rejaillir en imperfection de grâce et de science. Or l’inaptitude des organes à l’acte de l’âme est un tel défaut ; par conséquent le Christ n’a pas assumé ce défaut, mais les organes étaient renforcés par la grâce afin qu’ils fussent aptes à l’opération de l’âme, comme c’eût peut-être été le cas dans l’état d’innocence.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Nous les accordons, car elles concluent vrai, quoique certaines d’entre elles ne raisonnent pas adéqua­tement.

 

Et videtur quod non.

 

Ad meritum enim deliberatio requiritur. Sed deliberatio requirit tempus. Ergo in primo instanti suae creationis anima Christi mereri non potuit.

 

Praeterea, sicut meritum, ita et demeritum in actu liberi arbitrii consistit. Sed Angelus non potuit peccare in primo instanti suae creationis, quia sic in primo instanti suae creationis malus fuisset ; quod est erroneum. Ergo nec anima Christi in primo instanti suae creationis mereri potuit.

 

Praeterea, quandocumque sunt duo motus ordinati ad invicem, impossibile est quod in eodem instanti terminetur uterque. Sed creatio animae Christi et motus liberi arbitrii ipsius sunt quidam motus ordinati, nam motus liberi arbitrii creationem praesupponit. Ergo impossibile est quod motus liberi arbitrii terminetur in primo instanti in quo creatio terminatur, cum scilicet primo creata est anima.

 

Sed dicebat quod anima Christi adiuvabatur ad merendum in primo instanti per gratiam. – Sed contra : nulla gratia creaturae collata trahit eam extra limites creaturae. Sed hoc convenit animae in quantum est creata, ut in primo instanti quo est, motum liberi arbitrii habere non possit ; ut ex ratione inducta patet. Ergo per gratiam non potest ad hoc adiuvari ut in primo instanti mereatur.

 

 

Praeterea, gratia perficit animam per modum cuiusdam habitus. Habitus vero, cum potentiam praesupponat, non dat animae posse agere simpliciter quod alias non posset agere ; sed posse taliter agere, qualiter sine habitu non posset. Ergo si anima Christi secundum suam naturam non poterat usum liberi arbitrii in primo instanti suae creationis habere, videtur quod hoc ei gratia non contulit quod in primo instanti mereretur.

 

Praeterea, sicut se habet punctum ad lineam, ita se habet instans ad tempus. Sed secundum philosophum in libro VIII Physic. [l. 16 (262 a 12-b 8)], quando aliquod mobile utitur uno puncto ut duobus, scilicet ut principio unius lineae et fine alterius, de necessitate intercedit quies media, ut patet in motu reflexo. Cum ergo instans in quo anima Christi creata est, accipiatur ut terminus creationis, et ut principium motus liberi arbitrii, et sic uno instanti utamur ut duobus ; videtur quod intercidat tempus medium ; et sic non in primo instanti suae creationis anima Christi merebatur.

 

 

Praeterea, sicut se habet natura ad actum naturae, ita gratia ad actum gratiae. Sed natura non potest in actum gratiae. Ergo nec gratia potest in actum naturae. Ergo non potest esse quod per gratiam anima Christi habuerit actum in primo instanti suae conceptionis qui ei naturaliter competit, scilicet eligere.

 

Praeterea, forma habet tres actus ; quia dat esse, distinguit, et ordinat in finem. Hi autem actus ad invicem ordinati sunt ; sicut et ens, et unum, et bonum. Nam ens a primo actu relinquitur, unum a secundo, bonum a tertio. Ergo et res aliqua prius est ens quam ordinetur in finem. Anima autem Christi per actum meritorium in finem ordinabatur. Ergo non potest esse quod in primo instanti suae creationis in quo esse habuit, mereretur.

 

Praeterea, meritum consistit in actu virtutis qui praecipue electione

perficitur secundum philosophum [Ethic. VIII, 13 (1163 a 22)]. Sed anima Christi non potuit in primo instanti suae creationis actum electionis habere : nam electio praesupponit consilium cum sit appetitus praeconsiliati, ut dicitur in III Ethic. [l. 6 (1112 a 15)] ; consilium autem tempore indiget, cum sit inquisitio quaedam. Ergo anima Christi in primo instanti suae creationis mereri non potuit.

 

Praeterea, imbecillitas organorum usum liberi arbitrii impedit, ut patet in pueris recenter natis. Sed hanc imbecillitatem Christus assumpsit, sicut et alias nostras passibilitates. Ergo in primo instanti suae creationis anima Christi non meruit.

 

 

 

Sed contra. Christus in instanti suae creationis fuit perfectissimus secundum animam. Sed maior perfectio est quae est secundum habitum et actum, quam quae est secundum habitum tantum. Ergo in Christo fuerunt virtutes in primo instanti suae creationis, non solum secundum habitum, sed secundum actum. Actus autem virtutum sunt meritorii. Ergo Christus in primo instanti suae creationis meruit.

 

 

Praeterea, Christus in primo instanti suae creationis fruebatur ut verus comprehensor. Fruitio autem est per actum caritatis. Ergo in primo instanti suae creationis actum caritatis habuit. Actus autem caritatis erat in Christo meritorius. Ergo idem quod prius.

 

Sed dicebat quod actus caritatis non erat meritorius nisi cum deliberatione. – Sed contra : deliberatio vel consilium non est de fine ultimo, sed de his quae sunt ad finem, ut dicitur in III Ethic. [cap. 5 (1112 b 11)]. Sed motus caritatis praecipue est meritorius secundum quod tendit in ipsum finem ultimum. Ergo non requiritur, ad hoc quod sit meritorius, quod sit ibi aliqua collatio vel deliberatio.

 

Sed dicebat quod motus ille qui est in finem ultimum, non est meritorius nisi secundum quod aliquis illum refert in finem ; et sic est ibi aliqua collatio, quae non potest esse in instanti. – Sed contra : pars animae intellectiva potentior est in sua operatione quam sensitiva. Sed simul dum aliquis sentit, sentit se sentire. Ergo simul dum affectus fertur in Deum, potest fieri comparatio huius motus ad ipsum Deum. Et sic non est necessarium quod hoc fiat successive.

 

Praeterea, quicumque intelligit aliquid, simul intelligit quod est de intellectu eius ; sicut qui intelligit hominem, simul intelligit animal. Sed unum relativorum est de intellectu alterius. Ergo quicumque intelligit unum relativorum, simul intelligit alterum. Possibile est ergo ut in eodem instanti mens referat motum caritatis in Deum comparando unum ad alterum. Et sic non requiritur ibi tempus.

 

Praeterea, Anselmus [cf. Monol., cap. 15] dicit quod quidquid intelligi­tur esse perfectionis, totum Christo est attribuendum. Sed habere perfec­tam operationem in primo instanti suae creationis, ad perfectionem per­tinet. Ergo Christo est attribuendum.

 

Praeterea, Christus iuxta animae meritum non habuit quo posset proficere. Habuisset autem, si in primo instanti suae creationis non meruisset. Ergo et cetera.

 

Praeterea, potentia rationalis in Christo non fuit minus perfecta quam potentia naturalis alterius creaturae. Sed aliqua potentia alterius creaturae in primo instanti quo esse incipit, potest habere suam operationem ; sicut patet in candela, quae in ipso instanti quo accenditur, aerem illuminat. Ergo anima Christi in primo instanti suae creationis habuit actum potentiae rationalis ; et ita potuit mereri.

 

Praeterea, Gregorius dicit in Homil. Pentecostes [In Evang. II, hom. 30] : amor Dei non est otiosus : nam operatur magna, si est ; si vero desinit operari, amor non est. Sed Christus habuit perfectam caritatem in primo instanti suae creationis. Ergo in eo fuit aliquis actus dilectionis ; et ita fuit in eo meritum in illo instanti.

 

Praeterea, illud quod est posterius natura, non potest esse prius tempore, sed forte simul. Meritum autem est prius natura quam praemium. Christus autem in primo instanti suae conceptionis habuit praemium, quia fuit verus comprehensor. Ergo saltem in eodem instanti habuit meritum.

 

 

Respondeo. Dicendum, quod circa hoc est duplex opinio. Quidam enim dicunt, quod Christus in primo instanti suae conceptionis non meruit, sed statim post primum instans mereri incepit. Alii vero dicunt, quod in ipso primo instanti meruit : quae quidem opinio videtur esse rationabilior. Nam quidquid perfectionis spiritualis est possibile alicui creaturae, totum creditur animae Christi esse collatum in primo instanti suae creationis.

Quod enim in aliquo instanti meritum esse non possit, hoc dupliciter potest contingere : uno modo ex parte operantis ; alio modo ex parte actus.

Ex parte quidem operantis potest hoc contingere propter defectum duplicis facultatis : scilicet gratuitae, sicut si dicamus, quod in illo instanti quo aliquis mortaliter peccat, non potest mereri, quia gratiam non habet : et iterum ex defectu facultatis naturalis, sicut puer in primo instanti quo incipit esse, mereri non potest, quia non habet usum liberi arbitrii. Neutrum autem horum potest dici in proposito. Christus enim in primo instanti habuit facultatem gratiae, utpote gratia plenus, et facultatem naturae, utpote plenarie usum liberi arbitrii habens ; alias non potuisset esse comprehensor. Ergo non fuit ex parte operantis Christi aliquid quominus posset in primo suae conceptionis instanti mereri.

Similiter nec ex parte actus meritorii. Quod enim aliquis actus in aliquo instanti esse non possit, potest contingere dupliciter. Uno modo per hoc quod in actu illo successio invenitur, et sic in instanti compleri non potest. Secundo per hoc quod actus praesupponit quaedam quae non possunt praecedere instans aliquod determinatum ; sicut non potest esse quod ignis primo instanti suae generationis, si est extra locum suum generatus, sit in proprio loco, quia motus praeexigitur, qui non potest esse ante primum instans generationis. Neutro autem istorum modorum impeditur quin Christus in primo instanti meruerit. Primo quidem, quia motus liberi arbitrii, in quo meritum consistit, non habet successionem, sed est simplex et instantaneus. Secundo vero, quia ad motum voluntatis non praeexigitur nisi actus apprehensivae virtutis : qui quidem motus in eodem instanti est cum actu voluntatis, eo quod bonum apprehensum movet voluntatem. Simul autem est motio moventis et motus mobilis. Ipsa vero apprehensio boni in Christo non praeexigebat aliquam inquisitionem ad hoc quod esset de bono certum iudicium ; quia secundum certitudinem Christus statim de omnibus verum iudicium habuit.

Patet igitur quod nihil prohibet Christum in primo instanti meruisse. Et ideo concedendum, quod in primo suae conceptionis instanti meruit.

 

 

 

Ad primum ergo dicendum, quod deliberatio duo importat : scilicet perceptionem rationis cum certitudine iudicii de eo de quo fit deliberatio ; et sic potest esse in instanti in eo in quo non est dubitatio de agendis : et sic fuit in Christo. Potest etiam dicere discussionem sive inquisitionem ; et sic importat discursum quemdam, unde non potest esse in instanti : et tali deliberatione Christus non indigebat, quia non erat dubius de agendis.

 

Ad secundum dicendum, quod voluntas rationalis naturae naturaliter ordinatur in bonum, non autem in malum ; et ideo in primo instanti suae creationis, nisi aliquid impediat, potest ferri in bonum, non autem in malum, in quod non fertur nisi per errorem, qui incidit in conferendo vel inquirendo. Unde praeexigitur tempus collationis ad malum, non autem ad bonum.

 

Ad tertium dicendum, quod ratio illa procedit in motibus successivis, non autem in instantaneis. Cuius ratio est, quia quando duo motus sunt ordinati, idem instans quod est finis primi motus, potest esse principium secundi ; sicut in eodem instanti quo completur generatio ignis extra suum locum naturalem, incipit motus localis eiusdem, nisi sit aliquid impediens. Si ergo principium secundi motus et terminus eiusdem sunt idem, sicut accidit in motibus instantaneis, tunc terminus motus secundi est in eodem instanti cum termino motus primi ; sicut illuminatio et visio in eodem instanti terminantur. Si vero terminus secundi motus non potest esse in eodem instanti cum principio eiusdem, sicut accidit in omnibus motibus successivis ; tunc impossibile erit quod terminus secundi motus sit in eodem instanti cum termino primi motus. Cum igitur motus liberi arbitrii sit instantaneus, nihil prohibet meritum eius esse in eodem instanti cum termino creationis.

 

 

Per hoc patet solutio ad quartum : non enim est extra facultatem creaturae ut in primo instanti compleatur eius motus instantaneus.

 

 

Ad quintum dicendum, quod licet potentia rationalis in primo instanti suae creationis possit habere suam operationem quantum est de se : tamen si accipiatur potentia alligata organo, quod nondum est aptum ad perfectam operationem, impeditur ex defectu organi ne tunc operationem habere possit. Hoc autem impedimentum ab anima Christi per gratiam est remotum : et secundum hoc per gratiam habuit ut in primo instanti agere possit.

 

Ad sextum dicendum, quod non est simile de instanti in tempore, et de puncto in magnitudine, quantum ad propositum pertinet. Nam eodem puncto in magnitudine non potest aliquod mobile uti ut duobus nisi in eadem specie motus ; sed eodem instanti temporis potest aliquod mobile uti ut duobus etiam quantum ad diversas species motus. In eadem autem motus specie non est possibile quod sit continuitas motus, si motus uno actu terminetur, et altero actu incipiat ; quia sic intercidit quies media, et per consequens tempus. Possibile autem est in diversis motibus secundum speciem, quod simul sit terminus unius motus et principium alterius, eo quod inter eos non requiritur aliqua continuitas nec aliquis ordo, cum ambo possint esse simul ; sicut simul dum aliquid movetur, possit dealbari ; et in instanti in quo incipit dealbari, terminatur motus secundum locum. Quandoque vero inter partes eiusdem motus est ordo, ut duae earum non possint esse simul : unde nec terminus unius partis est simul cum principio alterius, si accipiantur ambo in actu. Et sic patet quod uti uno instanti ut duobus, non cogit ut sit tempus medium, sicut cogit ad hoc uti uno puncto ut duobus in motu locali.

 

 

 

Ad septimum dicendum, quod cum gratia sit perfectio naturae, non sic se habet gratia ad naturam sicut e converso. Commutata autem proportio non in omnibus tenet, sed in mensuris continuis vel discretis.

 

 

Ad octavum dicendum, quod illa ratio procedit de ordine naturae, non de ordine temporis : quod patet ex hoc quod in eodem instanti forma dat esse, ordinat et distinguit.

 

Ad nonum dicendum, quod consilium requiritur ad electionem, quando aliquis non est certus in agendis ; quod in Christo locum non habuit.

 

Ad decimum dicendum, quod Chris­tus non assumpsit defectus qui in imperfectionem gratiae et scientiae redundare possent. Huiusmodi autem defectus est ineptitudo organorum ad actum animae : unde hunc defectum Christus non assumpsit, sed per gratiam confortabantur orga­na, ut essent idonea ad operationem animae, sicut in statu innocentiae accidisset fortassis.

 

Alia concedimus, quia verum concludunt, licet aliqua eorum non sufficienter.

 



[1]  Métaphysique, II, 1., 993 b 30:

à = ὥσθ᾽ ἕκαστον ὡς ἔχει τοῦ εἶναι, οὕτω καὶ τῆς ἀληθείας.

= En sorte que tel est le rang de chaque chose dans l'ordre de l'être, tel est son rang dans l'ordre de la vérité  (Pierron-Zévort)

= Sicché ogni cosa possiede tanto di verità quanto possiede di essere (Metafisica, a cura di Giovanni Reale, Milano, Bompiani 2000, p. 72/73)