Le commentaire de
la ‘Physique’ d’Aristote
par saint Thomas d’Aquin
Introduction, traduction et notes
Yvan Pelletier
Professeur retraité, Faculté de philosophie de
l’Université Laval
©Society
for Aristotelian-Thomistic Studies Société d’études aristotélico-thomistes
Dépôt légal – Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa
Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique, 2018
Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin
Introduction par Yvan Pelletier
I. La mobilité : les
principes de l’être mobile
A. Ébullition des premières
opinions
·
De l’être et du non-être : contradiction!!!
·
Un substrat : pour changer, il faut rester le même!!!
B. Trois principes
internes : sujet, forme et privation
c) Vérité finale : matière, forme et privation
b) Réalité créée, non engendrée
II. La nature : les
principes de la méthode
a) Principe interne actif ou principe passif
III. Les causes
naturelles : les principes de la méthode
B. Causes obscures : Hasard et
Chance
a) Priorité de la nécessité issue de la fin
c) Misconception de la nécessité
I. Changement : perfection
de l’être mobile
b) Que de l’infini en puissance, de division comme de
composition
A. Les espèces par soi du
changement
C. Simultanéité et contiguïté
du moteur et du changement
D. Comparaisons entre
mouvements
E. Un premier moteur éternel,
immobile et immatériel
Commentaire de la
‘Physique’ d’Aristote et son commentaire par Thomas d’Aquin
Livre I - Les principes de la mobilité
Chapitre I - [Ordre naturel
d’apprentissage] -
Chapitre 2 - [Nombre des
principes – Opinions]
Chapitre 2 - [Nombre des
principes – Critique des opinions]
Chapitre 2 - [Nombre des
principes – Critique des opinions]
Chapitre 3 - [Critique de
Mélissos]
Chapitre 3 - [Critique de
Parménide]
Chapitre 3 - [Rejet de
demi-critiques]
Chapitre 4 - [Critique des
naturalistes]
Chapitre 4 - [Critique
d’Anaxagore]
Chapitre 5 - [Les Anciens ont
posé les contraires en principes]
Chapitre 6 - [Seulement trois
principes]
Chapitre 7 - [Les contraires et
la matière]
Chapitre 7 - [Principes
naturels : contraires et sujet]
Chapitre 8 - [Ignorance de la
matière]
Chapitre 9 - [Ignorance de la
privation]
Livre II - Les principes de la science de la nature
Chapitre 1 - [Attribution de la
nature]
Chapitre 2 - [Différence avec
la mathématique]
Chapitre 2 - [Extension de la
science naturelle]
Chapitre 3 - [Modalités des
causes]
Chapitre 4 - [Opinions sur le
hasard et la chance]
Chapitre 5 - [Définition du
hasard]
Chapitre 5 - [Portée des
opinions et maximes concernant le hasard]
Chapitre 6 - [Hasard,
chance : différence, causalité]
Chapitre 7 - [La démonstration
naturelle recourt aux quatre causes]
Chapitre 8 - [Le problème de la
finalité naturelle]
Chapitre 8 - [Démonstration de
la finalité naturelle]
Chapitre 8 - [Réfutation des
motifs de nier la finalité]
Chapitre 9 - [Nécessité
naturelle]
Livre III - Mouvement et infini
Chapitre 1 - [Division de
l’être]
Chapitre 1 - [Définition du
changement]
Chapitre 1 - [Confirmation de
la définition]
Chapitre 2 - [Confirmation de
la définition]
Chapitre 2 - [Le changement,
acte du mobile]
Chapitre 3 - [Un acte unique
pour le moteur et le mobile]
Chapitre 3 - [Le changement,
acte du moteur dans le mobile]
Chapitre 4 - [L’infini :
les Anciens]
Chapitre 4 - [Pour ou contre
l’infini]
Chapitre 5 - [Pas d’infini en
acte]
Chapitre 5 - [Pas d’infini
naturel]
Chapitre 5 - [Pas d’infini
naturel : démonstration générale]
Chapitre 5 - [Aucun corps n’est
infini en acte]
Chapitre 6 - [L’infini existe,
mais seulement en puissance]
Chapitre 6 - [Définition de
l’infini]
Chapitre 7 - [Addition et
division à l’infini et leurs limites]
Chapitre 8 - [Répliques aux
preuves de l’existence de l’infini]
Livre IV - Lieu, vide et temps
Chapitre 1 - [Importance et
difficulté de l’étude du lieu]
Chapitre 1 - [Inexistence
apparente du lieu]
Chapitre 2 - [Le lieu, ni forme
ni matière]
Chapitre 3 - [Prérequis à la
définition du lieu]
Chapitre 4 - [Essence et
définition du lieu]
Chapitre 4 - [Recherche de la
définition du lieu]
Chapitre 5 - - Fécondité de la
définition
Chapitre 6 - [Le vide —
Opinions]
Chapitre 7 - [Opinions et leur
réfutation dialectique]
Chapitre 8 - [Pas de vide
séparé : à partir du mouvement]
Chapitre 8 - [Pas de vide
séparé : à partir de la vitesse]
Chapitre 8 - [Pas de vide
séparé : à partir du vide même]
Chapitre 9 - [Pas de vide
intérieur]
Chapitre 10 - [Le temps —
discussion de son existence]
Chapitre 10 - [Le temps :
discussion de sa nature]
Chapitre 11 - [Discussion de la
nature du temps]
Chapitre 11 - [Définition du
temps]
Chapitre 11 - [Définition du
temps]
Chapitre 12 - [Particularités
du temps]
Chapitre 12 - [Être en un
temps]
Chapitre 13 - [Significations
de l’instant]
Chapitre 13 - [Le temps
corrompt]
Chapitre 14 - [Tout changement
s’effectue en un temps]
Chapitre 14 - [Solution de
difficultés]
Livre V - Espèces du changement
Chapitre 1 - [Changements par
soi et par accident]
Chapitre 1 - [Division du
changement]
Chapitre 1 - [Espèces du
mouvement]
Chapitre 2 - [Objets inaptes au
mouvement]
Chapitre 2 - [Objets du
mouvement]
Chapitre 3 - [Degrés de
proximité]
Chapitre 4 - [L’unité du
mouvement]
Chapitre 4 - [Unité par
continuité, perfection et régularité]
Chapitre 5 - [Changements et
mouvements contraires]
Chapitre 6 - [Repos contraires]
Chapitre 6 - [Opposition du
repos au mouvement]
Livre VI - Lieu, vide et temps
Chapitre 1 - [La grandeur
continue, sans éléments indivisibles]
Chapitre 1 - [Changement et
grandeur, sans parties indivisibles]
Chapitre 1 - Le temps ne se
compose pas d’éléments indivisibles
Chapitre 2 - Temps et grandeur,
pareillement infinis ou finis
Chapitre 3 - Prérequis à la
division du mouvement
Chapitre 4 - Prérequis à la division
du mouvement
Chapitre 4 - [Division du
mouvement]
Chapitre 5 - [Le temps premier
du changement]
Chapitre 6 - [Changer et avoir
changé se présupposent]
Chapitre 7 - [Fini et infini,
pareils en tout aspect du changement]
Chapitre 8 - [Pour l’arrêt et
le repos, pas de première partie]
Chapitre 9 - [Répliques aux
apories de Zénon]
Chapitre 10 - [Immobilité de
l’indivisible]
Chapitre 10 - [Aucun changement
infini]
Livre VII - Premier moteur et premier mobile
Chapitre 1 - [Pas de changement
sans moteur]
Chapitre 1 - [Existence d’un
premier moteur]
Chapitre 2 -
[Déplacement : rien entre moteur et mobile]
Chapitre 2 - [Altération,
croissance : rien entre moteur et mobile]
Chapitre 3 - [L’altération se
rapporte à des qualités sensibles]
Chapitre 3 - [Pas d’altération
pour les habitus de l’âme]
Chapitre 4 - [Conditions
générales de comparabilité]
Chapitre 4 - [Comparaison de
comparabilité entre changements]
Chapitre 5 - [Comparaisons des
changements]
Livre VIII - Éternité et immobilité du premier moteur
Chapitre 1 - [Éternité du
changement – opinions]
Chapitre 1 - [Éternité du
changement]
Chapitre 1 - [Anaxagore et
Empédocle]
Chapitre 2 - [Solution aux
objections]
Chapitre 3 - [Options de
répartition du changement et du repos]
Chapitre 3 - [Alternance
changement et repos chez les mêmes êtres]
Chapitre 4 - [Tout mobile doit
son changement à un moteur]
Chapitre 4 - [Tout mobile a
besoin d’un moteur]
Chapitre 5 - [Nécessité d’un
premier moteur]
Chapitre 5 - [Divisibilité du
mobile automoteur]
Chapitre 5 - [Partie qui impose
vs partie qui subit le changement]
Chapitre 6 - [Éternité du
premier moteur – Preuve par les automoteurs]
Chapitre 6 - [Éternité du 1er
moteur – Preuve par les principes moteurs]
Chapitre 7 - [Identité du
premier changement]
Chapitre 7 - [Primauté du
déplacement circulaire]
Chapitre 8 - [Déplacement
droit, non continu – Arguments propres]
Chapitre 8 - [Solution
d’objections]
Chapitre 8 - [Déplacement
droit, non continu – Arguments rationnels]
Chapitre 8 - [Déplacement
circulaire, continu – arguments propres]
Chapitre 9 - [Primauté du
déplacement circulaire – arguments propres]
Chapitre 9 - [Continuité,
primauté du déplacement circulaire – arg. rationnels]
Chapitre 10 - [Démontrer
l’unité du premier moteur, prérequis]
Chapitre 10 - [Discontinuité de
la projection] -
Chapitre 10 - [L’unicité du
premier moteur]
En rendant disponible cette traduction de la Physique
et de son plus précieux commentaire, je tiens à exprimer ma gratitude envers les
maîtres qui m’ont habilité à y comprendre quelque chose, et à saisir d’abord à
quel point Aristote et Thomas d’Aquin restent encore aujourd’hui les maîtres
par excellence les plus capables de former l’intelligence philosophique. Je
nommerai en particulier Mgr Maurice Dionne, à qui je dois tant
d’éclairages sur la mentalité de l’Organon, et M. Warren
Murray, à qui je suis redevable plus spécialement pour l’intelligence de la
philosophie de la nature. Plusieurs collègues, étudiants et amis ont eu la
patience de lire et discuter avec moi les textes d’Aristote et de saint Thomas,
puis de m’assister sans relâche de leurs commentaires, interprétations,
corrections ou objections ; je citerai plus spécialement Mme Laurence
Godin-Tremblay et MM. Louis Brunet, Louis Ouellet, Christian Renauld et Emmanuel
Vachon.
Je dois enfin une reconnaissance énorme à ma fille Maryse
pour les travaux graphiques et informatiques requis pour cette édition.
Yvan Pelletier, le 26
mai 2018
Voici une nouvelle traduction de la Physique
d’Aristote et de son commentaire par saint Thomas d’Aquin. Nouvelle de bien des
façons. On n’y trouvera toutefois aucune innovation sur le plan de l’établissement
critique des textes d’Aristote et de saint Thomas. J’adopte comme source les
textes de la Physique rigoureusement établis par W. D. Ross[1] et par Henri Carteron[2] pour leurs propres
traductions, et la version Marietti du commentaire de saint Thomas ainsi que de
la traduction latine de la Physique sur laquelle il se fonde, en les
confrontant avec les versions correspondantes de l’édition Léonine.
La nouveauté, ici, ne portera pas sur
l’érudition ; elle consistera à lire la Physique et son commentaire
comme issus de maîtres à penser toujours valides. L’investigation de la nature
des derniers siècles, spécialement en ses découvertes accélérées du siècle
dernier, porte à écarter comme périmée la pensée d’Aristote et de saint Thomas.
Les adeptes de la science expérimentale, et même les philosophes, n’y voient
plus, pour ce qui est de comprendre la nature, qu’une tentative admirable, mais
dépassée, quand ils ne l’excluent pas comme une entrave ou un facteur de
confusion et de retard. Presque jamais ils ne la fréquentent plus directement
qu’à travers des siècles de ouï-dire.
Les érudits, pour
leur part, dissocient volontiers les pensées des deux maîtres comme tout à fait
distinctes et fustigent la naïveté de qui prend encore l’explication de saint
Thomas comme une aide légitime pour approfondir la lettre aristotélicienne.
Un tout autre esprit anime la lecture
présente. Non pas, certes, que l’organisation du monde décrite par Aristote
tienne encore en ses détails concrets devant l’énorme volume d’observations
précises accumulées ces derniers siècles, du côté de l’infiniment grand comme
de l’infiniment petit. Il n’est pas question ici de soutenir contre toute
évidence l’articulation des sphères célestes ou l’analyse ancienne du corps
vivant. Mais malgré ce pan de considérations de détail caduques, l’essentiel de
la Physique, j’en reste convaincu, offre une base solide, vraie, plus
précieuse même, pour la compréhension d’ensemble de l’univers naturel, que
les théories les plus récentes de la science expérimentale. Il se trouve plus
de vérité dans les considérations générales d’Aristote sur le mouvement et ses
principes et ses causes, sur l’infini, le lieu et le temps, sur l’espace et le
vide, que dans les théories les plus récentes de notre science expérimentale.
De plus, les considérations de détail d’Aristote, même erronées, facilitent
souvent plus l’illustration et l’assimilation de ces notions que le chaos des
observations récentes, plus exactes, mais régulièrement entachées d’éléments
d’explication fantaisistes.
Qui se limite à ces dernières, malgré
leur détail mécanique de plus en plus précis, se retrouve inévitablement avec
un univers absurde et irrationnel, relatif et accidentel.
Le premier service que rend Aristote
réside dans sa perspective spéculative. Il n’y a rien d’automatique, en
scrutant la nature, à nourrir comme intention fondamentale celle de la
connaître. Notre volonté attend bien plus spontanément de cette investigation
la solution de problèmes de la vie concrète. Presque tous, même parmi ceux qui
paraissent les plus motivés à comprendre, ne justifient l’effort de connaître
la nature qu’en fonction d’une maîtrise augmentée sur elle, et de l’aide
apportée à une vie plus commode. Pareille visée pratique est lourde de conséquences.
En son premier effet, elle détache de la vérité. Exiger la vérité, en effet, la
vérité exacte, s’avère très encombrant dans la perspective pratique ; qui
attend pour agir de connaître la vérité exacte et certaine risque fort de ne
jamais passer à l’action. L’efficacité pratique se sent beaucoup plus à l’aise
dans l’approximation et méprise l’attachement fidèle à la vérité comme une
espèce de mesquinerie intellectuelle.
Donner ‘la pierre lancée en l’air’, ‘le
navire’, ‘le chariot’ comme des mouvements naturels, voir le repos comme ‘son
cas le plus simple’[3], ou la droite comme
‘le cas extrême de la courbe’[4], par exemple, et
constituer le cercle de carrés infiniment petits, définir le lieu comme un
espace indifféremment vide ou occupé, traiter le temps comme une quatrième
dimension homogène avec celles de l’espace, supprimer la fin et le bien de
l’explication du mouvement et enraciner celle-ci toute entière dans le dogme
d’une gravitation universelle, attribuer l’apparition et l’évolution des
espèces vivantes à une ‘sélection naturelle’, voilà, entre bien d’autres, des
approximations en soi absurdes, mais qui séduisent l’esprit ‘scientifique’, au
vu de leur fécondité pratique. D’abord données comme hypothèses de travail
plutôt choquantes, ces approximations font bientôt oublier à l’esprit en quête
d’efficacité leur inexactitude, leur saveur fictive, et finissent par tenir
lieu de vérités temporaires, leur familiarité comptant comme évidence, en
attendant que les remplacent des fictions encore plus étonnantes, mais plus
utiles.
La Physique d’Aristote
constitue la douche indispensable pour dégriser cet esprit pratique et lui
redonner le sens et le goût de la vérité, le ramener à préférer les causes
véritables dont dépend le monde réel aux moyens inventés qui promettent d’en
construire un meilleur.
Pour lui donner toutes les chances de
produire cet effet, je la livre traduite en une langue où se laisse reconnaître
sa vérité. Autant que possible, j’ai préféré, aux formules et au vocabulaire
auxquels on s’est habitué, calqués sur le latin ou le grec, les mots les plus
simples et les plus concrets du vocabulaire français. Cela dans l’idée de
rendre accessible l’enseignement aristotélicien, plutôt que de le réserver à
qui pense déjà le maîtriser du fait d’avoir développé une certaine facilité à
manipuler les termes techniques dont on a pris l’habitude de le revêtir.
C’est-à-dire, je
traduis, au lieu de translittérer ; j’allège, j’évite les répétitions, les
pléonasmes, les formules pesantes (longues introductions et divisions
répétitives), j’économise les subordonnées, auxquelles je préfère des adverbes
ou des incises ; autant que la clarté le permet, je substitue des pronoms aux
noms répétés ; je mets les références (‘sicut dictum est…’, ‘sicut probatum
est…’, etc.) en bas de page ; je supprime les mots de transition que la
ponctuation rend inutiles (‘autem’, ‘quidem’, ‘scilicet’, ‘ut’, ‘idest’, etc.).
Enfin, j’use des verbes les plus vivants et précis possible, pour éviter la
monotonie des ‘être’ et des ‘avoir’.
La Physique
constitue l’entrée en philosophie de la nature, le cœur, le tronc, le normal de
l’activité philosophique. Tout le reste de la philosophie y prépare, comme la
logique ; ou la développe, comme les traités qui suivent la physique ; ou la
prolongent, comme la sagesse proprement dite, qui étend à l’être comme tel et à
l’être par excellence les découvertes faites à l’occasion de l’être naturel ;
ou enfin l’applique à la direction de la vie humaine, comme l’éthique et la
politique.
La nature nous paraît
très familière, du fait que les sciences expérimentales nous ont abreuvés
depuis notre enfance des découvertes accélérées des derniers siècles. Nous
croyons bien connaître la nature à cause des progrès de la technologie, qui
nous donne l’impression de la maîtriser et de la mettre à notre service pour
faire ce que nous voulons et aller
jusqu’à l’infini et plus loin encore…
Mais qu’est-ce que la nature? Qu’est-ce
qu’une chose naturelle? Quels sont les éléments essentiels de son essence? De
quoi faut-il parler pour bien faire connaître la nature? Nous nommons spontanément
les choses comme nous les connaissons ; un nom bien choisi devrait donc garder
en lui trace de ce qu’on connaissait de la chose au moment de la nommer,
devrait informer sur le chemin emprunté pour venir à la connaître, et
faciliter ce chemin pour qui vient ensuite.
Le mot ‘nature’ a cette compétence. Ou
l’avait, avant qu’on oublie ses premiers sens, en passant du latin aux langues
récentes. Il faisait état de la première observation qui s’offre à qui a
le loisir de regarder ce qui l’entoure sans la préoccupation de survivre, d’y
trouver aliment et protection : il s’y passe quelque chose, on y naît
et grandit, on y change. ‘Natura’ a jadis signifié
‘naissance’, marquant le premier émerveillement que provoquent les êtres de
notre univers : ils ont de spécial qu’ils doivent d’abord naître ou, plus
généralement, commencer à exister. Que voilà une façon étrange d’exister,
presque contradictoire, qui étonne forcément, si on n’en est pas empêché par
la familiarité due à l’abondance, à l’exclusivité, de pareils êtres offerts à
notre observation. Voilà un être… qui n’est pas! Qui a besoin de génération
pour être! Un être qui même engendré n’est pas encore tout à fait
lui-même : il a besoin de croître, et de s’altérer, pour compléter son
essence! et souvent il n’en trouve pas la matière où il est, il lui faut aller
chercher ailleurs de quoi se maintenir, grandir, se qualifier! Un être
précaire, sans cesse menacé de retourner au néant, de mourir, de se corrompre!
Qui y résiste autant qu’il peut, remplaçant au fur et à mesure ses parties
corrompues, mais qui finit par ne plus y arriver, par vieillir et disparaître.
Parménide a bien pu se scandaliser de
cet être si faible et si contingent, apparemment dédaigneux de la première
exigence de l’être : ne pas se compromettre avec le non-être. Parménide
l’a boudé, nié, malgré l’évidence sensible. Héraclite, par contre, l’a exalté à
l’absurde. Aristote s’en est étonné et s’est appliqué à en déchiffrer le
mystère. C’est cet effort qu’on accompagne dans la Physique. Le
Philosophe y investigue d’abord les racines de la mobilité, identifie
ce qu’on doit trouver au début du changement, ce qui rend possible, pour un
être qui n’est pas lui-même, de le devenir. C’est l’objet du premier livre.
Il décrit ensuite le type d’essence, la
manière d’être caractéristique de pareil être en besoin de changer : il
s’agira d’une nature, comportant aptitude et inclination à changer,
et dépendant d’une certaine variété de causes pour le faire. Deuxième livre.
À la suite de ces prémices, Aristote
entre au cœur du mystère naturel : il définit le mouvement,
objet de l’essence naturelle. Troisième livre. Puis il en examine les concomitances
et les conséquences : l’être mobile atteint son acte quelque part
et ce changement lui demande du temps. Quatrième et cinquième livres.
Enfin, il occupera le reste de son traité à chercher le premier commencement de
cet être mobile et de son mouvement, ainsi que la source de son unité :
comment se fait-il que tant de changement tienne dans un seul univers où tout
soit en interrelation, se passe dans le même temps, concoure au même bien? Il
en trouvera la réponse dans la dépendance d’un premier moteur et d’un premier
mobile.
Quoi qu’en pense Einstein, qui ne fait
remonter la lecture des premières pages du grand livre de la nature qu’à
Galilée, il y a dans ces considérations de la Physique le véritable
code de lecture indispensable à toute explication des phénomènes naturels. Qui
s’en dispense, je le disais plus haut, se condamne à ne trouver que des miettes
de cohérence dans un univers absurde et incohérent dans son ensemble, sans
cesse à réviser et à réexpliquer à partir de nouvelles hypothèses, imaginées
sur des bases de plus en plus invraisemblables et contradictoires.
Tout effort spéculatif se porte vers
l’être et s’efforce d’en élaborer une représentation conforme. La première et
plus commune observation faite sur ce qui existe, commune à tous les êtres qui
nous entourent, c’est leur changement : tous ces êtres bougent,
grandissent et diminuent, arrivent et partent, s’améliorent et se détériorent.
À tel point que cela nous paraît d’abord la façon normale d’exister,
indissociable de l’être. Mais de premiers étonnements surgissent, quand rien ne
nous menace ni n’exige de solution immédiate : Comment cela se fait-il? Par
quoi cela commence-t-il? Qu’y a-t-il à la racine du changement, pour le rendre
possible?
À la racine on aura quelque
chose ; car le néant ne change pas, ni ne peut changer. Ce quelque chose
existera déjà, car autrement il ne pourrait changer. Mais ce qui existe déjà
n’a pas besoin de changer, ne le peut pas non plus : on ne peut devenir ce
qu’on est déjà. Notre quelque chose n’existera donc pas encore, pour devenir ce
qu’il doit être. Et voilà qui complète un cercle sans issue apparente, car on
disait justement que ce qui n’existe pas ne se prête absolument pas à
changer : qu’est-ce qui pourrait changer ou faire quoi que ce soit,
n’étant encore rien?
Voilà ce qui a mis Parménide en crise,
le poussant à accuser le changement d’absurdité, d’impossibilité. Changer
implique de devenir différent. Mais ce qui est deviendra différent de quoi?
De l’être? Par une différence qui soit autre chose, donc qui ne soit pas? Toute
possibilité de différence ne se trouve-t-elle pas ainsi niée? Conclusion
inéluctable, semble-t-il : n’existe que l’Être, Un, Immobile, Éternel.
Admettre du mouvement, du changement, c’est s’engager sur une voie d’illusion.
— Le problème de fond de Parménide, de fait, réside dans l’orgueil de
l’intelligence : au lieu de confesser qu’on ne comprend pas, on accuse
la réalité, ou les sens qui nous renseignent sur elle, on s’entête à nier
l’évidence de l’expérience, on maintient que seule la rationalité, sa cohérence
personnelle peut avoir raison.
D’autres n’ont pas sombré dans pareille
bouderie et ont dévoilé peu à peu les clés du mystère. D’abord un
paradoxe : pour changer, il faut rester pareil! Voici Jean ; ce n’est pas
Paolo. On passe de l’un à l’autre, on a affaire à deux êtres distincts. Mais
pas à un changement, parce que Paolo ne garde rien de Jean. Pour assister à un
changement, on a besoin que quelque chose, présent au début, le soit aussi à
la fin et donne entretemps support à la différence qui se développe. Il faut
que tout soit la même chose, mais prenne des allures différentes de moment en
moment. Mais quel sujet joue ce rôle universel? Les premiers philosophes y vont
de leurs suggestions, de plus en plus subtiles, pour accommoder la diversité
des changements naturels. Thalès suggère l’eau ; Anaximène préfère l’air, plus
subtil ; Héraclite le feu, plus actif ; Anaximandre s’approche encore plus de
la vérité en soutenant que pareil sujet ne peut avoir de forme définie.
D’autres chercheront l’explication de la
variété dans la multiplication de ce sujet premier : quatre pour
Empédocle ; une infinité d’atomes de quelques formes différentes diversement
agencés, d’après Démocrite. Anaxagore aussi opte pour l’infinité, mais veut
voir de tout en tout, pour satisfaire Parménide, lui concédant que de fait il
faut déjà être pour devenir. Car comment arriver à d’autres formes, d’autres
agencements, s’ils ne se trouvaient pas déjà là? Qu’est-ce alors qui déterminera
l’agencement effectif? L’accent, la proportion, la majorité? D’où sera issue
cette préférence?
Assez rapidement, on
a compris que le changement impliquait un combat, une contrariété entre les
dispositions possibles. La variation d’apparence dépendra de la densité ou de
la rareté de l’élément constant. Mais l’inclination à l’une ou l’autre
appellera l’intervention de quelque agent extérieur.
Une influence
extérieure? Pour désigner les protagonistes de cette lutte, Empédocle semble
encore près de la fantaisie mythique, quand il met aux prises l’Amitié et la
Haine, une force qui rapproche contre une force qui éloigne. Déjà pourtant, il
entre dans la rationalité, puisque de fait condensation et raréfaction impliquent
unification et séparation, et que chez les humains, ce sont bien l’amitié et la
haine qui agissent en ce sens. Renvoyer à une Amitié et une Haine universelles,
c’est intelligemment reporter cette proportion sur ce qu’on observe de pareil
dans le cosmos.
Anaxagore, quant à lui, remarque trop
d’ordre dans le changement naturel pour l’assigner à des forces aveugles. Son
avis est qu’il faut plutôt recourir au projet d’une Intelligence animée d’une
sagesse providentielle.
Aristote reçoit et examine toutes ces
suggestions, souligne les difficultés qui les disqualifient comme absurdes ou
incomplètes, puis résume ce qu’il y trouve de bien observé, d’ailleurs présent
en chaque opinion sous diverses présentations concrètes, enfin le complète et
en assure la cohérence.
Le changement requiert dès le départ une
contrariété, puisqu’il consiste à devenir différent. Toutes les opinions l’ont
fait ressortir, de même que le besoin qu’un contraire soit meilleur que
l’autre, pour motiver le changement. Il s’agit toujours de commencer à être,
absolument ou relativement, et être vaut mieux que ne pas être.
Tous font allusion à une base matérielle
susceptible de prendre des formes opposées, et amenée à le faire par le
combat de contraires.
Pour que se produise un changement,
conclut Aristote, trois principes doivent intervenir. Les deux premiers sont
plus faciles à saisir : on devient différent : il faut donc ce qu’on
deviendra, qu’on n’est pas encore, et ce qu’on est déjà, qu’on ne sera plus,
l’opposé de ce qu’on deviendra. Sinon, pas de changement ; si on est blanc au
début et à la fin sucré, aucun changement n’est impliqué ; faute d’opposition
entre eux, les deux états coexistent facilement. De fait, la contrariété ne
suffit pas. Il faut en venir à la contradiction. Dans le premier doit résider
la négation du second. On doit se trouver au début privé du caractère qu’on
aura acquis à la fin. Commencer à être requiert qu’on cesse de ne pas être.
Devenir blanc, musicien, est réservé à qui ne l’est pas.
Plus difficile à saisir, il faut aussi
que quelque chose ne change pas, reste pareil, souffrant au départ la
privation, qui ne peut exister seule, qui même n’existe pas, revenant au fait,
pour ce qui est, de ne pas être d’une certaine manière. Assurément, les
contraires ne changent pas l’un en l’autre : le noir ne devient pas du
blanc, le non-musicien ne devient pas comme tel musicien, la privation ne
devient pas habitus. Sous les deux, il faut un sujet, d’abord privé d’une
qualité, puis revêtu d’elle. Toute production naturelle appelle donc un sujet
auquel l’attribuer. Et ce sujet, restant le même numériquement,
se conçoit sous deux angles : matière et privation. L’homme qui devient
musicien reste le même homme, mais perd sa privation musicale et y substitue la
musique.
Le devenir relève donc toujours d’un sujet composé, avec deux aspects
inaliénables : ce qui en lui tient lieu de support au changement, et ce
qui en offre un motif, la privation dont il souffre. Doit aussi intervenir la
forme qui fait l’objet de la privation, et à quoi se termine le devenir. Tout
ne peut s’expliquer par une influence extérieure : on ne change pas une
substance séparée ; quelque chose dans la constitution interne d’un être, dans
son essence, doit prêter au changement. En somme, les principes du changement
doivent coïncider avec les principes de l’essence. Dans la mesure où une
essence comporte privation, elle sera nature, c’est-à-dire tendra à naître,
commencer, changer, et sera susceptible de finir.
Le changement observable ne se réduit
pas à ce que des êtres deviennent différents, à ce qu’un homme devienne
médecin, musicien. De nouveaux êtres commencent absolument à exister : un
homme, un chien naissent ; du nouveau pétrole, du nouveau plomb, de l’eau
nouvelle se produisent ; d’autres périssent : un homme, un chien meurent,
de l’eau cesse d’en être. Ces changements ne peuvent s’attribuer à quelque
sujet de forme déterminée, qu’ils pourvoiraient ou dépouilleraient de quelque
forme secondaire.
Commencer à être se fait moyennant
génération ou création. C’est la génération qui nous intéresse ici, le
changement naturel. La création est étrangère à la nature, elle relève
directement de Dieu. La génération n’est toutefois qu’accidentelle, quand il y
s’agit de commencer à être tel : blanc, grand ou sucré. Elle est
substantielle, génération au sens fort, quand on y commence absolument à être.
Cette génération substantielle ne peut
se produire dans une matière commune définissable : de l’eau, de l’air,
ou même de l’infini. Cette dernière, comportant déjà son essence, n’est ouverte
qu’à quelque modification accidentelle. Elle ne peut non plus s’expliquer par
la composition différente d’éléments préexistants (atomes), car pareille
association ne présente pas l’unité indissociable d’un être.
Pourtant, ne récusons pas l’évidence
déjà obtenue : tout changement, si profond soit-il, commande un sujet,
une matière de base. La génération et la corruption requièrent elles aussi
leur sujet. Néanmoins, au moment d’intervenir dans la toute première existence
de tel nouvel être, ce sujet ne peut comporter d’essence, ne peut arriver comme
un être déjà déterminé, définissable, descriptible, pour quoi la nouvelle
essence ne compterait que comme accident compatible. Cette matière se devra
donc qualifier de première, se prêter à la génération dépouillée de toute composition
préalable avec une essence. Il faudra justement que ce soit l’essence du
nouvel être qui lui donne de contribuer à la première existence de celui-ci.
Aristote peut ainsi répondre à
Parménide. Oui, c’est à ce qui n’est pas encore qu’appartient de
s’engendrer : la forme substantielle individuelle de
l’être engendré n’existe pas avant la génération de ce dernier ; cet être à
engendrer, à strictement parler, n’existe pas. Mais oui aussi, être engendré
est réservé à quelque chose qui existe déjà : la matière première qui
recevra la forme substantielle en question n’a pas encore l’existence que cette
forme va lui procurer, elle n’est pas encore sous cette forme ; mais elle
existe auparavant sous une autre forme, dont elle doit être dépouillée ; pour
recevoir la nouvelle forme, elle devra n’en avoir plus aucune au moment de la
génération, elle devra ne plus pouvoir continuer à exister sans prêter son
concours au nouvel être dont elle va recevoir la forme.
Cette matière première ne se connaît pas directement, ne se décrit pas,
puisque c’est toujours la forme d’où une chose reçoit son existence
particulière qui la rend descriptible. Mais elle se connaît par sa nécessité,
à travers l’analogie avec la fonction de la matière seconde, de la matière
sujette au changement accidentel. De même que le bois du lit est autre chose
que sa forme, mais en procure le soutien existentiel indispensable, de même
la forme substantielle requiert quelque chose de distinct d’elle à quoi
conférer son style d’existence, en quoi elle existe, mais qui présente une
réalité distincte de la sienne. Cette matière de base ne peut exister
séparément, n’est rien de particulier en elle-même, ne comporte rien qui la
distingue de quoi que ce soit, mais elle se distingue du pur néant par son
aptitude réelle à recevoir l’existence de n’importe quelle forme substantielle
possible. Toute seule, elle n’est pas en acte, mais elle a puissance d’être,
une puissance actualisable par toute forme substantielle. Et elle existe déjà,
parce qu’elle n’est jamais seule, elle a toujours une forme substantielle unie
à elle qui lui donne d’être déjà en acte, mais dont elle garde la capacité de
se dépouiller pour en accueillir une autre.
Cette matière première est réelle ; elle
n’est pas une simple fiction pour faciliter la conception des réalités
naturelles. Elle n’existe pas sans forme, mais elle n’est pas la forme
elle-même. La forme lui donne l’existence précise qu’elle a, l’espèce et l’individualité
sous laquelle elle existe. Mais la forme ne lui donne pas absolument d’exister
; la matière première existe indépendamment de toute forme particulière, même
si ce n’est jamais sans aucune forme. Pour le manifester davantage, je me
permets de citer textuellement un développement pertinent d’un auteur peu
connu qui s’est donné la peine de colliger en une Somme philosophique
sur le modèle de sa Somme théologique les explications philosophiques
de saint Thomas disséminées à travers toute son œuvre.
La matière a une
existence propre distincte de l’existence de la forme. La raison en est manifeste, car il s’agit de l’existence par laquelle
la matière est absolument, non pas de celle par laquelle elle est tel individu
ou un individu tel. L’effet de la forme substantielle n’est pas que la matière soit
absolument, mais qu’elle soit tel individu, dans telle espèce. Pareillement, l’effet de la forme accidentelle est que
la matière seconde comporte telle qualité, telle figure, pas qu’elle soit telle
substance, de l’airain, du marbre. L’existence de la matière n’est donc
aucunement un effet de la forme substantielle. La majeure est manifeste, la
mineure se prouve de bien des façons.
En premier, certes, à
partir de la production de la matière. Car comme une production se termine à
l’être, où on a deux productions différentes et distinctes, on a des êtres
différents et distincts. Or la matière et la forme sont produites avec deux
productions tout à fait différentes et distinctes. En effet la matière est
inengendrée et incorruptible ; elle ne peut donc être produite que par création
et par Dieu. Tandis que les formes substantielles matérielles se tirent de la
puissance de la matière moyennant une transformation due à un agent naturel.
Par ailleurs, aucun agent naturel ne peut créer ; il ne peut donc pas donner à
la matière existence, moyennant une forme que son action induirait en elle, et
faire en conséquence qu’elle soit.
En second, à partir
de la production de la forme. De même que celle-ci, en effet, quant à son être
en acte, se tire de la puissance de la matière, de même, quant à son être en
puissance, elle est créée simultanément à la matière. Cependant, cet être de la
forme ne pourrait être créé simultanément à la matière, si celle-ci n’avait
pas son existence propre et un être propre dans lequel, puisque produit
ensemble par Dieu moyennant création, on puisse dire que cet être potentiel de
la forme est créé simultanément. Car autrement ce ne serait pas l’être en
puissance de la forme, mais son être actuel qui serait créé simultanément à la
matière. Donc la matière a un être actuel différent et distinct de l’être
actuel de la forme.
En troisième, à
partir de l’opération de l’agent naturel. L’effet de la forme substantielle est
l’effet de l’agent naturel, puisque ce que fait la forme formellement, c’est
cela que fait l’agent efficacement, comme le peintre, dit-on, et aussi la
couleur colorent le mur. Or l’agent naturel, par l’action avec laquelle il
induit une forme en une matière, ne donne pas à cette dernière d’être
absolument, c’est-à-dire son être absolu, mais seulement d’être de telle forme,
c’est-à-dire d’être en telle espèce. Donc l’effet de la forme n’est pas l’existence
de la matière.[5]
La matière première est de soi
ingénérable et incorruptible. Étant ce de quoi en premier on est engendré et à
quoi en dernier on est corrompu, elle ne peut pas s’engendrer, ce qui
impliquerait qu’elle existe avant d’être engendrée, ni se corrompre, ce qui
impliquerait qu’elle serait corrompue avant de l’être.
Bien qu’incorruptible, la matière rend
corruptible tout ce dont elle fonde l’être. La corruptibilité, en effet, est un
héritage inaliénable de la matière. Elle tient au fait qu’en même temps que la
forme qui la fait être, la matière garde une puissance à d’autres formes, qui
ne peut s’actualiser que par la corruption du composé auquel elle prête son
concours essentiel.
Enfin, Aristote dépasse la solution
absurde d’Anaxagore, que tout devrait déjà exister en tout d’une manière
cachée. Ce qui existe déjà de l’être à engendrer, avant sa génération, c’est
seulement sa matière, créée antérieurement, non engendrée ; mais pas sa forme.
Celle-ci n’aura toutefois pas besoin d’être créée. Elle ne pourra non plus être
engendrée, ce qui impliquerait à l’infini sa propre composition matérielle.
C’est seulement la substance composée des deux qui sera engendrée, et elle le
sera à partir de la matière seule, du fait que cette matière ait été créée apte
à ce qu’on en tire cette forme. Bref les formes commencent leur existence
réelle en se voyant éduites de la puissance de la matière. Cela comporte aussi
une analogie avec la manière dont la forme accidentelle se tire de la matière
seconde : le sculpteur, à proprement parler, ne donne pas au marbre une
forme qu’il lui imposerait de l’extérieur ; il dégage de lui une forme à
laquelle il est déjà apte de nature.
Proprement, la forme
ne vient pas à l’existence, mais le composé ; autrement, la forme serait
composée de matière et de forme, comme c’est cela qui à proprement parler vient
à l’existence, étant donné qu’en toute génération ce qui s’engendre le fait à
partir d’un sujet ou d’une matière en tant que de sa part. Tous ceux qui n’en
ont pas tenu compte se sont heurtés à des difficultés quant à la production des
formes substantielles. À cause de cela, en effet, certains ont été forcés de
dire que toutes les formes viennent par création ; car ils supposaient que les
formes viennent à l’existence, et ils ne pouvaient pas supposer qu’elles se
produisent à partir de matière, puisque la matière n’est pas partie de la forme
; il s’ensuivait qu’elles se produisent de rien, et par conséquent qu’elles
soient créées. Au contraire, d’autres ont soutenu à cause de cette difficulté
que les formes préexistaient dans la matière en acte, ce qui est supposer
l’existence cachée des formes, comme l’a soutenu Anaxagore. — La pensée
d’Aristote, par contre, qui suppose que les formes ne deviennent pas, mais le
composé, exclut l’un et l’autre. En effet, il ne faut ni dire que les formes
sont causées par un agent extrinsèque, parce que l’engendré naturel se trouve
semblable en espèce au générant même ; et parce que les formes substantielles
n’excèdent pas la vertu et la faculté des principes agents dans la nature, et
parce qu’autrement toute action de la nature sera cassée ; — ni qu’elles ont
toujours été en acte dans la matière, parce que ce qui est déjà ne devient
pas, mais en puissance seulement, et par conséquent, que dans la génération du
composé les formes substantielles matérielles sont tirées de la puissance de la
matière.[6]
En réponse à notre question
originale : où commence le changement ? Quel en est le
principe ? On doit dire que son principe est d’abord la matière, et
spécialement la matière première : un être absolument indéterminé, sans
aucune caractéristique spécifique. — Que c’est ensuite la forme, appelée à
donner un être différent à cette matière. — Et enfin que c’est le fait que
cette forme soit absente de la matière, bien que celle-ci en soit capable, ait
un être capable de la revêtir.
Nous comprenons ce qu’il y a au début du
changement, ce qu’on peut qualifier de principe du changement : un sujet privé d’une forme, une matière capable
d’être sous telle forme, mais qui ne l’est pas encore. Répétons que ces
principes de changement entraînent en un être une façon tout à fait
spéciale d’être. Aussi familière nous soit-elle, on ne la retrouve pas en tout
être. La substance séparée existe autrement. La substance éternelle, Dieu,
existe en toute perfection depuis toute éternité, privée d’aucune forme,
n’étant que forme, sans aucune composition de matière ; elle ne laisse aucune
place au changement, ne présente aucun besoin de progrès, ni ne détient aucune
aptitude au progrès. La substance séparée créée ne s’y prête pas plus ; sa
création l’a tout de suite mise en pleine possession de tout ce que son essence
comporte : elle n’a rien à apprendre, rien à compléter. Plus près de nous,
l’artéfact existe aussi autrement. Il a besoin d’être fabriqué pour exister,
mais une fois produit, il est complet, ne souffre d’aucune privation et
n’attend aucun changement. Seul l’être privé de son être, ou tout au
moins d’un aspect de sa perfection, est un être naturel, un être qui naît et se
qualifie, qui doit devenir ce qu’il est appelé à être. Même que cet être
changeant connaît une génération d’abord d’autant plus imparfaite qu’il est
appelé à une essence plus parfaite.
La réalisation de sa perfection requiert
un ressort, une ouverture au changement, des principes internes de changement.
C’est cela, présent en lui, qui en fait un être naturel, c’est cela sa nature,
c’est cela la nature. Et c’est cela le sujet de la science de la nature.
Dans toute science, on s’intéresse à un
sujet et on cherche à en connaître les propriétés. On a besoin de découvrir
dès le départ suffisamment sur l’essence de ce sujet pour saisir de quel genre
de causes son existence et ses propriétés peuvent dépendre, et par lesquelles
légitimement on pourra les expliquer. Entrer en science ou en philosophie de
la nature prérequiert donc de concevoir assez clairement ce qu’est un être
naturel et la nature qui le fait tel pour identifier ces types de causes où se
réduit son explication légitime.
Qu’est-ce qui produit
le type d’existence qu’on qualifie de naturelle, qu’est-ce que la
nature ? Comme pour tout ce qu’on cherche à définir, on y arrivera au
mieux en la distinguant d’autres entités d’abord perçues comme pareilles. On
comprendra au mieux ce qu’est un être naturel, ce qu’a de particulier la nature
qui le fait tel, en le comparant à un objet d’art, à une création humaine.
C’est d’ailleurs spontanément par opposition à l’art qu’on définit la
nature : elle n’est pas l’art, elle est ce que l’homme ne fait pas. Et
quelle est la différence? C’est justement que l’objet d’art comme tel est
complet. Chez lui, aucune privation de ce qui doit faire sa perfection, aucun
besoin correspondant, aucune tendance à cette forme dont il serait privé, pas
d’appel à un changement pour remédier à pareille privation. Ce qu’ont de
spécial les êtres naturels est de trouver enraciné en leur propre essence, en
leur propre manière d’être, le besoin d’un mouvement, d’un changement, d’un
complément ; puis éventuellement, une fois ce complément atteint,
l’inclination à y reposer, à y rester, à en jouir, à le défendre. C’est aussi,
ensuite, de comporter une opération spéciale, une action exercée sur soi ou
sur des choses environnantes, qui constitue son ultime perfection, sa raison
profonde d’être. Aussi, quand Aristote définit cette manière toute spéciale
d’être, il la donne comme « un principe et une cause de changement et
de repos dans l’être en lequel elle se trouve en premier, par soi et non par
accident »[7].
Contrairement à l’objet d’art, la chose
naturelle trouve en son essence un principe interne de changement et de repos.
C’est en raison de sa nature qu’elle se voit affectée par l’action d’un autre
agent naturel, c’est aussi elle qui la fait elle-même agir sur une autre chose
naturelle. Cela lui vient de sa nature, par exemple, que l’eau se laisse réchauffer
au point de bouillir, ou de s’évaporer, qu’elle se porte alors vers le haut, se
condense, puis retombe en pluie. Cela lui vient aussi de sa nature que le feu
réchauffe, brûle, carbonise. L’artéfact, au contraire, ne se voit habilité à
aucun mouvement propre par la forme qui le caractérise. Tout mouvement qui
l’engagera lui viendra d’un agent extérieur et concernera le bien de cet agent
extérieur. Ou dépendra de la nature du matériau dont il est fabriqué, et ne le
concernera donc pas non plus comme artéfact.
La nature d’une chose est responsable de
son mouvement dans la mesure où le principe interne dont dépend le mouvement
s’y trouve originalement et non suite au fait qu’elle soit composée d’éléments
de cette nature. Par exemple, un homme ne vieillit pas à proprement parler à cause de sa nature humaine, mais à cause de celle des éléments
contraires, opposés, réunis en lui ; il ne métabolise pas, il ne s’émeut pas à cause de sa nature humaine, mais en raison des natures végétale et
animale à sa racine. Bref, tomber, c’est naturel pour une matière pesante ;
s’alimenter, c’est naturel pour une plante ; ressentir, c’est naturel pour un animal.
Et c’est intelliger qui est naturel pour un homme.
Le principe d’un changement est encore
la nature de la chose qui change dans la mesure où ce changement ne peut avoir
lieu si ce dont il dépend est ailleurs. Par exemple, rien ne tend naturellement
à s’élever parce qu’autre chose est léger ; personne ne voit sa température
grimper parce qu’un autre fait de la fièvre ; rien ne tombe parce qu’autre
chose est pesant ; personne ne croît parce qu’un autre mange, ou digère parce
qu’un autre a un estomac. — Mais on peut guérir parce qu’un autre est médecin ;
alors guérir par l’effet de la médecine, même quand on se trouve soi-même le
médecin, n’est pas une guérison naturelle.
Dans une chose naturelle, qu’est-ce qui
répond à cette définition? Qu’est-ce qui est sa nature? Il n’y aura pas de
surprise à la trouver double, puisqu’on a identifié au principe de tout
changement deux principes réels : une matière et une forme. Voilà donc la
nature d’une chose : sa matière et sa forme.
La matière dont une chose est faite,
voilà ce qu’est une chose. De l’eau, c’est de l’hydrogène et de l’oxygène ; un
animal, c’est de l’eau, du potassium, de la chair, des os, etc. Cette matière
est sa nature et se trouve comme telle principe et responsable de changements
dans lesquels son composé entre. La matière d’une chose l’incline, l’ouvre à
une certaine forme ; c’est l’aspect passif de sa nature, c’est le support de sa
forme. C’est aussi la source de sa fragilité ; cette matière se trouvant
également apte à bien d’autres formes, la chose qui en est faite reste toujours
vulnérable à des actions susceptibles de lui enlever la forme qu’elle a pour
lui en conférer une autre.
Dès l’antiquité, et aujourd’hui encore,
les physiciens ont eu tendance à voir dans la matière l’essentiel de la nature
des choses, le principal de leur essence, de ce qui fait qu’elles sont ce
qu’elles sont. Sa permanence incline à lui reconnaître cette fonction.
Aristote surprend et innove, en découvrant
que plus encore que la matière dont elle est faite, c’est la forme revêtue par
cette matière qui fait la nature d’une chose naturelle : c’est à elle
qu’on reconnaît cette chose, c’est elle qui assure qu’on a de fait cette
chose-là et c’est elle le principe responsable des mouvements et changements
les plus caractéristiques de la perfection de cette chose : ses opérations.
La forme est l’aspect actif de la nature. Déjà dans les choses artificielles,
pas de couteau si le métal n’en revêt pas la forme caractéristique. De même
dans les choses naturelles, tous les matériaux de l’eau, sans la composition
spécifique qui constitue sa forme, ne peuvent causer l’eau. Non seulement la
forme donc est-elle aussi nature, mais elle l’est bien plus que la matière.
Comme la nature est à la fois matière et
forme, c’est à ces deux aspects qu’on s’intéressera en philosophant sur la
nature, sur les êtres mobiles. Mais c’est surtout à leur forme, car c’est bien
plus par leur forme qu’on peut connaître toutes choses. Et pour la matière, ce
ne sera même pas en tant que matière, ce sera en s’abstrayant de ce qu’elle a
de plus matériel, de son aspect individuel.
Une science traite d’un sujet : la
science de la nature traite de la nature, c’est-à-dire de la matière et de la
forme des êtres matériels comme principes de leur changement. Examinant et
démontrant les propriétés de ces êtres matériels, elle le fait en découvrant
ce dont ces propriétés dépendent : les causes de l’être naturel. De quels
genres sont ces causes ? C’est ce qui détermine la méthode plus
particulière de la science de la nature : la méthode d’une science tient
aux causes à partir desquelles elle explique et démontre ; il y a autant de
sciences différentes qu’il y a de combinaisons distinctes de causes par lesquelles
un sujet s’explique.
De quoi dépend l’existence d’une chose
naturelle ? De quoi dépend qu’elle change ou reste comme elle est ?
On a vu déjà que c’est entre autres de quoi elle est
faite. Si on n’a pas là de bronze ou de
marbre, on n’a pas de statue ; pas de table sans bois ou quelque matériau. Et
si tel objet n’était pas de fer, il ne rouillerait pas. De même chez les choses
naturelles, pas d’eau sans hydrogène et oxygène. La matière d’une chose
naturelle est non seulement le principe, le point de départ de changements,
mais aussi la cause dont dépendent l’existence, le changement et le repos
auxquels cette chose est soumise.
Ce qu’est une chose naturelle, on l’a
vu, c’est encore plus sa forme, quelque chose de distinct de la matière, qui la
dispose de manière spéciale, qui lui donne un être spécial. Chez des artéfacts
simples, ce qui est ainsi distinct de leur matière fait qu’ils sont ce qu’ils
sont, se résume tout à fait à leur allure extérieure, à leur configuration, à
ce qu’on en voit. D’où ce nom de ‘forme’. Ce qui fait que du bois soit table,
c’est cette configuration en surface et pattes. Chez les êtres naturels, cet
aspect de leur essence a quelque chose de plus complexe : ce qui fait
qu’une plante ou un animal soit ce qu’il est, ce n’est pas seulement la
configuration extérieure à laquelle on le reconnaît. C’est son âme, c’est son
principe de vie, mais comme c’est cela, distinct de sa matière, de son corps,
qui le fait ce qu’il est, on étend à sa désignation le nom de la forme qui fait
de la table qu’elle en soit une. C’est de cette ‘forme’, plus encore que de
leur matière, que dépend leur existence, leur nature, et tout ce qui leur
arrive.
Cette matière et cette forme, dont la
composition constitue la chose naturelle et la tient dans l’existence et le
changement ou le repos, dépend pour cette composition d’une cause antérieure,
d’où procède le vrai commencement de la chose : un agent qui l’effectue.
Un agent principal, surtout, mais qui compte éventuellement sur l’aide de
conseillers, d’assistants, d’exécutants, d’instruments.
Enfin, on ne comprend
encore bien aucun phénomène naturel, si on ne découvre pas pourquoi, dans quel
but, en vue de quel bien, l’agent les produit. En voilà même la principale
explication. On comprend déjà l’essentiel si on connaît la fin, même si on ne
saisit pas encore trop précisément d’où part le phénomène ou la matière ou la
forme des êtres naturels concernés. Mais tout reste confus tant qu’on n’a
aucune idée de cette fin. Comme on aurait beau connaître dans le détail le
grain et l’essence du bois dont une table est faite, on ne saurait pas même de
cette table qu’elle en est une, si on ne savait pas qu’elle est destinée à
porter des objets.
Ces quatre genres de causes sont les
quatre manières différentes dont les choses naturelles dépendent de quelque
chose dans ce qu’elles sont, ainsi que dans ce qui leur arrive. Il faut encore
souligner une interdépendance réciproque entre elles. La matière dépend de la
forme, en ce qu’elle est choisie comme son support adéquat ; et la forme dépend
de la matière, car elle ne peut exister sans se donner à une matière adéquate.
De même, la fin ne peut exister sans être réalisée, et même d’abord conçue, par
l’agent ; ni l’agent entrer en action sans poursuivre une fin. Mais il reste
que ces relations entre les causes définissent une hiérarchie distincte où la
fin trône comme la cause des causes ; principale responsable des choses
naturelles, elle est tout à fait indispensable à l’intelligence de la nature.
Ces quatre ‘genres’ de causes partagent d’ailleurs si inégalement la responsabilité
des êtres naturels qu’elles représentent plutôt des homonymes, comme causes,
que des espèces strictes. En les présentant, d’ailleurs, Aristote aime à en
parler plutôt comme des ‘τρόποι’ que comme des ‘εἴδη’[8], usant du vocabulaire qui lui sert généralement à énumérer des
homonymes. Il ne répugne pas totalement à utiliser le mot ‘εἶδος’ à leur sujet, quoique certainement pas
en un sens très strict, quand il les partage plus précisément en une grande
variété de modalités, qu’il nomme également des ‘τρόποι’[9]. Reconnaissant un grand nombre de ces modalités, il les ramène à
quelques principales, expliquant qu’en chaque genre de causes le même être ou événement dépend de plusieurs
causes qui s’ordonnent de différentes façons : l’une vient avant
l’autre après, quant à la généralité ou quant au temps ; l’une est par
soi l’autre par accident ; on peut aussi les regarder composées
ensemble ou une à une, et en puissance ou en acte.
Y a-t-il d’autres
types de causes? Beaucoup de scientifiques veulent faire du hasard la cause
principale de tout ce qui se passe dans la nature. De fait, on remarque d’emblée
que si le hasard mérite le nom de cause, si de lui dépendent effectivement des
changements naturels, s’il faut le donner éventuellement comme explication, ce
n’est jamais en le voyant comme étranger aux quatre genres déjà mentionnés. C’est toujours comme cause efficiente, c’est toujours en le
donnant comme son agent qu’on lui attribue la responsabilité de quoi que ce
soit. Faut-il en vérité lui reconnaître pareille responsabilité? se demande
ensuite Aristote. Le hasard agit-il de quelque façon dans la nature?
Il ne manque pas de naturalistes et de scientifiques
pour nier tout hasard, pour soutenir que tout arrive selon une nécessité déjà
préinscrite dans la série des causes antérieures. Dans quelle mesure et
comment les choses arrivent-elles nécessairement? Est-ce de fait le cas? Les
théories physiques contemporaines ont beaucoup secoué cette assurance, avec la
discontinuité de l’énergie, la relativité et un certain nombre des autres
théories les plus récentes.
Pour clarifier la question, Aristote invite à constater certaines distinctions
entre les résultats des changements qui touchent les choses naturelles.
D’abord entre leur majorité, qui résulte toujours ou régulièrement des
mêmes causes et processus, et quelques autres, qui leur font exception et
dépendent de causes qui les produisent rarement. Remarquant que les effets du
hasard appartiennent à cette branche exceptionnelle, Aristote distingue là des
effets qui s’avèrent bons, ou mauvais, et d’autres, simplement indifférents. En
d’autres mots, certains de ces effets rares mériteraient d’être recherchés,
pour leur bonté, ou fuis, pour leur malice, tandis que d’autres ne feraient
jamais l’objet d’aucune préoccupation. Il arrive, par exemple, qu’un enfant
danse à la corde chez le troisième voisin, quand on part le matin pour le
travail, ou qu’une feuille tombe de son chêne ; qui s’en soucierait assez pour
en rendre le hasard responsable? Les faits de hasard concernent plutôt ces
résultats assez bons pour attirer ou assez mauvais pour répugner. Aristote note
alors, parmi ceux que leur bonté ou malice qualifie pour une recherche ou une
fuite, que certains se trouvent de fait recherchés, alors que d’autres se
produisent sans avoir fait l’objet d’aucune recherche, mais par pur accident.
On parle de hasard, conclut-il, et on a raison de le faire, quand ce qui arrive
aux êtres naturels cumule ces trois différences : la rareté, l’aptitude à
intéresser, l’absence de recherche effective. Ces effets-là revêtent un statut
assez spécial pour être signalés et à cette fin s’attribuent au hasard,
qu’Aristote définit donc comme la cause efficiente par accident d’effets
rares, susceptibles d’être recherchés, mais qui ne le soient pas de fait.
Parlant de cette cause efficiente spéciale, Aristote use plus souvent du
terme ‘chance’ (ἡ τύχη) que du terme qui correspond plus exactement au hasard (τὸ αὐτόματον). Ses lecteurs et traducteurs s’en trouvent en général plutôt déconcertés,
mais le fait doit simplement s’attribuer à l’usage plus répandu en grec du mot τύχη, ce qui se comprend assez bien du fait
qu’il s’agisse d’un terme plus simple que αὐτόματον, du fait encore plus que la chance est clairement l’action du hasard
qui se remarque le plus facilement. Une fois bien clarifié la nature du hasard,
Aristote explique ce qui justifie, à un niveau plus précis, de distinguer entre
hasard et chance. On parle plutôt de hasard dans le cadre général des événements
naturels, tandis que c’est en rapport à l’activité humaine qu’on en appelle
plus précisément à la chance. Le hasard réclame la paternité du bien et du mal
recherché et fui par la nature, quand il arrive sans de fait avoir été
recherché ou fui par elle ; quant à la chance et à la malchance, elles se
félicitent du bien et du mal que poursuit et fuit délibérément l’intelligence
humaine, mais seulement quand ils se produisent sans que cette dernière y ait
contribué. Mais rien n’empêche, par homonymie, d’interchanger un terme pour
l’autre, à condition de rester conscient de cette différence entre bien fortuit
naturel et intellectuel.
L’importance de la réflexion sur le hasard tient surtout à clarifier que
les faits indéterminés, accidentels, non ordonnés de fait à une fin, ne
s’expliquent qu’en exception à une causalité déterminée et ne peuvent ainsi
représenter le principal de ce qui se passe en notre univers.
Un autre élément important est de signaler que la considération
essentielle, en ce qui a trait au hasard, ne concerne pas l’imprévisibilité,
mais la rareté, le caractère accidentel. De fait, le hasard est généralement
imprévisible, comme les accidents et exceptions possibles en marge de la
causalité déterminée sont en nombre infini. Mais un résultat casuel prévu,
anticipé, ne cesse pas d’être dû au hasard, pour autant que sa prévision ne
fait pas opter pour sa cause comme pour un moyen proportionné de l’obtenir. La
question se pose surtout face à la providence divine ; comme elle prévoit tous
les effets, aussi rares et accidentels soient-ils, doit-on considérer qu’elle
les recherche tous, qu’ils soient bons, mauvais ou même indifférents? Ne
serait-il pas plus juste de reconnaître cette cause assez puissante pour
récupérer même le hasard dans ses plans? Faut-il sérieusement envisager qu’on
recherche effectivement le bien ou le mal qu’on saurait pouvoir à l’occasion
s’ensuivre accidentellement de moyens qu’on utilise pour atteindre certains
biens?
Pour répondre à ces questions, il faut prendre conscience que sous le
même nom de hasard on range, par homonymie, des cas de nature plus ou moins
différente. Il y a strictement hasard quand les trois conditions
s’appliquent : fait rare, bon ou mauvais, non recherché de fait. Mais la
ressemblance est assez grande pour parler encore de hasard, plus largement,
quand on veut de fait un fait bon qui s’ensuit rarement, par accident, de la
cause dont on l’espère, comme de gagner à la loterie, ou de rencontrer une
personne en un lieu où elle se trouve rarement, ou que l’archer très maladroit
atteigne du premier coup le centre de la cible qu’il vise de fait. Ou comme
lorsqu’arrive de fait un accident qu’on ne désire pas, mais dont on prend le
risque en se mettant dans une situation où il ne se produit à peu près jamais.
Même prévus, de tels faits ne peuvent se regarder à juste titre comme des
effets nécessaires d’une cause proportionnée.
La Providence prévoyant tous ces effets, s’y résignant ou les désirant,
faut-il cesser de les considérer comme dus au hasard, quand on parle
strictement et globalement? Je ne crois pas. On doit tout au moins considérer
qu’il y a, à ce niveau global et absolu, au moins l’action du hasard en ce sens
plus large du fait accidentel recherché, mais à travers des causes trop
accidentelles pour en être une cause proportionnée et nécessaire et naturelle.
On ne doit certainement pas considérer que ces événements arrivent
nécessairement, simplement parce que la Providence sait qu’ils se produiront.
L’une des causes
énumérées étonne souvent. Malgré l’évidence du fait, on s’émerveille
d’entendre dire que la nature agit en vue d’une fin. Que c’est une explication
valide des faits naturels, de mentionner le bien qui en résulte. Pourquoi des
incisives en avant et des molaires en arrière? Parce qu’elles permettent de
couper d’abord l’aliment, puis de le broyer, facilitant ainsi la digestion.
Pourquoi pleut-il? En vue de la croissance des plantes.
Il est assez surprenant de voir ainsi
prétendre que ce qui rend les phénomènes naturels nécessaires, inévitables,
n’est pas toujours antérieur à eux, mais pour le principal postérieur, étant
justement leur fin : bien des choses doivent naturellement se passer de telle
manière parce que telle fin y est visée. V.g. Pourquoi les animaux doivent-ils
enfanter? Pour perpétuer leur espèce, en remède à la mortalité individuelle.
Malgré l’évidence de pareille observation, des gens supposés instruits s’en
étonneront, confrontés à des objections qu’ils n’arrivent pas à résoudre.
Aristote satisfait à ce problème dans sa
réflexion supplémentaire sur le rôle de la fin dans la nature. Ce qui étonne et
dérange beaucoup, quand il est question de fin, de but, dans les phénomènes
naturels, c’est d’impliquer une intelligence derrière les lois naturelles, qui
les dispose de manière à conduire la nature à une fin. Composer des moyens en
vue d’une fin est en effet réservé à une intelligence, et les agents naturels
comme tels ne sont pas intelligents. Si donc ces derniers usent de moyens
adéquats aux fins auxquelles ils parviennent, ils doivent le faire en se
trouvant ainsi ordonnés par une intelligence extérieure et antérieure à la
nature, créatrice, ordonnatrice de la nature. Qui ne veut pas en venir là doit
concevoir une explication plus ‘simple’, interne à la nature, qui ‘économise’
l’intelligence.
En général, nos scientifiques se croient
capables de fournir pareille explication, sans recourir à l’intelligence d’une
providence. La fin leur semble alors un recours superflu : les
conséquences nécessaires de l’essence des choses et de leur matière leur
semblent tout expliquer de manière suffisante. C’était déjà le cas chez les
prédécesseurs d’Aristote.
Le premier besoin auquel satisfaire dans
cette direction sera de contrer les faits dont l’observation jette le plus
d’évidence sur la présence d’une finalité dans la nature : tout ce que la
nature fait paraît fait au mieux. Dans la nature, tout paraît ordonné de la
manière la plus commode pour donner les biens qu’elle produit, et pour réparer
au mieux d’éventuels maux. Chez les animaux, tout est manifestement organisé
pour assurer leur génération et leur vie. Chacun de leurs organes se trouve
constitué de la manière la plus appropriée à sa fonction. La même observation
s’impose chez les plantes. C’est seulement les êtres trop rudimentaires pour
qu’on en discerne clairement le bien qui prêtent à hésitation sur ce fait.
C’est cette observation, annonce Aristote, que devra attaquer et repousser le
sceptique qui s’attache à nier la finalité naturelle.
Sa stratégie repérera donc d’abord le
plus possible d’exceptions, de manière s’il se peut à donner l’impression qu’au
contraire ce sont les bons effets et la bonne organisation qui devraient se
regarder comme exceptionnels. La pluie détruit et inonde plus qu’elle ne
facilite la croissance, elle nuit plus qu’elle n’aide. Bien plus d’avortements
que de naissances se produisent naturellement, bien plus de gaspillage que
d’efficacité s’observe dans la nature, dira-t-on. Mais de fait il faut beaucoup
d’entêtement pour ne pas concéder que de toute façon la bonne organisation
domine de manière sensationnelle le fonctionnement naturel : on ne
trouve aucun organe inadéquat au bien de l’opération qu’il sert, sauf en des
cas individuels assez rares pour se classer spontanément comme maladies et
infirmités.
La stratégie antifinaliste recourra donc
en un second moment à la ‘sélection naturelle du bien accidentel’! Tout se
produit par accident, sans raison, sans recherche d’un bien, mais lorsque de
fait, par accident, c’est un bien qui en ressort, son agent s’en trouve plus
viable, répète l’opération, la transmet, tandis que ce dont l’accident n’a pas
été aussi heureux disparaît inévitablement. D’où viendrait l’impression finale
que toute l’action de la nature est efficace.
De fait, en absence
de préjugés, si on n’a pas décidé d’avance d’écarter tout créateur intelligent
à la source, l’évidence de la recherche d’une fin en tout ce que fait la nature
est phénoménale. Aristote en présente le moyen terme de différentes manières.
La constance. C’est surtout la constance des phénomènes de la nature qui prouve
au-delà de tout doute qu’ils se produisent en vue du résultat qu’ils atteignent.
Le hasard, l’accident est incapable d’arriver toujours, ou même souvent, au
même résultat de la même manière.
L’ordre. L’ordre aussi pointe dans la même direction. Il se trouve que
tous les processus naturels mettent en jeu différentes étapes aboutissant à un
résultat déterminé. La nature usant ainsi de fait de moyens qui mènent
déterminément à des fins, on ne peut lui en refuser l’aptitude.
L’art. On est d’abord surpris de voir Aristote tirer parti de l’art
pour parler de la nature. L’art est pourtant son opposé, ce contre quoi on
divise la nature. Mais justement, il devient d’autant plus frappant de
constater que ce fait de viser une fin, et sa manière de le faire, l’art
l’emprunte à la nature et y procède en l’imitant. L’art use généralement des
mêmes moyens que la nature pour atteindre la même fin ; il ajoute aussi souvent
d’autres moyens pour aider la nature à atteindre sa fin. Le procédé de l’art
n’a de sens que si la nature vise une fin.
L’apparente intelligence. La caractéristique
de l’intelligence est de mettre en œuvre des moyens adaptés à une fin. La
nature le fait tellement qu’on la soupçonne souvent d’intelligence, spécialement
chez les vivants.
La relation matière et forme. La nature est à la
fois matière et forme, et manifestement la matière est déterminée en vue du
bien de la forme, la forme est la fin de la matière. La nature, composant matière
et forme, vise donc nécessairement une fin.
Aristote revient ensuite sur les raisons
habituelles de refuser à la nature de poursuivre une fin. Car on reste mal à
l’aise de recevoir la conclusion même de démonstrations, quand elle contredit
celle de sophismes qu’on n’est pas à même de résoudre. Aristote montre comment
chacune de ces raisons, à y regarder de près, ajoute à l’évidence que la
nature, nécessairement et sans exception, agit en vue d’une fin.
Les exceptions. Loin d’annuler une constance, la perception d’exceptions la
confirme. Pour qu’on remarque que parfois et même souvent la nature n’atteint
pas le bien qu’elle vise, il faut avoir perçu qu’elle le visait. Même dans
l’art, les échecs et les fautes ne font que confirmer que l’artisan qui les
commet recherchait une autre fin ; c’est seulement en comparaison de la fin
recherchée que le résultat apparaît fautif. Il en va de même dans la
nature : tous les désastres, tous les monstres n’en sont qu’au vu d’une
fin bonne que la nature a échoué à réaliser. La nature ne produit pas un
infirme parce qu’elle ne vise pas la santé, mais parce que des circonstances
accidentelles l’ont empêchée de la réaliser.
La priorité temporelle de la cause.
Refuser que les changements naturels tendent à une fin déterminée, à un bien,
dénonce Aristote, cela revient à nier la nature même. Si tout ce qui se passe
n’a aucune direction, si quoi que ce soit arrive simplement par hasard, il n’y
a pas de nature, rien n’a d’essence, rien n’est bon pour quoi que ce soit. Car
la nature est justement la tendance d’un être incomplet à compléter son
essence, c’est le ressort intérieur qui pousse à être et à être au mieux. Le
seul fait qu’au contraire nous distinguions aisément le bien de chaque être,
et que ce bien soit le résultat le plus fréquent des changements que nous
observons, manifeste la stupidité de pareille prétention. Nous avons déjà
mentionné que cette constance ne peut absolument pas s’attribuer à la chance.
Sous prétexte que la cause doit précéder
l’effet, rattacher cette constance comme l’effet de nécessités matérielles ou
efficientes aveugles n’a aucune vraisemblance et n’explique rien. Car pourquoi
ces influences entraînent-elles ces effets? On pourrait se contenter de dire
que cela se trouve ainsi, s’il s’agissait d’un cas ou l’autre ; mais la
permanence ne peut s’attribuer au hasard. Qui prétendrait que c’est par hasard
qu’il a fait telle chose en tel lieu, si c’est ce qu’il fait chaque fois qu’il
y va?
L’automatisme.
Enfin, refuser à la nature de tendre à une fin parce qu’elle ne pense pas,
parce qu’elle ne peut en être consciente, cela ne fait pas plus de sens. Il
faut ne pas avoir remarqué que même l’artiste le plus intelligent, le plus
conscient, atteint au mieux et le plus efficacement sa fin quand justement il
n’a plus besoin de penser à ses moyens, quand il opte pour eux spontanément et
les met en œuvre automatiquement et sans du tout y penser. Quand, à l’inverse,
il doit penser à ses moyens, c’est justement parce qu’il est encore très gauche
pour assurer sa fin.
Un autre apport original d’Aristote, c’est la subtilité avec laquelle il
définit et ordonne la nécessité qui s’observe dans la nature. La nécessité,
c’est de ne
pas pouvoir ne pas être, ou être tel, exister, ou se
produire, ou reposer. L’intelligence l’apprécie beaucoup, car elle fonde les
explications les plus satisfaisantes. S’en trouve-t-il dans les choses
naturelles, ou tout y est-il purement contingent, capable de ne pas se produire
comme de le faire, de reposer comme de changer? Manifestement il y a quelque
nécessité : à 100 degrés Celsius, l’eau doit bouillir ; un homme doit être doté de raison ; le passage de la
lune entre terre et soleil génère forcément une éclipse. Le naturaliste a donc besoin d’identifier précisément à
quelle nécessité prête la nature. Qu’est-ce qui y force certains phénomènes à
en suivre d’autres?
Les naturalistes de tout temps favorisent spontanément comme source de
la nécessité naturelle les causes matérielles et efficientes, parce qu’elles
précèdent leur effet. L’antériorité paraît une condition incontournable de la
nécessité, de sorte que la nécessité issue de la fin paraît réservée à
l’homme, seul être naturel capable d’anticiper sa fin, d’en prévoir les
conditions. Aristote inverse la proportion. Il juge la nécessité finale comme
principale dans la nature. Ce qui oblige le plus les faits naturels à se
produire comme ils le font, affirme-t-il, tient à la fin que la nature y
poursuit. Toute autre nécessité dépend de celle-là ou s’y ajoute : puisque
telle matière, telle forme, tel agent se trouvent requis au bien que la nature
recherche, il lui faut accueillir avec eux les conséquences de leurs propriétés
inaliénables.
La nature, dit Aristote, fonctionne comme le constructeur, qui doit user
de pierre au fondement de sa maison, de bois pour les murs et de paille pour le
toit, en vue de la rendre habitable, mais qui doit accepter qu’à cause de cela
le sous-sol sera nécessairement humide, et le toit nécessairement fragile.
L’art imite d’ailleurs ce rapport : les dents et la forme générale de la scie
sont rendues nécessaires par sa fin : scier ; le fer est rendu nécessaire
à la fois par la forme à réaliser, et par la fin à assurer. C’est la matière
qui est nécessaire, mais c’est de la fin que provient sa nécessité. Pour citer
un cas naturel correspondant, c’est de leur fin : trancher et broyer, que provient
la nécessité pour les incisives et les molaires de revêtir telle forme, telle
solidité et telle position dans la bouche. Leur position n’a rien à voir avec leur constitution : ce n’est pas leur surplus de matière
qui oblige les molaires à pousser au fond de la bouche, ni leur forme plus
large. Rattacher cette nécessité aux gênes qui en inspirent la production
serait tout aussi farfelu.
Faute de comprendre et admettre ces enseignements simples, de même que
sur le hasard et les causes par accident en général, au fond sur la puissance
inhérente à la matière, de nombreux penseurs, tout au long de l’histoire de la
philosophie et dernièrement chez les théoriciens de la science expérimentale,
en appellent à la nécessité pour tout événement. Ils déclarent tout assez
prédéterminé pour se prêter à prévision. Somme toute, ils nient toute
contingence, toute causalité accidentelle, tout hasard : enivrés de
simplicité et de rationalité, ils défendent un déterminisme universel.
Tous, y compris Aristote et ses
meilleurs disciples, s’entendent sur le lien insécable entre nécessité absolue
et prévisibilité : un événement nécessaire absolument peut se prévoir,
si on en connaît les causes, et réciproquement celui qui se prévoit avec certitude,
ou simplement avec vérité[11], comporte nécessité
absolue : il est prédéterminé dans ses causes. Mais comme tout
événement comporte des causes factuelles, beaucoup ne comprennent pas que
certains faits ne s’y pas trouvent prédéterminés et prévisibles. Rendre le
hasard responsable leur paraît donc un procédé purement nominal pour cacher
l’ignorance des causes profondes. Ils nient ainsi en pratique toute contingence,
par incapacité d’en identifier la source. Aristote procède plus
humblement : l’observation montrant clairement des faits contingents et
imprévisibles, il concède que la remontée à leurs causes doive s’arrêter à de
premières causes inexplicables par d’antérieures.
Manifestement, certains principes et causes générables et corruptibles
vont sans génération et corruption. Autrement, tout serait nécessaire, puisque nécessairement ce qui s’engendre et se détruit comporte une
cause non accidentelle.[12]
Tel Socrate, Aristote ne ressent aucune
gêne à illustrer son point de manière triviale : faute d’admettre la
contingence de certaines causes, on devra déclarer prédéterminé de toute
éternité, et donc prévisible, que tel homme connaîtra une mort par violence, ou
par maladie, en sortant puiser de l’eau après un repas trop épicé !!!
L’absurdité de pareille conséquence oblige à renoncer au déterminisme
universel. Remonter du futur au passé conduit toujours à un événement irréductible
à une cause antérieure déterminante, à un événement au contraire susceptible
de se produire comme de ne pas le faire. Le repas épicé devait donner soif ; la
soif devait faire sortir pour puiser ; la sortie devait mettre en présence de
bandits, ou d’un froid qui provoque une pneumonie. Mais ce repas pouvait être
épicé ou non ; on pouvait le prendre ou non ; les épices
auraient pu manquer à sa préparation ; quelque retard aurait pu survenir.
Bref, il n’était pas éternellement prédéterminé qu’on le prenne. Toutes ses
conséquences pouvaient aussi rencontrer un empêchement et ne pas se produire.
Sans doute le vivant
devra-t-il mourir, quelque chose est déjà arrivé qui le détermine, telle la
présence des contraires dans le même sujet. Mais par maladie ou par violence,
ce n’est pas encore fixé ; ce le sera si telle autre chose se produit. De
toute évidence, on remonte à un principe déterminé, mais celui-ci ne se réduit
plus à un autre.[13]
Ce principe irréductible à un autre, Aristote y reconnaît la source de
tous les accidents et particulièrement de ceux qui attirent le plus notre
attention, les faits de hasard : « Voilà le principe de tout ce qui est
arrivé ; mais rien d’autre ne l’a lui-même fait arriver. »[14] Par ailleurs,
remarque-t-il, l’existence de pareilles causes indéterminées et imprévisibles
est si évidente que tous, nonobstant les théories opposées qu’ils mettent de
l’avant, la reconnaissent concrètement assez pour délibérer de leurs actions à
venir, laissant ainsi voir qu’ils ne les considèrent pas comme prédéterminées[15].
Pour Aristote en fait l’accident n’a pas de cause : « Ce qui
existe autrement comporte génération et corruption, mais pas l’être par
accident. »[16] « L’accident, insiste Aristote, n’est qu’un nom »[17], « il voisine le non-être »[18]. L’accident n’a pas de cause, commente saint Thomas[19], parce que seul l’être en a une et que tout n’est qu’à la mesure de
l’unité qu’il présente. D’unité réelle, l’accident n’en possède pas. Son unité
se réduit à celle que la raison lui confère en lui imposant un nom. Blanc et
musicien, par exemple, ne présentent aucune unité d’essence ; ils coïncident simplement
dans le même homme, ce qu’on relève en formant l’appellation de ‘musicien
blanc’. Il en va pareillement pour l’effet du hasard : la raison constate
sa coïncidence avec un autre effet, et elle lui en fait partager la cause. Il
n’a donc pas de cause propre pour l’annoncer du fait de s’y trouver en
puissance. Certes, tout effet a une cause ; une fois produit et déterminé, on
peut découvrir sa cause factuelle, toute accidentelle qu’elle soit. Mais si le
lien entre eux est accidentel, cette cause n’a pas toujours été déterminée à
produire cet effet.[20]
L’effet du hasard est donc indéterminé
et imprévisible faute d’unité essentielle entre l’effet accidentel et sa
cause. Beaucoup néanmoins ne se résignent pas à cette indépendance entre accidents. Ils espèrent leur trouver une relation
déterminée en élargissant le paysage. La cause par accident, remarquent-ils,
tient au concours de plusieurs facteurs extérieurs qui la forcent à un effet
différent de celui qu’elle produirait normalement. Par exemple, « on
aborde par accident à Égine, quand on est parti sans intention d’y aller, mais
qu’on y est allé poussé par la tempête ou pris par des pirates »[21]. Les pirates ou la
tempête interfèrent avec la volonté du pilote et le font aborder ailleurs. Ne
serait-ce donc pas simplement l’ignorance de ces facteurs extérieurs qui rend
imprévisible le résultat final et lui donne couleur d’accident et de
hasard ? De même, on attribuera au hasard qu’une dame sortie de chez elle
pour aller faire des emplettes meure en recevant sur la tête un outil échappé
du 3e étage par un ouvrier. Un observateur au courant de ce mélange
de faits aurait pourtant prévu le drame et l’aurait considéré comme inévitable.
Voilà l’argument le
plus souvent invoqué pour nier le hasard, jusque chez les scientifiques[22]. Il s’accorde avec
la conception que la science moderne et la philosophie rationaliste se font
du hasard. La formulation suivante leur agrée :
Sans doute, le mot hasard
n’indique pas une cause substantielle, mais une idée : cette idée est
celle de la combinaison entre plusieurs systèmes de causes ou de faits qui se
développent chacun dans sa série propre, indépendamment les uns des autres.
Une intelligence supérieure à l’homme ne différerait de l’homme à cet égard
qu’en ce qu’elle se tromperait moins souvent que lui, ou même, si l’on veut,
ne se tromperait jamais dans l’usage de cette donnée de la raison.[23]
Nos contemporains définissent le hasard
comme un concours de chaînes causales indépendantes. Défini ainsi, il
perd le caractère indéterminé de ses effets : ceux-ci ne peuvent plus se
prétendre imprévisibles qu’au sens de la difficulté extrême à identifier
dans le détail le système complexe de causes qui en est responsable.[24] Aristote, pourtant,
maintient qu’un effet de hasard n’a pas de cause déterminée susceptible de le
faire prévoir avec assurance ; il reste imprévisible quelque précision
qu’atteigne la connaissance des éléments en présence. Saint Thomas
connaissait lui aussi cette manière qui deviendra familière chez les modernes
d’éliminer l’existence objective du hasard.[25] Une cause naturelle,
concède-t-il, ne manque de produire son effet que si quelque obstacle l’en empêche.
Mais l’obstacle, opposera-t-on, n’est-il pas lui même déterminé à empêcher
cette cause de produire son effet? Cet empêchement n’entre-t-il pas dans le
jeu de la nécessité? Nos déterministes le soutiennent : puisque le hasard
nomme simplement ce concours de causes indépendantes, cette cause naturelle
avec son obstacle, en observer la conjugaison permettra de prédire à coup sûr
cet effet spécial, mais rigoureusement déterminé. Le résultat ne surprendra
que l’ignorant. Comme Aristote, saint Thomas nie la prédétermination de ce
concours de causes et de leur effet original. Lui aussi en appelle à leur unité
accidentelle, une unité et un être sans cause :
Tout ce qui est par soi a bien une cause, mais pas ce qui est par accident,
parce qu’il n’est ni vraiment, ni vraiment un. Le blanc a une cause, et
pareillement le musicien. Mais le musicien blanc n’en a pas, parce qu’il n’est
pas vraiment, ni n’est vraiment un. Manifestement, l’obstacle qui empêche
l’action d’une cause ordonnée à son effet la plupart du temps concourt parfois
avec elle par accident. Ce concours n’a donc pas de cause, du fait d’être
accidentel. Pour cette raison, le résultat de ce concours ne se réduit pas à
une cause préexistante dont il découlerait avec nécessité.[26]
En d’autres mots, qui définit le hasard
comme concours de causes déterminées le regarde trop tard. Un effet ne relève
pas du hasard en tant qu’il procède d’un concours de causes déterminées.
Certes, qui connaît ce concours est à même d’en prédire l’effet. Mais le hasard
a alors terminé son travail : dès que le concours est déterminé, le hasard
a déjà produit son effet. Le hasard est antérieur au concours.
Dès qu’il y a orientation déterminée, il n’y a plus de hasard. Quand
nous voyons un ensemble de causes accidentellement convergentes, avant même
qu’elles ne fassent intersection, nous nous trouvons déjà dans un ordre
déterminé où il n’y a plus de contingence proprement dite. La véritable
contingence et le hasard sont antérieurs à la direction qui se déterminera dans
l’intersection : la prévision en
question ne se fait pas à partir de la cause propre de ce phénomène, mais à
partir d’un effet désormais déterminé qui se prolongera dans l’intersection : elle n’est donc pas prévision de l’effet d’une cause
indéterminée, ce qui est impossible.[27]
Découvrir un moment à partir duquel un
événement s’est trouvé déterminé à se produire, et prévisible, aussi ancien que
soit ce moment, n’annule pas qu’il soit un effet contingent du hasard et
fondamentalement imprévisible. Si cet événement ne montre pas d’unité
essentielle avec sa cause prochaine, il ne dépend pas de la nature et il y a un
moment antérieur où le concours de ses causes pouvait ne pas se produire :
« On peut bien remonter la série des causes déterminées qui entrent en jeu
jusqu’à un certain point, mais non indéfiniment ; faute de quoi la nature en
tant que nature serait le hasard. »[28] On met beaucoup
d’énergie à nier le hasard, à tout vouloir nécessaire, mais on aboutit à tout
remettre entre les mains du hasard et à nier la nature même, fondement de
toute nécessité dans le monde qui nous entoure.
Une autre confusion entache le
déterminisme absolu : il confond prévoir et connaître. Parce que Dieu
connaît tous les effets du hasard, on leur crédite une prévisibilité.
Cependant, Dieu ne prévoit pas les agissements du hasard. En raison de sa
nature très spéciale, son intelligence n’est pas comme la nôtre soumise à
l’ordre et aux conditions de la temporalité : elle comprend dans une
seule intuition de l’être tout ce qui a été, est et sera.[29] L’intelligence
humaine ne peut apercevoir les choses futures que dans leurs causes, mais Dieu
les connaît directement en elles-mêmes. Connaître les choses et vouloir leur
existence résident dans son acte même d’exister, qui ne se distingue pas même
de son essence[30]. L’essence divine
comprend tout être selon son mode d’être, car il existe pour autant qu’il
participe de son essence, qui est l’être même ; de même l’intelligence divine
saisit tout ce qui est connaissable du fait même de son existence et de sa
participation à lui, quel que soit ce mode d’existence et sa place dans le
temps.[31] Dieu connaît donc
les effets du hasard parce qu’il connaît directement et non par leur cause les
faits accidentels. Ils ne sont pas connaissables pour nous, parce que nous ne
connaissons les faits futurs que dans leur cause et ces faits-là n’ont pas de
cause, à proprement parler. Dieu connaît même ces faits comme contingents et
comme faits de hasard et imprévisibles[32] ; autrement il ne
les connaîtrait pas vraiment, puisqu’on ne connaît quoi que ce soit vraiment
qu’en le connaissant comme il est.
En voulant
soumettre tous les phénomènes naturels à une nécessité inéluctable, le
déterminisme souffre de daltonisme à un autre chef : il ne réalise pas que
les choses naturelles ne se prêtent pas à une nécessité assez absolue pour
garantir totalement quelque fait futur. On peut parler d’une nécessité
naturelle, mais contrairement à la nécessité mathématique ou métaphysique,
elle admet exception. À proprement parler, tous les faits naturels sont
contingents, ce qui se voit à ce qu’ils se produisent seulement la plupart du
temps, ouverts donc à quelques ratés.
Les événements qui procèdent de la nature sont des événements qui
arrivent la plupart du temps. Ils sont contingents parce qu’avant qu’ils ne
soient posés, il y a toujours possibilité d’un accident.[33]
Contingents,
ils ne prêtent donc à aucune prévisibilité sûre. Aussi probables qu’ils soient,
aussi profondément inscrits soient-ils dans la nature de leurs sujets, ils ne
sont jamais à ce point déterminés dans leur cause qu’elle ne saurait manquer de
les produire. Toujours, quelque accident, quelque cause concurrente, quelque
obstacle reste susceptible de les retarder, de les diminuer et même de les éliminer.
Tout effet naturel futur est incertain, non
seulement parce qu’il peut ne pas répondre à l’intention de la nature, mais
aussi parce qu’aucun des effets intentionnés n’est suffisamment prédéterminé
dans sa cause… Seule une cause absolument déterminée peut exclure la
contingence du futur. Il est faux de croire que dans une cause naturelle
certains effets sont parfaitement déterminés à être, d’autres prédéterminés à
ne pas être ou à ne point répondre à l’intention de la nature.[34]
Cette
contingence inhérente aux choses naturelles annule d’avance toute vraisemblance
de déterminisme, elle impose un degré d’indétermination à tous les faits naturels,
elle ouvre grande la porte à l’action omniprésente du hasard. On s’en convaincra
définitivement en appréhendant la cause de cette contingence dans l’essence
même des êtres naturels. Aristote l’a pointée dès les premières pages de la Physique, en énumérant les principes du
changement : la matière et la forme, principes à la fois de l’essence des
choses naturelles et de leur inclination à changer.
Toutefois, la
forme donne à la chose naturelle d’être ce qu’elle est ; elle est donc en
elle-même, pour les choses naturelles, un principe de détermination, non de
changement ni de contingence. C’est par son absence, par sa privation, a
expliqué Aristote, que la forme devient occasion de contingence et de changement.
L’être naturel, on l’a vu, n’est pas dès le début ce qu’il doit être. D’abord
il n’est pas, il a besoin d’être engendré. Même engendré, plus sa forme
comporte de perfection, plus il doit compter sur un changement extensif pour
réaliser la plénitude de sa forme. Le principe de toute cette contingence des
êtres naturels, c’est donc leur sujet, qui doit recevoir cette plénitude de
leur forme à travers génération, altération, croissance et déplacement. Ce
sujet, qu’Aristote appelle leur matière, n’est d’abord rien de ce que ces
choses naturelles doivent être, sinon en puissance[35].
J’appelle matière ce qui n’est
par soi ni telle chose, ni de telle quantité, ni ne mérite aucune autre des
attributions qui déterminent l’être.[36]
C’est de là
que vient cette indétermination, cette disqualification inaliénable des choses
naturelles face à toute nécessité totale. En puissance à leur forme substantielle
et accidentelle, la matière des choses naturelles peut ne pas la recevoir aussi
bien que la recevoir. Aucun changement naturel n’est à l’abri de ne pas se
produire, aussi fortement que la nature y incline par ailleurs. L’avantage de
la matière, c’est sa puissance, son ouverture à quelque forme que la nature
veuille lui donner. Mais cette puissance ne va pas sans la puissance opposée,
une puissance égale à ne pas recevoir cette forme ou à en recevoir une autre, et
même à la perdre une fois qu’elle l’a reçue.
Toute puissance l’est en même
temps de la contradictoire… Tout ce qui peut exister peut aussi ne pas
s’actualiser. Donc ce qui a puissance d’être l’a et d’être et de n’être pas. La
même chose donc peut et être et n’être pas. Or ce qui a puissance de ne pas
être peut très bien ne pas être.[37]
Voilà, le
plus radicalement, la source de la contingence dans la nature, voilà la prise
que le hasard trouve chez elle : le caractère matériel des êtres naturels
leur impose une indétermination telle que rien de futur n’est absolument assuré
chez eux. « C’est
la matière, parce que susceptible d’être autre qu’elle n’est le plus souvent,
qui sera la cause de l’accident. »[38]
Toute contingence tient à la
matière, parce que le contingent est ce qui peut être ou ne pas être : or
la puissance ressortit à la matière. La nécessité quant à elle résulte de la
nature de la forme.[39]
Pire encore,
« de
la matière rien ne peut provenir sinon par hasard, parce que
la matière est en puissance à la multiplicité »[40]. Du moins, tout événement attribué au hasard tire ultimement sa cause
de la puissance de la matière. Vérifions-le pour chacune des occasions de
l’effet de hasard : le concours de causes indépendantes, la déficience de
l’agent, l’indisposition de la matière prochaine.
En réduisant les faits contingents à leurs
seules causes particulières immédiates, nous trouvons que les accidents
adviennent ou à cause du concours de deux causes non contenues l’une en
l’autre, comme des voleurs qui me tombent dessus sans que je l’aie voulu… ou à
cause de la déficience de l’agent dont une faiblesse l’empêche de parvenir à sa
fin, comme lorsqu’on tombe sur la route par fatigue… ou encore dû à l’indisposition
de la matière, qui ne reçoit pas la forme visée par l’agent ou la reçoit
autrement, comme l’animal né avec des parties monstrueuses.[41]
Chaque fois,
la matière constitue la cause profonde de l’effet accidentel. Empruntons à
Charles De Koninck l’illustration de causes indépendantes qui collaborent par
accident à un effet donné : tel chien se trouve tué par un arbre qui
s’écroule sur lui.[42] Voilà un événement éminemment accidentel : la chute d’un arbre et
la cause de la mort d’un chien ne détiennent aucune une unité essentielle. Sinon,
tout arbre, en tombant, tuerait un chien. C’est la composition matérielle du
chien qui en occasionne la possibilité. Fait de matière corruptible, le pauvre
pouvait mourir d’une infinité de manières, dont aucune n’avait de titre
vraisemblable à se prétendre naturellement prédéterminée. Cette potentialité
illimitée est principale responsable de ce que notre chien ait trouvé la mort
sous un arbre.
Le concours de plusieurs causes se dit accidentel lorsque la matière
indéterminée en est cause. Cette cause se trouvant indéterminée, le concours
qui en résulte est imprévisible.[43]
Cependant, la
responsabilité revient aussi à tout ce qui y a de fait concouru : l’arbre,
tombé parce que lui aussi constitué d’une matière prêtant à processus et influences
multiples de corruption : coup de vent, foudre, pourriture… Sa pourriture
résulterait éventuellement de vieillesse, de maladie, d’insectes… L’arbre
aurait pu aussi ne pas tomber ou le faire à un autre moment ; les insectes
auraient pu cesser de le ronger à cause de guêpes venues y faire leur nid ; la
bourrasque aurait pu se trouver ralentie ou déviée par quelque facteur thermodynamique.
La course du chien aurait pu se voir retardée par un obstacle sur lequel il
aurait trébuché… La matière sous-jacente s’ouvrait dès le début à toutes ces
éventualités, dont aucune ne se trouvait définitivement inscrite dans la
nature des choses en présence.
La
fondamentale indétermination de la matière sera encore responsable si c’est
une déficience de l’agent qui compromet un processus. Ainsi, une fleur de coudrier
peut ne pas produire de noisettes, une fois frappée par la grêle.[44] De fait, la situation diverge assez peu du cas précédent : on
observe encore la confrontation de deux agents, sans autre cause que la matière
de l’agent principal, ouverte, parce que corruptible, à se voir bloquée par un
agent extérieur. La déficience peut aussi avoir une origine plus interne. La
fleur de coudrier peut se trouver incompétente, être privée de l’aspect de sa
forme requis à l’effet de produire des noisettes. Bien sûr, la responsabilité
ne reviendra pas radicalement à la forme de la fleur, cause au contraire de sa
perfection, de sa compétence. Toute imperfection de la sorte s’impute encore à
la matière, pour son incapacité à recevoir la plénitude de la forme. « L’échec
d’un fait naturel régulier a pour cause la matière, pas toujours parfaitement
soumise à la vertu de l’agent. »[45] La puissance de la matière n’est jamais épuisée par la forme ; elle
peut donc toujours faire défaut. Par ailleurs, entre cette indétermination et
la possible déficience, la marge reste indéfinie, la matière se trouvant pure
puissance :
La marge
d’indétermination qui excède la forme et cette forme même sont incommensurables,
puisque la matière est indétermination... La forme est définie, mais la marge
d’indétermination reste toujours indéfinie, même si la portée diminue selon la
perfection de la forme. Dire : « Il ne reste plus qu’une certaine
quantité d’indétermination », c’est supprimer l’indétermination. Tout ce
que nous pouvons dire, c’est qu’étant donnée telle perfection de la forme, il y
a d’autant plus de probabilité qu’elle l’emporte sur la matière. Que la matière
ne lui joue aucun tour, cela n’est pas déterminé d’avance.[46]
Un effet de
hasard peut enfin se produire à cause de l’indisposition de la matière à
recevoir la forme visée par un agent naturel. L’action d’un agent se reçoit en
effet sur le mode du patient. L’agent a beau être efficace en lui-même, si la
matière sur laquelle il agit n’est pas disposée à recevoir la forme qu’il vise,
un effet accidentel s’ensuivra. Il y a différentes modalités selon lesquelles
cette indisposition peut se présenter :
La nécessité issue de la cause efficiente ne
dépend pas seulement de l’agent, mais aussi de la condition du sujet qui en
reçoit l’action. Ce dernier peut n’y avoir aucune puissance, comme la laine,
incapable de devenir une scie ; sa puissance peut aussi se voir neutralisée par
un agent contraire, ou par des dispositions ou des formes inhérentes à lui, la
puissance de l’agent rencontrant un obstacle plus fort qu’elle, comme le fer
qu’une trop faible source de chaleur ne peut liquéfier. Il faut donc à la fois,
pour la production de l’effet, une disposition du patient à le recevoir et la
victoire de l’agent sur la résistance du patient, forcé à recevoir une
disposition contraire.[47]
Le changement
substantiel nécessite qu’un agent actualise la forme en puissance dans la
matière. La matière est en puissance à la forme, en puissance à toutes les
formes, mais pas à toutes les formes également et immédiatement. Plus la forme
que l’agent veut donner est complexe et parfaite, plus la matière requiert
préparation ; le changement substantiel prérequiert d’autant plus altération
des accidents qu’il s’agit de disposer à une forme plus parfaite.
Il s’ensuit
une nécessaire contingence dans la nature, l’œuvre naturelle représentant
ainsi une victoire de la forme sur l’indétermination, sur la résistance de la
matière :
Où la forme n’épuise pas totalement la puissance de la matière, cette
dernière demeure toujours en puissance à une autre forme ; l’existence de
pareils sujets n’est donc pas nécessaire ; elle résulte plutôt d’une victoire
de la forme sur la matière.[48]
De fait, une
matière parfaitement soumise à la forme garderait toujours sa forme. Elle ne
requerrait même aucune génération et ne prêterait à aucune corruption. Les
choses naturelles existeraient telles quelles de tout temps, avec une nécessité
intrinsèque totale. Mais alors il n’y aurait pas de nature, car l’œuvre propre
de celle-ci est justement la génération de la substance et son perfectionnement.
Insister sur le déterminisme supprime la nature, en refusant la contingence
inhérente à la matière :
La contingence propre à l’ordre de la
génération et de la corruption n’existerait pas si, en toutes choses, la
matière était parfaitement subordonnée, parfaitement soumise à la forme. S’il
en était ainsi, non seulement elle aurait toujours et nécessairement cette
forme, mais il ne pourrait plus y avoir la finalité caractéristique des œuvres
de la nature, finalité qui ne se rencontre pas dans les êtres incorruptibles,
et qui est précisément la fin du devenir comme tel. C’est la production de la
substance et l’œuvre de son perfectionnement qui sont les termes propres de
l’opération de la nature : l’altération et l’augmentation. Or, si la
matière était par sa nature immédiatement disposée à la forme, il ne pourrait
plus y avoir dans la nature que du mouvement local.[49]
Le hasard et
l’indétermination dans la nature découlent de la contingence des choses
naturelles, une contingence irréductible, du fait de se fonder dans la
puissance de la matière. Le caractère contingent des effets du hasard est donc
absolu et irréductible lui aussi. Toutefois, les mots
‘contingent’ et ‘possible’ s’emploient souvent dans un sens qui déguise la
nécessité sous l’apparence de la contingence et fait paraître déterminés les
effets du hasard.
On a conçu différemment le possible et
le nécessaire. On les a distingués selon l’événement, comme Diodore, qui
définit l’impossible comme ce qui n’arrive jamais et le nécessaire comme ce qui
arrive toujours ; le possible comme ce qui tantôt arrive, tantôt n’arrive pas.
Les Stoïciens les ont distingués par leurs empêchements extérieurs. Ils ont
appelé nécessaire ce qu’on ne peut pas empêcher d’être vrai ; impossible ce qui
s’en trouve toujours empêché ; possible ce qui peut en être empêché ou ne pas
l’être. Voilà deux définitions manifestement inadéquates. La première
distinction résulte a posteriori : on n’est pas nécessaire du fait de toujours être ;
plutôt, on est toujours du fait d’être nécessaire ; la même correction s’impose
pour le possible et l’impossible. La seconde définition reste extrinsèque et
quasi par accident : on n’est pas nécessaire du fait de ne pas avoir d’empêchement,
mais c’est d’être nécessaire qui exclut tout empêchement. Plus en accord avec
la nature des choses, on appelle nécessaire ce que sa nature détermine seulement
à être ; impossible ce qu’elle détermine seulement à ne pas être ; possible ce
qu’elle ne détermine tout à fait ni à être ni à ne pas être, qu’il tende
davantage à l’un qu’à l’autre, ou qu’il leur reste indifférent. Boèce attribue
cette distinction à Philon, et manifestement elle correspond mieux à la pensée
d’Aristote.[50]
Définir le
contingent par une possibilité d’empêchement rejette hors de son essence la
raison de sa contingence, en un obstacle extérieur. Il devient alors facile de
passer au déterminisme : il n’y a qu’à tenir compte de cet obstacle, à le
qualifier lui-même comme déterminé, et la contingence devient toute relative à
l’observateur, plus spécifiquement à son niveau d’ignorance. Mais la
contingence s’enracine dans la nature même des choses contingentes ; elle en
est inaliénable.
On peut
maintenant apprécier la profondeur de ce petit chapitre d’Aristote sur la
nécessité dans la nature[51]. Une fois mesurée la radicale contingence de tout événement naturel,
on voit bien que la nécessité capable d’éclairer son intelligence lui vient
de sa fin. La nature visant telle fin, il lui faut user de tel moyen. Une
nécessité seulement secondaire découlera des propriétés attachées à la matière
et à l’agent de ce moyen. On ne peut compter sur une nécessité dans l’autre
sens et s’attendre que l’existence de telle matière et de tel agent garantiront
absolument tel comportement des choses naturelles. Trop d’accidents peuvent
s’interposer.
Par contre,
nier la finalité naturelle aboutit inévitablement au déterminisme. Sans la
lumière de la fin, la science moderne, comme avant elle les présocratiques, ne
peut solliciter d’explication que de causes motrices et matérielles aveugles et
indifférentes. Le désir d’une science rigoureuse portera à surfaire leur
pouvoir nécessitant, peut-être en donnant de calculer et prévoir assez
précisément des événements naturels, mais au fond sans rien en comprendre.
Éventuellement on confondra possibilité et nécessité, comme Leibniz.
Or la possibilité
d’une chose naturelle ne justifie pas suffisamment son existence. Elle ne le
fait qu’en logique et en mathématique. En géométrie, on démontre l’existence
d’une figure, si on montre possible sa construction. C’est qu’en mathématique et en logique n’interviennent que des causes formelles ; la possibilité y est
toute métaphorique. Dans la nature, au contraire, la
possibilité a sens de véritable contingence ; elle ne s’invoque donc pas comme
explication suffisante de l’existence :
In nature however, possibility will … never
of itself provide a basis for profitable reasonings. Anyone can see that
elephants are possible, for example, but this possibility is known by
hind-sight and throws no further light on what an elephant is, or how he is
possible. To show how the elephant is possible…, we would need to know its
inner essential design and perceive there how such a beast can come to be. Even
from such knowledge, which no doubt would need to draw upon the whole universe,
we could never conclude that elephants do in fact exist. To achieve this
conclusion we would have to know how, from previously existing things (A),
elephants (B) necessarily proceed, on the assumption that if A, then B… In
fact, most knowledge of possibility in nature is of the hind-sight type, and
even when we reach some understanding of concrete possibility we can never do
away with the first. For instance, we know that there are planetary systems,
and several hypotheses are in vogue to account for their formation. Now suppose
we eventually learned how they in fact come to be, as we know why eclipses
occur ; we would then understand how they are concretely possible, yet this
possibility would not be the reason they exist, any more than the mere
possibility of the universe can be the cause of its existence... The study of
nature may therefore be viewed as progress from what is known to be possible
because it is there, like an oak tree, toward understanding of the proper
reason of its possibility − which is the same as knowledge of its causes.
Still, it must not be forgotten that the latter possibility will never account
for the fact, no matter how exhaustive the knowledge of all that is required
for its possibility.[52]
Le trait marquant, chez l’être naturel,
est qu’il change. Il en a un besoin indispensable, du fait que sa manière
d’être ‘flirte’ radicalement avec le néant : à l’origine, il n’existe
pas, ce qui l’oblige déjà à changer pour commencer à être ; une fois engendré,
il continue sous bien des aspects à ne pas être comme il devrait, carence à
corriger moyennant une grande variété de changements plus superficiels, de
lieu, de quantité, de qualité. Appréhender la nature et l’être naturel exige
donc une conception claire de l’essence du changement.
Aristote, notons-le, use le plus souvent
du mot ‘mouvement’ pour le désigner, pratique quelque peu déconcertante à l’abord. Du moins pour le lecteur français, qui n’est pas familier
avec un usage aussi large du mot. Mais le lecteur grec éprouvait sans doute le
même malaise, si l’on se fie au virage qu’Aristote effectue, au moment de
parcourir les espèces du changement : il réserve un moment ‘mouvement’ (κίνησις) à
la désignation des changements accidentels et étend le seul mot ‘changement’ (μεταβολή) à la génération et
la corruption, changements nettement plus radicaux. Il ne garde toutefois pas
longtemps ce scrupule et parle encore par après de ‘mouvement’ au sens le plus
général. Il utilise ce mot parfois de pair avec ‘changement’, mais le plus
souvent seul ; même au moment de définir le changement dans sa plus grande
extension. Les deux mots peuvent s’employer quasi indifféremment. Il n’y a pas
lieu de s’en formaliser outre mesure, vu la forte dose d’arbitraire qui a
présidé au choix de l’un ou l’autre terme pour la désignation du changement
dans toute son extension et dans la visée plus spéciale de telles ou telles de
ses espèces. On nomme comme on connaît ; il fallait donc s’attendre à ce que la
désignation de tout ce qui concerne le changement commence par celle de son
espèce la plus manifeste, le changement de lieu. Aussi, tout ce vocabulaire,
étymologiquement, a pour premier sens le déplacement, en français, en grec et
en latin, et vraisemblablement en toute langue. C’est on ne peut plus évident
avec κίνησις, motus, mouvement ; ce l’est tout à fait aussi avec des termes réservés au
changement local : φόρα, latio, déplacement, transport ; ce l’est encore avec μεταβολὴ et mutatio. ‘Changement’ fait un cas spécial, bien que sans faire exception. Il y
s’agit d’abord d’échanger un objet pour un autre, de leur faire échanger leur
place. Les usages les plus anciens le rattachent au troc, qui faisait
d’ailleurs le sens de son ancêtre en latin tardif ‘cambiare’.
Cette commune première imposition associée au déplacement préparait
également tous ces termes à s’étendre progressivement à la désignation des
autres espèces de changement : la croissance, l’altération, la génération
et la corruption. C’est l’occasion plus que la nécessité sémantique qui a porté
à spécialiser plutôt l’un que l’autre en des sens plus ou moins communs.
Toujours est-il qu’en français on est plus à l’aise d’étendre ‘changement’ à
l’ensemble, de réserver ‘déplacement’ ou ‘transport’ au mouvement local et
d’étendre, mais avec un certain effort mental, ‘mouvement’ à l’ensemble des
changements accidentels. C’est de cette façon que je les utiliserai le plus
possible dans la traduction, ce qui me portera à faire un usage moins large de
‘mouvement’ que n’en font Aristote et saint Thomas, à qui le grec et le latin
le permet plus aisément.[53]
Maintenant, c’est une chose de voir que
ça bouge autour de nous, que tout se meut, que tout change ; c’en est une autre
de concevoir clairement de quoi il s’agit. Une différence que Descartes a
violemment négligée ; malgré son idolâtrie pour les notions claires et distinctes,
il a profondément méprisé l’effort de définition d’Aristote.
Qui donc en effet ne
comprend pas le changement, quel qu’il soit, qui s’accomplit en nous lorsque
nous changeons de lieu, et qui donc concevrait la même chose, si on lui
dit : « Le lieu est la surface du corps ambiant »?, puisque
cette surface peut changer, tandis que je demeure immobile et ne change pas de
lieu, et qu’au contraire, elle peut être mue avec moi de telle sorte que, bien
que ce soit encore la même qui m’entoure, je ne suis cependant plus dans le
même lieu. En vérité, ne paraissent-ils
pas proférer des paroles magiques, ayant une puissance occulte et qui dépassent
les bornes de l’intelligence humaine, en disant que « le
mouvement », qui est une chose bien connue de tout 1e monde est
« l’acte d’un être en puissance en tant qu’il est en puissance »?
Car qui comprend ces mots? Qui donc ignore ce qu’est le mouvement et qui
n’avoue pas que ces gens ont cherché un noeud sur une baguette de jonc? On doit
donc dire qu’il ne faut jamais expliquer
les choses par des définitions de ce genre, de crainte qu’à la place des choses
simples, nous en comprenions de composées.[54]
Pourtant, la notion confuse qui assure
en totale certitude que du changement se produit, qui suffit à le distinguer du
repos, ne donne pas de concevoir clairement de quoi il s’agit. Or le
changement constitue l’être naturel, c’est de lui que ce dernier tire sa façon
propre d’exister. Personne ne saura donc rien de clair du monde naturel sans
concevoir nettement ce qu’il en est du changement.
Tout le reste de la philosophie de la
nature — infini, lieu, vide, temps, premier moteur, génération, déplacement,
altération, croissance, vie, sensation — intéresse le naturaliste comme des
précisions sur le changement, s’en présente comme les espèces, concomitants et
conséquences. Sans une définition claire du changement, tout cela ne se
comprendra que fort confusément.
Cependant, la tâche n’est pas facile, et
on comprend que Descartes ait pu s’en décourager et la bouder. C’est que
concevoir clairement, c’est définir, et que définir, c’est d’abord rattacher ce
que l’on définit à un genre, à une notion plus commune, plus facilement connue,
qui indique comme la famille d’êtres de laquelle relève le sujet à définir.
Ainsi définir l’homme, le chien ou le varan, c’est d’abord discerner en eux la
nature animale. Voilà une opération loin d’être évidente dans le cas qui nous occupe. On n’identifie pas spontanément sous quoi
ranger le changement qui soit antérieur à lui, plus connu, plus général.
Immanquablement, on sollicite une notion postérieure, une espèce, un cas
particulier. D’instinct, on qualifie le changement de passage d’un état
à un autre. Or un passage, c’est une espèce très particulière de
changement : l’espèce d’une espèce, une espèce de déplacement. Et un état
renvoie à l’absence de changement. La connaissance de chacun des éléments de
cette définition pré-requiert donc une conception claire du changement. Ce ne
peut être elle qui nous apprenne ce qu’est ce dernier.
Einstein aussi, on le signalait, dans sa
prétention à faire mieux, plus simple, pointe directement des déplacements ou
des repos spéciaux, des cas. Oubliant même de les définir, il cherche tout de
suite à les produire.
Considérons un corps
au repos, où aucun mouvement n’est constatable. Pour changer la position
d’un tel corps, il est nécessaire d’exercer sur lui une certaine influence, de
le pousser ou de le soulever ou de faire agir sur lui d’autres corps, tels que
des chevaux ou des machines à vapeur.[55]
Le point de départ normal d’une
définition, c’est l’un des dix genres d’êtres : tout ce qu’on veut définir
représente une substance, une quantité, une qualité, une relation, un lieu, une
position, un temps, une action, une passion ou un habitus. Or aucun de ces
genres suprêmes n’offre assez d’universalité pour contenir le changement. Le
style d’être qu’il caractérise est plus commun qu’eux, les transcende, se
retrouve en chacun d’eux. Il faut donc en chercher la notion encore plus près
de celle de l’être comme tel, parmi les toutes premières distinctions
susceptibles de la colorer.
Aussi Aristote se livre-t-il à une
observation plus générale et plus simple pour en venir à représenter plus
clairement l’essence du changement sans cercle vicieux, sans pétition de
principe : tout être matériel possède son essence de l’une de deux
façons : parfaitement ou imparfaitement. Chaque chose observée se
présente comme achevée, mature, ne manquant de rien ; ou comme appelée à mieux,
privée encore de quelque développement. Par exemple, on ne comprend rien à la
nature d’un enfant, si on le voit comme complet, achevé, si on ne le met pas en
relation avec quantité de perfections à acquérir et dont il est capable,
moyennant le temps et l’aide requis.
Or le signe le plus manifeste de la
perfection des êtres qui se présentent à notre observation la plus
facile : un sportif, un médecin, un artisan, c’est qu’ils exécutent les
actes caractéristiques de leur nature, qu’on les voit en action. C’est donc là
ce qu’on signale pour prouver leur maturité : ils sont ‘en acte’. Par analogie, on étend l’expression à
tout ce qui détient à la perfection son essence : il est en acte. — Réciproquement, le signe le plus
clair qu’un acte est la perfection normale d’un être, c’est qu’il en est
capable, qu’il en a le pouvoir. On nomme donc en référence à elle tout ce qui
est appelé à une perfection donnée : il en est capable, il est en
puissance à cette perfection, dit-on, il a cette perfection ‘en puissance’.
Voilà les notions
assez communes pour définir le changement sans le présupposer ; c’est grâce à
elles qu’on l’assimile à d’autres réalités qui présentent du commun avec lui.
Ἡ τοῦ δυνάμει ὄντος ἐντελέχεια, ᾗ τοιοῦτον, κίνησίς ἐστιν. — Le changement, c’est la finalisation de ce qui est en
puissance, en tant que tel.[56]
Le génial de cette définition se
comprend bien, une fois familier avec les notions d’acte et de puissance comme deux
regards à porter sur tout être qui ne doive pas à lui seul son existence. Le
changement est un acte, c’est dire qu’il constitue plutôt la perfection d’un
être, non quelque imperfection pour lui ; changer, c’est se compléter, c’est
entrer en possession de la perfection de son être. C’est un bien, donc, un
grand bien. Mais la perfection appartient normalement… à un être parfait. L’originalité de cette perfection que constitue le changement, c’est de se trouver le fait
d’un être imparfait, auquel sa perfection due manque encore. Se réchauffer,
c’est le fait de l’eau froide ; guérir, c’est le fait d’un animal encore
malade. Par ailleurs, être tiède, à demi guéri, voilà des perfections…
imparfaites, mais non des changements. Le changement est la perfection d’un
être imparfait dans la mesure où il n’a pas renoncé à sa perfection ultime ;
c’est la finalisation, la réalisation actuelle de sa capacité à cette
perfection. Le réchauffement, c’est la réalisation, l’acte, de la
puissance que possède l’eau froide à être chaude.
Certes, pareille définition fait un peu
formule magique ou incantation pour des esprits peu férus d’abstraction. Elle
s’assimile mieux en la visitant chez un certain nombre de cas concrets.
L’esprit humain ne saisit justement une notion abstraite qu’en la tirant, en
l’abstrayant de plusieurs instances, car il n’atteint l’intelligible que
dans l’observation sensible. Aristote énumère donc quelques exemples spécifiques.
Tout revient en somme à ce que la perfection de qui est capable de faire
quelque chose, c’est de le faire : ainsi l’acte, la perfection
caractéristique de l’altérable, c’est l’altération factuelle ; celle du
crescible, c’est de croître ; du générable, la génération ; et ainsi de suite.
Le changement a un
sujet, il ne constitue pas une forme pure. La puissance dont il est l’acte
existe en ce mobile : c’est lui dont le changement représente l’acte,
c’est en lui qu’on en trouve la réalité. Tout de même, il dépend d’une cause
efficiente : le moteur qui réduit ce mobile en acte. Le changement
présente donc un rapport à la fois au mobile, dont il est la passion, et au
moteur, dont il est l’action. Là, Aristote saisit une particularité qui échappe
généralement : en soi, changer autre chose n’implique pas de changer soi-même
; le moteur n’est pas mû, du seul fait de mouvoir. De fait, tout moteur
matériel entre lui-même en changement du moment qu’il entraîne changement en
un mobile ; mais c’est du fait de devoir introduire ce changement moyennant un
contact qui donne au mobile l’occasion d’agir en retour sur lui. Mais ce changement
reçu du mobile en est un autre que
celui infligé au mobile. Par contre, c’est le même changement ou
mouvement qui est action chez le moteur et passion chez le mobile. C’est le
même enseignement qu’un professeur donne et que son étudiant reçoit ; c’est le
même coup que l’agresseur donne et que sa victime reçoit.
Au titre de changement accède en premier la génération, cas radical où une nouvelle substance commence à exister, sans
impliquer d’autre sujet commun avec une précédente que la matière première qui
auparavant revêtait la forme de cette dernière. S’y oppose la corruption, cas
inverse où cette substance cesse d’être, revient à la matière première, perd sa
forme substantielle.
Il faut mentionner ensuite le cas plus superficiel du changement
accidentel, où un sujet déjà existant, une substance, perd un accident pour en
acquérir un autre. Ce type de changement présente une différence
notable : il est progressif, il demande du temps, alors que la génération
et la corruption sont l’affaire d’un instant. C’est cette différence qui
mérita au changement accidentel un nom plus précis, celui de ‘mouvement’.
Le changement va nécessairement d’un opposé à un autre. La génération
et la corruption mettent en jeu les opposés absolument les plus forts :
l’affirmation et la négation, les contradictoires, bref l’être et le non-être.
Les mouvements, quant à eux, impliquent ce qui s’oppose le plus fortement à
l’intérieur d’un même genre : les contraires. Il y a donc autant
d’espèces de mouvements que de genres d’êtres ouverts à la contrariété. Cela exclut la
substance, qui n’a pas de contraire. Une substance
peut être ou ne pas être, donc être engendrée ou corrompue ; mais n’en contrarie
jamais une autre.
La relation non plus ne prête pas à
mouvement. Que l’un des relatifs change, cela
impliquera une relation différente pour son corrélatif, mais pas de changement
chez lui. Ainsi, quand un cousin meurt, son cousin cesse d’en être un, mais
sans changer pour autant ; un compte de banque qui est le double d’un autre
cesse de l’être et devient son égal, si l’autre double, mais sans pourtant
changer aucunement. La relation n’oppose pas assez fortement pour fonder un
mouvement.
Par le fait même, les attributions impliquant relation : la position et l’habitus,
ne fondent aucun mouvement non plus.
Paradoxalement, on ne trouvera non plus aucune ouverture au mouvement
dans l’action
et la passion, puisque le mouvement… ne change pas.
Le temps
non plus, qui en constitue la mesure ; une
mesure qui changerait ne garderait aucune aptitude à mesurer.
Il reste donc trois genres d’êtres susceptibles de mouvement, ceux qui
présentent de la contrariété stricte : la quantité, la qualité et le lieu,
qui offriront respectivement à la substance l’opportunité de croître, de
s’altérer et de se déplacer.
Le mouvement local est tellement familier que généralement personne ne
pense à s’en étonner et à lui chercher explication, à le réduire à d’autres
causes que son agent, sans prendre conscience que cela revient à convaincre
l’univers d’absurdité. Aristote a vu plus clair. Il a expliqué le mouvement
naturel par l’attraction de chaque chose pour sa quantité, sa qualité et son
lieu naturels, qui offrent au mieux les conditions de son bien, de son être, de
son existence. Les mouvements non-naturels, quant à eux, supposent quelque
violence, du fait de quelque moteur qui réduise à son propre bien cette chose
qu’il violente. Son explication laisse un mystère irrésolu, celui de la
projection, du mouvement qui se passe de contact ; les modernes proposeront
sans sourciller des influences à distance, sans contact, comme l’attraction
mutuelle des corps, mais c’est une absurdité qu’Aristote se refuse à concéder.
Il a de fait élaboré une autre explication du mouvement du projectile une fois
échappé au contact de son projecteur, basée sur la transmission de son
influence à l’air ambiant, mais elle non plus ne satisfait pas.
L’essence tout à fait spéciale de l’être
naturel, enseigne Aristote, tient à comporter un principe de changement et de
repos. Il aspire à être, n’étant d’abord qu’une matière purement potentielle.
Une fois engendré, il aspire à son être complet et parfait. D’abord trop petit
et incompétent en regard de ses opérations caractéristiques, il se trouve même
éventuellement ailleurs qu’où sa maintenance, sa croissance et sa qualification
peuvent s’assurer. Il a besoin de s’approcher de son essence comme accomplie
moyennant sa génération, puis un mouvement progressif, varié et
continu jamais définitivement terminé : déplacement, croissance,
altération.
Des faits et propriétés accompagnent par
suite son existence ; d’autres en donnent erronément l’impression.
Nécessairement composé, fait d’une matière, et d’une forme qui lui impose une
extension continue en des parties ordonnées, il se trouve divisible : ses
parties, si elles viennent à se séparer, deviennent chacune un être distinct.
Voilà qui l’ouvre sur la multiplicité, la pluralité, le nombre : les êtres
naturels se comptent, on peut leur assigner un nombre.
Cette division du corps continu, en
chacun de ses aspects : solide, superficie, ligne, et en chacune de ses
dimensions : longueur, largeur, profondeur, peut se poursuivre à l’infini.
En conséquence, le nombre présente une aptitude à augmentation infinie. Des
impressions inexactes en résultent : le monde naturel prend apparence
d’une réalité infinie occupant un espace principalement vide auquel correspondrait
un nombre infini pour le mesurer. Plutôt, l’infini répugne à l’existence. Et
la quantité toujours finie de l’être naturel le force aussi à se trouver
toujours quelque part, dans un lieu ; chaque moment de son mouvement correspond
à quelque instant d’un temps unique. Le naturaliste doit examiner ces
propriétés, vérifier leur existence, les définir, en mesurer la portée.
D’abord l’infini : aussi absurde
que paraisse son existence, il se voit manifestement impliqué par les réalités
naturelles. Comment y intervient-il au juste? La continuité des parties de
l’être mobile paraît l’appeler, mais, imparcourable, il rendrait impossible le
mouvement. Zénon a profité de ce fait pour multiplier contre lui les apories.
Beaucoup d’aspects de l’être mobile,
puisqu’il s’agit d’un corps, sont continus : sa grandeur, son mouvement,
son temps. D’où une capacité de division qui ne connaît aucun terme :
chaque partie peut infiniment se diviser en d’autres
plus petites, par un point, un moment, un instant. — De plus, chaque aspect
peut se prolonger infiniment dans le sens de l’une ou de l’autre de ses
extrémités : une grandeur prête toujours à une plus grande et l’univers
offre une capacité d’expansion apparemment infinie. De toute manière, tout
corps limité n’en implique-t-il pas un autre au-delà de lui, infiniment ?
Les mêmes apparences affectent le mouvement et le temps : le premier peut
toujours avoir commencé avant et se prolonger ensuite, infiniment ; il demande
d’avoir été précédé et d’être suivi par un autre, infiniment ; de même, le
temps se prolonge vers le passé et vers le futur, toujours sans connaître de
fin.
Aristote a fort à résoudre. Faut-il concéder l’existence de cet infini envahissant? Si oui,
comment traiter avec Zénon? Reconnaître l’absurdité d’un monde en mouvement et
le rejeter comme une funeste illusion trahirait l’évidence irrécusable de
l’observation sensible. Faudrait-il alors dénoncer, à la Descartes, le malin
génie qui nous a donné des sens capables de nous tromper si efficacement?
Platon voyait de l’infini dans les
essences des êtres naturels, car il situait leur essence dans un monde à part,
immatériel. Or rien ne limite, ne finit l’essence, la forme en tant que telle.
Elle ne connaît de finitude qu’incarnée dans une matière. Le blanc, par exemple,
est infiniment blanc ; il est blanc sans limite, sauf pour autant qu’il s’agit
d’une table blanche, d’un chandail blanc. Mais Platon a fait fausse
route : il n’y a pas de tel champ immatériel d’idées ; les formes
naturelles n’existent que concrètement, à l’intérieur même des êtres
matériels, auxquels elles fournissent leur manière concrète, individuelle
d’être. En définitive, dans le monde matériel, on ne trouve rien qui soit de
fait infini, qui soit infini en acte.
Tout corps est dans un lieu, et un lieu
est nécessairement fini, déterminé, comme il enveloppe et délimite son contenu.
Pour être quelque part, il faut avoir des limites ; et il faut une orientation
déterminée : le haut et le bas, la gauche et la droite, l’avant et l’arrière
constituent des positions déterminées.
Il est de la nature du nombre de se
compter, d’être nombrable. Or on ne peut compter complètement qu’un nombre
fini. L’infini ne pouvant se parcourir, un nombre existant est nécessairement
limité, fini, achevé. — Il n’existe pas non plus de corps réel infini, ni
infiniment un autre corps à l’extérieur de tout corps. Pour être touché par un
corps interne, on n’a pas besoin d’en toucher un externe. Il y a un corps qui
est le dernier, à la limite de l’univers, qui n’est lui en aucun lieu et a
simplement une position en regard des corps qu’il contient. Seule l’imagination
suggère l’inverse.
Le mouvement et le temps existant en
succession, il n’existe jamais tout à la fois de mouvement ou de temps
infini : le mouvement déjà fait et le passé n’existent plus, le mouvement
encore à faire et le futur n’existent pas encore. Ce qui existe du mouvement et
du temps est extrêmement limité : le moment, l’instant. Si limités en fait
qu’ils ne sont même pas du mouvement ni du temps. Car mouvement et temps
impliquent continuité, divisibilité, parties, ce qu’on ne trouve ni dans le
moment ni dans l’instant.
Il y a tout de même de l’infini dans l’univers naturel, mais un
infini en puissance. Les choses peuvent toujours être augmentées, éventuellement
augmentent infiniment, mais ne sont jamais de fait infiniment plus grandes ; à
tout moment elles sont finies, limitées. L’infini n’existe jamais comme une
réalité présente. Il n’a qu’un être très imparfait : une non-existence
encore, une existence en puissance qui, à l’opposé de ce qui se trouve
d’habitude en puissance, n’existera jamais tout entier en acte.
Les nombres et le temps peuvent toujours
être augmentés, mais ne se trouvent à aucun moment
augmentés infiniment.
Les grandeurs, le
mouvement, le temps peuvent toujours se diviser en parties plus petites :
mètre, décimètre, centimètre, millimètre… millénaire, siècle, année, jour,
heure…
C’est qu’il s’agit de réalités
continues. Pas simplement consécutives, dont les parties ne comporteraient pas
d’intermédiaires de même espèce, comme les unités d’un nombre, les grains d’un
chapelet. Pas simplement contiguës, dont les parties se toucheraient, comme
des maisons collées l’une sur l’autre, chacune avec son mur propre. Mais
continues, dont les extrémités des parties se confondent, qui ont pour limite
extrême la même.
De telles réalités ne peuvent avoir que
des parties virtuelles ; deux choses réelles, en acte, ne peuvent avoir en acte
la même partie ; dès qu’on divise un continu, ses parties ne sont plus
continues, mais au plus contiguës.
Il faut comprendre cette existence
seulement virtuelle de l’infini pour répondre à Zénon. Celui-ci croyait
démontrer l’impossibilité du mouvement en l’accusant d’obliger à parcourir
l’infinité des parties de la grandeur sur laquelle il a lieu : incapable
de franchir l’infinité des parties de la distance qui l’en sépare, le lièvre ne
pourrait joindre la tortue ; la flèche ne pourrait atteindre le talon
d’Achille. Mais de fait la grandeur à parcourir ne demande pas de venir à bout
de l’infinité de ses parties, puisque celles-ci ne sont que virtuelles. La
grandeur étant continue ne possède pas de parties en acte.
L’infini implique toujours de
l’imperfection, un aspect non fini. Il y a contradiction à en supposer un…
fini, qui existe totalement. Sauf en un autre sens, celui où Dieu est infini
dans son être et dans chacune de ses attributions : c’est que son être
n’implique aucune limite, ne manque de rien. L’infini dont il est question ici
se définit exactement par l’inverse : il aurait toujours quelque chose
au-delà de lui, il lui manque toujours quelque partie.
Une chose dont l’être mobile a
absolument besoin, c’est d’aboutir quelque part. Parce qu’il ne peut trouver
son repos, sa perfection, que dans un lieu approprié, doté des qualités
requises pour son maintien, son développement, sa reproduction. La chose est
immédiatement évidente, spécialement pour le vivant, qui clairement ne se
réalise pas aussi bien n’importe où. Le lieu est tellement lié à l’existence
naturelle qu’on parle pratiquement comme de synonymes du fait d’exister et de
se trouver quelque part, de n’être nulle part et de ne pas exister.
Mais l’essence précise du lieu ainsi
occupé est moins évidente, comme elle l’était aussi pour la nature et le
mouvement. Eux aussi, très certains quant à leur existence et quant à une
certaine conception confuse, résistaient à une définition précise au point de
décourager facilement le chercheur et de le jeter dans la bouderie : “ces
choses n’existent pas, ne se peuvent pas”.
Une chose est
absolument certaine : tout être naturel est quelque part, aucun n’est
nulle part. Même que le changement le plus évident et le premier observé chez
les choses naturelles est celui de leur lieu. Le philosophe de la nature ne se
contente cependant pas, comme Descartes[57], de cette intuition
confuse du lieu ; il en veut une conception précise. Et en cela comme dans le
reste, dès qu’on se met à examiner la question, on semble reculer ; ce qui
paraissait évident semble devenir douteux, on se met même à douter qu’un lieu
soit quelque chose de réel. Être
quelque part, cela veut-il vraiment dire quelque chose? Est-ce réalité ou
illusion? Le lieu d’une chose, est-ce autre chose que la chose même? Cela
existe-t-il séparément de cette chose qui s’y trouve? Le lieu d’une chose
naturelle, comme son mouvement, ne dépend-il pas de la fantaisie de son
observateur?
D’emblée, certaines
observations manifestent de manière frappante l’existence du lieu : 1° le remplacement : des choses
sortent de leur lieu et y sont remplacées par d’autres, cela montre que le lieu
est autre chose que les êtres qui s’y trouvent ; 2° le déplacement, qui consiste
justement à changer de lieu ; 3° l’attraction des choses naturelles pour le lieu où elles
trouvent au mieux les conditions de leur perfection.
Mais qu’est-ce que
c’est au juste que cette réalité d’existence si évidente? Dès qu’on essaie de
le préciser, le lieu veut s’échapper et donne l’impression que rien de spécial
ne mérite ce nom.
Ce ne peut pas être une réalité
matérielle qui coïncide avec son contenu, vu l’impénétrabilité absolue des
êtres matériels. Ce n’est rien — ni sa forme, ni sa matière — de son contenu,
puisqu’il en est indépendant, séparable, comme le remplacement, le déplacement
et la croissance le montrent.
Première évidence : un lieu contient, c’est une réalité en laquelle on est. Pour saisir la
nature véritable du lieu, il faudra comprendre cette manière de parler,
distinguer le lieu d’une multiplicité d’homonymes dont on dit aussi qu’on s’y
trouve, qu’on est en eux. Chaque fois qu’on donne une chose comme se trouvant en une autre, on n’en
donne pas immanquablement le lieu. On vise tantôt le tout, en lequel se
trouvent ses parties, ou les parties, en lesquelles se trouve leur tout ; ou le
genre, en lequel résident ses espèces, ou les espèces où on trouve leur genre ;
ou la matière, où se réalise la forme ; ou l’agent, en qui se trouve ultimement
le mobile, comme en ce qui initie son mouvement ; enfin, on vise souvent aussi
la fin, en quoi, ou en vue de quoi, les moyens sont mis en œuvre. Dans tous ces
cas, une réalité n’est déclarée ‘en’ une autre que par homonymie avec le lieu, qui appelle la chose
naturelle à résider ‘en’ lui. Il y a même manière de parler, du fait d’une certaine
ressemblance avec le lieu, seul, plus proprement, à contenir et mesurer ce qui
s’y trouve.
Le lieu présente des propriétés inséparables : il contient et, ce faisant,
limite ; il est indépendant, n’est rien de la réalité qu’il contient ; il comporte des qualités propres, une orientation particulière ; chose suprêmement caractéristique, il est immobile. Comme limite,
faut-il encore dire, le lieu propre n’est pas
plus petit, ni même plus grand que ce qu’il
circonscrit ; comme spécialement qualifié, il en offre un approprié à chaque chose naturelle.
Toutes ces constatations amènent à
écarter des candidats au titre de genre : le lieu n’est ni la forme, ni la
matière, ni rien de la chose qui se trouve en lui, puisqu’il en est
indépendant. Constat plus subtil : le lieu n’est pas non plus un
intervalle entre deux choses, un espace que son contenu occuperait.
On doit assimiler certaines précisions,
pour prendre nettement conscience que le lieu ne saurait être un espace, une
association de dimensions de… rien : lieu et contenu sont contigus,
non continus, puisqu’ils ne coïncident aucunement, le lieu ne faisant d’aucune
façon partie de son contenu ; ce n’est pas tout le corps contenant qui mérite
l’appellation de lieu, mais seulement sa limite interne extrême ; il
faut enfin distinguer entre mouvements par soi et par accident : on se
meut par soi quand on est activement à la recherche d’un autre lieu où on
trouvera mieux son bien, pas quand on ‘repose’ à l’intérieur d’autre chose qui
se meut.
Le discours familier sur le lieu fait
rejeter comme triviales les considérations d’Aristote. Elles sont pourtant
fondamentales pour résister à l’intimidation de la science moderne. À entendre
sans cesse parler comme si depuis Galilée, ou Descartes, ou Einstein, il était
‘prouvé que…’, la discussion commence toujours en concédant des absurdités qui
en entraînent d’autres. On perd l’assurance, l’aplomb requis pour résister aux
affirmations les plus stupides.
Qu’est donc le lieu, finalement ? La
limite interne extrême immobile du corps contenant. Le genre qui le
définit est ‘limite’. Pas ‘espace’, pas ‘intervalle’, malgré les apparences. Ce
n’est pas le contenu lui-même, manifestement, ni le contenant, qui déborde le
lieu et n’est pas nécessairement immobile. Que reste-t-il là alors ?
L’imagination suggère un espace, un intervalle, qui resterait là quand le lieu
se vide de son contenu ; ce qui le suggère à l’imagination est le fait que
souvent un contenu n’est pas tout de suite remplacé par un autre corps de même
nature ou de même densité. Mais cette solution imaginée est impossible. Les
réalités naturelles sont impénétrables, de sorte que la réalité d’un espace ne
pourrait coïncider avec celle d’un corps contenu. En outre, cet espace devrait
lui-même être quelque part, avoir son propre espace avec lequel il coïnciderait,
et ainsi à l’infini. De plus, comme il serait solidaire du corps contenant, il
se déplacerait avec lui, coïncidant ainsi avec d’autres espaces en quantité de
plus en plus grande, virtuellement infinie. En réalité, dans un lieu, il ne se
trouve rien d’autre que le corps qu’il contient, et les dimensions observées là
sont seulement celles de ce corps contenu. Un lieu qui se vide de son contenu,
se remplit au fur et à mesure d’un autre contenu qui porte avec lui sa propre
quantité et ses propres dimensions. C’est une attitude pratique qui porte à
négliger un corps moins dense, l’air par exemple, comme n’étant rien, comme
laissant le lieu vide ; pour qui veut agir, cela ne fait pas de différence de
penser le lieu vide ou plein d’air ; mais pour qui veut savoir, il y a toute la
différence entre le vrai et l’absurde.
Le lieu d’une chose représente
finalement une entité très simple : il est la limite du corps en
lequel cette chose se trouve. Il faut préciser néanmoins ce que cette
limite a de spécial, comment elle se distingue d’autres. Cette limite du corps
contenant, genre de l’essence du lieu, se différencie du corps contenant
lui-même par son immobilité. Le corps contenant, et ses limites avec lui,
peuvent se mouvoir, mais le lieu est immobile. Voilà encore qui pousse à
imaginer un espace là, qui soit immobile, d’autant plus que l’air même paraît
un tel espace, étant transparent et apparemment incorporel.
Mais cette immobilité signifie que la
limite du corps contenant ne se regarde pas comme aspect de celui-ci, mais
comme référence à une position précise à l’intérieur de l’univers, en rapport
avec son tout qu’on ne peut observer, décrire, mesurer précisément. Comme le
lieu ou la position d’un navire dans l’eau qui s’écoule se mesure d’après la rive
et l’ensemble du cours d’eau qui reste immobile. Le lieu, à parler exactement,
est propre à son contenu : deux contenus n’occupent pas le même lieu.
Mais pour manifester son immobilité, on préférera indiquer où se trouve une
chose en citant un lieu commun immobile plutôt qu’un lieu propre mobile. Le
lieu se distingue du vase, en somme. Ce dernier, contraste Aristote, figure un
lieu qui se déplace, alors qu’inversement le lieu se révèle un vase immobile.
Comme, en réalité, tout se déplace dans l’univers, le corps contenant dont on
prend la limite comme indication du lieu, se veut un mode de référence à une
position fixe dans l’univers total. Voilà l’aspect formel du lieu, et la
limite du corps contenant offre simplement la matière où se réalise cet aspect
formel.
Aristote ajoute une deuxième différence spécifique : ‘première’. Il
veut marquer que le lieu d’une chose, à proprement parler, en est le lieu
propre, qu’elle seule occupe. Et non un lieu commun, partagé avec d’autres
occupants.
Pour ne pas sombrer
dans l’absurdité et l’arbitraire en parlant du lieu, il faut toujours avoir à
l’esprit que la nécessité, dans la nature, s’impose principalement à partir du
bien, de la fin poursuivie. Ce sont les conditions du bien de chaque chose qui
rendent nécessaire que lui arrive ce qui lui échoit naturellement. Son lieu ne
fait pas exception. Fondamentalement, une chose naturelle tend vers un lieu ou
y repose parce qu’elle trouve en ce lieu les conditions de sa meilleure existence.
Plusieurs situations types s’ensuivent.
La plus simple : ces conditions
sont satisfaites dans le lieu où la chose est ; elle y repose alors, et ne
manifeste aucune inclination à en chercher un autre. La difficulté de changer
des habitudes où on se sent confortable illustre bien cette tendance au repos
de tout être déjà parfait.
Situation un peu plus active : ces
conditions de bien-être s’attachent à un autre lieu que celui où la chose se
trouve ; elle tend alors vers ce lieu de toutes ses énergies. Par exemple,
l’animal tombé à l’eau se débat à toute force pour retourner au lieu où il
trouvera de l’air à respirer, et non une eau qui le suffoque. L’observation se
fait plus facilement chez les vivants, mais elle vaut aussi pour les êtres
inanimés : la pierre en l’air tend à retourner au sol ; l’air ou l’eau
tendent à s’échapper de sous l’objet lourd qui les écrase. Voilà la motivation
la plus simple du mouvement et du repos.
Plus complexe : le bien se trouve
en un lieu, mais le corps enveloppant qui ‘représente’ ce lieu voyage ; il
faut ‘attacher’ la chose à ce lieu, et qu’elle y reste, malgré l’instabilité du
support immédiat. Par exemple, le bateau ancré dans le port ou au quai d’où
l’eau s’écoule ; il est ‘dans cette eau qui s’écoule’, mais ce n’est pas en
tant qu’elle s’écoule qu’elle fournit un lieu adéquat au bateau ; c’est plutôt
en tant qu’elle a telle position en relation au lieu commun : le fleuve,
le port. Car là se trouve son bien : sa maintenance en bon état, son
utilité.
Plus complexe encore : les
conditions de la meilleure existence voyagent, changent de lieu. La chose doit
donc changer de lieu, pour se trouver toujours dans celui qui possède ces
conditions de sa meilleure existence. Il s’agit d’un déplacement ‘par
accident’, comme dans le cas du vase : il est mieux, pour l’eau, de rester
dans le vase et de voyager avec lui, que de rester dans le même lieu, une fois
qu’il perd la capacité d’assurer son bien ; il est mieux, pour le marin, de
demeurer dans le navire, que dans le lieu strict et de s’y noyer ; pour l’être
terrestre, d’accompagner la terre où elle va, la terre elle-même restant dans
le lieu où son bien est assuré, qui ne demeue pas en permanence le même. De
même un homme, tout au long du jour, change de lieu pour trouver ailleurs les
conditions différentes de son bien du moment : la chapelle, la salle à
manger, la classe, la chambre et… la toilette.
Si on oublie la nécessité initiale
attachée au bien, la tentation sera de ne voir là que du relatif. L’eau se
pense toujours au même endroit, dans le vase ; l’observateur plus éloigné la
pense toujours en déplacement, puisque le vase change de lieu. L’homme se
pense toujours au même endroit, sur sa chaise ; l’observateur extérieur le voit
en déplacement, dans le train ; l’observateur plus extérieur encore le voit en
plus grand déplacement, sur la terre ; l’alien, de plus loin, le
regarde accompagner son système solaire. Mais à chaque moment, il se trouve en
un lieu immobile, position fixe en fonction de l’univers matériel.
À bien comprendre que
le lieu est limite, et non corps, on échappe à toutes les objections que
faisait surgir le fait de le comprendre comme un intervalle, un espace qui
coïnciderait avec le corps localisé. On comprend par exemple que le lieu n’a
pas à grandir avec les corps en croissance ; plutôt ces corps changent de lieu,
sortent de leur lieu : la limite du corps qui les contient en devient une
autre, plus à même de satisfaire leur besoin.
Le point, étant
simple, n’étant pas un corps, ne peut pas se contenir en une limite qui soit
autre que lui, le lieu étant par essence égal au corps contenu. Seuls les corps
ont un lieu et le point n’en est pas un. Le point ne représente d’ailleurs pas
une réalité naturelle, mais une fiction de l’imagination ; il n’y a pas à se
surprendre qu’il ne se soumette pas aux nécessités qui s’imposent à tout être
naturel.
Le lieu n’étant pas conçu comme
comportant des dimensions, il n’y a plus à craindre qu’il compénètre le corps
qu’il contient.
Le lieu se trouve de fait ‘quelque
part’, mais pas comme en un lieu. La limite du corps contenant est en ce corps
même comme sa propre limite, à la manière dont le point ou la ligne ou la
surface sont en ce qu’ils délimitent, ce qui est autre chose que de résider en
un lieu. On a signalé déjà que se trouver ‘en’ s’attribue à de
multiples homonymes, et pas seulement au localisé[58].
L’homme d’aujourd’hui s’étonnera qu’on parle de lieu comme d’un aspect
fondamental de l’être naturel. S’en tenant à une conception éthérée du
lieu : simple relation de position en référence à deux axes arbitrairement
désignés, le moderne perd même la signification naturelle du mouvement, marque
spécifique de l’être naturel ; la nature même devient pour lui chose absurde.
Les choses naturelles se déplacent toutes, oui, mais pourquoi? Si ce
n’est pas que toutes ont un lieu privilégié où trouver la réalisation de leur
être initialement imparfait, leur mouvement ne reste plus que la conséquence
bêtement nécessaire de leur matérialité ou de chocs fortuits. De fait, les
choses naturelles puisent tout le sens de ce qui leur est nécessaire dans leur
fin, leur perfection, leur bien. En outre, le mouvement local constitue un
fondement sous-jacent à la croissance et à l’altération. Lui retirer son sens
jette aussi les deux autres mouvements dans l’absurdité de la nécessité purement
matérielle.
Ultimement, quel est le lieu du monde entier? Il n’en a pas, n’étant
limité par aucun corps extérieur. Alors comment se déplace-t-il? Où se va-t-il?
Il ne se déplace pas comme tel, ce sont ses parties qui le font à l’intérieur
de lui.
Le plein et le vide
représentent des notions voisines du lieu. Les trois sont en fait la même
chose, le plein et le vide étant encore le lieu, simplement désigné par le fait
que sa propriété de contenir se trouve réalisée ou non.
On pense au vide comme on pense à
l’espace, pour comprendre la possibilité et la signification du déplacement.
Aristote enracine toute explication pertinente dans le bien qu’il y a à se
déplacer et allègue le bien qu’il y a pour chaque chose à se trouver en son
lieu, suivant des qualités de ce lieu en affinité aux conditions du bien de son
contenu.
Mais à répugner à la finalité en la
nature, et à chercher une plus grande certitude de sa connaissance en la
mathématisant, en faisant abstraction de conditions matérielles d’existence
difficiles à mesurer, on finit par trouver de l’attrait à des hypothèses aussi
manifestement invraisemblables à première vue que l’espace et le vide.
Le vide serait un lieu sans aucun corps
à l’intérieur de lui. Il rendrait ainsi possible, il serait en fait
indispensable au déplacement, laissant une place à occuper pour le corps qui
se déplace. Sans vide devant lui, le corps ne semble pas pouvoir avancer,
puisque les corps sont impénétrables. En outre, la raréfaction interne des
corps paraît tout autant impossible, s’il n’y a pas quelque vide interstitiaire
à occuper. De même, l’alimentation et la croissance paraissent réclamer le
vide, toujours pour éviter la compénétration des corps. Aristote contre toutes
ces finasseries encore issues plus de l’imagination que de l’intelligence.
Dans le vide, le déplacement n’a aucune
signification : rien ne peut lui offrir une fin, car aucune position n’est
meilleure qu’une autre, le vide étant dépourvu de toute qualité ou différence.
Dans le vide, donc, on serait forcément au repos. Ou même pas, puisqu’il n’y
aurait aucun sens à rester là où rien ne peut assurer son bien. Dans le vide,
le repos n’a pas plus de sens que le déplacement.
Et si par impossible on est supposé en
mouvement, il n’y aura donc jamais de repos, puisqu’il n’y aurait aucune de
raison de s’arrêter, tout étant pareil, rien n’offrant résistance ni
accomplissement. C’est de fait ce que les modernes ont fini par croire, en formant
cette fiction du vide : un corps en mouvement dans le vide ne s’arrêtera
jamais.
Autre conséquence : la vitesse d’un
corps mû dans le vide serait infiniment supérieure, sans aucune proportion,
avec sa vitesse en lieu non vide, aucune résistance ne limitant son
déplacement. — Et encore : dans le vide, tout se déplacerait pareillement
et à même vitesse, car rien ne viendrait affecter la vitesse du mobile. Le tout
sonne absurde.
Le vide n’est rien ; il ne peut donc pas
se retirer, comme l’eau, pour laisser la place à un corps qui s’introduit en
son lieu et ne pas se trouver en même temps au même lieu. Le corps qui entre
dans le vide s’y trouvera donc en coïncidence avec ce vide, comme un cube de
bois qui dédoublerait un cube d’eau. Le lieu vide ne cesserait pas même de
l’être en se remplissant ! Mais c’est impossible : le cube de bois
est autre chose que ses accidents : il n’est pas ses qualités sensibles ni
sa grandeur ; à supposer que par impossible on l’en dépouille, qu’aura-t-il de
différent que ce vide dont on parle?
Qu’il y ait du vide, ou que le lieu soit
un espace enlève la nécessité pour un corps de se trouver en un lieu. Puisque cela ne lui donne rien : il a déjà ses propres dimensions
; si le lieu n’est que ces dimensions-là sans rien d’autre, être dans un lieu
ne sera pas autre chose que d’être.
Sans vide intérieur,
imagine-t-on, tout mouvement est impossible : le déplacement, parce qu’il
exigerait que tout se meuve simultanément ; tous les autres, parce qu’ils
exigeraient que tout changement soit compensé par un changement inverse
simultané.
En fait, aucune des deux interprétations
possibles du vide intérieur : des trous distincts du plein, des
dimensions vides pénétrant tout le corps, ne tient la route. Le voir comme des
trous dans les corps rencontre les mêmes difficultés que le
vide extérieur. Par ailleurs, imaginer un vide compénétrant ne rendra compte que d’un mouvement vers le
haut, le rare se trouvant léger. Et le vide ne sera plus un lieu, mais la cause
du mouvement, en faisant le corps léger. Mais il faudra alors que le vide se meuve, et donc qu’il ait un lieu ;
or c’était supposé être lui le lieu. Il faudra ensuite que le vide tende vers
un ailleurs qui soit vide, ce qui est absurde. Finalement, le vide ne peut se
déplacer. Et s’il le pouvait, ce serait à une vitesse sans proportion.
L’être naturel, qui se caractérise par
le fait d’atteindre la perfection de son être à travers le changement, non
seulement connaît son mouvement et son repos quelque part, mais aussi en un
temps.
Pas de nature, pas de choses naturelles,
pas de phénomène naturel sans temps. Encore une fois, il s’agit d’une réalité
extrêmement familière, intime même. À tout propos, en tout projet, en toute
action et en tout ce qui arrive, le temps intervient. On vérifie sans cesse
quel temps cela va prendre, si on en aura assez, comment le temps va passer. Et
pourtant, là aussi, dès qu’on essaie d’en saisir la notion, de se représenter
ce qu’il est, on n’y arrive pas et la tentation vient de penser que peut-être,
somme toute, le temps n’existe pas et n’est qu’une fiction de notre
imagination. On cite toujours à ce propos le constat de saint Augustin :
Quid est tempus? Si nemo a me quaerat, scio ; si quaerenti explicare velim,
nescio! — Qu’est le temps? Si personne ne me le demande, je le sais ; si je veux
l’expliquer à qui me le demande, je ne le sais plus![59]
Voilà encore un point où on croit
généralement que les anciens n’ont rien compris et dont on commence seulement
avec la science moderne à se faire une idée un peu juste. Entre autres choses,
on prétend souvent que la connaissance du temps dépend bien plus des
mathématiques et de calculs compliqués que de réflexion philosophique.
Our knowledge of time as of space owes more to the labours of
mathematicians and physicists than to those of professed philosophers.[60]
Aristote aborde la question du temps, et
de l’instant, sa limite, de la même manière que celle du lieu : il soumet
d’abord à un examen dialectique le jugement à porter sur son existence et sur
son essence.
Il est tout d’abord extrêmement
difficile de décrire comment existe le temps, sous quelle forme on pourrait le
trouver présent dans la réalité. Car comment pourrait exister une chose dont
aucune partie n’existe? Le temps, en effet, c’est de notoriété commune, se
divise en passé, présent et futur. Or manifestement le passé n’existe plus et
le futur pas encore ; plus rien ou encore rien n’en est réel. Ce qui ne laisse
que le présent avec quelque ambition de réalité. Mais lui-même est proprement
insaisissable : quoi que ce soit qu’on pointe comme présent : le
jour, l’heure, la minute, la seconde, on se trouve avec une durée dont la
totalité est ou passée ou future et donc n’existe toujours pas. À éplucher
ainsi le présent, on se retrouve avec le seul instant présent, qui n’a pas
assez de chair pour se prétendre réel. Il n’est que la division entre le passé
et le futur. D’abord, il n’est pas même du temps, puisque dépourvu de durée.
Ensuite, il n’est pas non plus réel, puisque le temps est continu, donc sans
autre division que virtuelle, potentielle, imaginée.
L’instant pose
lui-même problème, comme on le voit. En outre, on peut se demander s’il reste
le même en tout temps, passé, présent ou futur, comme il n’offre aucune
distinction avec un autre. En fait, tout instant est identique, et seule le distingue
d’un autre sa position sur la ligne du temps : plus tôt ou plus tard.
C’est la seule différence qui empêche que tout ne se passe simultanément.
Si maintenant on cherche à définir cette
réalité infiniment précaire, on est inexorablement renvoyé au mouvement, au
point qu’il soit très difficile de l’en dégager. Toutes les expressions qui
disent le temps sont des mouvements ou des parties de mouvements ou des répétitions
de mouvements : année, jour, mois, heure, minute, seconde, siècle, tout
cela renvoie aux révolutions que la terre effectue autour du soleil et sur
elle-même. Comment donc imaginer que le temps constitue autre chose qu’un
mouvement donné, pris arbitrairement comme référence des autres ?
D’ailleurs, toute perception de temps
dépend d’une perception de mouvement. On ne perçoit même de temps que dans
l’exacte mesure du mouvement qu’on perçoit, et il en adopte toutes les
propriétés : continuité, divisibilité infinie, existence successive,
partie passée et partie future. Pourtant, des observations irrécusables nous
montrent que les deux réalités sont distinctes : chaque mouvement observé
ne concerne que le mobile qui le subit, tandis que le temps se fait omniprésent,
rejoint absolument tout mobile, en son mouvement et jusqu’en son repos. De
plus, chaque mobile a son mouvement propre, tandis que le temps est le même pour
tous. Enfin, un mouvement peut se faire plus vite ou plus lentement qu’un
autre, ou avoir de ses parties qui s’exécutent plus vite ou plus lentement,
mais le temps garde invariablement la même vitesse, sans jamais la modifier.
Alors, que peut bien être le temps?
Comme toujours,
concevoir clairement l’essence d’une chose, c’est la définir. Et cela se fait
en deux étapes : d’abord saisir son genre, reconnaître à la chose une ‘famille
d’êtres’ ; puis appréhender sa ou ses différences, distinguer la chose des
autres de sa famille.
Alors à quel genre de réalités associer
le temps ? Il a manifestement rapport avec le mouvement, mais quel aspect
en est-il ? Et d’abord, de quel mouvement est-il un aspect ? Pas de
n’importe quel mouvement indifféremment ! En effet, si n’importe quel
mouvement, en lui-même, imposait la perception du temps, incluait l’essence du
temps, alors chacun aurait son temps et aucune comparaison ne se ferait entre
différents mouvements, quant au temps qu’ils durent : deux mouvements ne
pourraient s’effectuer simultanément, aucun n’exigerait plus ou moins de temps
qu’un autre. Or tout au contraire, il n’y a qu’un temps, le même pour tous les
mouvements, et toute simultanéité de deux temps implique un temps plus
restreint et un plus étendu dont le premier est partie du second. En somme,
deux temps ne constituent jamais deux temps ; ils sont le même, simplement
regardé en deux de ses parties de différente grandeur : l’heure n’est pas
autre chose que le jour, mais sa partie.
Le temps et sa perception doivent donc
se trouver liés à un mouvement unique. Lequel alors ? Ce ne peut être un
mouvement intérieur aux facultés de connaissance, hors de la réalité, car le
temps ne serait pas alors une réalité, mais une fiction cognitive, à la
manière dont le conçoit Kant, un apriori de la sensibilité ou de la
raison.
Pourtant, comment réserver le temps à un
unique mouvement réel ? Qui n’observerait pas ce mouvement-là ne
percevrait rien du temps, alors que tous se forment la notion de temps et
mesurent les mouvements à son aune.
Aristote découvre l’unique solution
tenable : le temps s’attache proprement à un mouvement fondamental,
premier, source et cause de tout autre mouvement. C’est pour cela qu’il se
perçoit immanquablement en tout autre mouvement. Comme on peut découvrir avec
une totale certitude l’existence de Dieu et certains de ses attributs en
prenant conscience de ce que requiert l’existence de ses œuvres, on découvre de
même l’existence et la nature et les propriétés du temps en remarquant dans les
mouvements qui s’offrent à notre observation les propriétés issues du premier
mouvement dont ils découlent. Le fait, par exemple, d’un univers unique, où
tous les événements comportent des rapports de simultanéité ou de conséquence
ou d’interrelation et peuvent se comparer, se mesurer réciproquement, oblige
un premier et unique mouvement à l’origine de tous. Le fait que tous les
mouvements se mesurent à la même unité, se passent dans le même temps, se
comparent quant à leur vitesse, les oblige à enraciner leur être dans un unique
mouvement qui soit régulier, constant, invariable, d’égale vitesse. Et oblige à
choisir, comme représentant de base, comme unité de numération du temps, le
mouvement le plus régulier et invariable qui se puisse observer : la rotation
de la terre sur elle-même, ou sa révolution autour du soleil. Ou quelque
vibration atomique encore plus exactement régulière.
Cette affirmation représente une autre
découverte capitale d’Aristote. C’est un terrible sophisme par accident
qu’invoquent nos contemporains pour la rejeter quand ils prétextent
qu’Aristote n’a pas su préciser adéquatement de quel mouvement concret il
s’agit et a pointé pour ce rôle le mouvement fondateur de quelque illusoire
ultime sphère. Comme il serait sophistique de prétendre inopérantes les voies
de la démonstration de l’existence de Dieu en leur reprochant de ne pas fournir
une connaissance adéquate et précise sur la nature de ce Dieu.
Le genre du temps, donc, est un aspect
intime du mouvement, et plus précisément de ce premier mouvement local
circulaire régulier à la source de tout mouvement. Quel aspect ? Sa
quantité. Car marquer le temps d’un mouvement, c’est toujours marquer sa
quantité, dire combien il y en a. Le temps est un nombre, dit
Aristote. Un signe en est d’ailleurs que c’est avec son temps qu’on discerne
qu’il y a plus ou qu’il y a moins d’un mouvement, et que marquer ainsi la
quantité c’est la fonction du nombre. Donner le temps pour un nombre ne manque
pas de surprendre, pourtant. Car le mouvement étant continu, sa quantité ne
saurait être discrète. Mais nous avons déjà l’expérience que toute quantité
continue ne se mesure et connaît clairement que moyennant sa division par des
points imaginés, sa réduction mentale à un nombre de parties arbitraires. Il en
va de même du temps et du mouvement. Continus en leur réalité, ils se font
divisibles autant qu’on le souhaite, en notre intelligence, par des instants et
des moments qui permettent d’en mesurer, d’en compter le nombre de parties.
Définir ainsi le temps comme un nombre
l’assimile à la mesure d’une quantité continue : des heures, des jours,
des années, comme des centimètres, des mètres, des kilomètres constituent un
nombre de parties qui précisent la mesure d’une quantité continue. Mais le
temps n’est pas une longueur ; le mouvement dont il exprime la quantité n’est
pas une grandeur qui offre des dimensions à diviser pour obtenir plus
précisément leur mesure. Comment se manifeste leur différence ? Quel
caractère des parties du mouvement les distingue de celles de la ligne, de la
surface, du solide ?
Aristote le pointe très
clairement : ces parties sont successives, elles n’existent pas toutes à
la fois, elles viennent l’une après l’autre. Le temps mesure le mouvement en y
faisant distinguer des parties antérieures l’une à l’autre pour les compter.
Pour connaître précisément la quantité d’une grandeur, l’intelligence lui fait
la violence, malgré sa continuité, d’y marquer des points qui la divisent en
parties numérables. De même, pour apprécier distinctement la quantité d’un
mouvement, l’intelligence force en sa continuité la distinction d’instants
successifs qui le divisent en parties susceptibles d’y constituer un nombre.
Voilà le temps : le nombre des parties successives du mouvement,
déterminées par des instants antérieurs l’un à l’autre que l’intelligence y
reconnaît.
Comme souvent, la brièveté et la densité
de la définition aristotélicienne désoriente à première lecture :
« Τοῦτο γάρ ἐστιν ὁ χρόνος, ἀριθμὸς κινήσεως κατὰ τὸ πρότερον καὶ ὕστερον. » Quelle est la nature de ce qu’Aristote nomme là comme
‘antérieur’ et ‘postérieur’ ? On pense assez spontanément à ces instants
que l’intelligence qui mesure le mouvement marque dans sa continuité. La
préposition ‘κατά’ pousse en ce sens : c’est d’après, en regard d’instants
antérieurs l’un à l’autre, que l’intelligence ramène le mouvement à un nombre.
Mais les instants ne peuvent entrer dans la composition du temps, ne peuvent
en constituer la matière ; le temps n’est pas fait d’instants, comme la ligne
n’est pas faite de points, ni la surface de lignes.
Un nombre est constitué d’unités. Quelle
est ici l’unité concernée ? Pas l’instant. Le temps n’est pas un nombre d’instants.
Le rôle de l’instant, des instants successifs, est de donner à observer des
parties du mouvement à mesurer. Le temps est plus précisément le nombre de ces
parties antérieures l’une à l’autre du mouvement. L’unité de ce nombre qu’est
le temps, c’est la partie du mouvement délimitée par un instant initial et un
instant final : c’est elle, heure, jour ou année, qui se compte et devient
nombre.
Comment traduire la définition
d’Aristote alors ? En nommant les parties du mouvement à compter ou les instants
qui déterminent ces parties ? Les deux interprétations se valent, à
condition de bien comprendre comme unité du nombre temporel la partie du
mouvement, non les instants qui la rendent observable. On peut donc faire dire
à Aristote que « Voilà ce qu’est le temps », à la fois « le
nombre du mouvement déterminé en regard d’instants
successifs » et « le nombre du mouvement constitué par ses
parties successives ». Mais lui-même n’a pas tranché ce qu’il visait
nommément par les termes ‘πρότερον’ et ‘ὕστερον’ dans la définition.
Par la suite, selon le contexte, il nomme comme ‘antérieur’ et ‘postérieur’
tantôt des parties tantôt des instants.
Certes, le nombre de ces parties ne doit
pas se concevoir abstraitement : le temps est un nombre ‘nombré’. Ce nombre
qu’est le temps, ce sont les parties mêmes du mouvement initial comptées lors
de la division d’un mouvement subséquent très régulier, auxquelles on compare
tout autre mouvement dont on mesure la quantité.
Le même temps, remarquions-nous avec
Aristote, se fait présent partout et à toutes choses, contrairement au
mouvement. Chaque mobile a son mouvement distinct, ou même en est privé, étant
au repos, du fait d’avoir achevé son mouvement, ou d’en être empêché. Mais le
temps, le même temps, mesure tout mouvement et tout repos. Car en tout repos
comme en tout mouvement on peut marquer des instants à intervalles réguliers
et compter les périodes ainsi déterminées, en comparaison de parties correspondantes
du premier mouvement fondamental.
Il faut maintenant envisager la question
de la réalité du temps. Ce nombre du mouvement jouit-il d’une existence
véritable, comme la longueur, la largeur et la profondeur mesurées en quelque
corps naturel, qui justifierait nos scientifiques d’en faire une espèce de
quatrième dimension ? Ou se réduit-il à une fiction rationnelle ?
C’est un nombre concret, disait Aristote, puisqu’il consiste en les parties
mêmes du mouvement. Cependant, le mouvement n’a pas naturellement de parties
en acte, étant une réalité continue. C’est la raison qui intervient pour en
imaginer la division et faire le compte de parties ainsi arbitrairement
désignées.
Et il y a plus grave à considérer :
le mouvement lui-même existe-t-il? S’agit-il d’une entité réelle ou d’une pure
création de l’âme ? Sa réalité, si tant est qu’il en ait, reste
extrêmement précaire et difficile à décrire, car
il tombe sous la même malédiction que le temps : lui aussi n’existe que
successivement, lui aussi se divise en partie achevée et partie à venir qui,
chacune, n’existe plus ou pas encore : le mouvement passé n’est plus dans
la réalité, s’il y a déjà été ; le mouvement futur n’y est pas encore. De
vraisemblablement réel, de tangible, dans le mouvement, il ne reste que ce
qu’en présente son moment présent. Rien du tout, finalement, puisque le moment
présent, équivalent à l’instant présent, n’est qu’une division du mouvement,
non une partie à proprement parler. Une division fictive, d’ailleurs, comme le
point et l’instant, car le mouvement, comme la grandeur et le temps, est une
quantité continue, non divisée donc. Sa division, comme celles de la grandeur
et du temps, est une construction mentale, non une réalité matérielle
extérieure.
Cette extrême précarité du temps n’apparaît pas, justement à cause de
l’activité de l’âme. On sait qu’il y a mouvement, on croit en être témoin dans
la réalité, parce qu’on en reconstitue la partie passée avec sa mémoire, parce
qu’on en anticipe la partie à venir avec son imagination. Mais à proprement
parler, on n’aperçoit jamais de mouvement dans la réalité ; on en a fortement
l’impression, parce que mémoire et imagination fournissent des images assez
vives pour passer pour l’opération même du sens externe. Comme lorsqu’on
regarde un film. On croit suivre les protagonistes dans leurs mouvements les
plus rapides et violents, alors qu’en fait on ne regarde que des photographies
représentant, l’une après l’autre, un moment figé de leur situation. Notre
observation de la réalité tient beaucoup de ce statique de la photographie
d’une situation présente insérée entre d’autres des situations précédentes et
suivantes.
La constatation d’une existence aussi ténue donne le vertige. On
comprend que Kant et d’autres philosophes aient fini par bouder le temps et le
mouvement et leur nier toute réalité, les enfermer dans la fiction mentale.
C’est aller trop loin. Le mouvement et le temps gardent quelque chose de réel.
Mais quoi au juste? Ils n’existent que dans le moment présent et en ce moment
sans durée, il ne saurait y avoir de mouvement comme tel. Un mobile ne saurait
se déplacer dans le présent, ni y être observé se déplacer. Son mouvement,
aussitôt surgi du futur sombre dans le passé. Mais le mobile qu’on observe un
instant est tout de même en train de se
mouvoir. C’est en fin de compte un mobile en mouvement que la réalité reçoit si brièvement qu’il n’a pas de temps pour s’y
mouvoir. Mais c’est quelque chose qui a été réel, que la mémoire reconstitue ;
et quelque chose qui le sera, que l’imagination anticipe.
Voilà la position infiniment équilibrée et nuancée d’Aristote. Il
n’existe de temps et de mouvement que dans l’âme, que dans la conception et la
perception de l’intelligence et des sens qui le reconstituent et
l’anticipent. Mais ce travail de l’intelligence est totalement inspiré de ce
qui s’est trouvé et se trouvera dans la réalité sur un mode infiniment
précaire, successif, sans jamais assez de durée pour comporter une partie
complète réelle. Le mobile dont la réalité successive ne comporte pas assez de
réalité simultanée pour que son mouvement soit présent comme tel dans la
réalité, est pourtant réellement en train de se mouvoir.
Si le temps s’attache au mouvement,
l’existence immobile l’exclut. L’être immobile dont dépend toute la nature ne
se mesure pas en temps, il est éternel. De même, les intelligences pures que
sont les anges sont aussi en dehors du temps des êtres naturels, quoique non
dans une éternité aussi parfaite que celle de Dieu.
Une fois éclairés sur l’essence du
changement et sur les caractères qui s’attachent nécessairement à lui, le
besoin se fait de préciser quelles en sont les parties. D’abord ses parties
subjectives, ses espèces, puis ses parties quantitatives. Comme beaucoup de
réalités, le changement donne à l’abord l’impression d’une infinité d’espèces
impossible à recenser. Le premier soin à prendre pour dissiper cette
impression est d’écarter les différences accidentelles qui différencient ainsi
le changement à l’infini. Chacun des éléments constitutifs du changement donne
occasion à cette diversification superficielle. Le changement n’est un que
par accident, s’il s’attribue à quelque caractère du mobile premier, comme le
musicien dont on dit qu’il marche, puisqu’il se trouve que le marcheur soit
musicien. Il n’en est pas encore un par soi s’il s’attribue au tout ou à la
partie du mobile premier, ou quelque autre aspect de lui. Comme l’animal qui
guérit, du fait que son œil le fasse. Semblable diversification viendra au
changement de la part de son moteur et de sa destination : à eux aussi
s’attachent une infinité de caractères qui produisent l’illusion d’enrichir à
l’infini la spécification du changement.
Le naturaliste doit
se concentrer sur la division du changement par soi et en identifier le mobile,
le moteur immédiat et les termes initial et final. Dans la mesure où il s’y
astreint, il découvre qu’en fait tout changement n’a lieu qu’entre contraires
ou contradictoires, ce qui l’aide à réduire à très peu d’espèces l’apparente
infinité d’espèces que présente le changement à première impression. Son objet
se limitera aux réalités qui prêtent à contradiction : l’être et le
non-être, et à celles qui prêtent à contrariété : la quantité, la qualité
et le lieu. Cinq espèces de changement apparaissent ainsi : la génération
et la corruption, en lesquels le mobile passe du non-être à l’être, ou
inversement ; la croissance et la décroissance, qui le font passer
d’une quantité moindre à une plus grande, ou inversement ; l’altération,
qui le fait acquérir ou perdre une qualité ; le déplacement, qui le
fait entrer dans un lieu ou en sortir.
À remarquer que les trois dernières
espèces ont en commun le passage d’un terme positif à un autre, d’un contraire
à un autre, alors que les deux premières ne connaissent qu’un seul terme
réel : l’être, auquel elles font parvenir ou qu’elles font quitter. Il
conviendra donc de rassembler les trois premières sous une étiquette exclusive,
en les qualifiant proprement de mouvements.
Il faut maintenant se préparer à reconnaître efficacement les sujets de
ces espèces, en découvrant ce qui permet à un changement d’en être strictement
un, un seul. Pour y arriver, certaines notions très connexes ont besoin d’être
distinguées clairement. Car les changements présentent une variété de
proximités qui risquent de les faire regarder comme un seul quand ils sont
plusieurs.
Du changement et de ses aspects
constitutifs, on a besoin de pouvoir distinguer quand ils sont ‘à part’,
clairement distincts, et quand ils sont ‘ensemble’, c’est-à-dire assez proches
pour passer facilement pour le même. S’ils sont ensemble, il devient impératif
de distinguer si leur proximité est assez intime pour les faire strictement
parties de la même réalité, ou s’ils sont simplement ‘voisins’, constituant des
réalités distinctes, à strictement parler. De ces ‘voisins’, le ‘suivant’ est
plus facile à distinguer, puisqu’il est éventuellement séparé par un ‘moyen
terme’ de l’entité qu’il suit ; le ‘contigu’ prête plus à confusion, puisque,
en contact avec son contigu, il donne beaucoup apparence de ne faire qu’un avec
lui. La seule façon en fait de ne faire qu’un est réservée au ‘continu’, qui
refuse la division en acte et partage une extrémité commune avec l’autre partie
avec laquelle il se trouve en continuité. Le continu fait tellement un avec ce
qui se présente comme une autre partie qu’en fait les deux ne constituent pas
des parties en acte, mais seulement potentielles, distinguées par la raison,
pour le bénéfice de la clarté de sa connaissance, mais non par la réalité.
Ce qui se présente comme plusieurs changements peut n’en faire qu’un à
différents degrés. L’unité peut ne concerner que la forme, et ce plus ou moins
précisément. Deux changements qui partagent la même forme générale en feront
ainsi un seul génériquement, tandis que si c’est exactement la même essence
qu’ils partagent, ils jouiront d’une unité spécifique. Mais pour constituer
proprement le même et unique changement, il faudra qu’on y trouve aussi
exactement la même matière, c’est-à-dire, le même mobile, numériquement, et le
concerner sous le même rapport, numériquement, c’est-à-dire la même
destination : substance, quantité, qualité ou lieu. Enfin, le changement
devra aussi se mesurer avec le même temps, numériquement. Sans cette dernière
condition, on restera encore dans l’unité spécifique. Les trois identités numériques
mentionnées sont absolument requises pour qu’on se trouve en présence d’un même
et unique changement à strictement parler : le changement un
numériquement.
L’altérité des changements, comme leur unité, connaît des degrés. Un
changement peut tout simplement en être un autre ; il peut aussi s’opposer. Et
ce de façon plus ou moins directe. L’opposition qui mérite le titre de
contrariété se distinguera par les termes : des changements sont
contraires qui aboutissent à des termes contraires en partant de leurs
contraires. La génération et la corruption présentent des cas spéciaux, comme
elles ne comportent qu’un terme, l’être : l’opposition, alors, n’a lieu
qu’entre le fait d’aboutir ou de partir de ce terme. L’intermédiaire entre deux
contraires, quant à lui, ne fait pas exception, comme il tient à la fois d’un
contraire et de l’autre, et se présente pour chacun d’eux déjà comme un
contraire.
Le changement rencontre dans le repos une autre occasion d’opposition.
Cette opposition a cependant besoin de nuances. Le repos au terme où aboutit le
changement ne s’y oppose pas, il en est le but, il lui donne tout son sens. Le
repos qui s’oppose au changement est donc celui qui s’observe à son terme
initial. La génération et la corruption appellent encore une considération
spéciale : aucun repos à proprement parler ne s’y oppose, mais plus
précisément une absence de changement, comme elles n’impliquent pas un terme
initial où reposer, comme par surcroît elles ne constituent pas des mouvements.
L’opposition s’enrichit encore en ce que certains changements sont
naturels et d’autres pas. Ces derniers se disent violents, comme ils sont dus à
des causes extérieures au mobile. Il faut tout de même remarquer que les
changements naturels le sont souvent au regard de l’ensemble de la nature, tout
en faisant quelque violence à la nature particulière du mobile. La vieillesse
et la corruption, par exemple, s’attaquent à la nature du mobile particulier,
mais s’ensuivent de ses principes internes et concourent au bien d’ensemble de
l’univers.
Il faut finalement venir à bout de certaines subtilités qui obscurcissent
le tableau. Comme toute nouvelle entité a besoin d’être engendrée pour
commencer à être, il semblerait bien devoir y avoir une génération du repos
nouveau où aboutit normalement le changement. Il faut prendre conscience du
problème purement verbal à la source. La réalité qui correspond à cette
génération n’en est pas une autre que le mouvement même qui précède le
repos : tout mouvement existe uniquement à fin de produire le repos auquel
il aboutit ; toute sa raison d’être est l’être qui manque au mobile et qu’il
s’agit de combler.
Une dernière subtilité abordée par Aristote est le fait assez étonnant
que jusqu’à un certain point mouvement et repos s’identifient plutôt que de
s’opposer, comme le mobile qui part d’un terme ne l’a pas quitté encore
totalement et y repose donc partiellement. C’est une illustration de la
continuité que la nature présente et l’occasion de remarquer que le repos
s’oppose moins à un mouvement que ne le fait le mouvement contraire.
Au livre VI, Aristote examine de quelle manière le changement se divise
et à quel point on peut y reconnaître des parties. Dans un premier temps, remarquant
le caractère continu du changement, il manifeste qu’il n’a pas de parties
actuelles et qu’on ne peut en indiquer les parties ultimes. Comme toute entité
continue – grandeur, temps, infini – il n’a de parties qu’en puissance et sous
ce rapport il est divisible à l’infini. On ne peut identifier de partie du
changement ou de la grandeur ou du temps qui soit la plus petite : le
changement ne se compose pas de moments, ni la ligne de points, ni le temps
d’instants.
En conséquence, on ne peut indiquer, ni pour le changement, ni pour la
grandeur, ni pour le temps, une partie qui en serait la première par soi. On
peut pointer dans le temps quelque chose qui serait ainsi premier par soi après
l’achèvement d’un changement, mais ce ne sera pas strictement un temps ; ce
sera un instant. Par contre, on ne peut pas indiquer, dans un changement
commencé, ni un temps ni même un instant qui serait absolument le premier,
comme on ne peut non plus pointer une partie qui en serait absolument la
première, ni même un point qui serait premier dans une ligne commencée. Ni non
plus, dans le temps d’un changement, une première partie absolue où il a déjà
commencé à s’effectuer ; ni, après l’instant avant lequel le changement
n’était pas commencé, un premier instant où il est déjà commencé. La
divisibilité à l’infini de toute entité continue l’exclut totalement.
Pour le comprendre, il faut saisir la notion de ‘premier’ par soi sur
laquelle revient sans cesse Aristote : la première partie qui serait toute
entière première, qui ne le serait pas seulement du fait que l’une de ses
propres parties vient avant toutes les autres. Toute partie dite première, dans
un changement, une ligne ou un temps, se divise toujours en parties dont l’une
précède les autres et se trouve donc première en comparaison du tout de cette
dite première partie, qui n’est donc toujours première qu’en raison de la
primauté de l’une de ses parties. Comme un jour qui serait le premier parce
qu’il contient la première heure.
Ces distinctions subtiles permettent de comprendre aussi que rien
d’indivisible ne peut changer, puis de réfuter les sophismes de Zénon, de
Démocrite et d’Héraclite, qui voudraient tantôt déclarer impossible tout
changement, tantôt mettre en mouvement continuel des atomes indivisibles,
tantôt faire tout baigner dans un changement infini.
Observer le monde révèle un mode d’être
bien spécial : le changement. En ce monde abonde un être si précaire et
contingent dans son existence que d’abord il n’existe pas : il doit
commencer à être. Engendré, il n’est pas encore tout à fait ce qu’il doit
être : il a besoin de le devenir au cours d’un changement progressif ;
d’abord en puissance, il se voit conduit à son acte par un autre déjà en acte.
Pour ce, il a encore besoin de se rendre au lieu qui offre les conditions de
son existence la meilleure et d’y reposer ; il a même éventuellement besoin de
souffrir des altérations pour entrer en possession des compétences requises à
ses opérations ; il a besoin aussi de croître pour développer toute la quantité
nécessaire à son plein être et à l’exercice efficace de ses opérations.
Une extrême diversité s’observe entre
les êtres naturels. Et un ordre, une hiérarchie. Certains sont plus
simples : ils résultent les premiers de la réception d’une forme
substantielle en la matière première. D’autres suivent, mixtes, qui tout en
recevant leur forme substantielle dans une matière première dont ils privent
les précédents, corrompus quant à leur forme, assument tout de même en leur
composition quelque propriété de l’arrangement élémentaire et des fonctions de
l’être antérieur. Et ainsi de suite, de corps mixtes en corps de plus en plus
complexes, jusqu’aux vivants. Puis chez les vivants, tous d’abord simplement
végétaux, certains s’élèvent à une vie de connaissance et d’affectivité
sensible, d’autres à une vie de connaissance et d’affectivité intellectuelle.
L’étude des êtres naturels est destinée
à se continuer dans l’examen de ces différentes couches de complexité, des
propriétés les plus communes à celles des êtres plus complexes : les
éléments, les minéraux, les vivants ; le déplacement, l’altération, la vie. Ce
sera l’affaire des traités naturels ultérieurs. Mais elle doit d’abord se
tourner vers l’origine des êtres naturels. Des deux côtés, elle en viendra à sortir des limites de
l’observation de l’être mobile. Du côté de la complexification, on aboutira à
l’examen du corps le plus complexe, et à découvrir son existence informée par
une âme immatérielle, intellectuelle. Du côté de l’origine, on devra trouver
sa première existence et son premier changement dus à un moteur immobile, lui
non plus ne tombant pas en son essence sous la juridiction de l’étude de l’être
naturel. Le découvrir est se rendre compte que l’être naturel ne s’explique pas
tout de lui-même.
Il n’existe pas
d’infini en acte dans la nature, ainsi que nous l’avons vérifié. Il ne peut pas
y avoir une chaîne de dépendance sans fin dans l’être. Un être dont l’existence
commence la reçoit nécessairement d’un autre ; il ne peut se la donner
lui-même. De là on arrive à l’évidence qu’il y ait un être différent, qui n’ait
pas à commencer son existence ni à la recevoir d’un autre.
Cet être, n’ayant pas eu à commencer, ne
peut pas non plus avoir eu à acquérir la totalité de son être à travers un
changement, une amélioration, car le passage à l’acte est aussi affaire d’être
imparfait et dépend d’un être déjà en acte. Ce premier être est donc
inévitablement immobile, éternel, nécessaire, parfait depuis toujours. On ne
peut l’observer directement, mais simplement à regarder les êtres naturels et à
prendre conscience des conditions indispensables à leur existence, on le
découvre : ce sera cela passer à la métaphysique.
Autre chose qu’on découvrira aussi à ce
niveau métaphysique, c’est que cet être est unique, acte pur, existence pure et
sans mélange d’essence ou de puissance. Comme tout ce qui existe lui ressemble,
tient le principal de son être à son image, comporte un ordre, une hiérarchie
serrée, forme un univers extrêmement ordonné, en collaboration, avec
interactions, cela ne peut venir que d’un premier être. Comme une maison bien
construite ne peut venir que des instructions d’un seul architecte, et non de
l’agir indépendant de maçons, d’électriciens, de peintres, de menuisiers non
coordonnés.
L’observation de la hiérarchie et de
l’ordre dans l’architecture du monde contraint aussi à découvrir un ordre
nécessaire dans sa création. Les êtres les plus complexes, les vivants,
présupposent nécessairement les plus simples, jusqu’aux éléments. Les mouvements
plus complexes de croissance et d’altération présupposent le mouvement local.
Jusqu’à forcer un début dans l’infiniment simple. La science d’aujourd’hui le
reconnaît de plus en plus. En accumulant les observations
astronomiques qui pointent dans la direction d’un monde d’autant plus simple
que plus ancien, on finit par pousser la chose à l’absurde, avec l’idée d’un big bang, d’une miette
de rien qui exploserait dans un espace vide et donnerait ainsi départ à
l’univers.
Nous savons pourtant dès le début que rien ne donne rien. Mais en
constatant que dans l’univers tous les changements se mesurent par le même et
unique temps, nous prenons conscience qu’il y a dans notre monde un changement
fondamental premier auquel se rapportent tous les autres, au temps duquel se
ramène celui de tous les autres. Il y a un premier mobile qui se déplace d’un
mouvement uniforme que nous pressentons en observant la régularité des
mouvements astronomiques et des mouvements subatomiques.
De la même manière que nous n’arrivons pas à situer absolument les
choses dans leur lieu propre et que nous référons à la limite de leur contenant
visible, ainsi nous n’arrivons pas non plus à identifier le premier mobile ni
le premier mouvement, mais nous prenons pour son ‘député’ la révolution de la
terre autour du soleil ou sur elle-même. D’autres ont repéré un mouvement
encore plus régulier et élémentaire dans quelque vibration atomique,
quoiqu’Aristote trouverait qu’il manque de continuité. Chose certaine,
néanmoins, le fait qu’il y a un temps unique pour toutes choses dépend d’un
premier changement régulier que nous percevons confusément. Un déplacement,
dont les différentes positions ouvriront ensuite sur les différentes conditions
d’existence capables de provoquer la variété dans les générations et
altérations. Aristote a cru pouvoir attribuer au premier ciel ce premier
mouvement. Son erreur sur cette précision ne diminue pas l’évidence de la
nécessité d’un premier mouvement.
Son moteur, le premier moteur, ne peut avoir de quantité, de grandeur.
Aussi doit-il être immatériel. On trouve cette preuve d’un premier moteur chez
saint Thomas mieux dégagée de tout l’appareil caduque de l’astronomie
aristotélicienne. D’abord ceci : ce dont l’existence est la plus sûre et
évidente, quand on y pense un peu, est un être nécessaire. Un être qui ne
puisse pas ne pas être, qui n’ait pas à attendre son existence d’un autre être,
qui soit par lui-même. Rien ne peut exister sinon en dépendance d’un tel être.
On a déjà cette évidence à un niveau plus particulier : notre expérience
nous dit déjà que la cause doit être proportionnée à l’effet, que le plus ne
peut sortir du moins, que pour donner quelque chose il faut l’avoir. L’être ne
peut donc sortir du néant. Pour nous familiariser avec cette idée, un peu dépaysante quand
on aperçoit pour la première fois son effet au niveau de l’être, on peut constater
que le même raisonnement s’applique à propos du changement : le mobile ne
peut s’expliquer que par l’immobile. S’il existe des êtres mobiles, ce ne peut
être qu’en dépendance d’un être immobile qui les induise en changement. On en a
cette expérience concrète : pour déplacer un meuble, on doit pouvoir
compter sur un sol immobile. « Donnez-moi un point d’appui, dit Archimède,
et je déplacerai la terre. »
Pour prouver l’existence d’un premier moteur et d’un premier mobile,
Aristote a fait beaucoup de cas du fait que rien d’intermédiaire ne sépare le
moteur de son mobile. Il s’affaire ensuite longuement à le prouver tour à tour
en chaque espèce de changement. Ce propos l’amène entre autres choses à
insister sur ce que l’altération implique toujours une qualité sensible, au
point de nier toute altération en ce qui concerne les autres espèces de
qualités : la disposition et l’habitus, la capacité naturelle, la forme
et la figure.
Dès qu’il y a ordre, la comparaison devient possible. Dans la seconde
partie de son septième livre, Aristote s’affaire à préciser les conditions
d’une possible comparaison entre changements. Car tous les changements ne se
comparent pas. Comme d’ailleurs avec tout ce qui se compare, il faut, entre les
changements dont on veut comparer la vitesse, par exemple, que n’intervienne
aucune homonymie, et qu’on demeure à l’intérieur du même genre et même qu’on
ne sorte pas de l’espèce.
Ainsi, pas de comparaison qui vaille entre déplacements, altérations et
croissances. Ni entre déplacements d’espèces différentes, entre altérations
d’espèces différentes, croissances d’espèces différentes. À cette disqualification
suffit, pour les déplacements, qu’ils aient lieu sur une grandeur de figure
différente, droite ou circulaire ; pour les altérations, qu’on l’on ne
satisfasse pas à l’un de deux critères : que l’affection concernée ne soit
pas strictement de même espèce ou que le sujet n’en soit pas affecté au même
degré. La génération, par contre, ne doit satisfaire que le premier
critère : des substances engendrées qui relèvent de la même espèce ; car
il n’y a pas de degrés d’appartenance à son espèce pour la substance : on
n’est pas plus ou moins homme, ou cheval, ou chien.
Tout le huitième livre est consacré à manifester longuement la nature
nécessairement immobile et immatérielle du premier moteur. Aristote le fait en
comptant sur le fait de l’éternité du changement qui requiert un moteur
éternel. Sa preuve présente cependant quelque circularité, comme il compte sur
le fait que tout instant est précédé et suivi d’un autre, ce qui serait le cas
si de fait le changement et le temps étaient éternels.
De toute manière, même un changement temporaire requiert une source dans
un moteur immobile et immatériel et le développement du huitième livre le
démontre amplement. Il y a d’abord à saisir le caractère fondamental du
déplacement, en rapport à l’altération et à la croissance, qui l’impliquent.
Puis la précédence du déplacement circulaire sur le rectiligne, du fait que
seul le circulaire est susceptible de continuité indéfinie.
Cela montré, on est à même de comprendre que le premier mobile, dont
tout autre changement dépend, doit effectuer un déplacement circulaire continu
et que pareil mouvement requiert absolument un moteur immobile, comme tout
moteur qui se trouve lui-même en mouvement a besoin de dépendre d’un moteur
antérieur, la nature même du changement impliquant qu’on ne peut strictement
pas se donner à soi-même la perfection qu’on n’a pas. Seul, donc, un moteur
immobile, ne souffrant d’aucune privation qui appelle quelque changement, peut
se trouver responsable premier de tout changement. N’ayant pas lui-même à
changer, gardant toujours exactement les mêmes dispositions, insiste Aristote,
il peut induire sans se fatiguer un changement qui ne cesse pas et en lequel
s’enracine tout autre.
En toute dernière instance, cette immobilité oblige le premier moteur à
l’immatérialité : il ne peut avoir grandeur, ni parties, parce qu’il ne
peut souffrir divisibilité.
Il est difficile de faire le joint entre
les observations plus précises que nous faisons aujourd’hui des choses
naturelles et les conceptions communes élaborées par les anciens. La tentation
est vite d’écarter les secondes et de considérer automatiquement que les
premières confirment les théories générales en vogue aujourd’hui, puisque ce
sont ces dernières qui ont rendu possible de faire ces observations.
Pour échapper à cette tentation, il
s’agit de lire attentivement les auteurs scientifiques qui se sont donné la
peine de réfléchir sur leur science, sur son progrès, sur sa méthode, sur la
portée de ses découvertes. Ce qui en accroît la difficulté, c’est que ces
savants ont le plus souvent beaucoup de peine à dégager les concepts dont ils
se servent du langage mathématique obscur dont ils usent sur le terrain. Plus
ou moins volontiers, ils donnent ainsi un complexe d’incompétence aux
intelligences qui ont limité davantage aux concepts communs leur réflexion sur
la nature. Mais ils se mettent aussi moins en mesure de cerner les conséquences
véritables de leurs découvertes sur la conception qu’il faut se faire de
l’univers matériel.
Commentaire de la ‘Physique’
d’Aristote
et son commentaire par Thomas d’Aquin
Livre I - Les principes de la mobilité
Ramener aux principes et aux causes
1.
184a10 Concevoir et savoir[61] surviennent, en toute
science[62] dont il y a principes
ou causes ou éléments, du fait de leur connaissance. En effet, nous pensons
connaître à fond quoi que ce soit lorsque nous en connaissons les premières
causes, les premiers principes et jusqu’aux éléments. Manifestement donc, aussi
quant à la science qui porte sur la nature, on doit d’abord tenter de définir
ce qui en concerne les principes.
Du confus au distinct
2.
184a16 La voie naturelle, c’est
de connaître en allant du plus connaissable[63] et du plus certain[64] pour nous au plus
certain et connaissable par nature ; car ce n’est pas le même objet qui se
trouve connaissable pour nous et absolument. Voici donc selon quel ordre on
doit avancer : du moins certain par nature, mais plus pour nous, au plus
certain et plus connaissable par nature. Or, ce qui nous est d’abord manifeste
et certain[65], c’est ce qui est plus
confus[66] ; c’est après, à partir
de lui, à mesure qu’on le divise, que les éléments et les principes se font
connaître. Aussi doit-on aller de l’universel au singulier[67].
3.
184a24 Le tout prête mieux à
connaissance au sens ; or l’universel est une sorte de tout, car il contient
bien des éléments comme parties.
4.
184a26 Par ailleurs, les noms
se rapportent de la même manière à la définition[68] : le nom signifie
en effet la chose indistinctement comme une sorte de tout, comme le fait le nom
‘cercle’, tandis que la définition la divise en ses éléments singuliers.
5.
184b12 De plus, les enfants
appellent d’abord tous les hommes pères, et mères toutes les femmes[69] ; c’est par après
qu’ils distinguent chacun d’eux.
#1. — La Physique,
que nous entreprenons de commenter, constitue le premier traité de la science
naturelle. Il faut donc, tout au début, signaler la matière et le sujet de
cette science. Par ailleurs, toute science réside dans l’intelligence et tout
devient intelligible en acte du fait d’une certaine abstraction de la matière.
Par conséquent, chaque relation différente avec la matière implique une science
différente. De plus, toute science s’obtient par une démonstration qui use de
la définition comme moyen terme. Définir autrement devra donc aussi
entraîner des sciences différentes.
#2. — Sous ce rapport, certains
êtres dépendent d’une matière pour exister et ne peuvent non plus se définir
sans cette matière ; d’autres, par contre, tout en ne pouvant exister que dans
une matière sensible, se définissent pourtant sans inclure pareille matière
dans leur définition. Ils diffèrent entre eux comme le courbe et le camus ; le
camus existe dans une matière sensible qui doit intervenir dans sa définition :
le camus est un nez courbe. Il en va pareillement de tout être
naturel : l’homme et la pierre, par exemple. Le courbe, par contre, bien
qu’incapable d’exister autrement que dans une matière sensible, n’en inclut
aucune dans sa définition. Il en va pareillement de tout objet mathématique,
comme les nombres, les grandeurs et les figures. D’autres êtres enfin ne
dépendent de matière ni pour exister ni pour se concevoir[70]. Soit qu’ils n’existent
jamais dans une matière, tels Dieu et les autres substances séparées. Soit
qu’ils n’existent pas toujours dans une matière, comme la substance, la
puissance et l’acte, et comme l’être en tant que tel.
#3. — C’est sur pareils êtres que
porte la métaphysique. La mathématique, elle, porte sur ceux qui dépendent de
la matière sensible pour exister, mais non pour se concevoir. La science
naturelle, dite Physique, porte quant à elle sur ceux qui dépendent
de la matière à la fois pour exister et pour se concevoir.
Par ailleurs, tout ce qui comporte
matière est mobile. L’être mobile, voilà donc le sujet de la philosophie
naturelle. En effet, celle-ci porte sur les choses naturelles, dont le principe
est leur nature, laquelle intervient comme principe de changement et de repos[71] en ce en quoi elle se
trouve. La science naturelle concerne donc ce qui comporte en soi principe de
changement.
#4. — Par ailleurs, ce qui découle
d’un caractère commun doit se traiter en premier et à part, pour ne pas avoir à
se répéter à propos de chacune de ses applications. Ce motif fait commencer la
science naturelle par un traité sur les caractères attachés à l’être mobile en
général. Pareillement, l’ensemble des sciences commence avec la philosophie
première, qui traite de ce qui est commun à l’être en tant qu’être.
Voici donc la Physique,
livre intitulé aussi De l’écoute physique, ou naturelle, du
fait de s’enseigner normalement à des auditeurs. Son sujet est l’être mobile
pris absolument. Non pas : le corps mobile, car c’est dans ce
traité qu’on prouve que tout mobile est un corps ; or aucune science ne prouve
son sujet. C’est pourquoi le traité Du Ciel, qui suit celui-ci,
commence avec une définition du corps.
Les autres traités de science
naturelle font suite ; on y traite des espèces des êtres mobiles. Par exemple,
le traité Du Ciel concerne le mobile qui se déplace, ainsi affecté de
la première espèce du changement[72] ; celui De la
génération touche la réception d’une forme, ainsi que les premiers êtres
mobiles : les éléments, en rapport à leurs transformations générales.
Leurs transformations spéciales se traitent dans le traité Des Météores.
Il s’agit ensuite des êtres mobiles mixtes inanimés, dans le traité Des
Minéraux ; puis des vivants, dans celui De l’âme et dans le reste
des traités naturels.
#5. — Le Philosophe initie ce
traité avec un proème où il montre dans quel ordre on doit procéder en science
naturelle.
Il y établit deux règles : il
faut, montre-t-il, commencer en traitant des principes, et (184a16) des principes les plus
universels.
Il commence avec cet
argument : concevoir et savoir[73], en toute science dotée
de principes, causes ou éléments, dépend de leur connaissance ; or la science
qui porte sur la nature en est dotée ; il faut donc y commencer en fixant ces
principes.
‘Concevoir’ renvoie aux définitions
et ‘savoir’ aux démonstrations. Comme les démonstrations, en effet,
les définitions aussi partent des causes, car une définition complète est une
démonstration, avec la seule disposition comme différence[74].
Par ‘principes’, ‘causes’ et
‘éléments’, Aristote entend des choses distinctes. La cause présente plus
d’extension que l’élément. Celui-ci est précisément ce dont une chose est
initialement composée et qui reste en elle[75] ; les éléments d’un
mot, par exemple, ce sont ses lettres, non ses syllabes. On appelle causes,
plus largement, tout ce dont des choses dépendent pour être ou pour changer ;
aussi, ce qui, hors d’une chose ou en elle, mais sans la composer initialement,
mérite le nom de cause, mais non d’élément. Le principe, lui, implique un ordre
dans un processus ; on peut donc être principe sans être cause. Par exemple, le
début d’un changement en est le principe, mais non la cause ; et un point
constitue le principe d’une ligne, mais non sa cause.
Ici, à ce qu’il semble, le
Philosophe entend par ‘principes’ les causes motrices et les agents, dont
surtout on attend l’ordre d’un processus ; par ‘causes’, les causes formelles
et finales, dont dépendent surtout les choses pour être et changer ; et par
‘éléments’, les premières causes matérielles.
Il use de ces noms en disjonction
et non en conjonction, pour signaler que toute science ne démontre pas par
toutes les causes. En effet, la mathématique ne démontre que par la cause
formelle ; la métaphysique, principalement par les causes formelle et finale,
mais aussi par l’efficiente ; la science naturelle, enfin, par toutes les
causes.
Il prouve ensuite la première
proposition de son argument à partir de l’opinion commune[76]. C’est qu’on pense
vraiment connaître une chose quand on en connaît toutes les causes, des
premières aux dernières. Il n’y a pas ici à prendre ‘causes’, ‘éléments’ et
‘principes’ en d’autres sens que plus haut, comme le veut le Commentateur,
mais en les mêmes sens. Le Philosophe précise “jusqu’aux éléments” du fait que
c’est la matière qui tombe en dernier dans notre connaissance. Car la matière
est en vue de la forme, tandis que la forme vient de l’agent en vue de la fin,
si elle ne constitue pas elle-même la fin. Par exemple, c’est en vue de scier,
disons-nous, que la scie a des dents, et il faut qu’elles soient de fer pour se
trouver aptes à scier.
#6. — Le Philosophe montre ensuite (184a16) que parmi les principes
il faut traiter en premier des plus universels ; il le montre d’abord avec un
argument, puis (184a24)
avec des signes.
Voici son argument. Il nous est
naturel, pour connaître, d’aller de ce qui est plus connaissable pour nous à ce
qui l’est plus par nature ; or l’objet le plus connaissable pour nous, c’est le
confus, à savoir, l’universel. Il nous faut donc aller de l’universel au
singulier.
#7. — Ce n’est pas la même chose,
précise-t-il ensuite pour manifester la première proposition, qui se trouve le
plus connaissable pour nous et par nature. Même que le plus connaissable par
nature l’est le moins pour nous. Or l’ordre naturel pour apprendre, c’est
d’aller du connu[77] à l’inconnu. Il faut
donc aller du plus connaissable pour nous à ce qui l’est le plus par nature.
Ce qui d’après le Philosophe est le
plus connaissable “par nature”, doit-on noter, c’est la même chose que ce qui
l’est le plus absolument. Et ce qui l’est le plus absolument, c’est ce qui
l’est le plus en soi. Enfin, le plus connaissable en soi, c’est ce qui détient
davantage d’entité, car tout ne prête à connaissance qu’à proportion de son
être. Être davantage, par ailleurs, c’est être davantage en acte. Voilà donc le
plus connaissable par nature.
Pour nous, il en va à l’inverse, du
fait que notre intelligence va de la puissance à l’acte. De plus, notre
connaissance commence avec les êtres sensibles, qui étant matériels ne sont
intelligibles qu’en puissance. C’est pourquoi nous les connaissons avant les
substances séparées, qui par nature prêtent pourtant plus à connaissance[78].
Bien sûr, Aristote ne qualifie pas
des objets comme “plus connaissables par nature” au sens où la nature
les connaîtrait, mais du fait qu’ils prêtent plus à connaissance en eux-mêmes
et en raison de leur propre nature. Il dit expressément : “plus connaissable
et plus certain”, parce que les sciences ne recherchent pas n’importe quelle
connaissance, mais la plus certaine.
Ensuite, doit-on savoir pour
comprendre la seconde proposition, on appelle ici ‘confus’ ce qui contient en soi autre chose en puissance et indistinctement.
Or connaître indistinctement se place entre la pure puissance et l’acte
parfait. Comme notre intelligence va de puissance à acte, le confus se présente
à elle avant le distinct. Cependant, il y a science complète en acte seulement
quand, au bout de l’analyse, on parvient à une connaissance distincte des
principes et des éléments. Voilà pourquoi le confus nous est connu avant le
distinct.
Que maintenant l’universel soit
confus, cela est manifeste, car il contient en lui ses espèces en puissance, de
sorte que qui connaît une chose universellement la connaît indistinctement ; sa
connaissance devient distincte quand chaque précision contenue en puissance
dans l’universel devient connue en acte. Qui, par exemple, sait qu’on est
animal, sait seulement en puissance qu’on est rationnel. Or connaître en puissance
précède connaître en acte ; suivant donc cet ordre qui nous fait passer de la
puissance à l’acte pour apprendre, nous savons qu’il s’agit d’un animal avant
de savoir qu’il s’agit d’un homme.
#8. — Toutefois, d’après le
Philosophe, ailleurs[79], le singulier est plus
connaissable pour nous, tandis que l’universel l’est plus par nature ou
absolument. Voilà qui semble contrarier ce qu’on vient de dire.
C’est que le Philosophe entend
alors par singulier l’individu même. Celui-ci est plus connaissable pour nous
du fait que la connaissance du sens, qui porte sur le singulier, précède en
nous celle de l’intelligence, qui porte sur l’universel. Comme la connaissance
intellectuelle est plus parfaite, et que l’universel est intelligible en acte,
alors que le singulier ne l’est pas, du fait qu’il soit matériel, l’universel,
absolument et par nature, est plus connaissable.
Ici, au contraire, ce n’est pas
l’individu qu’il appelle singulier, mais l’espèce[80]. Or celle-ci est plus
connaissable par nature, étant dotée d’une existence plus parfaite et
constituant une connaissance distincte. Les genres, par contre, tombent
auparavant en notre connaissance, comme ils constituent une connaissance en
puissance et confuse.
Le Commentateur, lui, explique
autrement.
Le Philosophe, dit-il, veut montrer
là[81] le mode de démonstration
propre à la présente science : elle démontre à partir des effets et de ce
qui est postérieur par nature. Il faudrait donc appliquer la considération actuelle
à l’ordre selon lequel démontrer, non selon lequel traiter[82]. Le Philosophe entend
ensuite[83], d’après lui,
manifester ce qui est plus connaissable pour nous et moins par nature :
le composé, en opposition au simple. Il entend ‘confus’ au sens de composé. À la fin, il conclurait comme une
espèce de corollaire qu’on doit aller du plus universel au moins universel.
Son explication ne convient pas ;
cela devient clair du fait qu’il ne ramène pas tout sous une seule intention.
En outre, ce n’est pas ici que le Philosophe entend montrer le mode de
démonstration de cette science ; il le fera au second livre, pour respecter
l’ordre dans lequel traiter des choses. Enfin, on ne doit pas entendre par
‘confus’ le composé, mais l’indistinct ; en effet, on ne pourrait alors
conclure quoi que ce soit de l’universel, car un genre ne se compose pas de ses
espèces.
#9. — Le Philosophe manifeste
ensuite (184a24) son propos avec trois
signes.
Le premier provient du tout
intégral sensible. Le tout sensible, dit-il, est plus connaissable pour le
sens ; le tout intelligible le sera donc également pour l’intelligence. Or
l’universel est une espèce de tout intelligible, car il comprend bien des
parties : ses inférieurs. L’universel est donc plus connaissable pour
notre intelligence.
Néanmoins, cette preuve semble
inefficace, car son usage de ‘tout’, ‘partie’ et ‘compréhension’ est homonyme.
Le tout intégral et le tout
universel, doit-on répliquer, s’assimilent du fait d’être tous deux confus et
indistincts. Qui saisit le genre, en effet, ne saisit pas encore les espèces
distinctement, mais seulement en puissance ; pareillement, qui saisit la maison
n’en distingue pas encore les parties. Comme c’est son caractère confus qui
nous fait connaître le tout en premier, cette raison vaut pour les deux touts.
Par contre, la composition n’est pas commune aux deux touts ; manifestement
donc, c’est exprès que le Philosophe a dit ‘confus’ et non ‘composé’.
#10. — Il présente ensuite (184a26) un autre signe en
rapport au tout intégral intelligible.
Le sujet défini se rapporte d’une
certaine manière comme un tout intégral aux principes qui le définissent, pour
autant que ces principes définissants se trouvent en acte en lui. Or qui
comprend un nom, par exemple, ‘homme’, ou ‘cercle’, ne distingue pas aussitôt
les principes qui définissent ce qu’il nomme. Ainsi, le nom fait l’effet d’une
espèce de tout indistinct, tandis que la définition divise le défini en chacun
de ses éléments et en énumère les principes.
Cela paraît contraire, toutefois, à
ce qui précède, car les principes définissants sont manifestement plus
universels, et le Philosophe vient de dire que les universels sont plus
connaissables pour nous. D’ailleurs, si le défini l’était plus que ses
principes définissants, sa définition ne nous le ferait pas connaître, car
tout ne se fait connaître à nous qu’à partir de ce que nous connaissons
davantage.
Les principes définissants, doit-on
répliquer, on les connaît en eux-mêmes avant de connaître le défini. Par
contre, on connaît le défini avant de savoir que les principes qui le
définissent sont justement ceux-là. Par exemple, on connaît l’animal et le
rationnel avant l’homme ; mais on connaît confusément l’homme avant de savoir
que l’animal et le rationnel sont ses principes définissants.
#11. — Le Philosophe présente
ensuite (184b12) un troisième signe tiré
du sensible plus universel.
Du côté de l’intelligence, c’est
l’intelligible plus universel qui nous est d’abord connu ; l’animal, par
exemple, avant l’homme. De même aussi, c’est le sensible plus commun qui nous
est d’abord connu, du côté du sens ; tel animal, par exemple, avant tel homme.
Et ceci à la fois quant au lieu et
quant au temps. Quant au lieu, car en voyant quelqu’un de loin, on perçoit
qu’il s’agit d’un corps avant de percevoir qu’il s’agit d’un animal, et cela
avant de percevoir qu’il s’agit d’un homme, et seulement à la fin qu’il s’agit
de Socrate. Quant au temps, c’est pareil : un enfant saisit qu’un tel est
un homme avant de saisir que c’est tel homme, qui est Platon, qui est son père.
C’est ce qu’il veut dire, en soulignant que « les enfants appellent
d’abord tous les hommes pères et mères toutes les femmes », et que
« c’est par après qu’ils distinguent chacun d’eux », c’est-à-dire le
connaissent distinctement.
Voilà qui rend manifeste que nous
connaissons tout sous une certaine confusion avant de le connaître
distinctement.
Division des opinions
6. 184b15 Il doit y avoir ou un seul principe
ou plusieurs. S’il n’y en a qu’un, il sera ou immobile, comme le disent
Parménide et Mélissos, ou mobile, d’après les naturalistes, qui affirment les
uns que le premier principe, c’est l’air, les autres, que c’est l’eau. S’il y
en a plusieurs, ils seront ou nombrables ou innombrables ; nombrables, et, plus
d’un, ils seront deux ou trois ou quatre, ou un autre nombre ; innombrables,
ils seront ou bien, d’après Démocrite, d’une seule famille, avec des
différences de figure ou de forme[84], ou bien encore
contraires.
7.
184b22 C’est pareil pour qui
cherche combien d’êtres il y a : examinant de quels éléments ils sont
constitués, on cherche d’abord s’il y en a un ou plusieurs et, s’il y en a
plusieurs, s’ils sont nombrables ou innombrables. En conséquence, de l’élément
comme du principe, on cherche s’il y en a un ou plusieurs.
Exclusion de certaines
théories
8.
184b25 Certes, considérer si
l’être est unique et immobile, ce n’est pas avoir en vue la nature. Le
géomètre, de son côté, n’aurait plus d’argument, d’ailleurs, face à qui détruirait
ses principes ; en produire reviendrait plutôt à l’adepte d’une autre science,
ou même d’une science commune à toutes. C’est pareil ici pour qui s’intéresse
aux principes : il n’y a d’ailleurs même plus de principe s’il n’y a qu’un
être, et qu’il soit un en ce sens, puisque tout principe l’est d’une ou de
plusieurs autres choses.
9.
185a5 Assurément, considérer
s’il est un en ce sens, c’est pareil à discuter toute autre position énoncée
simplement pour parler, comme celle d’Héraclite, ou celle où on prétendrait que
l’être se réduit à un seul homme.
10.
185a8 Ce n’est pas non plus au
naturaliste de résoudre un argument chicanier[85], ce qui est le cas de
ces deux-là, celui de Mélissos et celui de Parménide, car ils assument des
faussetés et ne concluent pas[86]. Celui de Mélissos est
spécialement pesant[87] et ne pose aucun problème[88] ; concède-t-on une
absurdité, les autres s’amènent[89], rien de surprenant.
Postulat fondamental
11.
185a12 Quant à nous, supposons[90] que tout être naturel,
ou du moins quelques-uns sont mobiles[91], ce qui est d’ailleurs
manifeste par l’induction. En même temps, il ne convient pas non plus de tout
résoudre, mais seulement ce qu’on conclut de faux[92] des principes et rien
qu’on ne conclue pas d’eux. Par exemple, c’est à la géométrie de résoudre la
quadrature effectuée par le moyen des tranches[93], mais pas celle
d’Antiphon.
12.
185a17 Toutefois, puisqu’ils
considèrent la nature, même s’ils ne se trouvent pas à formuler des problèmes[94] naturels[95], peut-être y a-t-il
quelque bien à en discuter tant soit peu, surtout que cela touche la
philosophie.
#12. — Dans son proème,
le Philosophe a montré que la science naturelle doit commencer par les
principes les plus universels ; il commence maintenant, suivant l’ordre
annoncé, à examiner ce qui relève de la science naturelle.
Cela comporte deux parties :
il traite d’abord des principes universels de la science naturelle, puis (200b1) de l’être mobile en
général[96], sujet visé en ce
traité.
La première partie en comporte
deux : le Philosophe traite d’abord des principes du sujet de cette
science, c’est-à-dire des principes de l’être mobile en tant que tel ; puis (192b1) des principes de sa méthode[97].[98]
La première partie en comporte
deux : il recueille d’abord les opinions des autres sur les principes
communs de l’être mobile, puis (188a19) s’enquiert de la vérité à leur
sujet. Le premier point se divise en trois : le Philosophe présente
d’abord différentes opinions des anciens philosophes sur les principes communs
de la nature, puis (184b25)
montre qu’il n’appartient pas au naturaliste d’examiner certaines d’entre
elles ; il examine enfin (185a20) ces opinions et réfute leur
fausseté.
Le premier point se divise en
deux : il présente d’abord différentes opinions des philosophes sur les
principes de la nature, puis (184b22) montre qu’on trouve la même
diversité dans leurs opinions concernant les êtres.
#13. — Nécessairement, dit-il, il
existe ou un seul ou plusieurs principes de la nature ; l’une et l’autre
contradictoire a trouvé des philosophes pour la soutenir.
En introduisant un seul principe,
certains l’ont prétendu immobile, comme Parménide et Mélissos, dont l’opinion
s’éclaircira plus loin, tandis que d’autres, les anciens naturalistes, l’ont
prétendu mobile. De ces derniers, certains, comme Diogène, ont nommé l’air
comme principe de tous les êtres naturels, d’autres l’eau, comme Thalès,
d’autres le feu, comme Héraclite, et d’autres enfin quelque intermédiaire
entre l’air et l’eau, comme la vapeur. Personne d’entre eux n’a toutefois nommé
la terre, à cause de sa grossièreté. Ils donnaient par ailleurs ces principes
comme mobiles, en considérant toute autre chose comme produite par leur
raréfaction et condensation.
Quant à introduire plusieurs
principes, certains les ont faits limités en nombre, d’autres illimités.
Limités en nombre, mais plus qu’un, certains en ont vu deux : le feu et la
terre, comme Parménide[99] ; d’autres trois :
le feu, l’air et l’eau, la terre leur apparaissant déjà chose composée, à
cause de sa grossièreté ; d’autres quatre, comme Empédocle, ou encore un autre
nombre : Empédocle lui-même a ajouté deux autres principes à ses quatre
éléments : l’amitié et la discorde.
Ceux qui ont présenté des principes
illimités en nombre ont divergé. Démocrite a donné comme principes de toutes
les choses des corps indivisibles, appelés atomes. Il a décrit ces derniers
comme tous d’une nature unique, mais avec des différences de figure et de
forme, avec même de la contrariété entre eux. Trois contrariétés respectives,
de fait : en rapport à leur figure, le courbe et le droit ; en rapport à
leur ordre, l’antérieur et le postérieur ; en rapport à leur position, l’avant
et l’arrière, le haut et le bas, la droite et la gauche. Avec ces atomes de
même nature, soutenait-il, différentes choses se trouvent produites selon leur
diversité de figure, de position et d’ordre. Par opposition, le Philosophe fait
comprendre l’opinion opposée d’Anaxagore ; lui aussi a décrit les principes
comme illimités, mais sans les restreindre à une seule nature. Les principes de
la nature, prétendait-il, tiennent à une infinité de très petites particules de
chair et d’os et autres pareilles choses[100].
Aristote n’a pas divisé ces
dernières opinions selon la mobilité et l’immobilité des principes, car
personne n’a pu prétendre à plusieurs principes immobiles. Tous concèdent de
la contrariété dans leurs principes et les contraires sont de nature à
s’altérer mutuellement ; l’immobilité ne pouvait donc pas tenir avec la
pluralité des principes.
#14. — Le Philosophe montre ensuite
(184b22) qu’une même diversité
d’opinions vise les êtres. Les naturalistes, dit-il, enquêtant sur ce qui est,
sur les êtres, cherchent combien il y en a, un seul ou plusieurs, et si
plusieurs, en nombre limité ou illimité. C’est que les anciens naturalistes
n’ont connu que la cause matérielle, et n’ont touché que peu aux autres. Les
formes naturelles leur paraissaient d’ailleurs des accidents, comme les formes
artificielles ; toute l’essence[101] des artefacts tenant à
leur matière, il en allait de même, à leur avis, de celle des êtres naturels.
Par suite, en n’admettant qu’un
principe seulement, l’air par exemple, on pensait qu’en leur essence les autres
êtres étaient de l’air, et ainsi de suite pour les autres opinions. C’est le
sens de sa formule, que les naturalistes examinent “de quels éléments les êtres
sont constitués” : en enquêtant sur les principes, ce sont les causes matérielles
qu’ils recherchent, de quoi on dit que les êtres sont constitués. Ainsi
appert-il qu’en examinant s’il existe un seul ou plusieurs êtres, leur
recherche porte sur les principes matériels, dits éléments.
#15. — Il y a là une opinion,
montre-t-il ensuite (184b25), dont la réfutation ne revient
pas au naturaliste.
À ce propos, deux points : le
Philosophe signale d’abord que réfuter l’opinion de Parménide et de Mélissos ne
relève pas de la science naturelle, puis (185a17) marque quelle raison rend tout de
même utile au présent propos de le faire.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord que cette réfutation n’appartient pas
à la science naturelle, puis (185a8) qu’il ne lui appartient pas non plus de résoudre les
arguments assignés à sa preuve. Il appuie le premier point sur deux arguments (184b25 et 185a5).
Ce n’est pas à la science
naturelle, dit-il, d’examiner cette opinion, que l’être serait unique et
immobile. C’est qu’il n’y a aucune différence, dans l’intention des anciens
philosophes, à n’admettre qu’un seul principe immobile ou un seul être
immobile.
Que la réfutation n’en revienne pas
au naturaliste, le Philosophe le montre comme suit. Ce n’est pas à la géométrie
d’argumenter contre qui détruit ses principes. Cela concerne plutôt une autre
science particulière, si jamais la géométrie se subordonne à une autre, comme
la musique se subordonne à l’arithmétique, à laquelle il revient de répliquer à
qui nie les principes de la musique ; ou bien une science commune, la logique
ou la métaphysique. Or la position mentionnée détruit les principes de la
nature : s’il n’existe qu’un seul être, et “qu’il soit un en ce sens”, à
savoir, immobile, tellement que rien d’autre n’en procède, la notion même de
principe se trouve détruite, tout principe l’étant d’une chose ou de
plusieurs. Admettre un principe entraîne une pluralité, car autre est le
principe et autre ce dont il est le principe. Nier la pluralité, donc, détruit
tout principe. Le naturaliste ne doit donc pas discuter de cette position.
#16. — Le Philosophe montre ensuite
(185a5) la même chose avec un
autre argument : une science n’a pas à opposer d’argument à des opinions
manifestement fausses et paradoxales ; se préoccuper de quiconque émet des
avis contraires aux opinions du sage est stupide[102].
C’est le sens de sa remarque, que
d’examiner si l’être est unique en ce sens, à savoir, immobile, c’est comme
discuter de toute autre position paradoxale, comme de celle d’Héraclite, que
tout change et que rien n’est vrai, ou celle de qui dirait que tout l’être se
ramène à un homme, position parfaitement paradoxale. Qui soutient qu’il
n’existe qu’un être immobile prétend forcément que l’ensemble de l’être se
réduit à une seule chose. Manifestement, la science naturelle n’a pas à
discuter cette position.
#17. — Le Philosophe montre ensuite
(185a8) que le naturaliste n’a
pas à résoudre les arguments des philosophes mentionnés. Et cela avec deux
arguments.
Il prouve d’abord son propos du
fait qu’on n’impose pas à une science de résoudre les sophismes manifestement
déficients en leur forme ou matière. C’est le sens de sa remarque, que ce
serait pareil à résoudre des paradoxes, “des arguments chicaniers”,
c’est-à-dire sophistiques. D’être sophistiques, les arguments de Mélissos et
de Parménide en souffrent tous les deux : ils pèchent en leur matière,
car ils “assument des faussetés”, ils acceptent des propositions fausses ; ils
pèchent encore en leur forme, car ils “ne concluent pas”. L’argument de
Mélissos “est spécialement pesant”, vain et fat, et “ne pose aucun problème”,
n’induit aucune difficulté, comme on le montrera plus loin. Rien de surprenant
à ce qu’à concéder une absurdité d’autres s’ensuivent. Ainsi donc, peut-on
conclure, il ne s’impose pas au philosophe naturel de résoudre pareils
arguments.
#18. — Voici ensuite (185a12) son second argument
pour montrer la même chose.
Dans la science naturelle, on
suppose que les êtres naturels changent, tous ou quelques-uns. Il précise ainsi
du fait qu’il y a doute si c’est le cas de certains et sur la modalité de leur
changement ; par exemple, concernant l’âme, le centre de la terre, le pôle du
ciel, les formes naturelles, et ainsi de suite. Mais qu’en général les êtres
naturels changent, cela peut devenir manifeste par induction ; leur changement
est évident au sens.
Dans la science naturelle, on doit
supposer le changement, comme on doit supposer la nature, dont la définition
inclut le changement, puisqu’elle est principe de changement[103].
Ceci entendu, que dans la science
naturelle on suppose le changement, le Philosophe montre son propos par le
fait qu’une science n’a pas à résoudre toutes les objections, mais seulement
celles qui concluent du faux à partir de ses principes. Celles qui ne concluent
pas de ses principes, mais plutôt de leurs contraires, ne se résolvent pas en
elle.
Cela, il le prouve avec un exemple
tiré de la géométrie. “La quadrature”, dit-il, celle du cercle, “effectuée par
le moyen des tranches” de circonférence, il appartient au géomètre de la
résoudre, parce qu’elle ne suppose rien de contraire aux principes de cette
science. C’est qu’on veut trouver un carré égal à un cercle en divisant la
circonférence d’un cercle en plusieurs parties, et en supposant des lignes
droites pour chacune des parties. De la sorte, en trouvant une figure de type
rectiligne égale à l’une des figures contenues par la tranche d’une
circonférence et des cordes, plusieurs ou toutes, on estime avoir trouvé une
figure rectiligne égale à tout le cercle, à laquelle il soit facile de trouver
un carré égal par des principes de géométrie. De la sorte, on pense pouvoir
trouver un carré égal à un cercle. Mais on n’argumente pas suffisamment, parce
que, bien que ces tranches consument toute la circonférence du cercle, les
figures contenues par la tranche de la circonférence et les lignes droites,
pourtant, ne comprennent pas toute la superficie circulaire.
Par contre, résoudre la quadrature
d’Antiphon ne relève pas du géomètre, parce qu’il use de principes contraires à
ceux de la géométrie. Il décrit en effet dans le cercle une figure rectiligne,
par exemple, un carré, et il divise des arcs avec lesquels les côtés du carré
se trouvent sous-tendus, un à un en deux moitiés, puis par des points des
tranches il trace une ligne droite à tous les angles du carré ; de la sorte
résulte dans le cercle une figure de huit angles, qui s’approche plus qu’un
carré de l’égalité avec le cercle. Il divise ensuite d’autres arcs avec
lesquels il sous-tend les côtés de la figure octogonale, un par un en deux
moitiés ; et en traçant de la sorte des lignes droites des points des tranches
aux angles de la figure mentionnée, il résulte une figure de seize angles, qui
s’approche encore plus de l’égalité avec le cercle. À toujours diviser des
arcs, donc, et à tracer des lignes droites à des angles de la figure
antérieure, se forme une figure de plus en plus proche de l’égalité du cercle.
Antiphon dit ensuite qu’on ne peut aller à l’infini dans la tranche des arcs ;
on parviendra donc à une figure rectiligne égale à un cercle, à laquelle on
pourra égaliser un carré.
Comme donc il suppose qu’on ne
divise pas toujours les arcs en deux moitiés, ce qui est contraire aux
principes de la géométrie, résoudre ce type d’objection ne relève pas du
géomètre.
Parce que donc les arguments de
Parménide et de Mélissos supposent que l’être est immobile[104], et que cela va contre
les principes supposés dans la science naturelle, il s’ensuit que le philosophe
naturel n’a pas à les résoudre.
#19. — Le Philosophe justifie
ensuite (185a17) pourquoi il discute
tout de même la position concernée. C’est que ces philosophes, dit-il, parlent
quand même des choses naturelles, même s’ils ne soulèvent pas de “problèmes”,
c’est-à-dire de difficultés naturelles ; il reste donc utile à notre propos de
discuter de ces opinions. D’ailleurs, si la science naturelle n’a pas à
discuter ce type de positions, la philosophie première le doit tout de même.
Les Éléates – L’être
13. 185a20 Le point de départ le plus approprié de tous, puisque
l’être se dit en plusieurs sens, c’est de vérifier en lequel[105] le prennent ceux qui
prétendent que tout ne fait qu’un[106] : tout revient-il
à une substance? Ou à une quantité? Ou à une qualité?[107] Plus précisément, tout
n’est-il qu’une substance au sens d’un homme, d’un cheval, d’une âme? Ou
n’est-il qu’un qualifié au sens de blanc, de chaud, ou comportant une autre
qualité de ce genre? Tout en différant beaucoup, ces réponses constituent
toutes des positions impossibles. Car si l’être est substance, quantité et
qualité, séparées ou non l’une de l’autre, il fait pluralité. Puis, si tout se
ramène à une qualité ou à une quantité, incluant ou non substance, voilà de
l’absurde, si on doit qualifier l’impossible d’absurde. En effet, aucune autre
attribution que la substance n’est séparable[108], car toutes
s’attribuent à la substance comme à leur sujet. Mélissos, par ailleurs, donne
l’être comme infini ; il doit donc avoir une quantité[109], puisque l’infini est
affaire de quantité, et ne convient à la substance, à la qualité, à la
passion, que par accident, dans la mesure où elles comportent quantité. Le
concept[110] de l’infini, en effet,
fait appel[111] à la quantité, mais non
à la substance ni à la qualité. Si donc l’être est substance et quantité, il
est deux, pas seulement un ; s’il est seulement substance, il n’est pas infini
ni n’a aucune grandeur, car il aurait alors une quantité.
Quant à l’unité
14. 185b5 En outre, étant donné que l’un lui-même, comme l’être,
se dit en plusieurs sens, on doit regarder en quel sens ces philosophes disent
que tout ne fait qu’un. Ce qu’on dit un, c’est ou le continu, ou l’indivisible,
ou ce dont l’essence répond à une seule et même notion[112], comme la piquette et
le vin[113]. Si c’est qu’on
l’entend comme continu, l’être comporte pluralité[114], car le continu se
divise à l’infini. D’ailleurs partie et tout occasionnent une difficulté ; pas
spécialement en rapport au continu, mais en soi et par soi : tout et
partie ne font-ils qu’un ou font-ils plusieurs? Et en quel sens font-ils un ou
plusieurs? S’ils font plusieurs, en quel sens? La question concerne aussi les
parties non continues. En outre, si chaque partie, prise comme indivisible,
fait un avec le tout, elles seront la même chose les unes que les autres.
15. 185b16 Si c’est qu’on entend l’être comme indivisible, rien
n’aura plus quantité ni qualité. Alors l’être ne sera pas infini, suivant la
prétention de Mélissos, ni fini suivant celle de Parménide. C’est en effet la
limite qui est indivisible, non la chose limitée.
16. 185b19 Si tous les êtres n’en font qu’un du fait de se
définir pareillement, comme la chape et le manteau[115], on se trouve à parler
le langage d’Héraclite : les essences du bien et du mal coïncideront, et
même celles du bien et du non-bien. Ainsi le même être à la fois sera et ne
sera pas bon, sera un homme et sera un cheval. Finalement, leur argument
n’aboutira pas à ce que tous les êtres n’en fassent qu’un, mais à ce qu’ils ne
soient rien du tout ; être tel ou tant reviendra aussi au même.
#20. — Maintenant qu’il a présenté
leurs opinions sur les principes, le Philosophe critique les philosophes qui
les ont soutenues.
Il critique d’abord ceux qui, pour
parler de la nature, n’ont pas usé d’un mode naturel, puis (187a12) ceux qui ont respecté
ce mode.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe critique d’abord la position de Mélissos et de
Parménide, puis (186a5)
leurs arguments.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe critique la position comme quoi “l’être est un”
avec des arguments tirés d’abord de l’être, sujet de la proposition, puis (185b5) de l’un, son attribut.
#21. — Le point de départ à privilégier,
dit-il, pour discuter la position mentionnée, c’est que “ce qui est”,
c’est-à-dire l’être, se dit en plusieurs sens.
On doit donc vérifier, chez qui
soutient que l’être est un, en quel sens il prend l’être : s’agit-il de
substance, de qualité, ou de quoi que ce soit d’un autre genre? Puis, comme la
substance se divise en universelle et particulière, c’est-à-dire en première et
seconde, et encore en plusieurs espèces, on doit s’enquérir si on soutient que
l’être est un au sens où un homme l’est, ou en celui où un cheval l’est, ou une
âme l’est ; ou encore si on le soutient au sens où une qualité est une, à
savoir, du blanc ou du chaud ou autre chose de la sorte. Cela fait beaucoup de
différence, en effet, auquel de ces sens on renvoie.
Si donc l’être n’est qu’un, il doit
être substance et accident ensemble, ou seulement accident, ou seulement
substance.
S’il est à la fois substance et
accident, on n’aura pas un seul être, mais deux. Sous ce rapport, il n’y a pas
de différence à ce que substance et accident se retrouvent en un sujet qui
soit un ou multiple ; car même ensemble en un seul sujet, ils ne font pourtant
pas qu’une entité absolument, mais seulement quant à leur sujet. Ainsi, même en
mettant la substance avec l’accident, il s’ensuit qu’absolument ils ne sont
pas une seule entité, mais plusieurs.
Soutient-on plutôt que l’être est
accident seulement et non substance? Voilà chose tout à fait impossible,
puisque sans substance l’accident ne peut pas du tout exister. Tout accident
s’attribue en effet à la substance comme à son sujet ; leur notion même tient à
cela.
Soutient-on plutôt qu’il est
substance seulement et non accident? Il n’y a plus alors de quantité, car la
quantité est un accident. Voilà qui contrarie la position de Mélissos, car
celui-ci prétend l’être infini ; il doit donc avoir quantité, puisque l’infini,
à parler par soi, n’intervient que dans la quantité. La substance et la
qualité, et les choses du genre, pour leur part, ne se disent infinies que par
accident, pour autant qu’elles comportent quantité. Mélissos, prétendant l’être
infini, ne peut admettre la substance sans quantité. Or si l’être est à la
fois substance et quantité, on n’a pas seulement un être, mais deux ; si par
contre il est seulement substance, l’être n’est pas infini, se trouvant privé
de grandeur et de quantité. Bref, la prétention de Mélissos, que l’être n’en
soit qu’un, ne peut tenir d’aucune façon.
#22. — Le Philosophe présente
ensuite (185b5) un second argument,
tiré de l’un.
Il le fait en deux points, présentant
d’abord son argument, puis (185b25) montrant comment on s’est trompé
sur sa solution.
L’être se dit en plusieurs sens,
rappelle-t-il ; l’un aussi. On doit donc vérifier en quel sens ces philosophes
disent que tout n’est qu’un.
L’un se dit en trois sens : ou
bien au sens du continu, à la manière de la ligne et du corps ; ou bien en
celui de l’indivisible, à la manière du point ; ou bien au sens de ce qui
correspond à une seule notion, ou à une seule définition, comme on dit que la
piquette et le vin, c’est une seule chose.
On ne peut prétendre, montre-t-il
d’abord, que tout soit un par continuation, puisque le continu a sa manière
d’être multiple : tout continu se divise à l’infini et contient ainsi
beaucoup de parties. Admettre un être continu, c’est donc en admettre
plusieurs.
À cause de la multitude des
parties, mais aussi en raison de la diversité manifeste entre tout et parties.
On peut en effet se demander si
tout et parties ne font qu’un être ou plusieurs. Bien que peut-être cette
difficulté ne touche pas notre propos, il est tout de même utile d’en prendre
conscience. Non seulement pour les touts continus, mais aussi pour les touts
contigus, faits de parties non continues ; les parties de la maison, par
exemple, font un par contact et composition. Manifestement, le tout est la même
chose que la partie sous un certain rapport, mais non absolument. Si en effet
le tout était absolument la même chose que l’une des parties, il serait pour la
même raison la même chose que l’autre ; or les choses qui sont les mêmes qu’une
seule et même autre sont les mêmes l’une que l’autre ; par suite, deux parties,
si on les prétend absolument la même chose que le tout, sont aussi la même
chose l’une que l’autre. Le tout serait alors indivisible, sans diversité de
parties.
#23. — Le Philosophe montre ensuite
(185b14) que tout ne peut pas
être un au sens où l’indivisible l’est, puisque l’indivisible ne peut avoir
quantité, toute quantité se trouvant divisible. Par conséquent, il ne peut
avoir qualité, du moins de celle qui se fonde sur la quantité. Non quantifié,
on ne peut être fini, comme le veut Parménide ; ni infini, comme le veut
Mélissos. Un terme indivisible, comme un point, est une fin ; mais il n’est pas
fini, car le fini et l’infini conviennent à la quantité.
#24. — Tout ne peut répondre à une
seule notion, montre-t-il ensuite (185b19) ; autrement, trois absurdités
s’ensuivraient.
D’abord, les contraires ne
commanderaient qu’une seule notion ; la même conviendrait ainsi au bien et au
mal, comme le prétend de fait Héraclite[116].
Seconde absurdité, la même notion
vaudrait pour le bien et le non-bien, puisque le non-bien suit le mal. En
conséquence, on concevrait pareillement l’être et le non-être. Par suite
encore, tout être non seulement n’en ferait qu’un, comme ils le soutiennent,
mais même ne serait pas, ne serait rien. Tout ce qui répond à une notion unique
s’attribue à tous les mêmes sujets. Aussi, si être et rien commandent une seule
notion, et si tout n’est qu’un seul être, alors tout n’est rien.
La troisième absurdité (185b19), c’est que les
différents genres, comme la quantité et la qualité, reviendraient à la même
notion.
À qui nie des principes, on doit en
être averti, on ne peut adresser de démonstration stricte, en partant de
principes plus connaissables absolument [117] ; mais seulement une
démonstration qui le contredise, issue de principes qu’il suppose, moins
connaissables absolument. Par conséquent, le Philosophe se sert pour le présent
examen de plusieurs principes qui prêtent moins à connaissance que le fait
pour les êtres d’être plusieurs et non pas un seul, qui est la conclusion où il
veut aboutir.
Compatibilité de l’un et du multiple
17. 185b25 L’idée que le même être pourrait se trouverait à la
fois un et plusieurs a troublé les philosophes plus récents autant que les Anciens[118]. Tellement que certains
supprimaient ‘est’, comme Lycophron ; et que d’autres modifiaient[119] le mot et disaient que
l’homme non pas ‘est blanc’, mais ‘a blanchi’, ni qu’il ‘est
en train de marcher’, mais ‘marche’, afin d’éviter, en ajoutant ‘est’, de
transformer l’un en plusieurs ; c’est qu’ils présupposaient que l’un ou l’être
se disent singulièrement[120]. Pourtant l’être
implique pluralité. Soit de notion : être, c’est autre chose pour le blanc
et pour le musicien, et c’est pourtant le même homme qui est les deux ; un seul
en est donc plusieurs. Soit par division, comme le tout et ses parties. En ce
cas, désormais en difficulté, ils confessaient que l’un soit plusieurs, mais
n’acceptant qu’avec peine que le même être soit un et plusieurs. Il n’y a
pourtant pas opposition : l’un se prend tantôt en puissance tantôt en acte[121].
17. 186a4 À le prendre ainsi, il devient
manifestement impossible que les êtres n’en fassent qu’un.
#25. — Le Philosophe vient de
réprouver l’opinion de Parménide et de Mélissos comme quoi l’être ne ferait
qu’un ; procédant de la même racine, des philosophes postérieurs sont restés
en difficulté, comme il le montre maintenant.
Parménide et Mélissos s’étaient
trompés pour n’avoir pu distinguer l’un en ses différents sens ; de ce fait,
dès qu’ils trouvaient quoi que ce soit un en quelque sens, ils le déclaraient
un absolument. D’autres philosophes, par la suite, ne sachant eux non plus
distinguer les différents sens de l’un, ont compté pour absurde que le même
être soit en un sens à la fois un et plusieurs. À force d’arguments, néanmoins,
ils se sont trouvés pris pour l’admettre. Aussi Aristote affirme-t-il que ces philosophes
postérieurs se sont trouvés “troublés”, c’est-à-dire en difficulté, de la même
manière que nos Anciens, Parménide et Mélissos, forcés à concéder qu’une même
chose soit une et plusieurs, ce qui leur semblait absurde à eux comme aux
autres. Les premiers, en soutenant que toutes choses n’en soient qu’une,
écartaient toute pluralité ; les suivants, quant à eux, se sont efforcés
d’écarter la pluralité de tout ce qu’ils soutenaient n’être qu’un.
#26. — Pour cette raison, certains,
comme Lycophron, retiraient des énoncés le verbe ‘est’. Ils disaient de ne pas
dire : “L’homme est blanc”, mais : “L’homme blanc”. Car,
considéraient-ils, l’homme et le blanc ne sont en un sens qu’un seul être ;
autrement, on n’attribuerait pas le blanc à l’homme. Mais, leur semblait-il,
le mot ‘est’, du fait de constituer un lien verbal, ferait le lien entre deux
êtres ; aussi, dans l’idée d’écarter toute pluralité de ce qui est un, ils
refusaient d’ajouter le verbe ‘est’.
Cependant, la phrase paraissait
incomplète et entraînait dans l’esprit de l’auditeur un sens incomplet, si on
mettait des noms sans l’addition d’aucun verbe. Dans l’idée de corriger cela,
d’autres changeaient la façon de parler ; ils ne disaient pas “Homme blanc”,
puisque cela faisait une phrase incomplète, ni “L‘homme est blanc”, pour ne
pas donner à comprendre une pluralité, mais : “L’homme a blanchi”. C’est
que ‘blanchir’, à ce qu’il leur semblait, ne fait pas concevoir une chose à
part, mais la transformation d’un sujet unique. Pareillement, disaient-ils, on
ne doit pas dire : “L’homme est en train de marcher”, mais : “L’homme
marche”, pour éviter que l’addition de ce lien verbal ‘est’ ne fasse plusieurs
choses de ce qu’ils considéraient comme une seule : ‘L’homme blanc’. Ils
réagissaient comme si l’un et l’être se disaient “singulièrement”, c’est-à-dire
en un seul sens et non en plusieurs.
#27. — Mais cela est faux, puisque
ce dont il y a seulement un en un sens, il peut s’en trouver plusieurs en un
autre sens. Par exemple, ce qui constitue un seul sujet peut répondre à
plusieurs notions ; ainsi le blanc et le musicien constituent le même sujet,
mais répondent à plusieurs notions, car autre est celle du musicien et autre
celle du blanc. Aussi peut-on conclure qu’un soit plusieurs.
En un autre sens, il se peut aussi
que ce qui, en acte, constitue un tout comporte pluralité selon sa possible
division en ses parties ; de la sorte, un tout reste unique en sa totalité,
tout en comportant une pluralité de parties.
Ils ont imaginé une espèce de
remède pour ce qui constitue un sujet unique mais répond à plusieurs notions,
en supprimant le verbe ‘est’, ou en le modifiant comme on a dit. Mais “en ce
cas”, en rapport au tout et aux parties, ils se voyaient tout à fait à court,
ne sachant quoi répondre, et confessaient, mais comme une chose absurde, qu’un
être en soit plusieurs.
Pourtant, ce ne l’est pas, à
condition de ne pas prendre un seul et plusieurs en ce qu’ils s’opposent.
Certes, un seul en acte et plusieurs en acte s’opposent ; mais un seul en acte
et plusieurs en puissance ne s’opposent pas. C’est pour le signaler qu’il
ajoute que l’un se dit en plusieurs sens : en puissance et en acte. De la
sorte, rien n’empêche que le même être ne soit un en acte, mais plusieurs en
puissance, comme il appert du tout et des parties.
#28. — Finalement, le Philosophe
infère sa conclusion principale : des arguments précédents ressort comme
impossible que tous les êtres n’en fassent qu’un.
18. 186a5 Leurs démonstrations ne sont pas difficiles à
résoudre. Les deux, en effet, raisonnent de manière sophistique[122], tant Parménide que
Mélissos : leurs arguments assument des prémisses fausses et sont
invalides[123]. Celui de Mélissos,
surtout, fait pesant et ne constitue aucun embarras[124] ; dès qu’on concède une
absurdité, les autres s’amènent, on s’y attend[125].
Mélissos
19. 186a10 Manifestement donc Mélissos commet un
paralogisme : il pense obtenir[126], si tout ce qui
s’engendre comporte commencement, que ce qui ne le fait pas n’en comporte pas.
20. 186a13 Ensuite, il est encore absurde de penser que toujours[127], le commencement,
c’est celui de la chose, pas celui de son temps et de sa génération, celle-ci
prise non de manière absolue, mais en incluant l’altération, pour autant que ce
changement ne se fait pas instantanément[128].
21. 186a16 Ensuite, pourquoi l’être devrait-il être immobile, du
fait d’être un? Sa partie, en effet, telle eau, toute une qu’elle soit, se
déplace bien en elle-même. Pourquoi le tout ne ferait-il pas pareil? Puis,
pourquoi n’y aurait-il pas altération?
22. 186a19 Par ailleurs, l’être n’aurait pas pour autant à être
un en espèce, mais peut-être en la matière dont il est issu. C’est ainsi que
certains des naturalistes le déclarent un, pas de l’autre manière. Car l’homme
diffère en espèce du cheval, ainsi que les contraires entre eux.
#29. — Une fois infirmée la
position de Parménide et de Mélissos, le Philosophe se met à résoudre leurs
arguments, et ce en trois points : il montre d’abord comment on doit les
résoudre, puis (186a10)
il résout celui de Mélissos et enfin (186a22) celui de Parménide.
#30. — Il n’est pas difficile,
dit-il, de résoudre les arguments dont usent Parménide et Mélissos, car d’un
côté ils assument des propositions fausses et de l’autre ils ne respectent pas
la forme obligatoire d’un raisonnement. L’argument de Mélissos est
“particulièrement pesant”, c’est-à-dire vain et fat, et “ne constitue aucun
embarras”, c’est-à-dire n’offre aucune difficulté. Il s’appuie sur un principe
contraire à ceux de la nature, et manifestement faux : que l’être ne subit
aucune génération. Il n’y a pas à s’étonner, en concédant une absurdité, que
d’autres s’ensuivent.
#31. — Il résout ensuite (186a10) l’argument de Mélissos,
qui allait comme suit.
Ce qui s’engendre comporte commencement
; donc, ce qui ne le fait pas n’en comporte pas. Or l’être ne s’engendre pas.
Il ne comporte donc pas de commencement, ni de fin par conséquent. Or ce qui ne
présente ni commencement ni fin est infini. L’être est donc infini. Par
ailleurs, ce qui est infini est immobile, car il n’aurait pas hors de lui où se
mouvoir. En outre, ce qui est infini est unique, parce que, s’il y en avait
plusieurs, il faudrait autre chose en dehors de l’infini. Donc, l’être est
unique, infini et immobile.
Pour montrer par ailleurs que
l’être ne s’engendre pas, il apportait un argument aussi utilisé par des
philosophes naturels ; aussi Aristote le présente-t-il plus loin, vers la fin
du premier livre[129].
#32. — Le Philosophe critique cet
argument sous quatre aspects. D’abord quant à ce qu’il dit : “Ce qui
s’engendre comporte commencement, donc ce qui ne le fait pas n’en comporte
pas.” Cela ne s’ensuit pas, en effet, mais implique sophisme du conséquent. On
argue en effet de la destruction de l’antécédent à la destruction du conséquent,
alors que la forme correcte procède en sens inverse. Aussi cela ne s’ensuit
pas : s’il s’engendre, il a un commencement, donc s’il ne le fait pas il
n’en a pas. Voici plutôt ce qui s’ensuivrait : donc s’il n’a pas de
commencement, il ne s’engendre pas.
#33. — Il le critique ensuite (186a13) quant à cette
inférence : sans commencement, il est infini.
C’est que le commencement se dit en
deux sens. En un sens, on parle de commencement “du temps et de la
génération”. C’est ainsi qu’on prend le commencement quand on dit : ce qui
s’engendre comporte commencement, ou : ce qui ne le fait pas n’en
comporte pas. En l’autre sens, il s’agit du commencement “de la chose”, de la
grandeur. C’est en ce dernier sens que cela s’ensuivrait : s’il ne
comporte pas de commencement, il est infini.
Mélissos, appert-il, prend le mot
‘commencement’ comme s’il se disait en un seul sens. Voilà pourquoi Aristote
déclare absurde sa prétention que “tout” commencement, c’est-à-dire celui de
quoi que ce soit qui en ait un, soit “le commencement de la chose”,
c’est-à-dire de la grandeur ; et que ce n’est pas en un autre sens qu’on parle
du commencement de son temps et de sa génération.
Non pas toutefois pas au sens où la
génération simple et momentanée, qui consiste en l’induction d’une forme en
une matière, aurait un commencement ; au contraire, il n’est pas question de
commencement pour elle. Plutôt, c’est pour l’ensemble de l’altération dont la
génération est le terme, qu’il y a lieu d’admettre un commencement, puisqu’il
ne s’agit pas d’un changement momentané ; à l’occasion, on appelle l’ensemble
génération, en raison de son terme.
#34. — Le Philosophe critique en
troisième (186a16) la troisième inférence,
comme quoi étant infini, l’être est immobile.
C’est de deux manières,
montre-t-il, que cela ne s’ensuit pas. Dans le déplacement, d’abord,
puisqu’une portion d’eau[130] peut se déplacer en
elle-même sans avoir à aller à l’extérieur, mais par le rapprochement et
l’éloignement de ses parties. Pareillement, si l’ensemble du corps infini
était de l’eau, ses parties pourraient se déplacer à l’intérieur de pareil
tout, sans avoir à sortir du lieu qu’il occupe. Il adresse aussi sa critique au
changement par altération, car rien n’empêcherait l’infini de s’altérer en
son tout ou en ses parties ; en effet, cela ne forcerait pas à admettre quoi
que ce soit en dehors de l’infini.
#35. — Il critique en quatrième (186a19) la quatrième inférence,
comme quoi étant infini, l’être ne ferait qu’un. Car cela ne l’oblige pas à
n’avoir qu’une espèce, mais peut-être à n’être que d’une matière, comme des
philosophes naturels l’ont soutenu. Manifestement, en effet, l’homme et le
cheval diffèrent d’espèce ; et les contraires pareillement.
Mode de réfutation
23. 186a22 Contre Parménide aussi, le même
mode d’argumentation vaut, quoique d’autres s’appliquent proprement à lui. Là
aussi, la solution tient en partie au fait que l’argument assume du faux[131], en partie au fait
qu’il ne conclut pas.
Prémisses fausses
24. 186a24 Il assume du faux, en considérant que ce qui est[132] se dit simplement,
alors qu’il se dit multiplement.
Forme invalide – Point de comparaison
25. 186a25 La conclusion ne tient pas d’ailleurs. En effet, si on
ne prenait que ce qu’il y a de blanc, et qu’on ne donnait qu’une signification
à l’un, ce blanc ne couvrirait pas moins une multiplicité, il ne serait pas
unique pour autant. Car le blanc n’est un ni par continuité ni de notion. Les
essences du blanc et de son sujet éventuel[133] se distinguent sans rien
impliquer de séparé en dehors du blanc, car ce n’est pas une éventuelle
séparation, mais une altérité d’essence qui distingue le blanc et ce à quoi il
appartient. Mais cela, Parménide ne le voyait pas encore.
Application
26. 186a32 Qui donc prétend que l’être est un[134] doit assumer qu’il ne
comporte pas seulement un sens : celui d’après lequel il s’attribuerait,
mais qu’il signifie aussi l’être véritable et l’un véritable[135]. Autrement, comme
l’attribut[136] se dit d’un sujet, ce
dont l’être est l’attribut ne sera pas, étant autre chose que l’être. Bien que
n’étant pas, il sera donc quelque chose[137]. Par conséquent, l’être
véritable ne peut appartenir à autre chose, son éventuel sujet n’étant pas, si
l’être ne comporte pas plusieurs sens, de sorte que chacun[138] en revête un. Mais on
supposait qu’il ne comportait qu’un sens.
27. 186b4 Si donc l’être véritable[139] n’est un accident pour
rien, mais que plutôt c’est de lui qu’on en est un, en quoi signifie-t-il
l’être plutôt que le non-être[140]? Si, par exemple,
l’être véritable est lui-même blanc, l’essence de ce blanc n’est pas de l’être
véritable, car ce dernier ne peut s’y attribuer. En effet, à part l’être véritable
rien n’est de l’être. Ce blanc n’est donc pas de l’être ; non pas simplement
qu’il ne soit pas tel être, mais comme n’étant absolument pas. Ainsi l’être
véritable n’est pas ; car il était vrai de le dire blanc, alors que cela
signifiait du non-être. Par conséquent, si ce blanc signifie de l’être
véritable, alors l’être comporte plusieurs sens.
Pluralité issue des parties
28. 186b12 De plus, l’être ne sera[141] pas non plus une
grandeur, s’il est l’être véritable, car chaque partie commande une essence
distincte.
29. 186b14 Par ailleurs, l’être véritable se divise en autre
chose qui le soit aussi, sa notion le rend manifeste. Par exemple, si l’homme
est de l’être véritable, l’animal aussi devra en être, et le bipède aussi. Car
sinon, ce seront des accidents, pour l’homme ou pour un autre sujet. Mais c’est
impossible, car on appelle accident soit ce qui peut s’attribuer comme ne
pas le faire[142], soit ce dont la notion
inclut [celle du] sujet dont il est l’accident[143]. Par exemple, être
assis constitue un accident séparable, et [dans la notion du] camus est incluse
celle du nez, auquel on le donne comme accident. En outre, aucun élément d’une
définition, ni rien de ce qui fonde la sienne propre, ne fait entrer dans sa
notion celle du tout. Par exemple, celle du bipède n’inclut pas celle de
l’homme, ni celle du blanc celle de l’homme blanc. Si donc il en va ainsi et que
le bipède soit un accident pour l’homme, il doit en être séparable, de sorte
que l’homme pourrait ne pas être bipède, ou bien on devra trouver dans la
notion du bipède celle de l’homme. Mais c’est impossible, car c’est plutôt
cette dernière qu’on trouve en celle-là. Par ailleurs, si le bipède et l’animal
représentaient des accidents pour autre chose, et que chacun ne soit pas de
l’être véritable, l’homme aussi alors constituerait un accident pour lui. Mais
l’être véritable ne doit être un accident pour rien ; c’est plutôt à lui qu’on
doit attribuer les deux attributs, chacun séparément, et celui qu’on en
compose. Tout se composerait donc d’indivisibles!
#36. — Le Philosophe
vient de critiquer l’argument de Mélissos, il passe maintenant à celui de Parménide.
Il le critique d’abord, puis (187a1) exclut quelques répliques inadéquates.
Sa critique se divise en
deux : il indique d’abord les modalités requises pour répliquer à cet
argument, puis (186a24)
le résout en s’y conformant.
#37. — L’argument de Parménide
allait comme suit[144] : “Tout ce qui se
trouve en dehors de l’être n’est pas ; or ne pas être, c’est n’être rien ; donc
tout ce qui se trouve en dehors de l’être n’est rien. Par ailleurs, l’être est
un ; donc tout ce qui se trouve en dehors de l’un n’est rien ; il n’existe donc
qu’un être.” De là, il concluait que cet être serait immobile, puisqu’il
n’aurait rien d’extérieur à lui d’où venir, ni où aller.
De ses propres arguments, il appert
que Parménide regardait l’être d’après la notion qu’on s’en forme ; voilà
pourquoi il le prétendait un et fini. Mélissos, par contre, regardait l’être
d’après sa matière, puisqu’il vérifiait s’il était engendré ou non ; voilà
pourquoi il le prétendait un et infini.
#38. — C’est de la même manière,
dit-il, qu’il faut attaquer l’argument de Parménide que celui de Mélissos. En
effet, l’argument de Mélissos se résolvait en signalant qu’il assumait des
propositions fausses et ne concluait pas correctement, dans le respect de la
forme valide. L’argument de Parménide se résout de même.
D’autres manières, dit-il, on peut
attaquer proprement Parménide. En effet, on peut le critiquer en partant des
propositions qu’il assume, car elles ont quelque chose de vrai et d’admissible[145]. Mélissos, par contre,
partait d’une prémisse fausse et inadmissible : que l’être ne s’engendre
pas ; aussi Aristote ne l’a-t-il pas critiqué en se fondant sur les
propositions qu’il assumait.
#39. — Le Philosophe procède
ensuite (186a24) selon les manières
annoncées : la première d’abord, puis (186a25) la seconde.
Parménide, dit-il, assume des
propositions fausses, car il admet que “ce qui est”, c’est-à-dire l’être, se
dit “simplement”, c’est-à-dire en un seul sens, alors qu’il comporte pourtant
plusieurs sens.
L’être, en effet, se dit en un sens
substance, et en un autre, accident. Et cela encore en plusieurs sens, suivant
les différents genres. On peut aussi prendre l’être en tant que commun à la
substance et à l’accident.
Les propositions qu’il assume sont
par ailleurs en un sens vraies, mais en un autre fausses. Car lorsqu’on
dit : “Tout ce qui se trouve en dehors de l’être n’est pas”, c’est vrai si
on prend l’être en tant que commun à la substance et à l’accident ; mais si on
le prend pour l’accident seulement, ou pour la substance seulement, c’est faux[146].
Pareillement, quand il dit que
“l’être est un”, c’est vrai si on l’entend d’une certaine substance ou d’un
certain accident ; cependant, ce ne sera pas vrai dans le sens où tout ce qui
est en dehors de cet être-là n’est pas.
#40. — Le Philosophe passe ensuite (186a25) à la deuxième manière
de résoudre : l’argument de Parménide était “incapable de conclure”.
Il le montre d’abord dans un cas
semblable, qu’il adapte ensuite (186a32) au propos.
On peut savoir, dit-il, que
l’argument de Parménide ne conclut pas correctement, du fait que sa manière
d’argumenter n’a pas efficacité en toute matière, ce qu’il faudrait bien, s’il
argumentait dans une forme légitime. En effet, à prendre ‘blanc’ au lieu
d’‘être’, et à supposer que le blanc signifie une seule chose sans comporter
d’homonymie, si on procède comme suit : “Tout ce qui se trouve en dehors
du blanc n’est pas blanc, et tout ce qui n’est pas blanc n’est rien”, il ne
s’ensuit pas qu’il y ait seulement un blanc. En premier, certes, parce que tout
ce qu’il y a de blanc ne constituera pas nécessairement un corps continu. Ou,
en lisant autrement : “Le blanc ne peut être un par sa continuité”,
c’est-à-dire que même en étant continu, le blanc ne sera pas absolument un,
puisque le continu comporte pluralité en un sens[147].
Pareillement, il n’aura pas unité
“par sa notion”, puisqu’on se fait une notion différente du blanc et de son
sujet éventuel. Pourtant, il n’y aura rien en dehors du blanc qui soit comme
séparé de lui ; le blanc, en effet, est autre chose que son sujet éventuel non
du fait de s’en trouver séparable, mais parce que les deux répondent à des
notions différentes. Au temps de Parménide, toutefois, on ne portait pas encore
attention à ce qu’une chose puisse avoir unité de sujet et pluralité de notion
; aussi a-t-il pu croire qu’un sujet qui ne comporte rien en dehors de lui est
forcément un. Mais cela est faux en raison autant de la pluralité de ses
parties que de la diversité de notion entre sujet et accident.
#41. — Il adapte ensuite (186a32) à son propos ce cas
semblable : ce qu’il a dit du blanc, il montre qu’il en va pareillement
pour l’être, et ce en deux points : il ne s’ensuit pas que l’être soit un
absolument, montre-t-il, d’abord parce que sujet et attribut[148] répondent à des notions
distinctes, puis (186b12)
parce que l’être implique une multitude de parties.
Le premier point se divise en deux.
En disant : “Tout ce qui se trouve en dehors de l’être est du non-être”,
on ne peut, montre-t-il, prendre ce qui revêt l’être ni pour l’attribut
seulement[149], d’abord, ni pour le
sujet[150] seulement, ensuite (186b4).
#42. — En affirmant que “tout
ce qui se trouve en dehors de l’être est du non-être”, dit-il, si on considère
que l’être ne comporte qu’un sens, il ne devra pas signifier n’importe quel être,
ou n’importe quel sujet auquel il s’attribue. Il signifiera “l’être véritable”,
la substance, et “l’un véritable”, l’indivisible. Car si l’être signifie un
attribut, quand cet attribut s’attribuera à un sujet, le sujet devra ne pas
être, lui auquel survient cet attribut reconnu comme être. Si en effet tout ce
qui se trouve en dehors de l’être, c’est-à-dire en dehors de l’attribut, n’est
pas, et que le sujet est autre chose que l’attribut reconnu comme l’être, le
sujet devra ne pas être. Et ainsi, quand l’attribut, considéré comme être,
s’attribuera à un sujet considéré comme n’étant pas, il s’ensuivra que l’être
s’attribue à du non-être. C’est le sens de sa conclusion : “Bien que
n’étant pas, il sera donc quelque chose”, ce qui reviendrait à dire qu’en
conséquence, du non-être serait de l’être. Mais cela est impossible, parce que
c’est la première chose à supposer dans les sciences, que les contradictoires
ne s’attribuent pas l’un à l’autre[151]. Aussi, conclut-il, si
on est de l’être véritable, à supposer cette proposition : “Tout ce qui se
trouve en dehors de l’être n’est pas”, on ne parle pas d’un attribut inhérent à
autre chose. Car alors le sujet ne pourrait pas être de l’être, c’est-à-dire,
satisfaire à la notion d’être. À moins que l’être ne comporte plusieurs sens, à
chacun desquels corresponde un être. Mais Parménide ne lui en suppose qu’un.
#43. — Supposer : “Tout ce qui
se trouve en dehors de l’être est du non-être”, a conclu le Philosophe, ne
permet pas d’entendre par ‘être’ l’accident. Cela conclu, il montre ensuite (186b4) que la même supposition
ne permet pas non plus d’entendre par ‘être’ la substance. Si donc, dit-il,
l’être véritable n’est pas l’accident d’autre chose, mais que ce soit à lui
plutôt qu’un accident s’attribue, il faut que dans la supposition mentionnée
on signifie “l’être véritable”, c’est-à-dire la substance, plutôt par l’être
que par le non-être.
Mais cela non plus ne peut tenir.
Supposons en effet que l’être véritable, c’est-à-dire la substance, soit blanc
; ce blanc ne sera pas de l’être véritable. Car on a déjà exclu la possibilité
d’attribuer l’être véritable à autre chose comme accident. Et la raison en est
que l’être non véritable, c’est-à-dire non substance, n’est pas l’être
véritable, c’est-à-dire n’est pas de l’être. Or tout ce qui se trouve en dehors
de l’être, c’est-à-dire en dehors de la substance, n’est pas. Ce blanc donc
n’est pas de l’être. Non seulement de sorte qu’il ne soit pas tel être, comme
l’homme n’est pas tel être : un âne, mais qu’il ne soit pas du tout,
puisque Parménide lui-même affirme que tout ce qui se trouve en dehors de
l’être n’en est pas, et que ce qui n’en est pas, n’est rien. Ainsi donc,
s’ensuit-il, ce qui n’est pas s’attribuera à l’être véritable, puisque le blanc
s’attribue à la substance, l’être véritable, sans pourtant signifier de l’être,
comme on a dit. L’être donc n’est pas. Cela aussi est impossible, puisqu’un
contradictoire ne s’attribue pas à l’autre.
En conséquence, si, pour éviter
cette absurdité, on admet que l’être véritable ne signifie pas seulement le
sujet, mais aussi le blanc, il comportera plusieurs sens. Il n’y aura pas
seulement un être, car le sujet et l’accident font nombre, à regarder leur
notion.
#44. — Le Philosophe montre ensuite
(186b12) que de l’argument
de Parménide ne s’ensuit pas qu’il y ait seulement un être, vu la pluralité des
parties : d’abord des parties quantitatives, puis (186b14) des parties de sa
notion.
Si l’être, dit-il, ne présentait
qu’un seul sens, non seulement il ne pourrait être un accident avec son sujet,
mais il ne comporterait pas non plus de grandeur. C’est que toute grandeur se
divise en parties, et que différentes parties ne commandent pas la même
notion, mais une différente. Cet être unique, en découle-t-il, ne serait pas
une substance corporelle.
#45. — Il montre en second (186b14) que l’être ne pourrait
être une substance définissable.
C’est manifeste avec sa
définition : l’être véritable, c’est-à-dire la substance, se divise en
plusieurs parties, dont chacune est de l’être véritable, c’est-à-dire de la
substance, tout en faisant l’objet d’une notion distincte. Supposons que cet
être véritable unique soit un homme. L’homme étant un animal bipède, il doit
être à la fois animal et bipède. Les deux seront de l’être véritable, c’est-à-dire
de la substance. Car s’ils n’en sont pas, ils seront des accidents, pour
l’homme ou pour autre chose. Mais d’abord ils ne peuvent en être pour l’homme.
Pour le montrer, le Philosophe
introduit deux présuppositions. D’abord, l’accident se dit en deux sens :
l’accident séparable, capable d’appartenir comme de ne pas appartenir, par
exemple, être assis ; et l’accident inséparable et par soi, cet accident dans
la définition duquel entre le sujet auquel il s’attribue. Par exemple, le camus
est un accident par soi du nez, puisque le nez entre dans sa définition ; car
le camus, c’est un nez courbe.
Seconde supposition : si des
éléments entrent dans la définition d’une chose, ou dans la définition de l’un
des éléments dont se compose sa définition, la définition du tout défini ne
peut entrer dans la définition de l’un d’eux. Par exemple, ‘bipède’ entre dans
la définition de l’homme, et d’autres éléments dans la définition du bipède
ou de l’animal avec lesquels on définit l’homme. L’homme ne peut alors entrer
dans la définition du bipède, ou dans celle de l’un des éléments qui tombent
dans la définition du bipède ou de l’animal. Autrement on aurait une définition
circulaire, et la même chose serait antérieure et postérieure, plus connue et
moins connue. Car toute définition procède de ce qu’on connaît avant et
davantage[152]. Pour la même raison,
comme le blanc entre dans la définition de l’homme blanc, l’homme blanc ne peut
entrer dans la définition du blanc.
Muni de ces présuppositions, voici
comment il argumente. Si le bipède représente un accident pour l’homme, il
devra en être ou bien un accident séparable, et alors l’homme pourra ne pas
être bipède, chose impossible ; ou bien un accident inséparable, et alors
l’homme devra entrer dans la définition du bipède, chose encore impossible,
puisque le bipède entre dans la sienne. Le bipède ne peut donc constituer un
accident pour l’homme ; l’animal non plus, pour la même raison. Si on prétend
alors que l’un comme l’autre représentent des accidents pour autre chose, même
l’homme, s’ensuivra-t-il, sera un accident pour autre chose. Voilà encore
chose impossible, puisque l’être véritable, on l’a supposé, ne sert d’accident
à rien d’autre, et que l’homme, on l’a supposé aussi, est de l’être véritable.
Que par ailleurs il s’ensuive que
l’homme représente un accident pour autre chose, si l’animal et le bipède en
sont eux-mêmes, il le manifeste comme suit. C’est que, à quoi que ce soit qu’on
attribue l’un et l’autre séparément : l’animal et le bipède, on attribuera
aussi l’un et l’autre ensemble : l’animal bipède. Et à quoi que ce soit
qu’on attribue l’animal bipède, on attribuera ce qui en est constitué :
l’homme, car l’homme n’est rien d’autre qu’un animal bipède.
Donc, appert-il, si on soutient
qu’il n’y a qu’un seul être, on ne peut lui concéder de parties quantitatives,
ni de parties de grandeur, ni de parties de notion. Tout être par conséquent
comptera comme indivisible, de peur qu’en admettant un seul être on soit déjà
forcé d’en admettre plusieurs en raison de ses parties.
#46. — Le Commentateur prétend
toutefois que là (186b14)
Aristote introduit le second argument de Parménide pour montrer qu’il n’y a
qu’un seul être, lequel irait comme suit. L’être unique est la substance et non
l’accident ; et par substance il entend le corps. Si ce corps se divise ensuite
en deux moitiés, l’être s’attribuera à l’une et l’autre moitié, ainsi qu’à leur
composé. Cela procèdera à l’infini, ce qui est impossible d’après lui ; ou bien
on divisera jusqu’aux points, ce qui est aussi impossible. L’être doit donc
être une seule chose indivisible.
Cependant, cette interprétation est
forcée et va contre l’intention d’Aristote, comme il apparaît assez clairement
à qui regarde le texte selon la première interprétation.
Demi-critique platonicienne
30. 187a1 Certains ont acquiescé aux deux
arguments : à celui qui soutient que tout soit un, du fait que l’être ne
présente qu’un sens, on a concédé que même le non-être soit ; à l’autre, fondé
sur la division, on a concédé la production de grandeurs indivisibles[153].
31. 187a3 Manifestement, ce n’est pas vrai, même si l’être ne
signifie qu’une chose et que la contradiction ne puisse tenir, que forcément le
non-être ne soit rien du tout. Car même si le non-être au sens strict n’est
pas, rien n’empêche ce qui n’est pas telle chose d’être.
32. 187a6 Assurément, de toute manière, déclarer que si rien
d’autre n’est à part l’être même, tout ne fera qu’un, c’est absurde. En effet
que comprendre par l’être même, sinon l’être véritable? S’il en va ainsi, rien
n’empêche l’être d’être nombreux. Manifestement donc, impossible alors à
l’être de ne faire qu’un.
#47. — Le Philosophe vient de
critiquer l’argument de Parménide et de le réduire à des absurdités. Il critique
maintenant la position d’auteurs qui concèdent les absurdités en question. Il
le fait en deux points : il présente d’abord leur position, puis (187a3) la critique.
#48. — Le Philosophe a usé de deux
arguments contre celui de Parménide[154]. L’un montrait que
l’argument de Parménide ne prouve pas que tous les êtres n’en soient qu’un,
étant donné la diversité entre sujet et accident ; cet argument réduisait à
l’absurdité que même sans être on serait. L’autre le montrait, du fait que si
l’être constituait une grandeur, cette grandeur serait indivisible ; divisible,
en effet, elle impliquerait un type de pluralité.
#49. — Les Platoniciens ont
acquiescé aux deux arguments, mais en concédant les impossibilités auxquelles
ils réduisaient.
Ils ont acquiescé au premier
argument, qui entraînait que même le non-être serait, si on accordait à l’être
une seule signification : substance seulement ou accident seulement,
croyant faire ainsi que tous les êtres n’en soient qu’un. Ils ont donc adhéré à
cet argument, mais tout en concédant que même le non-être serait.
Car Platon faisait de l’accident du
non-être. C’est pour cela que pour Platon la Sophistique s’adresse au non-être,
du fait de s’intéresser surtout à ce qui se dit par accident[155]. Ainsi donc, Platon,
réduisant l’être à la substance, concédait la première proposition de
Parménide, comme quoi “tout ce qui se trouve en dehors de l’être n’est pas”,
puisqu’il accordait que l’accident, se trouvant en dehors de la substance,
n’est pas.
Il ne concédait toutefois pas la seconde
proposition : “Tout non-être n’est rien.” Tout en admettant l’accident
comme non-être, il n’accordait pas que l’accident ne soit rien, mais le
soutenait comme étant quand même quelque chose. Grâce à cela, il ne s’ensuivait
pas, à son avis, qu’il n’existe qu’un être.
À l’autre argument, qui réduisait à
ce que la grandeur soit indivisible, il donnait aussi son assentiment, en
faisant que les grandeurs deviennent indivisibles à force de division[156], c’est-à-dire en
considérant que la division des grandeurs se termine à des éléments
indivisibles. Les corps, soutenait-il, se réduisent à des surfaces, les
surfaces à des lignes, et les lignes à des points indivisibles[157].
#50. — Le Philosophe critique
ensuite (187a3) cette concession que le
non-être serait quelque chose. Il critique néanmoins l’admission de grandeurs
indivisibles[158] à sa place dans des
livres ultérieurs de la science naturelle[159].
Sa critique du premier point vise
deux angles : d’abord l’argument de Platon ne prouve pas que le non-être
soit quelque chose ; puis (187a6) en refuser l’affirmation n’implique pas que tout ne
soit qu’un.
#51. — Manifestement, dit-il donc,
cet argument de Platon n’est pas valide, où il déduit que “l’être ne signifie
qu’une seule chose”. C’est qu’il faisait de l’être un genre attribué
univoquement à tous les êtres par suite d’une participation au premier être. Il
ajoutait que les contradictoires ne sont pas vraies ensemble. Ces deux
suppositions, pensait-il, entraînaient que le non-être n’est tout de même pas
rien, mais quelque chose. Car si l’être signifie une seule chose, la substance,
il faudra que tout ce qui n’est pas substance revienne à du non-être. Parce que
s’il s’agissait d’être, celui-ci ne signifiant que la substance, ce qui n’est
pas substance devrait être substance ; ce serait alors et à la fois ce ne
serait pas une substance. Des contradictoires se vérifieraient donc
simultanément. Si cela est impossible, et que l’être signifie une seule
chose : la substance, tout ce qui n’est pas substance doit revenir à du
non-être. Or quelque chose n’est pas substance : l’accident. Il y a donc
du non-être, conclut Platon, et il n’est pas vrai qu’il ne soit rien du tout.
Cela, montre Aristote, ne s’ensuit
pas. Si l’être, réplique-t-il, a un sens principal, la substance, rien
n’empêche de dire que l’accident, comme il n’est pas substance, n’est pas de
l’être en ce sens strict. Cependant, il ne s’ensuit pas pour autant que ce qui
n’est pas cela, à savoir, substance, se qualifie absolument de non-être. Bien
que l’accident ne soit pas un être au sens le plus strict, on ne peut pourtant
pas le déclarer non-être absolument.
#52. — Ensuite (187a6), montre-t-il, même si
l’accident n’était pas, et n’était donc rien, tout ne devrait pas pour autant
n’être qu’un seul être. C’est le sens de sa remarque, quand il qualifie
d’absurde la prétention que tout ne doive être qu’un seul être, s’il n’y a pas
en dehors de l’être quelque chose qui soit, du fait que par l’être on ne peut
entendre que la substance, car c’est elle qui est vraiment. À se limiter à la
substance, en effet, rien n’empêche la pluralité[160], même sans compter sa
grandeur et son accident. C’est que la définition de la substance se divise en
plusieurs éléments du genre de la substance ; par exemple, celle de l’homme, en
animal et bipède. Ensuite, suivant diverses différences du genre, on trouve
plusieurs substances en acte. Finalement, il infère sa conclusion principale :
tout n’est pas qu’un, comme le disaient Parménide et Mélissos.
Les naturalistes
dans leur ensemble
33. 187a12 Les explications des
physiciens prennent deux tournures. Les uns font de l’être un corps, le sujet
unique de tout. Il s’agit de l’un des trois éléments, ou d’autre chose qui
soit plus dense que le feu, plus subtil que l’air. Ils engendrent tout le reste
par condensation et raréfaction, obtenant ainsi la pluralité. Ces deux
changements sont contraires ; en somme, il s’agit d’excès et de défaut, comme
le Grand et le Petit dont parle Platon. Sauf que ce dernier en fait la matière,
et qu’il donne la forme pour unique, tandis que pour eux, c’est le sujet qui
est unique, la matière, et ce sont les différences et les formes qui jouent
comme contraires. Les autres dégagent les contrariétés d’un sujet unique qui
les contient, comme Anaximandre, et tous ceux qui, comme Empédocle et
Anaxagore, soutiennent que les êtres sont à la fois un seul et plusieurs. Du
mélange initial, en effet, ceux-ci dégagent le reste. Ils se différencient
toutefois du fait que l’un fait s’alterner ces situations, tandis que l’autre
ne les fait arriver qu’une fois, et du fait que l’un reconnaît une infinité de
particules semblables et de contraires, tandis que l’autre admet seulement ce
qu’on appelle les éléments.
#53. — Le Philosophe
vient de critiquer l’opinion qu’ont professée sur les principes de l’être
mobile des auteurs qui n’ont pas parlé de la nature selon un mode approprié. Il
poursuit maintenant avec ceux qui, sur les principes de la nature, ont respecté
pareil mode, sans nier le changement. C’est pourquoi il les appelle des ‘physiciens’,
c’est-à-dire des naturalistes.
Il le fait en deux points : il
montre d’abord la diversité de leurs opinions, puis (187a26) s’adresse à l’une d’elles.
#54. — Les philosophes naturels,
dit-il, expliquent selon deux tournures comment on est engendré des
principes. On en touche une chez ceux attribuent tout à un simple principe
matériel, qui serait l’un de trois éléments, feu, air ou eau, car personne n’a
vu la terre seule comme principe[161], ou encore un
intermédiaire entre eux, plus dense que le feu, mais plus subtil que l’air. De
ce principe unique, à leur avis, toute autre chose se trouve engendrée par
raréfaction ou condensation. En donnant l’air comme principe, par exemple, on
attribuait à sa raréfaction la génération du feu, et à sa condensation celle de
l’eau. Par ailleurs, le rare et le dense constituent des contraires et se
réduisent à l’excès et au défaut comme à des contraires plus universels, car le
dense représente ce qui détient beaucoup de matière, et le rare ce qui en
détient peu.
#55. — Ils s’accordaient ainsi en
quelque façon avec Platon, qui donnait le Grand et le Petit comme principes,
eux-mêmes ayant trait à l’excès et au défaut. Ils en différaient par contre du
fait que Platon plaçait le Grand et le Petit du côté de la matière, n’admettant
qu’un seul principe formel, une espèce d’idée dont chaque chose participerait
selon la diversité de sa matière. Les anciens naturalistes situaient eux la
contrariété du côté de la forme : ils donnaient comme premier principe
une matière, qui aboutissait à la multiplicité de choses moyennant différentes
formes.
#56. — D’autres anciens
naturalistes, néanmoins, expliquaient la génération issue des principes en
faisant sortir les contraires et la multiplicité d’un sujet unique en lequel
tout se serait d’abord trouvé comme mélangé et confondu. Avec quelque variation :
Anaximandre donnait comme principe cet unique sujet confus, non la multiplicité
mélangée en lui ; aussi ne reconnaissait-il qu’un principe. Empédocle et Anaxagore,
quant à eux, donnaient plutôt comme principe la multiplicité déjà mélangée en
ce sujet ; ils reconnaissaient donc de nombreux principes, même s’ils
accordaient aussi d’une certaine façon le statut de principe à cet unique sujet
confus.
#57. — Anaxagore et Empédocle
différaient toutefois sur deux points.
D’abord Empédocle préconisait une
certaine succession de mélange et de séparation. Le monde, à son avis, s’était
vu engendrer et corrompre plusieurs fois : corrompu, il se voyait de
nouveau engendrer, l’amitié fusionnant toutes choses en une, puis la haine les
séparait et les distinguait à nouveau ; de la sorte, la distinction succédait à
la confusion, et inversement. Pour Anaxagore, par contre, le monde aurait été
engendré une seule fois : au début toutes choses se seraient trouvées
mélangées en une seule ; mais l’intelligence, maintenant qu’elle se serait mise
à dégager et à distinguer, ne cesserait jamais de le faire, de sorte que plus
jamais tout ne se trouverait mélangé en un sujet unique.
Ensuite, Anaxagore donnait comme
principes une infinité de particules semblables ou contraires : des
particules de chair, semblables entre elles ; des particules d’os et d’autres
choses, semblables entre elles, mais contraires à d’autres. Par exemple, les
particules d’os et de sang s’opposent comme l’humide et le sec. Empédocle, par
contre, réduisait les principes aux quatre qu’on appelle communément les
éléments : le feu, l’air l’eau et la terre.
Anaxagore
34. 187a26 Anaxagore, à ce qu’il semble, croit
de même à des principes infinis du fait d’assumer comme vraie l’opinion
commune des physiciens, que rien ne s’engendre du non-être. C’est pour cela
qu’ils soutenaient que tout existait déjà ensemble, de sorte que s’engendrer
revenait à s’altérer. Mais d’autres en ont fait plutôt de la composition et de
la séparation.
35. 187a31 En outre, puisque les contraires s’engendrent mutuellement,
chacun doit préexister en l’autre.
36. 187a32 C’est que tout ce qui s’engendre doit le faire ou
d’êtres ou de non-êtres. Mais la seconde éventualité est impossible, tous ceux
qui traitent de la nature en conviennent. C’est donc celle qui reste, ont-ils
pensé, qui doit se produire : on est engendré d’êtres, et en y étant
déjà, bien que sous des dimensions si petites que cela reste insensible. Aussi
déclare-t-on que tout est mélangé en tout, à voir que tout s’engendre de tout.
37. 187b2 Par ailleurs, tout paraît différent et mériter une
appellation distincte, selon celui des éléments infinis qui abonde le plus dans
le mélange. Rien n’est tout entier purement blanc, ou noir, ou doux, ou chair,
ou os ; mais l’élément dont chaque chose a le plus, voilà qui paraît sa nature.
38. 187b7 Or si l’infini, en tant qu’infini, ne se connaît pas[162], l’infini en nombre ou
en grandeur ne laisse pas connaître sa quantité, ni l’infini en espèce ce qu’il
est[163]. Alors, avec des
principes infinis à la fois en nombre et en espèce, impossible de connaître ce
qui s’en compose ; car on ne pense connaître un composé que pour autant qu’on
sait combien et quels éléments le constituent.
39. 187b13 En outre, ce dont la partie peut revêtir n’importe
quelle grandeur ou petitesse son tout doit le pouvoir aussi ; en parlant bien
sûr de l’une de ces parties inhérentes en lesquelles le tout se divise. Si
donc un animal ou une plante ne peut revêtir n’importe quelle grandeur ou
petitesse, manifestement aucune de ses parties non plus, puisqu’il en allait du
tout comme des parties[164]. Or chair, os et autres
pareils sont des parties d’animal, et les fruits, des parties de plantes.
Manifestement donc, chair, os ou toute autre partie ne peuvent revêtir
n’importe quelle grandeur ou petitesse.
40. 187b22 En outre, supposons que toute entité pareille soit
l’une dans l’autre et ne s’engendre pas, mais s’extraie d’où elle se trouve
déjà, et se dénomme d’après sa surabondance. N’importe quoi alors s’engendre
de n’importe quoi : l’eau s’extraie de la chair, par exemple, et la chair,
de l’eau. Cependant, avec un corps fini on épuise tout corps fini.
Manifestement donc, tout ne peut pas se trouver en tout.
41. 187b27 À extraire de la chair d’eau, puis à en engendrer
d’autre par extraction hors de l’eau qui reste, même si la chair extraite est
toujours moindre, elle ne dépassera tout de même pas une certaine limite en
petitesse. Alors si l’extraction s’épuise, il ne se trouvera pas de tout en
tout, puisque dans le reste de l’eau il ne se trouvera plus de chair. Si, par
contre, elle ne s’épuise pas, mais qu’il en reste toujours à enlever, il se
trouvera dans une grandeur finie une infinité de grandeurs finies égales.
Voilà qui est impossible.
42. 187b35 En plus de cela, tout corps dont on prélève une partie
doit diminuer et les dimensions de la chair ont des limites de grandeur et de
petitesse. Manifestement donc, de la chair la moindre, aucune ne s’extrait,
car elle serait moindre que la moindre.
43. 188a2 En outre, dans l’infinité des corps il se trouverait
déjà une chair infinie, et un sang, et un cerveau. Même une fois séparés les
uns des autres, il n’y en aurait pas moins pour autant, chacun demeurant
infini. Voilà qui est irrationnel.
44. 188a5 Que la séparation n’en finisse jamais, Anaxagore le
dit sans savoir pourquoi, mais il a raison. C’est que les accidents[165] sont inséparables. Si
donc les couleurs et les dispositions étaient mélangées, on aurait, après
séparation, du blanc et du sain qui ne seraient rien d’autre, ni ne seraient
les attributs d’aucun sujet. Elle est donc absurde, de chercher l’impossible,
son Intelligence, si vraiment elle veut séparer. Le faire est impossible tant
sur le plan de la quantité que de la qualité : sur celui de la quantité,
comme il n’existe pas de grandeur minime ; sur celui de la qualité, comme les
accidents ne se séparent pas.
45. 188a13 Par ailleurs, il n’a pas raison d’assumer que la
génération procède d’homogènes. Il arrive de fait que ce soit comme la boue se
divise en boue, mais il arrive que non : ce n’est pas de la même façon que
des briques se font de boue[166] et qu’une maison se
fait de briques. C’est plutôt ainsi qu’eau et air sont et s’engendrent l’un de
l’autre.
188a17 46. Il
vaut mieux assumer des principes moins nombreux et finis, comme le fait
Empédocle.
#58. — Le Philosophe vient de
présenter les différentes opinions des philosophes de la nature sur les
principes. Il en approfondit l’une maintenant, celle d’Anaxagore, car elle
paraît assigner une cause commune à toutes les espèces de changement.
Cet examen comporte deux
parties : le Philosophe présente d’abord l’argument d’Anaxagore, puis (187b7) objecte contre lui.
La présentation se divise en
trois : le Philosophe présente d’abord les présupposés d’Anaxagore, dont
partait son argumentation, puis (187a32) décrit l’articulation de son
argument et enfin (187b2)
répond à une objection tacite.
#59. — De fait, Anaxagore partait
de deux présuppositions.
La première lui était commune avec
tous les philosophes de la nature : rien ne s’engendre de rien. C’est le
sens de son affirmation qu’Anaxagore s’est trouvé amené à croire les principes
infinis du fait de trouver vraie cette opinion commune à tous les philosophes
naturels : ce qui n’est absolument pas ne s’engendre d’aucune façon. De
supposer ce principe a conduit à différentes opinions.
#60. — Pour ne pas se voir forcés
d’admettre rien de neuf engendré sans déjà auparavant exister de quelque
façon, certains ont soutenu que tout existait déjà ensemble avant : soit
confondu en un sujet unique, comme Anaxagore et Empédocle ; soit en un
principe matériel : eau, feu ou air, ou quelque intermédiaire.
Dans cette ligne, ils ont imaginé
deux modalités de génération.
Ceux qui faisaient tout préexister
en un principe matériel ont déclaré que s’engendrer n’est rien d’autre que
s’altérer. De ce principe matériel unique, à leur avis, tout se voyait
engendré par condensation et raréfaction.
Les autres, par contre, d’avis que
tout préexistait ensemble comme fondu dans un mélange global, ont soutenu
plutôt que la génération des choses revenait simplement à leur réunion et
séparation.
Tous se sont trompés pour ne pas
savoir distinguer entre puissance et acte. En effet, l’être en puissance est
comme un intermédiaire entre pur non-être et être en acte. Ce qui s’engendre
naturellement, donc, ne le fait pas à partir du non-être absolu, mais à partir
de l’être en puissance, et non à partir de l’être en acte, comme eux le
pensaient. Ainsi, ce qui s’engendre n’a pas besoin de préexister en acte, comme
ils le disaient, mais seulement en puissance.
#61. — Le Philosophe présente
ensuite (187a31) la seconde présupposition
d’Anaxagore. Les contraires, à l’entendre, s’engendrent mutuellement : le
froid, observons-nous, est issu du chaud, et réciproquement. Comme rien ne
s’engendre de rien, l’un des contraires, concluait-il, préexiste dans l’autre.
De fait, c’est vrai sous l’aspect
de la puissance : le froid se trouve en puissance dans le chaud. Mais non
en acte, comme Anaxagore le pensait du fait de méconnaître l’être en
puissance, un être intermédiaire entre pur non-être et être en acte.
#62. — Il explicite ensuite (187a32) l’articulation de son
argument.
Voici son procédé : ce qui
s’engendre doit le faire ou de l’être ou du non-être. Anaxagore excluait le
second membre, qu’on se trouverait engendré du non-être, en raison de
l’opinion commune des philosophes mentionnée[167]. Aussi concluait-il le
premier membre : on doit s’engendrer de l’être. Alors, si l’air s’engendre
de l’eau, il y était déjà auparavant. On ne dirait pas que l’air s’engendre de
l’eau, s’il n’y préexistait pas déjà. Aussi voulait-il que tout ce qui
s’engendre d’autre chose y ait préexisté.
Voilà cependant qui contrarie
l’apparence sensible, car le sens ne perçoit pas que ce qui s’engendre d’autre
chose y préexiste. Anaxagore excluait cette objection en soutenant que ce
qui s’engendre d’autre chose y préexiste sous forme de très petites particules,
insensibles en raison de leur petitesse. Par exemple, si l’air s’engendre
d’eau, il se trouve de très petites particules d’air dans l’eau, mais pas en la
quantité qu’il s’en engendre. Aussi, disait-il, c’est par la réunion de ces
particules d’air et par la séparation des particules d’eau que l’air
s’engendre.
Une fois cela établi, que tout ce
qui s’engendre d’autre chose y préexiste, il assumait que tout s’engendre de
tout. Tout se trouverait donc mélangé en tout sous forme de particules très
petites et insensibles.
Enfin, puisqu’une chose s’engendre
d’une autre une infinité de fois, disait-il, il se trouve en tout une infinité
de particules très petites de tout.
#63. — Le Philosophe exclut ensuite
(187b2) une objection tacite.
On pourrait objecter : si une
infinité de particules de tout se trouve en tout, rien ne différera de rien, ni
même n’en aura l’air.
Les choses, dit-il, comme pour
répondre à cette objection, diffèrent manifestement entre elles, et reçoivent
des noms différents, d’après ce qui abonde le plus en elles, malgré l’infinité
des particules très petites contenues en tout corps mixte. Par conséquent, rien
n’est purement et totalement blanc ou noir ou os, mais ce qu’il y a le plus en
chaque chose paraît lui constituer une nature.
#64. — Il critique ensuite (187b7) la position présentée.
Cette critique comporte deux
points : d’abord une critique absolue, puis (188a17) une comparaison avec l’opinion
d’Empédocle.
La critique se divise en
deux : le Philosophe la fait d’abord avec des arguments, puis (188a5) critique la formulation
de la position[168].
Il présente cinq arguments.
Premier argument. Aucun infini ne
se connaît, en tant qu’infini. Il explique pourquoi il précise “en tant
qu’infini”. C’est que s’il est infini en nombre ou grandeur, ce sera en sa
quantité qu’il ne se connaîtra pas ; tandis que s’il est infini en espèce, par
exemple, s’il se constitue d’une infinité de parties d’espèces différentes, ce
sera alors en son essence qu’il ne se connaîtra pas. La raison en est que ce
que l’intelligence connaît, elle le comprend quant à tout ce qui le concerne ;
or cela ne se peut pas pour quelque chose d’infini. Quelque chose dont les
principes sont infinis doit donc rester ignoré, en sa quantité ou en son
espèce.
Ensuite, si les principes ne se
connaissent pas, ce qui s’en constitue ne se connaît pas non plus. Il le prouve
du fait qu’on ne pense connaître quoi que ce soit de composé “que pour autant
qu’on sait combien et quels éléments le constituent”, c’est-à-dire quand on
connaît à la fois les espèces et les quantités de ses principes. Il s’ensuit
donc, du premier point au dernier, que, si leurs principes sont infinis, les
choses naturelles ne se connaîtront ni en leur quantité ni en leur espèce.
#65. — Second argument (187b13).
Si les parties d’un tout ne
comportent aucune quantité déterminée, mais peuvent au contraire revêtir
n’importe quel grandeur ou petitesse, ce tout ne devra non plus comporter ni
grandeur ni petitesse déterminée, mais pouvoir revêtir n’importe laquelle. La
raison en est que la quantité du tout résulte des parties. Bien sûr, cela se
comprend des parties présentes en acte dans le tout, comme la chair, les nerfs
et les os dans l’animal. C’est le sens de cette précision : “En parlant de
l’une de ces parties inhérentes”, à savoir, en acte, “en lesquelles le tout se
divise”. Avec cette précision, il exclut les parties du tout continu,
présentes en lui seulement en puissance.
Mais un animal ou une plante ou
quoi que ce soit de la sorte ne peut pas rester indifférent à n’importe quelle
grandeur ou petitesse. Il y a en effet une quantité si grande qu’aucun animal
ne la dépasse, et une si petite, qu’aucun animal ne s’y restreigne. On doit en
dire autant de la plante. La destruction du conséquent entraîne donc qu’aucune
partie non plus ne soit indifférente à sa quantité, puisqu’il en va
pareillement du tout et des parties. Or chair, os et autres semblables
constituent des parties d’animal, et les fruits des parties de plantes.
Impossible donc que chair, os et autres parties de la sorte restent de quantité
indéterminée en plus ou en moins. Il n’est donc pas possible de trouver des
parties de chair ou d’os insensibles en raison de leur petitesse.
#66. — Ce qu’on dit ici paraît
s’opposer à la division à l’infini du continu : si le continu est
divisible à l’infini, la chair, étant quelque chose de continu, devrait se
diviser à l’infini ; une partie de chair devrait donc pouvoir dépasser
n’importe quelle petitesse déterminée, dans sa division à l’infini.
Toutefois, doit-on répliquer, bien
que, pris mathématiquement, le corps se divise à l’infini, le corps naturel,
cependant, ne le fait pas. Dans un corps mathématique, en effet, on ne regarde
que la quantité, où on ne trouve rien qui répugne à se diviser à l’infini ;
mais dans le corps naturel, on tient compte de sa forme naturelle, qui requiert
une quantité déterminée, comme aussi ses autres accidents. Aussi toute quantité
de chair doit-elle respecter certaines limites.
#67. — Troisième argument (187b22), en deux points :
le Philosophe présente d’abord des propositions d’où argumenter, puis (187b27) l’articulation de son
argument.
De ces propositions, il en présente
trois.
La première : d’après la
position d’Anaxagore, tout existe simultanément[169], ce qui permettra de le
réduire à l’absurde. Toute “entité pareille”, disait Anaxagore, à savoir, faite
de parties semblables, comme la chair, l’os et autres pareilles, se trouve
l’une dans l’autre et ne s’engendre pas à neuf, mais se sépare de ce où elle
préexiste. Chacune se dénomme pour cela “d’après sa surabondance”,
c’est-à-dire d’après les parties présentes en elle en plus grand nombre.
La seconde : n’importe quoi
s’engendre de n’importe quoi. Ainsi, l’eau s’engendre de la chair, par
séparation, et pareillement la chair, de l’eau.
La troisième : “avec un corps
fini on épuise tout corps fini”. C’est-à-dire : si d’un corps fini, aussi
grand soit-il, on retire plusieurs fois un corps fini, aussi petit soit-il, le
moindre pourra s’enlever du plus grand assez de fois pour que par division le
tout plus grand se trouve consumé par le plus petit.
À partir des trois, le Philosophe
conclut sa visée principale, que tout ne se trouve pas en tout, ce qui
contrarie la première des trois propositions. C’est une chose possible, en
réduisant à l’impossible, de conclure ainsi à la fin par la destruction de
l’une des prémisses.
#68. — Le Philosophe articule
ensuite (187b27) son argumentation, en
assumant ce qu’il a conclu dans la précédente.
À retirer de la chair d’eau,
dit-il, quand de l’une s’engendre l’autre, puis à en retirer encore de l’eau
résiduelle, il restera toujours moins de chair dans l’eau. Sa dimension
néanmoins ne dépassera pas une certaine petitesse : il y a une mesure de chair
si petite qu’aucune chair ne sera plus de la chair, comme il est ressorti de
l’argument précédent.
Cela établi, il procède comme suit.
Si de l’eau on retire de la chair,
puis encore d’autre chair, on épuisera celle-ci ou non. Si oui, il ne se
trouvera plus de chair dans l’eau résiduelle, et alors il n’y aura pas de tout
en tout. Si non, il restera toujours dans l’eau une partie de chair, moindre la
seconde fois que la première, et la troisième que la seconde. Comme on l’a
dit, on ne peut descendre à l’infini dans la petitesse des parties ; les
parties les moindres de chair seront donc égales et infinies en nombre dans
cette eau finie, car autrement on n’en retirerait pas à l’infini. Ainsi donc,
si on n’épuise pas la chair, et que de l’eau on en retire à l’infini, on
trouvera dans une grandeur finie, cette eau, des entités finies en quantité,
égales entre elles, et infinies en nombre : cette infinité de parties
moindres de chair. Mais cela est impossible et contraire à ce qu’on a établi
plus haut, qu’avec un corps fini on épuise tout corps fini. Donc, la première
supposition aussi était impossible, qu’il y a de tout en tout, comme Anaxagore
le soutenait.
#69. — Ce n’est pas sans raison que
le Philosophe a précisé ‘égales’ dans la dernière absurdité où il a réduit
Anaxagore. Car il n’est pas absurde, dans un tout fini, de trouver des infinis
inégaux, en se restreignant à la notion de quantité : à diviser un tout
continu selon la même proportion, il y aura processus à l’infini, par exemple
en retirant le tiers du tout, puis le tiers du tiers, et ainsi de suite. Mais
là les parties retirées ne se prennent pas égales en quantité. Par contre, à
diviser en parties égales, il n’y aura pas processus à l’infini, même en ne
considérant que la notion de quantité dans un corps mathématique.
#70. — Quatrième argument (187b35).
Tout corps dont on enlève quelque
chose s’amoindrit, puisque le tout est toujours plus grand que sa partie.
Étant donné, on l’a déjà établi, que les dimensions de la chair ont des limites
de grandeur et de petitesse, il y a nécessairement une chair la moindre, dont
on ne peut en extraire d’autre, puisqu’ainsi on en obtiendrait une moindre que
la moindre. Tout ne peut donc pas s’engendrer de tout par séparation.
#71. — Cinquième argument (188a2).
Si tout comporte une infinité de
parties de tout, et que de tout se trouve en tout, on trouvera dans l’infinité
des corps une infinité de parties de chair, de sang ou de cerveau. Et aussi
souvent qu’on les séparera, elles resteront encore là. Une infinité de corps se
trouveront donc une infinité de fois dans une infinité d’autres. Voilà qui est
irrationnel.
#72. — Le Philosophe critique
ensuite (188a5) la position d’Anaxagore
quant à sa formulation.
De deux manières : Anaxagore
d’abord ne comprenait pas sa propre position, puis (188a13) n’avait pas de motif suffisant
pour la soutenir.
En prétendant, dit-il, que la
séparation ne finirait jamais, Anaxagore ne savait pas ce qu’il disait, bien
que d’une certaine façon il avait raison. C’est que des accidents ne peuvent
jamais se séparer de leurs substances et pourtant Anaxagore affirmait le
mélange non seulement des corps, mais aussi de leurs accidents. Quand une chose
devient blanche, disait-il, cela se fait par extraction de la blancheur
d’abord mélangée. Si donc on prétend les couleurs et les autres accidents
mélangés, selon son dire, et qu’on soutienne que tout ce qui est mélangé peut
se séparer, on pourra trouver du blanc et du curatif sans aucun sujet auquel
s’attribuer et en lequel être, ce qui est impossible. Mais il reste vrai que
tout ce qui est mélangé ne peut pas se séparer, si les accidents aussi sont
mélangés.
De là toutefois s’ensuit une
absurdité. En effet, Anaxagore soutenait qu’au début tout était mélangé, puis
que l’intelligence s’est mise à séparer. Pourtant, toute intelligence qui
s’efforce de réaliser l’impossible est invalide. Aussi sera-t-elle absurde
cette Intelligence qui vise l’impossible, “si vraiment elle veut séparer”,
c’est-à-dire si elle veut effectuer une séparation complète. C’est chose
impossible sur le plan de la quantité, parce qu’Anaxagore ne reconnaît pas de
grandeur minime et prétend qu’on peut encore en enlever à toute chose aussi
petite qu’elle soit. Ce l’est aussi sur le plan de la qualité, puisque les
accidents ne se séparent pas de leurs sujets.
#73. — Le Philosophe critique
ensuite (188a13) la position pour son
défaut de motif suffisant.
En effet, Anaxagore, voyant qu’une
chose grandit de la réunion de beaucoup de petites parties semblables, comme un
torrent d’une multitude de gouttes, a cru qu’il en allait ainsi pour tout.
C’est pourquoi Aristote lui reproche de ne pas avoir eu raison d’assumer que
“la génération procède d’homogènes”, c’est-à-dire, que tout devrait s’engendrer
de particules de même espèce. De fait, certaines choses s’engendrent de parties
pareilles et se résolvent en des parties pareilles, comme la boue se divise en
boue. Mais pour d’autres il n’en va pas ainsi ; elles s’engendrent plutôt de
parties hétérogènes. Même là, la manière varie : certaines proviennent de
parties hétérogènes par altération, comme des briques ne se font pas de
briques, mais de boue ; d’autres par composition, comme une maison ne se fait
pas de maisons, mais de briques. C’est plutôt de cette manière qu’air et eau
se font l’un de l’autre : de parties hétérogènes.
Une autre version tient : “que
des briques sont issues d’une maison”. Il présenterait ainsi deux
manières de constituer une chose à partir d’hétérogènes : par composition,
comme une maison faite de briques ; et par résolution, comme des briques issues
d’une maison.
#74. — Le Philosophe critique
ensuite (188a17) la position d’Anaxagore
en la comparant à celle d’Empédocle. Il vaut mieux, remarque-t-il, se limiter
à peu de principes finis, comme Empédocle, que d’en faire de nombreux et
infinis, comme Anaxagore.
Leur opinion
47. 188a19 Tous certes reconnaissent les
contraires comme principes, même ceux qui soutiennent que tout est un et
immobile. Parménide, en effet, donne le chaud et le froid comme principes ; il
les appelle feu et terre. D’autres optent pour le rare et le dense. Démocrite,
quant à lui, désigne le plein et le vide, et considère l’un comme être et
l’autre comme non-être. En outre, il recourt à des différences de situation, de
figure et d’agencement ; or voilà des genres de contraires : pour la
situation, en haut et en bas, en avant et en arrière ; pour la figure, avec
angles et sans angles, droit et circulaire. Manifestement donc, tous ont une
façon d’établir les contraires pour principes.
Sa justification
48. 188a27 C’est d’ailleurs bien rationnel, car les principes ne
doivent procéder ni les uns des autres, ni d’autre chose, et tout doit procéder
d’eux. Or ces conditions se réalisent dans les premiers contraires :
premiers, ils ne procèdent de rien d’autre ; contraires, ils ne procèdent pas
les uns des autres. Quant à la troisième condition[170], il faut appliquer
notre raison à découvrir comment elle se réalise. D’abord, doit-on assumer,
aucun être n’est de nature à faire n’importe quoi à n’importe quoi ou à pâtir
n’importe quoi de n’importe quoi[171]. N’importe quoi
n’engendre pas non plus n’importe quoi[172], à moins de l’entendre
par accident. Car comment le musicien engendrerait-il le blanc, sans se trouver
un accident du blanc ou du noir[173]? Plus précisément, le
blanc sort de ce qui ne l’est pas, et pas de ce qui ne l’est pas n’importe
comment, mais précisément du noir ou de couleurs intermédiaires ; de même, le
musicien sort de ce qui ne l’est pas, non pas non plus n’importe comment, mais
précisément de ce qui en est privé[174], ou de quelque
intermédiaire, s’il en existe. On ne se corrompt pas non plus directement[175] en n’importe quoi ;
ainsi, le blanc ne se corrompt pas en musicien, sauf éventuellement par
accident, mais en un sujet qui ne soit plus blanc, non pas n’importe comment
encore, mais précisément en étant noir ou de quelque couleur intermédiaire ; de
même, le musicien se corrompt en en un sujet qui ne le soit plus, encore non
pas n’importe comment, mais en termes de privation de musique ou de quelque
condition intermédiaire, s’il en existe. Il en va pareillement pour les autres
cas, puisque non seulement ce qui est simple, parmi les êtres, mais aussi ce
qui est composé retrouve la même proportion, sauf que du fait de manquer de nom
pour les dispositions opposées, cela nous échappe. Forcément, en effet, ce
qu’on trouve bien accordé est fait de choses qui ne l’étaient pas[176] et ce qui se trouve désaccordé,
de choses qui l’étaient ; et ce qui se trouve accordé se corrompt en choses
désaccordées, non pas encore n’importe comment, mais précisément dans le désaccord
opposé. Cela ne change rien qu’on parle d’accord quant à l’agencement ou à la
composition[177]. Manifestement, il
s’agit de la même proportion. La maison, la statue, toute autre chose se font
pareillement : la maison résulte de matériaux qui ne se trouvaient pas
réunis, mais séparés ; la statue, comme tout ce qui tient à une figure, est
issue d’un sujet qui se trouvait privé de cette figure ; chacune de ces
réalités constitue ou bien une ordonnance, ou bien une composition. Si donc
cela se vérifie, tout ce qui s’engendre et se corrompt le fait de contraires
et en des contraires. Ou en leurs intermédiaires ; les intermédiaires
d’ailleurs ressortent des contraires : les couleurs, par exemple, sont
issues du blanc et du noir. Par conséquent, tout ce qui s’engendre par nature
sont des contraires ou en proviennent.
Sa critique
49. 188b26 La plupart arrivent donc jusque-là, comme mentionné
plus haut : tous donnent
leurs éléments et ce qu’ils appellent leurs principes sans trop de raison,
mais, comme forcés par la vérité même, c’est aux contraires qu’ils confient ce
rôle.
50. 188b30 Ces philosophes diffèrent toutefois entre eux du fait
de prendre leurs contraires tantôt antérieurs tantôt postérieurs, et plus
connaissables tantôt à la raison tantôt au sens. Certains établissent comme
causes de la génération le chaud et le froid, d’autres l’humide et le sec,
d’autres l’impair et le pair, et certains enfin la concorde et la discorde[178]. Ces contraires
comportent les différences signalées.
51. 188b36 En un sens, tous désignent les mêmes principes, mais
en un autre chacun en énumère d’autres : d’autres en apparence, mais les
mêmes par analogie, car tous empruntés à la même colonne[179], où chaque contraire
contient ou est contenu par un autre. Voilà assurément une façon de dire la
même chose, mais différemment. En outre, un contraire est pire, l’autre
meilleur. Enfin, tel que mentionné, tous sont plus connaissables, mais certains
pour la raison, d’autres pour le sens, car l’universel l’est pour la raison et
le singulier pour le sens. La raison, en effet, s’intéresse à l’universel, et
le sens au particulier ; par exemple, le grand et le petit s’adressent à la raison,
le rare et le dense au sens. Manifestement donc, les principes doivent être des
contraires.
#75. — Voilà pour les opinions des
philosophes anciens sur les principes de la nature. Le Philosophe commence
maintenant à s’enquérir de la vérité.
Il s’en enquiert d’abord moyennant
discussion, à partir d’endoxes[180], puis (189b30) l’établit, moyennant
démonstration.
La discussion se divise en
deux : elle porte d’abord sur la contrariété des principes, puis (189a11) sur leur nombre.
La première discussion se divise en
trois : le Philosophe présente d’abord l’opinion des Anciens sur la
contrariété des principes, puis (188a27) appuie ce point de vue sur un
raisonnement et enfin (188b26) montre comment les philosophes se
situent pour ce qui est de donner des contraires comme principes.
#76. — Tous les philosophes
anciens, dit-il, introduisent de la contrariété dans les principes, ce qu’il
manifeste avec trois de leurs opinions.
Tout l’univers, d’après certains,
est un être immobile unique. Selon Parménide, par exemple, toutes choses n’en
sont qu’une d’après la raison, quoique plusieurs d’après le sens. Pour autant
qu’il y en a plusieurs, il y mettait comme principes des contraires : le
chaud et le froid, et il attribuait le chaud au feu et le froid à la terre.
Comme seconde opinion, il donne
celle des philosophes de la nature qui reconnaissent un principe matériel
mobile. Le reste, à leur dire, en procède par raréfaction et
concentration. Les principes, soutiennent-ils en conséquence, ce sont le rare
et le dense.
Comme troisième, le recours à
plusieurs principes. D’après Démocrite, ainsi, tout s’engendre à partir de
corps indivisibles qui, quand ils se joignent, laissent du vide entre eux ; il
appelait ces espaces vides des pores[181]. Par suite, il donnait
tous les corps comme composés de “ferme” et de “vain”, c’est-à-dire de plein et
de vide. Il donnait le plein et le vide comme principes de la nature,
attribuant le plein à l’être et le vide au non-être. En outre, tout en
attribuant à ces corps indivisibles une nature unique, il affirmait que leur
composition engendrait des corps différents en raison d’une diversité de
figure, de position et d’ordre. Aussi donnait-il comme principe les contraires
du genre de la position : le haut et le bas, l’avant et l’arrière ; et les
contraires du genre de la figure : le droit, l’angulaire et le circulaire
; et encore les contraires du genre de l’ordre : l’avant et l’après, sans
en faire mention dans son texte, parce qu’ils sont manifestes.
Tous les philosophes, conclut le
Philosophe, suite à cette espèce d’induction, ont d’une manière ou de l’autre
fait des contraires leurs principes. Il ne mentionne pas ici les opinions
d’Anaxagore et d’Empédocle, comme il vient de les expliquer spécialement[182]. Mais eux aussi
introduisaient en quelque sorte de la contrariété dans les principes, en
faisant toutes choses s’engendrer par composition et division, ce qui tombe
dans le même genre que le rare et le dense.
#77. — Le Philosophe montre ensuite
(188a27) avec un raisonnement endoxal[183] que de fait les
premiers principes sont des contraires. Trois aspects semblent bien appartenir
à la définition des principes : ils ne sont pas issus d’autre chose ; ils
ne sont pas issus l’un de l’autre ; tout le reste est issu d’eux. Or ces trois aspects
conviennent aux premiers contraires ; les principes sont donc les premiers contraires.
Pour comprendre ce qu’il appelle
des premiers contraires, on doit tenir compte que certains contraires sont
causés par d’autres ; par exemple, le doux et l’amer, par l’humide et le sec,
et par le chaud et le froid. On ne peut toutefois pas reculer ainsi à l’infini,
il faut parvenir à des contraires qui ne soient pas causés par d’autres. Ce
sont eux qu’il appelle les premiers contraires.
À ces premiers contraires, donc,
conviennent les trois conditions précédentes. Premiers, ils ne sont
manifestement pas issus d’autres. Contraires, ils ne sont manifestement pas
issus les uns des autres ; en effet, bien que le froid provienne du chaud dans
la mesure où ce qui d’abord chaud devient froid, la froideur même cependant ne
provient jamais de la chaleur[184]. Pour ce qui est de la
manière dont tout se trouve issu des contraires, cela demande plus d’attention.
#78. — Ni l’action ni la passion[185], déclare le Philosophe
pour en préparer la manifestation, ne peuvent intervenir entre “n’importe
quoi”, c’est-à-dire entre toutes choses qui se trouvent ensemble au hasard[186], ou entre “n’importe
quoi”, c’est-à-dire entre n’importe quoi indéterminément. Et pas n’importe quoi
engendre n’importe quoi, comme Anaxagore l’a affirmé, sauf peut-être par
accident.
Aristote manifeste cette
affirmation d’abord dans des réalités simples. Ce n’est pas un musicien, en
effet, qui engendre du blanc, sauf peut-être par accident, dans la mesure où
par accident un musicien se trouve blanc ou noir. Plutôt, c’est en quelque
chose qui ne se trouvait pas blanc que par soi s’engendre du blanc ; et encore,
pas suivant n’importe quelle manière de ne pas être blanc, mais suivant celle
qui tient à être noir ou d’une couleur intermédiaire. Pareillement, devenir
musicien est réservé à qui ne l’était pas ; et encore là pas de n’importe
quelle manière, mais de celle de l’opposé qui s’en trouvait privé,
c’est-à-dire qui, se trouvant de nature à avoir la musique, ne l’avait pourtant
pas, ou de quelque intermédiaire entre eux. Pour la même raison, une chose ne
se corrompt pas en premier et par soi en n’importe quoi ; ainsi, le blanc ne se
corrompt pas par soi, mais par accident, en musicien ; il se corrompt par soi
en ce qui n’est plus blanc ; et qui ne le soit pas de n’importe quelle manière,
mais en se trouvant noir ou d’une couleur intermédiaire. Puis il affirme la
même chose pour la corruption du musicien et d’autres pareilles qualités. La
raison en est que tout ce qui s’engendre et se corrompt n’existe ni avant de
s’engendrer, ni après s’être corrompu. Par conséquent, ce qui par soi devient
une chose et ce en quoi une chose se corrompt doit inclure dans sa définition
de ne pas être cette chose qu’il devient ou en laquelle il se corrompt.
Il manifeste la même chose dans des
réalités composées. Il en va dans les réalités composées, dit-il, tout comme
dans les simples. Mais cela nous échappe davantage là, parce que les opposés
des réalités composées manquent de noms, contrairement à ceux des simples.
L’opposé de la maison, en effet, n’a pas de nom, à la différence de celui du
blanc. Mais si on les réduit à des réalités pour lesquelles on dispose de noms,
le cas deviendra manifeste. En effet, tout composé consiste en une espèce
d’accord ; or ce qui comporte accord sort de ce qui était désaccordé, et le
désaccordé est issu de l’accordé. Pareillement, l’accord se corrompt en
désaccord, et pas en n’importe lequel, mais en l’opposé. L’accord, par
ailleurs, peut concerner simplement l’ordre, soit encore la composition. En
effet, tel tout consiste en un accord d’ordre, comme une armée, alors que tel
autre consiste en un accord de composition, comme une maison. Mais la même
proportion vaut pour les deux. Manifestement, tous les composés sont pareillement
issus de matériaux d’abord non composés : la maison résulte d’éléments qui
ne se trouvaient pas composés ; ce qui tient à une figure est issu d’un sujet
qui ne la comportait pas. Toutes ces réalités dépendent d’un ordre et d’une
composition.
Ainsi donc, il devient manifeste
par une espèce d’induction que tout ce qui s’engendre ou se corrompt le fait à
partir de contraires ou d’intermédiaires, ou y aboutit. Les intermédiaires,
quant à eux, viennent des contraires, comme les couleurs intermédiaires
viennent du blanc et du noir. Aussi, conclut-il, tout ce qui s’engendre par
nature ou bien sont des contraires eux-mêmes, comme le blanc et le noir, ou
sont issus des contraires, comme les intermédiaires.
Or voilà le propos qu’il entend
principalement conclure, que tout vient des contraires, ce qui constituait la
troisième condition des principes.
#79. — Le Philosophe compare
ensuite (188b26) ses prédécesseurs sur
leur manière de donner pour principes des contraires : d’abord, quant au
motif de leur position, puis (188b30) quant à leur position même.
Beaucoup de philosophes, dit-il,
ont suivi la vérité jusqu’à donner des contraires pour principes[187]. Quoiqu’ils l’aient
fait avec vérité, ce fut sans s’y trouver motivés par aucune raison, mais comme
forcés par la vérité même. C’est que celle-ci constitue le bien auquel l’intelligence
se trouve naturellement ordonnée ; aussi, tout comme les choses privées de
connaissance recherchent leurs fins sans raison, l’intelligence de l’homme
tend aussi parfois à la vérité par une espèce d’inclination naturelle, sans en
percevoir la raison.
#80. — Il précise ensuite (188b30) comment chacun procède
à ce faire.
Il le fait en deux points,
soulignant d’abord leurs différences quant aux contraires qu’ils donnent pour
principes, puis (188b36)
le fait qu’ils diffèrent, mais aussi se ressemblent.
Ces philosophes, dit-il, diffèrent
de deux manières en donnant pour principes des contraires. D’abord, certains,
plus rationnellement, prennent pour principes des contraires antérieurs, alors
que d’autres, moins perspicaces, en assignent de postérieurs.
Ensuite, certains des premiers se
tournent vers des contraires plus connaissables à la raison, tandis que
d’autres leur préfèrent de plus connaissables au sens.
Cette deuxième différence, peut-on
aussi suggérer, donne la raison de la première. Les plus connaissables à la
raison, en effet, détiennent une antériorité absolue, tandis qu’absolument
ceux qui le sont au sens sont postérieurs, n’étant antérieurs que pour nous.
Des principes, par ailleurs, doivent manifestement être premiers. Ainsi, en donnant
pour antérieurs les plus connaissables à la raison, on fournit comme principes
des contraires antérieurs absolument, tandis qu’en recourant aux plus
connaissables au sens, on en fournit qui absolument se trouvent postérieurs.
Ainsi certains ont donné comme premiers principes le chaud et le froid,
d’autres l’humide et le sec, tous plus connaissables au sens. Reste que le
chaud et le froid, des qualités actives, sont antérieurs à l’humide et au sec,
des qualités passives, car l’actif est naturellement antérieur au passif.
D’autres ont introduit des
principes plus connaissables à la raison. Parmi eux, certains ont donné pour
principes le pair et l’impair, comme les Pythagoriciens, du fait de penser que
les nombres constituent la substance de toutes choses, et que toutes choses se
composent de pair et d’impair comme de forme et de matière. Car ils
attribuaient au pair l’infinité et l’altérité, à cause de sa divisibilité, et à
l’impair la finitude et l’identité, à cause de son indivisibilité. D’autres,
les partisans d’Empédocle, ont donné comme causes de la génération et de la
corruption la discorde et la concorde, plus connaissables elles aussi à la
raison. C’est dans ces choix que se révèle la diversité annoncée.
#81. — Le Philosophe montre ensuite
(188b36) comment, malgré leurs
différences, ces opinions présentent aussi une certaine ressemblance. Étant
donné ce qui précède, conclut-il, ce sont en un sens les mêmes principes que
les philosophes anciens ont soutenus, mais en un autre, c’en sont de
différents. De différents, bien sûr, du fait de choisir d’autres contraires ;
mais les mêmes aussi, en raison de leur “analogie”, c’est-à-dire de leur
proportion, car les principes reçus de tous présentent la même proportion.
Et cela de trois manières. D’abord,
tous leurs principes se rapportent entre eux comme des contraires. C’est le
sens de sa remarque, que « tous les empruntent à la même colonne »,
celle des contraires. Tous reçoivent des contraires pour principes, quoique des
contraires distincts. Il n’y a pas à s’étonner qu’en favorisant la relation de
contraires, on assume des principes distincts, puisque certains contraires en
contiennent d’autres, étant antérieurs et plus communs, alors que d’autres se
trouvent contenus sous les premiers, étant postérieurs et moins communs. Voilà
donc une première manière de parler pareillement : tous assument des
principes issus d’une relation entre contraires.
Une autre analogie comparable,
c’est qu’entre tous les principes choisis, l’un se rapporte à l’autre comme le
meilleur au pire. Par exemple, la concorde, le plein ou le chaud se présentent
comme meilleurs, tandis que la discorde, le vide ou le froid comme pires. La
même chose vaut pour les autres cas. La raison en est que toujours l’un des
contraires inclut de la privation ; en effet, le principe de la contrariété est
l’opposition entre privation et habitus[188].
Une troisième analogie tient à ce
que tous choisissent des principes plus connaissables. Cependant, certains les
choisissent plus connaissables pour la raison, mais d’autres pour le sens. La
raison s’intéressant à l’universel, et le sens au particulier, ce sont des
principes universels qui sont plus connaissables pour la raison, comme le grand
et le petit ; mais des singuliers pour le sens, comme le rare et le dense,
moins communs.
Finalement, en manière d’épilogue,
il conclut son propos principal : les principes sont des contraires.
Pas un seul, ni une infinité
52. 189a11 Ensuite, il s’agit de préciser s’il
y a deux ou trois principes, ou plus.
53. 189a12 Un seul, c’est impossible, car les contraires ne sont
pas tout seuls.
54. 189a12 Une infinité, c’est impossible aussi, car l’être ne se
connaîtrait pas.
55. 189a13 Ensuite, tout genre unique ne comporte qu’une
contrariété ; or la substance constitue un genre unique.
56. 189a14 De plus, ce qui peut s’expliquer[189] avec des principes limités
s’explique mieux ainsi, à la manière d’Empédocle, qu’avec une infinité de
principes. Avec ses principes limités, il pense en effet rendre compte de tout
ce qu’Anaxagore assigne à son infinité.
57. 189a17 En outre, des contraires sont antérieurs à d’autres,
et certains s’engendrent d’autres, comme le doux et l’amer, le blanc et le
noir, alors que les principes doivent toujours demeurer. Manifestement donc
ils ne sont ni un seul ni infinis.
Un troisième principe
58. 189a21 Ils sont limités, donc, mais il y a
quelque raison de les réduire ou non à deux seulement[190]. En effet, on
expliquerait difficilement[191] comment la densité
pourrait tourner la rareté en autre chose, ou celle-ci la densité. Il en irait
pareillement de toute autre contrariété : l’amitié ne comprime pas la
haine pour en faire quoi que ce soit, ni la haine ne dilate l’amitié. Les deux
agissent plutôt sur un autre, un troisième terme. Certains en exigent même plus
pour en constituer la nature des êtres.
59. 189a27 Encore une autre difficulté surviendrait, si l’on
n’admettait pas une autre nature sous les contraires. C’est qu’on ne voit les
contraires comme substance d’aucun être. Le principe ne doit par ailleurs
s’attribuer à aucun sujet, car il aurait alors un principe : le sujet, en
effet, est principe pour son attribut et on s’attend à ce qu’il lui soit
antérieur.
60. 189a32 En outre, affirmons-nous, une substance n’est pas
contraire à une autre. Comment donc une substance serait-elle issue de ce qui
n’en serait pas une? Ou comment ce qui n’en serait pas une précéderait-il une
substance?
Accord des Anciens
61. 189a34 Si on admet comme vrais tant l’argument précédent que
ce dernier, on doit, pour les sauver tous deux, supposer un troisième principe.
C’est ce que font ceux qui considèrent le tout comme une nature unique, eau ou
feu, ou leur intermédiaire. L’intermédiaire fait plus de sens, car le feu, la
terre, l’air et l’eau sont déjà tissés de contrariétés. Aussi n’était-il pas
déraisonnable de donner comme sujet autre chose que ces éléments, ou parmi eux
l’air ; entre tous, c’est en effet l’air qui présente le moins de différences
sensibles, et après lui, l’eau.
62. 189b8 Tous, du reste, donnaient figure à ce sujet unique en
usant de contraires : densité et rareté, plus et moins, ce qui certes
revient à l’excès et au défaut. Cette opinion paraît bien ancienne, de faire du
sujet unique, avec l’excès et le défaut, les principes des choses, quoiqu’avec
variation de modalité : les Anciens font agir les deux contraires et
pâtir le sujet unique, tandis que de plus récents font plutôt agir le sujet
unique et pâtir les deux contraires. Ainsi donc, affirmer qu’ils sont trois les
éléments, quand on y réfléchit avec ces arguments et d’autres semblables on
semble avoir bien raison de le faire.
Seulement trois principes
63. 189b18 Mais plus que trois, non. En effet, pour pâtir, un
sujet suffit. D’ailleurs, si on avait, avec quatre termes, deux contrariétés,
il faudrait, pour chacune, une autre nature[192]. Toutefois, si elles
peuvent s’engendrer[193] l’une l’autre, la
seconde des contrariétés est superflue.
64. 189b22 En même temps, il est impossible qu’il y ait plusieurs
premières contrariétés. En effet, la substance représente un seul genre de
l’être ; aussi, ses principes se distinguent les uns des autres seulement par
leur antériorité et leur postériorité, non par leur genre. En effet, il n’y a
toujours, dans un seul genre, qu’une contrariété et toutes les autres
paraissent bien s’y réduire. Manifestement donc, il n’y a pas qu’un seul
élément, ni plus que deux ou trois. Mais entre les deux hypothèses discerner
laquelle se vérifie[194], cela présente, on l’a
dit, beaucoup de difficulté.
#82. — Voilà pour la contrariété
des principes. Le Philosophe s’enquiert maintenant de leur nombre.
Il le fait en trois points :
il soulève d’abord la question, puis (189a12) exclut ce qui ne pose pas problème
et enfin (189a21) répond.
Après la recherche sur la
contrariété des principes, dit-il, il s’agit de s’enquérir de leur
nombre : y en a-t-il deux ou trois ou plus?
#83. — Il exclut ensuite (189a12) ce qui ne pose pas
problème : qu’il n’y en a d’abord pas seulement un, puis (189a12) pas non plus une infinité.
Impossible, dit-il, qu’il n’y ait
qu’un principe : les principes sont des contraires, et des contraires il
ne peut n’y en avoir qu’un, puisque rien n’est contraire à soi-même. Des
principes, donc, il n’y en a pas seulement un.
#84. — Il montre ensuite (189a12), avec quatre arguments,
qu’il n’existe pas une infinité de principes.
Premier argument. L’infini en tant
que tel reste inconnu. Si donc les principes étaient infinis, ils devraient
rester inconnus. Mais à ignorer des principes, on ignore ce qui en procède.
Dans le monde, donc, rien ne pourrait se connaître.
#85. — Second argument (189a13). Les principes doivent
être des contraires premiers[195], et les contraires
premiers relèvent du premier genre, la substance. Or la substance, ne
constituant qu’un genre, ne comporte qu’une première contrariété ; en tout
genre, en effet, la première contrariété réside dans les premières différences
qui le divisent. Il n’y a donc pas une infinité de principes.
#86. — Troisième argument (189a14). Ce qui peut
s’engendrer avec des principes finis, mieux vaut expliquer sa génération avec
des principes finis qu’infinis. Or l’explication de toute génération naturelle,
qu’Anaxagore assigne à une infinité de principes, Empédocle l’assigne à des
principes finis ; il n’y a donc pas lieu de reconnaître une infinité de
principes.
#87. — Quatrième argument (189a17). Les principes sont des
contraires. S’ils étaient une infinité, tous les contraires devraient
intervenir comme principes. Mais tous les contraires ne sont pas des principes,
ce qui appert pour deux raisons : d’abord, les principes doivent être les
premiers contraires, et tous les contraires n’en sont pas de premiers, certains
se trouvant antérieurs à d’autres ; puis les principes ne doivent pas sortir
les uns des autres[196], alors que certains
contraires le font, comme le doux et l’amer, le blanc et le noir. Les principes
ne sont donc pas infinis.
Ainsi, conclut-il finalement, les
principes ne sont ni un seul, ni une infinité.
#88. — Le Philosophe, soyons-en
conscients, se fonde ici sur des endoxes[197] pour discuter : il
assume ce que la plupart pensent[198], qui ne peut se trouver
tout à fait faux, mais doit être vrai tout au moins en partie. Il est vrai en
un sens que des contraires sortent l’un de l’autre[199], si on prend leur sujet
avec eux, parce que c’est ce qui est blanc qui devient noir ; cependant, la
blancheur même ne se change pas en noirceur. Quelques Anciens soutenaient
néanmoins que même sans prendre en même temps leur sujet, les premiers
contraires sortent l’un de l’autre ; c’est pour cela qu’Empédocle a nié que les
éléments le fassent. Et c’est pourquoi Aristote à bon droit ne dit pas ici que
la chaleur vient de la froidure[200], mais le doux de l’amer
et le blanc du noir.
#89. — Le Philosophe répond ensuite
(189a21) à la question sur le
nombre des principes.
En deux points : il montre
d’abord qu’il n’y a pas seulement deux principes, mais trois, puis (189b18) qu’il n’y en a pas
plus.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord avec des arguments qu’il n’existe pas
seulement deux principes, mais qu’il faut en ajouter un troisième, puis (189a34) que les anciens philosophes
en convenaient.
#90. — Il apporte trois arguments.
Voici le premier. Les principes
sont des contraires[201], rappelle-t-il, de
sorte qu’il ne pourrait y en avoir seulement un, mais qu’il en faut au moins
deux ; il n’y en a pas non plus une infinité. Reste à vérifier s’il y en a
seulement deux, ou plus de deux ; plus vraisemblablement ils seront seulement
deux, puisque ce sont des contraires et que la contrariété intervient entre
deux extrêmes. Mais “on hésitera là-dessus”, c’est-à-dire, on éprouvera quelque
difficulté. Car le reste doit venir des principes[202] ; or s’il n’y a que
deux principes, et qu’ils soient contraires, on ne voit pas comment tout le
reste pourrait en être issu ; on ne peut quand même pas dire que l’un fait quoi
que ce soit à partir de l’autre : la densité n’a pas pouvoir de convertir
la rareté en autre chose, ni la rareté, la densité. Il en va pareillement de
toute autre contrariété : l’entente ne change pas la discorde pour en
faire autre chose, ni inversement. Plutôt, les deux contraires transforment un
troisième terme, le sujet de l’un et de l’autre. Le chaud, par exemple, ne
réchauffe pas la froidure, mais le sujet de la froidure ; c’est pareil
réciproquement. Manifestement, on doit admettre un troisième terme comme sujet
des contraires pour qu’autre chose puisse en résulter.
Cela ne fait change rien pour le
moment, qu’il n’y ait qu’un seul tel sujet, ou plusieurs. De fait, certains ont
admis plusieurs principes matériels pour constituer la nature des êtres. C’est
qu’ils ne voyaient pas dans leur nature autre chose que leur matière[203].
#91. — Second argument (189a27). À moins de supposer
autre chose, sous les contraires dont on fait des principes, une difficulté
plus grande que la précédente s’ensuit. C’est que le premier principe ne peut
être un accident attribué à un sujet, car du fait que le sujet est le principe
de l’accident qui lui est attribué et lui est antérieur par nature, il
s’ensuivrait, si le premier principe était un accident attribué à un sujet,
qu’il serait le principe de son principe, et que le premier principe
comporterait quelque chose d’antérieur. Or si on admet seulement les
contraires comme principes, c’est un accident attribué à un sujet qui doit être
principe, puisque nulle part la substance n’est contraire à autre chose, et que
la contrariété n’intervient qu’entre accidents. Les contraires ne peuvent donc
pas être les seuls principes.
Dans ce raisonnement, il faut en
être conscient, on use du mot ‘attribut’ pour ‘accident’, parce que l’attribut
désigne la forme du sujet, et que les Anciens croyaient que toutes les formes
étaient des accidents. Il procède ici dialectiquement de propositions
endoxales, c’est-à-dire réputées chez les Anciens[204].
#92. — Troisième argument (189a32). Tout ce qui n’est pas
principe doit procéder des principes. Si donc seuls des contraires sont
principes, il s’ensuit, comme une substance n’est jamais contraire à une
autre, que la substance procède de principes qui ne sont pas des contraires, et
ainsi que ce qui n’en est pas une soit antérieur à la substance, comme ce qui
procède d’autre chose lui est postérieur. Pourtant, cela est impossible :
en effet, le premier genre de l’être est la substance, l’être par soi. Les
contraires ne peuvent donc pas constituer les seuls principes, il faut en
supposer un troisième.
#93. — Le Philosophe montre ensuite
(189a34) comment dans leur façon
d’établir les principes les autres philosophes concordait avec cela.
Il le fait en deux points : il
montre d’abord comment on supposait un principe matériel, puis (189b16) comment on supposait à
part lui deux principes contraires.
Sur le premier point, soyons-en
conscients, le Philosophe a jusqu’ici donné l’impression, comme quand on
discute, d’attaquer les deux positions : il a d’abord prouvé que les
principes sont des contraires ; puis il vient d’apporter des arguments pour
prouver que les contraires ne suffisent pas à la génération des êtres. Mais
comme les arguments, dans une discussion,[205] concluent du vrai sous
un rapport, non sous tout rapport, des deux argumentations il conclut une
unique vérité[206].
Si, dit-il, on considère comme vrai
l’argument antérieur, qui prouvait que les principes sont des contraires, et
de même le dernier argument présenté, qui prouve que des principes contraires
ne peuvent suffire, on doit concéder, pour sauver l’un et l’autre, qu’un
troisième principe sert de sujet aux contraires. C’est ce qu’ont soutenu ceux
qui ont vu l’ensemble de l’univers comme une nature unique, en la comprenant
comme une matière : de l’eau ou du feu ou de l’air ou un intermédiaire
entre eux, vapeur ou autre chose du genre.
Ce serait plutôt un intermédiaire,
en fait[207], car ce troisième
principe intervient comme sujet pour les contraires, distinct d’eux d’une
certaine manière ; or c’est ce qui tient moins de leur contrariété qui
intervient avec plus de convenance comme troisième principe distinct des
contraires. Le feu, en effet, et la terre et l’air et l’eau comportent déjà
une contrariété : celle du chaud et du froid, de l’humide et du sec. Aussi
n’est-ce pas sans raison qu’on met comme sujet autre chose qu’eux, où l’on
observe moins l’excès des contraires. Après, toutefois, ont le mieux parlé
ceux qui ont choisi l’air comme principe, parce que l’air présente les qualités
contraires les moins sensibles. Et après eux, ceux qui ont choisi l’eau. Ceux
qui ont choisi le feu ont le plus mal parlé, du fait que le feu comporte une
qualité contraire sensible à l’extrême et plus active ; on y trouve l’extrême
de la chaleur. Par contre, si on compare les éléments selon leur subtilité,
semblent avoir le mieux parlé ceux qui ont choisi le feu comme principe[208], car le plus subtil
paraît plus simple et antérieur. Finalement, personne n’a choisi la terre comme
principe, à cause de sa grossièreté.
#94. — Le Philosophe montre ensuite
(189b8) comment, avec un seul
principe matériel, ils ont établi comme principes des contraires.
Tous ceux, dit-il, qui ont établi
un principe matériel, l’ont donné comme figuré ou formé par des contraires, par
exemple, la rareté et la densité, qui se ramènent au grand et au petit, à
l’excès et au défaut. De même, ce que Platon a soutenu, que l’un et le grand et
le petit constituent les principes des choses, coïncide avec l’opinion des
anciens naturalistes, avec une perspective différente. En effet, les Anciens, à
voir qu’une matière unique variait suivant des formes diverses, ont reconnu
deux entités du côté de la forme, principe d’activité, et une du côté de la
matière, principe de passivité, tandis que les Platoniciens, considérant que
dans une espèce les individus se distinguent suivant leur matière, en ont
reconnu une du côté de la forme, principe actif, et deux du côté de la matière,
principe passif.
Le Philosophe conclut là son propos
principal, que suite à pareilles considérations, il semblera raisonnable de
reconnaître trois principes à la nature. Il précise “qu’on semble avoir bien
raison” pour signaler qu’il s’est fondé sur des endoxes.
#95. — Il montre ensuite (189b18) avec deux arguments
qu’il n’y a pas plus de trois principes.
Voici le premier. Ce qui peut se
faire avec moins, il est superflu de le faire par plus. Or toute la génération
des choses naturelles peut se compléter en admettant un principe matériel et
deux formels, parce que pour pâtir il suffit d’un principe matériel.
Si par contre il y avait quatre
principes contraires, et deux premières contrariétés, il faudrait que chaque
contrariété ait un sujet différent, car un sujet appartient d’abord à une
contrariété. Toutefois, si une fois qu’on a deux contraires et un sujet, les
choses peuvent s’engendrer l’une l’autre, il serait manifestement superflu d’admettre
une autre contrariété. On ne doit donc pas admettre plus de trois principes.
#96. — Second argument (189b22). Plus de trois
principes impliqueraient plusieurs premières contrariétés. Or c’est
impossible, parce que la première contrariété appartient manifestement au
premier genre, un genre unique, la substance. Aussi, les contraires qui se
trouvent dans le genre de la substance ne diffèrent pas de genre, mais se rapportent
l’un à l’autre comme de l’antérieur et du postérieur ; parce que dans un genre
il n’y a qu’une première contrariété, du fait que toutes les autres se
réduisent manifestement à elle ; car c’est par des différences premières
contraires que le genre se divise. Donc, manifestement, il n’existe pas plus
que trois principes.
Les deux affirmations, on doit en
être conscient, revêtent une certaine endoxalité : qu’il n’y a pas de
contrariété dans les substances et qu’il y existe une première contrariété. À
regarder la substance même, bien sûr, rien ne lui est contraire ; mais à
considérer les différences formelles dans le genre de la substance, là on
trouve de la contrariété.
#97. — Finalement, à titre
d’épilogue, il conclut qu’il n’existe ni un seul principe, ni plus de deux ou
trois. Mais discerner laquelle des deux hypothèses est vraie : deux
principes seulement, ou trois, présente beaucoup de difficulté, comme il appert
de ce qui précède.
Distinctions préliminaires
65.
189b30 Parlons donc d’abord de
ce qui concerne toute génération, car se conformer à la nature demande de ne
considérer les détails singuliers qu’après avoir présenté les points communs.
66.
189b32 Pour dire qu’une chose
s’engendre d’une autre, une distincte d’une distincte, nous usons tantôt des
termes simples, tantôt des composés. Voici comment l’entendre. On peut
déclarer : “Tel homme devient musicien”, mais aussi : “Tel
non-musicien devient musicien”, ou encore : “Tel homme non-musicien
devient homme musicien”. Ce qu’on appelle ‘simple’, pour ce qui change, c’est
‘tel homme’ et ‘tel non-musicien’ et, pour ce qu’il devient, ‘musicien’. Et ce
qu’on appelle ‘composé’, pour ce qui change et pour ce qu’il est devenu, c’est
de déclarer que ‘tel homme non-musicien’ devient ‘musicien’ ou ‘homme
musicien’.
67.
190a5 Pour ces cas, on dit
parfois non seulement que ‘tel’ devient, mais aussi que ‘de tel’
s’engendre : du non-musicien, par exemple, un musicien. Mais on ne parle
pas ainsi dans tous les cas, car on ne dit pas[209] : “De tel homme
s’est engendré un musicien”, mais seulement : “Tel homme est devenu
musicien”.
68.
190a9 Par ailleurs, entre ces
termes simples avec lesquels on exprime la génération, l’un demeure, dans son
devenir, mais pas l’autre. En effet, l’homme demeure : devenu musicien, il
reste encore homme ; le non-musicien, par contre, l’immusicien[210], ne demeure pas, en
termes simples comme en termes composés.
Le troisième terme
69.
190a13 Cela fixé, toute
génération implique, à bien y regarder, d’y supposer, tel qu’annoncé, un sujet
à engendrer. Ce sujet, malgré son unité numérique, ne comporte pas unité
d’espèce ; d’espèce, c’est-à-dire de notion. Être homme, être immusicien, ce
n’est pas la même chose.
Dualité du sujet
70.
190a17 De plus, l’un demeure,
l’autre pas : celui qui n’est pas opposé, l’homme, demeure, mais le
non-musicien, l’immusicien[211], ne demeure pas, ni le
composé des deux, l’homme non musicien.
71.
190a21 D’ailleurs, c’est “De
telle chose s’engendre telle autre”, plutôt que “Telle chose devient telle
autre”, qui se dit de préférence pour ce qui ne demeure pas ; ainsi c’est d’un
immusicien que s’engendre un musicien, pas d’un homme. Toutefois, on parle
parfois de la même façon pour ce qui demeure, car on dit que “d’airain
s’engendre une statue”, non que “l’airain devient statue”. Mais on est plus à
l’aise de parler des deux manières pour le terme issu de la forme opposée et
qui ne demeure pas : on est également à l’aise de dire que “de telle chose
s’engendre telle autre” et que “telle chose devient telle autre”, que “de
l’immusicien s’engendre le musicien” et que “l’immusicien devient musicien”.
Aussi en va-t-il de même encore pour le composé : on dit également que
“de l’homme immusicien s’engendre le musicien” et que “l’homme immusicien
devient musicien”.
Nécessité du sujet
72.
190a31 Par ailleurs, la
génération revêt plusieurs sens ; en bien des cas, il ne s’agit pas de
génération stricte, mais de celle d’un être tel[212]. La génération stricte
est réservée aux seules substances. C’est une génération qualifiée qui concerne
le reste. Manifestement, sa génération demande un sujet[213]. Effectivement,
quantité, qualité, relation, temps et lieu s’engendrent en un sujet, puisque
seule la substance ne se dit d’aucun autre sujet[214], alors que tout le
reste se dit d’elle. Néanmoins, même les substances, avec tout autre être qui
l’est absolument[215], s’engendrent d’un
sujet. Cela devient manifeste à bien y regarder : il y a toujours quelque
chose dont s’engendre ce qui le fait. Par exemple, les plantes et les animaux
le font à partir d’une semence.
73.
190b5 Ce qui s’engendre
absolument le fait soit par information, telle une statue, à partir d’airain ;
soit par addition, tel ce qui croît ; soit par abstraction, tel l’Hermès, à
partir de la pierre ; soit par composition, telle une maison ; soit par
altération, comme ce dont on modifie la matière. Or manifestement tout ce qui
s’engendre ainsi le fait à partir d’un sujet.
Composition de tout ce qui s’engendre
74.
190b10 Chose évidente d’après
ce qu’on vient d’expliquer, ce qui s’engendre constitue toujours un
composé : il comporte quelque chose qui s’engendre et quelque chose qui
devient cela ; et le second est double : d’une part le sujet, de l’autre
l’opposé. Fait fonction d’opposé le non-musicien, et de sujet, l’homme.
L’opposé, c’est encore la privation de figure, de forme, d’agencement ; le
sujet, c’est encore l’airain, la pierre, l’or.
#98. — Le Philosophe
vient d’examiner dialectiquement le nombre des principes. Il se met maintenant
à établir la vérité.
Il le fait en deux parties :
il établit d’abord la vérité, puis (191a23) se fonde sur elle pour écarter les
difficultés et les erreurs des Anciens.
La première partie se divise en
deux : il montre d’abord que tout changement naturel implique trois
éléments, puis (190b17),
de là, qu’il y a trois principes.
La première partie se divise encore
en deux : il annonce d’abord son intention, puis (189b32) la réalise.
#99. — Préciser s’il y a seulement
deux ou trois principes de la nature, disait-il, présente beaucoup de
difficulté. On doit y travailler, poursuit-il, en portant d’abord attention à
ce que toutes les espèces de changement comportent de génération. En effet,
tout changement en comporte quelque chose ; par exemple, ce qui s’altère de
blanc à noir, d’abord blanc, cesse de l’être, et, n’étant pas noir, le devient.
Il en va pareillement dans les autres changements. Justifiant son ordre, il
allègue qu’on doit énoncer d’abord les points communs et ne regarder qu’ensuite
les détails propres à chaque cas[216].
#100. — Il réalise ensuite (189b32) son propos, et ce en
deux points : il présente d’abord des notions nécessaires à celui-ci, puis
(190a13) le réalise.
Le premier point se divise en
deux : d’abord une division, puis (190a5) les différences entre ses
membres.
#101. — Tout changement, dit-il,
comporte deux termes. Ainsi, en tout changement substantiel, une chose,
dit-on, s’engendre d’une autre, et en tout changement accidentel, une chose
s’engendre de l’autre. On peut l’exprimer de deux façons, les termes du devenir
ou du changement pouvant se prendre simples ou composés.
En voici l’explication. “Tel homme
devient musicien”, dit-on parfois ; les deux termes du changement sont alors
simples. Il en va de même si on dit : “Tel non-musicien devient musicien.”
Par contre, si on dit : “Tel homme non musicien devient un homme
musicien”, les deux termes sont alors composés. Bref, si c’est à un ‘homme’ ou
à un ‘non-musicien’ qu’on attribue de changer, le sujet est simple ; alors ce
qui change, c’est-à-dire à quoi on attribue de changer, on le présente comme un
sujet simple du changement. En correspondance, le terme de ce changement, présenté
comme simple, c’est ‘musicien’, comme lorsqu’on dit : “Tel homme devient
musicien”, ou “Tel non-musicien devient musicien”. Par contre, on peut les présenter comme composés l’un et l’autre,
“le sujet du changement”, auquel on attribue de changer, et “ce qu’il est
devenu”, où se termine ce changement. Si par exemple on dit : “Tel homme
non musicien devient musicien”, il y a composition de la part du sujet
seulement, mais simplicité de la part de l’attribut ; par contre, si on
dit : “Tel homme non musicien devient un homme musicien”, il y a
composition de part et d’autre.[217]
#102. — Il signale ensuite (190a5) deux différences entre
les membres de la division décrite.
D’abord, pour certaines de ces
divisions, deux manières de s’exprimer conviennent : “Telle chose
devient telle autre” et “De telle chose s’engendre telle autre”. Ainsi on dit aussi bien “Tel
non-musicien devient musicien” et “De tel non-musicien s’engendre un
musicien”. Mais cela ne va pas
partout, car on ne dit pas : “De tel homme s’engendre un musicien”, mais
seulement “Tel homme devient musicien”.
Il introduit ensuite une seconde
différence (190a9). Lorsque, dit-il, on
attribue la génération aux deux termes simples : le sujet et l’opposé[218], l’un demeure et
l’autre pas. En effet, une fois devenu musicien, on demeure homme, mais on ne
garde pas la qualité opposée, qu’on lui donne une forme négative, comme
‘non-musicien’, ou privative, ou contraire, comme ‘immusicien’[219]. Le composé formé du
sujet et de l’opposé ne demeure pas non plus ; en effet, on ne demeure pas
‘homme non musicien’ une fois qu’on est devenu musicien. Pourtant, c’est bien à
ces trois termes qu’on attribuait la génération, car on disait : “Tel
homme devient musicien”, et : “Tel non-musicien devient musicien”,
et : “Tel homme non musicien devient musicien”. Entre les trois,
seulement le premier demeure durant tout le changement, mais les deux autres
non.
#103. — Il prouve ensuite (190a13) son propos en supposant
ce qui précède : qu’en toute génération naturelle on trouve trois
éléments.
Il le fait en trois points :
il énumère d’abord deux choses présentes en toute génération naturelle, puis (190a17) prouve ce qu’il avait
supposé et enfin (190b10) conclut son propos.
#104. — En supposant ce qui
précède, dit-il, si on veut bien regarder à toute génération naturelle, on
admettra qu’il faut toujours supposer un sujet auquel l’attribuer. Ce sujet,
malgré son unité numérique, ne répond cependant pas à une seule nature ni à une
seule notion. En effet, quand on attribue à un homme de devenir musicien, cet
homme, malgré son unité numérique, répond à une double notion : celle
d’homme et celle de non-musicien ne sont pas la même. Il ne signale pas le
troisième terme, toutefois, le nouveau terme auquel toute génération doit
aboutir, car il est manifeste.
#105. — Il prouve ensuite (190a17) ce qu’il avait
supposé : d’abord, que le sujet auquel on attribue la génération répond à
une double notion, puis (190a31) que toute génération implique un
sujet.
Il montre le premier point de deux
manières. D’abord par le fait que, dans le sujet auquel on attribue la
génération, il y a quelque chose qui demeure et quelque chose qui ne demeure
pas. En effet, ce qui n’est pas opposé au terme de la génération demeure :
on demeure homme, quand on devient musicien ; tandis que le non-musicien ne
demeure pas, ni le composé, c’est-à-dire l’homme non musicien. De là ressort
clairement que l’homme et le non-musicien ne répondent pas à la même notion,
puisque l’un demeure et l’autre non.
#106. — Le Philosophe montre
ensuite (190a21) la même chose d’une
autre manière, du fait que pour ce qui ne demeure pas on dit que “de telle
chose s’engendre telle autre”, plutôt que “telle chose devient telle autre” —
quoique, cependant, cela aussi puisse se dire, mais pas aussi correctement. On
dit plutôt en effet que “d’un non-musicien s’engendre un musicien”. On dit
aussi qu’“un non-musicien devient musicien”, mais c’est par accident, pour
autant que c’est celui qui se trouve ne pas être musicien qui le devient.
Mais on ne parle pas de la sorte à
propos de ce qui demeure ; en effet, on ne dit pas que “d’un homme s’engendre
un musicien”, mais qu’“un homme devient musicien”. Nous disons néanmoins
parfois même pour ce qui demeure que “de telle chose s’engendre telle autre”.
Par exemple, on dit que “d’airain s’engendre une statue” ; mais on peut le
faire parce que, sous le nom d’airain, nous entendons la matière encore sans
figure, de sorte qu’on parle ainsi en raison de la privation appréhendée. En
outre, même si on dit, à propos de ce qui demeure, que “de telle chose
s’engendre telle autre”, il reste que c’est plutôt à propos de ce qui ne
demeure pas qu’on peut parler des deux manières, et dire tout aussi bien que
“telle chose devient telle autre” et que “de telle chose s’engendre telle
autre”, qu’on prenne l’opposé qui ne demeure pas, ou qu’on prenne le composé de
l’opposé et du sujet.
Cette manière différente de parler
pour le sujet et pour l’opposé rend donc manifeste que le sujet et l’opposé,
par exemple, ‘homme’ et ‘non-musicien’, malgré leur unité de sujet, répondent
cependant à deux notions.
#107. — Il manifeste ensuite (109a31) son autre supposition,
qu’en toute génération naturelle il faut un sujet.
C’est au métaphysicien, bien sûr,
qu’il appartient de prouver cela par raisonnement[220]. Aussi se contente-t-il
ici de le prouver par induction : d’abord à partir de cela même qui
s’engendre, puis (190b5)
à partir des modalités de la génération.
S’engendrer, dit-il, se dit en
plusieurs sens. Mais s’engendrer absolument, c’est seulement l’affaire de
substances ; au reste, on attribue plutôt une génération qualifiée. C’est que
s’engendrer implique commencer à être. Alors, qu’une chose s’engendre
absolument requiert qu’elle n’existe absolument pas auparavant, ce qui est le
cas pour ce qui s’engendre substantiellement. En effet, ce qui devient homme
non seulement n’était pas homme auparavant ; en vérité, cela n’existait
absolument pas. Tandis que quand un homme devient blanc, il ne serait pas vrai
de dire qu’auparavant il n’existait pas, mais seulement qu’auparavant il
n’était pas tel.
Ce qui subit cette génération
qualifiée a manifestement besoin d’un sujet. La quantité, la qualité et les
autres accidents concernés par la génération relative ne peuvent pas être sans
sujet ; à la seule substance est réservée de ne pas être en un sujet.
Cependant, même les substances, à
bien y regarder, s’engendrent manifestement d’un sujet ; les plantes et les
animaux, on le voit bien, s’engendrent d’une semence.
#108. — Il montre ensuite (190b5) la même chose avec une
induction à partir des modalités de génération.
Certaines choses s’engendrent,
dit-il, par information, comme une statue, à partir d’airain ; d’autres par
apposition, comme ce qui croît, telle une rivière, à partir de plusieurs
ruisseaux ; d’autres par abstraction, telle l’image de Mercure, sculptée à
partir d’une pierre ; d’autres par composition, telle une maison ; d’autres par
altération, tel ce dont la matière se trouve altérée par la nature ou par
l’art. Dans tous ces cas, manifestement, on est engendré à partir d’un sujet.
Manifestement donc, tout ce qui s’engendre le fait en un sujet.
On doit remarquer, toutefois,
qu’Aristote a compté les artéfacts avec ce qui s’engendre absolument, bien que
les formes artificielles soient des accidents. C’est que les artéfacts, en un
sens, appartiennent au genre de la substance par leur matière. C’est peut-être
aussi en raison de l’opinion des Anciens, qui assimilaient les choses naturelles
aux artéfacts[221].
#109. — Le Philosophe conclut
ensuite (190b10) son propos. On vient de
montrer, affirme-t-il, que ce à quoi on attribue de s’engendrer est toujours
composé. De plus, toute génération implique une forme où aboutir et un sujet
auquel on attribue de s’engendrer, lequel est double : ce sujet comme tel
et la forme opposée. Manifestement donc, toute génération implique trois
termes : un sujet, une forme finale et son opposée. Par exemple, quand un homme
devient musicien, la forme opposée est ‘non-musicien’ et le sujet est ‘homme’,
alors que ‘musicien’ est l’aboutissement de la génération. Pareillement, dans
les artéfacts, la privation de figure, de forme, d’ordre sert d’opposé, tandis
que l’airain, l’or, les pierres interviennent comme sujets.
Induction des principes naturels
75.
190b17 Manifestement donc, si
c’est précisément de ses causes et de ses principes que chaque être naturel
tient d’être et de s’engendrer, s’il le tient d’eux en premier, non par
accident, mais suivant l’essence qu’on lui attribue, alors c’est de son sujet
et de sa forme que chacun tient de s’engendrer. L’homme musicien, en effet, se
compose d’une certaine manière d’homme et de musicien, car on résout sa définition[222] en celles de ces
éléments. Évidemment donc, ce qui s’engendre le tient de ces principes.
Dualité du sujet
76.
190b23 Malgré son unité
numérique, le sujet répond à deux espèces. L’homme, en effet, l’or et, en
général, la matière fait nombre. Voilà déjà quelque chose, et ce n’est pas par
accident que ce qui s’engendre le tient de lui. De la privation, par contre, de
la contrariété, elle le tient par accident. Elle le tient encore de
l’espèce : de l’agencement, par exemple, de la musique ou de tout autre
pareil attribut.
Trois principes
77.
190b29 On doit donc compter
les principes en un sens comme deux, mais en un autre comme trois. En un sens,
on doit aussi les considérer comme des contraires : ainsi pourrait-on
nommer ‘le musicien’ et ‘l’immusicien’, ‘le chaud’ et ‘le froid’, ‘l’accordé’
et ‘le désaccordé’ ; mais en un autre non, car les contraires ne peuvent pas
pâtir l’un par l’autre. Néanmoins, cette difficulté se résout du fait de
compter comme un autre principe le sujet, lui qui n’est pas un contraire. De la
sorte, les principes, en un sens, ne sont pas plus nombreux que les contraires,
mais comptent pour deux, pour ainsi dire. Ils ne sont quand même pas absolument
deux, mais trois, en raison d’une différence essentielle entre sujet et
contraire : entre l’homme et l’amusicien, le sans-figure et l’airain,
l’essence diffère.
78.
191a3 Voilà donc pour le
nombre de principes qui président à la génération des choses naturelles, et
pour le sens où on en compte tant. On l’a montré aussi : il faut donner un
sujet aux contraires et ceux-ci doivent être deux. En un certain sens, toutefois,
cela n’est pas nécessaire ; l’un des contraires suffira, par son absence et sa
présence, à assurer le changement.
Manifestation des principes – matière première
79.
191a7 La nature sujette se
connaît par analogie : le rapport de l’airain à la statue, du bois au lit,
ou de toute matière sans forme, avant d’en recevoir une, à quoi que ce soit qui
l’ait déjà reçue, voilà son rapport à la substance, à telle chose, à l’être.
Voilà donc un principe, qui n’a toutefois ni unité ni être[223] à la manière de tel
individu ; la notion compte pour un autre principe ; de même enfin son
contraire, la privation. Ces principes, en quel sens ils comptent pour deux et
en quel sens pour plus, on vient de l’expliquer.[224]
Résumé
80.
191a15 Ainsi donc, après avoir
déclaré que les principes sont seulement les contraires, on a tout de même
admis la nécessité qu’autre chose leur serve de sujet, de façon à en compter
trois. Nos dernières explications ont rendu manifestes la différence entre
les contraires, le rapport des principes entre eux et ce qu’est le sujet.
Néanmoins, si la substance c’est l’espèce[225] ou le sujet, ce n’est
pas encore manifeste. Mais que les principes sont trois, et en quel sens[226] ils le sont, et la
tournure[227] de chacun, cela on l’a
expliqué[228]. Combien il y a de
principes, donc, et quels ils sont, considérons-le désormais établi.
#110. — Le Philosophe vient de
montrer que toute génération naturelle comporte trois termes. Se fondant sur
cet acquis, il montre maintenant combien la nature comporte de principes.
Il le fait en deux points : il
réalise d’abord son propos, puis (191a15) récapitule l’acquis et annonce ce
qu’il reste à dire.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe énumère d’abord les trois principes de la nature,
puis (191a7) les manifeste.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe établit d’abord la vérité sur les principes de la
nature, puis (190b29) use de la vérité ainsi
établie pour résoudre les difficultés antérieures sur les principes et enfin (191a3), comme au dire des
Anciens ce sont des contraires les principes, il montre si ou non il faut
toujours des contraires.
Le premier point se divise en deux :
le Philosophe établit d’abord que la nature comporte deux principes par soi,
puis (190b23) qu’il s’en ajoute un
troisième par accident.
#111. — Pour le premier point, il
use de cet argument : ce qu’on appelle les principes et les causes des
choses naturelles, c’est ce dont leur être et leur génération dépendent par soi
et non par accident ; or tout ce qui s’engendre tient son être et sa génération
de son sujet et de sa forme ; ce sont donc ce sujet et cette forme qui
constituent les causes et principes par soi de tout ce qui s’engendre
naturellement.
Que par ailleurs ce qui s’engendre
naturellement le tienne de son sujet et de sa forme, il le prouve ainsi. Les
éléments en lesquels se résout la définition d’une chose, voilà ce qui la
compose, car tout se résout en les éléments qui le composent ; or la notion de
ce qui s’engendre naturellement se résout en son sujet et sa forme. La notion
de l’homme musicien, par exemple, se résout en celles de l’homme et du musicien
; voulant définir l’homme musicien, on devra en effet fournir les définitions
de l’homme et du musicien. Donc ce qui s’engendre naturellement tient son être
et sa génération de son sujet et de sa forme.
Ici, doit-on noter, le Philosophe
vise les principes non seulement de la génération, mais aussi de l’être. Aussi
dit-il à dessein : « que chaque être naturel tient d’être et de
s’engendrer, s’il le tient d’eux en premier… ». « S’il le tient d’eux en
premier … », dit-il, c’est-à-dire, par soi aussi et non par accident. Les
principes par soi, donc, de tout ce qui s’engendre naturellement, ce sont son
sujet et sa forme.
#112. — Le Philosophe ajoute
ensuite (190b23) le troisième principe
par accident.
Malgré son unité numérique,
rappelle-t-il, le sujet répond pourtant à deux espèces, à deux notions[229]. L’homme, en effet,
l’or et toute matière font comme un nombre. Car il faut y voir le sujet même
dont une chose tient par soi et non par accident de s’engendrer, ce qui est
positivement quelque chose : un homme, par exemple, de l’or. Il faut y
voir aussi son accident : une contrariété, une privation ; la privation,
par exemple, de musique, de figure. Constitue un troisième principe une espèce,
c’est-à-dire une forme, comme son agencement est la forme d’une maison, ou la
musique celle d’un homme musicien, ou toute autre forme attribuée ainsi.
Sa forme et son sujet, voilà donc
les principes par soi de ce qui s’engendre naturellement, tandis que cette
privation ou ce contraire en fournit un principe par accident, du fait de
représenter un accident du sujet. Ainsi, dira-t-on, c’est un constructeur la
cause efficiente par soi d’une maison, et un musicien n’en est la cause efficiente
que par accident, du fait que par accident son constructeur se trouve musicien.
De même, l’homme concerné est la cause par soi, comme sujet, d’un homme musicien,
tandis que le fait de ne pas être musicien n’en est cause et principe que par
accident.
#113. — Une privation, pourrait-on
toutefois objecter, ne reste pas l’accident du sujet, une fois qu’il a revêtu
la forme ; alors la privation ne serait pas même par accident un principe de
son être. La matière, doit-on répliquer, ne va jamais sans privation ; quand
elle comporte une forme, c’est toujours avec la privation de la forme opposée.
En conséquence, tant que le sujet en changement change, devenant par exemple un
homme musicien, il reste en lui, tant qu’il n’a pas complètement revêtu la
forme, une privation correspondante, par exemple de la musique, et pour cela
celle-ci constitue un principe par accident de l’homme qui devient musicien.
Mais une fois cette forme toute développée, le sujet comporte privation de la
forme opposée ; celle-ci intervient alors comme principe par accident de son
être.
Manifestement donc, dans
l’intention d’Aristote, la privation introduite comme principe de la nature par
accident n’est pas une aptitude à la forme, ni un commencement de la forme, ni
son principe actif imparfait, comme certains le soutiennent, mais l’absence
même de la forme, ou le contraire de la forme, comme une espèce d’accident du sujet.
#114. — Le Philosophe résout
ensuite (190b29) toutes les difficultés
antérieures en se fondant sur la vérité qu’il vient d’établir.
En un sens, c’est-à-dire par soi,
conclut-il, il y a deux principes ; mais en un autre sens, il y en a trois, si
on ajoute le principe par accident aux principes par soi. En un sens, les
principes sont par ailleurs des contraires : par exemple, le musicien et
le non-musicien, le chaud et le froid, l’accordé et le désaccordé ; mais en un
autre sens, ce ne sont pas des contraires, si on les prend sans leur sujet, car
des contraires ne peuvent pas pâtir l’un par l’autre. Pour résoudre cette
difficulté, il faut leur supposer un sujet ; alors ils peuvent pâtir l’un par
l’autre.
Les principes, conclut-il ainsi, ne
sont pas plus nombreux “que les contraires”. Il n’y en a que deux par soi.
Toutefois, ils ne sont pas non plus tout à fait deux seulement, puisque l’un
d’eux inclut une différence essentielle ; le sujet, en effet, répond à deux
notions[230]. De la sorte, il y a
trois principes, les notions d’homme et de non-musicien, d’airain et de
sans-figure se trouvant différentes. Manifestement donc, les discussions
antérieures, en s’attaquant aux deux contradictoires, comportaient une part de
la vérité, mais pas toute.
#115. — Il montre ensuite (191a3) en quel sens il faut
deux contraires et en quel sens non.
Nos explications, dit-il, ont rendu
manifeste combien de principes président à la génération des choses naturelles,
et en quel sens il y en a tant. On l’a montré, en effet, il faut deux
contraires, l’un principe par soi et l’autre par accident ; et quelque chose
doit servir de sujet pour les contraires, ce sujet constituant aussi un
principe par soi. En un sens, l’un des contraires n’est pas requis à la génération
; l’un des contraires suffit parfois à assurer le changement par son absence et
sa présence.
#116. — Le changement, doit-on se
rappeler, compte trois espèces[231] : la génération,
la corruption et le mouvement, dont voici la différence : le mouvement va
d’un terme affirmé à un autre, par exemple, du blanc au noir ; par contre, la
génération va d’un terme nié au même terme affirmé, par exemple, du non-blanc
au blanc, ou du non-homme à l’homme, et la corruption va d’un terme affirmé au
même terme nié, par exemple, du blanc au non-blanc, ou de l’homme au non-homme.
Évidemment donc, le mouvement requiert deux contraires dans un seul sujet,
tandis que la génération et la corruption, ne requièrent que la présence et
l’absence d’un seul contraire, c’est-à-dire son habitus et sa privation.
De toute façon, le mouvement
implique génération et corruption : ce qui passe du blanc au noir se
corrompt comme blanc pour devenir noir. Finalement donc, tout changement
naturel requiert sujet, forme et privation. Par contre, toute génération et
corruption n’implique pas mouvement ; la génération et la corruption des
substances font exception. Aussi, tout changement implique sujet, forme et
privation, mais non un sujet avec deux contraires.
#117. — C’est d’ailleurs cette
opposition qu’on trouve dans les substances, qui forment le premier genre, et
non l’opposition de contrariété. En effet, les formes substantielles ne se
contrarient pas, bien que leurs différences se contrarient au sens où l’une se
conçoit par privation de l’autre, comme dans le cas de l’animé et de l’inanimé.
#118. — Le Philosophe manifeste
ensuite (191a7) les principes
introduits.
La nature initiale sujette au
changement, la matière première, ne prête pas par elle-même à connaissance,
puisque tout se connaît moyennant sa forme, alors que la matière première est
par définition sujette à toute forme. Elle se connaît plutôt “par analogie”, en
signalant une proportion. En effet, on sait que le bois se distingue de la
forme de la scie et du lit, puisqu’il se retrouve tantôt sous une forme tantôt
sous l’autre. En remarquant que ce qui est de l’air devient à un autre moment
de l’eau, on doit concéder que quelque chose doit exister sous forme d’air pour
se retrouver sous forme d’eau. Ce sujet doit se distinguer de la forme de l’eau
et de celle de l’air, comme le bois se distingue de la forme de la scie et de
la forme du lit. Bref, ce qui se rapporte aux substances naturelles comme
l’airain à la statue et le bois au lit, et toute matière informe à la forme,
voilà ce qu’on appelle matière première.
Voilà donc un principe de la
nature. Il n’en est pas un “comme telle chose”, comme un individu qui se
montre, du fait de posséder déjà forme et unité en acte ; on le reconnaît comme
être et comme un du fait de se trouver en puissance à une forme. La “notion”,
c’est-à-dire la forme, constitue un second principe. Le troisième est la
privation qui contrarie cette forme. En quel sens compter ces principes pour
deux ou pour trois, on l’a expliqué plus haut[232].
#119. — Le Philosophe résume
ensuite (191a15) ce qu’il vient de dire,
puis annonce ce qu’il lui reste à dire.
On vient d’expliquer, dit-il, que
ce sont des contraires les principes, puis que quelque chose leur sert de
sujet, ce qui fait trois principes. On vient aussi de rendre manifeste une
différence entre les contraires : ils sont principes l’un par soi,
l’autre par accident. On a encore clarifié les rapports entre les
principes : le sujet et un contraire ne constituent qu’une seule entité
numérique, mais répondent à deux notions. Enfin, on a manifesté autant qu’il se
peut la nature du sujet. Cependant, on n’a pas encore précisé ce qui est
davantage substance, si c’est la forme ou la matière ; de fait, on apportera
cette précision au début du second livre[233]. Mais on a déjà dit que
les principes sont trois, en quel sens, et selon quelles modalités. Enfin, il
conclut avec sa visée principale : voilà qu’est devenu manifeste combien
de principes il y a et quels ils sont.
L’objection
81. 191a23 Montrons maintenant que seulement ainsi on se trouve à
même de résoudre la défaillance[234] des Anciens. Les
premiers à chercher la vérité et la nature des choses dans une intention
philosophique en furent détournés, comme poussés sur une autre voie par leur
faiblesse intellectuelle[235]. Rien, à leur avis, ne
s’engendre ni ne se corrompt, puisqu’il faudrait le faire de l’être ou du
non-être, deux impossibilités : l’être ne peut pas s’engendrer, car il
existe déjà ; rien ne peut non plus s’engendrer du non-être, car il faut
supposer un sujet à la génération. Sur cette lancée, ils ont poussé plus loin
l’absurdité en ajoutant qu’il n’existe pas de multiplicité, mais seulement
l’être même. Ce sont ces raisons qui les ont fait adopter pareille opinion.
Première solution : le non-être, principe par accident
82. 191a34 À notre avis, par contre, s’engendrer de l’être ou du
non-être, et qu’eux fassent ou subissent ou deviennent telle chose, cela, en un
sens, ne diffère en rien de ce que le médecin fasse ou subisse telle chose, et
que de lui telle chose soit ou s’engendre. Ce dernier cas comportant deux sens,
il en va de même, manifestement, pour celui où telle chose s’engendre de l’être
et où l’être la fait ou la subit. Or le médecin construit non en tant que
médecin, mais en tant que constructeur, et devient blanc non en tant que
médecin, mais en tant que noir. Par contre, c’est en tant que médecin qu’il
soigne ou devient incapable de guérir. Or on dit le plus proprement que le
médecin fait ou subit telle chose, ou l’engendre, quand c’est en tant que
médecin qu’il la subit, la fait ou l’engendre. Évidemment donc, ‘s’engendrer du
non-être’ signifie aussi le faire du non-être en tant que tel. C’est précisément
faute de cette distinction qu’ils se sont égarés ; cette première ignorance a
grossi jusqu’à leur faire penser que rien d’autre ne s’engendre ni n’existe,
et jusqu’à leur faire supprimer toute génération. C’est aussi notre avis que
rien ne s’engendre du non-être absolu ; cela n’empêche pas qu’on s’engendre du
non-être, mais du non-être par accident. De la privation, en effet, qui en soi
revient à du non-être, telle chose qui n’existait pas s’engendre. Cela étonne
et paraît impossible, que telle chose s’engendre ainsi du non-être. Pareillement
pourtant, l’être non plus n’engendre ni ne devient rien, sauf par accident.
S’engendrer ainsi[236] présente le même sens
que le fait que d’un animal s’engendrerait un animal, et de tel animal, tel
autre, par exemple, un chien d’un cheval. Ce chien s’engendrerait alors non
seulement de tel animal, mais aussi d’un animal, quoique non en tant
qu’animal, puisque cela le cheval le serait déjà. Si on devait devenir un
animal, et que ce ne soit pas par accident, ce ne serait pas d’un animal qu’on
serait engendré. De même, si c’est un être qu’on doit devenir, on ne sera pas
engendré d’un être ; ni d’un non-être, car l’être d’un non-être, on a dit ce
que cela signifie à notre avis : c’est l’être de lui en tant que non-être.
« Tout est ou n’est pas », pas question d’en démordre. Voilà un
premier type de solution.
Seconde solution : puissance et acte
191b27 83. Il
en existe un autre, puisque tout peut se dire en puissance ou en acte. Mais on
en a déterminé ailleurs avec plus de précision.
Épilogue
191b30 84. C’était
donc bien vrai : toutes les défaillances qui ont forcé à la négation de
réalités dont on a parlé se résolvent. C’est cela qui a porté nos prédécesseurs
à tant s’égarer sur la génération et la corruption, et sur le changement en
général. Dès qu’aperçue, cette nature[237] dissipe toute leur
ignorance.
#120. — Le Philosophe vient
d’établir la vérité sur les principes de la nature. Avec cette aide, il écarte
maintenant les difficultés des Anciens.
Il écarte les difficultés ou
erreurs issues de l’ignorance d’abord de la matière, puis (191b35) de la privation et
enfin (192a34) réserve à une autre
science celles qui concernent la forme.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe d’abord présente la difficulté et l’erreur dans
laquelle les Anciens sont tombés par ignorance de la matière, puis (191a34), grâce à ce qu’il vient
d’établir, résout leur difficulté.
#121. — C’est seulement la vérité
qu’on vient d’établir sur les principes qui permet, dit-il, de résoudre toute
“défaillance”, c’est-à-dire toute difficulté, des Anciens se résout. Cela donne
un signe de la vérité de ce qu’on a dit des principes, car la vérité chasse
toute fausseté et difficulté, tandis qu’admettre quoi que ce soit de faux
laisse inévitablement subsister quelque difficulté.
Voici la difficulté et l’erreur des
anciens philosophes à ce propos. Les premiers qui ont cherché la vérité et la
nature des choses dans une intention philosophique se sont égarés, par
faiblesse d’intelligence, sur une autre voie que celle de la vérité et de la
nature : rien, ont-ils prétendu, ne s’engendre ni ne se corrompt, ce qui
contrarie à la fois la vérité et la nature.
Vraiment c’est la faiblesse de leur
intelligence qui les a contraints à cette position : ils ne savaient pas
résoudre l’argument qui leur paraissait prouver que l’être ne s’engendre pas.
Si l’être s’engendre, en effet, il le fait ou bien de l’être ou bien du
non-être ; or l’une et l’autre éventualité paraît bien impossible. S’engendrer
à partir de l’être ne se peut manifestement pas, du fait que ce qui est déjà ne
peut s’engendrer. Car rien n’existe avant de s’engendrer ; or l’être existe
déjà ; il ne peut donc pas s’engendrer. S’engendrer à partir du non-être ne se
peut manifestement pas non plus, car toute génération présuppose un sujet[238] : de rien, rien ne
s’engendre. On en concluait que l’être ne connaissait forcément ni génération
ni corruption.
Poursuivant leur argumentation, ces
Anciens en sont venus à déclarer qu’il n’existe pas plusieurs êtres, mais un
seul. L’argument précédent les y conduisait. Car admettre un seul principe
matériel, puis soutenir qu’aucune génération ni corruption n’en procède, mais
seulement de l’altération, entraînait que ce principe demeure toujours substantiellement
unique.
#122. — Le Philosophe résout
ensuite (191a34) l’objection qui précède.
Il le fait en deux points : il
résout d’abord de deux manières l’objection en question, puis (191b30) conclut son propos
principal.
Le premier point se divise en deux,
d’après les deux solutions présentées.
#123. — Le mode d’expression,
dit-il, n’implique aucune différence, qu’on dise que telle chose s’engendre de
l’être ou du non-être, et que l’être ou le non-être fait ou subit telle chose,
ou qu’on dise de quoi que ce soit, d’un médecin, par exemple, qu’il fait ou
subit telle chose, et que telle chose est ou s’engendre de lui.
Pourtant, affirmer qu’un médecin
fasse ou subisse telle chose, et que telle chose s’engendre de lui, cela prête
à deux interprétations. De même, par conséquent, affirmer que de l’être ou du
non-être s’engendre telle chose, et que l’être ou le non-être la fasse ou la
subisse, cela prête aussi à double interprétation. Il en va pareillement avec
tout autre terme ; par exemple, si on affirme que du blanc s’engendre telle
chose, et que le blanc la fasse ou la subisse.
La double interprétation de ce
qu’un médecin fasse ou subisse telle chose, ou de ce que cela s’engendre de
lui, voici comment le Philosophe la manifeste.
Le médecin, pourrait-on dire,
construit ; néanmoins, il ne le fait pas en tant que médecin, mais en tant que
constructeur. Un médecin, pourrait-on pareillement dire, devient blanc ; non en
tant que médecin toutefois, mais en tant que noir. Dans l’autre sens, on dira
qu’un médecin soigne en tant que médecin ; pareillement, c’est en tant que
médecin qu’il cesse de l’être. Or qu’un médecin fasse ou subisse une chose, ou
qu’elle s’engendre de lui, on le dit proprement et par soi quand on le lui
attribue en tant que médecin ; on le dit par accident, par contre, quand on le
lui attribue non en tant que médecin, mais en tant qu’autre chose. Ainsi,
appert-il, qu’un médecin fasse ou subisse telle chose, ou que telle chose
s’engendre de lui, cela se comprend en deux sens : par soi ou par
accident.
Manifestement donc, s’engendrer du
non-être se comprend proprement et par soi si la chose s’engendre du non-être
en tant que non-être ; pareille interprétation s’applique aussi à l’être.
Faute de percevoir cette
distinction, les Anciens se sont trompés au point de penser que rien ne
s’engendrait ; et que rien d’autre que ce qu’ils admettaient comme premier
principe matériel ne comportait d’être substantiel. Par exemple, en affichant
l’air comme premier principe matériel, ils réduisaient tout le reste à de
l’être accidentel. De la sorte, ils excluaient toute génération substantielle,
ne laissant que la seule altération. Parce que rien ne s’engendre par soi ni du
non-être ni de l’être, ils ont conclu que rien ne peut s’engendrer d’eux.
#124. — Nous aussi, de fait,
affirmons que rien ne s’engendre absolument et par soi du non-être, mais que
tout s’en engendre seulement par accident : certes l’être ne provient pas
par soi d’une privation. La raison en est que la privation n’entre pas dans
l’essence de la chose engendrée ; or une chose s’engendre par soi de ce qui
reste en elle après sa génération[239]. De la sorte, ce qui a
forme s’engendre à partir de ce qui n’en a pas, mais non par soi, par accident
plutôt, puisque une fois qu’il a forme, la privation de forme ne reste pas en
lui. Voilà la manière étonnante dont une chose s’engendre du non-être ; elle
paraissait impossible aux anciens philosophes. Ainsi donc il appert que du
non-être quelque chose s’engendre ; non pas par soi, toutefois, mais par
accident.
#125. — Pareillement, à la question
si de l’être s’engendre quoi que ce soit, on doit répondre que oui, mais par
accident, non par soi. Il le manifeste avec un exemple.
Supposons que d’un cheval
s’engendrerait un chien. Dans cette supposition, de tel animal, manifestement,
s’engendrerait un animal ; et par conséquent d’un animal s’engendrerait un animal.
Pourtant, cet animal ne s’engendrerait pas alors par soi d’un animal, mais par
accident, parce qu’il ne s’engendrerait pas de lui en tant qu’animal, mais en
tant que tel animal. C’était déjà un animal, en effet, avant de devenir chien,
puisque c’était un cheval ; mais il n’était pas encore cet animal qu’est ce
chien. Ainsi, tel animal, qui est un chien, s’engendre par soi de tel
non-animal, c’est-à-dire de tel non-chien. Par contre, s’il devenait par soi un
animal, et non par accident, il devrait s’engendrer d’un non-animal.
Il en va ainsi aussi de l’être. Un
être, en effet, s’engendre de ce qui n’est pas lui, mais c’est par accident que
ce qui n’est pas lui devient un être. Ainsi, rien ne s’engendre par soi ni de
l’être, ni du non-être. En effet, s’engendrer par soi du non-être signifierait
de le faire du non-être en tant que non-être[240]. Or quand tel animal
s’engendre de tel animal, ou tel corps de tel corps, tout corps et tout
non-corps ne se trouve pas effacé de cet animal ou de ce corps dont il s’engendre,
ni tout animal et tout non-animal. De même, de ce dont s’engendre tel être ne
se trouve supprimé ni tout être ni tout non-être. Ce dont en effet s’engendre
tel être, le feu, comporte déjà un certain être, puisque c’est de l’air, et un
certain non-être, puisque ce n’est pas du feu.
#126. — Voilà donc une manière de
résoudre la difficulté soulevée.
Mais ce type de résolution ne
suffit pas. Car si l’être s’engendre par accident tant de l’être que du
non-être, il faut admettre quelque chose dont il s’engendre par soi, parce que
tout par accident se réduit à du par soi.
#127. — Pour montrer donc de quoi
quelque chose s’engendre par soi, il ajoute un deuxième type d’explication (191b27).
Les mêmes choses, dit-il, peuvent
se dire en puissance et en acte, ainsi qu’il en a été traité ailleurs[241]. C’est donc d’être en
puissance qu’une chose s’engendre par soi, tandis qu’elle s’engendre par accident
d’être en acte, ou de non-être.
C’est que la matière, qui est de
l’être en puissance, est ce dont une chose s’engendre par soi, car c’est elle
qui entre dans sa substance. Par contre, de la privation ou de la forme
antérieure, une chose ne s’engendre que par accident, pour autant qu’il fallait
bien que cette matière dont la chose s’engendre par soi se trouve d’abord sous
telle autre forme et sous telle privation. Par exemple, une statue s’engendre
par soi d’airain, mais c’est par accident qu’elle le fait d’une matière privée
de sa figure et dotée d’une autre.
#128. — Il conclut finalement (191b30) son propos principal :
“C’était donc bien vrai”, dit-il, toutes les ‘défaillances’, c’est-à-dire
toutes les difficultés, trouvent leur solution dans ce qu’on vient de dire.
Forcés par ces difficultés, plusieurs Anciens ont méconnu des faits
évidents : la génération et la corruption, et la pluralité substantielle.
Mais cette nature, la matière, une fois manifestée, remédie à leur ignorance.
Erreur fondamentale : ne pas distinguer matière et privation
191b35 85. Cette
nature, d’autres y ont touché, mais insuffisamment. D’abord, ils accordent
qu’on s’engendre du non-être absolu, donnant raison à Parménide ; puis, à leur
idée, la matière, se trouvant une numériquement, l’est aussi en puissance.
192a2 86. Il
se trouve pourtant là une très grande différence. À notre avis, certes, matière
et privation sont distinctes : l’une, la matière, n’est du non-être que
par accident, tandis que l’autre, la privation, en est par soi ; l’une, la
matière, est presque la chose[242], elle en constitue
jusqu’à un certain point la substance, tandis que l’autre, la privation, pas du
tout.
Platon : ignorance de la privation, malgré une dualité de la
matière
192a6 87. Pour
d’autres, le non-être, c’est le Grand et le Petit pareillement, les deux
ensemble ou chacun à part. Voici un tout autre style de trinité[243]. Ils sont arrivés à
reconnaître une nature qui doive servir de sujet, mais ils la font une. Ils ont
beau en faire une dualité, en la qualifiant de Grand et Petit, cela revient au
même, du fait de méconnaître l’autre aspect.
La matière désire la forme
192a13 88. Cette
nature assujettie cause, avec la forme, la génération, comme une mère. Qui y
porte attention imaginera facilement l’autre partie de la contrariété comme la
malformation des choses[244], comme une carence totale
d’être, comme hors de tout[245]. On a un aspect divin,
optimal[246], désirable ; face à
lui, on a d’abord ce qu’on désigne comme son contraire.
192a18 89. Mais
on a aussi ce qui par sa propre nature le désire et y tend. Pour certains
philosophes, le contraire se trouve à désirer sa propre corruption. En vérité,
l’espèce ne peut se désirer elle-même, comme elle ne se fait pas défaut à
elle-même ; son contraire ne le peut pas non plus, chaque contraire cherchant
la corruption de l’autre. C’est plutôt la matière qui est ainsi, comme la
femelle face au mâle, et le laid, face au beau ; seulement, pas le laid et la
femelle par soi, mais par accident.
Incorruptibilité de la matière
192a25 90. En
un sens, la matière se corrompt et s’engendre, en un autre, non. Quant à ce qui
se trouve en elle, elle se corrompt par soi, car ce qui se corrompt en elle,
c’est la privation. Mais quant à sa puissance, elle ne se corrompt pas par soi
; elle est plutôt nécessairement incorruptible et ingénérable. Car si elle
s’engendrait, il lui faudrait un sujet initial d’où venir tout en le gardant
en elle ; mais c’est justement elle qui a cette nature, de sorte qu’il lui
faudrait exister avant d’être engendrée. La matière, rappelons-le, c’est le
premier sujet dont chaque être tire sa génération tout en le gardant en lui, et
cela non par accident. Si par ailleurs elle se corrompait, c’est à ce sujet
qu’elle se réduirait ultimement, de sorte qu’elle serait corrompue avant de se
corrompre.
La forme en général relève plutôt de la métaphysique
192a34 91. Pour
le principe qui concerne l’espèce, s’il est unique ou multiple, et quel ou
quels ils sont, il revient à la philosophie première de le préciser. Reportons
donc ces questions au moment de la développer. Nous traiterons tout de même
des espèces naturelles et corruptibles dans les considérations qui suivent.
Voilà donc fixé qu’il y a des principes, quels ils sont, et en quel nombre.
Reprenons, mais d’ailleurs.
#129. — Le Philosophe vient
d’écarter les difficultés et les erreurs dues, chez les anciens philosophes, à
leur ignorance de la matière. Il écarte maintenant celles causées par leur
ignorance de la privation.
Il le fait en trois points :
il présente d’abord leurs erreurs, puis (192a2) montre comment leur position
diffère de la vérité qu’il vient d’établir et enfin (192a13) prouve la vérité de son opinion.
#130. — Certains philosophes,
dit-il, ont touché la matière, mais insuffisamment, car ils n’ont pas
distingué entre privation et matière, attribuant à la matière ce qui tient de
la privation : celle-ci, c’est en si du non-être ; la matière aussi, en
inféraient-ils. Comme donc on s’engendre absolument et par soi de la matière,
on le fait tout aussi bien du non-être, assuraient-ils.
Deux arguments les y induisaient.
D’abord, celui de Parménide comme quoi tout ce qui est en dehors de l’être est
non-être. Alors, puisque, n’étant pas en acte, la matière se trouve en dehors
de l’être, ils la considéraient comme du non-être absolu. En second, par ailleurs,
à leur idée, toute entité numériquement ou subjectivement une ne répond qu’à
une notion. Ici le Philosophe appelle cela “l’être aussi en puissance”,
puisque tout ce qui ne répond qu’à une notion présente aussi la même et unique
vertu. Cependant, en ne faisant qu’un sujet sans répondre à une notion unique
on ne présente pas la même puissance ou vertu : le blanc et le musicien,
par exemple. Or sujet et privation ne font qu’un sujet, comme ‘airain’ et ‘sans
forme’. Aussi, croyait-on, ils devaient répondre à la même notion et présenter
la même vertu. C’est en ce sens que le Philosophe prend ici l’unité de
puissance.
#131. — On doit se rappeler, pour
éviter que l’usage de ces mots ne donne occasion à difficulté sur le sens exact
de cette ‘puissance de la matière’, et son unité ou sa pluralité, que l’acte et
la puissance divisent tout genre d’êtres[247]. Or la puissance à une
qualité ne constitue pas quelque chose d’extérieur au genre de la qualité, ni
la puissance à l’être substantiel quelque chose d’extérieur au genre de la
substance. De même la puissance de la matière ne constitue pas une propriété
qui s’ajoute à son essence ; plutôt, la matière, en son essence même[248], est une puissance à un
être substantiel. Cette puissance de la matière, jointe aux multiples formes,
ne constitue avec elles qu’un seul sujet ; toutefois, sa relation à ces
diverses formes compte plusieurs puissances en ce qu’elle commande plusieurs
notions. Le même sujet, par exemple, commande des notions différentes selon
qu’il peut guérir et peut tomber malade[249].
#132. — Le Philosophe explicite
ensuite (192a2) la différence entre son
opinion et celle qu’il vient de présenter.
Il le fait en deux points : il
fait d’abord comprendre sa propre opinion, puis (192a6) montre à quoi l’autre prétend.
C’est très différent, dit-il, ne faire
qu’un seul sujet et n’entraîner qu’une seule puissance ou notion. Car la
matière et la privation, malgré leur unité numérique, commandent pourtant des
notions différentes. Deux faits en attestent. D’abord, la matière constitue
du non-être par accident, tandis que la privation en est par soi : être
‘sans forme’ signifie n’être pas, mais ce n’est pas le cas de l’airain, sauf en
ce qu’il se trouve sans forme. En second, la matière est “presque la chose”,
elle est en un sens, parce qu’elle est en puissance la chose ; elle en
constitue même un peu la substance, puisqu’elle entre dans sa constitution, ce
qui ne vaut pas pour la privation.
#133. — Le Philosophe fait ensuite (192a6) comprendre l’opinion
platonicienne.
Les Platoniciens aussi, dit-il,
distinguaient dans la matière une dualité : le Grand et le Petit.
Autrement qu’Aristote, toutefois. Aristote compte pour ces deux aspects la
matière et la privation, et n’en constitue qu’un seul sujet qui commande des
notions distinctes. Les Platoniciens, eux, ne considéraient pas la privation
comme l’un des deux et la matière comme l’autre ; plutôt, ils intégraient la
privation à l’un comme à l’autre, au Petit comme au Grand, à la fois quand ils
prenaient les deux ensemble, sans distinguer la matière en Grand et Petit, et
même quand ils les prenaient séparément. Ainsi, appert-il, les Platoniciens
admettaient trois principes : la Forme, le Grand et le Petit, mais très
différemment d’Aristote quand il nommait la matière, la privation et la forme.
Les Platoniciens, de fait, sont
arrivés avant les autres anciens philosophes au besoin, pour supporter toutes
les formes naturelles, d’une certaine nature, la matière première. Mais ils lui
confèrent unité, tant de sujet que de notion, sans en distinguer la privation.
Ils ont beau reconnaître une dualité à la matière : le Grand et le Petit,
ils ne font pourtant pas de différence entre matière et privation ; ils font
simplement mention de la matière, y rangeant le Grand comme le Petit, et
dédaignent la privation, dont ils ne font aucune mention.
#134. — Le Philosophe prouve
ensuite (192a13) que c’est son opinion
qui détient la vérité.
Il le fait en deux points : il
manifeste d’abord son propos, qu’il faut distinguer privation et matière, puis
(192a25) montre en quel sens la
matière se corrompt et s’engendre.
Il manifeste son propos de deux
manières : directement[250], puis (192a18) en réduisant à
l’impossible.
#135. — Cette nature qui sert de
sujet, la matière, est avec la forme, dit-il, cause de la génération naturelle
des choses. Elle l’est à la manière d’une mère : c’est à titre de
réceptrice qu’une mère cause la génération ; la matière aussi.
Mais si on prend “l’autre partie de
la contrariété”, la privation, et qu’on y applique son intelligence, on ne
l’imagine pas relever de la constitution de la chose, mais plutôt d’une espèce
de mal pour elle. C’est qu’elle n’est que non-être, puisque dans un sujet elle
n’est rien d’autre que la négation de sa forme, et qu’elle reste toute en
dehors de l’être. En somme, l’argument de Parménide vaut pour la
privation : tout ce qui est en dehors de l’être est non-être ; mais il ne
vaut pas pour la matière, contrairement à l’opinion des Platoniciens.
Que la privation relève du mal, il
le montre du fait que la forme soit quelque chose de divin, d’optimal, de
désirable. De divin, puisque toute forme est une espèce de participation par
similitude à l’être divin, qui est acte pur ; or tout n’est en acte qu’autant
qu’il a forme. D’optimal, puisque l’acte est la perfection de la puissance et
son bien. De désirable, par conséquent, puisque tout désire sa propre perfection.
Or la privation s’oppose à la
forme, étant justement son absence[251]. Comme ce qui s’oppose
au bien et l’écarte est mauvais, la privation appartient manifestement au mal.
Cela la distingue de la matière, cause à la manière d’une mère.
#136. — Il montre ensuite (192a18) la même chose avec un
argument qui mène à l’impossible. Comme la forme est chose bonne et désirable,
la matière, étant autre chose qu’elle et que sa privation, a pour nature de la
désirer et d’y tendre. Mais qui ne distingue pas la matière de la privation,
soutient cette absurdité qu’un contraire désire sa propre corruption. Il le
manifeste comme suit.
Si la matière désire la forme, ce
n’est pas qu’elle s’en trouve déjà revêtue ; car elle n’en aurait plus besoin
pour recevoir l’être ; tout désir, en effet, répond à un besoin, et porte sur
ce qu’on n’a pas. Pareillement, elle ne la désire pas non plus du fait de se
trouver sous son contraire ou sa privation, puisque chaque contraire cherche la
corruption de l’autre ; une chose désirerait alors sa propre corruption. Manifestement
donc, la matière qui désire la forme commande une notion différente de celles
de la privation et de la forme. Car si la matière désire par nature la forme,
comme on a dit, et qu’elle réponde à la même notion que la privation, il
s’ensuivrait que la privation désire la forme, et ainsi tende à sa propre
corruption, chose impossible. Aussi la matière et la privation ne
peuvent-elles pas répondre à la même notion.
Cependant, “la matière est ainsi”,
c’est-à-dire souffre privation. Elle est comme la femelle qui désire le mâle,
et le laid qui désire le beau. Ce n’est pas que la laideur même désire le beau,
son contraire ; elle le désire par accident, du fait que ce qui se trouve laid
désire être beau. Pareillement, ce n’est pas la féminité qui désire la masculinité,
mais l’individu femelle. Pareillement, la privation ne désire pas devenir la
forme, mais ce qui souffre privation, la matière, désire recevoir la forme.
#137. — Avicenne, néanmoins,
s’oppose sous trois chefs à ces considérations du Philosophe.
Première objection : la
matière ne comporte aucun appétit animal, c’est manifeste par soi, ni aucun
appétit naturel qui lui ferait désirer la forme, car elle ne détient aucune
forme ou vertu qui l’inclinerait à quoi que ce soit, comme le lourd désire
naturellement le lieu le plus bas, sa gravité l’y inclinant. – Seconde
objection : si la matière désire une forme, c’est du fait qu’elle est
privée de toute forme, ou bien c’est qu’elle désire en obtenir plusieurs à la
fois, puisqu’elle est privée de toute ; or cela est impossible. Ou bien c’est
qu’elle répugne à la forme qu’elle a et cherche à en obtenir une autre ; voilà
encore qui est vain. Manifestement donc, on ne doit admettre d’aucune façon
que la matière désire la forme. – Troisième objection : dire que la
matière désire la forme comme la femelle le mâle, c’est parler en figures ;
cela convient aux poètes, non aux philosophes.
#138. — Mais voilà des objections
faciles à résoudre.
En effet, tout ce qui désire autre
chose, on doit le savoir, ou bien connaît ce bien et s’y porte de lui-même ; ou
bien y tend grâce à l’ordonnance et la direction d’un agent qui le connaît, à
la manière dont la flèche tend à une cible déterminée grâce à la direction et à
l’ordonnance d’un archer. L’appétit naturel n’est rien d’autre que l’ordonnance
de certaines choses à leur fin par leur propre nature. Or ce n’est pas seulement
l’être en acte qui se trouve ordonné à sa fin, par une vertu active, mais aussi
la matière, du fait de se trouver en puissance ; car la forme est la fin de la
matière. Pour la matière, désirer la forme, ce n’est rien d’autre que d’y être
ordonnée comme la puissance l’est à l’acte.
Ensuite, du fait que, sous quelque
forme qu’elle soit, elle reste encore en puissance à une autre forme, le désir
de la forme lui reste toujours. Non pas par répugnance à la forme qu’elle
possède, ni par recherche que les contraires existent ensemble, mais parce
qu’elle reste en puissance aux autres formes même si elle en détient une en
acte. Enfin, Aristote n’use pas ici de figures de style, mais d’exemples. La
matière première n’est connaissable que par analogie, et par le fait qu’elle
se rapporte aux formes substantielles comme les matières sensibles aux formes
accidentelles[252]. Pour manifester la
matière première, donc, il faut user d’exemples tirés des substances
sensibles. À cet effet, Aristote s’est déjà servi de l’exemple de l’airain
informe et de l’homme non musicien. Il se sert maintenant à la même fin de
l’exemple de la femme qui désire l’homme, et du laid qui désire le beau. Ils
nourrissent justement ce désir du fait de revêtir un aspect de la nature de la
matière. Par ailleurs, doit-on savoir, Aristote parle ici contre Platon, qui
recourait à pareilles métaphores, et assimilait la matière à la mère et à la
femelle, et la forme au mâle. Aussi Aristote retourne-t-il contre lui les
métaphores qu’il a développées.
#139. — Le Philosophe montre
ensuite (192a25) en quel sens la matière
se corrompt. Il explique en quel sens elle se corrompt et en quel sens non.
Dans la mesure où il se trouve en elle de la privation, elle se corrompt quand
cesse en elle cette privation ; l’airain informe, par exemple, se corrompt, dira-t-on,
quand il cesse d’être informe. Mais par soi, en tant qu’être en puissance, il
est inengendré et incorruptible. Cela appert comme suit. Si la matière
s’engendrait, il faudrait lui reconnaître un sujet duquel le faire[253]. Mais le premier sujet
de toute génération, c’est justement la matière. Voici en effet comment la
matière se définit : le premier sujet dont on s’engendre, par soi et non
par accident, et qui demeure en elle après sa génération. Ces deux différences
l’opposent à la privation, dont une chose se trouve engendrée par accident et
qui ne demeure pas en elle après sa génération. Conséquence impossible :
la matière existerait avant d’être engendrée. Pareillement, tout ce qui se
corrompt se résout en sa matière première. Ramené à sa matière première, donc,
on se trouve déjà corrompu. Si donc la matière première se corrompait,
elle serait corrompue avant de se corrompre, autre impossibilité. Il est tout
à fait impossible à la matière première, donc, de s’engendrer et de se corrompre.
Mais cela n’exclut pas qu’elle commence à être par création.
140. — Il resterait, une fois
écartées ces erreurs concernant la matière et la privation, à exclure les
erreurs et les difficultés concernant la forme (192a34). Certains philosophes, de fait,
ont introduit des formes séparées, les idées, qu’ils ramenaient à une première
idée.
C’est pourquoi le Philosophe ajoute
que pour ce qui est du principe formel, s’il y en a un seul ou plusieurs, et
combien, et lesquels, il appartient à la philosophie première d’en déterminer.
On réservera la question au moment d’en traiter. C’est que la forme est
principe d’être et que l’être en tant que tel constitue le sujet de la
philosophie première. Par contre, la matière et la privation sont des principes
de l’être mobile, objet du philosophe naturel. Toutefois, on traitera tout de
même des formes naturelles et corruptibles dans les livres à venir de ce
traité.
Livre II - Les principes de la science de la
nature
Définition
92.
192b8 Certains êtres sont par
nature, d’autres par d’autres causes. Par nature, tous les animaux et leurs
parties, les plantes et les corps simples : terre, feu, air et eau ;
ceux-là et leurs pareils sont par nature, dit-on. Tout cela diffère
manifestement[254] de ce que la nature ne
constitue pas. Tout ce qui est par nature possède manifestement en soi un
principe de changement et de repos, tantôt quant au lieu, tantôt quant à la
croissance et à la décroissance, tantôt quant à l’altération. Un lit et un
manteau, par contre, et tout objet du genre, en tant que chacun mérite son
attribution, c’est-à-dire comme issu de l’art, ne montrent aucune impulsion
innée à un changement, sinon du fait de se trouver en pierre, en terre ou en
leur mélange, et seulement de ce fait.
93.
192b20 C’est que la nature est
un principe[255] et une cause de changement
et de repos en ce en quoi elle se trouve en premier, par soi et non par
accident.
Explication
93bis. 192b23 “Non par accident”, faut-il dire, parce qu’on
pourrait, étant médecin, devenir pour soi-même cause de guérison. Cependant, on
n’a pas la médecine sous le rapport où on guérit, de sorte que ce serait un
accident que la même personne soit le médecin et le patient ; aussi trouve-t-on
normalement que les deux sont séparés. Il en va pareillement avec chacune de
nos productions : aucune ne possède en elle le principe de sa production.
Plutôt, la plupart le trouvent en des agents extérieurs, comme la maison et
tout objet fait à la main ; quelques-unes néanmoins le possèdent en elles, mais
non par soi, toutes ne pouvant que par accident devenir causes pour
elles-mêmes. Voilà ce qu’est la nature.
Paronymes
94. 192b32 Réciproquement, possède une nature
tout ce qui détient pareil principe ; il s’agit toujours de sujets, car la
nature est toujours un sujet et en un sujet[256].
95.
192b35 Par ailleurs, sont
naturels ces mêmes êtres et avec eux toutes les propriétés qui leur appartiennent
par soi, comme de se porter vers le haut pour le feu. Cette propriété n’est
certes pas une nature, elle n’a non plus une nature, mais elle est par nature
et naturelle. Ce qu’est la nature, voilà qui est dit, ainsi que ce qu’est
d’être par nature et d’être naturel.
Existence
96.
193a4 Maintenant, tenter de
démontrer que la nature existe, voilà qui serait ridicule, car manifestement
il existe beaucoup d’êtres naturels. Or démontrer le manifeste par l’obscur,
c’est le fait de qui ne peut distinguer ce qui se connaît par soi de ce qui ne
le fait pas. Qu’on puisse souffrir de pareille incapacité, cela ne manque pas
d’évidence. Ainsi un aveugle de naissance qui raisonnerait sur les couleurs
risquerait inévitablement de ne parler que des mots, sans rien comprendre.
#141. — Le Philosophe a établi au
premier livre les principes des choses naturelles ; voici qu’il établit maintenant
les principes de la science naturelle.
Or ce qu’il y a en premier à
connaître dans une science, c’est son sujet et le moyen terme sur lequel elle
base ses démonstrations.
Aussi ce second livre se
divise-t-il en deux : le Philosophe y établit d’abord de quoi traite la
science naturelle, puis (194b16) de quelles causes procèdent ses
démonstrations.
Il établit son sujet en deux
points : il montre d’abord ce qu’est la nature, puis (193b22) de quoi traite la
science naturelle.
La première partie se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord ce qu’est la nature, puis (193a10) en combien de sens on
en parle.
La première partie se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord ce qu’est la nature, puis (193a4) écarte l’intention de
gens qui essaient d’en prouver l’existence.
Le premier point se divise en
deux : il définit d’abord la nature, puis (192b32) précise ce qui en mérite le nom.
Le Philosophe définit la nature en
trois étapes : il recherche d’abord cette définition, puis (192b21) la conclut et enfin (192b23) l’explique.
#142. — De tous les êtres, dit-il,
on en attribue certains à la nature et d’autres à d’autres causes, comme à
l’art ou au hasard.
On attribue à la nature tous les
animaux, avec leurs parties, leur chair et leurs os, de même que les plantes et
les corps simples, c’est-à-dire les éléments qui ne se ramènent pas à des corps
antérieurs : la terre, par exemple, le feu, l’air et l’eau. Tous ces
êtres, de même que tous leurs pareils, s’attribuent à la nature.
Leur différence avec ceux qui ne
sont pas par nature tient manifestement au fait de posséder en eux quelque
principe de changement et de repos : en rapport au lieu, comme les corps lourds
et légers, et aussi les corps célestes ; ou en rapport à la croissance et à la
décroissance, comme les animaux et les plantes ; ou en rapport à l’altération,
comme les corps simples et ceux qui en sont composés.
Par contre, ce qui n’est pas par
nature — lit, vêtement et autres pareilles entités, ainsi nommés en tant
qu’issus de l’art — ne possède le principe d’aucun changement, sauf par
accident, dans la mesure où la matière et la substance de ces corps artificiels
sont des choses naturelles. Dans la mesure donc où par accident les artefacts
se trouvent en fer ou en pierre, ils contiennent une espèce de principe de
changement en eux-mêmes ; mais ce n’est pas comme artéfacts. Un couteau,
ainsi, détient le principe d’un déplacement vers le bas, mais non en tant que
couteau ; du fait d’être en fer plutôt.
#143. — Pourtant, à ce qu’il
semble, tout changement des choses naturelles ne procède pas d’un principe qui
leur soit intérieur. L’altération et la génération de corps simples, assez
manifestement, tirent tout leur principe d’un agent extérieur. Ainsi, l’eau
qui se réchauffe, l’air qui change en feu le doivent à un principe issu d’un
agent extérieur.
Même pareils changements,
réplique-t-on, comportent un principe actif intérieur au mobile ; quoiqu’imparfait,
celui-ci assiste l’action de l’agent extérieur. Il y a dans la matière,
prétend-on, une espèce d’ébauche de forme, qu’on appelle une privation, le
troisième principe de la nature. Ce principe interne suffit pour appeler
naturelles les générations et les altérations des corps simples.
Pourtant il ne peut en aller ainsi.
En effet, rien n’agit qu’en autant que déjà en acte. Alors, l’ébauche de forme
citée, ne constituant pas l’acte, mais comme une aptitude à l’acte, ne peut pas
fournir un principe actif. En outre, même si elle constituait une forme complète,
elle n’agirait pas en son sujet pour l’altérer, car ce n’est pas la forme qui
agit, mais le composé, et ce dernier ne peut s’altérer lui-même, à moins de
comporter deux parties, l’une altérant l’autre altérée.
#144. — Plutôt, doit-on dire, le
principe de leur changement se trouve dans les choses naturelles de la manière
dont le changement leur convient. Celles auxquelles il convient de faire
changer comportent en elles un principe actif de changement, tandis que celles
auxquelles il convient de subir un changement comportent en elles un principe
passif, qui de fait est leur matière. Ce principe, dans la mesure de sa
puissance naturelle[257] à telle forme et au
changement qui la confère, rend le changement naturel. Pour cela, les
générations des choses artificielles ne sont pas naturelles ; bien qu’un
principe matériel soit présent dans l’objet produit, il ne comporte pas
toutefois une puissance naturelle à la forme à venir.
Ainsi même le déplacement des corps
célestes est naturel, bien que dû à un moteur séparé, étant donné que le corps
céleste même comprend une puissance naturelle à ce changement.
Les corps lourds et légers, par
contre, comportent un principe formel de leur déplacement. Un principe formel
de la sorte, cependant, ne peut pas se désigner comme la puissance active de
laquelle relève pareil déplacement ; il constitue plutôt une puissance passive.
La gravité, en effet, ne constitue pas en la terre un principe pour qu’elle
déplace, mais plutôt pour qu’elle soit déplacée. Tout comme les autres
accidents découlent de la forme essentielle, le lieu aussi, et par conséquent
le fait de se déplacer vers un lieu. Pas au point, quand même, que le moteur
tienne à la forme naturelle ; le moteur, c’est plutôt le générateur de la
chose, qui lui donne une forme appelant pareil déplacement.
#145. — De là, le Philosophe
conclut ensuite (192b20)
ainsi la définition de la nature : c’est du fait d’avoir une nature que
les choses naturelles diffèrent des choses qui ne le sont pas ; or elles n’en
diffèrent que par le fait de comporter en elles un principe de changement ; la
nature n’est donc rien d’autre qu’un principe de changement et de repos, en ce
en quoi elle se trouve en premier, par soi et non par accident.
C’est ‘principe’ qu’on met comme
genre dans la définition de la nature, et non quelque chose d’absolu, parce que
le mot ‘nature’ implique une relation de principe. Car on appelle ‘naître’ le
fait d’être engendré tout en se trouvant conjoint au principe de génération,
comme dans le cas des plantes et des animaux. C’est pour cela qu’on nomme ‘nature’
leur principe de génération et de mouvement.
Par conséquent, on se rend ridicule en s’efforçant, pour corriger la définition
d’Aristote, de définir la nature par quelque chose d’absolu, par exemple en la
déclarant une force présente dans les choses[258], ou autre chose du
genre.
Il précise par ailleurs “un
principe et une cause” pour marquer que la nature, dans le mobile, ne s’y
trouve pas principe de la même manière pour tous ses changements, mais en varie
la manière[259].
Il ajoute “de changement et de
repos”, parce que ce qui se déplace naturellement vers un lieu y repose
pareillement, et même plus naturellement. En effet, le feu se déplace
naturellement vers le haut parce que c’est là qu’il se trouve naturellement ;
or ce pourquoi on veut une chose, on le veut encore plus[260]. On ne doit cependant
pas comprendre qu’en tout ce qui change naturellement la nature soit aussi
principe de repos ; un corps céleste se déplace naturellement, mais ne repose
pas naturellement. Cette précision indique seulement que la nature est non
seulement principe de changement, mais aussi de repos.
Il précise encore : “en ce en
quoi elle se trouve”, à la différence des artéfacts, où il n’y a changement
que par accident.
Il ajoute : “en premier”,
parce que leur nature, bien que principe de changement pour les corps composés,
ne s’y trouve cependant pas en premier. Ainsi, que l’animal tende vers le bas
ne dépend pas de la nature de l’animal en tant que tel, mais de la nature de
son élément dominant.
Pourquoi, enfin, il ajoute :
“par soi et non par accident”, il l’explique ensuite (192b23) : un médecin se trouve
parfois cause de sa propre guérison ; le principe de sa guérison se trouve
alors en lui, mais par accident ; aussi ce principe interne n’est-il pas sa
nature. Car il ne possède pas la médecine sous le rapport où il guérit, mais en
tant que médecin. C’est par accident que la même personne est médecin et guérit
; elle guérit en tant que malade. Aussi, de même que par accident les deux se
trouvent réunis, ils se trouvent aussi parfois séparés par accident, car une
personne peut être le médecin et une autre le malade guéri. Par contre, le
principe d’un changement naturel se trouve dans le corps naturel changeant sous
le rapport de son changement ; en effet, c’est en tant que doté lui-même de
légèreté que le feu se porte vers le haut. Les deux ne peuvent pas se séparer,
de sorte qu’un corps se porterait vers le haut du fait qu’un autre soit léger ;
le même et unique, au contraire, doit présenter les deux aspects. Or comme il
en va du médecin qui guérit, ainsi en va-t-il de tous les artéfacts :
aucun n’a en lui le principe de son changement. De fait, ses changements
dépendent tantôt d’un agent extérieur, comme dans le cas de la construction
d’une maison et de la production d’objets taillés à la main ; tantôt d’un
principe interne, mais par accident[261]. Voilà donc ce qu’est
la nature.
#146. — Le Philosophe définit
ensuite (192b32) ce qu’on désigne par sa
nature[262].
“Est doté de nature”, dit-il, ce
qui détient en soi le principe de son changement. Il s’agit toujours du sujet
de cette nature ; la nature est en effet “sujet”, pour autant que c’est une
matière qu’on dit nature, et “en un sujet”, pour autant que c’est une forme
qu’on dit nature.
#147. — Le Philosophe précise
ensuite (192b35) ce que c’est que d’être
naturel.
On déclare “naturels”, dit-il, tant
les sujets qui ont ainsi leur être dû à une nature que leurs propriétés causées
par pareil principe. Ainsi, se porter vers le haut n’est pas une nature comme
telle, ni doté d’une nature, mais est causé par une nature.
Voici donc établi ce qu’est une
nature, ce que c’est d’en posséder une et ce que c’est d’être naturel.
#148. — Il écarte ensuite (193a4) la présomption qui
voudrait démontrer l’existence de la nature.
Il est ridicule, affirme-t-il,
d’essayer de démontrer l’existence de la nature, puisque le sens perçoit
manifestement que bien des choses dépendent d’une nature et comportent en elles
le principe de leur changement. Vouloir démontrer du manifeste par du non
manifeste relève de qui ne peut distinguer ce qui se connaît par soi de ce qui
ne le fait pas. En effet, quand on veut démontrer ce qui se connaît par soi, on
en use comme s’il ne le faisait pas. Que ce soit parfois le cas est manifeste.
Ainsi, un aveugle de naissance peut discuter des couleurs ; cependant, ce dont
il use comme de principes ne lui est pas de fait connu par soi, car il ne jouit
pas de l’intelligence de la chose, il en manie seulement les noms. C’est que
notre connaissance part du sens ; alors, à qui manque un sens manque aussi la
science correspondante. Ainsi, les aveugles-nés, faute d’avoir jamais perçu la
couleur, n’ont aucune intelligence des couleurs ; aussi usent-ils de ce qu’ils
ne connaissent pas comme s’ils le connaissaient. Il en va à l’inverse de qui
veut démontrer l’existence de la nature, car il use de ce qu’il connaît comme
s’il ne le connaissait pas. L’existence de la nature se connaît par soi,
puisque les choses naturelles sont manifestes au sens. Toutefois, ce qu’est la
nature de chaque chose, ou qu’elle soit principe de changement, cela n’est pas
manifeste.
Il appert de là qu’Avicenne s’est
efforcé sans raison de corriger cette déclaration d’Aristote, en voulant que
l’existence de la nature puisse se démontrer, mais non par le naturaliste,
comme aucune science ne prouve ses principes. Au contraire, l’ignorance sur les
principes moteurs n’empêche pas l’existence de la nature de se connaître par
soi.
La nature comme matière
97.
193a10 La nature et la
substance des êtres issus de la nature, de l’avis d’aucuns, c’est ce qui se
trouve en premier en chacun, de soi non formé ; par exemple, le bois comme
nature d’un lit, l’airain comme celle d’une statue. Un signe en est, d’après
Antiphon, que si la putréfaction d’un lit enterré pouvait faire surgir une
pousse, ce ne serait pas un lit, mais du bois qui serait engendré. Il y a
donc, dit-il, ce qui convient par accident : la disposition issue de la
forme[263] et de l’art, et la
substance qui demeure et qui en pâtit sans cesse. Et tout ce qui entretient la
même relation avec autre chose, comme l’airain et l’or avec l’eau, et les os et
le bois avec la terre, et n’importe quoi d’autre pareillement, y trouvera sa
nature et sa substance. Aussi déclare-t-on tour à tour que le feu, la terre,
l’air, l’eau, ou certains d’eux, ou eux tous, constituent la nature des êtres.
L’élément qu’on choisit, que c’en soit un ou plusieurs, on assure que lui ou
eux tous constituent la substance entière, tout le reste n’en étant que les
passions, habitus et dispositions. Chacun d’eux serait éternel, ils ne
subiraient aucun changement les uns par les autres, alors que le reste
s’engendrerait et se corromprait à l’infini. En un sens, donc, ce qu’on
appelle la nature, c’est la première matière qui sert de sujet à tout être qui
comporte en soi un principe de mouvement et de changement.
La nature comme forme — 1er argument
98.
193a30 Mais, en un autre sens, la nature
c’est la forme, l’espèce qui correspond à la définition[264]. Dans un artéfact, en
effet, on appelle ‘art’ ce qu’il tient de l’art, ce qu’il a d’artificiel ; de
même dans une chose naturelle, on appelle nature ce qu’elle tient de la nature,
ce qu’elle a de naturel. Or on ne dira pas que telle chose tienne encore rien
de l’art, ni qu’il s’y trouve de l’art, si elle n’est par exemple un lit qu’en
puissance, car elle ne revêt pas encore la forme d’un lit. Il n’en va pas
autrement en ce qui subsiste par nature : la chair ou l’os en puissance ne
détiennent pas encore leur propre nature ni ne sont par nature, tant qu’ils
n’ont pas revêtu leur forme, celle qui correspond à leur définition, en usant
de laquelle on dit, quant on les définit, ce qu’est de la chair ou de l’os.
C’est pourquoi, en un autre sens, la nature, pour ce qui a en soi ce principe
de son changement, c’est bien sûr leur forme, leur espèce, inséparable, sauf
quant à sa définition. Leur composé, lui, l’homme, par exemple, n’est pas une
nature, il est grâce à une nature. En outre, la nature est davantage la forme
que la matière, car chaque chose se reconnaît bien mieux une fois finalisée[265] qu’encore en puissance.
2e argument
99. 193b8
En outre,
un homme s’engendre d’un homme, mais un lit ne le fait pas d’un lit. C’est
pourquoi, disent-ils, la nature de ce dernier n’est pas sa figure, mais le
bois, vu que, s’il en germait quelque chose, ce ne serait pas un lit qui serait
engendré, mais du bois. Mais il s’agit là d’art ; la forme est donc nature,
puisque c’est un homme qui s’engendre d’un homme.
3e argument
100193b12.
En outre,
la nature, au sens de naissance, constitue une voie vers une nature[266]. On ne la nomme pas
comme on nomme la médication[267], qui n’est pas une voie
vers la médecine, mais vers la santé. La médication doit se nommer du fait de venir
de la médecine, non d’y aller. La naissance, elle, ne regarde pas
ainsi la nature[268] ; on est né de
quelqu’un, mais en tant que né, on est plutôt amené à un résultat[269]. C’est donc en regard
d’un résultat qu’on est né : plutôt que d’être nommé d’après l’agent d’où
on vient, on l’est alors d’après le résultat où on aboutit[270]. C’est donc la forme
qui est nature.
Forme et privation
101. 193b18
Par
ailleurs, la forme qui est la nature se dit en deux sens, car la privation
aussi constitue une espèce en un sens. Mais la privation intervient-elle ou non
comme une espèce de contraire jusque dans la génération absolue? Cela, il
faudra l’examiner plus tard.
#149. — Le Philosophe vient de
montrer ce qu’est la nature. Il explicite maintenant en combien de sens on
attribue la nature.
Il montre d’abord que la nature s’attribue
à la matière, puis (193a30)
qu’elle s’attribue à la forme.
Les anciens philosophes naturels,
rappelons-le, incapables de parvenir à la matière première[271], donnaient un corps
sensible comme matière première de toutes choses : le feu, l’air ou l’eau,
par exemple. Par suite, toute forme demandait une matière déjà en acte, comme
dans le cas des artéfacts ; la forme du couteau, en effet, demande du fer déjà
en acte. Aussi nourrissaient-ils sur les formes naturelles la même pensée que
sur les formes artificielles.
De l’avis de certains, rapporte le
Philosophe, la substance[272] et la nature des choses
naturelles est ce qui se trouve en premier en chacune et qui, regardé en soi,
est informe. La nature d’un lit, par exemple, serait du bois, et la nature d’une
statue, de l’airain ; car il y a dans un lit du bois qui, regardé en soi, n’est
pas formé. Antiphon en donnait comme signe qu’un lit enterré ferait pousser du
bois et non un lit, si quelque chose pouvait sortir de sa putréfaction. Or la
substance est ce qui demeure, et la nature engendre du semblable à elle ;
toute disposition qui suit une loi de raison ou un art est un accident,
concluait-il, tandis que tout ce qui demeure est substance, souffrant
continuellement le changement de ce type de dispositions.
Les formes des choses
artificielles, supposait-il donc, sont des accidents, et c’est leur matière
qui constitue leur substance. Il soutenait ensuite une autre proposition :
l’airain et le bois se rapportent à autre chose comme à leur matière de la même
manière que le lit et la statue le font à eux. Par exemple, l’airain et l’or se
rapportent ainsi à l’eau, car l’eau semble bien constituer la matière de tout
ce qui peut se liquéfier ; et les os et le bois se rapportent de même à la
terre ; puis il en va pareillement pour chacune des autres choses naturelles.
Les matériaux qui demeurent sous les formes naturelles, en concluait-il, voilà
leur nature et leur substance. Pour cette raison, d’aucuns, les premiers poètes
théologiens, ont soutenu que c’est la terre la nature et la substance de toutes
choses ; c’est le feu, ou l’air, ou l’eau, l’un d’eux ou tous ensemble, d’après
des philosophes postérieurs[273]. En fait, ils en
déclaraient autant comme substance de toutes choses qu’ils en admettaient comme
principes matériels ; quant au reste, ils le donnaient comme les accidents de
ces principes matériels, sous forme de passions, d’habitus, de dispositions, ou
de quoi que ce soit d’autre qui se réduise à un genre d’accident.
Voilà une différence qu’ils
mettaient entre principes matériels et formels : ceux-ci différaient selon
la substance et l’accident, à leur avis.
En voici une autre, toujours à leur
avis : selon le perpétuel et le corruptible. En effet, tous ces corps
simples donnés comme matière, ils les qualifiaient de perpétuels, plutôt que de
les déclarer se transformer les uns en les autres. Quant au reste, à leur
avis, il s’engendrait et se corrompait à l’infini. L’eau, par exemple, donnée
comme principe matériel, ne se corrompt jamais, mais demeure en toutes choses
comme leur substance, tandis que l’airain et l’or et le reste, se corrompent et
s’engendrent à l’infini.
#150. — Cette position est vraie
sous un aspect, fausse sous un autre.
Quant à ce que leur matière
constitue la substance et la nature des choses naturelles, elle est
vraie : la matière entre de fait dans la constitution de la substance de
toute chose naturelle. Mais quant à ce que toutes les formes soient des
accidents, elle est fausse.
Aussi, en regard de cette opinion
et de sa justification, le Philosophe conclut la vérité : en un sens, on
appelle nature la matière qui sert de sujet à chaque chose naturelle comportant
en elle-même son principe de mouvement, ou de n’importe quel changement, car le
mouvement est une espèce de changement[274].
#151. — Le Philosophe montre
ensuite (193a30) que la nature s’attribue
aussi à la forme.
Il le fait en deux points : il
montre d’abord son propos, que la forme est nature, puis (193b18) la diversité des
formes.
Il donne trois arguments à l’appui
du premier point.
On appelle nature en un autre sens,
dit-il, “la forme, l’espèce qui correspond à la définition”, c’est-à-dire, dont
la définition de la chose se constitue. Il le prouve avec l’argument suivant.
C’est de l’art, ce qui convient à
une chose en tant que conforme à un art, artificielle ; de même, c’est de la
nature, ce qui convient à une autre en tant que conforme à la nature,
naturelle. Or ce qui est seulement en puissance à devenir un artéfact, on ne
dit pas que c’est de l’art, car il ne revêt pas encore l’espèce d’un lit, par
exemple. Donc, dans les choses naturelles, ce qui est en puissance de la chair
et des os n’a pas non plus nature de chair et d’os tant qu’il n’a pas revêtu la
forme dont on tire leur définition[275], celle par laquelle on
sait ce que sont de la chair ou de l’os. La nature d’une chose naturelle ne s’y
trouve pas encore, tant qu’elle ne possède pas cette forme. Donc, en un autre
sens, la nature des choses naturelles, de ces choses qui détiennent en elles le
principe de leur changement, c’est aussi leur forme. Il ne s’agit pas d’une
autre réalité que la matière[276], mais elle réclame tout
de même une définition différente. L’airain et la privation de figure, tout en
ne faisant qu’un seul sujet, réclament des notions différentes ; il en va de
même de la matière et de la forme. Il ajoute cette précision du fait que si
forme et matière ne réclament pas des définitions distinctes, la nature ne
s’attribuera pas à la matière et à la forme en deux sens distincts.
#152. — Par ailleurs, on pourrait
croire, puisqu’on déclare sa forme comme sa matière la nature d’une chose,
qu’on en fera autant avec le composé des deux. On appelle de fait substance à
la fois la forme et la matière, et aussi leur composé. Aristote l’exclut ; le
composé de matière et de forme, l’homme, par exemple, n’est pas comme tel une
nature, dit-il, mais est ce qu’il est grâce à une nature[277]. C’est que la nature se
définit comme un principe, mais le composé comme dû à un principe.
#153. — Poursuivant son argument,
il montre ensuite que la forme est encore plus nature que ne l’est la matière.
C’est qu’on désigne toute chose bien plus d’après ce qu’elle est en acte que
d’après ce qu’elle est en puissance. Aussi, sa forme, grâce à laquelle une
chose est naturelle en acte, est-elle davantage sa nature que sa matière, par
laquelle elle ne l’est qu’en puissance.
#154. — Second argument (193b8).
Un lit ne s’engendre pas d’un lit,
disait Antiphon ; un homme, par contre, s’engendre d’un homme. Aussi a-t-on
raison de dire que ce n’est pas la forme du lit qui est nature, mais le bois,
du fait que si du bois germait, il n’en sortirait pas un lit, mais du bois.
Ainsi la forme qui ne revient pas par germination n’est pas nature, mais art ;
par suite, la forme qui revient par génération est nature. Or la forme de la
chose naturelle revient par génération ; en effet, d’un homme s’engendre un
homme. Donc, la forme de la chose naturelle est sa nature.
#155. — Troisième argument (193b12).
‘Nature’ peut avoir le sens de
naissance[278]. En ce sens, la nature
constitue une voie vers une nature[279]. Or il y a cette
différence entre actions et passions, qu’on dénomme les premières par leurs
principes et les secondes par leurs termes. C’est que tout se dénomme d’après
son acte, qui, pour l’action, est son principe et, pour la passion, est son
terme. Aussi les noms ne fonctionnent-ils pas pour les passions comme pour les
actions. Ainsi on ne nomme pas la médication du fait de constituer une voie
vers la médecine ; elle en constitue plutôt une vers la santé ; elle doit se
nommer du fait de venir de la médecine, non d’y aller. Par
contre, ‘nature’, au sens de naissance, ne se rapporte pas à une nature comme
‘médication’ à la médecine, mais plutôt comme à un terme, puisqu’elle est
passion. En effet, ce qui est né d’un agent est, en tant que né, amené à un
résultat[280] ; aussi se dénomme-t-il
d’après ce à quoi il est amené, non d’après l’agent dont il provient. Or c’est
une forme à quoi tend la naissance. La nature est donc forme.
#156. — Le Philosophe montre
ensuite (198b18) que la nature au sens
de forme présente elle-même deux sens : la forme incomplète et la forme
complète. C’est évident dans la génération relative, quand une chose devient
blanche, par exemple : la blancheur est la forme complète et la privation
de blancheur constitue aussi en un sens une espèce, pour autant qu’associée à
la noirceur, forme imparfaite. Quant à savoir s’il y a ou non, dans la
génération absolue, celle des substances, quelque chose qui intervienne à la
fois comme privation et comme contraire, en sorte que les formes substantielles
se contrarieraient, on devra en traiter plus loin[281].
Mathématique vs physique
102.
193b22 Puisque voilà fixé en
combien de sens la nature s’attribue, on doit ensuite regarder en quoi le
mathématicien se différencie du naturaliste.
103.
193b24 Les corps naturels
présentent des plans et des fermes[282], ainsi que des
longueurs et des points, et le mathématicien en fait les objets de son examen.
104.
193b25 En outre, l’astronomie
est-elle distincte ou fait-elle partie de la science naturelle? Car s’il
revient au naturaliste de connaître ce que sont le soleil et la lune, ce serait
absurde qu’aucun de leurs attributs[283] ne relève de lui.
Manifestement, d’ailleurs, ceux qui traitent de leur nature s’intéressent
aussi à leur figure : ils examinent si la terre et l’univers sont
sphériques.
105.
193b31 Tout cela, le
mathématicien en traite certes aussi, mais chaque item non en tant que limite
d’un corps naturel ; leurs attributs non plus, il ne les regarde pas comme ceux
de pareils êtres.
106.
193b33 Par conséquent, il les
abstrait, car quant à leur conception ils s’abstraient du changement. Cela ne
change rien, il n’en résulte aucune fausseté.
Erreur de Platon
107.
194b35 C’est ce que font
d’ailleurs à leur insu les partisans des idées, car ils abstraient les choses
naturelles, bien qu’elles s’y prêtent moins que les entités mathématiques.
Éclaircissements
108. 194a1 Cela deviendra manifeste à essayer
de formuler les définitions de chaque type d’entités, les leurs et celles de
leurs accidents. L’impair et le pair, le droit et le courbe, et aussi le
nombre, la ligne et la figure resteront sans changement, mais non la chair,
l’os et l’homme ; eux se définissent à la manière du nez camus, non à celle du
courbe.
109.
194a7 Les études plus
naturelles que les mathématiques le démontrent encore, comme l’optique,
l’harmonique et l’astronomie, car elles se rapportent pour ainsi dire d’une
manière inverse à la géométrie : la géométrie s’intéresse à la ligne
naturelle, mais non en tant que naturelle, tandis que l’optique s’intéresse à
la ligne mathématique non en tant que mathématique, mais en tant que naturelle.
#157. — Le Philosophe vient de
montrer ce qu’est la nature et en combien de sens elle s’attribue. Il entend
maintenant faire voir sur quoi porte la considération de la science naturelle.
Il le fait en deux points : il
montre d’abord comment le naturaliste diffère du mathématicien, puis (194a12) jusqu’où s’étend la
considération de la science naturelle.
Son premier point se divise en
trois : il soulève d’abord la question, puis (193b24) en donne les motifs et enfin (193b31) la résout.
Maintenant qu’on a établi en
combien de sens la nature s’attribue, on doit, dit-il, regarder en quoi le
mathématicien diffère du philosophe naturel.
#158. — Il donne ensuite (193b24) des motifs à cette
question.
Premier motif. Quand des sciences
traitent des mêmes sujets, ou bien elles sont la même, ou bien l’une fait
partie de l’autre. Or le philosophe mathématique traite de points, de lignes,
de surfaces et de corps, et pareillement le naturaliste, car il tire des
preuves du fait que les corps naturels ont des “plans”, c’est-à-dire des
surfaces, et des “fermes”, c’est-à-dire des solides, et des longueurs et des points.
D’ailleurs le naturaliste doit traiter de tout ce qui appartient aux corps
naturels. Donc, semble-t-il bien, les sciences naturelle et mathématique ou
bien sont la même, ou bien l’une fait partie de l’autre.
Second motif (193b25). Le Philosophe se demande
d’abord si l’astronomie est tout à fait distincte de la philosophie naturelle,
ou si elle en fait partie. Car c’est manifestement une partie de la
mathématique. Si donc elle fait aussi partie de la philosophie naturelle,
mathématique et physique coïncident au moins en cette partie.
Que par ailleurs l’astronomie fasse
partie de la science naturelle, le Philosophe le prouve de deux manières.
D’abord avec l’argument suivant. À qui appartient de connaître les substances
et les natures de sujets, appartient aussi de traiter de leurs propriétés. Il
appartient justement au naturaliste de traiter de la nature et de la substance
du soleil et de la lune, puisque ce sont des corps naturels. Il lui appartient
donc aussi de traiter de leurs propriétés.
Il le prouve aussi avec la coutume
des philosophes. Il se trouve en effet que les philosophes naturels ont traité
de la figure du soleil et de la lune, et de la terre, et du monde entier, sur
quoi porte aussi l’intention des astronomes. Ainsi donc l’astronomie et la
science naturelle se rencontrent non seulement dans les mêmes sujets, mais
aussi dans le traité des mêmes propriétés, et dans la démonstration des mêmes
conclusions. Manifestement donc, l’astronomie est une partie de la science de
la nature. Par conséquent, cette dernière ne diffère pas totalement de la
mathématique.
#159. — Le Philosophe résout
ensuite (193b31) la question soulevée.
Il le fait en deux points : il
présente d’abord sa solution, puis (194a1) la confirme.
Son premier point se divise en
trois : le Philosophe résout d’abord la question, puis (193b33) en conclut un
corollaire et enfin (194b35) exclut une erreur.
#160. — Le mathématicien et le
naturaliste, dit-il, traitent des mêmes choses : de points, de lignes et
de surfaces, et de ce genre d’entités, mais non de la même manière. Le
mathématicien n’en traite pas en tant que chacun représente le terme d’un corps
naturel ; il ne traite pas non plus de ce qui s’y attribue en tant que termes
d’un corps naturel, la manière justement dont la science naturelle en traite.
Or il n’y a pas d’inconvenance à ce que le même sujet tombe sous l’examen de
sciences différentes sous des modalités différentes.
#161. — Le Philosophe en conclut
ensuite (193b33) un corollaire.
Du fait que le mathématicien traite
des lignes, des points, des surfaces et de ce type d’entités sans que ce soit
comme termes d’un corps naturel. Il les abstrait, dit-on, de la matière
sensible et naturelle. Il peut le faire parce que quant à leur conception ces
entités sont abstraites du changement.
Pour que ce soit évident, on doit
avoir à l’idée que bien des choses sont unies dans la réalité, dont chacune
n’est pas requise à la conception de l’autre. Par exemple, être blanc et
musicien partagent le même sujet, sans pourtant que l’un soit requis à la
conception de l’autre ; c’est pourquoi l’un peut se concevoir séparément de
l’autre. Voilà à quoi tient qu’une conception fasse abstraction d’une autre.
Manifestement, par ailleurs, ce qui suit n’est pas requis à la conception de
ce qui précède ; il en va plutôt à l’inverse. Aussi peut-on concevoir ce qui
précède sans ce qui suit, mais non l’inverse. Évidemment, l’animal, par
exemple, précède l’homme, et l’homme, tel homme ; car l’homme s’ajoute à
l’animal, et tel homme s’ajoute à l’homme. Pour cela, l’homme n’est pas requis
à la conception de l’animal, ni Socrate à celle de l’homme. Par suite, l’animal
peut se concevoir sans l’homme, et l’homme, sans Socrate et les autres
individus. Voilà à quoi tient que l’universel fasse abstraction du particulier.
Pareillement, parmi tous les
accidents qui adviennent à une substance, c’est la quantité qui lui advient en
premier, puis les qualités sensibles et les actions, les passions et les
changements qui suivent les qualités sensibles. Ainsi donc, la quantité
n’inclut pas en sa conception les qualités sensibles, ni les passions, ni les
changements. Elle y inclut toutefois la substance. On peut donc concevoir la
quantité sans la matière sujette au changement et aux qualités sensibles, mais
pas sans la substance. Aussi, quant à leur conception, les quantités et leurs
accidents sont abstraits du changement et de la matière sensible, mais pas de
la matière intelligible[284].
Ces aspects de la quantité font
donc abstraction du changement, pour ce qui concerne leur conception, du fait
de ne pas inclure en elle la matière sensible qui sert de sujet au changement.
C’est pourquoi le mathématicien peut les concevoir en faisant abstraction de la
matière sensible. Pour la vérité de leur examen, cela ne fait aucune différence
de les regarder d’une manière ou de l’autre. Même s’ils ne s’abstraient pas
ainsi dans leur existence, les mathématiciens pourtant, en faisant cette
abstraction pour leur conception, n’encourent aucune fausseté. C’est qu’ils ne
prétendent pas qu’ils existent en dehors de la matière sensible ; là il y
aurait fausseté ; mais ils les mettent en examen sans inclure la matière
sensible dans cet examen, ce qui se peut sans fausseté. De même, on peut
soumettre à examen la blancheur sans inclure la musique, et avec vérité, même
si les deux coïncident dans le même sujet. Par contre, cet examen ne serait pas
vrai, si on prétendait que tel qui est blanc n’est pas musicien.
#162. — Le Philosophe exclut
ensuite (193b35) par là l’erreur de
Platon.
Ce dernier ne saisissait pas
comment l’intelligence peut avec vérité abstraire en elle ce qui n’est pas
abstrait dans la réalité. Aussi a-t-il soutenu que tout ce qui est abstrait
quant à sa conception l’est aussi en sa réalité. En conséquence, il a reconnu
non seulement des entités mathématiques abstraites, du fait que le
mathématicien abstrait de la matière sensible, mais aussi des choses naturelles
abstraites, du fait que la science naturelle porte sur les universels et non
sur les singuliers. Ainsi, prétendait-il, l’homme est séparé, de même que le
cheval, la pierre, et tous les universels du genre. Ce sont ces entités
séparées qu’il appelait des idées, alors que pourtant les entités naturelles se
prêtent moins à abstraction que les mathématiques. Dans leur conception, de
fait, les entités mathématiques sont tout à fait abstraites de la matière
sensible, puisque aucune matière sensible, ni universelle, ni particulière, n’y
entre ; par contre, dans la conception des espèces naturelles il entre de la
matière sensible, mais aucune matière individuelle : la conception de
l’homme inclut de la chair et des os, mais pas telle chair et tel os.
#163. — Il manifeste ensuite (194a1) de deux manières la
solution proposée : d’abord par la différence entre les définitions
assignées par le mathématicien et le naturaliste, puis (194a7) par les sciences
intermédiaires.
Ce qu’on a dit de la manière
différente dont le mathématicien et le naturaliste font leur examen, dit-il,
devient manifeste si on essaie de formuler des définitions d’entités naturelles
et mathématiques, et de leurs accidents. Car les entités mathématiques, comme
le pair et l’impair, le droit et le courbe, le nombre, la ligne et la figure,
se définissent sans changement ni matière. Mais pas la chair, ni l’os, ni l’homme,
dont la définition va comme celle du camus, où on met un sujet sensible, le
nez, et non comme la définition du courbe, où on n’en met pas.
Ainsi, des définitions mêmes des
entités naturelles et mathématiques ressort ce qu’on a dit de la différence
entre mathématicien et naturaliste.
#164. — Le Philosophe prouve
ensuite (194a7) la même chose par les
sciences intermédiaires entre la mathématique et la naturelle.
On appelle intermédiaires les
sciences qui usent des principes abstraits des sciences purement mathématiques
et les appliquent à la matière sensible. Par exemple, l’optique applique à la
ligne visuelle ce que la géométrie démontre de la ligne abstraite ; et
l’harmonique, c’est-à-dire la musique, applique aux sons ce que l’arithmétique
découvre sur les proportions des nombres ; et l’astronomie applique la
considération de la géométrie et de l’arithmétique au ciel et à ses parties.
Ces sciences, bien qu’elles soient
intermédiaires entre les sciences naturelle et mathématique, se voient
toutefois qualifiées ici par le Philosophe de plus naturelles que mathématiques,
parce que toute chose se dénomme et tient son espèce de son terme. Ainsi, comme
l’examen de ces sciences se termine à la matière naturelle, même si elles y
vont par des principes mathématiques, elles sont plus naturelles que
mathématiques.
Ces sciences, dit-il, usent d’un
mode contraire à celui des sciences purement mathématiques, comme la géométrie
ou l’arithmétique. En effet, la géométrie examine la ligne qui existe dans la
matière sensible, la ligne naturelle ; mais elle ne l’examine pas en tant
qu’existant dans une matière sensible, comme quoi elle est naturelle, mais
abstraitement[285]. L’optique, à
l’inverse, prend la ligne abstraite telle qu’elle se présente dans l’étude
mathématique, et l’applique à la matière sensible. Ainsi, elle en traite non
en tant que mathématique, mais en tant que naturelle.
De cette différence même entre les
sciences intermédiaires et purement mathématiques ressort ce qu’on disait plus
haut. En effet, si ce style de sciences intermédiaires applique des aspects
abstraits à la matière sensible, manifestement, les mathématiques, à l’inverse,
abstraient ce qui y existe.
#165. — Avec cela devient évidente
la réponse à l’objection précédente en rapport à l’astronomie. L’astronomie
est donc plus naturelle que mathématique. Aussi n’est-il pas étonnant qu’elle
coïncide en ses conclusions avec la science naturelle.
Mais comme elle n’est pas purement
naturelle, c’est par un autre moyen terme qu’elle démontre la même conclusion.
Par exemple, que la terre soit sphérique, le naturaliste le démontre par un
moyen terme naturel, par exemple, du fait que ses parties aboutissent de
partout et également à un milieu ; mais l’astronome, par la figure de l’éclipse
lunaire, ou du fait que de chaque partie de la terre on n’aperçoit pas les
mêmes étoiles.
La matière comme la forme
110.
194a12 La nature présente deux
sens : l’espèce[286] et la matière. Aussi
doit-on s’y intéresser comme on examinerait ce qu’est le camus. Bref, pareil
sujet ne s’étudie ni sans sa matière, ni en s’y limitant[287].
Difficultés
111.
194a15 Une double difficulté
peut surgir à ce sujet. D’abord, s’il y a ainsi deux natures, à laquelle
s’intéresse la science naturelle[288]? Ou est-ce au composé
des deux? Mais dans ce cas, ce sera à l’une et l’autre. Puis :
reviendra-t-il à la même science de connaître les deux ou chacune
relèvera-t-elle d’une science distincte?
Solution – D’après les Anciens
112. 194a18 Qui porte attention aux Anciens
aura l’impression que la science naturelle porte plutôt sur la matière, car
seuls Empédocle et Démocrite ont touché, un tout petit peu, à l’espèce et à ce
que ce que serait l’essence[289].
D’après Aristote – 1er argument
113.
194a21 Toutefois, l’art imite
la nature. Or, jusqu’à un certain point, il relève de la même science[290] de connaître la forme[291] et la matière. Par
exemple, il relève du médecin de connaître à la fois la santé, et la bile et le
phlegme en lesquels réside la santé ; pareillement c’est aussi à l’architecte
de connaître à la fois la forme de la maison et sa matière, les briques et le
bois ; et c’est pareil[292] aussi pour les autres
arts. C’est donc à la science naturelle de connaître les deux natures.
2e argument
114. 194a27 En outre, ce qui est visé et la fin
relèvent de la même science, de même que tout ce qui y vise. Or la nature
constitue et la fin et ce qui est visé. En effet, pour tout mobile engagé dans
un changement continu, il y a une fin à son changement : c’en est à la
fois le terme ultime et ce qu’il vise. Aussi le poète a-t-il bien fait rire en
déclarant : « Le voilà qui atteint la fin en vue de laquelle il était
né. »[293] C’est que tout terme
ultime ne veut pas constituer la fin, mais seulement le meilleur. Les arts,
eux, produisent leur matière, certains absolument, d’autres en l’adaptant[294], puis nous usons de
tout ce qui en résulte comme fait pour nous, car, en un sens, nous en sommes la
fin. C’est qu’être visé comporte deux sens, tel qu’expliqué dans notre traité Sur
la philosophie[295]. Deux arts, par
conséquent, commandent à la matière et la connaissent : l’art usager et,
entre autres arts producteurs, l’art architectonique. Aussi l’art usager
fait-il en un sens figure d’architectonique, avec cette différence que dans
son cas c’est du fait de connaître la forme, tandis que l’architectonique,
c’est du fait de connaître la matière, en tant que son producteur. Par exemple,
le pilote sait et prescrit de quelle forme doit être le gouvernail, tandis que
son producteur sait et prescrit de quel bois et suivant quels procédés le
fabriquer. En art, donc, nous produisons la matière en vue de l’œuvre, tandis
que dans les choses naturelles elle l’est déjà.
3e argument
115.
194b8 En outre, la matière est
un corrélatif, car à autre espèce, autre matière[296].
Portée de la science naturelle
116.
194b9 Maintenant, jusqu’où le
naturaliste doit-il connaître l’espèce et l’essence? N’est-ce pas comme le
médecin connaît les nerfs, et le forgeron, l’airain : jusqu’à un certain
point, à savoir, la fin visée par chacun[297]? Ainsi, pour ce dont
l’espèce est séparable, c’est pour autant qu’elle existe en une matière[298]. L’homme et le soleil,
en effet, engendrent un homme à partir de matière[299]. Quant à sa manière
d’être une fois séparée, il revient à la philosophie première d’en traiter.
#166. — Le Philosophe vient de
montrer la différence entre le naturaliste et le mathématicien. Il montre
maintenant à quoi s’étend l’intérêt du naturaliste.
Il le fait en deux points : il
montre d’abord qu’il appartient au naturaliste d’étudier la forme et la
matière, puis (194b9) où s’arrête l’intérêt
du naturaliste concernant la forme.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe s’appuie d’abord sur ce qui précède pour conclure son
propos, puis (194a15) soulève des difficultés
sur ce qu’il a établi.
#167. — Comme la nature s’attribue
en deux sens, dit-il, à la matière et à la forme[300], on doit procéder en
science naturelle comme lorsqu’on cherche ce qu’est le camus. On ne s’intéresse
pas seulement à sa forme : la courbure, mais aussi à sa matière : le
nez. En somme, cette science ne s’intéresse à rien sans sa matière sensible, à
rien non plus en s’y limitant ; son intérêt s’étend également à sa forme.
Cette démarche d’Aristote, doit-on
noter, inclut deux moyens termes.
Avec l’un, on peut argumenter de la
sorte : le philosophe naturel s’intéresse à la nature ; or celle-ci est la
forme comme la matière ; il doit donc s’intéresser à la matière comme à la
forme[301].
L’autre va ainsi : le
naturaliste diffère du mathématicien du fait que son étude se fait comme celle
du camus, tandis que celle de l’autre se fait comme celle du courbe ; or celle
du camus porte sur la forme et la matière ; celle du naturaliste porte donc
aussi sur les deux.
#168. — Le Philosophe soulève
ensuite (194a15) deux difficultés sur ce
qui précède.
La première : la nature
s’attribuant à la matière et à la forme, la science naturelle porte-t-elle
seulement sur la matière, seulement sur la forme ou sur le composé des deux?
La seconde : à supposer
qu’elle étudie les deux, la même science naturelle étudie la forme et la
matière, ou une différente étudie chacune?
#169. — Le Philosophe résout
ensuite (194a18) ces difficultés,
surtout la seconde, montrant qu'il relève de la même science naturelle de
s’intéresser à la forme et à la matière. Manifestement, la première question se
trouve suffisamment résolue du fait de dire que l’étude naturelle procède comme
lorsqu’on cherche ce qu’est le camus.
Sur ce, il développe deux points.
Il présente d’abord ce que les
Anciens ont bien l’air d’avoir pensé. À regarder les dires des anciens
naturalistes, la science naturelle a l’air de ne porter que sur la matière,
puisqu’ils n’ont pratiquement pas traité de la forme. Ou alors très peu :
Démocrite et Empédocle, par exemple, y ont touché du fait de soutenir qu’une
chose s’engendrait de plusieurs suivant une modalité déterminée de mélange ou
de combinaison.
#170. — Puis (193b21) il montre son propos
avec trois arguments.
Premier argument. L’art imite la
nature ; la science naturelle doit donc se rapporter aux choses naturelles
comme la science artificielle aux artificielles. Or il appartient à la même
science artificielle de connaître la matière et la forme, jusqu’à une certaine
limite. Par exemple, le médecin connaît la santé comme forme, et la bile et le
phlegme et ce style de choses comme matière où réside la santé. Car la santé
consiste en un équilibre entre humeurs. Pareillement, le constructeur s’intéresse
à la forme de la maison, ainsi qu’aux briques et au bois, sa matière. Il en va
de même dans tous les arts. Il appartient donc à la même science naturelle de
connaître tant la matière que la forme des choses naturelles.
#171. — Que par ailleurs l’art
imite la nature, la raison en est que l’art trouve le principe de son opération
dans une connaissance. Or toute notre connaissance nous vient des sens et se
tire des choses sensibles et naturelles ; c’est pour cela qu’en art on opère à
la ressemblance des choses naturelles. Par ailleurs, ce qui les rend imitables
par l’art, c’est que la nature entière est ordonnée à sa fin par un principe
intelligent. En conséquence, l’œuvre de la nature est manifestement œuvre
d’intelligence, et procède avec des moyens précis à réaliser des fins arrêtées.
Cela aussi l’art l’imite dans son opération.
#172. — Second argument (194a27). C’est à la même
science qu’il revient de traiter de la fin et des moyens pertinents, car la
définition des moyens se tire de leur fin. Or comme forme la nature est fin de
la matière ; c’est donc à la même science naturelle qu’il appartient de traiter
de l’une et l’autre.
#173. — Voici comment le Philosophe
prouve que la forme est fin de la matière. Il y a deux conditions pour
constituer la fin d’un changement continu : le terminer et y être visé[302]. En représenter le
terme sans y être visé, en effet, ne satisferait pas à la définition de fin.
Comme cette définition implique déjà d’être visé, le poète a trouvé ridicule de
préciser « la fin visée ». Cela fait un pléonasme manifeste[303], comme si on parlait de
‘l’homme animal’ ; car l’animal entre dans la définition de l’homme, comme
‘visé’ dans celle de la fin. Le poète veut que tout terme ultime ne constitue
pas une fin, mais seulement le meilleur, c’est-à-dire, celui qu’on vise.
Certes, que la forme soit le terme
de la génération, c’est par soi manifeste. Mais que la matière la vise, le
Philosophe le manifeste dans une comparaison avec les arts. Des arts produisent
la matière, certains “absolument”, comme celui du briquetier les briques,
matière de la maison ; mais d’autres “en l’adaptant”, c’est-à-dire, en
disposant à la réception d’une forme une matière qui préexiste dans la nature,
comme celui du charpentier prépare le bois à prendre la forme du navire.
Ensuite, remarquons-le, nous usons
de tout artéfact comme fait pour nous. Car nous en sommes la fin “en un sens”.
Le Philosophe précise “en un sens”, parce qu’être visé en comporte deux :
‘pour qui’ et ‘pour quoi’[304]. Ainsi la fin ‘pour
qui’ la maison est faite, c’est son habitant, et celle ‘pour quoi’, c’est
l’habitation.
Il en résulte deux arts qui
“commandent à la matière”, c’est-à-dire, qui dirigent les arts de sa production,
et qui “la connaissent”, c’est-à-dire qui jugent de ces arts : celui qui
en use et celui qui fabrique l’artéfact, en lui conférant sa forme. Ce dernier
commande à celui qui dispose la matière, comme le fabriquant de navire commande
au charpentier, qui coupe le bois. Par suite, l’art usuel doit lui aussi être
architectonique en un sens, agir comme art principal, en regard de l’art
producteur.
Bien que tous deux
architectoniques, l’art de l’usage et celui de la production diffèrent. L’art
usager l’est du fait de connaître la forme et d’en juger ; l’autre, en tant que
producteur de la forme, est architectonique du fait de connaître la matière,
c’est-à-dire d’en juger. Le Philosophe manifeste cela avec un exemple :
l’usage du navire revient au pilote, de sorte que le pilotage constitue un art
usager. Il est donc architectonique en regard de l’art de la fabrication de
navire, du fait de connaître sa forme et d’en juger. C’est la portée de la
remarque du Philosophe comme quoi le pilote “sait et prescrit de quelle forme
doit être le gouvernail”. L’autre, le producteur de navire, sait de quel bois
et de quel type de bois on doit faire le navire et il en juge.
Manifestement, par conséquent,
l’art qui induit la forme commande à celui qui produit ou dispose la matière,
tandis que celui qui use de l’artéfact une fois produit commande à celui qui en
induit la forme.
La matière, peut-on tirer de là, se
rapporte à la forme comme la forme à l’usage. Or l’usage est ce que vise la
production de l’artéfact. Dans le domaine de l’art donc, la forme est aussi ce
que vise la matière. Alors, tout comme, en art, nous produisons la matière en
vue de l’œuvre d’art, en vue de l’artéfact, de même, dans la nature, la
matière, qui appartient à la nature et n’est pas produite par nous, entretient
néanmoins le même rapport à la forme : elle est en vue d’elle.
Il appartient donc à la même
science naturelle de traiter de la matière et de la forme.
#174. — Troisième argument (194b8).
Les corrélatifs relèvent d’une
science unique. Or la matière est un corrélatif, puisqu’on en parle en relation
à la forme. Non pas du fait que la matière se rangerait comme telle dans le
genre de la relation, mais parce que toute forme requiert une matière propre.
C’est le sens de sa précision, que sous une autre forme on doit trouver une
autre matière. C’est donc à la même science naturelle qu’il revient de traiter
de la forme et de la matière.
#175. — Le Philosophe montre
ensuite (194b9) jusqu’où s’étend la
considération de la science naturelle sur la forme, et ce en deux points.
Il soulève d’abord cette
question : jusqu’où le naturaliste doit-il traiter de la forme et de la
quiddité de la chose naturelle? C’est qu’absolument il revient au philosophe
premier de traiter des formes et des quiddités des choses. Puis il
résout : le médecin traite des nerfs, et le ciseleur, du bronze, jusqu’à
un certain point ; c’est aussi ce que fait le naturaliste pour les formes. Le
médecin, en effet, ne traite pas des nerfs en tant que nerfs, car cela relève
du naturaliste, mais en tant que susceptibles de santé. Pareillement, le
ciseleur ne traite pas du bronze en tant que bronze, mais en tant que matière à
statue ou à autre chose du genre. Pareillement, le naturaliste ne traite pas de
la forme en tant que forme, mais en tant que présente dans une matière. Le
médecin ne traite donc des nerfs que pour autant qu’ils concernent la santé, sa
raison d’en traiter ; pareillement le naturaliste ne s’intéresse à la forme que
pour autant qu’elle reçoit l’être dans une matière.
Aussi le terme de la science
naturelle, ce sont les formes qui, tout en étant en un sens séparées, reçoivent
pourtant leur être dans une matière. C’est le cas des âmes rationnelles : elles
sont séparées du fait que leur puissance intellective ne s’exerce pas avec un
organe corporel, en opposition à la vertu visuelle, exercée avec l’œil ; mais
elles sont dans une matière du fait de donner l’être naturel au corps
approprié.
Qu’elles soient en une matière, il
le prouve du fait que la forme de toute chose engendrée à partir de matière en
est une en une matière : voilà à quoi se termine la génération, à ce
qu’une forme se retrouve en une matière. Or l’homme s’engendre de matière et
d’homme comme de son agent propre, et du soleil comme de l’agent universel au
regard de tout être susceptible de s’engendrer. Par suite, l’âme, la forme
humaine, est une forme dans une matière. Ainsi, c’est jusqu’à l’âme rationnelle
que s’étend l’étude de la nature en rapport aux formes.
La manière d’être des formes
totalement séparées de la matière, toutefois, ce qu’elles sont, et même la
manière d’être de cette forme, l’âme rationnelle, en tant que séparable et
capable d’exister sans corps, et ce qu’elle est selon son essence séparable,
c’est au philosophe premier qu’il appartient d’en traiter.
Nécessité d’en traiter
117. 194b16 Ceci établi, on doit examiner les
causes et préciser quelles elles sont et combien il y en a. C’est que notre
intention[305] est de connaître[306] et qu’on ne croit rien
connaître vraiment avant d’en avoir découvert le pourquoi[307], la première cause.
Voilà donc manifestement ce qu’il nous faut faire ici aussi concernant la
génération et la corruption, et tout changement naturel : connaître leurs
principes, pour tâcher d’y ramener chacun de nos objets de recherche.
Les quatre causes
118.
194b23 En un sens, donc, on
appelle cause[308] ce dont on s’engendre
et qui demeure en soi[309] ; l’airain, par
exemple, pour la statue et l’argent pour la coupe, ainsi que leurs genres. En
un autre sens, l’espèce et le modèle[310] ; il s’agit de la
définition de ce que serait l’essence concernée[311], avec ses genres.
Ainsi, pour l’octave, c’est le rapport de deux à un, et en général le nombre,
et les parties qui entrent dans sa définition. Autre sens : d’où le
changement ou le repos tire son premier principe[312]. Par exemple, le
conseiller est cause[313] ; le père l’est pour
l’enfant ; et en général l’agent pour l’action[314], et qui fait changer
pour qui change. Autre sens : comme la fin, ce qu’on vise[315]. Par exemple, pour se
promener, la santé. Car pourquoi se promène-t-on? Pour bien se porter,
disons-nous, croyant ainsi avoir donné la cause. Compte aussi comme fin,
assurément, tout ce qui intervient entre elle et un agent antérieur. Par
exemple, pour la santé : l’amaigrissement, la purgation, les remèdes, les
instruments ; car tout cela est en vue de la fin, et diffère l’un de l’autre
comme résultat et instrument[316]. Les causes, donc,
c’est à peu près en autant de sens qu’on les prend.
Corollaires
119.
195a3 Par ailleurs, du fait
que les causes revêtent plusieurs sens, il arrive que plusieurs causes
produisent le même effet sans que ce soit par accident. Par exemple, la statue,
c’est l’art de la sculpture qui la produit, mais aussi l’airain, non sous un
autre rapport, mais en tant que statue, quoique non au même sens, mais l’une
comme matière, l’autre comme principe du changement. Des choses se causent même
réciproquement. Par exemple, l’effort cause la bonne forme, et celle-ci
celui-là, quoique non au même sens, mais celle-ci comme fin, celui-là comme
principe du changement. En outre, la même cause produit les contraires. En
effet, qui, présent, cause telle chose, absent, on le rend parfois responsable
du contraire ; ainsi, on fait de l’absence du pilote la cause du naufrage du
navire dont sa présence aurait causé le salut.
120.
195a15 Bref, toutes les causes
ici énumérées tombent sous quatre sens très manifestes : les lettres des
syllabes, la terre des jarres[317], le feu et les autres
pareils éléments des corps, les parties du tout et les suppositions[318] de la conclusion sont
causes au sens de ce de quoi on est fait. De ces corrélatifs, les uns
représentent le sujet : les parties par exemple, et les autres ce que serait
leur essence[319]: le tout, la composition,
l’espèce. D’autre part, la semence, le médecin, le conseiller, et en général
l’agent, sont tous des principes du changement, du repos ou du mouvement.
D’autres causes, aussi, le sont au sens de la fin et du bien d’autres choses,
car ce qu’on vise veut être ce qu’il y a de mieux pour ces autres choses et
leur fin[320] ; aucune différence,
d’ailleurs, à parler de bien en soi ou de bien apparent. Voilà donc quelles
sont les causes et combien d’espèces il y en a.
#176. — Le Philosophe vient de
montrer à quoi s’intéresse la science naturelle. Il se met maintenant à montrer
par quelles causes elle démontre.
Il le fait en deux parties :
il définit d’abord les causes, puis (198a22) montre avec lesquelles le naturaliste
démontre.
Définir les causes se fait en deux
points : le Philosophe en montre d’abord la nécessité, puis (194b23) l’entreprend.
Une fois établi ce qui tombe sous
l’intérêt de la science naturelle, affirme-t-il, il reste à définir les causes,
quelles elles sont et combien il y en a.
C’est que notre projet de traiter
de la nature ne vise pas à l’action, mais à la science ; nous ne pouvons
produire les choses naturelles, nous pouvons seulement en élaborer la science.
Or nous ne pensons avoir science de
quoi que ce soit qu’une fois découvert “pourquoi” il en va ainsi, c’est-à-dire
quelle en est la cause. Manifestement donc il nous faut respecter cette
exigence à propos de la génération et de la corruption, ainsi que de tout
changement naturel : en découvrir les causes et ramener à sa cause
prochaine tout objet dont nous cherchons le “pourquoi”.
Il ajoute cette précision parce que
traiter des causes en tant que telles est propre au philosophe premier. En
effet, la cause, en tant que cause, ne dépend pas d’une matière pour son être,
puisque la notion de cause intervient même en ce qui va sans matière. Mais le
philosophe naturel s’intéresse aux causes dans un besoin précis
seulement : dans la mesure où elles sont responsables de changements
naturels.
#177. — Le Philosophe définit
ensuite (194b23) les causes, et ce en
trois points : il énumère d’abord les espèces des causes manifestes, puis (195b30) définit certaines
causes non manifestes et enfin (198a14) montre qu’il n’y en a ni plus ni
moins.
Définir les causes manifestes se
divise en deux points : le Philosophe définit d’abord les espèces des
causes, puis (195a26) les modalités que
chaque espèce présente.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe introduit d’abord les différentes espèces des causes,
puis (195a15) les ramène à quatre.
Le premier point se divise en
deux : il présente d’abord la diversité des causes, puis (195a3) explique les
conséquences découlant de cette diversité.
#178. — En un sens, dit-il
donc, on appelle cause “ce de quoi une chose se fait et qui y reste”. Par
exemple, l’airain, dit-on, est cause de la statue et l’argent l’est de la
coupe. Leurs genres aussi, on les donne pour causes des mêmes choses : le
métal, ce qui se moule, etc.
Aristote précise : “et qui y
reste”, pour différencier de la privation et du contraire : une statue se
fait d’airain, et celui-ci reste dans la statue finie ; au départ, il y a aussi
privation de figure, mais celle-ci ne reste pas dans la statue finie. L’airain
est donc cause de la statue, mais non la privation de figure, qui n’en fournit
qu’un principe par accident[321].
#179. — En un second sens, la cause
est l’espèce et le modèle, qu’on reconnaît comme cause en tant que notion dont
dépend ce qu’une chose est[322] ; voilà en effet par
quoi nous savons de chaque chose ce qu’elle est. Tel que mentionné pour la
matière, les causes, ce sont aussi les genres de l’espèce. Il exemplifie avec
une consonance musicale appelée octave, dont la forme est une proportion
double, de deux à un. Les proportions numériques, appliquées aux sons comme à
leur matière, constituent en effet les consonances musicales ; alors, comme
deux, ou le double, est la forme de cette consonance qu’est l’octave, le genre
de deux, le nombre, en est aussi cause : comme cette forme, l’octave, est
à ce qu’on dit une proportion de deux à un, une proportion double, on peut la
donner elle aussi comme proportion de deux à un, comme pluralité[323].
C’est à ce sens de cause que se
ramènent toutes les parties qui entrent dans une définition, où on trouve en
effet les parties de l’espèce, mais non celles de la matière[324]. Cela ne contrarie pas
ce qu’on a dit[325], que leur matière entre
dans la définition des choses naturelles, car dans la définition d’une espèce,
on ne met pas de matière individuelle, mais une matière commune ; dans la
définition de l’homme, par exemple, entrent de la chair et des os, mais pas
telle chair et tels os.
La nature de l’espèce constituée de
forme et de matière commune se rapporte comme sa cause formelle à l’individu
qui en participe. C’est dans cette mesure qu’on dit ici que les parties qui
entrent dans la définition relèvent de la cause formelle.
À noter, le Philosophe a introduit
sous deux noms ce qui concerne ce qu’est une chose : son espèce et son
modèle ; c’est en raison de variations des opinions sur les essences des
choses. D’après Platon, en effet, les natures des espèces étaient des formes
séparées et il les donnait comme des exemplaires, des idées ; c’est pour cela
qu’Aristote a parlé de modèle, de paradigme. À l’opposé, les philosophes
naturels qui ont touché quelque chose de la forme ont parlé de formes présentes
dans la matière. C’est pour cela que le Philosophe a aussi nommé la forme
‘espèce’[326].
#180. — La cause, en un autre sens
encore, c’est, dit-il plus loin, ce dont le changement ou le repos reçoit son
commencement. Par exemple, la cause de l’action, dit-on, c’est le conseiller ;
celle du fils, c’est son père ; pour tout ce qui change, c’est ce qui le fait
changer.
À remarquer qu’il y a quatre
causes efficientes : l’exécutant, l’organisateur, l’assistant et le
conseiller[327]. L’exécutant complète
le mouvement ou le changement ; dans la génération, c’est lui qui introduit la
forme substantielle. L’organisateur, ou ordonnateur[328], adapte la matière ou
le sujet en vue d’un complément ultime. L’assistant n’opère pas pour sa propre
fin, mais pour celle d’un autre. Le conseiller, enfin, intervient chez qui agit
à dessein : il lui fournit la forme grâce à laquelle il agit. En effet,
qui agit à dessein le fait grâce à une connaissance, éventuellement reçue d’un
conseiller ; ce dernier se compare, dans les choses naturelles, au générateur,
dont on dit qu’il meut les corps lourds et légers du fait de leur donner la
forme grâce à laquelle ils se meuvent.
#181. — Le Philosophe introduit
ensuite le quatrième sens de la cause, celui où on prend la cause comme fin,
comme ce en vue de quoi une chose se fait, comme la santé pour la marche. Ce
sens est évident, puisqu’il répond à la question ‘pourquoi ?’[329]. Quand, en effet, on
demande : “Pourquoi marche-t-on ?”, on répond : “Pour sa santé”.
Avec cette réponse, on pense bien donner la cause. La raison pour laquelle le
Philosophe insiste plus que pour les autres à prouver que la fin est bien
cause, c’est qu’elle le semblerait moins, du fait de venir en dernier dans la
génération.
Le Philosophe précise que tout
intermédiaire entre le premier moteur et la fin ultime est en un sens fin. Par
exemple, le médecin fait maigrir le corps pour lui restituer la santé, et là,
la santé est la fin de l’amaigrissement ; mais il produit celui-ci par une
purgation, et celle-là par une potion, laquelle il prépare à l’aide
d’instruments. Toutes ces choses constituent de quelque manière des fins :
l’amaigrissement est la fin de la purgation, celle-ci la fin de la potion, et
la potion celle des instruments. Même les instruments constituent la fin de
leur recherche et de leur production.
Ces intermédiaires, appert-il,
diffèrent entre eux du fait que les uns sont des instruments et les autres des
résultats, les derniers obtenus grâce aux premiers. Cette spécification nous
évite d’imaginer que seulement le dernier résultat constituerait la cause au
titre de ce qu’on vise[330], comme le mot ‘fin’ porte à penser à quelque chose
d’ultime. Toute fin est donc dernière non pas absolument, mais en rapport à
autre chose.
C’est à peu près en autant de sens,
conclut-il, qu’on prend la cause. Cette précision : ‘à peu près’, est due aux causes par accident : le hasard
et la chance.
#182. — Le Philosophe manifeste
ensuite
(195a3)
trois conséquences de cette diversité des causes.
La première en est que, comme la
cause présente plusieurs sens, une seule et même chose peut avoir plusieurs
causes par soi et non par accident. Par exemple, la cause de telle statue,
c’est l’art de la sculpture, comme agent, et l’airain, comme matière. Par
suite, une même chose reçoit parfois plusieurs définitions, en rapport à
différentes causes ; toutefois, la définition parfaite embrasse toutes les
causes.
Comme seconde conséquence, des
choses sont causes les unes des autres, mais selon une cause d’espèce
différente. Par exemple, l’effort est la cause efficiente de la santé, tandis
que la santé est la cause finale de l’effort. C’est que rien n’empêche une
chose d’être à la fois antérieure et postérieure à une autre pour des raisons
différentes : la fin est antérieure dans la raison, mais postérieure dans
l’être ; pour l’agent, c’est l’inverse. Pareillement aussi, la forme précède la
matière en perfection, tandis que la matière précède la forme dans la
génération et le temps, en tout ce qui passe de puissance à acte.
Pour troisième conséquence, la même
chose cause parfois les contraires. Ainsi, par sa présence, le pilote cause le
salut du navire, tandis que, par son absence, il cause son naufrage.
#183. — Il ramène ensuite (195a15) toutes les causes
énumérées à quatre espèces. Les causes énumérées, affirme-t-il, se ramènent à
quatre sens manifestes. Ainsi, les éléments, c’est-à-dire les lettres, sont les
causes des syllabes ; pareillement, la terre est la cause des jarres et
l’argent celle des coupes ; puis, le feu et les autres corps simples sont les
causes des corps composés ; pareillement encore, toutes les parties sont les
causes de leur tout ; et pour un argument, ses “suppositions”, c’est-à-dire
ses propositions, sont les causes de sa conclusion. Tous ces cas répondent à
une seule notion de la cause, celle où on la définit comme ce de quoi une chose
est faite ; c’est commun à tous les cas énumérés.
En tous ces cas, cependant, on
distinguait une matière et une forme, responsable pour la chose de ce qu’elle
était[331]. Par exemple, toutes
les parties tiennent lieu de matière, comme les éléments des syllabes et les
quatre éléments des corps mixtes ; mais les corrélatifs qui impliquent tout,
composition, ou quelque espèce, tiennent lieu de forme ; de sorte que l’espèce
renvoie aux formes des corps simples, tandis que le tout et la composition
renvoient aux formes des corps composés.
#184. — Deux difficultés surgissent
ici, semble-t-il, toutefois.
D’abord en rapport à cette
affirmation que les parties sont causes matérielles de leur tout, alors que
tantôt[332] le Philosophe réduisait
les parties de la définition à la cause formelle. Alors, peut-on répliquer, il
parlait des parties de l’espèce, qui tombent dans la définition du tout, tandis
qu’ici il parle des parties de la matière, dans la définition desquelles tombe
le tout, le cercle, par exemple, dans la définition du demi-cercle. Mieux
encore, concédons que les parties de l’espèce qui entrent dans la définition se
rapportent de fait au détenteur de la nature par manière de cause formelle ;
cependant, elles se rapportent à la nature même dont elles sont des parties
comme sa matière ; car toute partie se compare à son tout comme de l’imparfait
à du parfait, ce qui est une comparaison de matière à forme.
Une autre difficulté surgit
concernant l’affirmation des propositions comme matière de la conclusion. La
matière, en effet, reste en ce dont elle est la matière ; on a bien précisé, en
manifestant la cause matérielle, qu’elle est ce de quoi une chose est faite “et
qui demeure en elle”[333]. Or les propositions
restent à l’extérieur de la conclusion. Mais la conclusion, faut-il répliquer,
se constitue des termes des propositions ; c’est sous ce rapport précis que les
propositions fournissent la matière de la conclusion : les termes qui
constituent la matière des propositions donnent aussi la matière de la
conclusion, sans toutefois y conserver le même ordre que dans les propositions.
De même, par exemple, la farine, on le dit bien, est la matière du pain, bien
que sans garder la forme de farine. D’ailleurs, les propositions sont la
matière de la conclusion plutôt que l’inverse, car les termes réunis dans la
conclusion se présentent séparément dans les prémisses. Nous avons donc bien ainsi
deux sens distincts de la cause.
#185. — Ensuite, d’autres causes
répondent à une autre définition, celle d’un point de départ de changement ou
de repos. Ainsi, la semence active dans la génération se dit sa cause ; en ce
sens aussi, le médecin se dit cause de la santé ; le conseiller aussi est cause
en ce sens, et de même tout agent. Une autre version dit : “les
propositions aussi”. Les
propositions, certes, procurent par leurs termes la matière de la conclusion,
comme on a dit ; mais par leur force d’inférence, elles se ramènent aussi à ce
genre de cause, car le progrès que la raison fait dans la conclusion part des
propositions.
#186. — D’autres causes répondent à
une autre définition encore de la cause, en autant que la fin ou le bien tient
lieu de cause. Cette espèce est la plus puissante[334] entre toutes : la
cause finale est la cause des autres causes. Manifestement, en effet, l’agent
agit en vue d’une fin ; pareillement, dans les choses artificielles les formes
sont ordonnées à l’usage et les matières aux formes comme à leur fin[335]. C’est ce qui fait dire
que la fin est la cause des causes.
Cette espèce de cause revêt la
notion d’un bien, disait-il ; mais parfois qui agit par choix poursuit comme
fin un mal. Aussi dit-il, pour écarter cette difficulté, que cela ne fait
aucune différence, que la cause finale soit vraiment bonne ou seulement en
apparence, car ce qui paraît bon ne met en mouvement qu’en autant qu’on le
conçoit comme un bien.
Ainsi, conclut-il finalement, il y
a autant d’espèces de causes qu’on en a présentées.
Universelle ou particulière
121. 195a26 Leurs modalités[336] sont nombreuses, mais à
s’en tenir à celles qui sont capitales[337], on en a moins. On
attribue de fait les causes en bien des sens. Ainsi, celles de même espèce se
précèdent ou se suivent l’une l’autre : le médecin ou l’expert[338], par exemple, comme
causes de la santé ; le double et le nombre, comme causes de l’octave ; et tout
ce qui englobe, en rapport à ses singuliers.
Par soi ou par accident
122. 195a32 Les causes s’attribuent encore comme l’accident[339] et ses genres. On
reconnaît ainsi en des sens différents Polyclète et tel statuaire comme causes de
telle statue, du fait que Polyclète s’adonne à être ce statuaire. C’est aussi
ce qui englobe la cause par accident[340], par exemple, si on
reconnaît l’homme comme cause de cette statue, ou même en général l’animal. Par
ailleurs, certains accidents sont plus loin ou plus près, comme dans le cas où
on reconnaît le blanc ou le musicien comme causes de cette statue.
En puissance ou en acte
123.
195b3 Par ailleurs, tout[341] ce qu’on reconnaît
comme cause propre ou par accident se dit tel tantôt du fait de pouvoir agir
tantôt du fait d’agir de fait[342] ; ainsi attribue-t-on
la construction d’une maison à un constructeur ou à un constructeur qui la
construit de fait. On attribuera pareillement les effets, assignant une cause à
telle statue, ou à une statue, ou à une représentation[343] en général ; à tel
airain, ou à de l’airain, ou à de la matière en général. On procédera
pareillement pour les accidents.
Simple ou composé
124. 195b10 On attribuera encore effets et
causes en composition, faisant ainsi cause non pas Polyclète, ni tel statuaire,
mais le statuaire Polyclète.
Réduction
125.
195b12 Toutes ces modalités se
ramènent néanmoins au nombre de six, en entendant chacune en deux sens :
chaque cause en est considérée une à titre de singulier ou de genre, d’accident
ou de genre d’accident, et se prend en composition ou seule ; et toutes le sont
en acte ou en puissance.
1ère conséquence
126.
195b16 Cependant, il y a cette
différence : la cause singulière en acte existe ou n’existe pas en même
temps que son effet : tel médecin, par exemple, et tel patient ; tel
constructeur et tel édifice. Pour la cause en puissance, par contre, cela ne
vaut pas toujours : l’édifice et son constructeur ne cessent pas
simultanément d’exister.
2e conséquence
127.
195b21 Par ailleurs, on doit
pour chaque phénomène chercher la cause la plus élevée, comme pour tout autre
objet. Ainsi on construit parce que constructeur, et on est constructeur par
l’art de construire ; voilà bien la cause première. Il en va de même en tout.
3e conséquence
128.
195b25 En outre, ce sont des
genres qui causent des genres, et des singuliers qui causent des
singuliers : un statuaire produit une statue, et tel
statuaire, telle statue. De même, des puissances sont agents d’effets
en puissance, et des agents en acte, d’effets en acte. Pour le nombre et les
modalités[344] des causes, voilà donc
qui est suffisamment établi.
#187. — Le Philosophe
vient de distinguer les espèces des causes. Il en distingue maintenant les
modalités valides en chaque espèce.
Il le fait en deux points : il
présente d’abord cette distinction, puis (195b15) en dégage des conséquences.
La distinction se fait en deux
points : le Philosophe énumère d’abord diverses modalités, puis (195b12) les ramène à un nombre
déterminé.
Leur énumération suit quatre
divisions. Les causes, dit le Philosophe, présentent beaucoup de modalités,
mais “à s’en tenir à celles qui sont capitales”, aux plus communes, on en
réduit le nombre. On peut aussi entendre ces “capitales” comme des paires[345] ; manifestement, en
effet, on trouve moins de modalités par paires qu’en les prenant une à une.
#188. — Une première division ou
paire de modalités à reconnaître en chaque espèce de causes, c’est qu’une cause
précède l’autre ; elle la précède, comprenons-le, en universalité. Ainsi, tel
médecin est cause de santé, comme cause propre et postérieure, tandis que
l’expert l’est comme cause plus commune et antérieure. Les deux demeurent
toutefois dans l’espèce de la cause efficiente. Il en va pareillement dans
l’espèce de la cause formelle : la cause formelle propre et postérieure de
l’octave est la proportion double, tandis que la cause antérieure et plus
commune en est la proportion numérale, dite ‘pluralité’[346]. Pareillement, tout ce
qui contient une autre cause dans la communauté de son extension mérite le nom
de cause antérieure.
#189. — Notons-le, toutefois, les
causes universelles et propres, ou antérieures et postérieures, peuvent se
prendre d’après la communauté d’attribution, comme dans cet exemple du médecin
et de l’expert, ou d’après la communauté de causalité, comme le soleil, déclaré
cause universelle de réchauffement, et le feu, déclaré sa cause propre. De
fait, les deux correspondent. Manifestement, en effet, une vertu s’étend à
plusieurs objets à la condition qu’ils répondent à une notion commune. Plus
elle s’étend à des objets nombreux, plus elle implique une notion commune. Une
vertu s’applique à son objet de la façon dont elle se conçoit ; par conséquent,
la cause supérieure agit selon une forme plus universelle, moins contractée.
C’est ce qu’on doit remarquer jusque dans l’ordre réel : autant des êtres
sont supérieurs, moins leurs formes sont contractées ; elles dominent
davantage sur la matière, qui, elle, restreint la vertu de la forme. Par suite,
ce qui précède dans la ligne de la causalité précède aussi de quelque façon
dans la ligne de l’attribution universelle : le feu est peut-être le
premier à réchauffer, mais le ciel n’est pas seulement le premier à réchauffer,
il est aussi le premier à altérer.
#190. — Voici la seconde division (195a32) : les causes par soi se
divisent en antérieures et postérieures, et de même les causes par accident,
dit-il.
Il y a lieu, en effet, outre les
causes par soi, d’admettre des causes par accident, ainsi que leurs genres. Par
exemple, Polyclète est une cause par accident de telle statue dont tel
statuaire est la cause par soi ; car Polyclète n’en est cause qu’en autant
qu’il se trouve ce statuaire. En outre, tout ce qui contient Polyclète dans son
extension, comme l’homme et l’animal, est aussi cause par accident de cette
statue.
Dans les causes par accident, c’est
à noter, il y en a de plus proches et de plus éloignées des causes par soi.
C’est qu’on reconnaît comme cause par accident tout ce qui s’associe à la cause
par soi sans entrer dans sa définition ; or chaque caractère concerne de plus
près ou de plus loin la définition de la cause, de sorte que les causes par
accident le seront de plus près ou de plus loin. Ainsi, s’il se trouve que le
statuaire soit blanc et musicien, son statut de musicien sera plus proche de la
cause par soi, parce que la musique et l’art de la sculpture résident dans le
même sujet sous le même rapport : quant à son âme. D’être blanc, par
contre, le concerne quant à son corps. Néanmoins, le sujet se rapporte de plus
près encore que les autres accidents ; par exemple, d’être Polyclète est un
accident plus proche que d’être blanc ou musicien ; ceux-ci ne concernent
d’ailleurs le statuaire qu’en raison de son sujet.
#191. — Voici la troisième division
(195b1) : à part la cause
proprement dite, à savoir, par soi, et la cause par accident, dit le
Philosophe, on reconnaît des causes en puissance, du fait qu’elles puissent
agir, et d’autres en acte, du fait qu’elles agissent de fait. On peut assigner
la construction de la maison, par exemple, au constructeur qui a compétence
pour l’effectuer ou à celui qui l’effectue de fait[347].
#192. — Puis, ces modalités qu’on
distingue pour les causes, on les distingue pareillement pour leurs
effets : il y a un effet postérieur et plus propre, et un autre antérieur
et plus commun ; on donnera par exemple tel agent comme cause de telle statue,
ou d’une statue en général, ou plus communément encore comme cause d’une
représentation. On assignera pareillement à un agent le changement de tel
airain, d’airain en général, ou de matière.
On peut assigner de même les effets
par accident, et en distinguer un plus commun d’un moins commun. On appelle
effet par accident ce qui s’associe à un effet par soi, mais demeure en
dehors de sa définition. Ainsi, l’effet par soi du cuisinier est le goût
délicieux d’un aliment, et son effet par accident, son action curative ; pour
le médecin, c’est l’inverse.
#193. — Voici la quatrième division
(195b10) : parfois, on
combine cause par soi et cause par accident. Ainsi, on ne donne pas pour cause
d’une statue Polyclète, sa cause par accident, ni tel statuaire, sa cause par
soi, mais le statuaire Polyclète.
#194. — Ensuite (195b12), il ramène cette
énumération de modalités à un nombre déterminé.
Ces modalités, dit-il, se ramènent
de quelque manière à six, chacune pouvant se prendre en deux sens. Il s’agit du
‘singulier’ et du ‘genre’, qualifiés tantôt d’antérieur et de postérieur ; de
l’‘accident’ et du ‘genre de l’accident’ ; du ‘simple’ et du ‘composé’. Chacun
se divisant par la puissance et l’acte, l’ensemble finit par compter douze
modalités. Il distingue toutes les modalités par la puissance et l’acte, parce
que ce qui est en puissance n’est pas absolument.
#195. — Le Philosophe dégage
ensuite (195b15), trois conséquences de
cette distinction de modalité.
Voici la première. Il y a, entre
causes en acte et en puissance, cette différence : la cause en acte existe
ou n’existe pas en même temps que son effet. À la condition, toutefois,
d’entendre la cause singulière, c’est-à-dire, propre ; ainsi, tel médecin
existe ou n’existe pas en même temps que son patient, et tel constructeur, en
même temps que son édifice. En dehors de la cause propre, cependant, même à
l’entendre en acte, cette remarque ne vaut pas : le constructeur, alors,
n’est pas tenu d’exister et de ne pas exister en même temps que l’édifice construit
; car il peut y avoir constructeur en acte, sans que tel édifice se construise,
mais un autre. Par contre, si on prend le constructeur de tel édifice, et ce
dernier en tant qu’il se construit, admettre l’un contraint d’admettre aussi
l’autre, et supprimer l’un fait supprimer l’autre. Mais cela ne se vérifie pas
toujours pour la cause en puissance : la maison et l’homme qui la
construit ne cessent pas ensemble d’exister.
Par suite, tout comme les agents
inférieurs responsables du changement des mobiles doivent exister en même
temps que ces mobiles tant qu’ils changent, de même l’agent divin, cause en
acte de ce qu’on existe, agit en même temps qu’on existe en acte ; si l’action
divine se retirait, on sombrerait dans le néant, tout comme en l’absence du
soleil, la lumière ferait défaut dans l’air.
#196. — Voici la seconde
conséquence (195b21) : pour chaque phénomène
naturel, on doit toujours chercher une cause suprême, comme pour les artéfacts.
Par exemple : pourquoi construit-on? C’est qu’on est constructeur. Mais
pourquoi est-on constructeur? Parce qu’on détient l’art de construire. On
s’arrête là, parce que voilà la première cause dans cet ordre de choses. Il
faut, pour les phénomènes naturels, aller de même jusqu’à la cause suprême. La
raison en est qu’on ne connaît pas de science un effet sans en connaître la
cause ; par conséquent, si la cause d’un effet se trouve aussi l’effet d’une
autre cause, on ne pourra la connaître de science sans connaître sa cause à
elle. Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on parvienne à la première cause.
#197. — Voici la troisième
conséquence (195b25) : les effets doivent se
proportionner à leurs causes, de sorte qu’à des causes générales on attribue
des effets généraux, et à des singulières, des singuliers. Par exemple, on doit
dire que la cause d’une statue est un sculpteur, et que celle
de telle statue est tel sculpteur. Pareillement, aux causes
en puissance correspondent des effets en puissance, et aux causes en acte, des
effets en acte.
Voilà suffisamment établies, épilogue
le Philosophe, les espèces et les modalités des causes.
Le problème
129. 195b30 Par ailleurs, on compte aussi le
hasard et la chance[348] parmi les causes et on
leur attribue l’existence et la génération de bien des choses. On doit donc
examiner quel sens ils revêtent parmi les causes qu’on vient de définir, s’ils
sont la même chose ou se distinguent l’un de l’autre, et en général ce qu’ils
sont.
Négation
130. 195b36 Certains se demandent s’ils existent
ou non. De fait, disent-ils, rien n’arrive par hasard ou par chance ; au
contraire, il y a une cause déterminée à tout ce qu’on leur attribue. Par
exemple, d’avoir rencontré ‘par hasard’ au marché qui on désirait, sans pourtant
l’avoir prémédité, a pour cause d’avoir voulu faire des emplettes. Tout ce
qu’on attribue au hasard est ainsi ; il y a toujours autre chose à prendre pour
sa cause.
Omission
131. 196a7 D’ailleurs, si le hasard avait
quelque réalité, il paraîtrait bizarre qu’aucun des anciens sages, en traitant
des causes de la génération et de la corruption, n’ait rien défini à son sujet
; ce serait vraiment bizarre et il faudrait bien l’expliquer. Ils ne pensaient
pas eux non plus, semble-t-il, que rien soit dû au hasard.
Utilisation
132. 196a11 Cela même surprend d’ailleurs,
surprend vraiment[349]. Car on attribue
l’existence et la génération de beaucoup de choses au hasard, sans pourtant
ignorer qu’on doive rapporter chacune à quelque cause déterminée de génération[350], comme le soutient le
vieil argument qui nie le hasard ; tous, pourtant, lui en attribuent certaines,
sans lui attribuer les autres. Aussi les Anciens devaient-ils en faire mention
de quelque manière ; ils n’assimilaient tout de même pas le hasard à leurs
propres causes : l’amitié, la haine, l’intelligence, le feu, ni à aucune
autre du genre.
Omission paradoxale
133. 196a19 Leur omission reste paradoxale,
qu’ils aient admis ou non le hasard, surtout qu’ils en font parfois usage.
Ainsi, d’après Empédocle, l’air ne se concentre pas toujours vers le haut, mais
comme cela adonne[351]. « L’air s’adonna
alors à courir ainsi », dit-il dans sa Création du Monde[352], « mais souvent
autrement. » Et à son dire les parties des animaux s’engendrent pour la
plupart au hasard.
Indépendance paradoxale
134. 196a24 D’autres tiennent le hasard
responsable de notre ciel et de tous les mondes ; c’est le hasard, croient-ils,
qui génère la rotation et le mouvement de discrimination qui a constitué le
tout dans son ordre actuel.
135. 196a28 Voilà qui devrait susciter beaucoup
d’étonnement. À leur avis, ni les animaux ni les plantes ne doivent au hasard
ni leur existence ni leur génération ; ils en sont plutôt redevables à la
nature, à l’intelligence, ou à autre chose du genre. De fait, chaque semence ne
génère pas n’importe quoi à tout hasard, mais telle semence un olivier, telle
autre un homme. Par contre, le ciel et ce qu’il y a de plus divin dans ce qui
nous est observable serait issu du hasard et ne dépendrait d’aucune cause
déterminée du style de celle des animaux et des plantes. Si de fait il en
allait ainsi, cela aurait mérité un examen attentif et il aurait fallu en
parler.
136. 196b1 Et comment![353] Absurde sous d’autres
rapports, cette position le devient à l’extrême, du fait que rien ne s’observe
dans le ciel qui se produise par hasard, alors qu’en ce qui, censément, ne se
fait pas grâce à lui, on voit bien des choses se produire par hasard ; le
contraire aurait certes été plus vraisemblable.
137. 196b5 À d’autres encore le hasard donne
l’impression d’être une cause, mais non manifeste à l’intelligence humaine,
comme quelque chose de divin et de surnaturel[354]. Aussi doit-on examiner
ce qu’est chacun, si hasard et chance sont quelque chose d’identique ou de
distinct, et comment ils se rangent sous les causes que nous avons définies.
#198. — Le Philosophe
vient de préciser les espèces et modalités manifestes des causes. Il aborde
maintenant certaines de leurs modalités non manifestes : le hasard et la
chance.
Il le fait en deux points : il
présente d’abord son intention, puis (195b36) l’exécute.
On compte le hasard et la chance
parmi les causes, dit-il, puisqu’on leur attribue la génération et l’existence
de bien des choses.
Il y a trois aspects à considérer à
leur sujet : comment se ramènent-ils aux causes déjà définies? Sont-ils
identiques ou se distinguent-ils? Enfin, que sont-ils?
Le Philosophe entreprend alors (195b36) d’en traiter,
présentant d’abord les opinions des autres, puis (196b10) établissant la vérité.
Il rapporte trois opinions. Comme
première, il présente d’abord l’opinion et les arguments de ceux qui nient le
hasard et la chance, puis (196a11) discute de l’un de leurs
arguments.
#199. — Certains, dit-il, ont douté
de leur existence et ont usé de deux arguments pour la nier.
Voici le premier : tout
changement attribué au hasard ou à la chance comporte une cause déterminée
distincte du hasard[355]. Si en venant au
marché, donne-t-il comme exemple, on y trouve, sans l’avoir prévu, quelqu’un
qu’on souhaitait rencontrer, on attribue cette rencontre à la chance. En fait,
la cause de cette rencontre a plutôt été l’intention de quelque emplette ;
c’est elle qui a fait aller au marché, où se trouvait celui qu’on a rencontré.
Tous les cas prétendus de hasard sont pareils, ils présentent tous une autre
cause. Manifestement donc, le hasard n’est cause de rien et n’est par
conséquent rien du tout, puisqu’on ne l’introduit que pour expliquer quelque
fait.
#200. — Voici le second argument (196a7) : si le hasard
existe, dit-il, quelque chose paraît assez étrange. On le verra d’ailleurs[356], il s’agit d’une réelle
difficulté : pourquoi aucun de ces anciens sages qui ont traité des causes
de la génération et de la corruption n’en a rien dit? Ils donnent l’impression
de n’avoir pas pensé qu’on doive quoi que ce soit au hasard. Le second argument
se tire donc de l’opinion des anciens naturalistes.
#201. — Le Philosophe discute
ensuite (196a11) de ce second argument,
montrant d’abord qu’il est étrange de fait que les anciens naturalistes
n’aient pas traité du hasard et de la chance. Il y apporte deux arguments.
Voici le premier. C’est surprenant,
ce l’est vraiment, que les anciens naturalistes n’en aient pas traité. Ils se
proposaient de traiter des causes de la génération ; or beaucoup de générations
leur sont dues ; ils devaient donc en traiter. Ils ne s’en trouvent pas excusés
par l’argument précédent qui les nie. En effet, personne n’ignorait que tout
effet se réduit éventuellement à une cause déterminée, comme le remarque cet
argument. On distinguait néanmoins, malgré cela, entre des faits dus au hasard
et d’autres pas. Ces philosophes naturels devaient donc mentionner le hasard
et la chance, ne fût-ce que pour manifester l’erreur de les rendre responsables
de quoi que ce soit, et pour expliquer pourquoi on imagine que des choses leur
sont dues et d’autres pas. Aucune excuse pour eux non plus du fait que hasard
et chance se ramèneraient à l’une des causes qu’ils invoquent, puisqu’ils ne
les identifieraient pas à ce qu’ils donnaient pour causes, comme à l’amitié, à
la haine ou à autre chose de la sorte.
#202. — Voici le second argument (196a19).
Il reste bizarre, dit-il, que les
anciens naturalistes aient négligé de traiter du hasard, qu’ils en concèdent
l’existence ou non : s’ils en concédaient l’existence, il était étrange de
ne pas en traiter ; sinon, il était déconcertant d’en faire usage. L’air, par
exemple, à ce qu’en dit Empédocle, ne se concentre pas toujours vers le haut,
au-dessus de la terre, parce que cela lui serait naturel ; plutôt il en va
ainsi par hasard[357]. Quand le monde a été
engendré, dit-il, comme la haine séparait les éléments, l’air s’est trouvé par
accident à se concentrer là, mais puisque cela s’est trouvé ainsi alors, il en
sera ainsi tant que ce monde tiendra. Par contre, dans l’infinité des autres
mondes, qui d’après lui s’engendrent et se corrompent sans cesse[358], l’air à son avis se
rapporte autrement aux autres parties de l’univers. Pareillement, disait-il,
la plupart des parties des animaux se trouvent engendrées au hasard ; par
exemple, dans la constitution initiale du monde, des têtes se sont trouvées
engendrées sans cerveau.
#203. — Le Philosophe présente
ensuite (196a24) une seconde opinion,
en deux points : il la présente d’abord, puis (196a28) la réprouve.
Le hasard, d’après d’aucuns, est la
cause du ciel et de toutes les parties du monde. La révolution du monde,
disent-ils, et le déplacement des étoiles, qui distingue et fixe tout
l’univers inférieur dans son ordre, est dû au hasard. Ce semble avoir été
l’opinion de Démocrite, car, suivant son dire, c’est par l’assemblage d’atomes
mobiles par soi que le ciel et tout le monde s’est par hasard trouvé constitué.
#204. — Il réprouve ensuite (296a28) cette position avec
deux arguments.
Voici le premier. La génération des
animaux et des plantes ne se doit pas au hasard, mais à une intelligence, ou à
la nature, ou à une autre cause déterminée. C’est chose évidente, puisque n’importe
quoi ne se trouve pas engendré de n’importe quelle semence ; c’est au contraire
d’une semence déterminée que s’engendre l’homme, et d’une autre l’olivier. La
génération de ces êtres inférieurs ne se devant pas au hasard, il serait fort
étonnant que le ciel et ce qu’il y a de plus divin parmi ce qu’il nous est
donné de percevoir : les parties du monde éternel, existent par hasard,
sans avoir, comme les animaux et les plantes, une cause déterminée. Si c’était
vrai, cela aurait mérité qu’on y porte sérieuse attention et en fournisse
explication. Pourtant les Anciens ont négligé de le faire.
#205. — Voici le second argument (196b1). Comment peut-il être
vrai que les corps célestes tiennent du hasard, mais pas les corps inférieurs?
C’est absurde, du fait que les premiers soient plus nobles. L’observation ne
fait-elle pas encore ressortir une autre absurdité? Elle ne nous montre rien
qui se produise par hasard dans le ciel ; chez les êtres inférieurs, par
contre, qu’on prétend ne pas devoir au hasard, nous voyons bien des choses
arriver grâce à lui. D’après leur position, pourtant, le contraire serait plus
rationnel : on devrait trouver au ciel des faits dus au hasard, puisque
c’est leur cause présumée ; on ne devrait pas en trouver chez les êtres dont il
n’est pas cause.
#206. — Le Philosophe présente
ensuite (196b5) une troisième opinion
sur le hasard.
Le hasard, d’après certains, serait
de fait une cause, mais cachée à l’intelligence humaine ; quelque chose en
somme de divin et de supérieur aux hommes. Tout événement fortuit, dans leur
intention, se réduirait à une cause divine ordonnatrice, comme nous soutenons
nous aussi que tout est ordonné par la divine providence.
Quoique cette opinion comporte une
racine de vérité, ces gens n’ont pourtant pas bien usé du nom de ‘hasard’. En
effet, ce divin ordonnateur ne peut se dire ou nommer hasard, car autant on
participe de la raison ou de l’ordre, autant on s’éloigne de la notion de
hasard. Aussi, on doit appeler hasard une cause inférieure qui de soi ne vise
aucunement l’événement fortuit, plutôt que la cause supérieure qui
l’ordonnerait[359].
Aristote néglige toutefois l’examen
de cette opinion, tant parce qu’elle excède les buts de la science naturelle,
que du fait que le hasard, il le manifeste plus loin, n’est pas une cause par
soi, mais par accident. Aussi, avec ce qui va suivre, ce qu’il en est de ces
opinions deviendra plus manifeste. C’est pourquoi il conclut en signalant que
faire l’évidence sur ces opinions demande de clarifier ce que sont le hasard et
la chance ; et s’ils sont identiques ou se distinguent ; et comment ils se
réduisent aux causes dont on a parlé.
Divisions de l’effet — Régulier ou exceptionnel
138. 196b10 Tout d’abord, on le voit bien,
certains effets adviennent toujours de la même façon[360] et d’autres le plus
souvent ; manifestement, on ne donne le hasard[361] pour cause ni des uns
ni des autres. Réciproquement, l’effet du hasard ne consiste non plus en rien
de nécessaire et de constant, ni même en rien de fréquent. D’autres effets,
cependant, font exception à ceux-là, et ce sont eux[362], tous l’admettent, qui
dépendent du hasard. Manifestement donc, hasard et chance sont des réalités,
puisque de pareils effets en résultent et que leurs effets, on le sait bien,
sont tels.
Désirable ou indifférent
139.
196b17 Par ailleurs, certains
effets se visent[363], d’autres non.
Visé ou non
140.
196b18 Des premiers, certains
se produisent à dessein[364], d’autres non. Les deux
relèvent néanmoins de ce qui se vise, de sorte que manifestement même en ce
qui échappe au nécessaire et au fréquent[365] des résultats peuvent
être de nature à se viser : ‘se vise’ tout résultat que l’intelligence et
la nature pourraient produire [366].
Par soi ou par accident
141. 196b23 De pareils résultats[367], donc, quand ils se
produisent par accident, on les attribue au hasard. Tel être est par soi, en
effet, et tel autre par accident ; il en va éventuellement de même aussi de la
cause. Par exemple, de la maison, l’art de construire[368] est responsable par
soi, tandis que le blanc ou le musicien n’en sont responsables que par
accident. La cause par soi est limitée, mais la cause accidentelle illimitée,
car ils sont infinis les caractères susceptibles de coïncider en un sujet
unique.
Différences : rare, désirable, non visé, mais par accident
142.
196b29 Tel que mentionné, quand
donc cela[369] arrive à l’occasion de
résultats qui se visent, on les attribue au hasard et à la chance. Il faudra
plus loin déterminer leur différence. Mais dès maintenant, que ce soit
manifeste : les deux concernent des résultats qui se visent[370]. Par exemple, on y
serait allé pour toucher de l’argent et recouvrer une créance, si on avait su.
De fait, on n’y est pas allé pour cela : c’est une coïncidence[371] qu’on y soit allé et
qu’on l’ait fait comme pour recouvrer cette créance[372] ; à condition qu’on ne
fréquente pas cette place[373] régulièrement, ni
qu’on ait dû s’y trouver. De fait, la fin[374], ce recouvrement, ne
compte pas parmi les causes dans ce cas ; il s’assimile quand même aux desseins
éventuels de l’intelligence[375]. Aussi attribue-t-on au
hasard qu’on y soit allé. Par contre, si on y était de fait allé à dessein et
pour cela, ou si on y allait constamment, ou si on y recouvrait régulièrement
des créances, ce ne serait pas par hasard.
Définition du hasard
143. 197a5 Manifestement donc, le hasard constitue la cause par
accident d’effets rares obtenus [sans] dessein parmi ceux qui se visent[376]. Intelligence et hasard
aboutissent donc au même résultat, car dessein ne va pas sans intelligence[377].
#207. — Le Philosophe
vient de présenter les opinions de ses devanciers sur le hasard et la chance ;
il établit maintenant la vérité, et cela en trois parties : il montre
d’abord ce qu’est le hasard[378], puis (197a36) en quoi diffère la
chance du hasard et enfin (198a2) à quel genre de cause tous les deux se ramènent.
La première partie se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord ce qu’est le hasard, puis (197a3), à partir de sa
définition, rend compte de formules qui s’y rattachent.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe prépare d’abord par des divisions son enquête sur
la définition du hasard, puis (196b29) montre sous lesquels de leurs
membres se range le hasard et enfin (196b5) conclut sa définition.
Le hasard se présente comme une
espèce de cause. Or connaître une cause exige de connaître ses effets. Le
Philosophe présente donc d’abord une division qui touche l’effet du hasard,
puis (196b23) une autre du côté de la
cause même.
#208. — La division de l’effet
présente trois subdivisions.
La première souligne que certains
faits se produisent toujours[379], comme le lever du
soleil, et d’autres fréquemment, comme pour l’homme de naître avec des yeux ;
ceux-là, personne ne les attribue au hasard.
“D’autres faits, cependant, leur
font exception”, ils adviennent rarement, comme pour l’homme de naître avec
six doigts ou sans yeux ; ceux-là, tous les attribuent au hasard[380]. Manifestement donc, le
hasard est une réalité, puisqu’arriver par hasard et se produire par exception
se convertissent[381]. Avec cette dernière
remarque, le Philosophe s’oppose à la première opinion, qui niait le hasard.
#209. — Toutefois, pourrait-on
penser, la division du Philosophe n’est pas complète, car d’autres faits sont
également ouverts à advenir qu’à ne pas advenir[382]. Cela fait dire à
Avicenne que les effets de hasard se rencontrent là aussi, tout comme parmi les
faits exceptionnels. Pourtant, il n’y a pas là matière à objection : que
Socrate s’assoie, bien que ce puisse également advenir ou non, on ne
l’attribue pas au hasard. C’est sans doute indifférent au regard de la
puissance motrice, mais ce ne l’est pas au regard de l’appétit, qui tend déterminément
d’un côté ; c’est seulement si le résultat faisait exception à cette
détermination qu’on le dirait fortuit.
De fait, la puissance motrice,
indifférente aux deux possibilités, ne passe à l’acte qu’une fois déterminée à
l’une par l’appétit ; de même rien d’indifférent ne passe à l’acte sans se
trouver déterminé par quelque agent à l’une des possibilités. C’est qu’être
ouvert aux deux revient à être en puissance ; or la puissance n’est pas
principe d’action, seulement l’acte l’est. D’une ouverture aux deux rien ne
s’ensuit, sauf par l’intervention de quelque agent qui détermine à l’une des
deux, de sorte que le cas se range avec ce qui advient toujours ou avec ce qui
advient régulièrement. C’est pourquoi le Philosophe l’a laissé de côté dans sa
division des faits.
#210. — À noter que d’aucuns ont
défini comme nécessaire ce qui ne rencontre aucun empêchement et comme
contingent le régulier, possiblement empêché par exception. Mais cela est irrationnel.
Le nécessaire, plutôt, c’est ce qui a pour nature de ne pas pouvoir ne pas
être, et le contingent, c’est le régulier, qui pourrait ne pas être. Quant à
avoir ou non un empêchement, cela concerne le contingent ; la nature n’en
oppose pas à ce qui ne peut pas ne pas être, car ce serait superflu.
#211. — Voici la seconde division (196b17) : certains faits visent
une fin[383], dit-il, d’autres non.
Cette division comporte toutefois une difficulté, car de fait tout agent vise
une fin, qu’il le fasse par nature ou par intelligence.
Ce qui ne vise pas une fin[384], à ce qu’il dit, c’est
peut-être ce qui se fait pour soi-même, du fait de présenter un plaisir ou une
noblesse qui le fait plaire en soi.
Ou encore, ce qu’il dit ne pas
viser de fin, c’est ce qui n’en vise pas une délibérée ; par exemple, se
frotter la barbe, ou autre chose de la sorte, qui se fait parfois sans
délibération, sous la motion de la seule imagination ; cela comporte une fin
imaginée, mais non délibérée.
#212. — Voici la troisième division
(196b18) : le fait qui vise une
fin, dit-il, tantôt procède de la volonté, tantôt non[385]. Mais les deux cas
relèvent de faits visant une fin. Car non seulement ce qui procède de la
volonté vise une fin, mais aussi ce qui est issu de la nature.
#213. — D’ailleurs, les faits
nécessaires ou réguliers adviennent par nature ou à dessein. Manifestement
donc, tant parmi les uns que parmi les autres, il y en a qui visent des fins,
puisque tant la nature que l’intelligence le font.
Clairement donc, ces trois
divisions s’incluent mutuellement : ce qui advient à dessein ou par nature
vise une fin, et ce qui vise une fin advient toujours ou régulièrement[386].
#214. — Le Philosophe présente
ensuite (196b23) une division du côté de
la cause[387].
Lorsque, dit-il, de pareils
faits : à dessein, en vue d’une fin, exceptionnels[388], procèdent d’une
cause par accident, on les attribue à la chance. En effet, tels êtres sont par
soi, d’autres par accident, et il en va de même aussi des causes ; par exemple,
l’art de la construction est cause par soi d’une maison, tandis que le blanc
ou le musicien en sont causes par accident.
Toutefois, remarquons-le, on
attribue en deux sens à la cause, de l’être par accident : en un sens du
côté de la cause, en l’autre du côté de l’effet. Du côté de la cause, quand ce
qu’on déclare cause par accident se rattache à une cause par soi : par
exemple, si on donne le blanc ou le musicien comme cause d’une maison, du fait
de se trouver accidentellement rattachés au constructeur.
Du côté de l’effet, quand on
regarde un caractère rattaché accidentellement à l’effet : par exemple,
quand on donne le constructeur comme cause d’une discorde, du fait que par
accident une discorde surgisse à l’occasion de la construction d’une maison.
Or on donne le hasard comme cause
par accident en ce sens que quelque chose se rattache par accident à un effet.[389] Par exemple, si à
creuser une tombe se rattache par accident la découverte d’un trésor. En effet,
l’effet par soi d’une cause naturelle est celui qui s’accorde à l’exigence de
sa forme ; de même l’effet par soi d’une cause qui agit intentionnellement est
celui qui se conforme à l’intention de l’agent. Aussi, tout ce qui advient dans
l’effet en dehors de cette intention s’y trouve par accident.
À la condition que ce qui arrive en
dehors de l’intention le fasse exceptionnellement. En effet, ce qui s’attache
toujours ou régulièrement à un effet tombe sous la même intention. Car il
serait stupide de donner une chose comme son intention, tout en prétendant ne
pas vouloir un aspect qui s’y rattache régulièrement ou toujours.
Le Philosophe présente ensuite une
différence entre la cause par soi et la cause par accident : la cause par
soi est limitée et déterminée, tandis que celle par accident est illimitée et
indéterminée, du fait qu’une infinité de caractères peuvent s’attacher par accident
à un sujet.
#215. — Le Philosophe montre
ensuite (196b29) quels membres des
divisions précédentes contiennent le hasard et son effet.
La chance et le hasard, dit-il,
concernent des faits qui visent autre chose. On établira plus loin[390] la différence entre les
deux, mais l’un et l’autre, cela doit maintenant être devenu manifeste,
concernent des faits produits pour une fin. Par exemple, si on savait qu’on
allait recevoir de l’argent au marché[391], on irait pour l’y
recouvrer. Cependant, si on n’y va pas pour cela, c’est par accident que notre
démarche a lieu en vue de ce recouvrement et a cet effet. Clairement donc le
hasard est la cause par accident de ce qui se fait en vue d’autre chose[392].
Manifestement, il est aussi cause
d’effets exceptionnels ; car on attribue ce recouvrement au hasard quand ce
n’est ni nécessairement ni régulièrement qu’on l’effectue en allant au marché[393].
En outre, la chance[394] intervient dans ce qui
se fait à dessein. Le recouvrement d’argent attribué à la chance est en effet
une fin pour certaines causes ; ce n’est pas une fin qui se recherche spontanément[395], comme dans l’action de
la nature, mais une fin dans la ligne d’une intention nourrie par une
intelligence. Toutefois, si on se rendait au marché dans l’intention de
recouvrer de l’argent, ou si on en recouvrait toujours ou régulièrement en s’y
rendant, on ne l’attribuerait pas à la chance. Par exemple, si, pratiquement
chaque fois qu’on passe par tel endroit boueux, on se salit les pieds, quand
bien même on n’en a pas l’intention, on ne l’attribue tout de même pas à la
malchance.
#216. — Le Philosophe conclut
finalement (197a5) la définition de la
chance.
Voilà, dit-il, qui est devenu
manifeste : la chance constitue la cause par accident de faits expressément
recherchés en vue d’une fin, mais exceptionnels[396]. Il en ressort que
chance et intelligence aboutissent aux mêmes résultats, car il convient d’agir
par chance à ceux-là seulement qui ont intelligence ; en effet, dessein ou
volonté ne vont pas sans intelligence. Pourtant, bien que seulement qui a
intelligence agit par chance, plus on est soumis à l’intelligence, moins on
l’est à la chance.[397]
Les opinions
197a8 144.
Elles sont forcément infinies les causes éventuellement responsables de l’effet
du hasard. C’est pour cela qu’on a du hasard une impression d’infini et
d’obscur.
197a10 145.
De là vient aussi l’impression que rien ne se produise par hasard. De fait,
tout ce qu’on en dit est correct, puisque justifiable : on peut bien
arriver par hasard, puisqu’on peut se produire par accident et que le hasard
est justement cause par accident ; mais strictement, il n’est cause de rien.
Ainsi, la cause d’une maison, c’est son constructeur et le flûtiste ne l’est
que par accident. Quant à ce qui est d’être allé quelque part et d’y avoir
recouvré de l’argent sans y être allé pour cela, les causes accidentelles en
sont infinies en nombre : on voulait voir quelqu’un, on poursuivait
quelqu’un d’autre, on allait se défendre, on allait à un spectacle.
197a18 146.
Dénoncer le hasard comme irrationnel est encore correct, puisque la raison a
tous ses effets constants ou réguliers, tandis que le hasard n’est responsable
que de ce qui leur fait exception. Pareille cause se trouvant infinie, le
hasard aussi.
197a21 147.
Il y aura toutefois difficulté à regarder n’importe quoi de fortuit comme cause
à titre de hasard ; on fera peut-être dépendre la santé, par exemple, de
l’esprit ou de la température, mais pas de la coupe de cheveux. C’est que,
parmi les causes accidentelles, il y en a de plus prochaines que d’autres.
Les maximes
197a25 148. On
parle d’heureux hasard[398], quand c’est un bien
qui survient, mais de hasard malheureux, quand c’est un mal.
197a26 149.
Οn
parle par ailleurs de bonheur ou de malheur[399], quand le hasard touche
un objet important. Par suite, quand il s’en faut de peu que soit survenu un
grand mal ou un grand bien, on dit encore jouir d’un bonheur ou pâtir d’un
malheur, parce que la raison les regarde comme réels, s’en falloir de peu ne
donnant pas l’impression d’une distance réelle.
197a30 150.
On qualifie encore avec raison d’incertain ce bonheur, puisque le hasard est
tel. C’est que rien de ce qui dépend du hasard n’est de nature constante ou
régulière.
Rappel de la définition
197a32 151.
Tels que décrits, les deux constituent des causes par accident, tant le hasard
que la chance, d’effets susceptibles de n’advenir ni absolument ni
régulièrement, entre ceux susceptibles de se viser.
#217. — Voilà établie la définition
du hasard. Sur sa base, le Philosophe rend maintenant compte de façons d’en
parler : d’abord chez des philosophes anciens, puis (197a18) chez les gens du
commun.
Plus tôt[400], il a présenté trois
opinions sur le hasard et la chance, réprouvant comme tout à fait fausse la
seconde, qui faisait du hasard la cause du ciel et du monde entier. Oubliant
celle-là, il dégage quelle vérité comporte d’abord la troisième opinion, qui
donnait la chance comme non manifeste, puis (197a10) la première, que rien n’advient
par hasard et par chance.
Les causes par accident, disait-on[401], sont infinies en
nombre et le hasard en est une. Il y a éventuellement, peut-on en conclure,
une infinité de causes à ce qui se fait par hasard. Or l’infini, en tant que
tel, ne se connaît pas. C’est pour cela que le hasard ne constitue pas une
cause manifeste pour l’homme.
#218. — Le Philosophe montre
ensuite (197a10) en quel sens la première
opinion est vraie. En un sens, admet-il, il est vrai de dire que rien
n’advienne par hasard. Tout ce qu’on dit du hasard a du vrai du fait de
présenter quelque raison. Comme le hasard est une cause par accident, c’est
donc par accident que quoi que ce soit s’en trouve issu. Or ce qui est par
accident n’est pas absolument ; le hasard ne cause donc rien, à parler
absolument.
Il illustre ensuite avec des
exemples ses remarques sur ces deux opinions. Son constructeur, dit-il, est
cause d’une maison par soi et absolument, mais tel joueur de flûte n’en est
cause que par accident[402]. Pareillement, aller
quelque part sans intention de recouvrer de l’argent ne donne que par accident
pareil résultat. Or cette cause par accident est infinie, par l’infinité des
motifs potentiels d’aller là : visiter quelqu’un, poursuivre un adversaire,
en fuir un autre, assister à un spectacle ; toutes ces causes et n’importe
quelle autre du genre peuvent causer un recouvrement d’argent par hasard.
#219. — Le Philosophe rend compte
ensuite (197a18) des façons du commun de
parler du hasard.
Il explique pourquoi on qualifie le
hasard d’abord d’irrationnel, puis (197a25) de bon ou mauvais.
Sur la première opinion, il
développe deux points : il montre d’abord son propos, puis (197a21) soulève une difficulté.
#220. — On prive justement le
hasard de raison, dit-il, car on n’en donne que pour des effets constants ou
réguliers, alors que le hasard n’est ni l’un ni l’autre. Ce type de causes
donc, du fait de s’en tenir à des exceptions, intervient par accident, se
multiplie à l’infini et agit sans raison. Aussi les hasards constituent-ils des
causes infinies et irrationnelles, car toute cause par soi produit son effet
toujours ou régulièrement.
#221. — Le Philosophe soulève
ensuite (197a21) une difficulté :
on a beau appeler hasard, dit-il, la cause par accident, on y manquera parfois,
c’est-à-dire, on y verra difficulté.
Voici la difficulté : est-ce
que toute cause par accident mérite le nom de ‘hasard’? Évidemment, la cause
par soi de la santé, c’est la nature ou la médecine. On peut ensuite désigner
comme ses causes par accident tout ce qui coïncide avec le recouvrement de la
santé : l’esprit, c’est-à-dire le vent, la température, la coupe de
cheveux. Mais n’importe laquelle de ces circonstances compte-t-elle vraiment
comme une cause par accident?
Par ailleurs, disions-nous, on
appelle hasard surtout la cause par accident du côté de l’effet, étant donné
qu’on attribue aussi à une cause ce qui se rattache par accident à son effet.
Manifestement, une cause fortuite a quelque influence sur un effet fortuit,
même si ce n’est pas lui qu’elle vise, mais autre chose rattaché à cet effet.
Sous ce rapport, on peut attribuer au vent ou à la température une causalité
fortuite sur la santé, comme ils produisent dans le corps une altération susceptible
d’entraîner la santé ; par contre, se couper les cheveux, ou autre chose de la
sorte, ne fait manifestement rien à la santé. Les causes par accident, de fait,
sont les unes plus proches, les autres plus éloignées. Les plus éloignées sont
manifestement moins causes.
#222. — Le Philosophe explique
ensuite (197a25) pourquoi on qualifie
le hasard d’heureux ou de malheureux. Il en donne d’abord la raison : il
est heureux, dit-il, quand un bien se produit, malheureux quand c’est un mal.
#223. — Il distingue en second (197a26) bonheur et malheur.
On leur attribue, dit-il, un bien
ou un mal de quelque grandeur ; on attribue au bonheur un grand bien qui nous
arrive et au malheur un grand mal qu’on subit. Par ailleurs, être privé d’un
bien se conçoit comme un mal et l’être d’un mal, comme un bien ; aussi, quand
on manque de peu un grand bien, on se dit malheureux à le perdre, tandis que
devant la proximité d’un grand mal, on se dit heureux d’en être sauvé. C’est
que l’intelligence regarde ce qui est proche comme déjà là et déjà possédé.
#224. — Il explique en troisième (197a30) pourquoi pareil bonheur
est incertain. C’est, dit-il, que ce bonheur est du hasard, et que le hasard
est incertain, puisqu’il concerne des effets ni constants ni réguliers[403]. Il en partage donc
l’incertitude.
#225. — En manière de conclusion (197b32), il récapitule :
l’un et l’autre, le hasard et la chance, sont des causes par accident ; leurs
effets ne sont pas susceptibles d’advenir absolument, c’est-à-dire toujours ou
régulièrement ; et ils adviennent en vue d’autre chose, au sens où on l’a
montré[404].
Extension plus grande du hasard
197a36 152. Hasard et chance diffèrent en ce
que le hasard a plus d’extension : tout ce qui advient par chance advient
par hasard, mais tout ce qui advient par ce dernier n’advient pas par chance.
Restriction de la chance à l’activité délibérée
197b1 153. La chance et son effet concernent
tout être susceptible de bonheur[405] et en général d’action[406]. Aussi la chance ne
favorise-t-elle forcément que ce qui pourrait résulter d’actions[407]. Un signe : au
sens de chance extrême, le bonheur paraît s’assimiler au bonheur au sens de
félicité[408], ou presque. Or la
félicité est une action[409], puisque c’est l’action
réussie[410]. Par suite, qui ne peut
agir ne peut non plus rien faire par chance.
197b6 154. Rien d’inanimé, ni enfant, ni bête
ne fait quoi que ce soit par chance, par conséquent, puisqu’ils ne peuvent
rien faire à dessein[411] ; ni bonheur ni malheur
ne peut leur arriver, si ce n’est par analogie[412], comme Protarque disait
chanceuses les pierres dont se font les autels, puisqu’on les honore, tandis
que leurs pareilles sont foulées au pied. Par contre, même ces sujets peuvent,
en quelque façon, subir la chance, quand celui qui agit sur elles le fait par
chance ; mais autrement, cela ne leur échoit pas.
197b13 155. Quant au hasard, il favorise aussi
les autres animaux et beaucoup d’êtres inanimés. Ainsi, le cheval est venu par
hasard, dit-on, car sa venue l’a sauvé sans qu’il soit venu à cette fin. De même,
le trépied est tombé par hasard, dit-on, car il s’en est trouvé prêt à servir
de siège sans pourtant être tombé à cette fin.
Résumé
197b18 156. Bref, voilà qui est
manifeste : on attribue au hasard l’effet susceptible absolument de se
viser qui, sans l’être, se produit du fait d’une cause extérieure à lui[413], tandis qu’on attribue
à la chance tout effet ainsi issu du hasard qui se prêterait à être choisis par
des agents qui en auraient la faculté[414].
Action vaine vs effet du hasard
197b22 157. La locution ‘en vain’[415] en fournit un signe,
puisqu’on en qualifie, quand la fin visée ne se réalise pas, l’action qui la
vise[416]. Supposons,
par exemple, qu’on marche pour soulager ses intestins[417] ; si alors la marche ne
donne pas ce résultat, on considère l’avoir faite pour rien[418], on déclare sa marche
vaine. Voilà l’action qui se qualifie de vaine : celle qui, de nature à se
faire pour un bien, ne produit pas ce bien pour lequel elle est de nature à se
faire. On se rendrait ridicule, en effet, à se plaindre de s’être baigné en
vain puisque le soleil ne s’est pas éclipsé, car cette action n’était pas de
nature à se faire[419] pour cette fin. Ainsi
donc, c’est le hasard qui agit, lui que le grec nomme ‘de soi en vain’[420], quand son action se
fait de soi en vain. Telle pierre, en effet, ne tombait pas pour frapper ; elle
tombait donc du fait de l’agent qui agit ‘de soi en vain’, tandis qu’elle
aurait pu tomber lancée par quelqu’un pour frapper[421].
Spécialisation du hasard au domaine naturel
197b32 158. C’est surtout dans les changements
naturels que le hasard se distingue de la chance. Quand se produit une
exception au cours naturel[422], on ne l’attribue pas
à la chance, mais plutôt à cet agent qui agit de soi en vain[423]. Il y a encore cette
différence : pour l’effet de l’un la cause est externe, mais pour celui de
l’autre, elle est interne. Voilà qui est dit pour ce que sont l’agent qui de
soi agit pour rien et la chance, ainsi que pour leurs différences.
Causalité efficiente
198a2 159. Quant au sens où ils sont causes[424], tous les deux constituent
des agents initiateurs du changement, car d’eux dépendent toujours des effets
que pourraient produire la nature ou la raison. Mais leur nombre est infini.
198a5 160. Enfin, le hasard et la chance sont
causes de ce dont l’intelligence ou la nature pourraient l’être, quand par
accident autre chose en devient cause. Néanmoins, ce qui est par accident ne
précède jamais ce qui est par soi. Manifestement donc la cause par accident ne
précède pas non plus la cause par soi. Le hasard et la chance sont donc
postérieurs tant à l’intelligence qu’à la nature. Par conséquent, si pour
comble le hasard était cause du ciel, l’intelligence et la nature devraient
auparavant se faire causes de bien d’autres choses et même de tout notre
univers.
198b14 161. Quelles sont les causes et qu’il y
en a autant qu’on a dit[425], voilà qui est manifeste,
car il y a autant de sens à demander pourquoi. En ce qui est immobile,
‘pourquoi?’ se ramène finalement à ‘qu’est-ce que c’est?’ En mathématiques, par
exemple, la réponse tient finalement à la définition du droit, du
commensurable, ou d’autre chose. En ce qui change[426], elle renvoie aussi au
premier moteur. Par exemple : Pourquoi se sont-ils battus? Parce qu’on
les a dépouillés. Ou à la fin visée : pour dominer, par exemple. Ou à la
matière. Manifestement donc, ce sont là les causes et le nombre qu’il y en a.
#226. — Voilà pour le hasard et la
chance quant à ce qu’ils ont en commun. Le Philosophe établit maintenant leur
différence.
Il le fait en deux parties :
il montre d’abord quelle est la différence entre eux, puis (197b32) précise en quoi surtout
elle consiste.
La première partie se divise en
deux : d’abord cette différence, puis (197b18) une récapitulation générale sur le
hasard et la chance.
#227. — Le premier point se divise
en deux : d’abord la différence comme telle.
Hasard et chance diffèrent, dit-il,
du fait d’une extension plus grande pour le hasard que pour la chance :
tout ce qui arrive par chance arrive par hasard, mais cela ne se convertit pas.
#228. — Le Philosophe manifeste
ensuite (197b1) la différence donnée.
Il montre d’abord où la chance
s’exerce, puis (197b13)
que le hasard touche davantage de situations.
Le premier point se divise en
deux : d’abord où s’exerce la chance, puis (197b6) où elle ne s’exerce pas.
#229. — La chance et son effet,
dit-il, concernent les êtres à qui du bonheur peut advenir ; car c’est où
échoit de la chance que peuvent échoir du bonheur et du malheur.
Le bonheur favorise, par ailleurs,
celui dont c’est l’affaire d’agir. Or agir, c’est proprement le fait de qui a
maîtrise sur son acte ; qui ne détient pas cette maîtrise se fait plutôt agir
qu’il n’agit. Or l’acte n’est pas au pouvoir de qui se fait agir, mais plutôt
de qui se met lui-même en action[427].
La vie ‘pratique’, par conséquent,
c’est-à-dire active, est le fait de qui possède maîtrise sur son acte :
c’est lui, en effet, dont l’opération tient de la vertu ou du vice. La chance
intervient donc nécessairement dans le domaine de l’action.
Le Philosophe en apporte comme
signe que la chance extrême[428] donne l’impression
d’être la même chose que le bonheur au sens de félicité, du moins de lui être
proche ; même que le langage populaire appelle bien chanceux[429] les gens heureux. En
effet, pour qui place le bonheur, c’est-à-dire la félicité, dans les biens
extérieurs, il est la même chose que la chance ; et pour qui admet au moins que
les biens extérieurs, domaine privilégié de la chance, y concourent à titre
d’instrument, le bonheur au sens de chance extrême est bien proche du bonheur
au sens de félicité, car il y contribue beaucoup.
De plus, le bonheur est une
opération : c’est l’action réussie d’une vertu parfaite[430]. La chance s’exerce
donc chez qui est susceptible de bien agir ou d’en être empêché. Voilà le sens
du bonheur et du malheur au sens de chance et de malchance[431]. Mais on est maître de
son action du fait d’agir volontairement ; il ne peut donc advenir de chance
qu’à qui agit ainsi, et à rien d’autre.
#230. — Le Philosophe en conclut
ensuite (197b6) où la chance ne
s’exerce pas.
La chance, répète-t-il, favorise
seulement qui agit comme il veut. Par suite, ni l’inanimé ni l’enfant ni les
bêtes ne font quoi que ce soit par chance, puisqu’ils n’agissent pas comme ils
veulent, se trouvant privés du libre arbitre, qu’il nomme ici ‘dessein’. Aussi aucun bonheur ou malheur ne peut
leur arriver, sauf par analogie. Ainsi, les pierres dont se font les autels
sont chanceuses, a-t-on dit, car on leur montre honneur et révérence, alors que
leurs semblables sont foulées aux pieds. On parle ainsi par analogie avec les
hommes, où qui est honoré passe pour chanceux, et qui est foulé aux pieds pour
malchanceux.
Cependant, même si ces sujets ne
peuvent agir par chance, rien ne les empêche de subir la chance, lorsqu’un agent
volontaire leur fait quelque chose. Ainsi trouve-t-on heureux qu’un trésor se
découvre et malheureux qu’une pierre heurte quelqu’un en sa chute.
#231. — Le Philosophe montre
ensuite (197b13), en trois points, que
le hasard, par contre, agit aussi ailleurs : il montre d’abord cette extension
plus grande, en tire ensuite (197b18) une conclusion, puis (198b22) manifeste celle-ci avec
un signe.
#232. — Le hasard, dit-il, ne
favorise pas seulement les hommes, acteurs volontaires, mais aussi les autres
animaux, et même les choses inanimées. Il illustre le cas des animaux avec un
exemple : un cheval est venu par hasard, dit-on, si cela l’a sauvé, alors
qu’il ne venait pas à cette fin. C’est même le cas des choses inanimées :
c’est par hasard qu’un trépied est tombé, dit-on, s’il s’est ainsi trouvé prêt
à servir de siège, alors qu’il ne tombait pas à cette fin.
#233. — Le Philosophe en conclut
ensuite (197b18) : “On attribue au
hasard l’effet susceptible absolument de se viser qui, sans l’être, se produit
du fait d’une cause extérieure à lui.” On attribue toutefois à la chance,
parmi ces effets du hasard, seulement ceux qui concernent des agents capables
de choisir.
#234. — Le Philosophe manifeste
ensuite (197b22) sa conclusion, que le
hasard intervient pour des effets qui se visent.
Il en tire un signe de ce qu’on
qualifie de ‘vain’, mot proche de ‘hasard’, en grec[432]. On qualifie de vain ce
qui vise une fin “quand il ne se fait pas effectivement pour elle”, puisque
n’en résulte pas ce pour quoi il se fait[433]. Supposons, par
exemple, qu’on marche pour soulager ses intestins et qu’on n’obtienne pas ce
résultat, on se plaint d’avoir marché pour rien et on déclare sa marche vaine.
Voilà donc l’action faite ‘pour rien’ ou ‘vaine’ : celle de nature à se
faire pour un bien, quand elle ne produit pas ce bien pour lequel elle est de
nature à se faire.
La raison de cette précision :
“de nature à se faire pour un bien”, le Philosophe la donne en ajoutant que si
on se plaignait de s’être baigné pour rien du fait qu’après le soleil ne s’est
pas éclipsé, on se rendrait ridicule, car l’action de se baigner n’est pas de
nature à se faire pour que le soleil s’éclipse.
Aussi, le hasard, qui, en grec, se
nomme ‘automate’, c’est-à-dire ‘de soi pour rien’, intervient à propos de ce qui
se fait pour un bien[434], tout comme l’action
faite pour rien ou en vain. ‘De soi pour rien’ signifie par son nom cela même qu’on fait pour rien, comme ‘de soi
homme’ signifie le sujet même qui est
homme et ‘de soi bien’ cela même qui est un bien.
Il donne en exemple un cas de
hasard, celui d’une pierre qui, en tombant, frapperait quelqu’un, sans
pourtant tomber pour le frapper. Sa chute se devrait dans ce cas à un agent de
soi vain et qui agisse de soi pour rien, puisqu’elle n’est pas apte à tomber
pour ce but ; en effet, une pierre se lance parfois en vue de frapper.[435]
L’action du hasard et l’action
vaine s’accordent en ce que toutes deux concernent ce qui se fait pour une fin.
Ils diffèrent néanmoins en ce qu’on qualifie une action de vaine du fait qu’elle
n’obtienne pas le résultat qu’il vise, tandis qu’on en attribue une autre au
hasard du fait qu’elle obtienne un résultat qu’elle ne visait pas.
Par conséquent, une action est
parfois vaine et due au hasard simultanément, lorsqu’elle n’obtient pas ce qu’elle
visait, mais autre chose ; elle est parfois due au hasard, mais non vaine,
lorsqu’elle obtient à la fois ce qu’elle visait et autre chose ; enfin, elle
est parfois vaine, mais non due au hasard, quand elle n’obtient ni ce qu’il
visait ni autre chose.
#235. — Le Philosophe montre
ensuite (197b32) où le hasard diffère le
plus de la chance.
C’est, dit-il, dans les changements
naturels, car là agit le hasard et non la chance. Lorsque, dans les opérations
de la nature, un résultat sort du cours naturel, comme un sixième doigt, on ne
l’attribue pas à la malchance, mais plutôt à cet agent qui de soi agit pour
rien, c’est-à-dire au hasard.
Cela nous amène à saisir une autre
différence entre hasard et chance : pour les effets du hasard, la cause
est interne, comme pour ceux de la nature, tandis que pour ceux de la chance,
elle est externe, comme pour ce qui se fait à dessein.
Voilà donc qui se trouve dit,
conclut-il, pour ce qu’est l’agent qui de soi agit pour rien, le hasard, et
pour ce qu’est la chance, et sur leur manière de différer.
#236. — Le Philosophe montre
ensuite (198a2) à quel genre de cause
se ramènent hasard et chance : montrant d’abord son propos, il réfute
ensuite (198a5) une opinion déjà
présentée[436].
Tant le hasard que la chance,
dit-il, se ramènent au genre de la cause motrice. En effet, le hasard et la
chance sont causes d’effets susceptibles de se devoir à la nature ou à
l’intelligence. Aussi, puisque la nature et l’intelligence sont causes en tant
qu’agents initiateurs de changement, la chance et le hasard se ramènent à ce
même genre. Cependant, comme il s’agit de causes par accident, leur nombre
reste indéterminé[437].
#237. — Le Philosophe exclut
ensuite (198a5), l’opinion assignant à
la chance ou au hasard la cause du ciel et de tous les univers.
Le hasard et la chance, dit-il,
sont les causes par accident d’effets dont l’intelligence et la nature sont les
causes par soi. Or la cause par accident ne précède pas la cause par soi, comme
l’être par accident ne précède jamais l’être par soi. Le hasard et la chance,
par suite, constituent des causes postérieures à l’intelligence et à la
nature. Aussi, à faire, comme d’aucuns, le hasard cause du ciel, on contraint
l’intelligence et la nature à avoir causé auparavant autre chose, et ensuite
tout l’univers.
En outre, la cause de tout
l’univers précède manifestement la cause de l’une de ses parties, toute partie
de celui-ci se trouvant ordonnée à la perfection de son ensemble. Il serait
manifestement absurde qu’une autre cause précède celle du ciel ; que le hasard
soit la cause du ciel est donc tout aussi absurde.
#238. — D’ailleurs, ne l’oublions
pas, ce qui arrive fortuitement ou par hasard, c’est-à-dire en dehors de
l’intention de causes inférieures, se réduit à une cause supérieure qui
l’ordonne. En rapport à celle cause-là, on ne peut le considérer comme fortuit
ou par hasard ; on ne peut donc considérer comme de la chance cette cause
supérieure.
#239. — Le Philosophe montre
ensuite (198a14) qu’il n’y a pas plus de
causes que celles qu’on a énumérées.
Il le manifeste comme suit. Quand
on demande ‘pourquoi’, on s’enquiert de la cause. Or à la question ‘pourquoi’ on ne répondra que par l’une des causes
énumérées. Il n’existe donc pas plus de causes. C’est le sens de son
affirmation, qu’à la question pourquoi, il y a autant de réponses qu’on a
énuméré de causes.
Parfois, en effet, le pourquoi se
ramène finalement à ce qu’est la chose, à sa définition, comme c’est le cas
pour tout ce qui est immobile, comme les objets mathématiques. Là, le pourquoi
se ramène à la définition du droit ou du commensurable ou d’autre chose qu’on
démontre en mathématique. Ainsi la définition de l’angle droit tient à ce
qu’il soit formé par une ligne tombant sur une autre de manière à former de
part et d’autres des angles égaux ; alors pourquoi tel angle est-il droit?
Parce qu’il est formé par une ligne qui produit des angles égaux de part et
d’autre. Et ainsi de suite.
Parfois, le pourquoi se ramène au
premier moteur. Par exemple, pourquoi se sont-ils battus? Parce qu’on les a
dépouillés. Voilà ce qui les a incités à se battre.
Parfois encore, il se ramène à la
cause finale. Par exemple, pourquoi se bat-on? Pour l’emporter.
Parfois enfin, il se ramène à la
cause matérielle. Par exemple, pourquoi tel corps est-il corruptible? Parce
qu’il est composé de contraires.
Voilà donc les causes, appert-il,
et leur nombre.
#240. — Il y a nécessairement
quatre causes.
Une cause, c’est ce dont dépend
l’être d’autre chose. Or l’être de ce qui dépend d’une cause peut se prendre en
deux sens. En un sens, absolument. La cause de son être est alors la forme dont
dépend que la chose soit en acte. En l’autre sens, selon qu’étant en puissance
il devient en acte. Mais tout ce qui est en puissance a besoin d’être amené en
acte par ce qui l’est déjà ; nécessairement, il faut donc deux autres
causes : une matière, et un agent qui la porte de puissance à acte. Mais
l’action d’un agent tend à un résultat déterminé, comme elle procède d’un
commencement déterminé. En effet, tout agent produit un résultat qui lui soit
proportionné. C’est ce résultat où tend l’action d’un agent qu’on appelle
cause finale. Nécessairement donc, il existe quatre causes.
Néanmoins la forme est la cause
absolue de l’être ; les trois autres en sont causes pour autant qu’un sujet le
reçoit. En ce qui est immobile, on ne regarde donc pas les trois autres
causes, mais seulement la cause formelle.
Le naturaliste connaît les quatre causes
162. 198a22 Il y a donc quatre causes[438] : la matière, la
forme, le moteur et la fin visée. Le naturaliste doit les connaître toutes et
il rend compte des faits en naturaliste en y ramenant leur pourquoi.
L’agent et la fin réduits à la forme
163. 198a24 Néanmoins, les trois premières reviennent
souvent à une seule. D’abord, ce qu’est la chose naturelle et ce que vise son
changement ne font qu’un. Puis l’agent initial de ce changement est encore
spécifiquement le même qu’eux : un homme engendre un homme.
164. 198a27 En gros, la science naturelle
s’intéresse à tout moteur mobile, mais celui qui ne l’est pas la dépasse, car
il fait changer sans avoir en lui ni changement ni principe de changement,
tout en étant au contraire immobile. Ces trois moteurs – l’immobile, le mobile
incorruptible et le mobile corruptible – commandent donc trois études
distinctes.
165. 198a31 Bref, on répond à la question
pourquoi en alléguant la matière, l’essence et le premier moteur.
166. 198a33 C’est justement dans cet ordre[439] qu’on regarde aux
causes d’un changement[440] : quel conséquent
résulte de quel antécédent[441]? puis quel a été le
premier agent ou patient? et ainsi de suite. Cependant les premiers agents des
changements naturels sont de deux types, dont l’un n’est pas naturel, du fait
de ne pas détenir en lui de principe de changement ; c’est le cas d’un moteur
non mobile, comme le premier de tous, qui est absolument immobile.
167. 198b3 On s’intéresse aussi à l’essence et
à la forme, car c’est là la fin visée : puisque la nature agit en vue
d’une fin, on doit la connaître aussi.
168. 198b5 C’est en tous ces sens qu’on doit
donner le pourquoi. Par exemple, parce que tel antécédent doit entraîner tel
conséquent, en précisant si c’est absolument ou régulièrement.
169. 198b7 Inversement aussi, du fait que tel résultat
doit se produire, comme les prémisses entraînent la conclusion, c’est-à-dire
parce que voici ce qui devait venir à exister[442].
170. 198b8 Enfin, parce qu’il en va mieux[443] ainsi, quoique non pas
absolument, mais en rapport à l’essence[444] de chacun.
#241. — Le Philosophe vient de
traiter des causes. Il montre maintenant que le naturaliste use de toutes pour
démontrer. Cette considération se divise en deux : le Philosophe annonce
d’abord son intention, puis (198a24) l’exécute.
Il y a quatre causes,
rappelle-t-il. Il appartient au naturaliste de les connaître toutes et la
méthode naturelle l’appelle à user de toutes pour démontrer. Il ramène en somme
la question ‘pourquoi’ à chacune de ces quatre causes : la forme, le
moteur, la fin et la matière.
Il exécute ensuite (198a24) son propos, en deux
autres points : il présente d’abord des distinctions prérequises, puis (198a31) prouve ce propos.
Il présente d’abord deux distinctions
ainsi prérequises : il s’agit en premier de la relation entre les causes,
puis (198a27) du sujet de la
philosophie naturelle.
#242. — Souvent, dit-il, trois de
ces causes se ramènent à la même.
Les causes formelle et finale,
d’abord, n’en font qu’une numériquement. Certes, cela vaut pour la cause
finale de la génération, non pour celle de la chose engendrée. La fin de la
génération d’un homme est de fait la forme humaine, mais la fin d’un homme
n’est pas sa forme, quoique cela lui vienne tout de même de sa forme d’agir en
vue de sa fin.
Toutefois, la cause motrice ne s’identifie
que spécifiquement avec les deux précédentes. C’est principalement le cas
chez l’agent univoque, générateur d’un rejeton spécifiquement semblable, comme
un homme engendre un homme. Là, la forme du générateur, départ de la génération,
reste spécifiquement la même que celle de son rejeton, fin de cette génération.
Chez l’agent non univoque, toutefois, l’espèce produite appelle une notion
distincte, car elle ne s’identifie pas assez à la forme de son agent pour
répondre à la même notion. Elle développe tout de même autant de ressemblance
qu’elle le peut, comme on le constate en ce que le soleil engendre. L’agent
n’est donc pas toujours le même spécifiquement que la forme où finit la
génération ; toute fin n’est pas non plus cette forme. Aussi Aristote a-t-il eu
raison de préciser que c’est “souvent” le cas.
La matière, par contre, n’est la
même chose que les autres causes ni spécifiquement ni numériquement. C’est
que, comme telle, elle constitue l’être en puissance, tandis que l’agent, comme
tel, constitue l’être en acte ; quant à la forme et à la fin, elles constituent
l’acte et la perfection mêmes.
#243. — Le Philosophe présente
ensuite (198a27) sa seconde distinction,
sur le sujet de l’investigation naturelle.
Tout moteur, à la condition de changer
lui aussi, tombe sous l’examen du naturaliste. Mais le moteur immobile lui
échappe, à lui dont l’enquête vise les choses naturelles, dotées de principe de
changement. Des moteurs immobiles, bien sûr, ne détiennent en eux le principe
d’aucun changement, puisqu’ils ne se déplacent pas et demeurent immobiles. Ils
ne sont donc pas naturels et l’investigation de la philosophie naturelle ne
s’étend pas jusqu’à eux.
De là appert que trois études
distinctes s’imposent, correspondant aux trois études et intentions de la
philosophie, et aux trois genres de choses qu’on rencontre.
Car il y en a d’immobiles, qui
réclament une étude distincte de la philosophie ; les mobiles incorruptibles,
comme les corps célestes, en réclament une seconde ; une troisième s’intéresse
aux mobiles corruptibles, comme les corps inférieurs. La première, certes,
revient à la métaphysique, tandis que les deux autres reviennent à la science
naturelle, à laquelle il appartient de traiter de tous les êtres mobiles,
corruptibles comme incorruptibles.
Certains, comprenant mal, ont voulu
réduire ces trois intérêts aux trois parties de la philosophie :
mathématique, métaphysique et naturelle. L’astronomie, en effet, qui s’adresse
clairement aux mobiles incorruptibles, est plus naturelle que mathématique[445] ; pour autant qu’elle
applique les principes mathématiques à une matière naturelle, c’est aux êtres
mobiles qu’elle a égard. Cette division découle en fait de la diversité des
choses extérieures à l’âme plutôt que de la division des sciences.
#244. — Le Philosophe montre
ensuite (198a31) son propos, et ce en
deux points.
Il prouve d’abord les deux faits
annoncés plus haut[446], qu’il appartient au
naturaliste de regarder à toutes les causes et d’en user pour démontrer, puis (198b10) d’autres faits que la
présente preuve présuppose.
La preuve en question vise deux
conclusions : d’abord que le naturaliste s’intéresse à toutes les causes,
puis (198b5) qu’il use de toutes
pour démontrer.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord que le naturaliste tient compte de la
matière, de la forme et du moteur, puis (198b3) qu’il tient compte de la fin.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe présente d’abord son intention, puis (198a33) la prouve.
Il se rattache d’abord à ce qui
précède, que le naturaliste explique toute chose en la ramenant à sa matière,
à ce qu’elle est, c’est-à-dire à sa forme, et à son premier moteur.
#245. — Il prouve ensuite (198a33) son propos comme suit.
Le naturaliste s’intéresse à ce qui
change, s’engendre et se corrompt[447]. Donc, tout ce qui
concerne le changement[448] touche le naturaliste.
Or cela, c’est la forme, la matière et le moteur du mobile.
En effet, qui vise les causes d’un
changement s’y prend comme suit : dans un changement, il s’intéresse
d’abord au conséquent : le feu, par exemple, vient après l’air, quand, à
partir d’air, du feu s’engendre ; en cela, l’objet du naturaliste est la forme
grâce à laquelle un être s’engendre.
Il s’intéresse encore à l’agent
initial, le premier à entraîner le changement : voilà le moteur.
Il s’intéresse aussi à ce qui a
fourni le support : voilà le sujet, la matière.
Par ailleurs, on ne s’intéresse pas
seulement au premier moteur d’un changement, et à son premier sujet, mais aussi
à ce qui le suit. Il appert ainsi qu’il revient au naturaliste d’examiner la
forme, le moteur et la matière.
Pas tout moteur néanmoins. Deux
types de premiers moteurs se distinguent, selon qu’ils sont mobiles ou non.
Mais un moteur non mobile n’est pas naturel, ne comportant en lui aucun
principe de changement. Tel est le principe moteur tout à fait immobile et
premier entre tous[449].
#246. — Le Philosophe montre
ensuite (198b3) que le naturaliste
s’intéresse aussi à la fin.
La forme et l’essence appartient
aussi à la considération du naturaliste du fait qu’en plus il s’agit de la fin
du changement, de ce en vue de quoi il se fait. La forme et la fin, a-t-on dit[450], coïncident. Comme la
nature opère pour une fin[451], le naturaliste doit
s’intéresser à la forme non seulement en tant que forme, mais aussi en tant que
fin. Si par contre la nature n’agissait pas en vue d’une fin, le naturaliste
s’intéresserait à la forme en tant que forme, mais non en tant que fin.
#247. — Il montre ensuite (198b5) comment le naturaliste
démontre par toutes les causes : d’abord comment il démontre par la
matière et le moteur, causes antérieures du changement, puis (198b7) comment il démontre par
la forme et enfin (198b8)
comment il démontre par la fin.
Dans les choses naturelles, dit-il,
c’est en tous ses sens qu’on doit donner le pourquoi, c’est-à-dire selon tout
genre de causes. Par exemple, parce que tel antécédent, qu’il s’agisse de
matière ou de moteur, devait entraîner tel conséquent : parce qu’engendré
de contraires, on devait se corrompre ; ou parce que le soleil approche le
pôle septentrional, les jours devaient s’allonger, le froid diminuer et la
chaleur augmenter chez les gens du nord.
Cependant, il faut en tenir compte,
d’une matière ou d’un moteur antérieur, le conséquent ne s’ensuit pas toujours
avec la même nécessité : elle sera parfois absolue, c’est-à-dire sans
exception, comme dans les exemples précédents ; mais d’autres fois, seulement
régulière. Ainsi, le produit d’une semence humaine a régulièrement deux yeux,
mais cela fait parfois défaut. Pareillement, telle disposition de la matière
dans un corps humain entraîne souvent de la fièvre, à cause de la putréfaction
; mais celle-ci se trouve parfois empêchée.
#248. — Il montre ensuite (198b7) comment, dans les
choses naturelles, on doit démontrer par la cause formelle.
Pour le comprendre, on doit savoir
que, lorsque des causes antérieures dans la génération : la matière et le
moteur, entraînent un effet avec nécessité, une démonstration peut s’en tirer ;
non quand l’effet ne suit que régulièrement. La démonstration doit alors se
tirer de ce qui suit dans le changement, pour qu’une chose s’ensuive
nécessairement de l’autre, comme les propositions de la démonstration entraînent
sa conclusion. Voici comment procède alors la démonstration : si tel
résultat doit se produire, telle et telle causes sont requises ; par exemple,
s’il doit y avoir génération d’homme, une semence humaine doit intervenir.
Si on procède en sens
inverse : “une semence humaine intervient”, qu’“il y aura génération
d’homme” ne s’ensuit pas à la manière dont les propositions entraînent la
conclusion. Or le résultat qui doit se produire, c’est-à-dire, où doit aboutir
la génération, c’était ce qui était de nature à se produire, c’est-à-dire la
forme.
Manifestement donc, quand la
démonstration adopte ce mode : “si tel résultat doit se produire…”, on
démontre par la cause formelle.
#249. — Il montre enfin (198b8) comment le naturaliste
démontre par la cause finale.
Le naturaliste, dit-il, démontre
aussi parfois qu’il en va ainsi parce que cela va mieux. Par exemple, il
démontre que les dents antérieures sont aiguisées parce que cela va mieux pour
couper la nourriture et que la nature réalise le meilleur. La nature,
toutefois, ne réalise pas le meilleur absolument, mais le meilleur qui convient
à l’essence de chacun ; autrement, elle donnerait à tout animal l’âme
rationnelle, meilleure que l’âme irrationnelle.
Double problème
171.
198b10 On doit d’abord établir
que la nature compte parmi les causes qui poursuivent une fin, puis comment la
nécessité intervient dans la nature. Voici en effet le type d’explication
auquel tous recourent : parce que le chaud, le froid ou n’importe quel
autre élément se trouvent de telle nature, tel être, tel changement doit
résulter. Quand ils mentionnent une autre cause – l’un, l’amitié et la haine ;
l’autre, l’intelligence –, à peine y touchent-ils ; ils n’en tirent aucun
profit.
Objections courantes à la finalité naturelle
172.
198b17 Voici la
difficulté : pourquoi la nature n’agirait-elle ni pour une fin ni pour le
mieux, mais comme Zeus fait pleuvoir, non pour que le blé pousse, mais par
nécessité? Car l’eau, une fois là-haut, doit refroidir et, refroidie, doit
retomber. Qu’après cela le blé croisse, ce sera une coïncidence. Pareillement,
si du même fait le blé se perd sur l’aire, ce n’est pas certes pour cela qu’il
pleut, c’est encore une coïncidence. Par suite, pourquoi n’en irait-il pas de
même pour les parties des êtres naturels? Par exemple, les dents pousseraient
par nécessité, celles d’en avant, aiguisées, propres à couper, et les molaires,
larges et utiles pour broyer la nourriture, sans pourtant que l’un se fasse
pour l’autre, mais en coïncidence. Il en irait pareillement pour les autres
parties où il y a impression que quoi que ce soit vise une fin. Tout ce qui
arrive comme une fin visée se conservera, bien que constitué adéquatement par
l’agent dont l’action est de soi vaine, tandis que tout ce pour quoi les choses
ne se passent pas ainsi se perdra et continuera à se perdre, comme Empédocle
le raconte pour les bovins à face d’homme. Voilà donc l’argumentation qu’on
oppose à la finalité ; celle-ci ou une autre du genre.
#250. — Le Philosophe
vient de montrer que le naturaliste démontre en usant de toutes les causes.
Il manifeste maintenant certaines notions alors supposées : que la nature
agit pour une fin, et qu’en certains cas la nécessité ne découle pas de causes
antérieures en existence : le moteur et la matière, mais de causes
postérieures : la forme et la fin.
Cette considération se divise en
deux : il présente d’abord son intention, puis (198b17) la réalise.
Il faut d’abord établir, dit-il,
que la nature fait partie des causes qui agissent en vue d’une fin, ce qui
revient à poser la question de la providence. En effet, sans connaître une fin
on n’y peut tendre que dirigé par un agent qui la connaisse, comme la flèche
dirigée par l’archer. Si donc la nature agit pour une fin, elle doit s’y
trouver ordonnée par un agent intelligent, ce qui est l’œuvre de la providence.
Après, il faudra clarifier d’où
procède la nécessité dans la nature : résulte-t-elle toujours de la matière?
ou parfois à la fois de la matière et du moteur? ou parfois encore de la forme
et de la fin?
Cette enquête s’impose du fait que
tous les anciens naturalistes réduisent les effets naturels à une seule cause
et s’en remettent à elle pour toute leur explication : c’est à cause de la
matière qu’il doit en aller de telle façon, prétendent-ils. Par exemple, c’est
parce que la nature du chaud le fait tel et lui fait produire tel effet, et
pareillement celle du froid et de tout autre élément, que doit s’ensuivre ce
qu’ils entraînent. D’ailleurs, si des anciens naturalistes ont touché une autre
cause que la nécessité de la matière, comme l’intelligence invoquée par
Anaxagore, et l’amitié et la haine par Empédocle, ils n’ont cependant pas de
quoi en tirer gloire, puisqu’ils ne s’en sont pas servi, sauf pour des
généralités, comme pour la constitution du monde. Pour les faits de détail, ils
ont négligé ce type de causes.
#251. — Le Philosophe exécute
ensuite (198b17) son propos : il
s’enquiert d’abord si la nature poursuit de fait une fin, puis (199b34) en quel sens la nature
admet de la nécessité.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe présente d’abord l’opinion de ceux qui prétendent
que la nature ne poursuit pas de fin, avec leur argument, puis (198b34) la réfute.
#252. — En rapport à cette opinion,
il faut le savoir, pour convaincre que la nature ne poursuit pas de fin, on
s’est efforcé d’annuler l’observation d’où vient principalement l’impression
qu’elle le fait. Or ce qui démontre le plus qu’elle le fait, c’est que l’action
de la nature produit toujours chaque chose le mieux et le plus commodément qui
soit. Par exemple, le pied se trouve disposé par la nature de façon à se
trouver apte à marcher ; tellement que, dès qu’il s’écarte de sa disposition
naturelle, il perd son aptitude à cet usage. Il en va pareillement pour le
reste.
C’est à cette évidence principalement qu’on a
tâché de s’opposer. On peut objecter, rapporte le Philosophe, que rien
n’empêche de constater que la nature ne poursuit aucune fin ni ne fait toujours
pour le mieux. De fait, l’observation nous montre parfois une opération de la
nature dont résulte une utilité ; mais celle-ci n’est pas la fin de cette
opération naturelle ; il se trouve seulement que les choses se passent ainsi.
Par exemple, admettons que “Jupiter”, c’est-à-dire Dieu, ou la nature
universelle, “fasse pleuvoir”. Ce n’est pas afin que le blé pousse ; la pluie
provient plutôt de la nécessité de la matière. Il faut bien, en effet, quand le
soleil réchauffe par sa proximité les régions inférieures, que des vapeurs
s’échappent de l’eau et que la chaleur les porte vers le haut. Mais quand ces
vapeurs parviennent assez loin de la réflexion des rayons du soleil, la chaleur
leur manque, et nécessairement elles refroidissent et redeviennent liquides.
L’eau retombe alors nécessairement vers le bas, à cause de son poids. Quand
cela se produit, par coïncidence le blé pousse ; mais ce n’est pas pour que le
blé pousse qu’il pleut. D’ailleurs, par la même occasion, le blé se trouve
parfois détruit par la pluie, quand par exemple on l’a amassé sur l’aire. Or il
ne pleut tout de même pas afin de détruire ce blé ; c’est certes là une chose
qui arrive par hasard, quand la pluie tombe. De la même manière, semble-t-il
bien, c’est par accident aussi le blé pousse, quand la pluie tombe.
Rien n’empêche qu’il en aille
encore de même avec les parties des animaux qui donnent l’impression que leur
disposition vise une fin. Par exemple, dira-t-on, c’est la nécessité de la
matière qui fait que certaines dents, en avant, soient aiguisées et aptes à
couper la nourriture, et que les molaires soient larges et utiles pour broyer
la nourriture ; mais ce n’est pas pour ces utilités que la nature a fait les
dents telles ou telles. Plutôt, les dents, se trouvant disposées ainsi par la
nature à cause de la nécessité de la matière qui a cet effet, il se trouve
ensuite par accident qu’une certaine forme s’ensuit, dont toujours par accident
s’ensuit pareille utilité. On peut faire pareil discours sur toutes les autres
parties animales dont la forme paraît déterminée pour une fin.
#253. — Mais, pourrait-on
répliquer, c’est toujours ou régulièrement que pareilles utilités s’ensuivent
; or ce qui est toujours ou régulièrement de même manière, il convient qu’il
soit par nature. Pour exclure cette objection, on dit qu’au début de la
constitution du monde, les quatre éléments se sont rassemblés pour constituer
les choses naturelles et qu’il en a résulté pour ces choses naturelles une
variété de dispositions. Par la suite, seulement celles où tout s’est trouvé
par accident adapté à leur utilité, comme si cela avait été fait à cette fin,
se sont conservées, du fait de cette disposition. Mais cela ne se devait pas à
l’action d’un agent visant cette fin, mais à cet agent “dont l’action est de
soi vaine”, c’est-à-dire au hasard. Par contre, ce qui n’a pas joui de pareille
disposition s’est trouvé détruit, et continue à l’être quotidiennement. Ainsi
Empédocle raconte-t-il qu’au début se sont engendrés des êtres en partie bœufs
et en partie hommes.
#254. — Voilà donc l’argumentation
qui fait difficulté à beaucoup. Ou une autre du genre.
Prenons-en conscience
toutefois : l’exemple apporté dans cet argument ne vaut pas. La pluie, en
effet, malgré sa cause nécessaire du côté de la matière, reste cependant
ordonnée à une fin, la conservation du générable et du corruptible. Car il y a
génération et corruption mutuelle chez ces êtres inférieurs pour leur assurer
une existence perpétuelle. Aussi la croissance du blé n’a-t-elle pas validité
dans l’exemple : on y compare une cause universelle à un effet particulier.
En outre, il faudrait en tenir
compte, par la pluie, c’est le plus souvent la croissance et la conservation
des produits de la terre qui s’ensuit ; leur corruption n’arrive que par
exception. Aussi, même si la pluie ne vient pas pour leur perte, il ne s’ensuit
pas qu’elle ne vise pas leur conservation et leur croissance.
Incompatibilité hasard et constance
173. 198b34 Il ne peut pourtant en aller ainsi.
Car ces faits-là[452] et tout ce qui dépend
de la nature adopte toujours, ou du moins dans la plupart des cas, le même
processus, ce qui n’est le cas de rien de ce qui découle de la chance et de
l’agent dont l’action est de soi vaine[453]. En effet, on
n’attribue pas au hasard[454] ou à la chance qu’il
pleuve souvent en hiver, mais on le ferait sans doute, si cela arrivait sous le
Chien[455] ; ni que les chaleurs
se produisent sous le Chien, mais on le ferait si cela arrivait en hiver. Pour
autant qu’on reconnaisse que tout effet résulte ou du hasard ou d’être visé, et
si rien d’aussi constant ne peut dépendre ni du hasard ni de la chance[456], il s’agira donc
d’effets visés. Or tout cela advient par nature, même d’après ceux qui nient
que ce soit visé. La recherche d’une fin intervient donc en ce qui est et
change par nature.
Ordre et fin
174.
199a8 En outre, partout où il
y a fin, tout ce qui succède avant elle se fait en vue d’elle. Par ailleurs,
tout est apte de nature à se faire comme il se fait, et tout se fait comme il y
est apte de nature, à moins d’empêchement. Or naturellement tout se fait de
manière à aboutir à une fin. Tout est donc apte de nature à se faire en vue
d’elle. Tellement que si une maison se construisait par nature, elle le ferait
comme l’art la construit maintenant ; réciproquement, si ce qui se fait par
nature se faisait aussi par art, il se ferait par art exactement comme il y est
apte de nature. Toute étape se fait donc en vue de l’autre.
L’art imite la nature
175. 199a15 En général, l’art tantôt achève ce
que la nature n’arrive pas à compléter, tantôt imite ce qu’elle fait. Si donc
l’œuvre de l’art est visée, celle de la nature aussi manifestement. Dans les
deux cas, d’ailleurs, ce qui précède et ce qui suit présentent le même rapport
mutuel.
La nature animale et végétale vise une fin
176.
199a20 La finalité est surtout
manifeste chez les animaux[457], qui agissent sans art
ni enquête ni délibération. Tellement que beaucoup se demandent si les
araignées, les fourmis et autres bêtes semblables n’opèrent pas par
intelligence ou quelque faculté du genre. À pousser un peu l’observation, chez
les plantes se voient des moyens adéquats à leur fin, comme les feuilles pour
la protection du fruit. Par conséquent, si c’est par nature et pour une fin
que l’hirondelle fait son nid, l’araignée sa toile, et si les plantes font
leurs feuilles pour leurs fruits, et leurs racines pour leur nourriture, non
vers le haut, mais vers le bas, on trouve manifestement ce type de cause en ce
qui est et change par nature.
La matière vise la forme
177. 199a30 En outre, la nature est double[458] : l’une comme
matière, l’autre comme forme. Or cette dernière est la fin de l’autre, et il
appartient à la fin que le reste se fasse en vue d’elle. La forme est donc la
cause finale[459].
#255. — Aristote vient de présenter
l’argumentation qui conduit à penser que la nature ne poursuit pas de fin. Il
s’applique maintenant à la réfuter, d’abord directement, puis (199a33) en se fondant sur les
prémisses dont on s’efforçait de tirer le contraire.
#256. — Il présente cinq de ces
arguments directs.
Voici le premier. Tout ce qui
résulte naturellement le fait toujours ou régulièrement. Or rien de ce qui
résulte de la chance ou de “l’agent de soi vain”, le hasard, ne présente cette
constance. En effet, on n’attribue pas au hasard ou à la chance qu’il pleuve
souvent en hiver ; mais on l’attribuerait au hasard si éventuellement il
pleuvait beaucoup sous le Chien, c’est-à-dire aux jours de la canicule.
Pareillement aussi, on n’attribue pas au hasard qu’il fasse très chaud les
jours de la canicule ; mais on le ferait si cela se passait en hiver.
À partir de ces deux affirmations,
voici comment argumenter. Tout arrive par hasard ou bien se vise comme fin.
C’est en effet ce qui échappe à toute intention qu’on déclare arriver par
hasard. Or ce qui résulte toujours ou régulièrement ne peut advenir par hasard.
Il constitue donc une fin visée.
Or tout ce que fait la nature
arrive toujours ou régulièrement, comme ces gens eux-mêmes l’avouent. Il s’agit
donc d’une fin visée.[460]
#257. — Deuxième argument (199a8) : en tout ce qui aboutit
à une fin, tout se fait en vue de cette fin, tant ce qui précède que ce qui
suit.
Cette supposition faite, voici
comment le Philosophe argumente. On est apte par nature à se faire comme on se
fait naturellement ; c’est justement le sens de l’adverbe ‘naturellement’, à
savoir, ‘apte par nature’. La
proposition se convertit, d’ailleurs, car on se fait comme on est apte par
nature à se faire, sauf à ajouter cette condition : à moins d’empêchement.
Prenons donc la première
formulation, qui ne comporte aucune exception : on est apte par nature à
se faire comme on se fait naturellement. Or on se fait naturellement de façon
qu’on aboutit à une fin. On est donc de nature à se faire pour une fin. Voilà
ce que signifie que la nature désire une fin : elle comporte une aptitude
naturelle à y aboutir.[461]
Le Philosophe manifeste cela avec
un exemple, du fait qu’on passe pareillement par plusieurs étapes successives
dans l’art et dans la nature. En conséquence, si des œuvres d’art, comme une
maison, se faisaient par nature, elles respecteraient le même ordre qu’elles
suivent maintenant dans l’art : la nature établirait d’abord des fondations,
elle érigerait ensuite des murs et en dernier elle mettrait un toit par-dessus.
C’est d’ailleurs ainsi qu’elle procède avec les êtres naturels fixés en terre,
les plantes : elle fixe leurs racines en terre comme des fondations, élève
ensuite leur tronc comme un mur, puis coiffe le tout avec des feuilles comme
avec un toit.
Pareillement, si ce qui se fait par
nature se faisait par art, il se ferait comme il est apte de nature à se faire
par nature. Il en va ainsi dans le cas de la santé, que restaure tantôt l’art
tantôt la nature : la nature guérit avec la chaleur et le froid et l’art
fait de même.
Manifestement donc, dans la nature
comme dans l’art, “toute étape se fait en vue de l’autre”, c’est-à-dire,
l’antérieure en vue de la suivante.
#258. — Troisième argument (199a15) : l’art fait des choses
que la nature ne peut faire, maison et autres artéfacts. Cependant, dans les
choses qui peuvent se faire et par l’art et par la nature, l’art imite la
nature, comme il appert dans le cas de la santé. Aussi, si ce qui se fait avec
art vise une fin, ce qui se fait par nature en vise manifestement une aussi,
puisqu’il y a même rapport dans les deux cas entre ce qui précède et ce qui
suit.
On peut toutefois interpréter
celui-ci non comme un nouvel argument, mais comme le complément et
l’explication du précédent.[462]
#259. — Quatrième argument (199a20), tiré de ce qui, dans
la nature, vise plus manifestement une fin.
Que la nature vise une fin, dit le
Philosophe, se manifeste surtout chez les animaux, comme ils agissent sans art
ni enquête ni délibération. Manifestement, pourtant, leurs opérations visent
une fin. On s’est même demandé si les araignées, les fourmis et autres pareils
animaux n’agissaient pas avec intelligence ou guidés par un principe du genre.
Ce qui rend manifeste néanmoins
qu’ils n’agissent pas avec intelligence, mais par nature, c’est qu’ils le font
toujours de la même manière. Toute hirondelle, en effet, fait son nid
pareillement, et toute araignée sa toile pareillement, ce qui n’aurait pas lieu
si elles agissaient avec intelligence et art. En effet, tout constructeur ne
construit pas sa maison pareillement, parce qu’un artisan, capable de porter jugement
sur la forme de son œuvre, peut la faire varier.
En allant maintenant des animaux
aux plantes, on trouve là encore des moyens clairement adéquats à une fin ; les
feuilles, par exemple, servent à la protection des fruits.
Aussi, si c’est par nature et non
par art que l’hirondelle fait son nid et l’araignée sa toile, et que les
plantes produisent leurs feuilles en vue des fruits, et que les racines, dans
les plantes, ne vont pas vers le haut, mais vers le bas, de façon à tirer la
nourriture de la terre, on trouve manifestement la cause finale dans ce qui
change et existe par nature. La nature donc vise une fin.[463]
#260. — Cinquième argument (199a30) : la nature s’attribue
en deux sens : la matière et la forme. Or la forme représente la fin de la
génération[464]. Voilà justement la
définition de la fin, que le reste se fasse en vue d’elle. On trouve par
conséquent que dans les choses naturelles on soit et se fasse en vue d’une fin.[465]
Les monstres : des fautes
178. 199a33 Des fautes se commettent aussi dans
les œuvres d’art : tel grammairien n’écrit pas correctement, tel médecin
ne prescrit pas correctement sa potion. Manifestement, il peut bien s’en
commettre aussi dans les œuvres de nature. En art, ce qu’on produit correctement,
on le visait ; lorsqu’on commet une faute, on vise aussi une fin, mais on la
manque. Assurément, c’est pareil pour les œuvres naturelles : les
monstres sont des fautes d’un agent qui vise une fin. De même, ces demi-bovins
des constitutions initiales, s’ils n’ont pu parvenir à tel terme ou fin, ce fut
en raison d’un vice de matière ou d’agent[466], comme cela arrive
encore à des semences.
L’ordre de fait
179.
199b7 En outre, c’est la
semence qui doit d’abord être produite, pas directement les animaux. Cette
‘nature molle initiale’[467], c’était la semence.
Absence de monstres végétaux
180.
199b9 En outre, dans les
plantes aussi il se trouve qu’une fin soit visée, bien que d’une manière moins
articulée. Or y rencontre-t-on l’équivalent de ces bovigènes à faces d’hommes,
des vignes à tête d’olivier, par exemple? C’est absurde, n’est-ce pas?
Pourtant, il le faudrait, si vraiment cela arrivait chez les animaux.[468]
Pertinence des semences
181.
199b13 En outre, en matière de
semences, on devrait trouver n’importe quoi.[469]
Nature implique finalité jusque dans sa notion
182. 199b14 D’ailleurs, à parler ainsi, on
supprime entièrement la nature et ses œuvres. Procède par nature tout mobile
en effet qui, grâce à un principe présent en lui, parvient à une fin moyennant
un changement continu. Or chaque nature[470] ne conduit pas chaque
être naturel au même résultat, ni à n’importe lequel, mais toujours au même, à
moins d’empêchement. Certes, un résultat susceptible de se viser et le moyen
susceptible de le produire pourraient bien se suivre par hasard. C’est ainsi
par chance, dit-on, que tel étranger est venu, a délivré, puis est reparti[471], quand il a agi comme
s’il était venu pour cela, alors que ce n’était pas le cas. C’est arrivé par
accident ; la chance compte en effet parmi les causes par accident[472]. Mais quand une chose
se produit toujours ou régulièrement, ce n’est ni de l’accident, ni de la
chance. Or la nature suit toujours le même cours, à moins d’empêchement.
Absence de délibération
183.
199b26 Enfin, il est absurde de
refuser qu’un agent vise une fin parce qu’on ne le voit pas délibérer. Même
l’art ne délibère pas, en effet. Pourtant, si l’art de construire des navires
se trouvait dans le bois, ce dernier agirait par nature de la même manière. Si
donc il appartient à l’art de viser une fin, c’est aussi le cas de la nature.
C’est le plus évident quand on se guérit soi-même ; voilà à quoi ressemble la
nature. Manifestement donc, la nature constitue une cause, et une cause telle
qu’elle poursuive une fin.
#261. — Le Philosophe vient de
présenter des démonstrations propres que la nature agit pour une fin. Il entend
maintenant manifester le même fait en écartant les obstacles qui en ont porté
d’autres à penser le contraire. Il le fait en trois parties, d’après les trois
motifs qui ont fait nier cette finalité.
#262. — Le premier de ces motifs
tenait à l’impression qu’il en aille parfois autrement, comme dans le cas des
monstres, où la nature paraît bien en faute. Cette observation a même poussé
Empédocle à soutenir que lors de la constitution initiale des choses, il s’en
est trouvé de produites sans la forme et l’ordre qu’on trouve communément
maintenant dans la nature.
#263. — Le Philosophe exclut ce
motif avec quatre arguments.
Voici le premier. L’art a beau
viser une fin, on le trouve quand même en faute dans ses œuvres : tel
grammairien n’écrit pas correctement, tel médecin ne prescrit pas la potion
adéquate.
Manifestement donc il peut aussi y
avoir faute dans les œuvres de la nature, même si elle vise une fin. En art,
entre les œuvres visées, certaines découlent effectivement de l’art et se
voient produites correctement, tandis que pour d’autres leur artisan échoue,
du fait de ne pas se conformer à son art. Une faute reste donc possible dans
leur cas, même si l’art vise une fin. D’ailleurs, si l’art ne visait pas une
fin déterminée, aucune de ses productions ne s’avèrerait fautive, de quelque
façon qu’il procède, car son opération se rapporterait indifféremment à tout
résultat. Le fait même, pour l’art, de pouvoir commettre une faute, signifie
qu’il vise une fin. La même chose se vérifie dans les œuvres naturelles, où les
monstres constituent des fautes de la nature, dues à l’un de ses agents qui s’écarte
de l’opération naturelle correcte. En définitive, le fait même que dans les
œuvres naturelles des fautes soient possibles signifie que la nature vise une
fin.
C’était le cas de ces substances du
début du monde qualifiées de ‘bovigènes’ par Empédocle, moitié bœufs moitié
hommes. Elles n’ont pas pu parvenir à leur fin et à leur aboutissement naturel,
se maintenir en existence ; mais ce n’était pas dû à ce que la nature n’y
visait pas. Elles ne pouvaient se conserver parce que leur génération ne
se conformait pas à la nature, en raison de quelque principe naturel corrompu.
Il en va encore de même maintenant : la corruption de semences entraîne
encore parfois la génération de monstres.
#264. — Second argument (199b7). Tout début et ordre
déterminés impliquent une fin déterminée que tout le reste vise. Or c’est le
cas de la génération des animaux : c’est la semence qui doit venir en
premier, pas directement l’animal. En outre, la semence n’est pas tout de suite
ferme, mais molle au début, et elle tend à sa perfection selon un ordre. La
génération des animaux comporte donc une fin déterminée. S’il y a des monstres
et des malformations chez les animaux, ce n’est pas que la nature ne vise
aucune fin.
#265. — Troisième argument (199b9). La nature vise une fin
chez les plantes comme chez les animaux, mais là de manière moins articulée,
moins distincte, moins facilement observable dans toutes leurs opérations.
Si donc c’est parce que la nature
ne vise aucune fin que des malformations et des monstres se produisent chez
les animaux, il devrait s’en produire encore plus chez les plantes.[473] Or s’y produit-il de
ces vitigènes à tête d’olivier, moitié oliviers et moitié vignes, comme il se
serait produit chez les animaux de ces bovigènes à face d’homme? Il serait manifestement
absurde de l’admettre. Pourtant, il le faudrait bien, si cela arrivait chez les
animaux du fait que la nature ne vise aucune fin. Ce ne peut donc pas être pour
cette raison si cela se produit chez les animaux.
#266. — Quatrième argument (199a13). Ce ne sont pas
seulement les animaux qui se trouvent engendrés par nature, mais déjà leurs semences.
Si donc les animaux s’engendrent n’importe comment, sans que la nature y vise
déterminément, ce sera pareil pour les semences : n’importe quelle semence
sortira de n’importe quel animal. Le conséquent est manifestement faux ;
l’antécédent aussi donc.
#267. — Le Philosophe exclut
ensuite (199b14) la seconde raison qui a
poussé à nier que la nature vise une fin : de l’avis de plusieurs, ce qui
arrive naturellement dépend de principes antérieurs, l’agent et la matière, et
non de l’intention d’une fin.
Le Philosophe montre le contraire.
Parler ainsi, dit-il, prétendre que la nature ne vise aucune fin, c’est même
détruire la nature et tout ce qu’elle fait. Car on fait justement dépendre de
la nature tout mobile qui, grâce à un principe intrinsèque, procède jusqu’à une
fin moyennant un changement continu. En ne subissant pas n’importe quel
changement, ni de n’importe quel principe à n’importe quelle fin, mais d’un
principe déterminé à une fin déterminée. En effet, un mobile naturel procède
toujours du même principe à la même fin, à moins d’empêchement. Certes, telle
fin qu’on viserait volontiers peut se produire par chance, suite à une
opération qui ne la visait pas. Par exemple, si un étranger vient, se lave et
repart, on l’attribue à la chance, étant donné qu’en se lavant il a agi comme
s’il était venu pour cela, alors que ce n’était pas le cas. Aussi s’est-il
trouvé par accident à se laver, comme la chance compte parmi les causes par
accident. Mais si la chose advient toujours ou le plus souvent à quiconque
vient, on ne l’attribue plus à la chance. Aux choses naturelles, par contre,
tout advient non par accident, mais toujours pareillement, à moins d’empêchement.
Manifestement donc, la fin déterminée où la nature aboutit ne dépend pas du
hasard, mais de l’intention de la nature. Clairement donc, nier que la nature
vise une fin contredit la notion même de nature.
#268. — Le Philosophe exclut enfin (199b26) la troisième raison de
penser que la nature ne vise pas une fin : elle ne délibère pas.
Le Philosophe qualifie d’absurde
cette idée. Car manifestement l’art vise une fin ; tout aussi manifestement
pourtant, il ne délibère pas. Un artisan délibère non pas parce qu’il possède
son art, mais parce qu’il ne le maîtrise pas avec assurance. Les arts les plus
assurés ne délibèrent pas ; par exemple, quand on écrit, on ne délibère pas sur
la manière de former ses lettres. Même les artisans qui délibèrent, une fois
trouvé un principe assuré, ne délibèrent plus sur son application. Le citharède,
s’il délibérait avant de toucher chaque corde, se montrerait bien malhabile.
Ne pas délibérer n’est donc pas la marque qu’on ne vise aucune fin, mais qu’on
maîtrise les moyens déterminés de la réaliser. En conséquence, la nature, c’est
justement parce qu’elle détient les moyens déterminés d’atteindre sa fin,
qu’elle ne délibère pas. En effet, la nature, manifestement, ne diffère pas
autrement de l’art qu’un principe intrinsèque d’un principe extrinsèque. Par
exemple, si l’art de construire un navire était intrinsèque au bois, le navire
se ferait par nature de la manière dont il se fait par art. C’est surtout
manifeste dans l’art qui réside en son mobile ; par exemple, dans celui du
médecin qui se soigne lui-même ; c’est surtout à cet art, en effet, qu’on
assimile la nature.
En conséquence, il appert que la
nature ne se conçoit pas autrement qu’une espèce d’art, un art divin, inséré
dans les choses, grâce auquel les choses elles-mêmes procèdent à une fin
déterminée. Comme si l’artisan constructeur de navire pouvait s’insérer dans le
bois, de sorte que le bois se mette lui-même à revêtir la forme du navire.
Manifestement, conclut le
Philosophe, la nature est une cause et elle agit en vue d’une fin.
Question : absolue ou hypothétique
184. 199b34 Maintenant, la
nécessité dépend-elle d’une supposition ou[474] est-elle simple?
Opinion : seulement absolue
185. 199b35 On conçoit actuellement
la nécessité dans le changement comme si on pensait que tel mur va forcément
s’édifier, puisque les matériaux lourds sont de nature à se porter en bas, et
les légers en surface. Ce serait pour cela que les pierres se retrouveraient en
bas, au fond, et la terre par-dessus, à cause de sa légèreté, puis le bois tout
en haut, comme il est le plus léger.
Vérité : surtout hypothétique
186. 200a5 Certes le mur ne se
ferait pas sans ces matériaux ; il ne se fait cependant pas à cause d’eux[475], sauf au sens de sa
cause matérielle, mais pour abriter et sauvegarder. Pareillement, partout où
une fin est visée, rien ne se fait sans des matériaux dotés de la nature
nécessaire[476]. Cependant, rien ne se
fait à cause d’eux, sauf au sens de la cause matérielle. Tout se fait plutôt
pour telle fin. La scie, par exemple, pourquoi la faire en cela? De façon
qu’elle soit ceci et pour cela[477]. Or cette fin ne peut
se réaliser si elle n’est pas de fer ; il lui faut donc être de fer, si elle
est pour être une scie avec cette fonction. La nécessité dépend certes là d’une
supposition, mais ne qualifie pas la fin ; elle qualifie en fait la matière, et
la fin, elle, en est la raison.
Nécessités mathématique et naturelle
187. 200a15
En un sens,
la nécessité observée dans les sciences[478] et dans les œuvres de
la nature se rapproche assez[479]. Ainsi, du fait que
l’angle droit soit tel, le triangle doit avoir les siens égaux à deux angles
droits. Cela n’implique pas cependant que, si ce conséquent se vérifie,
cet antécédent le fasse aussi ; tout de même, si ce conséquent ne se vérifie
pas, l’angle droit n’est plus tel. Avec les changements qui visent une fin, la
nécessité remonte en sens inverse : si cette fin est pour se réaliser ou se
réalise déjà, son antécédent aussi ; sinon, comme tantôt si la conclusion ne se
vérifiait pas, son principe non plus, de même ici si la fin visée ne se vérifie
pas, son moyen non plus[480]. C’est que la fin aussi
agit comme principe ; non de l’action, certes, mais raisonnement[481]. Là, c’en était un du
raisonnement, qui ne portait d’ailleurs pas sur des actions. Par conséquent, si
une maison est pour se construire, telles conditions doivent se produire ou
déjà préexister : en général, la matière de ce qu’on vise ; précisément,
des tuiles et des pierres, s’il s’agit d’une maison. Ce prérequis ne constitue
pourtant pas la cause de la fin, sauf au sens de sa matière. Il ne constitue
pas non plus la cause de la maison, bien que sans cela il n’y aura pas du tout
de maison, ni de scie, l’une sans les pierres, l’autre sans le fer. Dans
l’autre cas non plus, de fait, les principes ne se vérifieront pas, si le
triangle n’a pas ses angles égaux à deux angles droits. Manifestement, certes,
la nécessité, pour les choses naturelles, c’est aussi celle au sens de la
matière et de ses variations. Le naturaliste doit donner les deux causes, mais
de préférence celle en vue de quoi ; car elle est la cause de la matière, alors
que celle-ci n’est pas la cause de la fin.
188. 200a34 La fin, ce qu’on vise,
se trouve aussi le principe, un principe tiré de sa définition, de sa notion.
Il en va comme dans les œuvres d’art : là, parce que la maison est telle,
il faut agir ainsi et user de tels matériaux ; de même, parce que la santé est
telle, il faut tels traitements et tels médicaments ; de même encore, si tel
moyen se définit ainsi, il faudra encore telles étapes[482] ; et si telles étapes,
telles autres. C’est en somme[483] bien dans la définition
que réside la nécessité. Une fois défini l’acte de scier comme tel type de
coupe, en effet, il devient clair qu’il n’aura pas lieu, si la scie n’a pas tel
type de dents, et que celles-ci ne seront pas de ce type, si elles ne sont pas
de fer. La matière des choses naturelles fait aussi de fait partie de leur
définition.
#269. — Le Philosophe vient de
montrer que la nature agit pour une fin et passe maintenant à l’examen de sa
seconde question : quel type de nécessité trouve-t-on dans la nature? Il
l’examine en trois points : il soulève d’abord la question, puis (199b35) présente l’opinion des
autres et enfin (200a5) établit la vérité.
#270. — Il cherche donc d’abord si
la nécessité rencontrée dans la nature est “simple”, c’est-à-dire absolue, ou
si elle dépend “de quelque supposition”, de quelque condition.
L’évidence à ce sujet prérequiert
qu’on sache que la nécessité qui dépend de causes antérieures en est une
absolue. On le constate avec celle qui dépend de la matière : que l’animal
soit corruptible, en effet, voilà une nécessité absolue, attachée à ce qu’est
un animal, un être composé de contraires.
Pareillement, la nécessité issue de
la cause formelle est elle aussi absolue : que l’homme soit rationnel, par
exemple, ou que le triangle ait trois angles égaux à deux droits, ce qui
revient à la définition du triangle.
Elle se trouve absolue encore, la
nécessité issue de la cause efficiente : nuit et jour doivent alterner,
par exemple, en raison du déplacement du soleil.
Par contre, la nécessité issue de
ce qui vient après en est une sous condition, dépendante d’une
supposition : il faut ceci, si cela doit se produire. Ce type de
nécessité dépend de la fin, et de la forme comme fin de la génération.
Bref, demander si la nécessité
naturelle est absolue ou dépend d’une supposition, c’est tout simplement
demander si elle dépend de la fin ou de la matière.
#271. — Le Philosophe présente ensuite
(199b35) l’opinion des autres
philosophes.
On pense, dit-il, que les choses
naturelles conforment leur changement à une nécessité absolue imposée par la
matière. C’est comme déclarer qu’un mur ou une maison revêtent forcément telle
disposition en raison de leur matière, parce que les matériaux lourds tendent
naturellement vers le bas, alors que les légers tendent à s’élever. Ce serait
pour cela que les pierres, lourdes et dures, resteraient dans les fondations et
que la terre, plus légère, se poserait par-dessus les pierres. Cette
disposition correspond à ce qu’on observe dans le cas des murs faits de briques
de terre. Enfin, tout en haut, en guise de toit, devrait se retrouver le bois,
matériau le plus léger. C’est ainsi une nécessité issue de leur matière,
croit-on, qui impose aux choses naturelles leur disposition : l’homme a
ses pieds plus bas et ses mains plus hautes en raison de la lourdeur ou de la
légèreté de leurs humeurs constituantes.
#272. — Le Philosophe établit
ensuite (200a5) la vérité.
Il y consacre deux points : il
montre d’abord quel type revêt la nécessité dans la nature, puis (200a15) la compare à celle qui
intervient dans les sciences démonstratives.
Il est manifestement absurde,
dit-il, de prétendre que la disposition des choses naturelles est rendue
nécessaire par leur matière, comme ce l’était clairement aussi dans le cas des
œuvres d’art dans l’exemple apporté. Cependant, la disposition tant des œuvres
de nature que d’art ne peut se réaliser sans user de principes matériels aptes
à la revêtir. Pour la maison, en effet, pas de construction qui tienne sans
mettre les matériaux plus lourds à son fondement et les plus légers par-dessus.
Cela ne permet quand même pas de
dire que c’est à cause de cela que telle partie de la maison doit se retrouver
en-dessous et telle autre par-dessus ; “à cause de cela”, c’est-à-dire à cause
de leur lourdeur ou de leur légèreté. Sauf si cette locution : ‘à cause de
cela’, signifie la cause matérielle,
qui est en vue de la forme.[484] Plutôt, les parties de
la maison sont disposées de telle façon en vue de la fin, qui est d’abriter les
gens et de les protéger de la chaleur et des pluies.
Ce qui vaut pour une maison vaut
pareillement partout où on vise une fin. En tout pareil contexte, en effet, les
dispositions des œuvres engendrées ou produites ne se réalisent pas sans des
principes matériels comportant la nature[485] nécessaire pour les
habiliter à pareilles dispositions.
Cependant, ces œuvres ne se
trouvent pas disposées comme elles le sont parce que leurs principes matériels
sont tels, sauf pour autant que ‘parce que’ signifie la cause matérielle. Elles
se trouvent disposées de la sorte plutôt en vue d’une fin, et des principes
matériels sont requis qui soient aptes à la disposition que requiert la fin, comme
il appert dans le cas de la scie : celle-ci est “ceci”, c’est-à-dire revêt
telle disposition ou forme ; c’est pourquoi elle doit être “en cela”,
c’est-à-dire comporter telle matière. Et elle est “ceci”, toujours de telle
disposition ou forme, pour “cela”, c’est-à-dire en vue de telle fin. Cependant,
cette fin, qui est de couper, ne pourrait se réaliser si la scie n’était de
fer. La scie doit donc être de fer, si elle doit être une scie, et si sa fin
doit se réaliser, qui est sa fonction.
Voici qui en devient évident :
dans la nature, la nécessité dépend d’une supposition, comme en art. Néanmoins,
le nécessaire n’intervient pas comme fin, car il se place plutôt du côté de la
matière ; du côté de la fin, c’est la raison de la nécessité qu’on trouve. En
effet, telle fin ne doit pas se réaliser parce qu’on a telle matière, mais,
disons-nous plutôt, du fait que telle fin et forme se réalisera, telle matière
doit intervenir. Par conséquent, on attribue la nécessité à la matière, mais la
raison de la nécessité à la fin.
#273. — Le Philosophe compare
ensuite (200a15) la nécessité qui
intervient dans les œuvres de la nature à celle qu’on trouve dans les sciences
démonstratives : d’abord quant à son ordre, puis (200a34) quant à sa source.
En un sens, dit-il, on trouve une
nécessité semblable dans les sciences démonstratives et dans les changements
naturels.
Dans les sciences démonstratives,
en effet, la nécessité dépend de l’antécédent ; par exemple, du fait que la
définition de l’angle droit soit telle, disons-nous, le triangle doit être tel,
c’est-à-dire avoir ses trois angles égaux à deux angles droits. De tel fait
antérieur assumé comme principe, la conclusion suit avec nécessité.
Il ne s’ensuit pas inversement,
toutefois, que si la conclusion se vérifie, le principe aussi ; parfois, en
effet, en raisonnant à partir de propositions fausses on peut arriver à une
conclusion vraie. Il s’ensuit tout de même que si la conclusion ne se vérifie
pas, le principe non plus, car une conclusion fausse ne se conclut jamais que
de principes faux.
Toutefois, là où le changement vise
une fin, en art comme dans la nature, il en va à l’inverse : si la fin est pour
se réaliser ou se réalise déjà, ce qui la précède le doit aussi. Si par contre
ce qui la précède ne se réalise pas, la fin non plus. Il en va de même, en
contexte de démonstration : si la conclusion ne se vérifie pas, son
principe non plus.
Ainsi donc, où le changement vise
une fin, cette fin tient le même rang que le principe en contexte de
démonstration. La raison en est que la fin aussi est un principe, non pas
d’action, mais de raisonnement, car c’est en partant de la fin que nous
commençons à raisonner sur les moyens. Le contexte de la démonstration, par
ailleurs, ne requiert pas un principe d’action, mais de raisonnement, car là,
il n’y a pas d’actions, mais seulement du raisonnement. Aussi, c’est avec
convenance que la fin, là où on en vise une, tient lieu du principe qui
intervient en contexte de démonstration. Aussi, la ressemblance vaut des deux
côtés ; sous un autre rapport, toutefois, il en va manifestement à l’inverse,
du fait que la fin est dernière dans l’action, ce qui ne se passe pas ainsi
dans la démonstration.
Si une maison doit se construire,
conclut-il, elle qui constitue la fin d’un changement, telle chose doit se
faire ou exister avant, à savoir, sa matière, laquelle est pour cette fin. Par
exemple, il doit y avoir avant des briques et des pierres, si une maison doit
être édifiée. Non pas cependant au sens que la fin soit à cause de la matière,
mais qu’elle ne se réalisera pas si la matière n’est pas présente ; comme la
maison ne se construira pas sans pierres, et que la scie ne se fera pas sans
fer. Ainsi, dans les sciences démonstratives aussi, les principes ne se
vérifient pas si la conclusion ne se vérifie pas ; cette dernière se compare
aux moyens, et le principe à la fin.
Manifestement, il intervient aussi
dans la nature de la nécessité au sens de matière ou de changement matériel.
Mais la raison de cette nécessité vient de la fin : car c’est pour la fin
que la matière doit être telle.
Le naturaliste, bien sûr, doit
donner les deux causes : la matérielle et la finale, mais surtout la
finale, car la fin est la cause de la matière, mais non l’inverse. En effet, la
fin n’est pas telle parce que la matière est telle ; plutôt, la matière est
telle parce que la fin est telle.
#274. — Le Philosophe compare
ensuite (200a34) la nécessité du changement naturel
à celle des sciences démonstratives quant à leur source.
Manifestement, en effet, dans les
sciences démonstratives, c’est la définition qui sert de principe à la
démonstration. De manière comparable, la fin, source et raison de la nécessité
dans les changements naturels, constitue un principe issu de notion et de
définition. En effet, la fin de la génération est la forme de l’espèce, et
c’est justement celle-ci que signifie la définition.
On observe la même chose dans les
œuvres d’art : le démonstrateur, pour sa démonstration, prend une
définition comme principe ; le constructeur aussi, pour construire, et le
médecin, pour traiter. Du fait, par exemple, que la maison se définisse ainsi,
il faut procéder de telle manière et user de tels matériaux pour édifier la
maison ; et du fait que la santé se définisse ainsi, il faut administrer tel
traitement pour guérir le malade. Et si c’est ce qu’il faut, d’autres moyens
s’imposeront encore, jusqu’à ce qu’on parvienne au résultat final à produire.
Cependant, trois types de
définitions se présentent dans les sciences démonstratives. C’est la première
qui sert de principe à la démonstration, par exemple : “Le tonnerre est
l’extinction d’un feu dans les nuages.” La seconde lui sert de conclusion, par
exemple : “Le tonnerre est un bruit prolongé dans les nuages.” La dernière
embrasse les deux premières, par exemple : “Le tonnerre est un bruit prolongé
dans les nuages dû à l’extinction d’un feu dans les nuages.” Cette dernière
englobe en elle la démonstration entière, mais sans son ordre. Aussi le
Philosophe dit-il que la définition est une démonstration et n’en diffère que
dans son ordre.[486]
Ainsi donc, là où on vise une fin,
cette fin se comporte comme le principe des sciences démonstratives, et ce qui
sert à cette fin, comme leur conclusion. C’est pourquoi on trouve aussi, dans
la définition des choses naturelles, ce qui est nécessaire à leur fin. Si,
pareillement, on veut définir l’acte de la scie comme tel type de coupe, cette
dernière ne se réalisera certes pas si la scie n’a pas de dents, et celle-ci ne
pourront pas l’effectuer, si elles ne sont pas de fer. Il faudra donc mettre le
fer dans la définition de la scie. Rien n’empêche en effet de mettre des
éléments matériels dans une définition. Bien sûr, il ne s’agira pas de
matériaux singuliers : telle chair et tels os, mais d’une matière
commune : de la chair et des os. D’ailleurs, la définition de toute chose
naturelle l’exige.
Ainsi donc, tout comme la
définition qui recueille en elle le principe et la conclusion de la
démonstration constitue la démonstration toute entière, de même, celle qui
recueille la fin, la forme et la matière englobe tout le processus du
changement naturel.
Livre III - Mouvement et infini
Sujets et ordre d’étude
189.
200b12
La nature
est principe de mouvement et de changement. Notre science[487] porte sur elle ; ce
qu’est le changement ne doit donc pas nous échapper[488]. En l’ignorant, on
ignore fatalement aussi la nature.
190.
200b15 Une fois fixé sur le
changement, on devra s’efforcer d’aborder de la même façon les caractères qui
en découlent. Or manifestement le changement constitue une entité continue et
l’infini apparaît d’abord dans le continu[489]. Aussi se trouve-t-il
qu’en définissant le continu on fasse souvent usage de la notion d’infini,
donnant le continu comme ce qui se divise à l’infini[490]. En outre, sans lieu,
vide et temps, pas de changement possible. Manifestement donc, pour ces
raisons et du fait qu’il s’agisse de caractères communs à tous les êtres
naturels, universellement attribuables à tous, c’est par eux que nous devrons
commencer notre examen ; car le particulier se considère après le général.
Tel qu’annoncé, commençons donc avec le changement.
Divisions fondamentales de l’être
191. 200b26 On est assurément ou seulement en
acte[491] ou en puissance et en
acte[492]. On est par ailleurs
substance, quantité, qualité[493] ou de même l’une des
autres attributions[494] de l’être. La relation,
quant à elle, s’attribue tantôt selon l’excès et le défaut, tantôt selon
l’agent et le patient, ou plus généralement selon le moteur et le mobile, car
le moteur l’est du mobile, et le mobile l’est par le moteur.
192.
200b32 Par ailleurs, aucun
changement ne se produit en dehors des choses : on change toujours en
rapport à la substance, à la quantité, à la qualité ou au lieu. Or à leur
sujet, on l’a dit, rien de commun ne peut s’assumer qui ne serait ni substance,
ni quantité, ni qualité, ni aucune des autres attributions[495]. Par suite, aucun mouvement
ni changement ne touchera quoi que ce soit d’étranger à ces chefs
d’attribution, puisqu’il n’existe rien en dehors d’eux.
193.
201a3 Ensuite, il y a deux
sens où à chaque entité est susceptible d’appartenir toutes ces attributions :
on appartient à la substance comme forme ou privation ; à la qualité à la
manière du blanc ou du noir ; à la quantité comme achevée ou inachevée ; et
pareillement au lieu[496] comme en haut ou en
bas, comme léger ou lourd. On trouve par conséquent autant d’espèces de
mouvement et de changement que d’êtres.
#275. — Le Philosophe vient de
traiter des principes des choses naturelles[497] et des principes de la
science qui en traite[498]. Il se met maintenant à
réaliser son intention et traite du sujet de cette science, l’être mobile, en
le prenant absolument.
Il traite du
changement d’abord comme tel[499], puis (241b24) en rapport à ses
moteurs et mobiles[500].
En première partie, il traite
d’abord du changement lui-même, puis (224a21) de ses parties.
Au premier point, il énonce d’abord
l’objet de son intention, puis (200b26) exécute celle-ci.
Pour éclairer son intention, le
Philosophe présente d’abord son objet principal, puis (200b15) signale des caractères
qui s’y rattachent et auxquelles son intention s’étend.
#276. — Sur son intention
principale, il raisonne ainsi. La nature est un principe de mouvement et de
changement[501] — on précisera plus
tard[502] la différence entre
ceux-ci —. Clairement alors, si l’on ignore le changement, on ignore la nature,
puisqu’il entre dans sa définition. Comme notre intention vise la science de la
nature, il nous faut donc traiter du changement.
#277. — Le Philosophe signale
ensuite (200b15) des caractères qui
accompagnent le changement, moyennant deux arguments.
Voici le premier. En traitant de
quoi que ce soit, on doit traiter de ce qu’elle implique, car le sujet et ses
accidents se traitent dans une même science. Or intrinsèquement le changement
implique l’infini, car il se compte parmi les réalités continues[503] ; il tombe même dans la
définition du continu.
Il précise que “l’infini apparaît
d’abord dans le continu”, car dans l’addition du nombre, il résulte de celui
qu’on trouve dans la division du continu. Que, par ailleurs, il tombe dans la
définition du continu, le Philosophe le montre du fait qu’on en use souvent
pour définir le continu. Par exemple, en le définissant comme ce qui se divise
à l’infini.
“Souvent”, précise-t-il, parce
qu’il en donne une définition différente dans les Attributions[504] : “Le continu est
ce dont les parties se joignent à un terme commun.” Ces deux définitions
diffèrent. Le continu, étant une espèce de tout, doit se définir par ses
parties ; or les parties se rapportent de deux manières au tout : en
composition, le tout se composant de ses parties ; en résolution, le tout se
divisant en ses parties. La définition présente suit la voie de résolution,
tandis que celle des Attributions suit celle de composition.
Clairement donc le changement implique intrinsèquement l’infini.
D’autres caractères découlent
extrinsèquement du changement, à la manière de mesures extérieures : le
lieu, le vide et le temps. Le temps constitue la mesure du changement même ;
quant à la mesure du mobile, c’est le lieu, en vérité, mais le vide, dans
l’opinion de certains. C’est pourquoi il ajoute que le changement ne peut
aller sans lieu, vide et temps.
Tout changement n’en est pas un de
lieu, certes, mais cela ne constitue pas une objection, car rien ne change sans
se trouver en un lieu. Tout corps sensible est de fait en un lieu, et c’est à
lui qu’il appartient de changer. Le changement de lieu est en outre le premier
des changements ; lui supprimé, tous les autres disparaissent aussi[505].
Les quatre caractères mentionnés
découlent clairement du changement ; ils relèvent donc de la considération du
philosophe naturel, tel qu’expliqué.
#278. — Le Philosophe fournit
ensuite un autre argument : ces caractères sont communs à toutes les choses
naturelles. Aussi, comme c’est d’elles qu’on doit traiter dans la science
naturelle, on doit s’intéresser d’abord à chacun de ces caractères, car on
réfléchit sur les particularités seulement après l’avoir fait sur les
généralités[506]. Entre ces généralités,
on doit d’abord traiter du changement, car les autres en découlent.
#279. — Le Philosophe exécute
ensuite (200b26) son propos.
Il traite d’abord du changement et
de l’infini, qui en découle intrinsèquement, puis (208a27) des trois autres caractères, qui
en découlent extrinsèquement[507].
Le premier point se divise en
deux : d’abord le changement, puis (202b30) l’infini.
Le traitement du changement se
divise en deux : le Philosophe présente d’abord des distinctions en vue
de la recherche de la définition du changement, puis (201b5) définit celui-ci.
Ces distinctions comportent deux
points : d’abord des divisions, car le chemin le plus approprié pour
découvrir des définitions, c’est d’y aller par divisions[508] ; le Philosophe montre
ensuite (200b32) sous quels membres
tombe le changement.
#280. — Il présente trois
divisions.
La première en est que l’être se
divise par la puissance et l’acte[509]. Cette division, bien
sûr, ne distingue pas les genres d’êtres, car on trouve puissance et acte en
n’importe quel genre.
La seconde division est celle où
l’être se divise en dix genres : “tel être”, c’est-à-dire la substance, la
quantité, la qualité et chacune des autres attributions.
La troisième division porte sur
l’un des genres des êtres : la relation. En un sens, en effet, le changement donne l’impression de lui
appartenir, le moteur se trouvant corrélatif du mobile.
Comprendre cette troisième division
demande d’avoir à l’esprit que la relation, du fait de détenir un être très
faible, puisqu’elle tient toute en un rapport à autre chose, doit se fonder sur
un autre accident. Les accidents plus parfaits sont plus près de la substance
et c’est par leur médiation que les autres inhèrent en elle.
La relation se fonde surtout sur
deux accidents qui impliquent un rapport à autre chose : la quantité et
l’action. La quantité peut aussi mesurer une chose extérieure et l’agent fait
passer son action en autre chose.
Certaines relations se fondent donc
sur la quantité. Surtout sur le nombre, à qui revient en premier la nature de
mesure. C’est le cas du double et de la moitié, du multiple et du
sous-multiple, et d’autres relations du genre. Le même, le semblable et l’égal
se fondent aussi sur l’unité, principe du nombre.
D’autres relations se fondent sur
l’action et la passion : sur l’action présente, comme l’agent chauffant se
rapporte au mobile chauffé ; sur l’action passée, comme le père se rapporte au
fils du fait de l’avoir engendré ; ou sur la capacité d’agir, comme le maître
se rapporte à l’esclave du fait de pouvoir le contraindre.
Cette division, le Philosophe
l’exprime ailleurs manifestement[510]. Ici, il n’y touche que
brièvement, notant que tel être se rapporte à tel autre tantôt selon l’excès
et le défaut — relation, bien sûr, fondée sur la quantité, comme le double et
la moitié — ; tantôt selon l’agent et le patient, le moteur et le mobile, qui
renvoient évidemment l’un à l’autre.
#281. — Le Philosophe montre
ensuite (200b32) comment le changement
se ramène sous les divisions apportées.
Il le fait en deux points, montrant
d’abord qu’on n’en trouve pas en dehors des genres de choses qui s’y prêtent,
puis (201a3) qu’il se divise comme
les genres des choses.
Quant au premier point, on doit
avoir à l’esprit que le changement est un acte imparfait[511] et que tout imparfait
tombe sous le même genre que le parfait correspondant. Non comme son espèce,
certes, mais par réduction ; c’est de cette manière aussi que la matière
première se range sous le genre de la substance. Aussi ne trouve-t-on pas de
changement en dehors des genres de choses qui s’y prêtent. C’est le sens de la
remarque qu’“aucun changement ne se produit en dehors des choses”, c’est-à-dire
en dehors des genres des choses qui changent, comme s’il leur était serait
extérieur ou commun.
Cela, le Philosophe le manifeste du
fait que tout ce qui change le fait en rapport à la substance, la quantité, la
qualité ou le lieu[512].
Pourtant ces genres n’admettent
aucune réalité univoque commune qui ne se rangerait sous aucune attribution,
mais servirait de genre à certaines d’entre elles. Seul l’être leur est commun,
et seulement par analogie[513]. Manifestement donc ni
le mouvement ni le changement ne se rangent hors des genres énumérés, car rien
ne leur est étranger et ils divisent l’être de manière suffisante. En quel
sens, toutefois, le changement se rapporte à l’attribution de l’action ou de
la passion, on le montrera plus loin[514].
#282. — Le Philosophe montre
ensuite (201a3) que le changement se
divise comme les genres des choses.
Manifestement, en effet, on peut se
retrouver en chaque genre en deux sens : comme parfait ou comme imparfait.
La raison en est que privation et habitus constituent la première
contrariété, laquelle se retrouve en tous les contraires[515]. Tous les genres donc,
se divisant par des différences contraires, doivent comporter du parfait et de
l’imparfait. Par exemple, on est dans la substance comme forme ou comme
privation ; dans la qualité, on est parfait, comme le blanc, ou imparfait,
comme le noir ; dans la quantité, on en est une parfaite ou une imparfaite ;
dans le lieu, on est en haut, ce qui tient lieu de parfait, ou en bas, ce qui
tient lieu d’imparfait ; on est encore léger ou lourd, ce qui revient à être
quelque part, en raison de l’inclination impliquée. Manifestement donc, en
autant de sens qu’on divise l’être, on divise aussi le changement.
Les espèces de changement
s’accordent à la diversité des genres d’êtres. Par exemple, la croissance,
changement en quantité, se distingue de la génération, changement en substance.
Les espèces de changement se
distinguent aussi dans le même genre selon le parfait et l’imparfait :
dans la substance, la génération change vers la forme et la corruption vers la
privation ; dans la quantité, la croissance va à la quantité parfaite et la
décroissance à la quantité imparfaite. Pourquoi par contre ne pas assigner
ainsi deux espèces à la qualité et au lieu, on le montrera plus loin[516].
La définition
194. 201a9 Comme chaque genre se divise en ce
qui s’y trouve en acte et ce qui s’y trouve en puissance[517], le changement consiste
en la finalisation du sujet en puissance, en tant que
tel[518].
Application aux espèces
195.
201a11 Par exemple, la
finalisation de l’altérable en tant qu’altérable est l’altération ; celle du
mobile en puissance à croître et de son contraire, en puissance à décroître est
la croissance et la décroissance, en l’absence d’un nom commun aux deux ;
celle du mobile générable et corruptible est la génération et la corruption ;
celle du mobile en puissance à se déplacer est le déplacement[519].
Manifestation des éléments : ‘acte’
196.
201a15 Que voilà bien le
changement, voici d’où le rendre manifeste : quand le constructible, en
tant que dit tel, change en acte[520], il se construit ; or
c’est justement cela la construction. Il en va pareillement de
l’apprentissage, du traitement[521], de la rotation, du
saut, de l’adolescence[522] et de la vieillesse.
‘du sujet en puissance’
197.
201a19 Certaines entités se
trouvent à la fois en puissance et en acte[523], quoique non pas
ensemble toutefois ou non pas sous le même rapport, mais comme on est chaud en
puissance et froid en acte. Dès lors, beaucoup agissent l’une sur l’autre et
pâtissent l’une par l’autre, tout sera simultanément actif et passif. Par
suite, même le moteur a nature de mobile, puisque tout moteur de la sorte fait
changer tout en changeant lui-même. Beaucoup en gardent l’impression que tout
moteur change ; ce n’est pas le cas, mais on manifester ailleurs[524]ce qu’il en est à ce
sujet : de fait, il existe un moteur immobile. De toute manière, cet acte
de l’entité en puissance, quand, réduite à l’acte, elle change effectivement,
par elle-même ou par un autre agent, mais en tant que mobile, voilà le changement[525].
‘en tant que tel’
198. 201a29 Voici le sens d’‘en tant que tel’.
L’airain est en puissance statue ; cependant, l’acte de l’airain en tant
qu’airain ne constitue pas un changement ; car ce n’est pas la même chose être
de l’airain et être tel mobile en puissance. En effet, si c’était la même chose
jusqu’à commander la même notion, l’acte de l’airain, en tant qu’airain, serait
changement. Mais ce n’est pas la même chose, tel que précisé.
199.
201a34 C’est manifeste,
d’ailleurs, dans le cas de contraires. En effet, le pouvoir de bien se porter
et celui d’être malade sont distincts. Sinon être malade et bien se porter
seraient la même chose. Pourtant, c’est un même et unique sujet qui est tantôt
en santé tantôt malade, qu’on parle d’eau ou de sang. Puisqu’il s’agit donc
d’attributs distincts, comme le sont aussi la couleur et le visible, le changement
c’est manifestement l’acte du sujet en puissance en tant qu’il l’est.
#283. — Le Philosophe
vient de présenter des distinctions pré-requises à la recherche de la
définition du changement. Voici maintenant qu’il le définit.
D’abord en général, puis (202b23) plus précisément.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord ce qu’est le changement, puis (202a3) cherche de quoi il est
l’acte, si c’est du moteur ou du mobile.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe présente d’abord sa définition, puis (201a15) en manifeste les
parties et en confirme enfin (201b5) la rectitude.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe présente d’abord la définition, puis (201a11) l’exemplifie.
#284. — En rapport au premier
point, certains, on doit le savoir, ont défini le changement comme “passage non
subit de la puissance à l’acte”[526]. C’était faire l’erreur
de mettre dans sa définition des réalités postérieures à lui. Le passage, en
effet, est une espèce de changement. Quant à ‘subit’, cela reçoit le temps
dans sa définition, car est subit ce qui se fait en une partie indivisible de
temps ; or le temps se définit par le changement.
#285. — De fait, on ne peut définir
le changement par quelque chose d’antérieur et de plus connu d’une autre
manière que comme le Philosophe en use ici.
Chaque genre se divise en puissance
et acte[527]. Or la puissance et
l’acte, présentes dans les premières différences de l’être, précèdent
naturellement le changement ; aussi le Philosophe s’en sert-il pour le définir.
On est soit seulement en acte,
gardons-le à l’esprit, soit seulement en puissance, soit encore en situation
intermédiaire entre puissance et acte. Seulement en puissance, on ne change pas
encore et déjà en acte parfait on ne change plus, on a déjà complété son changement.
On change donc quand on se trouve entre puissance pure et acte, partie en
puissance et partie en acte. Cela se voit bien lors de l’altération :
l’eau chaude seulement en puissance ne change pas encore et, déjà réchauffée,
a fini de changer ; c’est quand on participe déjà de la chaleur, mais
imparfaitement, c’est alors qu’on change vers la chaleur, car en se réchauffant
on participe peu à peu et de plus en plus de la chaleur. Ce changement est donc
l’acte imparfait de chaleur présent dans le sujet qui peut se réchauffer ;
certes, non simplement en ce qu’il possède d’acte, mais en ce que, déjà quelque
peu en acte, il garde ordonnance à un acte ultérieur. En effet, abstraction
faite de cette ordonnance à un acte ultérieur, l’acte lui-même en tant
qu’imparfait constituera un changement terminé, comme lorsqu’on est réchauffé à
moitié, non un changement strict. Tandis que l’ordonnance à un acte ultérieur
concerne ce que le sujet garde de puissance.
Pareillement, l’acte imparfait
regardé seulement en son ordonnance à un acte ultérieur répond à la notion de
puissance, mais pas à celle de changement, sauf à celle de son principe :
le réchauffement, en effet, peut commencer du tiède comme du froid. Ainsi
donc, l’acte imparfait répond à la notion de changement à la condition de
s’attacher à la fois à l’acte ultérieur comme puissance et à un état plus imparfait
comme acte.
Par conséquent, le changement n’est
ni la puissance du sujet en puissance, ni l’acte du sujet en acte, mais l’acte
du sujet en puissance, de cette façon : en disant ‘acte’, on désigne sa
relation à une puissance antérieure, et en disant ‘du sujet en puissance’, on
désigne son ordonnance à un acte ultérieur. Le Philosophe définit le
changement très adéquatement en en faisant la “finalisation”, c’est-à-dire
l’acte, du sujet en puissance, en tant que tel.
#286. — Il exemplifie ensuite (201a11) dans toutes les espèces
de changement. Par exemple, l’altération est l’acte du mobile altérable en
tant qu’il l’est.
Toutefois, à la différence du
changement de qualité, que le Philosophe appelle “altération”, ceux de
quantité et de substance ne présentent pas de nom commun ; aussi les donne-t-il
chacun sous deux noms. L’acte du mobile en puissance à croître et de son opposé,
le mobile en puissance à décroître, dit-il, privé de nom commun, est la
croissance et la décroissance. Pareillement, celui du mobile générable et
corruptible, c’est la génération et la corruption. Quant à celui du mobile en
puissance à changer de lieu, c’est le changement de lieu.[528]
#287. — Le Philosophe manifeste
ensuite (200b15) les éléments de la
définition un à un : d’abord quant à définir le changement un “acte”, puis
(200b19) quant à l’attribuer “au
sujet en puissance” et enfin (201a29) quant à préciser “en tant que tel”.
Pour le premier élément, il use de
l’argument suivant : ce qui fait qu’on change en acte[529], alors qu’on ne le
faisait auparavant qu’en puissance, est un acte ; or justement changer fait
qu’on change en acte[530], alors qu’on ne le faisait
auparavant qu’en puissance. Le changement constitue donc un acte.
Ce qui, dit-il, rend manifeste que
le changement est justement cela, un acte, c’est que ‘constructible’ dit
puissance à autre chose. Quand donc une entité constructible, selon cette puissance
qu’elle implique, se voit réduire à l’acte, c’est alors qu’on la dit se
construire ; et cet acte, c’est la construction qu’elle subit.
Il en va pareillement de tout autre
changement : l’enseignement, le traitement médical, le roulement, le
saut, l’adolescence, c’est-à-dire la croissance, et la vieillesse, c’est-à-dire
la décroissance.
Avant de changer, faut-il savoir,
on est en puissance à deux actes : un acte parfait, le terme du
changement, et un acte imparfait, le changement comme tel. Par exemple, l’eau,
avant de commencer à se réchauffer, est en puissance et à se réchauffer et à
être chaude. Le temps qu’elle se réchauffe, elle se trouve réduite à un acte
imparfait : le changement, et elle n’a pas encore atteint l’acte parfait,
terme du changement ; elle reste encore en puissance à son égard.
#288. — Le Philosophe montre
ensuite (201a19) que le changement est
l’acte “du sujet en puissance”, usant pour cela de l’argument suivant.
Tout acte est proprement celui du
sujet où on le trouve toujours. Par exemple, la lumière ne se trouve jamais
ailleurs que dans le diaphane ; aussi en est-elle l’acte. Or c’est toujours en
une entité en puissance qu’on trouve le changement ; il en est donc proprement
l’acte.
Parfois, dit-il pour manifester la
seconde proposition, le même sujet est à la fois en puissance et en acte. Ce
n’est toutefois pas simultanément et sous le même rapport ; par exemple, on se
trouvera simultanément chaud en puissance et froid en acte. Par suite, bien
des sujets agissent et pâtissent l’un par l’autre, pour autant que, sous des
rapports différents, deux sujets se retrouvent en puissance et en acte l’un au
regard de l’autre. Comme tous les corps naturels inférieurs communiquent par
leur matière, chacun se trouve en puissance au regard de ce que
l’autre est en acte. C’est pourquoi chacun agit et pâtit simultanément,
introduit et reçoit changement.
Pareille constatation a suggéré à
plusieurs qu’absolument tout moteur change. On trouvera ailleurs plus
d’évidence sur la question ; on montrera qu’il existe un moteur immobile, qui
l’est justement du fait de ne pas se trouver en puissance, mais seulement en
acte[531].
Cependant, quand le mobile en
puissance, du fait de se trouver déjà de quelque manière en acte, “change
effectivement, par lui-même, ou par un autre agent, mais en tant que mobile”,
c’est-à-dire se voit réduit à l’acte du changement, par lui-même ou par un
autre agent, alors cet acte qu’il revêt, voilà le changement. Voilà pourquoi du
moment qu’on est en puissance, qu’on agisse ou qu’on pâtisse, on change ; car
même en agissant, on pâtit, même en déplaçant, on se fait déplacer[532]. Par exemple, le feu,
quand il agit sur le bois, pâtit du fait de grossir par la fumée, car la flamme
n’est pas autre chose que fumée qui brûle.[533]
#289. — Le Philosophe explique
ensuite (201a19) la précision ‘en tant
que tel’. D’abord avec un exemple,
puis (201a34) avec un argument.
Il fallait, dit-il, préciser ‘en
tant que tel’, parce que le sujet en puissance est aussi en acte. Bien que ce
soit la même réalité qui se trouve à la fois en puissance et en acte, elle ne
répond cependant pas à la même définition comme entité en puissance et comme
entité en acte. Ainsi, le même airain est en puissance une statue et en acte de
l’airain, mais en tant qu’airain et en tant que statue en puissance l’airain ne
répond pas à la même définition. Or le changement n’est pas l’acte de l’airain
en tant qu’airain, mais en tant que statue en puissance. Autrement, il faudrait
qu’il se change en statue aussi longtemps qu’il serait de l’airain, ce qui est
manifestement faux. Le Philosophe a donc précisé avec raison “en tant que tel”.
#290. — Le Philosophe montre
ensuite (201a34) la même chose avec un
argument tiré des contraires.
Manifestement, la même entité peut
se trouver en puissance aux contraires. Par exemple, l’humeur ou le sang
constituent un unique sujet, en puissance à la santé et à la maladie. Pourtant,
être en puissance à la santé et à la maladie sont manifestement des réalités
distinctes, du moins sous le rapport de leurs objets. Autrement, si c’était la
même chose de pouvoir être malade et de pouvoir être en santé, être malade et
être en santé seraient aussi la même chose. Donc, pouvoir être malade et
pouvoir être en santé commandent des définitions différentes, tout en ayant
pour sujet la même et unique entité.
Clairement donc, on ne répond pas à
la même notion en l’essence qu’on a et en la puissance qu’on détient à être
autrement. Sinon, la puissance aux contraires répondrait à une même notion.
Ainsi aussi, la couleur et le visible ne répondent pas à la même notion.
C’est pourquoi il fallait donner le
changement comme acte de l’entité en puissance “en tant qu’elle l’est”[534], pour ne pas laisser à
comprendre qu’il serait l’acte de l’entité en puissance en ce qu’elle est déjà
comme sujet.
Confirmation directe
200. 201b5 Évidemment donc, le changement est
pareil acte et on change effectivement quand on se trouve sous cet acte, ni
avant ni après. Chaque mobile, de fait, peut se trouver ou non sous cet acte.
Celui-ci, pour la maison constructible en tant que telle, par exemple, c’est sa
construction. Décidément, c’est soit sa construction, soit la maison même ;
mais une fois maison, elle n’est plus constructible ; or c’était bien comme
constructible qu’elle se construisait. Il faut donc que son acte propre soit
la construction, et celle-ci est justement un changement. Le même argument
vaut pour les autres changements.
Confirmation indirecte
201.
201b16 Notre définition est
correcte. La manière dont les autres parlent du changement le rend manifeste,
ainsi que le fait qu’il n’est pas facile de le définir autrement : on ne
saurait le[535] ranger sous un autre
genre.
Opinions à discréditer
202.
201b19 Cela devient manifeste à
regarder où d’autres le rangent : on en fait l’altérité, l’inégalité, le
non-être. Pourtant, rien ne change nécessairement du fait de se trouver autre
ou inégal, ou de n’être pas. Le changement n’aboutit pas là non plus, ni n’en
procède davantage que des opposés.
Une réalité indéterminée
203.
201b24 La raison de ranger le
changement sous pareils genres, c’est qu’il donne l’impression d’une réalité
indéterminée. Or, vu leur caractère privatif, les principes de la seconde colonne
restent indéterminés : aucun n’est substance, ni qualité, ni aucune des
autres attributions.
Une perfection imparfaite
204.
201b27 Par ailleurs, cette
impression de constituer une réalité indéfinie, le changement la donne du fait
de ne pouvoir se ranger absolument ni comme puissance ni comme acte des êtres,
car ni la quantité en puissance ne change forcément, ni non plus la quantité en
acte. Le changement pourtant donne bien l’impression d’être un acte, mais c’en
est un imparfait ; ce qui le fait ainsi imparfait, c’est le sujet en puissance
dont il constitue l’acte. Voilà donc pourquoi il est difficile de saisir ce
qu’il est : il faudrait le ranger sous la privation, la puissance simple
ou l’acte simple [536], mais manifestement
aucun ne convient. Reste le procédé qu’on vient d’utiliser : en faire un
acte un peu spécial, celui qu’on a décrit. Ce type d’acte est difficile à
concevoir, mais son existence est possible.
#291. — Le Philosophe vient
d’établir la définition du changement et d’en manifester les différents
éléments. Il confirme ici la rectitude de cette définition : d’abord
directement, puis (201b19)
indirectement.
#292. — Comme confirmation directe,
voici son argument. Tout ce qui est en puissance peut éventuellement se trouver
en acte ; or la maison constructible est en puissance ; il existe donc pour
elle en tant que telle un acte propre. Ce sera ou la maison ou la construction.
Mais la maison ne peut constituer son propre acte en tant que constructible,
puisque comme telle c’est de se construire qui la réduit en acte ; or une fois
devenue maison, elle ne se construit plus. Reste donc que la construction même
constitue l’acte de la maison constructible en tant que telle. Or c’est
justement un changement. Celui-ci est donc bien l’acte du sujet en puissance en
tant que tel. Le même argument vaut pour les autres changements.
Clairement donc le changement est
le type d’acte qu’on a décrit[537] et on change effectivement
quand on est sous tel acte, ni avant ni après. Pas avant : on est alors en
puissance seulement, on n’a pas commencé à changer. Ni non plus après : du
fait d’avoir revêtu l’acte parfait, on ne se trouve plus du tout en puissance[538].
#293. — Le Philosophe montre
ensuite (201b16) indirectement que cette
définition est bien formulée, du fait que le changement ne peut se définir
autrement.
Il y consacre trois points :
il propose d’abord son intention, puis (201b19) présente et réfute les définitions
des autres et enfin (201b24) explique pourquoi les autres ont
formulé comme ils l’ont fait leurs définitions.
Manifestement, dit-il, le
changement se trouve bien défini, pour deux motifs : d’abord parce que les
définitions des autres ne conviennent pas, puis du fait qu’on ne peut le
définir autrement. La raison en est que le changement ne peut se ranger sous
un autre genre que l’acte du sujet en puissance.
#294. — Le Philosophe exclut
ensuite (201b19) les définitions des
autres.
Les autres, on doit le savoir, ont
défini le changement de trois manières.
Il est, selon eux, “l’altérité”, du
fait que le mobile se présente toujours autrement. Il est encore
“l’inégalité”, puisque le mobile s’approche sans cesse de son terme. Il
renvoie aussi à ce qui n’existe pas encore, il est “le non-être”, parce que le
mobile, tant qu’il change, ne dispose pas encore de la forme en laquelle il
change ; ce qui devient blanc, par exemple, “n’est pas” encore blanc.
Ces définitions, le Philosophe les
détruit de trois manières.
Il se fonde d’abord sur le sujet du
changement : si le changement était l’altérité ou l’inégalité ou le
non-être, tout sujet qui les revêtirait devrait changer. Mais du fait d’être
autre, on ne change pas forcément ; ni du fait d’être inégal ; ni du fait de
n’être pas. L’altérité, l’inégalité et le non-être ne peuvent donc pas
constituer le changement.
Il se fonde ensuite sur son
résultat. Le mouvement et le changement, en effet, ne tendent pas à l’altérité
plus qu’à la similitude, ni à l’inégalité plus qu’à l’égalité, ni à ne pas
être plus qu’à être. Par exemple, la génération change vers l’être et la
corruption vers le non-être. Le changement n’est donc pas plus altérité que
similitude, ni inégalité plus qu’égalité, ou non-être plus qu’être.
Il se fonde enfin sur son point de
départ. On change à partir de l’altérité, de l’inégalité et du non-être, mais
tout autant à partir de leurs opposés. Le changement ne doit donc pas se ranger
sous ces genres plus que sous leurs opposés.
#295. — Le Philosophe explique
ensuite (201b24) pourquoi les Anciens
ont défini le changement ainsi.
L’explication comporte deux
points : d’abord la cause de pareilles définitions, puis (201b27) la cause d’un
présupposé de celle-ci.
Voici pourquoi, dit-il, les Anciens
ont rangé le changement sous les trois genres mentionnés : l’altérité,
l’inégalité et le non-être : le changement donne l’impression d’une
réalité “indéterminée”, c’est-à-dire incomplète et imparfaite, comme sans
nature déterminée. Il paraît ainsi devoir se mettre dans un genre de
privation. De fait, Pythagore rangeait les réalités en deux colonnes, chacune
avec dix principes, et on donnait pour indéterminés ceux de la seconde colonne,
puisque privatifs de ceux de la première. Ils ne recevaient détermination
d’aucune forme qui provienne du genre de la substance, ni d’une forme de
qualité, ni d’aucune forme spéciale d’aucun genre existant, ni non plus
d’aucune forme de quelque autre attribution.
Dans une colonne, les
Pythagoriciens mettaient les dix réalités suivantes : le fini, l’impair,
l’un, la droite, le masculin, le repos, le droit, la lumière, le bien, le
triangle équilatéral ; dans l’autre : l’infini, le pair, la pluralité, la
gauche, le féminin, le changement, l’oblique, la ténèbre, le mal, le triangle
plus long d’un côté.
#296. — Il donne ensuite (201b27) la raison de ranger le
changement avec les réalités indéterminées.
La raison en est, dit-il, qu’on ne
peut le ranger ni sous la puissance ni sous l’acte. Si on le rangeait sous la
puissance, tout sujet en puissance, par exemple, à telle quantité, changerait
de quantité ; si on le rangeait sous l’acte, tout sujet qui aurait en acte
telle quantité changerait aussi de quantité. Certes, le changement est un
acte, c’est vrai ; mais il est un acte imparfait, intermédiaire entre
puissance et acte. Qu’il soit un acte imparfait appert du fait que l’entité
dont il est l’acte en est une en puissance[539]. Voilà pourquoi il est
difficile de saisir ce qu’est le changement. Au premier regard, il semble ou
bien simplement un acte, ou bien simplement une puissance, ou bien se ranger
sous la privation, ce qui a porté les Anciens à le ranger sous le non-être et
l’inégalité. Mais rien de cela ne peut constituer son genre[540]. Pour définir le
changement, il ne reste donc plus que la manière dont on a
procédé : le donner comme un acte du type qu’on a dit, celui d’un sujet
en puissance.
Certes il reste difficile de
concevoir pareil acte, vu son mélange d’acte et de puissance ; son existence
n’en est pas pour autant impossible, mais se peut très bien.
Acte du mobile
205.
202a3 Le moteur aussi change,
du moins tout moteur mobile du fait de se trouver en puissance[541].
206.
202a4 Et dont l’immobilité
constitue un repos : c’est en effet pour le sujet du changement que
l’immobilité est repos.
207.
202a5 De fait, agir sur le
mobile, comme tel, c’est le faire changer lui ; mais en le faisant par contact,
on se trouve en même temps à subir de sa part un changement.
Nouvelle définition du changement
208.
202a7 Cela fait que le
changement, c’est l’acte[542] du mobile comme mobile.
Le moteur, mobile par accident
208bis.
202a8 Toutefois celui-ci se
produit moyennant un contact du moteur, ce qui contraint ce dernier à subir un
changement du même coup. Cependant, le moteur comportera[543] toujours une
forme : substance, qualité ou quantité, qui sera principe et cause du
changement qu’il induira. Par exemple, c’est l’homme en acte[544] qui, d’un homme en
puissance, fait un homme.
Acte du moteur et du mobile
209.
202a13 Ce qui fait souvent
difficulté se résout manifestement : c’est dans le mobile qu’est le
changement, qui en devient l’acte[545] grâce au moteur.
210.
202a15 Mais l’action[546] du moteur n’en est pas
distincte.
211.
202a15 De fait, il faut un acte
pour chacun : du fait de pouvoir faire changer, on est moteur seulement en
puissance[547] ; c’est du fait
d’induire le changement[548] qu’on l’est proprement[549].
212.
202a17 Il est en somme capable
d’actualiser[550] le mobile, de sorte que
l’acte est le même et unique pour les deux.
213.
202a18 Ainsi, on parcourt le même
espace d’un à deux et de deux à un, en montant et en descendant. Voilà une
réalité unique, mais avec des définitions qui ne le sont pas. C’est pareil pour
le moteur et le mobile.
#297. — Le Philosophe vient de
définir le changement ; il montre ici de quel sujet il est l’acte, si c’est du
mobile ou du moteur.
À cette occasion, peut-on dire, il
présente une autre définition du changement ; elle se rapporte à la précédente
comme une définition formelle à une matérielle, comme une conclusion à son
principe. La voici : “Le changement est l’acte du mobile en tant que
mobile.”
Cette définition se conclut
effectivement de la précédente. Le changement, y affirmait-on, est l’acte du
sujet en puissance en tant que tel. Or ce sujet est le mobile ; ce n’est pas le
moteur, qui en tant que tel constitue un sujet en acte. Le changement est donc
bien l’acte du mobile en tant que tel.
#298. — Cette considération se
divise en trois : le Philosophe montre d’abord que le changement est
l’acte du mobile, puis (202a15) comment il se rapporte au moteur
et enfin (202a21)
soulève
une difficulté.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe donne d’abord la nouvelle définition du
changement comme acte du mobile, puis (202a13) éclaire grâce à elle quelque chose
qui pouvait faire difficulté.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe recherche d’abord cette définition, puis (202a7) la conclut et enfin (202a8) la manifeste.
Changer, mentionne-t-il d’abord
dans cette recherche, ne concerne le moteur que par accident. Cette mention se
divise en deux : le Philosophe prouve d’abord que tout moteur change, puis
(202a5) montre d’où cela lui
vient.
#299. — Que le moteur change, il en
donne deux preuves.
Voici la première (202a3). En un sens, tout ce
qui est d’abord en puissance puis en acte change. Or le moteur l’est d’abord
en puissance puis en acte. Un moteur de la sorte doit donc changer. C’est le
sens de son affirmation comme quoi tout moteur vient à changer, du fait de se
trouver à un moment ‘mobile’ en puissance, c’est-à-dire en puissance à changer[551]. C’est que le
changement est l’acte de ce qui est en puissance, ce qui est le cas de tout
moteur naturel. C’est pour cela qu’on disait[552] que tout moteur naturel
change.
#300. — Voici la seconde (202a4). Le changement convient
aussi à tout ce dont l’immobilité est repos. C’est que repos et changement,
étant des opposés, doivent s’attribuer aux mêmes sujets. Or l’immobilité du
moteur, le fait qu’il cesse de changer, mérite le nom de repos ; on repose,
dit-on, quand on cesse d’agir. Tout pareil moteur change, donc, dont
l’immobilité est repos.
#301. — Le Philosophe montre
ensuite (202a5) d’où vient, pour le
moteur, qu’il change. Or cela ne lui vient pas du fait de faire changer, mais
de le faire par contact. Car faire changer est faire qu’autre chose change ;
c’est ce qui subit pareille influence d’un moteur qui change. Mais cette
action, le moteur y procède par contact, puisque c’est par contact que les
corps agissent. Aussi le moteur se trouve-t-il du même coup à subir un
changement, car tout ce qui entre en contact en subit un.
Cela, il faut bien le comprendre, a
lieu pour autant qu’il y a contact mutuel, c’est-à-dire pour autant qu’à la
fois on touche et on est touché, comme c’est le cas de tout ce qui communique
par sa matière : chacun se fait changer par l’autre quand on se touche.
Par contre, les corps célestes, exemptés de communication matérielle avec les
corps inférieurs, agissent sur eux sans en subir de changement ; ils touchent
sans être touchés[553].
#302. — Il donne ensuite (202a7) la définition du
changement. Quoique le moteur change, conclut-il, le changement n’est quand
même pas l’acte du moteur, mais du mobile comme tel.
Cela, il le manifeste du fait que
ce soit par accident que le moteur change et que cela ne lui convient pas par
soi. Par conséquent, si on change dans la mesure où on a pour acte le changement,
ce dernier n’est pas l’acte du moteur, mais du mobile, et de ce dernier non en
tant que moteur, mais en tant que mobile.
Que, par ailleurs, ce soit par
accident que le moteur change, il le manifeste (202a8) grâce à ce qui précède[554] : ‘cet acte’,
celui du mobile, le changement, s’ensuit du contact du moteur ; de cela
s’ensuit que ce dernier subisse un changement tout en agissant. De la sorte,
changer convient par accident au moteur.
Que cela ne lui convienne pas par
soi, il le manifeste du fait que clairement c’est toujours grâce à une forme
qu’il fait changer : une forme du genre de la substance, dans le
changement substantiel ; une forme du genre de la qualité, dans l’altération ;
une forme du genre de la quantité, dans la croissance et la décroissance. Ce
sont de pareilles formes qui sont causes et principes de changements, puisque
tout agent fait changer selon sa forme. En effet, tout agent agit en autant
qu’il est en acte, comme c’est un homme en acte qui fait d’un homme en
puissance un homme en acte. Toute chose se trouvant en acte par sa forme, c’est
la forme le principe moteur. Ainsi, faire changer convient en tant qu’on a une
forme grâce à laquelle on est en acte. Le changement étant l’acte d’une entité
en puissance[555], rien n’en est affecté
en tant que moteur, mais seulement en tant que mobile. C’est pourquoi
intervient dans la définition du changement qu’il est l’acte du mobile ‘en tant
que mobile’.
#303. — Le Philosophe résout
ensuite (202a13) une difficulté grâce à
ce qui précède. En effet, d’aucuns ont coutume de soulever comme difficulté de
savoir si le changement se trouve dans le moteur ou dans le mobile.
Cette difficulté, le Philosophe la résout
grâce à ce qui précède. Manifestement, en effet, l’acte de quoi que ce soit se
trouve en ce dont il est l’acte. L’acte qu’est le changement est donc manifestement
dans le mobile, puisqu’il est l’acte du mobile, bien qu’il soit causé en lui
par le moteur.
#304. — Il montre ensuite (202a5) en quel sens le
changement se rapporte au moteur.
Il propose d’abord son intention.
L’acte du moteur, dit-il, n’en est pas un autre que celui du mobile : tout
en étant l’acte du mobile, le changement est aussi en un sens l’acte du moteur.
#305. — Puis (202a15) il manifeste son
propos, et ce en trois points : il montre d’abord qu’il y a un acte pour
le moteur, comme pour le mobile, car tout ce qui se dit en puissance et en acte
comporte un acte pertinent. Le sujet du changement se dit ‘mobile’ pour sa
puissance à changer, mais ‘en changement’[556] quand il change de
fait. En contrepartie, l’agent du changement se dit ‘moteur’ seulement en
puissance[557] du fait de pouvoir
faire changer ; il se dit plus proprement ‘moteur’[558] quand il fait
actuellement changer[559]. Les deux, donc, le
moteur comme le mobile, doivent avoir un acte.
#306. — Le Philosophe montre
ensuite (202a17) que c’est le même acte
qui convient au moteur et au mobile. Le moteur l’est du fait d’agir et le
mobile du fait de subir. Mais c’est le même changement que le moteur produit
comme agent et que le mobile reçoit comme patient. Voilà le sens de sa
remarque, que le moteur est “capable d’actualiser” le mobile : il cause
l’acte du mobile. Aussi faut-il que ce soit le même acte pour les deux, pour le
moteur et pour le mobile : car c’est le même changement qui sort du moteur
comme de sa cause efficiente et qui aboutit dans le mobile, comme dans le
patient qui le reçoit.
#307. — Il manifeste enfin (202a18) cela avec des exemples.
Il y a la même distance réelle entre un et deux et entre deux et un. Elle
commande néanmoins deux définitions différentes : en décrivant le rapport
à partir de deux pour aller vers l’un, on parle de double, tandis qu’en sens
contraire on parle de moitié. Pareillement, c’est le même espace qu’on monte et
qu’on descend ; pourtant, en variant principe et terme, on parle d’ascension
et de descente. Il en va pareillement du moteur et du mobile : le
changement, en tant qu’il procède du moteur au mobile, est l’acte du moteur ;
mais en tant qu’il est dans le mobile à cause du moteur, il est l’acte du
mobile.
Impasse : acte du moteur ou du mobile?
214. 202a21 On se trouve face à une impasse
rationnelle[560], car sans doute faut-il
un acte distinct[561] à l’agent et au
patient : l’action pour le premier, la passion pour le second, du fait que
voilà leurs œuvres et fins respectives[562].
215.
202a25 Chacune est changement.
S’il s’agit de changements distincts, quel sera leur sujet : le patient et
le mobile pour les deux? L’agent pour l’action et le patient pour la passion?
Si de fait on devait appeler aussi action cette dernière, on en ferait un
homonyme.
216.
202a28 Dans le second cas, le
moteur comportera changement, car la même proportion vaut pour le moteur et le
mobile. Alors tout moteur changera ou comportera changement sans changer.
217.
202a31 Supposons alors les
deux, l’action et la passion, dans le mobile, dans le patient. L’enseignement
et la discipline[563], deux changements
distincts, résideront ainsi dans le disciple. D’abord alors chaque sujet n’aura
plus en lui son propre acte. Ensuite, il est absurde de subir deux changements
à la fois : deux altérations, par exemple, pour induire en un même sujet une
espèce unique. Voilà de l’impossible.
218.
202a36 Un seul acte, alors? Il
est pourtant irrationnel, pour deux sujets spécifiquement différents, de
partager un seul et même acte. Or ce sera le cas, si l’enseignement et la
discipline constituent le même changement, et de même l’action et la passion,
et si de même enseigner est la même chose qu’apprendre, et agir que
pâtir : tout enseignant devra apprendre, et tout agent pâtir[564].
Solution
219.
202b5 En réalité, il n’y a pas
absurdité à ce que l’acte de l’un se retrouve dans l’autre. L’enseignement,
par exemple, est bien l’acte du maître ; il se retrouve pourtant aussi en son
disciple, sans s’être séparé de lui, mais en restant d’un tel en tel autre.
220.
202b8 Rien n’empêche non plus
le même acte de parfaire deux sujets, sans comporter la même essence[565], toutefois, mais comme
ce à quoi on est en puissance se rapporte à ce à quoi on est en acte. Qui
enseigne ne doit pas non plus apprendre, même si l’agir et le pâtir sont la
même chose. À la condition, cependant, qu’ils ne soient pas mêmes à la façon de
choses dont une notion unique rend ce que leur essence est[566], comme ‘pardessus’ et
‘manteau’, mais le soient comme la route de Thèbes à Athènes est la même que
celle d’Athènes à Thèbes. Tous les mêmes attributs, en effet, n’appartiennent
pas à tous les sujets identiques peu importe comment, mais seulement à ceux
dont l’essence est la même.
221.
202b16 Maintenant, que
l’enseignement et la discipline soient la même chose n’entraîne pas non plus
qu’apprendre et enseigner le soient. De la sorte, qu’il y ait une seule
distance entre deux lieux ne fait pas que celle d’ici à là et de là à ici soit
exactement la même et unique.
222.
202b19 À parler absolument,
enfin, ni l’enseignement n’est proprement la même chose que la discipline, ni
non plus l’action que la passion ; c’est plutôt le sujet auquel ceux-là
s’attribuent, le changement, qui l’est. C’est que, pour l’acte de tel sujet,
s’y trouver ou en dépendre entraîne des définitions différentes.
Application aux parties
223. 202b23 Pour ce qu’est le changement, voilà
donc qui vaut à la fois pour son tout et pour chacune de ses parties, car
comment définir chacune de ses espèces ne manque plus d’évidence :
l’altération, par exemple, constitue l’acte de l’altérable en tant
qu’altérable. Plus clairement encore : le changement est l’acte des
entités active et passive en puissance, en tant que telles, d’abord absolument,
puis cas par cas : la construction, le soin médical. Cela s’appliquera de
la même manière à chaque autre changement.
#308. — Le Philosophe vient de
montrer le changement comme l’acte du mobile et du moteur ; il soulève
maintenant une difficulté à ce propos.
Il la soulève d’abord, puis (202b5) la résout.
Le premier point se divise en
deux : avant de poursuivre avec la difficulté (202a25), le Philosophe fait d’abord
certaines affirmations.
#309. — On se trouve, dit-il, “face
à une impasse rationnelle”, c’est-à-dire une difficulté logique : des
arguments probables attaquent les deux positions éventuelles.
Cette difficulté suppose un
prérequis : il y a un acte pour l’agent et un autre pour le patient,
ainsi qu’on en attribuait un au moteur et un au mobile[567]. On appelle celui de
l’agent ‘action’ et celui du patient ‘passion’. Le Philosophe le prouve du fait
que tout être trouve son acte et sa perfection dans son œuvre et sa fin. Par
conséquence manifeste, œuvre et fin étant pour l’agent son action, et pour le
patient, sa passion, voilà leurs actes respectifs.
#310. — Il présente ensuite (202a25) la difficulté :
manifestement, tant l’action que la passion constituent un changement, puisque
chacune est la même chose que le changement. Mais s’agira-t-il du même
changement ou de changements distincts?
Distincts, chacun aura tout de même
besoin d’un sujet : ce sera le patient, le mobile, pour les deux ; ou bien
l’agent pour l’une, l’action, et le patient pour l’autre, la passion. Situer à
l’inverse la passion dans l’agent et l’action dans le patient, c’est
manifestement parler par homonymie et appeler ‘action’ la passion, et réciproquement.
Le Philosophe paraît omettre une quatrième possibilité : que les deux
résideraient dans l’agent ; c’est qu’il a montré que le changement s’effectue
dans le mobile, ce qui exclut qu’aucun ne serait dans le patient et les deux
dans l’agent.
#311. — Des deux possibilités, il
examine d’abord (202a28)
la seconde, que l’action réside dans l’agent et la passion dans le patient.
Comme l’action constitue un changement[568], il y aura du
changement dans le moteur. Le même principe s’applique en effet au moteur et au
mobile : tout ce qui comporte changement change. Autrement dit, la
proportion est la même entre moteur et mobile et entre patient et agent. Bref,
tout moteur change[569] ou quelque chose peut
comporter changement sans changer ; les deux prétentions sont manifestement absurdes.
#312. — Il examine ensuite (202a31) l’autre possibilité.
Plaçons, dit-il, l’action et la passion, chacune étant un changement, dans le
patient, dans le mobile. Tant l’enseignement donné par le maître que la discipline
reçue par le disciple s’effectueront alors dans ce dernier. Deux absurdités
s’ensuivent.
La première : comme l’action,
attribuée à l’agent comme son acte[570], ne réside plus en
celui-ci, mais dans le patient, on ne trouvera plus en chacun son propre acte.
L’autre : le même et unique
mobile subira deux changements. L’action et la passion, suppose-t-on pour le
moment, constituent deux changements ; or tout ce qui comporte changement
change par celui-ci. Si donc l’action et la passion résident dans le mobile, le
mobile subit là deux changements. Cela revient à trouver dans un seul sujet
deux altérations qui induisent une seule espèce ; un sujet unique, par exemple,
subirait deux blanchiments. C’est chose impossible. Certes, pour un même sujet,
il n’y aurait aucune absurdité à subir deux altérations simultanées qui
aboutissent à des espèces différentes : un blanchiment et un
réchauffement, par exemple. Mais manifestement, l’action et la passion
aboutissent à la même espèce : c’est la même chose que l’agent agit et que
le patient pâtit.
#313. — Le Philosophe s’attaque
ensuite (202a36) à l’autre position
éventuelle : l’action et la passion, pourrait-on dire, ne constituent pas
deux changements, mais un seul. Partant de là, le Philosophe conduit à quatre absurdités.
La première : des sujets
spécifiquement différents partageront le même acte. En effet, l’action est
l’acte de l’agent, et la passion, celui du patient[571], des sujets
spécifiquement différents ; s’ils constituent le même changement, le même acte
parfait des sujets spécifiquement différents.
La seconde : si l’action et la
passion constituent un seul changement, l’action est la même chose que la
passion, et l’enseignement issu du maître, la même chose que la discipline
reçue par son disciple.
La troisième : agir est la
même chose que pâtir, et enseigner, la même chose qu’apprendre.
La quatrième : tout maître
apprend et tout agent pâtit.
#314. — Le Philosophe résout
ensuite (202b5) la difficulté soulevée.
De fait, l’action et la passion,
manifestement, ne sont pas deux changements, mais un seul et le même[572] : pour autant
qu’il procède de l’agent, on le nomme ‘action’, et ‘passion’, pour autant qu’il
s’effectue dans le patient.
#315. — Aussi n’a-t-on pas à
résoudre les difficultés liées à la première partie, où on supposait que
l’action et la passion constituaient deux changements. Une seule demande
encore solution si on voit l’action et la passion comme un seul
changement : l’action étant l’acte de l’agent[573], si l’action et la
passion sont un seul changement, l’acte de l’agent réside de quelque façon dans
le patient, l’acte d’un sujet, donc, dans un autre sujet. Avec les quatre
absurdités issues de l’autre position, cela fait cinq difficultés à résoudre.
#316. — Il n’y a pas absurdité,
dit-il d’abord, à ce que l’acte d’un sujet réside en un autre. L’enseignement,
par exemple, est l’acte de l’enseignant, mais à partir de lui, il tend à se
continuer à un autre. Par suite, le même acte reste “d’un tel”, de l’agent,
comme issu de lui, mais il se trouve pourtant dans le patient, comme reçu en
lui. L’absurde serait que l’acte de l’un réside en l’autre de la même manière
qu’il constitue l’acte du premier.
#317. — Il résout ensuite (202b8) une autre
absurdité : le même acte le serait de deux sujets.
Rien n’empêche, dit-il, d’avoir un
seul acte pour deux sujets, à la condition que cette unique réalité se conçoive
sous des définitions distinctes. C’est ainsi qu’on a réellement la même
distance de deux à un et d’un à deux, et du sujet en puissance à son agent, et réciproquement.
Le même acte réel constitue celui de deux sujets, mais en répondant à deux
définitions distinctes : il est celui de l’agent pour autant qu’il en
procède, mais du patient pour autant qu’il réside en lui.
#318. — Il répond à cette occasion
aux trois autres absurdités déduites l’une de l’autre, en ordre rétroactif ;
d’abord donc à la dernière conclue, la pire. C’est donc à la cinquième qu’il
répond en troisième.
L’enseignant ne doit pas apprendre,
dit-il, ni l’agent pâtir, même si agir et pâtir sont la même chose. À la
condition, toutefois, de préciser qu’ils ne sont pas la même chose comme ce qui
se conçoit sous une notion unique, comme le pardessus et le manteau[574], mais comme ce qui constitue
le même sujet, quoique sous des notions différentes, comme la route de Thèbes à
Athènes et d’Athènes à Thèbes[575]. En effet, tous les
mêmes attributs ne conviennent pas forcément à tout ce qui est la même chose
sous n’importe quel rapport, mais seulement à ce qui constitue le même sujet,
ou la même réalité, sous la même définition. Aussi, même en accordant qu’agir
et pâtir soient la même chose, tant qu’ils ne commandent pas la même
définition, il ne s’ensuit pas que quiconque agisse pâtisse du fait même.
#319. — Il répond ensuite (202b16) à la quatrième absurdité.
Même si, dit-il, l’enseignement du maître et la discipline du disciple sont la
même chose, enseigner et apprendre n’en deviennent pas pour autant la même
chose aussi. C’est qu’enseignement et discipline s’attribuent abstraitement,
mais enseigner et apprendre concrètement. On les contracte à leurs fins ou à
leurs termes, qui suggèrent des définitions différentes pour l’action et la passion.
Pareillement, bien qu’on dise, en le prenant abstraitement, que la distance est
la même entre deux lieux, si cependant on descend concrètement aux termes de
cette distance, en parlant de celle d’ici à là et de là à ici, on n’a plus
affaire exactement à la même et unique chose.
#320. — Il répond ensuite (202b19) à la troisième
absurdité, en détruisant l’inférence qui faisait conclure que si l’action et la
passion constituent un seul changement, elles sont la même chose.
On doit finalement admettre,
dit-il, que cela n’entraîne pas non plus qu’action et passion, ou
qu’enseignement et discipline soient la même chose, mais que le changement
auquel l’un et l’autre s’attribuent reste le même. Il se trouve action sous une
définition et passion sous une autre. Au regard de la définition, en effet, il
y a différence entre être l’acte de tel sujet du fait de se trouver ‘en lui’ et
l’être du fait d’exister ‘par lui’. Or un changement se dit action pour autant
qu’il est l’acte d’un agent et existe par lui, mais passion pour
autant qu’il l’est d’un patient et se trouve en lui.
En conséquence, le changement du
moteur et du mobile reste le même tant qu’il s’abstrait des deux définitions ;
cependant l’action et la passion diffèrent quand elles incluent dans leur
signification ces définitions différentes.
Manifestement donc, le changement
fait abstraction des définitions de l’action et de la passion ; il ne se range
donc ni sous l’attribution de l’action ni sous celle de la passion, malgré la
prétention de certains.
#321. — Mais deux difficultés
restent à ce propos.
La première : si l’action et
la passion constituent un seul changement, si seule leur définition diffère[576], elles ne devraient pas
constituer deux attributions, puisque celles-ci sont les genres des choses.
La seconde : si le changement
est ou action ou passion, on n’en trouvera pas dans la substance, la qualité,
la quantité et le lieu, contrairement à ce qu’on prétendait[577] ; il se rangera plutôt
tout entier sous l’action et la passion.
#322. — Éclairer ces difficultés
prérequiert de savoir que la division de l’être en dix attributions n’est pas
univoque, comme celle d’un genre en ses espèces ; elle s’accorde plutôt aux
divers sens que l’être revêt. Or les sens de l’être correspondent à ceux de
l’attribution. En attribuant une chose à une autre, en effet, on dit que l’une est
l’autre ; c’est pour cela que les dix attributions se considèrent comme les
dix genres de l’être.
Toute l’attribution se partage en
trois voies.
L’une attribue à un sujet un
élément de son essence. Ainsi : “Socrate est homme” ; “L’homme est
animal”. Voilà comment entendre l’attribution de la ‘substance’.[578]
Une seconde attribue au sujet un
caractère inhérent, mais non pertinent à son essence. Pareil attribut peut
tenir à sa matière ; d’elle découle l’attribution de la ‘quantité’. Celle-ci
tient proprement à la matière, ce qui a porté Platon à lui rattacher le grand.
— L’attribut peut aussi découler de la forme, donnant l’attribution de la
‘qualité’. Cela explique que des qualités se fondent sur une quantité, comme la
couleur sur la surface et la figure sur les lignes ou les surfaces. —
L’attribut relève encore d’une relation à autre chose, donnant alors
l’attribution de la ‘relation’ : affirmer qu’“un homme est père” ne lui
attribue pas un caractère absolu, mais un rapport qu’il entretient avec
quelque chose d’extérieur.
On use de la troisième voie quand,
moyennant dénomination[579], on attribue au sujet
un objet extérieur. Il s’agit de ce procédé qui fait dire que “tel homme est”
non pas blancheur, mais “blanc” ; on reconnaît ainsi aux substances jusqu’à des
accidents extérieurs. On le fait en des sens communs à tout sujet, mais aussi
en un sens inspiré d’accidents réservés à l’homme.
La chose extérieure dont le nom
inspire une dénomination commune le fait au titre de cause ou de mesure ;
c’est du fait d’être causé ou mesuré par elle que le sujet se voit attribuer
un nom dérivé du sien. Toutefois, sur les quatre genres de causes, deux
constituent des parties de l’essence : la matière et la forme ;
l’attribution qui s’en inspire concernera donc l’attribution de la substance,
lorsque, par exemple, on attribue à l’homme d’être ‘rationnel’ ou ‘corporel’.
Par ailleurs, la cause finale ne cause rien indépendamment de l’agent, puisqu’elle
n’a titre de cause que pour autant qu’elle motive l’agent. Seule la cause
efficiente, donc, peut inspirer pareille dénomination de l’extérieur.
Dénommer un effet par sa cause
efficiente entraîne ainsi l’attribution de la ‘passion’, car pâtir n’est rien
d’autre qu’accueillir l’action d’un agent. Réciproquement, dénommer une cause
efficiente par son effet entraîne l’attribution de l’‘action’, car l’action
est l’acte reçu de l’agent en autre chose[580].
La mesure aussi est tantôt interne
tantôt externe.
La mesure interne, c’est la
longueur, la largeur et la profondeur propre à chaque corps ; en tirer son nom,
c’est donc le dériver d’un accident interne et inhérent ; aussi cela se
rattache-t-il à l’attribution de la quantité.
Les mesures extérieures sont le
temps et le lieu. Dériver son nom de son temps entraîne l’attribution du temps
et le dériver de son lieu entraîne celles du lieu et de la position, qui ajoute
au lieu l’ordre qu’y tiennent les parties.
Il n’y avait pas besoin de préciser
pareillement le temps, car l’ordre que les parties y tiennent est déjà impliqué
dans sa notion : le nombre du changement en rapport à ce qu’il comporte
avant et après. On marque donc ‘quand’ et ‘où’ on est[581], quand on dérive son
nom de son temps ou de son lieu.
On trouve par ailleurs quelque
chose de spécial chez l’homme. La nature a fourni aux autres animaux des moyens
suffisants pour conserver leur vie : des cornes pour se défendre, une peau
épaisse et poilue pour se couvrir, des sabots et autres protections pour se
déplacer sans se blesser. Aussi, déclarer pareils animaux armés, vêtus ou
chaussés ne les dénomme pas en partant d’un aspect extérieur, mais le fait à
partir de leurs parties. Chez eux cela intéresse l’attribution de la substance
; on ferait pareil pour l’homme, en le déclarant ‘manuel’ ou ‘pédestre’[582], pour exprimer qu’il a
des mains et des pieds.
Cependant, la nature ne pouvait pas
aussi bien fournir à l’homme ses moyens : ceux-ci ne convenaient pas à la
délicatesse de sa complexion, ni à la variété des œuvres qui s’offrent à lui
du fait qu’il possède la raison. La nature ne pouvait pas non plus adapter
d’autres instruments déterminés pour toutes ces œuvres. À la place, l’homme
détient sa raison, qui lui permet de se préparer des instruments externes pour
remplacer ceux qui, chez les autres animaux, sont internes. Aussi, déclarer
l’homme ‘armé’, ‘vêtu’, ‘chaussé’, c’est lui dériver un nom d’une chose
extrinsèque qui n’est ni sa cause ni sa mesure. Cela entraîne une attribution
spéciale, qu’on appelle ‘possession’.
Cette attribution, il faut tout de
même le remarquer, vaut aussi pour les autres animaux, à les regarder toutefois
non pas en leur nature, mais en l’usage que l’homme en fait ; comme quand on
qualifie un cheval de ‘harnaché’[583], ‘sellé’, ‘armé’.
#323. — La situation
s’éclaire : malgré l’unité du changement, on assume deux attributions à
son occasion, du fait de dériver leurs dénominations d’entités extérieures
distinctes : l’une est l’agent, dont on tire comme de l’extérieur, par
mode de dénomination, l’attribution de la passion ; l’autre est le patient, à
partir de laquelle on dénomme l’agent.[584] Ainsi appert la
solution de la première difficulté.
#324. — La seconde difficulté se
résout facilement. En effet, la notion du changement ne s’élabore pas seulement
grâce à ce qu’il y en a dans la réalité, mais aussi grâce à ce que la raison en
saisit.
Du changement, en effet, il ne se
trouve dans la réalité qu’un acte imparfait, une espèce d’ébauche de l’acte
parfait qui se réalisera dans le mobile. Par exemple, en ce qui se fait
blanchir, commence déjà à se trouver de la blancheur. Mais pour que cet acte
imparfait réponde à la notion de changement, il doit rester appréhendé comme
intermédiaire entre deux termes : le terme antérieur s’y compare comme
puissance à acte, ce qui fait déclarer le changement comme acte ; le terme
postérieur s’y compare comme parfait à imparfait, ou acte à puissance, raison
de déclarer le changement acte d’une entité en puissance[585].
Aussi, tout imparfait qu’on ne
regarde pas comme tendant à plus parfait constitue un terme de changement, et
non un changement qui affecte de fait un mobile ; quand par exemple on commence
à blanchir et qu’on interrompt tout de suite l’altération.
En regard de ce qu’il y en a dans
la réalité, le changement se met donc par réduction dans le genre qui le
termine, comme tout imparfait se réduit au parfait correspondant[586]. Mais en regard de ce
que la raison en saisit, qu’il constitue un intermédiaire entre deux termes,
la notion de cause et d’effet se trouve déjà impliquée, puisque se trouver
réduit de puissance à acte ne se fait que moyennant une cause efficiente. Sous
ce rapport, le changement concerne les attributions de l’action et de la
passion, puisqu’elles sont suggérées par les notions de la cause efficiente et
de son effet[587].
#325. — Le Philosophe applique
ensuite (202b23) la définition aux
parties du changement. La définition élaborée, dit-il, se prend universellement
comme particulièrement. En effet, sur la base de cette définition universelle
du changement devient manifeste celle de chaque partie. Puisque le changement
est l’acte du mobile en tant que tel, l’altération se trouve l’acte de
l’altérable en tant que tel. Il en va pareillement des autres espèces.
On faisait difficulté à savoir si
le changement est l’acte du moteur ou du mobile. Il est celui, a-t-on montré, à
la fois de l’agent, en tant qu’issu de lui, et du patient, en tant que produit
en lui. Pour effacer toute difficulté, ajoutons encore plus clairement :
“le changement est “l’acte des entités active et passive en puissance”[588].
Contractons plus
distinctement : la construction, comme changement, est l’acte à la fois du
constructeur et du construisible en tant que tels. Il en va pareillement du
soin médical et des autres changements.
L’infini, objet de la science naturelle
224.
202b30 La science de la
nature porte sur les grandeurs, le changement et le temps, dont il faut que
chacun soit ou infini ou fini, bien que ce ne soit pas le cas de tout
être : une passion, un point, par exemple, n’ont aucun besoin de se ranger
sous l’un ou l’autre. C’est donc bien au naturaliste qu’il convient d’examiner,
pour l’infini, s’il existe ou non et, s’il existe, ce qu’il est.
225.
202b35 Voici un signe que son
examen précis relève de cette science : tous ceux qui passent pour avoir
touché de manière raisonnable[589] à pareille philosophie
ont élaboré un discours sur l’infini.
Pythagoriciens et Platoniciens
226.
203a3 Tous en font une espèce
de principe des êtres. Les uns, comme les Pythagoriciens et Platon, tiennent
toutefois l’infini comme une réalité indépendante[590] : non l’attribut[591] d’autre chose, mais une
substance.
227. 203a6 Sauf que les Pythagoriciens placent l’infini dans les
corps sensibles, puisqu’ils n’en séparent pas le nombre, mais au-delà du ciel.
Platon, au contraire, n’admet aucun corps à l’extérieur, pas même les idées,
puisqu’elles ne sont nulle part ; il situe l’infini à la fois dans les corps
sensibles et en elles.
228. 203a10 En outre, les premiers soutiennent que l’infini, c’est
le pair : saisi et retenu sous l’impair, il apporte aux êtres l’infinité.
Un signe en est ce qui se passe avec les nombres : en superposant les
gnomons autour de l’Un, et à l’extérieur de lui[592], l’espèce résultante
est dans un cas toujours une autre, dans l’autre une seule.[593] Platon, par contre,
distingue deux infinis : le grand et le petit.
Naturalistes
229. 203a16 Tous ceux qui traitent de la nature mettent toujours
sous l’infini une autre nature, empruntée à ce qu’on appelle des
éléments : l’eau, l’air ou leur intermédiaire. Toutefois, parmi ceux qui
limitent le nombre des éléments, aucun ne les fait infinis. Tous ceux, par
contre, qui les font infinis, comme Anaxagore et Démocrite, déclarent l’infini
continu par contact, l’un à partir de parties semblables, l’autre à partir de
toute semence de figures. Et l’un prétend que toute partie est pareillement
mélangée au tout, du fait de constater que n’importe quoi s’engendre de
n’importe quoi ; pour cela, semble-t-il, il affirme que toutes choses se sont
trouvées solidement rattachées à un moment : telle chair et tel os, et
pareillement n’importe quoi ; toutes donc, et simultanément ; car la séparation
nécessite un principe non seulement en chaque chose, mais dans leur ensemble.
En effet, puisque ce qui s’engendre le fait à partir d’un corps semblable, et
que toute chose comporte génération, quoique non simultanée pour toutes, il
faut donc un principe à la génération, un principe unique ; lui l’appelle
intelligence. L’intelligence elle-même a besoin d’un principe pour se mettre à
penser. Tout doit donc s’être trouvé ensemble à un moment, puis à un autre
moment avoir commencé à se déplacer. Démocrite, lui, prétend que les premiers
corps ne s’engendrent pas l’un de l’autre, mais qu’il y a un corps commun comme
principe de tous les autres, comportant différence de grandeur et de figure
entre ses parties. Il en devient manifeste que pareil examen relève des
naturalistes.
Propriétés universellement reconnues
230. 203b4 Raisonnablement, tous le
reconnaissent aussi comme principe. C’est qu’il ne peut exister en vain, ni se
voir attribuer une autre puissance que celle de principe. Tout est principe, en
effet, ou issu de principe ; mais il n’y a pas de principe de l’infini, car ce
serait un terme[594] pour lui. En outre, il
n’est ni engendré ni corruptible, s’il s’agit d’un principe, puisque tout ce
qui s’engendre doit prendre fin et toute corruption avoir une fin. C’est
pourquoi, disons-nous, il n’y en a pas de principe, mais c’est lui qui donne
l’impression de servir de principe au reste, et d’embrasser et de diriger tout,
à ce que disent tous ceux qui n’admettent pas d’autres causes à part l’infini,
comme seraient l’intelligence ou l’amitié. Même qu’il serait de nature divine,
étant immortel et impérissable, au dire d’Anaximandre et de la plupart des
naturalistes.
#326. — Après avoir traité du
changement, le Philosophe s’intéresse à l’infini.
Il montre d’abord que ce sujet
relève de la science naturelle, puis (203b15) en traite.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord qu’il appartient à la science
naturelle de traiter de l’infini, puis (203a3) présente les opinions des anciens
philosophes à son sujet.
#327. — Il appuie son premier point
sur un argument et un signe.
Voici l’argument. La science
naturelle s’intéresse aux grandeurs, au temps et au changement, lesquels
comportent nécessairement fini ou infini, car chacun se range sous l’un des
deux. Il appartient donc au philosophe naturel d’examiner si l’infini existe et
ce qu’il est.
La considération de l’infini,
pourrait-on objecter, concerne plutôt le philosophe premier, en raison de son
universalité. Tout être, mentionne le Philosophe, pour écarter cette idée, n’a
pas à être fini ou infini, car le point et la passion, au sens de la qualité
affective, ne se rangent sous aucun des deux. Or ce qui relève de la
considération du philosophe premier, ce sont des propriétés qui découlent de
l’être en tant qu’être, pas seulement d’un genre déterminé de l’être.
#328. — Le Philosophe montre
ensuite (202b35) la même chose avec un
signe tiré de la considération des philosophes naturels.
Tous ceux qui ont traité
raisonnablement de ce type de philosophie, la science naturelle, ont fait
mention de l’infini. De là se tire un argument que rend recevable[595] l’autorité des sages,
comme quoi il appartient à la philosophie naturelle de traiter de l’infini.
#329. — Il présente ensuite (203a3) les opinions des
Anciens sur l’infini.
Il montre d’abord en quoi elles se
différencient, puis (203b4) en quoi toutes se ressemblent.
Le premier point en comporte
deux : le Philosophe présente d’abord les opinions de philosophes non naturalistes :
les Pythagoriciens et les Platoniciens, puis (203a16), celles de naturalistes.
Le premier point en comporte
deux : le Philosophe montre d’abord en quoi se ressemblent les
Pythagoriciens et les Platoniciens, puis (203a6) en quoi ils diffèrent.
#330. — Tous les philosophes,
dit-il, ont fait de l’infini une espèce de principe des êtres. Les
Pythagoriciens et les Platoniciens ont toutefois de spécial de pas en avoir
fait l’attribut d’une autre nature, mais une réalité indépendante. Cela concorde
bien avec leur doctrine, puisqu’ils faisaient des nombres et des quantités les
substances des choses. L’infini, aspect de la quantité, devenait donc une
réalité indépendante.
#331. — Il montre ensuite (203a6) la différence entre
Platon et les Pythagoriciens : d’abord sur la position de l’infini, puis (203a10) sur sa racine.
Pour la position de l’infini,
Platon diffère des Pythagoriciens sur deux plans. Les Pythagoriciens
n’admettaient de l’infini que dans les corps sensibles ; l’infini étant une
affaire de quantité et la première quantité se trouvant le nombre, les
Pythagoriciens n’admettaient pas de nombre séparé des choses sensibles ; ils
donnaient même le nombre comme leur essence. Par conséquent, l’infini aussi
n’existait que dans les choses sensibles.
En outre, Pythagore considérait les
sensibles inférieurs au ciel comme entourés par le ciel, de façon qu’aucun
infini ne puisse se trouver en eux. Il plaçait donc l’infini dans les sensibles
au-delà du ciel.
Platon soutenait au contraire qu’il
n’y a rien au-delà du ciel. Il n’y reconnaissait donc aucun corps sensible ; le
ciel, disait-il, les contient tous. Même les idées et les espèces des choses,
qu’il prétendait séparées d’elles, il ne les situait pas non plus au-delà du
ciel, car ‘en-deçà’ et ‘au-delà’ signifient le lieu. Or les idées, à son avis,
ne se trouvent pas en un lieu, puisque le lieu est réservé aux corps.
De plus, l’infini, disait Platon,
se trouve non seulement dans les choses sensibles, mais aussi “en elles”,
c’est-à-dire dans les idées séparées. C’est que même dans les nombres séparés
on trouve du formel, comme ‘un’, et du matériel, comme ‘deux’, dont tous les
nombres se composent.
#332. — Il montre ensuite (203a10) leur différence en
rapport à la racine de l’infini.
Les Pythagoriciens, dit-il,
attribuaient l’infini à une racine unique : le nombre pair. Ils le prouvent
de deux manières.
D’abord avec un argument. Ce
qu’enveloppe et termine autre chose se conçoit quant à lui comme infini, tandis
que ce qui enveloppe et termine autre chose se conçoit comme terme. Or le
nombre pair se trouve compris et enveloppé par l’impair. En effet, tout nombre
pair est manifestement divisible de partout ; mais dès qu’on lui ajoute une
unité, il se voit réduit à un nombre impair et il en résulte déjà de
l’indivision, comme si le pair se trouvait enchaîné sous l’impair. Le pair, on
le voit bien, est de soi infini et cause l’infinité chez les autres.
Ils le montrent aussi avec un
signe. En géométrie, on doit le savoir pour comprendre, on appelle ‘gnomon’
deux lignes qui coïncident avec les côtés d’un carré ou d’un rectangle du même
côté de son diamètre ; en plaçant un gnomon de la sorte autour d’un carré, par
exemple, on obtient encore un carré. En comparaison, on appelle aussi des
gnomons les nombres ajoutés à d’autres de façon similaire.
À prendre les nombres impairs en
suivant leur progression naturelle, si on ajoute à l’unité, virtuellement
carrée – une fois un donne un –, le premier nombre impair : trois, on
forme le nombre quatre, nombre carré, car deux fois deux donnent quatre. Si
ensuite on ajoute à ce second carré le second impair, à savoir cinq, surgit le
nombre neuf, carré de trois, puisque trois fois trois font neuf. Si encore, à
ce troisième carré, on ajoute le troisième impair, sept, surgit le nombre 16,
carré de quatre. Et ainsi, avec cette addition ordonnée des nombres impairs,
résulte toujours une même forme dans les nombres : un nombre carré.
Au contraire, l’addition de nombres
pairs produit toujours des figures différentes. En ajoutant à l’unité le
premier nombre pair, deux, surgit le nombre trois, à figure de triangle. En
ajoutant ensuite à celui-ci le second nombre pair, quatre, surgit le nombre
sept, à figure d’heptagone. Ainsi la figure des nombres produits par
l’addition de nombres pairs varie toujours.
Voilà un signe assez manifeste que
l’uniformité est réservée au nombre impair, tandis que la difformité et la
variété et l’infini sont le fait du nombre pair.
C’est le sens de ce qu’il
dit : “un signe en est”, un signe que l’infini découle du nombre pair, est
“ce qui se passe avec les nombres : en superposant les gnomons”,
c’est-à-dire en ajoutant des nombres, “autour de l’un”, c’est-à-dire à l’unité,
“et à l’extérieur de lui”, c’est-à-dire aux autres nombres aussi, “l’espèce résultante
est dans un cas toujours une autre”, c’est-à-dire une autre forme numérale, due
à l’addition d’un nombre pair ; “dans l’autre une seule”, celle due à
l’addition d’un nombre impair. Voilà pourquoi Pythagore attribue l’infinité au
nombre pair.
Platon l’attribuait plutôt à deux
racines : au grand et au petit. C’est que ces deux-là, à son avis, sont
issus de la matière, de laquelle relève l’infini.
#333. — Le Philosophe présente
ensuite (203a16) les opinions des
philosophes naturalistes concernant l’infini.
Tous les philosophes naturalistes,
à savoir, dit-il, ceux qui ont traité naturellement des principes des choses,
ont affirmé que l’infini ne subsiste pas par soi[596]. Ils en ont plutôt fait
l’attribut d’une autre nature mise sous lui.
Par conséquent, ceux qui n’ont
admis qu’un seul principe matériel l’ont déclaré infini, peu importe pour
lequel ils ont opté de ceux qu’on appelle des éléments : air, eau ou
quelque intermédiaire.
Par contre, personne de ceux qui
ont admis des éléments multiples, mais finis en nombre, ne les a prétendus
infinis en quantité ; la distinction même d’éléments contraires contrariait
l’infinité de chacun.
Toutefois, ceux qui les ont faits
infinis en nombre ont affirmé que de tous ces infinis procédait une espèce
d’infini unique par contact.
#334. — Ce furent Anaxagore et
Démocrite ; mais ils divergeaient sous deux aspects.
D’abord, bien sûr, sur l’essence
des principes infinis. Ces principes infinis, soutenait Anaxagore, sont des
parties semblables infinies : des chairs, des os, et ainsi de suite.
Démocrite, lui, soutenait que pareils principes infinis sont des corps
indivisibles, différents de figures ; ce sont eux, disait-il, les semences de
toute la nature.
Une autre différence tient à la
relation de ces principes entre eux. Selon Anaxagore, chacune de ces parties
infinies serait mélangée à chacune, de sorte qu’en chaque partie de chair il y
aurait de l’os et inversement, et pareillement pour tout le reste. La raison en
était son observation que n’importe quoi s’engendre de n’importe quoi ; comme,
pensait-il, tout ce qui s’engendre d’autre chose est déjà en lui, il en
concluait que tout est en tout.
Aussi, à ce qu’il semble affirmer,
toutes choses au début se trouvaient ensemble, confondues les unes avec les
autres, et aucune ne se distinguait d’aucune : comme telle chair et tel os
sont mélangés l’un avec l’autre – leur génération l’un de l’autre le démontre –,
de même aussi en va-t-il pour quoi que ce soit d’autre. Toutes choses, donc, se
sont trouvées ensemble à quelque moment, car on doit admettre un principe de
séparation non seulement en chaque chose, mais aussi entre toutes, ce qu’il
prouvait comme suit.
Ce qui se produit à partir d’autre
chose était d’abord mélangé avec lui et se produit en se séparant de lui. Or
toutes chose se trouvent produites, bien que pas toutes ensemble. Il faut donc
admettre un principe à la génération de toutes choses, pas seulement à
celle de chacune. Ce principe unique, il l’a appelé ‘intelligence’, car à elle
seule appartient de distinguer et de réunir, du fait qu’elle soit sans mélange.
Or ce qui se produit par
l’intelligence a manifestement un principe, puisque l’intelligence commence
son opération à partir d’un principe déterminé. Si donc la séparation se fait
par l’intelligence, cette séparation, il faut l’admettre, nécessite un
principe. Aussi, concluait-il, toutes choses se sont trouvées ensemble à un
certain moment et le changement qui sépare les choses les unes des autres a dû
commencer à un certain moment, avant lequel il n’avait pas lieu. C’est donc
ainsi qu’Anaxagore a soutenu qu’un principe venait d’un autre.
Démocrite, par contre, affirme
qu’un principe ne vient pas d’un autre. Plutôt, la nature de corps, commune à
tous les corps indivisibles, du fait qu’elle diffère de parties et de figures,
se trouve le principe de toutes choses quant à leur grandeur, en tant qu’il
soutenait que toutes les grandeurs divisibles se composent d’indivisibles.
Il appartient donc au philosophe
naturel, conclut-il, de traiter de l’infini.
#335. — Le Philosophe énumère
ensuite (203b4) quatre propriétés de
l’infini sur lesquels les anciens philosophes s’entendent.
La première : tous l’ont
présenté comme un principe ; et cela raisonnablement, c’est-à-dire avec un
argument recevable[597]. Il n’est pas possible,
en effet, s’il y a de l’infini, que ce soit ‘en vain’, c’est-à-dire sans aucun
statut déterminé parmi les êtres. Or il ne peut avoir d’autre vertu que celle
de principe, car tout être de ce monde est ou principe ou issu de principes. Or
il ne sied pas à l’infini d’avoir principe, car ce qui a principe a fin. Aussi
reste-t-il que l’infini soit principe.
Néanmoins, remarquons-le, cet
argument pèche par homonymie dans son usage de ‘principe’ et de ‘fin’. En
effet, ce qui est issu d’un principe a un principe d’origine ; or ce qui
répugne à l’infini, c’est d’avoir principe et fin de quantité, de grandeur.
La seconde propriété : être
inengendré et incorruptible, ce qui découle du fait d’être principe. Tout ce
qui s’engendre doit en effet comporter fin autant que principe. Toute corruption
aussi comporte fin. Or une fin répugne à l’infini ; l’éventualité de
s’engendrer et de se corrompre lui répugne donc aussi. Il appert de la sorte
que l’infini ne comporte pas de principe, mais plutôt fournit leur principe aux
autres êtres. Mais là on assume ‘principe’ et ‘fin’ avec la même homonymie que
plus haut.
La troisième : tout contenir
et gouverner, chose qui donne bien l’impression de convenir au premier
principe. C’est ce qu’ont soutenu tous ceux qui n’ont pas admis d’autres causes
en dehors de la matière, qu’ils disaient infinie, par exemple des agents, comme
Anaxagore a admis l’intelligence et Empédocle la concorde. Contenir et gouverner,
en effet, convient mieux à un principe efficient qu’à la matière.
La quatrième : il s’agirait de
quelque chose de divin. En effet, tout ce qui est immortel ou incorruptible,
on le considérait comme divin. Cela, Anaximandre l’a soutenu, ainsi que
plusieurs des anciens philosophes naturels.
Arguments en faveur
231.
203b15 Qui y porte attention
se persuade qu’il existe de l’infini grâce surtout à cinq raisons : le
temps, car il est infini ; la division des grandeurs, car les mathématiciens se
servent de l’infini ; en outre, c’est seulement si leur source est infinie[598] que génération et
corruption ne viendront jamais à manquer ; puis, du fait que tout corps fini en
ait un autre pour terme, il ne peut exister aucun terme ultime, puisque chacun
devra toujours en avoir un autre pour terme ; enfin, surtout et le plus
proprement, il y a ce qui fait communément difficulté pour tous : du fait
que l’intelligence ne se trouve jamais à court de les accroître, le nombre, les
grandeurs mathématiques et l’espace extérieur du ciel semblent infinis. Avec
cet espace extérieur infini, il doit bien y avoir aussi un corps et des univers
infinis ; car pourquoi trouver plus de vide à un endroit qu’à un autre? Si en
un seul lieu il y a de la grandeur[599], il doit y en avoir
partout. De toute façon, dès qu’on admet un lieu infini, même vide, il faut
aussi admettre un corps infini, car l’éternité n’offre pas de différence entre
se pouvoir et être.
Modalités éventuelles d’existence
232.
203b30 La considération de
l’infini fait difficulté : qu’on le nie ou l’affirme, on fait face à
beaucoup d’impossibilités. En outre, comment existe-t-il : comme une
substance ou comme l’attribut par soi d’une nature? Ne serait-ce ni l’un ni
l’autre, mais néanmoins une grandeur infinie ou des entités en nombre infini?
Son examen intéressera surtout le naturaliste s’il s’agit d’une grandeur
sensible infinie.
Acceptions de l’infini
233. 204a2 D’abord, on doit distinguer en
combien de sens on attribue l’infini : en un sens, c’est l’impossible à
parcourir faute de s’y prêter par nature, à la manière dont la voix est
invisible ; en un autre, c’est ce qu’on ne parcourt pas jusqu’à la fin, ou avec
peine ; encore, c’est ce qui est de nature à avoir parcours ou fin, mais de
fait n’en a pas.
233 bis. 204a6 Ensuite, tout infini l’est par addition, par division
ou dans des deux manières.
Contre l’infini séparé
234. 204a8 Que l’infini soit séparable des
êtres sensibles et constitue une entité en soi, voilà de l’impossible. Si en
effet l’infini n’est ni une grandeur ni un nombre[600], mais une substance par
lui-même et non un accident, il sera indivisible, car il n’y a de divisible que
la grandeur et le nombre. Mais s’il est indivisible, il n’est infini qu’au sens
où la voix est invisible. Or ce n’est pas en ce sens qu’en parle le partisan de
son existence, ni que nous l’entendons dans notre enquête, mais au sens
d’imparcourable. Si par contre l’infini l’est comme accident, il ne sera plus,
en tant qu’infini, un élément des êtres, comme l’invisible n’en est pas un de
la parole, même si la voix est invisible.
235. 204a17 En outre, comment l’infini pourrait-il constituer une
entité en soi, si ni le nombre ni la grandeur ne le sont, eux dont par soi il
constitue une propriété? Il l’est pourtant forcément moins qu’eux.
236. 204a20 Manifestement, l’infini ne peut
exister comme un être en acte, comme substance et comme principe, car quelque
partie qu’on en prenne, s’il se partage, sera infinie. En effet, être infini et
avoir essence d’infini[601], c’est la même chose,
si l’infini constitue une substance et non l’accident d’un sujet. L’infini sera
par conséquent ou indivisible ou divisible en infinis. Or la même entité ne
peut se composer de plusieurs parties infinies[602]. Pourtant, ainsi qu’une
partie d’air est de l’air, une partie d’infini devrait aussi être infinie, si
l’infini était substance et principe. L’infini ne sera donc ni partageable, ni
divisible. Mais l’infini qui l’est en acte ne peut être de la sorte, car il
comporte forcément quantité. L’infini doit donc l’être à titre d’accident.
Dans ce cas, ce n’est pas lui qu’on peut appeler principe, mais le sujet dont
il constitue l’accident : l’air ou le pair. Aussi parler comme les
Pythagoriciens confine-t-il à l’absurde : simultanément ils font de
l’infini une substance et le partagent. Par ailleurs, sans doute est-ce pousser
trop l’universalité que de chercher si l’infini se rencontre chez les entités
mathématiques et chez les entités intelligibles dénuées de grandeur. Vérifions
simplement dans la réalité sensible, objet de notre science, si ou non on y
rencontre quelque corps infini par addition.
#336. — Une fois présentées les
opinions des Anciens sur l’infini, le Philosophe s’enquiert de la vérité.
Il s’attaque à une contradictoire
comme à l’autre, puis (206a7) résout.
Les raisonnements apportés visent
donc deux propos : montrer d’abord que l’infini existe, puis (203b30) qu’il n’existe pas.
#337. — Le Philosophe présente cinq
arguments en faveur de l’infini. Le premier se tire du temps, infini selon
l’opinion commune des Anciens, Platon étant le seul à engendrer le temps[603].
On peut, dit-il donc, soutenir
l’existence de l’infini avec cinq arguments. Le premier procède du temps,
forcément infini d’après qui le prétend avoir toujours été et devoir toujours
être.
#338. — Le second
se tire de la division à l’infini des grandeurs. Les mathématiciens, dans leurs
démonstrations, se servent de l’infini que comportent les grandeurs. Ils ne le
feraient pas, si l’infini était totalement absent de la réalité. Il faut donc
en admettre l’existence.
#339.
— Le troisième se tire de la perpétuité communément accordée à la génération et
à la corruption. En absence totale d’infini, on ne pourrait les faire durer
infiniment et on devrait s’attendre à qu’elles cessent complètement à un
certain moment, ce qui irait contre l’opinion majoritaire. Il faut donc
admettre l’infini.
#340.
— Le quatrième paraît découler de la notion de fini. C’est l’impression
générale, en effet, que cette notion implique toujours d’avoir autre chose pour
terme ; autour de nous, tout corps fini nous paraît s’étendre jusqu’à un autre.
Pointons un corps quelconque : s’il est infini, on conclut le propos ;
s’il ne l’est pas, il doit en avoir un autre pour terme, lequel devra aussi,
s’il est fini, en avoir un autre pour terme, et ainsi de suite à l’infini, à
moins qu’on aboutisse à un corps infini. D’une façon comme de l’autre on admet
de l’infini. Bref, il ne peut exister aucun terme pour les corps, si tout corps
fini doit en avoir un autre pour terme.
#341.
— Le cinquième résulte de la capacité appréhensive de l’intelligence et de
l’imagination. Ce qui conduit le plus efficacement, dit le Philosophe, à
concéder l’infini tient à ce que l’intelligence ne se trouve jamais à court
d’ajouter à n’importe quel donné fini. Or, d’après les anciens philosophes, il
y a toujours quelque réalité qui corresponde à l’appréhension de
l’intelligence et du sens. Même, disaient-ils, tout ce qui se pense est vrai[604]. Il faut donc qu’il y ait de l’infini jusque dans la réalité,
croyaient-ils. C’est justement comme cela qu’il nous semble exister un nombre
infini : l’intelligence en produit sans cesse une autre espèce en
ajoutant une unité à tout nombre donné. Pour la même raison, les grandeurs
mathématiques, fondées sur l’imagination, semblent aussi infinies : pour
n’importe quelle grandeur donnée, on peut en imaginer une plus grande. Pour la
même raison encore, il semble bien exister un espace infini au-delà du ciel,
car on peut en prolonger à l’infini les dimensions.
Par
ailleurs, si l’espace au-delà du ciel est infini, il y faut bien un corps
infini, et même des mondes infinis ; deux arguments l’imposent.
D’abord,
si on considère l’ensemble de l’espace comme infini, il constitue en lui-même
un tout uniforme. Il n’y a donc aucune raison pourquoi il serait vide de corps
en une partie plus qu’en une autre. Si donc on trouve en une partie de cet
espace la grandeur corporelle de ce monde, il faut en trouver une pareille en
n’importe quelle autre partie. Ainsi il doit exister un corps infini aussi bien
qu’un espace ; ou encore une infinité de mondes, comme Démocrite le soutient.
Ensuite,
si l’espace est infini, il est ou vide ou plein. S’il est plein, on conclut le
propos, on a un corps infini ; s’il est vide, le vide n’étant rien d’autre
qu’un lieu sans corps, mais susceptible d’en contenir, il s’ensuit forcément,
s’il y a un espace infini, qu’il y ait ainsi un lieu infini capable d’être
rempli par un corps. Il devra donc y avoir un corps infini, puisque l’éternité
n’offre pas de différence entre être et pouvoir être. Aussi, si un lieu infini
peut se remplir avec un corps, il faut concéder qu’il l’ait fait. On doit donc
admettre, semble-t-il bien, qu’il existe un corps infini.
#342. — Le Philosophe objecte
ensuite (203b30) en sens opposé et ce en
trois points.
Il
montre d’abord qu’on peut douter que les arguments précédents concluent tout à
fait vrai, puis (204a2) en
combien de sens on parle d’infini et présente enfin (204a8) des arguments comme quoi il n’existe pas d’infini.
#343. — Il y a difficulté, rappelle-t-il,
à savoir s’il y a ou non infini. Qui nie complètement son existence rencontre
plusieurs conséquences impossibles, c’est devenu évident. Cependant, qui admet
son existence en rencontre beaucoup aussi, cela va devenir évident avec les
arguments qui suivent.
Comment
l’infini existerait fait aussi difficulté : serait-ce par soi, comme une
substance? serait-ce plutôt l’attribut par soi de quelque nature? Serait-ce ni
d’une manière ni de l’autre, ni par soi comme une substance, ni comme un attribut
par soi? Si toutefois il s’agit d’un attribut, s’agira-t-il d’une grandeur
continue infinie ou d’entités en nombre infini? Il intéressera surtout le
philosophe naturel s’il s’agit d’une grandeur sensible infinie, car toute
grandeur sensible en est une naturelle.
344. — Le Philosophe montre ensuite
(204a2) en combien de sens on
attribue l’infini et présente à cette fin deux divisions de l’infini.
La
première est commune à l’infini et à tout ce qui se dit par privation.
L’invisible, par exemple, s’attribue en trois sens : ce qui n’est pas apte
de nature à se voir, comme la voix, étrangère à ce qui se voit ; ce qui se voit
mal, se trouvant par exemple à l’obscurité ou loin ; ce qui est de nature à se
voir, mais qui ne se voit pas de fait, se trouvant par exemple dans une
obscurité totale.
Pareillement,
se dit infini en un premier sens ce qui n’est pas de nature à se parcourir ;
‘infini’, c’est en effet la même chose que ‘imparcourable’. On est alors
infini du fait d’appartenir au genre des ‘imparcourables’, comme les
indivisibles : le point et la forme. C’est en ce sens qu’on dit la voix
invisible.
En
un autre sens, se dit infini ce qui, de soi, peut se parcourir, mais dont le
parcours nous est impossible ; la profondeur de la mer, par exemple. C’est
encore ce qu’on arrive à parcourir, mais à peine, avec difficulté ; le voyage
jusqu’en Inde, par exemple. D’une manière comme de l’autre, c’est ce qui se
parcourt mal.
Au
troisième sens, se dit infini ce qui est de nature à se parcourir et appartient
à ce genre, mais dont le parcours n’existe pas de fait : telle ligne sans
fin, par exemple, ou toute autre quantité sans terme. C’est en ce sens que
s’attribue proprement l’infini.
Le
Philosophe présente là (204a6) une autre division, propre à l’infini. L’infini, dit-il, s’attribue
par addition, comme dans les nombres ; par division, comme dans les grandeurs ;
ou de l’une et l’autre manière, comme dans le temps.
#345. — Le Philosophe présente
ensuite (204a8) des arguments pour
exclure l’infini : d’abord celui qui existerait séparément, soutenu par
les Platoniciens, puis (204b4) celui que comporteraient les choses sensibles.
Trois
arguments s’attaquent à l’infini séparé.
Voici
le premier. Un infini ne peut se trouver séparé des choses sensibles au point
d’exister par soi, comme les Platoniciens l’ont soutenu. En effet, un infini
séparé comporte ou non quantité, continue s’il s’agit d’une grandeur, discrète
s’il s’agit d’un nombre. S’il s’agit d’une substance sans l’accident de la
grandeur ou du nombre, il sera forcément indivisible, puisque tout divisible
constitue un nombre ou une grandeur. Si on en fait quelque chose d’indivisible,
il ne sera infini qu’au premier sens, celui où on appelait infini ce qui n’est
pas de nature à se parcourir, au sens où la voix se dit invisible. Mais cela
sort de l’intention de notre enquête actuelle, ainsi que de celle de qui
soutient son existence ; on n’entend pas un infini indivisible, mais
imparcourable, c’est-à-dire qui soit de nature à se parcourir, mais ne se
parcoure pas.
Si,
par contre, cet infini séparé n’est pas purement une substance, mais convienne
à une substance du fait qu’elle ait comme accident une grandeur ou un nombre
infini, il appartiendra à cette substance en raison de cet accident. Cet infini
ne constituera pas en tant que tel un principe des êtres, comme les Anciens le
prétendaient ; de même, on ne regarde pas l’invisible comme un principe de la
parole du fait qu’il soit un accident de la voix, même si elle en constitue un,
elle.
#346. — Voici le second argument (204a17).
Une propriété peut moins que son
sujet se séparer et exister par soi. Or l’infini en est une de la grandeur et
du nombre, eux qui ne peuvent se séparer et exister par soi[605]. L’infini ne le peut
donc pas non plus.
#347. — Voici le troisième argument
(204a20).
Manifestement, dit-il, on ne peut
pas soutenir qu’il existe un infini en acte qui constitue une espèce de
substance et de principe des choses.
L’infini en effet se partagera en
parties ou ne le fera pas.
S’il le fait, et qu’il soit une
substance, toute partie en sera forcément infinie. C’est que, si l’infini est
une substance et ne s’attribue pas à un sujet comme son accident, ce devra être
la même chose “être infini et avoir essence d’infini”, c’est-à-dire
correspondre à son essence et à sa définition. Ce n’est pas la même entité
celle qui est blanche et la nature du blanc, tandis que celui qui est un homme
est celui qui doit son être à la nature d’homme. S’il est une substance,
l’infini devra donc ou être indivisible, ou se diviser en parties infinies, ce
qui ne se peut pas : composer un même être de plusieurs infinis est
impossible, puisqu’il faudrait alors qu’un infini se termine à un autre.
Il ressort d’ailleurs non seulement
de cet argument, mais aussi d’une comparaison, que si l’infini est une
substance et se divise, n’importe laquelle de ses parties doit être
infinie : toute partie d’air est de l’air ; de même aussi toute partie
d’infini sera infinie, si l’infini est substance et principe. Car s’il est un
principe, il doit être une substance simple, non composée de parties
différentes, comme l’homme, dont toute partie n’est pas homme. Comme, donc,
toute partie d’infini ne peut pas être infinie, l’infini doit n’être ni
partageable ni divisible. Or en étant indivisible, on ne peut être infini en
acte, puisqu’on devrait comporter quantité, ce qui prêterait à division. Si
donc on est infini en acte, on ne le sera pas à titre de substance, mais de
l’accident qu’est la quantité. Or si l’infini est tel, ce ne sera pas lui le
principe, mais plutôt le sujet dont il constituera un accident : une
substance sensible, par exemple, comme l’air, selon les philosophes naturels ;
ou une substance intelligible, comme le pair, selon les Pythagoriciens.
Manifestement, par conséquent, les
Pythagoriciens se sont exprimés inadéquatement, quand ils ont fait de l’infini
une substance et qu’en plus ils l’ont faite divisible. N’importe laquelle de
ses parties s’en trouverait infinie, chose impossible, on vient de le montrer.
#348. — Finalement, dit-il, la
question de savoir s’il existe de l’infini dans les quantités mathématiques
et dans les réalités intelligibles dénuées de grandeur dépasse en universalité
la présente recherche. Son intérêt porte sur les choses sensibles, sujet de la
science naturelle. Il s’agit de se demander s’il y existe un corps infini par
addition, comme l’ont cru les anciens naturalistes.
Arguments rationnels
237. 204b4 Un examen rationnel pourra
convaincre[606] comme suit qu’il
n’existe pas de corps infini. La définition du corps – l’entité délimitée par
un plan[607] – n’admet pas de corps
infini, ni intelligible ni sensible. Aucun nombre non plus, fût-il séparé,
n’est infini. Tout nombre, en effet, et toute entité qui en comporte un, peut
se compter. Or ce qui peut se compter, on pourrait éventuellement le compter et
ainsi parcourir l’infini.
Arguments naturels
238. 204b10 Pour y regarder plus naturellement,
voici d’où rendre la chose manifeste : l’infini ne peut être ni composé,
ni simple. Composé, d’abord, le corps infini ne le sera pas, si les éléments
sont finis en nombre, car ceux-ci doivent être plusieurs et les contraires
doivent toujours s’égaler ; pour cela nul d’entre eux ne doit être infini, même
à supposer que la puissance d’un corps le cède en quelque degré à celle de
l’autre, celle d’un air infini, par exemple, à celle d’un feu limité. Il y aura
en effet une quantité de cet air égale en puissance à une quantité de ce feu,
autant de fois faille-t-il le doubler. Du moment que cette quantité comporte un
nombre, manifestement l’élément infini dépassera et corrompra le fini.
Impossible aussi que chacun soit infini, car le corps implique dimension de
toute part et l’infini une extension indéterminée, de sorte que le corps infini
s’étendra de toute part à l’infini. Un et simple, ensuite, le corps infini ne
peut pas l’être non plus, ni à prendre, comme certains, quelque chose à part
les éléments, dont ceux-ci seraient engendrés, ni absolument. Certains
installent effectivement quelque chose comme cela comme infini, sans le faire
ni air ni eau, pour éviter que les autres éléments ne s’en trouvent détruits.
Comme en effet les éléments présentent entre eux de la contrariété, l’air étant
froid, l’eau humide, le feu chaud, si l’un était infini, les autres s’en verraient
corrompus. Aussi existe-t-il autre chose, disent-ils, d’où ils soient issus.
Mais pareil corps est impossible, non encore parce que prétendu infini —
là-dessus il y a une explication commune valide pareillement pour tout élément,
air, eau ou quoi que ce soit —, mais déjà parce qu’il n’existe aucun pareil
corps sensible étranger aux éléments énumérés. Tout se résout en effet en ce
dont il est issu ; ce corps se voudrait donc quelque chose à part de l’air, du
feu, de la terre et de l’eau ; mais rien de tel ne se laisse remarquer.
Assurément, ni le feu, ni aucun autre élément ne peut être infini. Et en
général, si l’un d’entre eux n’est pas ainsi infini, le tout, même s’il est
fini[608], ne peut être ou se
convertir en l’un d’entre eux, comme Héraclite prétend que tout deviendra feu à
un certain moment. Le même raisonnement vaut aussi pour ce corps unique imaginé
en dehors des éléments par les naturalistes, car tout change de contraire à
contraire, par exemple de chaud à froid.
#349. — Le Philosophe vient
d’écarter l’opinion des Anciens qui ne parlaient pas naturellement de
l’infini, le séparant des choses sensibles. Il montre maintenant qu’il n’y a
pas non plus d’infini tel que les philosophes naturels en ont soutenu.
Il le fait avec des arguments d’abord
logiques, puis (204b10)
naturels.
Les premiers arguments ne se
qualifient pas comme ‘logiques’ du fait de procéder de termes logiques et d’en
procéder logiquement, mais du fait d’adopter un mode logique : ils partent
de notions communes et probables, une propriété du syllogisme dialectique.
#350. — Le Philosophe présente deux
arguments logiques, dont le premier conclut qu’il n’existe aucun corps infini.
La définition du corps est qu’il
s’agit de “l’entité délimitée par un plan”, c’est-à-dire, par une surface,
comme celle de la ligne est l’entité dont les termes sont des points. Comme rien de délimité par une surface n’est infini, aucun corps ne
l’est : ni sensible, c’est-à-dire naturel ; ni intelligible, c’est-à-dire
mathématique.
Sa
précision d’un “examen rationnel” doit s’interpréter comme ‘logique’, car on
appelle logique la philosophie rationnelle.
#351. — Le second argument montre
qu’il n’existe pas de pluralité[609] infinie. Tout ce qui
peut se compter, on pourrait éventuellement le compter et, ce faisant, le
parcourir. Or tout nombre, tout ce qui comporte nombre, peut se compter. Toute
entité de la sorte pourrait donc se parcourir. Si, donc, un nombre, aussi bien
séparé qu’inscrit en des êtres sensibles, était infini, on pourrait parcourir
l’infini. Mais cela ne se peut pas.
#352. — Mais attention ici :
il s’agit d’arguments probables, qui procèdent de ce qui s’admet communément.
De ce fait, ils ne concluent pas avec nécessité. Le partisan d’un corps infini
ne concéderait pas que le corps implique par définition d’être délimité par une
surface, sauf peut-être en puissance. Même si une opinion probable et réputée
l’accorde.
Pareillement,
le partisan d’une pluralité infinie n’admettrait pas qu’il s’agisse d’un nombre
ou qu’elle en comporte un. En effet, le nombre ajoute à la pluralité la notion
de mesure : le nombre est une pluralité mesurée par l’unité[610]. À cause de cela, le nombre se met comme espèce de la quantité
discrète, mais non la pluralité, qui, elle, ci appartient aux transcendantaux.
#353. — Le Philosophe apporte
ensuite (204b10) des arguments naturels
pour montrer encore qu’il n’existe pas de corps infini en acte.
On
doit avoir à l’esprit toutefois qu’il n’a pas encore prouvé qu’un corps céleste
revêt une essence étrangère à celles des quatre éléments que, de son temps,
l’opinion commune croyait être aussi celle du corps céleste. Il argumente donc
comme s’il n’existait pas de corps sensible étranger à ces quatre éléments.
C’est son habitude : toujours, avant d’avoir confirmé sa propre pensée, il
suppose l’opinion commune. Quand, plus tard, il prouvera la nature différente
du ciel[611], il reviendra, pour la certitude de la vérité, à la considération de
l’infini et montrera plus universellement qu’aucun corps sensible n’est infini.
Il
montre tout de même ici l’inexistence de corps sensible infini d’abord à
supposer des éléments en nombre fini, puis (205a7) universellement.
Procéder
naturellement, dit-il, c’est-à-dire partir des principes de la science
naturelle, fera constater à nouveau l’inexistence de corps sensible infini ;
on le verra mieux et avec plus de certitude que n’en générait l’appui des
opinions.
Tout
corps sensible, énonce-t-il au départ, est ou simple ou composé.
#354. — Le Philosophe montre
d’abord qu’il n’existe pas de corps sensible composé infini, à supposer des
éléments en nombre fini. Effectivement, impossible que l’un soit infini et les
autres finis, car la composition d’un corps mixte requiert plusieurs éléments
et un certain ajustement des contraires. Autrement la composition ne pourrait
durer, car l’élément le plus puissant détruirait les autres, vu leur
contrariété. Avec un élément infini et les autres finis, aucune égalité ne
serait possible, parce que l’infini excède le fini sans proportion possible.
Impossible donc que l’un seulement des éléments d’un mélange soit infini.
Toutefois,
pourrait-on objecter, un infini de faible puissance ne peut vaincre des
éléments finis de forte vertu, par exemple, un air infini vaincre un feu fini.
Peu importe, réplique le Philosophe, à quel point la puissance d’un corps
supposé infini le cède à celle d’un autre supposé fini, par exemple celle d’un
air infini à celle d’un feu fini, l’air, “autant de fois faille-t-il le
doubler”, c’est-à-dire, multiplié selon un certain
nombre, égale en puissance le feu, il faut l’admettre. Un feu peut bien avoir
une puissance cent fois plus grande qu’un air de même quantité, ce dernier, une
fois centuplé, lui sera égal en puissance. Pourtant, l’air centuplé n’est
multiplié que selon un nombre déterminé ; la puissance de l’air infini dans son
ensemble dépasse encore la sienne. Manifestement donc, même la puissance d’un
feu se fera vaincre par celle d’un air infini, de sorte que l’infini dépasse et
corrompt le fini, peu importe à quel point ce dernier paraît d’une nature plus
puissante.
#355. — Impossible pareillement que
soit infini chacun des éléments dont un corps mixte se compose. C’est que la
notion de corps implique des dimensions de toute part, et non seulement sur sa
longueur, comme la ligne, ou sur sa longueur et sa largeur, comme la surface.
Par ailleurs, la notion d’infini implique des “extensions”, c’est-à-dire des
dimensions, infinies. La notion de corps infini implique donc des dimensions
infinies de toute part. De la sorte, impossible de composer un monde avec
plusieurs corps infinis, car chacun occuperait le monde entier. À moins de
faire coïncider deux corps, chose impossible.
#356. — Le Philosophe montre
ensuite qu’un corps simple non plus ne peut pas être infini, ni l’un des
éléments, ni un intermédiaire entre eux, comme la vapeur, intermédiaire entre
air et eau. D’aucuns, en effet, ont désigné la vapeur comme principe, donnant
les autres éléments comme engendrés d’elle. Ils la donnaient aussi comme
infinie, mais pas l’air, ni l’eau, ni aucun autre élément, justement parce que
tous se feraient corrompre par n’importe lequel supposé infini, à cause de la
contrariété qui règne entre eux : l’air est humide, l’eau froide, le feu
chaud, la terre sèche ; aussi, infini, n’importe lequel corromprait les autres,
tout contraire étant de nature à se faire corrompre par son contraire. C’était
leur raison de désigner autre chose que les éléments comme infini, à partir de
quoi, comme d’un principe, les éléments seraient causés.
Cette position, néanmoins, le Philosophe
la rejette comme impossible. Non seulement quant à prétendre tel corps
intermédiaire infini : à cela répond l’argument commun opposé au feu, à
l’air et à l’eau ; il vaut aussi contre un corps intermédiaire. Mais en plus,
cette position est déjà impossible du fait de supposer un principe élémentaire
étranger aux quatre éléments.
En effet, il ne se trouve aucun
corps sensible étranger aux éléments reconnus : l’air, l’eau et ainsi de
suite. Pourtant, il le faudrait, si autre chose que les éléments intervenait
dans la composition de ces corps. Tout composé, en effet se résout en ce dont
il se compose. Si donc autre chose intervenait dans la composition de ces
corps, à part ces quatre éléments, on trouverait dans notre monde un autre
corps simple que ces éléments, en les résolvant en leurs éléments. C’est donc
évident : la position mentionnée a tort de supposer un corps simple à part
les éléments énumérés.
#357. — Ensuite, il montre avec un
argument commun qu’aucun des éléments ne peut être infini, du fait que si l’un
des éléments était infini, il serait impossible que dans son ensemble l’univers
soit autre chose que cet élément. Tous les autres éléments devraient se
convertir en celui-là, ou s’y trouveraient déjà convertis, vu l’excellence de
la puissance de l’infini sur toute autre chose. Ainsi, affirme Héraclite, un
moment donné dans le futur, toutes choses se convertiront en feu, vu
l’excellence de la puissance du feu. Le même argument vaut pour tout élément
unique et pour cet autre corps que des naturalistes reconnaissent en dehors des
éléments. Car cet autre corps doit présenter de la contrariété avec les
éléments, comme on prétend le reste engendré de lui, puisque tout changement ne
se fait que de contraire à contraire, de chaud à froid, par exemple[612].
Intention
239.
205a7 Il faut quand même
vérifier de toute façon s’il peut exister un corps sensible infini. Voici d’où
deviendra manifeste que c’est absolument impossible.
1er argument
240. 205a10 Il est de la nature de tout corps
sensible de se trouver quelque part et chacun dispose d’un lieu, qui est le
même pour la partie et pour le tout : la terre en son ensemble et une
simple motte, par exemple, un feu et son étincelle.
241.
205a12 Un corps infini tout
homogène sera immobile ou se déplacera sans cesse. Or les deux sont
impossibles. Pourquoi se déplacerait-il plutôt vers le haut, vers le bas ou en
n’importe quelle direction? À supposer quelque part une motte[613] : où ira-t-elle?
où reposera-t-elle? Le lieu du corps homogène dont elle fait partie est infini.
Contiendra-t-elle[614] alors le lieu tout
entier? Mais comment? Comment et où reposera-t-elle et ira-t-elle? Sera-t-elle
partout à reposer? Elle ne se déplacera donc plus! Sera-t-elle partout à se
déplacer? Elle ne s’arrêtera jamais alors! — Par contre, avec un tout
hétérogène[615], on aura aussi des
lieux hétérogènes. D’abord le corps de l’univers[616] n’en sera plus un seul,
sauf par contact. Ensuite, ses parties seront ou finies ou infinies en espèces.
Mais si le tout est infini, elles ne peuvent pas être finies, à moins que les
unes le soient[617] et les autres non, le
feu, par exemple, ou l’eau. Mais pareille composition de contraires serait
vouée à la corruption[618]. C’est pour cela
qu’aucun naturaliste n’a fait un et infini le feu ni la terre, mais plutôt
l’eau ou l’air, ou quelque intermédiaire, le lieu des premiers étant évident et
défini, alors que les autres participent aux deux : au haut et au bas. Par
ailleurs, avec des parties infinies et simples, on aura aussi des lieux et des
éléments infinis. Comme c’est impossible et que les lieux sont finis, le tout
aussi devra l’être. En effet, impossible de ne pas égaliser[619] le lieu et le
corps : d’abord le lieu entier ne peut se trouver plus grand que ne peut l’être
le corps tout ensemble. Ensuite, l’ensemble[620] du corps ne sera ni
infini, ni plus grand que le lieu ; sinon, on aura un lieu vide ou un corps en
aptitude de nature à ne se trouver nulle part.
242.
205b1 Anaxagore, par ailleurs,
parle absurdement du repos de l’infini : il s’appuie lui-même, dit-il,
parce qu’il réside en lui-même et que rien d’autre ne le contient.
243.
205b4 C’est assumer
qu’où on se trouve, on est de nature à se trouver. Or ce n’est pas vrai, car on
pourrait s’y trouver de force, contre nature. Supposons à la rigueur que le
tout ne se déplace pas ; de fait, se soutenant soi-même et résidant en
soi-même, on doit bien rester immobile. Reste quand même à expliquer en quoi sa
nature l’empêche de se déplacer. Constater le fait ne permet pas d’esquiver la
question, car rien n’empêche n’importe quoi d’immobile d’être de nature à se
déplacer. La terre, par exemple, ne se déplace pas ; elle ne le ferait pas non
plus si elle était infinie ; mais elle le ferait, si elle se trouvait écartée
du milieu. Ce n’est donc pas parce qu’elle n’a nulle part où aller qu’elle
reste au milieu, mais parce qu’elle n’est pas de nature à aller ailleurs[621], même si on pourrait
dire qu’elle se soutient elle-même. Ainsi donc, dans le cas de la terre, la
cause de son repos ne serait pas d’être infinie, mais lourde ; ce qui pèse
demeure au milieu, donc la terre aussi. Pareillement l’infini demeure en soi
en raison d’une autre cause, et non parce qu’il est infini et se soutient
lui-même.
244.
205b18 Manifestement alors, toute partie devrait
reposer. Si l’infini demeure en lui-même du fait de se supporter, toute partie
donnée devra de même reposer en elle-même, car les lieux du tout et de la
partie sont pareils[622] : le bas pour une
motte comme pour la terre, le haut pour une étincelle comme pour le feu entier.
Par suite, si le lieu de l’infini est de se trouver en lui-même, il en ira de
même pour la partie : elle restera en elle-même.
2e argument
245.
205b24 Très
manifestement, impossible d’admettre à la fois un corps infini et un lieu pour
les corps, en supposant tout corps sensible affecté de lourdeur ou de légèreté
et qu’étant lourd sa nature le portera vers le milieu, et qu’étant léger elle
le portera vers le haut. Le corps infini devrait faire pareil. Impossible pour
lui, pourtant, d’être tout entier ici ou là, ou d’être moitié ici moitié là.
Comment diviser l’infini, en effet? Comment en reconnaître une partie comme
haut, une partie comme bas, ou une partie comme extrémité une partie comme
milieu?
3e argument
246.
205b31 En outre, tout
corps sensible occupe un lieu. Or les espèces et différences du lieu sont le
haut, le bas, l’avant, l’arrière, la droite et la gauche, qui se définissent
par leur position non seulement en rapport à nous, mais dans le tout lui-même.
Or un corps infini n’en laisserait pas paraître.
4e argument
247.
205b35 À supposer,
absolument, qu’un lieu ne puisse être infini et que tout corps occupe un lieu,
il devient impossible qu’existe un corps infini. C’est que tout ce qui se
trouve quelque part se trouve en un lieu, et tout ce qui se trouve en un
lieu se trouve quelque part. Or le corps infini ne peut pas comporter de
quantité, car il lui faudrait alors en comporter une déterminée[623] : deux coudées,
par exemple, ou trois, puisque ce sont ces déterminations que signifie le fait
d’avoir quantité[624]. Pareillement, se
trouver en un lieu implique de se trouver quelque part : en haut, en bas,
ou dans une autre des six dispositions. Or chacune constitue une limite.
#358. — Le Philosophe vient de
montrer qu’il n’existe pas de corps sensible infini, sur la supposition
d’éléments finis ; il montre maintenant la même chose absolument, sans rien
supposer.
Il dévoile d’abord son intention,
puis (205a10) exécute son propos.
En partant des prérequis qu’il
annonce, dit-il, on doit vérifier universellement, pour tout corps, sans rien
présupposer, s’il se peut qu’un corps naturel soit infini. Quatre arguments
vont manifester que non.
Le premier (205a10) comporte trois
points : le Philosophe présente d’abord les prérequis annoncés, puis (205a12) son argument, pour
enfin (205b1) exclure une fausse
opinion.
#359. — Il présente trois
prérequis. Le premier : tout corps sensible a une aptitude naturelle à se
trouver en un lieu. Le second : à tout corps naturel convient un lieu déjà
existant. Le troisième : le même lieu naturel convient au tout et à la
partie, à toute la terre et à une simple motte, par exemple, à un feu en entier
et à son étincelle. Le signe en est que, placée en n’importe quelle partie du
lieu de son tout, la partie d’un corps y repose.
#360. — Le Philosophe présente
ensuite (205a12) son argument.
Si on suppose un corps infini, le
tout devra se trouver de même espèce que ses parties, comme l’eau ou l’air, ou
avoir des parties d’espèces différentes, comme l’homme ou la plante.
Avec toutes ses parties de même
espèce, nos prérequis l’obligent à rester totalement immobile et ne jamais se
déplacer, ou à se déplacer sans cesse. Or l’un et l’autre sont impossibles :
l’un exclut des choses naturelles le repos et l’autre le changement ; d’une
manière et de l’autre, on détruit la notion de nature[625], puisque la nature est
principe de changement et de repos.
L’obligation de la mobilité ou du
repos total, le Philosophe la prouve par l’absence de toute raison d’aller
plutôt en haut ou en bas, ou en quelque direction, ce qu’il illustre avec un
exemple. Supposons la terre comme corps infini homogène en ses parties. On ne
pourra assigner à aucune motte où aller ni où reposer, puisque toute partie du
lieu infini sera à occuper par un corps ‘pareil’, c’est-à-dire homogène.
Peut-on assigner à chaque motte de se déplacer de façon à “contenir”,
c’est-à-dire à occuper successivement tout le lieu infini, comme le soleil
finit par se trouver en chaque partie du cercle zodiaque? Mais comment une
motte de terre parcourrait-elle toutes les parties d’un lieu infini? Rien ne
tend à un but impossible. Or si une motte ne peut arriver à occuper tout le
lieu infini, où reposera-t-elle, où ira-t-elle? De fait elle doit toujours
reposer, et alors ne jamais se déplacer ; ou se déplacer sans cesse, et alors
ne jamais reposer.
#361. — Si, par contre, on concède
l’alternative, que le corps infini ait des parties hétérogènes, il faudra
aussi des lieux différents à ces parties dissemblables : eau et terre ne
partagent pas le même lieu naturel. Supposer cela, néanmoins, entraîne que le
corps du tout infini ne soit plus un absolument, mais relativement, par
contact. On n’aura déjà plus un corps infini, comme on le supposait.
#362. — On pourrait ne pas reculer
devant cette absurdité. Aussi le Philosophe y oppose-t-il un autre argument. Le
tout infini fait de parties hétérogènes, commence-t-il, en aura d’espèces
finies ou infinies en nombre.
Des espèces finies ne suffiront
pas, puisque le tout est infini, à moins, si certaines sont finies en quantité,
que d’autres soient infinies. Autrement, on prétendrait composer de l’infini
avec du fini en nombre. Mais alors, les parties infinies corrompront les
autres, vu leur contrariété[626].
Aussi aucun des anciens philosophes
naturels n’a-t-il donné comme principe unique prétendu infini le feu ou la
terre, car ce sont des extrêmes ; on a plutôt pointé l’eau ou l’air ou quelque
intermédiaire. C’est que les lieux des premiers sont manifestes et déterminés,
respectivement le haut et le bas. Ce n’est pas le cas des autres, au-dessus de
la terre et sous le feu.
#363. — Si on accorde plutôt
l’alternative, que les parties des corps varient à l’infini en espèces, elles
devront compter sur des lieux et des éléments pareillement infinis en espèce.
Or voilà de l’impossible ; ni les éléments ni les lieux ne peuvent se
multiplier à l’infinis[627], car on ne peut trouver
une infinité d’espèces de lieux. Tout corps doit donc être fini.
Puisqu’il avait conclu de
l’infinité des corps à l’infinité des lieux, il ajoute qu’on ne peut pas ne pas
égaliser le corps au lieu : le lieu ne peut être plus grand que le corps
peut l’être ; le corps ne peut non plus être infini si le lieu ne l’est pas, et
il ne peut en aucune façon être plus grand que son lieu. Si le lieu en effet
était plus grand que le corps, il devrait être vide quelque part ; et si le
corps était plus grand que le lieu, une partie devrait ne se trouver nulle
part.
#364. — Le Philosophe exclut
ensuite (205b1) une erreur.
D’abord, il la présente :
Anaxagore, dit-il, a prétendu l’infini en repos, mais avec une explication
inadéquate. L’infini, argumente-t-il, “s’appuie lui-même”, c’est-à-dire se
soutient, parce qu’il réside en lui-même et non en autre chose, du fait que
rien ne le contient. Par conséquent, il ne pourrait pas sortir de lui-même.
#365. — Il infirme ensuite (205b4) cette déclaration
moyennant deux raisons.
Voici la première. Anaxagore a
donné pour raison du repos de l’infini qu’on est de nature à se trouver là où
on est. Il ne justifie le repos de l’infini que du fait que ce dernier se
trouve en lui-même. Pourtant, il n’est pas vrai de tout, qu’où on se trouve, on
soit toujours de nature à s’y trouver ; parfois on se trouve quelque part de
force, non par nature.
Il reste très vrai qu’un tout
infini ne se déplace pas, se soutenant et demeurant en lui-même, et se trouvant
par conséquent immobile. Il fallait tout de même expliquer qu’il ne soit pas de
nature à se déplacer. On ne peut esquiver la question ainsi et se contenter de constater
que l’infini ne se déplace pas ; autre chose pourrait bien ne pas se déplacer
tout en étant de nature à le faire. À supposer la terre infinie, par exemple,
elle qui en son état actuel ne se déplace pas quand elle se trouve au milieu,
alors non plus sa partie qui se trouverait au milieu ne se déplacerait pas. Il
n’en irait pas ainsi cependant faute d’un autre lieu que le milieu pour la
soutenir, mais faute d’aptitude naturelle à s’éloigner du milieu : une
terre infinie reposerait au milieu non du fait d’être infinie, mais du fait
de sa pesanteur naturelle, qui la porterait à demeurer au milieu. Pareillement,
tout autre infini demande qu’on fournisse la cause de son repos, qui n’est
pas simplement qu’il est infini ou qu’il se soutient lui-même.
#366. — Voici (205b18) l’autre raison.
Si le tout infini, dit-il, repose
parce qu’il demeure en lui-même, toute partie à lui devra reposer pour la même
raison. Tout et partie commandent le même lieu, en effet[628] : le haut pour
l’étincelle comme pour le feu, le bas pour la motte comme pour la terre. Si
donc le tout infini trouve son lieu en lui-même, toute partie à lui devra
trouver en elle-même son lieu propre.
#367. — Voici le second argument (205b24).
Très manifestement, dit-il, on ne
peut soutenir à la fois qu’il existe un corps infini en acte et que tout corps
comporte son lieu, si tout corps sensible est lourd ou est léger, comme
l’assuraient les Anciens tout en admettant de l’infini ; c’est qu’un corps
lourd doit naturellement se porter vers le milieu, et un léger vers le haut.
Un corps sensible infini devrait lui aussi comporter haut et milieu. Pourtant,
il ne peut ni soutenir les deux, le haut et le milieu, ni même le faire en
référence à des milieux distincts. Car comment diviser l’infini pour en reconnaître
une partie comme haut et une autre comme bas, ou pour y distinguer un extrême
et un milieu? Il n’existe donc pas de corps sensible infini.
#368. — Voici le troisième argument
(205b31).
Tout corps sensible, dit-il, se
trouve en un lieu. Or le lieu présente six différences : le haut et le
bas, l’avant et l’arrière, la droite et la gauche. Ces différences, certes, ne
se définissent pas seulement quant à nous, mais aussi dans l’ensemble de
l’univers.
Pareilles positions se définissent
par soi en ce dont le déplacement présente principes et termes définis. Chez
les vivants, par exemple, on définit le haut et le bas suivant le déplacement
de l’aliment ; l’avant et l’arrière, suivant l’opération du sens ; la droite et
la gauche, suivant le déplacement progressif, qui part de la droite.
Les choses inanimées ne présentent
pas de principes déterminés dans leurs déplacements ; on y indique donc la
droite et la gauche par comparaison à nous : la colonne de droite sera
celle qui se trouve à la droite d’un tel, et celle de gauche, celle qui se
trouve à sa gauche.
Mais dans l’ensemble de l’univers,
le déplacement des corps lourds et légers définit le haut et le bas ; celui du
ciel fixe l’orient comme droite et l’occident comme gauche, l’hémisphère
supérieur comme avant, l’hémisphère inférieur comme arrière, le midi comme
haut, et le nord comme bas. Pareilles différences ne pourraient se définir dans
un corps infini. L’univers ne peut donc être infini dans son ensemble.
#369. — Voici le quatrième argument
(205b35) : un lieu, dit-il, ne
peut être infini et tout corps occupe un lieu ; par conséquent, impossible
qu’il existe un corps infini.
Qu’un lieu ne puisse être infini,
il le prouve comme suit. Voici qui se convertit : se trouver en un lieu
et se trouver en un lieu déterminé ; comme aussi être un homme et être un homme
déterminé, être une quantité et être une quantité déterminée. Il ne peut donc
exister de quantité infinie, parce cela impliquerait qu’une quantité
déterminée, de deux ou trois coudées, par exemple, serait infinie, chose impossible.
De même, il ne peut exister de lieu infini, parce que cela impliquerait que
qu’un lieu déterminé, le haut, le bas ou tel autre, serait infini, chose
impossible, puisque chacun signifie un terme[629].
Aucun corps sensible ne se trouve
donc infini.
248. 206a7 Il en devient manifeste qu’il
n’existe aucun corps infini en acte.
L’infini est en puissance, non en acte
248. 206a9 Assez manifestement, pourtant, s’il
n’y a absolument pas d’infini, plusieurs impossibilités surviennent : le
temps connaîtra un commencement et une fin ; les grandeurs ne se diviseront pas[630] en grandeurs ; même le
nombre ne sera pas infini. Quand, tout compte fait, ni l’une ni l’autre des
contradictoires ne paraît possible, il y a besoin d’un compromis[631] : manifestement,
il y a infini en un sens et en un autre non.
249.
206a14 On le sait, tel être
l’est en puissance, tel autre en acte, et tel infini l’est par addition, tel
autre par soustraction. Il n’existe pas de grandeur infinie en acte[632], mais il y en a par
division, car il n’est pas difficile de détruire les lignes insécables. Reste
donc qu’il y ait un infini en puissance.
250.
206a18 Il ne faut toutefois pas
entendre l’être en puissance comme le cas du bronze, statue en puissance[633], qui en deviendra
éventuellement une, comme si un corps infini allait en devenir un en acte. On
est en plusieurs sens : il en va de l’infini comme du jour et de la lutte,
qui sont du fait de devenir sans cesse autre chose. Là aussi, on est en
puissance et en acte : il y a Olympiades en ce qu’à la fois la lutte peut
avoir lieu et a lieu de fait.
Infini de temps vs infini de grandeur
251. 206a25 Manifestement, il en va autrement de
l’infini dans le temps et chez les hommes que dans la division des grandeurs.
252.
206a27 En général, l’infini
fait assumer sans cesse autre chose, qui soit toujours fini, mais toujours
autre. Par conséquent, il ne doit pas se concevoir comme telle entité : un
homme, une maison, mais comme le jour ou la lutte, qui ne deviennent jamais une
substance déterminée, dont tout ce qui en existe est fini, mais toujours à s’engendrer
et à se corrompre, devenant sans cesse autre chose.
253. 206a33 Toutefois, dans les grandeurs, tout
demeure, une fois assumé, tandis qu’en ce qui regarde les hommes et le temps,
tout se corrompt à mesure, quoique de manière à ne jamais faire défaut.
Infini par division et par addition : leur ressemblance
254. 206b3 En un sens, l’infini est le même
par addition que par division. Les deux s’obtiennent dans une grandeur finie,
mais par addition on l’obtient en sens inverse[634] : la division de
cette grandeur paraît en multiplier à l’infini les parties, et leur addition la
reconstituer sans fin. En effet, soustraire d’une grandeur finie une partie
finie et en soustraire sans cesse une autre de même ‘ratio’, mais non de même
grandeur, ne l’épuisera jamais. Par contre, augmenter le ‘ratio’, pour
toujours soustraire la même quantité, épuisera la grandeur, car toute grandeur
finie s’épuise à lui soustraire sans cesse quoi que ce soit de défini. Il n’y a
donc pas d’infini autrement. Voilà comment il est : en puissance, lors
d’une soustraction continue[635] ; en acte aussi, mais
comme on l’attribue au jour et à la lutte. Il est en puissance comme la
matière, non par soi comme la grandeur finie. L’infini par addition l’est lui
aussi en puissance ; en un sens, nous l’assimilons à l’infini par division, du
fait qu’il en reste toujours en dehors de lui.
Leur différence
255. 206b18 On n’y dépassera cependant aucune
grandeur définie, alors qu’on le fait avec la division, et on restera en deçà.
Toute quantité ne peut se dépasser, même en puissance
256. 206b20 Par conséquent, on ne peut pas par
addition dépasser toute grandeur, même en puissance, à moins justement
qu’existât une entité à laquelle attribuer l’infini en acte, comme c’est l’avis
des physiologues : il est infini, disent-ils, le corps qui se trouve à
l’extérieur de l’univers et dont la substance est de l’air ou un élément
semblable. Or il ne peut y avoir pareil corps sensible infini en acte ;
manifestement donc, il n’y aura pas non plus en puissance d’infini par
addition, sauf en réciproque à la division, comme on vient de l’expliquer.
257. 206b27 Aussi Platon a-t-il distingué deux
infinis, puisque tant par augmentation que par anéantissement[636] on a l’air de tout
dépasser et d’aller à l’infini. Il en a distingué deux, mais il ne s’en sert
pas. C’est que dans les nombres il n’existe d’infini ni dans la division[637], où l’unité constitue
un minimum, ni dans l’augmentation, car Platon limite le nombre à dix.
#370. — Le Philosophe vient
d’examiner de manière dialectique la question de l’infini[638] ; le voilà maintenant
qui se met à définir la vérité à son propos.
Il vérifie d’abord s’il y a un
infini, puis (206b32) précise de quoi il
s’agirait.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord en quels sens il y aurait un infini,
puis (206a25) en compare les différents
sens.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe montre d’abord que l’infini existe en un sens, mais
en un autre non, puis (206a14) précise qu’il existe en puissance,
mais non comme un être en acte et enfin (206a18) manifeste en quel sens il existe
en puissance.
#371. — Avec ce qui précède[639], dit-il, il est devenu
manifeste qu’il n’existe pas de corps infini en acte. Mais ce qu’on avait dit
avant[640] manifestait qu’en
l’absence absolue de tout infini, plusieurs conséquences impossibles
s’ensuivraient. Par exemple, le temps aurait début et fin, ce qui constitue une
absurdité selon les partisans de l’éternité du monde.
Ensuite, une grandeur ne serait pas
sans cesse divisible en d’autres : à en diviser une, on parviendrait
éventuellement à des parties qui ne seraient pas des grandeurs. Or toute
grandeur est divisible.
En outre, le nombre ne pourrait
s’augmenter à l’infini.
Bref, suivant nos réflexions, ni
l’un ni l’autre ne semble possible, qu’il y ait de l’infini en acte, ou qu’il
n’y en ait absolument pas. Il faut donc concéder qu’en un sens il y en ait et
en un autre non.
#372. — Le Philosophe montre
ensuite (206a14) que l’infini ressemble
à un être en puissance.
On reconnaît, dit-il, que telle
chose soit en acte et telle autre en puissance. On reconnaît aussi de l’infini
par addition, comme dans les nombres, ou par soustraction, comme dans les
grandeurs. Aucune grandeur n’est infinie en acte[641] ; aussi ne trouve-t-on
pas d’infini par addition dans les grandeurs ; cependant, il s’en trouve par
division. Car il n’est pas difficile de détruire l’opinion de qui prétend
certaines lignes indivisibles ; ou, suivant une autre lettre, de “partager les
lignes insécables”, c’est-à-dire de montrer que les lignes prétendues
indivisibles sont partageables. On entend par infini d’addition ou de division
le fait qu’on puisse infiniment ajouter ou retrancher. Reste donc qu’il y ait
de l’infini en tant qu’être en puissance.
#373. — Le Philosophe précise
ensuite (206a18) en quel sens il y a
infini en puissance.
On se trouve en puissance en deux
sens. En l’un, on finit éventuellement par se réduire tout entier en
acte : tel bronze peut être une statue, et il en sera une éventuellement.
L’infini ne se dit pas en puissance ainsi. En l’autre sens, on se trouve
d’abord en puissance, puis en acte, mais successivement, jamais tout à la
fois.
Car l’être connaît bien des
sens : on existe tout à la fois, comme un homme et une maison ; ou une
partie de soi existe sans cesse après l’autre, comme pour le jour et le combat
sportif.
C’est en ce sens qu’on trouve
l’infini : toujours à la fois en puissance et en acte. En ce sens, en
effet, on est à la fois en puissance quant à une partie et en acte quant à une
autre. Les Olympiades, par exemple, ces compétitions festives célébrées sur le
mont Olympe, existent et durent tant que les compétitions peuvent avoir lieu et
ont lieu en acte ; car tout le temps qu’elles durent, une partie de ces jeux a
lieu et une autre reste à venir.
#374. — Le Philosophe compare
ensuite (206a25) divers infinis entre
eux.
Il compare d’abord l’infini de
temps et de génération à celui qui se rencontre dans les grandeurs, puis (206b3), dans les grandeurs,
l’infini par addition à celui par division.
Le premier point se divise en
trois. Le Philosophe propose d’abord son intention : l’infini se manifeste
autrement, dit-il, dans la génération des hommes et dans le temps, d’une part,
et dans la division des grandeurs, d’autre part.
#375. — Il montre ensuite (206a27) ce qu’il y a de commun
à tous les infinis.
De toute manière et sans aucune
exception, dit-il, l’infini consiste toujours à prendre sans cesse autre chose
en succession, de façon tout de même que quoi qu’on prenne en acte soit
complètement fini.
Aussi ne doit-on pas concevoir
l’infini comme une entité existant toute à la fois, qu’on pourrait montrer,
comme on pointe un homme ou une maison. Il ressemble plutôt aux entités
successives, comme un jour ou un combat sportif, qui n’existent pas au sens
d’une substance parfaite, toute entière en acte.
Dans la génération et la corruption,
bien qu’elle procède à l’infini, tout ce qu’on trouve en acte est fini. Le
cours de la génération a beau procéder à l’infini, tous les hommes qu’on trouve
en acte simultanément comportent un nombre fini, lequel change sans cesse à
mesure que les hommes se succèdent.
#376. — Il montre en troisième (206a33) la différence qu’ils
comportent.
L’entité finie obtenue dans les
grandeurs par addition ou par division demeure et ne se corrompt pas, dit-il.
Par contre, celle que produit la course infinie du temps et la génération
humaine se corrompt, mais de sorte que ni le temps ni la génération ne
viennent à manquer.
#377. — Le Philosophe compare
ensuite (206b3) les deux infinis qui
visent les grandeurs, développés par addition et par division.
Ce point se divise en trois. Le
Philosophe présente d’abord leur ressemblance, puis (206b18) leur différence et enfin (206b20) infère de là une
conclusion.
En un sens, dit-il, l’infini par
addition est le même que celui par division, l’un allant à l’inverse de l’autre :
dans la mesure où une grandeur se divise à l’infini, on paraît pouvoir
infiniment ajouter à une quantité déterminée.
#378. — Il manifeste donc comment
il y a de l’infini par division dans la grandeur.
Diviser une grandeur finie, dit-il,
en en soustrayant une partie finie, puis d’autres selon le même ‘ratio’,
c’est-à-dire la même proportion, sans que celle-ci comporte la même quantité,
ne l’épuisera jamais. Par exemple, prendre la moitié d’une ligne d’une coudée,
puis la moitié du reste, peut se faire à l’infini : la soustraction
gardera toujours la même proportion, mais l’objet soustrait n’aura pas la même
quantité ; la moitié de la moitié représente une quantité moindre que la
moitié du tout.
Par contre, soustraire toujours la
même quantité forcera la proportion à augmenter de plus en plus. Ainsi, une
coudée, soustraite d’une quantité de dix coudées, entretient avec le tout la
proportion d’un dixième. Mais une autre coudée, soustraite du reste,
entretiendra une proportion plus grande, car il y a moins d’une coudée à neuf
qu’à dix. Bref, à conserver la même proportion, la quantité diminue, mais à
garder la même quantité, la proportion augmente. À soustraire ainsi d’une
grandeur finie une proportion toujours plus grande, la division épuisera la grandeur
finie, même en soustrayant toujours la même quantité : une coudée, par
exemple, d’une ligne de cent coudées. La raison en est que tout fini se
consume, à toujours lui soustraire une partie finie quelconque.
Il n’y a donc pas d’infini par
division autrement qu’en puissance ; il est de fait à la fois en acte et en
puissance, comme on l’a attribué au jour et à la lutte[642]. Pour ce qu’il garde
toujours de puissance, on l’assimile à la matière, elle-même toujours en
puissance ; il n’existe pas par soi, tout entier en acte, à la manière de la
grandeur finie. Ce fait d’être à la fois en puissance et en acte convient aussi
forcément à l’infini par addition, qui en un sens s’identifie à l’infini par
division[643] ; l’infini par
addition, résulte-t-il manifestement, est en puissance du fait qu’il en reste
toujours à lui ajouter.
#379. — Le Philosophe montre
ensuite (206b18) la différence entre les
infinis par addition et par division.
L’infini par addition, dit-il, ne
dépasse pas en plus toute grandeur finie donnée, tandis que celui par division
dépasse en moins toute petitesse déterminée.
Prenons une petitesse
déterminée : un doigt, par exemple ; à diviser à l’infini une ligne de
cent coudées en prenant toujours la moitié du reste, on viendra à moins qu’un
doigt.
Par contre, dans une addition à
l’infini, contrairement au cas de la division, on peut donner une quantité
finie qu’on n’arrivera jamais à parcourir. Prenons deux grandeurs de dix
coudées et une troisième de vingt coudées. En ajoutant à l’une des grandeurs de
dix coudées ce qu’on soustrait sans cesse à l’autre en lui soustrayant toujours
la moitié de ce qui en reste, on ne rejoindra jamais, moyennant cette addition
à l’infini, la quantité de vingt coudées. Tout ce qui restera de la grandeur
dont on soustrait manquera à celle à laquelle on ajoute, pour atteindre la
mesure donnée.
#380. — Le Philosophe infère
ensuite (206b20) de ces prémisses une
conclusion.
Il l’infère d’abord, puis (206b27) la manifeste avec un
passage de Platon.
Un ajout à l’infini, disait-il, ne
permet pas de dépasser toute quantité déterminée ; il ne peut donc pas y avoir,
même en puissance, infère-t-il, de quoi dépasser par addition toute quantité
déterminée. S’il se trouvait dans la nature une puissance à une addition qui
dépasse toute quantité, il s’y trouverait par conséquent de l’infini en acte.
Il y aurait une nature à laquelle l’attribuer, comme les philosophes naturels
le soutiennent : en dehors du corps du monde observable, prétendent-ils,
il existe un infini dont la substance est de l’air ou autre chose de la sorte.
Mais on sait maintenant qu’aucun corps sensible ne peut être infini en acte[644]. Il n’y a donc pas dans
la nature de puissance à une addition qui dépasserait toute grandeur, mais
seulement à une addition infinie en sens contraire de la division[645]. Toutefois, cette inférence
à propos des grandeurs ne s’applique pas à l’addition infinie dans les
nombres : celle-ci dépasse tout nombre sans impliquer l’existence d’un
nombre infini en acte, comme on le montrera plus tard[646].
#381. — Le Philosophe manifeste
ensuite (206b27) cette inférence avec un
dire de Platon.
Dans les grandeurs, dit-il,
l’infini par addition se conçoit par opposition à l’infini par division.
C’est pour cela que Platon a fait deux infinis : le grand concerne
l’addition, et le petit, la division. C’est que l’infini semble tout dépasser
tant par addition, dans l’augmentation, que par division, dans la diminution,
dans sa tendance au néant.
Cependant, même si Platon fait deux
infinis, il ne les utilise pas. C’est qu’à son avis le nombre est la substance
de toutes choses. Or dans les nombres on ne trouve pas d’infini par division,
puisqu’ils comportent un minimum : l’unité. On n’en trouve pas plus par
addition, selon lui, car, disait-il, les espèces des nombres ne varient pas
au-delà de dix ; après, on revient à l’unité, et on compte ‘dix et un’, ‘dix et
deux’, etc.
Définition paradoxale
258. 206b33 L’infini se trouve le contraire de
ce qu’on dit. Il n’est pas ce qui ne laisse rien hors de lui[647], mais plutôt ce qui
laisse toujours de quoi hors de lui[648].
259. 207a2 Un signe : on dit infinis les
anneaux qui tournent librement[649], car ils offrent sans
cesse une partie à prendre au-delà[650]. Cela se dit cela par
analogie[651], non proprement ; il
faut qu’il en soit ainsi, mais qu’en plus on ne reprenne jamais la même partie.
Or le cercle ne remplit pas cette condition ; c’est seulement de la partie
qu’elle suit que la suivante est toujours une autre. L’infini, c’est donc ce
dont la quantité offre toujours une autre partie à prendre au-delà.
Réfutation de la définition des Anciens
260. 207a8 Ce qui ne laisse rien hors de lui,
cela est parfait[652] et entier, puisqu’on
définit l’entier comme ce à quoi rien ne manque : un homme entier, par
exemple, ou une arche. Aussi bien qu’au tout singulier, cette définition
s’applique au tout au sens propre : le tout est ce qui ne laisse rien hors
de lui. Par contre, ce à quoi quelque chose manque qui lui reste extérieur
n’est pas tout là, quoi qu’il lui manque. ‘Entier’ et ‘parfait’, c’est tout à
fait la même chose, ou très proche de nature. Or rien n’est parfait sans sa
fin, et la fin, c’est un terme.
261. 207a16 Aussi, doit-on penser, Parménide
s’est mieux exprimé que Mélissos : celui-ci déclare le tout infini,
celui-là assure qu’il se finit en courant à forces égales à partir du milieu[653]. De fait, on ne joint
pas des brins de lin quand on assimile l’infini au tout et à l’entier.
Opinion fausse à exclure
262. 207a19 Voici d’où se tire cet axiome[654] selon lequel l’infini
contient tout et détient tout en lui. Cet axiome se doit à une certaine
ressemblance que l’infini présente avec le tout : il constitue la matière
de l’achèvement de la grandeur. Il se trouve ainsi le tout en puissance, mais
non en acte. Divisible, il prête à soustraction comme inversement à addition
; il est à la fois entier et limité, non par soi, mais sous des rapports
divers. En tant qu’infini, il ne contient pas, il est contenu. C’est pourquoi
encore il est inconnaissable, en tant qu’infini, car la matière ne présente
pas d’espèce. Manifestement, par suite, l’infini répond plutôt à la notion de
partie qu’à celle de tout, puisque la matière est partie du tout, comme
l’airain l’est de la statue d’airain.
263. 207a29 Par ailleurs, si l’infini contient,
pour les réalités sensibles, il faudra que le grand et le petit le fasse pour
les réalités intelligibles. Or il est absurde et impossible que
l’inconnaissable et l’indéfini contienne et définisse.
#382. — Le Philosophe vient de
montrer en quel sens il y a de l’infini ; il montre maintenant ce qu’il est,
et ce en trois points.
Il montre d’abord ce qu’est
l’infini, puis (207a33)
justifie à partir de là ce qu’il en a dit et enfin (208a5) résout des arguments présentés
plus haut.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord ce qu’est l’infini, tout en excluant
la fausse définition d’autres philosophes, puis (207a19) exclut aussi une fausse opinion
qu’entraînait cette fausse définition.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe annonce d’abord son propos, puis (207a2) le manifeste et enfin (207a16) en infère une
conclusion.
#383. — On doit donner de l’infini,
dit-il, une définition contraire à celle formulée par d’autres : ils l’ont
défini comme “ce qui ne laisse rien hors de lui” ; on doit plutôt dire, tout au
contraire : “ce qui laisse toujours de quoi hors de lui”.
#384. — Il manifeste ensuite (207a2) son propos.
Il justifie d’abord sa définition,
puis (207a8) dénonce l’incompétence
de celle des Anciens.
Il appuie d’un signe sa définition
que l’infini est “ce qui laisse toujours de quoi hors de lui”.
Les anneaux, dit-on, sont infinis.
C’est que, tournant librement, ils laissent toujours attendre une partie après
celle déjà prise.
Néanmoins, cela se dit par analogie,
non proprement. De fait, pour qu’une chose soit infinie, “qu’il en soit ainsi”
est requis, qu’au-delà de toute partie prise il s’en présente une autre.
Toutefois, de manière que jamais ne revienne une prise auparavant. Or dans le
cercle il n’en va pas ainsi, puisque la partie prise après une autre n’en est
une autre qu’en rapport à celle qui la précède immédiatement, non en rapport à
toutes celles prises auparavant. Or là, une partie peut se prendre plusieurs
fois, comme il appert dans un mouvement circulaire.
Si donc on dit les anneaux infinis
en raison de cette analogie, ce qui est vraiment infini, s’ensuit-il, c’est ce
qui offre toujours autre chose à prendre au-delà, pour en épuiser la quantité.
Car la quantité de l’infini ne peut s’épuiser totalement ; si on s’y essaie, on
la saisira partie après partie, à l’infini.
#385. — Le Philosophe prouve
ensuite (207a8) que la définition des
Anciens est inadéquate, avec l’argument suivant : “Ce qui ne laisse rien
hors de lui” est plutôt la définition du parfait et du tout. Il le prouve comme
suit.
On définit en effet un tout comme
“ce à quoi rien ne manque”. Par exemple, on reconnaît comme entier un homme ou
une arche auxquels rien ne manque de ce qu’ils doivent avoir. Cette
définition, qui convient à un tout singulier dans la mesure où il constitue tel
ou tel individu, vaut aussi pour ce qui constitue vraiment et proprement un
tout : l’univers, au-delà duquel il n’existe absolument rien. Par contre,
ce à quoi manque et dont est absente une partie n’est pas entier.
Voilà donc manifestement la
définition du tout : “Le tout est ce qui ne laisse rien hors de lui.” Or
‘tout’, ‘parfait’, c’est tout à fait la même chose, ou c’est proche de nature.
Le motif de cette réserve, c’est qu’on ne trouve pas de ‘tout’ chez les êtres
simples, puisqu’ils n’ont pas de parties ; c’est pour eux que nous usons du mot
‘parfait’. Il en devient donc manifeste que “le parfait est ce qui ne laisse
rien hors de lui”. Par ailleurs, rien n’est parfait privé de fin, car sa fin,
voilà ce qui parfait chaque chose. La fin termine ce qu’elle finit. Rien n’est
donc parfait tant qu’il est encore infini, sans terme. Cette définition du
parfait : “ce qui ne laisse rien hors de lui”, ne convient donc pas à
l’infini.
#386. — Le Philosophe infère ensuite
(207a16) de là une conclusion.
La définition du tout ne convenant
pas à l’infini, Parménide a manifestement mieux parlé que Mélissos. L’univers
entier, selon Mélissos, est infini, tandis que d’après Parménide “le tout se
finit en courant à force égale à partir du milieu”[655], par quoi il indiquait
que le corps de l’univers est sphérique. Dans la figure sphérique, en effet,
les lignes courent également du milieu au terme, la circonférence, comme si
elles compétionnaient à forces égales entre elles.
On dit correctement l’univers fini
en son entier, car ‘tout’ et ‘infini’ ne se continuent pas “comme on joint des
brins de lin” en filant. Cela avait valeur de proverbe, que ce qui comporte
continuité se joint comme des brins de lin.
#387. — Le Philosophe exclut ensuite
(207a19) une opinion fausse
issue de la fausse définition dénoncée ; il l’exclut d’abord communément en
rapport à tous, puis (207a29) spécialement en rapport à Platon.
Du fait d’associer l’infini au
tout, dit-il, on a admis comme ‘axiome’, comme chose connue par soi, à propos
de l’infini, qu’il contiendrait et détiendrait tout en lui. En raison d’une
certaine ressemblance que l’infini présente avec le tout, comme la puissance
ressemble à l’acte. L’infini, du fait d’être en puissance, s’offre comme une
espèce de matière à la perfection de la grandeur : il est comme le tout,
mais en puissance, non en acte. Cela appert du fait qu’une chose se qualifie
d’infinie en autant qu’elle peut se diviser en plus petit, et que par division
en sens opposé elle donne lieu à addition[656]. Ainsi donc, par soi,
c’est-à-dire selon sa notion propre, l’infini est un tout en puissance :
et il est imparfait, comme une matière qui n’a pas encore reçu sa perfection.
Par soi, toujours selon sa notion
propre en tant qu’infini, il n’est ni un tout ni fini. Mais il l’est sous un
autre rapport, selon cette fin et ce tout auquel il est en puissance : la
division possible à l’infini serait parfaite en autant qu’elle parviendrait à
son terme ; mais en autant qu’elle va à l’infini, elle reste imparfaite.
Manifestement donc, comme il appartient au tout de contenir, et à la matière
d’être contenue, l’infini en tant que tel ne contient pas, mais est
contenu : en ce qu’il a en acte, l’infini reste toujours contenu par un
tout plus grand, puisqu’il reste possible d’en trouver autre chose au-delà de
ce qu’on en a déjà.
#388. — De ce que l’infini se
trouve comme de l’être en puissance, il s’ensuit non seulement qu’il est
contenu et ne contient pas, mais encore deux autres conclusions. La première :
l’infini en tant que tel reste ignoré, comme une matière sans espèce,
c’est-à-dire sans forme[657], alors que la matière
ne se connaît que par sa forme.
La seconde : l’infini répond
mieux à la notion de partie que de tout, puisque la matière se compare au tout
comme sa partie. De fait, l’infini tient bien lieu de partie, puisqu’on ne peut
en trouver qu’une partie en acte.
#389. — Le Philosophe exclut
ensuite (207a29) l’opinion de Platon,
qui admettait l’infini dans les réalités sensibles autant que dans les
intelligibles.
Manifestement aussi, dit-il, si le
grand et le petit, auxquels Platon attribuait l’infini, ont rapport de
contenant aux réalités sensibles et intelligibles, il s’ensuit que l’infini
devra contenir les intelligibles.
Mais voilà qui est clairement
absurde et impossible : l’infini, inconnu et indéfini, contiendrait et
définirait les intelligibles. En effet, on ne définit pas le connu par
l’inconnu ; on fait plutôt l’inverse.
Pas de nombre infiniment petit, ni de grandeur infiniment grande
264. 207a33 C’est avec raison qu’on
s’attend que par addition l’infini n’arrive pas à dépasser toute grandeur, mais
qu’il y arrive par division. C’est que l’infini, comme la matière, se trouve
contenu à l’intérieur, et c’est l’espèce qui le contient.
265. 207b1 On a aussi raison d’attribuer au
nombre une limite vers le plus petit, et, vers le plus grand, de lui laisser
dépasser toute pluralité[658], mais de faire le
contraire pour les grandeurs : vers le plus petit, de les laisser dépasser
vers le moins toute grandeur[659], mais vers le plus
grand, de refuser une grandeur infinie. La cause : l’un est indivisible,
de quoi qu’il s’agisse : l’individu humain, par exemple, est seulement
un, il ne comporte pas pluralité[660]. Le nombre, lui, est
plus qu’un, avec tant d’autres[661] ; aussi sa division
doit s’arrêter à l’indivisible, car deux, et trois sont des noms qui en
dérivent[662], et pareillement chacun
des autres nombres.
266. 207b10 Dans le sens du plus, par contre,
on peut toujours concevoir plus grand[663], parce la grandeur se
divise à l’infini. Ce nombre toujours plus grand l’est en puissance, alors, non
en acte, mais on en conçoit toujours un qui dépasse n’importe quelle pluralité
déterminée[664]. On ne peut séparer ce
nombre de la division, néanmoins, et son infinité ne se fixe pas, mais
s’accroît sans cesse, comme le temps et son nombre.
267. 207b15 Pour les grandeurs, c’est le
contraire : le continu se divise à l’infini, mais vers le plus grand il ne
va pas à l’infini. Tant on peut être en puissance, en effet, tant aussi on peut
être en acte. Or il n’existe aucune grandeur sensible infinie. Pas de
possibilité donc de dépasser toute grandeur déterminée ; cela forcerait à être
une entité plus grande que le ciel.
Homonymie de l’infini
268. 207b21 Il ne s’agit pas du même infini
dans la grandeur, le changement et le temps, comme d’une espèce de nature
unique. Plutôt, le suivant en reçoit l’attribution d’après le précédent. Ainsi
le changement la reçoit parce que la grandeur la reçoit d’abord, sur laquelle
on se déplace, s’altère ou s’accroît, et le temps, suite au changement. Nous
faisons déjà allusion à ces réalités, mais il faudra plus tard essayer de
préciser ce que chacune est et pourquoi toute grandeur se divise en d’autres.
Infini en mathématique
269. 207b27 Notre position ne gêne pas les
considérations des mathématiciens, du fait de refuser ainsi à l’infini une
existence en acte sur le plan de la croissance qui le rendrait imparcourable.
Ils n’ont pas besoin de pareil infini et n’en font d’ailleurs pas usage. Ils
ont seulement besoin d’une grandeur limitée aussi grande que souhaitée ; très
grande, en effet, elle se prêtera à division suivant la même proportion que
toute autre, peu importe sa grandeur. Aussi, pour démontrer avec elle, cela ne
fait pas de différence[665] ; mais pour ce qui est
d’exister, ce sera réservé à la grandeur qui est effectivement[666].
Infini comme principe
270. 207b34 Les causes présentaient quatre sens[667]. Manifestement là,
l’infini est cause comme matière, son essence tient à une privation et son
sujet par soi est le continu sensible. D’ailleurs, tous les autres usent
clairement de l’infini comme d’une matière. Par conséquent, il était plutôt
absurde d’en faire le contenant plutôt que le contenu.
#390. — Le Philosophe
vient d’établir la définition de l’infini. Il s’appuie maintenant sur elle pour
expliquer ce qui se dit sur l’infini : concernant, en premier, son
addition et sa division ; en second (207b21), l’ordre de sa présentation en
divers contextes ; en troisième (207b27), son usage par les mathématiciens
; en quatrième (207b34),
la qualité de principe qu’on lui attribue.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe explique d’abord ce qui se dit de l’infini concernant
la division ou l’addition dans les grandeurs, puis compare (207b1) les nombres aux
grandeurs.
#391. — L’addition à l’infini dans
les grandeurs n’arrive pas à dépasser une grandeur déterminée[668], tandis que la division
à l’infini finit par dépasser en plus petit n’importe quelle quantité[669].
Cela se comprend, dit-il, puisque
l’infini se conçoit comme une matière ; il se trouve donc contenu à
l’intérieur, comme la matière, et ce qui le contient, c’est l’espèce,
c’est-à-dire, la forme. Or manifestement le tout se conçoit comme forme[670] et ses parties comme
matière. Par division on va, dans les grandeurs, du tout aux parties ; il est
donc rationnel de ne trouver là aucun terme que ne dépasse une division
infinie. Par contre, dans l’addition, on va des parties au tout, lequel se
conçoit comme forme qui contient et termine ; aussi est-il encore rationnel de
trouver là une quantité déterminée que ne dépasse pas l’ajout à l’infini.
#392. — Le Philosophe compare
ensuite (207b1) la notion d’infini dans
les nombres à celle d’infini dans les grandeurs.
Dans le nombre, dit-on, il se
trouve du côté du moins un terme que la division ne peut dépasser. Par contre,
il ne s’en trouve pas du côté du plus, puisque tout nombre en laisse produire
un plus grand par addition. Dans les grandeurs, il en allait à l’inverse.
Le Philosophe l’explique. D’abord,
qu’il se trouve dans les nombres un terme que la division ne permet pas de
dépasser en moins. C’est que tout ce qui est un, en tant qu’un, est indivisible
; par exemple, c’est un seul homme l’homme indivisible, non plusieurs. Tout
nombre, par ailleurs, doit se résoudre à l’unité ; cela appert de la notion
même de nombre. Le nombre signifie le fait qu’il y a plus qu’un ; chaque fois
qu’on a plusieurs et qu’on dépasse l’un de plus ou de moins, on constitue une
espèce déterminée de nombre. L’un entre donc dans la notion du nombre, et
l’indivisibilité dans la notion de l’un ; il s’ensuit que la division du nombre
s’arrête à un terme indivisible.
Que par ailleurs il entre dans la
notion de nombre qu’il y ait plus qu’un, le Philosophe le manifeste par ses
espèces : deux et trois, et tout autre nombre, se dénomment à partir de
l’un. Aussi l’essence du six tient-elle à ce qu’il y ait six fois un, et non à
ce qu’il y ait deux fois trois ou trois fois deux[671]. Car autrement,
plusieurs définitions et plusieurs essences vaudraient pour une seule chose,
puisque avec des parties différentes un seul et même nombre recevrait à la fois
des natures différentes.
#393. — Le Philosophe explique
ensuite (207b10) pourquoi, dans les
nombres, l’addition dépasse toute abondance déterminée.
On peut toujours, dit-il, concevoir
un nombre plus grand que n’importe quel nombre donné, du fait qu’une grandeur
se divise à l’infini. Manifestement, en effet, c’est la division qui cause la
pluralité ; aussi, plus on divise une grandeur, plus grande résulte la
pluralité. L’infinie division des grandeurs conduit par suite à une addition
infinie des nombres. Or comme la division infinie de la grandeur n’est pas en
acte, mais en puissance, et dépasse vers le moins toute petitesse déterminée[672], l’addition infinie des
nombres n’est pas non plus en acte, mais en puissance, et dépasse toute pluralité
déterminée. Mais ce nombre ainsi multiplié à l’infini ne se distingue pas de la
division des grandeurs.
#394. — Rappelons-le : la
division produit la pluralité. Mais il y a deux divisions : l’une est
formelle et distingue les opposés ; l’autre s’attache à la quantité.
La première division produit la
pluralité, une notion transcendantale, liée à ce que l’être se divise comme
étant un ou plusieurs, tandis que la division de la quantité continue produit
le nombre, espèce de la quantité, en tant qu’elle se conçoit comme mesure. Ce
nombre se multiplie à l’infini en correspondance à la division infinie de la
grandeur. La pluralité qui suit la division formelle des choses, par contre, ne
se multiplie pas à l’infini ; les espèces réelles sont déterminées, comme l’est
aussi la quantité de l’univers. C’est la raison de préciser que ce nombre qui
se multiplie à l’infini ne se sépare pas de la division du continu.
Par ailleurs, l’infinité de ce
nombre ne constitue pas non plus une espèce de caractère définitivement
acquis, mais plutôt sans cesse en génération, du fait d’une addition successive
à n’importe quel nombre donné. Le cas ressemble à celui du temps et de son
nombre : ce dernier croît successivement par addition d’un jour à
l’autre, sans que jamais tous les jours existent simultanément.
#395. — Le Philosophe montre
ensuite (207b15) qu’il en va à l’inverse
dans les grandeurs.
Le continu, lui, se divise à
l’infini[673], mais ne procède pas à
l’infini vers le plus grand. Pas même en puissance, puisque tant une chose est
en puissance, tant elle peut être en acte. Si donc la puissance de la nature
admettait qu’une grandeur croisse à l’infini, il devrait exister une grandeur
sensible infinie. Or ce n’est pas le cas[674]. Il n’y a donc pas en
puissance addition de grandeurs à l’infini capable de dépasser toute quantité
déterminée ; cela forcerait l’existence de quelque chose de plus grand que le
ciel.
#396. — L’opinion de certains en
appert fausse, qu’on trouverait dans la matière première la puissance à toute
quantité ; on n’y trouve au contraire qu’une puissance à une quantité
déterminée.
On comprend aussi par là pourquoi
le nombre n’a pas à pouvoir être en acte autant qu’il peut être en puissance,
comme on vient de l’affirmer de la grandeur : c’est que l’addition du
nombre suit la division du continu, par laquelle on va du tout à ce qui est en
puissance au nombre. Aussi, il n’y a pas à parvenir à un acte qui achève cette
puissance. Alors qu’au contraire l’addition de la grandeur conduit à l’acte[675].
Le Commentateur, lui, donne une
autre raison : la puissance à l’addition de la grandeur se trouverait dans
une seule et même grandeur, tandis que la puissance à l’addition des nombres
se trouverait en plusieurs nombres, comme c’est à n’importe quel nombre qu’on
peut ajouter autre chose.
Cependant, cette raison vaut peu,
car de même que par addition se constituent successivement les différentes
espèces des nombres, de même il se constitue différentes espèces de mesure, en
autant qu’on considère ‘de deux coudées’ et ‘de trois coudées’ comme des
espèces de la quantité. En outre, quoi qu’on ajoute à un nombre supérieur, on
l’ajoute à l’inférieur ; sous ce rapport, dans un seul et même nombre, à
savoir, en ‘deux’ ou en ‘trois’, il se trouve puissance à une addition infinie.
#397. — Le Philosophe montre
ensuite (207b21) comment l’infini se
trouve en différents sens en différentes réalités.
L’infini, dit-il, ne commande pas
la même définition dans la grandeur, le changement et le temps[676], comme s’il s’agissait
d’une même nature attribuée à chacun univoquement. Plutôt, il s’attribue au
suivant selon son rapport avec le précédent. Il s’attribue ainsi au changement
en raison de la grandeur où a lieu le changement, qu’il s’agisse de
déplacement, d’altération ou de croissance. Il s’attribue ensuite au temps en
raison du changement. C’est que l’infini concerne la quantité et que le
changement se quantifie d’après la grandeur, puis le temps d’après le
changement[677]. On fait déjà allusion
à ces réalités, dit-il, mais il faudra plus loin manifester ce qu’est chacune
d’elles et montrer que toute grandeur se divise effectivement en d’autres[678].
#398. — Il montre ensuite (207b27) comment les
mathématiciens utilisent l’infini.
L’argument apporté pour ne pas
admettre de grandeur infinie en acte n’invalide pas les spéculations des
mathématiciens qui utilisent l’infini ; quand, par exemple, le géomètre
dit : “Supposons telle ligne infinie…” Pour sa démonstration, en effet, il
n’a pas besoin de l’infini en acte et il ne s’en sert pas non plus ; il a
seulement besoin d’une ligne finie, aussi grande que nécessaire pour lui, afin
de pouvoir en soustraire ce qu’il veut. Pour cela, il lui suffit d’une grandeur
de dimensions suffisantes pour se diviser selon n’importe quelle proportion
face à une autre grandeur donnée. Pour la démonstration concernée, rien ne
diffère que la très grande quantité considérée revête un mode ou l’autre,
qu’elle soit infinie ou finie. Mais pour ce qui est d’exister réellement, cela
fait beaucoup de différence qu’elle soit telle ou telle.
#399. — Le Philosophe montre
finalement (207b34) en quel sens l’infini
est un principe.
Il y a quatre genres de causes[679], rappelle-t-il. Ce que
nous avons dit laisse voir que l’infini est cause comme matière :
l’infini, en effet, a l’être en puissance, ce qui est propre à la matière. La
matière, néanmoins, est parfois sous une forme, parfois sous privation.
L’infini, lui, ne satisfait pas à la notion d’une matière sous une forme, mais
seulement à celle d’une matière sous privation, puisqu’on parle d’infini par
négation de la perfection et du terme. Aussi le Philosophe précise-t-il, quant
à l’infini comme tel, que “son essence tient à une privation”, c’est-à-dire que
la notion d’infini consiste dans la privation.
Puis, pour qu’on ne comprenne pas
que l’infini est une matière comme la matière première, il ajoute que le sujet
par soi de cette privation qui constitue la notion d’infini est le continu
sensible. Cela se voit à ce que l’infini dans les nombres est causé par
l’infinie division de la grandeur ; pareillement, l’infini dans le temps et
dans le changement est causé par la grandeur. Le premier sujet de l’infini
doit donc être le continu. Et puisque la grandeur, quant à sa réalité, ne se
sépare pas des choses sensibles, il s’ensuit que le sujet de l’infini soit la
réalité sensible.
En cela même concordent tous les
Anciens, qui se servent de l’infini comme d’un principe matériel. Aussi, il
était absurde d’attribuer à l’infini de contenir, puisqu’à la matière il
n’appartient pas de contenir, mais plutôt d’être contenue.
Déclaration d’intention
271. 208a5 Il reste à revenir contre les
arguments qui laissaient l’impression que l’infini existerait non seulement en
puissance, mais comme une réalité déterminée : à certains la rigueur fait
défaut, mais d’autres touchent du vrai.
La génération infinie
272. 208a8 Pour ne pas manquer, la génération
n’a pas besoin d’un corps sensible infini en acte. Il y suffit, même dans un
tout fini, que la génération de l’un résulte de la corruption de l’autre.
Le contact à l’infini
273. 208a11 De plus, contact et finitude
diffèrent. Le premier est relatif ; il appelle un corrélatif, car tout contact
fait toucher un objet ; mais il est accidentel à une entité finie. Par
ailleurs, la finitude n’est pas relative. Ensuite, un contact n’intervient pas
entre n’importe quoi et n’importe quoi.
La représentation infinie
274. 208a14 Il est par ailleurs absurde de se
laisser persuader par l’intelligence[680], car l’excès et le
défaut qu’on y trouve ne se retrouve pas forcément dans la réalité. On pourrait
se représenter n’importe qui multiplié et augmenté à l’infini ; néanmoins
aucune représentation ne garantit telle taille, mais seulement la réalité. La
représentation n’est qu’un accident de la réalité.
L’infinité du temps et du changement
275. 208a20 Le temps et le changement sont
infinis ; leur représentation aussi. Mais ce qu’on en saisit ne demeure pas.
L’infinité par division et par addition
276. 208a21 La pensée ne rend pas non plus la
grandeur infinie ni par division, ni par augmentation. Bref, quant à l’infini,
en quel sens il existe et n’existe pas, et ce qu’il est, voilà qui est dit.
#400. — Le Philosophe, prenant
appui sur la définition de l’infini, vient d’expliquer ce qui s’en dit. Il
résout maintenant les arguments qui prétendaient à l’existence de l’infini[681].
Il annonce d’abord son intention,
puis (208a8) l’exécute.
En conclusion, dit-il, il reste à
résoudre les arguments qui donnaient l’impression que l’infini existerait non
seulement en puissance, comme on vient d’en convenir[682], mais aussi en acte,
tout comme les entités finies et déterminées. Certains ne concluent pas
rigoureusement ; ils sont totalement faux. D’autres concluent partiellement
vrai.
#401. — Il résout ensuite (208a8) les cinq arguments en
question.
Il résout d’abord celui qui
s’inspirait de la génération : on y concluait que pour que la génération
ne vienne pas à manquer, il fallait de l’infini.
Cet argument conclut du vrai :
de l’infini existe effectivement en puissance et ses parties deviennent
successivement en acte[683]. Cependant, pour que
la génération ne vienne pas à manquer, il n’y a pas nécessité d’un corps
sensible infini en acte, comme les Anciens le croyaient. C’est qu’ils
concevaient la génération comme extraite d’un corps unique ; alors sa
conservation à l’infini aurait commandé un corps infini.
Mais elle n’a pas à se passer
ainsi. Même si tout corps sensible est fini, la génération peut durer
infiniment, du moment que la corruption de l’un entraîne la génération de
l’autre.
#402. — Le Philosophe résout
ensuite (208a11) l’argument inspiré par
le contact : tout corps fini doit en toucher un autre, ce qui force un
procédé à l’infini.
Il résout celui-là en notant que
contact et finitude diffèrent. ‘Contact’, comme inclusion, demande un
corrélatif : tout contact l’est de quelque chose. Par contre, la
‘finitude’ s’attribue absolument, sans relation à autre chose, puisqu’une
chose se trouve finie en elle-même, par ses propres termes. C’est accidentel,
pour une entité finie, de se trouver en contact. De toute manière, tout ce qui
se trouve en contact avec une chose n’a pas à se trouver aussi en contact avec
une autre dans un processus à l’infini. Manifestement, cet argument ne conclut
rien du tout avec nécessité.
#403. — Il résout ensuite (208a14) l’argument inspiré de
l’intelligence et de l’imagination, entre lesquelles les Anciens ne distinguaient
pas.
Cet argument conduisait à croire à
un espace infini en dehors du ciel, et par conséquent à un lieu et à un corps
correspondant. “Il est absurde, fait remarquer le Philosophe, de se laisser
persuader par l’intelligence”, au sens où toute représentation de
l’intelligence ou de l’imagination serait vraie, suivant une opinion d’Anciens
réprouvée dans la Métaphysique[684]. Quand on se représente
une réalité comme plus petite ou plus grande qu’elle est, cela n’oblige pas la
réalité de cet excès ou de ce défaut ; celui-ci peut ne se trouver que dans
cette représentation de l’intelligence ou de l’imagination.
On peut en effet se représenter
n’importe qui comme un multiple de ce qu’il est : double, triple, ou
l’augmenter n’importe comment à l’infini. Cela ne garantira pourtant pas de
trouver en dehors de l’intelligence une quantité ainsi multipliée, ni aucun
dépassement d’une quantité ou d’une grandeur déterminée. Il est purement accidentel,
la réalité étant telle, qu’on se la représente telle.
#404. — Le Philosophe résout
ensuite (208a20) l’argument tiré du
temps et du changement. Ni l’un ni l’autre, dit-il, n’est infini en acte,
puisqu’il n’y a en acte du temps que son instant présent et du changement que
son moment présent indivisible. L’intelligence saisit leur continuité, en
percevant un ordre entre ce qui y vient avant et après. Il en va toutefois de
sorte que ce qui en est saisi d’abord ne reste pas dans la réalité. Rien ne force
donc à concéder que le tout infini du changement ou du temps existe tout entier
en acte.
#405. — Il résout ensuite (208a21) l’argument tiré de la
grandeur. Ni sa division, ni son augmentation intelligible, dit-il, ne rend la
grandeur infinie en acte[685].
Finalement, épilogue-t-il, voilà
qui est dit pour l’infini.
Livre IV - Lieu, vide et temps
Importance
277.
208a27
Du lieu
aussi, le naturaliste doit pareillement savoir, comme pour l’infini, s’il
existe ou non, en quel sens, et ce qu’il est.
278.
208a29
Car ce qui
existe, tous l’assument, se trouve quelque part. De fait, ce qui n’existe pas
ne se trouve nulle part ; où trouvent-on le bouc-cerf et le sphinx, en
effet?
279.
208a31
En outre,
le changement le plus commun, celui aussi qui en est le plus proprement un vise
le lieu ; on l’appelle un ‘déplacement’[686].
Difficulté
280. 208a32
Par
ailleurs, ce que peut bien être le lieu présente bien des difficultés, car
toutes ses propriétés ne lui font pas reconnaître la même essence. En outre,
les autres philosophes n’ont laissé ni examen ni solution d’aucune difficulté
sur le sujet.
Existence. À partir d’endoxes absolus. 1er argument.
281.
208b1
Que le lieu
existe devient manifeste du fait du remplacement[687]. En effet, là où à tel
instant se trouve de l’eau, comme dans un vase, là même, quand elle en sort,
on trouve de l’air à la place. Comme des corps distincts occupent
éventuellement le même lieu, il doit être autre chose que tout ce qui y
survient et s’y remplace. Il s’y trouve maintenant de l’air, il s’y trouvait
auparavant de l’eau, de sorte que manifestement le lieu est une réalité, un
réceptacle[688] distinct de ces deux
corps qui, entrant et sortant, s’y sont remplacés.
2e argument
282.
208b8
En outre, les
déplacements des corps naturels simples : du feu, de la terre et d’autres
pareils, montrent non seulement la réalité du lieu, mais aussi qu’il détient
une puissance. Chacun, s’il n’en est empêché, va à son lieu : l’un en
haut, l’autre en bas. Or voilà des parties et des espèces du lieu : le haut, le
bas, et le reste des six directions[689]. Or ces
directions : le haut et le bas, la droite et la gauche, ne se définissent
pas seulement par rapport à nous. En rapport à nous, en effet, elles ne restent
pas toujours les mêmes, mais dépendent de la direction dans laquelle nous nous
tournons ; aussi la même chose aboutit-elle souvent à droite et à gauche, en
haut et en bas, en avant et en arrière. Dans la nature, au contraire, chaque
direction se définit séparément : le haut n’est pas n’importe où, mais où
vont le feu et le léger ; de même, le bas n’est pas n’importe où, mais où vont
les corps pesants et terreux. Ainsi leur différence n’est-elle pas seulement de
position, mais aussi de puissance. Les entités mathématiques le montrent
aussi : sans qu’elles occupent de lieu, leur position quant à nous leur
assigne tout de même gauche et droite ; leur position dépend donc seulement de
notre raison[690], puisque ce n’est pas
la nature qui leur assigne chacune.
À partir d’endoxes relatifs. 3e
argument
283. 208b25
En outre,
qui soutient le vide admet l’existence du lieu, car le vide n’est qu’un lieu
privé de corps. Que donc le lieu constitue une réalité distincte des corps et
que tout corps sensible occupe un lieu, on le saisira bien avec ces arguments.
4e argument
284.
208b29
Hésiode
fait l’impression d’avoir eu raison de mettre en premier le chaos. Il déclare
donc : « En premier de tout, le Chaos fut engendré, puis la large
Terre », comme s’il y fallait d’abord une place[691] pour les êtres. C’est
qu’il pensait, comme la plupart, que tout se trouve quelque part, c’est-à-dire
en un lieu. Or s’il en va ainsi, la puissance du lieu est merveilleuse et passe
avant tout ; car ce sans quoi rien d’autre n’existe alors qu’il existe sans le
reste doit être premier. Et de fait le lieu ne se perd pas quand son contenu se
corrompt.
#406. — Au troisième livre, le
Philosophe a traité du changement ; et aussi de l’infini, qui concerne le
changement intrinsèquement, pour son appartenance au genre des continus. Il
entend maintenant, au quatrième livre, traiter de ce qui lui advient
extrinsèquement : d’abord des attributs qui interviennent comme mesures du
mobile, puis (217b29) du temps, mesure du
changement même.
Le Philosophe aborde deux mesures
du mobile : d’abord le lieu, puis (213a12) le vide.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord qu’il revient au naturaliste de
traiter du lieu, puis (208b1) il exécute son propos.
Le premier point se divise en deux.
Le Philosophe propose d’abord son intention : il appartenait au
naturaliste, dit-il, d’établir pour l’infini s’il existe ou non, en quel sens
il existe, et ce qu’il est ; il en va pareillement pour le lieu.
Puis (208a29) il prouve ce qu’il a
dit, en partant d’abord du lieu, puis (208a32) de nous.
#407. — À partir du lieu, il
présente deux arguments.
Voici le premier. Les attributs
communs à toute chose naturelle appartiennent surtout à la considération du
naturaliste. Or le lieu en fait partie. D’après l’opinion commune, en effet,
tout être se trouve en un lieu.
On le prouve moyennant un argument
sophistique, fondé sur la position du conséquent[692]. Voici comment on
argumente.
Ce qui n’existe pas ne se trouve
nulle part, c’est-à-dire en aucun lieu. De fait, impossible de préciser où se
trouve le bouc-cerf, ou le sphinx, des fictions du genre de la chimère.
Si ce qui ne se trouve en aucun
lieu n’existe pas, conclut-on, tout ce qui existe se trouve en un lieu.
Pourtant, s’il convenait à tout
être de se trouver en un lieu, sa considération reviendrait clairement plutôt
au métaphysicien qu’au naturaliste.
On doit le remarquer toutefois, on
s’appuie ici sur l’opinion de gens pour qui tout être est sensible, incapables
qu’ils sont de transcender l’imagination des corps. De leur point de vue, la
science naturelle se confond avec la philosophie première, du fait de porter
communément sur tous les êtres[693].
#408. — Voici le second argument (208a31).
Il appartient au philosophe naturel
de traiter du changement ; or le changement de lieu, dit ‘déplacement’, est le
plus commun de tous : certains mobiles, les corps célestes, ne subissent
que celui-là, et aucun n’en subit un autre indépendamment de lui. Pareillement
aussi, il constitue plus proprement un changement, car c’est le seul qui soit
vraiment continu et parfait[694]. Or le déplacement ne
peut se connaître sans qu’on connaisse le lieu. Le naturaliste doit donc
traiter du lieu.
#409. — Il conduit ensuite (208a32) à la même conclusion à
partir du problème que le lieu suscite pour nous : car ce que les sages
doivent résoudre, c’est ce qui comporte difficulté. Or ce qu’est le lieu en
comporte beaucoup.
Deux causes en sont
responsables : le lieu même, car toutes ses propriétés ne le font pas
concevoir pareillement, certaines suggérant qu’il soit telle chose, d’autres
qu’il soit autre chose ; et la pensée humaine, du fait que les Anciens n’en ont
ni bien cerné la difficulté, ni bien cherché la vérité.
#410. — Le Philosophe se met
ensuite (208b1) à traiter du
lieu : d’abord sous mode d’enquête[695], puis (210a14) en établissant la
vérité.
L’enquête porte sur deux
questions : d’abord sur son existence, puis (209a31) sur son essence.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe argumente d’abord à l’effet que le lieu existe, puis (209a2) qu’il n’existe pas.
Le Philosophe fonde d’abord
l’existence du lieu sur la vérité de la chose[696], puis (208b25) sur les opinions
d’autres auteurs.
#411. — Au premier point, il
présente deux arguments.
Voici le premier : la
substitution des corps en déplacement, dit-il, rend manifeste que le lieu soit
une réalité. Justement, la substitution des formes a fait découvrir la matière,
car il fallait bien un sujet à cette succession de formes ; de même, la
substitution locale a fait découvrir le lieu, car il fallait aussi quelque part
où puissent se succéder les corps. C’est la portée de sa remarque, qu’à mesure
que l’eau sort d’où elle se trouve, d’un vase par exemple, l’air s’y infiltre.
Comme c’est parfois un autre corps qui occupe le même lieu, celui-ci est manifestement
autre chose que les corps qui s’y trouvent et s’y remplacent. Où il y a
maintenant de l’air, il y avait auparavant de l’eau ; cela ne se pourrait pas,
si le lieu n’était pas distinct de l’air et de l’eau. Le lieu, en ressort-il,
est une réalité : une espèce de réceptacle, distinct de l’un et l’autre
des corps qui s’y logent. Il constitue, pour le déplacement, ses termes de
départ et d’arrivée.
#412. — Voici le second argument (208b8) : le déplacement de
n’importe quels corps, dit-il, montre l’existence du lieu. D’ailleurs, le
déplacement des corps naturels simples : du feu, de la terre et d’autres
corps lourds et légers de ce type, montre non seulement la réalité du lieu,
mais aussi que celui-ci présente une espèce de puissance et de capacité.
Chacun de ces corps,
observons-nous, se déplace vers son lieu propre, quand il n’en est pas
empêché : le lourd va vers le bas et le léger vers le haut. Un lieu,
appert-il, présente comme une capacité de conserver le corps qu’il contient ;
aussi son désir de se conserver le fait tendre à son lieu. On ne prouve pas
ainsi que le lieu détienne un pouvoir d’attraction, sinon au sens où la fin
attire.
Par ailleurs, le haut et le bas,
avec les quatre autres directions : l’avant et l’arrière, la droite et la
gauche, constituent les parties et les espèces du lieu. La nature même définit
ces directions dans l’univers, pas seulement leur rapport à nous. La chose est
évidente, du fait que ce qui se situe dans ces directions par rapport à nous ne
se trouve pas toujours en haut ou en bas ou à droite ou à gauche ; son lieu
varie suivant que nous nous plaçons autrement à son regard. Souvent, bien
qu’immobile, ce qui se trouve à droite aboutit à gauche. Il en va pareillement
avec les autres directions.
Dans la nature, par contre, on se
situe en haut ou en bas d’après le déplacement des corps lourds et légers. Les
autres positions découlent du déplacement du ciel[697]. Ce n’est pas indifféremment
que n’importe quelle partie du monde se situe en haut ou en bas ; le haut est
toujours où vont les corps légers, et le bas où vont les corps lourds.
Par ailleurs, tout ce qui détient
par soi une position déterminée doit posséder une puissance qui le
définisse : chez l’animal, sa droite et sa gauche présentent des
puissances différentes. Le lieu existe, doit-on en conclure, et détient comme
une puissance.
Néanmoins, certaines entités ne
possèdent une position qu’en rapport à nous. Le Philosophe le montre avec les
entités mathématiques : bien qu’elles ne se trouvent pas en un lieu, on
leur attribue une position, mais seulement en rapport à nous. Ce n’est donc pas
la nature qui leur attribue une position, mais notre intelligence qui leur en
reconnaît une certaine par rapport à nous : au-dessus, en dessous, à
droite ou à gauche.
#413. — Le Philosophe montre
ensuite (208b25) l’existence du lieu à
partir d’opinions d’autres philosophes.
Il cite d’abord l’opinion des
partisans du vide : affirmer son existence entraîne forcément celle du
lieu, puisque le vide n’est rien d’autre qu’un lieu privé de corps. Avec cet
argument et les précédents, on peut concevoir que le lieu constitue une
réalité distincte des corps et que tout corps sensible occupe un lieu.
#414. — En second (208b29), il fait servir à la
même conclusion l’opinion d’Hésiode, l’un des anciens poètes théologiens, qui
posait en premier la génération du chaos.
En premier de tout, affirme-t-il,
c’est le chaos qui s’est trouvé engendré, constituant une espèce de mélange
et de place des corps. C’est ensuite la terre qui s’est trouvée engendrée pour
recevoir les différents corps, comme s’il fallait avant les choses une place
pour les choses. La raison de le soutenir venait de croire, avec bien d’autres,
que tout ce qui est occupe un lieu.
Si cela est vrai, non seulement le
lieu existe, mais il jouit d’une merveilleuse puissance qui lui confère une
primauté parmi tous les êtres. En effet, qui peut exister sans le reste, et
sans quoi le reste ne peut exister, est manifestement premier. Or à leur avis
le lieu peut exister sans corps, idée qu’on conçoit spontanément du fait qu’il
demeure quand son contenu se trouve détruit. Par contre, les choses ne peuvent
exister sans lieu. Le lieu constitue donc, à leur avis, le premier de tous les
êtres.
1ère difficulté
285.
209a1
Fait encore
difficulté[698], si le lieu existe, ce
qu’il est : une masse corporelle? une autre nature? Car on doit d’abord
chercher son genre. Or il possède bien les trois dimensions — longueur,
largeur et profondeur — qui délimitent n’importe quel corps. Mais le lieu ne
peut constituer un corps, car deux corps coïncideraient[699].
2e difficulté
286.
209a7
En outre,
si le corps a un lieu, c’est-à-dire une place[700], manifestement la
surface et les autres limites en auront un aussi. Le même argument vaudra :
où on trouvait auparavant la surface de l’eau, on trouve celle de l’air. Or on
ne trouve aucune différence entre un point et son lieu. Si donc son lieu n’est
pas autre chose que lui, ce ne sera pas autre chose non plus dans le cas des
autres limites. Leur lieu ne constitue donc pas une entité distincte pour
chacune d’elles.
3e difficulté
287.
209a13
Que
pourrions-nous bien supposer que soit le lieu? Il ne peut revêtir la nature ni
d’élément, ni de composé d’éléments. Il n’est non plus ni corporel, ni
incorporel, puisqu’il a une grandeur, sans être un corps ; or les éléments des
corps sensibles sont eux-mêmes des corps, et aucune grandeur ne résulte
d’entités intelligibles.
4e difficulté
288. 209a18
Ensuite,
que pourrait-on prétendre que le lieu produise chez les êtres, quand il n’est
aucune de leurs quatre causes? Il n’est pas leur matière, car aucun n’en est
constitué ; ni leur forme et leur définition ; ni leur fin ; ce n’est pas non
plus lui qui les déplace.
5e difficulté
289.
209a23
Ensuite,
lui-même, comme être réel, où sera-t-il? Cette difficulté de Zénon réclame
solution : si tout être se trouve en un lieu, le lieu aussi aura un lieu,
évidemment, et cela va à l’infini.
6e difficulté
290.
209a26
Ensuite, de
même que tout corps se trouve en un lieu, en tout lieu aussi se trouve un
corps. Qu’arrive-t-il alors quand on grandit? Le lieu de chacun devra grandir
avec lui, s’il n’est ni plus grand ni plus petit que lui. Pareils arguments
questionnent forcément non seulement l’essence du lieu, mais aussi son
existence.
#415. — Le Philosophe vient de
donner des arguments pour montrer que le lieu est réel. Voici maintenant
six arguments à l’effet que ce n’est pas le cas. Pour vérifier si une chose est
réelle, on doit partir de ce qu’elle est, du moins de ce que son nom signifie.
Or, dit le Philosophe, on a eu beau montrer la réalité du lieu, quelque chose
“fait encore difficulté” : on voit
difficilement ce qu’il est, même s’il existe : s’agit-il d’une
masse corporelle ou d’une nature d’un autre genre?
#416. — De là, voici comment il
argumente. Si le lieu est réel, il faut bien qu’il soit un corps, puisqu’il en
possède les trois dimensions : longueur, largeur et profondeur. Celles-ci
impliquent un corps, car tout ce qui présente ces trois dimensions en est un.
Pourtant, un lieu ne peut être un corps, car il coïncide avec son contenu ;
deux corps se trouveraient ainsi à coïncider, ce qui est absurde. Un lieu ne
peut donc pas être une réalité.
#417. — Voici son second argument (209a7).
Si le lieu d’un corps constitue
vraiment pour ce corps une place distincte de lui, il faudra de même pour sa
surface une place distincte d’elle. Il en ira pareillement pour les autres
limites de la quantité : la ligne et le point. Il prouve comme suit cette
conditionnelle. On a montré le lieu comme distinct des corps du fait que là où
il y a maintenant un corps d’air, il y avait auparavant un corps d’eau. Or de
même, où il y avait auparavant une surface d’eau, il y a maintenant une surface
d’air ; donc le lieu de la surface est distinct d’elle. Pareil argument vaut
encore pour la ligne et le point.
On argumente donc par la
destruction du conséquent, du fait qu’il ne peut se trouver aucune différence
entre un point et son lieu. En effet, puisqu’un lieu n’excède pas son contenu,
le lieu d’un point ne peut être qu’une entité indivisible. Or deux indivisibles
de la quantité, comme deux points unis ensemble, ne font qu’une seule et même
chose. Pour la même raison, le lieu d’une surface ne s’en distinguera pas non
plus. Le lieu d’un corps ne sera donc pas autre chose que lui.
#418. — Voici son troisième
argument (209a13).
Tout ce qui existe est un élément
ou se compose d’éléments. Mais le lieu n’est ni l’un ni l’autre. Il n’existe
donc pas.
Il prouve comme suit la proposition
mineure[701] : tout élément ou
composé d’éléments est soit corporel soit incorporel ; le lieu n’est ni l’un ni
l’autre : ni incorporel, ayant une grandeur, ni corporel, n’étant pas un
corps, comme on vient de le prouver ; il n’est donc ni élément ni composé d’éléments.
On pourrait répliquer que, sans
être un corps, le lieu reste un élément corporel. Pour l’exclure, le
Philosophe ajoute que les éléments corporels font partie des corps sensibles,
car ils ne sortent pas du genre des composés d’éléments. De principes
intelligibles, en effet, ce que sont les entités incorporelles, ne résulte
aucune grandeur. Ainsi, puisque le lieu n’est pas un corps, il ne peut non plus
être un élément corporel.
#419. — Voici son quatrième
argument (209a18).
Tout ce qui existe sert de cause à
autre chose en un sens. Or le lieu ne satisfait à aucun des quatre sens de la
cause. Il ne sert pas de matière, puisque rien ne se constitue de lieu, ce que
prérequiert la définition de la matière ; ni de cause formelle, car tout ce qui
partage le même lieu relèverait d’une seule espèce, comme la forme se trouve le
principe de l’espèce ; ni non plus de cause finale, puisque les lieux existent
pour leur contenu, plutôt que ce dernier pour eux ; enfin, il n’agit pas non
plus comme cause efficiente ou motrice, comme c’est lui le terme du
déplacement. Il donne donc l’impression de n’être rien.
#420. — Voici son cinquième
argument (209a23), inspiré de Zénon.
Tout être se trouve en un lieu. Si
donc le lieu est une réalité, il se trouve lui-même en un lieu, et de même son
lieu à lui se trouve en un autre, et ainsi à l’infini. Voilà qui est
impossible. Donc, le lieu n’est rien de réel.
#421. — Voici son sixième
raisonnement (209a26).
Tout corps se trouve en un lieu et
en tout lieu il se trouve un corps, comme beaucoup l’estiment recevable[702], d’où il résulte qu’un
lieu n’est ni plus petit ni plus grand que son contenu. Quand donc ce dernier
grandit, son lieu aussi doit grandir. Or voilà chose manifestement impossible,
le lieu se trouvant chose immobile. Le lieu n’est donc rien de réel.
Pareils arguments, remarque le
Philosophe, en guise d’épilogue, questionnent non seulement l’essence du lieu,
mais aussi son existence. Toutefois les explications à venir leur apporteront
solution.
Le lieu serait la forme
291.
209a31
Telle chose
se dit par soi, telle autre par autre chose. De même, tel lieu est commun et
tous les corps s’y trouvent, tel autre est propre et on s’y trouve en premier.
Par exemple, on se trouve, peut-on dire, en un lieu commun, le ciel, parce
qu’on se trouve en l’air et que lui se trouve dans le ciel ; et on se trouve en
l’air parce qu’on se trouve sur la terre. Pareillement, on se trouve sur
celle-ci parce qu’on se trouve en tel lieu qui ne contient rien de plus que
soi. Premier contenant de chaque corps, donc, le lieu en sera une espèce de
limite. Par suite, l’aspect et la forme[703] donnent l’impression de
constituer pour chaque chose son lieu, car ils délimitent sa grandeur, et la
matière de sa grandeur. Voilà en effet sa limite pour chaque chose. À le
regarder ainsi, le lieu c’est donc la forme de chaque chose.
Il serait la matière
292.
209b6
Par contre,
pour autant que le lieu donne l’impression d’être la dimension qu’occupe la
grandeur, il paraît être la matière. Car voilà autre chose que la
grandeur : c’est ce qu’enveloppe et délimite la forme, comme le fait une
surface et une limite. La matière et l’infini sont justement de la sorte, car
si on retire la limite et les affections d’une sphère, il n’en reste que la
matière. C’est pourquoi aussi Platon, dans le Timée, affirme que la
matière et le lieu[704], c’est la même chose ;
car le récepteur et le lieu c’est une seule et même chose. Il désigne toutefois
autrement le récepteur dans ses enseignements oraux, mais il y soutient tout
de même que le lieu et le récepteur[705], voilà une seule et
même chose. Tous admettent que le lieu est quelque chose, mais ce qu’il est,
lui seul s’est essayé à le dire.
293.
209b17
D’ailleurs,
qui part de là a bien raison de trouver difficile de découvrir ce qu’est le
lieu, si justement c’est l’une de ces deux, la matière ou la forme. Elles
réclament une réflexion très élevée et se connaissent très difficilement,
séparément l’une de l’autre.
Il n’est ni la forme ni la matière
294. 209b21
Cependant,
que le lieu ne peut être ni l’une ni l’autre, ce n’est pas difficile à voir. En
effet, la forme et la matière ne se séparent pas de la chose, tandis que le
lieu en est capable : où il y avait de l’air, il se trouve plus tard de
l’eau[706], l’eau et l’air se
remplaçant mutuellement ; et pour les autres corps il en va de même. Aussi,
le lieu n’est pour chaque chose ni sa partie ni son habitus, mais séparable
d’elle. De fait, le lieu se compare bien au vase, le vase se trouvant un lieu
déplaçable ; or le vase n’est rien de la chose. Séparable, donc, de la chose,
il n’en est pas la forme ; la contenant, il se distingue de sa matière.
295.
209b32
Par
ailleurs, être quelque part implique toujours manifestement d’être soi-même
quelque chose et d’avoir autre chose en dehors de soi.
296.
209b33
À Platon,
d’ailleurs, même si cela requiert une digression, on doit demander pourquoi les
formes et les nombres ne se trouveraient pas en un lieu, si celui-ci est
justement ce qui en participe, puisque ce qui en participe c’est soit le grand
et le petit, soit la matière, comme il l’écrit dans le Timée.
297.
210a2
En outre,
comment aller à son lieu propre, si c’est sa matière ou sa forme? En effet, ce
qui ne commande aucun déplacement ni en haut ni en bas ne peut constituer un
lieu ; aussi est-ce chez ce qui en commande qu’il faut chercher le lieu.
D’ailleurs, si le lieu est en son contenu, ce qu’il faut bien s’il est sa forme
ou sa matière, il sera lui-même en un lieu. En effet, sa forme et son élément
indéfini changent et se déplacent en même temps que la chose ; ils ne demeurent
pas toujours au même lieu, mais accompagnent la chose. Ainsi le lieu aura-t-il
un lieu.
298.
210a9
Enfin,
quand de l’eau se trouve engendrée à partir d’air, son lieu disparaît, puisque le
nouveau corps ne se trouve plus en le même lieu. De quelle espèce de
corruption s’agit-il donc? Bref, voilà d’où on tient que le lieu doit
avoir quelque réalité, mais d’où aussi surgissent des difficultés sur son
essence.
#422. — Le Philosophe vient de
s’enquérir dialectiquement si le lieu existe ; il s’enquiert maintenant de ce
qu’il est.
Il présente d’abord des arguments
dialectiques à l’effet que le lieu est la forme ou la matière, puis (209a21) d’autres en sens
contraire.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe présente d’abord un argument à l’effet que le lieu
est la forme, puis un autre (209b6) à l’effet qu’il est la matière et enfin (209b17) induit un corollaire.
#423. — Certains êtres le sont par
soi, dit-il, tandis que d’autres ne sont considérés tels que par accident. On
doit reconnaître la même distinction pour le lieu : tel lieu est commun et
on y trouve tous les corps ; tel autre est propre. C’est ce dernier qui en
mérite l’appellation en premier et par soi ; le lieu commun ne s’appelle lieu
que par accident et par extension.
Le Philosophe le manifeste ainsi :
qu’on se trouve dans le ciel, on peut le dire parce qu’on se trouve dans l’air
et que lui se trouve dans le ciel ; qu’on se trouve dans l’air et dans le ciel,
on peut aussi le dire parce qu’on est sur la terre ; mais qu’on est sur la
terre, on le dira parce qu’on s’y trouve en un lieu qui ne contient rien de
plus que soi.
#424. — Ainsi donc, c’est ce qui
contient une chose en premier et par soi qui est par soi son lieu. Or tel est
la limite où la chose se termine. Le lieu d’une chose en est donc proprement
et par soi la limite. Or c’est sa forme la limite de chaque chose, car c’est
elle qui délimite pour la matière de chaque chose son existence propre, et pour
une grandeur sa mesure déterminée, car les quantités des choses découlent de
leurs formes. À le regarder ainsi, le lieu, manifestement, c’est la forme.
Toutefois, doit-on savoir, cet
argument comporte un sophisme du conséquent, car on y conclut en seconde figure
de deux affirmatives.
#425. — Le Philosophe présente
ensuite (209b6) l’argument avec lequel
Platon se persuadait que le lieu est plutôt la matière.
Pour comprendre, on a besoin de
savoir que les Anciens concevaient le lieu comme l’espace qu’on trouve entre
les limites du contenant, auquel on reconnaît, bien sûr, des dimensions de
longueur, de largeur et de profondeur. Or manifestement pareil espace ne s’identifie
à aucun corps sensible, puisque le même espace demeure malgré le départ et
l’arrivée de différents corps sensibles. Le lieu, par suite, serait des
dimensions séparées.
#426. — C’est de là que Platon
voulait conclure que le lieu serait la matière. C’est le sens de ce qu’il dit,
qu’à suivre l’avis de certains, du fait de se trouver la dimension de l’espace
qu’occupe une grandeur, mais séparée de tout corps sensible, le lieu devrait
être la matière. En effet, la distance même, la dimension de la grandeur, c’est
autre chose que la grandeur. Car la grandeur signifie une chose délimitée par
une forme[707], comme avec des points
on délimite une ligne, et avec une ligne une surface, et avec une surface un
corps, c’est-à-dire les espèces de la grandeur. Or la dimension de l’espace est
contenue et délimitée sous une forme ; par exemple, un corps est délimité par
un plan, c’est-à-dire par une surface, comme par sa limite. Or ce qui est
contenu sous des limites semble bien en lui-même ne pas être délimité. Et ce
qui en soi n’est pas délimité, mais l’est par une forme et une limite, c’est la
matière, qui implique la notion d’infini. Si on retirait en effet d’un corps
sphérique les propriétés sensibles et les limites qui donnent figure à la
dimension de la grandeur, il ne resterait que la matière. Par suite, les
dimensions, non délimitées par elles-mêmes, mais par autre chose, constituent
la matière.
Surtout, cette conclusion concorde
avec ces principes[708] de Platon comme quoi
les nombres et les quantités sont les substances des choses.
#427. — Le lieu étant donc les
dimensions, et les dimensions la matière, Platon a affirmé dans le Timée
que c’est la même chose le lieu et la matière. C’est qu’il considérait que tout
ce qui reçoit quoi que ce soit est un lieu, sans distinguer la manière dont le
lieu et la matière reçoivent. Aussi, recevant les formes, la matière serait par
conséquent un lieu.
Cependant, doit-on savoir, Platon a
désigné de plusieurs manières le récepteur. Dans le Timée, c’est pour
lui la matière ; mais dans ses enseignements oraux et non écrits, en ce qu’il
enseignait oralement à l’École, le récepteur, à ce qu’il disait, c’est le
grand et le petit, qu’il situait tout de même du côté de la matière[709]. Cependant, quoi que
soit ce qu’il désignait comme le récepteur, il affirmait toujours que le
récepteur et le lieu sont la même chose. Ainsi donc, bien que beaucoup ont
admis le lieu comme une réalité, Platon seul s’est efforcé de le définir.
#428. — Il conclut ensuite (209b17) de ce qui précède que
si le lieu est la matière ou la forme, on comprend qu’il soit difficile à
connaître, parce que tant la matière que la forme réclament une réflexion très
élevée et difficile. D’ailleurs, l’une ne se connaît pas facilement sans
l’autre.
#429. — Le Philosophe apporte
ensuite (209b21) cinq arguments en sens
contraire.
Dans le premier, il remarque qu’il
n’est pas difficile de voir que le lieu n’est ni la matière ni la forme :
celles-ci, en effet, ne se séparent pas de ce dont elles sont matière et forme
; le lieu, par contre, peut s’en séparer, car au lieu où il y avait de l’air se
trouve ensuite de l’eau ; autrement dit, des corps distincts s’échangent leurs
lieux. Manifestement donc le lieu n’est pas, comme sa matière ou sa forme, une
partie de la chose.
Ce n’est pas non plus un habitus,
ni aucun accident, parce que ni parties ni accidents ne sont séparables de la
chose, alors que le lieu l’est. Il manifeste cela avec un exemple : le
lieu se compare bien à son contenu comme un vase, à la seule différence que le
lieu est immobile, tandis que le vase est mobile[710].
Que le lieu est séparable montre
qu’il n’est pas la forme. Que le lieu, maintenant, ne soit pas la matière, le
montre non seulement le fait qu’il est séparable, mais aussi celui qu’il
contient, tandis que la matière au contraire est contenue.
#430. — Voici le second argument (209b32).
Il vient de le montrer : le
lieu n’est ni matière ni forme, du fait de se séparer de son contenu. En
complément, il entend montrer que même s’il ne se séparait jamais de son
contenu, du simple fait de le dire en un lieu, il ressort déjà qu’il n’en est
ni la forme ni la matière. En effet, dire une chose quelque part implique
toujours clairement qu’elle soit déjà quelque chose, et autre chose que ce en
quoi elle est. Par conséquent, dire une chose en un lieu implique que son lieu
soit en dehors d’elle. Or sa matière et sa forme ne sont pas en dehors d’elle.
Son lieu n’est donc ni sa matière ni sa forme.
#431. — Voici le troisième argument
(209b33), qui s’attaque spécialement
à la position de Platon, sous mode de digression.
Les idées et les nombres, d’après
Platon[711], ne se trouvent pas en
un lieu. Or sa conception du lieu entraîne qu’ils y seraient, comme tout
participé est en ce qui y participe, et qu’à son avis formes et nombres sont
participés soit par la matière soit par le grand et le petit. Si donc le lieu
était la matière, ou le grand et le petit, les nombres et les espèces, par
suite, seraient en un lieu.
#432. — Voici le quatrième argument
(210a2).
On ne pourra pas expliquer
convenablement comment une chose se déplace, dit-il, si la matière et la forme
sont le lieu. En effet, il est impossible d’assigner comme lieu ce à quoi on ne
se rend ni en allant en haut ni en allant en bas, ni en allant en aucune autre
direction. Aussi est-ce le fait du déplacement qui suggère d’enquêter sur le
lieu. Mais si le lieu est en le mobile même comme un aspect intrinsèque – ce
qu’il faut concéder, s’il en est la matière ou la forme –, il s’ensuit que
lui-même sera en un lieu, car tout ce qui se déplace se trouve en un lieu. Or
ce qui se trouve en une chose comme sa forme ou son indéfini, c’est-à-dire sa
matière, se déplace en même temps qu’elle : sa forme et sa matière ne
restent pas toujours au même lieu, mais suivent la chose. Donc, la matière et
la forme se trouvent forcément en un lieu. Si donc l’une d’elles est le lieu,
il s’ensuit que le lieu est en un lieu, ce qui est absurde.
#433. — Voici le cinquième argument
(210a5).
Chaque fois qu’une chose se
corrompt, les parties de son espèce se corrompent de quelque manière. Or ce
sont sa matière et sa forme. Une fois la chose corrompue, donc, sa forme et sa
matière le sont aussi, au moins par accident. Si elles constituaient son lieu,
si celui-ci appartenait à l’espèce qu’elles composaient, il se trouverait lui
aussi corrompu, par suite. En effet, le corps engendré, l’air, quand il s’en
trouve d’engendré à partir d’eau, ne se trouvera pas au même lieu, si son lieu
appartient à son espèce à lui. Pourtant, on ne peut expliquer comment un lieu
se corrompt. Il n’est donc pas admissible que la matière ou la forme constitue
le lieu.
Voilà dit, épilogue-t-il, ce qui
fait voir qu’il faut un lieu, et quelles difficultés pourtant font douter de
son essence[712].
En autre chose
299.
210a14
Après cela,
on doit distinguer en combien de sens on est dit ‘en autre chose’. En
un sens, comme le doigt en la main et en général la partie en son tout. En un
autre, comme le tout en ses parties, car il ne se trouve pas en dehors d’elles.
En un autre sens, comme l’homme en l’animal et en général l’espèce en son
genre. En un autre, comme le genre en son espèce et en général la partie de
l’espèce en sa notion. En outre, comme la santé en le chaud et le froid et en
général comme la forme[713] en la matière. En
outre, comme les affaires des Grecs en les mains de leur roi[714] et tout mobile en son
premier moteur. En outre, comme en le bien[715] et en général en la
fin, celle qu’on vise, bien sûr[716]. Mais le sens le plus
approprié de tous, c’est comme en un vase et en général en son lieu.
En soi
300.
210a25
Voici une
difficulté, toutefois : peut-on se trouver soi-même en soi-même? Rien ne
le peut-il pas? Tout doit-il se trouver ou nulle part ou en autre chose?
301.
210a26
Il y a deux
sens toutefois à cela : par soi et par autre chose. Quand, en effet, c’est
comme parties du tout qu’on est l’un en l’autre[717], le tout se dira en
lui-même, car on se qualifie aussi d’après ses parties : blanc, par
exemple, parce que sa surface l’est, et savant parce que sa raison[718] l’est. L’amphore, donc,
ne sera pas en elle-même, ni le vin, mais l’amphore de vin le sera ; car tant
le vin qui s’y trouve que l’amphore où il se trouve en sont des parties. En ce
sens-là, le même peut être en lui-même.
302.
210a33
Il ne peut
toutefois l’être immédiatement[719]. Le blanc, par exemple,
ne se trouve pas immédiatement dans le corps ; c’est la surface qui s’y trouve
ainsi, et dans l’âme c’est la science. On en tire néanmoins des appellations
pour l’homme, du fait que la surface et l’âme sont en lui comme des parties[720]. Séparés, l’amphore et
le vin ne sont pas des parties ; mais ensemble, oui. Aussi, dès que des choses
sont des parties, le même sera en lui-même : par exemple, le blanc[721] sera dans l’homme,
puisque dans le corps, et en celui-ci, puisque dans la surface. En celle-ci
cependant, il ne l’est plus par autre chose. La surface et le blanc, néanmoins,
ce sont des choses d’espèces différentes, chacune ayant autre nature et autre
puissance.
303.
210b8
En le
vérifiant par induction, on ne voit en aucun des sens définis rien qui soit
immédiatement[722] en soi-même.
304.
210b9
L’impossibilité
en devient évidente aussi par argument. C’est qu’il faudra que chacun soit les
deux : que l’amphore soit vase et vin, et que le vin soit vin et amphore,
si de fait on peut être immédiatement en soi-même. En conséquence, s’ils
étaient l’un en l’autre de façon aussi extrême, l’amphore recevrait le vin non
en tant qu’il est du vin, mais en tant qu’il serait elle ; et le vin serait
dans l’amphore non en tant qu’elle est une amphore, mais en tant que lui en
serait une. Évidemment donc leur essence est distincte, puisque le sont la
notion de ce qui contient et celle de ce qui s’y trouve.
305.
210b18
C’est
encore impossible par accident, car deux corps se retrouveraient ensemble dans
le même. Car l’amphore elle-même sera en elle-même, si ce qui est doté d’une
nature réceptrice peut être en soi-même ; s’y trouvera aussi ce qu’elle est
apte à recevoir, comme du vin, si c’est du vin. Impossible donc d’être
immédiatement en soi-même, c’est manifeste.
306.
210b22
Par
ailleurs, l’objection de Zénon, que si le lieu est quelque chose il se trouvera
lui-même en un lieu, n’est pas difficile à résoudre. Rien n’empêche, de fait,
le lieu immédiat[723] de se trouver en
autre chose ; il n’y sera toutefois pas comme on est en un lieu[724], mais comme la santé
réside dans le chaud, à titre d’habitus, puis la chaleur dans le corps, à titre
de passion. Cela n’entraîne pas d’aller à l’infini.
307.
210b27
Voilà aussi
qui devient manifeste : le vase n’est rien de ce qui est en lui, car le
contenant et le contenu immédiats sont distincts. Par conséquent, le lieu ne
saurait être ni la matière ni la forme, mais doit être autre chose ; car et la
matière et la forme font partie de ce qui se trouve en lui. Voilà qui suffira
pour les difficultés.
#434. — Le Philosophe vient
d’examiner dialectiquement si le lieu existe et ce qu’il est. Il se met
maintenant à établir la vérité.
Il présente d’abord des notions
nécessaires à cet effet ; il établit ensuite (210b32) la vérité.
Le premier point se divise en
trois : il montre d’abord en combien de sens on est dit ‘en’ autre
chose ; il s’enquiert ensuite (210a25) si on pourrait être en soi-même ;
il résout enfin (210b22)
des difficultés soulevées.
#435. — Le Philosophe présente huit
sens selon lesquels on est dit en autre chose.
Au premier sens, on dit le
doigt en la main et en général toute partie en son tout. – Au second sens,
on dit le tout en ses parties. Ce sens n’est pas aussi familier que le premier
; aussi le Philosophe ajoute-t-il, pour le manifester, que puisqu’un tout ne se
trouve pas en dehors de ses parties, on doit comprendre qu’il se trouve en
elles. – Au troisième, on situe l’homme en l’animal et toute espèce en son
genre. – Au quatrième, le genre se dit en ses espèces. Pour remédier à
l’étrangeté de ce sens, il en signale la raison : le genre fait partie de
la définition, avec la différence ; c’est pourquoi, en ce sens, on situe tant
le genre que la différence en l’espèce, au sens des parties dans leur tout. –
Au cinquième, la santé se dit en le chaud et le froid, comme c’est leur
équilibre qui la constitue. En général toute autre forme, tant accidentelle
que substantielle, se dit en sa matière ou son sujet. – Au sixième, les
affaires des Grecs se reconnaissent en les mains du roi de Grèce, et en général
tout mobile se dit en son premier moteur. En ce sens-là, on dit aussi une
action en soi, du fait qu’il soit en son pouvoir de la faire. – Au septième,
une chose se dit en ce qu’il y a de mieux, de plus aimable et de plus
désirable, et en général comme en sa fin. C’est aussi en ce sens qu’on prétend
avoir le cœur en telle chose, du fait de la désirer et de l’aimer. – Au
huitième, on est dit en autre chose comme en un vase et on donne en général le
mobile[725] comme en son lieu.
Le Philosophe a l’air d’oublier le
sens où on se trouve en autre chose comme en son temps ; de fait, ce sens-là se
ramène au huitième, car comme le lieu mesure le mobile, le temps mesure le
changement.
#436. — Par ailleurs, précise-t-il,
c’est en ce huitième sens qu’on est dit le plus proprement en autre chose.
Aussi, en accord avec la règle
qu’il donne lui-même[726], tous les autres sens
doivent se ramener de quelque façon à celui-là, où on est en autre chose comme
en son lieu. Voici comment.
En son lieu, on se trouve contenu
ou inclus et là on trouve repos et stabilité. C’est en un sens très voisin
qu’on dit la partie en son tout intégral, comme elle s’y trouve incluse en
acte. Aussi dira-t-on que se trouvant en un lieu on en constitue comme une
partie séparée et qu’une partie est comme un mobile conjoint à son lieu[727].
Le tout rationnel se comprend par
comparaison au tout précédent : les éléments de la notion d’une chose se
déclarent en elle ; par exemple, l’animal se dit en l’homme.
Cependant, la partie du tout
intégral est incluse en acte en son tout, tandis que la partie du tout universel
l’est seulement en puissance en le sien, car le genre s’étend en puissance à
plus de sujets que l’espèce. Par contre, l’espèce en contient davantage en acte
; par conséquent, l’espèce se dit réciproquement en son genre.
Ensuite, de même que l’espèce est
contenue en la puissance du genre, de même la forme en celle de la matière. Par
conséquent, la forme se dit en la matière.
Par ailleurs, le tout se rapporte
aux parties comme leur forme[728]. Par conséquent, il se
dit en ses parties. Ensuite, comme la forme se trouve incluse en la puissance
passive de la matière, de même l’effet en la puissance active de l’agent. Aussi
un mobile se dit-il en le pouvoir de son premier moteur.
Manifestement enfin, l’appétit se
repose en le bien désiré et aimé, et se fixe en lui, comme un mobile le fait en
son lieu. Par conséquent, l’affection de l’amant se prétend en l’aimé.
Ainsi, appert-il, tous les autres
sens dérivent du dernier, le plus propre.
#437. — Le Philosophe examine
ensuite (210a25) si on pourrait se
trouver en soi-même. C’est qu’Anaxagore a soutenu que l’infini se trouve en
lui-même.
Il soulève d’abord la
difficulté : est-ce qu’une seule et même chose peut se trouver en
elle-même, ou n’est-ce le cas d’aucune, et que plutôt tout se trouve ou nulle
part, ou en autre chose?
#438. — Il la résout ensuite (210a26).
Il montre d’abord en quel sens on
pourrait se trouver en soi-même, puis (210a33) en quel sens on ne le pourrait
pas.
Il y a deux sens, dit-il, à ce
qu’on soit en soi-même : d’abord en premier et par soi ; puis moyennant
autre chose, c’est-à-dire par une partie.
En ce second sens, on peut se
trouver en soi-même : lorsque deux parties d’un tout se rapportent l’une à
l’autre de manière que l’une se trouve en l’autre, le tout mérite d’être
déclaré à la fois ce en quoi il se trouve, quant à une partie, et ce qui s’y
trouve, quant à son autre partie. Ainsi donnera-t-on le tout comme se trouvant
en lui-même.
De fait, à l’occasion, on se voit
attribuer à autre chose d’après sa partie. Par exemple, on est donné comme blanc
du fait que sa surface le soit, et comme savant du fait de détenir la science
en sa raison. À regarder ainsi l’amphore pleine de vin comme un tout dont les
parties sont l’amphore et le vin, ni l’une ni l’autre de ces parties ne sera en
elle-même : ni l’amphore ni le vin ; le tout, par contre, l’amphore de
vin, sera en lui-même, puisque les deux en sont les parties : tant le vin
qui est dans l’amphore, que l’amphore où il se trouve. En ce sens, donc, on
peut être en soi-même.
#439. — Le Philosophe montre
ensuite (210a33) qu’on ne peut être
immédiatement en soi-même.
Il présente d’abord son intention,
distinguant les deux sens selon lesquels on est ou non en soi-même, puis (210b8) la prouve.
On ne peut, dit-il, être
immédiatement en soi-même.
Il manifeste par l’opposé ce que
serait d’être immédiatement en soi : que le blanc soit dans le corps, on
le dit parce que la surface se trouve dans le corps. Ce n’est donc pas dans le
corps que le blanc se trouve immédiatement, mais dans la surface. Pareillement,
la science se dit immédiatement dans l’âme, non dans l’homme, où elle se
trouve moyennant son âme. C’est sous leur rapport : celui de l’âme et de
la surface, qu’on qualifie l’homme de ‘blanc’ ou de ‘savant’, puisque l’âme et
la surface constituent comme des parties pour l’homme. Non pas que la surface
soit une partie, mais elle se rapporte à l’homme un peu à la manière d’une
partie, étant quelque chose de lui, comme un terme de son corps.
Pris à part l’un de l’autre, le vin
et l’amphore ne constituent pas des parties. Aussi, ni l’un ni l’autre ne peut
se trouver en soi-même. Par contre, une fois ensemble, quand par exemple l’amphore
est pleine de vin, l’amphore comme le vin devenant comme des parties de
l’amphore de vin, le même sera en lui-même[729], quoique non pas
immédiatement, mais moyennant ses parties. Par exemple, le blanc n’est pas
immédiatement en l’homme, mais il s’y trouve moyennant son corps, et il se
trouve en le corps moyennant sa surface. Néanmoins, il n’est plus en la
surface moyennant autre chose ; aussi se dit-il immédiatement en la surface.
Aussi, ce en quoi autre chose est
immédiatement n’est pas la même chose que cela qui est en lui, comme dans le
cas du blanc et de la surface, car ces derniers relèvent d’espèces distinctes
et présentent une nature et une puissance distincte.
#440. — Une fois éclairée la
différence entre être immédiatement ou non en autre chose, le Philosophe montre
(210b8) que rien n’est
immédiatement en soi-même.
Il montre d’abord que rien n’est
immédiatement en soi-même par soi, puis (210b17) que rien ne l’est par accident.
Il montre le premier point de deux
manières : par induction et avec un argument.
À faire l’induction de chacun des
sens déterminés[730] en lesquels on est dit
en autre chose, il devient clair, dit-il, que rien n’est en soi-même
immédiatement et par soi. Rien, en effet, n’est son propre tout, ni sa partie,
ni son genre, et ainsi du reste. Il tire cela de ce qui précède[731] : manifestement,
le blanc et la surface, se rapportant l’un à l’autre comme forme et matière,
diffèrent en espèce et vertu ; il en va de même en tous les autres sens.
#441. — Il prouve ensuite (210b9) la même chose avec un
argument.
On rend encore manifeste avec un
argument, dit-il, l’impossibilité d’être immédiatement et par soi en soi-même.
Cela impliquerait que la même chose, sous le même rapport, se définirait comme
contenant et comme contenu. Par suite, les deux, le contenant comme le contenu,
devraient être les deux. Par exemple, l’amphore serait à la fois vase et vin,
et le vin serait vin et amphore, si une chose pouvait être en elle-même
immédiatement et par soi. Cela concédé, que le vin soit amphore et vin, et que
l’amphore soit vin et amphore, dire que l’un est en l’autre, par exemple, le
vin dans l’amphore, impliquerait que le vin soit reçu dans l’amphore non en
tant qu’il est du vin, mais en tant qu’il est elle, l’amphore. Si être dans
l’amphore convenait immédiatement et par soi à l’amphore, du fait qu’on
admette qu’une chose soit immédiatement et par soi en elle-même, il
s’ensuivrait que rien ne puisse se dire dans une amphore, à moins d’en être une
soi-même. Si donc le vin se disait dans l’amphore, y être le concernerait non
en tant qu’il soit du vin, mais en tant qu’il soit une amphore.
Pour la même raison, l’amphore qui
recevrait le vin ne le recevrait pas en tant qu’elle soit une amphore, mais en
tant qu’elle soit du vin. C’est bien là une absurdité.
Manifestement c’est une définition
différente que commandent contenant et contenu. Autre, en effet, est la
définition de ce qui est en une chose et de ce en quoi on est. On ne peut donc
pas par soi et immédiatement être en soi-même.
#442. — Le Philosophe montre
ensuite (210b17) qu’on n’est pas non
plus immédiatement en soi-même par accident.
En effet, on se dit en autre chose
par accident, quand on y est à cause d’autre chose qui s’y trouve. Par
exemple : on dit un homme dans la mer du fait qu’il se trouve dans un
navire qui est dans la mer. Dans ce navire, cependant, il se dit immédiatement,
et non à cause d’une partie. Si donc on peut être en soi-même immédiatement,
non pas par soi, certes, mais par accident, on sera par suite en soi-même du
fait qu’autre chose se trouve en soi. Ainsi deux corps seront dans le
même : ce corps qui est en lui, et lui-même, se trouvant en lui. Par exemple,
l’amphore sera en elle-même par accident, si elle-même, dont la nature est de
recevoir autre chose, est en elle-même, et s’y trouvera en plus ce qu’elle
reçoit, le vin. Il y aura donc dans l’amphore et l’amphore et le vin, si à
cause du fait que le vin soit dans l’amphore, s’ensuit que l’amphore soit en
elle-même. On aura donc bien deux corps dans le même. Manifestement donc, il
est impossible qu’on soit immédiatement en soi-même.
Notons-le tout de même : on
dit parfois une chose en elle-même sans l’entendre affirmativement, comme le
réprouve ici le Philosophe, mais en l’entendant négativement, en autant
qu’être en soi-même signifie simplement ne pas être en autre chose.
#443. — Le Philosophe résout
ensuite (210b22) certaines difficultés.
Il élimine l’argument de Zénon,
avec lequel ce dernier entendait prouver que le lieu n’existe pas, du fait que
s’il existe, lui-même doit se trouver en un autre, et ainsi à l’infini. Cela
n’est pas difficile à résoudre, dit-il, maintenant qu’on a distingué les sens
dont une chose se dit en une autre.
Car rien n’empêche de dire qu’un
lieu se trouve en autre chose. Il y sera toutefois en un autre sens, par
exemple comme une forme se trouve en sa matière ou un accident en son sujet,
puisque le lieu, lui, est le terme du contenant.
C’est ce qu’il précise : “par
exemple, la santé se trouve dans le chaud à titre d’habitus, puis le chaud dans
le corps à titre de passion”, c’est-à-dire d’accident. Cela n’entraîne pas de
procéder à l’infini.
#444. — À partir de ce qu’on a
montré : que rien n’est immédiatement et par soi en soi-même[732], il résout ensuite (210b27) les difficultés
soulevées[733] sur l’essence[734] du lieu, comme quoi il
serait la forme ou la matière. Car il en devient manifeste que le vase ou le
lieu de quoi que ce soit ne peut rien être de ce qu’il contient ; il ne peut en
être une partie, comme sa matière ou sa forme. On vient de le montrer, ce qui
est en une chose immédiatement et par soi doit être distinct d’elle. Par
suite, ni la forme ni la matière de quoi que ce soit ne constitue son lieu, qui
doit être autre chose que ce qui s’y trouve. Or la matière et la forme du
contenu sont quelque chose de lui et en constituent des parties intrinsèques.
Le Philosophe conclut finalement ce
qu’il a présenté comme objections à propos du lieu. Certaines de ces
objections se trouvent déjà résolues, d’autres le seront une fois manifestée la
nature du lieu[735].
Axiomes
308.
210b32
Ce que peut
bien être le lieu, voici de quoi le rendre manifeste. Admettons à son sujet
tout ce qu’on reconnaît avec vérité comme ses attributs par soi. Voici
assurément des axiomes[736] : le lieu immédiat
contient le corps dont il est le lieu[737], mais sans être rien de
lui ; il n’est non plus ni plus grand ni plus petit que lui[738] ; il ne fait non plus
défaut à aucun corps, bien qu’il en soit séparable[739] ; en outre, tout lieu
implique un haut et un bas, et par nature chaque corps se déplace à son lieu
propre et y repose, ce qui l’amène en haut ou en bas. Cela présupposé[740], poursuivons.
Qualités de la définition souhaitée
309.
211a7
On doit
s’efforcer de conduire l’examen de manière à rendre compte de ce qu’est le
lieu, à résoudre les difficultés, à confirmer comme propriétés du lieu celles
qui paraissaient seulement s’y attribuer et enfin à manifester la cause de la
difficulté et des problèmes qui touchent le lieu. C’est ainsi, en effet, que
chaque chose se définit au mieux.
Distinctions prérequises
310.
211a12
On doit
d’abord saisir que le lieu ne susciterait aucune enquête si aucun changement ne
concernait le lieu. Ce qui fait imaginer le ciel en un lieu, c’est justement
qu’il se déplace sans cesse. C’est d’abord le déplacement comme tel qui attire
l’attention sur le lieu, mais aussi la croissance et la décroissance, car
elles impliquent aussi déplacement, car se trouvant initialement quelque part,
on finit par occuper un lieu plus grand ou plus petit[741].
311.
211a17
Par
ailleurs, un mobile en acte se déplace par soi ou par accident[742]. S’il le fait par
accident, il peut éventuellement le faire aussi par soi, comme les parties du
corps et le clou fixé dans le navire, ou ne le peut jamais, mais le fait
toujours par accident, comme la blancheur et la science ; celles-ci, en effet,
se déplacent pour autant que leur sujet le fait.
312.
211a23
Par
ailleurs, on se considère dans le ciel comme en un lieu parce qu’on est en
l’air et que celui-ci est dans le ciel. Quoique non pas en l’air tout
entier : on est considéré en l’air du fait de se trouver contenu par son
extrémité. Car si l’air tout entier servait de lieu, chaque lieu ne serait pas
égal à son contenu, alors qu’on s’attend pourtant à ce qu’il se trouve de la
sorte. Du moins le lieu immédiat dans lequel on se trouve.
313.
211a29
Quand donc
le contenant n’est pas distinct, mais continu, on n’est pas considéré en lui
comme en un lieu, mais comme une partie en son tout. Quand, par contre, il est
distinct et contigu, on se trouve dans l’extrémité immédiate du contenant ;
celle-ci n’est pas une partie de ce qui est en elle, ni plus grande en
dimension, mais égale ; car les extrémités des corps contigus sont ensemble[743].
314.
211a34
D’ailleurs,
s’il est continu, on ne se déplace pas en lui, mais avec lui, tandis que s’il
est distinct, on se déplace en lui. On ne le fait pas moins, que le contenant
lui-même se déplace ou non.
315.
211b1
En outre,
quand il n’en est pas distinct, on l’y considère comme une partie en son
tout : la vue dans l’œil, par exemple, ou la main dans le corps. Tandis
que, lorsqu’il en est distinct, il se compare à l’eau dans le tonneau et au vin
dans l’outre ; car la main se meut avec le corps, mais l’eau le fait dans
le tonneau.
#445. — Le Philosophe vient de
discuter de l’existence et de l’essence du lieu, ainsi que de résoudre
quelques difficultés. Il en vient maintenant à établir la vérité à son sujet.
Il présente d’abord sur le lieu des
présupposés[744] dont il se servira pour
définir le lieu, puis (211a7) explicite de quelle nature doit être la définition à
donner du lieu et se met enfin (211a12) à en traiter.
#446. — Ce qu’est le lieu va
maintenant devenir manifeste, dit-il. Mais il faut d’abord admettre comme
présupposés, comme des principes connus de soi, les caractères manifestement
liés par soi au lieu.
Il en énumère quatre reconnus par
tous comme des axiomes[745].
D’abord, certes, “le lieu contient
le corps dont il est le lieu”, mais de manière toutefois à ne pas en faire
partie. Cette précision veut exclure la manière dont la forme contient, elle
qui appartient à la chose et la contient d’une autre manière que le lieu.
Second présupposé : le lieu
immédiat, celui en lequel un corps se trouve immédiatement, est égal au corps
qui s’y trouve, “ni plus grand ni plus petit”.
Troisième présupposé : le lieu
“ne fait défaut à aucun corps”, de sorte qu’aucun n’en est privé. Cependant, il
n’en va pas de sorte qu’un seul et même lieu ne fasse jamais défaut au même
corps, puisqu’il “en est séparable” ; lorsque néanmoins tel lieu fait défaut au
corps qui s’y trouvait, ce dernier se retrouve en un autre.
Quatrième présupposé : on
trouve en tout lieu, comme une différence à lui, “un haut et un bas”. De plus,
chaque corps, quand il se trouve hors de son lieu propre, y tend naturellement,
et y demeure, une fois qu’il s’y trouve. Ces lieux propres des corps naturels
sont le haut et le bas ; c’est dans leur direction qu’ils se meuvent naturellement
et qu’ils demeurent. Ce dernier présupposé, toutefois, le Philosophe l’assume
en conformité à l’opinion des philosophes qui ne reconnaissaient aucun corps
étranger à la nature des quatre éléments. Il n’a pas encore prouvé, en effet,
que le corps céleste n’est ni lourd ni léger ; cela viendra plus tard[746]. Partant de ces
présupposés, on passe aux considérations suivantes.
#447. — Le Philosophe montre
ensuite (211a7)
quel
type de définition il faut élaborer du lieu. Notre attention, dit-il, doit se
porter sur les quatre conditions nécessaires à une définition parfaite.
D’abord, elle doit montrer ce
qu’est le lieu, car voilà ce qu’est une définition : l’expression de ce
qu’est la chose.
En second, elle doit résoudre les
objections touchant le lieu, car connaître la vérité élimine les difficultés.
Troisième condition : la
définition donnée doit rendre manifestes les propriétés inhérentes du lieu ;
car c’est sa définition qui agit comme moyen terme dans la démonstration qui
établit les accidents propres d’un sujet.
Quatrième condition : elle
doit dévoiler la cause des désaccords et des contradictions qui surgissent sur
le lieu. Voilà comment définir au mieux quoi que ce soit.
#448. — Le Philosophe traite
ensuite (211a12)
du
lieu.
Il montre d’abord ce qu’il est,
puis (212b22) résout les difficultés
soulevées et rattache enfin (212b29) à leur cause les propriétés
naturelles du lieu.
La définition se présente en deux
points : le Philosophe montre d’abord ce qu’est le lieu, puis (212a31) comment on se trouve en
un lieu.
Le premier point se divise en
deux : d’abord des prérequis à l’enquête sur la définition du lieu, puis (211b5) cette recherche.
#449. — Ce sont quatre prérequis
qu’il présente d’abord.
Le premier : on ne se serait
jamais intéressé au lieu s’il n’y avait pas déplacement. La raison qui a fait
distinguer le lieu du mobile qu’il contient, c’est justement que deux corps
occupent successivement le même lieu et que pareillement le même et unique
corps occupe successivement deux lieux. C’est comme cela aussi que le
changement de formes en une seule et même matière a fait découvrir la matière.
La raison encore qui fait penser que le ciel soit en un lieu, c’est surtout
qu’il se déplace sans cesse. Ce changement, le déplacement, concerne par soi
le lieu. Mais il y en a un autre, la croissance et la décroissance, qui le
concerne par voie de conséquence : à mesure que sa quantité croît ou
décroît, un corps occupe un lieu plus grand ou plus petit.
#450. — Le second (211a17) : comme mobile en acte,
dit-il, on se déplace par soi, comme un corps, ou par accident, et ce en deux
sens.
Certains mobiles se déplacent par
accident, mais le font éventuellement par soi. Par exemple, les parties d’un corps,
tant qu’elles demeurent dans leur tout, se déplacent par accident. Une fois
séparées, cependant, elles se déplacent par soi : le clou, fixé au navire,
se déplace par accident, mais le fait par soi, une fois retiré.
D’autres par contre ne peuvent se déplacer
par soi et le font toujours par accident : la blancheur et la science, par
exemple, se déplacent dans la mesure où leur sujet le fait.
Il ajoute cette précision parce
qu’on est de nature à se trouver en un lieu par soi ou par accident, ou en acte
ou en puissance, de la même manière qu’on l’est de se déplacer.
#451. — Le troisième (211a23) : on considère un corps
dans le ciel comme en un lieu, dit-il, du fait qu’il se trouve en l’air, lequel
se trouve dans le ciel. Cependant, on n’est pas considéré immédiatement et par
soi en l’air tout entier ; plutôt, c’est du fait de se trouver contenu par
la dernière extrémité de l’air qu’on est considéré en l’air. Si tout l’air
était le lieu de quoi que ce soit, d’un homme, par exemple, le lieu et le
mobile qui s’y trouve ne seraient pas égaux, ce qui irait contre notre
présupposé de tantôt[747]. Ce en quoi on se
trouve immédiatement semble plutôt l’extrémité du corps contenant ; voilà
comment il se trouve “de la sorte”, c’est-à-dire égal.
#452. — Le quatrième (211a29), il le
présente d’abord, puis (211a34) il le prouve.
Lorsque le contenant, dit-il, n’est
pas distinct du contenu, mais est continu avec lui, on ne considère pas ce
dernier en lui comme en un lieu, mais comme une partie en son tout. Par
exemple, si on affirme une partie de l’air contenue par l’ensemble de l’air. Où
il y a continuité, conclut-il de là, on ne trouve pas à distinguer une
extrémité en acte, condition pourtant nécessaire du lieu[748]. Par contre, lorsque le
contenant est distinct et contigu au contenu, alors le contenu est en un
lieu : il se trouve à l’intérieur de l’extrémité de ce qui le contient
immédiatement et par soi. Ce contenant ne constitue pas une partie du contenu
et il n’est ni plus grand ni plus petit, mais égal en dimension. Comment, par
ailleurs, le contenant et le contenu peuvent être égaux, il le montre par le
fait que les extrémités des corps contigus sont ensemble ; elles doivent donc
se trouver égales.
#453. — Il prouve ensuite (211a34) ce quatrième prérequis
avec deux arguments.
Voici le premier. Le contenu
continu avec son contenant ne se déplace pas dans son contenant, mais avec
lui, comme une partie le fait avec son tout. Par contre, le contenu distinct de
son contenant peut se déplacer en lui, que ce contenant se déplace lui-même ou
non. En effet, on se déplace dans un navire, qu’il repose ou se déplace. Comme
donc on se déplace en son lieu, celui-ci doit constituer un contenant distinct.
#454. — Voici son second argument (211b1). Lorsque le contenu,
dit-il, n’est pas distinct du contenant, mais continu avec lui, alors on le
considère en lui comme une partie en son tout. Par exemple, la vue est comme
une partie formelle dans l’œil, et la main comme une partie organique dans le
corps. Lorsqu’au contraire, le contenu est distinct du contenant, on le
considère en lui comme dans un vase. Par exemple, l’eau dans le tonneau et le
vin dans l’outre. Entre eux, voilà la différence : la main se meut avec
le corps, mais non dans le corps, tandis que l’eau se meut dans le
tonneau. Or on est en un lieu comme en un vase, non comme une partie en un tout[749] ; le lieu doit donc
constituer un contenant distinct.
Genres potentiels
316. 211b5
Voilà donc
qui rend manifeste ce qu’est le lieu. En somme, il est forcément l’une de
quatre entités : la forme, la matière, l’espace entre les limites
extrêmes, ou ces limites mêmes, si elles ne renferment pas d’espace distinct
de la grandeur du corps contenu.
Élimination
317.
211b9
Manifestement,
les trois premières entités ne peuvent convenir.
Pas la forme
318.
211b10
Du fait de
contenir, toutefois, la forme le paraît bien ; c’est que les limites extrêmes
du contenant et du contenu sont ensemble[750].
319.
211b12
De fait,
les deux constituent des limites, mais non pour la même chose : la forme,
pour la chose[751], mais le lieu, pour le
corps contenant.
Pas l’espace
320.
211b14
Par
ailleurs, le contenu change souvent, tandis que le contenant reste le même ; il
s’en distingue donc, comme l’eau se distingue de son vase. Pour cela, l’espace
intermédiaire donne l’impression d’être quelque chose, et autre chose que le
corps déplacé.
321.
211b18
Or, il n’en
va pas ainsi. Plutôt, l’un quelconque de corps en déplacement échoit là
éventuellement, du moment qu’il soit capable de contiguïté. D’ailleurs, si un
espace avait de soi capacité naturelle d’être et de demeurer en lui-même[752], infinis seraient les
lieux. En effet, quand l’eau et l’air se remplacent, toutes leurs parties font
dans leur tout ce que fait toute l’eau dans le vase.
322.
211b23
En même
temps, le lieu aussi se déplacera. Le lieu aura ainsi un autre lieu, et
plusieurs lieux se retrouveront ensemble. Pourtant, quand tout le vase se
déplace, sa partie ne va pas occuper un lieu distinct du sien, là où il va, mais
le même. De fait, ce en quoi sont l’air, l’eau, et les parties de l’eau,[753] se déplace ; mais pas
le lieu où s’accomplit le déplacement, partie du lieu de tout le ciel.
Pas la matière
323.
211b29
La matière
aussi fait l’impression de constituer le lieu, à la considérer dans un corps en
repos, bien qu’il n’en soit pas distinct, mais en continuité avec elle. En
effet, au cours d’une altération, quelque chose devient blanc qui était noir
avant, ou devient dur, qui était mou avant. C’est d’ailleurs ce qui nous fait
découvrir la matière comme une réalité. Le lieu semble faire pareil, du fait de
prêter à la même représentation. Sauf qu’en ce cas, ce qui était de l’air est
maintenant de l’eau, tandis que, dans le cas du lieu, où il y avait de l’air,
il y a maintenant de l’eau.
324.
211b36
Par contre,
la matière, on l’a déjà signalé[754], ne se distingue pas de
la chose ni ne la contient, tandis que le lieu fait les deux.
La limite
325.
212a2
Si donc le
lieu n’est aucune des trois premières entités : ni la forme, ni la
matière, ni un espace qui serait toujours là, distinct des dimensions du
contenu qui se déplace[755], il est forcément celui
qui reste des quatre : la limite du corps contenant, dans la mesure de sa
contiguïté avec le corps contenu[756]. ‘Le corps contenu’
renvoie à celui qui peut quitter le lieu[757].
Différence : immobile
326. 212a7
C’est,
semble-t-il, une grande et difficile affaire de saisir ce qu’est le lieu[758], du fait qu’il crée
l’illusion d’être la matière ou la forme et qu’en plus le déplacement du mobile
se fasse dans un contenant en repos. De la sorte, le lieu peut sembler un
espace intermédiaire, distinct des grandeurs qui s’y déplacent. À cela
s’ajoute encore que l’air paraît incorporel. Le lieu paraît par conséquent ne
pas être seulement les limites du vase, mais un intervalle entre elles regardé
comme vide.
327.
212a14
De fait,
comme le vase est un lieu déplaçable, de même le lieu est un vase immobile.
Aussi, quand on se déplace et change de lieu du fait de se trouver dans un
contenant qui se déplace, comme un navire sur un fleuve, on se rapporte à son
contenant plus comme à un vase qu’à un lieu. Le lieu, lui, veut être immobile.
Aussi le lieu est-il plutôt le fleuve entier, qui demeure immobile dans son
ensemble.
Définition
328.
212a20
Par
conséquent, la limite immobile du corps qui contient immédiatement[759], voilà le lieu.
Vérification
329.
212a21
Ainsi, le
milieu du ciel et l’extrémité du déplacement circulaire, l’extrémité de notre
côté, semblent pour tout se trouver au sens le plus approprié l’un en haut,
l’autre en bas : car l’un demeure toujours là, et l’autre aussi,
l’extrémité des cercles[760], du fait de garder avec
lui le même rapport. Par suite, puisque le léger se déplace par nature vers le
haut, et le lourd vers le bas, la limite du contenant qui regarde le centre se
trouve en bas, comme le centre lui-même, tandis que la limite qui regarde
l’extrémité se trouve en haut, tout comme l’extrémité.
330.
212a28
C’est pour
cela encore que le lieu a l’air d’une surface et d’un contenant, tel un vase.
331.
212a29
Enfin, le
lieu et la chose sont ensemble, en un sens, car la fin de celle-ci et son lieu
le sont[761].
#455. — Le Philosophe vient de
présenter des prérequis en vue de la définition du lieu ; il recherche
maintenant cette définition.
Trois tâches l’occupent :
d’abord rechercher les éléments de la définition, ensuite (212a20) conclure celle-ci et
enfin (212a21) la confirmer comme
donnée correctement.
La première est double :
chercher le genre du lieu, puis la différence qui complète sa définition (212a7).
Chercher ce genre passe par une
division, dont l’usage se fait en trois étapes : d’abord la division comme
telle, puis (211b9) l’exclusion de trois de
ses membres et enfin (212a2) la conclusion du quatrième.
#456. — Tout ce qui précède,
dit-il, a déjà rendu manifeste ce qu’est le lieu.
Ce qu’on a coutume de lui attribuer
amène à lui attribuer l’un de quatre genres : la matière du corps qu’il
contient, ou sa forme, ou l’espace entre les limites extrêmes du corps qui le
contient, ou, faute d’un espace là avec des dimensions distinctes de la
grandeur du corps contenu, il faudra penser à une quatrième possibilité :
les limites mêmes de ce corps qui le contient.
#457. — Le Philosophe exclut
ensuite (211b9) trois membres de cette
division.
Il présente d’abord son
intention : il deviendra manifeste avec ce qui suit, dit-il, que le lieu
ne peut pas relever de l’un de ces trois genres.
Puis (211b10) il l’exécute, excluant d’abord la
forme, puis (211b14) l’espace et enfin (211b29) la matière.
#458. — L’exclusion de la forme
suit deux étapes : le Philosophe explique d’abord pour quelle raison la
forme semble bien constituer le lieu : elle contient ; or cela semble bien
le propre du lieu. En outre, les limites extrêmes du contenant et du contenu
sont ensemble ; le contenant et le contenu se trouvent contigus, de sorte que
la limite du contenant[762], le lieu, ne semble pas
séparée de celle du corps contenu[763]. Par conséquent,
semble-t-il bien, le lieu ne se distingue pas de la forme.
#459. — Puis (211b12) il montre que la forme
n’est pas le lieu.
De fait, le lieu et la forme se
rapprochent : les deux constituent une espèce de limite. Mais ils ne le
font pas pour le même et unique objet : la forme est la limite du corps
dont elle est la forme, tandis que le lieu n’est pas celle du corps dont il est
le lieu, mais de celui qui le contient. Elles ont donc beau être ensemble, les
limites du contenant et du contenu ne sont pas la même réalité.
#460. — Le Philosophe s’attaque
ensuite (211b14) à l’espace, expliquant
d’abord pourquoi il semble être le lieu, puis (211b18) montrant que ce n’est pas le cas.
Bien des fois, dit-il, un corps
contenu en un lieu et distinct de lui passe de ce lieu à un autre ; en outre,
plusieurs corps se succèdent dans le même lieu, le contenant demeurant
immobile, comme lorsque de l’eau quitte un vase. Pour cette raison, le lieu
donne l’impression d’être un espace intermédiaire entre les extrémités du corps
contenant, comme s’il se trouvait là autre chose que le corps qui passe d’un
lieu à l’autre. Autrement, faute de trouver là autre chose que ce corps, il
faudrait que le lieu ne soit pas autre chose que ce qui s’y trouve, ou que
l’intervalle entre les extrémités du contenant ne puisse servir de lieu.
Pourtant le lieu doit être autre chose que le corps qu’il contient et autre
chose aussi que le corps qui le contient ; car le lieu demeure immobile, tandis
que le corps contenant, et tout ce qui s’y trouve, peut se déplacer. Or, à part
le contenant et le contenu, rien ne peut se concevoir là, sauf des dimensions
d’espace qui ne seraient celles d’aucun corps. Du fait donc que le lieu soit
immobile, il faut bien, semble-t-il, qu’il soit cet espace.
#461. — Le Philosophe montre
ensuite (211b18), avec deux arguments,
que ce n’est pas l’espace qui constitue le lieu.
Voici le premier : il n’est
pas vrai, dit-il, qu’il y ait là, entre les extrémités du corps contenant,
autre chose que le corps qu’il contient, qui va d’un lieu à l’autre. Entre ces
extrémités, n’importe quel autre corps peut le remplacer, du moment qu’il
s’agisse d’un mobile naturellement capable de contiguïté avec le corps
contenant. La présence là d’un espace intermédiaire susceptible de contenir,
distinct des dimensions du corps contenu et demeurant toujours là[764], entraînerait cette
absurdité d’une infinité de lieux ensemble. C’est que l’eau et l’air ont leurs
propres dimensions, et de même tout corps et toute partie de corps ; or
l’ensemble des parties feront la même chose dans leur tout que l’ensemble de
l’eau fait dans le vase. Les partisans de l’espace veulent donc qu’au moment où
l’ensemble de l’eau se trouve dans le vase, il s’y trouve des dimensions
d’espace distinctes des dimensions de l’eau. Pourtant, toute partie est
contenue par son tout comme le contenu d’un vase l’est par lui ; la seule
différence est que la partie n’est pas distincte, tandis que le contenu d’un
lieu en est distinct. Si donc on divisait en acte une partie, cela entraînerait
d’autres dimensions pour le tout contenant à part celles de sa partie.
Or on ne peut prétendre que la
division fasse surgir de nouvelles dimensions ; elle n’entraîne pas d’autres
dimensions, elle divise celles déjà présentes. Par conséquent, avant même de
diviser la partie du tout, il se serait trouvé là d’autres dimensions propres à
la partie, distinctes de celles du tout qui pénètrent aussi la partie. Autant
donc il faut admettre par division dans un tout de parties qui se contiennent
mutuellement, autant il faudra reconnaître de dimensions distinctes entre
elles, dont les unes pénétreront les autres. Or un tout continu admet à
l’infini des parties qui en contiennent d’autres, puisqu’il se divise à
l’infini. Une infinité de dimensions existeront donc qui se pénétreront
mutuellement. Bref si les dimensions du corps contenant qui pénètrent ce qui se
trouve en un lieu sont ce lieu, une infinité de lieux doivent exister ensemble.
Mais cela est impossible.
#462. — Voici le second argument (211b23).
Si le lieu, ce sont les dimensions
d’un espace qui se trouve entre les extrémités du corps contenant, il se
déplacera. Manifestement, en effet, lorsqu’un corps comme une amphore se
déplace, l’espace entre ses extrémités le fait aussi, puisqu’il n’est nulle
part ailleurs qu’en elle. Par ailleurs, tout ce qui va à un lieu se trouve
pénétré, quant à leur position, par les dimensions de l’espace où il va.
D’autres dimensions s’introduiront donc dans les dimensions de l’espace de
l’amphore ; et ainsi ce lieu aura un autre lieu, et beaucoup de lieux finiront
par se retrouver ensemble.
#463. — Cette absurdité se produit
du fait de distinguer le lieu du corps contenu, c’est-à-dire de l’eau, et celui
du vase, de l’amphore. En effet, d’après cette opinion, le lieu de l’eau est
l’espace entre les limites de l’amphore, tandis que le lieu de l’amphore est
l’espace entre les limites du corps qui la contient elle-même. Pourtant, le
lieu de la partie ne se distingue pas, celui où se déplace la partie, quand
tout le vase se déplace sous le même rapport. Le Philosophe appelle ici
‘partie’ le corps contenu dans le vase, par exemple : l’eau contenue dans
l’amphore. C’est que, d’après Aristote, l’eau se déplace par accident, quand le
vase est déplacé, et ne change pas de lieu, sauf en tant que l’amphore en
change. Aussi, le lieu où il va n’a pas à être par soi le lieu de la partie,
mais ne doit l’être qu’en tant qu’il est le lieu de l’amphore. Cependant,
d’après les partisans de l’opinion de l’espace, il s’ensuit que ce lieu
correspond par soi à l’eau en même temps qu’à l’amphore ; et qu’il correspond
aussi par soi à l’espace ; et que c’est à parler par soi que cet espace se
déplacera et aura lieu, et non seulement par accident.
Bien que le corps contenant se
déplace parfois, il ne s’ensuit pourtant pas, d’après Aristote, que le lieu se
déplace, ou qu’un lieu ait un autre lieu. Certes, un corps contenant, avec un
corps à l’intérieur, peut se déplacer ; contenant de l’air, par exemple, ou de
l’eau ou des parties d’eau. Ainsi quand un navire se trouve sur un fleuve, les
parties d’eau qui contiennent le navire vont plus loin ; son lieu ne se déplace
pourtant pas. C’est le sens de cet ajout : “mais pas celui où s’accomplit
le déplacement”, c’est-à-dire : mais ce en quoi des mobiles se déplacent
comme en un lieu ne se déplace pas.
La vérité de cela, il la montre
avec cet autre ajout : “partie du lieu de tout le ciel”. En effet, bien
que ce contenant se déplace en tant que tel corps, il reste que, regardé dans
sa relation à tout le corps du ciel, il ne le fait pas : en effet, l’autre
corps qui succède se rapporte et se situe pareillement, par comparaison à tout
le ciel, au corps parti de là juste avant. C’est le sens de ce qu’il dit, que
bien que l’eau ou l’air se déplace, le lieu ne le fait pas cependant, dans la
mesure où on le reconnaît comme une partie du lieu de tout le ciel, avec une
situation déterminée dans l’univers.
#464. — Le Philosophe poursuit (211b29) avec la matière :
il montre d’abord pourquoi la matière semble être le lieu, puis (211b36) qu’elle ne l’est pas.
La matière, dit-il, s’assimile de
près au lieu, à regarder des corps se succéder en elle, qui a l’air d’un même
lieu, du fait de se trouver un sujet en repos du point de vue local ; à la
condition de ne pas porter attention au fait que le lieu est distinct, mais
seulement à cette succession en un sujet continu. En effet, quand il s’altère,
tel corps continu, en repos à la même place, demeure un et le même numériquement,
mais devient tantôt blanc, tantôt noir, tantôt dur, mais d’abord mou. C’est
cette succession des formes dans un sujet qui fait découvrir la matière comme
une réalité qui reste la même, au cours de cette succession formelle. C’est
d’ailleurs une pareille séquence qui fait découvrir le lieu comme une
réalité : en lui qui reste le même, différents corps se succèdent.
Pourtant, on ne parle pas de la même
manière dans les deux cas. En effet, en rapport à la matière ou au sujet, on
dit que “ce qui était de l’air est maintenant de l’eau”, tandis qu’en
rapport à l’unité du lieu, nous disons qu’“où il y avait de l’air, il
y a maintenant de l’eau”.
#465. — Le Philosophe montre
ensuite (211b36) que la matière n’est
pas le lieu, du fait de ne pas se distinguer de la chose dont elle est la
matière et de ne pas la contenir[765]. Or ces deux faits
conviennent au lieu. Le lieu n’est donc pas la matière.
#466. — Une fois ainsi écartés
trois membres, le Philosophe conclut le quatrième (212a2). Parce que le lieu n’est aucune de
ces trois entités : ni la forme, ni la matière, ni un espace qui se distinguerait
des dimensions du corps contenu, il est forcément celui qui reste : “la
limite du corps contenant”. Pour que personne n’interprète comme un espace
intermédiaire le “corps contenu” qui se trouve dans le lieu, il précise que ce
“corps contenu” est celui de nature à se déplacer[766].
#467. — Le Philosophe examine
ensuite (212a7) une différence du lieu,
qu’il est immobile.
Deux points, à ce propos : il
montre d’abord que cette différence, mal appréciée, a entraîné une erreur à
propos du lieu, puis (212a14) comment on doit entendre
l’immobilité du lieu.
C’est, dit-il, “une grande et
difficile affaire de saisir ce qu’est le lieu”. D’abord du fait que d’aucuns
ont pris le lieu pour la matière ou la forme, qui relèvent d’une réflexion très
élevée[767] ; ensuite, parce que le
déplacement d’un mobile se fait en quelque contenant en repos. Comme donc rien,
sauf l’espace, ne semble à la fois contenir et demeurer immobile, le lieu
paraît devoir être un espace intérieur au contenant, distinct des grandeurs qui
s’y déplacent. Ce qui enfin contribue beaucoup à faire adopter cette opinion, c’est
que l’air paraisse incorporel ; où il y en a, en effet, il ne semble pas y
avoir de corps, mais un espace vide. Par conséquent, le lieu paraît non pas la
limite du vase, mais une espèce d’intervalle regardé comme vide.
#468. — Le Philosophe montre ensuite
(212a14) comment entendre
l’immobilité du lieu pour exclure l’opinion précédente.
Manifestement, dit-il, le vase et
le lieu diffèrent du fait que le vase se déplace, tandis que le lieu non.
Aussi, comme le vase peut se dire un lieu déplaçable, de même le lieu peut se
dire un vase immobile. Aussi quand on se déplace en un corps qui se déplace,
comme un navire sur un fleuve, on traite le corps en lequel on se déplace plus
comme un vase que comme un lieu contenant. C’est que “le lieu, lui, veut être
immobile”, c’est-à-dire qu’il est de sa nature de l’être. Pour cette raison on
nomme plutôt le fleuve entier comme lieu du navire, parce qu’en son entier il
demeure immobile. C’est donc l’ensemble du fleuve, en tant qu’immobile, qui
sert de lieu commun.
Le lieu propre se trouvant partie
du lieu commun, on doit prendre le lieu propre du navire dans l’eau du fleuve,
dans son ordonnance à l’ensemble du fleuve en tant qu’immobile. On peut donc
prendre le lieu du navire dans de l’eau qui coule, non en tant qu’elle coule,
mais d’après le rapport et la position qu’elle a quant au fleuve entier :
ce rapport et cette position demeure le même dans cette eau qui se succède.
L’eau s’échappe matériellement, mais en tant que lieu, dans ce rapport et cette
situation quant à l’ensemble du fleuve, elle ne change pas.
Pareillement on doit comprendre que
les extrémités de corps mobiles naturels constituent des lieux en rapport à
l’ensemble du corps sphérique du ciel, qui a fixité et immobilité à cause de
l’immobilité de son centre et de ses pôles. Ainsi donc, telle partie de l’air
qui contient, telle partie d’eau qui coule, se déplace en tant que [tel air et]
telle eau ; pourtant, en tant que lieu, dans son rapport et sa position face au
tout sphérique du ciel, elle reste toujours immobile.
De pareille façon, considère-t-on,
c’est le même feu qui reste, quant à sa forme, même s’il change quant à sa
matière, à mesure qu’on y ajoute du bois et qu’il se consume.
#469. — Voilà qui neutralise cette
objection éventuelle contre l’affirmation du lieu comme limite du
contenant : le contenant étant mobile, sa limite le sera aussi ; ainsi un
mobile en repos aura plusieurs lieux. Or la conséquence n’est pas valide,
puisque la limite du contenant ne constitue pas le lieu en tant que telle surface
de ce corps mobile, mais d’après son rapport et sa position dans le tout
immobile. Il en ressort que toute notion de lieu, en tout contenant, découle du
premier contenant et locateur : le ciel.
#470. — Il conclut ensuite (212a20) la définition du lieu :
c’est “la limite immobile du corps qui contient immédiatement”. Il précise
“immédiatement”, pour désigner le lieu propre et exclure le lieu commun.
#471. — Le Philosophe montre
ensuite (212a21) que la définition est
bien donnée, du fait que tout ce qu’on dit du lieu s’accorde avec elle.
Il mentionne trois considérations.
La première : du fait que le
lieu est un contenant immobile, “le milieu du ciel”, c’est-à-dire son centre,
“et l’extrémité du déplacement circulaire”, c’est-à-dire des corps qui se déplacent
circulairement, “l’extrémité de notre côté”, c’est-à-dire la surface de
la sphère de la lune, “semblent se trouver l’un en haut”, à savoir, l’extrémité
mentionnée, et “l’autre en bas”, à savoir, le milieu. Et c’est ce qu’il semble
“le plus approprié” de dire, car le centre de la sphère “demeure toujours là”.
Par ailleurs, l’extrémité qui nous regarde, des corps qui se déplacent
circulairement, présente quelque chose de fixe, malgré son déplacement
circulaire, “du fait de garder avec lui le même rapport”, c’est-à-dire la même
distance par rapport à nous. En outre, les corps naturels se déplacent vers
leurs lieux propres ; il se trouve donc que les légers se déplacent
naturellement vers le haut et les lourds vers le bas. C’est qu’on appelle ‘bas’
le centre même, ainsi que la limite du contenant du côté du centre ; pareillement,
on appelle ‘haut’ l’extrémité, ainsi que ce qui est de son côté. Il parle ainsi
parce que le lieu de la terre, lourde absolument, est le centre, tandis que le
lieu de l’eau est du côté du centre ; pareillement, le lieu du feu, léger
absolument, est l’extrémité, tandis que le lieu de l’air est du côté de
l’extrémité.
Le second (212a28) : étant une limite, le
lieu semble pour autant être comme une surface, et comme un vase contenant,
mais non comme l’espace d’un vase contenant.
Le troisième (212a29) : étant une limite, le
lieu et ce qui s’y trouve sont ensemble, car la fin du contenu et la limite de
son contenant, le lieu, sont ensemble. C’est que les extrémités des entités
contiguës le sont. Sous ce rapport encore, on comprend que le lieu soit égal à
ce qui s’y trouve : ils sont égaux par leurs extrémités.
Localisation
332. 212a31
Par
conséquent, le corps qui hors de lui en a un autre qui le contienne se trouve
en un lieu, mais ce n’est pas le cas de celui qui n’en a pas.
333.
212a32
Aussi, à
supposer pareil corps fait d’eau, ses parties se déplaceront, se contenant les
unes les autres, mais son tout en un sens se déplacera, en un autre non. En
tant que tout, en effet, ce corps ne changera pas tout à la fois de lieu, mais
se déplacera circulairement, puisque voilà le lieu de ses parties :
certaines ne sont ni en haut, ni en bas, mais en cercle, alors que d’autres
sont en haut et en bas, à savoir, toutes celles qui comportent densité et
rareté.
Localisation de la dernière sphère
334.
212b3
Tel que
mentionné, des corps se trouvent en un lieu en puissance, d’autres en acte.
Aussi, tant que le corps homogène[768] reste continu, c’est en
puissance que ses parties se trouvent en un lieu ; mais une fois séparées et en
contact, comme dans un tas, elles s’y trouvent en acte.
335.
212b7
Par
ailleurs, certains corps se trouvent par soi en un lieu ; tout corps mobile du
fait d’un déplacement ou d’une croissance, par exemple, se trouve par soi
quelque part[769]. Le ciel, par contre,
comme on vient de le dire, ne se trouve pas tout entier quelque part ni en un
lieu, puisque aucun autre corps ne le contient. Dans la mesure où elles se
déplacent, toutefois, ses parties ont un lieu, car elles sont voisines l’une de
l’autre. D’autres entités s’y trouvent par accident, comme l’âme et le ciel. En
un sens, en effet, toutes les parties de ce dernier se trouvent en un
lieu : du fait de se trouver en un cercle, en effet, chacune contient l’autre.
336.
212b13
Par
conséquent, le corps supérieur[770] se déplace seulement
en cercle[771], mais il ne se trouve
pas tout entier quelque part. Car ce qui est quelque part est d’abord quelque
chose par soi, et il faut ensuite autre chose en dehors de lui qui le
contienne. Mais hors du corps supérieur tout entier pris en son ensemble, il
n’y a rien[772]. Pour cela, tout est
dans le ciel, dit-on, car le ciel est probablement[773] le tout. Mais ce lieu
universel n’est pas le ciel comme tel, c’est sa limite extrême, contiguë au
corps mobile, comme un terme qui repose. Ainsi donc, la terre se trouve dans
l’eau, et celle-ci en l’air, et lui en l’éther, et l’éther dans le ciel, mais
le ciel ne se trouve pas en autre chose encore.
#472. — Le Philosophe vient de
définir le lieu. Il montre ici en quel sens on se trouve “en un lieu”.
Il distingue deux sens :
d’abord celui où c’est strictement qu’on se trouve ou non en un lieu, puis (212a32) celui où, sans l’être
strictement, on l’est sous quelque rapport.
#473. — Le lieu étant, conclut-il,
la limite du contenant, tout corps qui en a un autre adjacent à lui qui le
contienne de l’extérieur se trouve en un lieu absolument et par soi, mais ce
n’est pas le cas de celui qui n’en a pas. Il n’y a cependant en ce monde qu’un
seul corps dans ce cas : la dernière sphère, quelle qu’elle soit. D’après
cette précision, la dernière sphère ne se trouve donc pas en un lieu.
#474. — Cela semble impossible,
pourtant, puisqu’elle se déplace en un lieu ; or rien ne le fait qui ne se
trouve en un lieu.
Cette difficulté n’affecte pas les
partisans de l’espace, qui n’ont pas besoin que la dernière sphère, pour se
trouver en un lieu, ait un corps qui la contienne. D’après eux, plutôt, cet
espace dont on comprend qu’il pénètre le monde entier et toutes ses parties en
est le lieu.
Cependant, cette position est
impossible, parce qu’elle doit concéder ou bien que le lieu ne se distingue
pas du corps qui s’y trouve, ou bien que des dimensions d’espace existent par
soi et s’insinuent dans les dimensions des corps sensibles. Deux
impossibilités.
#475. — Alexandre en a conclu qu’en
aucun sens la dernière sphère ne se trouve en un lieu. De toute manière, tout
corps n’a pas à se trouver en un lieu, puisque le lieu n’entre pas dans sa définition.
Pour cette raison, à son avis, la dernière sphère ne se déplace en un lieu ni
quant à son tout ni quant à ses parties.
Cependant, tout mouvement[774] doit en être un en l’un
des genres d’êtres. Aussi Avicenne, en suivant Alexandre, a voulu que le déplacement
de la dernière sphère ne soit pas un mouvement dans le genre du lieu, mais dans
le genre de la position. Il s’oppose en cela à Aristote, qui ne reconnaît de
mouvement qu’en trois genres : la quantité, la qualité et le lieu[775].
D’ailleurs, cela ne peut tenir, car
à parler par soi aucun mouvement ne peut affecter un genre dont les espèces
impliquent de l’indivisible dans leur notion. C’est justement pour cette
raison que la substance ne connaît pas de mouvement : la notion de chacune
de ses espèces implique de l’indivisible, puisque celles-ci n’admettent pas de
plus et de moins. Le mouvement comporte succession ; la forme substantielle
n’accède donc pas à l’être moyennant mouvement, mais par une génération qui
termine un mouvement. Il en va autrement de la blancheur et de réalités du
genre, comme on y participe en plus et en moins. Or la définition de toute
espèce de position inclut de l’indivisible, de sorte que tout ajout ou retrait
de quoi que ce soit entraîne une espèce différente. Aucun mouvement ne peut
donc avoir lieu dans le genre de la position.
De toute façon, la même difficulté
reste. La position, comme attribution, implique l’ordre de parties en un lieu,
même si, comme différence de la quantité, elle n’implique rien d’autre que
l’ordre de parties en un tout. Tout ce qui change de position doit donc changer
de lieu.
#476. — D’autres, comme Avempace,
ont requis qu’on assigne autrement son lieu au corps affecté d’un déplacement
circulaire ou droit. La ligne droite est imparfaite, admettant addition ; par
conséquent, se déplacer d’un mouvement droit requiert un lieu qui contienne
de l’extérieur. Par contre, la ligne circulaire est parfaite en elle-même ; le
corps dont le déplacement la suit ne requiert donc pas un lieu qui le contienne
de l’extérieur, mais un lieu autour duquel tourner. Aussi, dit-on, le
déplacement circulaire s’effectue autour d’un centre. Ainsi donc, ces auteurs
donnent la surface convexe de la sphère contenue comme le lieu de la première
sphère. Cela toutefois contrarie des suppositions communes introduites plus
haut[776] à l’effet que le lieu
contient et est égal à ce qui s’y trouve.
#477. — Averroès en a déduit que la
dernière sphère, c’est par accident qu’elle se trouve en un lieu.
Pour le comprendre, on doit tenir
compte que tout ce qui tient sa stabilité[777] d’autre chose se dit
par accident en un lieu, du fait que c’est plutôt ce de quoi il la tient qui
s’y trouve. Cela est évident pour le clou fixé à un navire, ainsi que pour
l’homme qui y repose. Or manifestement les corps qui se déplacent circulairement
tiennent leur stabilité de l’immobilité du centre. Aussi, la dernière sphère
se dit par accident en un lieu, en tant que le centre autour duquel elle tourne
s’y trouve. Que toutefois les autres sphères, les inférieures, aient quand même
par soi un lieu qui les contiennent, cela leur arrive par accident et ne
s’attache pas forcément au corps qui se déplace circulairement.
À l’encontre surgit toutefois
l’objection que si c’est par accident que la dernière sphère se trouve en un
lieu, elle s’y déplace par accident, de sorte que le mouvement par accident
précède le mouvement par soi. À quoi on répondra que le déplacement circulaire
ne requiert pas du mobile qu’il se trouve par soi en un lieu ; seul le
mouvement droit le requiert.
Manifestement, pourtant, cela
contrarie la définition qu’Aristote donne de ce qui se trouve par accident en
un lieu[778]. En effet, selon lui,
des choses sont ou se déplacent par accident en un lieu du fait que s’y déplace
ce en quoi elles se trouvent ; on ne se dit pas par accident en un lieu du fait
qu’autre chose de tout à fait extrinsèque y soit. Le centre étant tout à fait
extrinsèque à la dernière sphère, il paraît ridicule de la prétendre par
accident en un lieu du fait que son centre s’y trouve.
#478. — C’est pourquoi j’approuve
plutôt la pensée de Thémistios, comme quoi la dernière sphère est en un lieu
par ses parties.
Pour le comprendre, on doit se
rappeler la déclaration d’Aristote, qu’on ne se questionnerait pas sur le lieu
si ce n’était du déplacement[779] ; c’est lui qui démontre
le lieu, du fait que des corps se succèdent en un unique lieu. Le corps ne doit
peut-être pas se trouver en un lieu, mais il doit se déplacer. Il faut donc
assigner un lieu au corps qui se déplace, puisque son déplacement fait
remarquer en ce lieu la succession de plusieurs corps. Quand deux corps se
déplacent en ligne droite, ils se succèdent en leur lieu quant à leur tout,
car tout le corps abandonne tout ce lieu et un autre corps s’introduit là même.
Ce corps doit donc se trouver tout entier par soi en un lieu.
Par contre, au cours d’un
déplacement circulaire, le lieu du tout peut bien changer de définition, il ne
change cependant pas de sujet. En effet, ce lieu garde toujours le même sujet,
et seule change sa définition[780]. Par contre, le lieu de
ses parties change non seulement de définition, mais aussi de sujet. On
s’attend donc, dans un déplacement circulaire, à une succession en le même lieu
non pas de corps entiers, mais de parties du même corps. Par conséquent, le
corps qui se déplace circulairement ne requiert pas nécessairement un lieu pour
son tout, mais pour ses parties.
#479. — Quelque chose paraît
s’opposer à cela, cependant : les parties d’un corps continu ne se
trouvent pas en un lieu, ni ne se déplacent ; c’est leur tout qui se déplace et
qui se trouve en un lieu. Or manifestement la dernière sphère est un corps
continu, de sorte que ses parties ni ne se trouvent en un lieu ni ne se
déplacent. Apparemment donc, il n’est pas vrai qu’on doive lui assigner un
lieu sous le rapport de ses parties.
À cela, on doit répliquer que les
parties du tout continu, sans se trouver en acte en un lieu, s’y trouvent
cependant en puissance, du fait que le continu soit divisible. En effet, la
partie, une fois divisée, se trouvera en son tout comme en un lieu ; en ce
sens, les parties du continu se déplacent en un lieu. Cela se laisse voir
surtout dans les continus humides, faciles à diviser ; l’eau, par exemple, dont
les parties se déplacent à l’intérieur de l’eau entière. Ainsi donc, puisqu’on
peut attribuer quelque chose à un tout sous le rapport de ses parties, les
parties de la dernière sphère se trouvant en puissance en un lieu, celle-ci s’y
trouve par accident en son entier sous le rapport de ses parties. Or se trouver
de la sorte en un lieu suffit au déplacement circulaire.
#480. — Une objection
éventuelle : ce qui est en acte est antérieur à ce qui est en puissance.
Que le premier déplacement concerne un corps qui se trouve en un lieu par ses
parties, elles-mêmes en puissance en ce lieu, cela fait plutôt absurde.
Réplique : au contraire, cela
convient de manière optimale au premier déplacement. En effet, d’un être
immobile, on doit descendre graduellement à la diversité observée chez les
êtres mobiles. Or justement, des parties en puissance entraînent en un lieu une
variation moindre que des touts en acte. En outre, le premier déplacement,
étant circulaire, comporte moins de difformité, garde plus d’uniformité, se
trouvant plus proche des substances immobiles. Il convient d’ailleurs mieux d’attribuer
à la dernière sphère de se trouver en un lieu à cause de ses parties
intrinsèques qu’à cause de son centre, tout à fait étranger à son essence.
Cela s’harmonise aussi davantage avec l’opinion d’Aristote sur le sens dont le
ciel se trouve en un lieu[781].
#481. — Le Philosophe exprime cette
opinion en deux points : il manifeste d’abord en quel sens la dernière
sphère se trouve en un lieu, puis (212b13) en infère une conclusion.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe manifeste d’abord que la dernière sphère se trouve
en un lieu par ses parties, puis (212b3) en quel sens ses parties se trouvent en ce lieu et
enfin (212b7) en quel sens un tout
peut ainsi se trouver en un lieu par ses parties.
#482. — Ce qui ne comporte rien qui
le contienne de l’extérieur, disait-il, ne se trouve pas par soi en un lieu.
Supposons que pareil corps, non contenu par un autre, comme dans le cas de la
dernière sphère, soit de l’eau. L’explication qui vient en sera plus claire, vu
la division facile des parties de l’eau. Ses parties se déplaceront alors du
fait de se contenir les unes les autres et de se trouver ainsi en un sens en un
lieu. Pourtant, l’eau entière en un sens se déplacera, en un autre sens non.
Car elle ne se déplacera pas de manière à changer toute à la fois de lieu,
comme transportée à un autre lieu, de sujet différent. Plutôt, elle se
déplacera en cercle, un type de déplacement qui requiert un lieu pour les
parties et non pour le tout. Elle ne se déplacera pas en haut et en bas, mais
en cercle. D’autres corps, par contre, rares et denses, lourds et légers, se
déplaceront en haut et en bas, et changeront de lieu quant à leur tout.
#483. — Il montre ensuite (212b3) en quel sens les
parties de la dernière sphère se trouvent en un lieu. Certains corps, dit-il,
se trouvent en acte en un lieu, d’autres en puissance[782]. Un corps continu, fait
de parties pareillement continues, voit celles-ci en puissance en un lieu,
comme c’est le cas pour la dernière sphère. Par contre, des parties séparées,
seulement contiguës, comme dans un tas de pierres, se trouvent en acte en un
lieu.
#484. — Il montre ensuite (212b7) en quel sens il s’ensuit
de là que la sphère toute entière se trouve en un lieu.
Certains corps, dit-il, se trouvent
par soi en un lieu : tout corps, par exemple, qui se déplace par soi[783] en un lieu, que ce soit
du fait d’un déplacement comme tel ou d’une croissance[784]. Le ciel, néanmoins,
c’est-à-dire, la dernière sphère, ne se trouve pas en ce sens en un lieu, comme
aucun corps ne le contient[785]. Cependant, du fait de
son déplacement circulaire, ses parties se succèdent les unes aux autres et il
leur faut un lieu en puissance[786], dans la mesure où
chacune est voisine, c’est-à-dire fait suite, à l’autre.
D’autres entités, par ailleurs, se
trouvent par accident en un lieu, comme l’âme et toutes les formes. C’est le
cas aussi du ciel, c’est-à-dire de la dernière sphère, du fait que toutes ses
parties se trouvent en un lieu, comme chacune se trouve contenue sous une autre
en regard de leur révolution. En effet, dans un corps non circulaire, la
dernière partie reste non contenue et contient seulement ; dans un corps
circulaire, par contre, toute partie à la fois contient et est contenue, mais
en puissance. Aussi, en raison de l’ensemble de ses parties, le corps circulaire
se trouve en un lieu. C’est en ce sens que le Philosophe entend qu’il s’y
trouve par accident, à savoir, par ses parties ; les parties d’un corps,
disait-il[787], se déplacent par
accident en un lieu.
#485. — Il en infère ensuite (212b13) une conclusion.
Le corps qui se déplace en cercle,
disait-il, n’a pas besoin d’être en un lieu quant à son tout, mais seulement
par accident, en raison de ses parties. Aussi, conclut-il, le corps suprême se
déplace seulement en cercle, pour la raison que son tout même n’est pas quelque
part. En effet, ce qui est quelque part est lui-même quelque chose et a autre
chose en dehors de lui qui le contienne. Or en dehors du tout du corps suprême,
il n’y a rien. Pour cela, toutes choses se disent dans le ciel comme en leur
dernier contenant, parce que c’est le ciel, éventuellement, qui contient tout.
Il dit par ailleurs ‘éventuellement’, parce qu’il n’a pas encore été prouvé
qu’il n’y a rien en dehors du ciel. Cependant, on ne doit pas l’entendre de
façon que le corps même du ciel soit un lieu. Le lieu sera plutôt une espèce de
surface dernière à lui, face à nous. Il est comme sa limite contiguë aux corps
mobiles présents en lui. Aussi, disons-nous, la terre se trouve dans l’eau, et
elle en l’air, et lui en l’‘éther’, c’est-à-dire le feu, et lui dans le ciel,
mais ce dernier n’est pas en autre chose encore.
#486. — Selon l’intention
d’Averroès, cependant, on doit expliquer autrement le texte. D’après lui,
l’exemple de l’eau introduit au début ne doit pas renvoyer à la dernière
sphère, mais à tout l’univers. Celui-ci, bien sûr, se déplace du fait que ses
parties le font, certaines en cercle, comme les corps célestes, mais d’autres
vers le haut ou le bas, comme les corps inférieurs. Ce qu’Aristote introduit
par après, que des choses sont en acte en un lieu, d’autres en puissance, ne
doit pas renvoyer à ce qu’on a dit avant, mais il faut à son avis le prendre en
soi. En effet, avait-il dit, des entités se trouvent en un lieu du fait de
leurs parties, d’autres du fait de leur tout ; c’est suite à cela qu’il ajoute
que des corps se trouvent en acte en un lieu, d’autres en puissance ; et que
des corps se trouvent par soi en un lieu, d’autres par accident.
En cela, doit-on noter, le ciel se
prend ici en lui-même en deux sens. Il se prend d’abord pour l’ensemble des
corps, surtout des corps célestes ; puis pour la dernière sphère. Sont par soi
en un lieu, dit-il donc, les corps qui changent de lieu, quant à leur tout ou
quant à leurs parties, comme le ciel, c’est-à-dire l’univers ; mais d’autres y
sont par accident, comme l’âme ou le ciel, c’est-à-dire la dernière sphère.
C’est qu’il faut dire qu’en un sens toutes les parties de l’univers se trouvent
en un lieu, tandis que la dernière sphère ne se trouve en un lieu que par
accident ; mais les autres corps s’y trouvent par soi, étant contenus par un
corps extérieur. Il continue ainsi jusqu’à la fin.
Solutions des difficultés
337.
212b22
Manifestement,
à définir ainsi le lieu, toutes les difficultés se résolvent. En effet, le lieu
n’a plus besoin de croître avec son contenu, ni le point d’avoir un lieu, ni
deux corps de coïncider au même lieu, ni le lieu de constituer un espace
corporel. Un certain corps occupe effectivement l’intérieur du lieu, il ne s’y
trouve aucun espace corporel additionnel. Le lieu se trouve de fait quelque
part, non comme en un lieu toutefois, mais comme la limite en ce qu’elle
limite. Ce n’est pas tout être qui doit se trouver en un lieu, mais seulement
le corps mobile.
Explication des propriétés
338.
212b29
Enfin,
chaque corps a une bonne raison de se rendre à son lieu propre, car le corps
suivant et contigu qui ne le doit pas à quelque violence est de genre très
prochain[788]. De plus, ce qui va
naturellement ensemble[789] n’en est pas affecté,
tandis qu’autrement le contigu agit sur l’autre et en est affecté.
339.
212b33
Il devient
ainsi raisonnable[790] que tout corps demeure
par nature en son lieu propre. En effet, pareille partie, dans le lieu total[791], se comporte comme une
partie divisible face à son tout, comme quand on déplace une partie d’eau ou
d’air. Voici comment l’air se rapporte à l’eau : celle-ci est comme une
matière, l’autre comme sa forme ; l’eau est la matière de l’air, et l’air est
comme un acte pour elle ; car l’eau est de l’air en puissance, et l’air est de
l’eau en puissance, quoiqu’en un autre sens. On devra l’établir plus tard[792], mais on doit déjà y
faire allusion en l’occasion présente, bien que ce qu’on en dit maintenant sans
clarté[793] ne deviendra vraiment
clair qu’alors. Si donc la matière et l’acte[794], c’est la même chose,
car l’eau est les deux, mais l’une en puissance, l’autre en acte, il en ira en
un sens comme d’une partie en rapport à son tout. Aussi y a-t-il contiguïté
entre les deux, tandis qu’il y aura communion[795], quand la génération
les fera un seul en acte. Voilà donc dit, du lieu, et qu’il est, et ce qu’il
est.
#487. — Le Philosophe vient de
montrer ce qu’est le lieu. Il résout maintenant, sur la base de la définition
donnée, les difficultés soulevées auparavant[796].
On avait alors présenté six
arguments à l’effet qu’il n’existe pas de lieu. Le Philosophe en laisse deux de
côté : celui qui s’enquérait si le lieu est un élément ou fait d’éléments[797] et celui qui montrait
qu’il ne se réduit à aucun genre de cause[798]. C’est qu’aucun
partisan du lieu ne le prétend élément ou cause de quoi que ce soit. Aussi
s’occupe-t-il seulement des quatre restants.
#488. — L’un[799] objectait que, corps et
lieu ne se faisant pas défaut l’un à l’autre, la croissance du corps semblerait
en entraîner une du lieu.
Ce serait le cas de fait, à
supposer que le lieu serait un espace coextensif aux dimensions du corps ; cet
espace devrait grandir avec le corps. Mais cela n’a plus besoin de se produire,
avec la définition donnée du lieu comme limite du contenant.
#489. — Un autre[800] objectait que, le lieu
se distinguant du corps contenu, celui du point devrait se distinguer du
point. Il en résultait l’impression que le lieu ne puisse se distinguer du
corps, puisque celui du point ne s’en distingue pas.
Cet argument tient toutefois lui
aussi à imaginer le lieu comme un espace égal aux dimensions du corps. Il
faudrait alors qu’à chacune des dimensions du corps réponde une dimension de
l’espace, et à chaque point du corps un point de cet espace. Mais cela ne suit
plus, en faisant du lieu la limite du contenant.
#490. — Un autre encore[801] était que si le lieu a
réalité, il doit être un corps, puisqu’il comporte trois dimensions. Deux corps
devraient donc coïncider au même lieu.
Maintenant, à donner le lieu comme
limite du corps contenant, plus besoin de concéder ni la coïncidence de deux
corps, ni l’existence d’un espace corporel intermédiaire entre les extrémités
du corps contenant, mais seulement la présence là d’un corps.
#491. — Un autre encore[802] objectait que, tout
être occupant un lieu, même le lieu devrait en occuper un.
Cet argument aussi se résout
facilement, en supposant le lieu comme limite du contenant. Alors, en effet, le
lieu est manifestement en quelque chose : dans le corps contenant. Il
ne s’y trouve pas comme en un lieu, cependant, mais comme sa limite en une
chose finie, comme le point dans la ligne et la surface dans le corps. Car tout
être ne doit pas se trouver en autre chose comme en un lieu ; ce ne doit être
le cas que du corps mobile. C’est le déplacement, justement, qui a fait
distinguer entre le lieu et le mobile qui s’y trouve.
#492. — Le Philosophe justifie
ensuite (212b29), sur la base de la
définition donnée, les propriétés du lieu.
D’abord quant à ce qu’un corps va
naturellement à son lieu propre, puis (212b33) quant à ce qu’il y repose
naturellement.
À retenir le lieu, dit-il, comme
limite du contenant, on peut assigner une cause raisonnable au fait que chaque
corps va à son lieu propre : le corps contenant présente une proximité de
nature avec celui qu’il contient et qui s’y trouve, s’il ne s’y trouve pas par
quelque violence ; rien d’étonnant à leur consécutivité et leur contiguïté à
des limites qui se retrouvent ensemble. On s’attend, en effet, à ce que la
position des parties de l’univers se conforme à un ordre naturel : le
corps céleste, qui est le plus haut, est le plus noble ; le feu vient après
lui, parmi les autres corps, sous le rapport de la noblesse ; et ainsi de suite
jusqu’à la terre. Manifestement donc, le corps inférieur situé à la suite d’un
corps supérieur lui est le plus prochain dans l’ordre de la nature. Le
Philosophe précise : “qui ne le doit pas à quelque violence”, pour
indiquer une ordonnance naturelle de position, à quoi correspond un ordre des
natures, et pour exclure une ordonnance violente de position, comme lorsqu’un
corps de terre se trouve éventuellement par violence par-dessus de l’air ou de
l’eau. De la sorte, deux corps dont la position se conforme à une ordonnance
naturelle et qui, dans l’ordre même de leurs natures, présentent une aptitude
naturelle à être ensemble n’en peuvent être affectés[803]. Ils se continuent
l’un l’autre et font un, et leur proximité de nature les en rend naturellement
aptes ; ils ne reçoivent donc aucun dommage l’un de l’autre. Quand par contre
des corps distincts sont contigus, vu la contrariété de leurs qualités actives
et passives, ils agissent l’un sur l’autre et s’affectent l’un l’autre. Bref,
la proximité de nature entre les corps contenant et contenu, voilà la cause
qui fait qu’un corps se déplace naturellement vers son lieu. Car la gradation
des lieux naturels répond nécessairement à la gradation des natures, tel que
mentionné. On ne peut néanmoins fournir cette explication quand on soutient
que le lieu est un espace, car les dimensions distinctes de l’espace ne font
attendre aucun ordre naturel.
#493. — Le Philosophe assigne
ensuite (212b33) la cause qui fait que
les corps reposent naturellement en leurs lieux.
C’est une conséquence raisonnable,
dit-il, du fait de donner le lieu comme limite du corps contenant. En effet,
sur cette base, le corps qui occupe un lieu se rapporte à celui qui le contient
comme une partie à son tout, quoique distincte de lui. Cela apparaît plus
manifestement dans les corps de division facile, comme l’air ou l’eau. Car
leurs parties trouvent à se déplacer dans leur tout à la manière dont ce qui se
trouve en un lieu s’y déplace. En outre, cela n’est pas vrai seulement du fait
qu’une chose en contienne une autre, mais aussi par propriété de nature. En
effet, l’air se rapporte à l’eau comme son tout, puisque l’eau lui est comme
une matière, tandis qu’il lui donne sa forme. De fait, l’eau est comme la
matière de l’air, et l’air est comme la forme de l’eau. Cela se voit au fait qu’absolument
l’eau est en puissance de l’air.
En un autre sens, il reste vrai,
toutefois, que l’air aussi est en puissance de l’eau ; on l’établira plus tard.
Pour le moment présent, admettons-le pour établir notre propos. Ici, cela ne se
trouve pas manifesté avec certitude ; on l’établira avec plus de certitude au
livre De la Génération. Là, en effet, on dira que, lorsqu’à partir
d’eau se produit de l’air, c’est une corruption sous un certain rapport, mais
absolument une génération, pour la raison que la forme plus parfaite se trouve
introduite, et la plus imparfaite perdue. Quand, à l’inverse, à partir d’air se
produit de l’eau, il y a corruption absolument, mais génération sous quelque
rapport, parce que la forme plus parfaite se perd et la plus imparfaite
s’introduit. Ainsi donc, absolument, l’eau est en puissance de l’air, comme
l’imparfait devant le parfait, tandis que l’air est en puissance de l’eau,
comme le parfait devant l’imparfait. Aussi, l’air se comporte comme forme et
comme tout, ce qui s’accorde avec la nature de la forme, tandis que l’eau se
comporte comme matière et comme partie, ce qui s’accorde avec la nature de la
matière. Ainsi donc, la même chose est à la fois matière et acte, car l’eau
contient les deux en elle. Cependant, à proprement parler, c’est l’eau qui est
en puissance, parce qu’imparfaite, et l’air qui est en acte, parce que parfait.
Aussi, en un sens, l’eau se rapportera à l’air comme une partie à son tout.
Voilà pourquoi la contiguïté leur convient, à l’air et à l’eau, quand ce sont
deux choses distinctes ; quand par ailleurs de l’une et de l’autre résulte une
chose unique, l’une passant dans la nature de l’autre, il se produit alors une
communion, c’est-à-dire une continuation. De la façon, donc, dont une partie
repose naturellement dans son tout, un corps repose naturellement de même
aussi dans son lieu naturel.
On doit cependant tenir compte que
le Philosophe parle ici des corps en regard de leurs formes substantielles,
qu’elles tiennent de l’influence du corps céleste qui, étant le premier lieu,
confère leur vertu locative à tous les autres corps. Par contre, en regard des
qualités actives et passives, on trouve de la contrariété entre les éléments,
et l’un est corruptif de l’autre.
Finalement, conclut-il sous forme
d’épilogue, voilà pour l’existence et la nature du lieu.
Pertinence
340.
213a12
On doit
admettre qu’il relève du naturaliste, pour le vide comme pour le lieu, de regarder
s’il existe ou non, et en quel sens, et ce qu’il est. En effet, les idées qui
portent à en admettre ou non sont très voisines. Les partisans du vide le
présentent comme un lieu et un vase, plein quand il contient la masse dont il
est susceptible, vide quand il en est privé. C’est donc la même entité[804] que le vide, le plein
et le lieu ; c’est leur essence[805] qui n’est pas la même.
Ordonnance
341.
213a19
L’examen
doit commencer par les déclarations qui admettent ou non le vide, puis passer
aux opinions communes sur lui.
Négateurs du vide
342.
213a22
Certains
philosophes, dans leur effort de montrer qu’il n’en existe pas, ne s’attaquent
pas à ce qu’on entend par ‘vide’ ; ils ratent la cible, comme Anaxagore et ceux
qui argumentent à sa manière. Ils montrent que l’air est une réalité et à quel
point il est fort, en pressant des outres[806] et en l’enfermant dans
des clepsydres. Or on entend par ‘vide’ un espace[807] sans aucun corps
sensible. Du moment qu’on pense tout être comme corporel, où il n’y a aucun
corps c’est cela qu’on appelle le vide ; ainsi, être plein d’air, c’est être
vide. Aussi, ce qu’il faut montrer, ce n’est pas que l’air est du réel, mais
qu’il n’existe pas d’espace distinct des corps[808], ni séparable[809], ni existant en acte[810] et divisant le corps
global pour l’empêcher d’être continu, comme le disent Leucippe, Démocrite et
beaucoup d’autres physiologues, et qu’il n’en existe pas non plus à
l’extérieur du corps global, à supposer qu’il soit continu. Autrement, on ne
s’attaque pas au problème tel qu’il se pose[811].
Partisans du vide — L’argument en faveur du vide séparé
343.
213b3
Les
partisans du vide le font davantage. Autrement, disent-ils, pas de changement
de lieu, c’est-à-dire ni déplacement ni croissance, puisque manifestement,
sans vide on ne se déplace pas, comme le plein ne peut rien accueillir. S’il le
faisait, en effet, et que deux corps coïncident ainsi au même endroit,
n’importe combien de corps pourraient coïncider, car on ne peut voir quelle
différence l’empêcherait. Or si cela se pouvait, même le moindre accueillerait
le plus grand, car plusieurs petits équivalent à un grand. Pour finir, si plusieurs
corps égaux pouvaient coïncider au même endroit, pourquoi pas plusieurs inégaux
aussi?
344.
213b12
Mélissos,
on se le rappelle, montre à partir de là que le tout est immobile. Pour qu’il
se déplace, dit-il, il faudrait qu’il existe du vide ; alors qu’il n’en existe
pas parmi les êtres. C’était le point de départ pour montrer qu’il existe du
vide au sens d’un vide séparé.
Les arguments en faveur d’un vide interne — 1er argument
345.
213b15
En l’autre
sens, certaines choses paraissent se resserrer et se tasser. Ainsi, dit-on, les
tonneaux reçoivent le vin avec les outres, comme si le corps condensé se
resserrait dans les vides qui sont en lui.
2e argument
346. 213b18
En outre,
la croissance aussi paraît à tous se produire grâce au vide, puisque la nourriture
est un corps et que deux corps ne peuvent coïncider.
3e argument
347.
213b21
On en fait
témoin aussi ce qui arrive avec la cendre, qui reçoit autant d’eau que si le
vase était vide.
Le vide des Pythagoriciens
348.
213b22
Les
Pythagoriciens aussi affirmaient l’existence du vide. Le ciel lui-même
l’exhalerait dans sa respiration, comme un souffle infini destiné à
s’introduire entre les natures pour les définir ; il en ferait comme une espèce
de division et de délimitation des êtres consécutifs. Cela se produirait
d’abord dans les nombres, car c’est au vide de définir leurs natures[812]. Voilà donc à partir de
quoi les uns admettent et les autres refusent l’existence du vide, à peu près
de cette manière et avec cette diversité.
#494. — Le Philosophe vient de
traiter du lieu ; il traite maintenant du vide, et ce, en deux points : il
manifeste d’abord son intention, puis (213a22) exécute son propos.
Il manifeste son intention en deux
points : il montre d’abord qu’il appartient au philosophe de la nature de
traiter du vide, puis (213a19) selon quel ordre il doit en
traiter.
Il appartenait au philosophe,
dit-il, de traiter du lieu, à savoir, s’il existe et ce qu’il est. Il en va de
même à propos du vide, car ce sont des raisons semblables qui ont fait croire
ou nier qu’existent lieu et vide. En effet, les partisans du vide le présentent
comme une espèce de lieu et de vase. Ce vase, ce lieu se trouve plein quand il
contient la masse d’un corps, sinon on le prétend vide. De sorte que le lieu,
le vide ou le plein, c’est la même réalité sous des définitions diverses.
#495. — Il montre ensuite (213a19) selon quel ordre on
doit traiter du vide.
Il faut commencer, dit-il, par les
arguments à l’effet que le vide existe, puis passer à ceux qui le nient, pour
enfin considérer les opinions communes sur le vide, concernant son essence et
sa définition.
#496. — Il exécute ensuite (213a22) le propos annoncé.
Il présente d’abord des prérequis à
la recherche de la vérité sur le vide, puis (214b12) il se met à cette recherche.
Les prérequis relèvent de deux
types : d’abord les arguments pour et contre l’existence du vide, puis (213b30) une opinion commune sur
le vide, sur son essence et sa notion.
Les arguments vont dans deux directions :
il y en a d’abord un qui nie le vide, puis (213b3) d’autres en sa faveur.
#497. — Quelques anciens
philosophes, dit-il, dans leur effort de réfuter l’existence du vide, ont fait
la faute de ne pas s’attaquer à la raison prétendue d’en admettre. Plutôt que
de montrer qu’il n’en existe pas, ils se sont appliqués à montrer que ce qui
est plein d’air n’est pas vide. C’est le cas d’Anaxagore et d’autres qui
argumentent de même : dans l’idée de détruire le vide, ils se sont
efforcés de démontrer que l’air est une réalité. Comme il y a vide où il n’y a
rien, ils en tiraient que ce qui est plein d’air n’est pas vide.
Que l’air soit quelque chose, ils
le démontraient, en discussion avec leurs adversaires, en se servant d’outres :
gonflées, celles-ci supportent un poids, ce qui n’aurait pas lieu, si l’air
n’avait rien de réel. Ils démontraient ainsi la force de l’air. Ils
fournissaient d’autres indices : mettre de l’air dans des clepsydres,
c’est-à-dire dans des vases, en fait sortir l’eau ; en retirer l’air y fait
entrer de l’eau ; enfin, tant que l’air ne sort pas, l’entrée d’eau se trouve
empêchée.
Clairement, cela n’attaque pas la
position en question, car tous les partisans du vide prétendent à un espace
vide où ne se trouve aucun corps sensible. C’est qu’ils conçoivent tout être
comme un corps sensible. Aussi, où il ne se trouve pas de corps sensible, ils
croient qu’il n’y a rien. Comme l’air est un corps peu sensible, ils pensent
qu’où il n’y a que de l’air, il y a du vide.
#498. — Pour détruire leur position,
il ne suffit pas de montrer que l’air est quelque chose ; il faut encore
montrer qu’il n’existe pas d’espace sans corps sensible. Par ailleurs, c’est en
deux sens qu’on soutient qu’il existe du vide[813]. En un premier, il
s’agit d’un vide séparé[814] des corps, comme si
l’espace entre les extrémités d’une maison se disait vide. En l’autre sens, il
s’agit d’un vide en acte entre les corps[815], qui les sépare entre
eux et les empêche d’être continus, suivant l’affirmation de Démocrite, de
Leucippe et de bien d’autres philosophes naturels. Dans leur conception, en
effet, si tout l’être était continu, toutes choses n’en seraient qu’une ; car
on n’aurait pas de quoi séparer les corps ici plutôt que là. C’est pourquoi
ils mettaient entre tous les corps distincts un espace vide où ne se trouve
aucun être. Démocrite prétendait les corps composés de beaucoup de corps indivisibles,
avec entre ceux-ci des vides, qu’il appelait des pores ; aussi donnait-il tous
les corps comme composés de plein et de vide. Ou même à supposer le corps du
monde entier comme continu, sans aucun vide entre ses parties, ils affirmaient
néanmoins la présence d’un vide en dehors de lui.
Manifestement donc les philosophes
mentionnés auparavant, en voulant détruire le vide, n’ont pas exactement adressé
leur argumentation à la question suscitée par la position concernée. Il leur
fallait montrer qu’il n’existe de vide en aucun de ces sens.
#499. — Il présente ensuite (213b3) les arguments en faveur
du vide.
D’abord ceux des philosophes qui en
ont parlé de manière naturelle, puis (213b22) ceux de ceux qui en ont parlé de
manière non naturelle.
Pour les premiers, deux
points : d’abord l’argument en faveur d’un vide comme espace séparé des
corps, puis (213b15) celui en faveur d’un
vide à l’intérieur des corps.
Le premier se divise en deux
points : il présente d’abord l’argument en faveur du vide, puis (213b12) comment Mélissos en a
usé en sens inverse.
#500. — Qui argumente en faveur du
vide, affirme le Philosophe, le fait plus à propos.
Sans vide, argüe-t-on, pas de
changement de lieu, c’est-à-dire ni déplacement ni croissance[816]. On le montre comme
suit : on ne peut se déplacer dans le plein, car un lieu déjà rempli par
un corps ne peut en accueillir un autre ; sinon deux corps coïncideraient au
même lieu. La même raison vaut pour toute quantité, car pourquoi deux corps
coïncideraient dans le même lieu, mais pas plus? Or si n’importe combien de
corps pouvaient se trouver au même lieu, un très petit lieu pourrait recevoir
un très grand corps, puisque beaucoup de petits en font un grand. En
conséquence, si beaucoup de petits corps égaux se trouvent dans un seul lieu,
de même aussi beaucoup d’inégaux. Une fois prouvée cette conditionnelle, que
s’il y a déplacement, il y a vide, on argüe par la position de l’antécédent :
il y a de fait déplacement, il y a donc vide.
#501. — Le Philosophe signale
ensuite (213b12) que Mélissos, supposant
la même conditionnelle, argüait en sens inverse, par la destruction du
conséquent : s’il y a déplacement, il y a du vide ; mais il n’y en a pas ;
il n’y a donc pas déplacement et tout l’être est immobile.
C’était une manière de prouver
l’existence d’un vide séparé.
#502. — Le Philosophe présente
ensuite (213b15) trois arguments en
faveur d’un vide à l’intérieur des corps.
Voici le premier, basé sur la
condensation. Quand on épaissit, des parties semblent se joindre ou s’allier,
se fouler et se comprimer les unes les autres. Ainsi des tonneaux reçoivent
autant de vin avec ou sans outres, surtout si les outres sont minces, du fait
que le vin semble se condenser dans les outres. Cette condensation,
pensait-on, se fait comme si des parties du corps dense s’introduisaient dans
des vides.
#503. — Voici le second (213b18), tiré de la croissance.
Les corps croissent grâce à l’aliment,
un corps lui aussi. Or deux corps ne peuvent coïncider dans le même lieu. Il
faut donc des vides dans le corps en croissance, où recevoir l’aliment. La
réception d’aliment exige donc du vide.
#504. — Voici le troisième (213b21), tiré du contenant plein
de cendre qui reçoit autant d’eau que s’il était vide. Cela ne se pourrait pas
s’il n’y avait des vides entre les parties de cendre.
#505. — Il présente ensuite (213b22) les opinions des
non-naturalistes sur le vide.
Même les Pythagoriciens, dit-il, ont
soutenu l’existence du vide. Celui-ci, à leur avis, s’introduirait entre les
parties du monde en provenance du ciel, à cause du vide infini existant au-delà
du ciel comme une espèce d’air ou de souffle infini. Qui souffle, en effet,
divise avec son souffle des choses facilement divisibles, comme de l’eau ou
autre chose du genre ; de même, c’est comme par un souffle qu’une distinction
s’introduit entre les choses. Or on ne comprendrait pas que cela puisse se
faire s’il n’y avait pas de vide, comme on le disait avec Démocrite ; le vide
paraît ainsi n’être rien d’autre que la distinction entre les choses. Comme la
première distinction et pluralité intervient avec les nombres, les Pythagoriciens
situaient le vide d’abord entre les nombres, comme si c’était par la nature du
vide qu’une unité se distingue des autres, de façon à ne pas leur être
continue, mais à présenter une nature distincte. Mais comme c’est là parler du
vide avec quelque homonymie[817], en appelant ainsi la
distinction entre les choses, le Philosophe ne reviendra plus sur cette
opinion.
En dernier, par manière d’épilogue,
il conclut que voilà énumérées les raisons d’admettre et de refuser l’existence
du vide.
Signification commune
349.
213b30
Pour juger
en quel sens trancher, on a besoin de savoir ce que signifie le nom.
350.
213b31
On conçoit
communément le vide comme un lieu où ne se trouve rien. La raison en est qu’on
pense que tout être[818] est un corps et que,
comme tout corps occupe un lieu, le lieu où ne s’en trouve aucun est vide, car
si quelque part il n’y a pas de corps, il ne se trouve rien là[819]. Tout corps, pense-t-on
encore, est contigu[820] ; or est de la sorte ce
qui a pesanteur ou légèreté. On en conclut[821] donc que ce lieu est
vide, où il ne se trouve rien de lourd ou de léger. Cela résulte, on vient de
le dire, d’un raisonnement[822].
351.
214a4
Toutefois,
il serait absurde de supposer vide le point. Le vide doit donc être un lieu où
se trouve l’espace capable d’accueillir un corps contigu[823]. Ainsi donc, en un
sens, on veut dire, semble-t-il, que le vide, c’est pareil lieu, mais non empli
par un corps ainsi susceptible de contiguïté[824]. Car c’est ce qui a
pesanteur ou légèreté qui détient cette aptitude.
352.
214a9
On
soulèvera peut-être cette difficulté : que dire si c’est de la couleur ou
du son que cet espace comporte? sera-t-il vide ou non? Ou doit-on considérer
comme manifeste que, tant qu’il peut accueillir un corps contigu, il est vide
et que sinon, il ne l’est pas?
Vide platonicien
353. 214a11
En un autre
sens, c’est où on ne trouve ni telle chose ni telle substance corporelle.
Aussi le vide serait-il, de l’avis d’aucuns, la matière corporelle, dont ils
avaient fait aussi le lieu, les assimilant à tort ; car la matière ne se
distingue pas des choses, tandis que le vide qu’on cherche le fait.
Vide et lieu
354.
214a16
Cependant,
on a déjà défini la nature du lieu. Or le vide, s’il existe, doit être un lieu
privé de corps. Par ailleurs, on a précisé, pour le lieu, en quel sens il
existe et en quel sens non. Il en devient manifeste qu’il n’existe pas
d’espace, ni séparable, ni séparé[825]. Le vide en effet, se
veut[826] non pas un corps, mais
l’espace d’un corps. Aussi paraît-il constituer une réalité du fait que le
lieu le paraisse aussi.
355.
214a21
Ce sont les
mêmes observations qui le font concevoir. De fait, le déplacement se révèle à
la fois à qui prétend le lieu une entité distincte des corps qui y échouent, et
à qui en prétend autant pour le vide. La cause du déplacement, à leur avis, est
le vide comme ce en quoi on se déplace ; or c’est justement ce qui fait
affirmer l’existence du lieu.
Réfutation des arguments
356.
214a26
Pourtant,
rien n’oblige, s’il y a mouvement, à ce qu’il y ait du vide. D’abord, le besoin
ne concerne pas universellement tout mouvement, ce qui a échappé à
Mélissos : le plein peut très bien s’altérer. Il ne concerne même pas le
déplacement, car les corps qui se déplacent peuvent très bien s’insinuer
simultanément l’un en l’autre, même sans aucun espace séparable d’eux. C’est
manifestement le cas dans les tourbillons des masses continues, comme dans
ceux des liquides.
357.
214a32
Par
ailleurs, on peut se condenser sans remplir du vide, mais du fait d’expulser
des matières intérieures, comme l’eau comprimée chasse l’air qui s’y trouve.
358.
214b1
On peut
croître aussi non seulement du fait de l’introduction d’un corps étranger,
mais aussi par altération, comme lorsque de l’air se trouve engendré à partir
d’eau.
359.
214b3
De toute
manière, l’argument tiré de la croissance et celui tiré de l’eau versée dans la
cendre s’empêtrent d’eux-mêmes. En effet, ou bien on ne croît pas de partout,
ou on ne le fait pas par la réception d’un corps, sous peine de faire coïncider
deux corps. On prétend résoudre une difficulté commune, mais on ne montre pas
l’existence de vide. Ou alors tout le corps doit se trouver vide, s’il croît de
partout et le fait grâce au vide. Le même argument vaut pour la cendre.
Manifestement donc les arguments en faveur de l’existence du vide se résolvent
facilement.
#506. — Le Philosophe, au début, a
annoncé trois considérations. En voilà deux de complétées : les opinions
contre et pour l’existence du vide. Voici maintenant la troisième : les
opinions communes qu’on se fait sur le vide.
Cette considération se divise en
trois : d’abord la signification du mot ‘vide’, puis (214a16) les motifs qui ont fait
admettre l’existence du vide et enfin (214a26) leur exclusion.
L’explicitation du mot se divise en
deux : le Philosophe présente d’abord son intention, puis (213b31) l’exécute.
#507. — On en a déjà fait état[827], dit-il, d’aucuns ont
admis l’existence du vide, d’autres l’ont niée. Découvrir ce qu’il en est en
vérité prérequiert d’expliciter la signification du mot ‘vide’. Quand fait difficulté l’appartenance
d’une propriété, il faut partir de l’essence ; de même, quand c’est l’existence
qui fait défaut, c’est la signification du nom qui doit servir de moyen terme.
Car la question de l’essence vient après celle de l’existence.
#508. — Le Philosophe montre ensuite
(213b31) ce que signifie le mot
‘vide’.
Il donne d’abord sa signification
plus commune, puis (214a11)
celle en usage chez les Platoniciens.
Le premier point se divise en
trois : la signification du mot, puis (214a4) un ajout requis à cette signification
et enfin (214a9) l’exclusion d’une
difficulté.
#509. — Selon l’opinion commune,
dit-il, ‘vide’ ne paraît rien signifier d’autre qu’un lieu où il ne se trouve
rien. La raison en est qu’on dit proprement vide le lieu où il ne se trouve pas
de corps, parce que c’est seulement au corps que convient de se trouver dans un
lieu. Par conséquent, ‘vide’ ne peut rien signifier d’autre qu’un
lieu sans rien dedans. Mais comme on pense que tout être
est un corps, on est conduit à penser qu’où il ne se trouve pas de corps, il ne
se trouve rien.
Tout corps, pense-t-on aussi, est
contigu, c’est-à-dire présente les qualités qui habilitent au contact[828]. Pareil corps doit être
lourd ou léger, pensait-on aussi, ignorant encore que le corps céleste est
étranger à la nature des quatre éléments. Par conséquent, comme par définition
le vide est proprement un lieu où ne se trouve pas de corps, il est aussi un
lieu où ne se trouve rien de lourd ou de léger[829]. Cela certes
n’appartient pas à la notion de vide dans la première imposition du mot, mais
suit l’opinion commune dans une espèce de déduction rationnelle, du fait de
penser que tout corps soit lourd ou léger. Le même type de déduction que celle
observée à partir de l’opinion commune que tout être est corps, dont s’ensuit
que le vide soit le lieu où ne se trouve rien.
Ainsi donc, le mot ‘vide’ comporte
trois sens. Il a son sens propre : “un lieu où ne se trouve pas de corps”. L’opinion commune en ajoute deux
autres ; un plus commun : “un lieu où ne se trouve rien” ; un plus contracté :
“un lieu où ne se trouve rien de lourd ni de léger”[830].
#510. — Il signale ensuite (214a4) un ajout requis à cette
signification. Il y aurait absurdité, dit-il, à prétendre le point vide, bien
qu’il faille admettre qu’il ne contienne rien d’apte à la contiguïté[831]. Le vide est donc bien
un lieu où ne se trouve pas de corps apte à la contiguïté, mais, faut-il
ajouter, doté d’un espace susceptible d’en contenir un. De la façon dont on dit
aveugle celui à qui manque la vue, mais qui serait de nature à l’avoir. Ainsi,
conclut-il, on appelle ‘vide’ en un sens un espace que n’occupe aucun
corps apte à la contiguïté[832], c’est-à-dire lourd ou
léger.
#511. — Le Philosophe écarte
ensuite (214a9) la difficulté
suivante : un espace qui comporte seulement couleur ou son doit-il se
déclarer vide? La difficulté surgit de la première définition donnée, que le
vide soit “un lieu où ne se trouve rien”. Voici sa solution : si cet
espace avec seulement du son ou de la couleur reste susceptible d’un corps
contigu, il est vide ; mais s’il ne l’est pas, il n’est pas vide. La raison en
est qu’il ne s’agit pas là d’une définition appropriée du vide : “un lieu
où ne se trouve rien”, à moins de croire qu’où il n’y a pas de corps il n’y a
rien.
#512. — Il présente ensuite (214a11) l’autre définition du
vide, à la manière des Platoniciens.
En un autre sens, dit-il, on
définit le vide : où il n’y a rien de spécifique, c’est-à-dire aucune
substance corporelle particulière. Or c’est grâce à sa forme qu’on devient quoi
que ce soit de spécifique. Aussi, disent d’aucuns, la matière corporelle, tant
qu’elle reste sans forme, voilà le vide. Les mêmes auteurs donnent d’ailleurs
la matière comme le lieu[833] ; mais ils ont tort,
car la matière n’est pas distincte du corps dont elle est la matière, alors
qu’on cherche un lieu et un vide qui soient distincts des corps susceptibles de
s’y trouver.
#513. — Le Philosophe montre
ensuite (214a16) comment on en est venu
à soutenir l’existence du vide.
Il rappelle d’abord ce qu’on disait
être le vide, puis (214a21)
donne la cause qui en a fait reconnaître l’existence.
Le vide, dit-il, serait un lieu
privé de corps. Or on a déjà déterminé en quel sens le lieu existe et en quel
sens non : c’est, a-t-on dit, non pas un espace, mais la limite d’un contenant.
Du fait même, contre l’avis de Démocrite, il n’y a non plus aucun vide qui
constituerait un espace, ni séparé des corps, ni intrinsèque à eux[834]. C’est qu’en admettant
du vide en l’un de ces sens, on ne veut pas en faire un corps, mais l’espace
qu’un corps pourrait occuper. Le vide, en effet, paraissait réel du fait que le
lieu le soit ; tant que ce dernier paraissait constituer un espace, le vide le
paraissait aussi. Mais comme le lieu n’est pas un espace à part des corps, le
vide non plus ne peut pas en être un. Or il appartient à la définition même du
vide qu’il en soit un ; il n’existe donc pas.
#514. — Il montre ensuite (214a21) pourquoi ses partisans
ont admis du vide.
C’est en raison de l’observation
même qui a fait admettre l’existence du lieu : celle du déplacement. On
y est venu pour sauver le déplacement, tant chez qui affirme l’existence d’un
lieu distinct des corps qu’il contient, que chez qui admet du vide. Par contre,
qui nie le lieu et le vide n’admet pas non plus de déplacement. On en vient
ainsi à regarder le vide comme sa cause, au même sens où le lieu l’est, comme
ce en quoi on se déplace.
#515. — Il exclut ensuite (214a26) les arguments des
partisans du vide. Il n’entend pas apporter ici une solution véritable aux
arguments présentés, mais simplement soulever contre eux une objection qui
fasse voir tout de suite qu’ils ne concluent pas avec nécessité.
Il exclut donc d’abord les
arguments en faveur d’un vide séparé des corps, puis en faveur d’un vide qui
leur soit intérieur.
#516. — Il exclut le premier de
deux façons.
D’abord du fait que le mouvement
n’oblige pas l’existence du vide. À parler universellement de n’importe quelle
espèce de mouvement, il n’y en a manifestement aucune nécessité, car rien
n’empêche ce qui est plein de s’altérer. C’est seulement le déplacement qui
paraît exclu, si on n’admet pas de vide. Cela a échappé à Mélissos, sûr qu’en
écartant le vide il excluait toute espèce de mouvement.
Ensuite, sans vide, même le
déplacement ne se trouve pas exclu. En effet, sans concéder aucun espace
séparable à part les corps qui se déplacent, ces derniers restent capables de
se déplacer en pénétrant les uns dans les autres par compression. On se déplace
alors dans le plein et non dans le vide.
Cela apparaît manifestement dans
les tourbillons[835] des corps continus, et
principalement dans les liquides, comme on l’observe dans l’eau. Si on lance en
effet une pierre dans une grande étendue d’eau, il se fait manifestement des
circuits autour du lieu de la percussion, au point que la partie d’eau
repoussée en déplace une autre pour entrer à sa place. Ainsi, une petite partie
d’eau s’introduisant par une espèce de diffusion dans une partie plus grande,
les circuits en question vont de plus petit à plus grand et finissent par
cesser totalement.
#517. — Il exclut ensuite (214a32) les arguments en faveur
de vide dans les corps.
D’abord celui tiré de la
condensation. Des corps peuvent se condenser, dit-il, leurs parties peuvent
s’introduire les unes dans les autres sans aller dans un lieu vide, mais en
raison de pores remplies d’un corps plus subtil qui s’échappe du fait de la
condensation. Par exemple, quand l’eau est frappée et se comprime, l’air
présent en elle s’en trouve écarté. Cela se laisse surtout observer dans les
éponges et autres pareils corps poreux. Cette solution n’explique pas la condensation,
qu’il expliquera plus loin[836] ; mais elle rend
manifeste qu’elle n’a aucun besoin de vide.
#518. — Il exclut ensuite (214b1) l’argument tiré de la
croissance.
Celle-ci, dit-il, ne s’explique pas
seulement par l’addition d’un corps qui rendrait nécessaire la présence de
vide, mais résulte éventuellement d’altération. Quand de l’eau devient de
l’air, par exemple, il résulte une plus grande quantité d’air qu’il n’y avait
d’eau. Là non plus on n’a pas la solution véritable de l’argument apporté, mais
une simple objection montrant qu’on n’a pas à admettre de vide.
La solution exacte viendra au
traité De la génération[837], où on montrera que
l’aliment ne passe pas à ce qu’il augmente à la manière d’un corps étranger,
mais du fait de se convertir en sa substance, comme le bois ajouté au feu se
convertit en feu.
#519. — Finalement (214b3), il exclut ensemble
l’argument tiré de la croissance et celui tiré de l’eau versée dans la
cendre : chacun, dit-il, empêche l’autre, ce qui appert comme suit.
Il y a une difficulté, en effet, à
la croissance. Ou bien, semble-t-il, le tout ne croît pas, ou bien sa
croissance ne se fait pas moyennant addition de corps, mais de quelque chose
d’incorporel, sans quoi deux corps coïncideraient au même lieu. Cette
difficulté paraît s’opposer communément à qui admet du vide et à qui n’en
admet pas ; les deux ont besoin de la résoudre. Pourtant, elle n’oblige pas
qu’il y ait du vide ; sinon il faudrait dire, si croître implique du vide, que
tout le corps est vide, puisque tout le corps croît.
La même chose vaut de la
cendre : si le vase plein de cendre reçoit autant d’eau qu’il est vide, il
faut dire qu’il est complètement vide. L’explication ne tient donc pas à sa
vacuité, mais au mélange qui se fait dans l’eau. En effet, l’eau mélangée à la
cendre se condense, et exhale une partie d’elle-même. De plus, les parties de
la cendre se compriment davantage du fait de l’humidité : le signe en est
qu’on ne peut retirer autant d’eau qu’on en a versé au début.
Manifestement, conclut-il, les
arguments d’où on démontre l’existence du vide se résolvent facilement.
1er argument
360.
214b12
Répétons-le,
dit-il : il n’existe pas de vide séparé au sens où certains le prétendent.
Chaque corps simple se déplace par nature dans une direction : le feu vers
le haut, la terre vers le bas et le centre. Ce n’est donc manifestement pas le
vide qui en est cause. De quoi sera-t-il donc cause? On s’attendrait à ce que
ce soit du déplacement, mais ce n’est pas le cas.
2e argument
361.
214b17
En outre,
s’il existe une réalité qui, lorsque vide, soit comme un lieu privé de corps,
dans quelle direction se portera le corps qui s’y trouve introduit? Certainement
pas dans n’importe laquelle[838]! Le même argument vaut
aussi contre qui fait du lieu une réalité séparée où se porte le mobile ; car
comment pourra s’y déplacer ou s’y fixer le mobile introduit en elle? Le même
argument vaut vraisemblablement aussi bien pour le vide que pour le haut et
pour le bas, puisque ses partisans font du vide un lieu. D’ailleurs, comment y
sera-t-on, que ce soit dans le lieu ou dans le vide? Le problème ne se pose
pas, quand on se trouve tout entier placé en un lieu qui tout en étant séparé
appartienne à un corps qui le soutienne. Tandis que la partie[839] qu’on ne reconnaît pas
comme distincte ne se trouvera plus en un lieu, mais en son tout. Enfin, si le
lieu ne constitue pas ainsi une réalité séparée, le vide non plus.
3e argument
362.
214b28
À prétendre
le vide comme nécessaire, si on doit se déplacer, on aboutit plutôt au
contraire, en y regardant bien : rien ne peut bouger, s’il y a du vide.
Car tout comme, à ce qu’on dit, la terre reste en repos parce que toute
direction est pareille, dans le vide aussi on reste forcément en repos. On n’a
pas en effet où aller plutôt que non, car le vide, en tant que tel, ne présente
aucune différence.
4e argument
363.
215a1
Ensuite,
tout déplacement est ou violent ou naturel. Or s’il y en a de violent, il doit
y en avoir de naturel, car le violent fait exception au naturel, et l’exception
vient après le régulier. C’est pourquoi, tout corps naturel qui ne comporte
aucun déplacement naturel n’en comportera pas d’autre. Maintenant, comment y en
aura-t-il de naturel dans le vide, en l’absence de toute différence, comme
c’est le cas pour le vide et l’infini? Dans l’infini, il n’y a pas même de haut
ni de bas ni de centre ; dans le vide, aucune différence entre haut et bas. En
rien, on ne trouve aucune différence et il en va de même du non-être ; or le
vide ne constitue que non-être et privation. Au contraire, le déplacement
naturel exige différence entre lieux, de façon que s’y déplacent des mobiles
différents par nature. Or sans déplacement naturel, aucun déplacement, de
sorte que s’il y en a, il n’existe pas de vide.
5e argument
364. 215a14
En outre,
les projectiles se déplacent sans que leur projecteur n’y touche. C’est ou bien
par antipéristase, de l’avis d’aucuns, ou bien du fait que l’air déplacé les
projette plus fortement[840] que leur déplacement
vers leur lieu naturel. Dans le vide, par contre, rien de cela ne peut se
produire, et on ne se déplace que tant qu’on est poussé.
6e argument
365.
215a19
En outre,
on ne saurait dire pourquoi un mobile s’arrêtera quelque part. Pourquoi ici
plutôt que là? Aussi, qu’il repose ou se déplace, il devra le faire à l’infini,
à moins qu’un plus fort ne l’en empêche. En outre, on va vers le vide,
semble-t-il, du fait qu’il cède ; mais dans le vide, il en va ainsi
pareillement en tout sens, de sorte qu’on ira en tous sens.
#520. — Le Philosophe
vient de présenter les opinions d’autrui sur le vide, de même que la
signification du mot ‘vide’. Voilà
qu’il s’enquiert maintenant de la vérité.
Il montre d’abord qu’il n’existe
pas de vide séparé, puis (216b22) pas non plus de vide attaché aux
corps.
Il écarte le vide séparé en partant
d’abord du mouvement, puis (216a26) du vide regardé en lui-même.
Il part du mouvement d’abord en le
prenant comme tel, puis (215a24) en regard de sa vitesse et de sa
lenteur.
#521. — La première démarche
comporte six arguments.
Il faut répéter, dit-il, en guise
d’introduction, qu’“il n’existe pas de vide séparé au sens où certains le
prétendent”. Il précise : “répétons-le”, parce qu’on l’a déjà montré en un
sens à partir du lieu : le lieu ne constituant pas un espace, le vide
n’est donc rien[841]. Le Philosophe montre
encore la même chose en partant maintenant du mouvement, puisque c’était lui la
raison d’introduire le vide. Pourtant il n’oblige pas à en admettre.
Premier argument. Il semble surtout
y avoir du vide parce qu’il causerait le déplacement. Pourtant ce dernier ne
contraint pas à admettre du vide, puisque chaque corps simple comporte son
déplacement naturel. Ainsi, le feu va naturellement vers le haut et la terre
vers le bas et le centre. Alors, c’est sa propre nature qui cause le déplacement
de chaque corps, non le vide. Ce ne serait le cas, que si c’était lui qui
contraignait les corps naturels à se déplacer. Mais si on ne le reconnaît pas
comme cause du déplacement, on n’en peut faire la cause d’aucun autre
mouvement, ni de rien d’autre. Le vide existerait donc en vain.
#522. — Second argument (214b17).
Si on admet du vide, on ne peut
plus expliquer le mouvement et le repos naturels. Manifestement, un corps
naturel se rend à son lieu naturel et y repose naturellement, à cause de son
affinité avec lui, qui lui manquait avec le lieu dont il s’éloigne. Or le vide
ne présente aucune nature qui lui conférerait affinité ou l’en priverait avec
quelque corps naturel. Si donc on admet du vide, comme une espèce de lieu privé
de corps, on ne pourra déterminer dans quelle direction tel corps se déplacera
naturellement. On ne peut quand même pas prétendre qu’il aille dans n’importe
laquelle ; d’évidence sensible cela est faux, puisque naturellement il se
détourne de l’une pour aller dans l’autre.
Le même argument vaut contre qui
fait du lieu un espace distinct où se porte le corps mobile. On n’arrivera plus
à expliquer la manière dont un corps, une fois introduit en pareil lieu, s’y
déplace ou y repose, car des dimensions d’espace ne présentent aucune nature
qui laisse attendre ressemblance ou dissemblance avec un corps naturel. Avec
vraisemblance le même argument vaut pour le vide que “pour le haut et pour le
bas”, c’est-à-dire pour le lieu, dont ce sont les parties, puisque les
partisans du vide le présentent comme un lieu.
D’ailleurs, qui admet du vide et
fait du lieu un espace non seulement ne peut pas expliquer la manière dont on
s’y déplace et y repose ; il ne peut pas non plus expliquer convenablement
comment on se peut se trouver en un lieu ou dans le vide. En effet, si on fait
du lieu un espace, tout le corps doit s’y introduire. Et pas comme cela se
passe pour qui fait du lieu le terme du corps contenant ; là, ce qui est en un
lieu s’y trouve comme en quelque chose de distinct, comme dans un autre corps
qui le contient et le soutient. Justement, cela appartient manifestement à la
notion même de lieu, qu’on s’y trouve comme en quelque chose de distinct et qui
existe à part : car la partie d’un corps, quand elle ne se trouve pas
distincte de lui, ne s’y trouve pas comme en un lieu, mais comme en son tout.
Il appartient donc à la notion même du lieu et de son contenu que le premier
soit distinct du second. Ce n’est plus le cas si le lieu est un espace avec
lequel tout le corps fusionne entièrement. Or si le lieu n’est pas un espace,
il n’est manifestement pas un vide non plus.
#523. — Troisième argument (214b28). Les philosophes
anciens, dit-il, ont prétendu nécessaire l’existence du vide, s’il y a
déplacement ; mais la conséquence va en sens inverse : s’il y a du vide,
rien ne se déplace.
Il donne un cas semblable à
l’appui. La terre, a-t-on dit, repose au centre en raison de la ressemblance
entre toutes les parties de la circonférence. Sans donc aucune raison d’aller
vers l’une de ses parties plutôt que vers une autre, la terre repose. Dans le
vide, la même raison contraindrait à reposer, car en lui aucune raison ne
forcerait d’aller dans une direction plutôt que dans une autre, puisque le
vide, comme tel, ne présente aucune différence entre ses parties : le
non-être n’offre aucune différence.
#524. — Quatrième argument (215a1). Le déplacement naturel
précède le violent, comme ce dernier n’en constitue qu’une simple exception.
Par conséquent, supprimer le déplacement naturel supprime tout déplacement,
car supprimer l’antérieur supprime le postérieur. Ainsi, comme c’était déjà le
cas en admettant l’infini[842], admettre le vide supprime
le déplacement naturel, du fait d’annuler la différence entre les parties du
lieu auxquelles porte le déplacement naturel.
Toutefois, entre vide et infini il
y a cette différence qu’en admettant de l’infini, on ne peut plus d’aucune
manière admettre ni haut ni bas ni centre[843], tandis qu’en admettant
du vide, on peut certes en admettre, mais sans différences entre eux. Car pour
le rien et le non-être, et par conséquent pour le vide, puisqu’il est non-être
et privation, il n’existe aucune différence. Or le changement naturel de lieu
requiert différence entre les lieux, parce que ce sont des corps différents qui
vont à des lieux différents. Aussi les lieux naturels doivent-ils différer
entre eux. Si donc on admet du vide, rien ne se déplacera naturellement. Et
sans déplacement naturel, aucun déplacement ne se peut. Aussi, tout
déplacement implique qu’il n’y ait pas de vide.
#525. — Cinquième argument (215a14).
À son propos, on doit en tenir
compte, certaine difficulté a coutume de surgir sur le propos des projectiles.
C’est que moteur et mobile doivent avoir leur acte simultanément[844]. Pourtant, le
projectile continue à se déplacer une fois séparé de qui l’a lancé ; c’est
manifestement le cas avec la pierre qu’on lance, avec la flèche tirée par l’arc.
Or en l’absence du vide, la difficulté se résout grâce à l’air dont le milieu
se trouve rempli.
De deux manières. En effet, les
projectiles, de l’avis d’aucuns, continuent à se déplacer, même si après les
avoir lancés on ne les touche plus, par ‘antiparistase’, c’est-à-dire par
compression ou par répercussion : l’air déplacé à l’occasion repousse
d’autre air, et lui d’autre encore, et ainsi de suite. C’est pareille
répercussion de l’air sur l’air qui déplace la pierre.
Cependant, d’autres donnent comme raison
que l’air poussé à l’occasion de la projection, se trouvant continu, pousse le
projectile plus fortement que celui-ci ne se porte naturellement à son lieu
propre. Aussi, à cause de la force de l’air déplacé, le projectile, la pierre
par exemple, ou un autre pareil, ne peut retomber ; plutôt, il suit l’impulsion
de l’air.
Par contre, ni l’une ni l’autre de
ces causes ne pourrait jouer, si cela se passait dans le vide. Ainsi, le
projectile ne se déplacerait pas du tout, sauf le temps qu’il serait poussé par
la main de qui le lance. Aussitôt sorti de sa main, il tomberait. Mais on
observe le contraire. Il n’existe donc pas de vide.
#526. — Sixième argument (215a19). S’il y a déplacement
dans le vide, personne ne pourra expliquer pourquoi le mobile s’arrêterait
quelque part. En effet, il n’y a aucune raison de reposer dans une partie du
vide plutôt que dans une autre : ni pour le mobile naturel, vu l’absence
de différence entre les parties du vide[845], ni pour celui qui
subit violence. Le mouvement violent cesse, pense-t-on généralement, où fait
défaut la compression ou l’impulsion de l’air, d’après les deux causes
suggérées[846]. Il faudra donc que
tout corps repose et que rien ne se déplace ; ou bien, si un corps se déplace,
qu’il le fasse à l’infini, à moins d’en rencontrer un assez fort pour empêcher
son déplacement violent.
En confirmation de cet argument, il
cite la cause pour laquelle, d’après certains, le déplacement s’effectue dans
le vide : c’est que le vide cède et ne résiste pas au mobile. Comme donc
le vide cède pareillement de toute part, un mobile ira à l’infini de tous
côtés.
Causes de la vitesse
366.
215a24
Voici
encore de quoi manifester ce qu’on a dit. De deux causes, observons-nous, dépend
qu’un même corps lourd se déplace plus vite : la différence du milieu
traversé, selon qu’il s’agit d’eau, de terre ou d’air ; la supériorité en
pesanteur ou légèreté du mobile identique par ailleurs.
1er argument, fondé sur la différence des milieux — 1ère
proposition
367.
215a29
La première
cause, donc, est la résistance du milieu traversé. Il résiste au maximum s’il
se déplace en sens contraire, mais il le fait déjà même en repos. Il le fait
davantage aussi s’il ne se divise pas facilement, parce que plus épais. Le
mobile A traversera B dans le temps C, et traversera D, plus subtil, dans le
temps E[847] ; si la longueur de B
est égale à celle de D, le temps sera proportionnel à la résistance du corps
traversé. Supposons, en effet, que B soit de l’eau, et D de l’air ; autant l’air
sera plus subtil et incorporel que l’eau, autant A traversera D plus vite que
B. Il y a donc même proportion d’air à eau que de vitesse à vitesse. En
conséquence, s’il y a double subtilité, A traversera B en deux fois plus de
temps que D, et C sera un temps double de E. Toujours donc, plus le milieu sera
incorporel, de moindre résistance, de division facile, le mobile se déplacera
plus vite d’autant.
2e proposition
368.
215b12
Cependant,
aucune proportion ne peut mesurer l’excédent que le vide aurait sur le plein[848], comme non plus celui
d’un nombre sur rien. Quatre excède trois par un, et deux par plus, et un par
plus encore que deux ; mais il n’y a aucune proportion par quoi il excède rien. Ce qui excède doit se diviser en un excédent
et un excédé ; quatre devrait donc se diviser en ce par quoi il excède et rien. Aussi la ligne non plus n’excède pas
le point, puisqu’elle ne se constitue pas de points. Pareillement, le vide ne
peut non plus présenter aucune proportion avec le plein.
Conclusion
369.
215b20
Par
conséquent, le déplacement n’en comporte pas non plus[849]. Au contraire, à supposer
que traverser tant du milieu le plus subtil prenne tant de temps, traverser du
vide dépassera toute proportion.
Même conclusion par réduction à l’impossible
370.
215b22
Supposons Z, vide, de grandeur égale
à B et D. Si A le traverse en tel temps, mettons I[850], plus court que E, le
vide aura cette proportion-là avec le plein. Mais, dans ce temps précis I, A
traversera [T], plus subtil que D[851]. Il y arrivera, si [T]
diffère
de l’air[852] en subtilité dans le
même rapport que celui qu’entretient le temps E au temps I. Si en effet le
corps T est plus subtil que D précisément comme E excède I, A, étrangement[853], traversera T à la
vitesse précise I, s’il s’y déplace. Pourtant, s’il n’y a aucun corps en Z, il
devrait le traverser encore plus vite, mais il le faisait dans le temps I. Par
conséquent, dans un temps égal, il traversera du plein et du vide. Voilà qui
est impossible. Manifestement, s’il y a un temps dans lequel quoi que ce soit
traverse du vide, cet impossible se produira : on devra admettre qu’un
mobile traverse du plein et du vide en un temps égal, parce qu’il y aura même
proportion d’un corps à un autre que d’un temps à un autre.
Résumé : le nerf de l’argument
371.
216a8
En résumé,
la cause de ce qui arrive est évidente : c’est qu’il y a toujours
proportion entre les déplacements, comme tous s’effectuent en un temps, et
qu’il y a toujours proportion entre des temps, du moment qu’ils soient
limités. Par contre, il n’y en a pas entre vide et plein.
372.
216a11
Voilà donc
ce qui arrive, si les différences tiennent aux milieux traversés.
2e argument : à partir du mobile
373.
216a12
Mais si
elles tiennent à la supériorité des mobiles, il en ira comme suit. À figures
pareilles, observons-nous, le mobile avec plus d’impulsion, par lourdeur ou
légèreté, traverse plus vite un espace égal, dans la proportion de sa grandeur.
Ce devra être pareil à travers le vide. Mais c’est impossible. Pourquoi se
déplacerait-il plus vite? Dans le plein, il le faut, car le mobile de force
supérieure divise plus vite : le mobile ou le projectile divise selon sa
figure ou son impulsion. Tout aura donc même vitesse. Mais c’est impossible.
Épilogue
374. 216a21
Voilà donc
qui rend manifeste que l’existence du vide conduit au contraire de ce qu’imaginent
ses partisans : il existe, pensent-ils, un vide distinct et en soi, s’il
doit y avoir mouvement local. Mais cela revient à donner le lieu pour une
entité distincte, ce qu’on a déjà déclaré impossible.
#527. — Qu’il n’existe
pas de vide, le Philosophe le montre maintenant à partir de la vitesse et de la
lenteur du déplacement.
Il le fait en deux étapes,
énumérant d’abord les causes de la vitesse et de la lenteur dans le déplacement,
puis (215a29) fondant sur elles ses
arguments pour établir son propos.
De deux causes, dit-il, dépend que
tout corps lourd, comparé à lui-même ou à un autre, une pierre ou quoi que ce
soit du genre, se déplace plus vite : la différence du milieu traversé,
selon que c’est de l’air, de la terre ou de l’eau ; sa différence à lui comme
mobile, selon qu’il est ou plus lourd ou plus léger, le reste demeurant pareil.
#528. — Il se fonde ensuite (215a29) sur ces causes pour
établir le propos, d’abord sur la différence du milieu, puis (216a12) sur la différence du
mobile.
Il use du milieu en deux
étapes : il donne d’abord l’argument comme tel, puis (216a8) le reprend sous forme
de récapitulation.
Quant à l’argument, le Philosophe
le présente d’abord, puis (215b22) montre que sa conclusion s’ensuit
effectivement de ses prémisses.
#529. — Voici donc d’abord cet
argument : il y a même proportion d’un déplacement à un autre en vitesse
qu’entre leurs milieux en subtilité ; mais d’espace vide à plein, il n’y a
aucune proportion ; le déplacement à travers le vide ne présente donc aucune
proportion avec celui à travers le plein.
Il manifeste d’abord la première
proposition de cet argument. Le milieu dans lequel un corps se déplace, dit-il,
est cause de sa vitesse et de sa lenteur selon qu’il résiste à son déplacement.
Ce milieu oppose le plus de résistance quand il se déplace en sens contraire,
comme dans le cas du navire qui rencontre la résistance du vent. Il résiste
dans une moindre mesure s’il est en repos. Par contre, s’il accompagne le
déplacement du mobile il ne résiste pas du tout à son déplacement ; il
l’assiste plutôt, comme le fleuve qui entraîne le navire. Par ailleurs,
résiste davantage le milieu qui ne se divise pas facilement, tel le corps plus
épais.
Le Philosophe illustre ces
distinctions avec un exemple. Supposons un mobile : A ; un espace qu’il
traverse : B ; un temps qu’il prend pour le traverser : C. Supposons
un autre espace : D, de longueur égale à B, mais plein d’un corps plus
subtil que celui qui emplit B, présentant toutefois avec lui une certaine
analogie, c’est-à-dire une certaine proportion, quant à leur résistance au
déplacement de A ; supposons par exemple l’espace B plein d’eau et l’espace D
plein d’air. Autant l’air est plus subtil que l’eau et moins épais, autant le
mobile A traversera plus vite l’espace D que l’espace B. Donc, la proportion de
l’air à l’eau en subtilité est aussi la proportion de vitesse à vitesse ;
ensuite, plus la vitesse est grande, moindre est le temps, puisque ‘plus vite’
signifie dans un temps moindre à travers un espace égal[854]. Par conséquent, si
l’air est deux fois plus subtil que l’eau, le temps pour que A traverse B,
plein d’eau, sera deux fois celui pour qu’il traverse D, plein d’air ; ainsi,
le temps C, qu’il faut pour traverser l’espace B, sera double du temps E, qu’il
faut pour traverser l’espace D. On peut admettre universellement que, quelle
que soit la proportion dans laquelle le milieu qu’un mobile traverse est plus
subtil et moins résistant et plus facilement divisible, il se déplacera plus
vite dans la même proportion.
#530. — Il manifeste ensuite (215b12) sa seconde proposition.
C’est sans proportion, dit-il, que le vide excède le plein.
Cela, il le prouve du fait que
c’est aussi sans proportion que le nombre dépasse zéro. On ne s’attend à une
proportion qu’entre un nombre et un autre, ou avec l’unité. Par exemple, quatre
excède trois d’un, et deux d’encore plus, et un d’encore plus. Aussi dit-on
plus grande la proportion de quatre à un qu’à deux ou à trois. Mais c’est sans
aucune proportion que quatre excède zéro.
La raison en est que tout ce qui
excède doit se diviser en excédé et excédent, la proportion dont il excède ;
par exemple, quatre se divise en trois et un, proportion dont il excède trois.
Si donc quatre excède zéro, il devra se diviser en tant et zéro, ce qui est
absurde. C’est pourquoi aussi on ne peut admettre que la ligne dépasse le
point, puisqu’elle ne se compose pas de points en lesquels elle se diviserait.
Pareillement, on ne peut pas admettre que le vide entretienne une proportion
avec le plein, puisqu’il n’entre pas dans sa composition.
#531. — Il énonce ensuite (215b20) sa conclusion : il ne
peut y avoir de proportion entre des déplacements à travers du vide et du
plein. Même en comparaison d’un corps qui traversera tant d’espace du milieu le
plus subtil en tant de temps, celui qui traversera du vide dépassera toute
proportion donnée.
#532. — Le Philosophe a déduit
directement sa conclusion des principes supposés ; mais pour qu’aucune
difficulté ne surgisse sur ces principes, et pour ajouter de la clarté à sa démarche,
il prouve ensuite (215b22) la
même conclusion par réduction à l’impossible.
Concédons au déplacement à travers
du vide une proportion de vitesse avec celui qui traverse du plein. Supposons
alors un espace vide Z, égal en grandeur à l’espace B, plein d’eau, et à
l’espace D, plein d’air.
Si, alors, on accorde au
déplacement à travers Z une proportion de vitesse avec ceux à travers B et D,
le déplacement à travers Z, vide, doit se faire dans un temps déterminé ; car
les vitesses se distinguent d’après leurs quantités de temps[855]. Si donc on dit que le
mobile A traverse l’espace vide Z en un temps, mettons le temps I, ce temps
doit être moindre que le temps E, qu’il met à traverser l’espace D, plein
d’air. Alors, la proportion du déplacement à travers le vide avec celui à
travers le plein sera celle du temps E avec le temps I. Cependant, on devra
concéder que précisément dans le temps I, le mobile A traverserait un espace
plein d’un corps plus subtil que D. Cela se pourrait certainement, à condition
qu’il se trouve un corps plus subtil que l’air, dont on supposait plein
l’espace D, et qui soit plus subtil que lui précisément dans la proportion dont
le temps E dépasse le temps I ; ce corps pourrait par exemple être du feu, dont
on supposerait plein l’espace Z, auparavant supposé vide[856] ; car si le corps dont
on suppose maintenant plein l’espace Z est plus subtil que le corps dont on
suppose plein l’espace D, précisément comme le temps E dépasse le temps I, le
mobile A, en se déplaçant à travers Z, maintenant un espace plein d’un corps
très subtil et à travers D, un espace plein d’air, traversera Z, mais à une
plus grande vitesse, dans le même temps I. Si donc aucun corps n’existait en Z,
mais qu’on suppose cet espace vide, comme au début, A devrait se mouvoir encore
plus vite. Mais cela contrarie ce qu’on a supposé. On a supposé, en effet, que
le déplacement se fasse à travers l’espace Z, vide, en un temps I ; et ainsi,
comme, dans le temps I, il traverse le même espace, alors qu’il est plein d’un
corps très subtil, le même mobile, par conséquent, traversera dans le même
temps le seul et même espace qu’il soit vide ou qu’il soit plein.
Manifestement, du moment qu’en un
temps déterminé, un mobile traverserait un espace vide quelconque, cette
impossibilité s’ensuivrait : dans un temps égal il traverserait du plein
et du vide, car on pourra admettre un corps qui ait avec un autre la proportion
précise qu’un temps a avec un autre.
#533. — Ensuite (216a8), il résume à quoi tient
la force de l’argument qui précède.
En résumé, dit-il, la cause est
manifeste, de l’absurdité dénoncée. C’est que n’importe quel déplacement est
proportionné en vitesse à n’importe quel autre. Tout déplacement se fait en un
temps ; or deux temps, s’ils sont limités, présentent toujours une proportion.
Par contre, il n’y a aucune proportion du vide au plein[857]. À supposer un
déplacement dans le vide, cette absurdité s’ensuit forcément.
Les absurdités mentionnées,
épilogue-t-il (216a11), se produisent dès
qu’on admet entre les déplacements une variation de vitesse due à la
différence des milieux traversés.
#534. — Cependant, cet argument
d’Aristote est l’occasion de bien des difficultés.
La première : un déplacement
effectué dans le vide, semble-t-il, n’entraîne pas l’absence de toute
proportion de vitesse avec un autre effectué dans le plein, car n’importe quel
déplacement possède déjà sa vitesse déterminée du fait de la proportion de
puissance entre son moteur et son mobile, même sans aucune résistance.
Cela appert moyennant exemple et
argument. L’exemple vient des corps célestes, dont le déplacement ne rencontre
aucune résistance. Pourtant, en un temps déterminé ils se déplacent à une
vitesse déterminée. L’argument, lui, s’inspire de ce que la grandeur où on se
déplace comporte avant et après, ce qui en entraîne aussi dans le déplacement ;
celui-ci prendra donc un temps déterminé. À la vérité, la résistance pourra
obliger à soustraire à cette vitesse. La proportion entre déplacements, quant à
leur vitesse, ne s’accordera donc pas forcément à celle entre résistances. Mais
en l’absence de résistance, le déplacement n’ira pas forcément sans temps. Ce
qui doit s’accorder à la proportion entre résistances, c’est plutôt la
proportion entre ralentissements.
Ainsi, supposer un déplacement dans
le vide entraîne qu’aucun ralentissement ne modifie la vitesse naturelle, mais
non l’absence de proportion avec un autre dans le plein.
#535. — Averroès essaie de résister
à cette objection dans son commentaire.
Il essaie d’abord de réduire cette
objection à une imagination fausse. On s’imagine, dit-il, que l’addition se
fait dans la lenteur d’un déplacement comme dans la grandeur d’une ligne, où
la partie ajoutée est distincte de celle à laquelle elle s’ajoute. De fait,
l’objection en question paraît procéder comme si le ralentissement tenait à un
déplacement en plus du déplacement concerné, de sorte qu’en le supprimant, on
retrouverait la quantité du déplacement naturel. Mais il n’en va pas de la
sorte, dit-il : lors d’un ralentissement, chaque partie du déplacement se
fait plus lentement, tandis qu’en ajoutant à une ligne on n’en rend pas chaque
partie plus longue.
Ensuite, il s’efforce de montrer la
nécessité attachée à l’argument d’Aristote. La vitesse ou la lenteur d’un
déplacement, dit-il, tient assurément à la proportion entre son moteur et son
mobile ; or le mobile doit résister quelque peu à son moteur, comme un patient
contrarie quelque peu son agent. Pareille résistance peut venir de trois
sources : d’abord de la position du mobile, car du fait même que le moteur
entend le déplacer vers un lieu, celui-ci, déjà du fait de se trouver en un
autre lieu, répugne à l’intention du moteur ; ensuite, de la nature du mobile,
comme c’est manifeste dans les mouvements violents, lorsque par exemple un
corps lourd est projeté vers le haut ; en troisième, de la part du milieu. Ces
trois sources agissent ensemble comme une résistance unique pour entraîner une
cause unique de lenteur dans le mouvement. Quand donc le mobile, regardé à part
en ce qu’il diffère du moteur, est un être en acte, on peut trouver une
résistance du mobile au moteur soit de la part du mobile seulement, comme il
arrive dans les corps célestes, soit de la part du mobile et du milieu en même
temps, comme il arrive chez les corps animés d’ici-bas. Mais chez les corps
lourds et légers, si l’on supprime ce que le mobile tient du moteur, cette
forme qui est principe de mouvement, donnée par le générateur, qui est le
moteur, il ne reste que la matière, et aucune résistance au moteur ne peut
s’observer venant d’elle ; aussi reste-t-il, en ce qui concerne pareils corps,
la seule résistance provenant du milieu. Ainsi donc, pour les corps célestes,
il y a différence de vitesse seulement d’après la proportion du moteur au
mobile, tandis que dans les corps animés il s’en ajoute une en même temps
suivant la proportion du moteur au mobile et à la résistance du milieu. Pour
pareils corps, l’objection qui précède fonctionnerait : en supprimant le
ralentissement issu de la résistance du milieu, on garderait encore une
quantité déterminée de temps pour le déplacement, selon la proportion du moteur
au mobile. Mais pour les corps lourds et les corps légers, il ne peut y avoir
ralentissement de la vitesse que suivant la résistance du milieu ; et c’est
pour pareils corps que fonctionne l’argument d’Aristote.
#536. — Cependant, cela est
manifestement tout à fait frivole. D’abord : certes le ralentissement ne
se mesure pas comme la quantité continue, en comptant un déplacement ajouté à
un autre, mais selon le mode de la quantité intensive, comme une chose plus
blanche qu’une autre ; cependant, Aristote argumente à partir de la quantité de
temps, qui se mesure de fait comme la quantité continue, le temps augmentant
par addition de temps à temps. Aussi, en enlevant le temps qu’ajoute la
résistance, on garde le temps de la vitesse naturelle.
Ensuite, le corps lourd ou léger,
même abstraction faite de la forme que lui donne son générateur, reste pour
l’intelligence un corps quantifié ; du fait même, et du fait de se trouver dans
une position opposée, il résiste au moteur ; le corps céleste ne prête
d’ailleurs aucune autre résistance à son moteur. Ainsi c’est même pour les
corps lourds ou légers que l’argument d’Aristote ne suivra pas, à parler comme
Averroès.
Aussi obtient-on une réplique
meilleure et plus brève en comprenant l’argument d’Aristote comme visant à
contredire une position, et non à démontrer absolument. On introduisait le vide
pour ne pas empêcher le déplacement ; on attribuait la cause du déplacement à
un milieu qui ne l’empêche pas. C’est pourquoi, argumentant à l’encontre,
Aristote parle comme si toute la cause de la vitesse et de la lenteur venait du
milieu ; tout comme il a déjà montré[858] avec évidence que si
c’est la nature la cause du déplacement des corps simples, on ne doit pas faire
intervenir de vide à cet effet. Il laisse ainsi comprendre qu’on mettait toute
la cause du déplacement du côté du milieu, non de la nature du mobile.
#537. — Une seconde difficulté
contre l’argument précédent est que si le milieu plein résiste, ainsi qu’il le
dit, il n’existe donc en ce milieu inférieur aucun déplacement pur sans
résistance, ce qui semble absurde.
La résistance qui vient du milieu,
répond le Commentateur, le déplacement naturel des corps lourds et des corps
légers la requiert, de sorte qu’une résistance du mobile au moteur soit au
moins possible de la part du milieu.
Mais il vaut mieux répliquer que
tout déplacement naturel part d’un lieu non naturel pour tendre à un lieu
naturel. Aussi, tant que le mobile n’est pas parvenu à son lieu naturel, il
n’est pas absurde que du non naturel lui reste associé. C’est peu à peu, en
effet, qu’il sort de ce qui contrarie sa nature et tend à ce qui s’accorde
avec. C’est pour cela que le déplacement naturel s’intensifie vers la fin.
#538. — Troisième objection :
les corps naturels comportent une limite déterminée de rareté ; manifestement
donc, il n’y a pas occasion à rareté toujours plus grande en rapport à
n’importe quelle proportion d’un temps à un autre.
Cependant, doit-on répliquer, la
limite de rareté pour les corps naturels ne leur vient pas de leur nature de
corps mobile, mais de la nature de leurs formes déterminées, qui requièrent
une rareté ou une densité déterminée. Or dans ce traité, on s’adresse au corps
mobile pris communément. Aussi Aristote se sert-il souvent, dans ses arguments,
de notions fausses, à regarder les natures déterminées des corps, mais
possibles, à prendre communément la nature du corps.
Ou bien, peut-on dire, il procède
ici encore selon l’opinion des philosophes anciens, qui présentaient le rare
et le dense comme des principes formels premiers. À leur avis, la rareté et la
densité pouvaient augmenter à l’infini, puisqu’elles ne dépendaient pas de
formes antérieures qui auraient exigé leur limite.
#539. — Ensuite (216a12), qu’il n’existe pas de
vide séparé, il le montre à partir de la vitesse et de la lenteur du
déplacement, dans la mesure où toute la cause doive s’en tirer du mobile.
Voici ce qui s’ensuit, dit-il, à
comparer la différence de vitesse et de lenteur à la supériorité que les
mobiles présentent entre eux. À travers un espace égal donné, observons-nous,
des mobiles se déplacent plus vite, quand ils présentent plus d’impulsion
suivant leur lourdeur ou leur légèreté : plus grands en quantité, mais
également lourds ou légers, ou égaux en quantité, mais plus lourds ou plus
légers. Mais cela, à figures pareilles : car un corps large se déplace
plus lentement, en carence de lourdeur ou grandeur, qu’un corps aigu. C’est
aussi selon leur proportion de lourdeur ou de grandeur que varie la proportion
de leur vitesse. Il faudra aussi qu’il en aille ainsi même dans le vide :
le corps plus lourd ou plus léger ou plus aigu devra traverser plus vite un
milieu vide. Mais cela ne peut pas se faire, car aucune cause ne pourra
justifier qu’un corps s’y déplace plus vite qu’un autre. À travers un espace
plein, en effet, on peut assigner une cause à la vitesse plus grande ou
moindre, l’une de celles qui précèdent : le mobile divise le milieu plus
vite parce que plus fort, ou parce que plus grand, ou parce que plus apte de
figure, du fait que l’aigu soit plus pénétrant, ou parce que d’une impulsion
plus grande, due à sa lourdeur ou à sa légèreté, ou parce que la résistance se
fait plus violente. Le vide, lui, ne peut se diviser plus vite ou plus lentement,
de sorte que tout mobile devra s’y déplacer à vitesse égale. Mais voilà qui se
trouve manifestement impossible. Il devient donc évident, en partant de la
vitesse du déplacement, qu’il n’existe pas de vide.
On doit s’attendre, toutefois, que
la démarche de cet argument donne lieu à une difficulté pareille à celle du
premier. On présuppose, semble-t-il, que la différence de vitesse des déplacements
ne s’explique que par la différence de division du milieu ; pourtant la
vitesse varie chez les corps célestes, en l’absence de milieu plein résistant
que leur déplacement doive diviser. Mais cette difficulté doit se résoudre
comme précédemment.
#540. — Enfin (216a21), ce qui précède rend
manifeste, conclut-il, épiloguant, que soutenir que du vide existe aboutit au
contraire de ce qu’on supposait en le faisant. En effet, on fonctionnait comme
si le déplacement ne pouvait se passer de vide. Mais c’est le contraire, on l’a
montré[859] : s’il existe du vide,
il n’y a pas de déplacement. Les philosophes cités pensent le vide comme une
entité discrète et distincte, un espace avec des dimensions distinctes ; et il
faut ce vide, pensent-ils, s’il y a déplacement. Mais admettre pareil vide
séparé revient à donner le lieu comme un espace distinct des corps, chose
montrée impossible[860].
1er argument
375.
216a26
Même à le
regarder en lui-même, le prétendu vide apparaît comme vraiment vide. En effet,
si on met un cube dans de l’eau, une quantité d’eau égale à la sienne lui
cédera la place. Ce sera pareil dans l’air, bien que cela ne soit pas manifeste
au sens. Toujours, certes, tout corps susceptible de déplacement devra alors se
déplacer dans la direction où sa nature le pousse, à moins de
compression : toujours vers le bas, si c’est son inclination naturelle,
comme pour la terre ; ou vers le haut, pour le feu ; ou dans les deux directions
; ou d’après la nature du corps introduit. Dans le vide, cependant, cela serait
impossible, du fait qu’il ne soit pas un corps. À ce qu’il semble, l’extension
égale qu’on trouvait auparavant dans le vide devrait pénétrer le cube[861], comme si l’eau ne se laissait
pas remplacer par le cube de bois, ni l’air, mais que tous deux se répandaient
en lui. Pourtant, le cube comporte autant de grandeur que le vide en contient.
Qu’on le suppose chaud ou froid, lourd ou léger, il n’en est pas moins distinct
en essence de toutes ses affections, même si lui, la masse[862] du cube de bois, n’en
n’est pas séparable. Par conséquent, même si on le séparait de toutes les
autres affections, et qu’il ne soit plus ni lourd ni léger, il occuperait un
vide égal et une partie du lieu et du vide égale à lui. Quelle différence
garderait donc le corps du cube avec le vide et le lieu égal à lui? Puis, si
deux pareilles entités se comportaient ainsi, pourquoi n’importe quel nombre
d’autres ne se retrouveraient-elles pas aussi dans la même? Voilà donc bien une
conséquence absurde et impossible.
2e argument
376. 216b12 Manifestement, en outre,
ce cube, même déplacé, gardera ce qu’ont tous les autres corps. En conséquence,
s’il ne diffère en rien de son lieu, pourquoi reconnaître aux corps un lieu
distinct de leur propre masse, si ce lieu n’est que leur masse, mais impassible[863]? Car cela ne lui sert
de rien, d’avoir autour de lui une autre extension égale de la sorte.
3e argument
377.
216b17
En outre,
la présence d’une réalité comme le vide devrait être manifeste parmi les
mobiles ; or elle ne l’est nulle part dans l’univers. Certes, l’air est réel,
même s’il ne le semble pas. L’eau non plus ne semblerait pas réelle, si les
poissons étaient de fer. Car il faut le toucher pour discerner le contigu[864]. Que donc il n’existe
pas de vide séparé, voilà qui le rend manifeste.
#541. —Le Philosophe
montre encore qu’il n’existe pas de vide, mais en argumentant à partir du vide
même, sans référence au déplacement. Il le fait avec trois arguments.
Même à regarder le vide en
lui-même, sans déplacement, dit-il, on voit très bien que la prétention qu’il
existe du vide sonne justement comme le mot ‘vide’ lui-même. En effet, ‘vide’ sonne comme quelque chose de vain et qui
n’existe pas ; de fait, c’est vainement, sans raison ni vérité, qu’on a soutenu
l’existence du vide. Voici comment il le montre.
Si on met dans l’eau un corps
cubique, donc à six surfaces carrées, une quantité d’eau aussi grande que celle
du cube doit se retirer de ce lieu. Ce sera pareil dans l’air, bien que moins
manifeste, l’eau étant plus sensible que l’air. Chaque fois donc qu’on met
quelque chose dans un corps de nature à se déplacer dans une direction, ce
dernier doit y aller, à moins que leurs parties s’unissent les unes aux autres
par condensation ou pénétration. Le déplacement se fera d’après la nature du
corps qui cède sa place, s’il peut sortir librement : un corps lourd,
comme la terre, cèdera alors vers le bas ; un corps léger, comme le feu, le
fera vers le haut ; un corps lourd sous un rapport et léger sous un autre,
comme de l’air ou de l’eau, le fera dans les deux directions. Mais le
déplacement se fera d’après la nature du corps qui s’impose, si celui qui cède
se trouve comprimé par celui qui s’impose en lui sans pouvoir obéir à sa propre
exigence, mais forcé de se plier à celle de l’autre. Universellement,
cependant, il reste vrai qu’un corps dans lequel un autre s’introduit doit
céder, de manière à éviter que les deux coïncident.
Cela néanmoins ne s’applique pas au
vide, de céder à un corps qui s’y introduit, parce qu’il n’est pas lui-même un
corps et qu’il faut en être un pour se déplacer de quelque manière. Plutôt,
s’il existait un espace vide, et qu’un corps s’y trouvait introduit, celui-ci
devrait s’y répandre en coïncidant avec lui. Comme si ni l’eau ni l’air ne
cédait au cube de bois, mais le laissait se répandre en eux et les pénétrer,
pour finalement coïncider avec lui.
Mais voilà qui est impossible,
qu’un corps cubique de bois coïncide avec un espace vide. C’est que le corps
cubique de bois a autant de grandeur qu’en a le vide, supposé comme espace avec
dimensions mais sans corps sensible. Certes, le corps cubique de bois est chaud
ou froid, ou lourd ou léger ; néanmoins, on en donnera une définition distincte
de celle de toutes ses propriétés sensibles éventuelles, même si on ne peut pas
l’en séparer en réalité. Ce qui demande ainsi une définition distincte de celle
de ses propriétés, c’est “le corps du cube de bois”, ce qui concerne sa
corporéité. Si donc on séparait de ce corps tout ce qui se définit autrement
que lui, de manière à le faire ni lourd ni léger, il contiendrait ou occuperait
une partie égale à lui de l’espace vide. De la sorte, à cette partie égale à
lui du lieu et du vide coïnciderait le corps du cube de bois.
Ceci supposé, il ne reste plus de
différence, manifestement, à assigner entre le corps du cube et les dimensions
du lieu ou du vide. En effet, les dimensions du lieu ou du vide sont privées de
toute qualité sensible, et il en irait de même des dimensions de notre corps
cubique, qui, du moins rationnellement, se distinguent de semblables
propriétés. Or deux grandeurs d’égale quantité ne peuvent différer que par leur
position. On ne peut en effet imaginer telle ligne comme distincte de telle autre
égale à elle, sans les imaginer l’une dans une position et l’autre dans une
autre. Aussi, si on fait coïncider deux grandeurs, elles ne peuvent
manifestement pas se distinguer. De même, d’ailleurs, deux corps de dimensions
égales qui coïncideraient, avec ou sans affections sensibles, n’en feraient
qu’un seul.
Inversement, si un corps cubique et
l’espace que constituerait un lieu ou un vide demeuraient deux entités tout en
coïncidant, on ne pourrait donner de raison pourquoi n’importe quels autres
corps ne pourraient ainsi coïncider dans un seul et même : tout comme le
corps cubique coïnciderait avec l’espace du lieu ou du vide, de même pourraient
le faire avec eux un troisième ou un quatrième. Or c’est impossible. Pourtant,
on ne peut alléguer leur matière comme motif pour lequel un autre corps
sensible ne peut coïncider avec un corps cubique de bois, car un corps n’a pas
besoin d’un lieu propre en raison de sa matière, sauf pour autant que sa
matière soit contenue sous des dimensions. Par conséquent, que deux corps ne
puissent coïncider ne tient pas à leur matière ou à leurs propriétés sensibles,
mais seulement à leurs dimensions, qui, si elles sont égales, ne peuvent se
distinguer que par leur position, comme on le signalait. Or ses dimensions
affecteraient un espace vide de la même façon qu’elles affectent un corps
sensible ; aussi, comme deux corps sensibles ne peuvent coïncider, pareillement
un corps sensible ne peut non plus coïncider avec un espace vide. Voilà donc,
ce fait que deux corps coïncident, une absurdité et un impossible qui s’ensuit
de la position en question.
#542. — Voici son second argument (216b12). Manifestement, dit-il,
le cube déplacé et mis dans un espace vide garde ce qu’ont tous les autres
corps : ses dimensions. Si donc les dimensions du corps cubique et celles
du lieu ne commandent pas une définition différente, pourquoi faudrait-il
reconnaître aux corps un lieu distinct d’eux, comme ce lieu ne serait rien
d’autre que leur corps, mais impassible, c’est-à-dire sans ses propriétés
sensibles? Tout corps ayant ses propres dimensions, il n’a aucun besoin qu’on
l’affuble de celles, égales aux siennes, d’un espace égal à lui. Il résulte
donc, si on suppose que le vide ou le lieu soit un espace distinct, que les
corps n’auront aucun besoin de se trouver en un lieu.
#543. — Voici son troisième
argument (216b17). S’il y avait du vide,
dit-il, il devrait se manifester à travers les mobiles. Mais aucun vide ne se
laisse observer en ce monde, car ce qui est plein d’air peut bien paraître vide,
mais il ne l’est pas. L’air est bien quelque chose, même si la vue ne le
perçoit pas. Même les poissons, en effet, même en étant de fer, s’ils
présentaient le même aspect que l’eau, la vue ne pourrait les discerner ; mais
il ne s’ensuivrait pas qu’il n’y ait pas d’eau ou pas de poissons. Car non
seulement avec la vue, mais aussi avec le toucher on discerne ce qui se touche.
Manifestement il y a de l’air, car le toucher le perçoit chaud ou froid.
Voilà donc qui rend manifeste qu’il
n’existe pas de vide comme espace séparé, ni en ce monde inférieur ni au-delà.
L’argument en faveur du vide
378. 216b22
Pour
certains, le rare et le dense rendent manifeste l’existence du vide. Sans
rareté ni densité, à leur avis, rien ne pourrait se rapprocher et se tasser. Or
à défaut de cela, ou bien absolument rien ne se déplacera, ou bien le tout
gonflera, comme dit Xouthos, ou bien l’air et l’eau devront toujours changer à
égalité : si par exemple une coupe d’eau tourne en air, simultanément
autant d’air tournera en eau. Seule alternative : il doit exister du vide
; autrement rien ne peut se comprimer ni s’étendre.
Réfutation de la position — 1ère conception
379.
216b30
Maintenant,
si ce qu’ils appellent rare c’est de comporter beaucoup de vides séparés,
manifestement, puisqu’il ne peut exister de vide séparé, ni de lieu doté d’un
espace propre[865], ce type de rare ne
peut non plus exister.
2e conception — 1er argument
380.
216b33
Par contre,
un vide non séparé, intérieur toutefois, voilà qui est moins impossible.
Cependant, d’abord il ne se trouvera pas responsable de tout déplacement, mais
seulement de celui qui va en haut, car le rare est léger. C’est pourquoi,
d’ailleurs, ils qualifient le feu comme rare.
2e argument
381.
217a1
Ensuite, le
vide ne causera pas le déplacement au titre de son lieu, mais comme les
outres : en allant vers le haut, elles y entraînent ce qui est en
continuité avec elles ; le vide fera pareil. Mais alors, comment peut-il y
avoir déplacement du vide ou lieu du vide? Se présente-t-il un vide pour le
vide, où il aille?
3e argument
382. 217a5
En outre,
comment rendre compte que le lourd aille vers le bas?
4e argument
383.
217a6
Manifestement
aussi, si on va autant vers le haut qu’on est plus rare et plus vide, on y ira
au plus vite si on l’est tout à fait. Assurément pourtant, il sera alors
impossible de se déplacer. La raison reste la même : tout comme dans le
vide tout reste immobile, de même le vide aussi l’est, car les vitesses ne se
comparent plus.
Solution de l’argument en faveur du vide – Rappel et explication de
l’argument
384.
217a10
Comme nous
n’admettons pas que du vide existe, les conséquences signalées[866] font vraiment
difficulté : sans condensation et raréfaction, rien ne se déplacera. Ou
le ciel gonflera. Ou l’eau deviendra air et l’air eau toujours à égalité, car
manifestement l’eau donne plus d’air. Sans tassement, donc, en poussant le
voisin on transmet forcément le gonflement jusqu’au dernier corps. Ou bien,
quelque part ailleurs, autant d’air devient de l’eau, pour que la masse entière
du tout reste égale. Ou encore rien ne se déplace. L’une ou l’autre chose se
produira toujours, au moindre déplacement. À moins qu’on ne se déplace en
cercle ; mais tout déplacement ne se fait pas en cercle ; il s’en fait aussi en
ligne droite. Ce sont assurément ces conséquences qui font affirmer que du vide
existe.
Solution
385.
217a21
Quant à
nous, à l’encontre, rappelons d’abord ces principes inspirés des sujets :
la matière des contraires est unique, celle du chaud et du froid, ainsi que
celle des autres contrariétés naturelles ; de plus, c’est d’un être en
puissance que sort un être en acte ; et encore, la matière ne se sépare pas,
mais elle présente tout de même une différence d’essence ; enfin, elle reste
une numériquement, même si elle change de couleur, et passe du chaud au froid.
217a25
386. De même, la matière
d’un corps, tant grand que petit, reste la même. C’est d’ailleurs
manifeste : quand l’eau devient air, la même matière devient une chose,
sans rien assumer d’autre ; plutôt, ce qu’elle était en puissance elle le
devient en acte. À rebours, l’air devient eau de la même manière. La même
matière passe tantôt de la petitesse à la grandeur, tantôt de la grandeur à la
petitesse. C’est pareil, donc, quand beaucoup d’air devient une moindre masse,
ou moins d’eau une plus grande : leur matière, y étant en puissance,
devient l’une et l’autre.
387.
217a33
De fait
encore, tout comme c’est la même matière qui passe du froid au chaud, et du
chaud au froid, parce qu’elle y était en puissance, c’est pareil aussi pour
passer du chaud au plus chaud : rien dans la matière ne devient alors
chaud, qui ne l’était déjà, quand le corps était moins chaud. C’est pareil
encore, quand la circonférence ou courbure[867] d’un cercle plus grand
devient celle d’un plus petit, qu’elle reste la même ou en devienne une autre,
rien ne devient courbe[868] qui ne l’était point
déjà, mais était droit. Le plus et le moins, en effet, ne résultent pas de
suppression[869]. On ne peut non plus
prendre de partie de flamme[870] où ne se trouve pas à
la fois chaleur et blancheur. C’est donc pareillement que la chaleur d’avant
se rapporte à celle d’après. C’est pourquoi la grandeur et la petitesse d’une
masse sensible ne s’accroît pas du fait d’un ajout à sa matière, mais parce que
cette dernière est en puissance aux deux. Par conséquent, c’est la même chose
qui est dense et rare, et leur matière est unique.
388.
217b11
Par
ailleurs, le dense est lourd, et le rare, léger. En outre, la circonférence
d’un cercle ne se réduit pas à un plus petit du fait d’y introduire une
nouvelle partie courbe[871] ; plutôt, tout ce qui
s’y trouvait déjà courbe s’est trouvé réduit. Aussi, tout ce qu’on prend de feu
est chaud. De même encore, c’est l’ensemble de la même matière qu’on réduit et
étend. Ainsi les deux qualités mentionnées[872] relèvent respectivement
des deux précédentes, du dense et du rare ; le lourd et le dur, en effet, sont
normalement denses, et leurs contraires, le léger et le mou, rares. Toutefois,
le lourd et le dur présentent une discordance en ce qui concerne le plomb et
le fer.
389.
217b20
Ce qu’on a
dit rend manifeste qu’il n’existe pas de vide : ni distinct, que ce soit
absolument ou à l’intérieur du rare ; ni en puissance, à moins de vouloir de
toute façon appeler ‘vide’ la cause du déplacement. Alors le vide, ce serait la
matière du lourd et du léger, comme telle. En effet, le dense et le rare, en
raison de leur contrariété, sont agents de déplacement, tandis que leur dureté
et mollesse respective, les rend plus ou moins affectables, entraînant non
pas déplacement, mais plutôt altération. Pour le vide, en quel sens il en
existe et en quel sens non, voilà ce qui en est.
#544. — Le Philosophe vient de
montrer qu’il n’existe pas de vide séparé des corps. Il montre maintenant qu’il
n’en existe pas non plus à l’intérieur d’eux.
Il le fait en trois étapes : il
présente d’abord l’argument des partisans de ce type de vide, puis (216b30) réprouve leur
position et enfin (217a11) résout leur argument.
#545. — Certains philosophes,
dit-il, ont cru à du vide à l’intérieur des corps, tirant argument de la
raréfaction et de la condensation. Celles-ci, à ce qu’il leur semblait, se
doivent à un vide intrinsèque aux corps. À défaut pour un corps de varier
ainsi de densité grâce au vide, disaient-ils, ses parties ne pourraient pas “se
joindre”, c’est-à-dire se pénétrer les unes les autres, et le corps ne pourrait
pas “se tasser”, c’est-à-dire se comprimer par condensation. La négation de ce
vide, à leur avis, tourne en absurdité le déplacement, ainsi que la génération
et la corruption, c’est-à-dire l’altération.
Le déplacement, car nier le vide
obligera à nier aussi tout déplacement, ou de soutenir, comme le philosophe
Xouthos, qu’au moindre déplacement c’est tout l’univers qui se déplace. C’est
qu’un corps, en se déplaçant aboutira à un lieu déjà rempli par un autre,
lequel devra en être expulsé et chercher un autre lieu, d’où un autre devra
encore s’en aller ailleurs. Sans condensation des corps, tous les corps devront
se déplacer ensemble.
La génération et l’altération,
elles, feront face à cette absurdité : toujours autant d’air devra se
transformer en eau que d’eau en air. Par exemple, si de l’eau d’une coupe
tourne en air, autant d’eau doit se trouver produite ailleurs. C’est que l’air
produit dépasse en quantité l’eau dont il provient ; l’air issu de l’eau occupe
un lieu plus grand que cette eau dont il est issu. Par conséquent, tout le
corps de l’univers devra alors occuper un lieu plus grand, ou autant d’air se
reconvertir en eau. Solution obligée : admettre du vide à l’intérieur des
corps, pour permettre leur condensation. Ceux-ci, croyait-on, ne peuvent se
condenser et se raréfier sans l’existence d’un vide en eux.
#546. — Le Philosophe détruit
ensuite (216b30) la position conclue, en
s’adressant à deux conceptions qu’on peut s’en faire.
Les partisans du vide dans les
corps, dit-il, peuvent l’entendre en deux sens. En l’un, il se trouverait en
chaque corps comme de nombreux trous vides, distincts des parties pleines, comme
on peut en observer dans les éponges, dans la pierre ponce ou quoi que ce soit
du genre. En l’autre, le vide ne se distinguerait pas des autres parties du
corps ; les dimensions spéciales considérées comme le vide pénétreraient
toutes les parties du corps.
La réfutation de la première
conception ressort de ce qui précède[873]. On a montré qu’il
n’existe aucun vide séparé en dehors des corps, ni aucun lieu comportant pareil
espace propre distinct des dimensions des corps. Le même argument prouve qu’il
n’existe pas de corps rare au sens où il y aurait en lui des espaces vides
distincts de ses autres parties.
#547. — Le Philosophe réfute la
seconde conception avec quatre arguments (216b33).
Un vide inhérent aux corps, qui ne
soit ni séparable ni distinct de leurs autres parties, est moins manifestement
impossible, dit-il, car alors les absurdités dénoncées plus haut contre le vide
séparé ne s’ensuivent pas. Mais il en découle d’autres.
En voici une première.
Contrairement à l’intention de ses partisans, ce vide ne sera pas responsable
de tout déplacement, mais seulement de celui qui amène vers le haut. À leur
avis, en effet, le vide cause la rareté ; or le rare est léger, comme on
l’observe dans le feu ; mais le léger va vers le haut. Le vide ne sera donc responsable
que de déplacement vers le haut.
#548. — Second argument (217a1).
Les partisans de ce vide dans les
corps ne le rendent pas responsable du déplacement au titre du lieu où le
mobile se déplace, à l’instar des partisans du vide comme espace séparé. À leur
avis, le vide intrinsèque cause le déplacement en entraînant lui-même les
corps ; comme, par exemple, des outres gonflées, dans leur ascension due à leur
légèreté, entraînent vers le haut tout ce qui est en continuité avec elles. Le
vide intérieur emporterait ainsi avec lui le corps où il se trouve.
Manifestement, voilà de
l’impossible. En effet, le vide devrait alors lui-même se déplacer et aurait
besoin d’un lieu. Puis, le vide et le lieu se trouvant la même chose, au vide
intérieur devrait correspondre un vide extérieur où aller, chose encore
impossible.
#549. — Troisième argument (217a5).
Si c’est le vide qui fait se
déplacer vers le haut, en y entraînant les corps, comme on n’a rien à désigner
pour les entraîner vers le bas, on ne pourra expliquer pourquoi les corps
lourds s’y portent.
#550. — Quatrième argument (217a6).
Si le rare fait se déplacer vers le
haut à cause de sa vacuité, plus un corps sera rare et vide, plus il devra y
aller vite. Le corps tout à fait vide devra y aller le plus vite.
Mais c’est impossible, puisqu’un
corps tout à fait vide ne peut pas se déplacer, pour la même raison pour
laquelle rien ne peut se déplacer dans un espace vide[874]. C’est qu’on ne
pourrait comparer selon une proportion déterminée les vitesses de corps vides
et pleins, ni quant à l’espace, ni quant au mobile, comme le plein et le vide
n’admettent aucune proportion. Le vide ne peut donc même pas faire aller vers
le haut.
#551. — Le Philosophe résout
ensuite (217a10) l’argument apporté en
faveur du vide.
Il le répète d’abord, en
l’expliquant davantage, puis (217a21) le résout.
Nous n’admettons aucun vide, dit-il
d’abord, ni dans les corps ni hors d’eux. Nous devons pourtant résoudre ce que
ses partisans apportaient à l’appui, parce qu’ils soulevaient là une difficulté
véritable.
D’abord quant au déplacement :
sans rareté ni densité, inexplicables pour eux sans vide, il n’y aura pas du
tout de déplacement. Ou bien, devra-t-on leur concéder, tout corps, en se
déplaçant, fera gonfler le ciel même, ou l’une de ses parties, ce que le
Philosophe désigne comme “gonflement” du ciel. Ou encore, quant à la génération
et à la corruption, toujours autant d’air devra tourner en eau quelque part,
que d’eau en air ailleurs. Car l’eau produisant plus d’air, sans condensation,
impossible sans vide, croyait-on, le débordement des corps inférieurs
éloignerait forcément le corps tenu pour le dernier dans l’opinion commune :
le corps céleste. À moins qu’ailleurs, n’importe où, autant d’air se
convertisse en eau, pour garder toujours égal l’ensemble du corps de l’univers.
Une objection pourrait se soulever
à l’encontre de ces considérations sur le déplacement. Pour l’écarter, le
Philosophe répète encore : “Ou encore rien ne se déplace”, car, comme on
vient de le dire, tout le ciel gonflera, si quoi que ce soit bouge. La remarque
est juste, à moins d’entendre un déplacement circulaire : A irait par
exemple au lieu de B, puis B à celui de C, puis C à celui de D et enfin D à
celui de A. En pareil déplacement circulaire, tout l’univers ne devra pas
gonfler du fait d’un seul déplacement. Cependant, on n’observe pas que tout
déplacement de corps naturels se fasse en cercle ; bien au contraire, beaucoup
se font en ligne droite. On aboutit donc encore au gonflement du ciel, à défaut
de condensation et de vide.
Voilà donc leur raison de soutenir
l’existence du vide.
#552. — Le Philosophe résout
ensuite (217a21) cet argument. Toute sa
force tient à ce que raréfaction et condensation se fassent par le vide. Aussi
Aristote attaque-t-il en les montrant possibles sans vide.
Il montre d’abord son propos, puis (217b20) tire la conclusion
principalement recherchée.
Il présente son propos en trois
étapes : il le manifeste d’abord avec un argument, puis (217a32) avec des
exemples et enfin (217b11) avec des effets du rare et du
dense.
Son argument vient en deux
étapes : d’abord des prérequis, puis (217a25) la preuve comme telle.
#553. — Viennent d’abord quatre
principes tirés “des sujets”, c’est-à-dire de ceux que suppose la science
naturelle, des principes d’ailleurs déjà manifestés[875].
Le premier : les contraires
partagent une matière unique ; celle par exemple du chaud et du froid, ou de
n’importe quelle autre contrariété naturelle. C’est que les contraires sont de
nature à concerner le même sujet.
Le second : on ne devient en
acte qu’après avoir été en puissance.
Le troisième : la matière
n’est pas séparable des contraires, au point d’exister sans eux ; cependant,
elle se définit autrement qu’eux.
Le quatrième : ce n’est pas
une matière différente qui se trouve tantôt sous un contraire tantôt sous un
autre, mais la même numériquement.
#554. — Le Philosophe prouve
ensuite (217a25) de là son propos :
la matière des contraires, dit-il, reste la même numériquement ; or le grand et
le petit sont des contraires dans le contexte de la quantité ; leur matière
reste donc la même numériquement.
C’est manifeste lors du changement
substantiel. Lorsque de l’eau devient air, la même matière qui servait d’abord
de sujet à l’eau sert ensuite de sujet à l’air, sans besoin d’en admettre de
supplémentaire ; plutôt, quelque chose qui se trouvait auparavant en puissance
dans la matière se trouve réduit en acte. Il en va pareillement quand, à
l’inverse, de l’air devient eau. Il y a toutefois cette différence que, lorsque
l’eau devient air, le changement se fait du petit au grand, car la quantité
d’air produite est plus grande que celle de l’eau dont elle résulte, tandis
que, lorsque de l’air devient eau, il en va à l’inverse : de la grandeur à
la petitesse. Quand donc l’air, dont il y a beaucoup, se réduit à une quantité
moindre par condensation, ou passe d’une petite quantité à une grande par
raréfaction, ce qui devient l’un et l’autre en acte, à savoir, grand et petit,
c’est toujours la même matière qui se trouvait d’abord en puissance aux deux.
La condensation, donc, ne tient pas
à ce que d’autres parties viennent s’introduire ; ni la raréfaction à ce que
des parties inhérentes se fassent extraire, comme le pense qui admet du vide
entre les corps ; mais à ce que la matière de ces parties revêt tantôt une plus
grande, tantôt une plus petite quantité. Par conséquent, se raréfier n’est rien
d’autre, pour la matière, que de revêtir de plus grandes dimensions lors de sa
réduction de puissance à acte, et se condenser, l’inverse. La matière est en
puissance à des formes déterminées, et elle l’est pareillement à une quantité
déterminée. Aussi la raréfaction et la condensation ne procèdent-elles pas à
l’infini dans les choses naturelles.
#555. — Le Philosophe manifeste
ensuite (217a33) le même propos avec des
exemples. Puisque la raréfaction et la condensation appartiennent au mouvement
d’altération, il tire ses exemples d’autres altérations.
Tout comme, dit-il, la même matière
passe du froid au chaud et du chaud au froid parce que l’un et l’autre s’y
trouvaient en puissance, pareillement un corps chaud devient plus chaud non pas
parce qu’une partie de sa matière devient chaude, alors qu’elle ne l’était pas
quand le corps était moins chaud, mais parce que toute la matière se trouve
réduite à l’acte d’un corps plus ou moins chaud.
Il tire un autre exemple de qualité
en contexte de quantité. Quand la circonférence et la courbure[876] d’un cercle plus grand,
dit-il, se voit restreinte à un cercle plus petit, manifestement elle devient plus
courbe. Cela ne dépend cependant pas de ce que sa “courbure”, c’est-à-dire son
caractère circulaire, se réalise dans une partie qui se trouvait non pas
courbe, mais droite. Cela dépend plutôt de ce que la même circonférence qui
auparavant se trouvait moins courbe le devient davantage.
Dans des altérations de la sorte,
on ne devient pas plus ou moins par “suppression”, c’est-à-dire par
soustraction, ni non plus par addition ; mais par le changement du seul et même
de parfait à imparfait, ou inversement. Cela appert du fait qu’en un corps
absolument et uniformément d’une qualité, on ne peut en trouver une partie
exempte. Par exemple, on ne peut prendre dans la flamme[877] une partie dépourvue de
chaleur et de “blancheur”, c’est-à-dire d’éclat. De même donc, la chaleur
d’avant se rapporte aussi à celle d’après sans impliquer une partie non chaude
qui ait eu à le devenir, mais plutôt que ce qui était moins chaud le soit
devenu davantage.
Par conséquent, lors de raréfaction
et condensation, la grandeur et la petitesse d’un corps sensible ne s’étend ou
ne s’amplifie pas du fait que la matière reçoive quelque supplément. Plutôt, la
matière, auparavant en puissance au grand et au petit, change de l’un à
l’autre. C’est pourquoi le rare et le dense ne résultent pas de l’addition de
parties qui se compénètrent ou de leur soustraction, mais s’attachent à une
matière unique.
#556. — Le Philosophe manifeste
ensuite (217b11) son propos avec les
effets du rare et du dense. De fait, la différence de rareté et de densité en entraîne
une pour d’autres qualités aussi : lourdeur et légèreté, dureté et
mollesse. Il en devient évident que le rare et le dense diversifient les
qualités, non les quantités.
La rareté, dit-il, entraîne la
légèreté, et la densité, la lourdeur. C’est raisonnable, puisque le rare tient
à ce que la matière y reçoit des dimensions plus grandes, tandis que le dense
tient à ce qu’elle en reçoit de moindres : ainsi, à prendre des corps
d’égale quantité, mais l’un rare et l’autre dense, le dense implique plus de matière.
Le corps contenu, disait-on au traité du lieu[878], se compare à son
contenant comme la matière à la forme. Aussi, le lourd, tendant vers le milieu
du contenu, est raisonnablement plus dense, comportant plus de matière. La
circonférence d’un cercle plus grand, avons-nous vu, réduite à un plus petit,
ne reçoit pas la courbure[879] dans l’une de ses
parties où elle ne se trouvait pas ; plutôt, ce qui était déjà courbe revêt une
plus grande courbure. De même, n’importe quelle partie du feu qu’on prenne est
chaude. De même encore, c’est tout le corps qui devient rare et dense par
“réduction”, c’est-à-dire par la contraction et la distension d’une seule et
même matière qui entraîne pour lui une plus grande ou moindre dimension.
Cela appert de ce qui découle du rare
et du dense, qui sont des qualités. En effet, la densité entraîne lourdeur et
dureté. La lourdeur demande explication, mais le cas de la dureté est
manifeste, car on appelle dur ce qui résiste davantage à la poussée ou à la
division ; or ce qui comporte plus de matière est moins divisible, obéissant
moins à l’agent, du fait de se trouver plus éloigné de l’acte.
Inversement, la rareté entraîne la
légèreté et la mollesse. Il y a néanmoins des cas où lourdeur et dureté ne
concordent pas, comme ceux du fer et du plomb : le plomb est plus lourd,
mais le fer plus dur. La raison en est que le plomb comporte plus de terre,
tandis que ce qu’il y a d’eau en lui est moins complètement congelé et partagé.
#557. — Le Philosophe conclut
ensuite (217b20) son propos principal.
Tout est devenu manifeste,
dit-il : le vide n’est pas un espace séparé ; il n’existe pas absolument
en dehors du corps ; on ne le trouve pas non plus dans le rare comme des trous
vides ; il n’existe pas même en puissance dans le corps rare, selon l’idée de
ceux qui ne séparent pas le vide du plein dans les corps. Ainsi, il n’y a de
vide d’aucune façon, sauf si peut-être on tenait à qualifier de vide une
matière responsable de quelque façon de la lourdeur et de la légèreté, et par
suite cause de déplacement. En effet, le dense et le rare en sont causes selon
la contrariété du lourd et du léger. Par contre, selon la contrariété du dur et
du mou, ils sont causes du passible et de l’impassible, car est mou ce qui
souffre facilement la division, tandis que pour le dur c’est l’inverse[880]. Cela ne concerne
cependant pas le déplacement, mais plutôt l’altération.
Ainsi, conclut-il, on a traité du
vide : en quel sens il en existe, en quel sens non.
Existence précaire
390. 217b29 Après tout ce qu’on vient de dire,
il faut aborder[881] le temps. À son sujet,
il convient d’abord de discuter[882], à l’aide d’arguments
extérieurs[883], s’il relève de l’être
ou du non-être, puis quelle est sa nature.
391. 217b32 Or voici de quoi
craindre qu’il n’existe absolument pas, ou alors avec peine et obscurément :
la première partie en est passée et n’existe plus ; l’autre doit venir, mais
n’existe pas encore. C’est cela dont se compose le temps infini, dont il reste
toujours à prendre. Or, ce qui se compose de parties inexistantes ne peut
certes pas avoir part à l’existence.
392.
218a3 De plus, tant qu’un être
divisible existe, toutes ses parties, ou du moins certaines, doivent exister.
Or celles du temps sont les unes passées, les autres à venir ; rien n’en
existe, alors pourtant qu’il est divisible. Quant à l’instant, il n’en est pas
une partie : une partie mesure son tout et celui-ci doit se composer de
ses parties ; or le temps, semble-t-il bien, ne se compose pas d’instants.
L’instant : unique? multiple?
393.
218a8 En outre, l’instant, qui
paraît bien distinguer le passé et le futur, demeure-t-il toujours le même et
unique, ou en est-il sans cesse un autre? Ce n’est pas facile à savoir.
394.
218a11 Supposons que l’instant
en soit sans cesse un autre. Aucune partie distincte du temps ne coexiste avec
une autre, toutefois, à moins qu’elles se contiennent réciproquement, comme le
temps moindre rangé sous le plus grand. Par ailleurs, l’instant qui n’existe
pas, mais existait auparavant, doit s’être corrompu à un certain moment ; de
plus, les instants ne coexisteront pas et le précédent devra toujours s’être
corrompu. Pourtant, cet instant antérieur ne peut s’être corrompu en
lui-même, comme il existait alors, ni l’avoir fait en un autre, car,
admettons-le, un instant ne peut en voisiner un autre[884], comme non plus un
point n’en peut voisiner un autre. Si donc il ne se corrompt pas à l’instant
suivant, mais à un autre, il coexistera avec une infinité d’instants intermédiaires,
chose impossible.
395.
218a21 Par contre, l’instant ne
peut pas non plus demeurer toujours le même. En effet, rien de divisible ne
peut se voir délimité par un terme unique, que sa continuité comporte une seule
dimension ou plusieurs. Or on peut prendre un temps délimité, et c’est
l’instant son terme.
396.
218a25 En outre, supposément,
le fait de coexister dans le temps et de n’être ni antérieur ni postérieur
consiste dans le fait d’être dans le même, c’est-à-dire, au même instant. Si
donc à la fois l’antérieur et le postérieur se retrouvent à tel instant, les
événements d’il y a dix mille ans coexisteront avec ceux d’aujourd’hui, et
rien ne sera plus antérieur ni postérieur à rien. En ce qui le concerne, donc,
en voilà autant à discuter.
#558. — Après avoir traité du lieu
et du vide, le Philosophe traite maintenant du temps.
Il indique d’abord sur quoi porte
son intention et l’ordre qu’elle impose, puis (217b32) poursuit son propos.
Il s’agit maintenant, dit-il, c’est
d’“aborder” le temps, par quoi il en souligne la difficulté. Comme dans les cas
précédents, il faut ici aussi, avec des arguments “extérieurs”, c’est-à-dire
fournis par d’autres ou sophistiques, discuter[885] si ou non le temps
existe et, s’il existe, quelle en est la nature.
Le Philosophe traite ensuite (217b32) du temps : d’abord sous
mode de discussion, puis (219a2) en établissant la vérité.
Il discute d’abord si le temps
existe, puis (218a31) ce qu’il est.
Concernant son existence, il
présente d’abord deux arguments à l’effet que le temps n’existe pas, puis (218a8) enquête sur l’instant,
quant à savoir si l’ensemble du temps en comporte un seul ou plusieurs.
#559. — Voici deux arguments,
dit-il, qui suggèrent que le temps n’existe pas du tout, ou bien constitue une
réalité obscure et à peine perceptible.
Voici le premier. Rien ne peut
exister ni avoir quelque substance, dont les parties n’existent pas. Or c’est
le cas du temps : ses parties sont le passé, qui n’existe déjà plus, et le
futur, qui n’existe pas encore. C’est avec ces deux parties qu’on constitue
l’ensemble du temps, supposé infini et perpétuel. Il ne peut donc pas
constituer une réalité.
#560. — Voici le second (218a3). Tout divisible doit,
tant qu’il existe, avoir une ou des parties existantes. Or il n’en va pas ainsi
du temps : certaines de ses parties sont déjà passées et d’autres encore à
venir. Le temps, pourtant divisible, ne comporte rien en acte. De fait,
l’instant présent est en acte, mais ce n’est pas une partie du temps. La partie
mesure le tout, en effet, comme deux pour six ; au moins, le tout s’en compose,
comme quatre, partie de six, ne le mesure pas, mais, avec deux, le compose. Or
le temps ne se compose pas d’instants[886]. Le temps n’est donc
pas une réalité.
#561. — Le Philosophe examine
ensuite (218a3) si on a tout le temps
le même instant.
La question s’examine en trois
étapes : le Philosophe d’abord la soulève et objecte ensuite en un sens (218a11) puis en l’autre (218a21).
Il n’est pas facile de savoir,
dit-il, si l’instant, cette distinction apparente entre passé et futur,
demeure le même tout le temps ou s’il change sans cesse.
#562. — Il montre ensuite (218a11) que l’instant n’en est
pas sans cesse un autre. Voici son argument.
Deux parties de temps distinctes
l’une de l’autre ne peuvent coexister, sauf si l’une contient l’autre, comme
un temps plus grand en contient un moindre. Par exemple, l’année contient le
mois et le mois le jour ; le jour et le mois coexistent, en effet, et de même
le mois et l’année. Par contre, un instant, étant indivisible, n’en contient
pas un autre. Donc, de deux instants pris dans le temps, le précédent n’existe
plus et a dû à quelque moment se trouver corrompu, de sorte que jamais deux
instants ne coexistent. Pourtant, tout ce qui se corrompt doit le faire à un
instant. Or que l’instant précédent ait été corrompu en lui-même est
inadmissible, car alors il existait, et rien ne se trouve corrompu tout en
existant. Qu’il se corrompe à l’instant suivant est tout aussi inadmissible,
car deux instants ne peuvent “se voisiner” l’un à l’autre, c’est-à-dire se
suivre immédiatement, comme deux points ne le peuvent pas non plus. Pour le
moment du moins, on le suppose, la preuve viendra plus tard[887] : entre n’importe
quels deux instants, il y en a une infinité d’autres. Si donc un instant précédent
se corrompait en un suivant, il devrait coexister avec toute cette infinité
d’instants intermédiaires, chose impossible. L’instant donc ne peut en être
sans cesse un autre.
#563. — Il montre ensuite (218a21) qu’on ne peut pas
toujours avoir le même et unique instant, avec deux arguments.
Voici le premier. Aucun divisible
délimité ne peut comporter un seul terme. Ni en se continuant en une seule
dimension, comme la ligne ; ni en le faisant en plusieurs, comme la surface et
le corps. En effet, une ligne délimitée comporte deux points comme termes ; une
surface, plusieurs lignes ; un corps, plusieurs surfaces. Or pour le temps, le
terme c’est l’instant. Comme on peut prendre un temps délimité, on doit
admettre plusieurs instants.
564. — Voici le second (218a25). On dit coexister dans
le temps, et n’être ni antérieurs ni postérieurs, les événements qui ont lieu
au même instant. Si donc c’est le même instant qui demeure tout le temps, ce
qui a eu lieu il y a mille ans coexiste avec ce qui a lieu aujourd’hui.
En voilà donc autant,
épilogue-t-il, à discuter sur les instants qu’on trouve dans le temps.
Obscurité de sa nature
397.
218a31 Ce qu’est le temps et ce
qu’en est la nature, les définitions qu’on en transmet n’éclaircissent en rien
l’obscurité qu’on vient d’y trouver. Certains prétendent en effet qu’il est le
déplacement du tout, et d’autres qu’il est la sphère elle-même.
398.
218b1
Cependant,
même la partie de la révolution est du temps, mais elle n’est plus la révolution
; c’est une partie de la révolution qu’on considère, pas une révolution.
399.
218b3
En outre,
comme il existe plusieurs cieux, le déplacement de chacun constituerait pareillement
le temps ; ainsi plusieurs temps coexisteraient.
400.
218b5Par ailleurs, ceux qui
en ont parlé ont aussi identifié le temps à la sphère du tout, puisque tout se
trouve à la fois en elle et dans le temps. C’est une opinion trop stupide[888] pour examiner les
impossibilités qui en découlent.
Rapport au changement : il n’est pas un
changement
401. 218b9
Le temps
paraît surtout être un mouvement et un changement[889] ; voilà ce qu’il faut
vérifier. Or tout changement ou mouvement n’existe qu’en le mobile même ou là
où s’adonnent à se trouver le mobile et son moteur[890]. Le temps, par contre,
est pareillement partout et auprès de tous.
402.
218b13 En outre, tout
changement est plus vite ou plus lent, mais pas le temps. C’est que lent et
vite se définissent par le temps : est vite ce qui change beaucoup en peu de
temps, et lent ce qui le fait peu en beaucoup de temps. Le temps, par contre,
ne se définit pas par le temps, ni quant à combien il y en a, ni quant à quel
il est. Qu’il n’est pas un mouvement, c’est donc manifeste. Pas de différence,
pour le moment, à parler de mouvement ou de changement.
Il ne va pas sans changement
403. 218b21 Le temps ne va pourtant
pas non plus sans changement. En effet, quand, à son avis, on ne change pas, ou
qu’on change sans s’en rendre compte, on n’a pas l’impression qu’il se soit
passé du temps. Il en va de même, quand ils se réveillent, pour ces gens qui, à
ce qu’on raconte à Sardes, dorment auprès des héros : c’est qu’ils rattachent
l’instant d’avant à celui d’après et n’en font qu’un seul, effaçant
l’intervalle faute de sensation. De même, donc, si l’instant ne variait pas,
mais restait le même et unique, il n’y aurait pas de temps ; de même aussi,
quand sa variation échappe, le temps intermédiaire paraît ne pas exister.
Assurément, puisque ne pas penser qu’il s’écoule du temps nous arrive quand on
ne distingue aucun changement et que notre âme a l’impression de demeurer dans
un instant unique et indivisible, et comme, lorsqu’on sent et fait une
différence, on dit qu’il s’est passé du temps, il en devient manifeste qu’il
n’y a pas de temps sans mouvement ou changement. Manifestement donc le temps
ni n’est ni changement ni sans changement.
#565. — Le Philosophe vient
d’examiner si le temps existe ; il cherche ici, dialectiquement[891], ce qu’il est.
Il réprouve d’abord les positions
des autres, puis (218b9)
examine comment le temps se rapporte au changement.
Il les réprouve en deux étapes : il
présente d’abord ces opinions des autres sur le temps, puis (218b1) les réprouve.
Ce qu’est le temps, dit-il, et ce
qu’est sa nature, cela ne peut devenir manifeste avec les considérations
transmises par les anciens sur le sujet ; on ne peut pas non plus toucher à son
essence avec les définitions qu’ils ont élaborées. Certains ont dit en effet
que le temps est le déplacement du ciel, et d’autres, qu’il est la sphère
céleste elle-même.
#566. — Il réprouve ensuite (218b1) les opinions présentées
: d’abord la première, puis (218b5) la seconde.
Le Philosophe oppose deux arguments
à la première.
Voici le premier. Si le temps était
une révolution, une partie de révolution devrait être une révolution,
puisqu’une partie de temps est un temps. Or ce n’en est pas une. Le temps n’en
est donc pas une non plus.
Voici le second (218b3). Le changement se
multiplie avec le nombre des mobiles. Plusieurs cieux devraient donc entraîner
plusieurs révolutions. Si donc le temps était une révolution, plusieurs temps
devraient coexister, chose impossible, car aucune partie de temps ne coexiste
avec une autre, à moins que l’une ne contienne l’autre[892].
Ce qui les amenait néanmoins à
prendre le temps pour cette révolution, c’était de voir les temps se répéter en
une espèce de cercle.
#567. — Il exclut ensuite (218b5) la seconde opinion.
Le temps a paru à d’autres la sphère
du ciel, dit-il, pour la raison que tout se trouve dans le temps, et de même
aussi dans la sphère du tout, puisque le ciel contient tout. Pour cela ils
voulaient conclure que la sphère du ciel soit le temps.
Leur argument présente deux défauts
cependant : d’abord, ce n’est pas univoquement qu’une chose se dit en un
temps et en un lieu ; ensuite, ils argumentent en seconde figure avec deux
affirmatives. Cette position, affirme le philosophe, est trop stupide pour
qu’on doive tenir compte des impossibilités qu’elle entraîne. Manifestement,
en effet, toutes les parties de la sphère coexistent, mais pas celles du temps.
#568. — Le Philosophe examine
ensuite (218b9) comment le temps se
rapporte au changement : le temps, montre-t-il d’abord, n’en est pas un ; mais
il ne va pas sans changement, montrera-t-il ensuite (218b21).
Deux arguments montrent que le
temps n’est ni mouvement ni changement, malgré une forte apparence. Car tout
changement ou mouvement n’existe vraiment qu’en le mobile ou au lieu où se
trouvent le mobile et son moteur[893]. Le Philosophe donne la
première précision en raison du changement produit dans la substance, la
quantité et la qualité ; et la seconde en raison du changement en rapport au
lieu, appelé déplacement. Par contre, le temps est partout et auprès de tous.
Le temps n’est donc pas un changement.
#569. — Voici son second argument (218b13).
Tout changement ou mouvement est
vite ou lent, mais pas le temps. Le temps n’est donc ni mouvement ni
changement. Voici comment il prouve sa mineure. Le lent et le vite
s’établissent d’après le temps, car on appelle vite ce qui se déplace sur
beaucoup d’espace en peu de temps, et lent, inversement, ce qui se déplace sur
peu d’espace en beaucoup de temps. Par contre, le temps ne s’établit pas
d’après le temps, ni quant à sa quantité, ni quant à sa qualité : la même
chose ne peut agir comme mesure d’elle-même. Le temps, donc, n’est ni vite ni
lent. Étant donné qu’il a proposé que le changement est ou vite ou lent, sans
faire mention du mouvement, le Philosophe ajoute que mouvement ou changement,
pour le moment, cela ne fait pas de différence ; c’est au cinquième livre[894] qu’il montrera leur
différence.
#570. — Le Philosophe montre
ensuite (218b21) que le temps ne va pas
sans changement. En effet, quand les gens ne changent pas, à ce qu’il leur
semble, ou, s’ils changent, que cela toutefois leur échappe, ils n’ont pas
l’impression que du temps ait passé. Cela se voit, par exemple, chez ces gens
qui, à Sardes, une cité d’Asie, ont, d’après la légende, dormi chez les héros,
c’est-à-dire chez les dieux. Car on appelait des héros les âmes des bons et des
grands, et on les révérait comme des dieux, comme dans le cas d’Hercule, de
Bacchus, et d’autres pareils. Certaines incantations rendaient des gens insensibles
et, disait-on, les faisaient dormir chez les héros ; sous excitation, ils
disaient voir des événements étonnants et en prédisaient de futurs. Puis,
revenant à eux, ils ne percevaient pas le temps passé pendant qu’ils s’étaient
trouvés ainsi absorbés. En effet, ils rattachaient le premier instant où ils
avaient commencé à dormir au suivant où on les réveillait, comme s’ils n’en
faisaient qu’un, sans percevoir de temps intermédiaire. De même donc, sans
instants différents, avec un seul et unique instant, il n’y aurait pas de temps
intermédiaire ; tout comme, quand nous échappe la diversité de deux instants,
on n’a pas l’impression qu’il y ait du temps entre eux. Bref, on ne pense pas
qu’il y ait du temps quand on ne perçoit pas de changement, mais on a
l’impression de se trouver dans un instant indivisible ; par contre, on perçoit
qu’il se passe du temps quand on sent et mesure, en le comptant, du mouvement
ou du changement. Manifestement donc, le temps ne va pas sans mouvement, ni
sans changement.
Le temps, conclut-il pour finir,
n’est pas un changement, mais ne va pas sans changement.
Un aspect du changement
404.
219a2
À partir de
là, en cherchant ce qu’est le temps, on doit saisir quel aspect du changement
il est. C’est qu’on perçoit ensemble changement et temps : quand bien même il
fait sombre, en effet, et qu’on ne sent rien avec le corps, du moment qu’un
changement a lieu dans l’âme, aussitôt il paraît s’être simultanément passé du
temps. Inversement, dès que du temps semble s’être passé, un changement paraît
s’être produit simultanément. Par conséquent, le temps c’est ou un changement
ou un aspect du changement. Comme ce n’est pas un changement, c’en doit être
un aspect.
L’antérieur et le postérieur dans le changement
405.
219a10
Par
ailleurs, tout mobile se déplace d’un terme à un autre d’une grandeur ; or
toute grandeur est continue ; le déplacement doit donc se conformer en cela à
la grandeur. Parce qu’en effet la grandeur est continue, le déplacement l’est
aussi. Et parce que celui-ci l’est, le temps l’est aussi. Car autant on se
déplace, autant aussi il paraît s’être écoulé de temps.[895]
406.
219a14
De
l’antérieur et du postérieur, c’est d’abord dans le lieu qu’on en trouve. Là,
c’est leur position qui les détermine. Leur présence dans la grandeur contraint
d’en trouver aussi dans le déplacement, chacun en rapport à chacun. Il s’en
trouvera aussi dans le temps, du fait que ces entités se conforment toujours
l’une à l’autre.
407.
219a19
Leur antérieur
et leur postérieur sont, dans le changement, son entité même[896]. Leur essence[897] s’en distingue
toutefois : ils ne se définissent pas comme du changement.
408.
219a22
On prend
connaissance du temps dès qu’on fixe des termes au changement, en y en marquant
un antérieur et un postérieur[898]. On affirme que du
temps s’est passé, quand on perçoit ainsi dans le changement un terme
antérieur et un postérieur.
Le nombre du mouvement
409. 219a25
Or on fixe
au changement des termes du fait d’en saisir qui soient distincts l’un de
l’autre, avec entre eux quelque chose d’autre[899]. De fait, dès qu’on
conçoit ces termes extrêmes comme distincts de ce qu’il y a entre eux, dès
qu’on les désigne en esprit comme deux instants[900], l’un antérieur l’autre
postérieur, cela[901] on déclare que c’est du
temps. C’est effectivement ce qui reçoit ainsi pour terme l’instant qu’on
reconnaît comme temps ; supposons-le en tout cas. Par contre, lorsqu’on perçoit
l’instant comme unique, soit sans en distinguer dans le changement un antérieur
et un postérieur, soit en faisant du même instant le terme commun d’une partie
antérieure et d’une postérieure, on ne reconnaît pas qu’aucun temps ne se
passe, puisqu’aucun changement ne s’effectue. Mais dès qu’on en distingue un
antérieur et un postérieur, on admet du temps. Car voilà le temps : le nombre
du changement quant à ses parties successives[902]. Le temps n’est donc
pas le changement tout court ; plutôt, il est le changement en tant qu’il
comporte un nombre.
410.
219b3
En voici un
signe : on juge du plus et du moins par le nombre. Or c’est par son temps
qu’on juge qu’il y a plus ou moins d’un changement. Le temps est donc un
nombre.
Un nombre nombré
411.
219b5
Cependant,
il y a nombre en deux sens : car on appelle nombre tant la réalité comptée ou
qui peut se compter, que ce avec quoi on la compte. Le temps, c’est la réalité
comptée, pas ce avec quoi on la compte. Or voilà qui est distinct : ce
avec quoi on compte et ce qu’on compte.
#571. — Le Philosophe a mené son
enquête dialectique sur le temps. Il commence ici à établir la vérité.
Il fait d’abord cela (223a16), puis soulève sur cette
vérité des difficultés et les résout.
Il établit cette vérité en deux
étapes, traitant d’abord du temps en lui-même, puis (220b32) en rapport avec ce qu’il mesure.
Le premier point se divise en trois
: le Philosophe manifeste d’abord ce qu’est le temps, puis (219b9) ce qu’est l’instant de
temps et enfin (220a24),
sur la base de la définition donnée du changement, justifie ce qui se dit du
temps.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe introduit d’abord la définition du temps, puis (219b3) la manifeste.
La première partie se divise en
trois, selon les trois particules de la définition recherchée.
#572. — Le Philosophe examine
d’abord la particule qui présente le temps comme “un aspect du changement”.
En cherchant ce qu’est le temps,
dit-il, on doit d’abord saisir quel aspect du changement il constitue. Que le
temps en constitue effectivement un, cela devient manifeste du fait qu’on
perçoive ensemble changement et temps. On perçoit tout de même parfois le
passage du temps sans sentir aucun changement sensible particulier ; quand, par
exemple, on se trouve dans les ténèbres, la vue ne percevant le changement
d’aucun corps extérieur. Ne subissant alors aucune altération physique de la
part d’un agent extérieur, on ne sent aucun changement de corps sensible.
Cependant, du moment qu’il s’en produit un alors au moins en l’âme, par exemple
du fait d’une succession de pensées et d’images, on a tout de suite l’impression
qu’il se passe du temps. Ainsi, quel que soit le changement perçu, on perçoit
du temps. Et l’inverse se vérifie pareillement : en percevant du temps, on
perçoit simultanément du changement. Le temps n’est sans doute pas un
changement comme tel[903], mais il en est quand
même forcément un aspect.
#573. — Toutefois, ces observations
sur la perception du temps et du changement rencontrent des difficultés. Car
est-ce d’un changement sensible extérieur à l’âme que s’ensuit le temps? Alors
qui ne perçoit pas ce changement ne perçoit pas de temps ; or on vient de dire
le contraire. Est-ce par contre d’un changement de l’âme que s’ensuit le temps?
Rien alors ne se rapportera au temps sans l’intermédiaire de l’âme. Le temps ne
sera donc pas une réalité naturelle, mais une œuvre de l’âme, à la manière du
genre et de l’espèce[904]. Le temps enfin
s’ensuit-il universellement de tout changement? Autant alors il y aura de
changements autant il devra y avoir de temps ; or voilà de l’impossible, comme
jamais deux temps ne coexistent[905].
#574. — Il existe, doit-on savoir
pour élucider cette difficulté, un premier changement cause de tout autre. Par
suite, tout ce dont l’essence comporte mobilité le tient de ce premier
changement, celui du premier mobile. Ainsi quiconque perçoit quelque changement
que ce soit, dans les choses sensibles ou dans l’âme, perçoit une essence
mobile et perçoit par conséquent ce premier changement dont découle le temps.
C’est pourquoi quiconque perçoit n’importe quel changement perçoit le temps,
bien que celui-ci ne découle que d’un unique premier changement par lequel tous
les autres se trouvent causés et mesurés. C’est ainsi qu’il ne reste qu’un seul
temps.
#575. — Le Philosophe examine
ensuite (219a10) la seconde particule à
mettre dans la définition du temps. Une fois admis, en effet, que le temps soit
un aspect du changement, quelque chose qui découle de lui, il reste à chercher
sous quel rapport le temps se conforme au changement ; or c’est du fait d’y
trouver de l’antérieur et du postérieur[906].
Cette recherche se divise en trois
: le Philosophe montre d’abord en quel sens le changement admet ainsi de
l’antérieur et du postérieur, puis (219a19) en quel sens ceux-ci se rapportent
aussi au changement et enfin (219a22) que le temps se conforme au
changement sous leur rapport.
Le premier point se divise en deux
: le Philosophe montre d’abord que la continuité dans le temps lui vient du
changement et de la grandeur, puis (219a14) que le temps tient aussi d’eux de
comporter de l’antérieur et du postérieur.
#576. — Tout mobile, dit-il, va
d’un terme à un autre. Toutefois, le premier changement est le déplacement, qui
va d’un lieu à un autre sur une grandeur. Or le temps s’ensuit du premier
changement ; on doit donc, en enquêtant sur le temps, porter attention au
déplacement, lequel va d’un terme à un autre sur une grandeur. Or toute
grandeur est continue. Le déplacement doit donc se conformer à la grandeur en
sa continuité et se trouver continu lui aussi. Par conséquent, le temps aussi
est continu, parce que manifestement, autant il y a du déplacement premier,
autant doit se produire de temps. Au fait, le temps ne se mesure pas d’après la
quantité de n’importe quel déplacement, puisqu’un déplacement lent met
beaucoup de temps à parcourir peu de distance, tandis qu’un rapide fait l’inverse.
Le temps découle donc seulement de la quantité du premier déplacement.
#577. — Le Philosophe montre
ensuite (219a14) qu’on trouve dans le
temps la même ordonnance entre de l’antérieur et du postérieur. Cet aspect,
dit-il, concerne d’abord le lieu, c’est-à-dire la grandeur.
La raison en est que la grandeur
est une quantité impliquant position. Or l’antérieur et le postérieur se
définissent par leur position ; aussi est-ce leur position qui détermine dans
le lieu de l’antérieur et du postérieur. De ce fait, il doit s’en trouver aussi
dans le déplacement, en proportion de ce qui s’en trouve là, à savoir, dans la
grandeur et dans le lieu. Par conséquent, il s’en trouve aussi dans le temps,
car la relation entre changement et temps contraint toujours le second à se
conformer au premier.
#578. — Le Philosophe montre
ensuite (219a19) quel rapport cet
antérieur et ce postérieur entretiennent avec le changement.
“Leur antérieur et leur
postérieur”, dit-il, ceux du temps et du changement, sont le changement même,
quant à leur entité. Quant à leur définition, par contre, ils en sont
distincts, ils ne sont pas le changement. Par définition, en effet, le
changement est l’acte d’un sujet en puissance, mais de comporter de l’antérieur
et du postérieur, il en hérite de l’ordre qui régit les parties de la grandeur[907]. Bref, cet antérieur et
ce postérieur, tout en constituant la même réalité que le changement, se définissent
distinctement. Or le temps découle du changement[908]. Reste à vérifier s’il
en découle en tant qu’il est du changement, ou en tant qu’il présente de
l’antérieur et du postérieur.
#579. — Le Philosophe montre
ensuite (219a22) que le temps découle du
changement en tant qu’il s’y trouve de l’antérieur et du postérieur.
Que le temps découle du changement,
on l’a montré du fait qu’on les connaisse ensemble. Il en découle donc sous
l’aspect qui, une fois reconnu en ce dernier, y fait reconnaître du temps. Or
on reconnaît du temps dès qu’on distingue dans le changement un terme
antérieur et un postérieur. On affirme qu’il se passe du temps, dès qu’on
perçoit dans le changement un terme antérieur et un postérieur. Il faut donc
que ce soit sous ce rapport que le temps découle du changement.
#580. — Le Philosophe montre
ensuite (219a25) en quel aspect du
changement consiste le temps : c’en est le nombre. Il le fait de la même
manière : en se fondant sur notre façon de reconnaître du temps et du
changement.
Manifestement, en effet, on prend
conscience qu’il y a du temps quand on perçoit des termes distincts dans un
changement et qu’on aperçoit quelque chose entre eux : lorsqu’on saisit
des termes extrêmes distincts de pareil intermédiaire et qu’on les désigne en
esprit comme deux instants[909], l’un antérieur l’autre
postérieur, on en vient à compter de l’antérieur et du postérieur dans le
changement et on dit que voilà du temps[910]. On le reconnaît, c’est
avec l’instant qu’on délimite le temps. Supposons-le pour le moment, cela
deviendra plus manifeste ensuite[911].
Lorsque par contre on perçoit un
seul instant, sans discerner de l’antérieur et du postérieur dans le
changement ; ou lorsqu’on en discerne, mais qu’on prend le même instant comme
fin de l’antérieur et début du postérieur, il ne paraît pas du tout se passer
de temps, vu l’absence de changement. Mais dès qu’on admet un antérieur et un
postérieur, et qu’on les compte[912], on admet qu’il se
passe du temps. La raison en est que le temps n’est rien d’autre que “le nombre
du changement quant à ses parties successives”. On perçoit le temps, justement,
dès qu’on compte des parties successives à l’intérieur d’un changement[913]. Manifestement donc le
temps n’est pas le changement, mais il en découle dans la mesure où ce dernier
se laisse compter ; il en est donc le nombre.
On objectera éventuellement à cette
définition que c’est le temps qui marque un antérieur et un postérieur dans le
changement, ce qui rend la définition circulaire. Cet antérieur et ce
postérieur, devra-t-on répliquer, entrent dans la définition du temps en tant
que causés par la grandeur dans le changement, non du fait d’être mesurés par
le temps. Aussi Aristote a-t-il d’abord montré[914], pour exclure cette
objection, que l’antérieur et le postérieur appartiennent à la grandeur avant
d’appartenir au changement, et au changement avant d’appartenir au temps.
#581. — Le Philosophe manifeste
ensuite (219b3) cette définition de
deux manières.
D’abord par un signe : ce avec
quoi on juge qu’il y a plus ou moins d’une chose, c’est son nombre ; or on juge
qu’il y a plus ou moins de changement avec son temps ; celui-ci est donc son
nombre.
Il la manifeste ensuite (219b5) en apportant une
précision sur le nombre. Le nombre, dit-il, se dit en deux sens. En un sens, il
est ce qu’on compte de fait, ce qui prête à nombre ; par exemple dix hommes ou
dix chevaux. C’est ce qu’on appelle le nombre ‘nombré’, parce qu’il s’agit d’un
nombre appliqué à des choses qu’on compte. En l’autre sens, on appelle nombre
ce avec quoi on compte : le nombre lui-même pris absolument, comme deux,
trois, quatre. Or le temps n’est pas le nombre avec lequel on compte ; le
nombre de n’importe quoi serait alors du temps. C’est au contraire un nombre
nombré, car c’est le nombre même des parties successives du changement qu’on
désigne comme temps ; ou encore ces parties successives elles-mêmes une fois
comptées.
Voilà pourquoi, bien que le nombre
constitue une quantité discrète, le temps reste une quantité continue :
c’est à cause de la réalité comptée. Pareillement, dix mesures de tissu restent
une réalité continue, même si le nombre dix constitue une quantité discrète.
Instant et temps, identiques et différents
412.
219b9
Tout comme
le changement en est sans cesse un autre, de même le temps. Néanmoins, tout
temps simultané est le même[915] : l’instant, en
effet, est toujours le même, quoi qu’il soit[916]. Cependant, son essence
varie[917], du fait qu’il soit
antérieur ou postérieur, et c’est sous ce rapport qu’il mesure le temps[918].
413.
219b12
En un sens,
il s’agit toujours du même instant, mais en un autre ce n’est pas le cas. Pour
autant qu’on le trouve sans cesse ailleurs dans le changement, il en est un
autre ; voilà son essence ; mais quant à la réalité qui détient cette essence,
il reste la même.
414.
219b15
On l’a déjà
dit : le changement se conforme à la grandeur, et le temps au changement.
Pareillement, le mobile[919] s’assimile au
point : c’est par lui qu’on connaît le changement, avec ce qu’il présente
d’antérieur et de postérieur[920]. Quant à ce qu’il peut
bien être, il demeure le même[921] : point, pierre,
quoi que ce soit ; cependant quant à sa définition, il devient sans cesse un
autre[922], au sens où les
sophistes prétendent rencontrer un autre Coriscos au théâtre[923] et à l’agora ; de fait,
être à l’un ou l’autre endroit, c’est autre chose. L’instant s’assimile au
mobile comme le temps au changement : c’est grâce au mobile qu’on reconnaît
de l’antérieur et du postérieur dans le changement, mais en tant que
susceptible d’un nombre cet antérieur et ce postérieur est l’instant[924]. Concernant les
instants aussi, par conséquent, le sujet qu’ils peuvent bien être demeure le
même, car c’est lui qui constitue l’antérieur et le postérieur dans le
changement ; mais son essence varie[925], car en tant que
susceptible d’un nombre l’antérieur et le postérieur est l’instant[926].
L’instant mesure le temps
415.
219b28
Ils sont ce
qu’on connaît le mieux. Aussi est-ce par le mobile qu’on connaît le changement
et par le voyageur[927] qu’on connaît le
déplacement. C’est que le second est telle chose[928], mais le changement,
non. En un sens, donc, l’instant demeure toujours le même, mais en un autre,
non, car c’est le cas du mobile[929].
L’instant, ‘unité’ du temps
416.
219b33
Manifestement,
sans temps, il n’y aurait pas d’instant et sans instant, il n’y aurait pas de
temps. Le mobile et le déplacement vont ensemble, en effet, et de même leurs
nombres. Or le temps est le nombre du déplacement[930], tandis que l’instant,
à l’instar du mobile, est un peu comme l’unité de ce nombre[931].
L’instant divise et continue le temps
417.
220a4
De plus,
l’instant assure la continuité du temps et celui-ci se divise d’après lui. Cela
se conforme au déplacement et à son mobile. En effet, le changement et le
déplacement doivent leur unité à leur mobile, du fait qu’il reste unique et
n’en devienne pas un quelconque autre, ce qui romprait l’unité. Il varie de
notion, toutefois, et cela détermine le changement comme antérieur ou
postérieur.
418.
220a9
D’ailleurs,
cela s’ensuit aussi en un sens du point, car le point aussi assure la continuité
de la longueur et lui procure un terme : il est début de telle longueur et
fin de telle autre. Toutefois, quand on use ainsi d’un point unique comme si
c’en était deux, il faut un repos, puisque le même point sera début et fin.
L’instant, lui, du fait que le mobile se déplace, en est sans cesse un autre.
Par conséquent, le temps est nombre, non pas comme le même point sert de début
et de fin, mais plutôt comme les points extrêmes de la même ligne. Et il ne
s’agit pas de parties, pour la raison donnée : en prenant le point
intermédiaire comme si c’en était deux, il se produirait un repos.
L’instant n’est pas une partie du temps
419.
220a18
Manifestement
encore, l’instant n’est pas une partie pour le temps, ni sa division[932] une partie du
changement, comme les points n’en sont pas non plus pour la ligne. Plutôt, il
faut deux lignes comme parties d’une ligne. Bref, en tant que limite, l’instant
n’est pas du temps, mais y a rapport[933]. Par contre, en tant
qu’il dénombre, il constitue un nombre[934]. Les limites ne valent
de fait que pour la chose qu’elles limitent, tandis que son nombre, celui par
exemple de tels chevaux, la dizaine, s’applique à bien d’autres[935].
#582. — Une fois montré ce qu’est
le temps, le Philosophe traite de l’instant.
Il vérifie d’abord si c’est le même
instant qu’on trouve tout au cours du temps, ou si c’en est sans cesse un
autre, une difficulté qu’on a déjà soulevée[936]. Puis (219b33), partant de là, il
explique les façons de parler de l’instant.
Le premier point se divise en trois
: le Philosophe déclare d’abord qu’en un sens l’instant reste le même et en un
autre non, puis (219b12)
explique cette distinction et enfin (219b15) la prouve.
#583. — Le temps étant le nombre du
changement, dit-il, ses parties en sont sans cesse d’autres, comme celles du
changement. Néanmoins, ce qui du temps entier existe simultanément est la même
chose : c’est l’instant présent. En sa réalité, certes, il est toujours le
même, mais en sa définition, il diffère du fait de se trouver antérieur ou
postérieur. Aussi l’instant ne mesure-t-il pas le temps du fait de constituer
une même réalité, mais du fait de différer en définition et de se trouver ou
antérieur ou postérieur.
#584. — Le Philosophe explique
ensuite (219b12) cette distinction. En
un sens, répète-t-il, l’instant est toujours le même, mais en un autre, non. À
le trouver sans cesse ailleurs dans la succession du temps et du changement, il
en est sans cesse un autre, jamais le même. Voilà le sens de la remarque
précédente, à l’effet que “son essence varie” : on le définit ainsi qu’on
l’observe dans le cours du temps et du changement. Mais en ce qu’il a de réel,
il est toujours le même[937].
#585. — Le Philosophe prouve
ensuite (219b15) ces dires :
d’abord, que l’instant reste le même en réalité, alors que sa définition varie,
puis (219b28) qu’il mesure le temps.
Tout d’abord, rappelle-t-il, quant
à leur continuité et au fait de présenter de l’antérieur et du postérieur, le
changement reçoit cela de la grandeur et le temps le reçoit du changement.
Imaginons donc, avec les géomètres, qu’en se déplaçant le point produise la
ligne ; il faudra que quelque chose joue le même rôle dans le temps, comme
c’est le cas aussi dans le changement. Or si c’est le point, en se déplaçant,
qui produit la ligne, c’est aussi lui qui dans son déplacement fait prendre
conscience du changement et de ce qu’il présente d’antérieur et de postérieur.
Le changement ne se perçoit en effet que du fait que le mobile tienne sans
cesse une disposition différente ; c’est aussi la disposition précédente du mobile
qui révèle la partie antérieure du changement, et sa disposition subséquente
qui révèle sa partie postérieure. Ce mobile-là, par lequel on prend
connaissance du changement et de ce qu’il présente d’antérieur et de
postérieur, qu’il s’agisse d’un point, d’une pierre ou de quoi que ce soit
d’autre, en ce qu’il a d’entité, quelle qu’elle soit, reste le même, à savoir,
le même sujet, mais en est un autre en sa définition. C’est en ce sens que les
sophistes attribuent d’être un ‘autre’, quand ils disent qu’on a un autre
Coriscos au théâtre et au forum, commettant ce sophisme de l’accident : “Se
trouver au forum est autre chose que se trouver au théâtre ; or Coriscos est
tantôt au forum tantôt au théâtre ; il est donc autre chose que lui-même.” Le
mobile, c’est donc évident, varie en définition du fait de se trouver ici ou
là, bien qu’il reste le même sujet.
Or tout comme le temps se conforme
au changement, l’instant se conforme au mobile. Le Philosophe le prouve du
fait que c’est grâce au mobile qu’on reconnaît dans le changement de
l’antérieur et du postérieur : quand on trouve le mobile à une partie de
la grandeur où il se déplace, on juge antérieur le changement qui a eu lieu sur
une partie de la grandeur et postérieur celui qui suivra sur l’autre. Pareillement,
lors de la numération du changement faite moyennant le temps, ce qui
distingue l’antérieur et le postérieur du temps, c’est l’instant, terme du
passé et début du futur. L’instant se rapporte donc bien au temps comme le
mobile au changement ; par permutation de rapport, l’instant se rapporte donc
au mobile comme le temps au changement. Or le mobile demeure le même sujet
durant tout le changement, tout en variant en sa définition. L’instant devra
faire de même : demeurer le même sujet, mais varier sans cesse en sa
définition. En effet, le mobile, qui fait distinguer dans le changement de
l’antérieur et du postérieur, demeure le même sujet, mais varie en sa
définition ; or ce qui permet de dénombrer dans le temps des parties
antérieures et des parties postérieures, c’est justement l’instant.
#586. — À partir de cette
considération, on peut facilement se faire une conception de l’éternité.
L’instant, du fait de correspondre à des dispositions différentes du mobile,
fait distinguer dans le temps de l’antérieur et du postérieur ; par son flux,
il produit le temps, comme le point la ligne. Sans cette disposition sans cesse
différente du mobile, on reste avec une substance toujours dans la même
disposition. L’instant se conçoit alors comme toujours stable, sans couler,
sans se trouver tantôt antérieur tantôt postérieur. Tout comme l’instant du
temps se comprend comme le nombre du mobile[938], de même l’instant
de l’éternité se comprend comme le nombre, ou plutôt comme l’unité, de la
réalité qui garde toujours la même disposition.
#587. — Le Philosophe montre
ensuite (219b28) d’où l’instant tient
qu’il mesure le temps.
La raison en est, dit-il, que ce
qu’on connaît le mieux dans le temps, c’est l’instant. Or chaque chose se
mesure par ce qu’on connaît le mieux dans son genre[939]. Cela se montre aussi
avec la relation du changement au mobile, car le changement se connaît par le
mobile, et le déplacement par le voyageur, comme le moins connu par le mieux
connu. C’est que le mobile est “telle chose”, une réalité qui se tient par
elle-même, ce qui n’est pas le cas du changement. Aussi le mobile se connaît-il
avant le changement, et c’est par lui qu’on connaît le changement ; c’est
pareillement par l’instant qu’on connaît le temps.
C’est ainsi que le Philosophe
revient à sa conclusion principale : l’instant en question demeure
toujours le même en un sens, mais en un autre, non, puisqu’il en va
pareillement du mobile[940].
#588. — Le Philosophe rend compte
ensuite (219b33) de dires concernant
l’instant : d’abord que “rien n’existe du temps, sans l’instant”, puis (220a4) que “l’instant divise
et met en continuité les parties du temps”, enfin (220a18) que “l’instant n’est pas une
partie du temps”.
#589. — Manifestement, dit-il, sans
temps il n’y aura pas d’instant ; et sans instant, il n’y aura pas de temps.
Cela ressort de la relation du changement au mobile : le déplacement et
son mobile vont ensemble ; il en va de même de leurs nombres respectifs. Or le
temps est le nombre du déplacement et l’instant se compare au mobile non
certes comme son nombre, puisqu’il est indivisible, mais comme l’unité de
ce nombre. Le temps et l’instant ne vont donc pas l’un sans l’autre. Il faut
toutefois garder à l’esprit que le temps se compare toujours au déplacement,
premier des changements, car le temps est le nombre du premier changement[941].
#590. — Il rend compte ensuite (220a4) de cet autre dire, que
“le temps doit sa continuité et sa division à l’instant” : il le fait
d’abord à partir du changement et du mobile, puis (220a9) à partir de la ligne et du point.
C’est déjà évident[942], dit-il : le temps
à la fois se continue “à l’instant”, c’est-à-dire, grâce à lui, et s’y divise.
Cela s’ensuit de ce qu’on observe dans le déplacement, dont le nombre est le
temps, et chez le mobile, auquel correspond l’instant. Manifestement, en effet,
tout changement tient son unité de son mobile, du fait que celui-ci soit unique
et demeure le même durant tout le changement. Tant qu’on en reste à un
changement unique, le mobile n’est pas indifféremment n’importe quoi, mais
reste la même entité qui s’est mise à se déplacer au début. Si le changement
devenait le fait d’une autre entité, le changement original se perdrait ; il
s’agirait d’un autre changement, celui d’un autre mobile. C’est donc évidemment
le mobile qui donne son unité au changement et qui garantit sa continuité.
En vérité, toutefois, le mobile
varie en définition. C’est en cela qu’il distingue les parties antérieure et
postérieure du changement, car à le regarder sous telle notion ou disposition,
on reconnaît que toute disposition du mobile antérieure relevait d’une partie
antérieure du changement, et que toute disposition subséquente relèvera d’une
partie postérieure. Ainsi donc, le mobile à la fois assure la continuité du
changement et le divise. L’instant fait pareil avec le temps.
#591. — Le Philosophe rend ensuite (220a9) encore compte du même
dire à partir de la ligne et du point. Ce qu’on vient de dire du temps et de
l’instant, dit-il, s’ensuit de quelque manière de ce qui s’observe avec la ligne
et le point, parce que le point assure la continuité de la ligne, mais aussi la
distingue, en constituant le début d’une partie et la fin d’une autre.
Cependant, cela se passe
différemment pour la ligne et le point, et pour le temps et l’instant. C’est
que le point est quelque chose de stable, et la ligne pareillement ; aussi,
peut-on prendre le même point deux fois, et s’en servir comme si c’en était
deux, comme un début et une fin. Lorsqu’on se sert ainsi d’un point comme si
c’en était deux, se produit un repos ; c’est évident lors du changement
réfléchi, où le point qui servait de fin au premier changement sert de début au
second, celui du retour. C’est avec ce fait qu’on prouvera que le changement
réfléchi n’est pas continu, mais implique un repos intermédiaire[943].
Au contraire, l’instant, lui, n’est
pas stable, du fait de correspondre au mobile, sans cesse en déplacement tant
que dure le changement. Pour cette raison, l’instant doit sans cesse changer de
définition[944]. C’est pourquoi le
temps, comme nombre du changement, ne le mesure pas du fait qu’on prenne un
même terme du temps comme début d’un changement et fin d’un autre ; il le fait
plutôt du fait qu’on prenne deux termes de temps, deux instants, qui n’en sont
toutefois pas des parties.
Pourquoi, dans le cas du temps,
cette manière de mesurer plutôt que l’autre où on mesure les parties de la
ligne par le point, qui en est début et fin? C’est pour la raison
mentionnée : on use alors d’un point comme si c’en était deux, de sorte
que se produise un repos intermédiaire, ce qui ne peut arriver avec le temps et
le changement. On ne doit toutefois pas comprendre ici que le même instant ne
constitue pas le début du futur et la fin du passé ; il s’agit plutôt de ce que
percevoir le temps ne découle pas de mesurer le changement avec un seul
instant, mais avec deux, comme indiqué. Autrement, la numération du changement
ferait intervenir le même instant deux fois.
#592. — Le Philosophe rend ensuite (220a18) compte de ce dire, que
“l’instant n’est pas une partie du temps”.
Manifestement, dit-il, l’instant ne
constitue pas une partie du temps. D’ailleurs, ce par quoi on aperçoit le
changement, telle disposition qu’on découvre dans le mobile, ne constitue pas
non plus une partie du changement. Les points non plus ne sont pas des parties
de la ligne ; cela prend deux lignes, en effet, comme parties d’une ligne.
Le Philosophe manifeste les
propriétés du temps à partir du changement et de la ligne, parce que le
changement est continu à cause de la grandeur, et le temps à cause du
changement [945].
L’instant, conclut-il finalement,
en tant que terme, n’est pas du temps, mais concerne le temps comme un terme
concerne ce dont il l’est. Cependant, en tant que le temps, ou l’instant,
intervient comme nombre d’autre chose, l’instant devient aussi le nombre
d’autre chose que du temps. La raison en est qu’un terme ne concerne que ce
dont il est le terme, tandis qu’un nombre peut concerner différents sujets ;
ainsi le nombre dix peut l’être pour des chevaux et pour d’autres réalités.
Ainsi donc, l’instant ne constitue le terme que du temps, mais procure un
nombre pour tous les mobiles qui se déplacent dans le temps.
420.
220a24
Manifestement
donc, le temps est le nombre du changement quant à ses parties successives, et
il est continu, en tant que mesure d’une entité continue.
Pas de temps le plus petit
420. 220a27
Le nombre
le plus petit, à le prendre absolument, c’est la dualité. À le prendre concrètement[946], toutefois, en un sens
il y en a un, en un autre sens non. Pour la ligne, par exemple, en sa pluralité[947], ce qu’il y a de plus
petit, c’est deux, ou une ; mais en sa grandeur[948], elle n’offre rien qui
soit le plus petit, car toute ligne se divise à l’infini[949]. Par suite, il en va
pareillement avec le temps : ce qu’il présente de plus petit, c’est un ou deux,
en nombre, mais il n’en a pas, en grandeur.
Pas de temps rapide ou lent
421. 220a32
Pourquoi[950] on ne le dit pas vite
ou lent, c’est manifeste. On reconnaît plutôt qu’il y en a beaucoup ou peu, et
qu’il est long ou bref : on le dit long ou bref en tant que continu et on
évalue qu’il y en a beaucoup ou peu en tant que nombre. Le temps n’est
cependant ni vite ni lent, car aucun nombre[951] ne l’est.
Le temps jamais le même
422. 220b5
Le temps
simultané est le même partout, mais le temps antérieur n’est pas le même que le
temps postérieur. C’est que le changement présent en est un, tandis que le
changement déjà effectué et celui encore à venir en sont d’autres. Le temps,
d’ailleurs, n’est pas un nombre nombrant, mais nombré. Or celui-ci intervient
avant et après et en est sans cesse un autre, puisque les instants qui les
déterminent en sont eux-mêmes sans cesse d’autres[952]. C’est sans doute le
même et unique nombre, celui de cent chevaux et celui de cent hommes, mais ce
dont il est le nombre est autre chose : les chevaux sont autre chose que
les hommes.
423.
220b12
Ajoutons
que c’est au sens que le même et unique changement peut se répéter, qu’un
temps le peut aussi : l’hiver, par exemple, le printemps, l’automne.
Mesure réciproque du temps et du mouvement
424.
220b14
Par
ailleurs, non seulement le changement se mesure par le temps, mais aussi le
temps par le changement, parce qu’ils se définissent l’un par l’autre. Le
temps, en effet, définit le changement, étant son nombre. Réciproquement, le
changement définit le temps : qu’il y ait beaucoup ou de peu de temps, on
l’évalue en le mesurant par le changement. On mesure d’ailleurs ainsi le nombre
par le nombrable : par exemple, c’est avec le cheval comme unité qu’on
compte le nombre des chevaux[953]. C’est en effet par son
nombre qu’on connaît la pluralité[954] des chevaux, mais c’est
réciproquement avec le cheval comme unité qu’on connaît le nombre précis des
chevaux. Il en va pareillement pour le temps et le changement : on mesure
en effet le changement avec le temps, et le temps avec le changement.
425.
220b24
Il est bien
raisonnable que cela se passe ainsi, car le changement imite[955] la grandeur et le temps
le changement : tous présentent quantité, continuité et divisibilité.
C’est, en effet, parce que la grandeur est de la sorte que le changement hérite
de ces propriétés, et à cause du changement que le temps fait de même. On
mesure aussi la grandeur par le changement et le changement par la
grandeur : le chemin est long, dit-on, si la marche l’est, et la marche
est longue, si elle parcourt un long chemin. On prend de même beaucoup de
temps, si on va loin, et on va loin, si on y met beaucoup de temps.
#593. — Une fois le temps défini,
le Philosophe s’appuie sur la définition donnée pour rendre compte de ce qu’on
dit à son sujet, et ce en quatre points.
Il montre d’abord en quel sens on
reconnaît un temps qui soit le plus petit, et en quel sens non ; en second (220a32), pourquoi on quantifie
le temps comme beaucoup ou peu, bref ou long, mais non comme rapide ou lent ;
en troisième (220b5), en quel sens le temps
est le même et en quel sens non ; en quatrième (220b14), en quel sens c’est par le changement
qu’on connaît le temps, et réciproquement.
#594. — La définition donnée[956] du temps,
rappelle-t-il, le manifeste comme “nombre du changement quant à ses parties
successives”. On l’a aussi manifesté comme une entité continue[957]. Ce n’est pas d’être un
nombre, bien sûr, qui lui confère sa continuité ; celle-ci lui vient plutôt de
ce dont il est le nombre, car il l’est d’une entité continue, le changement[958]. Car le temps n’est pas
un nombre absolu, mais un nombre nombré.
Le nombre au sens absolu en
comporte un minimum, un qui soit tout à fait le plus petit : c’est la dualité.
À considérer un certain nombre concret[959], par contre, celui
d’une entité continue, en un sens il en comporte un minimum, mais en un autre
sens, non. C’est que la pluralité comporte un minimum[960], mais non la grandeur.
Ainsi plusieurs lignes forment une quantité discrète et présentent un minimum à
cet égard : une ou deux lignes ; une, à prendre le minimum absolu en
matière de nombre ; mais deux, à prendre le minimum dans le genre du nombre,
qui ait nature de nombre. Sur le plan de leur grandeur, par contre, les lignes
ne présentent pas de minimum, de ligne qui serait la plus petite, parce que
toute ligne prête toujours à division.
Pareille distinction vaut pour le
temps. Comme quantité discrète, il en offre un qui soit le plus petit : un
ou deux ; un an ou deux ans, par exemple, ou deux jours, ou deux heures. Mais
sur le plan de sa grandeur, aucun temps n’est le plus petit, car tout temps
donné se prête à division en parties plus petites.
#595. — Le Philosophe donne ensuite
(220a32) la raison pour laquelle
le temps ne se quantifie pas comme lent ou rapide, mais plutôt comme beaucoup
ou peu, bref ou long.
Le temps est à la fois un nombre et
une entité continue[961]. En tant que continu,
on le quantifie comme long ou bref, comme la ligne ; en tant que nombre, on dit
qu’il y en a beaucoup ou peu. Par contre, la rapidité et la lenteur ne
conviennent en aucun sens au nombre : ni au nombre absolu, c’est manifeste ; ni
au nombre d’aucune grandeur donnée. En effet, d’être rapide ou lent s’attribue
au changement une fois dénombré ; il se trouve rapide du fait de se dénombrer
avec un temps petit, et lent, pour le motif inverse. Manifestement donc, le
temps ne peut en aucun sens se quantifier comme rapide ou lent.
#596. — Le Philosophe montre
ensuite (220b5) en quel sens le temps
est le même, et en quel sens non : d’abord, comment au sens strict il est
le même et ne l’est pas ; ensuite (220b12), comment il est le même en un
certain sens.
Le temps simultané, dit-il, est le même
partout, c’est-à-dire en regard de tout mobile partout ; en effet, il ne se
différencie pas au regard de mobiles distincts. Il se différencie plutôt en
regard de parties différentes du même changement. C’est pourquoi le temps
antérieur et postérieur n’est pas le même. La raison en est qu’il n’y a qu’un
premier changement actuel dont d’abord et principalement le nombre soit le
temps ; or pour ce changement, ce sont des parties différentes celle déjà
effectuée et parcourue, et celle à venir. Aussi, ce sont également des temps
distincts que le passé et le futur. C’est que le à temps n’est pas un nombre
absolu, mais celui d’une entité nombrée : les parties antérieure et
postérieure du changement ; pour ce nombre, ses parties successives en sont
sans cesse d’autres, du fait que les instants qui les déterminent en soient
eux-mêmes sans cesse d’autres.
Par contre, s’il s’agissait d’un
nombre absolu, le même temps mesurerait le changement passé et le futur,
puisque c’est le même et unique nombre absolu avec lequel on compte des objets
distincts ; cent chevaux et cent hommes, par exemple. À
l’inverse, le nombre nombré change avec ses objets : cent chevaux
sont autre chose que cent hommes. Or le temps est le nombre des
parties successives dans le changement et ces parties ne sont pas les
mêmes, correspondant à ce qu’il y a de réalisé dans le changement et à ce qui
en reste à venir ; aussi le temps passé se distingue-t-il du futur.
#597. — Le Philosophe montre
ensuite (220b12) qu’en un certain sens
le même temps se répète.
Le même et unique changement,
dit-il, peut se répéter ; de la même façon, le même et unique temps peut aussi
le faire. Le même et unique changement, toutefois, se répète spécifiquement,
mais non numériquement : sous le même signe du Bélier sous lequel le
soleil se déplaçait en premier, il le fera aussi plus tard. Aussi, de même
qu’il y a eu hiver, printemps, été et automne, il en ira encore de même,
quoique non numériquement, mais spécifiquement.
#598. — Il montre ensuite (220b14) que si le changement se
connaît par le temps, de même aussi le temps par le changement. Il le fait
d’abord à partir de la définition du nombre et du nombré, puis (220b24) de la ressemblance
entre grandeur et changement.
Non seulement, dit-il, le
changement se mesure par le temps, mais aussi le temps par le changement, du
fait qu’ils se définissent réciproquement. En effet, la quantité de l’un doit
se prendre d’après la quantité de l’autre. Que le temps mesure le changement
vient de ce qu’il soit son nombre ; mais réciproquement le changement mesure le
temps quant à nous. En effet, la quantité de temps se perçoit parfois à partir
du changement, quand par exemple on compte beaucoup ou peu de temps d’après une
mesure de changement claire pour nous ; c’est que parfois le nombre même se
connaît par le nombrable, et réciproquement. Ainsi une pluralité de chevaux
se connaît par leur nombre, mais c’est par un cheval que se connaît le nombre
de chevaux. En effet, impossible de savoir combien il y a de milliers sans
savoir ce qu’est un millier. Il en va pareillement avec le temps et le
changement : lorsque pour nous la quantité de temps est claire, mais la
quantité de changement ignorée, alors le changement se mesure par le temps ; il
en va à l’inverse quand c’est le changement qui est connu et le temps qui est
ignoré.
#599. — Le Philosophe montre
ensuite (220b24) la même chose en
prenant appui sur une comparaison entre changement et grandeur. Ce qu’on vient de dire du temps et du changement
arrive avec raison, dit-il. Le changement imite la grandeur en
quantité, continuité et divisibilité ; le temps fait de même avec le
changement. Ces propriétés appartiennent au changement à cause de la grandeur,
et au temps à cause du changement. Or la grandeur se mesure par le changement
et le changement par la grandeur : il y a beaucoup de chemin, dit-on,
quand on a l’impression d’avoir beaucoup marché ; réciproquement, à regarder
la longueur du chemin, on considère avoir beaucoup marché. Il en va aussi de
même du temps et du changement[962].
Le cas du changement
426.
220b32
Le temps
est la mesure du changement et de l’acte de changer. Il le mesure du fait qu’on
ait assigné à tel changement particulier de mesurer le changement en son
entier, comme la coudée mesure la longueur, du fait qu’on ait assigné à telle
grandeur particulière de mesurer la grandeur en son entier. Ainsi, pour le
changement, être en un temps c’est être mesuré par lui, en soi et en son
existence, car le temps mesure les deux ensemble. Voilà ce qu’est pour le
changement être en un temps : c’est avoir son existence mesurée.
Les autres cas
427. 221a7
Manifestement,
par conséquent, pour le reste aussi, être en un temps c’est avoir son existence
mesurée par lui. En effet, être en un temps comporte deux sens : l’un, exister
alors que ce temps existe ; l’autre, comme on attribue à certaines choses
d’être en un nombre, ce qui signifie ou bien comme sa partie ou sa propriété,
et en général comme un aspect de ce nombre, ou bien du fait qu’il y en ait ce
nombre. Ainsi, le temps étant nombre, tout instant, antérieur et quoi que ce
soit de tel sont en un temps, comme l’unité, l’impair et le pair sont en un
nombre. Les uns sont des aspects de ce nombre et les autres en sont de ce
temps. Or on est en un temps au sens où on est en un nombre ; dans ce cas, on
est contenu par un nombre, comme, étant en un lieu, on l’est par ce lieu[963]. Manifestement, être en
un temps ne revient pas à exister alors que ce temps le fait, comme être en un
changement et se trouver en un lieu ne reviennent pas à exister simultanément à
eux. En effet, si c’était ainsi qu’on était quelque part, tout serait en
n’importe quoi ; le ciel même serait en un grain de mil, puisque simultanément
au grain de mil, le ciel existe aussi. Mais cela est une simple coïncidence,
alors que, si on est en un temps, ce temps doit exister lui aussi et que, si on
est en un changement, ce changement doit exister lui aussi.
Le cas de l’être éternel
428. 221a26
C’est comme
en un nombre qu’on est en un temps. Par conséquent, on peut toujours concevoir
un temps plus grand que quoi que ce soit qui est en lui. Aussi, tout ce qui se
trouve en un temps doit se trouver contenu par lui, à la manière dont tout ce
qui se trouve en quoi que ce soit ; par exemple, ce qui se trouve en un lieu se
trouve contenu par lui.
429. 221a30
Assurément
aussi, on est affecté par le temps. Ainsi, on a coutume de dire qu’il consume,
qu’il fait tout vieillir, qu’on oublie à cause de lui, mais non qu’il fait
apprendre, rajeunir, s’améliorer. C’est qu’il constitue plutôt en soi une
cause de corruption, puisqu’il est le nombre du changement et que le
changement fait sortir de soi.
430. 221b3 Manifestement donc, ce
qui est toujours, en tant que tel, n’est pas en un temps : il n’est
contenu par aucun et son être n’est pas non plus mesuré par le temps.
431. 221b5
Le signe en
est que le temps ne l’affecte en rien, comme s’il ne s’y trouvait pas.
Le cas du repos
432. 221b7
Par contre,
le temps, étant mesure du changement, sera aussi par accident celle du repos,
et de fait tout repos est en un temps.
433. 221b9
Ce qui est
en un temps ne change pas aussi forcément que ce qui est en changement, car le
temps n’est pas changement, mais nombre de changement. Or en ce nombre on peut
trouver aussi le mobile qui repose.
434. 221b12
Tout
immobile ne repose pas, mais seulement celui qui, alors qu’il est de nature à
changer, est privé de changement[964]. Par ailleurs, être en
un nombre, c’est en avoir un pour soi et avoir son existence mesurée par lui.
Aussi, si on est en un temps, on est mesuré par lui.
435. 221b16
Précisons
que le temps mesure le mobile en changement ou en repos, en tant qu’il change
ou repose. Il mesure en effet combien il y a de son changement ou de son repos.
Aussi ce n’est pas absolument du mobile qu’on mesure par le temps combien il y
en a, mais de son changement.
436. 221b20
Par
conséquent, tout ce qui n’est ni en mouvement ni en repos n’est en aucun temps.
Être en un temps, en effet, c’est être mesuré par lui et le temps, c’est du
repos et du mouvement qu’il est mesure.
Le cas du non-être
437. 221b23
Manifestement
donc, pas même tout le non-être sera en un temps ; par exemple, ce qui ne se
peut pas du tout, comme que le diamètre soit commensurable au côté. De manière
générale, en effet, comme le temps mesure le changement par soi et le reste par
accident, pour tout ce dont il mesure l’existence, celle-ci consistera à
reposer ou à changer. Donc, tout ce qui se corrompt et s’engendre, et en
général tout ce qui tantôt est, tantôt n’est pas, est forcément en un
temps : il y a un temps plus grand qui excède son existence et mesure sa
substance[965]. Quant au non-être que
le temps contient, certain a déjà été, comme Homère, qui fut jadis, et certain
sera, comme tel événement futur, selon la direction dans laquelle le temps le
contient ; le non-être contenu dans les deux directions, lui, a été et sera.
Par ailleurs, le non-être contenu ni dans l’une ni dans l’autre direction n’a
pas été, n’est pas et ne sera pas. Il s’agit toujours d’un non-être dont l’opposé
est éternellement : par exemple, que le diamètre soit incommensurable,
cela est éternellement, ce ne sera donc pas en un temps ; ni non plus qu’il
soit commensurable : cela n’est jamais, puisque contraire à ce qui est
éternellement. Par contre, tout ce dont le contraire n’est pas éternellement
peut tant être que ne pas être, et il y en a génération et corruption.
#600. — Une fois traité
le temps en lui-même, le Philosophe s’intéresse au temps en comparaison de ce
qui est en lui.
Il le fait en deux points,
comparant le temps d’abord à ce qui est en lui, puis (222a10) à ce qui est en l’instant.
Le premier point se divise en deux
: le Philosophe compare d’abord le temps au changement, puis (221a7) à ce qu’on trouve
d’autre en lui.
#601. — Le changement et le reste
ne se comparent pas de la même manière au temps. Le changement se mesure par
le temps à la fois en ce qu’il est et en sa durée ou son existence. Le reste,
par contre, homme ou pierre, par exemple, se mesure par lui quant à son existence
ou sa durée, du fait d’avoir son existence soumise au changement. En ce qu’il
est, par contre, il ne se mesure pas par le temps ; c’est plutôt à l’instant du
temps qu’il correspond[966].
Le temps, dit-il, est la mesure du
changement même, “de l’acte de changer”, par quoi il donne à entendre sa durée.
Par ailleurs, le temps mesure le
changement du fait qu’on fixe comme temps telle partie du changement pour en
mesurer le tout. Il le faut, puisque que tout se mesure avec une unité de son
genre[967]. On le voit bien dans
les mesures de grandeurs : la coudée mesure toute la longueur d’un morceau
d’étoffe ou d’un chemin, parce qu’elle fixe une partie de cette longueur pour
en mesurer le tout. C’est pareillement qu’avec une partie de changement le
temps le mesure en entier : avec celui d’une heure, on mesure celui du
jour entier ; avec celui du jour, on mesure celui de l’année. Puisque donc le
changement se mesure avec le temps, ce n’est pas autre chose pour lui être en
un temps que d’être mesuré par ce temps, à la fois en ce qu’il est et en sa
durée ; car c’est sous les deux rapports qu’il est mesuré par le temps.
#602. — Le Philosophe montre
ensuite (221a7) comment le temps se
rapporte au reste : d’abord en quel sens d’autres réalités sont en un
temps, puis (221a26) à quelles réalités il
convient d’y être.
Pour le changement, rappelle-t-il,
être en un temps, c’est être mesuré par lui à la fois en soi et en son
existence. Manifestement, c’est donc aussi la même chose, pour le reste, d’être
en un temps et d’être mesuré par lui, bien que non en soi-même, mais seulement
en son existence. Car c’est par soi que le changement est mesuré par le temps,
mais le reste ne l’est que pour autant qu’il comporte changement.
Voici comment le Philosophe montre
qu’être en un temps est la même chose[968] que d’avoir son
existence mesurée par ce temps. Être en un temps peut s’entendre en deux sens :
en l’un, y être du fait d’une existence simultanée à la sienne ; en l’autre, y
être comme on se trouve en un nombre. Ce second sens est lui aussi
double. En un sens, on se trouve en un nombre comme sa partie, comme deux
en quatre, ou comme sa propriété, comme le pair et l’impair, ou quoi que ce
soit d’autre qui appartienne à un nombre comme tel. En l’autre sens, on
attribue à quelque chose d’être en un nombre non du fait d’en être un aspect,
mais parce que ce nombre le concerne comme à ce qu’il dénombre, comme des gens
se font attribuer d’être en tel ou tel nombre.
Le temps étant un nombre, on peut
s’y trouver dans les deux sens. L’instant, l’antérieur, le postérieur et tout
ce qui est de la sorte sont en un temps comme sont en un nombre l’unité, sa
partie, le pair et l’impair, ses propriétés, et aussi le superflu et le
parfait. On qualifie un nombre de ‘parfait’ quand il est fait de parties qui le
mesurent ; par exemple, le nombre six se mesure par un, deux et trois, qui
ensemble font six. On en qualifie un autre de ‘superflu’, quand les parties qui
le mesurent excèdent son tout ; par exemple, douze, mesuré par un, deux, trois,
quatre et six, qui ensemble font seize. En ce sens, on est en un temps comme de
ses aspects. Mais ce qui n’en est pas un aspect se fait attribuer d’être en lui
comme un nombré en son nombre. Par conséquent, ce qui est en un temps doit se
trouver contenu par ce temps comme par un nombre ; de la manière dont ce qui
est en un lieu est contenu par ce lieu comme par une mesure[969].
Le Philosophe explique ensuite le
premier sens dont on est en un temps. Manifestement, dit-il, ce n’est pas la
même chose être en un temps et être alors que ce temps existe, comme aussi ce
n’est pas la même chose être en un changement ou en un lieu, et être simultanément
à eux. Autrement, il s’ensuivrait que tout serait en n’importe quoi ; par
exemple, le ciel serait en un grain de mil, puisqu’alors qu’existe ce grain de
mil, le ciel existe aussi.
Les deux sont différents :
lorsqu’une chose existe au moment où une autre le fait, leur simultanéité est
accidentelle ; mais la simultanéité est une nécessité, entre une chose et ce
en quoi elle se trouve comme en sa mesure. Par exemple, pour un temps et ce qui
s’y trouve, pour un changement et ce qui s’y trouve, leur simultanéité est une
nécessité.
#603. — Le Philosophe montre
ensuite (221a26) à quoi convient de se
trouver en un temps : il montre d’abord que tout être n’y est pas, ensuite
(221b23) que tout non-être non
plus.
Le premier point se divise en deux
: le Philosophe montre d’abord que ce qui est toujours n’est pas en un temps,
puis (221b7) que néanmoins ce qui
est en repos, en tant que tel, y est.
Le premier point se divise encore
en deux : le Philosophe présente d’abord les notions dont il va procéder pour
montrer son propos, puis (221b3) le conclut.
Il présente deux notions.
Voici la première. Toute chose est
en un temps comme un nombré en son nombre. On doit donc toujours pouvoir
admettre un temps plus grand que quoi que ce soit qui s’y trouve, comme on peut
toujours admettre un nombre plus grand que quoi que ce soit qu’on dénombre.
Pour cette raison, tout ce qui est en un temps doit se trouver tout à fait
contenu et renfermé en lui comme tout ce qui se trouve en un lieu se trouve
renfermé en lui.
#604. — Voici la seconde notion (221a30). Tout ce qui est en un
temps en est affecté, au sens d’une détérioration. Le Philosophe le prouve à
partir de la manière habituelle de parler. Le passage du temps “consume”,
a-t-on coutume de dire, il pourrit et corrompt. Et encore : le temps “fait
tout vieillir” ce qui s’y trouve. Et : avec le temps on tombe en oubli ;
de fait, ce qu’on connaît depuis peu se garde en mémoire, mais une longue durée
le fait s’évanouir.
Pour qu’on n’attribue pas au temps
autant la perfection que la détérioration, il l’exclut ensuite, en niant les
trois perfections corrélatives aux trois détériorations signalées.
“Le temps fait oublier”, disait-il
; il ne fait pas apprendre, précise-t-il : à rester longtemps oisif sans
s’efforcer d’apprendre, le temps ne fait pas apprendre comme il fait oublier.
“Le temps fait tout vieillir”,
disait-il ; mais rien ne se renouvelle grâce au temps, précise-t-il : du seul
fait de durer longtemps, on ne devient pas neuf, mais ancien.
“Le temps consume”, disait-il ; le
temps n’améliore pas, précise-t-il : il ne complète ni ne parfait, mais
plutôt consume et corrompt. La raison en est que le temps corrompt tout, même
en l’absence apparente de toute autre source de corruption. La définition même
du temps l’annonce : le temps est le nombre du changement ; il appartient
donc à sa nature d’écarter tout être de sa disposition initiale. Comme le temps
est le nombre du premier changement, source pour tout mobile de son aptitude à
changer, sa durée oblige tout ce qui s’y trouve à quitter sa propre disposition.
#605. — Le Philosophe conclut
ensuite (221b3) son propos sur la base
de ces notions. Il part d’abord de la première. Tout ce qui se trouve en un
temps, a-t-on montré, est contenu par lui ; par contre, aucun ne contient ce
qui est toujours, puisque ce dernier l’excède. Son “être”, c’est-à-dire sa
durée, ne se mesure pas non plus avec le temps, puisqu’il dure à l’infini,
lequel exclut toute mesure. Ce qui existe toujours n’est donc en aucun temps.
Mais c’est seulement vrai en tant qu’il est toujours. En effet, les corps
célestes existent toujours, quant à l’existence de leur substance, mais non
quant à leur lieu ; aussi leur durée ne se mesure-t-elle pas avec le temps,
mais leur déplacement oui.
Il prouve ensuite (221b5) la même chose à partir
de la seconde notion présentée. Un signe, dit-il encore, que ce qui est
toujours n’est en aucun temps, c’est que le temps ne l’affecte pas, comme s’il
ne s’y trouvait pas. Il ne se consume ni ne vieillit, comme on a attribué de le
faire à ce qui est en un temps.
#606. — Ce qui est toujours n’est
en aucun temps, le Philosophe vient de le montrer. Mais ce qui repose conserve
lui aussi sa disposition. On pourrait en croire que ce dernier, en tant que
tel, n’admet pas la mesure du temps. Pour l’exclure, le Philosophe montre (221b7), en cinq points, que le
temps mesure aussi le repos.
Il propose d’abord son intention :
comme le temps est par soi la mesure du changement, dit-il, il sera aussi par
accident la mesure du repos, puisque tout repos est en un temps, comme tout
changement.
#607. — Il exclut en second (221b9) une occasion d’avoir
l’impression que le repos n’est pas mesuré par le temps. Ce dernier est la
mesure du changement. Aussi pourrait-on croire que le mobile en repos, ne se
trouvant plus en changement, n’est en aucun temps. Tout ce qui est en un temps,
dit-il, afin d’écarter cette impression, ne change pas forcément, comme le fait
par contre tout ce qui est en changement ; c’est que le temps n’est pas
changement, mais nombre de changement. Or en un nombre de changement on peut
trouver non seulement le mobile qui change, mais aussi celui qui repose.
#608. — En troisième (221b12), le Philosophe prouve
son propos : que le mobile en repos est en un nombre de changement, de
sorte que ce temps le mesure.
Pour ce faire, il affirme que ne
repose pas tout ce qui est immobile, tout ce qui ne change pas. On repose
seulement si on est privé de changement alors qu’on serait apte de nature à
changer : en fait, cela change dont l’immobilité est repos[970]. Le repos, en effet,
n’est pas la négation du changement, mais sa privation. Ainsi appert-il que
l’essence de l’être en repos en est une de mobile. Aussi, comme l’existence
du mobile se déroule en un temps et se mesure par lui, celle du mobile en repos
se mesure aussi par le temps. Ici, on parle d’une chose en un temps comme en
son nombre, parce que la chose même a un nombre, mais que c’est son existence
qu’on mesure avec le nombre du temps. Manifestement donc, le mobile en repos
se trouve en un temps et est mesuré par lui, non en tant qu’en repos, mais en
tant que mobile. C’est pour cette raison que le Philosophe a annoncé que le
temps est par soi la mesure du changement, mais par accident celle du repos.
#609. — Le Philosophe montre en
quatrième (221b16) sous quel rapport le
mobile en changement ou en repos est mesuré par le temps.
Le temps, dit-il, mesure le mobile
en changement ou en repos non pas en tant qu’il s’agit d’une pierre ou d’un
homme, mais en tant qu’il se trouve en changement ou en repos. La mensuration,
en effet, concerne proprement la quantité ; c’est donc ce dont la quantité est
mesurée par le temps qui se trouve proprement mesuré par lui. Avec la
mensuration du temps, on connaît combien il y a de changement et combien il y a
de repos ; mais non combien il y a du mobile. Aussi le mobile ne se mesure-t-il
pas par le temps quant à sa propre quantité absolument, mais quant à celle de
son changement. D’où appert que le temps constitue proprement la mesure du
changement et du repos ; mais du changement par soi, tandis que du repos par
accident.
#610. — Le Philosophe induit en
cinquième (221b20) un corollaire : si
on n’est mesuré par le temps que pour autant qu’on est en changement ou en
repos, il s’ensuit que tout ce qui, comme les substances séparées, n’est ni en
l’un ni en l’autre, n’est en aucun temps, puisque cela impliquerait d’être
mesuré par lui. Or c’est devenu manifeste : le temps est la mesure du
changement et du repos[971].
#611. — Le Philosophe montre
ensuite (221b23) que tout non-être n’est
pas non plus en un temps.
C’est devenu manifeste[972], dit-il, pas même tout
non-être se trouve en un temps. C’est le cas de ce qui ne peut pas du tout
être, comme le diamètre du carré commensurable à son côté. C’est, en effet, une
chose impossible, qui ne peut jamais se réaliser. Le temps ne mesure pas ce
genre d’entités.
Voici comment le Philosophe le
prouve. Le temps constitue en premier et par soi la mesure du changement ; le
reste ne se mesure par lui que par accident. Tout ce qui se mesure par le temps
peut donc se trouver en changement ou en repos. Aussi, ce qui s’engendre et se
corrompt, et tout ce qui tantôt existe, tantôt n’existe pas, du fait d’être en
changement ou en repos, se trouve en un temps : il y a un temps plus grand
qu’eux qui, du fait d’excéder leur durée, mesure leurs substances, quoique non
en leur essence, mais en leur existence ou durée.
Quant au non-être qui se trouve
tout de même contenu en un temps, il s’agit de non-êtres qui ou bien ont déjà
été, comme Homère, ou bien seront, comme tel événement futur, ou bien seront
et ont déjà été, s’ils se trouvent contenus à la fois dans le passé et le
futur. Mais le non-être qui ne se trouve d’aucune façon contenu en un temps,
celui-là n’est pas, n’a pas été et ne sera pas. Il s’agit de non-êtres qui ne
sont jamais et dont l’opposé est éternellement : que le diamètre soit
incommensurable au côté, par exemple, cela est éternellement et pour autant ne
se mesure pas avec le temps ; pour la même raison, son contraire, que le
diamètre soit “summetron”, c’est-à-dire, commensurable au côté, cela
non plus ne se mesure pas avec le temps. Aussi, cela n’est jamais, puisque
contraire à ce qui est éternellement.
Par contre, tout ce dont le
contraire n’est pas éternellement peut être comme ne pas être, a génération et
corruption, et se mesure avec le temps.
Sens principal de l’instant
438. 222a10
L’instant
assure la continuité du temps[973], car il met en
continuité les temps passé et futur. Il devient aussi le terme du temps en général[974],
se trouvant début d’un temps et fin d’un autre. Mais cela n’est pas aussi
manifeste que dans le cas du point, car lui il est stable.
439.
222a14
C’est en
puissance qu’il divise ; sous ce rapport, l’instant en est sans cesse un autre.
En tant qu’il unit, par contre, il reste toujours le même. Il en va comme pour
les lignes mathématiques : un point a beau être unique[975], il n’est pas toujours
le même pour l’intelligence[976] : pour des lignes
qu’on divise, il en devient deux distincts[977] ; mais tant qu’il n’y a
qu’une ligne[978], il reste le même sous
tout rapport[979]. De même aussi,
l’instant est d’un côté division en puissance du temps, de l’autre terme et
union pour ses deux parties.
440.
222a19
Bref, c’est
le même instant d’après lequel s’effectue la division comme l’union, mais son
essence ne demeure pas la même. Voilà un sens de l’instant.
Autre sens de l’instant
441.
222a21
Un autre,
c’est quand le temps de l’événement est proche : il viendra à l’instant, puisqu’il
viendra aujourd’hui ; ou il est venu à l’instant, puisqu’il est venu
aujourd’hui. Mais ce qui s’est passé à Troie n’est pas advenu à l’instant, ni
non plus le déluge. Car même si le temps est continu de maintenant à alors, le
temps d’alors n’est pas proche.
Expressions diverses en relation avec l’instant – ‘alors’
442.
222a24
‘Alors’[980] indique un temps défini
en rapport à l’instant antérieur[981]. En ce sens, “alors,
Troie fut prise” et “alors, il y aura[982] une inondation”. Le
temps en question doit se déterminer[983] en rapport à cet
instant de référence. Il y aura donc, entre ce temps et cet instant, une
certaine quantité de temps, et ce vers le passé[984].
L’infinité du temps
443. 222a28
Cependant,
il n’y a aucun temps qui ne soit ‘alors’ ; tout temps a donc ses termes.
Viendra-t-il donc à en manquer? Pourtant non, puisqu’il y a toujours du
changement. Mais en est-ce sans cesse un autre ou est-ce le même à répétition?
Manifestement, il en va du temps comme du changement : si alors on a le même et
unique changement, on aura aussi le même et unique temps ; sinon, ce ne sera
pas le cas. Or l’instant est à la fois fin et début du temps[985], bien que non du
même : fin du passé et début du futur. Il en va comme du cercle, qui
rassemble en quelque sorte dans la même entité le concave et le convexe ; de
même, le temps en est toujours à la fois à son début et à sa fin, et pour cette
raison en paraît toujours un autre. Car ce n’est pas du même temps que
l’instant est début et fin, puisque les opposés se retrouveraient alors
ensemble sous le même rapport. Aussi le temps ne viendra-t-il donc pas à
manquer, puisqu’il en est toujours à son début.
Autres expressions
444. 222b7
‘Tantôt’[986], c’est la partie du
temps futur proche de l’instant présent indivisible : “Quand t’en
vas-tu?” “Tantôt”, répond-il, parce que le temps où il doit le faire est
proche. C’est aussi celle du temps passé non loin de l’instant présent :
“Quand y es-tu allé?” “J’y suis allé tantôt.” Par contre, on n’affirme
pas : “Troie fut détruite tantôt”, parce que c’est trop loin de l’instant
présent.
445. 222b12
‘Récemment’[987] aussi signale la partie
du passé proche de l’instant présent. “Quand y es-tu allé?” “Récemment”,
répond-on, s’il s’agit d’un temps proche de l’instant présent. Mais “jadis”[988], pour un temps éloigné.
Par ailleurs, ‘soudain’[989] marque ce qui a lieu
dans un temps insensible à cause de sa petitesse.
#612. — Le Philosophe vient de
montrer comment le temps se rapporte à ce qui est en lui. Il montre ici
comment, suivant une comparaison à l’instant amène à imposer différents noms
en rapport au temps.
Cela se divise en deux
points : le Philosophe présente d’abord la signification de l’instant,
puis (222a24) celles d’autres
déterminations en rapport à l’instant.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe présente d’abord la signification propre et
principale de l’instant, puis (222a21) sa signification secondaire.
#613. — Le Philosophe fait d’abord
trois affirmations sur l’instant.
Voici la première. L’instant assure
la continuité du passé avec le futur, du fait d’être le terme du temps :
le début du futur, la fin du passé. La chose n’est toutefois pas aussi manifeste
pour l’instant que pour le point. Le point est stable, en effet ; aussi peut-il
se prendre deux fois, l’une comme début et l’autre comme fin, ce qui n’est pas
le cas avec l’instant[990].
Voici la seconde (222a14). Le temps se divise à
l’instant, comme aussi la ligne au point. Cependant, l’instant divise le temps
pour autant qu’on le regarde comme multiple en puissance, à savoir, en tant
qu’on le prend à part comme début de tel temps et comme fin de tel autre. À le
prendre ainsi, on le voit comme des instants différents, mais à le prendre
comme unissant le temps et le mettant en continuité, on le voit comme le même
instant.
Il manifeste cela avec le cas
semblable des lignes mathématiques, où cela est plus clair. Dans les lignes
mathématiques, le point qu’on marque à l’intérieur de la ligne ne se conçoit
pas toujours comme le même : pour autant qu’on divise la ligne, on conçoit le
point qui marque le terme de chacune des deux lignes obtenues comme s’il en
était deux distincts. C’est que les lignes, divisées en acte, se conçoivent
comme contiguës ; or des objets contigus ont leurs termes ensemble, mais
distincts. Pour autant, par contre, que le point assure la continuité des
parties d’une ligne, il reste le même et unique, car les objets continus ont le
même terme. Ainsi en va-t-il aussi de l’instant en regard du temps, car d’une
manière on peut le prendre comme division en puissance du temps, et d’une autre
manière selon qu’il est le terme commun de deux temps, les unissant et assurant
leur continuité.
Voici la troisième (222a19). L’instant qui divise
et met en continuité le temps constitue une même et unique entité, mais varie
en définition. Voilà donc un sens en lequel on dit ‘instant’.
#614. — Le Philosophe présente
ensuite (222a21) une signification
secondaire de l’instant.
On appelle en un autre sens
instant, dit-il, non le terme du temps qui met en continuité le passé avec le
futur, mais le temps proche de l’instant présent, qu’il soit passé ou futur.
Par exemple, “il viendra à l’instant”, dit-on, du fait qu’il viendra
aujourd’hui, et “il est venu à l’instant”, du fait qu’il soit venu aujourd’hui.
Par contre, on ne dit pas que la guerre de Troie ou que le déluge ait eu lieu à
l’instant, parce que le temps a beau être tout entier continu, il n’est
cependant pas tout entier proche de l’instant présent.
#615. — Il présente ensuite (222a24) des expressions
temporelles qui se définissent par l’instant.
D’abord, ce que signifie ‘alors’,
et ce en deux points : il présente d’abord sa signification, puis (222a28) soulève une question.
‘Alors’, dit-il, signifie un temps
défini par un instant antérieur, proche ou éloigné. “Alors, Troie fut détruite
”, peut-on dire, et “alors, il y eut alors une inondation”. Ce qu’on dit être
arrivé ‘alors’ doit se trouver relié à quelque instant précédent. Il faudra
donc admettre, entre le temps dont il est question à présent et cet instant de
référence[991], une certaine quantité
de temps dans la direction de son passé. ‘Alors’, appert-il ainsi, diffère de
la seconde signification de l’instant sous deux aspects : il concerne
toujours le passé[992], mais se rapporte
indifféremment à un événement prochain ou éloigné, tandis qu’‘à l’instant’
se rapporte spécialement à un événement prochain, mais indifféremment au
passé et au futur.
#616. — Le Philosophe soulève
ensuite (222a28) une difficulté à ce
propos, puis la résout.
Le temps qu’on situe ‘alors’,
a-t-il dit, est inclus entre un instant passé et le présent. Aussi tout temps
tel comporte forcément des termes. Or aucun temps ne répugne à se situer
‘alors’. Tout temps, par conséquent,
comporte ses termes. Or tout temps doté de termes vient à manquer. Apparemment
donc, le temps viendra forcément à manquer. Pourtant, comme il y a toujours
changement et que le temps en est le nombre, le temps ne viendra pas à manquer.
Si tout temps comporte ses termes, il faudra concéder soit qu’il en vient sans
cesse un autre, soit que le même se répétera bien des fois. De fait, il doit en
aller pour le temps comme pour le changement : si toujours on a un seul et
même changement, il faudra qu’on ait un seul et même temps ; mais si ce qu’on a
n’est pas un seul et même changement, on n’aura pas non plus un seul et même
temps.
#617. — À l’opinion du Philosophe,
en fait, le changement jamais n’a débuté, ni ne cessera ; son opinion deviendra
évidente au huitième livre[993]. Il faut donc que ce
soit un seul et même changement qui se répète, spécifiquement certes, non
numériquement. En effet, ce n’est pas numériquement, mais spécifiquement, que
la même révolution a lieu maintenant qui a eu lieu auparavant. Cependant, tout
le changement demeure unique par sa continuité, parce qu’une révolution suit
l’autre en continuité[994]. Et il doit en aller
pareillement du temps comme du changement.
C’est pourquoi le Philosophe montre
ensuite que le temps ne viendra jamais à manquer.
L’instant, on se le rappelle, est
début et fin[995], quoique non pour le
même temps : il est fin pour le passé et début pour le futur. De la sorte,
il en va de l’instant comme du cercle, où le concave et le convexe
appartiennent à la même circonférence, mais commandent une définition
distincte, en raison de leur rapport à des objets distincts : le caractère
convexe du cercle se rapporte à ce qui lui est extérieur, tandis que son
caractère concave se rapporte à ce qui lui est intérieur. Or on ne peut saisir
du temps que l’instant[996] ; le temps en est donc
toujours à la fois à son début et à sa fin. C’est pour cela que le temps en
paraît sans cesse un autre : parce que l’instant n’est pas début et fin du même
temps, mais de temps distincts ; autrement, les opposés appartiendraient au
même sujet sous le même rapport. En effet, le début et la fin ont des
définitions opposées : si donc le même instant était début et fin en regard du
même temps, les opposés appartiendraient au même sujet sous le même rapport.
Étant donné, conclut-il ensuite,
que l’instant est à la fois début et fin du temps, ce dernier ne viendra jamais
à manquer : comme le temps ne peut se saisir sans instant[997] et que l’instant est
début du temps, ce dernier en est toujours à son début. Or ce qui en est à son
début n’en est pas à manquer ; le temps ne viendra donc pas à manquer. Avec le
même argument, on peut prouver que le temps n’a jamais commencé, puisque
l’instant est fin du temps.
Mais cet argument vaut à la
condition de supposer qu’il existera toujours du changement, le Philosophe
l’admet lui-même. Cela supposé, en effet, on doit admettre que tout instant du
temps en est début et fin. Par contre, concéder que le changement a commencé ou
finira obligerait un instant à être début du temps, sans en être fin, et un
autre à en être fin, sans en être début, comme dans le cas de la ligne. Dans
une ligne infinie, en effet, n’importe quel point marqué en elle serait début
et fin ; mais dans une ligne finie, on doit admettre un point qui soit début
seulement ou fin seulement. Mais sur cela, on enquêtera davantage au huitième
livre[998].
#618. — Le Philosophe montre
ensuite (222b7) ce que signifie
‘tantôt’. Cette expression a la même
signification que ‘à l’instant’, au second sens de l’instant. On situe
‘tantôt’ ce qui est proche de l’instant présent indivisible, qu’il s’agisse
d’une partie du futur ou d’une partie du passé. Une partie du futur, comme
lorsqu’on demande : “Quand t’en iras-tu?”, et qu’on se fait répondre :
“Tantôt!”, car le temps où de le faire est proche. Et une partie du passé,
comme lorsqu’on demande : “Quand y es-tu allé?”, et qu’on se fait répondre :
“Tantôt!” Ce qui est loin, toutefois, on ne le situe pas ‘tantôt’ : on ne prétend pas que Troie fut
détruite tantôt, parce que l’événement est trop éloigné de l’instant présent.
#619. — Le Philosophe explique
ensuite (222b12) d’autres expressions
de temps.
‘Récemment’ signifie un passé
proche de l’instant présent. Par exemple, si on demande : “Quand un tel
est-il venu?” et qu’on se fasse répondre : “récemment”, du fait qu’il
s’agisse d’un temps passé très proche de l’instant présent. On dit :
‘jadis’, par ailleurs, s’il s’agit d’un passé loin de l’instant présent. Et on
dit ‘soudain’, quand le temps où l’événement se produit est insensible à cause
de sa petitesse.
Un argument
446. 222b16
Par nature,
tout changement dérange. Pourtant, dans le temps tout s’engendre aussi, comme
il se corrompt, ce qui en porte d’aucuns à le qualifier de très sage. Le
Pythagoricien Paron, toutefois, le dénonce plus correctement comme très
indiscipliné, puisqu’on y oublie tout. Manifestement donc, il est par soi
plutôt cause de corruption que de génération car, comme on le disait, par soi
le changement est un destructeur[999] ; il n’est cause de
génération et d’être que par accident.
Un signe
447.
222b22
Un signe
suffisant en est que rien ne s’engendre sans se faire changer ou agir de
quelque manière, tandis qu’on se corrompt sans qu’on nous fasse rien. C’est
d’ailleurs surtout la corruption qu’on attribue de coutume au temps. En vérité,
même elle, ce n’est pas le temps qui la fait, mais il se trouve que ce
changement-là s’effectue en un temps.
448. 222b26
Que donc le
temps existe, ce qu’il est, en combien de sens on parle d’instant, et que signifient
‘alors’, ‘tantôt’, ‘récemment’, ‘jadis’, ‘soudain’, voilà qui est dit.[1000]
1er argument
449.
222b30
Avec toutes
ces précisions, il devient manifeste que tout changement doit s’effectuer et
tout mobile changer en un temps. Tout changement, en effet, implique rapidité
ou lenteur plus ou moins grande, cela se constate en tous les cas. Or on
déclare plus rapide le mobile qui atteint le premier sur une même distance le
même terme donné[1001], en un changement
régulier : s’il s’agit d’un déplacement, par exemple, que les deux
l’effectuent sur la courbe ou sur la droite ; pareillement pour les autres
changements.
2e argument
450. 223a4
Par
ailleurs, c’est en un temps qu’on est antérieur à autre chose, car on est reconnu
tel d’après sa distance à l’instant, lui, la limite entre passé et futur.
Aussi, tout instant se trouvant en un temps, c’est aussi en un temps qu’on sera
antérieur ou postérieur. Où on trouve l’instant, en effet, on trouve aussi
toute distance avec lui. Cependant, on attribue en sens contraire l’antériorité
en regard du passé et du futur : dans le passé, on déclare antérieur ce qui est
plus loin de l’instant, et postérieur ce qui en est plus près ; dans l’avenir,
au contraire, on déclare antérieur ce qui en est plus près, et postérieur ce
qui en est plus loin. Comme donc l’antérieur se trouve en un temps et que tout
changement en implique, tout changement et tout mouvement s’effectuent en un
temps.
#620. — Le Philosophe vient de comparer
le temps et l’instant à ce qui se trouve dans le temps. Il manifeste maintenant
deux notions abordées plus haut[1002] : d’abord, en quel
sens la corruption s’attribue au temps, puis (222b30) en quel sens tout mouvement et
changement s’effectuent en un temps.
La première requiert deux
points : le Philosophe manifeste son propos d’abord avec un argument,
puis (222b22) avec un signe.
#621. — Par définition, dit-il,
tout changement fait sortir le mobile de sa disposition naturelle. Pourtant,
autant la génération que la corruption s’effectue en un temps. Aussi certains
auteurs ont-ils attribué au temps les générations des choses :
l’apprentissage, par exemple, et de pareils changements. Le temps,
disaient-ils, est très sage, puisque c’est en lui que s’accomplit la génération
de la science. Un philosophe du nom de Paron, de l’école des Pythagoriciens, a
soutenu tout au contraire que le temps fait un bien mauvais disciple, puisque
c’est l’oubli qui résulte de sa durée. C’était à meilleur droit, car par soi le
temps produit davantage de corruption que de génération[1003]. La raison en est qu’il
est le nombre du changement. Or le changement est par soi destructif et
corruptif, tandis qu’il n’entraîne génération et être que par accident. Du fait
même de changer, en effet, une chose sort de sa disposition antérieure ; que
celle-ci parvienne à une autre disposition ne se trouve pas impliqué dans la
notion du changement en tant que tel, mais en tant qu’il est fini et parfait.
Cette perfection, c’est l’intention de l’agent qui la confère au changement,
comme il le provoque en vue d’une fin déterminée. Aussi, c’est plutôt la
corruption qui mérite de s’attribuer au changement et au temps, et c’est à
l’agent et au générateur qu’on doit attribuer la génération et l’être.
#622. — Le Philosophe manifeste
ensuite (222b22) la même chose avec un
signe.
Un signe, dit-il, suffit à
confirmer ce qu’on vient d’affirmer : rien ne s’engendre sans l’intervention
claire d’un agent moteur, tandis qu’on se corrompt sans que rien n’y travaille
clairement. On a coutume d’attribuer cette corruption au temps, comme lorsqu’un
vieillard faiblit en raison d’une cause intrinsèque corruptrice qui ne se
montre pas ; certes, quand on succombe sous l’épée, pareille corruption ne
s’attribue pas au temps. Lors de la génération, par contre, il y a toujours
manifestement un générateur, puisque rien ne s’engendre soi-même ; aussi
n’attribue-t-on pas la génération au temps, comme on le fait pour la
corruption. Tout de même, on n’attribue pas la corruption au temps au sens où
celui-ci la produirait, mais parce qu’elle se fait en un temps et que la cause
corruptrice nous échappe.
Finalement, le Philosophe épilogue
que voilà manifestée l’existence du temps, son essence, en combien de sens on
parle d’instant et ce que signifient ‘alors’, ‘tantôt’, ‘récemment’, ‘jadis’ et
‘soudain’.
#623. — Le Philosophe montre
ensuite (222b30) que tout changement
s’effectue en un temps, en usant de deux arguments.
Voici le premier. Tout changement
implique plus ou moins de rapidité ou de lenteur. Or ces qualités se mesurent
avec le temps : on considère que se déplace plus vite le mobile qui
atteint le premier un terme donné en parcourant le même espace. À la condition,
certes, de soumettre les deux déplacements à la même règle. Les deux doivent
être circulaires, par exemple, ou droits ; si l’un est circulaire et l’autre
droit, le premier arrivé au terme ne se déplace pas forcément plus vite. La même condition s’applique aux autres genres de changements. Tout
changement s’effectue donc en un temps.
#624. — Voici son second argument (223a4). Il le fonde sur la
proposition suivante : “C’est en un temps qu’on est antérieur à autre chose.”
Il la manifeste comme suit. On
déclare une partie de changement antérieure à une autre d’après sa distance à
l’instant, terme du passé et du futur. Or tout instant se trouve en un temps.
Donc c’est aussi en un temps qu’une partie est antérieure ou postérieure. Le
même sujet, en effet, doit supporter un instant et sa distance avec autre
chose, comme c’est le même qui supporte un point et sa distance avec un autre
point : une ligne.
On est antérieur, disait le
Philosophe, d’après sa distance à l’instant. Cela, précise-t-il, montre une
proportion inverse dans le passé et dans le futur : dans le passé, on est
antérieur selon qu’on est plus loin de l’instant, et postérieur selon qu’on en
est plus près, tandis que dans le futur il en va à l’inverse. Si donc c’est en
un temps qu’on est antérieur ou postérieur, et que tout changement implique de
l’antérieur et du postérieur, tout changement doit s’effectuer en un temps.
Omniprésence du temps
451. 223a16
Voici
encore qui mérite examen : quel rapport le temps entretient-il donc avec
l’âme et pourquoi donne-t-il l’impression de se trouver partout sur terre, sur
mer et au ciel?
452.
223a18
N’est-ce
pas parce qu’il constitue une passion ou un habitus du changement, se trouvant
son nombre, et parce que tout est mobile, du fait d’occuper un lieu? Or le
temps s’attache au changement, en puissance comme en acte.
Dépendance de l’âme
453. 223a21
On pourrait
se demander si, sans âme, il y aurait quand même du temps.
454.
223a22
En effet,
si rien ne pouvait compter, rien ne pourrait non plus se compter. Manifestement,
il n’y aurait pas non plus de nombre, car le nombre c’est ce qu’on a compté, ou
au moins ce qui peut se compter. Alors, si rien d’autre que l’âme et son
intelligence n’est par nature capable de compter, sans l’âme du temps ne peut
exister.
455.
223a26
Sauf en
autant qu’existe le sujet où le temps réside, le changement, si tant est que du
changement puisse exister sans âme. L’antérieur et le postérieur réside en
effet dans le changement, et ce sont eux le temps, en autant qu’ils se
dénombrent.
Unité du temps
456. 223a29
On pourrait
encore se demander de quel changement le temps est le nombre.
457.
223a30
De tout
changement quel qu’il soit? Il le semble, puisqu’on s’engendre et croît en un
temps, et que c’est encore en un temps qu’on s’altère et se déplace. Tout
changement semblerait donc comporter son nombre, de sorte que le temps serait
celui du changement continu en général et non celui précisément de tel changement.
458.
223b1 Or il se trouve de fait
que des mobiles distincts changent et leurs changements à chacun comportent
nombre. S’agira-t-il de temps distincts, de sorte que deux temps égaux se
trouvent simultanés?
459. 223b3
Pas du
tout, car tout temps égal et simultané est le même[1004] ; ceux qui ne sont pas
simultanés ne sont le même qu’en espèce. Qu’on ait des chiens ou des chevaux,
pour autant qu’on en ait sept, on en a le même nombre. Il en va de même pour
les changements dont les termes sont simultanés : ils ont le même temps, que
l’un soit vite, l’autre non, l’un déplacement, l’autre altération. Leur temps
est le même, du moment que le nombre est égal et simultané pour l’altération et
le déplacement. Aussi distincts et séparés que soient les changements, leur
temps demeure partout le même : c’est qu’on a le même et unique nombre
partout pour des objets égaux et simultanés.
Temps et sphère
460.
223b12
Le
déplacement est le premier des changements[1005], et quant à lui c’est
le déplacement circulaire. Par ailleurs, tout se dénombre avec une unité de
même nature : les unités avec une unité, les chevaux avec un cheval. Le
temps aussi, par conséquent, se dénombre avec un temps défini ; on mesure, tel
qu’annoncé, le temps avec un changement et ce dernier avec un temps.
C’est-à-dire qu’une fois défini tel changement comme temps, on mesure la
quantité de changement et de temps.
461. 223b18
Si donc le
premier mesure tout ce qui lui est prochain, c’est surtout la révolution régulière
qui le fait, parce que c’est son nombre qu’on connaît le mieux. Ni
l’altération, ni la croissance ne sont régulières, en effet, mais le déplacement
est régulier.
462. 223b21
Voilà
pourquoi le temps donne l’impression d’être le déplacement de la sphère :
c’est avec lui qu’on mesure les autres changements et même le temps.
463.
223b23
Voilà aussi
d’où vient qu’on ait coutume de parler comme si les affaires humaines se
déroulaient en cercle, ce qui vaut aussi pour tout ce qui connaît génération et
corruption naturelle. C’est qu’on juge de tout cela avec le temps, et que cela
reçoit sa fin et son début comme si le temps suivait une espèce de circuit. Le
temps lui-même fait l’impression d’une espèce de cercle, impression qui tient
à ce qu’il mesure pareil déplacement et se mesure à son tour d’après lui. En
conséquence, dire que la génération constitue un cercle revient à reconnaître
dans le temps une espèce de cercle. Cette opinion dépend de ce qu’il se mesure
avec le déplacement circulaire. Ce qu’on mesure paraît n’être rien d’autre que
sa mesure, en effet, si ce n’est qu’il faut plusieurs mesures pour constituer
son tout.
Identité du nombre
464.
224a2
Voilà qui
se dit correctement : le nombre des brebis et des chiens est le même, à
condition d’être égal ; mais il ne s’agit pas du même dix, ni non plus des
mêmes dix, comme l’équilatéral et le scalène ne sont pas non plus le même
triangle, même s’ils sont la même figure, les deux étant des triangles. On
reconnaît pour la même chose, en effet, ce qui ne comporte pas de différence,
non ce qui en comporte. Ainsi, un triangle diffère d’un autre moyennant une
différence qui en fait des triangles distincts, mais il ne diffère pas de la
figure et reste dans la seule et même division. En effet, telle figure est un
cercle, telle autre un triangle, et tel triangle est équilatéral, tel autre
scalène. Ces deux derniers relèvent de la même figure, ce sont des triangles,
mais ils ne sont pas le même triangle. De même le nombre est le même, il ne
comporte pas de différence de nombre ; mais il n’est pas le même dix, à cause
de la différence entre ceux à quoi on l’attribue : les uns sont des
chiens, les autres des chevaux. Et voilà pour l’examen du temps, en lui-même et
dans ses propriétés.
#625. — Le Philosophe a traité du
temps. Il écarte maintenant quelques difficultés à son propos.
D’abord concernant l’existence du
temps, puis (223a29) concernant son unité.
Sur son existence, deux
considérations : d’abord deux difficultés, puis (223a18) leur solution.
Voici, dit-il, des difficultés qui
appellent un examen attentif : quel rapport le temps entretient avec
l’âme, et pourquoi il paraît se trouver partout sur terre, sur mer et au ciel.
#626. — Il résout ensuite (223a18) ces difficultés :
d’abord la seconde, plus facile, puis (223a21) la première.
Le temps, dit-il, est un accident
du changement, se trouvant son nombre – c’est l’habitude du Philosophe de donner
à l’accident les noms d’“habitus” et
de “passion” –. Partout où il y a changement, il doit donc se trouver du
temps. Or tous les corps sont mobiles, sinon du fait d’autres changements, au
moins du fait de déplacement, car tous occupent un lieu. Certes, pourrait-on
dire, tous, bien que mobiles, ne changent pas, car certains reposent, de sorte
que le temps ne semble pas les concerner. Pour exclure cette objection, il
ajoute que le temps s’attache au changement, qu’on le prenne en acte ou en
puissance. En effet, tout ce qui peut changer, mais ne change pas en acte, se
trouve en repos. Le temps ne mesure néanmoins pas seulement le changement,
mais aussi le repos[1006]. Donc, partout où il y
a changement, en acte ou en puissance, il se trouve aussi du temps.
#627. — Le Philosophe résout
ensuite (223a21) la première difficulté,
et ce en trois étapes.
Le Philosophe soulève d’abord une
difficulté, puis (223a22)
argumente à son appui et enfin (223a26) la résout.
La difficulté est de savoir si,
sans l’âme, il y aurait quand même du temps ou non.
#628. — Le Philosophe argumente
ensuite (223a22) à l’effet que
non : si rien ne pouvait compter, rien non plus ne pourrait être
comptable, c’est-à-dire, capable de se compter. Or sans rien de comptable, pas
de nombre non plus, car il n’y a de nombre qu’en ce qui est déjà compté en acte
ou comptable en puissance. Sans rien qui puisse compter, donc, pas de nombre
non plus. Or seule l’âme est par nature capable de compter, et parmi les
parties de l’âme, aucune autre que l’intelligence. Car la numération se fait
en rapportant ce qu’on dénombre à une première mesure, et pareil rapport est
réservé à la raison. Sans âme intellective, donc, pas de nombre. Or le temps
est justement un nombre[1007]. Sans âme intellective,
donc, pas de temps.
#629. — Le Philosophe résout
ensuite (223a26) la difficulté.
De deux choses l’une, dit-il :
ou bien pas de temps sans âme ; ou bien, plus justement, il y a du temps même
sans âme, si du changement se peut sans âme. Admettre du changement, en effet,
oblige à admettre aussi du temps, puisque le changement comporte de l’antérieur
et du postérieur, et que ce sont eux, en autant que dénombrables, qui
constituent le temps même.
Pour rendre évidente cette
solution, il faut prendre conscience qu’admettre des entités nombrées contraint
à leur reconnaître un nombre. Par conséquent, c’est à la manière dont ces
entités nombrées dépendent de ce qui les dénombre, que leur nombre en dépend
aussi. Or l’existence d’entités nombrées ne dépend pas de l’intelligence, sauf
de celle qui cause toute chose, l’intelligence divine. Mais pas de
l’intelligence de l’âme. Leur nombre non plus, donc, ne dépend pas de cette
intelligence, mais seulement leur numération effective, acte de l’âme. Ainsi,
des objets sensibles peuvent exister sans que nos sens existent, et des objets
intelligibles sans notre intelligence ; pareillement, des choses qu’on puisse
dénombrer peuvent exister, et avec elles leur nombre, sans que personne ne soit
là pour les dénombrer.
Peut-être toutefois la conditionnelle
introduite en premier reste-t-elle vraie, que si rien ne peut exister qui
puisse compter, rien non plus ne peut exister qui puisse se compter. De même la
suivante est vraie : si rien ne peut exister qui puisse sentir, rien non
plus ne peut exister qui soit sensible. Si existe un objet sensible, en effet,
il peut se sentir, et s’il peut se sentir, il peut exister un sujet apte à le
sentir. Toutefois, il ne s’ensuit pas que s’il existe un objet sensible, il
existe de fait un sujet pour le sentir. Pareillement, cette conséquence se
vérifie : si quoi que ce soit existe qui puisse se compter, autre chose
pourrait exister qui puisse le compter. Si donc rien ne pouvait exister qui
puisse compter, rien non plus ne pourrait exister qui puisse se compter. Mais
cela n’implique pas que si de fait rien n’existe qui puisse compter, rien non
plus n’existe qui puisse se compter, comme le voulait l’objection du
Philosophe.
Si donc le changement avait une
existence fixe dans la réalité, comme la pierre ou le cheval, on pourrait
déclarer absolument que de même aussi que sans l’âme il existe un nombre de
pierres, de même aussi, sans l’âme, existerait le nombre du changement, le
temps. Mais ce n’est pas le cas : le changement n’a pas ainsi une
existence fixe dans la réalité ; il n’en existe même rien en acte dans la
réalité, sauf un aspect de lui indivisible : le moment qui le divise[1008]. La totalité du
changement se tire elle aussi de la pensée de l’âme qui compare les
dispositions du mobile antérieures l’une à l’autre. Pareillement, le temps non
plus n’a pas d’existence hors de l’âme, si ce n’est son instant indivisible. La
totalité du temps tient à l’activité de l’âme qui compare la disposition
antérieure du mobile à sa disposition postérieure[1009]. Aussi le Philosophe le
dit-il expressément : le temps n’existe pas sans l’âme, “sauf en autant
que…”, c’est-à-dire imparfaitement. Cela revient à dire que sans l’âme le
changement aussi ne peut exister qu’imparfaitement.
Avec cela, on résout les arguments
présentés[1010] pour montrer que le
temps n’existe pas, du fait de sa composition de parties qui n’existent pas. On
voit maintenant que de fait il ne détient pas une existence parfaite en dehors
de l’âme, ni le changement non plus.
#630. — Le Philosophe soulève
ensuite (223a29) la question de l’unité
du temps, c’est-à-dire du rapport du temps avec le changement.
Cette considération se divise en
trois : d’abord une difficulté, puis (223a30) sa solution, et enfin (224a2) la manifestation d’une
notion supposée.
Il y a difficulté, dit-il, puisque
le temps est le nombre du changement, à savoir de quel changement ou de quel
type de changement il l’est.
Puis (223a30) le Philosophe résout cette
difficulté.
Il exclut d’abord une fausse
solution, puis (223b12)
présente la vraie.
Le premier point se divise en
trois : d’abord la fausse solution, puis (223b1) sa réprobation, moyennant
réduction à l’absurde et enfin (223b3) la manifestation du caractère impossible de l’absurdité
conclue.
#631. — La première solution serait
que le temps soit le nombre de tout changement quel qu’il soit.
À l’appui, le Philosophe rappelle
que tout changement s’effectue en un temps : la génération, la
croissance, l’altération et le déplacement. Or ce qui convient à tout
changement convient à chaque changement en tant que tel, et s’effectuer en un
temps, c’est être mesuré par lui. Ainsi donc, semblerait-il, tout changement,
quel qu’il soit, possède en tant que tel son nombre. Le temps donc, en tant que
nombre du changement, serait universellement le nombre du changement continu et
non celui d’un changement précis.
#632. — Le Philosophe réprouve
ensuite (223b1) cette solution.
Deux mobiles peuvent changer
simultanément. Or si le temps est le nombre de chaque changement, leurs deux
changements simultanés auront des temps distincts. Par suite, deux temps égaux
se trouveront simultanés, deux jours, par exemple, ou deux heures. Rien d’étonnant,
par contre, à ce que deux temps inégaux se trouvent simultanés : un jour
et une heure, par exemple.
#633. — Le Philosophe montre ensuite
(223b3) l’impossibilité de deux
temps égaux simultanés. C’est que tout temps à la fois simultané et pareil,
c’est-à-dire égal, n’en fait qu’un ; seuls des temps non simultanés peuvent ne
pas être uniques numériquement et l’être seulement spécifiquement, comme un
jour et un autre, une année et une autre.
Le Philosophe le manifeste
moyennant comparaison avec d’autres choses qui se comptent. Sept chevaux et
sept chiens, par exemple, ne diffèrent pas quant à leur nombre, mais le font
quant à leur espèce. Il en va pareillement de tous les changements dont les
termes sont simultanés à la fois quant à leur début et à leur fin. Leur temps
est le même, mais ils commandent des notions distinctes, du fait que l’un soit
vite et l’autre lent, l’un déplacement et l’autre altération. Mais leur temps
reste le même, si l’altération et le déplacement, à les supposer simultanés,
comportent un nombre égal. Ces changements peuvent bien être différents et
distincts, leur temps à tous reste le même, car le même et unique nombre vaut
pour tout ce qui est égal et simultané, où qu’il soit.
#634. — Le Philosophe présente
ensuite (223b12) la vraie solution.
Il la présente en trois points :
d’abord la présentation de prérequis, puis (223b18) la conclusion de la solution sur leur
base et enfin (223b21) la manifestation de
cette solution moyennant citations d’autres auteurs.
Le Philosophe présente trois
prérequis.
Premier prérequis : le
premier, plus simple et plus régulier des changements est le déplacement ; et
parmi les déplacements, c’est le déplacement circulaire[1011].
Second prérequis : chaque
chose se dénombre avec un “étalon prochain”, c’est-à-dire de son genre :
des unités avec une unité, des chevaux avec un cheval[1012]. Le temps doit donc se
mesurer avec un temps donné, comme, on le voit, tout temps se mesure avec le
jour.
Troisième prérequis : le temps
se mesure avec un changement, et le changement avec un temps[1013], car c’est avec un
changement donné et un temps donné qu’on mesure la quantité de n’importe quel
changement et temps.
#635. — Le Philosophe conclut
ensuite (223b18) sur la base de ces
prérequis : si un étalon premier
mesure tout ce qui lui est prochain, c’est-à-dire de son genre, la révolution,
changement le plus régulier, doit mesurer tous les changements. On considère
comme régulier le changement un et uniforme. Pareille régularité ne peut se
trouver dans l’altération ou la croissance, celles-ci ne se trouvant partout ni
continues ni de vitesse égale. Mais on peut trouver de la régularité dans un
déplacement, comme il est capable de continuité et d’uniformité. Seul le
déplacement circulaire est tel, toutefois[1014].
Entre tous les déplacements
circulaires, le premier est le plus uniforme et régulier, lui qui fait tourner
tout le firmament selon le changement diurne. Aussi est-ce cette révolution,
en tant que première, plus simple et plus régulière, qui mesure tous les
changements. Par ailleurs, il faut un changement régulier pour donner la mesure
ou le nombre des autres, parce que toute mesure doit être ce qu’il y a de plus
certain ; or ce sont les choses qui demeurent uniformes qui sont telles.
Voici la conséquence nécessaire à
en tirer : la première révolution mesurant tout changement, et tout
changement se mesurant avec le temps, du fait de se mesurer avec un changement,
le temps est le nombre de la première révolution. C’est d’après elle qu’on mesure
le temps, et en rapport à elle qu’on mesure tous les changements avec une
mesure de temps.
#636. — Le Philosophe confirme
ensuite (223b21) cette solution avec les
opinions d’autres auteurs.
D’abord avec celles d’auteurs dans
l’erreur : ils ont confondu le temps avec le déplacement de la sphère
céleste[1015], parce que c’est avec
ce déplacement qu’on mesure tous les autres changements et même le temps.
Manifestement, en effet, on parle d’un jour ou d’une année complète en portant
son attention sur le déplacement du ciel.
Puis (223b23) avec une manière coutumière de
parler.
C’est parce que le temps est le
nombre de la première révolution, dit-il, qu’on a pris coutume de reconnaître
un cercle dans les affaires humaines, et en tout ce qui change naturellement,
et s’engendre et se corrompt. Tout ce genre de réalités, en effet, se mesure
avec le temps et reçoit son début et sa fin dans le temps, comme si le temps
suivait une espèce de révolution ; c’est que le temps lui-même donne
l’impression d’une espèce de cercle. Cette impression vient encore de ce que le
temps mesure pareille révolution et se mesure lui-même avec elle. Ainsi,
réduire à un cercle ce qui se produit dans le temps revient à reconnaître le
temps lui-même comme un cercle. Tout cela découle du fait que le temps se
mesure avec une révolution. En effet, ce qui se mesure ne paraît pas différer
de sa mesure ; au contraire, plusieurs mesures paraissent constituer un tout,
comme plusieurs unités font un nombre, et plusieurs mesures de drap une
quantité de drap. Et cela est vrai, à prendre la mesure d’un genre.
Ainsi donc, le temps, appert-il,
mesure et dénombre d’abord le premier déplacement circulaire, et par lui tous
les autres changements. Par suite, c’est l’unité du premier changement qui
réduit le temps à n’en être qu’un seul. Quiconque pourtant sent un changement
quelconque perçoit le temps, du fait que le premier changement est responsable
de la mutabilité de tous les mobiles[1016].
#637. — Le Philosophe manifeste
ensuite (224a2) comment on doit
comprendre une notion déjà présentée[1017].
Le même nombre, disait-il, vaut
pour sept chiens et pour sept chevaux ; il montre maintenant en quel sens il
est correct de le dire. Ce l’est, dit-il, si on a un nombre égal d’êtres
différents, de brebis et de chiens, si par exemple tant les brebis que les
chiens sont dix. Mais on ne peut dire qu’être dix soit la même chose pour les
chiens et les brebis, car ce ne sont pas les mêmes dix qui font dix chiens et
dix brebis. La raison en est que le genre peut, avec addition d’unité ou
d’identité, s’attribuer à plusieurs individus dans une espèce, et pareillement
le genre éloigné s’attribuer à plusieurs espèces rangées sous un genre
prochain. Cependant, l’espèce ne peut pas s’attribuer ainsi aux individus,
avec addition d’unité ou d’identité, ni le genre prochain aux différentes
espèces.
Il en propose un exemple. Voici
deux espèces du triangle : l’équilatéral, avec trois côtés égaux, et le scalène,
avec trois côtés inégaux. Or la figure est le genre du triangle. L’équilatéral
et le scalène ne peuvent se dire le même triangle, mais ils peuvent se dire la
même figure, parce que l’un et l’autre sont contenus sous le triangle, une
espèce de figure. Il en donne la raison : lorsque le même et l’autre, le
différent, s’opposent, on peut leur attribuer une identité en dehors de leur
différence, mais pas où réside leur différence. Or manifestement,
l’équilatéral et le scalène diffèrent entre eux par une différence du triangle,
c’est-à-dire par une division propre au triangle ; voilà qui constitue des
espèces différentes du triangle. Par contre, l’équilatéral et le scalène ne
diffèrent pas par une différence de la figure, ils sont contenus sous une seule
et même division de la figure.
Cela appert comme suit. En divisant
la figure en ses espèces, constituées par leurs différences, on trouvera le
cercle, le triangle, et d’autres espèces. Puis, en divisant le triangle, on
trouvera comme espèces à lui l’équilatéral et le scalène. Manifestement donc,
l’équilatéral et le scalène font une seule figure, étant contenus sous une
espèce de figure, le triangle ; mais ils ne font pas un seul triangle, étant
diverses espèces du triangle.
Il en va pareillement dans notre
propos. Le nombre se divise en différentes espèces, dont l’une est dix. On
reconnaît donc à tout ce qui est dix d’avoir un seul nombre, parce que ne
comportant aucune différence de nombre, et se rangeant sous une seule espèce du
nombre. Mais tous ne peuvent se dire le même dix, parce que ce à quoi
s’applique le nombre dix diffère, certains d’entre eux étant des chiens,
d’autres des chevaux.
Aristote paraît avoir introduit
ceci pour que personne, pour soutenir l’unité du temps, se contente de
reconnaître un seul nombre à des choses égales en nombre, bien que différentes.
Leur nombre a beau être le même dix ou le même trois pour ce qui est de l’unité
de l’espèce de nombre, il n’est néanmoins pas absolument le même dix ou le même
trois, à cause de la diversité qui rejoint le nombre de la part de la matière.
Cette raison ferait qu’il n’y aurait qu’un temps spécifiquement, mais non en
nombre. Aussi, pour concevoir l’unité véritable du temps, il faut retourner à
l’unité du premier changement, mesuré en premier par le temps, et par lequel
aussi le temps est mesuré.
Voici donc traité, conclut-il sous
forme d’épilogue, le temps et ce qui touche proprement sa considération.
Livre V - Espèces du changement
Mobiles par accident, par soi et premier
224a21
465. Tout mobile change, tel
par accident, comme le musicien dont on dit qu’il marche, parce que tel qui
marche s’adonne à être musicien ; tel autre absolument, du fait que quelque
chose de lui le fasse, comme tout ce qu’on dit changer en ses parties : le
corps guérit, dit-on, du fait que le fasse l’œil ou la poitrine, parties de
l’ensemble du corps ; tel autre, certes, ni par accident, ni par quoi que ce
soit de lui, mais du fait de changer lui-même en premier[1018]. Voilà le mobile par
soi, différent d’un genre à l’autre : l’altérable, par exemple ; différent
aussi d’une espèce à l’autre : pour l’altération, par exemple, le
guérissable ou le réchauffable.
Mobiles par accident, par soi et premier
224a30 466.
Il en va de même du moteur : tel moteur produit par accident le
changement, tel autre du fait de sa partie, du fait que ce soit quelque aspect
de lui qui le fasse, et tel autre par soi et en premier, comme le médecin
guérit et la main frappe.
Éléments du changement
224a34 467.
Tout changement requiert son moteur premier[1019], son mobile, ainsi que
le temps en lequel il s’effectue. À part cela, il lui faut aussi ses termes
initial et final[1020], car tout changement
va d’un terme à un autre.
224b1 468.
On doit en effet distinguer le mobile premier des termes final et
initial : le bois, le chaud et le froid, par exemple, sont respectivement
le mobile, le terme final et le terme initial. Le changement, manifestement,
s’effectue dans le bois, non en son aspect[1021]. L’aspect, le lieu et
la quantité, en effet, ni ne produisent ni ne subissent le changement. Il y a
donc bien à distinguer moteur, mobile et terme final.
224b7 469.
Par ailleurs, le changement se dénomme plutôt d’après son terme final que
d’après son terme initial. Aussi la corruption est-elle un changement vers le
non-être, même si ce qui se corrompt part de l’être ; et la génération un
changement vers l’être, même si elle part du non-être.
Pas de changement comme terme
224b10 470.
Ce qu’est que le changement, voilà qui est déjà établi. En outre, les aspects,
le lieu et les passions[1022], où les mobiles
aboutissent demeurent immobiles ; la science et la chaleur, par exemple.
224b13 471.
On pourrait toutefois se demander si les passions ne sont pas des changements.
La blancheur justement est une passion <et ne constitue-t-elle pas un
changement?>[1023]
224b14 472.
Un changement aboutirait alors à un autre. Mais sans doute le changement concerné
n’est-il pas la blancheur, mais le blanchissement.
Termes par accident, par soi et premier
224b16 473.
Chez les termes aussi, il y en a par accident, par une partie et par autre
chose, et en premier et non par autre chose. Par exemple, blanchir a pour terme
par accident le fait d’être connu, car c’est un accident pour la couleur qu’on
la connaisse ; ce changement a aussi pour terme par une partie une couleur, car
le blanc en est une de la couleur (c’est de même qu’en allant à Athènes on va
en Europe, parce qu’Athènes fait partie de l’Europe) ; il a enfin pour terme
par soi de couleur blanche.
Résumé
224b22 474.
En quel sens donc on change par soi, par accident ou par autre chose, et
comment le sens ‘changer soi-même le premier’[1024] concerne à la fois le
moteur et le mobile, c’est devenu manifeste. Et aussi que le changement n’a
pas lieu dans l’aspect, mais dans le mobile, le mobile en acte, bien sûr.
Propos : le changement par soi
224b26 475.
Certes le changement par accident est à laisser de côté, car il se produit
partout, toujours et pour tout. Par contre, celui qui n’est pas par accident ne
se produit pas partout, mais seulement chez les contraires, leurs
intermédiaires et dans la contradiction. L’induction le confirme.
224b30 476.
On change effectivement, à partir de l’intermédiaire, car on en use comme de
son contraire face à l’autre ; en effet, à sa manière l’intermédiaire incarne
les extrêmes. Aussi peut-on bien les considérer comme des contraires, lui pour
eux et eux pour lui ; ainsi la note médiane sonne grave pour la haute et
subtile[1025] pour la basse, et le
gris est blanc à côté du noir et noir à côté du blanc.
#638. — Le Philosophe vient de
traiter du changement et de ce qui le suit communément. Il en vient maintenant
à le diviser.
Cette considération comporte deux
parties : la première divise le changement en espèces ; la seconde le
divise en parties quantitatives (231a21)[1026].
La première se divise en
deux : le Philosophe divise d’abord le changement en ses espèces, puis (226b18) traite de son unité et
de son opposition.
La première se divise en deux
autres : le Philosophe distingue d’abord les changements par soi et par
accident, puis (224b35)
divise le changement par soi en ses espèces.
La première se divise en deux
autres : le Philosophe distingue d’abord les changements par soi et par
accident, puis (224b26)
signale qu’on doit délaisser le changement par accident et ne traiter que du
changement par soi.
La première se divise en deux
autres : il distingue d’abord les changements par soi et par accident,
puis (224b22) épilogue.
Il les distingue sur la base de
trois critères : d’abord à partir du côté du mobile, puis (224a30) du moteur et enfin (224a34) du terme.
#639. — Tout mobile, dit-il, change
en l’un de trois sens.
Premier sens : il change par
accident, comme quand on dit qu’un musicien marche, du fait que tel homme
marche, qui se trouve musicien.
Second sens : il change
absolument du fait que l’une de ses parties change, comme tout ce qu’on dit
changer quant à ses parties. Le Philosophe exemplifie dans le changement
d’altération : tel animal guérit, dit-on, du fait que son œil le fasse, ou
son “thorax”, c’est-à-dire sa poitrine, lesquels sont des parties de l’ensemble
de son corps.
Troisième sens : il ne change
ni par accident ni en une partie, mais lui-même en premier et par soi. Le
Philosophe précise “en premier” pour exclure le changement quant à une partie
et “par soi” pour exclure le changement par accident. Ce mobile par soi se
diversifie en fonction des diverses espèces de changement : l’altérable
est le mobile par altération ; l’apte à croître, le mobile par croissance. Cette
diversification se continue jusque dans l’espèce : le guérissable, qui
change du fait de guérir, diffère du réchauffable, qui change du fait de se
faire réchauffer.
#640. — Le Philosophe distingue
ensuite (224a30) les changements par soi
et par accident à partir du moteur.
La distinction précédente, qu’on a
tirée du changement, se retrouve pareillement chez le moteur, dit-il.
En effet, on rend aussi en trois
sens un moteur responsable d’un changement. En un sens, par accident ; “le
musicien construit”, par exemple. En un autre, d’après sa partie, quand c’est
elle qui produit le changement ; on accuse ainsi un homme de frapper, du fait
que sa main le fasse. En un troisième sens, en premier et par soi ; “le médecin
guérit”, par exemple.
#641. — Le Philosophe divise
ensuite (224a34) le changement de la
même manière à partir de son terme.
Là, il présente d’abord des
préambules, puis (224b16)
la division.
Il développe trois
préambules : il indique d’abord combien d’éléments le changement requiert,
puis (224b1) les compare entre eux
et enfin (224b10)
résout
une difficulté.
Le changement, dit-il, requiert
cinq éléments. Il lui faut en premier un moteur premier pour l’initier ; en
second, un mobile à changer ; en troisième, un temps en lequel s’effectuer. À part
ces trois-là, il lui faut encore deux termes : un terme “initial” et un
terme “final”, car tout changement a lieu d’un terme à un autre.
#642. — Le Philosophe compare
ensuite (224b1) entre eux les éléments
annoncés.
D’abord le mobile avec les deux termes
du changement, puis (224b7) les deux termes entre eux.
Le mobile premier et par soi,
dit-il, est distinct des termes final et initial, ainsi qu’il appert dans le
cas de ces trois items : le bois, le chaud et le froid. Dans un
réchauffement, le bois intervient comme sujet mobile, autre chose, le chaud,
comme terme final, et autre chose encore, le froid, comme terme initial.
Le mobile “premier”, précise-t-il,
est distinct des deux termes, car rien n’empêche le mobile par accident d’être
l’un d’eux. Le sujet, tel le bois, voilà ce qui se réchauffe par soi ; mais la
privation et le contraire, tel le froid, voilà qui se réchauffe par accident[1027].
Que le mobile soit distinct des
deux termes, le Philosophe le prouve ensuite du fait que le changement se
produit dans le sujet, en ce cas, dans le bois, et en aucun des termes :
ni dans l’aspect du blanc ni dans l’aspect du noir[1028]. Cela devient évident
du fait que le sujet où s’effectue le changement change, alors que le terme du
changement ni ne cause ni ne subit de changement, ce terme fût-il un “aspect”,
c’est-à-dire, une qualité, comme dans l’altération, un lieu, comme dans le
déplacement, ou une quantité, comme dans la croissance et la décroissance.
Plutôt, le “moteur” conduit le “mobile” “au terme” du changement, c’est-à-dire
au terme final. Comme le changement a lieu en le sujet qui change, mais non en
son terme, manifestement le sujet mobile est distinct du terme du changement.
#643. — Le Philosophe compare
ensuite (224b7) les deux termes entre
eux.
Le changement, dit-il, se dénomme à
partir du terme final, plutôt que du terme initial. Par exemple, on appelle
“corruption” le changement “vers” le non-être, même si ce qui se corrompt
change “à partir de” l’être. Inversement, la “génération” est un
changement “vers” l’être, même si elle part du non-être. Or justement
le nom de ‘génération’ concerne l’être, tandis que celui de ‘corruption’, le
non-être. La raison en est que le changement enlève le terme initial et procure
le terme final. Manifestement donc, le changement répugne au terme initial et a
des affinités avec le terme final. C’est pour cela qu’il lui emprunte son nom.
#644. — Le Philosophe résout
ensuite (224b10) une difficulté.
Il le fait en trois points.
Il rappelle d’abord deux notions
déjà devenues manifestes. La première : on a déjà établi ce qu’est le
changement[1029]. La seconde :
l’aspect, c’est-à-dire la qualité, on vient de le dire, de même que le lieu et
certaines passions ou qualités affectives, en somme, les termes de changement,
ne changent pas, puisque aucun changement n’a lieu en eux[1030]. On le voit pour la
science, un aspect[1031], et pour la chaleur,
une passion ou qualité affective.
Puis (224b13) il en signale une troisième qui
comporte difficulté. On pourrait se demander, dit-il, si des “passions” ou
qualités affectives, comme la chaleur et le froid, la blancheur et la noirceur,
du fait qu’elles ne changent pas, ne constitueraient pas des changements.
Enfin (224b14), il réduit à une absurdité le cas
où on l’admettrait. La blancheur est un terme final de changement ; si elle
constituait elle-même un changement, un changement en aurait alors un autre
pour terme, ce qui ne se peut pas[1032]. Partant de là, il
établit la vérité : ce n’est pas la blancheur, dit-il, le changement en
question, mais le blanchissement. Il spécifie toutefois “sans doute”, car il
n’a pas encore prouvé qu’aucun changement n’aboutit à un autre.
#645. — Comme les termes du
changement se distinguent de son mobile et de son moteur[1033], le Philosophe montre
ensuite (224b16) qu’à part les divisions
inspirées de ces deux derniers, le changement en connaît une troisième, tirée
de son terme. Puisque c’est son terme final qui dénomme le changement, plutôt
que son terme initial[1034], il ne tire pas cette
nouvelle division du terme initial, mais du terme final.
“Chez eux aussi”, dit-il, à savoir,
chez les termes, on peut en admettre dans le changement qui soient par
accident, par la partie ou un autre aspect et en premier et non par autre
chose.
Par accident : en
blanchissant, on se fait éventuellement concevoir ou connaître de quelqu’un ;
on change alors par accident, car c’est par accident que la couleur blanche se
fait connaître.
Par ailleurs, on change de couleur
; c’est là changer par la partie, car on est dit changer de couleur du fait de
devenir blanc, une partie de la couleur. C’est pareil si, allant à Athènes, on
dit qu’on va en Europe ; car Athènes fait partie de l’Europe.
Enfin, si on dit qu’on devient
blanc, cela sera en premier et par soi.
Le Philosophe ne divise toutefois
pas le changement à partir du temps, ce qui semblait rester à faire. C’est que
le temps se rapporte à lui comme une mesure extrinsèque.
#646. — Le Philosophe résume
ensuite (224b22) ce qu’il vient de dire.
Il est devenu manifeste, dit-il, en quel sens on change par soi, par accident
ou “par autre chose”, c’est-à-dire par une partie. Et aussi en quel sens le
changement “en premier et par soi”[1035] concerne tant le
moteur que le mobile ; on a précisé, en effet, quels sont le moteur et le
mobile en premier et par soi. On a encore clarifié que le changement n’a pas
lieu dans l’“aspect”, c’est-à-dire, la qualité, qui est plutôt le terme du
changement, mais le mobile, “le mobile en acte”, ce qui revient au même.
#647. — Le Philosophe précise
ensuite (224b26) de quel changement on
doit traiter.
Il manifeste d’abord son propos,
puis (224b30) clarifie une chose
qu’il vient de dire.
On doit, dit-il, laisser de côté le
changement par accident, qu’on le prenne du côté du moteur, du mobile ou du
terme. La raison en est qu’il est indéterminé : il arrive à tout terme, en
tout temps et à tout sujet ou moteur, parce qu’à toute chose une infinité de
rapports accidentels peuvent échoir. Par contre, le changement qui n’est pas
par accident ne se produit pas en toute chose, mais seulement “chez les contraires
et les intermédiaires” pour le changement concernant la quantité, la qualité
et le lieu, “et dans la contradiction” pour la génération et la corruption,
dont les termes sont l’être et le non-être. L’induction rend cela évident. De
toute manière, ne tombe sous l’art que ce qui est déterminé ; l’infini ne prête
pas à un art.
#648. — Il clarifie ensuite (224b30) une remarque qu’il
vient de faire[1036], que du changement se
produit chez les intermédiaires.
On peut changer, dit-il, de leur
intermédiaire à chaque extrême et inversement, du fait que chaque extrême peut
prendre l’intermédiaire pour son contraire. Du fait de ressembler à chacun des
extrêmes, l’intermédiaire est en effet un peu l’un et l’autre. Aussi se
prend-il pour l’un face à l’autre, et inversement. Par exemple, la note
intermédiaire entre le grave et l’aigu “sonne grave” pour un extrême, l’aigu,
et “subtile”, c’est-à-dire aiguë, pour l’autre extrême, c’est-à-dire le grave.
De même, le gris est blanc à côté du noir, et noir à côté du blanc.
Prérequis
477. 224b35 Tout changement va d’un terme à un
autre, comme le mot ‘μεταβολὴ’ le laisse d’ailleurs
entendre : “d’être lancé après autre chose”[1037] laisse entendre
qu’autre chose est venu avant et qu’on vient après. Par conséquent, ce qui
change le fera éventuellement de quatre manières : de sujet à sujet, de
sujet à non-sujet, de non-sujet à sujet, ou de non-sujet à non-sujet. ‘Sujet’
s’entend de tout ce qu’on exprime positivement.
Espèces du changement
478.
225a7 Ces considérations
obligent trois changements : de sujet à sujet, de sujet à non-sujet et de
non-sujet à sujet.
479.
225a10 Car aller de non-sujet à
non-sujet ne constitue pas un changement, vu l’absence d’opposition : il
n’y a là ni contraires ni contradiction.
Génération absolue et relative
480.
225a12 Maintenant, le
changement de non-sujet à sujet impliquant contradiction est une génération :
absolue, si la contradiction l’est ; mais relative, si elle concerne un sujet
tel. Ainsi, passer du non-blanc au blanc est génération relative d’un sujet
tel, tandis que passer de n’être absolument pas à être une substance est
génération absolue. On est alors reconnu comme engendré absolument et non
engendré tel[1038].
Corruption
481. 225a17 Le changement qui va d’un sujet à
un non-sujet est la corruption : absolue, si elle va de la substance au
non-être ; relative, si elle va vers la négation opposée, comme dans le cas de
la génération.
Mouvement : changement de sujet à sujet
482.
225a20 Le non-être se dit en
plusieurs sens. Ne peut se mouvoir ni celui qui suit la composition ou la
division, ni celui qui est en puissance, qui s’oppose absolument à l’être en
acte. Par contre, ce qui n’est pas blanc ou pas bon peut se mouvoir par
accident, car ce pourrait bien être un homme. Mais ce qui n’est absolument
aucune substance singulière ne le peut pas du tout, car le non-être ne le peut
pas. Alors la génération ne peut pas du tout être un mouvement, car c’est le
non-être qui se trouve engendré. Même si, à parler strictement, c’est par
accident que le non-être se trouve engendré, il reste vrai que de ne pas être
s’attribue à ce qui se trouve engendré absolument. Il en va pareillement pour
ce qui est de reposer. Voilà ce qui découlerait comme difficultés à faire se mouvoir
le non-être.
483.
224a31 En outre, si tout ce qui
se meut est en un lieu, le non-être, lui, ne l’est pas ; autrement, il serait
quelque part.
484.
224a32 La corruption non plus
n’est pas un mouvement, car à un mouvement c’est un mouvement ou un repos qui
est contraire ; or c’est à la génération que la corruption est contraire.
485.
224a34 Bref tout mouvement est
un changement, et on a mentionné trois changements. Or parmi eux, ceux par
génération et par destruction, qui regardent une contradiction, ne sont pas des
mouvements. Il faut donc que seul le changement de sujet à sujet soit
mouvement. Ces sujets toutefois sont ou des contraires ou leurs intermédiaires.
Même la privation, ici, doit se prendre comme un contraire et s’exprime par un
terme positif. On a ainsi le nu, ainsi que le blanc et le noir.
#649. — Le Philosophe vient de
distinguer le changement par soi de celui par accident ; il divise maintenant
le changement et le mouvement par soi en leurs espèces.
Il est à noter qu’auparavant, en
définissant le changement[1039], Aristote prenait le
mot ‘mouvement’ comme commun à toutes les espèces de changement. Maintenant,
c’est le mot ‘changement’ qu’il prend en ce sens, tandis qu’il restreint plus
strictement ‘mouvement’ à une espèce de changement.[1040]
Sa considération se divise en
deux : il divise d’abord le changement en ses espèces, dont l’une est le
mouvement, puis (225b5)
il subdivise ce dernier en ses espèces.
Sa première division se divise
elle-même en deux : il présente d’abord cette division du changement,
puis (224a12) il en manifeste les
parties.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe apporte d’abord quelques pré-requis à la division
du changement, puis (225a7) conclut sa division en se fondant sur eux ; il exclut
enfin (225a10) une difficulté.
#650. — Tout changement va d’un
terme à un autre, dit-il, comme le manifeste son nom grec, qui dénote que telle
chose existe après telle autre, l’une venant avant, l’autre après. Ceci
entendu, tout ce qui change doit le faire de l’une de quatre manières. Ou bien
les deux termes sont affirmatifs, le changement se faisant alors de sujet à
sujet. Ou bien le terme initial est affirmatif et le terme final est négatif ;
on change alors de sujet à non-sujet. Ou bien inversement le terme initial est
négatif et le terme final est affirmatif ; on change alors de non-sujet à
sujet. Ou bien les deux termes sont négatifs ; on change alors de non-sujet à
non-sujet. À noter qu’ici ‘sujet’ ne se prend pas au sens où il supporte la
forme ; il vise plutôt tout ce qui se signifie affirmativement.
#651. — Sur la base de ces
pré-requis, le Philosophe conclut ensuite (225a7) la division du changement. Ces
pré-requis, dit-il, en impliquent forcément trois espèces : l’une va de
sujet à sujet, comme passer de blanc à noir ; une autre, de sujet à non-sujet,
comme passer d’être à non-être ; la troisième, inversement, de non-sujet à
sujet, comme passer de non-être à être.
#652. — Il exclut ensuite (225a10) une difficulté.
Puisqu’il avait annoncé quatre manières de changer, pourrait-on objecter, il
aurait dû conclure aussi quatre espèces de changement, non trois seulement.
Il exclut pareille objection en
disant qu’aucune espèce ne peut aller de non-sujet à non-sujet, puisque tout
changement a lieu entre opposés. Or deux négations ne sont pas opposées, car on
ne peut les donner ni comme contraires ni comme contradictoires. Le signe en
est qu’éventuellement les deux négations se vérifient du seul et même
sujet : une pierre, par exemple, n’est ni saine ni malade. Aussi, le
changement par soi ayant lieu seulement dans les contraires et dans la contradiction[1041], aucun ne va de
négation à négation ; on change ainsi seulement par accident : quand on
passe de blanc à noir, en effet, on passe aussi par accident de non-noir à
non-blanc. C’est ainsi, dit-il, qu’on change de non-sujet à non-sujet. Or ce
qui prend place par accident dans un genre ne peut y constituer d’espèce.
Aussi, de non-sujet à non-sujet, aucune espèce de changement.
#653. — Le Philosophe manifeste
ensuite (224a12) les parties de la
division présentée, et ce en trois points.
Il manifeste d’abord deux parties
de la division, puis (224a20) montre que ni l’une ni l’autre ne
constitue un mouvement ; il conclut enfin (224a34) que la partie qui reste de la
division en constitue un.
Le premier point se divise en
deux : il manifeste d’abord une partie de la division, puis (224a17) l’autre.
#654. — Le changement, dit-il, qui
va de non-sujet à sujet compte parmi les opposés par contradiction et s’appelle
‘génération’ ; c’est un changement de non-être à être.
Il y a deux générations :
l’une en constitue une absolue, en laquelle on se trouve absolument engendré,
tandis que l’autre en constitue une relative, où on se trouve engendré sous
quelque rapport. Il exemplifie l’une et l’autre. D’abord la seconde :
lorsqu’on change de non blanc à blanc, il y a génération “d’être tel” et non
génération absolue. Puis la première : la génération, dit-il, où partant
du non-être absolu on acquiert l’être d’une substance, est une génération
absolue, où, dit-on, on commence absolument à être et non seulement à être tel[1042].
Comme la génération constitue un
changement de non-être à être, on est engendré, dit-on, en autant qu’on passe
de non-être à être. Par contre, quand on passe de non-blanc à blanc, on ne
change pas de non-être absolument à être absolument. En effet, ce qui change
proprement est un sujet ; or le sujet du blanc est un être en acte. Aussi,
comme ce sujet demeure durant tout le changement, il se trouvait déjà un être
en acte en début de changement, à parler strictement. Il n’était toutefois pas
encore tel être en acte, à savoir, blanc ; aussi ne dit-on pas qu’il
commence absolument à être, mais qu’il commence à être tel, à
savoir, blanc.
Par contre, le sujet de la forme
substantielle n’est pas un être en acte, mais seulement en puissance, à savoir,
une matière première, sous une privation au début de la génération, sous une
forme à la fin. Aussi, dans la génération d’une substance, on commence
absolument à être.
Partant de là, on peut tenir qu’il
n’y a génération absolument pour aucune forme qui en présuppose déjà une autre
dans la matière ; il y a là seulement génération sous quelque rapport, puisque
toute forme fait déjà être en acte.
#655. — Il manifeste ensuite (224a17) l’autre partie de la
division.
Le changement, dit-il, qui va de
sujet à non-sujet s’appelle une ‘corruption’. Là encore, il y a une corruption
absolue, qui va d’être substantiel à non-être. Et il y en a une qui va à la
négation opposée à une certaine affirmation, comme de blanc à non-blanc ;
celle-là est corruption d’un sujet tel, comme dans le cas de la génération.
#656. — Le Philosophe montre
ensuite (224a20) qu’aucune des parties
précédentes n’est un mouvement : d’abord que la génération n’en est pas
un, puis (224a32) que la corruption non
plus.
Il prouve le premier cas avec deux
arguments, dont voici le premier. Ce qui n’est absolument aucun être singulier
ne peut se mouvoir, car ce qui n’est pas ne se meut pas. Or justement, ce qui
reçoit une génération absolue n’est aucun être singulier, car il n’est
absolument pas. Donc, en se trouvant engendré absolument, on ne se meut pas. La
génération absolue n’est donc pas un mouvement.
‘Ne pas être’, dit-il, pour
manifester la première proposition, se dit en trois sens ; en deux de ces sens,
ce qui n’est pas ne se meut pas ; au troisième sens, il se meut par accident.
En un sens, être et ne pas être
correspondent à la composition et à la division des propositions, du fait que
c’est justement en composant et divisant qu’on atteint au vrai et au faux. En
ce sens, être et ne pas être se passent seulement dans l’esprit[1043]. Aussi, le mouvement ne
les concerne pas.
En un autre sens, on dit que n’est
pas ce qui n’est qu’en puissance, en tant qu’opposé à ce qui est absolument en acte
; cela non plus ne connaît aucun mouvement.
Au troisième sens, ce qui n’est pas
est encore en puissance, mais sans exclure absolument tout acte, excluant
seulement le fait d’être en acte tel ; en ce sens, c’est ce qui n’est pas
blanc, ainsi que ce qui n’est pas bon. Ce qui n’est pas en ce sens peut se
mouvoir, mais seulement par accident, pour autant qu’il s’attache comme
accident à une chose qui est en acte, à laquelle il appartient de se mouvoir,
comme un homme qui n’est pas blanc.
Par contre, ce qui n’est absolument
aucun être singulier ne se meut d’aucune façon, ni par soi ni par accident ;
cela appert de ce qu’il est impossible de se mouvoir sans déjà être. Aussi la
génération ne peut-elle pas être un mouvement, car c’est justement ce qui n’est
pas qui commence à être, c’est-à-dire, qui se trouve engendré. Même si par
accident on part de quelque chose qui n’est pas pour se trouver engendré, en
autant tout de même que par soi cela existe en puissance[1044], il reste quand même
vrai qu’absolument ce qui reçoit une génération absolue n’était pas auparavant.
Aussi cela ne pouvait-il pas se mouvoir ni, pour la même raison, reposer. La
génération n’est donc ni mouvement ni repos.
Voilà donc quelles absurdités
découleraient, si on faisait de la génération un mouvement : le non-être
se mouvrait et reposerait.
#657. — Voici son second argument (224a31).
Tout ce qui se meut se trouve en un
lieu. Or ce qui n’est pas ne se trouve en aucun lieu ; autrement on pourrait le
dire quelque part. Donc, ce qui n’est pas ne se meut pas, avec les mêmes conséquences
qu’auparavant[1045]. Par ailleurs, la
vérité de la première proposition apparaît du fait que, le déplacement se
trouvant le premier des mouvements, tout ce qui se meut doit changer de lieu,
et donc se trouver en un lieu. Retirer l’antécédent forcerait le retrait du
conséquent aussi.
#658. — Le Philosophe prouve
ensuite (224a32) que la corruption non
plus n’est pas un mouvement, puisque rien ne contrarie un mouvement, sinon un
autre mouvement ou le repos. Or à la corruption, c’est la génération qui est
contraire, qui n’est ni mouvement ni repos[1046]. La corruption n’est
donc pas un mouvement.
#659. — Il conclut ensuite (224a34) de ces prérequis que la
partie résiduelle de la division présentée[1047] constitue du mouvement.
Le mouvement est une espèce de
changement, puisqu’on y trouve quelque chose qui vienne après autre chose, fait
qui s’inscrit dans la notion de changement[1048]. Cependant, ni la
génération ni la corruption, ces changements par contradiction, ne sont des
mouvements. Or le changement ne comporte que trois espèces ; le mouvement doit
donc être celle où on change de sujet à sujet.
À la condition toutefois de
comprendre ces deux sujets, ces deux termes positifs, comme des contraires ou
des intermédiaires. Car même la privation, en un sens, est un contraire et se
signifie parfois affirmativement. On a ainsi le nu, une privation, et le blanc
et le noir, des contraires.
Espèces de
mouvements
486. 225b5 Si les attributions se
divisent en substance, qualité, lieu, temps, relation, quantité, action et
passion, on a forcément trois mouvements, qui visent respectivement la qualité,
la quantité et le lieu.
Ni la substance
487.
225b10 Aucun mouvement n’affecte
la substance comme telle, puisque rien ne lui y est contraire.
Ni la relation
488. 225b11 Ni non plus la relation, car suite
au changement d’un corrélatif une nouvelle relation peut s’avérer pour l’autre
sans qu’il ait changé ; par conséquent, leur mouvement n’en est un que par
accident.
Ni l’action ni la passion
489. 225b13 Ni l’agent et le patient, ni aucun
mobile ou moteur, parce qu’il n’y a pas de mouvement de mouvement, ni de
génération de génération, ni du tout de changement de changement.
Pas de mouvement de mouvement — 1er argument
490.
225b16 En premier, on peut
entendre mouvement de mouvement en deux sens. On peut d’abord prendre le
mouvement comme sujet, à la manière dont l’homme change, lui, quand il passe du
blanc au noir. Voudra-t-on donc que de même le mouvement s’échauffe, se refroidisse,
se déplace, croisse ou décroisse? Voilà qui est impossible, car le changement
ne se qualifie pas comme sujet. Ou on peut entendre qu’un autre sujet
changerait d’une espèce de changement à une autre, de la manière dont un homme
passe de maladie à santé. Mais cela non plus n’est pas possible, sauf par
accident ; car le mouvement même constitue un changement d’une espèce à une
autre. C’est pareil pour la génération et la corruption, sinon qu’elles
concernent des opposés d’une sorte, tandis que le mouvement en concerne qui ne
s’opposent pas pareillement[1049]. Simultanément donc, un
sujet changerait de santé à maladie et de ce changement à un autre.
Manifestement alors, en tombant malade, on aboutira à n’importe quoi,
possiblement même à reposer. Pire : pas toujours à n’importe quoi, mais
celui-là de tel terme à tel autre, de sorte que même à son opposé, la guérison.
Bien que ce puisse arriver par accident, qu’on passe par exemple de se
remémorer à oublier, parce que celui à qui cela convient, change, lui, tantôt
vers la science, tantôt vers la santé.
2e argument
491.
225b33 En outre, on ira à
l’infini, s’il y a changement de changement et génération de génération. Il
fallait certes la première[1050] génération, si la
dernière[1051] devait se faire. Si à
un certain moment la génération à proprement parler[1052] était en œuvre, son
produit se trouvait alors à s’engendrer : il n’existait pas encore
absolument, mais n’est devenu une réalité qu’une fois finalement produit. À
rebours, sa génération même en était à s’engendrer auparavant et n’existait
pas encore alors comme déjà en œuvre. Mais à reculer infiniment, on ne trouve
pas de premier ; il n’y aura donc pas de premier à être engendré, ni par
conséquent de prochain. Rien ne pourra donc s’engendrer, ni se mouvoir, ni non
plus changer.
3e argument
492.
226a6 En outre, c’est le même
sujet qui subit le mouvement contraire, ainsi que le repos, et la génération et
la corruption. Par suite, ce qui s’engendre, c’est alors même qu’il s’engendre,
qu’il se corrompt. Car ce ne peut être dès qu’il est engendré, ni plus tard,
puisqu’il faut exister pour se corrompre.
4e argument
493.
226a10 En outre, ce qui
s’engendre et change suppose une matière. Quelle sera-t-elle donc? Ce qui
s’altère est un corps ou une âme ; de même il faut quelque chose qui devienne
mouvement ou génération. En outre, il leur faut un terme à devenir : une
réalité du mouvement de tel mobile de tel terme à tel terme qui ne soit ni
mouvement ni génération.
5e argument
494. 226a14 Car[1053] comment pourrait-il
l’être? La génération de l’enseignement n’est tout de même pas enseignement[1054]. Par suite, celle de la
génération n’est pas non plus une génération, ni celle de quoi que ce soit
n’est son propre terme.
6e argument
495.
226a16 En outre, des trois
espèces de mouvement, l’une devra constituer la nature qui sert de sujet et
celle qui sert de terme final : le déplacement, par exemple, s’altérera ou
se déplacera.
Changement de changement
496.
226a18 En somme, le mobile se
meut en tout en l’un de trois sens : par accident, par une partie ou par
soi. C’est seulement par accident que le changement pourrait changer : en
guérissant, par exemple, on pourrait courir ou apprendre. Mais le changement
par accident, on l’a déjà laissé de côté.
#660. — Le Philosophe vient de
diviser le changement en génération, corruption et mouvement ; il subdivise
ici le mouvement en ses parties.
Comme la même science porte sur les
opposés, il donne d’abord les espèces du mouvement, puis (226b10) il montre en combien de
sens on se qualifie d’immobile.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe présente d’abord une proposition conditionnelle sur
la base de laquelle recevoir la division du mouvement en ses parties, puis (225b10) il manifeste cette
proposition conditionnelle.
#661. — Puisque le mouvement va de
sujet à sujet et que chaque sujet se range sous l’un des genres d’attributions[1055], les espèces du
mouvement, conclut-il de ce qu’il a dit auparavant[1056], doivent se distinguer
d’après ces genres. C’est que le mouvement tire sa dénomination et son espèce
de son terme[1057]. Or les attributions
se divisent en dix genres de choses : la substance, la qualité et ainsi de
suite[1058]. Mais seulement trois
prêtent à mouvement. Celui-ci doit donc compter trois espèces : les
mouvements qui s’observent dans les genres de la quantité, de la qualité et du
lieu[1059].
Maintenant, comment se présente le
mouvement dans ces genres, et comment il concerne les attributions de l’action
et de la passion, on l’a déjà dit[1060].
Aussi, qu’il suffise maintenant de
rappeler brièvement que tout mouvement se range dans le même genre que son
terme. Certes, cela ne revient pas à dire que le mouvement qui aboutit à une
qualité soit une espèce de qualité, mais qu’on l’y range par réduction. Tout
comme la puissance se réduit au genre de l’acte, du fait que tout genre se
divise en puissance et acte, de même aussi le mouvement, acte imparfait, doit
se réduire au genre de l’acte parfait. Par ailleurs, pour autant que le
mouvement se regarde comme agi en tel sujet par tel moteur, ou subi
de tel moteur en tel sujet[1061], il concerne aussi les
attributions d’action et de passion.
#662. — Le Philosophe manifeste
ensuite (225b10) sa proposition
conditionnelle.
Il montre d’abord qu’il ne peut y
avoir mouvement dans les autres genres, puis (226a23) comment il y en a dans ces
trois-là.
Le Philosophe montre qu’il n’y a
pas de mouvement d’abord dans le genre de la substance, ensuite (225b11) dans celui de la
relation et enfin (225b13)
dans ceux de l’action et de la passion.
Il omet trois attributions :
le temps, la position et la possession. Le temps signifie qu’on soit en un
temps, lequel est la mesure du mouvement ; aussi, pour la même raison pour
laquelle il n’y a pas de mouvement dans l’action ni la passion, qui concernent
le mouvement, il n’y en a pas non plus dans le temps. La position, elle,
manifeste un ordre entre des parties et l’ordre est une relation. Pareillement,
la possession s’attribue en raison d’une relation du corps à ce qui le
complète. Aucun mouvement ne peut donc avoir lieu en eux, comme la relation ne
prête à aucun.
Qu’il n’y ait pas de mouvement dans
le genre de la substance, voici comme il le prouve : tout mouvement
s’effectue entre des contraires[1062], alors que rien ne
contrarie la substance ; aucun mouvement donc ne la vise.
#663. — Cette preuve fait tout de
même difficulté, puisque le Philosophe donne lui-même le feu comme contraire à
l’eau[1063]. En outre, il dit que
le ciel, parce que privé de contraire[1064], ne peut ni s’engendrer
ni se corrompre ; il en résulte, semble-t-il, que pour se corrompre on doive
être un contraire ou se composer de contraires.
D’aucuns répondent qu’une substance
peut en contrarier une autre, comme le feu l’eau, quant à sa forme, mais non
quant à son sujet. Alors cependant la preuve d’Aristote ne vaudrait pas, car il
suffirait, pour trouver du mouvement dans la substance, que les formes substantielles
soient contraires. Un mouvement peut en effet s’effectuer de forme à forme,
comme dans l’altération, où justement ce n’est pas le sujet qui est contraire
au sujet, mais la forme à la forme.
On doit donc répondre
autrement : le feu contrarie l’eau dans leurs qualités actives et passives :
le chaud et le froid, l’humide et le sec, mais non dans leurs formes
substantielles. La chaleur, en effet, ne peut représenter la forme
substantielle du feu, puisqu’elle constitue un accident du genre de la qualité
dans les autres corps. Or ce qui relève du genre de la substance ne peut faire
un accident pour quoi que ce soit.
Toutefois, cette réponse aussi
souffre difficulté. Manifestement, en effet, les propriétés découlent des
principes du sujet : sa matière et sa forme. Si donc les propriétés du feu
et de l’eau sont contraires, des effets contraires exigeant des causes
contraires, les formes substantielles devront être contraires, à ce qu’il
semble. En outre, tout genre se divise par des différences contraires[1065]. Or les différences se
tirent des formes[1066]. De la contrariété
semble donc bien intervenir dans les formes substantielles.
#664. — La contrariété des
différences présente en tous les genres est issue, faut-il dire, de la racine
commune de la contrariété : l’excès et le défaut. Tous les contraires se
réduisent à cette opposition[1067]. En effet, toutes les
différences qui divisent un genre entretiennent cette relation que l’une
abonde au regard de l’autre qui, elle, fait défaut à la première. À cause de
cela, les définitions des choses ressemblent aux nombres[1068], dont les espèces
varient par addition et soustraction de l’unité. Cependant, cela n’exige pas
qu’il y ait en tout genre de la contrariété suivant la notion propre à telle ou
telle espèce, mais seulement d’après cette racine commune de l’excès et du
défaut. Mais les contraires impliquent de présenter le plus de distance entre eux
; tout genre ouvert à la contrariété doit donc comporter deux termes qui soient
les plus distants et entre lesquels tombe tout ce qui lui appartient.
En outre, assez de contrariété en
un genre pour y trouver du mouvement exige qu’on puisse aller de manière
continue d’un extrême à l’autre. Dans certains genres, les deux conditions
manquent, comme il appert dans les nombres. Bien qu’en effet toute espèce de
nombre se distingue par excès ou par défaut, on ne trouve toutefois pas dans
ce genre deux extrêmes qui soient les plus distants ; on trouve bien un nombre
le plus petit, la dualité, mais aucun n’est le plus grand. De plus, il n’y a
aucune continuité entre les espèces des nombres : toutes se complètent
formellement par une unité qui, puisque indivisible, ne présente de continuité
avec aucune autre.
Il en va pareillement aussi dans le
genre de la substance. En effet, les formes des diverses espèces diffèrent par
excès et par défaut, puisqu’on a toujours une forme plus noble que l’autre.
Cela peut faire que des formes différentes entraînent des propriétés
différentes, comme le relève l’objection. Cependant, aucune forme spécifique,
en sa propre notion, n’en contrarie une autre.
D’abord parce que les formes
substantielles ne comportent pas deux formes qui soient les plus éloignées, de
sorte qu’on ne procéderait de l’une à l’autre qu’en respectant l’ordre de leurs
intermédiaires. Plutôt, la matière, dépouillée d’une forme, en reçoit
indifféremment d’autres sans ordre. Ainsi le feu se produit-il à partir de la
terre sans passer par des éléments intermédiaires[1069].
En second, l’être substantiel de
toute chose tient à une forme indivisible ; on ne peut donc s’attendre entre
les formes substantielles à une continuité qui verrait un mouvement continu
aller de l’une à l’autre par diminution de l’une et augmentation de l’autre.
Ainsi, la preuve d’Aristote, avec
laquelle il prouve qu’il n’y a pas de mouvement dans la substance parce qu’il
ne s’y trouve pas de contrariété, est démonstrative, et non pas seulement probable,
comme le Commentateur l’insinue. Toutefois, on pourrait encore le prouver avec
un autre argument, du fait que le sujet de la forme substantielle est un être
en puissance seulement[1070].
#665. — Dans les qualités de
troisième espèce, de la contrariété apparaît manifestement pour les deux
raisons : ces qualités peuvent augmenter et diminuer, ce qui permet un
mouvement continu de l’une à l’autre ; et tel ou tel genre y comporte deux
extrêmes déterminés éloignés par la distance la plus grande : dans les
couleurs, par exemple, entre le blanc et le noir ; dans les saveurs, entre le
doux et l’amer.
La quantité, ensuite, et le lieu
présentent manifestement l’un des deux aspects : la continuité. Mais non
l’autre, néanmoins, cette plus grande distance entre des extrêmes déterminés,
du moins à les prendre suivant la notion commune de quantité et de lieu. On l’y
trouve seulement à les prendre en une chose déterminée : dans une espèce
d’animal ou de plante, il y a une quantité la plus petite, où commence le
mouvement de croissance, et une quantité la plus grande, où il se termine.
Pareillement aussi, dans le lieu, on trouve deux termes les plus distants par
comparaison à un mouvement, qui commence à l’un et se termine à l’autre, qu’il
s’agisse de mouvement naturel ou violent.
#666. — Le Philosophe montre
ensuite (225b11) qu’il n’y a pas de
mouvement dans le genre de la relation.
En effet, en tout genre qui connaît
un mouvement par soi, rien de neuf n’apparaît en aucun sujet sans qu’il change.
Par exemple, une nouvelle couleur ne peut colorer un sujet sans l’altérer. Or
quand un corrélatif change, une nouvelle relation peut s’attribuer avec vérité
à son corrélatif, sans qu’il ait changé. La relation ne connaît donc pas de
mouvement par soi, mais seulement un mouvement par accident, dans la mesure
où une nouvelle relation s’ensuit d’un changement. Par exemple, un changement
de quantité crée une égalité ou une inégalité et un changement de qualité
produit une ressemblance ou une dissemblance.
#667. — Cette explication paraît ne
pas comporter de difficulté en certains cas, mais en comporter en d’autres.
Voici comment.
Certaines relations n’impliquent
aucune entité réelle en les corrélatifs auxquels on les attribue.
Ce peut être le cas des deux
termes, comme quand on est dit la même chose que soi-même. En effet, cette
relation d’identité se multiplierait à l’infini, si on était la même chose que
soi-même en raison d’une relation ajoutée, car manifestement tout est même que
soi-même. Cette relation est donc de raison seulement : c’est la raison
qui prend la seule et même chose pour les deux termes d’une relation. Il en va
pareillement en beaucoup d’autres cas.
D’autres relations se réalisent
pour l’un des termes, mais demeurent seulement de raison pour l’autre :
celle, par exemple, entre la science et son objet. L’objet se dit en relation
avec la science non pas du fait qu’il s’y rapporte par une relation existant de
fait en lui-même, mais seulement du fait que la science se rapporte à lui[1071]. Il en va pareillement
quand on situe une colonne à droite d’un animal : à droite, en effet, et à
gauche sont des relations réelles dans l’animal, où on trouve des vertus
déterminées en lesquelles pareilles relations se fondent ; elles ne se trouvent
pas réellement dans la colonne, toutefois, mais seulement de raison, parce
qu’on n’y trouve pas ces vertus qui les fondent.
D’autres relatifs présentent de
part et d’autre une relation qui existe réellement, d’égalité et de similitude,
par exemple. Les deux, en effet, demandent qu’une quantité ou une qualité offre
racine à la relation. Pareille situation se présente pour beaucoup d’autres
relations.
Les relations avec réalité en l’un
des extrêmes seulement ne causent aucune surprise si, advenant un changement
pour le terme où existe réellement la relation, une nouvelle relation s’attribue
aussi à l’autre sans changement de sa part, puisque rien de réel ne se passe en
lui. Mais où les deux corrélatifs comportent réellement la relation, il paraît
difficile que quelque nouvelle relation s’attribue à l’un sans changement chez
lui, simplement par changement chez l’autre ; là, rien de neuf n’advient à
quoi que ce soit sans qu’il change lui-même.
Répliquons que, si quelqu’un, par
son changement, me devient égal sans que je change, cette égalité se trouvait
déjà en moi en un sens, comme en la racine qui lui confère son être réel. En
effet, du fait d’avoir telle quantité, je tiens d’être égal à tous ceux qui ont
la même. Quand donc quelqu’un reçoit à neuf cette quantité, cette racine commune
d’égalité se détermine pour lui. C’est pourquoi rien ne m’advient de neuf du
fait que je commence à être égal à l’autre suite à son changement.
#668. — Le Philosophe prouve
ensuite (225b13) qu’il n’y a pas de
mouvement non plus dans le genre de l’action et de la passion.
L’action et la passion ne
constituent pas une réalité distincte du mouvement, mais ajoutent à sa
définition[1072]. Concéder du mouvement
dans l’action et la passion reviendrait donc à en admettre dans le mouvement.
Cette considération se divise en
trois : le Philosophe présente d’abord son intention, puis (225b16) prouve son propos et
enfin (226a18) présente une
distinction en vue de sa manifestation.
Tout comme, dit-il, aucun mouvement
n’affecte la relation, aucun n’affecte non plus l’action et la passion, ni
même, pour parler absolument, aucun mouvement subi ou produit. C’est qu’il ne
peut y avoir aucun mouvement de mouvement, ni aucune génération de génération,
eux qui sont des espèces de changement ; il ne peut non plus y avoir aucun
changement de changement, lui qui est leur genre et celui de la corruption.
#669. — Il prouve ensuite (225b16) qu’il ne pourrait y
avoir changement de changement, et cela avec six arguments.
Voici le premier. S’il y avait
changement de changement, cela pourrait intervenir en deux sens. En l’un, ce
changement en serait un d’un changement comme du sujet qui change ; par
exemple, tel changement affecte l’homme parce que c’est lui qui passe, disons,
de la blancheur à la noirceur. Pareillement, on peut comprendre qu’il y ait mouvement
ou changement de mouvement ou de changement comme de son sujet, au sens où ce
mouvement ou ce changement changerait : il se réchaufferait, se
refroidirait, se déplacerait, croîtrait ou décroîtrait. Mais cela reste
impossible, car le changement ne se qualifie pas comme sujet, n’étant pas une
substance qui subsiste par elle-même. Il ne peut donc y avoir aucun changement
de changement comme de son sujet.
#670. — En l’autre sens, on peut
comprendre qu’il y aurait changement de changement comme de son terme. Un
sujet passerait alors d’une espèce de changement à une autre, par exemple, du
réchauffement au refroidissement ou à la guérison, de sorte que deux changements
s’entendraient comme les deux termes d’un changement unique, à la manière dont
la maladie et la santé s’entendent comme les deux termes d’un changement, quand
on passe de la santé à la maladie. De fait, cependant, un sujet ne peut passer
par soi de changement à changement ; il le peut seulement par accident.
Qu’il ne le puisse par soi, il le
prouve avec deux arguments.
Voici le premier. Tout mouvement
fait passer d’une espèce donnée à une autre. Pareillement, la génération et la
corruption, aussi distinctes soient-elles du mouvement, concernent des termes
déterminés. Sauf cette différence, que la génération et la corruption visent un
terme opposé “d’une sorte”, c’est-à-dire, contradictoire, tandis que le
mouvement vise un terme qui ne s’oppose “pas pareillement”, mais par
contrariété.
Supposons qu’un sujet changerait de
changement à changement, disons d’infection[1073] à blanchissement ;
pendant qu’il changerait de santé à maladie, il passerait aussi en même temps
de ce changement à un autre. En effet, c’est quand un sujet est encore en
partie au terme initial, qu’il passe au terme final ; par exemple, on a encore
quelque chose de la santé, quand on passe à la maladie.
Si donc le mouvement de la santé à
la maladie est pour un mouvement son terme initial, c’est pendant que dure
encore ce changement par lequel un sujet passe de santé à maladie, qu’il
passera en même temps de ce changement à un autre, qui ait lieu dans le sujet
de cet autre. Manifestement, pourtant, c’est une fois le premier changement
terminé, celui qui faisait passer de santé à maladie, qu’un autre changement
pourrait arriver à son sujet. Rien de surprenant là, car une fois terminé son
premier changement, le sujet entre en repos et ne change d’aucun changement ;
pour la même raison il peut se mettre à changer selon quelque autre changement.
Si donc il y a mouvement du premier
changement au second, et que cela se passe dans le sujet, il s’ensuit qu’il y
ait mouvement du premier changement à n’importe quel autre de manière
indéterminée. Et cela va contre la définition du mouvement par soi, car tout
mouvement va d’un terme déterminé à un autre déterminé aussi. En effet, un
corps ne passe pas par soi de blanc à n’importe quoi, mais à noir ou à un
intermédiaire.
Il appert donc que deux changements
ne sont par soi les termes d’aucun changement.
#671. — Puis il prouve la même
chose avec un autre argument.
Si un changement par soi passe d’un
changement précédent à un subséquent, il ne doit pas toujours y avoir
changement à n’importe quel changement, c’est-à-dire qui s’adonne simultané
avec le précédent. Par exemple, le blanchissement peut aller avec l’infection,
mais la guérison ne le peut pas, parce que ce sont des changements contraires.
Il se peut, toutefois, que succède à l’infection dans le même sujet le
blanchissement comme la guérison. C’est le sens de ce qu’il dit, que le changement
supposé d’un changement à un autre n’ira pas toujours à n’importe quel
changement, puisque parfois en succédera un qui ne soit pas n’importe lequel.
Or ce changement qui ne soit pas n’importe lequel ira “d’un terme à un autre”,
c’est-à-dire, se produira entre deux termes distincts. De la sorte, ce
changement non n’importe lequel auquel on passera à partir de l’infection sera
la guérison, opposée à l’infection.
Que ce soit absurde appert du fait
que c’est pendant qu’il s’effectue que le premier changement passera au second[1074]. En même temps donc
qu’on passera à l’infection on passera aussi à la guérison. Or la guérison a
pour terme la santé ; elle va en effet d’un terme à un autre. Par conséquent,
en même temps qu’on passe à la maladie on passe aussi à la santé, ce qui
revient à tendre et à aller vers deux contraires en même temps, chose
impossible. Manifestement donc aucun changement ne va par soi d’un changement
à un autre.
Mais que cela se produise
éventuellement par accident, tel qu’annoncé, il le manifeste, ajoutant que
cela se peut par accident, quand par exemple un sujet subit un changement à un
moment et ensuite un autre. Par exemple, si on passe par accident de se
remémorer à oublier, ou à n’importe quel autre changement. C’est que le sujet
d’un changement passe tantôt à la science, tantôt à autre chose, comme à la
santé.
#672. — Il présente ensuite son
second argument (225b33),
en le faisant précéder de deux propositions conditionnelles.
La première : s’il y a
changement de changement ou génération de génération, il faut de toute façon
procéder à l’infini. Pour la même raison, en effet, la génération antérieure[1075] exigera une autre
génération, et ainsi à l’infini.
La seconde conditionnelle, une fois
admis que générations et changements s’ordonnent de manière qu’il y ait
changement de changement et génération de génération, tient que si on aboutit
à un changement ou à une génération ultime, il devra y en avoir eu un premier
ou une première. Cette seconde conditionnelle, il la prouve comme suit.
Supposons une réalité engendrée absolument, comme le feu. S’il y a génération
de génération, cette génération absolue a dû être engendrée à un certain
moment, cette production a dû être produite. Par ailleurs, quand la génération
absolue s’effectuait, ce qu’elle engendrait, le feu, n’existait pas encore
absolument, car rien n’existe pendant qu’on l’engendre ; il n’existe en
premier qu’une fois déjà engendré. Tout le temps donc que la génération du feu
s’effectuait, le feu ne se trouvait pas encore produit et n’existait pas
encore. À son tour, la génération de sa génération, pour la même raison,
s’effectuait à un certain moment ; et tout comme, pendant que s’effectuait la
génération du feu, le feu n’existait pas encore, de même tout le temps que
s’effectuait la génération de la génération du feu, cette génération du feu
n’existait pas encore.
Il en devient manifeste que la
génération du feu ne peut pas s’effectuer sans que sa propre génération n’ait
été complétée. Pour la même raison, celle-là non plus, sans que déjà la sienne
n’ait déjà été complétée. Et ainsi de suite jusqu’à une génération initiale.
Si donc la première génération n’a pas eu lieu, la dernière, celle du feu,
n’aura pas lieu non plus. Or si les générations s’effectuent à l’infini, il ne
peut se trouver de premier changement ou de première génération, parce que
dans l’infini il n’y a pas de premier. Il s’ensuit que la prochaine n’ait pas
lieu non plus, c’est-à-dire que rien ne suivra dans les générations et les
changements. Or s’il n’y a ni génération ni changement, rien ne s’engendre ni
ne se meut. Si donc il y a génération de génération, et changement de
changement, rien ne s’engendre ni ne se meut.
Cet argument toutefois, soyons-en
conscients, n’exclut pas que par accident un changement puisse à l’infini en
suivre un autre. On doit le concéder, d’après Aristote, qui considère le mouvement
comme éternel. Mais ce qu’il entend montrer ici, tel qu’annoncé[1076], c’est qu’il n’existe
pas à l’infini de changement de changement par soi. De la sorte, en effet, le
postérieur dépendrait d’une infinité de précédents, et n’aboutirait jamais.
#673. — Voici son troisième
argument (226a6).
Le même mouvement a pour contraire
à la fois un mouvement et un repos. Ainsi l’ascension a pour contraire la
descente et un repos plus bas. Pareillement, la génération et la corruption se
contrarient. Or les contraires concernent par nature le même sujet. Tout ce qui
s’engendre peut donc se corrompre. Par ailleurs, s’il y a génération de
génération, la génération doit s’engendrer et donc éventuellement se
corrompre. Or ce qui se corrompt doit être ; de même en effet que c’est ce qui
n’est pas qui s’engendre, c’est ce qui est qui se corrompt. “Alors même qu’il
s’engendre”, c’est-à-dire, quand une chose s’engendre, c’est pendant que sa
génération a lieu, que cette génération se corrompt ; non pas dès qu’elle
cesse, ni même par après, mais au moment même. Voilà qui est manifestement
absurde.
La génération, il faut en tenir
compte, intervient là à titre de terme engendré, comme la substance, puisque
la génération est la transformation qui aboutit à la substance. Tandis que le
sujet de la génération, ce n’est donc pas ce qui s’y engendre, mais sa matière.
Ainsi Aristote ne renonce-t-il pas à son propos, qui était de montrer qu’il n’y
a pas changement de changement, au sens où le changement en représenterait le
terme.
#674. — Voici son quatrième
argument (226a10).
En toute génération, il doit y
avoir une matière dont se tire ce qui s’engendre, à la manière dont tout changement
doit comporter une matière ou un sujet. Ainsi dans l’altération le sujet est le
corps quant aux altérations corporelles, et l’âme quant aux altérations vitales[1077]. Si donc une génération
s’engendre, elle requiert elle-même une matière qui reçoive la nature
spécifique de cette génération, comme la matière du feu à engendrer reçoit la
nature spécifique du feu. Or il n’y a pas moyen d’assigner pareille matière.
Il présente un autre moyen terme
pour le même argument. C’est que toute génération ou changement doit comporter
un terme où aboutir. Ce doit être tel être déterminé qui se puisse signaler. Ce
terme ne peut être ni mouvement ni génération. Aucune génération n’est donc
possible pour une génération ou un mouvement.
#675. — Voici son cinquième
argument (226a14).
L’espèce entretient avec l’espèce
la même relation que le genre avec le genre. Si donc la génération d’une
génération est une génération, il faudra que la génération de l’enseignement
soit un enseignement. Mais cela est manifestement faux : c’est en effet
la génération de science qui est enseignement, et non la génération
d’enseignement. La génération de génération ne peut donc pas non plus être une
génération.
#676. — Voici son sixième argument (226a16).
S’il y a changement de changement,
à le prendre comme sujet ou comme terme, comme il y a trois espèces de
mouvement[1078] : ceux de lieu, de
quantité et de qualité, l’une pourrait servir de sujet ou de terme à l’autre,
et aussi à elle-même. Le déplacement s’altérerait, donc, ou même se
déplacerait. Les absurdités résultantes apparaissent avec plus d’évidence en
particulier qu’en général. On ne doit donc pas admettre de changement de changement
ou de génération de génération.
#677. — Le Philosophe montre
ensuite (226a18) en quel sens il
pourrait quand même y avoir changement de changement.
On change, dit-il, en trois sens[1079] : par accident,
par une partie ou par soi. C’est seulement par accident qu’un changement peut
changer, c’est-à-dire en tant que son sujet change : tout en guérissant,
par exemple, on peut courir ou apprendre. Alors, en effet, la guérison court ou
apprend par accident, comme le musicien construit. Mais on n’entend pas ici
traiter du mobile par accident ; on l’a déjà laissé de côté[1080].
De quoi il y a mouvement
497.
226a23 Ni la substance, ni la
relation, ni l’action ou la passion ne subissent de mouvement ; il n’en existe
donc qu’en rapport à la qualité, à la quantité et au lieu, car chacun présente
de la contrariété.
498.
226a26 Appelons donc ‘altération’
le mouvement selon la qualité, car voilà le nom qu’on lui attache communément.
Il ne s’agit toutefois pas ici de la qualité qu’on trouve dans la substance —
car la différence aussi on l’appelle ‘qualité’ —, mais de la qualité affective[1081], qui fait attribuer de
pâtir ou de rester impassible.
499.
226a29 Le mouvement selon la
quantité reste sans nom, pris communément ; mais, le prenant espèce par espèce,
on le nomme ‘croissance et décroissance’ : croissance, s’il va vers la
grandeur parfaite ; décroissance, s’il en décline.
500.
226a32 Le mouvement selon le
lieu est resté sans nom, tant pris proprement que communément. Communément,
appelons-le ‘déplacement’[1082], bien qu’on n’attribue
proprement de se déplacer qu’à ce qui change de lieu sans avoir d’inclination
interne à s’arrêter et à ce qui ne change pas de lieu par soi-même[1083].
501.
226b1 C’est par ailleurs une
altération, le changement en plus ou en moins dans la même qualité[1084]. Il s’agit en effet
d’un mouvement de contraire à contraire, absolument ou jusqu’à un point. En
allant vers le moins, on parlera de changement vers le contraire ; en allant
vers le plus, qu’on va de son contraire vers la qualité même. Cela ne fait
rien, qu’on change jusqu’à un point ou absolument, sinon que les contraires ne
devront appartenir que jusqu’à un point ; car le plus ou le moins tiennent à ce
que le contraire appartienne plus ou moins.
502.
226b8 Que voilà les trois
seuls mouvements, ces considérations le rendent manifeste.
L’immobile
503.
226b10 Est immobile ce qui ne
peut pas du tout se mouvoir, comme le son est invisible. L’est aussi ce qui
change à peine en beaucoup de temps ou ce qui part lentement et qu’on déclare
difficile à mouvoir. L’est enfin ce qui, apte de nature et capable se mouvoir,
ne le fait pourtant pas quand, où et comme il y est apte. De ce dernier
seulement on est justifié de dire qu’il repose, car le repos est contraire au
mouvement et en prive qui en serait susceptible.
504.
226b16 Ce que sont le mouvement
et le repos, combien il y a de changements et lesquels sont des mouvements,
c’est devenu manifeste avec ces considérations.
#678. — Le Philosophe vient de
montrer qu’il n’y a mouvement ni dans la substance, ni dans la relation, ni
dans l’action et la passion ; il conclut maintenant en quels genres il y en a,
et cela en trois points.
Il induit d’abord la conclusion
visée, puis (226a26) montre en quel sens il
y a mouvement en chacun des trois genres et enfin (226b1) écarte une difficulté.
Il n’y a mouvement, rappelle-t-il,
ni dans la substance, ni dans la relation, ni dans l’action et la passion. Il
en reste, conclut-il, en trois genres : la quantité, la qualité et le
lieu. C’est que chacun présente la contrariété requise.
Pourquoi il omet trois
genres : le temps, la position et la possession, et comment il y a contrariété
dans les trois genres où on trouve mouvement, il l’a déjà montré[1085].
#679. — Le Philosophe montre
ensuite (226a26) en quel sens du
mouvement intervient dans les genres signalés : d’abord dans la qualité,
puis (226a29) dans la quantité et
enfin (226a32) dans le lieu.
Le mouvement en qualité, dit-il,
s’appelle une altération.
C’est à ce genre que renvoie
communément le nom ‘altération’, du fait qu’on ait coutume de déclarer ‘autre’[1086] ce qui diffère de
qualité. Toutefois, la qualité s’entend ici non au sens où on se trouve ‘tel’
dans le genre substance, où la différence substantielle s’attribue ‘pour dire
quel on est’[1087]. Il s’agit plutôt de la
qualité ‘affective’ rangée dans la troisième espèce de la qualité, en raison de
laquelle on attribue à un sujet de pâtir ou non quelque affection : le
chaud et le froid, par exemple, le blanc et le noir, et ainsi de suite. C’est
là que de l’altération est possible, comme on le prouvera[1088].
#680. — Le Philosophe montre
ensuite (226a29) en quel sens il y a
mouvement dans la quantité.
Le mouvement en quantité, dit-il,
reste sans nom quant à son genre, contrairement à l’altération. On le nomme
par ses espèces : la croissance et la décroissance. On appelle croissance
le mouvement qui va de la grandeur imparfaite à la parfaite, et décroissance
celui qui va de la grandeur parfaite à l’imparfaite.
#681. — Il montre ensuite (226a32) comment il y a
mouvement dans le lieu.
Le mouvement local, dit-il, ne
possède ni un nom commun pour son genre ni des noms propres pour ses espèces.
Lui-même lui impose toutefois comme nom commun ‘déplacement’, mais en
reconnaissant que ce nom ne convient pas tout à fait. À proprement parler, en
effet, on attribue de se déplacer seulement à ce qui change de lieu sans avoir
en son pouvoir d’y rester, à savoir, ce qui n’en change pas par soi, mais par
autre chose.
On a pu donner un nom commun au
mouvement en qualité parce que les qualités se contrarient selon la notion
propre des espèces qui les font ranger sous le genre qualité.[1089] Dans la quantité, la
contrariété ne répond pas à la notion des espèces, mais plutôt à leur
perfection ou à leur déficience[1090] ; c’est sous ce rapport
que ses espèces se nomment. Le lieu, lui, ne comporte contrariété qu’en rapport
au mouvement, qui oppose deux termes par leur plus grande distance l’un de
l’autre. Cette contrariété dépendant d’un critère tout à fait extrinsèque au
genre du lieu, le mouvement qui le concerne n’a pu recevoir de nom ni général
ni par parties.
#682. — Le Philosophe manifeste
ensuite (226b1) un aspect qui aurait pu
faire difficulté : à quelle espèce de mouvement réduire le changement qui
se fait vers le plus et le moins ; par exemple, du plus au moins blanc, et
inversement. Cela donne en effet l’apparence d’une croissance ou d’une décroissance.
Aristote montre qu’il s’agit plutôt d’altération : c’est une altération,
dit-il, le changement produit dans la même espèce de qualité, par exemple,
dans la blancheur, que ce soit en plus ou en moins.
Il prouve cela du fait que ce soit
une altération, le changement de contraire à contraire selon la qualité, lequel
comporte deux sens : un sens absolu, de blanc à noir, et inversement ; un
sens relatif, de plus à moins blanc, et inversement.
Que changer ainsi le soit de
contraire à contraire, il le prouve ensuite du fait qu’en allant de plus à
moins blanc, on doit admettre qu’on change de contraire à contraire, puisqu’on
s’approche du contraire : le noir. En allant inversement de moins à plus
blanc, cela revient encore à changer du contraire au contraire : du noir
au blanc comme tel ; car on devient d’autant plus blanc qu’on s’éloigne plus du
noir, et participe plus parfaitement de la blancheur.
Rien ne diffère, quant à ce qui
concerne l’altération, qu’on change du contraire au contraire absolument ou
relativement, c’est-à-dire en plus ou en moins. Sauf qu’un changement absolu du
contraire au contraire requiert les deux contraires en acte comme termes de
l’altération : le blanc et le noir, par exemple ; tandis qu’au changement
en plus ou en moins il suffit comme termes qu’il y ait ou non plus ou moins de
l’un des contraires.
Le Philosophe conclut ensuite (226b8) comme chose devenue
manifeste, qu’il existe seulement trois espèces de mouvement.
#683. — Il montre ensuite (226b10) en combien de sens on
est dit ‘immobile’ : il en présente trois.
On dit d’abord immobile ce qui
n’est pas du tout apte de nature à se mouvoir, comme Dieu ; comme on dit
invisible ce qui n’est pas de nature à être vu, comme le son.
On dit ensuite immobile ce qui a de
la difficulté à se mouvoir, et cela en deux sens : soit qu’après avoir
commencé à se mouvoir, on le fasse lentement et avec grande difficulté, comme
on traite d’immobile un boiteux ; soit qu’on éprouve de la difficulté à
commencer à se mouvoir et qu’on doive y mettre beaucoup d’effort et de temps,
comme on dit immobile une montagne ou un gros rocher.
Au troisième sens, on est dit
immobile, si on est de nature à se mouvoir et qu’on le puisse facilement, mais
que toutefois on ne le fasse pas quand, où et de la manière dont on y est apte
de nature. C’est en ce cas seulement qu’on est dit proprement ‘reposer’, parce
que le repos est le contraire du mouvement. Le Philosophe prend ici la
contrariété au sens large, du fait d’y inclure même la privation. Le repos,
conclut-il, doit être une privation pour un mobile susceptible de mouvement,
car le contraire et la privation ne se trouve qu’en un sujet susceptible de son
opposé.
Épiloguant, il déclare finalement (226b10) que ces considérations
ont rendu manifeste ce que sont le mouvement et le repos, combien il y a
d’espèces de changements, et lesquels méritent le nom de ‘mouvement’.
505.
226b18 Disons maintenant ce que
c’est d’être ‘ensemble’[1091], ‘à part’[1092], ‘contigu’[1093], ‘moyen terme’[1094], ‘suivant’[1095], ‘voisin’[1096], ‘continu’[1097], et à quels sujets
chacune de ces situations est de nature à s’attribuer.
Ensemble, à part, contigu
506.
226b21 On dit ‘ensemble’, quant
au lieu, tout ce qui partage un seul et même lieu premier ; ‘à part’, tout ce
qui en occupe un distinct ; ‘contigus’, les corps dont les extrémités sont
ensemble.
Moyen terme
507.
226b23 Le ‘moyen terme’, c’est
celui qu’en effectuant un changement conformément à la nature et sans solution
de continuité, on atteint normalement avant le terme final de ce changement. Le
moyen terme implique qu’il y ait au moins trois termes, car c’est le contraire
de son terme initial qui constitue le terme ultime du changement[1098]. Par ailleurs, il y a
changement continu à la condition que l’objet[1099] ne laisse pas d’intervalle[1100], ou très peu, et que le
temps n’en comporte aucun. Rien n’empêche qu’il s’en trouve un minime[1101] : par exemple,
aussitôt après la note la plus haute, on produit la dernière ; mais cet
intervalle ne doit concerner que l’objet du mouvement, pas son temps[1102]. C’est manifestement le
cas dans le changement de lieu, mais aussi dans les autres changements. Par
ailleurs, le contraire selon le lieu est ce qu’il y a de plus distant en ligne
droite, car la plus petite droite est définie et pour servir de mesure, il faut
l’être.
Suivant, voisin
508.
226b34 Le ‘suivant’, c’est le
terme qui, en position, espèce ou selon quelque autre critère, se trouve simplement[1103] après le précédent[1104], sans moyen terme du
même genre entre lui et celui qu’il suit ; sans, par exemple, une ligne entre
une ligne et celle qu’elle suit, s’il s’agit de[1105] lignes, une unité entre
une unité et celle qu’elle suit, s’il s’agit d’unités, une maison entre une
maison et celle qu’elle suit[1106]. Mais rien n’empêche la
présence d’un moyen terme d’une autre espèce. En effet[1107], le suivant suit autre
chose, il est quelque chose de postérieur : un ne suit pas deux et la
nouvelle lune ne suit pas la seconde ; ce sont plutôt ces derniers qui suivent
ceux-là. Le ‘voisin’, toutefois, c’est le suivant contigu.
509.
227a7 Maintenant, tout
changement s’effectue entre les opposés, lesquels s’opposent comme contraires
ou en contradiction ; enfin, la contradiction n’admet aucun moyen terme. C’est
dont manifestement entre les contraires que le moyen terme interviendra.
Continu
510. 227a10 Le ‘continu’, c’est ce qu’il y a de
plus voisin[1108]. C’est-à-dire : il
y a entité continue quand le terme par lequel deux entités sont contiguës en
devient un seul et même[1109], et, comme le nom le
signifie, les ‘tient ensemble’[1110]. Or cela ne se peut pas
avec deux extrémités distinctes. Ainsi défini, le continu concerne
manifestement des réalités capables d’un contact qui les réduise à une seule.
L’unité du tout sera d’ailleurs fonction de celle que le facteur de continuité
sera en mesure de produire, selon qu’il s’agira de clouage, de collage,
d’articulation ou de greffe.
Le suivant, le contigu, le continu : une proximité croissante
511.
227a17 Manifestement, le
‘suivant’ constitue la première situation, car le contigu est forcément un
suivant, mais tout suivant n’est pas contigu. C’est pourquoi, à une entité
rationnellement antérieure, comme un nombre, on peut bien trouver une
suivante, mais pas une contiguë.
512.
227a21 De même, pour être
continu, on doit être contigu, mais en étant contigu, on n’a pas à être continu :
les extrémités n’en font pas forcément qu’une, si elles se trouvent ensemble,
mais si elles n’en font qu’une, elles se trouvent forcément ensemble. Par
conséquent, la fusion[1111] vient en dernier, car
les extrémités ont besoin de contiguïté pour fusionner. Bref, tout contigu ne
fusionne pas, mais sans contiguïté, on ne fusionne manifestement pas.
513.
227a27 Par suite, même
reconnaître l’existence d’un point et d’une unité séparés, comme d’aucuns le
font, ne leur mérite pas la même nature. D’abord, les points prêtent à
contiguïté, mais les unités à succession seulement. En outre, les points
admettent un moyen terme : toute ligne se situe entre des points ; mais
les unités n’en admettent pas forcément, puisqu’il n’y en a pas entre deux et
un.
514.
227a32 Ce que c’est donc d’être
‘ensemble’, ‘à part’, ‘contigu’, ‘moyen terme’, ‘suivant’, ‘voisin’ et
‘continu’, ainsi qu’à quels sujets chaque situation s’attribue, voilà qui est
défini.
#684. — Le Philosophe vient de
diviser le changement et le mouvement en leurs espèces ; il va maintenant
traiter de l’unité et de la contrariété du mouvement en ses espèces, et ce en
deux points.
Il présente d’abord quelques
prérequis indispensables, puis (227b3) aborde son propos principal.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe précise d’abord l’objet de son intention, puis (226b21) exécuter son propos et
enfin (227a32) récapitule.
Maintenant, dit-il, il faut dire ce
que c’est que d’être ‘ensemble’, ‘extérieur’ ou ‘à part’[1112], ‘contigu’, ‘moyen’,
‘suivant’, ‘voisin’, ‘continu’, et à quels sujets ils sont de nature à
s’attribuer.
Il définit d’abord ces situations,
parce qu’il usera de leurs définitions dans les démonstrations qui occupent
tout le livre. Il fait comme Euclide, qui commence ainsi par les définitions
qui lui servent par la suite dans ses démonstrations.
#685. — Le Philosophe exécute
ensuite (226b21) son propos, et ce en
deux points.
Il définit d’abord les situations
annoncées, puis (227a17)
les compare entre elles.
Le premier point se divise en
trois : il définit les situations en lien d’abord avec le ‘contigu’, puis (226b23) avec le ‘suivant’ et
enfin (227a10) avec le ‘continu’.
Puisque la définition du ‘contigu’
implique d’être ‘ensemble’, il définit d’abord ce terme. Quant à son lieu,
dit-il, on dit ensemble ce qui occupe un seul et même lieu premier ; ce qu’on
appelle lieu premier de chaque chose, c’est son lieu propre. En effet, on est
dit ensemble du fait de se trouver en un seul et même lieu propre ; il ne
suffirait pas de se trouver en un seul et même lieu commun, car alors tout se
dirait ensemble, puisque tout se trouve contenu sous le ciel.
Il est question ici d’être ensemble
quant au lieu, et non quant au temps, ce qui ne concerne pas notre propos
actuel.
Par opposition, on dit à part[1113] ce qui occupe des lieux
distincts.
On dit ensuite contigu ce dont les
extrémités sont ensemble : pour les corps, leurs superficies ; pour les
superficies, leurs lignes ; pour les lignes, leurs points. À supposer donc que
deux lignes se trouvent en contact en leurs extrémités, leurs deux points
extrêmes se trouveront contenus en un unique point du lieu contenant. Le
contenu ne s’en trouvera pourtant pas plus grand que son lieu, puisqu’un point
ajouté à un point ne produit rien de plus grand. La même raison vaut pour les
autres dimensions.
#686. — Le Philosophe définit
ensuite (226b23) ce qui concerne le
suivant, et ce en trois points : il définit d’abord le ‘moyen terme’, qui
intervient dans sa définition, puis (226b34) le ‘suivant’ comme tel et enfin (227a7) infère un corollaire.
Le moyen terme, dit-il, est celui
qu’en effectuant un changement en continuité, conformément à la nature, on
atteint normalement avant le terme final de ce changement : par exemple,
si on passe en continuité de A à C par B, on atteint B avant C.
Le moyen terme peut de fait en
comporter plusieurs, car entre deux termes extrêmes on peut en trouver plusieurs
autres ; entre le blanc et le noir, par exemple, il se trouve plusieurs
couleurs intermédiaires. La situation exige au minimum trois termes : les
deux extrêmes et un moyen. Ainsi donc, le moyen terme, dans un changement,
c’est ce par quoi on parvient au terme final ; or c’est le contraire du terme
initial qui constitue ce terme final. Le mouvement, en effet, va de contraire à
contraire[1114].
#687. — La continuité[1115] du mouvement étant
intervenue dans la définition du moyen, le Philosophe montre ensuite en quoi
consiste ‘se mouvoir de manière continue’.
La continuité du mouvement peut
tenir à deux de ses aspects : le temps en lequel il s’effectue et l’objet
qu’il parcourt[1116], comme la grandeur dans
le cas du déplacement.
Pour que le mouvement soit continu,
son temps ne doit comporter aucune interpolation[1117] ; aussi modique
serait-elle, le mouvement ne serait plus continu.
Par contre, quant à la grandeur
parcourue, il peut y avoir une interpolation modique sans préjudice de la
continuation du mouvement. Par exemple, les routes qu’on parcourt sont couvertes
de pierres peu distantes sur lesquelles on passe manifestement d’un mouvement
continu d’une partie à l’autre de la route.
C’est le sens de sa précision,
qu’on progresse de manière continue “à la condition que l’objet ne présente pas
d’intervalle, ou très peu”, c’est-à-dire, que l’objet parcouru ne comporte pas
d’interpolation, ou en comporte très peu, si c’est le cas. Cependant, le temps
ne peut pas même en comporter de minimale, si le mouvement est continu.
Comment l’objet pourrait présenter
un intervalle lors d’un mouvement continu, il le manifeste en ajoutant que rien
n’empêche de se mouvoir de manière continue avec intervalle du côté de l’objet,
mais non du temps. Par exemple, si on joue de la cithare, tout de suite après
la ‘hypaten’, c’est-à-dire, la première corde grave, on gratte la dernière
corde, en omettant les cordes intermédiaires. Cet intervalle concerne l’objet
où se fait le mouvement, pas son temps.
À noter que ces remarques sur la
continuité du mouvement s’appliquent à la fois au changement de lieu et aux
autres mouvements.
#688. — Néanmoins, dans le
changement de lieu, il n’est pas manifeste en quel sens le terme ultime est le
contraire, car aucun lieu ne paraît en contrarier un autre. Le Philosophe le
manifeste donc.
Le contraire local, dit-il, c’est
le lieu le plus distant sur une ligne droite. Cette distance la plus grande
doit se prendre en rapport au mouvement, aux mobiles et aux moteurs. Par
exemple, les lieux les plus distants entre eux, en rapport au mouvement des
corps lourds et des corps légers, sont le centre et l’extrémité du ciel par rapport
à nous ; mais en rapport à chacun de nos mouvements, la distance la plus grande
se trouve entre notre destination et notre point de départ.
Il explique ce qu’il veut dire avec
“en ligne droite”, en ajoutant : “La plus petite droite est définie…”
Pour comprendre cela, on doit tenir compte que la plus petite distance entre
deux points donnés est la ligne droite, et qu’il ne peut y en avoir qu’une
entre deux points. Au contraire, les lignes courbes peuvent se multiplier à
l’infini entre deux points, pour autant qu’on les prenne comme les arcs de
cercles plus grands ou plus petits. Or toute mesure doit être définie ; autrement,
on ne pourrait à son aide préciser exactement[1118] la quantité de quoi que
ce soit, ce qui est le propre de la mesure. La distance la plus grande entre
deux points ne peut donc pas se mesurer avec une ligne courbe, mais seulement
avec la ligne droite, car elle seule est définie et déterminée.
#689. — Le Philosophe définit
ensuite (226b34) le ‘suivant’ et une
sorte d’espèce à lui, le ‘voisin’.
Pour dire d’une chose qu’elle en
suit une autre, dit-il, deux conditions sont requises.
La première : qu’elle vienne
après une précédente selon un ordre : soit en position, comme ce qui
s’ordonne en un lieu ; soit en espèce, comme la dualité vient après l’unité ;
soit suivant n’importe quel autre principe d’ordre déterminé entre des choses,
comme leur vertu, leur dignité, leur connaissance et ainsi de suite.
L’autre condition : qu’entre
le suivant et ce qu’il suit, n’intervienne aucun moyen terme du même genre. Par
exemple, une ligne en suit une autre, si aucune autre ne s’immisce comme moyen
terme entre elles ; il en va pareillement de l’unité qui en suit une autre, et
de la maison qui en suit une autre. Mais rien n’empêche qu’on suive autre chose,
si intervient un moyen terme d’un autre genre ; par exemple, un animal entre
deux maisons.
Pourquoi le Philosophe a insisté
que le suivant “suit autre chose” et “se trouve après le précédent”, il le
manifeste en ajoutant que tout ce qu’on donne comme suivant l’est d’autre chose
jamais comme antérieur à lui, mais toujours comme “postérieur”. En effet,
personne ne dit qu’un suive deux, ou que la nouvelle lune
suive la seconde, mais plutôt l’inverse.
Le Philosophe définit ensuite une
sorte d’espèce du ‘suivant’, qu’on appelle ‘voisin’. Tout suivant, dit-il,
n’est pas voisin, mais seulement le contigu, qui n’admet aucun moyen terme, ni
du même genre, ni d’un autre.
#690. — Le Philosophe tire ensuite (227a7) une conclusion. Le
moyen terme, a-t-il défini, est celui par lequel on atteint le terme final ; de
plus, tout changement s’effectue entre des opposés qui soient contraires ou
contradictoires ; enfin, les contradictoires n’admettent aucun moyen terme.
Tout moyen terme, conclut-il, doit donc intervenir entre des termes contraires
en quelque sens.
#691. — Le Philosophe manifeste
ensuite (227a10) ce qu’est le continu.
C’est, dit-il, une espèce du voisin. Quand deux entités contiguës viennent à
comporter un seul et même terme, on dit avoir affaire à une entité continue.
C’est justement ce que signifie le mot, car ‘continu’ vient de ‘tenir
ensemble’ : quand donc plusieurs parties se trouvent contenues en une
seule entité, qu’elles se tiennent quasi ensemble, c’est alors qu’on a une
entité continue. Cela ne se peut pas avec des extrémités distinctes, mais
seulement avec des extrémités qui n’en fassent qu’une seule et même.
La continuité, en conclut-il, ne
peut avoir lieu qu’en des réalités de nature à ce que leur contact les réduise
à une seule.
Ce tout comporte le degré d’unité
que permet le procédé qui réduit ainsi plusieurs entités à une continue :
le clouage, le collage, ou n’importe quel autre qui ramène éventuellement à un
seul leurs termes. Il peut encore s’agir de naître naturellement juxtaposé à
autre chose, comme le fruit naît sur l’arbre et le continue de quelque façon.
#692. — Il compare ensuite (227a17) entre eux les trois
situations définies auxquelles il s’intéresse principalement : le suivant,
le contigu et le continu.
Il le fait en trois points :
il compare d’abord le suivant au contigu, puis (227a21) le contigu au continu et tire
enfin (227a27) un corollaire.
Manifestement, dit-il, le ‘suivant’
est le premier des trois dans l’ordre naturel, où on dit antérieur ce dont
l’attribution ne se convertit pas. Car tout contigu est forcément un suivant ;
les entités contiguës requièrent en effet un ordre, au moins dans leur
position. Par contre, tout suivant n’a pas à être contigu ; car on peut prêter
à ordre sans prêter à contact, comme c’est le cas des substances séparées de la
matière. Aussi, on peut bien trouver un suivant même à des entités qui lui
soient antérieures rationnellement : dans les nombres, par exemple, qui
ne prêtent pas à contact, lequel est réservé aux quantités contiguës[1119]. Rationnellement, les
nombres précèdent les quantités contiguës[1120], étant plus simples et
plus abstraits.
#693. — Il compare ensuite (227a21) le contigu au continu.
Pour la même raison, dit-il, le
contigu est antérieur au continu ; pour être continu, en effet, on doit être contigu
; mais même contigu, on n’a pas à être continu.
Il prouve cela avec la définition
de chacun : les extrémités d’entités n’ont pas à n’en faire qu’une — ce
qui sied à la définition du continu —, pour se trouver ensemble — ce qui sied à
celle du contigu —. Inversement, si leurs extrémités n’en font qu’une, elles se
trouvent forcément ensemble, pour la raison qu’on doit bien admettre qu’on est
ensemble avec soi-même.
Néanmoins, si ce qu’on dit
‘ensemble’ implique une relation entre des entités distinctes, elles ne peuvent
pas en constituer une seule ; à le prendre ainsi, des entités continues ne
peuvent pas non plus se trouver contiguës. Cela ne vaut qu’à prendre ‘ensemble’
communément. La ‘fusion’, conclut-il, c’est-à-dire la continuité, qui fait
qu’une partie fusionne avec une autre en un terme unique, vient en dernier,
pour autant que le spécial est postérieur au commun, comme l’animal vient avant
l’homme. Cette fusion vient donc en dernier, dit-il, puisqu’on doit être
contigu pour que les extrémités “fusionnent”[1121], c’est-à-dire, n’en
font qu’une par nature[1122]. Par contre, tout
contigu n’a pas à ne faire ainsi qu’un par nature. Manifestement, néanmoins, on
ne peut trouver cette fusion[1123], cette continuité, en
ce qui n’admet pas contiguïté.
#694. — Le Philosophe conclut
ensuite (227a27) un corollaire :
même si l’unité et le point avaient une existence séparée[1124], comme d’aucuns
l’affirment, qui accordent pareille existence aux entités mathématiques,
l’unité et le point ne deviendraient pas identiques pour autant.
Deux arguments le rendent
manifeste. D’abord il y a des points en ce qui admet de nature contiguïté, car
c’est en des points que des entités sont contiguës, tandis que les unités ne
sont pas capables de contiguïté, mais seulement de succession. Ensuite, deux
points admettent un moyen terme, puisque toute ligne[1125] se situe entre deux
points, tandis que deux unités n’en admettent pas forcément, car entre la
première unité et les deux unités qui constituent la dualité, il n’y en a
évidemment pas.
Le Philosophe termine (227a32) avec un épilogue dont
la lettre est claire.
Unité générique
515.
227b3 C’est en plusieurs sens
qu’on reconnaît le mouvement comme un, puisque c’est déjà le cas
quant à reconnaître quoi que ce soit comme un. On reconnaît le mouvement comme
un d’abord génériquement, d’après les figures de l’attribution[1126] : avec tout autre
déplacement, un déplacement ne fait qu’un mouvement, génériquement ; par
contre, encore génériquement, comparée à un déplacement, une altération
constitue un autre mouvement.
Unité spécifique
516.
227b6 On le reconnaît ensuite
comme un spécifiquement quand, déjà un génériquement, il se range aussi en une
espèce indivisible. Ainsi la couleur présente des différences ; aussi, spécifiquement,
un noircissement et un blanchissement constituent d’autres mouvements, mais
tout blanchissement constitue le même mouvement que tout blanchissement, et
tout noircissement le même que tout noircissement. La blancheur ne présente
aucune différence ultérieure ; c’est pour cela qu’avec tout blanchissement un
blanchissement ne fait qu’un mouvement, spécifiquement. À lui supposer des
attributs qui en constituent à la fois des genres et des espèces, le mouvement
aura manifestement une certaine unité spécifique, mais pas d’unité spécifique
absolue ; c’est le cas de l’enseignement[1127], si la science est à la
fois espèce pour la connaissance[1128] et genre pour les
sciences particulières.
517.
227b14 On éprouvera tout de
même quelque difficulté à juger si le mouvement présente unité spécifique,
quand le même mobile passe du même terme au même terme, comme dans le cas d’un
point unique qui irait de tel lieu à tel lieu à répétition. Si on le concède,
le déplacement sera le même sur une courbe que sur une droite, et le roulement
sera le même mouvement que la marche. Mais n’a-t-on pas défini que le trajet
autre spécifiquement entraîne un autre déplacement? Le trajet circulaire,
justement, est autre que le rectiligne, spécifiquement. Voilà donc comment le
mouvement est un génériquement ou spécifiquement.
Unité absolue
518.
227b21 Est néanmoins un
absolument le mouvement qui l’est à la fois en son essence et en son nombre.
Lequel est tel, l’analyse le manifeste. Il y a trois aspects constitutifs du
mouvement à propos desquels on lui attribue l’unité[1129] : son mobile, son
objet et son temps[1130]. ‘Son mobile’, bien
sûr, puisqu’il lui faut un sujet, homme ou or. ‘Son objet’, par exemple, un
lieu ou une affection. Et ‘son temps’, car tout se meut en un temps. L’unité de
l’objet où s’effectuent des mouvements leur assure une unité générique et
spécifique ; celle de leur temps les fait se voisiner ; mais il faut leur unité
à tous les trois pour garantir au mouvement une unité absolue. L’objet doit
être un et indivisible, à la manière de l’espèce ; son temps doit en être un
unique, sans intervalle[1131] ; le mobile même doit
présenter une unité qui ne soit pas seulement par accident : que ce soit
par exemple le blanc qui noircisse, ou Coriscos qui marche. Mais Coriscos et
blanc, bien que constituant une seule entité, le font par accident. Enfin, la
généralité ne suffit pas : deux hommes pourraient guérir en même temps de
la même maladie, d’une ophtalmie par exemple, mais pareille guérison ne présenterait
d’unité que spécifique.
Difficultés
519.
228a3 Supposons maintenant que
Socrate subisse, en des temps distincts, la même altération spécifiquement. Si
la même entité, une numériquement, peut une fois corrompue s’engendrer de
nouveau, son altération pourra présenter la même unité ; sinon, elle sera la
même, mais sans être une[1132].
520.
228a6 Voici une difficulté
comparable : la santé possède-t-elle une unité essentielle dans les corps?
Qu’en est-il en général des habitus et des affections? Car, à ce qu’il semble,
leurs sujets changent et passent. De fait, si on a maintenant la même et unique
santé qu’on avait ce matin, pourquoi, quand on la recouvre après qu’elle ait
fait défaut, les deux n’en feraient-elles pas qu’une, numériquement?
521.
228a12 Il s’agit du même
raisonnement, sauf pour les différences que voici. D’abord, que deux mouvements
reviennent à un seul ou qu’un seul numériquement le demeure, les habitus
doivent faire pareil ; car une seule activité[1133] numériquement est le
fait d’un mobile numériquement un. Inversement, toutefois, si c’est l’habitus
qui n’en fait qu’un, sans doute cela ne paraîtra-t-il pas garantir une activité
unique. Quand un marcheur s’arrête, en effet, sa marche n’existe plus, mais
elle existera de nouveau quand il se remettra à marcher. Cependant, s’il s’agissait
du même et unique attribut[1134], le même et unique être
pourrait se corrompre et venir à l’être à répétition. Mais ces difficultés sont
étrangères à l’examen actuel.
#695. — Une fois établies ces
définitions prérequises, le Philosophe se met à traiter de l’unité et de la
diversité du mouvement.
Il traite d’abord de cela, puis (229a7) de la contrariété du
mouvement, qui constitue une sorte d’espèce de sa diversité.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe distingue d’abord trois sens communs de l’unité du
mouvement, puis (228a20)
subdivise l’un d’eux.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe montre en quel sens on parle d’un mouvement
d’abord quant à son genre, puis (227b6) quant à son espèce et enfin (227b31) quant à son nombre.
#696. — C’est en plusieurs sens,
dit-il, qu’on reconnaît le mouvement comme un, du fait que c’est déjà
en plusieurs sens qu’on attribue à quoi que ce soit d’être un : ce peut
être génériquement, spécifiquement et numériquement.
Le mouvement se reconnaît comme un
génériquement d’après les figures de l’attribution : tous les mouvements
subordonnés à un même chef d’attribution peuvent se considérer comme un seul
génériquement. Ainsi tous les déplacements ne font qu’un mouvement
génériquement, parce qu’ils se rangent tous sous un seul chef
d’attribution : le lieu. Ils diffèrent cependant génériquement de l’altération,
qui appartient à un autre chef d’attribution : la qualité[1135].
#697. — Le Philosophe montre
ensuite (227b6) en quel sens on a un
mouvement spécifiquement.
Il manifeste d’abord son propos,
puis (227b14) soulève une difficulté.
On considère le mouvement un,
spécifiquement, dit-il, quand, en plus de l’être génériquement, il l’est aussi
en regard d’une espèce indivisible, c’est-à-dire, spécialissime, qui,
c’est-à-dire, ne se divise pas en d’autres. Car certaines espèces se divisent
en d’autres ; ainsi la couleur, une espèce de qualité, comporte des différences
qui constituent plusieurs espèces. Aussi les changements de couleurs peuvent
différer spécifiquement, comme le blanchissement et le noircissement ; mais
tout blanchissement est le même mouvement, spécifiquement, et pareillement
tout noircissement ; parce que la blancheur ne comporte pas d’espèces
ultérieures en lesquelles se diviser.
Cependant, à supposer des objets
qui soient à la fois genres et espèces, manifestement les mouvements convenant
à une espèce subalterne sont comme un mouvement, spécifiquement, ils n’en sont
qu’un sous un certain rapport, mais ne sont pas absolument un, spécifiquement.
Ainsi la science est une espèce de connaissance, mais aussi le genre des
différentes sciences ; tout enseignement donc, comme mouvement vers la science,
détient une sorte d’unité spécifique, mais pas une unité spécifique
absolue : absolument, en effet, l’enseignement de la grammaire diffère
spécifiquement de celui de la géométrie.
Rappelons-le : le Philosophe a
déjà rattaché l’unité et la diversité du mouvement aux genres et espèces
susceptibles de mouvement, puisque celui-ci se réduit en quelque sorte au
genre des choses où il s’effectue.
#698. — Le Philosophe soulève
ensuite (227b14) soulève une difficulté
sur ce qui précède : le mouvement présente-t-il forcément une unité
spécifique, quand le même mobile passe plusieurs fois du même terme au même
terme? Par exemple, d’après les géomètres qui font se déplacer les points, si
un point passe plusieurs fois de tel lieu à tel lieu?
Il le semble bien, avec ce qui
précède : si des mouvements produits dans la même espèce, dans la
blancheur, par exemple, sont de même espèce, deux déplacements parcourant le
même lieu numériquement le seront encore plus. Cependant, à le concéder, une
absurdité s’ensuit : le mouvement rectiligne n’en fait qu’un
spécifiquement avec le mouvement circulaire. On peut en effet se rendre de tel
lieu à tel lieu en se déplaçant d’abord sur une courbe, sur un trajet en forme
d’arc, puis en se déplaçant sur une droite, sur un trajet rectiligne.
Pareillement, dans les déplacements des animaux, la marche, qui suit une
droite, ne fera spécifiquement qu’un mouvement avec le roulement, qui fait
parcourir une courbe à l’animal.
Le Philosophe résout cette
difficulté d’après ce qui précède. On a déterminé déjà, en effet, qu’un trajet
d’autre espèce confère une autre espèce au déplacement. Par conséquent,
l’unité spécifique du déplacement exige non seulement l’identité spécifique
de son terme, mais aussi celle de son trajet. Or manifestement les lignes
droite et courbe font des trajets d’autres espèces. Par conséquent, les
déplacements circulaire et rectiligne, de même que le roulement et la marche,
même quand ils s’effectuent entre les mêmes termes, ne sont pas le même
mouvement, spécifiquement, parce que leur trajet ne l’est pas.
Par contre, avec les mêmes termes
et le même trajet spécifiquement, on a le même mouvement spécifiquement.
Accomplis avec des termes et un trajet qui soient les mêmes numériquement, des
mouvements répétés resteront encore plus les mêmes spécifiquement.
#699. — Le Philosophe présente
ensuite (227b31) un troisième
sens : celui où le mouvement se dit un numériquement. Il le fait en deux
points.
Il manifeste d’abord quel mouvement
est un numériquement, puis (228a3) soulève des difficultés à son sujet.
Dans les sens précédents, dit-il,
le mouvement ne se disait pas un absolument, mais sous quelque rapport :
celui de son genre ou de son espèce. Au troisième sens, on le dit un absolument,
du fait qu’il représente en cette essence un seul individu.
Quel est maintenant le mouvement un
en ce sens, cela deviendra manifeste en distinguant les éléments requis au
mouvement. Il y en a trois qui contribuent à son unité : son sujet, le
mobile ; son objet, le genre ou l’espèce ; son temps. Le Philosophe les
manifeste un à un. Son mobile : tout mouvement doit impliquer un mobile :
un homme, de l’or, un corps quelconque. Son objet : tout mobile doit se
mouvoir quant à quelque genre ou espèce, un lieu ou une affection, c’est-à-dire
une qualité affective[1136]. Son temps : il
faut en tenir compte, car tout mobile se meut en un temps. À considérer ces
trois éléments, on trouvera que l’objet concerné offre une possibilité d’unité
générique ou spécifique : celle d’un changement de lieu ou de qualité.
Son temps, par contre, ne concourt pas à cela, puisqu’il ne présente qu’une
seule espèce ; il ne contribue à l’unité du mouvement qu’en permettant à ses
parties de se ‘voisiner’, c’est-à-dire de se suivre de manière continue, sans
interpolation.
L’unité qui fait dire un mouvement
un absolument requiert identité sous tous ces rapports : son objet doit
être un au sens où l’espèce spécialissime se dit indivisible ; son temps doit
présenter une continuité inidéfectible, sans interpolation ; son mobile doit
être unique.
Le Philosophe exclut toutefois deux
modalités d’unité du sujet insuffisantes à rendre le mouvement un absolument.
La première est l’unité par
accident. Coriscos et le blanc, par exemple, font un par accident, de sorte que
leur mouvement propre n’est pas le même. Celui du blanc, c’est de devenir noir,
et celui de Coriscos, c’est de marcher. Voilà certes des mouvements distincts.
La seconde est celle de genre ou
d’espèce. À l’unité numérique d’un mouvement, une unité commune du sujet[1137] ne suffit pas, celle
par exemple de son genre ou de son espèce. Deux hommes peuvent guérir dans le
même temps et vivre la même espèce de guérison, celle d’une ophtalmie, d’une
maladie des yeux ; on combine alors l’unité du temps et de l’aspect avec une
unité d’espèce du sujet. Pourtant, ces deux guérisons ne garantissent pas au
mouvement une unité numérique, mais seulement spécifique.
#700. — Le Philosophe introduit
ensuite (228a3) une difficulté, et ce
en trois points.
Il présente d’abord une impression
que donne l’unité numérique du mouvement, puis (228a6) soulève une difficulté pertinente
et enfin (228a12) établit la vérité.
Un mobile comme Socrate peut,
dit-il, en des temps distincts, subir la même altération spécifiquement :
guérir deux fois d’une ophtalmie, par exemple. À première vue, cette altération
répétée ne fera qu’un mouvement numériquement, si la santé restaurée est aussi
la même. Il en irait de la sorte, si le même sujet, numériquement, pouvait, une
fois corrompu, se reproduire. Mais c’est chose manifestement impossible :
la santé acquise lors de la première altération s’est trouvée ensuite corrompue
; la même numériquement ne peut donc pas se recouvrer.
Mais si elle le pouvait, la
nouvelle altération, apparemment, constituerait avec la première le même
mouvement numériquement ; autrement, il s’agira du même mouvement
spécifiquement, mais pas numériquement.
#701. — Il soulève ensuite (228a6) une autre difficulté à
ce sujet.
La voici : qui reste en santé
ou conserve quelque accident garde-t-il en son corps la même et unique santé,
le même et unique autre accident? Non, à ce qu’il semble. De l’avis de certains
philosophes, tout sujet doté de qualités ou d’habitus subit un mouvement et un
flux continuel.
D’ailleurs, si restant en santé on
gardait la même et unique matin, midi et soir, on ne voit pas comment on
expliquerait que la santé perdue, puis recouvrée, ne serait pas la même et une,
numériquement.
Cette difficulté, Aristote ne la
résout pas, car elle ne concerne pas son propos ; elle touche plutôt la
considération du métaphysicien, à qui revient de considérer communément l’un et
le multiple, le même et l’autre. C’est aussi parce que cette difficulté se
fonde sur l’opinion fausse d’Héraclite, réfutée ailleurs par Aristote[1138], à l’effet que tout
subirait mouvement et flux continuel. Le cas n’est d’ailleurs pas pareil :
tant qu’on demeure en santé, même avec des variations en plus et en moins,
l’existence de la santé ne cesse pas, comme c’est le cas quand elle se corrompt
totalement.
#702. — Le Philosophe établit
ensuite (228a12) la vérité sur le sujet.
Si, disait-il, c’est la même qualité qu’on recouvre, la seconde altération
constituera le même mouvement numériquement que la première ; tandis que si ce
n’est pas la même qualité numériquement qui revient, on n’aura pas non plus
affaire à un seul acte numériquement. Comme il a interposé une autre
difficulté, un peu comme pour assigner la raison de ce qui précède, il précise
qu’il en a parlé parce qu’à première vue le même raisonnement paraît valoir
pour l’unité de qualité et de mouvement.
Mais il y a différence. Cette
conséquence vaut : si les deux mouvements sont la même chose, au sens où
un mouvement se dit un numériquement, l’habitus, c’est-à-dire la qualité
acquise par le mouvement, doit alors n’en faire qu’un. C’est qu’il n’y a qu’un
seul acte numériquement pour une qualité numériquement une en nombre acquise
par cet acte.
Cependant, si la qualité qui
revient reste une et la même, on peut penser que cela ne garantit pas un acte
unique : un terme un numériquement ne garantit pas que le mouvement qui y
conduit le soit aussi. Le mouvement local le montre bien : quand un
marcheur s’arrête, sa marche cesse ; quand il se remet à marcher, sa marche
reprend. Dire qu’il s’agit de la même et unique marche implique que le même et
unique être puisse venir à l’être et se corrompre plusieurs fois, ce qui est
impossible. Ainsi donc, s’il se pouvait que la même santé numériquement soit
recouvrée, il ne s’ensuivrait pas que la seconde guérison soit la même
numériquement que la première, comme la seconde marche ne s’identifie pas non
plus avec la première, même si les deux visent le même lieu numériquement.
Ces difficultés, conclut-il
ensuite, sont étrangères à son intention principale ; aussi faut-il les laisser
de côté.
Continuité, unité absolue
522.
228a20 Tout mouvement est
continu, puisque divisible. C’est donc forcément en tant que continu que le
mouvement un absolument est tel. Par ailleurs, tout mouvement ne peut se faire
continu à n’importe quel autre, comme n’importe quoi d’autre ne peut continuer
n’importe quoi d’autre, mais seulement ceux dont l’extrémité est commune. Or
certaines entités n’ont pas d’extrémités et d’autres en ont de spécifiquement
différentes, même quand elles sont homonymes. Comment, par exemple, les
extrémités d’une ligne et d’une marche pourraient-elles présenter assez de
contiguïté pour n’en faire qu’une? Certes, des mouvements sans identité
spécifique ou générique pourraient se trouver voisins : après avoir
couru, on peut subir tout de suite un accès de fièvre. De même, la transmission
du flambeau implique des déplacements voisins, mais non des déplacements
continus ; car on l’a établi, on est continu à condition de partager une
extrémité commune. Par conséquent, des mouvements sont voisins et se suivent du
fait de comporter un temps continu, mais pour être continus des mouvements
doivent l’être eux-mêmes, c’est-à-dire partager tous deux une extrémité
commune. Le mouvement continu et un absolument doit donc présenter identité
d’espèce. Il lui faut aussi unité de sujet et de temps. L’unité du temps
requiert qu’il n’en comporte aucune partie sans mouvement, car pareil intervalle
impliquerait forcément repos ; or le mouvement avec du repos entre ses parties
en constitue inévitablement plusieurs et non seulement un. Un mouvement
interrompu par un arrêt n’est par conséquent ni un ni continu ; or il connaît
interruption s’il admet pareil temps en intervalle. Mais il reste qu’un
mouvement sans unité spécifique n’est toujours ni un ni continu, même avec un
temps sans intervalle, car alors le temps a beau être un, le mouvement inclut
une différence d’espèce. Bref pour être un absolument, le mouvement doit l’être
spécifiquement, mais cette unité n’entraîne pas à elle seule l’unité absolue.
Quel mouvement donc est un absolument, voilà qui est dit.
Perfection, unité homonyme
523.
228b11 On dit encore un le
mouvement parfait[1139], qu’il le soit en
genre, en espèce ou en substance : là comme ailleurs, être un implique
d’être parfait et entier. On le dit quand même parfois un, même inachevé, si au
moins il est continu.
Régularité, unité homonyme
524.
228b15 En plus des sens
mentionnés, on a encore le sens où on dit un le mouvement régulier[1140]. Le mouvement
irrégulier[1141], en effet, ne donne pas
autant une impression d’unité que le régulier[1142], comme le mouvement
droit ; c’est que l’irrégulier est divisible. Leur différence paraît toutefois
plutôt tenir du plus ou du moins.
525.
228b19 Tout mouvement peut
s’effectuer avec ou sans régularité : on peut s’altérer régulièrement, se
déplacer sur une grandeur régulière, comme sur un cercle ou une droite, et il
en va de même pour la croissance et la décroissance.
Sources d’irrégularité
526.
228b21 La différence source de
l’irrégularité tient parfois à l’objet du mouvement. Impossible en effet
d’être régulier en ne se déplaçant pas sur une grandeur régulière, mais par
exemple sur la ligne réfléchie[1143], ou sur l’oblique[1144], ou sur une autre
grandeur où n’importe quelle partie ne s’harmonise pas à n’importe quelle. Elle
ne tient parfois ni au lieu, ni au temps, ni au terme final[1145], mais au mode[1146], car elle se distingue
alors à la vitesse ou lenteur : le mouvement de vitesse constante est
régulier, celui de vitesse variable est irrégulier.
Corollaires
527.
228b28 La vitesse et la lenteur
ne sont donc ni des espèces, ni des différences du mouvement, puisqu’on les
retrouve en tous les mouvements, même différents spécifiquement. Par suite,
elles n’équivalent pas non plus à la pesanteur et à la légèreté, qui confirment
le mobile dans la même direction : la pesanteur de la terre vers son lieu
à elle, et la légèreté du feu vers son lieu à lui.
Unité malgré l’irrégularité
528.
229a1 Ainsi donc, le mouvement
irrégulier est un, en autant qu’il est continu, mais il l’est moins, comme le
montre précisément le cas du déplacement réflexif. En étant moins tel, on comporte
toujours mélange avec le contraire.
Corollaire
529.
229a3 Bref, tout mouvement un
peut être régulier ou non, mais les mouvements, même voisins, qui ne sont pas
de même espèce ne sauraient être uns ni continus. Comment, en effet, le
mouvement fait d’altération et de déplacement pourrait-il être régulier et
satisfaire à l’obligation d’ajuster pareilles parties?
#703. — Le Philosophe vient de
proposer trois conditions requises à ce qu’un mouvement n’en fasse qu’un
absolument : l’unité de son temps, de son objet et de son sujet. Il entend
maintenant les prouver.
D’abord, l’unité absolue s’attribue
en deux sens : en un sens, à l’indivisible ; en l’autre, au continu. Le
mouvement, quant à lui, ne peut se dire un absolument du fait d’être
indivisible, puisque aucun mouvement n’est tel. C’est donc comme continu qu’on
le dit un : pour le mouvement, être un absolument, c’est être continu ;
même que la continuité suffit à cette unité. S’il est continu, en effet, il
s’ensuit qu’il soit un. Par conséquent, tout ce qui est requis à la continuité
du mouvement est requis à son unité.
#704. — Or trois conditions sont
requises à la continuité du mouvement.
La première est l’unité d’espèce.
En effet, tout mouvement ne peut continuer tout mouvement. En aucune entité
continue, d’ailleurs, n’importe quoi de n’importe quelle qualité ne peut indifféremment
continuer n’importe quoi. On ne peut continuer autre chose qu’à condition de
pouvoir partager une extrémité avec lui, ce qu’exige la définition du continu[1147].
Or certaines entités n’ont pas
d’extrémités, comme les formes et tous les indivisibles ; elles ne peuvent donc
pas comporter continuité. Par ailleurs, d’autres comportent des extrémités,
sont divisibles et ont quantité, mais sont homonymes, c’est-à-dire ne
s’accordent pas à la fois en leur définition et leur nom : elles non plus
ne peuvent se continuer. Certaines sont même inaptes à la contiguïté. On ne
peut dire contiguës une ligne et une promenade, ni leur faire partager une
extrémité, ce qu’impliquerait leur continuité.
Il en appert ainsi qu’à différer de
genre ou d’espèce on ne peut se continuer l’un l’autre.
Des mouvements génériquement ou
spécifiquement différents peuvent quand même “se voisiner”, c’est-à-dire se
suivre ; par exemple, après une course, on peut tout de suite avoir un accès de
fièvre, bien que courir et attraper une fièvre diffèrent de genres. Dans un
même genre aussi, comme le changement de lieu, un changement peut en suivre un
autre, sans continuité cependant ; le cas de “la transmission du flambeau”
l’illustre, où on se transmet le flambeau de main à main ; il s’agit là de
mouvements distincts et non continus. Cet exemple peut aussi s’interpréter
comme le fait que le déplacement du liquide dont la flamme se nourrit, désigné
comme sa “transmission”, suit celui de la flamme, nommé “flambeau”.
Les changements précédents, donc,
du fait de différer génériquement ou spécifiquement, ne sont pas continus, car
ils ne peuvent partager une extrémité commune, comme l’impliquerait la définition
du continu. Ils peuvent toutefois se suivre, se voisiner, être pratiquement
contigus, ne pas même comporter d’interpolation de temps, du fait que pour eux
celui-ci soit continu. Car le temps revêt continuité de la même manière que le
mouvement : par le fait que ses parties partagent une extrémité. Car rien
n’empêche qu’en tel instant de temps qui assure la continuité de ses parties,
un mouvement se termine et un autre de genre ou espèce différente commence ;
ces mouvements pourront bien être voisins, mais non continus. En conséquence,
pour être continu, un mouvement a besoin de parties dotées d’unité spécifique
; cette unité lui est conférée par son objet, tant qu’il est indivisible spécifiquement.
#705. — En second, la continuité
d’un mouvement requiert l’unité de sujet. Des mouvements de sujets distincts
peuvent eux aussi être voisins, mais non continus, comme plusieurs mains qui se
relaient un flambeau.
#706. — En troisième, la continuité
et l’unité du mouvement requiert aussi unité de temps, de façon que ne
s’immisce pas d’immobilité ou de repos. En effet, si le mouvement comportait
un intervalle, c’est-à-dire un temps sans mouvement, il s’ensuivrait alors un
repos. Or l’interposition d’un repos multiplie le mouvement, l’empêche d’être
unique ; car il faut plusieurs mouvements pour avoir du repos entre eux ; un
seul n’y suffit pas. Un mouvement interrompu par un repos ne sera donc pas non
plus unique ni continu. Un temps, comme moyen terme entre ses parties, entraîne
en effet l’interruption du mouvement par un repos[1148] ; il faut donc un temps
continu pour la continuité du mouvement.
Il ne suffit pas toutefois, parce
qu’un mouvement qui n’est pas un spécifiquement n’est pas continu, même effectué
sans intervalle de temps ; son unité de temps ne compense pas son altérité
spécifique. Réciproquement, un mouvement un et continu doit être un spécifiquement,
mais même tel il ne s’en trouve pas forcément un absolument.
Ainsi donc, appert-il, les trois
conditions mentionnées sont requises pour un mouvement un absolument. Voilà
précisé, conclut-il, quel mouvement est un absolument.
#707. — Une fois présentés les
trois sens principaux de l’unité du mouvement, le Philosophe en présente
ensuite (228b11) deux autres
secondaires, relevant plus d’une certaine forme d’unité que de l’unité comme
telle.
Qu’on attribue l’unité à un
mouvement, dit-il, en rapport à son genre, ou à son espèce, ou à sa substance,
comme dans le cas de celui qui l’est numériquement, on le dit tel en autant
qu’il est parfait[1149]. Ailleurs aussi, la
notion d’unité implique le parfait et l’entier. En effet, on ne qualifie
l’homme ou le soulier d’un qu’en référant à son tout.
On qualifie tout de même parfois
l’imparfait comme un, en autant qu’il soit continu. La raison en est que
l’unité peut tenir soit à la quantité, et alors la seule continuité y suffit,
soit à la forme substantielle, qui fait la perfection du tout, et alors on la
réserve à ce qui est parfait et entier.
#708. — Le Philosophe présente
ensuite (228b15) l’autre sens
secondaire, qui tient à dire un le mouvement “régulier”, c’est-à-dire uniforme.
En toute autre chose, d’ailleurs, on qualifie ainsi d’un ce qui se constitue de
parties pareilles.
Cette présentation se divise en
trois : le Philosophe présente d’abord ce sens de l’unité qui fait dire un
le mouvement régulier, puis (228b19) montre quels mouvements présentent
régularité et irrégularité et enfin (228b21) énumère les sens de
l’irrégularité.
À part les sens mentionnés de l’unité,
dit-il, on qualifie d’un le mouvement régulier, c’est-à-dire, uniforme. Ce
n’est manifestement pas le mouvement irrégulier, en effet, c’est-à-dire
difforme, qui passe pour être un, mais plutôt le mouvement régulier,
c’est-à-dire uniforme ; le mouvement qui va tout droit, par exemple, est
uniforme.
La raison pour laquelle le
mouvement irrégulier ne paraît pas un, c’est qu’il soit divisible en parties
dissemblables ; or l’indivisibilité entre dans la notion d’un, l’un étant
l’être indivisé. Le mouvement irrégulier présente tout de même une certaine
unité.
Toutefois, l’unité des mouvements
régulier et irrégulier diffère, à ce qu’il semble, selon le plus et le moins,
puisque le régulier est davantage un que l’irrégulier ; par exemple, un corps
fait de parties semblables est davantage un qu’un corps fait de parties dissemblables.
#709. — Le Philosophe montre
ensuite (228b19) en quels mouvements on
trouve régularité et irrégularité.
En tout genre ou espèce de
mouvement, dit-il, on trouve du régulier et du non régulier. De fait, on peut
s’altérer régulièrement, comme quand toute son altération reste uniforme ; on
peut aussi se déplacer, c’est-à-dire changer de lieu, sur une grandeur
régulière, c’est-à-dire uniforme : par exemple, sur un cercle ou sur une ligne
droite ; et il en va pareillement pour la croissance et la décroissance.
#710. — Le Philosophe traite
ensuite (228b21) du mouvement irrégulier.
Il assigne d’abord les sens de
l’irrégularité, puis (229a1) montre en quel sens le mouvement irrégulier est un.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe assigne d’abord deux sens de l’irrégularité dans le
mouvement, puis (228b28)
infère certaines conclusions.
La différence qui fait
l’irrégularité du mouvement, dit-il, vient parfois de son objet, comme c’est
surtout évident dans le changement de lieu, parce qu’un déplacement ne peut pas
être lui-même régulier, s’il ne parcourt pas une grandeur régulière,
c’est-à-dire uniforme.
On dit par ailleurs régulière ou
uniforme une grandeur dont chaque partie suit uniformément l’autre, de sorte
que chacune peut remplacer l’autre, comme c’est évident sur la ligne
circulaire, et aussi sur la ligne droite. Par contre, une grandeur est
irrégulière, dont toute partie ne suit pas uniformément l’autre, comme c’est évident
avec deux lignes qui font un angle, dont l’une s’applique à l’autre sans
continuer tout droit, alors que les parties d’une seule ligne s’appliquent
l’une à l’autre en continuant tout droit.
C’est pourquoi le déplacement
circulaire est régulier, et pareillement le mouvement droit. Mais les
déplacements réfléchis ou obliques, faisant un angle, ne sont pas réguliers,
pas même sur une grandeur régulière. Ou n’importe quel autre déplacement, sur
n’importe quelle grandeur dont toute partie ne s’unit pas à toute autre selon
une application uniforme, ou dont une partie n’admet pas contiguïté avec une
autre : à remplacer avec la partie à angle celle qui n’en fait pas, la
contiguïté ne tiendra pas.
#711. — La deuxième différence
génératrice d’irrégularité ne tient ni au lieu ni au temps ni au “terme final”[1150], c’est-à-dire à ce
terme où on situe le mouvement, c’est-à-dire n’importe quel objet qui le
concerne, car il n’y en a pas seulement de lieu, mais aussi de qualité et de
quantité. Quoique cette exclusion peut aussi renvoyer au sujet mobile.
Ce second sens de l’irrégularité
tient plutôt au “mode”, c’est-à-dire à une variation de modalité du mouvement.
En effet, il se définit par la rapidité et la lenteur, car le mouvement se dit
régulier qui garde partout la même vitesse, et irrégulier dont une partie est
plus rapide que l’autre.
#712. — Le Philosophe conclut
ensuite (228b28) deux corollaires.
Le premier : la rapidité et la
lenteur ne sont pas des espèces du mouvement, ni des différences spécifiques,
parce qu’elles en accompagnent toutes les espèces : elles font distinguer
de la régularité et de l’irrégularité dans toutes les espèces de mouvement[1151]. Or aucune espèce ou
différence ne se retrouve en toute espèce de son genre.
Le second : la rapidité et la
lenteur ne sont pas la même chose que la lourdeur et la légèreté. Ces dernières
tiennent toujours le mouvement dans la même direction : le mouvement de
la terre, lourde, va toujours à “son lieu à elle”, et son lieu est le bas,
tandis que celui du feu va toujours à “son lieu à lui”, et son lieu propre est
le haut. La rapidité et la lenteur, par contre, concernent des mouvements variés[1152].
#713. —Il montre ensuite (229a1) en quel sens le
mouvement irrégulier est un, puis (229a3) infère de là un corollaire.
Le mouvement irrégulier, dit-il,
peut se dire un en autant qu’il est continu ; mais il se dit moins un que le
mouvement régulier. De même, la ligne avec angle se dit moins une que la ligne
droite. Cela est surtout évident dans le mouvement réflexif, car on y observe
pratiquement deux mouvements.
Le fait d’être moins un implique de
la pluralité, car une chose est moins telle du fait de présenter quelque
mélange avec son contraire. Ainsi, en étant moins blanc, on présente un certain
mélange avec le noir ; du moins on s’en rapproche quelque peu.
En somme, le mouvement irrégulier
est à la fois un, en tant que continu, mais aussi multiple, en tant que moins
un.
#714. — Le Philosophe en infère
ensuite (229a3) ce qu’il avait déjà
proposé[1153] : des mouvements
d’espèces différentes ne peuvent pas être continus. En effet, tout mouvement un
peut être régulier et aussi irrégulier. Mais un mouvement composé de parties
spécifiquement différentes ne peut être régulier. Car comment pourrait l’être
un mouvement composé d’altération et de déplacement? Car il faut, pour qu’un
mouvement soit régulier, que ses parties s’unissent les unes aux autres. Des
mouvements différents, reste-t-il donc, qui ne se suivent pas l’un l’autre en
se trouvant de même espèce, ne forment pas un mouvement un et continu. Le
Philosophe l’avait déjà affirmé et manifesté avec des exemples[1154].
Sens apparents de la contrariété
530.
229a7 On doit encore
distinguer quel mouvement contrarie quel autre, et faire de même pour la pause[1155]. Il faut d’abord
trancher quels mouvements se contrarient : est-ce que ce sont celui qui
part d’un terme et celui qui va au même : celui qui part de la santé et
celui qui y va, par exemple? La génération et la corruption donnent justement
l’impression de se contrarier en ce sens. Ou ceux qui partent de
contraires : celui qui part de la santé et celui qui part de la maladie,
par exemple? Ou ceux qui vont à des contraires : celui qui va à la santé
et celui qui va à la maladie, par exemple? Ou celui qui part d’un contraire et
celui qui va à l’autre : celui qui part de la santé et celui qui va à la
maladie, par exemple? Ou celui qui part d’un contraire pour aller à l’autre et
celui qui part du second pour aller au premier : celui qui va de la santé
à la maladie et celui qui va de la maladie à la santé, par exemple?
L’opposition entre mouvements doit revêtir l’un ou plusieurs de ces sens, car
elle ne peut se réaliser autrement.
Sens disqualifiés – Quitter un contraire et aller à l’autre ne se
contrarient pas
531.
229a16 Cependant, le mouvement
qui part d’un contraire ne contrarie pas celui qui va à l’autre : celui
qui part de la santé, par exemple, ne contrarie pas celui qui va à la maladie.
Il s’agit plutôt du même et unique mouvement, qui revêt pourtant deux essences
distinctes, car le changement n’appelle pas la même notion ‘s’il part de la
santé’ et ‘s’il va à la maladie’[1156].
Quitter les contraires ne se contrarie pas
532.
229a20 Celui qui part d’un
contraire ne contrarie pas non plus celui qui part de l’autre, car en partant
d’un contraire, on s’adonne à aller à la fois à l’autre et à leur moyen terme ;
mais nous y reviendrons.
533.
229a22 Par ailleurs, aller au
contraire produit manifestement plus de contrariété que de d’en partir :
le premier cas renonce à la contrariété, tandis que le second opte pour elle.
534.
229a25 En outre, chaque
mouvement se dit plutôt d’après son terme final que d’après son terme
initial : on appelle, par exemple, ‘se rétablir’, celui qui va à la santé,
et ‘tomber malade’, celui qui va à la maladie[1157].
535.
229a27 Restent certes les
mouvements qui vont à des contraires et ceux qui y vont en partant de
contraires. Vraisemblablement, on va à des contraires en partant de contraires,
même si cela renvoie sans doute à des essences distinctes : ‘aller à la
santé’ se distingue de ‘partir de la maladie’, et ‘partir de la santé’ d’‘aller
à la maladie’.
Contrariété dans le mouvement
536.
229a30 Le changement diffère du
mouvement : le mouvement, c’est le changement qui va d’un sujet à un
autre. Par conséquent, le mouvement qui va d’un contraire à l’autre contrarie
celui qui va du second au premier ; ainsi, celui qui va de la santé à la
maladie contrarie celui qui va de la maladie à la santé.
Confirmation par l’induction
537.
229b2 L’induction aussi,
manifestement, montre quels mouvements attendre comme contraires :
tomber malade l’est à se rétablir, et se faire enseigner, à se faire tromper,
tant que ce n’est pas par soi-même, car tous vont à des contraires. Comme la
science, l’erreur aussi peut s’obtenir par soi et par autrui. En outre, le
déplacement vers le haut contrarie celui vers le bas, car ils se contrarient
sur la longueur ; celui vers la droite contrarie celui vers la gauche, car ils
se contrarient sur la largeur ; enfin, celui vers l’avant contrarie celui vers
l’arrière, car ils se contrarient sur la hauteur[1158].
Changements contraires
538. 229b10 Seulement aller à un contraire ne
constitue pas un mouvement, mais un changement : ‘devenir blanc’, par
exemple, ne part pas de tel terme.
539.
229b11 Par ailleurs, pour tout
ce qui n’offre pas de contraire, le changement qui part d’un terme contrarie
celui qui y va ; ainsi la génération contrarie-t-elle la corruption, et la
perte, l’obtention. Mais ce sont là des changements, non des mouvements.
Contrariété et moyens termes
540.
229b14 On doit admettre en
quelque sorte comme contraires les mouvements qui vont au moyen terme, chez
tous les contraires qui en comportent un. En effet, le mouvement use du moyen
terme comme du contraire, en quelque direction qu’il aille. Du gris, par
exemple, on va au blanc comme si on partait du noir ; du blanc, on va au gris
comme si on allait au noir ; du noir, on va au gris comme si on allait au
blanc. C’est que le moyen terme gris se rapporte en quelque sorte à ses deux
extrêmes comme leur contraire[1159]. Bref les mouvements
contraires, ce sont celui qui va d’un contraire à l’autre et celui qui va du
second au premier.
#715. — Le Philosophe vient de
traiter de l’unité et de la diversité des mouvements ; il traite maintenant de
leur contrariété, encore une espèce de diversité évidemment[1160].
Ce développement se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord en quel sens prendre la contrariété
dans le mouvement et dans le repos, puis (230a18) soulève des questions sur cette
contrariété.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe traite d’abord de la contrariété du mouvement, puis (229b23) de celle du repos.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe distingue d’abord différents sens apparents de la
contrariété dans le mouvement, puis (229a16) en écarte quelques-uns et assigne
enfin (229a30) le sens véritable de
la contrariété dans le mouvement et le changement.
#716. — Maintenant, dit-il, on doit
distinguer quel mouvement contrarie quel autre et faire pareillement pour la
“pause” : définir la contrariété du repos au mouvement, et du repos au
repos.
Dans cet exposé, la première chose
à faire est de distinguer quels sens incarnent un rapport universel de
contrariété entre des mouvements ; le Philosophe en distingue cinq.
Le premier vise le rapport de
contrariété entre mouvements impliquant approche et éloignement d’un même
terme. C’est le propos du Philosophe, lorsqu’il parle de “trancher quels
mouvements se contrarient” et qu’il pointe “celui qui part d’un terme et celui
qui va au même : celui qui part de la santé et celui qui y va, par
exemple”. Selon cette définition, génération et corruption donnent l’impression
de se contrarier, puisque la génération constitue un mouvement vers l’être et
la corruption un mouvement qui s’en éloigne.
Le second reconnaît un rapport de
contrariété d’après celle des termes dont des mouvements partent. Le Philosophe
le formule ainsi : “celui qui part de la santé et celui qui part de la
maladie, par exemple.”
Le troisième prend la contrariété
d’après celle des termes où des mouvements vont. La formulation du
Philosophe : “ceux qui vont à des contraires : celui qui va à la
santé et celui qui va à la maladie, par exemple”.
Le quatrième prend la contrariété
d’après celle du terme initial au terme final. La formulation du
Philosophe : “celui qui part d’un contraire et celui qui va à
l’autre : celui qui part de la santé et celui qui va à la maladie, par
exemple”.
Le cinquième la prend à la fois
d’après celle des deux termes. La formulation du Philosophe : “celui qui
part d’un contraire pour aller à l’autre et celui qui part du second pour aller
au premier : celui qui va de la santé à la maladie et celui qui va de la
maladie à la santé, par exemple.”
La contrariété entre mouvements
doit se prendre en l’un ou plusieurs de ces sens, car aucun autre rapport ne
peut opposer des mouvements.
#717. — Le Philosophe exclut
ensuite (229a16) deux des sens énumérés.
D’abord le quatrième, qui
s’inspirait de la contrariété du terme initial avec le terme final, puis (229a20) le second, attaché à la
contrariété des termes initiaux ; il conclut enfin (229a27) sur la relation qu’entretiennent
les deux sens qui restent[1161].
Le mouvement qui part d’un
contraire, dit-il, ne peut se dire contraire à celui qui va à l’autre :
celui qui part de la santé, par exemple, ne contrarie pas celui qui va à la
maladie. En effet, le même ne se contrarie pas ; or partir de la santé reste,
en son entité, le même et unique mouvement qu’aller à la maladie, bien qu’il
“revête pourtant deux essences distinctes” : cet unique mouvement commande
des définitions différentes dans la mesure où on ne se fait pas la même notion
de ‘partir de la santé’ et d’‘aller à la maladie’ ; les deux concernent le
même mouvement, mais le premier dans sa relation avec son terme initial, et
l’autre dans sa relation avec son terme final. Il n’y a donc pas à admettre de
contrariété entre mouvements d’après la contrariété d’un terme à l’autre.
#718. — Le Philosophe montre
ensuite (229a20) que des mouvements ne
reçoivent aucune contrariété de celle de leurs termes de départ, et cela avec
trois arguments.
Voici le premier. Deux mouvements
qui tendent au même terme ne se contrarient pas. Or ceux qui partent de termes
contraires peuvent tendre au seul et même terme. Car en partant d’un contraire,
“on s’adonne à aller à la fois”, c’est-à-dire également, à l’autre et à leur
moyen terme, comme on y reviendra[1162]. Ainsi, on peut, en
partant des deux contraires, aller à un seul et même moyen terme. Les mouvements
ne se contrarient donc pas du fait de partir de contraires.
#719. — Second argument (229a22).
Le rapport de contrariété entre des
mouvements doit se tirer de ce qui les fait davantage contraires. Or
manifestement la contrariété des termes auxquels ils aboutissent est pour eux
davantage cause de contrariété que celle de ceux desquels ils partent. C’est
que partir de termes contraires indique un rejet de la contrariété, tandis
qu’accéder à des contraires signale son acceptation. Aucune contrariété ne se
prend donc entre eux d’après le seul terme initial.
#720. — Troisième argument (229a25).
La source du nom et de l’espèce
l’est aussi de la contrariété, comme cette dernière constitue une différence
formelle[1163]. Or tout mouvement “se
dit”, c’est-à-dire se dénomme, et reçoit son espèce du terme final plutôt que
du terme initial. Ainsi appelle-t-on ‘se rétablir’ le mouvement qui va vers la
santé et ‘tomber malade’ celui qui va vers la maladie[1164]. On doit donc tirer la
contrariété entre mouvements davantage de leur terme final que de leur terme
initial. Même conclusion donc.
#721. — Entre les sens issus de la
contrariété des termes, une fois ces deux-là retirés, le Philosophe conclut (229a27) qu’il en reste encore
deux : le troisième et le cinquième. L’un suit seulement la contrariété
des termes finals — le Philosophe les désigne comme ceux “qui vont à des
contraires” ; l’autre suit celle entre les deux termes — il les désigne comme
ceux “qui y vont en partant de contraires”. Le premier sens, par contre, ne se
tirait pas d’une contrariété entre termes, mais de l’approche et de l’écart
d’un même terme. Il conclut ensuite que peut-être ces deux sens restants se
ramènent à la même entité, parce qu’aller à des contraires se fait en partant
aussi de contraires. Mais peut-être faut-il leur reconnaître des définitions
distinctes, en raison de relations différentes à leurs termes[1165]. Le mouvement qui va à
la santé, donne-t-il en exemple, est le même, entitativement, que celui qui
part de la maladie, mais il appelle une notion distincte. Il en va pareillement
de celui qui part de la santé et de celui qui va à la maladie.
#722. — Le Philosophe montre
ensuite (229a30) en quel sens se prend
la contrariété dans le mouvement : c’est d’abord pour autant qu’il va au
contraire, puis (229b14)
pour autant qu’il va au moyen terme.
La présentation du premier se
divise en deux : le Philosophe montre d’abord ce qui fait la contrariété
entre mouvements, puis (229b10) ce qui la fait entre changements.
Le premier point se subdivise en
deux : le Philosophe montre son propos d’abord avec un argument, puis (229b2) avec une induction.
Voici d’abord l’argument. La
contrariété entre des entités se prend d’après leur espèce propre et leur
notion ; or la notion propre spécifique du mouvement est qu’il s’agit du
changement d’un sujet positif à un autre. Il comporte donc deux termes, à la
différence du changement, qui ne comporte pas toujours deux termes positifs.
La contrariété entre mouvements en requiert donc une entre ses deux termes.
Ainsi, le mouvement qui va d’un contraire à un autre se déclare proprement
contraire à celui qui va du second au premier ; celui qui va de la santé à la
maladie, par exemple, contrarie celui qui va de la maladie à la santé.
#723. — Le Philosophe manifeste
ensuite (229b2) la même chose avec une
induction.
D’abord dans l’altération
corporelle. Tomber malade contrarie se rétablir, car le premier va de la santé
à la maladie, tandis que l’autre va de la maladie à la santé. La chose est aussi
évidente dans les altérations de l’âme : se faire enseigner[1166] a pour contraire se
faire tromper, non par soi-même, certes, mais par autrui. Ces mouvements vont
bien de contraires à contraires, car se faire enseigner c’est aller de
l’ignorance à la science, tandis que se faire tromper est aller de la science à
l’ignorance.
Pourquoi préciser “non par
soi-même”, il le montre en signalant que de même que, pour la science, on peut
l’acquérir par soi-même, ce qu’on appelle ‘découvrir’, et d’autres fois ne pas
l’acquérir par soi-même, mais grâce à autrui, ce qu’on appelle ‘se faire
enseigner’, de même on peut parfois se tromper soi-même et d’autres fois de se
faire tromper par autrui. Or c’est ce dernier cas qui s’oppose proprement à se
faire enseigner.
La chose est encore évidente pour
le déplacement : le mouvement vers le haut contrarie celui qui va vers le
bas, d’une contrariété qui porte sur la longueur ; celui qui va à droite
contrarie celui qui va à gauche, d’une contrariété qui porte sur la largeur ;
enfin, celui qui va en avant contrarie celui qui va en arrière, d’une
contrariété qui porte sur la hauteur.
On doit tenir compte, toutefois,
qu’on parle ici de ces différences de positions, sur la longueur, la largeur et
la hauteur, en rapport à l’homme. En effet, le haut et le bas concernent la
longueur de l’homme, la droite et la gauche, sa largeur, et l’avant et
l’arrière, son épaisseur, qu’on appelle aussi sa hauteur ou sa profondeur.
On doit encore tenir compte qu’on
trouve aussi de la contrariété entre haut et bas dans les mouvements naturels,
tandis que, pour la droite et la gauche, l’avant et l’arrière, on en trouve non
pas dans les mouvements naturels, mais dans celui qui origine de l’âme, car
elle incline à ces directions contraires.
#724. — Le Philosophe montre
ensuite (229b10) en quel sens il y a de
la contrariété dans les changements : en quel sens en admettre d’abord
dans les choses qui en comportent, puis (229b11) dans celles qui n’en comportent
pas.
Si, dit-il, on regarde la
contrariété seulement de la part du terme final, de façon à déclarer contraire
ce qui aboutit au contraire, on ne produit pas la contrariété du mouvement,
mais du changement, c’est-à-dire entre la génération et la corruption ; par
exemple, devenir blanc et devenir noir sont contraires. Il n’y a pas à attendre
la contrariété entre ces générations d’après la contrariété du terme initial,
parce que, dans la génération, il n’en est pas un affirmé, mais nié : on
devient blanc à partir du non-blanc, non à partir d’un autre terme affirmé. Car
ce n’est pas proprement un changement, aller de sujet à sujet, mais un
mouvement.
#725. — Le Philosophe montre
ensuite (229b11) qu’où il n’y a pas de
contrariété, comme dans les substances et autres entités de la sorte, la
contrariété des changements se prend d’après l’approche et l’éloignement du
même terme. C’est son propos en déclarant que, pour ce qui ne présente pas de
contraire, la contrariété du changement tient à s’éloigner et s’approcher du
même terme. Par exemple, voici des contraires : accéder à la forme du feu,
qui regarde sa génération, et s’en écarter, qui regarde sa corruption. Aussi
une génération contrarie-t-elle une corruption, et une perte, toute réception.
Là toutefois on ne trouve pas des mouvements, mais des changements.
Évidemment donc, des cinq sens
présentés[1167], deux, le second et le
quatrième, ne servent à rien, l’un convient à la contrariété des mouvements et
deux conviennent à la contrariété des changements.
#726. — Le Philosophe traite
ensuite (229b14) de la contrariété du
mouvement qui concerne le moyen terme.
Pour tous les contraires qui
comportent moyen terme, dit-il, les mouvements qui y aboutissent doivent se
considérer comme contraires de la manière dont le font ceux qui aboutissent à
des contraires. Car le mouvement use du moyen terme comme du contraire : à
partir de lui on peut aller aux deux contraires. Par exemple, du gris, moyen
terme entre le blanc et le noir, on va au blanc comme si on allait du noir au
blanc. Inversement, du blanc on va au gris comme si on allait au noir. Puis du
noir, on va au gris comme si on allait au blanc. C’est que le gris, du fait de
représenter un moyen terme entre deux extrêmes, se regarde comme chacun
d’eux : en comparaison du blanc, il est noir, et en comparaison du noir,
il est blanc[1168].
Le Philosophe conclut enfin son
propos principal : un mouvement en contrarie un autre d’après la
contrariété de ses deux termes extrêmes.
Contrariété au mouvement
541.
229b23 De l’avis général, ce
n’est pas seulement un autre mouvement qui contrarie un mouvement ; c’est
aussi un repos. La chose reste tout de même à préciser. À parler absolument,
c’est de fait un mouvement qui contrarie un mouvement. Mais un repos s’y oppose
aussi, car il en est privation ; or la privation aussi se dit contraire en un
sens.
542.
229b26 Cependant, quel repos
contrarie quel mouvement? Pour le déplacement, par exemple, le contraire est le
repos en un lieu. Mais c’est parler trop absolument ; quel mouvement au juste
s’oppose au repos quelque part : celui qui en part ou celui qui y va?
543.
229b29 Manifestement donc,
comme un mouvement s’effectue entre deux sujets, celui qui s’oppose au
mouvement de tel sujet à son contraire, c’est le repos en ce sujet ; et celui
qui s’oppose au mouvement de son contraire à ce sujet, c’est le repos en ce
contraire.
Contrariété entre repos
544.
229b31 En même temps, les repos
se contrarient entre eux, car il serait absurde, si des mouvements se
contrarient, que les repos correspondants ne s’opposent pas. C’est le cas des
repos aux termes contraires ; ainsi le repos à la santé contrarie le repos à la
maladie.
545.
230a3 Ce repos contrarie
d’ailleurs le mouvement de la santé à la maladie. Qu’il contrarie celui de la
maladie à la santé serait irrationnel, car le mouvement à ce terme, où il
s’arrête, est pratiquement un ‘reposement’[1169], puisque cette
génération de repos coïncide avec lui. Or le repos contraire doit être l’un ou
l’autre ; car ce n’est certes pas le repos à la blancheur qui contrarie celui
à la santé.
Contrariété quant au changement
546.
230a7 Pour tout ce qui ne
comporte pas de contraire, par ailleurs, le changement qui en part s’oppose à
celui qui y va, bien qu’il ne s’agisse pas d’un mouvement. Le changement qui
part de l’être, par exemple, s’oppose à celui qui y va.
547.
230a9 Pareil cas ne connaît
pas de repos, mais plutôt ‘inchangement’[1170].
548.
230a10 L’inchangement en l’être
contrariera celui en le non-être, à condition que ce dernier comporte un
sujet. À défaut, par contre, il sera difficile de préciser qu’est-ce que
contrarie l’absence de changement en l’être. Maintenant, s’agit-il d’un
repos?[1171]
549.
230a14 Si c’est le cas[1172], ou bien tout repos ne
contrarie pas un mouvement, ou bien la génération et la destruction sont des
mouvements. Manifestement donc, on ne doit pas dire qu’il s’agit de repos, si
celles-là ne sont pas des mouvements.
550.
230a16 Toutefois cet
inchangement en l’être ressemble au repos : il ne contrarie aucun autre
inchangement, ou bien il contrarie l’inchangement en le non-être, ou encore
la corruption, puisqu’elle part de lui et que la génération y conduit.
#727. — Le Philosophe
vient de traiter de la contrariété des mouvements ; il passe maintenant à la
contrariété des repos, d’abord quant aux mouvements, puis (230a7) quant aux changements.
Quant aux mouvements, il procède en
deux points : il montre d’abord que le repos contrarie le mouvement, puis (229b26) quel repos contrarie
quel mouvement.
Ce n’est pas seulement un
mouvement, dit-il, qui contrarie un mouvement, mais aussi le repos ; aussi
doit-on préciser en quel sens le repos le fait. À parler absolument, proprement
et parfaitement, certes, c’est un autre mouvement qui contrarie un mouvement.
Pourtant, le repos aussi s’oppose au mouvement, étant sa privation, et donc en
un sens son contraire. Privation et habitus constituent même la première
contrariété[1173], leur rapport demeurant
présent en tous les contraires, puisque toujours l’un d’eux est comme la
privation de l’autre : le noir pour le blanc, par exemple, et l’amer pour
le doux.
#728. — Le Philosophe montre
ensuite (229b26) quel repos contrarie
quel mouvement, ce qu’il fait en trois points : il soulève d’abord la
question, puis (229b29)
présente la vérité qu’enfin (230a3) il prouve.
La question posée suppose que tout
repos ne s’oppose pas à tout mouvement, mais tel repos à tel mouvement. Par
exemple, au déplacement s’oppose le repos en un lieu. C’est là cependant
parler absolument, c’est-à-dire universellement ; aussi reste-t-il encore à
préciser si à la ‘pause’, c’est-à-dire au repos à un terme, au blanc, par
exemple, s’oppose le mouvement qui va au blanc, le blanchissement, ou celui qui
en part, le noircissement.
#729. — Le Philosophe présente
ensuite (229b29) la vérité :
d’abord quant à la contrariété entre mouvement et repos, puis (229b31) quant à celle entre
repos.
Le mouvement, rappelle-t-il,
s’effectue “entre deux sujets”, c’est-à-dire entre deux termes affirmés. Ce
qui contrarie le mouvement de tel terme à son contraire, c’est donc le repos à
ce terme ; ainsi, ce qui contrarie le mouvement du blanc au noir, c’est le
repos au blanc. Réciproquement, ce qui contrarie le mouvement de son contraire
à tel terme, c’est le repos à ce contraire ; ainsi, ce qui contrarie le mouvement
du noir au blanc, c’est le repos au noir.
#730. — Le Philosophe traite
ensuite (229b31) de la contrariété entre
repos.
Ces repos se contrarient, dit-il,
qui ont lieu à des termes contraires. Il serait absurde, en effet, que des
mouvements se contrarient sans que les repos correspondants ne s’opposent.
Maintenant, comment s’opposent les repos à des termes opposés, il
l’exemplifie en signalant que le repos à la santé s’oppose au repos à la
maladie.
#731. — Il prouve ensuite (230a3) ce qu’il vient de dire
sur la contrariété du repos au mouvement.
Au mouvement de la santé à la
maladie, disait-il, s’oppose le repos à la santé, car en effet il serait
irrationnel que ce repos s’oppose au mouvement de la maladie à la santé.
Cela, il le prouve comme
suit : pour le mouvement “à ce terme”, la santé, l’arrêt à ce terme
constitue pratiquement un “reposement”, sa consommation ou sa perfection en
somme, plutôt qu’un opposé. Que le repos dans le terme final représente la
perfection du mouvement, cela tire évidence du fait que ce repos s’engendre
durant le mouvement : c’est le fait même d’aller à ce terme qui produit
ce repos. Ce mouvement, puisque cause de ce repos, ne peut s’y opposer, car
l’opposé ne produit pas son opposé. Forcément pourtant, le repos contraire au
mouvement se situe à son terme initial ou à son terme final. Le repos à un
terme spécifiquement différent ne peut prétendre contrarier un mouvement ou un
repos ; le repos à la blancheur, par exemple, ne peut se dire contraire ni au
repos ni au mouvement à la santé. Comme le repos au terme final ne le contrarie
pas, il faut que ce soit le repos au terme initial.
#732. — Le Philosophe traite
ensuite (230a9) de la contrariété du
repos quant aux changements.
Là, encore trois points : le
Philosophe résume d’abord ce qu’il a dit de la contrariété entre changements,
puis (230a10) montre qu’au changement
ne s’oppose pas un repos, mais une absence de changement ; il montre enfin (230a16) en quel sens cette
absence contrarie le changement.
Il résume donc d’abord ce qui précède[1174] : dans les
changements où n’existe pas de contrariété entre des termes, comme dans la
génération et la corruption de la substance, l’opposition se prend selon
l’approche et l’éloignement d’un même terme. En effet, le changement qui part
d’un terme s’oppose à celui qui y va. Ainsi le changement “qui part de l’être”,
la corruption, s’oppose au changement “qui y va”, la génération, sans que
pourtant ni l’un ni l’autre ne constitue un mouvement.
#733. — Il montre ensuite (230a10) qu’aucun repos ne s’oppose
à ces changements.
Là, trois autres points : il
propose d’abord son intention, puis (230a12) intercale une difficulté et
prouve enfin (230a14) son propos.
Les changements qui ne s’effectuent
pas entre contraires, dit-il, ne comportent aucun repos opposé. Ce qui s’y
oppose comme le repos le fait au mouvement s’appellerait plutôt “inchangement”,
c’est-à-dire une absence de changement[1175].
#734. — Le Philosophe intercale
ensuite (230a12) une difficulté à ce
sujet : le changement qui va à l’être, disait-on, contrarie le changement
qui en vient et qui va au non-être.
Toutefois, le ‘non-être’ peut se
prendre en deux sens. En un sens, il a un sujet : soit un être en acte,
comme, pour un corps, ne pas être blanc ; soit un être seulement en puissance,
comme, pour la matière première, la privation d’une forme substantielle. Sinon,
on pense à tel ‘non-être’, privé de sujet, pur non-être.
Le premier sens, le non-être en un
sujet, laisse un inchangement en contrarier un autre : l’inchangement en
l’être s’oppose à l’inchangement en le non-être. Comme ce ‘non-être’ comporte
un sujet, rien n’empêchera de dire de lui qu’il reste en ce ‘non-être’, ce qui
revient justement à ne pas changer.
“A défaut”, par contre, si le
‘non-être’ ne comporte aucun sujet, on reste embarrassé de préciser quelle
absence de changement contrarie l’absence de changement ou le repos en l’être.
En effet, ce qui n’est d’aucune façon ne peut prétendre reposer ou demeurer
sans changer. Or comme il faut bien qu’il y ait une absence de changement contraire
à l’inchangement ou au repos en l’être, le ‘non-être’ d’où procède la
génération et où tend la corruption doit manifestement comporter un sujet.
#735. — Le Philosophe prouve
ensuite (230a14) sa supposition initiale,
que ce qui s’oppose à la génération et à la corruption n’est pas un repos.
Si on concédait qu’il en soit un,
il s’ensuivrait l’une de deux choses : tout repos ne contrarierait pas un
mouvement, ou la génération et la corruption seraient des mouvements. Manifestement
donc ce qui s’oppose à la génération et à la corruption ne s’appelle pas un
repos, à moins que la génération et la corruption ne constituent des mouvements,
ce qu’on a déjà réfuté[1176].
#736. — Le Philosophe montre
ensuite (230a16) en quel sens l’inchangement
contrarie le changement.
La contrariété entre inchangement
et changement s’assimile à celle entre repos et mouvement. En effet, ou bien
l’inchangement en l’être n’en contrarie aucun autre : ce serait le cas si
le “non-être” ne comportait pas de sujet. Ou bien il contrarie l’inchangement
en le “non-être”, tant que le “non-être” comporte sujet ; cette contrariété
s’assimile au sens où un repos s’oppose à un autre. Ou encore s’oppose à la
corruption, comme le repos au mouvement.
Il ne s’oppose néanmoins pas à la
génération, car la corruption s’écarte de l’inchangement ou du repos en l’être,
mais la génération y tend : au mouvement et au changement, justement, ne
s’oppose pas le repos au terme final, mais celui au terme initial.
Par nature et contre nature
551.
230a18 On pourrait se demander
pourquoi le déplacement, mais pas les autres mouvements, présente tant des
repos que des mouvements conformes et contraires à la nature. Entre les altérations,
par exemple, on n’en voit pas une conforme et l’autre contraire à la
nature : guérir ne lui est pas plus conforme ou contraire que tomber
malade, ni blanchir que noircir. C’est pareil avec la croissance et la
décroissance : elles non plus ne se contrarient pas en tant que par ou contre
nature ; une croissance n’en contrarie pas non plus une autre de la sorte. La
même observation vaut pour la génération et la corruption, car il n’y a pas à
déclarer la génération conforme et la corruption contraire à la nature, puisque
la vieillesse même s’y trouve conforme ; on ne voit pas non plus une génération
conforme et l’autre contraire.
552.
230a29 Pourtant, si la violence
contrarie la nature, la corruption violente contrariera l’autre comme tout
mouvement contraire à la nature contrarie celui qui s’y conforme. Il y a donc
aussi[1177] des générations
violentes, étrangères au destin, en contrariété avec celles qui se conforment
à la nature. Ainsi que des croissances et décroissances violentes : les
adolescents précoces pour raison d’alimentation[1178], les blés grandis trop
vite sans se raffermir. Et comment en va-t-il des altérations? N’est-ce pas
pareil? Il y en a de violentes et de naturelles : par exemple, certains se
remettent sans passer par les jours critiques, d’autres non ; ceux-là
s’altèrent donc contre nature, ceux-ci en conformité à elle.
553.
230b7 Mais alors une
corruption en contrariera une autre, plutôt qu’une génération. Mais qu’est-ce
qui l’empêche? C’est de fait le cas, car telle est plaisante, telle autre
déplaisante. De la sorte, ce n’est pas absolument qu’une corruption en
contrarie une autre, mais du fait que l’une soit telle et l’autre telle.
554.
230b10 En général, mouvements
et repos se contrarient comme on l’a décrit[1179]. Le déplacement vers
le haut, par exemple, contrarie celui vers le bas, car voilà des contrariétés
du lieu. Le feu se déplace par nature vers le haut et la terre vers le bas,
voilà des déplacements contraires. Ensuite, le feu se déplace vers le haut par
nature et vers le bas contre nature ; son déplacement par nature contrarie
ainsi son déplacement contre nature. Les repos font pareil : le repos en
haut contrarie le mouvement d’en haut en bas ; ensuite, ce repos contrarie la
nature de la terre, tandis que ce mouvement s’y conforme. Ainsi donc, pour le
même corps repos et mouvement se contrarient, du fait que l’un contrarie sa
nature et l’autre s’y conforme ; ses mouvements aussi se contrarient de la
sorte, pour autant que l’un se conforme à sa nature, celui qui va vers le haut
ou celui qui va vers le bas, et que l’autre la contrarie.
Génération du repos
555.
230b21 Autre difficulté :
tout repos non éternel nécessite-t-il une génération, qui consisterait à
s’arrêter? Même le mobile qui repose contre nature, comme la terre qui repose
en haut, verrait alors son repos engendré : alors même que quelque
violence conduirait tel mobile vers le haut, il serait en train de s’arrêter!
Pourtant, à ce qu’il semble, un mobile se déplace normalement plus vite, au
moment de s’arrêter, même si on voit le contraire dans le cas de la violence.
C’est donc sans être engendré tel qu’on se trouvera en repos.
556.
230b26 En outre, il est reconnu
que s’arrêter et s’en aller à son lieu propre, cela ou bien revient tout à fait
au même, ou bien se fait simultanément.
Coexistence de contraires
557.
230b28 Par ailleurs, que “le
repos ici contrarie le mouvement qui part d’ici”[1180] fait difficulté. En
effet, quand on part d’un lieu ou quitte un terme, on paraît bien avoir encore
de ce qu’on quitte. Par suite, si ce repos là contrarie ce mouvement de là au
contraire, il y aura possession simultanée des contraires.
558.
230b32 En réalité, ne
repose-t-on pas là, en un sens, du fait qu’on y demeure encore? D’ailleurs,
tout mobile se trouve partie là et partie où il va. Aussi est-ce davantage un
mouvement qu’un repos qui contrarie un mouvement. Bon, voilà qui est dit pour
le mouvement et le repos, en quel sens chacun est un, et lesquels contrarient
lesquels.
Explications complémentaires — 1. Génération du repos contre
nature
559.
231a5 Encore à propos de s’arrêter,
on pourrait se demander si à tout mouvement contre nature s’oppose un repos. Il
serait absurde que ce ne soit pas le cas, puisque le mobile concerné finit par
demeurer et le fait par violence. Il connaîtrait donc un repos qui, sans être
éternel, n’aurait jamais été engendré. Évidemment donc, il a été
engendré : de même qu’on se meut contre nature, on repose aussi contre
nature.
2. Contrariété naturel vs violent
560.
231a10 Ensuite, certaines
entités comportent mouvement conforme et contraire à la nature : le feu,
par exemple, va vers le haut par nature et vers le bas contre nature. Est-ce
alors ce second qui contrarie le premier ou est-ce celui de la terre, qui va
vers le bas par nature? Évidemment les deux le font, mais pas au même sens :
le mouvement conforme à une nature contraire contrarie comme tel celui conforme
à une autre ; mais celui du feu vers le haut contrarie son mouvement vers le
bas, comme un mouvement conforme à la nature à un contre nature. Il en va
pareillement pour les repos.
3e Contrariété du repos au mouvement, seulement sous
quelque rapport
561.
231a16 Peut-être de fait le
mouvement s’oppose-t-il seulement sous quelque rapport au repos. En effet,
quand on part d’un lieu ou quitte un terme, on paraît bien avoir encore de ce
qu’on quitte ; par suite, si ce repos là contrarie ce mouvement de là au
contraire, il y aura possession simultanée des contraires. En réalité, ne
repose-t-on pas là, en un sens, du fait qu’on y demeure encore? D’ailleurs,
tout mobile se trouve partie là et partie où il va. Aussi est-ce davantage un
mouvement qu’un repos qui contrarie un mouvement. Bon, voilà qui est dit pour
le mouvement et le repos, en quel sens chacun est un, et lesquels contrarient
lesquels.[1181]
#737. — Le Philosophe
vient de traiter de la contrariété des mouvements et des repos ; il revient
ici avec quelques difficultés.
Il divise sa considération en
deux : il présente d’abord les difficultés et les résout, puis (231a5) insiste sur des aspects
qui pourraient rester difficiles.
La présentation comporte clairement
trois parties, qui correspondent aux trois difficultés soulevées.
Le Philosophe soulève d’abord la
première difficulté, puis (230a31) la résout.
#738. — Voilà d’abord la
difficulté : pourquoi trouve-t-on dans le déplacement, mais pas dans les
autres genres, des mouvements et des repos conformes à la nature et d’autres
contraires à elle? Pourquoi pas, par exemple, une altération conforme à la
nature et une autre contraire? Car, semble-t-il, guérir n’est pas plus conforme
ou contraire à la nature que tomber malade, les deux se procédant d’un
principe naturel intrinsèque.
Il en va pareillement pour blanchir
et noircir, croître et décroître. Là non plus on ne trouve pas entre deux
mouvements de contrariété qui les ferait l’un conforme et l’autre contraire à
la nature : tous s’effectuent naturellement. Une croissance n’en contrarie
pas non plus une autre comme conforme ou contraire à la nature.
La même observation vaut pour la
génération et la corruption : on ne peut prétendre la génération conforme
et la corruption contraire à la nature, car même vieillir, ce chemin vers la
corruption, s’y conforme. On ne voit pas non plus qu’une génération s’y
conforme et une autre la contrarie.
#739. — Cette dénégation paraît
toutefois contredire ses dires[1182] comme quoi la
vieillesse, et tout défaut et corruption, contrarie la nature.
Cependant, doit-on répliquer, la
vieillesse, la corruption et la décroissance en un sens contrarient la nature
et en un autre s’y conforment.
Si c’est la nature propre de chaque
chose qu’on regarde, sa nature particulière, manifestement tout ce qui est
corruption, défaut et décroissance la contrarie, puisque la nature de chaque
chose tend à la conservation de son sujet propre ; le contraire ne lui arrive
que par défaillance ou faiblesse de sa nature.
Mais si on regarde la nature
universelle, tout provient d’un principe naturel intrinsèque ; la corruption
d’un animal, par exemple, vient de la contrariété du chaud et du froid ; et la
même explication vaut pour le reste.
#740. — Ensuite (230a29), le Philosophe résout
en la supprimant[1183] la question soulevée,
et ce en deux points.
Il montre d’abord que tout genre
comporte des mouvements conformes et d’autres contraires à la nature, puis (230b10) comment ces deux caractères
se contrarient dans les mouvements et les repos.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe établit d’abord la vérité, puis (230b7) écarte une objection.
Ce qui procède par violence,
dit-il, contrarie la nature, car le violent est justement ce dont le principe
est extérieur, sans aucun concours de qui la subit, tandis que le naturel est
ce dont le principe est intérieur. La corruption violente contrarie par
conséquent la corruption naturelle, de cette manière justement dont une
corruption contraire à la nature en contrarie une qui s’y conforme.
Le même motif lui permet de
conclure à des générations violentes, “étrangères au destin”, c’est-à-dire non
réglées selon l’ordre des causes naturelles, ordre qui peut bien s’appeler ‘le
destin’. C’en est un cas évident, quand on fait pousser des roses ou d’autres
fruits avec des moyens artificiels, en des temps hors des leurs ; et
pareillement quand on génère artificiellement des grenouilles ou d’autres êtres
naturels. Ces générations violentes contrarient donc la nature, tandis que les
générations qui se conforment à la nature contrarient celles-là.
Le Philosophe fait ensuite voir la
pareille pour la croissance et la décroissance. Car certaines croissances sont
violentes et contraires à la nature. C’est le cas évident de qui arrive plus
vite que normal à sa puberté, du fait d’un excès de mollesse ou d’alimentation,
c’est-à-dire d’une nourriture trop voluptueuse et abondante. La même chose
arrive au blé : parfois le blé croît plus que naturellement, du fait d’un
excès d’humidité qu’il n’arrive pas à digérer normalement pour épaissir et se
raffermir.
C’est pareil pour les
altérations : il y en a de violentes et de naturelles. C’est surtout
évident en matière de guérison : des gens sortent d’une fièvre sans passer
par les jours critiques, voilà une altération étrangère à la nature ; d’autres
supportent ces jours, voilà l’altération naturelle.
#741. — Le Philosophe objecte
ensuite (230b7) à ce qui précède.
Ce qui va contre la nature
contrarie ce qui lui est conforme. Si donc il y a génération conforme et
contraire à la nature, et de même pour la corruption, une corruption en
contrariera une autre, plutôt qu’une génération, car la même chose ne peut en
contrarier deux.
Le Philosophe résout cette objection.
Rien n’empêche une génération, dit-il, d’en contrarier une autre, ni une
corruption d’en contrarier une autre. Cela se vérifie déjà sans égard à la
contrariété entre conforme et contraire à la nature, car telle génération et
telle corruption plaisent, et telles autres déplaisent, une génération doit en
contrarier une autre, et une corruption une autre.
Génération et corruption se disent
“plaisantes” quand la corruption du moins noble entraîne la génération du plus
noble, quand par exemple la corruption d’air entraîne la génération de feu.
Elles se disent à l’inverse “déplaisantes” quand la corruption du plus noble
entraîne la génération du moins noble, quand par exemple la corruption du feu
entraîne la génération d’air.
Mais de s’opposer à une autre
n’empêche pas une corruption de s’opposer aussi à une génération. C’est qu’une
corruption s’oppose à une génération suivant sa notion générique, mais à une
corruption suivant sa notion spécifique propre. De même, l’avarice contrarie
la largesse suivant la contrariété du vice à la vertu, mais elle contrarie la
prodigalité suivant sa nature spécifique propre. Voilà justement sa
conclusion : une corruption n’en contrarie pas une autre “absolument”,
c’est-à-dire universellement, mais plutôt du fait que l’une soit telle et
l’autre telle, par exemple violente ou naturelle[1184], plaisante ou
déplaisante.
#742. — Le Philosophe montre
ensuite (230b10) comment mouvement et
repos comportent contrariété du fait de contrarier la nature ou de s’y
conformer.
Ce n’est pas seulement, dit-il,
entre générations, et entre génération et corruption, qu’on trouve de la
contrariété du fait d’une conformité ou d’une contrariété à la nature ;
mouvements et repos se contrarient de la sorte universellement. Ainsi aller
vers le haut et aller vers le bas se contrarient, le haut et le bas
constituant des contrariétés du lieu. Or chacun est naturel à un corps ou à
l’autre : le feu se déplace naturellement vers le haut, mais la terre
vers le bas. En outre, les deux admettent ces différences contraires : se
trouver conforme ou contraire à la nature. Voilà pourquoi il précise :
“Leurs contraires aussi”, ceux de ces mouvements, sont “des différences”[1185].
Ou peut encore comprendre que pour
les corps mobiles eux-mêmes, les différences des mouvements constituent des
contraires, à savoir, ce fait de se trouver conformes ou contraires à la
nature. Car aller en haut est naturel au feu, tandis qu’aller en bas est
contraire à sa nature. Évidemment donc le mouvement conforme à la nature
contrarie celui qui lui est contraire.
Il en va pareillement des
repos : le repos en haut contrarie le mouvement de haut en bas. Or ce
repos contredit la nature de la terre[1186], tandis que le
mouvement vers le bas s’y conforme. Évidemment donc, résulte-t-il, son repos contre
nature contrarie le mouvement naturel d’un corps. Car certains mouvements
d’un même corps se contrarient : son mouvement naturel contrarie celui qui
ne l’est pas. Il en va pareillement du repos : l’un des repos contraires
se conformera à la nature, comme aller vers le haut pour le feu et vers le bas
pour la terre, tandis que l’autre la contrariera, comme aller vers le bas pour
le feu et vers le haut pour la terre.
#743. — Le Philosophe soulève
ensuite (230b21) une seconde difficulté :
est-ce que tout repos qui n’a pas toujours été nécessite une génération?
Pareille génération du repos s’appellerait “s’arrêter”. Ainsi, par ‘s’arrêter’
on n’entendrait pas la même chose que par ‘reposer’ ; s’arrêter ce serait
plutôt ‘parvenir au repos’. La différence se sent peut-être mieux en grec.
Le Philosophe paraît bien opter
pour la négative, avec deux arguments.
Voici le premier. Si de fait il y a
génération de tout repos qui n’a pas toujours été, même le repos contre nature,
comme lorsque la terre repose en haut, connaîtra une génération. Or le repos ne
peut s’engendrer sans que cela se fasse moyennant un mouvement qui le précède.
Par ailleurs, le mouvement qui précède un repos contre nature est violent.
Par conséquent, alors même qu’en raison de quelque violence la terre se
déplacerait vers le haut, elle “serait en train de s’arrêter”, son repos
s’engendrerait. Mais cela ne se peut pas, puisque, semble-t-il, “un mobile se
déplace normalement plus vite, au moment de s’arrêter”, avec cette conséquence
absurde : pendant qu’un mouvement engendrerait un repos, plus ce repos
se ferait proche, plus son mouvement se ferait rapide. Or la réalité engendrée
constitue la perfection de sa génération ; aussi chaque chose développe
d’autant plus sa vertu et son intensité qu’elle approche de sa perfection. Et
pourtant, le mouvement en lequel consisterait la génération du repos se ferait
d’autant plus rapide qu’il approcherait davantage du repos, comme cela
s’observe clairement lors des mouvements naturels.
Certes, le mobile déplacé avec
violence expérimente le contraire, puisqu’il ralentit à mesure qu’il approche
de son repos. Malgré cela[1187], le repos violent ne
connaît pas non plus de génération. C’est le sens de sa conclusion :
“c’est donc sans être engendré tel” que le mobile se trouvera par violence en
repos[1188]. Bref, il y a repos
sans qu’il se fasse engendrer.
#744. — Voici le second argument (230b26). “S’arrêter”,
c’est-à-dire, engendrer le repos, ou bien est justement la même chose que le
mouvement naturel qui amène un mobile à son lieu propre, ou bien se fait
simultanément.
Manifestement, les deux constituent
la même entité et renvoient simplement à des notions différentes. En effet, le
terme du mouvement naturel consiste à ce que le mobile se trouve en son lieu
naturel ; or se trouver dans son lieu naturel et y reposer reviennent au même.
Par conséquent, le mouvement naturel et la génération du repos reviennent
aussi au même et reçoivent simplement une définition différente. Manifestement,
par contre, le repos violent ne s’engendre pas moyennant un mouvement naturel ;
il n’appelle donc pas lui non plus d’arrêt ou de génération.
#745. — Le Philosophe soulève
ensuite (230b28) sa troisième question,
concernant l’affirmation que le repos à un terme contrarie le mouvement qui
s’en écarte[1189].
Cette affirmation paraît fausse,
car lorsqu’on part de tel terme, par exemple de tel lieu, ou qu’on quitte tel
terme, par exemple telle qualité ou quantité, on semble bien, pendant ce mouvement,
garder encore de ce qu’on laisse ou quitte. En effet, on ne laisse pas tout
d’un coup tout le lieu, mais progressivement ; pareillement c’est progressivement
qu’on perd la blancheur. Donc, quand on s’en va, on reste encore dans le terme
initial. Si donc le repos en lequel on demeure au terme initial contrarie le
mouvement en lequel on s’en s’écarte, deux contraires coexistent, ce qui est
impossible.
#746. — Le Philosophe résout
ensuite (230b32) cette difficulté.
En s’écartant d’un terme, dit-il,
on y repose encore, non pas absolument néanmoins, mais sous un certain rapport,
car on n’y demeure pas totalement, mais partiellement. Il est universellement
vrai que le mobile a toujours une partie encore “là”, dans le terme initial, et
une autre déjà dans le terme final. Cependant il n’y a rien d’absurde à ce que
l’un des contraires soit mêlé à l’autre sous un certain rapport ; mais on est
de plus en plus contraire à mesure qu’on garde moins de mélange. C’est pourquoi
un mouvement en contrarie davantage un autre, ne comportant jamais de mélange
avec lui, que ne le fait le repos, qui en comporte.
Enfin, en manière d’épilogue, le
Philosophe remarque que voilà qui se trouve dit pour le mouvement et le repos,
et en quel sens on y trouve unité et contrariété.
#747. — Le Philosophe présente ensuite
(231a5) quelques éléments
utiles à la manifestation de ce qui précède. On rapporte cependant que ces
éléments d’explication n’apparaissent pas dans les manuscrits grecs. Le
Commentateur ajoute qu’on ne les trouve pas non plus dans certains manuscrits
arabes. Aussi cela paraît-il avoir été tiré d’enseignements de Théophraste ou
de quelque autre commentateur d’Aristote.
Trois de ces éléments se trouvent
de fait placés ici.
Le premier concerne la question
soulevée sur la génération du repos non naturel[1190]. On se questionnera
encore, dit-il, sur l’“arrêt”, la génération du repos : si à tout
mouvement contre nature s’oppose un repos qui ne soit pas naturel, faudra-t-il
pour lui aussi “arrêt”, génération? C’est qu’à refuser l’arrêt du repos
violent, on se retrouve avec une absurdité, car manifestement le mobile mû par
violence “finit par demeurer”, c’est-à-dire reposer, par violence aussi. Un
mobile se trouverait donc en repos, sans l’avoir toujours été ni l’être jamais
devenu. Voilà chose manifestement impossible. Clairement, par contre, il y
aura éventuellement repos violent : tout comme on se meut contre nature,
de même aussi on repose contre nature.
Cette affirmation, prenons-en
toutefois conscience, paraît bien contrarier une considération antérieure[1191]. Aussi Averroès
déclare-t-il que c’est ici qu’on résout la difficulté soulevée alors.
Mais il vaut mieux maintenir la
considération antérieure comme plus vraie, bien que l’affirmation présente
comporte aussi quelque vérité : le repos violent ne présente pas proprement
de génération, comme s’il procédait d’une cause qui le produirait par soi, à la
manière dont le repos naturel s’engendre ; mais il présente une génération par
accident, par défaut de vertu productrice. Quand cesse la violence du moteur,
ou qu’elle se trouve empêchée, c’est alors que le repos violent se trouve
produit. C’est pour cela qu’à sa fin le mouvement violent ralentit, tandis que
le mouvement naturel s’intensifie.
On trouve cependant en ce lieu une
autre version, doit-on savoir, qui répond à une autre intention. Il y est
question de se demander si le mouvement contre nature appelle en contraire un
repos qui ne se conforme pas non plus à la nature.
Il ne s’agit plus qu’un repos
contre nature s’oppose proprement à un mouvement contre nature[1192]. Ici on parle en un
sens large et impropre qui renvoie à l’opposition commune du repos au mouvement.
Il serait clairement irrationnel,
répond-il, qu’il n’existe aucun repos non naturel. Manifestement, en effet, la
violence du moteur “demeure” éventuellement, c’est-à-dire cesse. Si alors
aucun repos ne s’engendre, le mouvement n’aboutira pas à un arrêt.
Manifestement donc à des mouvements violents s’oppose un repos violent, puisque
ce qui se meut contre nature doit aussi reposer contre nature.
#748. — Un second élément
d’explication concerne ensuite (231a10) la contrariété entre mouvement
naturel et violent.
Certaines entités, dit-on,
présentent un mouvement conforme et un autre contraire à leur nature ; le feu,
par exemple, va vers le haut par nature et vers le bas contre nature. Quel
mouvement, demande-t-on, contrarie son mouvement naturel en haut : est-ce
son propre mouvement violent vers le bas ou le mouvement de la terre, qui va
naturellement vers le bas?
La solution donnée est que les deux
le contrarient, mais pas au même sens. Le mouvement de la terre vers le bas
contrarie celui du feu vers le haut, comme un mouvement naturel un autre mouvement
naturel. Tandis que le mouvement du feu vers le bas contrarie celui du feu vers
le haut comme un mouvement violent en contrarie un naturel. Il faut distinguer
les mêmes sens pour la contrariété des repos.
#749. — Le troisième élément
manifeste ensuite (231a12)
la considération de la contrariété entre repos et mouvement.
Peut-être, dit-il, le mouvement ne
s’oppose-t-il au repos que “sous quelque rapport” et non absolument. Quand on
part en effet du lieu où on reposait, ou qu’on quitte un terme, on paraît bien
garder encore du terme qu’on quitte. Aussi, si le repos là contrarie le
mouvement de là au terme contraire, on possède alors ensemble des contraires.
En fait, on repose encore en un sens tant qu’on reste au terme initial.
D’ailleurs, tout mobile comporte une partie dans le terme initial et une autre
dans le terme final ; aussi le repos s’oppose-t-il moins au mouvement que ne le
fait le mouvement contraire.
Finalement, il récapitule, comme
c’est par soi manifeste.
Du fait qu’on trouve reprises là
les mêmes formules qu’auparavant[1193], on peut considérer
comme manifeste que ces derniers développements ne sont pas d’Aristote, mais
de quelque commentateur.
Livre VI - Lieu, vide et temps
Propos
562.
231a21
On a déjà
défini ce qu’est d’être continu, contigu et suivant[1194] : on est continu
du fait de partager une extrémité commune, contigu du fait d’en
présenter une conjointe[1195] et suivant du
fait de ne présenter aucun moyen terme de son genre. Pour autant, une entité
continue ne peut se composer d’éléments indivisibles ; une ligne, par exemple,
ne peut se composer de points, si, bien sûr, elle est continue et que le point
est indivisible.
1er argument : l’indivisible ne compose rien de
continu ni de contigu
563.
231a26
Les points,
en effet, ne partagent pas d’extrémité commune, puisqu’une entité indivisible
ne présente ni extrémité ni même partie distincte d’une autre. Ils ne
présentent pas même d’extrémité conjointe, puisque l’entité sans parties n’a
aucune extrémité ; une extrémité doit en effet se distinguer de ce dont elle
l’est.
564.
231a29
En outre,
les points dont se composerait une entité continue devraient eux-mêmes se
trouver continus, ou du moins contigus ; le même argument vaut d’ailleurs pour
toute entité indivisible. Or ils ne pourraient être continus, d’après l’argument
qu’on vient de donner. Quant à être contigus, il faudrait que tout point ait ou
son tout contigu à celui d’un autre, ou sa partie contiguë à celle d’un autre,
ou sa partie contiguë au tout d’un autre. Mais une entité indivisible ne
comporte pas de parties. Il lui faudrait donc avoir son tout contigu à celui
d’un autre. Le cas échéant, il ne formerait pourtant avec lui rien de continu,
car une entité continue implique des parties distinctes, en lesquelles se
diviser de manière à leur attribuer des lieux à part.
2e argument : l’indivisible ne compose rien de
successif
565.
231b6
Par
ailleurs, un point ne peut non plus en suivre un autre, ni un instant en suivre
un autre, de façon à composer la longueur ou le temps. On se suit, en effet, à
condition de ne comporter aucun moyen terme de son genre, alors que des points
ont toujours une ligne entre eux, et des instants du temps.
566.
231b10 En outre, ligne et temps
se diviseraient en éléments indivisibles, car tout se divise en les éléments
dont il se compose. Or rien de continu ne se divise en éléments sans parties.
Éclaircissements
567.
231b12
Or aucun
moyen terme d’un autre genre que les points et les instants n’est de nature à
intervenir entre les points et entre les instants. Si c’était le cas, manifestement
pareil moyen terme serait ou divisible ou indivisible ; divisible, il le serait
en éléments ou indivisibles ou toujours divisibles. Mais cette dernière
éventualité définit l’entité continue.
568.
231b15
Manifestement,
par ailleurs, toute entité continue se divise en éléments toujours divisibles.
Autrement, il faudrait des entités indivisibles contiguës, car des entités
continues présente une extrémité commune et sont donc contiguës[1196].
#750. — Le Philosophe a
établi la division du changement en ses espèces, puis traité de l’unité et de
la contrariété des mouvements et des repos. En ce sixième livre, il entend
traiter de la division du mouvement en ses parties quantitatives.
Sa considération se divise en
deux : il montre d’abord que le mouvement est divisible, comme tout continu,
puis (233b33) comment le mouvement
se divise.
La première partie se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord qu’aucune entité continue ne se
compose d’éléments indivisibles, puis (233b16) qu’aucune n’est indivisible.
La première partie se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord qu’aucune entité continue ne se
compose d’éléments indivisibles, puis (231b18), ses preuves concernant
apparemment davantage la grandeur, il montre que les mêmes arguments valent pour
la grandeur, le mouvement et le temps.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe reprend d’abord quelques définitions déjà présentées[1197] qui serviront pour
démontrer son propos actuel, puis (231a26) prouve ce dernier.
#751. — On a déjà défini,
rappelle-t-il, ce qu’est d’être “continu”, “contigu” et “suivant” : on est
continu “du fait de partager une extrémité commune”, contigu,
“du fait d’en présenter une conjointe” et suivant “du fait de ne
présenter aucun moyen terme de son genre”. Pour autant, conclut-il, “une entité
continue ne peut se composer d’éléments indivisibles”. Une ligne, par exemple,
ne peut se composer de points. À la condition certes qu’on voie la ligne
comme continue et le point comme indivisible ; il ajoute cette réserve à
l’adresse de qui entendrait autrement les noms ‘ligne’ et ‘point’.
#752.
— Le Philosophe prouve ensuite (231a26) son propos.
Il
apporte d’abord deux arguments à cette fin, puis (231b12) en éclaircit des points qui pourraient susciter difficulté.
Le
premier argument se divise en deux : le Philosophe montre qu’avec des
éléments indivisibles on ne compose rien de continu, d’abord ni au sens de la
continuité ni au sens de la contiguïté, puis (231b6) pas plus au sens de la succession.
Le
premier point comporte en fait deux arguments, dont voici le premier.
Tout
ce qui compose une entité unique, tant au sens de la continuité qu’à celui de
la contiguïté, doit partager son extrémité avec l’élément voisin ou au moins
l’avoir conjointe.
Or
le point n’a aucune extrémité à partager : une extrémité appartient à une
partie ; or une entité indivisible n’admet ni extrémité ni parties susceptibles
d’en avoir entre elles.
On
ne peut pas même trouver conjointes les extrémités de points, car une entité
sans parties ne peut présenter d’extrémité. L’extrémité doit toujours se
distinguer, en effet, de l’entité à laquelle elle appartient ; or en une
entité sans parties, rien ne se distingue de rien.
La
ligne ne peut donc pas se composer de points, ni au sens de la continuité ni à
celui de la contiguïté.
#753.
— Le Philosophe ajoute ensuite (231a29) un second argument.
Si
une entité continue se constituait de points, eux-mêmes devraient être
continus ou au moins contigus. Le même argument vaut pour toute autre entité
indivisible : aucune n’arrive à composer d’entité continue.
Le
précédent argument[1198] (#752)
prouve déjà suffisamment que des entités indivisibles ne prêtent pas à
continuité.
Pour
prouver qu’elles ne prêtent pas non plus à contiguïté, le Philosophe en
apporte un autre que voici. Tout point contigu à un autre aurait ou son tout
contigu à celui de l’autre, ou sa partie contiguë à celle de l’autre, ou sa
partie contiguë au tout de l’autre. Mais aucune entité indivisible ne comporte
de parties ; on ne peut donc concéder au point quelque partie à lui contiguë à
la partie ou au tout d’un autre. Dans le cas de deux points contigus, tout l’un
devrait donc l’être à tout l’autre. Or deux entités dont toute l’une serait
contiguë à toute l’autre ne pourraient rien produire de continu, car toute
entité continue implique des parties distinctes, dont l’une ne soit pas
l’autre, de manière à se diviser en des parties qui se distinguent même par
leur lieu, c’est-à-dire par leur position, pour les entités dotées de position.
Or des entités dont les touts soient contigus ne se laisseraient pas distinguer
quant à leur lieu ou position. Des points ne pourraient donc pas composer une
ligne au sens de la contiguïté.
#754.
— Le Philosophe prouve ensuite (231b6) qu’une entité continue ne se compose pas non plus d’éléments
indivisibles au sens où ceux-ci se ‘suivraient’.
Un
point ne peut pas “en suivre” un autre pour composer la “longueur”,
c’est-à-dire la ligne. Un “instant” ne peut pas non plus en suivre un autre
pour composer le temps, puisqu’on se suit pour autant qu’on ne comporte pas de
moyen terme de son genre[1199]. Or entre deux points intervient toujours une ligne, de sorte qu’à
composer une ligne de points, comme le concède la position initiale, on suppose
toujours entre deux points un autre point comme moyen terme. Pareillement,
entre deux instants intervient toujours du temps. La ligne ne se compose donc
pas de points ni le temps d’instants qui se suivraient.
#755.
— Le Philosophe présente ensuite (231b10) son second argument principal, tiré d’une autre définition du continu
déjà présentée[1200], à l’effet qu’il serait l’entité divisible à l’infini. Voici
l’argument.
Une
ligne ou un temps se divisent en tout ce qui les compose. Composés
d’indivisibles, ils se diviseraient en eux. Mais ce n’est pas le cas, car rien
de continu ne se divise en éléments sans parties, puisqu’alors il ne se
diviserait pas à l’infini. Rien de continu ne se compose donc d’éléments
indivisibles.
#756.
— Le Philosophe manifeste ensuite (231b12) deux de ses affirmations antérieures[1201].
Voici
la première : entre deux points intervient une ligne et entre deux
instants, un temps. Ce qu’il manifeste comme suit.
Deux
points doivent différer de position ; autrement, ils n’en seraient pas deux,
mais un seul. Ils ne peuvent pas non plus être contigus.[1202] Il faut donc une distance entre eux, et donc quelque moyen terme. Or
il n’y a pas d’autre moyen terme possible qu’une ligne, entre des points, et
qu’un temps, entre des instants.
Voici
comment le Philosophe prouve cela. À supposer, entre des points, un autre moyen
terme qu’une ligne, celui-ci serait manifestement ou indivisible ou divisible.
Indivisible, sa position devrait se distinguer de la leur ; non contigu, il
requerrait encore un autre moyen terme entre lui et eux, et cela à l’infini, à
moins d’admettre un moyen terme divisible. Divisible, il le serait en éléments
indivisibles ou toujours divisibles. Pas en éléments indivisibles, de fait, car
on retrouverait la même difficulté de composer du divisible avec de l’indivisible.
En éléments toujours divisibles, alors? Mais voilà la définition de l’entité
continue! Ce moyen terme sera donc continu? Mais seule une ligne peut
constituer un moyen terme continu entre deux points. N’importe quels deux
points impliquent donc une ligne entre eux.
Pour
la même raison, n’importe quels deux instants impliquent un temps entre eux.
Tout autre entité continue rencontrera la même nécessité.
#757.
— Le Philosophe manifeste ensuite (231b15) la seconde présupposition, que toute entité continue se divise en
éléments divisibles.
C’est
qu’à concéder du continu divisible en indivisibles, on trouverait deux indivisibles
assez contigus pour constituer une entité continue. En effet des entités
continues doivent partager une seule et même extrémité, suivant leur définition[1203], ce qui implique que leurs parties soient contiguës : car des
extrémités qui n’en font qu’une doivent se trouver conjointes[1204]. Or deux éléments indivisibles ne peuvent être contigus. Impossible
donc à une entité continue de se diviser en éléments indivisibles.
Propos
569.
231b18
La même
raison fait que grandeur, temps et mouvement se composent ou tous ou aucun
d’éléments indivisibles et se divisent en eux.
Grandeur indivisible impliquerait déplacement indivisible
570.
231b20
Voici qui
le rend manifeste : si la grandeur se compose de parties indivisibles, le
déplacement qui la parcourrait se composerait lui aussi de déplacements indivisibles
correspondants.
571.
231b22
Supposons
par exemple la grandeur ABC composée des parties indivisibles A, B et C ; le
déplacement DEZ, effectué par O sur cette distance[1205] ΑΒC, doit avoir chacune de
ses parties indivisibles.
Suppositions initiales
572.
231b25
Alors, tant
que du déplacement s’effectue, une partie de la distance doit se parcourir et
tant qu’il s’en parcourt une, du déplacement doit s’effectuer[1206], lequel se composera
aussi de parties indivisibles : O parcourra Α en effectuant D, Β en effectuant Ε, C en effectuant Ζ.
573.
231b28
Forcément,
par ailleurs, en allant d’ici à là on ne peut pas simultanément aller et être
allé où on va pendant qu’on y va. En allant à Thèbes, par exemple, on ne peut
pas simultanément y aller et y être allé.
Démonstration
574.
232a1
O parcourrait[1207] alors A, partie
indivisible de la distance, durant la partie D de son déplacement. Par
conséquent, à supposer que d’abord il la parcoure et seulement après l’ait
parcourue, A se trouverait divisible, car, en parcourant A, O ni ne reposerait
plus ni ne l’aurait encore parcourue, mais se trouverait entre-deux. Si, par
contre, la parcourir et l’avoir parcourue étaient simultanés, en allant
quelque part, pendant même qu’on y irait, on y serait déjà allé et on serait
déjà rendu où on se rend. À supposer maintenant qu’on parcourrait en entier la
distance ABC et que le déplacement pour la parcourir comporte les parties Δ, Ε et Ζ, mais qu’on ne parcoure
pas du tout la partie indivisible Α
et que simplement on l’ait parcourue[1208], l’ensemble du
déplacement ne se composerait pas de déplacements, mais de moments[1209].
Le mouvement ne se compose pas de moments
575.
232a9
On se serait
déplacé sans se déplacer, car on aurait parcouru la partie A sans d’abord la
parcourir. On pourrait ainsi être allé quelque part sans jamais y aller,
puisqu’on y serait déjà allé sans pourtant jamais n’avoir été en train d’y
aller.
576.
232a12
Or forcément
tout ou reposer ou se déplace. Si notre mobile reposait en chaque partie d’ABC,
il se trouverait en continuité à la fois à reposer et à se déplacer. Il parcourrait
en effet ABC en entier et reposerait en chacune de ses parties, donc en son
tout.
577.
232a15
En outre,
si les éléments indivisibles D, E et Z étaient des déplacements, notre mobile
pourrait pendant son déplacement ne pas se déplacer, mais reposer ; si par
contre ils n’en étaient pas, le déplacement pourrait ne pas se composer de
déplacements.
#758. — Les arguments
que le Philosophe vient d’apporter visent plus manifestement la ligne et les
autres quantités continues dotées de position, où on trouve proprement la
contiguïté. Aussi veut-il maintenant montrer que la même argumentation vaut
pour la grandeur, le temps et le mouvement.
Sa preuve se divise en deux
parties : il propose d’abord son intention, puis (231b20) prouve son propos.
La même raison, dit-il, fait qu’ou
bien grandeur, temps et mouvement se composent tous d’éléments indivisibles et
se divisent en eux, ou qu’aucun ne le fait : quoi qu’on accorde à l’un
s’ensuit forcément pour l’autre.
#759. — Il prouve ensuite (231b20) son propos :
d’abord quant à la grandeur et au mouvement, puis (232a18) quant au temps et à la grandeur.
Le premier point se subdivise en
trois : le Philosophe présente d’abord son propos, puis (231b22) en donne une
illustration et enfin (231b25) le prouve.
Voici son propos : si une
grandeur se composait d’éléments indivisibles, le déplacement qui la parcourrait
se composerait aussi de déplacements indivisibles, en nombre égal aux éléments
indivisibles composant la grandeur.
#760. — Le Philosophe illustre le
cas comme suit. Supposons la ligne ABC, composée des trois éléments
indivisibles A, B et C. Supposons encore le mobile O, qui parcoure la distance
de la ligne ABC d’un mouvement DEZ. Si les parties de la distance ou de la
ligne sont indivisibles, les parties du déplacement correspondant devront
l’être aussi.
Le Philosophe prouve ensuite (231b25) son propos, et ce en
trois points : il présente d’abord des prérequis à cette preuve, puis (232a1) prouve que si la
grandeur se compose de points, le déplacement se compose non pas de
déplacements, mais de moments, et montre enfin (232a9) que le changement ne peut se
composer de moments.
#761. — Le Philosophe présente donc
deux prérequis.
Voici le premier. En n’importe
quelle partie d’un déplacement qui s’effectue, une partie de la grandeur doit
se parcourir ; réciproquement, tant qu’une partie s’en parcourt, du
déplacement doit s’y effectuer[1210]. Si c’est vraiment le
cas, le mobile O doit parcourir A, partie de la grandeur totale, durant la
partie D de son déplacement ; puis B, seconde partie de la grandeur, durant E,
seconde partie de son déplacement ; et enfin C, troisième partie de la grandeur,
durant Z, troisième partie de son déplacement. Chacune des parties du déplacement
doit ainsi correspondre à chacune des parties de la grandeur.
Voici (231b28) le second prérequis : en
allant d’un terme à un autre, on ne peut pas simultanément y aller et y être
allé, en tant qu’on y va[1211] et pendant qu’on y va.
Par exemple, s’il s’agit d’aller à Thèbes, impossible de faire les deux
simultanément : y aller et y être allé.
Ces deux notions, le Philosophe les
suppose manifestes par soi. En effet, que durant un déplacement en train de
s’effectuer une portion de grandeur doive se parcourir[1212], on en observe
l’équivalent à propos de tout accident et de toute forme : du fait
d’être blanc, on doit comporter blancheur ; et réciproquement, si on comporte
blancheur, on doit être blanc.[1213] Ensuite, que se
déplacer et s’être déplacé ne puissent coïncider, cela devient évident du
simple fait de la succession impliquée dans le mouvement ; puisque deux
parties de temps ne peuvent pas coïncider[1214], s’être déplacé, le
terme du déplacement, ne peut coïncider avec le déplacement lui-même.
#762. — Le Philosophe prouve
ensuite (232a1) son propos en usant des
prérequis présentés.
À supposer que de fait, pendant
qu’une partie d’un déplacement s’effectue, une partie de la grandeur doive se
parcourir[1215] ; et que, pendant
qu’elle se parcourt, du déplacement doive s’effectuer ; en supposant alors que
le mobile O parcoure la partie indivisible A de la grandeur ABC, il devrait
effectuer la partie D du déplacement DEZ. Alors, O parcourrait et aurait
parcouru simultanément ou non cette partie A. Dans la négative, “à supposer que
d’abord il la parcourrait et seulement après l’aurait parcourue”, c’est-à-dire,
si s’être déplacé succède à se déplacer, A serait forcément divisible. En
effet, “en parcourant A”, pendant qu’il serait en plein déplacement, il ne
reposerait plus en A, du repos antérieur à ce déplacement, ni ne l’aurait
encore parcourue en entier, car alors il n’aurait plus été en train de la
parcourir, puisqu’aucun mobile ne parcourt actuellement une distance qu’il a
fini de parcourir. Il devrait donc se trouver dans une situation
intermédiaire : pendant qu’il parcourrait A, il en aurait déjà parcouru
une partie, mais se trouverait encore en une autre. Par conséquent, A serait
divisible, à l’encontre de notre supposition initiale.
Si par contre “la parcourir et
l’avoir parcourue étaient simultanés”, si simultanément O avait parcouru et
parcourait A, pendant qu’on irait quelque part, on y serait forcément déjà
allé, et où on se rendrait on se serait déjà rendu, à l’encontre de notre
seconde supposition.
Il en devient évident qu’on ne peut
parcourir une grandeur indivisible, car il faudrait ou bien simultanément la
parcourir et l’avoir parcourue, ou bien qu’une grandeur indivisible se divise.
Une fois supposé par conséquent
qu’on ne puisse pas du tout parcourir une grandeur A indivisible, accorder que
le mobile O parcoure la grandeur ABC en entier d’un déplacement de parties D,
E et Z, sans parcourir du tout la grandeur A indivisible[1216], mais seulement en
l’ayant parcourue, impliquerait qu’un déplacement ne se compose pas de
déplacements, mais de moments. La raison en est que comme la partie D du
déplacement correspond à la partie A de la grandeur, si D était un
déplacement, il faudrait que A se parcoure, puisqu’autant il y a déplacement
autant il y a grandeur parcourue[1217]. Or on vient de prouver
que la grandeur A indivisible ne se parcourt pas, mais se prête seulement à
avoir été parcourue, une fois cet indivisible parcouru. Il reste donc que D ne
constitue pas un déplacement, mais un moment. Or c’est par le moment qu’on
désigne le fait d’avoir changé, comme c’est par le changement qu’on désigne le
fait de changer. Par suite, il en va du moment pour le changement comme du
point indivisible pour la ligne. Le même argument s’applique aux autres parties
du déplacement et de la grandeur concernés. Bref, si la grandeur se compose
d’indivisibles, le déplacement le fait forcément aussi : il se compose de
moments. Voilà ce que le Philosophe entendait démontrer.
#763. — Cependant, le déplacement
ne peut se composer de moments, comme la ligne ne peut le faire de points ;
aussi le Philosophe montre-t-il ensuite (232a9) cette impossibilité en la réduisant
à trois absurdités.
La première en est que si le
déplacement se composait de moments et la grandeur d’éléments indivisibles, de
sorte qu’on ne parcoure pas une partie indivisible de la grandeur, mais qu’on
l’ait pourtant parcourue, il s’ensuivrait qu’on “se serait déplacé sans se
déplacer”, c’est-à-dire sans avoir été auparavant en train de se déplacer.
C’est qu’on prétend “avoir parcouru” une grandeur indivisible, donc s’y être
déplacé, sans pourtant se trouver à la parcourir, car elle ne pouvait pas se
parcourir. Aussi s’ensuit-il qu’on l’ait parcourue sans jamais avoir été en
train de s’y déplacer. Cela est tout aussi impossible que d’être passé sans
jamais avoir été présent.
#764. — Certes, en prétendant le
déplacement composé de moments, on concéderait peut-être aussi cette absurdité
; aussi le Philosophe réduit-il à une seconde absurdité (232a12), avec l’argument que
voici.
Tout ce qui est de nature à changer
et à reposer, doit ou reposer ou changer. Mais alors qu’il se trouverait en A,
prétend-on, notre mobile ne se déplacerait pas, ni pareillement alors qu’il se
trouverait en B, ni non plus en C. Il reposerait donc alors en A, en B et en C.
Simultanément et continuellement, s’ensuit-il, il reposerait et se
déplacerait.
Que cela s’ensuive, le Philosophe
le prouve comme suit. On a prétendu que le mobile parcourrait la longueur ABC
en entier ; on a concédé ensuite qu’il reposerait en chacune de ses parties. Or
reposer en toute partie, c’est reposer dans le tout. Le mobile reposerait donc
en toute la grandeur. En toute la grandeur, par conséquent, et continuellement,
il se déplacerait et reposerait, chose tout à fait impossible.
#765. — Le Philosophe signale
ensuite (232a15) une troisième absurdité,
avec l’argument que voici.
Si la grandeur se composait
d’indivisibles, le mouvement le ferait aussi, a-t-on montré[1218]. Par suite, chacun des
éléments indivisibles du déplacement, D, E et Z, constitueraient ou non des
déplacements. Si oui, comme chacun correspondrait à une partie indivisible de
la grandeur que notre mobile ne parcourrait pas, mais aurait parcourue, il
s’ensuivrait que pendant même qu’il s’y déplacerait il ne se déplacerait pas,
mais reposerait, à l’encontre de la première supposition initiale. Si par
contre ils n’en constituaient pas, le déplacement se trouverait composé de
non-déplacements, ce qui est aussi manifestement impossible qu’une ligne composée
de non-lignes.
La divisibilité du temps découle de celle de la grandeur et du
mouvement
578.
232a18
Le temps,
c’est forcément comme la longueur et le mouvement qu’il est ou non indivisible
et se compose ou non d’instants indivisibles[1219].
1er argument : à partir de mobiles également rapides
579.
232a20
De fait,
comme toute distance se divise[1220], c’est en un temps
moindre qu’un mobile également rapide en parcourt une moindre ; le temps aussi
donc se divisera. Réciproquement, s’il est divisible, le temps en lequel un
mobile se déplace sur A, A le sera aussi.[1221]
2e argument : à partir d’un
mobile plus rapide et d’un plus lent
580. 232a23
Toute
grandeur, par ailleurs, se divise en grandeurs : tel que démontré, une
entité continue ne peut se composer d’indivisibles, et toute grandeur est
continue. Un mobile plus rapide doit donc à temps égal parcourir une distance
plus grande, et à temps moindre une égale, ou même une plus grande[1222], comme on définit
parfois le plus rapide.
581.
232a27 Supposons le mobile A,
plus rapide que B. Le plus rapide étant le premier à terminer un changement,
dans le temps où A est passé de C à D, par exemple en ZI, B n’est pas encore
arrivé à D, il lui en reste à parcourir. Par conséquent, à temps égal, le plus
rapide parcourt davantage.
582.
232a31
En réalité,
même à temps moindre il parcourt davantage. En effet, dans le temps où Α est arrivé à D, Β, plus lent, sera par
exemple arrivé à Ε.
Arrivé à D en la totalité du temps ZI, Α est arrivé à T en un temps
moindre, soit ΖΚ. Or CD, parcouru par Α, est plus grand que CE,
et le temps ΖΚ est plus petit que ΖI, le temps entier. Il
parcourt donc davantage en un temps moindre.
583.
232b5
Il en
devient manifeste aussi que le mobile plus rapide parcourt une distance égale
en un temps moindre.
584.
232b6
En effet,
en un temps moindre il parcourt une distance plus grande que le mobile plus
lent et, comparé à lui-même, il met plus de temps à parcourir une plus grande
distance qu’une plus petite, par exemple LM que LX. Dès lors, le temps PR, en
lequel A parcourt LM, sera plus grand que PS, en lequel il parcourt LX. PR
étant un temps plus petit que PH, en lequel le mobile plus lent parcourt LX, PS
sera aussi plus petit que PH, car il est plus petit que PR ; or le plus petit
que le plus petit est aussi plus petit que l’autre. Forcément, il parcourra en
un temps plus petit une distance égale.
585.
232b14
En outre,
tout se déplace forcément en un temps égal, moindre ou plus grand. Or qui y met
un temps plus grand est plus lent et qui y met un temps égal est également
rapide. Mais le plus rapide ne l’est ni également ni moins ; il ne se déplacera
donc en un temps ni égal ni plus grand. Il faudra bien que ce soit en un
moindre. Par conséquent, le plus rapide devra parcourir une grandeur égale
en un temps moindre.
586.
232b20
Par
ailleurs, tout mouvement prend un temps et tout temps prête à mouvement. En
outre, tout mobile peut se déplacer plus ou moins rapidement. Par conséquent,
tout temps prête à mouvement plus rapide ou plus lent.
587.
232b23
Cela étant,
le temps aussi est forcément continu, c’est-à-dire divisible en éléments sans
cesse divisibles. À supposer tel le continu, le temps doit l’être.
588.
232b26
En effet,
le mobile plus rapide parcourt une distance égale en un temps moindre[1223]. Supposons les mobiles
A, plus rapide, et B, plus lent, et mettons que le plus lent parcoure la
distance CD en le temps ZI. Manifestement le plus rapide parcourra la même
distance en un temps moindre, soit ZT. Comme A, plus rapide, parcourra la
distance totale CD en ZT, pendant ce même temps le plus lent en parcourra une
moindre, soit CK. Comme B, plus lent, parcourra la distance CK en ZT, le
plus rapide la parcourra en un temps plus court, avec comme conséquence le
temps ZT divisé de nouveau. Sa division à lui entraîne celle de la distance CK
selon la même proportion, et la division de celle-ci, celle du temps encore. La
même conséquence se reproduira sans cesse, à prendre le plus lent après le plus
rapide et le plus rapide après le plus lent, selon l’usage illustré :
le plus rapide divisera le temps et le plus lent la distance. Pour autant que
cette conversion se vérifie sans cesse et entraîne sans cesse une nouvelle
division, tout temps manifestement sera continu. Il en devient en même temps
manifeste que toute grandeur est continue, puisque le temps et la grandeur
subissent des divisions identiques et égales.
3e argument : à partir d’un mobile unique
589.
233a13
En outre,
même les notions usuelles rendent déjà manifeste que si le temps est continu,
la grandeur aussi. Car dans la moitié du temps on parcourt la moitié de la
distance, et en général dans un temps moindre une distance moindre. On aura
donc les mêmes divisions pour le temps et pour la grandeur.
#766.
— Voilà montré que le même critère[1224] permet de juger si la
grandeur et le déplacement qui la parcourt “doivent ou non[1225] se composer
d’indivisibles”. Le Philosophe montre maintenant que la même relation
intervient entre temps et grandeur.
Cela se divise en deux
parties : le Philosophe montre d’abord que de la division de la grandeur
découle celle du temps, et réciproquement, puis (233a17) que de l’infinité de l’un découle
celle de l’autre.
Le premier point se subdivise en
deux : le Philosophe énonce d’abord son propos, puis (232a20) le démontre.
Pour ce qui est d’être divisible ou
indivisible, et de se composer ou non d’indivisibles, dit-il, il doit en aller
du temps comme de la longueur et du mouvement.
#767. — Le Philosophe prouve
ensuite (232a20) son propos avec trois
arguments : le premier se tire de mobiles également rapides ; le second (232a23), d’un plus rapide et
d’un plus lent ; le troisième (233a13), d’un même mobile.
Par définition, dit-il, un mobile
également rapide parcourt une grandeur moindre en un temps moindre. À supposer
donc une grandeur divisible parcourue en un temps donné, un mobile également
rapide en parcourt une partie en un temps moindre, ce qui implique que le temps
donné soit divisible. Réciproquement, si on admet comme divisible le temps
dans lequel un mobile parcourt une grandeur donnée, un mobile également
rapide parcourt par conséquent, en un temps moindre, partie du temps total, une
grandeur moindre, ce qui implique que la grandeur donnée A soit divisible.
#768. — Le Philosophe montre
ensuite (232a23) la même chose avec un
mobile plus rapide et un plus lent.
Il fournit d’abord des prérequis à
son propos, puis (232b20)
le prouve à leur aide.
Les prérequis incluent deux
remarques : le Philosophe montre comment un mobile plus rapide se
compare à un plus lent d’abord quant à parcourir une distance plus grande, puis
(232b5) quant à en parcourir
une égale.
La première remarque se présente en
deux étapes : le Philosophe présente d’abord son propos, en le rattachant
à une considération antérieure, nécessaire pour les démonstrations à venir,
puis (232a27) il le démontre.
#769. — Toute grandeur,
rappelle-t-il, se divise en grandeurs. Cela découle de ce qu’une entité
continue ne peut se composer d’“atomes”, d’entités indivisibles[1226] ; or manifestement
toute grandeur relève du genre des entités continues. Aussi un corps plus
rapide doit-il, à temps égal, et même à temps moindre, parcourir une distance
plus grande. C’est d’ailleurs par là qu’on définit parfois le mobile plus
rapide : celui qui en parcourt davantage à temps égal et même à temps
moindre.
#770. — Le Philosophe prouve
ensuite (232a27) ces deux affirmations
qu’il vient de faire : d’abord que le mobile plus rapide parcourt à temps
égal une distance plus grande, puis (23a31) que même à temps moindre il parcourt davantage.
Supposons, dit-il, les deux mobiles
A et B, dont A soit plus rapide que B ; et la distance[1227] CD, que parcourt A en
un temps ZI. Supposons aussi que B, plus lent, et A, plus rapide, commencent
en même temps à parcourir cette même distance.
Ceci admis, on argumente comme
suit. Le plus rapide parcourt davantage à temps égal ; A étant plus rapide que
B, quand il est parvenu à D, terme de la distance, B n’y est pas encore, il lui
en reste encore à parcourir pour arriver à ce terme. Il a tout de même parcouru
en ce temps une partie de la distance. Toute partie étant plus petite que son
tout, A se trouve, dans le temps ZI, à parcourir une distance plus grande que
B, qui, dans le même temps, en parcourt une partie. Le plus rapide parcourt
donc plus de distance en un temps égal.
#771. — Il montre ensuite (232a31) que le mobile plus
rapide parcourt même à temps moindre une distance plus grande[1228].
Dans le temps, disait-on, où A est
déjà parvenu à D, B, plus lent, en est encore distant. Supposons que dans le
même temps il soit parvenu à E. Toute grandeur étant divisible[1229], divisons en deux
parties, au point T, le reste de la distance ED, en quoi le plus rapide dépasse
le plus lent. Manifestement, la distance CT est plus petite que la distance CD.
Or le même mobile, dans un temps moindre, parcourt une distance moindre. Comme
donc A est parvenu à D en tout le temps ZI, il sera parvenu au point T en un
temps moindre, soit ZK.
De là, on argumente comme suit. La
distance CT, que parcourt A, est plus grande que la distance CE, que parcourt
B : mais le temps ZK, en lequel A parcourt la distance CT, est plus petit
que le temps total ZI, dans lequel B, plus lent, parcourt la distance CE ; il
s’ensuit donc que le mobile plus rapide, à moindre temps, parcourt une distance
plus grande[1230].[1231]
#772. — Le Philosophe montre
ensuite (232b5) comment le plus rapide
se compare au plus lent quant à se déplacer sur une distance égale.
Il présente d’abord son propos,
puis (232b6) le prouve.
Ce qui précède, dit-il, peut rendre
manifeste aussi que le plus rapide parcourt une distance égale en un temps
moindre.
Il prouve ensuite (232b6) son propos avec deux
arguments.
Deux prérequis précèdent le
premier. L’un vient d’être prouvé[1232] : le mobile plus
rapide, en un temps moindre, parcourt une distance plus grande que le plus
lent. Le second est manifeste par soi : le même mobile, comparé à
lui-même, parcourt une distance plus grande en un temps plus grand qu’en un
temps moindre.
Supposons en effet que le mobile A,
plus rapide, parcoure la distance LM dans le temps PR. Il parcourra une partie
de la distance, LX, en un temps PS, moindre que PR, en lequel il parcourt LM,
comme aussi LX est plus petit que LM.
Le Philosophe tire de la première
supposition que le temps total PR, en lequel A parcourt la distance totale LM,
est moindre que le temps PH, dans lequel B, plus lent, parcourt la distance
moindre LX. Le plus rapide, a-t-on déjà dit, parcourt en un temps moindre une
distance plus grande.
Partant de là, il procède comme
suit. Le temps PR est moindre que le temps PH en lequel B, plus lent, parcourt
la distance LX ; et le temps PS est moindre que le temps PR. Le temps PS est
donc moindre que le temps PH, car le moindre que le moindre sera aussi moindre
que le plus grand. Étant déjà accordé qu’en un temps PS le plus rapide parcourt
une distance LX et que le plus lent parcourt la même distance en un temps PH,
le plus rapide, s’ensuit-il, met un temps moindre à parcourir une distance
égale.[1233]
#773. — Le Philosophe présente
ensuite (232b14) son second argument.
Tout mobile qui parcourt avec un
autre une grandeur égale le fait en un temps ou égal ou moindre ou plus grand
que lui. Qui y met un temps plus grand est plus lent[1234] et qui y met un temps
égal est également rapide, c’est manifeste par soi. Par contre, qui est plus
rapide ne l’est ni également ni moins ; il n’y met donc un temps ni plus grand
ni égal ; il y met donc un moindre.
Le voilà donc prouvé : un
mobile plus rapide parcourt forcément une grandeur égale en un temps moindre.
#774. — Le Philosophe prouve
ensuite (232b20) son propos, que la même
raison oblige temps et grandeur à se diviser sans fin en éléments divisibles
ou à se composer d’éléments indivisibles.
Il le fait en trois points :
il présente d’abord des prérequis à sa preuve, puis (232b23) énonce son propos et enfin (232b26) le prouve.
Tout mouvement, rappelle-t-il en
prérequis, prend du temps[1235] ; de plus, tout temps
prête à mouvement, comme il ressort de la définition du temps[1236].
Un second prérequis est que tout
mobile peut effectuer son mouvement plus ou moins rapidement. Plus
précisément : on peut observer tout mobile effectuer tel mouvement plus
rapidement et tel autre plus lentement.
Mais voilà qui paraît faux. En
effet, les vitesses des mouvements naturels sont déterminées. Il existe même
un mouvement si rapide qu’aucun ne peut l’être plus : le mouvement du
premier mobile.
À cette objection, on doit répondre
qu’on peut parler en deux sens de la nature d’une chose : selon sa notion
commune, ou selon son application à une matière propre. Ce que sa notion
commune ne rend pas impossible peut très bien manquer d’une matière déterminée
en laquelle se réaliser ; par exemple, ce n’est pas la notion de la forme de
Soleil qui empêche qu’il y ait plusieurs soleils, mais le fait que toute la
matière de l’espèce se trouve épuisée par un seul. Pareillement, la nature commune
du mouvement n’empêche pas qu’une vitesse plus grande dépasse toute vitesse
donnée ; ce qui l’empêche, ce sont les vertus déterminées des mobiles et des
moteurs. Or ici Aristote traite du mouvement selon sa notion commune, sans
l’appliquer encore à des moteurs et à des mobiles déterminés. Aussi se sert-il
fréquemment, en ce sixième livre, de propositions vraies selon une considération
commune du mouvement, mais qui ne le sont pas selon une application à des
mobiles déterminés.
Pareillement, il ne va pas contre
la notion de grandeur que toute grandeur se divise en de plus petites ; aussi
en use-t-il ainsi en ce livre, où il admet pour toute grandeur donnée une plus
petite. Même si à considérer la grandeur en une nature déterminée, on en trouvera
une minimale, puisque toute nature requiert grandeur ou petitesse déterminée[1237].
De ces deux prérequis le Philosophe
en conclut un troisième : tout temps donné prête à mouvement plus rapide
ou plus lent que tout autre mouvement donné.
#775. — Le Philosophe conclut
ensuite (232b23) de là son propos.
En raison de la vérité de ces
prémisses, dit-il, le temps doit être continu, c’est-à-dire divisible en des
parties toujours divisibles.
À supposer là la définition du
continu, le temps doit être continu, si la grandeur l’est, parce que de la
division de la grandeur découle celle du temps, et réciproquement.
Il montre ensuite (232b26) son propos, que le
temps et la grandeur se divisent pareillement.
Le mobile plus rapide, on l’a
montré, parcourt une distance égale en un temps moindre. Supposons donc A plus
rapide et B plus lent, et que B parcoure plus lentement la distance CD en le
temps ZI.
Manifestement A, plus rapide,
parcourt la même distance en un temps moindre, soit ZT.
En outre, pendant que A, plus
rapide, parcourt dans le temps ZT la distance totale CD, B, plus lent, parcourt
dans le même temps une distance moindre, mettons CK. Puis comme B, plus lent,
parcourt la distance CK dans le temps ZT, A, plus rapide, la parcourra en un
temps encore moindre, de sorte que le temps ZT se divisera encore.[1238] Lui divisé, la distance
CK se divisera suivant la même proportion ; car le plus lent, dans une partie
de ce temps, parcourt une distance moindre. Si la distance se divise, le temps
aussi se divisera de nouveau ; car le plus rapide parcourra cette partie de la
distance en un temps moindre. Ainsi procédera-t-on toujours, à regarder le
mobile plus lent après le plus rapide[1239] et de nouveau le plus
rapide après le plus lent, en prenant appui sur le fait démontré que le mobile
plus rapide parcourt une distance égale en un temps moindre[1240], et le plus lent une
distance moindre en un temps égal.
Regarder ainsi le mobile plus
rapide entraîne la division du temps, et regarder le plus lent, celle de la
distance.
Si donc en vérité pareille
conversion reste toujours possible, en allant du plus rapide au plus lent et du
plus lent au plus rapide ; si en outre pareille conversion entraîne sans cesse
une division de la distance et du temps, il en devient manifeste que tout temps
et pareillement toute grandeur sont continus, c’est-à-dire divisibles en éléments
eux-mêmes toujours divisibles. Temps et grandeur subissent en effet des
divisions identiques et égales, on vient de le montrer.
#776. — Le Philosophe présente
ensuite (233a13) son troisième argument
pour montrer que la grandeur et le temps se divisent pareillement. Il le tire
de la considération d’un seul et même mobile.
Il devient manifeste encore,
dit-il, en usant simplement des notions usuelles, que si le temps est continu,
c’est-à-dire, divisible en des éléments sans cesse divisibles, la grandeur
l’est pareillement. Le seul et même mobile, en effet, en se déplaçant régulièrement,
parcourt dans le temps total la grandeur totale, et de même dans la moitié du
temps la moitié de la grandeur, et universellement dans un temps moindre une
grandeur moindre. Ainsi se trouve-t-il que temps et grandeur se divisent
pareillement.
Deux sens de l’infini : aux extrémités ; à l’intérieur
590.
233a17
De plus, si
l’un des deux est infini, l’autre aussi, et au sens où l’un le sera, l’autre
aussi : si le temps est infini à ses extrémités, la longueur le sera de
même ; s’il l’est quant à sa division, la longueur le sera de même ; s’il l’est
dans les deux sens, ce sera pareil pour la longueur[1241].
Réfutation ‘ad hominem’ de Zénon
591. 233a21
Aussi
l’argument de Zénon assume-t-il faussement l’impossibilité de parcourir les
distances infinies et de passer par chacune de leurs positions infinies en un
temps fini. C’est en effet en deux sens qu’on attribue l’infinité à la longueur
et au temps, et en général à toute entité continue : soit par division,
soit quant à leurs extrémités. Bien sûr, en un temps fini on ne peut pas aller
au bout d’entités infinies en quantité ; on peut néanmoins en parcourir qui
soient infinies par division, puisque le temps lui-même se divise ainsi à
l’infini. Par suite, on se trouve à disposer d’un temps infini et non fini pour
passer par l’infinité des positions, et à le faire moyennant des portions de
temps infinies et non finies.
Double propos : pas de parcours infini en temps fini, ni de
parcours fini en temps infini
592.
233a31
Assurément
une distance infinie ne se parcourt pas en un temps fini, ni une distance finie
en un temps infini. Plutôt, si le temps est infini, la distance le sera aussi,
et si la distance l’est, le temps le sera aussi.
Preuve du premier : 1er argument
593.
233a34
Supposons
en effet une grandeur finie AB et un temps infini G. Prenons ensuite une partie
finie de ce temps, soit GD. En celui-ci, on parcourt bien une portion de la
distance, mettons BE. Cette portion mesurera AB avec justesse, manque ou excès,
ce qui ne fait aucune différence. En effet, à toujours parcourir en un temps
égal une grandeur égale à BE, on finira par couvrir tout AB et le temps total
pour le parcourir sera limité, car il se divisera en parties égales, tout comme
la distance.
2e argument
594. 233b7
En outre,
toute distance ne requiert pas un temps infini pour la parcourir. Telle distance
BE, par exemple, peut se parcourir en un temps fini. Or celle-ci mesure toute
autre distance finie, dont chaque partie égale peut se parcourir en un temps
égal. Le temps requis pour n’importe quelle distance finie sera donc fini.
595.
233b11
Que BE ne
requière pas un temps infini pour la parcourir, c’est manifeste si c’est à une
autre distance qu’on applique le temps fini ; car si la partie se parcourt en
un temps moindre, elle devra être finie, pour autant que l’autre distance se
trouve elle-même finie.[1242]
Preuve du second propos
596.
233b14
La même
démonstration vaut si on suppose la distance infinie et le temps fini.
Aucun continu n’est indivisible
597.
233b16
Ce qui
précède le rend manifeste : ni ligne, ni plan, ni universellement aucune
entité continue ne sera atomique[1243], non seulement à cause
de ce qu’on vient de dire, mais parce qu’alors une entité indivisible[1244] trouverait à se
diviser.
598.
233b19
Tout temps
accueille des mobiles plus ou moins rapides, et un plus rapide parcourt plus en
un temps égal. Celui-ci peut parcourir le double ou le ‘mitout’[1245] de la distance que
parcourt un plus lent, si telle est la proportion de leur vitesse. Faisons
donc parcourir au plus rapide le ‘mitout’ dans le même temps et divisons les
distances : celle du plus rapide en les trois atomes[1246] AB, BC et CD ; celle du
plus lent en les deux atomes EZ et ZI. Leurs temps aussi se diviseront en trois
atomes, car une distance égale se parcourt en un temps égal. Divisons donc le
temps du plus rapide en KL, LM et MN. Puisque de son côté le plus lent parcourt
EZ et ZH, son temps aussi se divisera en deux[1247]. L’atome, donc, se
divisera : la distance indivisible ne se parcourt pas en un atome, mais en
plus. Manifestement donc rien de continu n’est indivisible.
#777. — La grandeur et
le temps, le Philosophe vient de le montrer, se divisent pareillement. Il
montre maintenant qu’il leur convient pareillement aussi “d’être fini ou
infini”.
Sa preuve comporte trois
points : le Philosophe présente d’abord son propos, puis (233a21) en profite pour
résoudre une difficulté et enfin (233a21) prouve ce propos.
#778. — Si l’un des deux, dit-il,
temps ou grandeur, est infini, l’autre aussi : au sens où l’un l’est,
l’autre aussi.
Il explique cette précision en
distinguant deux sens de l’infini. Si le temps, dit-il, est infini quant à ses
extrémités, la grandeur le sera aussi. Le temps et la grandeur sont infinis
quant à leurs extrémités, dit-on, du fait d’en être privés, dans l’idée qu’une
ligne ne trouve de terme en aucun point et que le temps n’en trouve en aucun
premier ou dernier instant.
En outre, si le temps est infini
par division, la longueur le sera aussi. Voilà le second sens de
l’infini : on considère comme infini par division ce qui peut se diviser
à l’infini, un aspect de la notion de continu[1248]. Si enfin le temps
devait se trouver infini dans les deux sens, la longueur le serait aussi.
Il convient de diviser l’infini en
ces deux sens qui concernent tous les deux le fait d’être privé d’éléments
indivisibles, aux extrémités dans le premier cas, au milieu dans le second. La
ligne se divise en effet d’après des points marqués en son sein.
#779. — Le Philosophe écarte
ensuite (233a21) sur cette base une
difficulté de Zénon d’Élée, qui entendait prouver que rien ne va d’un lieu à un
autre, par exemple de A à B.
Manifestement, en effet, on trouve
entre A et B une infinité de points intermédiaires, puisque le continu se
divise à l’infini. Pour aller de A à B, un mobile devrait donc parcourir une
infinité de positions et passer par chacune, chose impossible en un temps
fini. Par conséquent, aucun temps fini, aussi grand soit-il, ne permet à un
mobile de parcourir une distance, aussi petite soit-elle.
Cet argument, objecte le
Philosophe, se fonde sur une assomption fausse. Car c’est en deux sens que la
longueur et le temps, et tout continu, se voient attribuer l’infinité[1249] : par division et
quant à leurs extrémités. Des entités infinies en quantité, c’est-à-dire quant
à leurs extrémités, un mobile et une distance, par exemple, ne peuvent pas
passer l’un par l’autre en un temps fini.
Cependant, si c’est par division qu’elles se méritent leur infinité, la chose
devient possible. C’est que même un temps fini en quantité est infini en ce
sens, à savoir, par division. Par conséquent, l’infini se trouve à se
parcourir non en un temps fini, mais en un temps infini : les points
infinis de la grandeur se parcourent moyennant l’infinité des instants du
temps, non en des instants finis.
Cette
solution, remarquons-le, vise l’interlocuteur et non la vérité ; Aristote le
manifestera plus loin[1250].
#780.
— Le Philosophe prouve ensuite (233a31) le propos énoncé plus haut[1251].
Il
le reprend d’abord, puis (233a34) le prouve.
Aucun
mobile, dit-il, ne peut parcourir une distance infinie en un temps fini, ni une
distance finie en un temps infini ; si le temps est infini, la distance aussi
doit l’être, et réciproquement.
Le
Philosophe prouve ensuite (233a34) son propos : d’abord que le temps ne peut être infini, si la
distance est finie, puis (233b14) que réciproquement si la distance est infinie, le temps ne peut pas
être fini.
#781.
— Le premier point compte sur deux arguments, dont voici le premier.
Supposons
une grandeur finie AB et un temps infini G. Prenons ensuite une partie finie,
GD, de ce temps infini. Puisque le mobile, dans le temps total G, parcourt la
distance totale AB, il doit, dans cette partie GD du temps, en parcourir une
partie, mettons BE. La distance AB étant finie et plus grande, et la distance
BE, finie et moindre, BE doit mesurer tout AB avec justesse, ou manque ou
excès, si on l’applique plusieurs fois. Voilà en effet la relation de toute
quantité finie moindre avec une plus grande, comme c’est évident dans les
nombres. Trois est en effet moins que six, mais pris deux fois il le mesure. Par
contre, cinq, bien que plus grand lui aussi, ne se mesure pas avec trois pris
deux fois, mais se fait dépasser : deux fois trois font plus que cinq. À
prendre pareillement trois deux fois, on ne mesure pas non plus sept, mais on
reste en manque par rapport à lui : deux fois trois, c’est moins que sept.
Cependant, si on le prend trois fois, on dépassera même sept. Cela ne fait
toutefois aucune différence, laquelle des trois relations BE entretient avec
AB, pour autant que le même mobile parcoure toujours une grandeur égale à BE
dans un temps égal GD : inévitablement BE finit par mesurer toute la
distance AB ou par la dépasser, si on l’applique plusieurs fois. GD aussi, par
conséquent, mesurera tout le temps G ou le dépassera, si on l’applique
plusieurs fois. Il est donc forcément fini, le temps total G en lequel on
parcourt une distance totale finie, puisque le temps doit se diviser en parties
de nombre égal, tout comme la grandeur.[1252]
#782.
— Voici ensuite (233b7) son
second argument.
Même
si on concède qu’un mobile prenne un temps infini pour parcourir la distance
finie AB, on ne peut pas concéder qu’il mette un temps infini à parcourir toute
distance, car de toute évidence beaucoup de distances finies se parcourent en
des temps finis.
Supposons
donc une distance finie BE, parcourue en un temps fini. Finie, BE mesure AB,
finie elle aussi. Par ailleurs, le même mobile parcourra une grandeur égale à
BE dans un temps fini égal à celui à celui qu’il lui a fallu pour parcourir BE.
Par suite, quel que soit le nombre de distances égales à BE requis pour
constituer la distance AB en entier, un nombre égal de temps finis égaux
arriveront à mesurer ou constituer l’ensemble du temps requis. Ce temps total
sera donc fini.
#783.
— Cet argument diffère du précédent, où BE se prenait comme une partie de la
distance AB, tandis qu’elle se prend ici comme une autre distance.
Le
Philosophe se donne tout de même la peine de montrer (233b11) la nécessité de ce second argument.
En
faisant le subtil, on pourrait objecter au premier argument que, la distance
totale AB se parcourant en un temps infini, chacune de ses parties aussi. Ainsi
la partie BE ne se trouverait pas à se parcourir en un temps fini. Cependant,
on ne peut concéder que toute grandeur se parcoure en un temps infini. Aussi
Aristote a-t-il pu et dû produire ce second argument, où BE constitue une autre
distance, parcourue en un temps fini. C’est le sens de sa précision que manifestement
le mobile ne parcourt pas la distance BE en un temps infini, “si c’est sur une autre
distance qu’on applique le temps fini”, c’est-à-dire si la
distance qu’on prend pour se parcourir en un temps fini et qu’on appelle BE en
est une autre que la première. Si, en effet, on parcourt en un temps moindre la
partie d’une distance que son tout, celle-ci, dite BE, doit être finie,
“l’autre distance”, à savoir, AB, “se trouvant déjà finie”. Ce qui revient à
dire : si le temps pour parcourir BE est fini, et moindre que le temps
infini requis pour parcourir AB, BE doit être moindre que AB, et fini, puisque
AB l’est.
#784.
— Le Philosophe déclare ensuite (233b14) qu’on aboutit encore à l’impossible, si c’est la distance qu’on
suppose infinie et le temps qu’on suppose fini. C’est qu’on admettra alors une
partie finie pour une distance infinie, comme on en admettait une pour un temps
infini.
#785.
— Il prouve ensuite (233b16) qu’aucun continu n’est indivisible.
Il
affirme d’abord qu’une absurdité s’ensuit si on l’admet, puis (233b19) présente la démonstration qui y réduit.
Ce
qui précède, dit-il, le rend manifeste : aucune ligne, ni aucun plan,
c’est-à-dire aucune surface, ni universellement rien de continu n’est
“atomique”, c’est-à-dire indivisible. D’abord, une entité continue ne peut se
composer de parties indivisibles, mais elle le peut de parties continues ;
ensuite, une entité indivisible se diviserait alors.
#786.
— Le Philosophe présente ensuite (233b19) la démonstration qui réduit à cette absurdité. Ce faisant, il
présuppose d’abord des principes déjà manifestés[1253]. Le premier : tout temps admet un mouvement plus rapide ou plus
lent.[1254] Le second : un mobile plus rapide parcourt davantage de distance
en un temps égal.[1255] Le troisième : des vitesses et des distances parcourues peuvent
en excéder d’autres en des proportions différentes[1256] : du
double, proportion de deux à un ; du “mitout”, soit une fois et demi,
proportion encore appelée “sesquialtère”[1257], soit de trois à deux ; ou en toute autre proportion.
Avec
ces présuppositions, le Philosophe procède comme suit. Supposons, entre deux
mobiles rapides, la proportion où l’un se trouve plus rapide que l’autre du
“mitout”, c’est-à-dire, selon la proportion ‘sesquialtère’. De la sorte, le
plus rapide parcourt une distance ABCD, composée des trois distances
indivisibles AB, BC et CD. Dans le même temps, le plus lent, selon la
proportion dite, doit parcourir lui une distance EZI composée de deux distances
indivisibles. Le temps se divisant comme la distance, le temps dans lequel le
plus rapide parcourt ses trois distances indivisibles doit se diviser en trois
temps indivisibles. Comme le plus lent, dans le même temps, parcourt EZI, deux
distances indivisibles, ce temps doit se diviser aussi en deux moitiés. C’est
ainsi que par suite l’indivisible se divise, car le plus lent doit parcourir
une grandeur indivisible en un temps indivisible et demi. En effet, on ne peut
plus prétendre qu’il parcourt une distance indivisible en un temps indivisible,
car alors le plus rapide ne le devancera pas. Conséquence inévitable, le plus
lent parcourt une distance indivisible en plus qu’un temps indivisible et en
moins que deux ; un temps indivisible devra donc se diviser.
Autre
conséquence similaire, la distance indivisible se divise, si on suppose que le
plus lent parcourt trois grandeurs indivisibles en trois temps indivisibles. En
un temps indivisible, le plus rapide parcourra en effet plus qu’une distance
indivisible et moins que deux.
Manifestement
donc rien de continu ne peut être indivisible.
L’instant, indivisible
599.
233b33 L’instant[1258], dit non par autre
chose, mais par soi et premier[1259], est forcément
indivisible et se retrouve forcément tel en tout temps.
600.
233b35
Il y a en
effet une extrémité à ce qui est advenu, en deçà de laquelle il n’y a encore
rien de ce qui vient ; réciproquement il y en a une aussi pour ce qui vient, en
deçà de laquelle il n’y a non plus rien de ce qui est advenu. Nous l’avons
désignée comme un terme entre les deux[1260]. En démontrant que ce
terme est tel par soi tout en demeurant le même[1261], on rendra manifeste
qu’il est aussi indivisible.
601.
234a5
Certes,
l’instant qui constitue l’extrémité des deux temps est forcément le même.
602.
234a6
Car si
chacun était distinct, ils ne se suivraient pas, puisqu’une entité continue ne
se compose pas d’éléments indivisibles. Si, par contre, chacun était à part,
il y aurait du temps entre eux, car toute entité continue est de nature à
comporter un moyen terme univoque[1262] entre ses termes, et ce
temps entre eux serait divisible, puisque tout temps l’est[1263]. Par conséquent,
l’instant présent serait divisible.
1er argument
603. 234a11
Dans ce
cas, il y aurait du passé dans le futur et du futur dans le passé, car ce qui
le diviserait déterminerait du passé et du futur.
2e argument
604. 234a14
Également,
il ne serait pas l’instant par soi, mais par autre chose, car aucune division
ne se fait par elle-même.
3e argument
605.
234a16
En outre,
l’instant serait partie passé partie futur. Or passé et futur ne sont jamais la
même chose[1264]. Alors l’instant
présent ne resterait pas le même, tout entier à la fois[1265], car comme le temps il
se diviserait à répétition. Si cela ne peut convenir à l’instant, on a
forcément le même instant dans les deux temps[1266].
606.
234a20
Réciproquement,
s’il s’agit du même instant, il est manifestement indivisible, car, divisible,
il entraînerait les mêmes conséquences qu’auparavant. Que donc il y ait dans
le temps quelque terme indivisible, que nous désignons comme l’instant, ce
qu’on vient de dire le rend manifeste.
En l’instant, pas de mouvement
607.
234a24
Qu’ensuite
rien ne se déplace en l’instant, voici qui le rend manifeste. À le
supposer, on pourrait le faire plus rapidement ou plus lentement. Supposons
l’instant N, en lequel le mobile plus rapide parcoure AB. En le même instant,
le mobile plus lent parcourrait moins que AB, supposons AG. En autant que le
plus lent prendrait tout l’instant pour parcourir AG, le plus rapide le parcourrait
en moins que lui. L’instant, par conséquent, se diviserait. Or on l’a démontré
indivisible. Pas question, donc, de se déplacer en l’instant.
En l’instant, pas de repos — 1er argument
608.
234a32
Rien n’y
repose non plus. En effet, a-t-on précisé, repose qui a aptitude naturelle à se
mouvoir, s’il ne le fait pas quand, où[1267] et comme il y est
naturellement apte. Par conséquent, puisque rien n’est naturellement apte à se
mouvoir en l’instant, manifestement rien n’y est non plus apte à reposer.
2e argument
609.
234a35
En outre,
on trouve le même instant dans les deux temps[1268] ; on peut de plus
changer en tout le premier, puis reposer en tout le second ; enfin, ce faisant,
on change et on repose respectivement en toute partie du temps où on est de
nature à le faire. En conséquence, le même mobile se trouvera à reposer et à
changer simultanément, puisque les deux temps ont la même extrémité, l’instant.
3e argument
610. 234b5
En outre,
on repose, dit-on, quand, soi et ses parties, on se trouve pareil maintenant
comme avant. Or l’instant ne comporte pas d’avant. Rien n’y repose non plus,
par conséquent. Forcément donc, il faut du temps pour se mouvoir, il en faut
aussi pour reposer.
Le mobile, divisible
611. 234b10
Par
ailleurs, tout mobile[1269] est forcément
divisible. Tout changement s’effectue en effet d’un terme à un autre. Or
une fois au terme de son changement, on ne change plus ; tant par contre qu’on
est encore, soi-même et toutes ses parties, à son terme initial, on ne change
pas encore, car tant qu’on reste pareil, soi et toutes ses parties, on ne
change pas. En changeant, on doit donc se trouver partie à un terme partie à
l’autre, car on ne peut se trouver tout entier[1270] ni aux deux à la fois,
ni à aucun.
611bis. 234b17 Par ‘au terme de son
changement’, on entend ce qui s’atteint en premier dans le changement ; par
exemple, en partant du blanc, le gris, pas le noir. En effet, ce qui change ne
se trouve pas forcément en l’un ou l’autre des extrêmes. Manifestement donc
tout mobile sera divisible.
#787. — Le Philosophe vient de
montrer qu’aucune entité continue ne se compose d’indivisibles ni n’est
indivisible ; il en ressort que le mouvement soit divisible. Il traite donc
maintenant de sa division.
Il présente d’abord des prérequis,
puis (234b17) traite de cette division.
Il présente deux de ces prérequis.
D’abord : dans le terme indivisible du temps, on ne peut trouver ni
mouvement ni repos. Puis (234b10) : une entité indivisible ne peut se
mouvoir.
Le premier prérequis se présente en
deux points : le Philosophe montre d’abord que le terme indivisible du
temps, c’est l’instant, puis (234a24) qu’en lui rien ne se meut ni ne
repose.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe présente d’abord son propos, puis (233b35) les prémisses d’où le
prouver et enfin montre (234a5) qu’il s’ensuit d’elles.
#788. — Quant à ce propos, on doit
tenir compte qu’on appelle parfois autre chose instant par autre chose et non
par soi. Par exemple, on déclare être occupé ‘dans l’instant’[1271] à une activité qu’on
pratique en fait toute la journée. On ne prétend pas alors que toute la
journée soit par elle-même l’instant, mais qu’elle l’est par quelque aspect
d’elle-même. Manifestement, en effet, une partie de cette journée est déjà
passée et une autre encore future ; or rien de passé ni de futur n’a
strictement lieu à l’instant. Évidemment, donc, la journée n’est pas toute
entière l’instant en premier et par soi ; elle l’est seulement par un aspect
d’elle-même. Pareillement, l’heure non plus, ni aucun autre temps, n’est pas en
premier et par soi l’instant.
Ce qui se dit instant, conclut-il,
à condition de le prendre en premier et par soi, et non par autre chose, est
forcément indivisible et forcément encore se retrouve en tout temps.
#789. — Le Philosophe prouve
ensuite (233b35) son propos.
Manifestement, il y a lieu de concéder
à toute entité continue finie une extrémité au-delà de laquelle il ne s’en
trouve plus rien. Par exemple, au-delà du point qui termine une ligne, on ne se
trouve plus rien de cette ligne. Le temps passé est justement une entité
continue qui a l’instant présent pour terme.
Il faut donc reconnaître à “ce qui
est advenu”, c’est-à-dire au passé, une extrémité au-delà de laquelle il n’y a
rien de passé et en deçà de laquelle il n’y a rien de futur. Il y aura
pareillement à reconnaître au futur une extrémité en deçà de laquelle il n’y a
rien de passé. Cette extrémité sert de terme aux deux, au passé comme au futur,
car, l’ensemble du temps se trouvant continu, le passé et le futur doivent se
rattacher en une extrémité unique. Ainsi donc démontrer que quoi que ce soit
joue ce rôle par soi, ce qui revient à être l’instant par soi et non par
quelque aspect de lui, le manifestera en même temps comme indivisible.
#790. — Le Philosophe montre
ensuite (234a5) deux conséquences de ce
qui précède.
La première : supposer
l’instant indivisible force le même instant à intervenir comme terme à la fois
du passé et du futur. La seconde (234a20) : réciproquement, s’il s’agit du
même, il doit être indivisible.
Il présente la première en deux
points. Il conclut d’abord de ce qu’il a dit que le même instant doit servir
d’extrémité à l’un et à l’autre temps, au passé et au futur.
#791. — Il le prouve ensuite (234a6) avec cet argument. Si
c’étaient des instants différents qui servaient de début au futur et de fin au
passé, ils devraient ou se suivre en succession immédiate, ou se trouver à
part l’un de l’autre, à quelque distance. Or on ne peut donner un terme comme
suivant l’autre, car cela impliquerait que le temps se compose d’instants
assemblés, chose impossible, puisque aucune entité continue ne se compose
d’éléments indivisibles[1272]. Chacun ne peut non
plus se trouver à part de l’autre, à distance, car cela impliquerait du temps
entre eux. C’est la nature de toute entité continue, en effet, de comporter un
moyen terme continu entre n’importe quels deux de ses termes indivisibles,
comme on trouve une ligne entre n’importe quels deux points.
Cette impossibilité, le Philosophe
la montre de deux manières. D’abord, un temps entre les deux instants en
question impliquerait entre ces deux termes un moyen terme “univoque”,
c’est-à-dire du même genre, chose impossible. En effet, les extrémités de deux
lignes contiguës ou successives ne peuvent comporter une ligne entre elles.
Cela contredirait la définition du suivant, puisque justement suit ce que ne
sépare aucun moyen terme de genre prochain[1273]. Ainsi, comme le temps
futur suit le passé, aucun temps ne peut intervenir entre leurs termes.
Ensuite, le Philosophe montre la
même chose autrement. Quoi qu’on trouve comme moyen terme entre le présent et
le futur, on l’appelle instant. Un éventuel temps entre les extrémités du passé
et du futur se considérerait donc en entier comme un instant. Tout temps étant
divisible[1274], l’instant se
trouverait alors divisible.
#792. — Le Philosophe a déjà présenté
des principes avec lesquels prouver que l’instant est indivisible[1275], mais il n’en avait pas
alors tiré la conclusion. Aussi l’appuie-t-il maintenant sur trois arguments.
Voici le premier (234a11) : si l’instant
était divisible, le futur comprendrait du passé et le passé, du futur.
L’instant, en effet, est à la fois l’extrémité du passé et celle du futur ; or
toute extrémité se trouve en ce dont elle est l’extrémité, comme le point dans
la ligne. Tout l’instant présent doit donc à la fois se trouver dans le passé
comme sa fin et dans le futur comme son début. Si donc l’instant présent se
divisait, sa division devrait entraîner du passé et du futur, comme le fait
toute division du temps, puisque toute partie du temps se rapporte à toute
autre comme passée ou future. Il faudrait donc du passé et du futur jusque dans
l’instant présent. L’instant présent se trouvant par suite à la fois dans le
passé et dans le futur, le passé devrait comporter du futur et le futur, du
passé.
Voici le second (234a14) : l’instant, s’il
était divisible, ne serait pas l’instant par lui-même, mais devrait l’être par
autre chose, car rien de divisible n’est son propre critère de division. Or le
critère de division du temps, c’est justement l’instant. En effet, le critère
de division d’une entité continue n’est rien d’autre que le terme commun à ses
deux parties. C’est précisément ce qu’on entend par ‘instant’ : le terme
commun au passé et au futur. Manifestement donc, une entité divisible ne peut
constituer l’instant en lui-même.
Voici le troisième (234a16). Toujours, une fois
divisé, le temps présente une partie passée et une future. Si donc l’instant
se divisait lui aussi, il devrait présenter un élément passé et un futur. Or
passé et futur ne sont pas la même chose. Par conséquent, l’instant ne serait
pas la même chose que lui-même, ni n’existerait tout entier à la fois, en
contradiction avec sa propre définition : quand on dit ‘instant’, en
effet, on pense à quelque chose qui soit tout entier présent. Absurdement, il
faudrait dans l’instant beaucoup de diversité et de succession, comme c’est le
cas dans le temps, divisible à répétition.
#793. — Une fois montré ainsi qu’en
conséquence l’instant devient divisible, si on admet que le même instant ne
constitue pas à la fois l’extrémité du passé et du futur, et une fois détruit
ce conséquent, le Philosophe conclut à la destruction de cet antécédent.
Voilà le sens de sa déclaration,
que “si cela ne peut convenir à l’instant ”, qu’il soit divisible, on doit
admettre que c’est le même instant qui constitue l’extrémité des deux temps.
Puis (234a20) il montre que si au contraire le
même instant termine le passé et le futur, il est forcément indivisible, car
divisible il entraînerait toutes les absurdités signalées. Ainsi on ne peut
admettre que l’instant soit divisible, puisqu’il ne peut y en avoir un comme
terme du passé et un autre comme terme du futur ; on ne peut non plus
l’admettre divisible, du fait qu’on soutienne que le même joue les deux rôles.
Manifestement donc, conclut le Philosophe, il doit y avoir dans le temps
quelque terme indivisible, et voilà ce qu’on appelle l’instant.
#794. — Le Philosophe montre
ensuite (234a24) que l’instant ne peut
comporter ni mouvement ni repos.
Il le montre d’abord pour le
mouvement, puis (234a32)
pour le repos.
Manifestement, dit-il, d’après ce
qui suit, rien ne pourrait se déplacer en l’instant. À le supposer possible, en
effet, deux mobiles pourraient le faire dont l’un soit plus rapide et l’autre
plus lent. Supposons alors l’instant N et un corps plus rapide qui parcoure en
N la distance AB. Toutefois, un corps plus lent parcourt moins en un temps égal
; en cet instant donc, il parcourrait une distance moindre, mettons AG. Mais le
plus rapide parcourt la même distance que le plus lent en un temps moindre.
Comme le corps plus lent prend tout l’instant pour parcourir la distance AG,
le plus rapide la parcourt en moins que cet instant. L’instant se divisera
donc. Mais il est indivisible, on l’a montré.[1276] En l’instant, on ne
peut donc pas se déplacer.
#795. — Le Philosophe montre
ensuite (234a32) la même chose pour le
repos, avec trois arguments.
Voici le premier. Repose ce qui est
apte de nature à se mouvoir, mais ne le fait pas, quand il y est apte, selon la
partie par laquelle il l’est, et de la façon dont il l’est.[1277] Car on ne parlerait pas
de privation de la vue, si cette dernière manquait à un être qui n’y est pas
apte de nature, comme à une pierre ; ou en un temps où il ne l’est pas, comme à
un chien avant le neuvième jour ; ou en une partie où il ne l’est pas, comme à
un homme en son pied ou en sa main ; ou de la manière dont il ne l’est pas,
comme à un homme qui ne verrait pas avec autant d’acuité qu’un aigle. Or le
repos est la privation du mouvement. Aussi rien ne repose à moins d’être apte
de nature à se mouvoir, et quand et comme il l’est. Or rien n’est apte de
nature à se mouvoir en l’instant.[1278] Manifestement donc,
rien n’y repose.
Second argument (234a35). Qui change et
pareillement qui repose un temps entier le fait en toute partie de ce temps qui
s’y prête naturellement. Mais voici que le même instant se retrouve dans les
deux temps qui voient un mobile changer en tout l’un et reposer en tout l’autre
autant que sa nature y prête, comme on l’observe lorsqu’on change après un
repos ou repose après un changement. Un mobile dont la nature prêterait à
reposer et changer en ce même instant, reposerait et se déplacerait
simultanément, chose impossible.
Troisième argument (234b5). On repose, dit-on,
quand, en son tout et en ses parties, on se trouve pareil maintenant comme
avant. Car on se meut, dit-on, en autant qu’on ne se trouve plus pareil
maintenant comme avant, en lieu, quantité ou qualité. Mais l’instant ne
comporte pas d’avant, parce qu’alors il serait divisible, comme l’avant relève
du passé. On ne se peut pas reposer en un instant. Forcément, conclut-il, tout
ce qui se meut ou repose le fait en un temps.
#796. — Le Philosophe montre
ensuite (234b10) que tout mobile[1279] est divisible.
Voici son argument. Tout changement
s’effectue d’un terme à un autre. Cependant, une fois au terme de son
changement, on ne change plus ; on a déjà changé plutôt. Car on ne peut
simultanément changer et avoir changé[1280]. Quand par contre on se
trouve en entier avec toutes ses parties au terme initial de son changement, on
ne change pas non plus : qui reste lui-même pareil avec toutes ses parties
ne change pas, mais plutôt repose[1281]. Le Philosophe
précise : “toutes ses parties”, car une fois qu’on commence à changer, on
ne sort pas tout entier à la fois du lieu qu’on occupait au départ, mais partie
après partie.
On ne peut non plus prétendre,
pendant qu’on change, se trouver en entier aux deux termes avec ses parties,
car on se trouverait alors simultanément en deux lieux.
On ne peut soutenir non plus qu’on
ne se trouve ni à l’un ni à l’autre des termes. Certes il s’agit maintenant du
terme prochain du changement, non de son terme final. Par exemple, si de blanc
on devient noir, le noir est le terme final, tandis que le gris est le
prochain. Pareillement si une ligne, ABCD par exemple, se divise en trois parties
égales, manifestement le mobile qui la parcourt et qui se trouve au début du
mouvement en la partie AB comme en un lieu égal à lui, pourra en une partie de
son mouvement ne se trouver ni en AB ni en CD, car à un moment il se trouvera
tout entier en BC.
En affirmant donc que le mobile,
durant son changement, ne peut pas ne se trouver ni à l’un ni à l’autre, on ne
vise pas le terme final, mais prochain.
Au bout du compte, tout mobile a,
pendant son changement, une partie à un terme et une autre à l’autre. Par
exemple, en se déplaçant d’AB à BC, on a à un moment de ce déplacement une
partie déjà sortie du lieu AB et entrée au lieu BC. De même, ce qui de blanc
devient noir a une partie qui n’est plus tout à fait blanche et est déjà grise
ou pâle.
Manifestement donc, tout mobile, se
trouvant partie à un terme et partie à l’autre, est divisible.
#797. — Là le Commentateur soulève
une difficulté : si Aristote entend ici démontrer comme divisible
seulement le mobile en rapport au mouvement relatif aux trois genres de la
quantité, de la qualité et du lieu, sa démonstration ne sera pas universelle,
mais particulière. C’est que le mobile en rapport à la substance se trouve lui
aussi divisible. C’est pourquoi, à ce qu’il semble, il vise le sujet de tout
changement, et inclut jusqu’à la génération et la corruption qui affectent la
substance. Cela ressort de son choix de mots, car il ne dit pas : “tout
mobile qui se meut”, mais “tout mobile qui change”[1282].
Alors sa démonstration ne semble
pas valoir, car certains changements sont indivisibles. Ainsi la génération
et la corruption substantielle elles-mêmes ne se font pas en un temps. En
pareils changements, il n’est pas vrai que le mobile soit partie à un terme
partie à l’autre : lors de la génération du feu, il n’est pas partie feu
partie non-feu.
#798. — Le Commentateur apporte à
cette difficulté plusieurs solutions. L’une vient d’Alexandre, qui nie qu’aucun
changement ne soit indivisible ou ne demande de temps.
Mais il la rejette, car elle
contredit une opinion réputée chez Aristote et tous les péripatéticiens, que
certains changements s’effectuent sans requérir de temps, comme l’illumination
et d’autres pareils.
Il apporte aussi la solution de
Thémistios, alléguant qu’un changement qui ne requiert pas de temps nous
échappe et qu’Aristote s’en tient au manifeste, le changement qui prend du
temps.
Le Commentateur rejette aussi cette
solution : comme il en va pareillement de la division du changement et
de son sujet, la divisibilité du mobile nous échapperait encore plus que celle
du changement. La démonstration d’Aristote ne serait donc pas efficace ; on
pourrait lui opposer que, bien que les sujets de changements manifestement
divisibles sont divisibles, il existe des sujets cachés, éventuellement
indivisibles.
Il présente encore la solution
d’Avempace, qui soutient qu’il ne s’agit pas ici de diviser le sujet du
changement d’après sa quantité, mais d’après les accidents contraires entre
lesquels son changement s’effectue.
#799. — Averroès ajoute ensuite sa
propre solution : les changements reconnus pour s’effectuer sans
requérir de temps sont les termes de mouvements divisibles. Il est donc
accidentel qu’on change sans requérir de temps ; c’est dû au fait que tout changement
a pour terme un instant. Or dans les démonstrations on laisse de côté ce qui
est accidentel ; voilà pourquoi Aristote en use dans cette démonstration comme
si tout changement était divisible et requérait un temps.
#800. — À y regarder correctement,
néanmoins, l’objection du Commentateur ne touche pas le propos. Dans sa
démonstration, en effet, Aristote ne procède pas du fait que tout changement
soit divisible ; à l’inverse, il appuie la division du changement sur celle du
mobile[1283], car la divisibilité
affecte le mobile avant d’affecter le mouvement ou le changement[1284]. Toutefois, il use de
principes connus de soi, à concéder en tout changement : qui change, tant
qu’il se trouve en entier avec ses parties au terme initial, n’a pas encore
commencé son changement ; et une fois au terme final, il ne change plus, mais a
déjà changé ; en outre, il ne peut en entier ni se trouver à l’un et l’autre
terme, ni se trouver ni à l’un ni à l’autre[1285]. Forcément donc, en
tout changement, le sujet, pendant qu’il change, se trouve partie à un terme
partie à l’autre.
Mais la chose se réalise
différemment en des changements différents. Ceux qui impliquent un moyen
terme entre leurs extrêmes permettent à leur sujet, pendant qu’il change, de
se trouver partie à un terme partie à l’autre, à considérer les termes extrêmes
tels quels. Mais ceux qui n’en impliquent pas permettent à leur sujet de se
trouver selon ses différentes parties en des termes distincts non pas à
considérer les termes extrêmes tels quels, mais d’après quelque chose qui s’y
ajoute. Ainsi, une matière qui passe de la privation à la forme du feu se
trouve certes, pendant sa transformation, sous la privation de cette forme même
du feu ; mais elle se trouve quand même en partie sous la forme du feu, non telle
quelle, mais d’après une qualité adjointe, une disposition propre du feu
partiellement reçue avant la stricte forme du feu. Aussi Aristote prouvera-t-il
que même la génération et la corruption sont divisibles[1286] : avant de se
trouver engendré, on se faisait engendrer ; avant de se trouver corrompu, on se
faisait corrompre.
Peut-être Alexandre a-t-il ainsi
entendu que tout changement est divisible, soit en lui-même soit en rapport à
un mouvement adjoint.
C’est aussi en ce sens que
Thémistios a entendu qu’Aristote assumait le manifeste et laissait de côté le
caché. Ce n’était pas encore le lieu de traiter de la divisibilité ou de
l’indivisibilité des changements, qu’il devait plutôt garder pour la suite[1287].
Cependant, en tout sujet divisible
ou non, ce qu’Aristote dit ici reste vrai : même les changements
considérés indivisibles restent en un sens divisibles, non au regard de leurs
propres termes extrêmes, mais au regard de ceux qui leur sont adjoints. C’est
ce qu’Averroès a voulu dire, en donnant pour accidentel que certains
changements s’effectuent sans requérir de temps.
#801. — Il se présente encore ici
une autre difficulté : dans le mouvement d’altération, il n’est pas vrai,
semble-t-il, que le mobile altéré se trouve en partie à un terme en partie à l’autre,
pendant son altération. L’altération, en effet, ne s’effectue pas de sorte
qu’une partie du mobile la subisse d’abord, puis une autre ; plutôt, il se
trouve tout entier d’abord moins chaud, puis plus chaud. Même Aristote le
concède : « Il n’en va pas pareillement dans l’altération et le déplacement.
En se déplaçant, il est raisonnable qu’on arrive d’abord au lieu moyen ; mais
l’altération ne se subit pas pareillement. On peut en effet se trouver altéré
tout entier à la fois, sans d’abord l’être à moitié, comme l’eau congèle toute
à la fois. »[1288]
#802. — Aristote, doit-on
répliquer, traite au sixième livre du mouvement en tant que continu. Or la
continuité se trouve par soi et en premier seulement dans le déplacement, le
seul qui puisse être continu et régulier[1289]. C’est pourquoi les
démonstrations présentées dans ce livre concernent parfaitement le
déplacement, mais les autres mouvements seulement en autant qu’ils participent
de la continuité et de la régularité.
Ainsi, doit-on dire, le mobile
local voit toujours sa partie entrer avant son tout dans le lieu où il va ;
dans l’altération, il en va tantôt ainsi, tantôt autrement. Manifestement, en
effet, toute altération dépend de la vertu de l’agent altérant ; plus grande
est celle-ci, plus grand est le corps qu’elle peut altérer. Quand l’agent
dispose d’une vertu finie, une quantité déterminée de son patient est soumise à
sa vertu et reçoit tout ensemble son impression. Ainsi se trouve-t-il altéré
tout entier à la fois, non partie par partie. Cependant, une fois altéré, le
patient en altère un autre qui lui est conjoint, quoique avec une efficacité
moindre. Et ainsi de suite jusqu’à ce que la vertu altérative fasse défaut.
Ainsi le feu réchauffe une partie de l’air tout d’un coup, puis cette partie réchauffée
en réchauffe une autre, de sorte que l’air s’altère partie par partie. C’est
pourquoi Aristote complète : « Cependant, s’il y en a beaucoup à
réchauffer ou congeler, une partie est affectée par la partie qui la touche ;
comme seule la première partie change sous l’action directe de l’agent
altérant, l’altération ne se fait pas forcément toute en même temps et en
bloc. »[1290]
Toutefois, même en ce qui se trouve
altéré tout à la fois, il y a une certaine succession à regarder. Quand
l’altération se fait par contact avec l’agent, les parties du patient reçoivent
d’autant plus parfaitement dès le début son impression. C’est ainsi qu’on
parvient successivement, selon l’ordre des parties, à l’altération parfaite.
Surtout quand dans le corps à altérer quelque chose résiste à l’agent.
Aussi sa conclusion, que le mobile,
pendant qu’il change, se trouve en partie au terme initial et en partie au
terme final, comme si une partie atteignait avant l’autre ce terme final, se
vérifie absolument et simplement pour le déplacement, mais quand même aussi en
un sens pour le mouvement d’altération.
#803. — D’autres, pourtant, ont
soutenu à l’inverse que ce propos se vérifie davantage pour l’altération que
pour le déplacement.
Dans cette déclaration, disent-ils,
que le mobile se trouve en partie au terme initial et en partie au terme final,
on ne doit pas comprendre qu’une partie du mobile se trouve à un terme et une
autre à l’autre. On doit plutôt se rapporter aux parties des termes : le
mobile occupe en partie le terme initial et en partie le terme final. Par
exemple, en devenant, de blanc, noir, on ne tient d’abord parfaitement ni la
blancheur ni la noirceur, mais participe imparfaitement de l’une et de
l’autre. Cependant, le déplacement ne semble pas vérifier cela sauf en ce que
le mobile, entre deux termes, participe de quelque manière à chacun des deux.
Par exemple, la terre, en allant vers le feu, et se trouvant pendant son
déplacement au lieu de l’air, occupe une partie de chaque terme, pour autant
que le lieu de l’air est à la fois en haut quant au lieu de la terre et en bas
quant au lieu du feu.
#804. — Cette interprétation est
tordue néanmoins et contrarie la pensée d’Aristote.
Cela ressort d’abord des mots mêmes
d’Aristote, qui conclut : « En changeant, on… », c’est-à-dire le
mobile, « … doit donc se trouver partie à un terme partie à
l’autre ». Il parle clairement des parties du mobile, non des parties des
termes.
Cela ressort ensuite de son
intention. Il s’efforce en effet de prouver que le mobile est divisible, ce
qu’il ne pourrait pas conclure avec l’interprétation concernée. Tellement
qu’Avempace affirme qu’Aristote n’entend pas prouver ici que le mobile est
divisible en parties quantitatives, mais en formes, étant donné qu’en
changeant d’un contraire à l’autre, on détient, pendant son changement, quelque
chose de chacun. Pourtant Aristote vise expressément à montrer que le mobile
est divisible en parties quantitatives, comme les autres entités continues. Il
en usera encore de la sorte dans les démonstrations à venir[1291].
Les propos de certains ne
conviennent manifestement pas non plus, qui voudraient que cela prouve aussi la
divisibilité du mobile selon la continuité. Du fait, allèguent-ils, que le
mobile, pendant son mouvement, participe de l’un et l’autre terme, sans atteindre
tout d’un coup parfaitement le terme initial, le changement apparaît manifestement
divisible selon sa continuité ; comme du divisible ne peut se trouver dans de
l’indivisible, il s’ensuivrait que le mobile aussi soit divisible comme
continu. Manifestement, Aristote montre par la suite[1292] la division du
mouvement à partir de la division du mobile. S’il entendait maintenant
conclure la division du mobile de la division du mouvement, sa démonstration
serait circulaire.
L’inconvenance de cette
interprétation ressort enfin de l’explication d’Aristote, quand il précise :
« Par ‘au terme de son changement’, j’entends ce qui s’atteint en premier
dans le changement. »[1293] Il en ressort bien
qu’il n’entend pas “en partie au terme initial et en partie au terme final” en
rapport à leur moyen terme, du fait que le mobile participerait de l’un et
l’autre extrême ; mais en rapport au fait qu’une partie du mobile soit à un
extrême, et une autre, au moyen terme.
#805. — Dans cette interprétation
d’Aristote, l’expression “ce qui s’atteint en premier dans le changement”
paraît faire difficulté, car manifestement cela ne peut pas se déterminer,
puisque la grandeur se divise à l’infini.
Voici comment répliquer. Ce qui
s’atteint en premier dans le déplacement, c’est un lieu contigu à celui dont on
part, sans rien être de lui. Car en en admettant un second qui aurait quelque
chose du premier, on n’en saurait admettre un premier où aller. Voici qui va
rendre cela évident. Supposons AB comme lieu d’où part un mobile et BC comme
lieu égal contigu. AB étant divisible, divisons-le au point D, puis prenons du
lieu BC vers C, une portion égale à BD, dite GB[1294]. Manifestement, le
mobile atteindra le lieu DG avant le lieu BC. De nouveau, comme AD est
divisible, il faudra admettre encore un lieu antérieur, et de même à l’infini.
Dans le mouvement d’altération, on
doit pareillement admettre un premier terme à atteindre, moyen terme avec
l’autre espèce ; par exemple, en passant du blanc au noir, on doit admettre du
gris, pas du moins blanc.
Deux fondements de la division : le temps, le mobile
612.
234b21
Le
mouvement se divise en deux sens : en l’un d’après le temps, en l’autre
d’après les mouvements des parties du mobile : si AC se meut en entier,
ses parties AB et BC se mouvront aussi.
D’après les parties du mobile – 1er argument
613.
234b24
Supposons,
comme mouvement des parties, DE pour AB et EZ pour BC. Le mouvement entier DZ
est forcément celui d’AC ; ce sera le sien, puisque chacune de ses parties se
meut du sien propre. Comme rien ne se meut du mouvement d’autre chose, le
mouvement entier est celui du mobile[1295] entier.
2e argument
614.
234b29
En outre,
tout mouvement l’est d’un mobile, de sorte que le mouvement entier, par exemple
DZ, ne l’est d’aucune des parties de ce mobile, chacune n’en détenant qu’une
partie ; il ne l’est non plus d’aucun autre mobile, car un mouvement entier
appartient à un mobile entier, et ses parties à ses parties. Les parties de DZ
sont donc les mouvements des parties d’ABC, et d’aucun autre mobile, car un
mouvement ne peut appartenir à plusieurs mobiles. Alors, le mouvement entier
doit appartenir au mobile ABC.
3e argument
615.
234b34
En outre,
si le mouvement du tout est distinct, disons TI, on en soustraira le mouvement
de chacune des parties du mobile. Ce seront des mouvements égaux à DEZ[1296], car à un seul mobile,
un seul mouvement. Si le mouvement total TI se divise en ceux des parties du
mobile, TI égalera DZ. S’il y manquait quelque chose, disons KI, ce mouvement
ne serait celui d’aucun mobile : ni du tout ; ni des parties, puisqu’à un
seul mobile, un seul mouvement ; ni de rien d’autre, car le mouvement continu
requiert des mobiles continus. Ce serait pareil en cas d’excès. Vu ces
impossibilités, il s’agit du même mouvement, égal à lui-même. Voilà quant à la
division d’après les mouvements des parties ; elle doit valoir pour tout mobile
divisible.
D’après les parties du temps
616.
235a10
Une autre
division se fait selon le temps, étant donné que tout mouvement s’effectue en
un temps, que tout temps est divisible et qu’en un temps moindre a lieu un
mouvement moindre. Tout mouvement se divise donc forcément selon le temps.
Divisibilité des aspects du mouvement :
mobile, objet, temps, exécution
617. 235a13
Tout mobile
œuvre en fonction d’un objet[1297] et d’un temps ; à
chacun appartient aussi un mouvement. Par suite, ce temps, ce mouvement, son
exécution[1298], ce mobile et cet objet
admettent forcément les mêmes divisions, sauf qu’en le dernier cas la division
ne se fait pas toujours pareillement : la quantité se divise par soi, mais
la qualité par accident.
618.
235a18
Admettons
en effet A comme temps d’un changement et B pour ce dernier. Si tout celui-ci
prend tout ce temps, il s’en fera moins dans la moitié et, à diviser de nouveau
le temps, encore moins ; et ainsi de suite indéfiniment.
619.
235a22
Pareillement,
à diviser le changement on divise le temps : si son entier prend tout le
temps, sa moitié en prendra la moitié, et encore moins en prendra encore moins.
620.
235a25
L’exécution
du changement se divisera de la même manière. Supposons pour un changement
l’exécution C. La moitié de ce changement occasionnera certes moins de cette
exécution que le changement complet, et la moitié de sa moitié encore moins,
et de même indéfiniment.
621.
235a28
On peut
aussi exposer[1299] l’exécution en regard
de chacun des changements, en regard par exemple de DC et de CE, et constater
que l’ensemble du changement correspond à l’ensemble de l’exécution. Car
autrement, il faudrait que le même changement s’exécute plusieurs fois, alors
qu’on a établi qu’un changement se divise en les changements de ses parties[1300]. C’est seulement à
rapporter son exécution à chacune des parties d’un changement, que l’ensemble
du changement restera continu.
622.
235a34
On
démontrera pareillement que la distance se divise, et universellement tout
objet de changement, sauf que certains le font par accident. C’est que le sujet
du changement se divise, de sorte que dès que l’un de ces aspects le fait, tous
le font.[1301]
623.
235a37
Il en ira
aussi pareillement pour tous pour ce qui est d’être fini ou infini.
624.
235b1
C’est le
mobile[1302] surtout qui fait
revêtir à tous ces aspects divisibilité et infinité, car ces propriétés s’y
attribuent immédiatement[1303]. On l’a déjà montré
pour la divisibilité ; pour l’infinité, cela deviendra manifeste par la suite.
#806. — Après ces
prérequis, le Philosophe passe à la division du mouvement comme telle.
Il y consacre deux parties :
il traite d’abord de la division du mouvement, puis (239b5) exclut, sur la base de ses
considérations, certaines erreurs sur le mouvement.
La première partie se divise en
deux : le Philosophe traite d’abord de la division du mouvement, puis (238b23) de celle du repos.
La division du mouvement se traite
en deux parties : le Philosophe traite d’abord de cette division, puis (237b23) du fini et de l’infini
à propos du mouvement, car les deux, le divisible et l’infini, concernent
visiblement la notion de continu.
La première partie se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord en quels sens le mouvement se divise,
puis (235b6) traite de l’ordre de
ses parties.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe présente d’abord deux sens de la division du
mouvement, puis (235a13)
montre quelles choses se divisent en même temps que lui.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe présente d’abord les sens de la division du
mouvement, puis (234b24)
les expose.
#807. — Le mouvement se divise en
deux sens, dit-il : en l’un, d’après le temps, puisque le mouvement ne
s’effectue pas en un instant, mais en un temps[1304] ; en l’autre, d’après
les mouvements des parties du mobile. Soit en effet le mobile AC, divisible,
car tout mobile est divisible[1305] ; si AC tout entier se
meut, chacune de ses parties, disons AB et BC, se meut aussi.
La division du mouvement d’après
les parties du mobile, soyons-en conscients, peut elle-même s’entendre en deux
sens. Premier sens : pour autant qu’une partie se meuve après l’autre. Ce
sens ne convient pas toutefois au mobile qui se meut tout entier, puisque dans
son cas, toutes les parties se meuvent ensemble, non pas bien sûr à part du
tout, mais à l’intérieur de lui. — L’autre sens : cette division du
mouvement d’après les parties du mobile peut s’entendre comme celle de
n’importe quel accident dont le sujet est divisible, c’est-à-dire d’après celle
de son sujet. Ainsi, dans un corps blanc en entier, ses parties entraînent la
division par accident du blanc. C’est ainsi qu’on prend ici la division du
mouvement d’après les parties du mobile : ses deux parties se mouvant
simultanément en leur tout, leurs mouvements sont simultanés. De ce fait cette
division diffère de la précédente, d’après le temps, où les deux parties du
mouvement ne sont pas simultanées. Cependant si on compare le mouvement d’une
partie à celui de l’autre non pas absolument, mais en rapport à une marque
déterminée[1306], le mouvement d’une
partie précède même en temps celui de l’autre. Si en effet le mobile ABC
parcourt la grandeur EFG, alors qu’EF égale AC en entier, manifestement BC
passera la marque F avant AB. Sous ce rapport, la division du mouvement d’après
les parties du temps concourt avec celle d’après les parties du mobile.
#808. — Le Philosophe manifeste
ensuite (234b24) ces deux sens de la
division : d’abord celui qui suit les parties du mobile, puis (235a10) celui qui suit celles
du temps.
La première appelle trois
arguments.
Voici le premier. Dans ce tout en
mouvement dont se meuvent les parties, supposons DE comme mouvement de la
partie AB, et EZ comme mouvement de l’autre partie, BC. Le mobile entier AC se
compose d’AB et de BC et pareillement le mouvement entier DZ se compose de DE
et d’EZ. Chacune des parties du mobile se meut de chacune des parties du
mouvement, sans cependant se mouvoir du mouvement de l’autre partie, car alors
le mobile entier n’aurait qu’une seule partie, qui se mouvrait de son mouvement
et de celui de l’autre partie. Par conséquent, le mouvement entier DZ doit
appartenir au mobile entier AC, de sorte que le mouvement du tout se divise
par le mouvement des parties.
#809. — Voici le second (234b29).
Tout mouvement l’est d’un mobile.
Or le mouvement entier DZ n’est pas celui de l’une des parties de son mobile,
parce qu’aucune ne se meut de ce mouvement entier ; chacune se meut plutôt
d’une partie de ce mouvement[1307]. Ce mouvement ne peut
non plus s’attribuer à un autre mobile distinct d’AC, car s’il était celui d’un
autre mobile en son entier, ses parties seraient aussi les mouvements des
parties de cet autre mobile. Or les parties de ce mouvement DZ sont les mouvements
des parties de ce mobile AC : AB et BC, et ceux d’aucune autre. Si elles
étaient les mouvements de celles-ci et d’autres, un seul et même mouvement
serait celui de plusieurs mobiles, chose impossible. Le mouvement doit donc en
son entier être celui du mobile en son entier, et ses parties ceux de ses
parties. Par conséquent le mouvement du tout se divise d’après les parties du
mobile.
#810. — Voici le troisième (234b34).
Tout mobile a un mouvement. Si donc
le mouvement entier DZ n’est pas celui du mobile entier AC, ce dernier doit en
avoir un autre, disons TI. De ce mouvement TI, enlevons par division le
mouvement de chacune des parties du mobile, forcément égal aux parties de DEZ,
pour la raison qu’un mobile n’a qu’un seul mouvement ; le mouvement des parties
enlevé du mouvement TI, présenté comme le mouvement du tout, ne peut s’admettre
comme plus grand ou moindre que DE et EZ, supposées les parties de ce
mouvement. Le mouvement des parties donc ou bien consume par division TI en
entier, ou lui fait défaut, ou l’excède. S’il le consume en entier, et n’en
excède ni ne lui fait défaut, le mouvement TI doit être égal au mouvement DZ,
qui est le mouvement des parties et n’en diffère pas. Si par ailleurs le
mouvement des parties fait défaut à TI, de sorte que TI excède DZ en KI, cette
partie KI du mouvement ne sera le mouvement d’aucun mobile. Elle ne sera en
effet ni le mouvement d’AC en entier, ni de ses parties, parce qu’un mobile n’a
qu’un seul mouvement et qu’on a assigné un autre mouvement au tout qu’aux
parties. Elle ne peut non plus être celui d’un autre mobile, parce que le mouvement
entier TI est un mouvement continu et qu’un mouvement continu doit être celui
de mobiles continus[1308]. Cette partie KI de tel
mouvement continu ne peut donc être le mouvement d’un mobile sans continuité
avec ABC.
Une absurdité s’ensuit
pareillement, si on laisse le mouvement des parties excéder par division, parce
qu’alors les parties excèdent le tout, chose impossible. Si donc ni l’excès ni
le défaut ne se peuvent, le mouvement des parties doit être égal et identique
au mouvement du tout.
Cette division, donc, suit les
mouvements des parties, et pareille partition doit affecter le mouvement,
puisque tout mobile est divisible.
#811. — Le Philosophe montre
ensuite (235a10) que le mouvement se
divise d’après la division du temps.
Voici son argument. Tout mouvement
s’effectue en un temps et tout temps est divisible[1309]. Comme en un temps
moindre on trouve un mouvement moindre, le mouvement entier doit se diviser
d’après le temps.
#812. — Le Philosophe montre
ensuite (235a13) ce qui se divise avec
le mouvement.
Il le fait en trois étapes :
il énumère d’abord cinq aspects qui se divisent ensemble, puis (235a37) montre que tous
comportent à la fois du fini et de l’infini et montre enfin (235b1) en lequel on trouve en
premier division et infini.
L’énumération se divise en
deux : le Philosophe présente d’abord ce qu’il veut dire, puis (235a18) le manifeste.
Tout mobile, dit-il, œuvre en fonction
d’un objet, c’est-à-dire en regard d’un genre ou d’une espèce de réalité, et le
fait aussi en un temps. En outre, à tout mobile correspond un mouvement. Cela
entraîne cinq aspects du mouvement qui se divisent ensemble : son temps,
le mouvement lui-même, son exécution, son mobile et son objet, c’est-à-dire
un lieu, une qualité ou une quantité.
Cependant, la division des
différents objets du mouvement ne se fait pas pareillement. Tel objet en admet
une par soi, tel autre une par accident : par soi certes tout ce qui
relève du genre de la quantité, comme le déplacement, la croissance, la décroissance
; mais par accident ce qui relève de la qualité, comme l’altération.
#813. — Le Philosophe manifeste
ensuite (235a18) ce qu’il vient de
proposer.
Il le fait d’abord pour la division
simultanée du temps et du changement, puis (235a25) pour celle du changement et de son
exécution, et enfin (235a34) pour celle du changement et de
son objet.
Le premier cas se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord que la division du mouvement s’accorde
à celle du temps, puis (235a20) que réciproquement celle du temps
s’accorde avec celle du mouvement.
Admettons, dit-il, A comme temps
d’un mouvement et B comme mouvement exécuté en ce temps. Manifestement, le
mobile qui prend tout ce temps pour parcourir une distance entière en parcourt
moins dans sa moitié. C’est la même chose exécuter tout le mouvement et parcourir
toute la distance ; ou en exécuter une partie et parcourir une partie de la
distance. Manifestement donc, si on prend le temps entier pour exécuter tout
le mouvement, on en exécutera moins en une partie du temps ; et à diviser
encore celui-ci, on complètera encore moins du mouvement ; et ainsi de suite
indéfiniment. La division du mouvement s’accorde donc bien à celle du temps.
Le Philosophe montre ensuite (235a20) que réciproquement, à
diviser le mouvement, on divise aussi le temps. Car si le mouvement entier
prend tout le temps, la moitié en prendra la moitié. Et toujours, moins de
mouvement prendra moins de temps, à condition qu’il s’agisse du même mobile à
la même vitesse.
#814. — Le Philosophe montre
ensuite (235a25) que le mouvement et son
exécution se divisent ensemble, et ce en deux points.
Il montre d’abord que la division
de son exécution s’accorde avec la sienne, puis (235a28) que la sienne s’accorde avec celle
de son exécution.
On prouve de la même manière,
dit-il, que la division de l’exécution d’un mouvement s’accorde avec la
sienne. Supposons pour un mouvement l’exécution C. Manifestement, une partie
de ce mouvement correspondra à moins d’exécution que son tout. Il en ira de
même pour la moitié de ce mouvement, et encore moins d’exécution correspondra
à la moitié de la moitié du mouvement ; et ainsi de suite indéfiniment. De
même donc que le temps et le mouvement se divisent à l’infini, de même aussi
l’exécution du mouvement.
Il prouve ensuite (235a28) que réciproquement la
division du mouvement s’accorde avec celle de son exécution.
Supposons en effet les deux parties
DC et CE d’un mouvement, exécutées toutes deux par un mobile. Si alors aux
parties de son exécution correspondent des parties du mouvement, au tout de
celle-là doit correspondre le tout de celui-ci. Car si on trouvait plus en l’un
qu’en l’autre, on trouverait à argumenter de l’exécution au mouvement, comme
on l’a fait quand on a montré que le mouvement du tout se divise en ceux des
parties, de façon à ne pouvoir comporter ni défaut ni excès[1310]. Pareillement, les
parties de l’exécution ne peuvent excéder les parties du mouvement ni leur
faire défaut. Comme en effet on doit admettre de l’exécution en rapport à l’une
comme à l’autre partie du mouvement, l’exécution entière doit se trouver
continue, en correspondance au mouvement entier. Par conséquent les parties
de son exécution correspondent toujours aux parties d’un mouvement, et le tout
de la première au tout du second. Ainsi la division de l’un s’accorde à celle
de l’autre.
#815. — Le Philosophe montre
ensuite (235a34) la même chose pour
l’objet du mouvement.
On peut pareillement démontrer,
dit-il, que la distance parcourue se divise en correspondance avec le temps,
le mouvement et son exécution.
Ce qu’on affirme ainsi de la
distance pour le déplacement vaut aussi pour chaque objet de mouvement, si ce
n’est que certains se divisent par accident, comme les qualités, dans le cas de
l’altération[1311].
Par conséquent, tous ces aspects se
divisent ainsi, du fait que le mobile le fasse[1312]. Par suite, une fois un
aspect divisé, tous doivent le faire.
#816. — Le Philosophe montre
ensuite (235a37) que tous ces aspects,
tout comme ils se correspondent en divisibilité, le font encore en ce qui est
d’être fini ou infini : si l’un est fini, tous le seront ; si l’un est
infini, il en va pareillement[1313].
#817. — Il montre ensuite (235b1) en lequel de ces
aspects on trouve en premier la divisibilité et le fini ou l’infini.
C’est, dit-il, surtout le mobile
qui entraîne chez tous les autres de se diviser et de se trouver
éventuellement finis ou infinis. C’est qu’il détient la priorité naturelle dans
le mouvement et que sa nature lui impose immédiatement[1314] d’être divisible, et
d’être fini ou infini ; c’est de lui que ces caractères passent aux autres
aspects.
Comment de fait le mobile se divise
et comment à cause de lui les autres aspects se divisent ensuite aussi, on
vient de le montrer[1315]. Mais comment cela vaut
aussi pour l’infini, on le montrera plus loin[1316].
Au temps premier de son changement, on en a atteint un terme
625.
235b6
On change
toujours d’un terme à un autre. Aussi faut-il qu’en changeant, on soit, dès le
temps premier où on a changé[1317], à un terme auquel on a
changé[1318].
1er argument
626.
235b8
Ou bien, en
effet, c’est le mobile qui s’écarte du terme du terme initial, ou bien c’est ce
terme qui abandonne le mobile[1319]. Ainsi, ou bien c’est
la même chose, le changement et cet abandon, ou bien le second s’ensuit du
premier ; alors, avoir abandonné s’ensuit aussi d’avoir changé, car les deux
se rapportent pareillement aux deux. Or il y a un changement qui s’effectue
entre termes opposés par contradiction. Là, dès que le mobile a changé du
non-être à l’être, le non-être l’a abandonné[1320], de sorte qu’il se
trouve en l’être, car tout doit être ou n’être pas. Dans ce type de changement,
manifestement, dès que le mobile a changé, il se trouve au terme final de son
changement. Or, si c’est le cas en celui-ci, ce le sera de même dans les
autres : ce qui vaut pour l’un vaut pareillement pour les autres.
2e argument
627.
235b19
En outre,
ce fait deviendra manifeste quel que soit le changement considéré, si une fois
changé on doit[1321] se trouver quelque
part, au terme initial ou à un autre[1322]. Comme on a quitté le
terme initial et qu’on doit quand même se trouver quelque part, on se trouvera
donc déjà au terme final[1323] ou à un autre. Si c’est
à un autre, en C, par exemple, bien qu’on se soit déplacé à B, on se déplace
encore de C à B, C ne se trouvant pas voisin de B, puisque le changement est
continu. Par suite, bien qu’on s’y soit déjà déplacé, on se déplace encore au
terme auquel on s’est déjà déplacé. Voilà qui est impossible. On doit donc, une
fois changé, se trouver au terme final de son changement. Manifestement donc
aussi, une fois engendré, on est, et une fois corrompu, on n’est plus. Car on
a parlé universellement pour tout changement, mais c’est surtout évident pour
celui entre termes opposés par contradiction. Que donc au temps premier où on
se trouve avoir changé[1324] on est à ce terme
final, voilà qui est évident.
Indivisibilité du temps premier où on est changé
628.
235b32
Par
ailleurs, ce temps premier où on se trouve avoir changé[1325] doit être atome[1326]. On qualifie de
‘premier’[1327] le sujet auquel
convient un attribut sans que ce soit du fait qu’il convienne à autre chose que
lui[1328]. Considérons quand même
ce temps, disons AC, comme divisible et divisé de fait en B. Si on se trouve
changé en AB, ou encore en BC, le temps premier n’en sera pas AC. Si, par
contre, on changeait en chaque partie – il faut bien en chacune ou être déjà
changé ou changer –, on le faisait aussi en tout ce temps ; or on y était déjà
changé. Le même argument vaut si en l’une on change, tandis qu’en l’autre on
se trouve déjà changé : un temps sera alors plus premier que le premier.
Ce temps premier où on se trouve déjà changé ne peut donc pas être divisible.
Manifestement le temps où on se trouve déjà corrompu ou engendré est aussi atome.
Temps premier du changement achevé vs temps premier du changement
commencé
629.
236a7
Toutefois,
ce ‘temps premier de son changement’ se dit en deux sens. Un sens vise le temps
premier de l’achèvement du changement : c’est alors qu’on dit avec vérité
avoir changé ; l’autre sens vise le temps premier de son commencement. Le temps
dit premier en rapport à la fin du changement existe réellement[1329] : un changement
peut s’achever, avoir une fin. C’est lui qu’on a démontré comme indivisible, du
fait constituer un terme. Celui qui se rapporte au commencement, par contre,
n’existe absolument pas : il n’y a pas de commencement de changement, ni
de temps premier où on change.
Pas de temps premier pour le commencement du
changement
630. 236a15 Admettons en effet AD qui serait
pareil temps premier. Il ne serait pas indivisible, car alors ses instants se
trouveraient voisins. En outre, si, supposons-le, on repose en tout le temps
CA[1330], on le fait aussi en A.
Par suite, AD se trouvant sans parties en lesquelles se diviser, on sera
simultanément encore en repos et déjà changé[1331], car en A on repose, en
D on a déjà changé[1332]. Étant donc exclu qu’AD
soit sans parties, il doit se diviser et on doit avoir déjà changé en chacune
de ses parties. En effet, AD comportant division, si en aucune de ses parties
on a déjà changé, on n’a pas non plus déjà changé en son tout ; si par contre
on se trouve en les deux avoir changé, on se trouve aussi en son tout avoir
changé ; si enfin on se trouve en l’une seulement avoir changé, son tout n’est
pas le temps premier où on s’est trouvé l’avoir fait. Par conséquent, on doit
se trouver en chaque partie avoir déjà changé. Manifestement donc il ne peut y
avoir de temps premier de son changement, car les divisions sont infinies.
Pas de mobile premier à commencer à changer
631.
236a27
Assurément,
chez le mobile non plus, rien qui soit premier à avoir changé[1333]. Admettons quand même
en DE, puisque tout mobile se divise[1334], que DZ tienne lieu de
mobile premier à avoir changé. Supposons ensuite TI comme temps où il se trouve
changé. Si en tout ce temps, DZ se trouve changé, en sa moitié quelque chose de
lui plus petit[1335] le sera et ce avant DZ
; et avant cette partie, une autre encore, et avant celle-là une autre, et
ainsi de suite sans cesse. Par conséquent, on ne trouvera là aucun mobile qui
soit premier à avoir changé. Que donc le changement n’implique ni mobile, ni
temps premier, voilà qui l’a rendu manifeste.
Pas d’objet premier à être changé
632.
236b1
Cela ne se
présente pas tout à fait pareillement avec ce qui change, c’est-à-dire, avec
l’objet concernant lequel le changement s’effectue[1336]. Trois entités, reconnaît-on,
constituent le changement : son mobile, sa mesure et son objet[1337], l’homme, le temps et
le blanc, par exemple. L’homme et le temps, quant à eux, sont clairement
divisibles, mais le blanc présente un rapport[1338] différent. Certes,
tout est divisible par accident ; le sujet auquel convient le blanc ou la qualité,
lui, est divisible. Cependant, là non plus, rien de considéré comme divisible
par soi et non par accident ne comportera quoi que ce soit qui soit premier.
On le voit avec les grandeurs. Supposons une grandeur AB, et qu’en elle de B à
C constitue la grandeur première où on se soit déplacé. Si BC est indivisible,
des grandeurs sans parties se trouveront voisines[1339]. Si par contre il est
divisible, il impliquera un point atteint avant C, puis un autre atteint avant
celui-là, et ainsi de suite sans cesse, du fait que cette division ne
s’arrêtera jamais. Par conséquent, il n’y aura pas de grandeur première à avoir
été parcourue. Il en va pareillement pour le changement de quantité, puisque
lui aussi s’effectue en une entité continue. Manifestement donc, seulement le
changement en qualité intéresse des natures indivisibles par soi.
#818. — Le Philosophe
vient de montrer comment se divise le changement ; il traite ici de l’ordre
entre ses parties.
Il examine d’abord si quoi que ce
soit est premier dans le changement, puis (236b19) en quel sens cela y précède quoi
que ce soit d’autre.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord que le temps premier où on se trouve
avoir changé est indivisible, puis (236a7) en quel sens on peut trouver quoi que ce soit de
premier dans le changement, en quel sens on ne peut pas.
Le premier point se divise encore
en deux : le Philosophe présente d’abord un prérequis à la démonstration
de son propos, puis (235b32) démontre celui-ci.
Ce prérequis se présente en deux
étapes : le Philosophe l’énonce d’abord, puis (235b8) le prouve.
#819. — On change toujours, dit-il,
d’un terme à un autre ; aussi faut-il, dès qu’on a changé[1340], se trouver à un terme
final[1341].
Le Philosophe prouve ensuite (235b8) cette affirmation avec
deux arguments, dont l’un est particulier, le second universel.
Voici le premier. Tout changement
implique ou bien que le mobile s’écarte du terme initial, comme on le voit dans
le cas du déplacement, où le lieu d’où on part reste là, alors qu’on s’en
écarte en se déplaçant ; ou bien que ce terme initial abandonne le mobile,
comme dans le cas de l’altération : de fait, quand de blanc on devient
noir, la blancheur disparaît. Pour la manifestation de cette proposition, le
Philosophe ajoute qu’ou bien le changement est justement cet abandon, ou bien
celui-ci s’ensuit immédiatement du changement, de sorte que le fait que ce
terme ait abandonné le mobile découle de même du fait que le mobile ait changé.
Manifestement, il s’agit de la même réalité ; seule sa conception
diffère : l’abandon se dit en regard du terme initial, tandis que le
changement se dénomme plutôt à partir du terme final. Pour compléter l’explication,
il ajoute que “les deux se rapportent pareillement aux deux”,
c’est-à-dire : ‘avoir abandonné’ entretient avec ‘avoir changé’ le même
rapport qu’‘abandonner’ avec ‘changer’.
Partant de là, on argumente en
faveur du propos dans une espèce de changement, celui qui s’effectue entre des
termes opposés par contradiction : entre l’être et le non-être, comme
c’est le cas dans la génération et la corruption. La considération qui précède
rend évident, en effet, qu’en changeant on est abandonné par le terme initial
et qu’une fois changé, on a déjà été abandonné par lui[1342]. Ainsi une fois changé
du non-être à l’être, on a déjà été abandonné[1343] du non-être. Or de
n’importe quoi on a raison de dire qu’ou bien il est ou bien il n’est pas.
Aussi, lorsqu’on change du non-être à l’être, une fois changé, on se trouve à
être ; pareillement, une fois changé de l’être au non-être, on doit ne plus
être. Manifestement donc, dans le changement entre opposés par contradiction,
une fois changé, on se trouve au terme final de son changement. Et si c’est
vrai dans le cas de ce changement, ce l’est aussi dans les autres pour la même
raison. Voilà qui rend évident le propos initial.
#820. — Le Philosophe apporte un
second argument (235b19)
en sa faveur, général celui-là. La même affirmation, dit-il, peut devenir
manifeste quel que soit le changement considéré. Il la manifeste de fait pour
le déplacement.
C’est qu’une fois déplacé on doit
quand même se trouver quelque part : au terme initial ou à un autre. Or
on est déjà abandonné par le terme initial[1344] ; on doit donc se
trouver ailleurs. On doit se trouver au terme visé, à savoir, au terme final,
ou à un autre. Si on se trouve à celui-là, la position[1345] tient. Si on se trouve
à un autre, admettons qu’on se déplace à B et qu’une fois qu’on s’est déplacé
on ne se trouve pas là, mais plutôt à C. Il faudra concéder alors qu’on est
encore en train d’aller de C à B, car C et B ne sont pas voisins, ils ne se
suivent même pas. Tout changement de ce type doit en effet être continu ; or
chez les entités continues, un point ne suit pas l’autre, puisqu’une entité de
leur genre tombe forcément entre eux[1346]. Par conséquent, si,
une fois déplacé, on se trouve à C et qu’on va aussi de C à B, son terme final,
alors même qu’on s’est déplacé, on se déplace encore au terme auquel on s’est
déjà déplacé. Or c’est impossible, car changer et avoir changé ne peuvent
coïncider[1347]. Rien ne diffère, par
ailleurs, si des termes de cette sorte, C et B, se prennent dans le déplacement
ou en n’importe quel autre changement. Il faut donc trouver universellement
vrai qu’une fois changé, on se trouve au terme de son changement, à son terme
final.
Le Philosophe étend ensuite sa
conclusion et ajoute que de même, une fois engendré, on a l’être et qu’une fois
corrompu, on n’est plus. On vient en effet de le montrer universellement pour
tout changement ; or la chose est le plus manifeste quand on passe d’un terme
à l’autre d’une contradiction[1348].
Manifestement donc, au temps où en
premier on se trouve changé, on se trouve à son terme final.
Le Philosophe précise “au temps où
en premier”, parce qu’une fois qu’on a changé jusqu’à un terme, on pourrait en
partir et ne plus y être. Mais au temps où en premier on s’est trouvé changé,
on a dû s’y trouver.[1349]
#821. — Le Philosophe montre
ensuite (235b32) qu’on se trouve en
premier et par soi changé en un temps indivisible : ce temps, dit-il, où
en premier on se trouve changé doit être atome, c’est-à-dire indivisible.
Pourquoi il précise “en premier”,
il l’explique en ajoutant qu’on est dit changé en tel temps en premier en
autant qu’on n’est pas dit l’être du fait de l’être en l’une de ses parties. Si
par contre on disait qu’un mobile se trouve changé tel jour, du fait de l’être
en une partie de ce jour, il ne le serait pas en premier ce jour. Que
maintenant l’item de temps où en premier on se trouve changé soit indivisible,
il le prouve comme suit.
S’il est divisible, supposons qu’il
s’agisse d’AC et qu’on le divise par B. Il faut alors admettre qu’ou bien on
est déjà changé dans les deux parties, ou bien on y change, ou bien on change
en l’une, mais se trouve déjà changé en l’autre. Or si on se trouve déjà changé
dans les deux parties, on ne l’est pas en premier dans le tout, mais dans une
de ses parties. Si par contre on concède qu’on change dans ses deux parties, il
faudra dire qu’on change en tout ce temps : on dit justement qu’on change
en tout un temps du fait de changer en toutes ses parties ; mais cela ira
contre ce qu’on a supposé, qu’en tout AC on se trouve déjà changé. Si enfin on
concède qu’en une partie on change et qu’en l’autre on est déjà changé, le même
inconvénient s’ensuit : on ne se trouve pas changé en premier dans le
tout. La partie est antérieure au tout, en effet, de sorte qu’on change en
premier en une partie d’un temps plutôt qu’en son tout, et un temps se trouve
ainsi plus premier que le premier, chose impossible. Il faut donc l’admettre :
l’item de temps où en premier on se trouve changé est indivisible.
Partant de là, le Philosophe pousse
plus loin : tout ce qui se trouve déjà corrompu ou engendré, conclut-il,
l’est en un item indivisible de temps. C’est que génération et corruption sont
les termes d’altérations. Aussi, si tout mouvement se termine en un instant –
car c’est le même temps celui où en premier on se trouve changé et celui où son
changement se termine –, il s’ensuit que génération et corruption ont lieu en
un instant.
#822. — Le Philosophe montre
ensuite (236a7) en quel sens on
pourrait admettre un temps premier dans le changement.
Il le fait en deux points : il
présente d’abord la vérité, puis (236a15) la prouve.
Ce “temps premier de son
changement”, dit-il, peut s’entendre en deux sens. En un sens, c’est le temps
où en premier son changement est parfait, terminé : c’est justement alors
qu’il est vrai de dire qu’on a changé, quand déjà le changement est parfait.
En l’autre sens, c’est celui où en premier on a commencé à changer, non celui
où il s’est trouvé vrai en premier de dire que déjà on était changé.
Le premier sens, d’après la fin du
changement, est admissible : il s’agit du premier temps où on se trouve
changé. Il peut y avoir un temps où en premier se termine le changement ; de
fait, tout changement comporte un terme. C’est en ce sens qu’on a compris que
le temps où en premier on se trouve changé est indivisible. On a raisonné de la
sorte : le changement comporte une fin, un terme ; or le terme d’une
entité continue est toujours indivisible.
Au second sens, par contre, en
rapport au début, à une première partie du changement, là il n’existe pas de
temps où en premier on s’est trouvé changé. On ne peut pas en effet admettre un
début de changement, une première partie à lui qu’aucune autre ne précéderait.
Pareillement, on ne peut pas non plus admettre dans le temps quoi que ce soit
de premier où en premier on changerait.
#823. — Le Philosophe prouve ensuite
(236a15) qu’on ne peut admettre
un temps premier on aurait changé, du côté du commencement.
Il tire argument d’abord du temps,
puis (236a27) du mobile et enfin (236b1) de l’objet en rapport
auquel s’effectue le changement[1350].
Voici son premier argument.
Supposons AD, un item de temps où en premier on aurait changé. Il serait ou
non divisible. S’il se trouvait indivisible, deux absurdités s’ensuivraient.
La première : les instants se voisineraient dans le temps, c’est-à-dire se
suivraient. Pareille absurdité s’ensuivrait pour la raison que le temps se
divise comme le changement[1351]. Alors, si une partie
de changement s’est effectuée en AD, AD doit s’admettre comme partie du temps,
de sorte que celui-ci se composera d’éléments indivisibles. Or ce qu’il y a
d’indivisible dans le temps, c’est l’instant ; en conséquence, les instants
aussi se suivront dans le temps.
Voici la seconde absurdité. Ce même
mobile qu’on supposait changer en AD, supposons-le maintenant reposer en tout
le temps qui précède AD, à savoir CA. Il reposait aussi alors en A, qui en est
une partie. AD étant supposé indivisible, ce mobile se trouvait simultanément
à reposer et à changer ; on a conclu en effet qu’il reposait en A et on avait
supposé qu’il changeait en AD. Or A et AD sont la même chose, si AD est
indivisible. Par conséquent, dans le même temps ce mobile repose et change.
À noter tout de même que, si on
repose en tout un temps, il ne s’ensuit pas qu’on repose en son terme
indivisible ; on a montré qu’en un instant on ne change ni ne repose[1352]. Mais Aristote le
conclut ici à partir de ce que l’adversaire a supposé : que cette partie
du temps en quoi en premier on change est indivisible. Or si on peut changer en
une partie indivisible du temps, on peut pour la même raison y reposer.
Étant exclu qu’AD, en quoi en
premier on prétend changer, soit sans parties, il doit par conséquent être
divisible. De plus, du fait d’avoir supposé que c’est en AD en premier qu’on
change, il s’ensuit qu’on change en toutes ses parties. Il le prouve comme
suit.
Divisons AD en deux parties :
on ne change alors ni en l’une ni en l’autre, ou dans les deux, ou en une
seule. Si on ne change ni en l’une ni en l’autre, on ne le fait pas non plus
dans son tout ; si par contre on change en les deux, on peut considérer qu’on
le fait dans le tout ; si par ailleurs on change en l’une seulement, on le fait
dans le tout, non en premier, toutefois, mais seulement en raison de l’une de
ses parties. Comme on suppose qu’on change dans le tout en premier, il faut admettre
qu’on le fasse en l’une et l’autre partie. Mais le temps se divise à l’infini,
comme aussi toute entité continue. Il y a ainsi toujours lieu d’admettre
qu’une partie moindre précède une partie plus grande : un jour avant un
mois, une heure avant un jour… Manifestement donc, on ne peut rien admettre du
temps en quoi en premier on change, au sens où on ne pourrait trouver de partie
à lui où on le fasse avant. Par exemple, si on concédait que tel jour est ce
temps où en premier on change, cela ne pourrait aller, car c’est plus en telle
de ses parties, sa première heure, par exemple, qu’en tout ce jour, qu’on
change en premier.
#824. — Le Philosophe démontre
ensuite (236a27) la même position à
partir du mobile. Il conclut des dernières considérations[1353] que le mobile non plus
ne comporte rien qui change en premier. On doit bien sûr comprendre que dans
son changement son tout ou sa partie passe un point déterminé ; or
manifestement une première partie du mobile passe en premier ce point, puis une
seconde en second, et ainsi de suite. Autrement, à l’entendre du changement
absolument, la position en question ne tiendrait pas. Manifestement, en
effet, un tout et toutes ses parties ont beau changer simultanément, ce n’est
pas au point de passer ensemble tel point déterminé ; toujours, ils le font une
partie avant l’autre. Toutefois, de même qu’il ne peut y avoir une première
partie du mobile que ne précède une plus petite, de même il ne peut non plus y
en avoir une qui change en premier. Puisque le temps et le mobile se divisent
pareillement[1354], le Philosophe, partant
de ce qu’il a démontré à propos du temps, conclut avec convenance la même
chose à propos du mobile. Voici comment il le fait.
Supposons le mobile DE. Tout mobile
étant divisible[1355], supposons DZ pour sa
partie qui change en premier. Laissons DZ, dans son changement, passer un point
déterminé à un temps TI. Si donc DZ se trouve changé en tout ce temps, ce qui
de lui l’est en la moitié de ce temps se trouve plus petit[1356], et changé avant DZ.
Pour la même raison, une autre partie précédera, une autre encore précédera
celle-là, et ainsi sans cesse, puisque le temps se divise à l’infini. Manifestement
donc, le mobile ne présente rien qui ait changé en premier.
Ainsi, appert-il, ni le temps ni le
mobile n’offrent de première partie au changement.
#825. — Le Philosophe montre
ensuite (236b5) la même chose du côté
de la réalité[1357] où s’effectue le
changement.
Il n’en va pas pareillement,
annonce-t-il néanmoins, “avec la réalité qui change” ou, pour mieux dire,
“impliquée dans le changement”, comme avec le temps et le mobile. Il y a trois
entités à considérer dans le changement : le mobile qui change,
comme l’homme ; la mesure en laquelle il change, comme le temps ; et
l’objet selon lequel il change, comme le blanc. Deux d’entre elles, le
temps et le mobile, sont divisibles sans cesse. Mais le blanc présente un
rapport différent, parce qu’il n’est pas divisible par soi, bien que, comme
toutes les réalités de la sorte, il soit divisible par accident, du fait que ce
à quoi convient le blanc, ou n’importe quelle autre qualité, soit divisible.
La division par accident du blanc
peut par ailleurs s’entendre en deux sens. En un sens, suivant les parties
quantitatives : si la surface blanche se divise en deux parties, le blanc
s’en trouvera divisé par accident. En l’autre sens, selon l’intensité et le
relâchement : qu’en effet une seule et même partie soit plus ou moins
blanche, cela ne découle pas de la définition de la blancheur. Car si elle
était séparée, on n’en parlerait pas selon le plus et le moins, comme la
substance non plus n’admet pas le plus et le moins. Cela vient plutôt de ce que
le sujet divisible participe d’une manière différente à la blancheur. En
laissant de côté, donc, ce qui se divise par accident, si nous regardons les
réalités impliquées dans le changement qui se divisent par soi et non par
accident, là non plus on ne trouvera rien de premier.
Le Philosophe le manifeste d’abord
dans les grandeurs, où s’effectue le déplacement. Supposons en effet une
grandeur d’espace AB, divisée en C. Concédons alors qu’un mobile s’y
déplace de B à C en premier. Cette portion BC sera divisible ou indivisible.
Si elle est indivisible, on aura une grandeur sans parties, jointe[1358] à une autre, car pour
la même raison la seconde partie du déplacement s’effectuera dans une grandeur
sans parties. C’est que la grandeur doit se diviser comme le changement, ainsi
qu’on l’a dit à propos du temps[1359]. Si BC est divisible,
par contre, il faudra admettre un point antérieur, c’est-à-dire plus proche que
C de B. On se déplacera donc d’abord de B à lui, plutôt qu’à C ; il faudra
encore admettre un autre point antérieur à celui-là, et ainsi sans cesse, parce
que la division d’une grandeur ne s’arrête pas. On ne pourra donc pas trouver, c’est
évident, de grandeur où se déplacer qui soit première.
Manifestement, c’est pareil pour le
changement de quantité, c’est-à-dire la croissance et la décroissance. C’est
que ce changement aussi s’effectue en une réalité continue, à savoir, une
quantité ajoutée ou soustraite qui, divisible à l’infini, n’admet rien à
changer qui soit premier.
Manifestement, par conséquent, seul
le changement de qualité concerne une réalité indivisible par soi. Du fait
cependant que la qualité soit divisible par accident, on ne trouve là non plus
rien à changer qui soit premier. Si on considère dans un changement une
succession où une partie s’altère après l’autre, il n’y aura manifestement pas
à admettre une première partie de blanc à changer plus qu’une première partie
de grandeur. Ce ne sera pas non plus le cas si on y considère une succession où
une même partie est d’abord plus blanche ou moins blanche, puisque le sujet
peut passer de plus blanc à moins blanc suivant une infinité de degrés. De la
sorte, le changement par altération peut lui aussi être continu et ne rien
comporter à changer qui soit premier.
S’il y a temps premier, on y change en toute partie
633.
236b19
On change
toujours en un temps. Toutefois, le temps donné pour un changement l’est comme
son premier ou par autre chose : on change cette année, par exemple, du
fait de le faire aujourd’hui. Au temps premier où on changerait, on devrait
le faire en chacune de ses parties[1360]. C’est déjà évident
avec la définition assignée plus tôt[1361] ; c’est encore en ce
sens qu’on parle de ‘temps premier’. Mais voici qui le rendra encore plus
manifeste. Supposons qu’on change en un temps premier XR et divisons celui-ci
en K, puisque tout temps se divise. Dans le temps XK, on change ou non, et de
même en KR. Si on ne le fait ni en l’un ni en l’autre, on repose en tout ce
temps, car impossible de changer en XR sans le faire en aucune de ses parties.
Si, par contre, on change seulement en l’une de ses parties, on ne change plus
en XR comme en le temps premier de son changement : il s’agit d’un temps
par autre chose[1362]. On doit donc avoir
changé en toute partie de XR.
On a changé, avant de changer – 1er
argument
634. 236b32
La
démonstration précédente le rend manifeste : lorsqu’on change, on doit
toujours avoir déjà changé[1363]. En effet, si on
parcourait la distance KL en XR comme temps premier, dans la moitié de ce
temps un mobile de vitesse égale parti en même temps en parcourrait la moitié.
Or si ce mobile de vitesse égale avait ainsi parcouru une partie de la
distance, dans le même temps on devrait en avoir parcouru autant[1364]. On aurait donc déjà
changé.
2e argument
635. 237a3
En outre,
c’est au regard de son dernier instant qu’on soutient avoir changé en tout le
temps XR, ou en général en n’importe quel temps. C’est lui en effet qui le
définit et entre des instants on trouve du temps. On peut donc soutenir avoir
déjà changé aux autres instants aussi. Par exemple, la division de la moitié du
temps constitue aussi un terme ultime, de sorte qu’en cette moitié on a déjà
changé. C’est pareil, en général, en chacune des parties, car toujours, en sa
division, le temps se trouve défini par les instants. Si donc tout temps se
divise et qu’entre les instants qui le divisent on trouve du temps, en
changeant on se trouve à l’infini avoir déjà changé.
3e argument
636.
237a12
En outre,
en changement continu, tant qu’on ne se corrompt ni ne cesse de changer, on
doit à tout instant changer ou avoir changé. Comme en un instant on ne peut
changer, on doit donc à chaque instant avoir changé. Par conséquent, vu
l’infinité des instants, c’est aussi à l’infini qu’en changeant, toujours on
aura changé.
Avant d’avoir changé, on change
637.
237a17 Par ailleurs, non
seulement pour changer on doit avoir changé, mais encore pour avoir changé on
doit d’abord changer.
Preuve tirée du temps
638.
237a19
En effet,
tout changement d’un terme à un autre, on l’a fait en un temps[1365]. Supposons qu’au
contraire on ait changé en un instant de A à B. Certes on ne l’aura pas fait à
l’instant même où on se trouvait à A, car on se serait alors trouvé à la fois à
A et à B, alors que dès qu’on a changé, on ne se trouve plus au terme initial[1366]. Or si on s’y trouve à
des instants distincts, il y aura du temps entre eux, car les instants ne
peuvent pas être joints[1367].
639.
237a25
C’est donc
toujours en un temps qu’on a changé. Or tout temps est divisible. En sa moitié
on a donc effectué un autre changement, et un autre encore en la moitié de
cette moitié, et ainsi de suite sans fin, de sorte que toujours, avant d’avoir
changé, on changeait.
Preuve tirée de la réalité impliquée
640.
237a28
D’ailleurs,
cet argument vaut encore plus manifestement à propos de la grandeur, du fait
que celle où on se déplace soit continue. Supposons qu’on se soit déplacé de C
à D. Si cette grandeur était indivisible, ses deux termes privés de parties se
trouveraient joints[1368]. Comme c’est
impossible, il se trouve forcément entre eux une grandeur, divisible à l’infini
en parties où on doive se déplacer d’abord. Pour avoir changé, on doit donc
toujours auparavant changer.
641.
237a35
La même
conclusion se démontre[1369] en réalité non continue :
chez les contraires et en contradiction. Il s’agira alors de prendre le temps
où on a changé et de faire les mêmes considérations.
Conclusion générale
642.
237b3
Ainsi, pour
avoir changé on doit d’abord changer[1370] et pour changer on doit
avoir changé : avoir changé doit précéder changer et changer, avoir
changé. Jamais on n’en peut saisir[1371] la première partie. La
cause en est que jamais une entité privée de parties n’est jointe[1372] à une autre. La
division du changement se fait à l’infini, comme celle de la ligne, du côté de
l’addition comme de la soustraction.
Conclusion particulière
643.
237b9
Manifestement
donc, en autant qu’on soit divisible et continu, on doit, pour s’être engendré,
d’abord s’engendrer et, pour s’engendrer, s’être engendré. Cette génération
n’est toutefois pas toujours celle de qui s’engendre, mais parfois celle
d’autre chose, de sa partie, par exemple, comme, pour la maison, celle de ses
fondements. C’est pareil pour ce qui est de se corrompre et de s’être
corrompu. Car de l’infini intervient immédiatement, du fait que ce changement
soit continu. Ainsi rien ne peut s’engendrer sans s’être déjà engendré, ni
s’être engendré sans s’engendrer. Pareillement pour ce qui est de se corrompre
et de s’être corrompu ; car toujours on se sera corrompu avant de se corrompre[1373], et on se corrompra
avant de s’être corrompu. Manifestement donc, pour s’être engendré on doit
d’abord s’engendrer, et pour s’être engendré s’engendrer, puisque toute
grandeur et tout temps se divisent à l’infini. Par conséquent, en quelque temps
qu’on le fasse, ce ne sera jamais comme en un temps premier.
#826. — Le Philosophe vient de
montrer en quel sens on peut admettre une première partie dans le changement et
en quel sens non. Il montre maintenant l’ordre entre les entités concernées
dans le changement.
Il fournit d’abord un prérequis
nécessaire à son propos, puis (236b32) prouve celui-ci.
#827. — “On change toujours en un
temps”, rappelle-t-il[1374]. Toutefois, ‘changer
en un temps’ comporte deux sens : en un sens, c’est en tel temps comme
premier et par soi ; en l’autre, c’est en ce temps “par autre chose”,
c’est-à-dire, en raison de sa partie : ainsi dit-on qu’on change cette
année, du fait de le faire aujourd’hui.
Une fois cette distinction
rappelée, le Philosophe énonce ce qu’il entend prouver, que si on change en un
temps en premier, on change forcément en toute partie de ce temps. Il le prouve
de deux manières.
D’abord avec la définition de ce
qu’on qualifie de “premier”. On affirme que convient en premier à quoi que ce
soit ce qui le fait pour chacune de ses parties[1375].
Ensuite avec un argument. Supposons
le temps XR comme temps où on change en premier et, puisque tout temps se
divise, divisons-le en K. Dans la partie XK de ce temps, forcément on change ou
non ; de même dans la partie KR. Car si on prétend ne le faire ni en l’une ni
en l’autre, c’est aussi dans le temps entier XR qu’on ne change pas. On y
repose plutôt, car on ne peut changer en un temps sans le faire en aucune de
ses parties. Si, par contre, on prétend changer en une partie, mais pas en
l’autre, on ne change plus en premier en XR, car il faudrait alors changer en
rapport à chaque partie, non à l’une seulement[1376]. On change donc, il
faut l’admettre, en toute partie du temps XR. C’est justement ce qu’il fallait
démontrer, qu’on change en chacune des parties du temps où on le fait en
premier.
#828. — Le Philosophe passe ensuite
(236b32) à montrer son propos
principal, en deux points : il apporte d’abord des démonstrations à cette
fin, puis (237b3) conclut la vérité
établie.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord que toujours, avant de changer, on a
déjà changé, puis (237a17)
que réciproquement, avant d’avoir changé, on change.
#829. — Le premier point se montre
avec trois arguments.
Voici le premier. Supposons qu’en
XR comme temps premier on parcoure la distance KL. Manifestement, un autre
mobile également rapide parti en même temps parcourrait, en la moitié de ce
temps, la moitié de cette distance. Supposé avoir parcouru toute la distance,
on aurait aussi en le même temps, moitié du temps XR, déjà parcouru la même
distance, cette partie de la distance entière KL. En conséquence, avant de
changer, on a déjà changé.
Pour comprendre plus clairement, on
doit prendre conscience du fait que tout comme le point nomme le terme de la
ligne, de même ‘avoir changé’ nomme le terme du changement. Toute ligne ou
partie de ligne admet, avant son terme ultime, un point où la diviser. Pareillement
avant tout changement et toute partie de changement, il y a lieu d’admettre
qu’on ait déjà changé, puisque tant qu’on change vers un terme, on a déjà
passé un point au regard duquel on est considéré avoir déjà changé. Cependant,
ce point en deçà du terme de la ligne demeure en puissance tant qu’on ne divise
pas la ligne et ne devient en acte qu’une fois celle-ci divisée, puisqu’un
point constitue la division même d’une ligne. Pareillement, ce fait qu’en deçà
du terme du changement on ait déjà changé demeure en puissance tant que le
changement ne se termine pas là ; mais s’il se terminait là, il se réduirait
en acte. Or ce qui est en acte se connaît mieux que ce qui est en puissance ;
aussi est-ce en renvoyant à un autre mobile également rapide dont le changement
soit déjà terminé qu’Aristote a prouvé que même en changement continu on a
déjà changé quelque peu. Cela revient à prouver qu’une ligne comporte un point
en puissance en renvoyant à une autre ligne de même proportion divisée en
acte.
#830. — Voici son second argument (234a3). En tout le temps XR,
ou en n’importe quel autre, on soutient avoir changé au regard du dernier
instant de ce temps : non parce qu’on change en cet instant, mais parce
que son changement se termine à cet instant. Aussi le Philosophe ne prend-il
pas ici ‘avoir changé’ au sens où on changeait à tel moment, mais au sens où on
y terminait un changement. Le changement doit se terminer au dernier instant du
temps qui le mesure, parce que c’est l’instant même qui détermine le temps et
en constitue le terme, comme le point celui de la ligne. Ainsi faut-il que tout
temps constitue un moyen terme entre deux instants, comme toute ligne entre
deux points. Or on change en un temps ; c’est donc à un instant, au terme du
temps, qu’on se trouve avoir changé. Comme il en va ainsi du changement total
qui occupe tout le temps, il en ira pareillement de ses parties qui ont lieu en
des parties de ce temps. On l’a déjà montré, en effet : si on change en
premier en un temps entier, on change en toute partie de ce temps. Or toute
partie d’un temps se termine à un instant. Le terme ultime de sa moitié doit
donc être une division, c’est-à-dire un instant qui sépare deux parties de
temps. Par conséquent, en changeant durant tout un temps, on doit déjà avoir
changé au milieu de ce temps, du fait de l’instant qui détermine ce milieu. La
même raison vaut pour toute autre partie de ce temps. Où qu’on divise ce dernier,
on en trouvera toujours une partie déterminée par deux instants ; aussi, à tout
autre instant après le premier du temps qui mesure son changement, on aura déjà
changé, parce que, quel qu’il soit, il représente le terme d’un temps qui
mesure un changement.
Tout temps donc se divise en des
temps et intervient entre deux instants. De plus, à tout instant qui se trouve
le dernier d’un temps mesurant un changement, on a déjà changé quelque peu, on
vient de le prouver. C’est par conséquent à l’infini qu’en changeant on a déjà
changé. C’est qu’avoir changé est le terme du changement, comme le point l’est
de la ligne, et l’instant du temps.
Toute ligne se prête à ce qu’à
l’infini on y marque un point avant un point, et tout temps à ce qu’à l’infini
on y marque un instant avant un instant, puisque les deux sont divisibles à
l’infini. Tout changement se prête de même à ce qu’à l’infini on y marque
qu’on a changé, parce qu’il se divise à l’infini, comme la ligne et le temps[1377].
#831. — Voici son troisième
argument (237a12). En changeant, “tant
qu’on ne se corrompt ni ne cesse de changer”, c’est-à-dire, tant qu’on ne
finit pas son changement, comme on change de manière continue, on doit, à tout
instant du temps où on change, changer ou avoir changé. Cependant, en un
instant on ne change pas[1378]. On doit donc, à tout
instant du temps qui mesure son changement continu, avoir changé. Or tout
temps comporte une infinité d’instants, puisque l’instant est la division du
temps et que le temps se divise à l’infini. Donc en changeant on se trouve à
l’infini avoir changé. En conséquence, avant tout changement, on doit avoir
changé auparavant, non pas comme une chose extérieure à son changement, mais
intérieure, au titre de terme de l’une de ses parties.
#832. — Le Philosophe prouve
ensuite (237a17) que toujours, réciproquement,
avant d’avoir changé, on change.
Il tire d’abord sa preuve du temps,
puis (237a28) de la réalité impliquée
dans le changement.
La première preuve comporte trois
points : d’abord le propos, puis (237a19) un prérequis à la preuve et enfin (237a25) la preuve comme telle.
Non seulement, dit-il, pour changer
on doit toujours avoir déjà changé, mais aussi pour avoir changé a doit
toujours changer d’abord. C’est qu’avoir changé constitue le terme du changement
; celui-ci doit donc le précéder.
#833. — Le Philosophe présente
ensuite (237a19) un prérequis à sa
preuve : toujours, en changeant[1379] d’un terme à un autre,
on l’a fait en un temps.
Mais attention : le parfait ne
marque pas ici le terme d’un changement, car l’aspect du temps premier où on
peut être considéré avoir changé est indivisible[1380]. ‘Avoir changé’ signifie
ici qu’avant ce terme, on ‘changeait ; bref : tout le changement qu’on
effectuait, on le l’effectuait en un temps.
Voici sa preuve. Supposons que ce
ne soit pas vrai et qu’on ait changé de A en B, d’un terme à un autre, en un
instant. Voilà donc que, se trouvant en A, son terme initial, on ne se trouve
pas encore avoir changé, à cet instant-là, car une fois qu’on a changé, on
n’est plus à son terme initial, mais plutôt à son terme final[1381]. Autrement, on se
trouverait simultanément à A et à B. Sinon, on doit à un instant se trouver à
A et à un autre avoir changé. Or n’importe quels deux instants comportent un
temps entre eux, parce qu’ils ne peuvent pas se trouver immédiatement joints
l’un à l’autre[1382]. Tout ce qui change le
fait donc en un temps.
#834. — Cette conclusion paraît
néanmoins rencontrer une exception avec la génération et la corruption, dont
les termes n’admettent pas de moyen terme. Car si un temps intervenait entre
l’instant où on se trouve au terme initial et celui où on est au terme final,
un moyen terme devrait exister entre être et ne pas être, durant ce temps
intermédiaire, on ne serait ni être ni non-être.
L’argument présenté ici se veut
pourtant démonstratif. Ses conclusions doivent donc valoir en un sens même
pour la génération et la corruption, et cela sans empêcher ces changements
d’être momentanés, puisque leurs extrêmes ne pourraient admettre de moyen
terme.
Voilà donc ce qu’on doit
maintenir : en allant du non-être à l’être, ou inversement, on ne se
trouve pas simultanément à ne pas être et à être. Il n’y a pas à concéder de
dernier instant où le mobile engendré n’est pas ; mais il faut en concéder un
premier où il est déjà, tel que tout le temps précédent cet instant, il n’était
pas encore[1383]. Comme, par ailleurs,
entre le temps d’un changement et l’instant qui le termine, il ne se trouve pas
de moyen terme, il n’y en a pas besoin non plus entre l’être et le non-être. Le
temps juste avant l’instant premier de l’existence d’un mobile engendré mesure
un changement ; par conséquent, comme cet instant premier constitue le terme
de ce changement qu’il mesure, de même commencer à être constitue un terme pour
le changement qui le précède.
Si donc on entend par génération le
seul commencement de l’être, elle constitue alors le terme d’un changement et
tient en cet instant. C’est que terminer le changement, à quoi revient d’avoir
changé, relève de l’aspect indivisible du temps[1384].
Si on entend par contre, par
génération, ce commencement de l’être, mais en incluant tout le changement qui
précède dont elle constitue le terme, alors elle ne tient pas en cet instant,
mais occupe un temps. En somme, tout ce temps précédent, le mobile engendré
reste non-être et ne devient de l’être qu’au dernier instant. La même considération
vaut pour la corruption.
#835. — Le Philosophe prouve
ensuite (237a25) son propos principal.
Voici son argument : quand on
a changé, on l’a toujours fait en un temps[1385] ; or tout temps est
divisible et, changeant en un temps, on le fait en toute partie de ce temps. En
conséquence, ayant changé tout un temps, on l’a fait d’abord durant la moitié
de ce temps, et auparavant durant la moitié de cette moitié, et ainsi de suite
à l’infini, puisque le temps se divise à l’infini. Il se trouve donc toujours
qu’avoir changé implique qu’on changeait auparavant. Ainsi changer précède
toujours avoir changé.
#836. — Le Philosophe montre
ensuite (237a28) la même chose, tirant
argument de la réalité impliquée dans le changement, d’abord quant aux
changements qui concernent la quantité, puis (237a35) quant aux autres.
L’argument tiré du temps, dit-il,
s’étend communément à tout changement et se tire plus manifestement encore de
la grandeur, plus manifeste que le temps. Or celle-ci est continue, comme le
temps, et on y rencontre les changements concernant le lieu, la croissance et
la décroissance.
Supposons qu’on se soit déplacé de
C en D. On ne peut considérer CD comme indivisible ; il doit faire partie
d’une grandeur, comme le déplacement de C en D fait partie d’un déplacement
total, car grandeur et changement se divisent pareillement[1386]. Une entité indivisible
qui constituerait la partie d’une grandeur ferait que deux entités sans parties
se trouvent immédiatement joints, chose impossible[1387]. CD ne peut donc pas
être indivisible. De C à D constitue ainsi forcément une grandeur et peut par
conséquent se diviser à l’infini. Or on se déplace toujours sur une partie
d’une grandeur avant de s’être déplacé sur sa totalité. Pour avoir changé, on
doit donc auparavant changer, tout comme pour n’importe quelle grandeur sa
partie doit précéder son tout.
#837. — Le Philosophe montre
ensuite (237a35) que la même démonstration
vaut pour les changements qui n’impliquent pas une réalité continue, comme
l’altération, qui a lieu entre qualités contraires, et la génération et la
corruption, qui ont lieu entre opposés contradictoires. En effet, bien qu’en
ces cas on ne puisse tirer la démonstration de la réalité impliquée dans le
changement, on prendra plutôt le temps où ces changements s’effectuent et on
procèdera de la même façon.
Ainsi donc, pour ces trois
changements : l’altération, la corruption et la génération, seulement le
premier argument vaut, mais dans les trois autres : la croissance, la
décroissance et le déplacement, les deux valent.
#838. — Le Philosophe conclut
ensuite (237b3) son propos
principal : communément d’abord, puis (237b9) spécialement pour la génération et
la corruption.
Forcément donc, conclut-il, pour
avoir changé on doit d’abord changer, et pour changer on doit d’abord avoir
changé. À la vérité, ainsi, le simple fait de changer implique d’avoir d’abord
changé et le simple fait d’avoir changé implique celui de changer d’abord. Il
en devient manifeste qu’en aucun sens on ne trouve là de première partie.
La cause en est que le changement
ne met pas ensemble des éléments indivisibles de manière à se composer de
parties indivisibles. Cela forcerait l’admission d’une première partie. Mais
cela ne se vérifie pas, parce que le changement est divisible à l’infini, tout
comme la ligne, qui diminue à l’infini par division et augmente à l’infini par
l’addition opposée à cette diminution, du fait qu’on ajoute à l’autre ce qu’on
soustrait de l’un[1388]. Manifestement, en
effet, la ligne, avant de compléter n’importe quelle partie, doit admettre un
point au milieu de celle-ci ; et avant ce point milieu admettre une partie ; et
ainsi de suite à l’infini. Cependant, la ligne n’est pas infinie : avant
son premier point, elle ne comporte pas de partie.
C’est pareil pour le changement.
Toutes ses parties sont divisibles. Aussi, avant la fin de chacune, on doit
admettre un terme indivisible en son milieu : qu’on ait déjà changé. Et
avant ce terme indivisible, on doit admettre une partie. Et ainsi de suite à
l’infini. Le changement n’en est pas pour autant infini, puisque son premier
terme indivisible ne présuppose pas d’autre partie. Ce premier terme
indivisible, d’ailleurs, n’implique pas qu’on ait changé, comme non plus le
premier point de la ligne n’y introduit pas de division.
#839. — Le Philosophe conclut
ensuite (237b9) la même chose spécialement
pour la génération et la corruption.
C’est qu’avoir changé et changer
entretiennent dans la génération et la corruption une autre relation que dans
les autres changements.
Dans les autres, en effet, avoir
changé et changer concernent la même réalité. Par exemple, s’être altéré et
s’altérer concernent le blanc : s’altérer, c’est devenir blanc ; s’être altéré,
c’est être devenu blanc[1389]. La même remarque
s’applique au déplacement, ainsi qu’à la croissance et à la décroissance.
Mais dans la génération, avoir
changé et changer touchent des réalités différentes : avoir changé, c’est
avoir acquis une forme ; mais changer ne porte pas sur la négation de cette
forme, qui n’admet pas de plus et de moins. Changer porte plutôt sur un aspect
lié à sa négation et qui admet le plus et le moins : une qualité. Aussi
s’être engendré constitue-t-il le terme de s’altérer, et pareillement s’être
corrompu. Or on dénomme un changement par son terme final[1390] ; aussi, s’altérer, en
autant qu’il en comporte deux : la forme substantielle et la qualité,
reçoit deux noms : on peut aussi bien parler de s’altérer ou de
s’engendrer et de se corrompre.
De la sorte, le Philosophe prend
ici s’engendrer et se corrompre au sens de s’altérer, dans la mesure où ils se
terminent à l’être ou au non-être. C’est pour cela qu’il dit qu’“en autant
qu’on soit divisible et continu, on doit, pour s’être engendré, d’abord
s’engendrer et, pour s’engendrer, s’être engendré”. D’après le Commentateur, il
donne cette précision pour exclure des générations produites indivisiblement,
sans changement continu, comme intelliger et sentir ; pourtant on ne les appelle
des changements qu’à un titre homonyme[1391]. Mais on peut
interpréter autrement : le Philosophe précise ainsi pour qu’on englobe
dans la génération l’ensemble du changement continu qui la précède.
#840. — Néanmoins, que ce qui
s’engendre s’est d’abord engendré se réalise différemment pour des substances
différentes.
Car certaines sont simples et
connaissent une génération simple, comme l’air ou le feu. Dans leur cas, une
partie ne s’engendre pas avant une autre ; au contraire, le tout et les parties
s’engendrent et s’altèrent simultanément. En pareilles substances, ce qui
s’est engendré, voilà justement ce qui s’engendrait auparavant ; et ce qui
s’engendre, voilà justement ce qui s’est engendré auparavant, à cause de la
continuité de l’altération qui a précédé.
D’autres substances sont composées
de parties dissemblables. Là une partie s’engendre après une autre. Ainsi,
dans l’animal, c’est le cœur d’abord qui s’engendre, et dans la maison, les
fondements. Dans ces cas, ce qui s’engendre s’est engendré auparavant, non pas
lui-même précisément toutefois, mais sa partie. C’est le sens de sa précision,
que ce n’est pas toujours ce qui s’engendre qui s’est lui-même engendré
auparavant, mais parfois simplement sa partie, comme les fondements pour la
maison. Mais comme il faut tout de même aboutir à une partie qui s’engendre
toute simultanément, ce qui s’engendre en sa partie doit s’être engendré en
rapport à un terme pris dans l’altération qui précédait. Par exemple, pendant
que s’engendre l’animal, déjà s’est engendré le cœur, et pendant que s’engendre
le cœur déjà s’est engendré autre chose, mais pas une partie du cœur : une
altération a eu lieu, ordonnée à la génération du cœur.
Ce qu’on vient de dire pour la
génération s’applique de même à la corruption. Ce qui s’engendre et ce qui se
corrompt comportent immédiatement quelque chose qui n’est pas fini, parce que
continu ; parce que s’engendrer et se corrompre sont continus. Aussi rien ne
s’engendre qui ne se soit engendré auparavant, ni rien n’est engendré qui ne
s’engendre auparavant. Il en va pareillement pour se corrompre et s’être corrompu :
s’être corrompu précède toujours se corrompre, et se corrompre précède toujours
s’être corrompu.
Manifestement donc, tout ce qui
s’est engendré doit s’engendrer auparavant et tout ce qui s’engendre doit
auparavant s’être engendré en quelque sens. La raison en est que toute grandeur
et tout temps se divisent à l’infini. Aussi, en quelque temps qu’on s’engendre,
celui-ci ne sera pas premier, parce qu’il faudra toujours lui admettre une
partie antérieure. Ce qu’on vient de dire de la génération et de la corruption
doit s’appliquer aussi à l’illumination, terme du déplacement du corps qui
illumine, tout comme la génération et la corruption le sont d’une altération.
La grandeur et le temps, pareillement infinis ou finis
644.
237b23
On change
toujours en un temps et on parcourt en plus de temps une distance plus grande.
On ne peut donc prendre un temps infini pour parcourir une distance finie, à la
condition de ne pas sans cesse repasser sur la même distance ou sur l’une de
ses parties, mais de prendre tout le temps pour la parcourir toute.
À grandeur finie, temps fini — À vitesse égale
645.
237b26
Manifestement,
en gardant une vitesse égale, on doit en un temps fini parcourir une distance
finie. En effet, fixons-en une partie qui la mesure toute : on aura
parcouru toute cette distance en un nombre de temps égal à celui de ses
parties, puisque ces dernières sont finies, du fait que chacune comporte telle
quantité et que leur ensemble implique tant de mesures[1392]. Par conséquent, le
temps aussi sera fini : il reviendra au temps d’une partie, multiplié par
le nombre des parties.
À vitesse inégale
646.
237b34
De toute
manière, même si on ne garde pas une vitesse égale, cela ne change rien.
Supposons en effet AB comme distance finie à parcourir en un temps infini CD.
Certes, on doit en parcourir une partie avant l’autre ; manifestement aussi, on
en parcourt des parties différentes au cours des parties successives du temps,
puisqu’en un temps plus long on parcourt toujours une partie de plus, qu’on le
fasse à vitesse égale ou inégale, à vitesse accélérée, ralentie ou constante.
Prenons donc, de la distance AB, la partie AE, qui la mesure toute. La
parcourir se fera en une partie du temps infini ; cela ne peut pas requérir le
temps infini, puisqu’on y parcourt toute la distance. Si ensuite on prend
encore une partie, égale à AE, elle devra aussi se parcourir en un temps fini,
puisque dans l’infini le tout se parcourt. Par ailleurs, aucune partie de
l’infini ne le mesure, car l’infini ne peut se composer de parties finies,
égales ou inégales, parce que ce sont des choses finies en nombre et en
grandeur qui se mesurent par l’une d’entre elles ; égales ou inégales, elles
n’en sont pas moins limitées en grandeur. Par conséquent, en continuant ainsi
à prendre de la distance finie AB des parties égales à AE autant qu’il en faut
pour la mesurer, elle se parcourra en un temps fini. C’est pareil aussi pour le
repos. C’est pourquoi la même et unique substance ne peut s’engendrer ni se
corrompre indéfiniment.
À temps fini, grandeur finie
647.
238a20
Le même
argument prouve qu’un temps fini ne peut admettre ni changement ni repos
infini, le changement fût-il régulier ou irrégulier. Prenons une partie qui
mesure le temps entier ; en celle-ci, une certaine quantité de la distance se
parcourra, mais pas toute, puisqu’elle prend le temps entier à se parcourir
toute. En une seconde partie égale, une autre quantité se parcourra encore. Et
pareillement en chaque partie, que la distance soit égale ou non à celle
parcourue durant la partie initiale. Cela ne fait aucune différence, du moment
que chaque quantité soit finie. Manifestement, le temps une fois épuisé, la
distance infinie ne le sera pas, puisque la soustraction effectuée reste
limitée, en sa grandeur et en sa répétition. Par conséquent, l’infini ne se
parcourt pas en un temps fini. Cela ne fait aucune différence que sa grandeur
soit infinie en telle partie ou en chacune, car le même argument vaudra.
Le mobile, fini et infini comme la grandeur et le temps
648.
238a32
Après ces
démonstrations, il devient manifeste, pour la même cause, qu’un mobile infini
ne peut pas non plus parcourir une distance finie en un temps fini. En effet,
en une partie de ce temps, seulement un mobile fini la parcourra, et il en ira
de même en chacune, de sorte qu’en le temps entier, seulement un mobile fini
pourra la parcourir.
649.
238a36
Par ailleurs,
un mobile fini ne parcourt pas une distance infinie en un temps fini. Manifestement,
par conséquent, un mobile infini n’y parcourra pas non plus une distance
finie. Car si un mobile infini parcourait une distance finie, un mobile fini en
parcourrait forcément une infinie. Car cela ne fait aucune différence, laquelle
des deux entités on prend pour mobile ; dans les deux cas, une entité finie
arrive à en parcourir une infinie. Pendant que l’infini A se déplace, il y
aura à B une partie finie de lui, mettons GD, puis une autre, et une autre, et
ainsi de suite sans fin. Par conséquent, il arrivera simultanément que
l’infini ait parcouru le fini et que le fini ait traversé l’infini. L’infini ne
peut sans doute pas parcourir le fini sans que le fini parcoure l’infini, qu’il
le traverse ou le mesure. Comme c’est impossible, l’infini ne saurait donc non
plus parcourir le fini.
650.
238b13
Cependant,
un mobile infini ne parcourra pas non plus une distance infinie en un temps
fini ; ce faisant, en effet, il parcourrait aussi le fini, car le fini est
contenu dans l’infini.
651.
238b16
En outre,
même en prenant le temps, la même démonstration vaudra.
Le mouvement, fini ou infini comme la grandeur, le temps et le
mobile
652.
238b17
En un temps
fini, par ailleurs, un mobile fini ne parcourt pas une distance infinie, ni un
mobile infini une distance finie, un infini une distance infinie[1393]. Manifestement donc,
aucun changement infini ne s’effectuera en un temps fini. Car quelle
différence cela fait-il de supposer infini le changement ou la grandeur? Si un
l’est, l’autre le sera forcément, car tout déplacement s’effectue en un lieu.
#841. — Une fois traitée la
division du changement, le Philosophe confronte ce dernier au fini et à
l’infini. Tout comme la division, en effet, le fini et l’infini se rattachent
à la notion de continu. Le Philosophe a montré déjà[1394] que les divisions se
correspondent dans le changement, la grandeur, le temps et le mobile ; il fait
pareil pour l’infini.
Il y consacre trois points :
il montre que l’infini se rencontre pareillement d’abord dans la grandeur et
dans le temps, puis (238a32) en eux et dans le mobile et enfin (238b17) dans le changement.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord que si la grandeur est finie, le temps
ne peut être infini, puis (238a20) qu’inversement si le temps est
fini, la grandeur ne peut être infinie.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe présente d’abord son intention, puis (237b26) prouve son propos.
#842. — Il répète d’abord deux
prérequis à ce propos. Voici le premier : on change toujours en un temps[1395]. Et voici le
second : on parcourt en plus de temps une distance plus grande. Avec ces
deux présupposés, il entend en prouver un troisième : parcourir une distance
finie ne peut prendre un temps infini. À condition certes qu’il ne s’agisse pas
de repasser plusieurs fois sur la même distance ou sur l’une de ses parties,
mais de prendre tout le temps pour parcourir toute la distance. Cette
précision veut écarter le mouvement circulaire, qui peut durer un temps infini
sur une distance finie[1396].
#843. — Le Philosophe prouve
ensuite (237b26) son propos :
d’abord en supposant un mobile qui garde une vitesse égale sur toute la
distance, puis (237b34)
sans supposer cette uniformité et cette régularité.
En supposant, dit-il, une vitesse
égale sur toute la distance, parcourir une distance finie exigera un temps
fini. Fixons en effet une partie de la distance qui en mesure le tout :
son tiers ou son quart, par exemple. En usant d’une vitesse égale sur toute la
distance, pour autant que vitesse égale veuille dire parcourir une distance
égale en un temps égal, on parcourra toute la distance en des temps égaux du
même nombre que ses parties. Si c’est son quart qu’on a fixé, on le parcourra
en un temps, puis le quart suivant en un temps égal, de sorte qu’on parcourra
la distance entière en quatre temps égaux.
C’est que les parties de la
distance sont en nombre fini et que chacune comporte une quantité finie, de
sorte qu’en “tant de mesures”[1397], c’est-à-dire, en tant
de temps égaux, on en parcourt toutes les parties. Par conséquent, le temps
entier pour parcourir la distance entière est fini. Il se mesurera en effet
avec un temps fini, qui reviendra à autant de fois le temps de parcourir une
partie que la distance totale présente de parties. Le temps entier se
multipliera selon la multiplication des parties. Or tout multiple se mesure
avec son sous-multiple, comme le double avec la moitié, le triple avec le tiers
et ainsi des autres. Par ailleurs, le temps de parcourir une partie est fini,
car lui accorder l’infinité ferait qu’on parcoure tout et partie en un temps
égal, ce qui contrarierait ce qu’on a supposé. Le temps entier doit donc être
fini, parce rien d’infini ne se mesure avec une unité finie.
#844. — On pourrait toutefois
objecter que, même pour une distance mesurée en sa totalité par des parties
égales, les parties du temps de la parcourir pourraient ne pas être égales ;
par exemple, la vitesse pourrait ne pas demeurer égale durant tout le déplacement.
De la sorte, le temps de parcourir une partie de la distance ne mesurerait pas
celui de la parcourir en sa totalité. C’est pourquoi le Philosophe montre
ensuite (237b34) que cela ne changerait
rien au propos.
Supposons la distance finie AB à
parcourir dans le temps infini CD. En se déplaçant, on devra tout de même
parcourir une partie de la distance avant l’autre. Manifestement aussi, on en
parcourra des parties distinctes dans les parties successives du temps. Forcément
alors, on ne parcourra ni deux parties de la distance en une seule et même
partie de temps, ni une seule et même partie de la distance en deux parties de
temps. En conséquence, si on parcourt en un temps telle partie de la
distance, en plus de temps on devra en parcourir plus. La vitesse ne changera
rien à cette nécessité, qu’elle reste égale ou non, s’intensifie progressivement,
comme dans les changements naturels, ou se relâche de plus en plus, comme dans
les changements violents.
Ceci supposé, prenons une partie de
la distance AB, sa partie AE, qui en mesure le tout en en constituant une
fraction, son tiers ou son quart. Cette partie se parcourt en un temps fini. On
ne peut concéder qu’elle demande un temps infini : le tout exige un temps
infini, une partie ne peut demander qu’un temps moindre.
Prenons ensuite une autre partie de
la distance, égale à cette partie AE. Celle-ci aussi devra se parcourir en un
temps fini, pour la même raison que le tout exige un temps infini.
À poursuivre de la sorte, on
prendra autant de périodes de temps finies que la distance comporte de parties.
Ces périodes couvriront le temps total requis pour parcourir la distance
entière.
Par ailleurs, une partie de
l’infini ne peut mesurer son tout, ni dans sa grandeur ni dans son nombre. C’est
que l’infini ne peut consister en un nombre fini de parties, dont chacune soit
de quantité finie, qu’on les suppose égales ou inégales, car tout ce que mesure
une partie, que ce soit en son nombre ou en sa grandeur, doit être fini.
La précision “que ce soit en son
nombre ou en sa grandeur” dépend de ce qu’avec une grandeur finie, on ne se
mesure pas moins, que les parties mesurantes en soient égales ou inégales. Avec
des parties égales, une partie mesure le tout à la fois en nombre et en
grandeur ; avec des parties inégales, elle le mesure en nombre, mais pas en
grandeur. Évidemment donc, tout temps doté de parties finies en nombre et en
quantité est fini, que ces parties soient égales ou inégales. Avec des parties
finies, on mesure une distance finie AB, à condition de prendre autant de
parties qu’il y en a pour le composer. Les parties de temps et de distance
doivent d’ailleurs être égales en nombre, et toutes être finies en quantité.
Forcément donc, toute la distance se parcourt en un temps fini.
#845. — Le Philosophe montre
ensuite (238a20) qu’inversement, si le
temps est fini, la grandeur aussi l’est.
Le même argument, dit-il, fait voir
qu’en un temps fini une distance infinie ne peut se parcourir, ni non plus un
repos infini avoir lieu. Cela vaut encore indifféremment, qu’il s’agisse de
changement “régulier”, c’est-à-dire à vitesse égale, ou “irrégulier”. Ce temps
qu’on suppose fini, prenons-en une partie qui en mesure l’ensemble, et qu’une
partie de la distance s’y parcoure ; pas toute, bien sûr, puisqu’elle demanderait
le temps entier. En une autre partie égale du temps se parcourra une autre
partie de la distance. Pareillement, à chaque partie du temps correspondra une
partie de la distance. Et cela indifféremment, que la partie de la distance prise
ensuite soit égale à la précédente, comme ce sera le cas à vitesse égale, ou
qu’elle soit inégale, comme ce sera le cas à vitesse inégale. Aucune
différence, à condition de supposer finie chaque partie de la distance prise.
On doit le concéder ; autrement on se déplacerait autant en une partie du
temps qu’en son tout. De la sorte, manifestement, la division du temps finirait
par épuiser la distance infinie toute entière moyennant une soustraction finie
; comme le temps se divise en parties finies égales, en effet, et qu’il
faudrait bien autant de parties de la distance que du temps, la distance
infinie s’épuiserait moyennant une soustraction finie, puisque la distance doit
se diviser en autant de mesures que le temps. Mais voilà chose impossible! Manifestement
donc, une distance infinie ne se parcourt pas en un temps fini. Et cela
indifféremment, que la distance ait une seule partie infinie ou que chacune le
soit, car le même argument vaut dans les deux cas.
#846. — Le Philosophe montre
ensuite (238a32) que l’infini et le fini
conviennent pareillement au mobile, comme ils le font à la grandeur et au
temps.
Cette considération se divise en
trois points : le Philosophe montre que le mobile ne peut être infini ni
d’abord avec temps et grandeur finis, ni ensuite (238b2) avec grandeur infinie et temps
fini, ni enfin (238b13)
avec grandeur finie et temps infini.
Le premier point commande deux
arguments. Voici comment le Philosophe présente le premier : voilà
maintenant démontré qu’une distance finie ne se parcourt pas en un temps infini[1398], ni une infinie en un
fini[1399] ; la même cause empêche
manifestement qu’un mobile infini parcoure une distance finie en un temps fini.
Prenons en effet une partie d’un temps fini. En celle-ci, non pas tout notre
mobile, mais seulement une partie, parcourra la distance finie ; il en ira
pareillement en une autre partie du temps ; et encore dans les autres parties.
On devra donc n’admettre qu’autant de parties du mobile que du temps ; or
l’infini ne se compose pas d’un nombre fini de parties[1400]. Par conséquent, un
mobile qui se déplace en entier dans la totalité d’un temps fini sera lui aussi
fini.
#847. — Voici son second argument (238a36).
Il diffère du précédent, du fait
que là on partait du même moyen terme qu’en la démonstration précédente[1401]. On part ici de la
conclusion démontrée alors : une distance infinie, concluait-on, ne peut
se parcourir en un temps fini. Manifestement donc, pour la même raison, un
mobile infini ne peut pas non plus parcourir une distance finie en un temps
fini.
Si en effet un mobile infini
parcourait une distance finie, un mobile fini devrait parcourir une distance
infinie. Car tant le mobile que la distance ont une quantité déterminée ; or
entre deux quantités, rien ne diffère laquelle change et laquelle repose :
celle qui repose tiendra lieu de distance et celle qui change, de mobile.
Manifestement alors, quoi qu’on
fasse changer, une entité finie se trouvera à en parcourir une infinie.
Déplaçons l’infini A et supposons-lui une partie finie CD. Alors que son tout
se déplace, sa partie finie se trouve à un point de la distance, mettons B.
Dans la continuité du changement, une autre partie du mobile infini se
trouvera près de ce point[1402], et ainsi de suite. Par
suite, tout comme le mobile parcourt la distance, cette dernière se trouve
aussi de quelque manière à parcourir le mobile, en tant que des parties
successives du mobile alternent auprès de son point B. Évidemment alors, il se
trouve que simultanément un infini mobile parcoure une distance finie et une
entité finie, une infinie. Ainsi l’infini ne peut pas parcourir une distance
finie sans qu’une entité finie en parcoure une infinie : soit que le fini
traverse l’infini, comme lorsque le mobile est fini et la distance infinie ;
soit qu’au moins le fini ne mesure l’infini, comme lorsque la distance est
finie et le mobile infini. Alors, en effet, bien que le fini ne traverse pas
l’infini, le fini mesure cependant l’infini, du fait qu’une distance finie
vienne près des parties du mobile infini une à une. Comme cela est impossible,
un mobile infini ne peut donc pas parcourir une distance finie en un temps
fini.
#848. — Le Philosophe montre
ensuite (238b13) que le mobile ne peut
pas non plus être infini avec une distance infinie et un temps fini. C’est le
sens de sa déclaration, qu’“un mobile infini ne parcourra pas non plus une
distance infinie en un temps fini”. Tout infini, en effet, comporte des
parties finies : en parcourant une distance infinie en un temps fini, un
mobile infini parcourrait une distance finie en un temps fini. Voilà qui
contrarie ce qu’on vient de montrer[1403].
#849. — La même démonstration
vaudra, dit-il ensuite (238b16), avec un temps infini et une
distance finie. Car en parcourant une distance finie en un temps infini, un
mobile infini se trouvera, en une partie de ce temps fini, à parcourir une
partie de la distance ; de la sorte, un mobile infini parcourra une distance
finie en un temps fini. Voilà encore qui contrarie ce qu’on vient de montrer[1404].
#850. — Le Philosophe montre
ensuite (238b17) que le fini et l’infini
conviennent pareillement au changement, comme il le fait aux entités
précédentes.
Le mobile fini, rappelle-t-il, ne
parcourt pas une distance infinie, ni l’infini une distance finie, ni l’infini
une distance infinie en un temps fini. Par conséquent, un déplacement infini
ne peut s’effectuer en un temps fini. En effet, la quantité du déplacement se
mesure à celle de la distance ; aussi cela ne fait aucune différence qu’on dise
infini le déplacement ou la distance. Si l’un est infini, l’autre le sera aussi
forcément, car aucune partie d’un déplacement ne peut s’effectuer en dehors
du lieu.
L’arrêt est changement
653.
238b23
Tout ce qui
est de nature à le faire change ou repose quand, en quoi et comme il est de
nature à le faire. Aussi doit-on, au moment de s’arrêter, être en train de
changer. Sinon, on reposerait. Or en se mettant en repos, on ne peut pas déjà
reposer.
L’arrêt prend du temps
654.
238b26
Cette démonstration
rend manifeste que s’arrêter exige aussi de se faire en un temps. On met du
temps à changer, en effet, et quand on s’arrête, on est à changer, comme on
vient de le démontrer[1405]. On doit donc mettre du
temps à s’arrêter. En outre, il faut du temps pour être trouvé plus rapide ou
plus lent ; or s’arrêter se fait tantôt plus vite tantôt plus lentement.
L’arrêt n’admet pas de temps premier
655.
238b31
Au temps
premier de son arrêt[1406], c’est en toute partie
de celui-ci qu’on doit être en train de s’arrêter. Supposons ce temps
divisé : si on ne s’arrêtait en aucune de ses parties, on ne le ferait pas
non plus en son tout, de sorte qu’en s’arrêtant on ne s’arrêterait même pas.
Si on s’arrêtait seulement en l’une, on ne s’arrêterait plus en son tout comme
au temps premier de son arrêt. On doit donc s’arrêter en ce temps quant à
chacune de ses parties, comme on le disait aussi pour le temps premier où on
change[1407].
656.
238b36 Tout comme on n’a pas
de temps premier de son changement, on n’en a pas non plus de son arrêt, car
ni le changement ni l’arrêt n’en admettent aucun de premier. Supposons en effet
AB comme temps premier de son arrêt. Ce temps ne peut se trouver sans parties[1408]. Aucun changement ne
peut tenir, en effet, en un temps sans parties, du fait d’impliquer que quelque
chose de lui se soit déjà produit. Or justement, en s’arrêtant, on est en
train de changer[1409]. Si donc AB est
divisible, c’est en toutes ses parties qu’on s’arrête, car il en va ainsi du
temps premier d’un arrêt[1410]. Puis donc que ce temps
premier de son arrêt serait strictement du temps et non quelque item temporel
indivisible[1411] et comme aussi tout
temps se divise à l’infini, on n’aura pas de temps premier de son arrêt.
Le repos n’admet pas de temps premier
657. 239a10
On n’a pas
non plus de temps premier de son repos. En un temps sans parties, on ne repose
pas, en effet, puisqu’on ne change pas en un item temporel indivisible. Or le
temps qui admet qu’on y repose admet aussi qu’on y change. Car on repose,
disions-nous, quand et où, étant de nature à changer, on ne le fait pas. On
repose en outre quand on est pareil maintenant comme on l’était avant, ce dont
on ne juge pas sur un seul terme, mais sur deux au minimum, en sorte que le
temps où on repose n’ira pas sans parties. Or s’il en comporte, il sera pleinement
du temps et on reposera en toutes ses parties. Voilà qui se démontrera de même
façon que les cas précédents. Il n’y aura pas de temps premier, par conséquent.
La cause en est que reposer et changer exigent toujours du temps. Or ni le
temps, ni la grandeur, ni en général aucune entité continue n’admettent rien
de premier, car ils se divisent tous à l’infini.
Qui change n’est jamais un temps dans la même disposition quant à la
réalité impliquée
658.
239a23
On change
toujours en un temps et d’un terme à un autre. Aussi ne peut-on pas, comme
mobile premier, en ce temps où on change par soi et non par l’un de ses
éléments, se rapporter à tel objet[1412].
659.
239a26
Reposer,
c’est en effet se trouver un temps au même objet, soi et chacune de ses
parties. On considère reposer, en effet, quand vraiment, à des instants
distincts, il est vrai d’affirmer qu’on se trouve ainsi au même objet, soi et
ses parties. Si cela, c’est reposer, on ne peut, en changeant, se trouver tout
entier à un objet durant le temps premier. Le temps se trouvant toujours
divisible, il serait vrai d’affirmer qu’en de ses parties distinctes, on se
trouve au même objet, soi et ses parties. S’il n’en va pas ainsi, mais qu’on se
trouve au même objet seulement un instant, on ne s’y trouvera pas un temps,
mais le terme d’un temps. De fait, à un instant on demeure à un objet déterminé,
mais on n’y repose pas, car on ne peut ni changer ni reposer à un instant. En
vérité, à un instant, on ne change pas et on se trouve à un objet, mais en un
temps, on ne peut reposer à un objet[1413] ; autrement, on
reposerait tout en se déplaçant.
#851. — Une fois traitée la
division du mouvement, le Philosophe passe à celle du repos. Comme c’est
l’arrêt qui produit le repos[1414], il traite d’abord de
l’arrêt, puis (239a10) du repos.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe montre d’abord que tout ce qui s’arrête change, puis
(238b26) qu’il met du temps à
s’arrêter et enfin (238b31) en quel sens l’arrêt admet une
première partie.
#852. — Voici comment il montre le
premier point. Tout ce qui est de nature à changer doit changer ou reposer
quand, sous le rapport et comme il est de nature à le faire. Toutefois, “au
moment de s’arrêter”, c’est-à-dire quand on tend au repos, on ne repose pas
encore. Autrement on pourrait, “en se mettant en repos”, en y tendant, en même
temps reposer, c’est-à-dire être déjà en repos. Toujours donc, en s’arrêtant,
c’est-à-dire en tendant au repos, on change pendant qu’on s’arrête.
#853. — Le Philosophe use ensuite (238b26) de deux arguments pour
prouver qu’on met toujours du temps à s’arrêter. Voici le premier : on met
toujours du temps à changer[1415] ; or quand on s’arrête,
on est en train de changer[1416]. On y met donc du
temps.
Voici le second : vitesse et
lenteur s’apprécient d’après un temps ; or on peut s’arrêter et tendre au
repos plus vite ou plus lentement. On y met donc du temps.
#854. — Il montre ensuite (238b31) en quel sens l’arrêt
admet une première partie.
Il le fait en deux points. Il
montre d’abord que voudrait dire qu’on s’arrête en un temps premier, au sens où
‘premier’ s’oppose à ‘par une partie’[1417]. Il montre ensuite (238b36) que l’arrêt n’admet pas
de première partie.
Si donc, dit-il, on est considéré
s’arrêter en un temps en premier et par soi, et non en raison d’une partie de
ce temps, on doit s’arrêter en toute partie de celui-ci. Supposons en effet ce
temps divisé en deux parties. Dire qu’on ne s’arrête ni en l’une ni en l’autre
impliquerait qu’on ne s’arrête pas en son tout. C’était pourtant notre
supposition initiale ; alors en s’arrêtant, on ne s’arrêterait pas.
Dire qu’on ne s’arrête qu’en l’une
de ces parties ne va pas non plus, car son tout ne serait plus le temps premier
où on s’arrête, mais ne serait ce temps qu’en raison de cette partie. On doit
donc s’arrêter en toutes les deux. C’est en ce sens qu’on est dit s’arrêter en
son tout en premier, du fait qu’on s’y arrête en toutes ses parties, comme
c’était le cas pour le fait de changer[1418].
#855. — Le Philosophe montre
ensuite (238b36) que l’arrêt n’admet pas
de première partie[1419].
De même, dit-il, que le temps du
changement n’admet pas de première partie, de même celui de l’arrêt n’en admet
pas non plus ; c’est que ni changer ni s’arrêter ne peuvent en admettre.
À défaut de le concéder, supposons
AB comme première partie du temps où on s’arrête. Elle ne peut pas être
indivisible, puisque aucun changement ne s’effectue en un item temporel
indivisible[1420], comme tout mobile en
train de changer a déjà quelque chose de changé[1421]. Or au moment de s’arrêter
on est à changer[1422]. AB doit donc être
divisible et on doit s’arrêter en toutes ses parties, puisqu’il en va ainsi du
temps où on est considéré s’arrêter en premier et par soi, et non en raison de
l’une de ses parties[1423]. Comme la partie
précède le tout, AB ne peut pas constituer le temps premier où on s’arrête. En
plus, comme s’arrêter exige toujours du temps, qu’un item temporel indivisible
n’y suffit pas et qu’en plus tout temps se divise à l’infini, on ne peut
admettre rien de premier dans le temps où on s’arrête.
#856. — Le Philosophe montre
ensuite (239a10) la même chose pour le
repos.
Il le fait en deux points : il
montre d’abord absolument que le repos n’admet rien de premier, puis (239a23) s’appuie sur une
observation où le changement se distingue du repos.
Comme la même raison fait que le
changement, l’arrêt et le repos n’admettent aucun temps premier[1424], il applique au repos
la démonstration qu’il en a faite pour le changement et l’arrêt[1425] : il n’y a pas à
admettre, annonce-t-il, de temps premier en lequel on reposerait. Pour le
prouver, il reprend le fait déjà démontré qu’on ne repose pas en un item
indivisible de temps[1426]. Il allègue aussi les
deux arguments alors apportés en preuve.
Revoici le premier. Il ne
s’effectue aucun changement en un item indivisible de temps. Or le même temps
admet repos et changement, puisqu’il n’est question de reposer que lorsque,
bien que de nature à changer, on ne se change pas, justement au temps et sous
le rapport auquel on y est de nature, par exemple en qualité, en lieu ou en
quelque réalité du genre. Rien donc ne repose en un item indivisible de temps.
Revoici le second. On est admis
reposer quand on se trouve pareil maintenant comme on l’était avant. Le repos
ne se juge donc pas sur un seul terme, mais sur la comparaison entre deux, du
fait qu’on s’y trouve pareil. Or un item temporel indivisible n’admet pas de
présent et d’antérieur, ni aucune dualité. L’item temporel où on repose ne peut
donc aller sans parties.
Cela prouvé, le Philosophe en vient
à démontrer son propos principal. Si de fait l’item temporel où on repose est
divisible, s’il admet de l’antérieur et du postérieur, c’est proprement du
temps, car il répond à sa définition. Et si c’est du temps, on doit reposer en
toutes ses parties. Cela se démontre tout comme pour le changement et l’arrêt[1427] : si on ne repose
pas en toutes ses parties, on ne le fera en aucune, ou en une seulement. Ne le
faire en aucune impliquerait qu’on ne le fasse pas en son tout ; le faire en
une seulement impliquerait qu’on le fasse en premier en celle-là et non en son
tout ; enfin, reposer en toutes les parties de ce temps ne laissera pas
possible d’admettre un temps premier pour le repos, comme ce ne l’était pas non
plus d’en admettre pour le changement.
La cause en est que tout met du
temps à reposer et à changer. Or le temps n’admet pas de première partie, ni la
grandeur, d’ailleurs, ni non plus aucune entité continue, celle-ci se trouvant
divisible à l’infini, de sorte qu’elle admet toujours une partie plus petite.
Voilà pourquoi ni le mouvement, ni l’arrêt, ni le repos ne comportent de temps
premier.[1428]
#857. — Le Philosophe fait ensuite (239a23) une observation qui
fait distinguer le mobile en changement et en repos.
Il présente d’abord celle-ci, puis (239a26) la prouve.
Il commence le premier point avec
deux suppositions : on change toujours “en un temps” et “d’un terme à un
autre”. De ces deux énoncés, il veut conclure un troisième : lorsqu’on
change en premier et par soi, et non seulement en raison de sa partie, on ne
peut demeurer un temps au même et unique terme de l’objet concerné par son changement :
par exemple, précisément au même et unique lieu ou à la même et unique
disposition de blanc. En comprenant bien, certes, qu’il s’agisse de se trouver
tel durant un temps considéré par soi et non sous le rapport de quelque aspect
à lui.
La raison qu’on doive considérer
ici le “mobile premier”[1429], c’est qu’on peut très
bien bouger une partie tout en restant un temps entier au seul et même lieu,
comme bouger le pied en restant assis.
Quant au temps, pourquoi préciser
qu’il s’agit de changer “durant un temps considéré par soi et non sous le
rapport de quelque élément à lui”, c’est qu’on peut très bien, même en
changeant, prétendre s’être trouvé au même et unique lieu tel jour ; mais on
parle ainsi parce qu’on s’y est trouvé non le jour entier, mais tel instant de
ce jour.
#858. — Le Philosophe prouve
ensuite (239a26) son propos.
En se trouvant un temps entier,
dit-il, au même et unique objet, par exemple, au même et unique lieu, on se
trouve à reposer. C’est qu’on se trouve alors un temps, soi, avec chacune de
ses parties, en un seul et même lieu. Or c’est ce qu’on a défini comme reposer[1430], puisque vraiment
alors, avec ses parties, on demeure à des instants distincts au même et unique
objet. Si voilà bien défini ce qu’est reposer et qu’on ne puisse simultanément
reposer et changer, on ne peut pas, tout en changeant, demeurer tout entier à
un objet, par exemple, au même et unique lieu, et ce durant un temps premier,
c’est-à-dire, durant tout ce temps et non seulement durant l’une de ses
parties.
Pourquoi cela s’ensuit, le
Philosophe le montre ensuite. C’est que tout temps se divise en parties
distinctes, dont l’une précède l’autre. Par suite, si un temps entier on se
trouve à un objet, il sera vrai de dire qu’en des parties distinctes du temps
on se trouve, soi et ses parties, à ce même et unique objet, par exemple, au
même lieu, ce qui reviendra à y reposer. Cependant, s’y trouver non pas en des
parties distinctes d’un temps, mais seulement un instant, n’impliquerait pas
qu’il y ait un temps où on y soit, mais “un terme du temps”, c’est-à-dire un
instant.
Se trouver un temps au même et
unique objet implique de reposer, mais ce n’est pas le cas si on s’y trouve un
instant, un seul instant. À tout instant du temps durant lequel on change, on
“demeure” toujours, en effet, c’est-à-dire, on présente une certaine disposition
en rapport à l’objet de son changement ; par exemple, on se trouve en tel lieu,
qualité ou quantité. On n’y repose pas cependant, puisqu’on ne peut ni reposer
ni changer en un instant[1431]. En vérité, en un
instant on ne change pas, mais on se trouve quelque part, on présente une
disposition, même alors qu’on change[1432].
Toutefois, on ne se peut pas, tout
en changeant, reposer un temps en une disposition ; il se trouverait alors que
tout en se déplaçant on repose, ce qui est impossible. Bref, tout le temps
qu’on change, on ne se trouve jamais au même et unique objet deux instants,
mais un seul.
#859. — C’est spécialement évident
dans le déplacement. Supposons la distance AC, divisée en deux moitiés au
point B, et un corps O, égal à chaque partie, c’est-à-dire à AB et à BC, qui
aille de AB à BC. Si on prend les lieux totalement distincts l’un de
l’autre, on n’en trouvera ici que deux. Manifestement pourtant, ce n’est pas
simultanément, mais successivement, que le mobile quitte le premier lieu et
entre dans le second. Aussi, le lieu étant divisible à l’infini, ces deux lieux
se multiplient à l’infini. Car si on divise AB en deux moitiés au point D, et
BC en deux moitiés au point E, DE fera manifestement un lieu distinct des deux
premiers. En poursuivant la division de la même manière, on produira sans cesse
un lieu distinct.
La même chose se manifeste dans
l’altération : en passant du blanc au noir, on le fait par une infinité de
degrés de blancheur et de noirceur et de couleurs intermédiaires.
Cette infinité d’intermédiaires
n’implique cependant pas qu’on ne puisse absolument pas atteindre l’extrémité.
C’est que cette infinité de lieux intermédiaires n’est pas infinie en acte,
mais en puissance seulement, tout comme la distance ne se trouve pas en acte
divisée à l’infini, mais y est seulement divisible en puissance.
Sophisme général : pas de mouvement dans l’instant
660.
239b5
Zénon
raisonne de travers[1433]. Toujours, dit-il, ou
on repose ou on change. Mais on repose, tant qu’on demeure au même lieu[1434]. Or, en se déplaçant,
on se trouve toujours à l’instant. La flèche qui se déplace reste donc toujours
immobile. Voilà qui est faux, cependant, car le temps ne se compose pas
d’instants indivisibles. Aucune autre grandeur, d’ailleurs, ne se compose
d’éléments indivisibles.
Sophismes particuliers – 1er argument : la moitié
inaccessible
661.
239b9
Il existe
quatre arguments de Zénon sur le déplacement, source de difficultés pour qui
s’applique à les résoudre. Le premier conclut qu’on ne se déplace pas, puisqu’en
le faisant on devrait atteindre la moitié avant la fin. On en a déjà traité[1435].
2e argument : l’Achille :
le lièvre et la tortue
662a.
239b14
Le deuxième
est celui qu’on appelle l’Achille. Le voici : un coureur plus
lent ne sera jamais rattrapé par un plus rapide, car le poursuivant doit
d’abord atteindre le point de départ du fuyard, de sorte que forcément le plus
lent garde toujours une avance.
662b.
239b18 Cet argument revient à
celui où on divisait la distance en deux[1436], sauf que ce n’est plus
en deux qu’on divise la distance ajoutée. Certes, de cet argument-ci c’est que
“le plus lent ne sera jamais rattrapé” qui ressort, mais pour la même raison
que lorsque la division se faisait en deux : dans les deux cas, en effet,
il se trouve qu’on ne se rende pas jusqu’au terme parce qu’on divise la
distance de quelque façon. Mais ici s’ajoute l’effet théâtral[1437] qu’aussi rapide qu’on
soit on n’y arrive pas, même en poursuivant un plus lent. Par suite, la
solution aussi sera forcément la même. La prétention que[1438] le premier coureur ne
sera pas rattrapé est erronée ; certes, tant qu’il est en avant, on ne le
rattrape pas ; mais on finit pourtant par le rattraper, pour peu qu’on accorde
que c’est une distance finie qu’on parcourt. Voici donc pour les deux premiers
arguments.
3e argument : la flèche
immobile
663. 239b30
Le
troisième, c’est celui qu’on a présenté tout à l’heure : la flèche qui se
déplace est immobile. On le conclut du fait d’assumer le temps composé
d’instants ; si on n’accorde pas cela, plus d’argument.
4e argument : le stade
664.
239b33
Le
quatrième, c’est celui qui porte sur des grandeurs[1439] égales qui se déplacent
dans le stade en sens contraire à vitesse égale le long de grandeurs égales,
les premières à partir du bout du stade, les autres à partir de son milieu. Il
en résulte, pense Zénon, que la moitié du temps égale son double.
665.
240a1
La
tromperie[1440] tient à la prétention
qu’à vitesse égale on longe en un temps égal une grandeur égale, qu’elle se
déplace ou repose. C’est pourtant faux.
666.
240a4
Désignons
comme AAA les grandeurs égales fixes ; comme BBB, celles qui partent du milieu
des A, égales en nombre et grandeur ; puis comme CCC, celles qui partent du
bout, égales elles aussi en nombre et grandeur, à vitesse égale avec les B. Par
suite, certes, alors que les B et les C se longent, le premier B arrive au bout
des A[1441] en même temps que le
premier C. Or, se trouve-t-il,[1442] ce C a longé tous les
B, mais ce B[1443], seulement la moitié
des A. Ce dernier y a donc mis la moitié du temps, puisque chaque grandeur est
égale à chaque autre. En même temps, pourtant, ce B[1444] se trouve avoir longé
tous les C, puisque le premier B et le premier C arrivent en même temps aux
deux bouts contraires[1445] ; en effet, le temps
mis par chacun des B est, à ce qu’il dit, le même que par les C, parce que tous
les deux mettent un temps égal à longer les A. Voilà l’argument ; mais il se
trouve à pécher par la fausseté signalée.
5e argument : entre les contradictoires
667.
240a19
Même quant
au changement qui s’effectue dans la contradiction, il ne se trouvera non plus
de vraiment impossible. Zénon objectera, par exemple : « Si, en
changeant du non-blanc au blanc, on ne se trouve à aucun de ces termes, on ne
se trouvera donc ni blanc, ni non blanc! » En fait, même sans se trouver
tout entier en l’un ou l’autre, on ne refusera pas leur attribution. Car on
n’est pas dit blanc ou non blanc du fait de se trouver blanc ou non blanc en
son entier, mais en la plupart ou les plus pertinentes[1446] de ses parties :
ce n’est pas la même chose, de ne pas être tel, et de ne pas l’être tout
entier. Il en va pareillement quant à l’être et au non-être, et pour tout ce
qui s’oppose par contradiction : on devra appartenir à l’un des opposés,
mais pas toujours appartenir tout entier à l’un ou l’autre.
6e argument : le déplacement circulaire, impossible
668.
240a29
Quant au
cercle et à la sphère, maintenant, ainsi qu’en général à tout ce qui tourne sur
soi, Zénon objecte qu’il se trouve à reposer, puisqu’il demeure au même lieu un
certain temps, lui et ses parties. En conséquence, il repose et se déplace tout
à la fois. D’abord, les parties ne se trouvent aucun temps au même lieu ;
ensuite, même le tout passe sans cesse à un autre : la circonférence[1447] prise à partir de A, de
B, de C ou de chacun des autres points n’est pas la même, sauf par accident, à
la manière du musicien et de l’homme. Par suite, la circonférence en devient
sans cesse une autre et ne repose jamais. C’est pareil pour la sphère et pour
tout ce qui se tourne sur soi.
#860. — Une fois qu’il a
traité de la division du mouvement et du repos, le Philosophe exclut quelques
sources d’erreurs sur le changement.
Il en exclut trois : il résout
d’abord les arguments de Zénon, qui nie totalement l’existence du changement,
puis (240b8) manifeste que les
entités indivisibles ne se déplacent pas, contre Démocrite, qui les prétend
sans cesse en mouvement, et montre enfin (241a26) que tout changement a une fin,
contre Héraclite, qui soutient que tout change à jamais.
Il s’attaque à Zénon en deux
étapes : il présente et résout d’abord son argument concernant ce qu’on
vient de développer sur le changement ; il explique ensuite (239b9) dans l’ordre chacun de
ses autres arguments.
#861. — Zénon a raisonné de
travers, dit-il : il a usé d’un argument apparent pour montrer que rien ne
change, y compris ce qui semble se déplacer très rapidement, comme une flèche
en vol. Voici son argument. Toujours, en un lieu égal à soi, ou bien on se
déplace ou bien on repose. Or quand on se déplace, on se trouve à tout instant
en un lieu égal à soi. À tout instant donc, ou bien on se déplace ou bien on repose.
Mais on ne se déplace pas ; on repose donc. En somme, comme à aucun instant on
ne se déplace, et que manifestement on repose plutôt, on ne se déplace pas non
plus dans la totalité du temps, mais plutôt y repose.[1448]
Certes cet argument pourrait se résoudre
avec ce qu’on a déjà montré[1449], que dans un instant on
ne se déplace pas, mais ne repose pas non plus. Cette solution
n’exclurait pas, cependant, l’intention de Zénon, à qui il suffit de montrer
qu’on ne se déplace pas, dans la totalité du temps, ce qui paraît bien découler
de ce qu’on ne le fait en aucun instant du temps. Aussi Aristote résout-il
autrement : l’argument conclut faussement, dit-il ; sa conclusion ne
découle pas de ses prémisses.
Se déplacer en un temps requiert
effectivement qu’on le fasse en toutes ses parties, mais ce ne sont pas les
instants qui constituent ces parties. Le temps, en effet, ne se compose pas
d’instants indivisibles, pas plus qu’une grandeur ne le fait de points
indivisibles[1450]. Qu’on ne se déplace en
aucun instant n’implique donc pas qu’on ne le fasse pas dans le temps.
#862. — Le Philosophe présente
ensuite (239b9) en série tous les
arguments dont se sert Zénon pour détruire le changement, et ce en trois
points : il manifeste d’abord comment Zénon détruisait le déplacement,
puis (240a19) comment il détruisait
les autres espèces de changements et enfin (240a29) comment il détruisait spécialement
le déplacement circulaire.
#863. — Le premier point aligne
quatre arguments. Le Philosophe l’annonce en disant que Zénon a opposé au
déplacement quatre arguments, qui ont fait difficulté à tous ceux qui ont
tenté de les résoudre.
Voici le premier. Pour atteindre la
fin d’une distance, on doit d’abord en parcourir la moitié. Cette dernière se
trouvant divisible, on devra aussi d’abord parcourir la moitié de cette moitié.
Et ainsi à l’infini, puisque cette distance se divise à l’infini. Or un infini
ne se parcourt pas en un temps fini. Rien donc ne peut se déplacer.
Cet argument, rappelle Aristote, a
déjà été résolu en alléguant que le temps aussi se divise à l’infini, tout
comme la grandeur[1451]. Mais cette solution,
il l’avouera plus loin[1452], répond à
l’interlocuteur qui objecte plus précisément que des infinis ne se
parcourent pas en un temps fini, plutôt qu’à l’objection absolue que
des infinis ne se parcourent pas. Il résoudra éventuellement en signalant que
les infinis à parcourir ne se trouvent pas inclus en acte dans la distance,
mais seulement en puissance. D’ailleurs, un point en acte d’une distance n’est
pertinent qu’en autant qu’il en constitue le début ou la fin. À le prendre
ainsi, on doit s’y arrêter[1453]. De fait, si on devait
parcourir des infinis présents en acte, on n’en atteindrait jamais la fin.
#864. — Voici le second argument (239b14), qualifié d’Achille,
signale-t-il, dans l’idée qu’il serait invincible et insoluble.
L’argument allait comme suit. Dans
le cas d’un déplacement, un coureur plus lent parti le premier ne sera jamais
rejoint ou dépassé par un autre même très rapide.
Voici sa preuve. Parti quelque
temps avant un autre, aussi rapide qu’il soit, un plus lent aura déjà parcouru
une certaine distance. Avant de rejoindre ce fuyard, aussi lent qu’il soit, le
poursuivant, aussi rapide qu’il soit, doit d’abord parcourir la distance entre
le point de départ et le lieu atteint avant que lui-même ne parte. Mais ce
parcours initial lui prendra un temps qui verra le plus lent parcourir une
autre distance, et ainsi sans cesse. Le plus lent gardera ainsi toujours “une
avance”, une distance parcourue avant son très rapide poursuivant. C’est ainsi
que le plus rapide ne rejoindra jamais le plus lent, chose absurde. Il vaut
donc mieux admettre que rien ne se déplace.
#865. — Quant à la force de son
moyen terme, dit-il pour le résoudre, cet argument est le même que le premier,
qui partait de la division de la distance en deux moitiés. À sa différence, la
distance donnée ne se divise plus en deux moitiés, mais se règle sur le déplacement
plus grand exécuté par le coureur plus rapide. En effet, dans un premier temps,
où se déplace seulement le plus lent, on assume une distance plus grande ; dans
un second temps, toutefois, pendant que le plus rapide parcourt la distance
mentionnée, on assume, comme ce second temps est moindre, que le plus lent
parcourt une distance moindre ; et ainsi de suite. Aussi, le temps et la
distance se divisant sans cesse, il semble bien s’ensuivre que le plus lent
n’est jamais rejoint par le plus rapide.
Mais cela aboutit au même résultat
que, dans le premier argument, la division faite de la grandeur en deux
moitiés : en chaque argument, la division à l’infini de la distance paraît
rendre impossible que le mobile atteigne un certain terme, quelle que soit sa
modalité : en deux moitiés, à la manière du premier argument, ou bien
suivant l’excès du plus rapide sur le plus lent, à celle du second. Le second
argument ajoute toutefois que le très rapide ne peut rejoindre le plus lent
qu’il poursuit, ce qui met un peu de “théâtre”, un peu d’ampleur dans la
formulation, pour susciter de l’étonnement. Mais cette poésie ne change rien à
la force de l’argument.
Par conséquent, ce second argument
requiert la même solution que le premier. Le premier argument voyait une fausse
conclusion – en se déplaçant, on ne parvient jamais au terme d’une
distance – s’ensuivre de la division infinie de celle-ci. Ce que veut conclure
le second argument est tout aussi faux : qu’un coureur plus lent parti le
premier n’est jamais rejoint par un poursuivant plus rapide, ce qui n’est rien
d’autre que pour un mobile de ne pas parvenir à un certain terme.
En vérité, tout le temps que le
coureur plus lent garde de l’avance, le plus rapide ne le rejoint pas. Mais il
y aura un moment où il le rejoindra, si on accorde qu’un mobile puisse
parcourir une distance finie dans un temps fini. En effet, le poursuivant plus
rapide parcourra toute l’avance que détient sur lui le fuyard plus lent, et
même davantage, en moins de temps que le plus lent ne dépasse une distance déterminée.
De sorte que non seulement il l’atteindra, mais même le dépassera. Voici donc
ainsi résolus les deux arguments de Zénon.
#866. — Voici son troisième
argument (239b30). Le troisième argument
de Zénon, dit-il, est celui qu’on a déjà présenté[1454], avant de commencer à
énumérer ces arguments : une flèche, alors même qu’elle se déplace,
repose. Comme on le disait alors, l’apparence tient au fait que Zénon suppose
que le temps se compose d’instants. Si on ne le lui concède pas, en effet, il
ne pourra conclure son propos.
#867. — Voici son quatrième
argument (239b33), présenté en trois
points.
Le Philosophe présente d’abord
l’argument, puis (240a1)
sa solution, qu’il manifeste enfin (240a4) par des exemples.
Le quatrième argument de Zénon,
dit-il, s’inspire de deux grandeurs égales qui se déplacent dans un stade “le
long de grandeurs égales”, c’est-à-dire sur une distance[1455] de longueur égale à
chacune. En outre, leur déplacement s’effectue “en sens contraire”, une
grandeur allant sur cette distance en un sens, l’autre en l’autre sens. Plus
précisément, l’une part du bout, l’autre de la moitié du stade égal à elles,
c’est-à-dire de cette distance désignée dans le stade. Enfin, toutes deux se
déplacent à vitesse égale. Dans cette supposition, il se trouvera, pense Zénon,
que le demi-temps égalera le double. Comme voilà une chose impossible, il
voulait en tirer que tout déplacement est impossible.
#868. — Le Philosophe présente
ensuite (240a1) la solution.
Zénon, dit-il, s’est trompé du fait
de supposer un mobile qui se déplacerait le long de deux grandeurs égales, dont
l’une se déplacerait, l’autre reposerait. Prêtant aux deux mobiles une vitesse
égale, il prétendait que le premier longerait en un temps égal les deux
grandeurs égales, l’une en mouvement et l’autre en repos. Voilà qui est évidemment
faux. C’est que de longer une grandeur en repos n’implique qu’un seul mouvement,
tandis que longer une grandeur en mouvement en implique deux. Ensuite, si les
deux se font dans le même sens, il faudra plus de temps, tandis que s’ils se
font en sens opposé, il en faudra moins, à proportion de la quantité du second.
De fait, si la grandeur qu’on longe se déplace dans le même sens, à vitesse
égale ou même plus grande, jamais on ne pourra la parcourir ; si par contre
elle se déplace à vitesse moindre, on la parcourra à un moment donné, mais en plus
de temps que si elle reposait. Il en va à l’inverse, toutefois, si cette
grandeur se déplace en sens opposé : plus elle va vite, moins de temps on
mettra à la parcourir, puisqu’on travaille tous les deux à se parcourir
mutuellement.
#869. — Le Philosophe manifeste
ensuite (240a4) avec des termes ce
qu’il vient de dire. Supposons trois grandeurs ‘A’, égales entre elles. Elles
sont “fixes”, c’est-à-dire, ne se déplacent pas. On peut penser à une
distance de trois coudées, toutes désignées comme ‘A’. Supposons encore trois
autres grandeurs égales entre elles, désignées comme ‘B’ ; on peut penser à un
mobile de trois coudées. Celles-ci partent du milieu de la distance. Supposons
enfin trois autres grandeurs, égales aux B en nombre, grandeur et vitesse, mais
désignées comme ‘C’, qui partent du bout de la distance, donc du dernier A.
Avec ces suppositions, le premier
B, en se déplaçant, finira par correspondre au dernier A ; le premier C
finira aussi par correspondre au premier A, opposé au dernier, et en même temps
aussi au dernier B, comme “ils se longent”, comme ils passent le long de tous
les B, qui se déplacent en sens contraire. Une fois cela fait, il appert que le
premier C a parcouru tous les A, alors que le premier B n’en a parcouru que la
moitié. Cependant, B et C[1456] se déplacent à vitesse
égale ; or à vitesse égale un mobile met moins de temps à parcourir une
distance moindre. Le temps que met B à parvenir au dernier A se trouve donc la
moitié du temps mis par C pour parvenir au premier A opposé : c’est un
temps égal, en effet, que “tous les deux”, B et C, “mettent à longer les A”.
Autrement dit, en un temps égal, C et B parcourent autant de A.
Voilà la supposition : le
temps que met B à parvenir au dernier A est la moitié de celui que met C à
parvenir au premier A opposé. Reste à voir comment Zénon prétend conclure que
cette moitié de temps est égale à son double. Du fait de concéder le temps du
mouvement de C comme le double de celui du mouvement de B, on suppose que dans
la première moitié de ce temps, B reposait et C se déplaçait, de façon à
parvenir au milieu de l’espace occupé par B. C’est alors que B part dans un
sens et C continue dans l’autre. Quand par ailleurs B parvient au dernier A, il
lui faut avoir parcouru tous les C, parce que le premier B et le premier C
arrivent en même temps aux derniers contraires, l’un au premier A, l’autre au
dernier. Comme il le disait, C met un temps égal pour longer tous les B et pour
longer tous les A. La raison en est que les deux, B et C, mettent un temps égal
à passer chaque A : c’est ainsi, semble-t-il, que si B en un temps égal
parcourt autant que C, alors C met un temps égal à parcourir les B et les A. Le
temps où C parcourt tous les B est donc égal à celui où il parcourt tous les A.
Pourtant, le temps où C parcourt tous les B est égal à celui où C ou B parcourt
la moitié des A, comme déjà remarqué. On a aussi prouvé que le temps que met B
à parcourir la moitié des A est la moitié de celui que met C à parcourir tous les
A. Voilà donc que la moitié se trouve égale au double, chose impossible.
Voilà donc l’argument de Zénon.
Mais il tombe dans la fausseté annoncée : il admet que C parcourt dans le
même temps B qu’il rencontre et A qui repose. C’est chose fausse, on l’a dit[1457].
#870. — Le Philosophe présente
ensuite (240a19) l’argument avec lequel
Zénon excluait le changement qui s’effectue entre termes contradictoires.
Voici comment il s’exprimait.
Pendant qu’on change, on ne se trouve ni à l’un ni à l’autre des termes :
tant qu’on reste au terme initial, en effet, on ne change pas encore et, une
fois au terme final, on a déjà changé. Si donc on change d’un terme
contradictoire à l’autre, du non-blanc au blanc, par exemple, on n’est par
conséquent pendant qu’on change ni blanc ni non-blanc. Voilà de l’impossible.
Cette difficulté incommode certains
penseurs, ceux qui acceptent un mobile indivisible. Mais à nous, comme nous
pensons que tout mobile est divisible, elle n’oppose rien d’impossible. En
effet, ne pas se trouver pas tout entier à l’un des extrêmes ne force pas à
refuser l’attribution de blanc ou de non blanc, car on peut avoir une partie
blanche, une autre non. D’ailleurs, on n’est pas dit blanc du fait de l’être
tout entier, mais du fait d’avoir plusieurs ou ses principales parties telles,
les plus propres par nature à l’être. Car ce n’est pas la même chose de ne pas
être à tel terme et de ne pas y être tout entier, dans le blanc ou le
non-blanc, par exemple.
Ces remarques sur le blanc et le
non-blanc s’appliquent aussi à l’être et au non-être absolument, et à tout ce
qui s’oppose par contradiction, comme le chaud et le non-chaud, et ce genre de
choses. Toujours, en effet, le mobile devra appartenir à l’un des opposés,
puisqu’on le dénommera par celui qui le concerne principalement ; mais cela
n’entraîne aucune obligation de toujours se trouver tout entier à l’un des
extrêmes, comme Zénon le pensait.
Cette réponse suffit pour répliquer
à l’argument de Zénon, principalement visé ici. Mais la pleine vérité sur le sujet,
le Philosophe la montrera plus tard[1458]. Car ce n’est pas vrai
partout qu’on s’altère ou s’engendre partie par partie ; on le fait parfois
tout entier simultanément[1459]. Alors la présente
réponse ne tient pas, mais celle apportée au huitième livre.
#871. — Le Philosophe résout
ensuite (240a29) l’argument avec lequel
Zénon s’attaquait au déplacement sphérique.
On ne peut pas, disait-il, tourner
en cercle ou comme une sphère, ou d’une manière qui consiste à tourner sur soi
sans sortir du lieu où on est, mais en restant dans le même lieu. Voici son
argument à l’appui. Tout ce qui, tout et parties, reste un temps en un seul et
même lieu repose ; or ce type de mobile reste, tout et parties, un temps au
même lieu, même lorsqu’on les suppose en mouvement ; il se déplace donc et
repose simultanément, chose impossible.
À cet argument, le Philosophe
répond de deux manières.
D’abord, à l’objection de Zénon,
que les parties d’une sphère en déplacement restent un temps au même lieu,
Aristote réplique que ce n’est pas le cas. C’est que Zénon prenait le lieu du
tout ; et il est vrai, pendant qu’une sphère tourne, qu’aucune partie n’en sort
du lieu global de la sphère. Aristote, lui, parle du lieu propre de chaque
partie, au sens où elle peut en avoir un : les parties d’une entité
continue ont un lieu en puissance[1460]. Or manifestement,
durant le mouvement sphérique, chaque partie change de lieu propre, mais sans
quitter le lieu du tout, puisqu’où se trouvait une partie, une autre lui
succède.
En second, à l’objection de Zénon,
que pareil tout reste au même lieu un temps, Aristote réplique que le tout
aussi passe sans cesse à un autre lieu. Voici comment cela devient évident.
Pour qu’on ait deux lieux différents, chacun n’a pas à se trouver totalement
extérieur à l’autre ; parfois le second lieu se trouve en partie uni au
premier, en partie distinct de lui, comme on peut l’observer chez des mobiles
en mouvement droit. Supposons qu’un corps d’une coudée se déplace du lieu AB au
lieu BC, chaque lieu mesurant aussi une coudée. En passant de l’un à l’autre,
il doit en quitter un en partie pour entrer dans l’autre. Ainsi, quittant AB en
sa portion AD, il pénétrera BC en sa portion BE. Manifestement, son lieu
d’alors, DE, en constitue un autre que AB, sans pourtant se trouver totalement
distinct de lui, mais seulement en partie.
- mobile
- A - B - C
une coudée - une coudée
mobile
- une coudée
- A - D - B - E - C
Si néanmoins on concédait que cette
partie mobile qui pénètre un second lieu revient dans la partie que le mobile a
quittée, cela ferait deux lieux quand même, distincts en rien l’un de l’autre ;
seulement ils exigeraient une définition différente, en autant que leur début
se prendrait à des points distincts coïncidant avec le début du mobile, un
point qui dans le mobile marque le début de la partie. On aurait ainsi des
lieux qui commanderaient deux définitions distinctes, tout en ne constituant
qu’une seule réalité.
C’est ainsi qu’il faut comprendre
la précision du Philosophe, qu’il ne s’agit plus de la même circonférence en la
faisant partir de A, de B, de C ou de n’importe quel autre point ; même si elle
reste la même réalité, comme le musicien et l’homme, puisque l’un inhère à
l’autre. Manifestement donc, on passe sans cesse d’un lieu circulaire à un
autre et on ne repose pas, comme Zénon essayait de le prouver. Il en va
pareillement pour une sphère et pour tout ce qui se déplace à l’intérieur de
son lieu propre, comme une roue, une colonne ou quoi que ce soit du genre.
L’entité indivisible, mobile seulement par
accident
669. 240b8
Cela
démontré, nous en tirons qu’une entité sans parties ne peut changer, sauf par
accident, quand change le corps ou la grandeur où elle se trouve : dans
un navire, on se déplace du fait du déplacement du navire et une partie change
du fait du changement de son tout. On entend par ‘sans parties’ ce dont la
quantité est indivisible. En effet, les parties présentent des changements
différents, suivant qu’on les regarde en elles-mêmes ou dans le changement de
leur tout[1461]. La différence se verra
surtout sur la sphère, car la vitesse ne sera pas la même pour les parties
rapprochées du centre et pour les parties extérieures, ni pour le tout, comme
s’il ne s’agissait pas d’un seul changement. Tel que mentionné, donc, sans
parties, on peut changer au sens où on le peut assis sur un navire en marche,
mais non par soi.
1er argument : il faudrait que le temps se compose
d’instants
670.
240b20
Supposons
quand même que, sans parties en lesquelles on puisse se diviser, on change de
AB à BC, soit de grandeur à grandeur, d’espèce à espèce, ou par contradiction,
et supposons ED comme temps premier de son changement. Durant ce temps où on
change, on devra se trouver à AB, à BC, ou partie à l’un, partie à l’autre, car
tout mobile doit se comporter ainsi. De fait, on ne se partagera pas entre les
deux, car on devrait avoir des parties ; on ne se trouvera pas non plus à BC,
car on devrait avoir déjà changé et on est supposé être en train de changer. On
doit en définitive rester à AB le temps qu’on change. On repose, donc, car
rester au même terme un certain temps, c’est reposer. En conséquence, sans
parties, on ne peut ni se déplacer, ni changer du tout. On ne pourrait
changer, en fait, que si le temps se composait d’instants, car à l’instant, on
se trouve toujours à s’être déplacé et avoir changé, de sorte qu’on ne s’y
déplace jamais, mais que toujours on s’y est déjà déplacé. Mais voilà chose impossible,
on l’a démontré[1462] : le temps ne se
compose pas d’instants, ni la ligne de points, ni le changement de moments. Or
justement, concéder le changement de mobiles sans parties ne revient à rien
d’autre qu’à composer le changement de moments indivisibles, comme si le temps
se composait d’instants ou la grandeur, de points.
2e argument : la ligne devrait
se composer de points
671. 241a6 Voici encore de quoi rendre
manifeste que ni le point, ni aucune autre entité indivisible ne peut changer.
Aucun mobile ne peut parcourir une distance plus grande que lui avant d’en
parcourir une égale ou une plus petite. Si c’est le cas, manifestement le
point aussi parcourra d’abord une distance plus petite ou égale. Or, étant
indivisible, il ne peut en parcourir une plus petite que lui ; il parcourra
donc d’abord un point égal à lui. Par conséquent, la ligne se composera de
points, car, en parcourant sans cesse un point égal à lui[1463], le point finira par
mesurer toute la ligne. Mais si la chose ne peut se faire, une entité
indivisible ne peut se déplacer.
3e argument : il lui faudrait
s’être déjà moins déplacée
672.
241a15
En outre,
tout change en un temps, rien ne le fait en un instant et tout temps se divise.
Par conséquent, il y aura pour chaque mobile un temps moindre que celui où il
parcourt une distance égale à lui-même. Il y disposera effectivement de ce
temps pour se déplacer, puisque tout change en un temps et que tout temps se
divise, tel que démontré. Qu’un point se déplace impliquera donc un temps
moindre que celui où il le fait. Mais voilà encore de l’impossible, car en un
temps moindre, un mobile moindre doit pouvoir se déplacer, de sorte que notre
mobile indivisible devrait se diviser en un moindre, comme le temps le fait
lui-même. De fait, un mobile sans parties et indivisible ne pourrait se
déplacer que s’il était possible de le faire en un instant indivisible, car se
déplacer en l’instant et qu’une entité indivisible se déplace appellent la même
argumentation[1464].
#872. — Le Philosophe vient de
résoudre les arguments de Zénon contre le changement. Il entend maintenant montrer
que sans parties en lesquelles on puisse se diviser on ne se change pas, de
façon à écarter l’opinion de Démocrite, qui supposait des atomes mobiles par
soi.
Cette considération se divise en
deux points : le Philosophe propose d’abord son intention, puis (240b20) prouve son propos.
À supposer ce qu’on vient de
montrer, dit-il, sans parties, on ne peut pas changer, sauf peut-être par
accident, comme le point change avec le corps entier, ou avec toute grandeur
où il se trouve, à savoir, une ligne ou une surface.
#873. — Par ailleurs, changer du
fait du changement d’autre chose se peut en deux sens. En un sens, quand on
n’est pas sa partie ; par exemple, le passager d’un navire se déplace du fait
du déplacement du navire et le blanc se déplace du fait de celui du corps, sans
en être des parties. En l’autre sens, comme une partie se déplace du fait du
déplacement de son tout.
Être ‘sans parties’ se dit aussi en
plusieurs sens, comme avoir des parties. Aussi le Philosophe indique-t-il en
quel sens il l’entend ici. “On entend par ‘sans parties’, dit-il, ce dont la
quantité est indivisible.” En effet, une chose se dit aussi sans parties quant
à son espèce ; par exemple, quand on dit le feu sans parties, ou l’air, parce
qu’on ne peut les réduire à des corps d’espèces différentes. Pareille entité
sans parties, rien ne l’empêche de changer ; c’est donc le changement de
l’entité sans parties quantitatives qu’il entend exclure.
#874. — Le Philosophe vient de dire
que la partie change du fait du changement du tout, mais quelqu’un pourrait
refuser à la partie tout changement propre. Aussi ajoute-t-il que certains
changements de parties en tant que parties diffèrent du changement du tout en
tant que changement du tout.
Cette différence, on peut surtout
l’observer dans le mouvement sphérique. La vitesse n’y est pas la même pour les
parties près du centre et pour les parties extérieures, c’est-à-dire, près de
la surface extérieure de la sphère, qui adoptent pratiquement la vitesse du
tout. Ce mouvement ne paraît pas celui d’une seule entité, mais d’entités
distinctes. Manifestement, en effet, va plus vite ce qui, à temps égal,
parcourt plus. Or quand la sphère tourne, sa partie extérieure parcourt
manifestement un cercle plus grand que sa partie intérieure ; aussi la partie
extérieure doit-elle aller plus vite que l’intérieure. Pourtant, la vitesse du
tout est la même que celle des parties intérieure et extérieure.
Il faut comprendre cette diversité
de changements de la façon dont le changement convient aux parties d’une entité
continue, à savoir, en puissance. En acte, il y a un seul changement du tout et
des parties ; mais en puissance il y a des changements des parties différents à
la fois de partie à partie, et de partie à tout. Et ainsi, lorsqu’on attribue à
la partie de changer par accident du fait du changement du tout, ‘par accident’
a comme sens ‘en puissance par soi’. Ce n’est pas le même sens qui s’applique
au changement par accident attribué à des accidents ou à des formes dites
changer par accident.
#875. — Une fois établie cette
distinction entre mobiles, le Philosophe explique son intention. L’entité sans
parties quantitatives, dit-il, peut bien sûr changer par accident du fait du
changement du corps. Mais non comme partie, néanmoins, car aucune grandeur ne
se compose d’éléments indivisibles[1465], mais au sens où on
change du fait du changement d’autre chose sans être sa partie : par
exemple, assis sur un navire on se déplace du fait que le navire le fasse. Mais
par soi, sans parties, on ne peut se déplacer.
Le Philosophe a déjà prouvé cela
toutefois[1466], mais incidemment, sans
en faire son intention principale. Aussi, en plus de son argument d’alors, il
explique davantage ici cette vérité, avec des arguments qui s’appliquent plus
directement à son propos.
#876. — Il prouve ensuite (240b20) son propos avec trois
arguments. Voici le premier. Supposons que, bien que sans parties, on change
de AB à BC. Rien ne diffère, pour cet argument, que AB et BC constituent deux
lieux, ou deux grandeurs, comme dans le déplacement ou dans la croissance et
la décroissance ; ou deux espèces, c’est-à-dire, deux qualités, comme dans
l’altération. Ou même qu’il s’agisse de deux opposés par contradiction, comme
dans la génération et la corruption. Supposons le temps ED, comme “premier” où
on aille d’un terme à l’autre, c’est-à-dire, non en raison de sa partie. En ce
temps, donc, on doit se trouver ou bien à AB, le terme initial, ou bien à BC,
le terme final, ou bien partie à un terme, partie à l’autre. En changeant, on
doit toujours en effet satisfaire à l’une de ces trois situations.[1467] On ne peut accorder le
troisième membre, à savoir qu’on aurait une partie à un terme, une partie à
l’autre, car cela impliquerait qu’on en ait, alors qu’on est supposé ne pas en
avoir. Le second membre non plus, à savoir, qu’on serait en BC, le terme final,
car là, on aurait déjà changé[1468], alors qu’on était
supposé en plein changement. Reste donc qu’en tout le temps de son changement,
étant indivisible, on reste à AB, au terme initial. On repose, par conséquent :
reposer n’est rien d’autre, en effet, que de rester tout un temps au seul et
même terme. Car tout temps, du fait d’être divisible, comporte avant et après ;
aussi quand, pour un temps, on reste au seul et même terme, toujours on se
trouve pareil maintenant comme auparavant, ce qui est reposer. Mais voilà chose
impossible, qu’en changeant, on repose. En conséquence, sans parties on ne peut
se déplacer, ni changer d’aucune façon.
La seule condition sous laquelle,
étant indivisible, on pourrait connaître du changement, ce serait que le
temps se compose d’instants. Un instant implique toujours en effet qu’on se
soit déjà déplacé ou ait changé. Certes, quand on a déjà changé, on ne change
pas, à strictement parler ; par conséquent, on ne change jamais en un instant,
on a déjà changé. Cependant, on pourrait admettre qu’étant indivisible, on
change en un temps, à condition qu’il se compose d’instants : à chacun
des instants dont ce temps se composerait, on n’aurait été qu’à un seul terme,
mais dans l’ensemble du temps, c’est-à-dire, dans la somme de ses instants, on
aurait été à plusieurs, pourrait-on concéder. Ainsi, dans l’ensemble du temps
on se trouverait à changer, mais pas en un seul instant.
Mais cela est impossible, que le
temps se compose d’instants. On l’a montré[1469] : le temps ne se
compose pas d’instants, ni la ligne de points, ni le changement de moments –
par ‘moment’, on entend le fait qu’on ait changé –. Bref, prétendre qu’étant
indivisible on change, ou que le changement se compose d’éléments indivisibles,
revient à composer le temps d’instants, ou la grandeur de points, chose
impossible. Sans parties, donc, on ne peut changer.
#877. — Le Philosophe présente
ensuite son second argument (241a6). Voici, dit-il, “de quoi rendre manifeste que ni le
point, ni aucune autre entité indivisible ne peut changer”. L’argument vaut
spécialement pour le déplacement. Rien ne peut, en se déplaçant, parcourir une
distance plus grande que soi avant d’en parcourir une égale ou une moindre ; au
contraire, on en parcourt toujours une égale à soi ou une moindre avant une
plus grande. Dans ces conditions, le point aussi, manifestement, s’il se
déplace, parcourra d’abord une distance moindre que lui ou égale à lui avant
une plus grande. Cependant, étant indivisible, il n’en peut parcourir une plus
petite. Il parcourra donc quelque chose d’égal à lui[1470]. De la sorte, il
comptera forcément tous les points de la ligne, car toujours, dans un parcours
égal à la ligne, du fait de la parcourir toute, on la mesurera toute entière,
ce qui se fera en en comptant tous les points. Avec la conséquence que la ligne
soit faite de points. Si voilà de l’impossible, une entité indivisible ne peut
se déplacer.
#878. — Le Philosophe présente
enfin son troisième argument (241a15).
Tout mobile change en un temps et
rien ne le fait en un instant[1471]. Par ailleurs, tout
temps est divisible[1472]. Donc, tout temps où on
change admettra un temps moindre où un mobile moindre puisse le faire, car
manifestement, à supposer la même vitesse, un mobile moindre passe un point
donné en moins de temps qu’un mobile plus grand, comme une partie le passe en
moins de temps que son tout[1473]. Qu’un point se déplace
impliquera donc un temps moindre que celui où il se déplace. Chose impossible,
car ce temps moindre prêterait à ce qu’un mobile moindre que le point se
déplace. Il faudrait ainsi que ce mobile indivisible se divise en un moindre,
comme un temps se divise en un temps moindre. Une entité indivisible ne
pourrait donc changer qu’à la condition de le faire en un instant indivisible ;
en effet, comme il n’y aurait pas alors à admettre un temps moindre que cet
instant où il changerait, il n’y aurait pas non plus à admettre un mobile
moindre.
Ainsi appert-il que changer en un
instant ou qu’une entité indivisible change appellent la même argumentation.
Or changer en un instant est impossible. Impossible aussi, donc, à une entité
indivisible de changer.
Pas d’altération, de croissance, de génération infinie
673.
241a26
Par
ailleurs, aucun changement n’est infini, puisque chacun va d’un terme à un
autre, qu’il s’effectue dans la contradiction ou entre contraires. Ainsi, ceux
qui se rapportent à une contradiction ont l’affirmation et la négation comme
termes : l’être pour la génération, le non-être pour la corruption. Ceux
qui s’effectuent entre contraires se terminent aux contraires : voilà les
termes extrêmes de tout changement qui les concerne. C’est ainsi le cas de
toute altération, puisqu’elle procède de contraires. Il en va pareillement
aussi pour la croissance et la décroissance : le terme de la croissance
s’accorde à la grandeur parfaite qui caractérise la nature propre, tandis que
celui de la décroissance, c’est qu’on en soit loin.
Pas de déplacement infini
674. 241b2
Le
déplacement, néanmoins, ne sera pas fini de cette façon, car il ne s’effectue
pas toujours entre des contraires. Cependant, ce qu’on ne peut avoir coupé de
telle façon, au sens qu’on ne se puisse pas l’avoir coupé, car l’impossible se
dit en plusieurs sens, on ne peut pas être en train de le couper ainsi.
Universellement, on ne peut pas non plus être en train d’engendrer ce qui ne
peut pas s’engendrer, ni être en train de changer vers un terme qui ne puisse
s’atteindre. Si donc un mobile se déplace vers une destination, il lui est
possible de l’atteindre. Son déplacement ne sera donc pas infini, il ne
cherchera pas à traverser l’infini, car l’infini ne peut se parcourir.
Manifestement donc, un changement n’est jamais infini au sens de ne pas se
trouver défini par des termes.
Seul le déplacement circulaire peut être infini
en temps
675. 241b12
Reste à
examiner si un changement peut être infini quant à son temps, tout en demeurant
le même et unique. Car sans être unique à s’effectuer, rien ne l’empêche sans
doute : par exemple, si après un déplacement on avait une altération, puis
une croissance après cette altération, puis ensuite une génération, on aurait
éventuellement un changement qui ne cesserait pas quant à son temps. Néanmoins,
on n’aurait pas là un changement unique, du fait qu’aucun ne peut se former de
toutes ces parties. Pour n’en exécuter qu’un seul, qui soit infini quant à son
temps, pas d’autre possibilité que le déplacement circulaire.
#879. — Le Philosophe vient de montrer
qu’une entité sans parties ne change pas. Il entend montrer maintenant qu’aucun
changement n’est infini, en opposition à Héraclite, qui prétend que tout
change sans fin.
La considération se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord qu’aucun changement n’est infini en
sa propre espèce, puis (241b12) en quel sens il pourrait y en
avoir un infini en temps.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre que le changement n’est pas infini en son
espèce, d’abord dans les autres changements que le déplacement, puis (241b2) dans le déplacement.
#880. — Voici son premier argument.
Tout changement va d’un terme à un autre[1474]. En beaucoup de
changements, ceux qui s’effectuent entre des opposés par contradiction, comme
la génération et la corruption, et ceux qui s’effectuent entre des contraires,
comme l’altération, ainsi que la croissance et la décroissance, manifestement,
les termes sont fixés d’avance.
Les changements qui se font entre
opposés par contradiction ont pour terme final une affirmation ou une négation
; ainsi, le terme de la génération est l’être, celui de la corruption le
non-être. Pareillement, les changements entre contraires ont le contraire même
pour terme final où ils se terminent comme à un extrême. Ainsi, toute altération,
passant de contraire à contraire, a manifestement un terme. Il en va
pareillement pour la croissance et la décroissance, car la grandeur parfaite
constitue le terme de la croissance. On appelle parfaite la grandeur adéquate
que réclame la nature propre, différente donc chez l’homme et le cheval. Par
contre, le terme de la décroissance est ce qui se peut en chaque nature de plus
éloigné de la grandeur parfaite.
Évidemment donc, tout changement
mentionné possède une limite extrême où se terminer. Aucun de ces termes ne se
trouvant infini, aucun des changements qu’ils terminent ne peut non plus
l’être.
#881. — Le Philosophe s’intéresse
ensuite (241b2) au déplacement.
Il montre d’abord que le
déplacement et les autres changements n’appellent pas la même argumentation. On
ne peut prouver que le déplacement est fini de la manière dont on l’a prouvé
pour les autres changements, par le fait d’aboutir à des termes contraires ou
contradictoires. Tout déplacement, en effet, ne s’effectue pas entre des termes
strictement contraires, car on appelle contraires les termes les plus éloignés.
Au sens strict, la plus grande
distance se prend dans les déplacements naturels des corps lourds et des corps
légers : le lieu du feu comporte la plus grande distance avec le centre de
la terre, en accord avec les distances que la nature détermine pour pareils
corps. Aussi de pareils déplacements s’effectuent entre des termes strictement
contraires. Ces déplacements-là, par conséquent, on pourrait montrer de la
même façon que les précédents qu’ils ne sont pas infinis.
Par contre, dans les déplacements
violents ou volontaires, la plus grande distance ne se mesure pas simplement
d’après des termes déterminés, mais d’après le propos ou la violence du moteur,
qui ne veut pas ou ne peut pas porter à une distance plus grande. On trouve là
une plus grande distance sous un certain rapport, et par conséquent une
contrariété, mais pas strictement. Aussi le Philosophe ne pouvait pas montrer
par ses termes qu’aucun déplacement n’est infini.
#882. — Il use par conséquent d’un
autre argument, que voici. Ce qu’on ne peut avoir coupé, on ne peut être en
train de le couper. Il y a toutefois plusieurs sens à l’impossible : ce
qui ne se peut pas du tout et ce qui ne se peut pas facilement. Aussi précise-t-il
en quel sens il le prend ici : c’est celui où on ne se peut pas du tout.
Ce qu’on ne peut faire, on ne peut pas non plus, pour la même raison, être en
train de le faire. Par exemple, si des contradictoires ne peuvent exister
simultanément, on ne peut les engendrer simultanément. Toujours pour la même
raison, ce qu’on ne peut avoir changé en telle chose, on ne peut non plus être
en train de l’y changer. C’est que rien ne tend à l’impossible. Or tout ce qui
se déplace, le fait vers un terme. Il est donc possible d’y parvenir en se
déplaçant, alors que l’infini ne peut se parcourir. On ne se déplace donc
jamais infiniment, de sorte qu’aucun déplacement n’est infini. Il appert ainsi
universellement qu’aucun changement ne peut être infini au point de ne se pas
aboutir à des termes déterminés dont il tienne son espèce.
#883. — Le Philosophe montre
ensuite (241b12) comment un changement
pourrait être infini par son temps.
Il reste à examiner, dit-il, si un
changement pourrait se trouver infini quant à son temps, tout en demeurant le
même et unique numériquement. Qu’il dure un temps infini, mais sans en
demeurer un seul, rien ne l’empêche. Ce qu’il dit tout de même sous quelque
doute, en précisant “sans doute”[1475], comme il s’en enquerra
plus loin[1476]. Il exemplifie :
supposons qu’après un déplacement, on ait une altération, et après cette
altération, une croissance, puis une génération après cette croissance, et
ainsi de suite à l’infini. De la sorte, le changement pourrait durer toujours,
un temps infini ; mais il ne serait pas unique numériquement, parce que des
changements pareils n’en constituent pas un qui soit unique numériquement[1477]. De fait, durer un
temps infini tout en demeurant toujours un seul numériquement, cela ne se
peut qu’en une espèce : seul le déplacement circulaire peut se continuer
un temps infini tout en n’en constituant qu’un seul[1478].
Le changement exige un moteur
676.
241b24 Tout mobile a forcément
besoin d’un moteur pour changer[1480]. C’est manifestement le
cas, s’il n’a pas en lui le principe de son changement, puisqu’alors son moteur
sera distinct de lui[1481].
676bis.
241b26 Mais s’il a ce principe
en lui, prenons AB, un mobile, tout de même, qui change par soi et non du fait
que l’une de ses parties le fasse[1482]. D’abord, penser que AB
change par lui-même du fait que, pris comme tout[1483], il change sans besoin
de moteur extérieur, c’est pareil, en supposant DE comme moteur et EZ comme
mobile, à penser que DEZ change par lui-même, parce qu’on n’aperçoit pas
lequel doit son changement auquel, si c’est DE à EZ, ou EZ à DE[1484].
677.
242a1 En outre[1485], le mobile qui change
par lui-même ne s’en arrête jamais du fait qu’un autre le fasse. Si donc on
s’arrête du fait qu’un autre le fasse[1486], on doit forcément son
changement à un moteur[1487]. Dès que cela devient
manifeste, le devient aussi que tout mobile ait besoin d’un moteur pour changer[1488]. On a en effet supposé ΑΒ comme mobile ; il sera
divisible, puisque tout mobile l’est. Supposons-le donc divisé en C : si
BC repose, ΑΒ doit le faire aussi. Sinon, admettons qu’il
change : alors que BC repose, AC, quant à lui, changera. ΑΒ ne change donc plus par
soi ; or on lui avait supposé un changement par soi et premier. Il en devient
manifeste que, si BC repose, ΑΒ reposera aussi et arrêtera de changer. Or si, du fait
qu’un autre mobile repose, on s’arrête et cesse de changer, on doit son
changement à un moteur[1489]. Manifestement donc,
tout mobile a besoin d’un moteur pour changer : étant divisible, quand sa
partie repose, son tout aussi.[1490]
#884. — Dans les livres
précédents, le Philosophe a traité du changement en lui-même, puis de ce qui
en découle et de ses parties. Il va maintenant traiter du changement dans son
rapport avec ses moteurs et ses mobiles.
La considération se divise en deux
parties : dans la première, le Philosophe montre qu’il existe un premier
changement et un premier moteur ; dans la seconde[1491], il examine leur
nature.
La première partie se divise en
deux autres : dans la première, le Philosophe montre que pareils premiers
changement et moteur existent ; dans la seconde (248a10), puisque ce qui relève d’un seul
ordre admet comparaison, il compare entre eux les changements.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe présente d’abord une considération dont il aura
besoin pour montrer son propos, puis (242a15) montre celui-ci et enfin (243a3) manifeste un point
qu’il avait présupposé.
#885. — Tout mobile, propose-t-il,
a forcément besoin d’un moteur pour changer[1492]. Il y a des cas manifestes :
certains mobiles n’ont pas en eux le principe de leur changement, mais il leur
vient plutôt d’un moteur externe, comme c’est le cas de mobiles qui subissent
une violence. Si donc on n’a pas en soi ce principe, mais qu’on le tienne d’un
moteur externe, on doit manifestement son changement à un moteur. Mais si on le
tient en soi, il peut y avoir difficulté à vérifier qu’on doive son changement
à un moteur. C’est pourquoi le Philosophe s’attarde à montrer que c’est le cas
là aussi. Supposons donc pareil mobile AB, qui ne doive pas son changement à un
moteur, en insistant tout de même que son changement lui convienne “par soi et
en premier”[1493], et non pas simplement
du fait que sa partie change. Alors, en effet, il ne changerait pas par soi,
mais par sa partie ; or devoir son changement à soi-même et non à un moteur
implique qu’on change en premier et par soi. De même, si on est chaud sans le
devoir à autre chose, on doit l’être en premier et par soi.
Ceci accordé, le Philosophe procède
en deux étapes à montrer son propos : il exclut d’abord ce qui pourrait le
plus donner l’impression qu’on n’a pas besoin d’un moteur pour changer, puis (242a1) montre directement que
rien ne peut changer par soi-même.
Or ce qui donne le plus cette
impression, c’est de devoir son changement non à un principe externe, mais à
un principe interne.
Assumer, dit-il, que AB change par
lui-même du fait que, regardé comme tout, il change sans le devoir à un moteur
externe, revient à prétendre que le mobile dont une partie doit son changement
à une autre, change par lui-même, faute de discerner quelle partie effectue le
changement et quelle partie le subit. Comme dans le cas d’un mobile DEZ, dont
la partie DE changerait la partie EZ, sans qu’on voie quelle partie effectue le
changement et quelle partie le subit. Par le mobile initial AB, qui, regardé
comme tout, change en le devant à un principe moteur interne, le Philosophe
veut qu’on entende un corps animé qui, pris comme tout, change grâce à son âme.
Par le mobile DEZ, ensuite, il veut qu’on entende un corps qu’on ne regarde pas
changer comme tout, mais dont on observe une partie motrice et une mobile. Là,
manifestement, ce qui change le doit à autre chose. Partant de ce corps, le
Philosophe veut montrer que la même chose vaut pour le corps animé, même s’il
donne l’impression de changer par lui-même : cette apparence lui vient du
fait qu’une partie agisse sur une autre, à savoir, l’âme sur le corps, comme on
le montrera plus complètement au huitième livre[1494].
#886. — Le Philosophe montre
ensuite (242a1) directement que tout
mobile a besoin d’un moteur pour changer, avec l’argument que voici.
Aucun mobile qui change par
lui-même ne repose de son changement du fait du repos d’un autre. Le
Philosophe admet ce principe comme pratiquement connu par soi[1495]. Il en tire que le
mobile qui repose parce que repose un mobile distinct de lui, doit aussi son
changement à un moteur distinct. Cela supposé, il conclut que tout mobile
change forcément sous l’action d’un moteur distinct. Que cette conclusion suive
de ses prémisses, il le prouve comme suit.
Ce mobile AB supposé changer par
lui-même doit être divisible, puisque tout mobile l’est[1496]. Puisqu’il est
divisible, aucun inconvénient n’empêche de le diviser. Divisons-le donc au
point C, de sorte qu’il ait pour parties BC et AC. BC se trouvant ainsi une
partie du mobile AB, si BC repose, tout AB le fait forcément. Si en effet[1497] le tout ne reposait pas
quand sa partie le fait, il faudrait que le tout change avec sa partie en
repos. Si on suppose ainsi que sa partie repose, on pourra prétendre que le
tout change seulement en raison d’une autre partie : BC, une partie,
reposerait, tandis que AC, l’autre partie, changerait. Mais aucun tout avec une
seule partie en changement ne change “en premier et par soi”. AB ne changera
donc pas “en premier et par soi”, ce qu’on supposait pourtant. Par conséquent,
avec BC en repos, tout AB doit reposer. Ce mobile, donc, “s’arrêtera”,
c’est-à-dire, cessera de changer, du fait du repos d’autre chose. Or on l’a
affirmé : si on repose et cesse de changer du fait du repos d’un autre
mobile, on doit son changement à un moteur. AB doit donc son changement à un
moteur.
Le même argument vaut pour tout
autre mobile, parce que tout mobile est divisible ; pour la même raison, il
faut, quand une partie repose, que le tout le fasse. Manifestement, donc, tout
mobile a besoin d’un moteur pour changer.
#887. — Cependant, on s’objecte de
bien des façons à cette preuve d’Aristote.
Galien, par exemple, s’objecte à la
déclaration d’Aristote que si une partie seulement du mobile change, tandis que
l’autre repose, le tout alors ne subit pas un changement par soi. Cela est
faux, dit-il, car des mobiles qui changent quant à une partie changent par soi.
De fait, Galien s’est trompé en
raison de l’homonymie attachée à la qualification “par soi”. Cette dernière se
prend parfois simplement en opposition au fait d’être ‘par accident’ ; sous ce
rapport, le mobile qui change quant à une partie le fait par soi, comme Galien
l’a compris. En d’autres contextes, cependant, elle se prend en opposition à la
fois à ce qui est par accident et à ce qui est ‘par une partie’. On qualifie
alors le changement non seulement de ‘par soi’, mais en plus de ‘premier’.
C’est en ce sens qu’Aristote prend ‘par soi’ ici. Cela est clair, puisqu’au
moment de conclure que “AB ne change donc plus par soi”, il ajoute, “or on lui
avait concédé un changement par soi et premier”.
#888. — L’objection d’Avicenne, par
contre, presse de plus près. Il objecte à cet argument, qu’il procède d’une
supposition impossible, et que c’est d’elle que découle une conséquence impossible,
et non du fait de supposer qu’une chose change par elle-même. Si en effet on
suppose qu’un mobile change par lui-même en premier et par soi, il lui est
naturel de changer à la fois quant à son tout et quant à ses parties. Si
ensuite on suppose que l’une de ses parties est en repos, on aura une position
impossible. C’est de cette position que découle l’impossible auquel Aristote
conduit, à savoir, que le tout ne change plus en premier et par soi, comme on
l’avait supposé.
À cette objection, on pourrait
répliquer ainsi : il est certes parfois impossible que la partie d’un
corps repose, du fait de la nature déterminée de ce corps, s’il s’agit d’un
corps de telle espèce, par exemple, le ciel ou du feu ; cependant, ce n’est pas
impossible, si c’est à la notion commune de corps qu’on regarde, parce que
pour un corps, en tant que corps, ni le repos ni le changement n’est exclu.
Mais Avicenne exclut cette réponse
de deux manières. D’abord, parce que pour pareille raison tout le corps,
pourrait-on dire, ne se voit pas le repos exclu du fait d’être un corps, comme
on le dit pour sa partie ; ainsi il était superflu d’assumer, en vue de prouver
le propos, la division du mobile et le repos de la partie. En second, parce
qu’une proposition devient absolument impossible, si son attribut répugne à
son sujet en raison de sa différence spécifique, même s’il ne lui répugne pas
en raison de son genre. Il est en effet impossible à l’homme d’être
irrationnel, même s’il n’en est pas empêché par le fait d’être animal. Ainsi
donc il est absolument impossible que la partie d’un corps qui se change
lui-même soit en repos, parce que cela contrarie la notion de pareil corps,
bien que cela ne contrarie pas la notion commune de corps.
#889. — Une fois cette réponse
écartée, Averroès résout autrement. Une conditionnelle, dit-il, peut être
vraie, dont l’antécédent comme le conséquent sont impossibles, comme
celle-ci : “Si l’homme est un âne, il est un animal irrationnel”. On doit
donc reconnaître comme impossible, si on admet que tel mobile se change
lui-même, que son tout ou sa partie repose ; comme il est impossible que le feu
ne soit pas chaud, du fait qu’il est pour lui-même la cause de sa chaleur.
Néanmoins[1498], cette conditionnelle
est vraie : “Si une partie d’un mobile qui se change lui-même repose,
alors son tout repose.” D’ailleurs, Aristote, si on regarde avec diligence ses
paroles, ne se sert jamais du repos de la partie, sauf par une locution qui a
la force d’une proposition conditionnelle. Il ne dit pas, en effet, “BC
repose”, mais : “si BC repose, ΑΒ doit le faire aussi”,
c’est-à-dire, plus généralement : “si une partie repose, le tout repose”.
C’est à partir de cette conditionnelle vraie qu’Aristote démontre son propos.
Toutefois, cette démonstration, dit
Averroès, n’appartient pas absolument au genre des démonstrations, mais plutôt
à ce genre qu’on appelle ‘démonstrations signes’, ou ‘démonstrations que…’[1499], dans lesquelles on
fait usage de pareilles conditionnelles.
De fait, cette solution convient
pour ce qu’il dit de la vérité de la conditionnelle. Manifestement, néanmoins,
on doit maintenir qu’il ne s’agit pas d’une démonstration ‘que’, mais
‘à cause de quoi’. Elle contient en effet la cause pour laquelle il
est impossible qu’un mobile se change lui-même.
Pour l’évidence de cela, on doit
savoir que se changer soi-même n’est rien d’autre que d’être pour soi la cause
de son propre changement. Or ce qui est cause pour soi de quoi que ce soit,
cela doit lui convenir ‘en premier’, parce que ce qui est premier en
n’importe quel genre est la cause de ce qui vient après. Ainsi le feu, cause de
chaleur pour lui-même et pour les autres, est le premier objet chaud. Aristote
a par ailleurs montré que dans le changement on ne trouve pas de premier, ni du
côté du temps, ni du côté de la grandeur, ni même du côté du mobile, en raison
de leur divisibilité[1500]. On ne peut donc
trouver de premier dont le changement ne dépende pas de quelque antérieur :
en effet, le changement du tout dépend de ceux des parties, et il se divise en
eux[1501]. Ainsi donc Aristote
montre la cause pour laquelle aucun mobile ne se change lui-même : c’est
qu’il ne peut y avoir de premier mobile, dont le changement ne dépende pas de
ses parties. C’est comme si on montrait qu’aucun divisible ne peut être le
premier être, parce que l’être de n’importe quel divisible dépend de ses
parties. Par conséquent, cette conditionnelle est vraie : “Si aucune
partie ne change, le tout ne le fait pas”, autant que celle-ci : “Si une
partie n’est pas, le tout non plus.”
#890. — Aussi même les
Platoniciens, en soutenant que certaines choses changent d’elles-mêmes, ont
quand même précisé que rien de corporel ou de divisible ne le fait et que
changer de soi-même convient seulement à une substance spirituelle : elle
s’intellige et s’aime elle-même. Ils appellent alors universellement toute
opération un changement. D’ailleurs, même Aristote[1502] nomme changements des
opérations de la sorte, à savoir, sentir et intelliger, en prenant alors le
changement au sens de l’acte du parfait. Ici néanmoins il parle du changement
en tant qu’acte de l’imparfait, c’est-à-dire, de l’être qui n’existe qu’en
puissance ; sous le rapport de pareil changement l’indivisible ne change pas[1503]. Il appert finalement
qu’Aristote, en soutenant que tout mobile a besoin d’un moteur pour changer,
alors que Platon soutenait que certaines entités changent par elles-mêmes, ne
diverge pas de lui dans la manière de penser, mais seulement dans celle de
s’exprimer[1504].
Démonstration du premier moteur local
678.
242a16 Comme tout mobile a besoin d’un
moteur pour changer, il en a forcément aussi besoin pour se déplacer. Ce moteur
aussi, par conséquent, en a besoin d’un autre, pour autant que lui-même se
déplace. Puis celui-là d’un autre encore. Bien sûr, il n’en va pas de même à
l’infini, toutefois ; la chaîne s’arrêtera quelque part et il y aura un moteur
qui sera cause en premier du déplacement.[1505]
679.
242a20 Si ce n’est pas le cas,
mais qu’on aille à l’infini, supposons que B déplace A, que C déplace B, puis
D, C, et qu’on aille de cette façon à l’infini. Comme moteur et mobile se
déplacent ensemble, Α
et Β,
manifestement, se déplaceront ensemble : durant le déplacement de Α, Β se déplacera aussi[1506] ; durant celui de B, C
se déplacera aussi ; durant celui de C, D aussi. Le déplacement de A, de B et
de chacun des autres se fera donc ensemble. On pourra donc prendre chacun d’eux
en lui-même : bien que chacun déplace l’autre, en effet, son déplacement
n’en est pas moins un en nombre et n’est pas infini quant à ses extrémités,
puisque justement tout mobile va d’un terme à un autre. En effet, un changement
peut se trouver le même en nombre, en genre ou en espèce. On regarde comme le
même en nombre celui qui va du même terme au même terme en nombre et s’effectue
en le même temps en nombre ; qui va par exemple de tel blanc, un en nombre, à
tel noir, en tel temps, un en nombre. Un changement qui a lieu en un autre
temps sera un non plus en nombre, mais en espèce. Celui qui est le même en
genre, par ailleurs, c’est celui qui concerne la même attribution, celle de la
substance ou d’un autre genre[1507]. Le même en espèce,
enfin, c’est celui qui va du même terme en espèce au même terme en espèce, par
exemple du blanc au noir, ou du bon au mauvais. On a déjà fait ces distinctions[1508]. Considérons donc
comme E le déplacement de A ; et comme Z celui de B ; et comme IT ceux de C, de
D [et de tous les autres mobiles] ; puis comme K le temps en lequel A se
déplace. Ce déplacement se trouvant déterminé, son temps le sera aussi : Κ ne sera pas infini. Or
c’est en le même temps qu’on faisait se déplacer Α, Β et chacun des autres
mobiles. Il se trouve donc que le déplacement EZIT, bien qu’il soit infini, se
produise en un temps fini, K. Car en ce temps où on convenait que A se
déplace, on supposait que tous les mobiles qui venaient à sa suite, infinis en
nombre, se déplacent aussi. En le même temps donc. Le déplacement de A pourra
bien se trouver égal ou plus grand que celui de B, mais cela ne changera rien ;
on aura de toute façon un déplacement infini en un temps fini. Voilà chose
impossible.[1509]
Insuffisance de la démonstration
680.
242b19 Il semblerait bien qu’on
ait ainsi démontré le propos initial[1510]. Mais de fait on ne l’a
pas démontré, puisque rien d’absurde ne survient. Il se peut, en effet, qu’un
changement infini s’effectue en un temps fini ; de fait, il ne s’agira pas du
même changement, toutefois, mais d’une somme de changements distincts chez une
infinité de mobiles. Ce qui était justement le cas des mobiles actuels[1511].
Correction de la démonstration
681.
242b24 Néanmoins, si le premier
mobile[1512] doit, quant au lieu et
au changement corporel, se trouver contigu à son moteur[1513] ou lui être continu,
comme on le voit de fait dans tous les cas, le tout ainsi formé de tous les
mobiles aura unité ou au moins continuité. Admettons-en la possibilité, et
considérons comme ABCD cette grandeur ou entité continue, et comme EZIT son
déplacement.[1514]
681bis.
242b29 Que cette grandeur soit finie ou infinie[1515], par ailleurs, cela ne
change rien. Car infinie ou finie, elle se déplacera pareillement en le temps
fini K[1516]. Or un cas comme
l’autre est impossible. Manifestement donc, on s’arrêtera à quelque moment et
on n’ira pas à l’infini, sans cesse déplacé par un autre moteur, mais on
rencontrera un premier mobile. Cela ne change rien qu’on le démontre d’après
une supposition[1517] ; tant que celle-ci est
possible, rien d’absurde ne devrait survenir.[1518]
#891. — Le Philosophe
vient de montrer que tout mobile a besoin d’un moteur pour changer. Il se met
ici à montrer son propos principal, qu’il existe “un premier changement et un
premier moteur”.
Cette considération se divise en
deux : il annonce d’abord son intention, puis (242a20) prouve son propos.
On vient de montrer
universellement, dit-il, que “tout mobile a besoin d’un moteur pour changer”.
Ce principe s’étend donc forcément au déplacement : tout ce qui se
déplace a aussi besoin d’un moteur pour le faire. Il applique spécialement au
déplacement ce qu’il a montré universellement plus haut, puisqu’il s’agit du
premier des changements[1519]. Aussi est-ce en
rapport à celui-ci qu’il procède ici à la démonstration du premier moteur.
Prenons donc un mobile en
déplacement. Il le doit à un moteur. Celui-ci, quant à lui, se déplace aussi ou
non. S’il ne se déplace pas, voilà notre propos atteint : il existe un
moteur immobile, ce qui est la propriété du premier moteur. S’il se déplace,
par contre, il a forcément besoin d’un autre moteur pour ce faire. Si ce
nouveau moteur se déplace aussi, il a encore besoin d’un autre. Mais cela ne
peut aller à l’infini ; on doit s’arrêter quelque part. Il existera donc un premier
moteur, première cause du déplacement, tel que lui-même ne se déplace pas,
mais déplace tous les autres.[1520]
#892. — Le Philosophe prouve
ensuite (242a20) ce qu’il supposait.
Cette preuve se divise en
trois : le Philosophe apporte d’abord la preuve même, puis (242b19) montre qu’elle reste
insuffisante et enfin (242b24) supplée de quoi l’étayer.
Il y a, disait-il, une première
cause au déplacement, puisque tout mobile a besoin d’un moteur pour se
déplacer. Ne pas le concéder entraîne une suite infinie de moteurs et de
mobiles, ce dont il prouve maintenant l’impossibilité. Supposons que B déplace
A ; puis que C déplace B, puis D, C ; et qu’on remonte ainsi à l’infini.
Manifestement, dans la mesure où on déplace en étant soi-même déplacé, moteur
et mobile se déplacent ensemble ; ainsi, si une main, en se déplaçant, déplace
un bâton, les deux se déplacent ensemble. Ainsi donc A et B se déplacent
ensemble. Pour la même raison, B et C aussi ; puis C et D aussi. C’est donc
ensemble, en le même temps, que s’effectue le déplacement de A et de tous les
autres mobiles. On peut tout de même prendre à part le déplacement de chacun de
cette infinité de mobiles. Ensuite, quoique chaque moteur déplace chaque
mobile, il n’en découle pas que tous les moteurs déplacent le dernier mobile,
mais que chaque moteur déplace chaque mobile, un à un : malgré l’infinité
des moteurs et des mobiles, chaque mobile garde son déplacement, un en nombre.
Malgré le nombre infini des déplacements, chacun n’est tout de même pas infini
“quant à ses extrémités”, c’est-à-dire qu’il n’est pas dépourvu de termes
extrêmes ; bien au contraire, le déplacement de chaque mobile est fini et doté
de termes extrêmes déterminés.
Que le changement de chacun de
cette infinité de mobiles soit un en nombre et fini, le Philosophe le prouve
du fait que, comme tout mobile effectue son changement entre deux termes,
c’est-à-dire, va de l’un à l’autre, un mode différent d’identité des termes
entraînera forcément une identité différente de changement : en nombre, en
espèce ou en genre.
Le changement identique “en
nombre”, c’est celui qui va du même terme initial au même terme final en
nombre. À condition bien sûr qu’il s’effectue aussi en un temps identique en
nombre. Il doit encore se rapporter à un mobile identique en nombre. À titre
d’illustration, le Philosophe ajoute que le changement qui n’en fait qu’un en
nombre va du même terme au même terme, à la manière dont telle altération va de
“tel blanc”, terme identique en nombre, à “tel noir”, autre terme identique en
nombre, et en “tel temps” déterminé, encore identique en nombre. Si un
changement s’effectuait plutôt en un autre temps, même égal, il ne serait plus
identique en nombre, mais en espèce seulement.
Par opposition, le changement
identique “en genre”, c’est celui qui concerne la même attribution[1521], celle de la substance
ou de quelque autre genre. Par exemple, toute génération de substance est
identique en genre, et de même toute altération.
Enfin, le changement identique “en
espèce”, c’est celui qui va d’un terme de même espèce à un terme de même
espèce. Par exemple, tout noircissement, allant du blanc au noir, est identique
en espèce ; de même toute dépravation, allant du bien au mal. On avait déjà
fait ces distinctions[1522].
Voilà nos deux prérequis :
moteur et mobile se déplacent ensemble et le déplacement de chacun des mobiles
peut se regarder comme fini et un. Considérons maintenant comme E le déplacement
de notre mobile A ; comme Z, celui de B ; et comme IT, ceux de C, de D et de
tous les mobiles consécutifs. Comme K, ensuite, le temps en lequel se déplace
A. Le déplacement de A est “déterminé”, c’est-à-dire fini ; le temps en lequel
il s’effectue, K, est donc aussi déterminé, non infini ; car le fini et
l’infini vont ensemble en matière de temps et de changement[1523]. Il appert de tout
cela que c’est en le même temps où A se déplace, que B et tous les autres
mobiles le font aussi. Par conséquent, leur déplacement à tous, EZIT,
s’effectue en un temps fini. Il est pourtant infini, se trouvant celui d’une
infinité de mobiles. Il s’ensuivra donc qu’un changement infini s’achève en un
temps fini, ce qui est impossible. Cette conclusion suit du fait qu’en le temps
où A se déplace, tous les autres mobiles, infinis en nombre, le font aussi.
Cela n’implique aucune différence, pour notre propos, que le déplacement de
tous ces mobiles se fasse à vitesse égale ou que les derniers mobiles se
déplacent plus lentement et prennent plus de temps : de toute façon il
s’ensuivra qu’un changement infini s’effectue en un temps fini, parce que
chacun des mobiles doit présenter une vitesse et une lenteur finie. Or il est
tout à fait impossible qu’un changement infini s’effectue en un temps fini. En
conséquence, la première supposition aussi était impossible, à savoir, qu’on
procède à l’infini de mobiles à moteurs.
#893. — Le Philosophe montre
ensuite (242b19) que l’argument
précédent ne conclut pas efficacement. En procédant ainsi, dit-il, on donne
l’impression de démontrer le propos principal, qu’on ne peut remonter à
l’infini des mobiles aux moteurs. Ce n’est pas le cas, toutefois, parce qu’aucune
absurdité ne découle des prémisses. Un changement infini peut très bien[1524] s’effectuer, en effet,
en un temps fini. À condition, néanmoins, que ce changement ne reste pas le
même et unique, mais en totalise plusieurs distincts, de sorte, c’est-à-dire,
qu’on ait affaire à une infinité de mobiles. Car rien n’empêche une infinité de
mobiles de changer ensemble en un temps fini, comme le concluait l’argument
précédent. On avait en effet en action une infinité de mobiles distincts,
effectuant des changements également distincts. C’est que l’unité du changement
requiert non seulement l’unité de temps et de terme, mais aussi de mobile[1525].
#894. — Le Philosophe montre
ensuite (242b24) comment garder à
l’argument précédent son efficacité : d’abord même avec ce qu’il
présupposait, puis (242a33)
absolument.
Le mobile premier et immédiat que
déplace corporellement un moteur mobile, dit-il, doit se trouver contigu avec
lui, comme le bâton l’est avec la main. Ou même se trouver en continuité avec
lui, comme une partie d’air avec une autre, ou comme sa partie l’est avec l’animal.
Manifestement, le moteur se trouve toujours joint au mobile de l’une de ces
façons.
Optons pour la dernière :
supposons que leur continuité constitue toute cette infinité de mobiles et de
moteurs en une entité unique, l’univers entier. Supposons-le donc, puisque cela
se peut. Ce tout qui constitue une espèce de grandeur continue, appelons-le
ABCD, et appelons son déplacement EZIT. Maintenant, on pourrait objecter que
EZIT était le déplacement de mobiles finis et ne peut donc être celui d’un tout
infini ; c’est pourquoi Aristote ajoute que cela ne change rien quant au
propos, que l’on prenne pour mobile une grandeur finie ou infinie. En effet,
quand A se déplaçait en un temps fini K, chacun des mobiles finis, infinis en
nombre, se déplaçait avec lui ; de même aussi toute la grandeur infinie peut
bien se déplacer en le même temps. La même impossibilité s’ensuit, quoi que
l’on concède : une grandeur finie faite de grandeurs infinies en nombre,
ou une grandeur infinie, qui se déplace en un temps fini. Car un mobile infini
ne peut se déplacer en un temps fini[1526]. La source de cette
impossibilité est bien la supposition initiale : de remonter à l’infini de
mobiles à moteurs. Manifestement donc on ne va pas à l’infini dans le
déplacement d’une chose par une autre ; cela doit au contraire s’arrêter
quelque part, avec un premier mobile déplacé par un moteur immobile.
#895. — Comme la preuve précédente
procède d’une supposition, celle que toute l’infinité des moteurs et des
mobiles se trouvent en continuité entre eux et constituent une grandeur unique,
on pourrait craindre ne pas pouvoir conclure absolument. C’est pourquoi le
Philosophe ajoute que cela ne change rien, que cette démonstration ait procédé
d’après une supposition ; car en partant d’une supposition possible, même
fausse, rien d’impossible ne peut s’ensuivre. Comme donc l’argument précédent
conduit à de l’impossible, cet impossible ne s’ensuit pas de la supposition
possible, mais d’autre chose qui doit être impossible, puisque de l’impossible
s’ensuit. Et ainsi, appert-il, dans les démonstrations conduisant à
l’impossible, il n’importe en rien, tant qu’on s’en tient à du possible[1527], qu’on adjoigne du faux
à l’impossible[1528], ou du vrai. En fait,
on montre l’impossibilité d’une chose quand, en lui adjoignant du possible,
même faux, de l’impossible s’ensuit d’elle, tout autant que si cet impossible
en découlait suite à l’adjonction de vrai. En effet, tout comme l’impossible ne
peut s’ensuivre du vrai, il ne peut s’ensuivre du possible non plus.
#896. — Mais, peut-on dire, il ne
se peut pas que tous les mobiles soient continus ; il est impossible que les
éléments se trouvent en continuité entre eux et avec les corps célestes.
Le possible et l’impossible,
doit-on répliquer, se prennent d’une façon différente, quand ce qu’on démontre
concerne le genre, et quand il concerne l’espèce. Car lorsqu’il s’agit d’une
espèce, il faut prendre comme impossible ce à quoi répugne ou son genre ou sa
différence spécifique, qui constituent sa définition. Mais quand il s’agit
d’un genre, on admet comme possible tout ce à quoi ne répugne pas sa
définition, même si la différence qui constitue l’une de ses espèces lui
répugne. Par exemple, si on parlait d’animal, on pourrait considérer comme
possible que tout animal soit ailé ; mais en descendant à la considération de
l’homme, il deviendrait impossible de regarder cet animal comme ailé. Or
Aristote parle ici des mobiles et des moteurs en commun, sans encore contracter
à des mobiles déterminés ; et être contigu ou continu est indifférent à la
notion de moteur et de mobile. Aussi admet-il comme chose possible que tous les
mobiles seraient continus entre eux ; mais ce serait impossible, s’il
s’agissait de considérer les mobiles dans leurs natures déterminées.
Moteur et mobile, ensemble
682.
243a3 Le premier moteur, non
comme fin visée[1529], mais comme principe
initial du changement[1530], et son mobile se
trouvent ensemble. ‘Ensemble’, au sens où il ne se trouve rien entre eux ;
c’est de fait un caractère commun à tout mobile et moteur.
Trois espèces de mouvements
683. 243a6 Il y a trois mouvements[1531] : l’un concerne le
lieu, un autre la qualité, un autre la quantité. Il faut donc qu’il y ait aussi
trois mobiles. Le mouvement qui concerne le lieu, c’est le déplacement ; celui
qui concerne la qualité, l’altération ; celui qui concerne la quantité, la
croissance et la décroissance.[1532] Parlons donc d’abord du
déplacement, car c’est le premier des mouvements.
Le moteur, avec ce qu’il déplace
684.
243a11 Tout mobile, certes, se
déplace par soi-même ou grâce à un moteur distinct. Dans le premier cas,
manifestement, comme le mobile a son moteur[1533] en lui-même, les deux
sont ensemble et rien n’intervient entre eux.
685.
243a15 On est déplacé par un
moteur distinct de quatre manières. Les voici : la poussée, la traction,
le portage, le roulement[1534]. Tout autre mode de
déplacement s’y ramène éventuellement.
686.
243a18 La poussée est tantôt
impulsion tantôt expulsion : impulsion quand le moteur ne laisse pas son
mobile, expulsion quand il le laisse.[1535]
687.
243a20 Le portage se fonde sur
les trois autres déplacements.[1536] On ne s’y déplace pas
par soi, mais par accident, car on le fait en autant qu’on se trouve en ou sur
un autre mobile en déplacement. Quant au porteur, il se déplace du fait qu’on
le pousse, tire ou roule. Le portage se fondra donc manifestement sur les trois
autres déplacements.
688.
243b4 La traction, elle, est
un déplacement plus rapide, vers soi ou vers autrui[1537], sans que le moteur qui
tire se trouve séparé du mobile qu’il tire. La traction s’exerce effectivement
tantôt vers soi, tantôt vers autrui. Les tractions qui restent se ramèneront à
celles-là, avec les mêmes espèces : l’inspiration et l’expiration, le
crachement, toutes les émissions et réceptions de corps, même la ‘spathesis’ et
la ‘kerkisis’[1538]. Il s’agit tantôt
d’union, tantôt de séparation. Tout déplacement donc est union ou séparation.[1539]
689.
243b12 Le roulement se compose
de traction et de poussée, car le moteur tantôt pousse, tantôt tire le mobile[1540].
690. 244a2 Manifestement donc, puisque tant le pousseur et son
mobile, que le tireur et son mobile, sont ensemble, rien n’intervient entre
mobile et moteur, dans un déplacement.
691. 244a5 Cela est d’ailleurs manifeste à partir des définitions
données[1541] : la poussée est
un déplacement allant de soi ou d’autrui à autre chose, tandis que la traction
en est un d’autre chose à soi ou à autrui[1542]. C’est le cas encore
pour la ‘synosis’ et la ‘diosis’[1543].
692. 244a9 La projection, c’est qu’on se déplace plus rapidement
que son déplacement naturel, en raison d’une poussée particulièrement forte. On
est alors ainsi déplacé jusqu’à ce que son propre déplacement redevienne le
plus fort. Manifestement alors, dans le déplacement, mobile et moteur sont
ensemble[1544], et rien n’intervient
entre eux.[1545]
#897. — Dans sa
démonstration précédente, Le Philosophe supposait que le moteur est contigu ou
continu au mobile ; il entend maintenant le prouver.
Il montre d’abord son propos, puis (245b3) prouve autre chose
qu’il suppose dans cette preuve.
Le premier point se divise en
deux : il annonce d’abord son intention, puis (243a6) prouve son propos.
Moteur et mobile, dit-il, se
trouvent ensemble. ‘Moteur’, toutefois, peut se prendre en deux sens. En un
sens, comme la fin motive l’agent ; pareil moteur est parfois distant de
l’agent qu’il motive. En l’autre sens, comme son principe initie le changement
; c’est à pareil moteur qu’on pense ici. C’est pour cela que le Philosophe
précise : “ non comme fin visée, mais comme principe initial du changement
”.
En outre, le moteur comme principe
de changement est tantôt immédiat, tantôt éloigné. Il est question ici du
moteur immédiat. C’est pourquoi le Philosophe précise : “le premier
moteur”, dans l’idée de signifier par ‘premier’ celui qui est immédiat au
mobile, non celui qui vient en premier dans l’ordre des moteurs.
Au cinquième livre[1546], il a défini comme
‘ensemble’ ce qui se trouve dans le même lieu. On pourrait donc croire, quand
il dit ici que moteur et mobile sont ensemble, que lorsqu’un corps en déplace
un autre, les deux doivent se trouver dans le même lieu. C’est pour exclure
cela qu’il précise qu’il dit ici ‘ensemble’ moteur et mobile non parce qu’ils
se trouveraient dans le même lieu, mais parce qu’il ne se trouve rien entre
eux, de la manière dont des entités contiguës ou continues sont ensemble, du
fait que leurs termes soient ensemble ou bien n’en fassent qu’un.
Ensuite, comme, dans la
démonstration précédente, il a regardé seulement le déplacement, on pourrait
croire que sa conclusion ne vaudrait que pour ce changement-là. Aussi
ajoute-t-il, pour écarter cette interprétation, que cette affirmation, que
moteur et mobile se trouvent ensemble, est commune et non réservée au
déplacement. De fait, il est commun à toute espèce de changement que moteur et
mobile se trouvent ensemble, au sens explicité.
#898. — Le Philosophe prouve
ensuite (243a6) son propos.
Cette preuve se divise en
deux : le Philosophe énumère d’abord les espèces de mouvements, puis (243a11) prouve son propos pour
chaque espèce une à une.
Il y a, dit-il, trois
mouvements : l’un quant au lieu, appelé déplacement ; un autre quant à la
qualité, appelé altération ; et un autre quant à la quantité, appelé croissance
et décroissance. Le Philosophe ne mentionne pas la génération et la corruption,
parce que ce ne sont pas des mouvements[1547]. Ce sont cependant les
termes d’un mouvement, à savoir, d’une altération[1548] ; aussi, la preuve du
propos pour le cas de l’altération vaudra aussi pour la génération et la
corruption.
De même qu’il y a trois espèces de
mouvements, il y a pareillement trois espèces de mobiles et de moteurs. Notre propos,
que moteur et mobile vont ensemble, vaut pour tous, comme on le montrera pour
chacun un à un. Mais on doit le montrer d’abord pour le déplacement, le premier
des mouvements[1549].
#899. — Le Philosophe montre
ensuite (243a11) son propos pour chacun
des trois mouvements énumérés, un à un : d’abord pour le déplacement, puis
(244b2) pour l’altération et
enfin (245a11) pour la croissance et
la décroissance.
Concernant le déplacement, il
divise en deux : il montre son propos d’abord chez les mobiles où il est
plus manifeste, puis (243a15) chez ceux où il est plus caché.
On doit l’admettre, dit-il, tout ce
qui se déplace le fait par soi-même ou grâce à un moteur distinct. Dire qu’on
se déplace par soi-même prête toutefois à deux sens. En un sens, en raison de ses
parties : on se déplace par soi du fait qu’une partie déplace l’autre[1550]. En l’autre sens, “en
premier et par soi”, de sorte que tout entier on se déplace tout entier, comme
on a prouvé déjà qu’en ce sens rien ne se déplace soi-même[1551]. Mais qu’on concède qu’on
se déplace par soi-même en l’un ou l’autre sens, le moteur se trouve
manifestement dans le mobile même, soit comme le même en lui-même, soit comme
la partie dans le tout, comme l’âme est en l’animal. Par conséquent, moteur et
mobile sont ensemble, de sorte que rien n’intervienne entre eux.
#900. — Le Philosophe montre
ensuite (243a15) ce même propos chez les
mobiles déplacés par un moteur distinct où c’est moins manifeste.
Cette
preuve se divise en trois : Le Philosophe distingue d’abord les procédés où
on se fait déplacer par un moteur distinct, puis (243a20) les réduit à deux et enfin (244a6) prouve son propos pour ces deux-là.
La
distinction de ces procédés se fait en deux étapes : le Philosophe d’abord
les divise. Il y en a quatre, dit-il : la poussée, la traction, le portage
et le roulement ; de fait, tous les déplacements par un moteur distinct se
réduisent à ceux-là.
#901.
— Il manifeste ensuite (243a18) les quatre procédés énumérés.
Il
manifeste d’abord la poussée, produite quand le moteur éloigne le mobile de lui[1552]. Il la divise en deux espèces : l’impulsion et l’expulsion. On
parle d’impulsion, quand le moteur pousse le mobile sans le laisser et
l’accompagne où il le conduit ; d’expulsion, quand il le laisse en le poussant
et ne l’accompagne pas jusqu’à la fin du déplacement.
#902.
— Le Philosophe manifeste en second (243a20) le portage. Celui-ci, dit-il, se fonde sur les trois autres
déplacements : la poussée, la traction et le roulement, à la manière dont
ce qui est par accident se fonde sur ce qui est par soi. Porté, en effet, on ne
se déplace pas par soi, mais par accident, dans la mesure où c’est un autre
mobile qui se déplace, où on se trouve, comme lorsqu’on est porté par le navire
où on se trouve, ou sur quoi on se trouve, comme lorsqu’on est porté par un
cheval. Le porteur, lui, se déplace par soi, car il n’y a pas à procéder à
l’infini quant au mobile par accident. Le premier porteur doit effectuer un
déplacement par soi : poussée, traction ou roulement. Manifestement, par
suite, le portage rentre dans les trois autres.
#903.
— En troisième (243b4), il
manifeste une troisième espèce : la traction.
La
traction, doit-on savoir, diffère de la poussée, où le moteur constitue le
terme d’où le mobile se déplace ; dans la traction, au contraire, il incarne le
terme où il aboutit. Il tire, donc, dit-on, le moteur qui déplace un mobile
vers soi.
À
remarquer que cela se peut en trois sens.
D’abord,
comme la fin le fait ; même la fin, dit-on, attire[1553], comme dans le mot du poète : « Son plaisir attire tout un
chacun. » En ce sens, on peut dire aussi que le lieu attire ce qui y va
naturellement.
On
attire aussi en un autre sens, peut-on dire, du fait de déplacer un mobile vers
soi en lui causant une altération qui le fasse se déplacer. C’est en ce sens
que l’aimant, dit-on, attire le fer. À la ressemblance du générateur, qui
déplace le lourd et le léger, en leur conférant une forme qui les fait se
déplacer vers un lieu, l’aimant confère une qualité au fer qui le fait venir à
lui.
La
vérité en appert à trois signes.
Premier
signe : l’aimant n’attire pas le fer de n’importe quelle distance, mais
seulement de proche. Or si le fer allait à l’aimant seulement comme à sa fin,
comme le lourd va à son lieu, il y tendrait de n’importe quelle distance.
Second
signe : si on enveloppe l’aimant, il ne peut plus attirer le fer. Comme si
cette enveloppe annulait sa capacité d’altérer ou produisait une altération
contraire.
Troisième
signe : pour attirer le fer, l’aimant a besoin qu’on le frotte contre lui,
surtout s’il est petit. Comme si le fer devait recevoir de l’aimant quelque
vertu pour aller à lui. Ainsi donc l’aimant attire le fer non seulement comme
fin, mais aussi comme moteur et altérant.
On
attire aussi en un troisième sens : lorsqu’on fait venir à soi par simple
déplacement. C’est en ce sens que la traction se définit ici : un corps en
tire un autre, mais se déplace avec ce qu’il tire.
#904.
— C’est ce qu’il précise, en disant que “la traction, elle, est un
déplacement plus rapide, vers soi ou vers autrui, sans que le moteur qui tire
se trouve séparé du mobile qu’il tire”. Il dit par
ailleurs : “vers soi ou vers autrui”, parce que le moteur volontaire peut
user d’autrui comme de soi. Pour cela, il peut pousser d’autrui comme de soi et
tirer à autrui comme à soi. Mais cela ne se peut pas dans le déplacement
naturel ; la poussée naturelle y part toujours du moteur qui pousse, et la
traction naturelle y va vers celui qui tire.
Le
Philosophe précise encore : “un déplacement plus rapide”, parce qu’il
arrive parfois que le mobile tiré aille déjà par lui-même où on le tire ; il
est alors contraint par qui le tire à y aller plus rapidement. Pour imposer son
propre déplacement, le moteur doit alors se déplacer plus rapidement que ne le
fait naturellement son mobile.
Il
précise encore : “sans
que le moteur qui tire se trouve séparé du mobile qu’il tire”, pour différencier de la poussée où, parfois, le moteur se trouve
séparé du mobile, bien que pas toujours. Dans la traction, cependant, cela
n’arrive jamais ; au contraire, le moteur s’y déplace toujours avec son mobile.
Le
Philosophe insiste enfin sur cette précision : “vers soi ou vers autrui”,
du fait que, dans les déplacements volontaires, la traction peut conduire
tantôt au moteur même, tantôt aussi à autrui.
#905.
— Il y a toutefois des déplacements où ne se retrouve pas aussi manifestement
cette définition de la traction. Aussi montre-t-il qu’eux aussi se réduisent
aux modalités de la traction présentées : vers soi et vers autrui. C’est
ce qu’il précise : toutes les autres tractions, même celles qu’on nomme
autrement, se réduisent à ces deux modalités de la traction. C’est qu’elles
s’identifient à ses espèces, puisque les déplacements reçoivent leur espèce de
leurs termes ; or ces tractions aussi vont vers soi ou vers autrui, comme il
appert de l’inspiration et de l’expiration : l’inspiration est une
attraction d’air et l’expiration en est une expulsion. Pareillement, le crachement
est une expulsion de crachat. On doit dire la même chose de tous les autres
déplacements, par lesquels des corps sont envoyés à l’extérieur ou reçus à
l’intérieur : l’émission se réduit encore à une poussée et la réception à
une traction.
Pareillement
aussi la ‘spathesis’ est une poussée et la ‘kerkisis’ une attraction. Car
‘spathe’, en grec, veut dire ‘épée’ ou ‘palme’. Aussi la ‘spathesis’ est la
même chose que la ‘spathatio’, c’est-à-dire un coup avec une épée, qui se donne
en poussant. C’est pourquoi une autre version, qui dit ‘spéculation’, est
manifestement corrompue par une erreur de copiste : à la place de
‘spathatio’, le copiste a mis ‘spéculation’. La ‘kerkisis’, elle, est une
attraction. La ‘kerkis’, en grec est une espèce d’instrument dont se servent
les tisseurs, qui tirent à eux en tissant ; c’est ce qu’en latin on appelle le
‘radius’, la navette. D’ailleurs, une autre version porte ‘radiatio’.
Ces
deux types de déplacements, et de même n’importe quel autre type d’émission et
de réception, en comportent un d’union, qui tient de l’attraction, parce qu’en
unissant on tire une chose vers une autre ; et un de séparation, qui tient de
la poussée, parce qu’en poussant on déplace une chose loin d’une autre. Tout
déplacement, appert-il, est union ou séparation, parce qu’il éloigne ou
rapproche une chose d’une autre. Bref, tout déplacement est poussée ou
traction.
#906.
— Le Philosophe manifeste ensuite (243b12) ce qu’est la rotation. Ce déplacement, dit-il, se compose de traction
et de poussée. En roulant, en effet, on pousse, puis on tire.
#906bis.
— Il montre ensuite (244a2) que les quatre déplacements décrits se réduisent tous à la poussée et
à la traction, et que le même jugement est à porter sur tous et sur ces
deux-là. En effet le portage consiste en les trois autres et la rotation se
compose de poussée et de traction ; il reste donc que tout déplacement dû à un
moteur distinct se réduit à une poussée ou une traction. Manifestement donc, si
lors d’une poussée ou d’une traction moteur et mobile sont ensemble —
c’est-à-dire si celui qui pousse et ce qu’il pousse, comme celui qui tire et ce
qu’il tire sont ensemble —, il sera universellement vrai que rien n’intervient
entre moteur et mobile dans un déplacement.
#907.
— Le Philosophe prouve ensuite (244a5) son propos dans ces deux déplacements.
Il
présente d’abord
deux arguments pour montrer son propos, puis (244a9) exclut une objection.
Le
premier argument se tire de la définition de chacun des déplacements. Comme la
poussée en est un qui mène loin de soi ou d’autrui vers autre chose, il faut
bien qu’au moins au début du déplacement le moteur qui pousse et le mobile
qu’il pousse soient ensemble, au moment où en poussant il écarte de lui ou
d’autrui le mobile. À l’inverse, la traction est un déplacement vers soi ou
autrui[1554], où le moteur n’est pas séparé de son mobile. Par là, il devient
manifeste pour les deux déplacements que moteur et mobile sont ensemble.
Le
second argument se tire de l’union et de la séparation. La poussée, a-t-on
dit, est séparation, et la traction, union. C’est le sens de cette
précision : “c’est le cas encore pour la synosis”, c’est-à-dire,
pour l’union, “et pour la diosis”, c’est-à-dire, pour la séparation.
On ne pourrait pas unir ou diviser, si on n’était pas présent à ce qu’on unit
et sépare. Lors de la poussée et de la traction, appert-il ainsi, moteur et mobile
sont ensemble.
#908.
— Le Philosophe exclut ensuite (244a9) une objection qu’on peut soulever à propos de la poussée. Pour la
traction, a-t-on dit, en effet, le moteur, dans son déplacement, n’est pas
séparé du mobile. Pour la poussée, a-t-on dit, par contre, il arrive au moteur
de laisser le mobile. Pareille poussée s’appelle une expulsion, dont une espèce
est la projection, le cas où on pousse une chose au loin avec une certaine
violence. Dans la projection, semblerait-il, le moteur et le mobile ne sont pas
ensemble. Pour exclure cette exception, le Philosophe dit que la projection se
produit lorsque le déplacement du mobile devient plus rapide que son
déplacement naturel, en raison d’une forte impulsion. En effet, quand une chose
est projetée avec une forte impulsion, l’air se déplace plus rapidement que son
déplacement naturel, et le corps projeté se trouve confié à ce déplacement de
l’air. Aussi longtemps que l’air conserve cette impulsion, l’objet projeté
continue son déplacement. C’est là le sens de sa remarque, qu’avec pareille
impulsion, le projectile se trouve aussi longtemps déplacé que le déplacement
de l’air l’emporte sur son déplacement naturel.[1555]
Une
fois écartée cette difficulté, le Philosophe conclut que moteur et mobile sont
ensemble, et que rien n’intervient entre eux.
L’altérant, avec l’altéré
693. 244a14 Rien n’intervient non plus entre
altéré et altérant. L’induction le manifeste : en tous les cas, le
dernier altérant et le premier altéré se trouvent ensemble.
694.
244a19 Qu’étant doté de
qualité, on subisse altération tient au fait qu’on soit sensible[1556]. C’est en effet par
leurs qualités sensibles que les corps diffèrent les uns des autres :
poids vs légèreté ; dureté vs mollesse ; son et absence de
son ; blancheur et noirceur ; douceur et amertume ; humidité et sécheresse ;
densité et rareté. Ainsi que par leurs intermédiaires. Pareillement encore par
les autres qualités saisies par les sens, comme la chaleur et le froid ; le
lisse et le rugueux ; car voilà encore des affections de la qualité concernée[1557]. C’est par elles que
diffèrent les corps sensibles, soit qu’ils en méritent plus ou moins
l’attribution, soit qu’ils en subissent l’affection.[1558] En effet, se faire réchauffer
ou refroidir, se faire rendre doux ou amer ou de subir l’une des affections
mentionnées[1559], convient pareillement
aux corps animés et aux inanimés, ainsi qu’aux parties inanimées des corps
animés. Les sens eux-mêmes se font altérer, car ils subissent des
affections : leur acte implique le changement d’un corps[1560] qui subit une affection
du fait de la sensation. Bref, tout ce qui altère l’inanimé altère aussi
l’animé. Par contre, tout ce qui altère l’animé n’altère pas aussi
l’inanimé : il ne subit pas l’altération de la sensation, il lui échappe
qu’il subit des altérations[1561]. D’ailleurs, il échappe
aussi à l’animé qu’il subit une altération ; rien ne l’empêche, quand ce n’est
pas avec ses sens qu’il la subit. Si donc les affections sont sensibles et que
c’est par elles que l’altération a lieu, il devient certes manifeste qu’affecté
et affection se trouvent ensemble, et que rien n’intervient entre eux.[1562]
695.
245a6 D’abord, l’air est
en continuité avec l’un, puis l’autre l’est à l’air ; il en va de même de la
surface colorée avec la lumière et de la lumière avec la vue[1563]. Il en va pareillement
de l’ouïe et de l’odorat avec leur premier moteur[1564]. C’est de la même façon
que le goût et la saveur sont ensemble. C’est pareil pour les corps inanimés et
insensibles.[1565]
L’accroissant, avec l’accru
696. 245a11 Le mobile qui croît et le moteur
qui l’accroît sont dans le même cas, car la croissance est une espèce d’addition,
de sorte que ce mobile et ce moteur se trouvent ensemble. Le cas de la
décroissance est pareil, car la cause de la décroissance est une espèce de soustraction.[1566] Manifestement donc,
rien n’intervient entre moteur dernier et mobile premier[1567].
#909. — Le Philosophe a
montré, dans le cas du déplacement, que moteur et mobile sont ensemble. Il le montre
maintenant pour l’altération : “rien n’intervient non plus entre altérant
et altéré”. Il le prouve d’abord par induction, du fait que manifestement, en
tout cas d’altération, le dernier altérant et le premier altéré sont ensemble.
Apparemment, toutefois, certaines
altérations font exception. Ainsi, le soleil réchauffe l’air sans pour autant
réchauffer les sphères intermédiaires des planètes. Aussi, il existe un
poisson qui, pris au filet, paralyse les mains du pêcheur qui tire le filet,
sans pourtant paralyser ce filet.
Cependant, doit-on répliquer,
chaque patient subit l’action de son agent à sa manière. Aussi, les
intermédiaires entre le premier altérant et le dernier altéré subissent une
altération provenant du premier altérant, mais ne la subissent peut-être pas
de la même manière que le dernier altéré. Le filet en subit donc une du poisson
paralysant, mais non la paralysie, puisqu’il n’en est pas capable. De même, les
sphères intermédiaires des planètes reçoivent quelque chose du soleil : sa
lumière, mais pas sa chaleur.
#910. — Le Philosophe prouve
ensuite (244a19) la même chose avec un
argument qui va comme suit.
Toute altération ressemble à celle
que produit la sensation ; or là, l’altérant et l’altéré sont ensemble ; il en
va donc aussi de même en toute altération.
Voici comment le Philosophe prouve
sa mineure. Toute altération se rapporte à une qualité sensible, la troisième
espèce de qualité. C’est que les corps s’altèrent en rapport à leur première
différence et celle-ci tient à leurs qualités sensibles : la lourdeur et
la légèreté, la dureté et la mollesse, perçues par le toucher ; le son et
l’absence de son, perçus par l’ouïe — si on pense au son en acte, néanmoins, il
s’agit d’une qualité de l’air, suite à un déplacement ; manifestement donc, en
rapport à pareille qualité, il n’existe aucune altération en premier et par soi
; mais si on pense au son en puissance[1568], alors c’est une
altération qui rend sonore ou non sonore — ; le blanc et le noir, qui relèvent
de la vue ; la douceur et l’amertume, qui relèvent du goût ; l’humidité et la
sécheresse, la densité et la rareté, qui relèvent du toucher. La même raison
vaut pour ces contraires et leurs intermédiaires. Il y a encore d’autres
qualités qui tombent sous le sens, comme la chaleur et le froid, la douceur et
l’âpreté, saisies elles aussi par le toucher.
Ce sont là, en effet, des
affections contenues sous le genre de la qualité. On les appelle des ‘affections’,
parce qu’elles affectent les sens ou parce qu’elles sont causées par des affections[1569]. On les appelle même
des ‘affections des corps sensibles’, parce que les corps sensibles diffèrent
en rapport à elles, du fait, par exemple, que l’un est chaud et l’autre froid,
l’un lourd et l’autre léger, et ainsi des autres ; ou du fait que l’un des
corps mentionnés reçoive les deux attributions en plus ou en moins. Ainsi, le
feu diffère de l’eau selon la différence du chaud et du froid ; mais de l’air,
en plus ou moins chaud. C’est aussi sous ce rapport qu’on attend une différence
entre les corps sensibles, en autant qu’ils subissent l’une d’elles, bien
qu’elles ne leur appartiennent pas naturellement. On fait ainsi une différence
entre des corps réchauffés et des corps refroidis, entre ceux qui deviennent
doux et ceux qui deviennent amers, du fait d’une affection et non de leur
nature.
Se faire altérer en rapport à
pareilles qualités concerne tous les corps sensibles, animés comme inanimés.
Par ailleurs, les corps animés ont des parties “animées”, c’est-à-dire
sensibles, comme l’œil et la main, et d’autres “inanimées”, c’est-à-dire non
sensibles, comme les cheveux et les os. Mais les unes comme les autres se font
altérer en rapport à de pareilles qualités, parce que les sens, quand ils
sentent, sont affectés. Car les actions des sens, comme l’audition et la
vision, sont pour le corps des mouvements avec affection du sens. En effet,
toute action des sens se fait moyennant un organe corporel : c’est au
corps justement que convient le changement et l’altération. Par conséquent,
affection et altération concernent plus proprement le sens que l’intellect,
dont l’opération ne se fait pas moyennant un organe corporel.
Ainsi donc, appert-il, quelles que
soient les qualités et les changements auxquels se rapportent les altérations
des corps inanimés, c’est encore à elles que se rapportent les altérations des
corps animés. Cela ne se convertit pas, toutefois, car les corps animés
subissent en plus une altération en rapport aux sens qui ne se rencontre pas
dans les corps inanimés. Les corps inanimés ne connaissent pas leur altération
; elle leur est cachée, ce qui n’arriverait pas si leur altération impliquait
sensation.
Pour qu’on ne croie impossible de
se faire altérer par une qualité sensible sans en avoir sensation, le
Philosophe mentionne que cela ne se vérifie pas seulement pour les choses
inanimées, mais aussi dans les choses animées. Car rien n’empêche que leur
altération échappe aussi aux corps animés ; par exemple, quand elle leur vient
sans altération de leurs sens, comme lorsqu’ils se trouvent altérés en des
parties non sensibles.
Les affections du sens, appert-il
de ces considérations, sont telles que rien n’intervienne entre agent et
patient. Comme toute altération se fait moyennant des affections du genre de
celles qui altèrent les sens, il s’ensuit que l’altérant qui entraîne des
affections et l’altéré qui les subit sont ensemble, sans rien entre eux.
#911. — Le Philosophe prouve
ensuite (245a6) sa majeure, que dans
l’altération du sens l’altérant et l’altéré se trouvent ensemble. C’est que,
“avec l’un”, à savoir, le sens, par exemple, avec la vue, l’air “est en
continuité”, c’est-à-dire joint sans moyen terme, puis avec l’air un corps visible
se trouve aussi en continuité. De toute évidence, la superficie du corps
visible, qui est le sujet de la couleur, se termine à “la lumière”,
c’est-à-dire à l’air illuminé, qui se termine à la vue. Ainsi, appert-il, l’air
altéré et ce qui l’altère sont ensemble, et pareillement la vue altérée et
l’air qui l’altère. Il en va pareillement pour l’ouïe et l’odorat, si on les
rapporte à l’objet qui les affecte en premier, le corps sensible ; car ces sens
opèrent moyennant un milieu extrinsèque. Le goût et la saveur, quant à eux,
sont ensemble ; en effet, ils ne recourent même pas à un milieu extrinsèque
pour les joindre. Il en va pareillement du toucher. Enfin, il en va de la même
manière dans les choses inanimées et insensibles : l’altérant et l’altéré
sont ensemble.
#912. — Le Philosophe prouve
ensuite (245a11) la même chose pour le
mouvement de croissance et de décroissance. D’abord pour le mouvement de
croissance : ce qui croît et ce qui le fait croître doivent se trouver
ensemble, parce que la croissance se fait par addition ; c’est par l’addition
d’une certaine quantité qu’une chose croît. Il en va pareillement dans la
décroissance, car la cause de la décroissance est la soustraction d’une
certaine quantité.
Cette preuve peut se comprendre de
deux manières. Dans l’une, la quantité même ajoutée ou soustraite constitue le
moteur prochain de ces mouvements. En effet, Aristote même dit que la chair
augmente pour autant qu’elle a quantité[1570]. Ainsi le mobile et son
moteur sont manifestement ensemble, car une chose ne peut se trouver ajoutée à
une autre ou soustraite d’elle sans que les deux se trouvent ensemble. Cet
argument procède aussi de l’agent principal, puisque toute addition est une
union, et toute soustraction une séparation. On a montré plus haut[1571], d’ailleurs que, dans
le mouvement d’union et de séparation, moteur et mobile sont ensemble ; il en
va aussi de même, reste-t-il, dans le mouvement de croissance et de
décroissance.
Il conclut par la suite
universellement qu’entre dernier moteur et premier mobile rien n’intervient.
Énoncé
697.
245b3 Tel que supposé, c’est
toujours par des qualités sensibles qu’on se trouve altéré, de sorte que
seulement les mobiles auxquels on attribue d’en être affectés par soi[1572] subissent quelque
altération. Voici de quoi nous en convaincre.
Preuve – Pas d’altération première dans les formes et figures
698. 245b5 En ce qui concerne les autres
qualités, on attendrait de l’altération surtout dans les figures et les formes,
ainsi que dans les habitus. Du fait qu’on les perde et les acquière, ces
qualités semblent se prêter à l’altération. Ce n’est pourtant le cas pour
aucune ; plutôt, leur génération s’ensuit de l’altération de leurs sujets, une
fois leur matière condensée ou raréfiée, échauffée ou refroidie. Mais leur
génération ne constitue pas comme elle une altération.[1573]
699.
245b10 On n’appelle pas, en
effet, la forme de la statue du nom de la matière qui la revêt, ni non plus la
figure d’une pyramide ou d’un lit du nom du sujet qui les revêt[1574]. On dit plutôt, par
dénomination[1575], que cette forme ou
cette figure [ou l’entité qui résulte] est ‘en airain’, ‘en cire’ ou ‘en bois’.
Dans le cas du sujet altéré, par contre, on le fait : on dit que l’airain
est ‘humide’, ‘dur’, ‘chaud’. Même qu’on ne parle pas seulement ainsi : on
dit aussi que l’humide et le chaud est ‘airain’, faisant de la matière un
homonyme de son affection[1576]. Bref, on ne fait ni du
sujet qui revêt une forme ou une figure, ni de l’entité qui en résulte, des
homonymes des [formes et] figures qu’ils ont revêtues, tandis qu’on fait du
sujet altéré un homonyme de ses affections ; manifestement donc l’altération
a lieu dans les seules qualités sensibles.[1577]
700.
246a6 En outre, penser
autrement confine à l’absurde. Soutenir qu’un homme ou une maison s’altère en
parvenant à sa fin, c’est ridicule. C’est donner la perfection d’une
maison : sa couverture et ses murs[1578], comme une altération
ou prétendre que ces compléments l’altèrent. Manifestement donc s’engendrer
ne revient pas à s’altérer.[1579]
Pas d’altération première dans les habitus corporels
701.
246a19 Il n’y a pas non plus
d’altération dans les habitus, car les habitus sont des vertus et des vices. Or
toute vertu et tout vice sont des relatifs. La santé, par exemple, tient à une
proportion entre chaud et froid, soit interne[1580], soit en rapport à
l’environnement. La beauté et la vigueur[1581] sont
aussi des relatifs, car il s’agit de dispositions du parfait pour ce qu’il a de
mieux[1582] ; le parfait,
c’est-à-dire, ce qui conserve sa disposition naturelle[1583]. Les vertus et les
vices sont donc des relatifs. Or les relatifs ne sont pas des générations ; il
n’y en a non plus de toute façon ni génération ni altération. Manifestement on
ne trouve pas du tout chez les habitus les conditions de l’altération.[1584]
#913. — Dans un argument précédent[1585], le Philosophe a
supposé que toute altération se rapporte à des qualités sensibles. Aussi
entend-il le prouver ici.
Il présente d’abord son intention,
puis (245b5) prouve son propos.
Maintenant, dit-il, on doit revenir
sur cette supposition : toute altération se rapporte à une qualité
sensible, dont la conséquence est qu’on ne peut s’altérer que dans la mesure où
est affecté par soi par de pareilles qualités.
#914. — Le Philosophe
prouve ensuite (245b5)
son propos avec un argument a majori.
Il présente d’abord cet argument,
puis (245b10) prouve quelques suppositions
assumées à son propos.
À part les qualités sensibles,
dit-il, c’est dans la quatrième espèce de qualité, celle qui concerne la
quantité : la forme et la figure, qu’il paraît surtout y avoir de
l’altération ; ainsi que dans la première espèce de qualité, où se rangent
habitus et dispositions. Il y a là altération, à ce qu’il paraît, du fait que
pareilles qualités se perdent ou s’acquièrent. Manifestement, cela ne peut
aller sans changement ; or le changement qui a trait à la qualité est
l’altération[1586].
Cependant, dans ces qualités de la
première et de la quatrième espèce, il ne se produit pas d’altération première
et principale, mais secondaire : ces qualités s’engendrent suite à des
altérations des premières qualités[1587]. Ainsi, quand la
matière de son sujet se condense ou se raréfie, manifestement ce sujet change
de figure ; pareillement, se réchauffer ou se refroidir le fait changer sous
le rapport de la santé et de la maladie, des qualités de la première espèce. Or
le rare et le dense, le chaud et le froid sont des qualités sensibles. Cela devient
ainsi évident : dans la première et la quatrième espèce de qualité, il n’y
a pas d’altération en premier et par soi ; plutôt, la perte et l’acquisition
de pareilles qualités s’ensuivent de quelque altération qui touche des
qualités sensibles.
On comprend pourquoi le Philosophe
ne mentionne pas la seconde espèce de qualité : puissance et impuissance
naturelle. Manifestement, acquérir ou perdre pareilles qualités commande un changement
de nature préparé par une altération. Le Philosophe omet donc leur cas comme
manifeste.
#915. — Il prouve ensuite (245b10) ses suppositions.
D’abord, qu’il n’y a pas
d’altération dans la quatrième espèce de qualité, puis (246a19) qu’il n’y en a pas non
plus dans la première.
Le premier cas appelle deux
arguments, dont le premier se tire de la manière de parler. Forme et figure,
sachons-le, diffèrent entre elles en ce que la figure concerne la limite de la
quantité : elle constitue ce que comprend une limite ou plusieurs limites
; tandis que la forme est ce qui donne son être spécifique à l’artefact :
leurs formes sont des accidents, en effet.
On ne dit pas, dit-il, que la forme
d’une statue est la matière qui la revêt. Plus précisément, la matière de la
statue ne s’attribue pas à la statue en ligne principale et droite[1588]. Il en va pareillement
avec la figure de la pyramide ou du lit. Plutôt, en pareils cas, la matière
s’attribue par dénomination : on dit qu’un triangle est en
airain, en cire ou en bois, et c’est pareil en tout autre
cas. Par contre, en cas d’altération, on attribue l’affection au sujet :
l’airain, dit-on, est humide, dur, chaud. Réciproquement, l’humide ou le
chaud, dit-on, est airain, en attribuant également la matière à l’affection et
réciproquement. L’homme est blanc, dit-on encore, et le blanc est homme. Dans
le cas donc des formes et des figures, la matière et la figure ne s’attribuent
pas réciproquement avec égalité, de sorte que chacun se dise de l’autre en
ligne principale et droite ; plutôt, la matière s’attribue seulement par
dénomination à la figure et à la forme. En cas d’altération, par contre, le
sujet et l’affection s’attribuent l’un à l’autre avec égalité. Par conséquent,
dans les formes et les figures il n’y a pas altération ; il n’y en a que dans
les qualités sensibles.
#916. — Le Philosophe présente
ensuite (246a6) son second argument,
qu’il tire de la propriété de la chose.
Il serait ridicule de dire que tel
homme ou telle maison ou quoi que ce soit s’altère du fait de recevoir le
complément de sa perfection. Par exemple, une maison atteint sa perfection du
fait qu’on lui mette un toit, ou qu’on l’équipe de murs et qu’on la couvre ; il
serait donc ridicule de dire que cela l’altère de la couvrir ou de l’équiper
de murs. Manifestement donc, l’altération ne concerne pas le sujet d’une
génération en tant que tel. Or justement, du fait de recevoir sa forme et sa
figure propre, on se parfait et on s’engendre. Recevoir figure et forme ne
constitue donc pas une altération.
#917. — Pour l’évidence de ces
arguments, on doit avoir présent à l’esprit qu’entre toutes les qualités, ce
sont surtout les figures qui découlent de l’espèce des choses et donc la
démontrent. Cela appert surtout chez les plantes et les animaux, où la
diversité des espèces ne se discerne par aucun indice plus certain que la
diversité de leurs figures. La raison en est que de même que la quantité, entre
les autres accidents, entretient le plus de proximité avec la substance, de
même la figure, la qualité qui a trait à la quantité, entretient le plus de
proximité avec la forme de la substance. Aussi, de même que certains ont
soutenu que leurs dimensions constituent la substance des choses, de même aussi
on a soutenu que les figures constituent leurs formes substantielles. De là
vient qu’on s’attend que l’image, représentation expresse d’une chose, se
prenne plutôt d’après sa figure que d’après sa couleur ou quelque autre
propriété. L’art imitant la nature, tout artefact se produit à l’image d’une
chose naturelle, de sorte que les formes des objets artificiels constituent des
figures ou quelque chose d’approchant.
En raison de cette ressemblance des
formes et des figures avec les formes substantielles, la réception de forme et
de figure ne produit pas d’altération, dit le Philosophe, mais une perfection.
C’est pourquoi la matière de ce qui en résulte ne s’attribue que par dénomination,
comme il en va pour les substances naturelles. Car on ne dit pas que l’homme
est ‘terre’, mais ‘de terre’.
#918. — Le Philosophe montre
ensuite (246a19) montre qu’il n’y a pas
non plus d’altération dans la première espèce de qualité : d’abord quant
aux habitus et dispositions du corps, puis (246b13) quant aux habitus et dispositions
de l’âme.
Le premier point appelle l’argument
suivant. Dans la première espèce de qualité, les habitus, même corporels, sont
des vertus et des vices. Pour quoi que ce soit, en effet, la vertu est universellement
ce qui le fait bon et rend bonne son œuvre. Aussi parle-t-on de vertu du corps
à propos de ce qui assure sa bonne disposition et sa bonne opération : la
santé, par exemple. Il en va au contraire du vice : la maladie, par
exemple. Par ailleurs, toute vertu comme tout vice se disent “des relatifs”. Le
Philosophe le manifeste avec des exemples. La santé, une vertu du corps, tient
à une espèce d’équilibre entre chaud et froid ; cet équilibre doit respecter la
proportion “interne”[1589] requise, c’est-à-dire
entre les humeurs dont se compose le corps : la proportion requise entre
elles et “en rapport à l’environnement”, c’est-à-dire avec tout le corps[1590]. Car il y a une
harmonie[1591] des humeurs qui fait la
santé chez le lion et conduirait pourtant l’homme à son extinction, parce que
la nature humaine ne pourrait la supporter.
Le Commentateur, toutefois,
interprète “en rapport à l’environnement”, en comprenant l’air qui le
contient. Cependant la première explication est meilleure, car la santé de
l’animal ne s’attend pas d’un rapport à l’air ; c’est plutôt à l’inverse une
disposition de l’air qui se dit saine en rapport à l’animal.
Pareillement, on parle de la beauté
et de la vigueur comme de relatifs : on prend la “vigueur” pour une
disposition grâce à laquelle on est à l’aise pour se déplacer et agir. Voilà en
effet des dispositions d’un sujet parfait en sa nature “pour ce qu’il a de
mieux”, c’est-à-dire pour sa fin, qui est son opération. Car tel que mentionné,
on parle de pareilles dispositions comme de vertus, du fait qu’elles assurent
que leur détenteur se comporte bien et opère bien. On en parle donc en rapport
à l’œuvre due, qui constitue ce qu’on a de mieux.
Il ne faut pas, à la manière du
Commentateur, interpréter “ce qu’il a de mieux” comme quelque chose
d’extrinsèque. Dans le cas du plus beau ou du plus sain, il est accidentel à la
beauté et à la santé de se trouver confrontée à l’observateur extrinsèque
disposé au mieux ; bien au contraire, la relation à son œuvre bonne concerne
par soi celui qui l’accomplit.
Pour qu’on n’entende par “parfait”
ce qui a déjà atteint sa fin, le Philosophe précise qu’on entend par ‘parfait’
ici ce qui rend sain et qui conforme à la nature. On ne doit toutefois pas
comprendre ici, pour pareils habitus et dispositions, que cela même qu’ils sont
ils le sont en rapport à autre chose. Car alors ils ne se rangeraient pas dans
le genre de la qualité, mais dans celui de la relation. Il s’agit plutôt que
leur notion dépende d’une certaine relation.
Les habitus de ce type sont donc
des relatifs. Or les relatifs n’admettent ni changement ni génération ni
altération[1592]. Manifestement, par
conséquent, en pareils habitus il n’y a pas d’altération première et par soi.
Plutôt, leur changement suit une altération antérieure du chaud et du froid, ou
de quelque qualité sensible. C’est ainsi que l’existence des relations commence
à la suite d’autres changements.
Pas d’altération première dans les habitus de l’âme
702. 246b13 Assurément, aucune altération
n’affecte non plus les vertus et les vices de l’âme. La vertu, en effet, constitue
une perfection, puisqu’on se trouve le plus achevé quand on acquiert sa vertu
propre : c’est alors qu’on réalise le plus sa nature. Ainsi un cercle
réalise le plus sa nature quand il est le plus un cercle. Quant au vice, c’est
leur corruption et perversion.
Tout changement en vertu ou vice prérequiert altération
703.
247a1 Acquérir la vertu et
perdre le vice exigent donc une altération ; mais ni l’un ni l’autre ne
constitue pourtant une altération.[1593]
704.
247a3 Manifestement, il faut
une altération, car la vertu consiste ou à ne pas être affecté, ou à l’être
comme il faut[1594], et le vice à l’être ou
à l’être en contrariété à la vertu[1595].[1596]
705.
247a7 En outre, la vertu
morale coïncide toute avec des plaisirs et des peines. La nature du
plaisir, en effet, veut qu’il se trouve en acte, dépende de la mémoire ou
vienne de l’espoir. Or s’il se trouve en acte, la cause en est la sensation ;
c’est encore elle, s’il dépend de la mémoire ou vient de l’espoir. Il est en
effet de la nature du plaisir qu’on en éprouve à se rappeler ou espérer des
choses de nature à en donner.[1597]
Pas d’altération première dans la partie intellectuelle
706.
247b1 Aucune altération
n’affecte non plus la partie intellective de l’âme. ‘Savant’, en effet,
s’attribue surtout comme relatif. C’est manifeste, puisque le fait de la
science se produit sans changement en aucune puissance ; il y suffit qu’autre
chose existe : l’expérience particulière nous fait acquérir la science
universelle.[1598]
707.
247b8 Son acte, assurément, ne
constitue pas non plus une génération, à moins de soutenir que voir et toucher
en soient ; car il s’agit d’un acte au même sens.[1599]
Acquisition et perte de la science n’est pas altération
708.
247b11 Par ailleurs,
l’acquisition initiale de la science ne constitue ni génération, ni
altération. C’est plutôt reposer et s’arrêter qui permet à l’âme de devenir
savante et prudente. Quand un dormeur s’éveille, ou qu’un ivrogne se dégrise,
ou qu’un malade se rétablit, cela ne les rend pas savants, même si auparavant
ils ne pouvaient ni user de science ni agir d’après elle. Plutôt, une fois le
trouble écarté et l’esprit au repos et à l’arrêt, la faculté revient de faire
usage de science[1600]. C’est un peu ce qui
permet initialement à la science d’exister : un repos et un arrêt du
trouble. Les enfants, de même, ne peuvent pas aussi bien que les presbytres
apprendre ni discerner avec leurs sens ; trop de trouble et de changement chez
eux les en empêche. Mais leur trouble finit par cesser et s’arrêter, simplement
par nature ou sous d’autres influences. D’une manière comme de l’autre, on
subit une altération, comme lorsqu’éveillé et sobre on peut agir.[1601] Manifestement donc, le
fait de l’altération concerne les qualités sensibles et la partie sensitive de
l’âme, mais aucune autre, sauf par accident.
#919. — Le Philosophe
vient de montrer qu’il n’y a pas d’altération dans la première espèce de
qualité quant aux dispositions du corps. Il le montre ici pour les habitus de
l’âme : d’abord quant à la partie appétitive, puis (247b1) quant à la partie
intellective.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord que les transformations de vertu et de
vice ne constituent pas d’altération première et par soi, puis (247a1) que ces transformations
prérequièrent altération.
#920. — Le Philosophe conclut
d’abord qu’aucune altération première et par soi ne touche les vertus et les
vices de l’âme quant à sa partie appétitive. Il donne déjà la forme d’une
conclusion à cette déclaration, parce qu’il va la prouver avec les arguments
dont il a usé précédemment.
Dans sa preuve, il assume cette
proposition : la vertu est une perfection. Il la prouve par le fait qu’on
est parfait du moment qu’on acquiert sa vertu propre. Ainsi, un corps naturel
tient sa perfection dès qu’il peut en produire un autre pareil à lui, car
voilà la vertu de sa nature.
Cela aussi il le prouve en
alléguant qu’on se conforme le plus à sa nature quand on en détient la vertu,
car sa vertu est le signe de son accomplissement : c’est quand on détient
complètement sa nature qu’on est reconnu parfait. Cela d’ailleurs ne se vérifie
pas seulement pour les choses naturelles, mais aussi pour les entités
mathématiques, tellement que leur forme leur tient lieu de nature. En effet, un
cercle “est le plus”, c’est-à-dire, en est un parfait, quand il “réalise le
plus sa nature”, c’est-à-dire, quand il détient la perfection de sa forme.
Voilà donc une évidence :
comme sa vertu suit toujours sa forme parfaite, on est parfait quand on détient
sa vertu. La vertu constitue donc une perfection.
À partir de cette proposition ainsi
prouvée, voici comment le Commentateur dit qu’on doit argumenter : toute
perfection est simple et indivisible ; or aucune altération n’affecte rien de
simple et d’indivisible, ni d’ailleurs aucun changement[1602] ; aucune altération
donc n’affecte la vertu.
Pareille démarche, toutefois, ne
s’accorde pas avec la précision que le Philosophe ajoute sur le vice, qu’il est
corruption et perversion de perfection. C’est que la perfection a beau être
simple et indivisible, la perdre ne l’est pas, mais présente une multiple
complexité. En outre, ce n’est pas l’habitude d’Aristote, d’omettre ce dont sa
conclusion dépend principalement, à moins que des explications présentes
permettent de le saisir.
Il vaut donc mieux dire qu’on doit argumenter
ici pour la vertu comme on l’a fait déjà[1603] pour la forme et la
figure : on ne dit pas qu’on s’altère quand on se parfait ; pour la même
raison, on ne le dit pas plus quand on se corrompt. Si donc la vertu est
perfection et le vice corruption, aucune altération ne les affecte, comme
aucune n’affecte les formes et les figures.
#921. — Le Philosophe montre
ensuite (247a1) que la transformation
de la vertu et du vice prérequiert altération.
Il propose d’abord son
intention : acquérir la vertu et perdre le vice, ou inversement, suit une
altération, mais ne constitue ni l’un ni l’autre une altération première et par
soi.
Il prouve ensuite (247a3) son propos : il va
devenir manifeste, dit-il, qu’on doit s’altérer pour acquérir ou perdre vertu
ou vice.
Manifestement, il le prouve de deux
manières.
D’abord à partir de deux opinions
répandues sur la vertu et le vice.
Les Stoïciens considèrent la vertu
comme une impassibilité, de sorte qu’elle ne peut entrer dans l’âme qu’à
condition d’en écarter toutes les passions : crainte, espoir et autres pareilles.
Ces passions, à leur avis, constituent des troubles ou des maladies de l’âme,
alors que la vertu représente pour elle sa tranquillité et sa santé. Toute
l’affectivité de l’âme, à leur avis, la viciait.
L’opinion des Péripatéticiens,
issue d’Aristote, fait au contraire consister la vertu en une modération
déterminée des passions. La vertu morale, d’après Aristote[1604], réalise un milieu dans
les passions. En conséquence, toute affectivité ne constituera pas un vice
opposé à la vertu, mais seulement la tendance aux passions qui la contrarient
en raison de leur excès ou de leur défaut.
Que l’un ou l’autre soit vrai,
acquérir la vertu exigera une transformation en rapport aux passions :
les supprimer totalement ou les modérer. Or du fait qu’elles résident dans
l’appétit sensible, une altération peut les affecter. Acquérir et perdre
vertu et vice requièrent donc altération.
#922. — Il le prouve ensuite d’une
seconde façon (247a7). Toute vertu morale
consiste en plaisir et peine, car on n’est pas juste si les actions justes ne
nous plaisent pas et si les actions contraires ne nous peinent pas. Il en va de
même avec les autres vertus morales. C’est que toute faculté appétitive où
réside une vertu morale voit son opération aboutir en plaisir ou peine :
du plaisir suit l’atteinte de l’objet visé, de la peine vient d’être atteint
par l’objet fui ; on a du plaisir quand on atteint ce qu’on désire ou espère,
quand on se venge de ce qui nous irrite ; on s’attriste quand nous atteint le
mal qu’on hait, qu’on craint et qu’on fuit. Par ailleurs, toute peine ou
plaisir concernent soit en acte une chose présente, soit grâce à la mémoire
une chose passée, soit en espoir une future. S’il s’agit d’un plaisir en acte,
la cause en est la sensation, car l’objet conjoint qui convient ne produirait
pas de plaisir, s’il ne se sentait pas. Pareillement, si le plaisir est dû à
la mémoire ou à l’espoir, il vient d’une sensation qui accompagne le souvenir
des plaisirs dont on a joui dans le passé et l’espoir de ceux dont on jouira
dans le futur. Manifestement donc, plaisir et peine relèvent de notre partie
sensible, susceptible d’altération[1605]. Puis donc que la vertu
morale et le vice opposé consistent en plaisir et peine et que ces derniers impliquent
altération, l’acquisition et la perte de la vertu et du vice prérequièrent
altération.
Notons-le toutefois : c’est à
point que le Philosophe précise que c’est toute vertu morale qui
consiste en plaisirs et tristesses, à la différence des vertus intellectuelles,
qui comportent sans doute leur plaisir, mais un plaisir qui ne tienne pas à
une sensation ; aussi celui-ci n’a-t-il pas de contraire ni n’est susceptible
d’altérer, sauf métaphoriquement.
#923. — Le Philosophe montre
ensuite (247b1) qu’il n’y a pas d’altération
dans la partie intellective de l’âme. Il le prouve d’abord en général, puis
plus spécialement (247b8).
Il le montre en général avec
l’argument suivant. ‘Savant’ “s’attribue surtout comme relatif” ; son
corrélatif est l’objet de savoir, dont l’assimilation par le savant constitue
la science.
Le Philosophe le prouve comme suit.
Il n’y a aucun autre genre où du nouveau survienne à un sujet sans qu’il change
; c’est le seul cas du relatif. On devient par exemple égal à autre chose sans
changer, quand le corrélatif change. Or justement, la science survient sans
aucun changement dans la puissance intellective, du seul fait qu’autre chose
existe dans la partie sensible. C’est en effet l’expérience de particuliers,
objets de la partie sensible, qui fait acquérir à l’intelligence sa science de
l’universel[1606]. Comme le relatif ne
subit aucun changement[1607], acquérir la science ne
constitue aucune altération.
#924. — Le Philosophe montre
ensuite (247b8) plus spécialement
qu’aucune altération n’affecte la partie intellective : d’abord dans la
pensée du savant qui l’est déjà, c’est-à-dire dans son usage de la science,
puis (247b11) dans son acquisition.
Comme aucune altération n’affecte
la partie intellective, dit-il, l’acte de science, la pensée, ne doit pas se
considérer comme une génération. À moins de prétendre que le regard de l’œil et
le fait de toucher constituent des générations. Tout comme la vision est l’acte
de la puissance visuelle et le toucher, celui de la puissance tactile, la pensée
est l’acte de la puissance intellective. Or un principe actif n’engendre pas
son acte ; ce dernier, simplement, procède de lui. Intelliger ne constitue
donc ni une génération ni une altération. Cependant, rien n’empêche un acte de
venir après une génération ou une altération ; par exemple, une fois le feu
engendré, il se trouve qu’il réchauffe. Pareillement, une fois le sens affecté
par l’objet sensible, il se trouve qu’il voie ce dernier ou le touche.
#925. — Le Philosophe montre
ensuite (247b11) que l’acquisition de la
science ne constitue ni génération ni altération.
En effet, ce qui résulte du repos
et de l’arrêt de perturbations ou de changements ne résulte pas de génération
et d’altération. Or la science, c’est-à-dire la connaissance spéculative, et la
prudence, c’est-à-dire la raison pratique, résultent dans l’âme du repos et de
l’arrêt de changements corporels et d’affections sensibles. Donc la science et
la prudence n’adviennent pas par génération ou altération.
Pour la manifestation de cet argument,
le Philosophe soumet ensuite des exemples. Supposons qu’un savant dorme, ou
soit ivre, ou soit malade ; manifestement, il ne peut alors ni user de sa
science ni y conformer sa conduite. Manifestement aussi, quand ce trouble
s’apaise, quand son esprit recouvre son état normal, notre savant peut user de
sa science et y conformer son agir. Pourtant on ne prétend pas, quand il
s’éveille, ou se dégrise, ou redevient sain d’esprit, qu’alors il devient
savant, comme si la science se trouvait engendrée de nouveau en lui. C’est que
la puissance habituelle “à agir d’après elle” se trouvait déjà en lui : il
pouvait retourner à l’état normal où il pourrait user de sa science.
C’est un peu ce qui arrive, dit-il,
quand on acquiert initialement la science. Cela semble bien dû au repos et à
l’arrêt “du trouble” issu des changements désordonnés propres aux enfants, tant
en leur corps, comme le fait de la croissance qui bouleverse toute leur nature,
qu’en leur sensibilité, du fait des passions qui dominent en eux.
Quand il parle de “repos”, cela
renvoie au trouble du changement corporel, qui repose quand la nature atteint
son statut ; quand il parle d’“arrêt”, cela renvoie aux passions de la partie
sensible, qui ne reposent pas totalement, mais “s’arrêtent”, une fois maîtrisées
par la raison, et ne s’agitent plus jusqu’à troubler la raison. Un peu à la
manière du ‘dépôt’ qui se produit dans les liqueurs, quand la lie descend et
que le haut reste pur.
Voilà pourquoi les jeunes ne
peuvent apprendre en profitant de ce que les autres disent ; ni user
correctement de leurs sens internes pour discerner dans ce qu’ils entendent ou
ce qui se présente à leur connaissance. Ils ne peuvent le faire aussi bien que
les gens plus âgés, ou que les “presbytres”, ce qui revient au même, car
‘presbytre’ en grec correspond à ‘senior’ en latin. La raison en est que trop
de trouble, trop d’agitation affecte les jeunes, comme on l’a dit. Mais ce
trouble finit par disparaître totalement, ou au moins s’atténuer, parfois par
nature, quand on arrive à la vieillesse, où cette agitation s’apaise ; parfois
sous l’influence d’autres causes, comme l’exercice et la coutume ; on peut
alors bien recevoir un enseignement et exercer un discernement. Voilà aussi
pourquoi l’entraînement aux vertus morales, qui refreinent ces passions, compte
pour beaucoup dans l’acquisition de la science.
Que donc par nature, ou par
entraînement à la vertu, le trouble dû aux affections s’apaise, on le compte
pour une altération, puisque ce type d’affections relève de la partie sensible.
Il y a aussi une altération corporelle, quand le dormeur s’éveille, se lève et
se met à agir. Par conséquent, l’acquisition de la science ne constitue pas une
altération, elle en suit une.
Partant, il conclut universellement
qu’il y a altération dans les sens externes et dans les choses sensibles, ainsi
que dans toute la partie sensible de l’âme, ceci soit dit à cause des
affections intérieures. Par contre, il n’y a d’altération en aucune autre
partie de l’âme, sauf par accident.
#926. — La présentation qu’Aristote
fait ici de l’acquisition de la science suit manifestement la conception
platonicienne. En effet, d’après Platon, c’est de formes séparées que dépendent
la génération et l’existence des choses naturelles, du fait que la matière
corporelle participe à ces formes de quelque façon. En conséquence, elles
deviendraient aussi cause de science en nous, quand notre âme y participerait
de quelque façon ; la science serait même cette participation aux formes
séparées dans notre âme. Il serait vrai alors que la science s’acquiert non par
sa génération en l’âme, mais seulement par repos des passions corporelles et
sensibles qui empêchent l’âme d’en user. En vérité, s’il en était ainsi, aucun
changement ne serait requis dans l’intellect ; on deviendrait savant à la seule
présence des sensibles observés, comme il en arrive avec les relatifs. Suivant
cette doctrine, en effet, les objets sensibles ne sont pas nécessaires à la
science, sinon comme occasion d’exciter l’âme.
Mais la conception d’Aristote diffère :
la science se produit dans l’âme du fait que l’intellect possible acquière des
espèces intelligibles, abstraites par l’intellect agent[1608]. Intelliger, dit Aristote[1609], consiste à être
affecté ; mais c’est tout de même de manières différentes que le sens et
l’intelligence sont affectés.
Il n’y a quand même pas
inconvénient à ce qu’Aristote use ici de la conception de Platon. C’est de fait
son habitude, avant de prouver sa propre conception, de passer par la pensée
des autres. Ainsi, au troisième livre[1610], il est parti de ce que
tout corps sensible est ou lourd ou léger, dans la conception de Platon, pour
montrer plus tard le contraire[1611].
#927. — De toute façon, ces
arguments gardent leur validité même suivant la conception d’Aristote.
Pour en avoir l’évidence, il faut
se rappeler qu’on se rapporte de trois manières à la forme dont on est
susceptible.
Parfois, en effet, on est quasiment
prêt à la recevoir, et aucun empêchement ne s’y oppose ni en soi ni en autre
chose. Alors à la simple présence de l’agent, on reçoit cette forme dont on est
susceptible, sans aucune altération, comme quand l’air s’illumine à la présence
du soleil.
D’autres fois, on n’est pas aussi
prêt à la recevoir. Alors, il y faut une altération par soi, qui confère à la
matière la dernière aptitude à cette forme, comme quand de l’air tourne en feu.
Enfin, on peut se trouver prêt à la
forme, mais en être empêché par quelque obstacle, comme lorsque l’air ne reçoit
pas la lumière, en raison d’une fenêtre fermée, ou de nuages. Alors il faut une
altération ou un changement par accident, pour lever cet obstacle.
L’intellect possible regardé en soi
se trouve toujours prêt à revêtir l’espèce intelligible. En absence
d’empêchement, dès qu’il y a observation des objets pertinents, l’espèce intelligible
lui advient, comme dans un miroir la forme reflétée dès la présence du corps.
C’est sous ce rapport que procédait le premier argument, où le Philosophe
qualifiait la science comme un “relatif”. Si, néanmoins, il y a empêchement,
comme il arrive chez les jeunes, celui-ci doit être levé pour que l’intellect
revête l’espèce intelligible. Alors, par accident, une altération est
nécessaire.
Tout changement ne se compare pas
709. 248a10 On peut se demander si tout
changement se compare à tout autre. Si c’est le cas et qu’ait égale vitesse[1612] le mobile qui subit un
changement égal en un temps égal, un déplacement circulaire pourra se trouver
égal à un droit, ou plus grand ou plus petit que lui. Altération et déplacement
pourront aussi être égaux, quand un mobile s’altérera et un autre se déplacera
en un temps égal. Par conséquent, une affection égalera une longueur. Mais cela
est impossible.
710.
248a15 Mais n’a-t-on pas de
fait égale vitesse quand on subit un changement égal en un temps égal? Or une
affection ne peut égaler une grandeur. Une altération ne peut donc pas égaler
un déplacement, ni se trouver plus petite que lui. Par conséquent, tout changement
ne se compare pas.
711.
248a19 Comment cela se
passe-t-il, de fait, sur le cercle et sur la droite? Il serait absurde que tel
mobile ne puisse se déplacer à même vitesse[1613] sur tel cercle que tel
autre sur telle droite, mais doive tout de suite le faire plus rapidement ou
plus lentement, comme si l’un descendait et l’autre montait.
712.
248a22 En fait, cela ne
changerait rien à l’argument, d’admettre que l’un doive tout de suite se
déplacer plus rapidement ou plus lentement : du moment que le déplacement
circulaire sera plus grand ou moindre [en vitesse] que le rectiligne, il pourra
aussi lui être égal. En effet, supposons qu’en le temps A, le mobile [plus
rapide] parcoure le [cercle] B et le [plus lent] la [droite] C ; le [cercle] B
serait alors plus grand que la [droite] C, comme l’implique [que le mobile B
soit] plus rapide. De fait, s’il parcourait en un temps moindre une [distance]
égale, [il resterait] aussi plus rapide. Par suite, il y aura une partie du
temps A en laquelle [le mobile plus rapide], B, parcourra du cercle une
[partie] égale [à la droite] C, que le [mobile plus lent], C, [parcourt] en
tout A.[1614]
713.
248b4 Si [ces lignes] se
comparent ainsi, on aboutit à la [conséquence] mentionnée tantôt : on a
une droite égale à un cercle. Mais elles ne se comparent pas ; les déplacements
pertinents non plus donc.
Conditions de toute comparaison : 1. Pas d’homonymie
714.
248b6 C’est qu’on doit, pour
se comparer, ne pas être homonyme[1615]. Ainsi, pourquoi ne
peut-on pas comparer entre eux et désigner le plus aigu entre le poinçon,
la vue[1616] et la dernière[1617]? C’est parce qu’ils
sont des homonymes qu’ils ne se comparent pas. À l’encontre, la dernière se
compare à sa voisine[1618], parce qu’‘aigu’
signifie la même chose dans les deux cas. Serait-ce donc que ‘rapide’ ne
signifierait pas la même chose pour les déplacements circulaire et droit[1619], et encore moins pour
l’altération et le déplacement?
715.
248b13 Peut-être d’ailleurs
n’est-il déjà pas vrai que, du moment qu’on n’est pas homonyme, on se compare.
Par exemple, ‘beaucoup’ signifie la même chose pour l’eau et pour l’air ;
pourtant les deux ne se comparent pas. Si cet exemple n’agrée pas, ‘double’, du
moins, signifie la même chose pour les deux : un rapport de deux à un.
Pourtant, le double d’eau et le double d’air ne se comparent pas.
716.
248b16 Mais a-t-on bien la même
définition dans ces cas?[1620] De fait, ‘beaucoup’
aussi est homonyme : en certains cas, les définitions mêmes sont
homonymes. Par exemple, on définira ‘beaucoup’ comme ‘tant et encore’ ; mais
‘tant’, ce sera autre chose en chaque cas. ‘Égal’ aussi sera alors homonyme.[1621] Même ‘un’, éventuellement,
sera déjà homonyme. Et si c’est le cas, ‘deux’ aussi.
717.
248b20 Pourquoi en effet
certains sujets se compareraient et d’autres pas, alors qu’on leur attribuerait
une seule et même nature?
2. Même sujet premier
718.
248b21 Serait-ce du fait d’un
sujet premier distinct? Le cheval et le chien se comparent quant à désigner le
plus blanc, car le sujet premier du blanc y est le même : la surface.
Quant à leur grandeur, c’est pareil. Par contre, l’eau et la voix ne se
comparent pas, car [la blancheur et la grandeur] y sont reçues dans des sujets
premiers distincts.
719.
248b25 Mais manifestement on
risquera ainsi de tout réduire à une seule et même nature, en attribuant
seulement chaque chose à un sujet distinct : égal, doux, blanc seront la
même chose, mais reçus chacun en un sujet distinct.
720.
249a2 En outre, n’importe quoi
ne sert pas de sujet [à n’importe quelle nature], mais chaque nature a son
sujet premier.
Même espèce
721.
249a3 Pour se comparer, donc,
on ne doit pas seulement ne pas être homonyme ; on doit aussi ne pas présenter
de différence, ni de nature ni de sujet[1622]. La couleur par exemple
se divise en espèces ; aussi ne se compare-t-on pas sous son rapport, comme en
jugeant de ce qui est le plus coloré, sans préciser selon quelle couleur, mais
selon la couleur en général. Par contre, on se compare quant au blanc.
#928. — Chez les mobiles et les
moteurs, le Philosophe l’a montré, il faut en reconnaître un premier. Par
ailleurs, ce qui se prête à un ordre s’ouvre manifestement à comparaison. De
plus, se qualifier comme antérieur et postérieur implique déjà comparaison. Par
conséquent, le Philosophe veut maintenant considérer les comparaisons entre
changements.
Il le fait en deux points : il
montre d’abord lesquels se comparent, puis (249b27) de quelle manière ils le font.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe soulève d’abord une difficulté, puis (248a15) oppose des objections à
des parties de cette difficulté et enfin (248b7) la résout.
Il soulève d’abord sa difficulté en
termes communs : tout changement, demande-t-il, se compare-t-il à tout
autre? Puis il la précise en l’appliquant à un genre de changements : si
tout changement se compare à tout autre en vitesse et lenteur – a vitesse égale
le mobile qui parcourt une distance égale en un temps égal[1623] –, des déplacements
circulaires et droits pourront présenter des vitesses égales, ou plus grandes
ou plus petites. Par suite, des lignes courbes et droites pourront comporter une
quantité égale, ou plus grande ou plus petite, puisque le mobile qui parcourt
une distance égale en un temps égal a une vitesse égale.
Le Philosophe applique enfin cette
difficulté aux changements de genres différents : si tous les changements
se comparent en vitesse, il s’ensuivra, si tel mobile s’altère et tel autre se
déplace en un temps égal, que l’altération égale en vitesse le déplacement.
Ensuite, vu la définition de l’égalité de vitesse, il s’ensuivra que
l’“affection”, c’est-à-dire la qualité affective d’après laquelle se fait
l’altération, égale en longueur la distance parcourue dans le déplacement.
C’est là chose manifestement impossible, parce que leurs quantités ne
répondent pas à la même définition.
#929. — Le Philosophe oppose
ensuite (248a15) une objection à la
difficulté soulevée concernant la comparaison d’abord de l’altération au
déplacement, puis (248a19)
du déplacement circulaire au droit. Il conclut d’abord de l’argument précédent
qui menait à l’impossible le contraire de ce qu’il supposait, comme s’il
disait : il est absurde, a-t-on remarqué, de prétendre une affection égale
à une longueur ; pourtant un mobile est égal en vitesse, quand il subit un
changement égal en un temps égal ; donc, puisqu’une affection ne peut égaler
une longueur, un déplacement ne peut égaler en vitesse une altération, ni se
faire à vitesse plus grande ou plus petite qu’elle. On peut donc en
conclure que tous les changements ne se comparent pas.
#930. — Le Philosophe poursuit
ensuite (248a19) avec l’autre partie de
la difficulté, sur la comparaison du déplacement circulaire au droit. Il
objecte d’abord à ce que le déplacement circulaire soit égal en vitesse au
déplacement droit, puis (248b4) au contraire.
La première objection se divise en
deux : le Philosophe d’abord la présente, puis (248a22) exclut une réplique superficielle.
Voici comment va l’objection.
‘Circulaire’ et ‘droit’ constituent des différences du déplacement, comme aussi
‘en haut’ et ‘en bas’. Or un mobile doit tout de suite aller plus vite et l’autre
plus lentement, si l’un descend et l’autre monte ; c’est pareil, si le même
mobile tantôt descend tantôt monte. Il faut aussi concéder, semble-t-il, que le
déplacement droit soit par nature plus rapide ou plus lent que le circulaire ;
et cela, qu’un même mobile se déplace en cercle puis tout droit, ou que deux
mobiles distincts le fassent.
Dans cet argument, remarquons-le,
le Philosophe ne parle pas de vitesse égale, mais seulement plus rapide et plus
lente[1624]. C’est que cet argument
se tire d’une comparaison avec les déplacements vers le haut, dont le principe
est la légèreté, et vers le bas, dont le principe est la lourdeur. C’était
l’avis de certains que la lourdeur et la légèreté s’assimilaient à la rapidité
et la lenteur, une opinion écartée par le Philosophe[1625].
#931. — Il exclut ensuite (248a22) une réplique
superficielle. L’argument précédent pourrait faire concéder le déplacement
circulaire comme de vitesse plus grande ou plus petite que le droit, mais non
égale.
Le Philosophe exclut cette éventualité :
quant à l’argument présent, dit-il, cela ne change rien de concéder qu’en
cercle on doive se déplacer ou plus vite ou plus lentement que tout droit, car
du moment que le déplacement circulaire sera plus grand ou plus petit en
vitesse que le droit, il pourra aussi lui être égal.
Voici comment il manifeste cette
conséquence. Supposons le temps A en lequel un mobile plus rapide parcourt B,
un cercle ; supposons aussi qu’un mobile plus lent parcourt en le même temps C,
une ligne droite. Comme un mobile plus rapide en parcourt plus en le même
temps, le cercle B sera plus grand que la droite C ; car c’est ainsi qu’on a
défini le fait d’être plus rapide[1626]. On a dit aussi, alors,
qu’un mobile plus rapide parcourt, en un temps moindre, une grandeur égale[1627]. Il faudra donc
admettre une partie du temps A, en laquelle le mobile qui parcourt le cercle B
en parcourt une partie, ou aussi bien toute la droite C, que le mobile plus
lent parcourt en tout le temps A. Cette partie du cercle, par conséquent, sera
égale à tout C, parce que le même mobile parcourt une distance égale en un
temps égal. On aura donc une ligne courbe égale à une droite, et par suite un
déplacement circulaire égal en vitesse à un rectiligne.
#932. — Le Philosophe objecte
ensuite (248b4) en sens contraire.
C’est que, si des déplacements circulaire et droit se comparent quant à leur
vitesse, on aboutit à la conséquence mentionnée tantôt[1628] : une ligne droite
égalera un cercle, puisque le mobile de vitesse égale en est un qui se déplace
sur une distance égale. Pourtant une ligne courbe et une ligne droite ne se
comparent pas de manière à pouvoir se considérer égales. Des déplacements
circulaire et droit ne peuvent donc pas non plus se considérer comme de vitesse
égale.
#933. — Le Philosophe résout
ensuite (248b6) la difficulté soulevée.
Il examine d’abord communément
qu’est-ce qui se compare à quoi, puis (249a7) adapte sa réponse à son propos.
Cet examen appelle trois
points : le Philosophe présente d’abord une condition à toute comparaison,
puis (248b21) une seconde et enfin (249a3) en conclut une troisième.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe présente d’abord la première condition à toute
comparaison, puis (248b13)
objecte en sens contraire et enfin (248b16) résout son objection.
#934. — Apparemment, seulement ce
qui n’est pas homonyme[1629], dit-il, peut se
comparer. C’est-à-dire : ce sont les sujets d’un attribut non homonyme qui
souffrent comparaison. En contre-exemple, ‘aigu’ rend ses sujets
homonymes : il s’attribue en un sens à des grandeurs, de sorte qu’un
angle et un poinçon se disent aigus ; mais c’est en un autre sens, qu’il
s’attribue à des facultés, d’après quoi on qualifie la vue[1630] d’aiguë ; et c’est en
un troisième sens qu’il s’attribue à des sons, comme à la dernière note dans le
chant ou à la dernière corde de la cithare, c’est-à-dire aux plus hautes.
Aussi, aucune comparaison ne peut
s’effectuer pour discerner ce qui sera le plus aigu, du poinçon, de la vue ou
de la dernière note, parce qu’‘aigu’, en s’y attribuant, en fait des homonymes.
Par contre, la dernière note peut se comparer en acuité à sa voisine dans la
portée, car là ‘aigu’ ne s’attribue pas avec homonymie, mais sous la même
définition.
Cette distinction permet de
répondre à la question soulevée que voilà pourquoi les déplacements droit et
circulaire ne se comparent pas quant à leur vitesse : c’est que ‘rapide’
s’y attribue avec homonymie. D’ailleurs, ‘rapide’ commande beaucoup moins
encore la même définition en matière d’altération et de déplacement ; aussi
sont-ils encore beaucoup moins comparables.
#935. — Le Philosophe objecte
ensuite (248b13) à cette condition. À
première vue, dit-il, il ne semble pas vrai que dès qu’on n’est pas homonyme,
on puisse se comparer. On trouve bien des choses, en effet, qui, sans être
homonymes, ne se comparent pourtant pas. Par exemple, ‘beaucoup’ répond à la
même notion pour l’eau et pour l’air ; pourtant beaucoup d’air et beaucoup
d’eau ne se comparent pas.
Si jamais on ne veut pas concéder
que ‘beaucoup’ signifie la même chose, étant donné sa généralité, on concédera
au moins que ‘double’, son espèce, signifie la même chose pour l’air et pour
l’eau. Chez l’un et chez l’autre, en effet, il signifie la proportion de deux à
un. Pourtant la moitié et le double de l’air et de l’eau ne se comparent pas au
point de dire que tant d’eau est le double de tant d’air, ou inversement.
#936. — Le Philosophe résout
ensuite (248b16) l’objection soulevée,
et ce, en deux points : il présente d’abord sa solution, puis (248b20) la confirme moyennant
une question.
On peut considérer, dit-il, que la
raison pour laquelle ‘beaucoup’ et ‘double’, attribués à l’eau et à l’air, ne
se comparent pas est la même que celle alléguée pour ‘aigu’, attribué au
poinçon, à la vue et à la note : parce que ce dont on dit qu’il y en a
‘beaucoup’ est homonyme.
On pourrait objecter que ‘beaucoup’
s’attribue à l’un et à l’autre selon la même définition. Pour l’exclure, le
Philosophe ajoute qu’en certains cas “les définitions mêmes sont homonymes”.
Supposons par exemple qu’on définisse ‘beaucoup’ comme “tant et encore
plus” : ce à quoi on attribue d’être ‘tant’, et ‘égal’, ce qui revient au
même, sera homonyme.[1631] Est égal, en effet, ce
qui est d’une même quantité ; mais ‘une même quantité’ n’appelle pas en toutes
choses la même définition. Par ailleurs, on recourt ici à la définition de
‘beaucoup’ au sens où il implique comparaison, dans son opposition à ‘peu’ ;
sans le prendre absolument, dans son opposition à ‘un’.
Ce qu’il a dit de ‘beaucoup’, il le
dit ensuite de ‘double’. Bien que la définition de ‘double’ tienne toujours à
la proportion de deux à un, elle aussi présente de l’homonymie. Même ‘un’,
éventuellement, peut se considérer comme homonyme ; et si ‘un’ l’est, ‘deux’
aussi, par suite, puisque deux, ce n’est rien d’autre que deux fois un.
Il y a autre chose à prendre en
compte : bien des entités, dans la considération abstraite du logicien ou
du mathématicien, ne sont pas homonymes. Cependant, dans la définition concrète
qu’en fait le naturaliste, quand il les applique à une matière donnée, elles
acquièrent une certaine homonymie. C’est qu’elles ne s’entendent pas en toute
matière selon la même définition ; ainsi, la quantité et l’unité, principe du
nombre, ne revêtira pas exactement la même définition dans les cas des corps
célestes, du feu, de l’air et de l’eau.
#937. — Le Philosophe confirme
enfin (248b20) sa réponse moyennant
une question. Supposons en effet que ‘beaucoup’, ‘double’ et autres entités de
la sorte renvoient à une nature unique, mais que leurs sujets ne puissent se
comparer comme le font normalement les sujets d’attributs synonymes[1632]. La question
reste : pourquoi certains sujets de même nature se comparent-ils et
d’autres non? Sur des sujets semblables, on devrait pouvoir, semble-t-il, porter
un jugement identique.
Il répond ensuite (248b21) à sa question en
donnant la seconde condition d’une comparaison.
Il le fait en deux points : il
présente d’abord cette seconde condition, puis (248b25) montre qu’elle ne suffit toujours
pas.
Voici peut-être, dit-il, la raison
pour laquelle certains sujets d’une même nature se comparent et d’autres
non : si plusieurs sujets reçoivent une nature unique en un sujet premier
unique, ils peuvent se comparer entre eux. Par exemple, un cheval et un chien
peuvent se comparer quant à leur blancheur : on peut désigner le plus
blanc. C’est que non seulement on leur attribue une blancheur de même nature,
mais ils la reçoivent en un seul sujet premier : leur superficie. Leur
grandeur, pareillement, se compare : on peut désigner le plus grand. Là
encore, c’est qu’en eux le sujet premier de la grandeur est le même : leur
substance de corps mixte. Par contre, l’eau et la voix ne se comparent pas
quant à leur grandeur : on ne peut trouver la voix plus grande que l’eau, ni
l’inverse. C’est que chez elles, la grandeur a beau demeurer une même nature,
elles ne la reçoivent cependant pas en un même sujet premier : dans le cas
de l’eau, il s’agit d’une substance, tandis que dans celui de la voix, il
s’agit d’un son, d’une qualité.
#938. — Le Philosophe montre
ensuite (248b25), avec deux arguments,
que cette condition ne suffit pas non plus.
Voici le premier. Si on se
comparait du seul fait de ne pas différer de sujet, tout partagerait une seule
nature. De n’importe quoi de différent, on pourrait dire que sa seule
différence tient au fait de se trouver en un sujet premier différent. De la
sorte, l’égal, le doux, le blanc seraient une seule et même nature ; leur seule
différence tiendrait au fait d’être reçus en des sujets distincts. Mais que
tout partage ainsi une nature unique est manifestement absurde.
D’ailleurs, prenons-en conscience,
attacher ainsi la diversité des choses à la seule diversité de leur sujet,
c’est une opinion platonicienne. Platon, en effet, attribuait l’unité à la
forme et la dualité à la matière, de sorte que toute la raison de la diversité
proviendrait d’un principe matériel. Par suite, il prétendait aussi que l’un et
l’être s’attribuent synonymement, signifiant une seule nature, de sorte
que les espèces des choses ne se diversifieraient que par la diversité de leurs
sujets.
Voici son second argument (249a2) : tout sujet ne reçoit
pas n’importe quelle forme, mais tel sujet est sujet premier de telle forme, de
sorte que forme et sujet s’attribuent réciproquement. Si donc il existe
plusieurs sujets premiers, il doit aussi exister plusieurs natures reçues ;
réciproquement, si une seule nature est reçue, il ne doit y avoir qu’un seul
sujet premier.
#939. — Le Philosophe conclut
ensuite (249a3) qu’une troisième
condition est requise pour que des sujets se comparent.
Pour se comparer, dit-il, on ne
doit pas seulement ne pas être homonyme : c’était la première condition.
On doit aussi ne pas différer quant au sujet premier où on est reçu :
c’était la seconde condition. On doit aussi ne pas différer quant à la nature
ou forme reçue : voilà la troisième condition.
Il exemplifie ensuite cette
troisième condition, tirant profit de ce que la couleur se divise en différentes
espèces. En conséquence, on n’est pas comparable quant aux attributs de ces
couleurs, même si on les reçoit sans homonymie et en un sujet premier
unique : la surface, sujet premier du genre de la couleur, mais non de
chacune de ses espèces. Du blanc et du noir, en effet, on ne peut désigner le
plus coloré, parce que cette comparaison ne viserait pas une espèce précise de
couleur, mais la couleur en général. Par contre, comme le blanc ne se divise
pas en espèces distinctes, on peut comparer tous ses sujets et désigner lequel
est le plus blanc.
Règles de comparaison entre changements
722. 249a7 Il en va de même pour le
changement : on a égale vitesse[1633] du fait de changer, en
un temps égal, en telle essence, autant et également de sa longueur[1634].
Entre changements de genres différents
723. 249a9 Mais si en tel temps tel mobile
s’altère et tel autre se déplace[1635], cette altération
sera-t-elle égale au déplacement et d’égale vitesse? L’affirmer serait absurde
; la raison en est que le changement présente alors des espèces distinctes[1636].
Entre changements de même genre : 1. Entre déplacements
724.
249a11 Par conséquent, supposer
que tout mobile qui parcourt une longueur égale en un temps égal a égale
vitesse fera que la droite et la courbe se trouveront éventuellement égales.
725.
249a13 Quelle en est donc la
cause : que le déplacement ou que la ligne est un genre? Le temps, quant à
lui, reste toujours atome, spécifiquement[1637]. C’est plutôt que ces
deux-là diffèrent ensemble en leurs espèces : le déplacement comporte
des espèces dans la mesure où en comporte la grandeur sur laquelle il
s’effectue.
726.
249a17 Le moyen de transport
fait-il aussi varier l’espèce?[1638] Par exemple, les pieds
donneraient la marche, les ailes, le vol. Non, c’est par ses figures que le
déplacement varie.
727.
249a19 Ainsi, en parcourant la
même grandeur en un temps égal, on est d’égale vitesse ; du moment que la
grandeur ne diffère pas d’espèce, le déplacement ne diffère pas non plus. Voilà
donc la chose à vérifier : quelle différence comporte le changement.
728.
249a21 Ce raisonnement signifie
que le genre ne constitue pas une nature unique ; il en recèle plusieurs, au
contraire. En fait, certains homonymes sont très distants ; d’autres se ressemblent
assez ; d’autres encore montrent une proximité de genre ou de proportion[1639] telle qu’ils n’ont pas
l’air d’homonymes.
729.
249a25 Quand donc l’espèce se
distingue-t-elle : dès que la même essence réside en un sujet distinct ou
faut-il encore qu’une essence distincte réside en ce sujet distinct? À quelle
définition se fier?[1640] Le blanc et le doux,
par exemple, par quoi les juger identiques ou distincts? Se manifestent-ils
déjà comme distincts du fait de résider en des sujets distincts ou leur faut-il
n’être absolument pas la même essence?
2. Entre altérations
730.
249a29 Maintenant, comment donc
une altération s’effectuera-t-elle à égale vitesse avec une autre? Supposons
guérir comme altération : il se peut que tel malade guérisse vite et tel
autre lentement, mais aussi que d’autres le fassent simultanément, ce qui
donnerait une altération à vitesse égale, puisque effectuée en un temps égal.
731.
249b1 Mais qu’est-ce qui a été
altéré? Ici pas question d’égalité ; plutôt, comme on parlait d’égalité pour la
quantité, ici on parlera de similarité.
732.
249b3 Alors, supposons d’égale
vitesse le fait de subir le même changement en un temps égal.
733.
249b4 Faut-il donc comparer le
sujet de l’affection ou l’affection elle-même?
734.
249b5 Ici, certes, il faut
qu’il s’agisse de la même santé et aussi qu’on puisse assumer qu’elle
n’appartient à chaque mobile ni plus ni moins, mais pareillement. Car s’il
s’agit d’affections distinctes : si, par exemple, un mobile blanchit
tandis qu’un autre guérit, les mobiles ne partagent aucune altération identique
susceptible d’être égale ou semblable. Ces affections créent déjà des espèces
distinctes d’altération ; il n’y en a pas seulement une, comme ce n’était pas
le cas non plus avec les déplacements. Aussi faut-il d’abord discerner combien
d’espèces d’altérations et de déplacements sont en présence. Bref, si les
mobiles que les changements concernent par soi et non par accident diffèrent
d’espèce, leurs changements aussi différeront d’espèce ; si les premiers
diffèrent même de genre, les seconds aussi ; mais si les premiers diffèrent
seulement numériquement, il en ira encore de même des seconds.
735.
249b14 Alors, pour juger
semblables ou d’égale vitesse des altérations[1641], faut-il
regarder : l’affection, et s’assurer qu’elle est identique ou semblable[1642]? ou les sujets altérés,
et vérifier si tant de l’un blanchit et autant de l’autre? Plutôt les deux, et
discerner si l’altération est identique ou distincte, par l’affection, selon
que celle-ci est l’un ou l’autre, puis discerner si elle est égale ou inégale,
selon que le sujet est l’un ou l’autre[1643].
3. Entre générations
736.
249b19 On doit se livrer au
même examen pour la génération et la corruption. À quoi juger que la génération
s’effectue à égale vitesse? À ce que, en un temps égal, c’est le même et indivisible
sujet[1644] qui se trouve
engendré : un homme, par exemple, non un animal. Toutefois, sa vitesse est
plus grande, si en un temps égal c’est un sujet distinct qui se trouve
engendré. L’altérité, en effet, ne tient pas, comme la dissimilarité, à deux
critères.[1645]
737.
249b23 À supposer que la
substance soit un nombre, [il faudrait vérifier à la fois si] ce nombre est de
même espèce [et s’il est] plus grand ou plus petit.[1646] Cependant, on ne
dispose d’aucun mot, ni pour cette communauté de degré[1647], ni pour chacune de
leurs variations[1648], alors que, pour
l’affection éminente ou excédente, on avait ‘davantage’, et pour la quantité,
‘plus grand’.[1649]
#940. — Le Philosophe vient de
montrer de manière générale les conditions requises pour qu’on soit comparable.
Il applique maintenant cette vérité découverte à la comparaison qu’il se
propose entre changements.
Il le fait d’abord communément,
puis (249a9) en rapport à des
changements de genres différents et enfin (249a11) en rapport aux changements d’un
même genre.
Ailleurs, dit-il, on doit, pour se
comparer, ne pas être homonyme, avoir le même sujet premier et être de la même
espèce. Il en va de même en matière de changement : on considère comme de
vitesse égale le mobile qui, en un temps égal, change autant et également d’une
autre longueur, “en telle essence”, c’est-à-dire, tout en faisant porter le
changement sur la même espèce.
#941. — Il traite ensuite (249a9) de la comparaison de
changements de genres différents.
Si, dit-il, en accord avec les
distinctions précédentes[1650], tel mobile “s’altère”
et tel autre “se déplace”, c’est-à-dire change de lieu, peut-on considérer
l’altération d’égale vitesse au déplacement? L’affirmer serait absurde. La
raison en est que le changement présente des espèces distinctes ; or ce qui ne
relève pas de la même espèce ne se compare pas[1651]. Puis donc que le
déplacement ne relève pas de la même espèce que l’altération, leurs vitesses ne
se comparent pas.
#942. — Le Philosophe traite
ensuite (249a11) de la comparaison de
changements d’un même genre[1652] : d’abord quant au
déplacement, puis (249a29)
quant à l’altération et enfin (249b19) quant à la génération et à la
corruption.
Quant à la croissance et la
décroissance, il n’en fait pas mention, parce que la même raison vaut pour
elles et pour le déplacement, comme elles aussi portent sur une grandeur.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe montre d’abord la condition requise pour que deux
déplacements se comparent, puis (249a17) en exclut une seulement apparente
et enfin (249a19) conclut son propos
principal.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe signale d’abord l’absurdité qui s’ensuivrait si tous
les déplacements se comparaient, puis (249a13) donne la cause qui empêche leur
comparaison.
#943. — Supposer, dit-il, que tout
mobile qui parcourt une grandeur égale en un temps égal ait égale vitesse et
que tout déplacement puisse s’effectuer à même vitesse entraînerait qu’étant
droit et courbe on puisse être égal. Cela peut se comprendre en deux
sens : en un sens, quant à des déplacements rectiligne et circulaire ; en
l’autre, quant à des lignes droite et courbe. Ce dernier sens convient mieux,
car c’est la conséquence ultime de la supposition : si tout déplacement
rectiligne et circulaire peut s’effectuer à vitesse égale ; comme, par ailleurs,
des déplacements ont égale vitesse quand ils s’effectuent sur des grandeurs
égales en un temps égal ; des grandeurs droite et circulaire peuvent se
trouver égales. Ce qu’on met de côté pour son absurdité.
#944. — Il s’enquiert ensuite (249a13) de la cause qui empêche
les déplacements rectilignes de se comparer avec les circulaires.
Le Philosophe a conclu que si les
deux ont égale vitesse, les grandeurs correspondantes seront égales, une
absurdité manifeste. On pourrait se demander si la cause de cette comparaison
impossible vient du déplacement ou de la grandeur. C’est sa question : la
cause qui empêche le déplacement rectiligne d’avoir égale vitesse avec le
déplacement circulaire est-elle que le déplacement est lui-même un genre
présentant des espèces différentes? Ce qui diffère d’espèce, en effet, ne se
compare pas[1653]. Ou cette cause
est-elle la ligne, comme genre contenant la droite et la courbe comme espèces
différentes? Le temps, quant à lui, ne peut causer cette impossibilité, du
fait de toujours rester “atome”, c’est-à-dire indivisible spécifiquement.
À cette question il répond que les
deux vont ensemble, puisque les deux présentent des espèces
différentes. Tout de même, la diversité spécifique du déplacement a pour
cause celle de la grandeur sur laquelle il s’effectue. C’est le sens de ce
qu’il dit, que dans la mesure où la grandeur sur laquelle on se déplace possède
des espèces, le déplacement aussi en comportera.
#945. — Le Philosophe exclut
ensuite (249a17) une condition apparente
pour que des déplacements aient identité d’espèce et se comparent.
On distingue parfois les
déplacements, dit-il, d’après “le moyen de transport”, c’est-à-dire, d’après
l’instrument du déplacement. Ainsi, se servir de pieds ferait parler de marche
; se servir d’ailes ferait parler de vol.
Cela ne crée néanmoins aucune
diversité d’espèce entre déplacements. “C’est par ses figures que le
déplacement varie” : c’est-à-dire, cette diversité dans le déplacement ne
crée pas son espèce, qui dépend seulement de sa figure, comme le Commentateur
l’explique.
Ou mieux, le Philosophe veut dire
que le déplacement ne tient pas sa diversité d’espèce de ses instruments, mais
des figures de la grandeur parcourue. C’est bien ainsi que les déplacements
rectiligne et circulaire diffèrent. La raison en est que les déplacements ne
tirent pas leur espèce de leurs mobiles, mais plutôt des grandeurs sur lesquelles
ceux-ci se déplacent. Or les instruments concernent les mobiles, tandis que
les figures concernent les grandeurs parcourues.
#946. — Le Philosophe conclut
ensuite (249a29) son propos, et ce en
trois points : il conclut d’abord son propos principal, puis (249a21) en dégage une
considération importante et enfin (249a25) s’enquiert de la diversité d’espèce.
Les déplacements ne se comparent
qu’à l’intérieur d’une même espèce et ils ne sont de même espèce que s’ils
s’effectuent sur une grandeur de même espèce. Ils sont d’égale vitesse,
conclut-il, à condition de s’effectuer en un temps égal sur une même grandeur. Pour
autant, bien sûr, que cette dernière soit ‘la même’ du fait de ne pas différer
d’espèce. C’est ainsi en effet que convient au déplacement aussi de ne pas
différer d’espèce. Voilà pourquoi la principale chose à vérifier, en comparant
des changements, c’est quelle différence ils comportent : s’ils
comportent une différence de genre ou d’espèce, ils ne se comparent pas, alors
qu’ils le font, si la différence est seulement d’accident.
#947. — Le Philosophe dégage
ensuite (249a21) de ces prémisses une
considération importante : le genre ne comporte pas unité absolue, tandis
que l’espèce le fait. Voilà la portée de l’argument précédent[1654], où on montrait qu’on
n’a pas assez d’être du même genre pour se comparer, tandis qu’on se compare du
moment qu’on se trouve de la même espèce. Or c’est en étant de même nature
qu’on se compare[1655] ; manifestement donc,
le genre ne constitue pas une nature unique, mais l’espèce oui.
La raison en est que l’espèce se
tire d’une forme ultime, absolument unique dans la réalité. La forme dont se
tire le genre, elle, ne comporte pas ainsi cette unité dans la réalité, mais
seulement dans la raison. L’homme, en effet, ne tient pas d’être animal d’une
forme distincte de celle dont il tient d’être homme. Ainsi, tous les hommes, étant
d’une seule espèce, se retrouvent en la forme qui constitue leur espèce :
tous ont l’âme rationnelle. Par contre, il n’y a pas, en l’homme, le cheval et
l’âne, une âme commune qui les fasse animaux, à part celle qui les fait homme,
cheval et âne. Si c’était le cas, le genre aurait, comme l’espèce, assez
d’unité pour se comparer. Mais c’est seulement dans la connaissance qu’on
trouve la forme du genre, par l’action de l’intelligence qui l’abstrait des
différences que comportent ses espèces.
Ainsi donc, l’espèce tient son
unité d’une forme qui la possède déjà dans la réalité, tandis que le genre
non : suivant les différentes formes qui existent dans la réalité, des
espèces distinctes méritent l’attribution du même genre. Cela confère au
genre une unité logique, mais non naturelle.
Le genre n’a qu’une certaine
manière d’unité, pas une unité absolue. Aussi “recèle-t-il plusieurs essences”
; c’est-à-dire, la ressemblance et la proximité que le genre entretient avec
l’unité recèle beaucoup d’homonymes.
Il existe certes des homonymes très
distants, où on ne s’attend qu’à une communauté de nom, comme lorsqu’on appelle
chien la constellation céleste et l’animal qui jappe.
D’autres homonymes montrent une
certaine ressemblance, comme lorsqu’on attribue le nom d’homme à l’homme
véritable et à l’homme peint, du fait de la ressemblance du dernier avec le
premier.
Mais d’autres homonymes sont très
proches. Tantôt du fait de se retrouver dans le même genre : si, par
exemple, on considère comme corps le corps céleste et le corps
corruptible, on en fait des homonymes, à parler naturellement, parce que leur
matière n’en est pas une seule. Ces corps se retrouvent pourtant dans le même
genre logique ; en raison de cette unité de genre, “ils n’ont pas du tout l’air
d’homonymes”. Tantôt du fait d’une certaine proportion[1656] : par exemple, on
appelle maître d’école celui qui y enseigne et pareillement maître
de maison celui qui y préside. Il s’agit là d’homonymie, mais d’une homonymie
prochaine, en raison de leur proportion : les deux dirigent, le premier
les écoliers, l’autre les familiers. Là encore, à cause de la proximité due au
genre ou à la proportion, ils n’ont pas l’air d’homonymes, mais ils en sont.
#948. — “La chose à vérifier”,
disait le Philosophe, c’est “quelle différence comporte le changement”[1657], c’est-à-dire, si de
fait il en comporte une. Il s’enquiert donc maintenant (249a25) de la manière de dégager
la différence entre espèces, tant dans les changements qu’ailleurs. Comme c’est
la définition qui signifie l’essence de l’espèce, il soulève deux
questions : l’une à propos de l’espèce et l’autre à propos de la
définition.
À propos de l’espèce, demande-t-il
d’abord, quand doit-on juger qu’il y a espèce distincte : suffit-il que
“la même essence réside en un sujet distinct”, comme les Platoniciens le
soutenaient? L’explication précédente[1658] interdit que cela se
vérifie. Le genre, en effet, n’est pas absolument un ; c’est pourquoi on
n’attend pas déjà une différence spécifique de ce qu’une essence identique
réside en des sujets distincts, sauf d’après les Platoniciens, qui voyaient le
genre comme absolument un. Aussi, presque en suggérant la solution, le
Philosophe ajoute : “ou faut-il qu’en un sujet distinct réside une essence
distincte?” Comme s’il disait : il n’y a pas espèce distincte du fait que
la même essence réside en un sujet distinct, mais du fait qu’une essence
distincte réside en un sujet distinct.
Sa seconde question concerne la
définition. Voici la question : “À quelle définition se fier?”,
c’est-à-dire, quelle définition manifeste l’espèce? Comme ce qui est identique
par définition l’est absolument, le Philosophe, presque en suggérant la
solution, ajoute que la définition appropriée d’une chose, du blanc ou du
doux, par exemple, est justement celle qui permet de discerner si elle est
identique ou distincte. “Distinct” peut toutefois se prendre en deux sens,
comme auparavant : en un sens, on considère le blanc distinct du doux du
fait de le trouver en un sujet distinct de celui du doux ; en un second sens,
du fait qu’ils ne se distinguent pas seulement par ce qui leur sert de sujet,
mais du fait de n’être absolument pas la même essence. Ces deux sens sont les
mêmes que ceux qui intervenaient plus haut : “la même essence réside en un
sujet distinct” ou … “une essence distincte réside en ce sujet distinct”.
Manifestement, en effet, l’identité et la diversité se conçoivent de la même
manière quant à l’espèce et quant à la définition.
#949. — Le Philosophe traite
ensuite (249a29) de la comparaison entre
altérations, et ce en deux points : il montre d’abord des altérations à
vitesse égale, puis (249b1) examine sous quel rapport on attend de l’égalité de
vitesse en altération.
Il cherche donc d’abord comment une
altération se trouvera d’égale vitesse avec une autre. Il commence par prouver
que cela arrive. Guérir, c’est s’altérer : or il se peut que tel malade
guérisse vite et tel autre lentement. Des malades peuvent aussi guérir
simultanément : leur altération se trouve alors d’égale vitesse. Car on
change à égale vitesse, quand on le fait en un temps égal.
#950. — Le déplacement, pour
s’effectuer à égale vitesse, exige égalité non seulement de temps, mais aussi
de grandeur parcourue. On peut supposer que l’altération requière aussi égalité
de temps pour qu’il y ait vitesse égale. Le Philosophe examine ensuite (249b1) ce qu’il y faut
d’autre. C’est l’intention de la question qu’il pose : “Mais qu’est-ce qui
est altéré?” C’est-à-dire : à quel terme doit parvenir l’altération en un
temps égal pour être considérée d’égale vitesse?
La difficulté, là, c’est que la
qualité, objet de l’altération, n’admet pas égalité. Il n’est donc pas question
de soutenir que l’altération d’égale vitesse atteint égale quantité en temps
égal, comme dans le cas du déplacement, comme aussi dans le cas de la
croissance et de la décroissance. Cependant, comme la quantité admet égalité,
de même aussi la qualité admet similarité.
Le Philosophe répond ensuite (249b3) à sa question. Il en
présente d’abord la réponse : l’altération, dit-il, doit se dire d’égale
vitesse, quand en un temps égal le même objet a changé, c’est-à-dire, s’est
altéré.
#951. — Il questionne ensuite (249b4) la solution apportée.
Il soulève d’abord sa question. L’altération, disait-on[1659], a égale vitesse quand
le même objet s’est altéré en un temps égal. Or cet objet a deux aspects :
l’affection subie et le sujet qui la subit. Alors, ce type de comparaison
vise-t-il l’identité d’affection ou de sujet?
#952. — Il résout ensuite (249b5) la première partie de
la question. Dans l’altération, dit-il, il y a une double identité à attendre
du côté de l’affection, pour que l’altération ait égale vitesse. D’abord
certes, il faut la même espèce de qualité : la même santé, par exemple,
celle de l’œil ou d’une autre partie de la sorte ; en second, cette même qualité
dit appartenir pareillement, ni plus ni moins, aux sujets altérés. Si cependant
l’affection, c’est-à-dire la qualité affective, est d’une espèce distincte, si
un mobile blanchit tandis que l’autre guérit, par exemple, les altérations
concernées ne seront pas du tout identiques, ni égales, ni semblables. Cette
diversité d’affections produit des espèces distinctes de l’altération et
compromet son unité ; de manière similaire, on a vu que les déplacements droit
et circulaire compromettaient l’unité du déplacement[1660]. Aussi, pour comparer
les altérations comme les déplacements, on doit vérifier combien d’espèces
d’altérations ou de déplacements sont en présence, et si on a affaire à la
même espèce ou à des espèces distinctes. Or cela se mesure d’après les mobiles
affectés ; car si ces mobiles, ceux qui subissent les changements par soi et
non par accident, diffèrent d’espèce, leurs changements aussi diffèrent
d’espèce ; si en plus ils diffèrent de genre, leurs changements aussi
diffèrent de genre ; mais s’ils diffèrent numériquement seulement, leurs
changements aussi ne diffèrent que numériquement[1661].
#953. — Après avoir traité d’une
partie de la question soulevée, le Philosophe examine l’autre partie (249b14). La voici : pour juger
des altérations comme semblables ou d’égale vitesse, faut-il seulement vérifier
qu’il s’agit de la même affection ou faut-il aussi considérer les sujets
altérés? Par exemple, pour trouver d’égale vitesse des altérations, faut-il
aussi vérifier, si tant de l’autre mobile blanchit en tel temps, qu’une partie
égale du présent mobile blanchit en un temps qui soit le même ou égal?
Il faut, résout-il, considérer les
deux : l’affection et le sujet, avec un regard différent toutefois. Du
côté de l’affection, on juge une altération identique ou distincte selon que
l’affection est l’un ou l’autre. Mais du côté du sujet, on juge l’altération
égale ou inégale selon que les parties respectives des sujets altérés sont
l’un ou l’autre : si, par exemple, une grande partie d’un corps et une
petite de l’autre blanchissent, leurs altérations seront bien sûr de la même
espèce, mais non égales.
#954. — Le Philosophe montre
ensuite (249b19) comment doit s’effectuer
la comparaison dans le cas de la génération et de la corruption : d’abord
en regard de sa propre opinion, puis (249b23) en regard de l’opinion de Platon.
En rapport à la génération et à la
corruption, dit-il, pour juger d’égale vitesse des générations, on doit
simplement vérifier si en un temps égal c’est le même sujet qui se trouve
engendré, indivisible spécifiquement ; si, par exemple, dans les deux
générations comparées, c’est un homme qui se trouve engendré, et en un temps
égal, leur génération est d’égale vitesse. Mais il n’y suffit pas qu’en un
temps égal un animal se trouve engendré ; c’est que la génération de certains
animaux, en raison de leur perfection, a besoin de plus de temps. Par contre,
on juge plus rapide une génération, si, en un temps égal, un sujet distinct
est engendré : si, le temps qu’un chien se trouve engendré, un cheval se
trouvait aussi engendré, la génération du cheval passerait pour plus rapide.
Dans le cas de l’altération, on
mentionnait deux critères, quant à l’affection : s’il s’agit de la même
santé, et en plus si elle affecte les sujets de manière semblable, c’est-à-dire
ni plus ni moins. Le cas de la génération, par contre, ne met en jeu qu’un seul
critère, dit-il : si c’est le même sujet qui se trouve engendré. Il en
assigne la cause : “L’altérité ne tient pas, comme la dissimilarité, à
deux critères.” Autrement dit : voici pourquoi, dans le cas de la
génération, on doit seulement vérifier si c’est le même sujet qui est
engendré : c’est parce que là n’interviennent pas deux contraires
susceptibles de varier, et d’entraîner ainsi de l’altérité. Dans l’altération,
par contre, la dissimilitude résultait de ce qu’une seule et même qualité
variait en plus et en moins ; mais la substance, objet de la génération,
n’admet pas ainsi le plus et le moins.
#955. — Le Philosophe traite
ensuite (249b23) de cette comparaison
entre générations d’après l’opinion de Platon. Ce dernier soutenait que la
substance de chaque chose est un nombre, parce qu’il confondait l’unité comme
principe du nombre avec l’unité qui se convertit avec l’être et signifie, elle,
la substance de chaque chose. Or ce qui est un ainsi appartient à une seule
nature, à une espèce absolument unique. Or si le nombre, qui n’est rien d’autre
qu’une agrégation d’unités, est ainsi pour chaque chose sa substance, comme le
prétendent les Platoniciens, une substance pourra se voir attribuer un nombre
plus grand ou plus petit, en correspondance de la variation spécifique de sa
quantité, mais en tant que substance, son nombre restera semblable d’espèce.
Voilà pourquoi Platon soutint que l’espèce, c’est l’un, tandis que les
contraires, le grand et le petit, par quoi les choses se diversifient, sont
issus de la matière. Ainsi, de même que la seule et même santé présente deux
critères, du fait d’admettre le plus et le moins, de même aussi la substance,
parce qu’elle est un nombre, étant telle espèce en raison de son unité,
présentera aussi deux critères, du fait de correspondre à un nombre plus grand
ou plus petit. Toutefois, dans le cas de la substance, on n’a pas institué de
mot commun pour signifier les deux, c’est-à-dire cette diversité due au fait de
correspondre plus ou moins au nombre concerné[1662]. Dans le cas des
affections, au contraire, quand une affection affecte plus un sujet, ou y
excelle de quelque manière, on l’indique avec l’adverbe ‘davantage’ :
on dit tel sujet ‘davantage blanc’ ou ‘davantage sain’. Dans le cas d’une
quantité qui excelle, on dit le sujet ‘plus grand’ : tel corps, par
exemple, est ‘plus grand’,
telle superficie, ‘plus grande’. Néanmoins, on n’a institué aucun mot
pour signifier communément l’excellence d’une substance, qui, selon les
Platoniciens, lui vient de correspondre à un nombre plus grand.
Règles de comparaison de déplacements
738. 249b27 Tout moteur déplace un mobile en
une durée et à un point : ‘en une durée’, à savoir, en un temps ; ‘à un
point’, à savoir, sur tant de distance. Toujours, en effet, quand on déplace,
on a déjà déplacé, de sorte que tant de distance a déjà été parcourue, et ce en
tant de temps.
739.
249b30 Avec A pour moteur, B
pour mobile, C pour quantité de longueur parcourue et D pour quantité de temps,
une puissance égale à A déplacera en un temps égal la moitié de B sur le double
de C, ou sur C en la moitié de D. Ainsi, en effet, on gardera la proportion.
Comparaison entre déplacements
740.
250a5 Alors, si la même
puissance déplace le même mobile sur tant de distance en tant de temps, elle le
déplacera de moitié en moitié de temps ; aussi, la moitié de la force en
déplacera la moitié sur autant de distance en un temps égal. Supposons E,
moitié de la puissance A, et Z, moitié de B : la relation reste semblable,
la force est en proportion avec le poids. Aussi, ces puissances déplacent sur
autant de distance en un temps égal.
741.
250a10 Cependant, si E déplace
Z sur C en D, E ne déplacera pas forcément en un temps égal le double de Z sur
la moitié de C.
742.
250a12 De même, si A déplace B
sur tout C en D, E, moitié de A, ne déplacera pas forcément[1663] B en le temps D, ni
même en une partie de D, sur une partie de C ; peut-être pas même sur une
partie qui entretiendrait avec tout C la proportion de E avec A. Éventuellement,
en effet, il n’en déplacera absolument rien : si la force totale l’a
déplacé sur tant de distance, sa moitié ne le déplacera forcément ni sur tant
de distance, ni en quelque temps que ce soit. Autrement, le navire que la force
des haleurs a déplacé, un seul homme devrait le déplacer sur une distance
divisée en proportion de leur nombre.
Réfutation de Zénon
743.
250a19 Aussi l’argument de
Zénon ne se vérifie-t-il pas, qui conclut que toute partie du millet résonne.
Rien n’empêche que sa partie ne déplace en aucun temps de cet air que le
boisseau entier déplace en tombant. Même ce qu’elle en déplacerait peut-être,
présente dans le tout, elle ne le déplacera pas une fois toute seule. Car
elle n’est rien, si ce n’est en puissance, dans le tout.
Comparaison des déplacements à moteur composé
744.
250a25 Par ailleurs, à supposer
que deux puissances déplacent chacune son mobile sur tant de distance en tant
de temps, une fois réunies elles déplaceront le composé de leurs charges sur
une distance égale en un temps égal. La proportion se maintient, en effet.
Comparaison des croissances et des altérations
745.
250a28 Il en va également ainsi[1664] aussi pour l’altération
et la croissance. La croissance présente un moteur, un mobile, une quantité de
temps et une quantité de croissance dont le premier accroît et le second croît.
De même, l’altérant et l’altéré présentent une quantité plus ou moins grande
d’altération, en une quantité de temps.
746.
250b1 [Dans leur cas aussi[1665],] en le double [du
temps, l’objet change] du double, et [changer l’objet] du double [se fait] en
le double [du temps, tandis que changer l’objet] de moitié [se fait] en la moitié
du temps [et que,] en la moitié [du temps, l’objet change] de moitié. [Là
encore, une puissance double,] en un temps égal, [change l’objet] du double.[1666]
747.
250b3 [De même encore],
pourtant, que le moteur altère ou accroisse [le mobile] de tant en tant [de
temps] n’implique pas forcément que [la moitié de la puissance change l’objet]
de moitié en la moitié [du temps], ni qu’en la moitié [du temps, elle le
change] de moitié.[1667] Peut-être même,
éventuellement, [ne le changera-t-elle] pas du tout, comme dans le cas du
poids [à déplacer].
#956. — Le Philosophe vient de
montrer quels changements se comparent. Il enseigne ici comment ils se
comparent, d’abord pour le déplacement, puis (250a28), pour les autres changements.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe présente d’abord les critères d’après lesquels
comparer les déplacements, puis (249b30) fixe d’après eux des règles de
comparaison.
Tout moteur local, dit-il, déplace
un mobile ; de plus, il le fait en un temps et pour une part de distance. La
raison qui y oblige, c’est que toujours, quand on déplace, on a déjà déplacé[1668], car tout mobile en
déplacement a déjà parcouru une part de distance[1669] moyennant une part de
temps[1670]. Par conséquent, tout
mobile, de même que la distance qu’il parcourt et le temps en lequel il le
fait, comportent quantité et sont divisibles. Tout moteur ne comporte pas
quantité[1671], toutefois, mais certains
le font manifestement, et c’est pour eux que le Philosophe propose ici des
règles de comparaison.
#957. — Le Philosophe présente
ensuite (249b30) ces règles, d’abord en
cas de division du mobile, puis (250a5) en cas de division du moteur, le cas échéant.
Supposons, dit-il, un moteur A, un
mobile B, une distance parcourue C, et un temps D pour que A déplace B sur C.
En le même temps, une puissance motrice égale à A déplacera la moitié du mobile
B sur le double de la distance C. Mais en la moitié du temps D, elle déplacera
cette moitié du mobile B sur toute la distance C.
De ces descriptions du Philosophe,
on peut tirer deux règles générales.
La première : si une puissance
déplace un mobile sur une distance en un temps, en ce même temps, ou en un
autre égal, la même puissance, ou une autre égale, en déplacera la moitié sur
une distance double.
L’autre : une puissance égale
déplacera la moitié du mobile sur la même distance en la moitié du temps. La
raison en est qu’ainsi on conserve la même proportion. Manifestement, en effet,
la vitesse du déplacement correspond à la victoire de la puissance motrice sur
le mobile : plus le mobile est petit, plus la puissance motrice le dépasse
; aussi le déplacera-t-elle plus vite. Par ailleurs, la vitesse du
déplacement diminue le temps et augmente la distance, car va plus vite le
mobile qui en un temps égal parcourt une distance plus grande, ou une égale en
un moindre[1672]. Par conséquent, dans
la proportion où on soustrait du mobile, on doit aussi soustraire du temps ou
ajouter à la distance, tant qu’il s’agit du même moteur ou d’un égal.
#958. — Le Philosophe enseigne ensuite
(250a5) à comparer les
déplacements du point de vue du moteur : d’abord d’après la division de ce
dernier, puis (250a25) d’après la composition
opposée.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe présente d’abord une vraie comparaison, puis (250a10) en écarte de fausses et
enfin (250a19) résout sur cette base
l’argument de Zénon.
Si une puissance, dit-il, déplace
le même mobile sur tant de distance en le même temps, elle en déplacera la
moitié sur la même distance en la moitié du temps ; ou encore, en le même temps
elle en déplacera la moitié sur le double de distance. On a déjà attribué
l’équivalent à une puissance égale[1673]. Ensuite, si on divise
la puissance, la moitié de la puissance déplacera la moitié du mobile sur la
même distance en un temps égal. Cela, bien sûr, à la condition que la puissance
soit telle que cette division ne la corrompe pas. Le Philosophe en est encore à
une considération commune, sans application encore à une nature spéciale, ainsi
qu’en tout ce qui précède. Il présente un exemple : supposons la moitié
E de la puissance A, et la moitié Z du mobile B. Alors, de même que A déplaçait
B sur C en le temps D, de même E déplacera Z sur la même distance en un temps
égal ; c’est qu’ici aussi on conserve la même proportion entre vertu motrice et
corps pesant mobile. Par suite, en un temps égal le déplacement s’effectue sur
une distance égale.
#959. — Le Philosophe exclut
ensuite (250a10) deux fausses comparaisons.
La première consiste à ajouter au mobile sans ajouter à la puissance motrice.
Si E, dit-il, moitié de la puissance motrice, déplace Z, moitié du mobile, en
le temps D sur la distance C, cette puissance déjà réduite de moitié, E, ne
déplacera pas forcément en un temps égal un mobile deux fois plus grand que Z
sur la moitié de la distance C. Il pourra même arriver que la moitié de la
puissance ne puisse pas du tout déplacer le double mobile. Mais tant qu’elle le
pourrait, la comparaison tiendrait.
La seconde fausse comparaison
consiste à diviser le moteur sans diviser le mobile. Le Philosophe l’exclut
ensuite (250a12). Si la puissance
motrice A, dit-il, déplace le mobile B en le temps D sur la distance C, la
moitié du moteur ne déplacera pas forcément tout le mobile B en le temps D sur
une partie proportionnelle de la distance C, comme c’était le cas lors de la
comparaison de A à Z, c’est-à-dire, de toute la puissance motrice à la partie
du mobile. Cette comparaison convenait, celle-ci non : il peut même
arriver que la moitié du moteur ne déplace l’ensemble du mobile sur aucune
distance. Qu’une vertu totale déplace tout un mobile n’entraîne pas que sa
moitié déplace aussi tout ce mobile, pas même sur quelque distance que ce soit,
ni en n’importe quel temps. Autrement, on pourrait sur une distance déplacer
seul un navire, en divisant proportionnellement selon le nombre de haleurs
leur puissance et la distance sur laquelle ils l’ont tiré tous ensemble.
#960. — Le Philosophe résout
ensuite (250a19) en conséquence
l’argument de Zénon qui entendait prouver que tout grain de millet jeté à
terre fait du bruit, puisque l’ensemble du boisseau de millet en fait quand on
le répand. Cette conclusion de Zénon, au dire d’Aristote, ne se vérifie pas,
que “toute partie du millet résonne”, c’est-à-dire que tout grain de millet
fait un bruit en tombant par terre. Car rien n’empêche de constater qu’un grain
de millet ne déplace jamais assez d’air pour faire du bruit, alors que le
boisseau entier, lui, en tombant, le fait.
De là on peut conclure que si une
partie quelconque d’un tout produit un déplacement, elle ne le fait pas
forcément, une fois séparée. C’est qu’en un tout sa partie n’est pas en acte,
mais en puissance, surtout chez les entités continues. Toute chose n’a d’être
qu’autant qu’elle a d’unité. Or l’un est indivisé en soi et séparé des autres.
Ainsi, une partie, pour autant qu’elle est en son tout, n’est pas divisée en
acte, mais en puissance seulement. Aussi n’a-t-elle ni être ni unité en acte,
mais en puissance seulement. Pour cette raison, ce n’est pas la partie qui agit,
mais le tout.
#961. — Le Philosophe poursuit (250a25) la comparaison en
examinant la composition de moteurs. À en supposer deux, dit-il, dont chacun
déplace tout seul tant du mobile en tant de temps sur tant de distance, en
unissant leurs puissances motrices, ils déplaceront leurs mobiles composés sur
une distance égale en un temps égal. Là aussi on garde la même proportion.
#962. — Le Philosophe applique
ensuite (250a28) les mêmes règles de
comparaison aux autres changements, et ce en trois points : il énumère
d’abord les aspects des changements que visent leurs comparaisons, puis (250b1) présente de vraies
comparaisons et enfin (250b3) en écarte de fausses.
La croissance, dit-il, offre trois
aspects : un moteur qui accroît, un mobile qui croît et un temps de
croissance ; chacun revêt une quantité. On doit aussi, en quatrième, tenir
compte de la quantité comme telle, qui fait l’objet de la croissance que le
premier procure et dont le second profite. L’altération offre les mêmes
quatre aspects : son moteur, son mobile, la quantité plus ou moins grande
de l’affection qui fait l’objet de l’altération, puis enfin la quantité du
temps que l’altération dure. Tout comme on trouvait déjà ces quatre aspects
dans le cas du déplacement.
#963. — Le Philosophe présente
ensuite (250b1) de vraies comparaisons.
À supposer, dit-il, une puissance
qui change ainsi tant de ces objets en tant de temps, en le double du temps
elle les changera du double ; à supposer qu’elle les change du double, elle le
fera en le double du temps. Pareillement, la même puissance les changera de
moitié en la moitié du temps ; et si elle met moitié de temps, elle les
changera de moitié. Enfin, en la supposant double, cette puissance, en un temps
égal, les changera du double.
#964. — Enfin (250b3), il exclut une
comparaison fausse.
Qu’une puissance, dit-il, altère ou
accroisse un mobile de tant en tant de temps, cela n’implique pas forcément que
sa moitié le fasse de moitié en le même temps[1674], ni même qu’en la
moitié du temps, elle le fasse d’autant[1675]. Peut-être même
n’effectuera-t-elle aucune croissance ou altération, “comme dans le cas du
poids”, où la puissance réduite de moitié ne peut éventuellement déplacer le
poids entier ni sur toute la distance, ni sur aucune partie[1676].
Il faut comprendre, lorsque le
Philosophe dit : “en la moitié, de moitié” et “en un égal, du
double”, ce double et cette moitié, malgré l’apparence grammaticale[1677], ne doivent pas se
prendre pour la moitié ou le double du mobile, mais pour la moitié ou
le double de l’objet du changement : la qualité ou la quantité,
qui tiennent dans les deux changements concernés la place de la distance dans
le déplacement. Autrement, il n’en irait pas pareillement dans ces changements
et dans le déplacement. À propos du déplacement, on a dit qu’à supposer que
tant de puissance déplace tant de mobile, sa moitié déplacera la moitié du
mobile. Ici, on dit qu’éventuellement la moitié n’effectuera aucun
changement. On doit comprendre que cela s’entend du mobile en son entier :
éventuellement, la vertu motrice réduite de moitié ne le changera pas ce
mobile, ni de tant de quantité ou de qualité, ni même de leur moitié.
748. 250b11 Le
changement a-t-il été engendré à quelque moment alors qu’il n’existait pas
auparavant et doit-il éventuellement se corrompre de sorte que plus rien ne
change? Ou bien ne connaît-il ni génération ni corruption, mais a toujours eu
lieu et aura toujours lieu? Est-ce que, immortel et sans arrêt, il prête une
espèce de vie à tout être naturel?
749. 250b15 Dès
qu’on traite de la nature, on concède l’existence du changement, puisqu’on
écrit des cosmogonies[1678]
où on décrit la génération et la corruption du monde, événements impossibles
sans changement.
750. 250b18 Ainsi,
quand on fait exister une infinité de mondes, avec génération des uns et corruption
des autres, on rend éternelle l’existence du changement, car toute génération,
toute corruption implique changement.
751. 250b21 Par
contre, qu’on fasse le monde unique [ou non], du moment qu’on ne le fasse pas
éternel[1679],
on ajuste en proportion ses suppositions quant au changement. Or si on admet un
temps où rien ne changeait, cela a dû se passer de l’une de deux manières. Soit
comme Anaxagore le raconte : alors que tout était et reposait ensemble au
temps infini, dit-il, l’Intelligence a déclenché changement et division. Soit
comme Empédocle le décrit : tantôt on change, tantôt on repose ; on change
quand l’Amitié réduit plusieurs à un seul ou que la Haine divise un seul en
plusieurs, et on repose entretemps. Voici sa formulation[1680] :
« Tantôt un apprend à naître de plusieurs ; Tantôt inversement plusieurs
mûrissent de ce qu’un germe multiplie ; On vient ainsi à être, mais sans durée
fixe ; Tantôt cet échange réciproque ne s’arrête pas ; Mais tantôt une durée
laisse tout immobile ; Cette alternance observe un cycle. » On doit saisir
que « pareil échange réciproque » veut dire « à partir de
tel moment ».
752. 251a5 On doit
certes vérifier ce qu’il en est ; la vérité à ce propos servira non seulement à
la science de la nature, mais encore à celle qui s’intéresse au premier
principe.
#965.
— Le Philosophe a montré, au livre précédent, qu’on doit admettre un premier
mobile, un premier changement et un premier moteur. Dans celui-ci, il entend
préciser la nature de ce premier moteur, de ce premier changement et de ce
premier mobile.
Ces
considérations se divisent en deux parties : dans la première, le
Philosophe prépare sa présente recherche par un prérequis : le changement
est éternel ; dans la seconde (253a22),
il passe à l’investigation de son propos.
Le
premier point se divise en trois : le Philosophe soulève d’abord une
difficulté, puis (251a8)
montre la vérité d’après son opinion et enfin (252b7)
résout l’objection qu’on pourrait lui présenter.
Le
premier point se divise en trois : le Philosophe présente d’abord la
difficulté, puis (250b18)
présente des opinions de part et d’autre et enfin (251a5)
montre l’utilité de pareille considération.
Le
premier point se divise en deux : il présente d’abord la difficulté à
investiguer, puis (250b15)
répond à une question tacite.
#966.
— Quant au premier point, on doit savoir que, d’après Averroès, ce n’est pas de
façon universelle qu’Aristote entend, en ce chapitre, chercher si le changement
est éternel, mais seulement à propos du premier changement.
Pourtant,
on le voit bien à la condition de porter attention à la lettre et au procédé du
Philosophe, cette réserve est tout à fait fausse. Littéralement, en effet,
c’est universellement que le Philosophe parle du changement, puisqu’il
dit : « Le changement a-t-il été engendré à quelque moment alors
qu’il n’existait pas auparavant et doit-il éventuellement se corrompre de sorte
que plus rien ne change? » Il en ressort manifestement que le Philosophe
ne s’enquiert pas d’un changement donné, mais se demande universellement s’il
y eut un moment où ne s’effectuait aucun changement.
La
manière dont procède Aristote dénonce encore la fausseté de la réserve
d’Averroès.
D’abord,
il a coutume d’user toujours de principes propres pour établir son propos. Or
regardons les arguments qui suivent : aucun n’use de moyen terme approprié
au premier changement ; tout vise le changement en général.
Ensuite,
si, plus bas[1681],
il se trouvait déjà prouvé qu’il existe un ou des changements éternels, le
Philosophe s’enquerrait en vain, là, s’il y a des mobiles toujours en
changement, puisque ce serait déjà prouvé. Il est ridicule aussi de
s’imaginer, à la manière du Commentateur, que plus bas Aristote reprend à neuf
sa considération, du fait d’avoir oublié quelque chose. Il a eu en effet toute
occasion de corriger son livre et de suppléer au bon endroit ce qu’il avait pu
oublier, pour ne pas procéder dans le désordre. Tandis qu’à exposer ce chapitre
sous l’intention que mentionne le Commentateur, tout ce qui suit apparaîtra
confus et désordonné. Il n’y a pas à s’en étonner : dès qu’on laisse
passer une absurdité, d’autres suivent. Cela devient encore plus manifeste du
fait qu’Aristote, quand plus loin (259a22)
il s’intéresse à l’éternité du premier changement, se sert comme d’un principe
de ce qu’il démontre ici ; il ne le ferait absolument pas, s’il prouvait ici
que le premier mouvement est éternel.
La
raison qui a motivé Averroès est tout à fait frivole. Affirmer, dit-il,
qu’Aristote entend ici s’enquérir de l’éternité du changement en général,
conduit à lui attribuer une considération tronquée, du fait que ce qu’il traite
ici ne montre pas comment les changements pourraient sans cesse se continuer
les uns les autres.
Mais
cela ne fait rien, car il suffit à Aristote, en ce chapitre, de prouver en
général qu’il y a toujours eu changement. Il s’enquerra tout de suite après[1682]
de quelle manière le changement s’assure une éternelle continuité : si
c’est que tout change sans cesse, ou que tout tantôt change tantôt repose, ou
que des choses changent sans cesse, d’autres tantôt changent tantôt reposent.
Ainsi
donc, on doit exposer le présent chapitre en y prêtant au Philosophe
l’intention de s’enquérir du changement en général.
Voilà
donc l’intention derrière sa question : le changement en général a-t-il
commencé à exister à un moment donné sans qu’il n’y en ait jamais eu avant et
cessera-t-il à un autre moment donné, de sorte qu’ensuite plus rien ne
changera? Est-ce qu’au contraire il n’a jamais commencé ni ne cessera jamais,
mais a toujours été et sera toujours?
Le
Philosophe compare le changement à la vie, étant donné que plusieurs ont cru
que le monde serait une espèce d’animal très grand. Les animaux, de fait, nous
semblent vivants tant qu’on observe chez eux du changement ; avec l’arrêt de
tout changement, on les dit morts. Aussi le changement fait-il l’effet, dans
l’ensemble des corps naturels, d’une espèce de vie. Si donc il y a toujours eu
et toujours y aura du changement, cette espèce de vie des corps naturels en
sera une immortelle et sans arrêt.
#967.
— Aristote répond ensuite (250b15)
à une question tacite. Dans les livres précédents, il a parlé communément du
changement, sans vérifier sa réalité. Mais maintenant, du fait d’examiner si du
changement a toujours existé, il se trouve à regarder la réalité de
l’existence de ce changement ainsi conçu communément. Dans sa considération du
changement, pourrait-on objecter, il devrait d’abord se demander s’il en existe
réellement, plutôt que s’il est éternel ; surtout que certains l’ont nié.
Il
répond maintenant à ce reproche tacite. Quiconque, dit-il, a traité des choses
naturelles a affirmé l’existence du changement. Celui-ci se trouve impliqué dès
qu’on traite de la génération du monde, comme de toute génération ou
corruption, faits impossibles sans changement. Sa réalité représente donc une
supposition commune pour la science naturelle. Aussi n’y a-t-il pas lieu de
s’en enquérir en cette science ; aucune science d’ailleurs ne soulève de
questions sur ses suppositions.
#968.
— Le Philosophe présente ensuite (250b18)
les opinions en faveur et à l’encontre : d’abord celles où on soutient que
du changement s’est toujours produit, puis (250b21)
celles où on soutient que ce n’est pas le cas.
Pour
clarifier les premières, on doit savoir que Démocrite a institué, comme
premiers principes des choses, des corps indivisibles par soi et toujours
mobiles. C’est par leur agrégation aléatoire, à son avis, que le monde s’est
trouvé engendré. Pas seulement le monde dans lequel nous sommes, d’ailleurs,
mais une infinité d’autres, à mesure qu’en divers points du vide infini
pareille agrégation en a produit. Il n’accordait néanmoins pas à ces mondes
une durée perpétuelle ; certains, plutôt, se trouvaient engendrés par
l’agrégation de ces atomes et d’autres corrompus par leur séparation. Le changement
a donc toujours existé, d’après tous les philosophes en accord avec
Démocrite : à leur avis, cette génération et corruption de mondes a
toujours eu lieu, ce qui n’a pu aller sans changement.
#969.
— Le Philosophe présente ensuite (250b21)
les opinions opposées. Quand on favorise un monde, unique [ou non], mais non
éternel[1683],
dit-il, on soutient aussi la conséquence rationnelle quant au changement :
il n’en a pas toujours existé.
Or
si en un temps rien ne changeait, cela doit être arrivé de l’une de deux
façons, comme aussi on peut concevoir de deux façons que le monde n’ait pas
toujours existé : celle d’Anaxagore, selon qui le monde a commencé alors
qu’il n’avait jamais existé auparavant ; celle d’Empédocle, selon qui le monde
a commencé après un temps où il n’existait pas, mais avait déjà existé avant ce
temps.
Il
doit en aller pareillement pour le changement. Autrefois, selon Anaxagore, tout
était confondu et rien n’était distinct de quoi que ce soit. Dans cette mixture
universelle, tout devait reposer, car le changement ne va pas sans
distinction : tout mobile s’éloigne d’un terme pour tendre à un autre.
Cette mixture de toutes choses et leur repos a préexisté, à son avis, un temps
infini, sans jamais aucun changement antérieur. L’intelligence, dit-il, seule
exemptée de ce mélange, a mis en branle le changement et commencé à effectuer
une distinction entre les choses.
Selon
Empédocle, par contre, tantôt il y a changement, tantôt tout repose. Il a
institué l’amitié et la discorde comme premiers moteurs de toutes choses :
le propre de l’amitié, enseignait-il, consiste à produire une chose de
plusieurs, et celui de la discorde, plusieurs d’une seule. Or l’être d’un corps
mixte requiert le mélange de leurs éléments en un seul être, mais celui du
monde, la distribution ordonnée des éléments en leurs lieux ; par conséquent,
disait-il, l’amitié provoque la génération des corps mixtes, tandis que la
discorde amène leur corruption ; à l’inverse, à l’échelle du monde, l’amitié
cause sa corruption et la discorde sa génération.
Ainsi
donc, à son avis, le monde entier change, quand l’amitié fait une chose de
plusieurs ou que la discorde en fait plusieurs d’une seule. Par contre, les
temps intermédiaires connaîtraient du repos, non pas que rien n’y change, mais
pour ce qui est de la transformation générale du monde.
En
rapportant la pensée d’Empédocle, le Philosophe le cite textuellement, ce qui
comporte assez de difficulté, du fait qu’il se soit exprimé sous le mode de la
poésie[1684].
Voici
comment articuler les mots avec lesquels Empédocle a exprimé sa pensée :
« Tantôt un apprend à naître », c’est-à-dire, voici un mode habituel
de la génération : « de plusieurs ». « Tantôt inversement »,
c’est-à-dire, il en existe un autre mode : « quand un »,
c’est-à-dire, le composé, « germe et multiplie, plusieurs
mûrissent », c’est-à-dire plusieurs se trouvent engendrés par désagrégation
de l’un. Bref, des choses s’engendrent par composition, d’autres par désagrégation.
Comme
le montrent les générations particulières, « on vient ainsi à être »,
c’est-à-dire, voilà aussi comment concevoir dans son ensemble la génération des
choses dans l’ensemble du monde. « Mais sans durée fixe »,
c’est-à-dire que les temps changent, les choses n’ont pas qu’un seul
statut : le monde tantôt s’engendre, tantôt se corrompt, tantôt se tient
entre deux ; la ‘durée’ mesure l’existence de tout.
Empédocle
distingue ensuite les durées et ajoute : « Cet échange
réciproque », comme s’il disait : il y a une ‘durée’ où les choses
s’échangent par agrégation et désagrégation. Puis, pour éviter qu’on imagine
la génération du monde sans durée, c’est-à-dire hors du temps, et qu’on la
croie instantanée, il le nie : « ne s’arrête pas », mais prend
beaucoup de temps.
Ensuite,
à propos de l’autre durée, il dit qu’elle « laisse tout immobile »,
puisque pendant le temps intermédiaire entre génération et corruption, son idée
est que tout repose.
Enfin,
pour qu’on ne croie pas que d’abord il y a toujours eu échange, puis qu’ensuite
il y aura toujours repos, il exclut cela en disant : « Cette
alternance observe un cycle », comme pour dire que le monde tourne en
rond : tout s’échange, puis tout repose, puis de nouveau tout s’échange,
et ainsi de suite à l’infini.
Par
après, Aristote explique quelques mots d’Empédocle, spécialement à propos de
« tantôt cet échange réciproque ».
On
doit penser, dit-il, qu’Empédocle, en parlant de « cet échange
réciproque », l’entendait « de tel moment à tel autre »,
c’est-à-dire du début jusqu’à présent. Bref, il n’y a pas toujours eu de
changement, et il n’a jamais cessé définitivement après avoir commencé.
#970.
— Le Philosophe souligne ensuite (251a5)
l’utilité de cette considération.
On
doit vérifier ce qu’il en est de cette question, car connaître la vérité à son
sujet ‘servira’, c’est-à-dire, sera tout à fait nécessaire, non seulement à la
science naturelle, mais aussi à celle qui concerne le premier principe :
ici[1685]
et là[1686],
le Philosophe se sert de l’éternité du changement pour prouver le premier
principe.
Il
s’agit, en effet, d’une voie très efficace pour prouver l’existence d’un
premier principe, une voie qu’on ne peut contrecarrer. Car si, à concéder au
monde et au changement une existence éternelle, on doit leur accorder un
premier principe, encore plus si on leur retire l’éternité, parce que manifestement
toute nouveauté a besoin d’un principe pour l’introduire. La seule occasion
d’avoir l’impression qu’un premier principe ne soit pas nécessaire, serait
que les choses naturelles existent de toute éternité. Alors, si même dans ce
cas un premier principe reste indispensable, la totale nécessité d’un premier
principe se trouve parfaitement démontrée.
Le
changement n’a pas commencé – 1er argument, tiré du changement
753. 251a8 Partons
de ce que nous avons déjà défini dans la Physique[1687].
Le changement, à notre avis, est l’acte du mobile en tant que mobile[1688].
En chacune de ses espèces, il requiert donc l’existence d’un sujet qui y soit
apte. D’ailleurs, même sans cette définition du changement, tous concéderont
que doive subir chacune de ses espèces seulement le sujet qui y est apte :
seul le sujet altérable s’altère, seul le sujet déplaçable se déplace. Aussi
faut-il être combustible avant d’être brûlé et comburant avant de brûler.
754. 251a16 Pareils
sujets ont dû ou bien se voir engendrés alors qu’ils n’existaient pas, ou bien
toujours exister. Dans le premier cas, tout changement ou mouvement[1689]
considéré[1690]
en a prérequis un autre pour engendrer les sujets aptes à le subir et à le
provoquer. Qu’au contraire ces sujets aient toujours préexisté sans que ne leur
échoie aucun changement, voilà qui apparaîtra tout de suite irrationnel et
supposition d’ignorants[1691].
Avec de plus en plus de nécessité à mesure qu’on y regardera davantage. En
effet, supposons l’existence de mobiles et de moteurs : pour qu’en premier
parmi eux un moteur change un mobile, alors qu’auparavant il n’en faisait rien,
mais reposait, il aura d’abord fallu que quelque chose change, puisqu’il y
avait une cause à ce repos, le repos[1692]
étant privation du changement. Un premier changement, par conséquent, présuppose
un changement antérieur.
755.
251a28 Certes,
certains moteurs ne mènent qu’à un terme[1693],
tandis que d’autres effectuent les changements contraires. Ainsi, le feu
réchauffe, mais ne refroidit pas, tandis qu’une science unique, à ce qu’on
croit, porte sur les contraires. Manifestement, il y a quand même là un aspect
semblable : le froid réchauffe, du fait de se détourner, de s’éloigner ;
de même aussi le savant soutient exprès le faux, du fait d’user à contresens de
sa science.
756. 251b1 Bref,
tous les sujets aptes à agir ou pâtir, à provoquer ou subir un changement, ne
le sont pas sous toute condition, mais seulement en telle disposition et
proximité mutuelle : une fois assurée cette proximité, l’un cause, l’autre
subit le changement, pour autant que chacun revête respectivement ses
dispositions de moteur et de mobile. Si leur changement n’a pas toujours eu
lieu, c’est manifestement qu’ils ne les revêtaient pas encore et qu’il fallait
à cet effet que l’un des deux change. C’est ainsi que cela doit se passer entre
relatifs. Par exemple, si on n’en était pas le double et qu’on l’est
maintenant, on a dû changer, sinon les deux, au moins l’un. Un changement devra
donc précéder le premier.
2e argument,
tiré du temps
757.
251b10 D’ailleurs,
comment trouver de l’antérieur et du postérieur où il n’y a pas de temps? Et
du temps, s’il n’y a pas de changement?
758.
251b12 Si
donc le temps est le nombre du changement, ou tel changement particulier, et si
justement le temps est éternel, le changement aussi doit l’être.
759.
251b14 Or
quant au temps, sauf un seul, tous, clairement, ont pensé de même : ils le
déclarent inengendré. C’est ce sur quoi se fonde Démocrite pour démontrer
impossible que tout ait été engendré : le temps n’a pas pu l’être. Seul
Platon l’engendre : il l’a été en même temps que le ciel, soutient-il, car
le ciel l’a été.
760.
251b19 Le
temps ne peut exister et on ne peut le concevoir sans cet instant[1694].
Or cet instant constitue une espèce de médiété, se trouvant à la fois début et
fin : début du temps à venir et fin du passé. Il doit donc toujours y
avoir du temps. Tout temps fini considéré aura pour extrémité cet instant, car
dans le temps rien d’autre ne peut se saisir que cet instant. Comme il est à la
fois début et fin, il comporte forcément toujours du temps de ses deux côtés.
Or s’il y a du temps, il doit aussi manifestement y avoir du changement,
puisque justement le temps en est comme une propriété[1695].
Le changement ne finira
pas
761. 251b28 Le
même argument prouve que le changement est incorruptible : tout comme pour
la génération du changement il fallait un changement antérieur au premier, de
même ici, il en faudra un postérieur au dernier. C’est qu’on ne cesse pas en
même temps de changer et d’être mobile, de brûler, par exemple, et d’être
combustible, car on peut être combustible et ne pas brûler. On ne cesse pas en
même temps non plus d’être moteur et de faire changer. De même, le corruptible
aura besoin de se corrompre lui-même une fois sa corruption achevée ; en tout
cas, l’agent de sa corruption ne pourra l’être qu’après lui. Or la corruption
aussi est un changement. Si donc cela est impossible, manifestement le
changement est éternel.
#971.
— Le Philosophe a posé la question de l’éternité du changement. Il entend maintenant
montrer que de fait il est éternel. La preuve se divise en deux parties :
dans la première, le Philosophe montre son propos ; dans la seconde (252b7),
il résout les objections éventuelles.
Le
premier point se divise en deux : le Philosophe présente des arguments
d’abord pour montrer l’éternité du changement, puis (252a4), à
l’encontre, des opinions des philosophes de pensée contraire.
Le
premier point se divise en deux : il montre d’abord qu’il y a toujours eu
changement, puis (251b28)
qu’il y en aura toujours.
Le
premier point se divise en deux : le Philosophe montre son propos d’abord
avec un argument tiré du changement, puis (251b10)
avec un argument tiré du temps.
Le
premier point se divise en trois : le Philosophe présente d’abord un
prérequis à la preuve de son propos, puis (251a16)
infère cette preuve et enfin (251a28)
montre la nécessité de l’argument inféré.
#972.
— Montrer notre propos, dit-il, demande de commencer avec ce qu’on a déjà
établi dans la Physique, pour en user comme de principes. Avec cette
remarque, le Philosophe donne à comprendre que les livres précédents, où il a
traité communément du changement, raison qui les fait appeler universellement
la Physique, se distinguent de ce huitième livre, où il commence à
contracter le changement à la réalité.
Il
assume donc ce qui est dit au livre III, que le changement est l’acte du mobile
en tant que tel. Le changement, en ressort-il, exige l’existence de choses
susceptibles de subir l’une quelconque de ses espèces, car un acte ne peut exister
sans le sujet dont il est l’acte. Ainsi donc, sa définition même oblige
l’existence d’un sujet mobile pour qu’il y ait changement.
Cependant,
même sans la définition du changement, cela est déjà manifeste par soi, comme
il appert de ce que tous pensent : tout le monde admet que pour changer on
doit y être apte ; que, par exemple, on ne s’altère que si on est altérable, et
ne se déplace que si on est déplaçable.
Ainsi,
du fait qu’un sujet précède naturellement ce qui s’y trouve, on peut conclure
que dans les changements singuliers, tant du côté du moteur que de celui du
mobile, on est combustible avant d’être brûlé et ‘comburant’, c’est-à-dire
agent de combustion, avant de brûler. ‘Avant’, c’est-à-dire, pas toujours en
temps, mais en nature.
#973.
— Averroès tire de cette preuve d’Aristote occasion de contredire ce que la
foi nous enseigne sur la création.
C’est
que si la génération est une sorte de changement et que tout changement
requiert un sujet, comme Aristote le prouve ici ; tout ce qui s’engendre doit
le faire d’un sujet. Rien ne peut donc s’engendrer de rien.
Il
y apporte un second argument. En disant que le noir s’engendre du blanc, on ne
parle pas par soi, avec l’idée que le blanc lui-même se convertirait en noir ;
on parle plutôt par accident, au sens que, lorsque le blanc s’en va, le noir
lui succède. Or toute chose par accident se réduit à une chose par soi :
ce de quoi une chose s’engendre par soi, c’est le sujet qui compose sa
substance. Par conséquence, tout ce qu’on prétend engendré de son opposé l’est
par accident, et de fait l’est par soi de son sujet. Aucun être ne peut donc
s’engendrer absolument du non-être.
Il
y apporte en preuve, troisièmement, l’opinion commune de tous les anciens
naturalistes ; ceux-ci soutenaient que rien ne s’engendre de rien.
Il
donne par ailleurs deux causes dont lui semble dépendre la position que
quelque chose s’engendrerait de rien.
La
première : le commun des hommes ne considère comme existant que ce que la
vue peut saisir. Constatant que des choses deviennent visibles, qui auparavant
ne l’étaient pas, il croit donc possible qu’on s’engendre de rien.
La
seconde : le commun des hommes croit que c’est par déficience de vertu
qu’un agent ait besoin de matière pour agir ; cela ne dépend pourtant pas de
l’impuissance de l’agent, mais de la notion même de changement. Comme la
puissance du premier agent ne souffre d’aucune déficience, le commun des
hommes en déduit qu’il puisse agir sans sujet.
#974.
— En réalité, Averroès s’est trompé en raison d’une cause semblable à celle à
laquelle il attribue la responsabilité de l’erreur qu’il nous prête : la
considération des êtres particuliers.
Manifestement,
en effet, une puissance active particulière présuppose une matière fournie par
un agent plus universel. Par exemple, un artisan utilise la matière fournie par
la nature. Mais du fait que tout agent particulier présuppose une matière qu’il
ne fournit pas, il n’y a pas à croire que le premier agent universel, auteur de
tout être, présuppose quoi que ce soit dont il ne soit pas responsable.
Cela
ne correspond pas non plus à l’intention d’Aristote. Celui-ci prouve ailleurs[1696]
que ce qui détient le plus de vérité et d’être est cause de son être pour tout
ce qui existe. Par conséquent, même l’être en puissance que détient la matière
première dérive du premier principe d’être, qui détient le plus d’être. Il n’y
a donc rien à présupposer à son action dont il ne soit pas lui-même responsable.
De
ce que tout changement requière un sujet, comme Aristote le prouve ici et comme
cela relève de la vérité, il s’ensuit que la production universelle de l’être
par Dieu ne soit ni mouvement ni changement, mais plutôt comme une simple
émanation. C’est en conséquence par homonymie qu’on désigne cette production
universelle des choses et leurs autres productions comme génération et
devenir.
Il
en va pareillement si on fait dépendre de Dieu de toute éternité la production
des choses, à la manière d’Aristote et de plusieurs Platoniciens : il
n’est pas nécessaire, il est même impossible qu’un sujet non produit soit
présupposé à cette production universelle. De même encore, si on suppose, en
conformité avec notre foi, que Dieu n’a pas effectué cette production de toute
éternité, mais alors que les choses n’existaient pas, on n’a pas à lui présupposer
un sujet.
C’est
donc évident : ce qu’Aristote prouve ici, que tout changement a besoin
d’un sujet mobile, ne contrarie pas notre foi. C’est que la production
universelle des choses, qu’on l’admette ou non comme éternelle, n’est ni
mouvement ni changement. Pour se mouvoir ou changer, en effet, on doit être
autrement auparavant, ce qui implique d’exister déjà avant de changer. Le
changement ne peut donc concerner la production universelle des choses dont il
est question maintenant.
#975.
— Pareillement, ce qu’Averroès dit, qu’on est considéré par accident comme
engendré de son opposé, et par soi de son sujet, se vérifie dans les
générations particulières, où on devient tel ou tel être : un homme ou un
chien, par exemple. Cela ne se vérifie pas, cependant, quant à la production
universelle de l’être.
Un
enseignement déjà présenté par le Philosophe le manifeste[1697] :
pour être engendré tel animal en tant que tel animal, on n’a pas à l’être de ce
qui n’est pas animal, mais de ce qui n’est pas tel animal, alors que l’homme
s’engendre de non-homme, ou le cheval de non-cheval, et que l’animal, en tant
qu’animal, doit s’engendrer de non-animal. Ainsi donc, l’être particulier ne se
trouve pas engendré de ce qui tout à fait non-être ; mais tout l’être, lui, engendré
en tant qu’être, doit l’être de non-être absolu. Si toutefois on doit parler de
génération ; mais ce sera par homonymie, comme on l’a remarqué[1698].
Aussi,
les opinions des anciens philosophes citées par Averroès ne revêtent aucune
autorité, puisque ces anciens naturalistes n’ont pu parvenir à la cause
première de tout l’être ; ils ne s’intéressaient qu’aux causes des changements
particuliers.
Les
premiers ne s’intéressaient même qu’aux causes des changements accidentels et
prenaient toute génération pour une altération. Les suivants, néanmoins, ont
réussi à connaître les changements substantiels. Mais seulement de plus
tardifs encore, comme Platon et Aristote, sont arrivés à connaître le principe
de tout l’être.
Il
devient donc clair que notre motif pour admettre qu’on s’engendre de rien
n’est pas de croire que n’existe que ce qui est visible. C’est plutôt, bien au
contraire, de ne pas regarder aux seules générations particulières dues à des
causes particulières, mais aussi à la production universelle de tout l’être par
le premier principe de l’être. De même encore, nous ne pensons pas que d’avoir
besoin de matière pour agir dépende d’une déficience de puissance, d’une
privation de vertu naturelle ; plutôt, disons-nous, cela appartient à la
puissance particulière qui, sans pouvoir sur tout l’être, n’engendre qu’un être
particulier.
On
peut toujours attribuer à une déficience de puissance d’engendrer d’autre
chose, au sens où c’est dire qu’une puissance particulière est moindre qu’une
puissance universelle.
#976.
— Le Philosophe argumente ensuite (251a16)
comme suit, supposant que tout changement requiert mobile et moteur.
S’il
n’y a pas toujours eu changement, ou bien, faut-il concéder, moteurs et mobiles
se sont trouvés engendrés alors qu’ils n’existaient pas, ou bien ils sont
éternels. Si on prétend que tout mobile est engendré, on doit admettre qu’avant
tout changement considéré comme le premier, il en faut un précédent pour
engendrer le mobile capable de le subir. Cette inférence découle des suppositions
antérieures : si on accorde qu’il n’y a pas toujours eu changement et
qu’au contraire il y en a eu un premier, précédé d’aucun autre, il devra tout
de même comporter un mobile, lequel devra avoir été engendré sans avoir existé
auparavant, puisqu’on suppose que tous les mobiles le sont. Or tout ce qui se
trouve ainsi engendré sans avoir existé auparavant doit le faire moyennant
quelque changement ou mouvement[1699]
et le changement moyennant lequel le mobile s’engendre doit précéder celui
moyennant lequel il change. Ainsi, avant ce changement prétendu le premier, il
en faudra un autre, et de même à l’infini.
Si
on concède au contraire que les mobiles ont toujours préexisté, même quand ne
s’effectuait aucun changement, on a là une affirmation manifestement
irrationnelle et le fait d’ignorants. Il est tout de suite évident, en effet,
que s’il y a des mobiles, quelque chose doit changer, car les mobiles naturels
sont en même temps aussi des moteurs[1700]
et quand des moteurs et des mobiles naturels existent, il y a nécessairement
changement.
Mais
entrons plus à fond dans l’investigation de la vérité : il résultera
forcément le même résultat à soutenir que les mobiles et les moteurs ont existé
depuis toujours, avant tout changement, qu’il résultait de soutenir qu’ils
devaient être engendrés : avant tout changement supposé premier, il doit
à l’infini s’être produit un autre changement. Cela appert comme suit.
Supposons l’existence de mobiles et de moteurs, mais que rien ne change encore
et que tout repose ; puis supposons qu’à un certain moment un mobile commence
le premier à changer sous l’effet d’un moteur. Il faudra quand même admettre
dans ce moteur et ce mobile un changement distinct de celui qu’on vient de
supposer comme le premier. Cela appert comme suit.
Le
repos est une privation de mouvement. Mais une privation a besoin d’une cause
pour inhérer en un sujet capable d’un habitus et d’une forme. Il fallait donc
une cause, du côté du moteur ou du mobile, pour justifier son repos. Tout le
temps de sa présence, le repos restait. Pour qu’à un certain moment le moteur
amorce un changement, cette cause de son repos doit être annulée. Or elle ne
le peut que moyennant mouvement ou changement. Avant donc le changement
supposé premier, il en a fallu un autre pour annuler la cause du repos.
#977.
— Le Philosophe prouve ensuite (251a28)
la nécessité attachée à cet argument. On pourrait objecter que tantôt on repose
tantôt on change, sans préexistence d’une cause de repos à retirer. Le Philosophe
entend exclure cette objection.
Cette
réfutation se divise en deux : d’abord son prérequis, puis (251b1) la
preuve comme telle.
Certains
moteurs, dit-il, “ne mènent qu’à un terme”, c’est-à-dire ne visent qu’à un seul
résultat, tandis que d’autres aboutissent aux résultats contraires.
Les
premiers, ce sont les moteurs naturels : le feu, par exemple, réchauffe
toujours et jamais ne refroidit. Par contre, les agents intellectuels
aboutissent aux résultats contraires, puisqu’une seule et même science porte
sur les contraires. Par exemple, la médecine étudie à la fois santé et maladie
; conséquence manifeste, grâce à sa science le médecin peut faire changer en
sens contraires.
Le
Philosophe amène cette distinction entre moteurs parce qu’on n’admettrait pas,
dans le cas de moteurs qui usent d’intellect, que pour amorcer un changement
alors qu’on repose, on doive d’abord voir la cause de son repos annulée.
Les
agents usant intellect, croit-on, passent aux opposés sans avoir à changer ;
aussi peuvent-ils alterner entre changer et ne pas changer, sans présupposer de
changement antérieur.
Afin
que ce fait ne représente aucun obstacle pour son argument, le Philosophe
précise que son argument vaut pareillement pour les moteurs qui usent
d’intellect et pour ceux qui usent de nature.
La
raison en est que les moteurs naturels produisent toujours le même résultat,
sauf que parfois, mais par accident, ils aboutissent au résultat contraire. Or
pour que cet accident advienne, un changement doit survenir : ainsi par
soi le froid refroidit toujours, mais par accident il peut réchauffer.
Pour
réchauffer par accident, cependant, il doit subir un changement : ou bien
changer de position, de façon à s’orienter autrement quant à l’objet qu’il
réchauffe maintenant, mais qu’il refroidissait auparavant ; ou bien se retirer
totalement. Le froid, à ce qu’on dit, est cause de chaleur du fait de
s’écarter, comme le pilote, par son absence, cause le naufrage du navire.
Pareillement, le froid agit tant comme cause de froid et, par accident, de
chaleur, du fait qu’augmente sa proximité ou son éloignement. Ainsi, en hiver,
l’intérieur des animaux est plus chaud, leur chaleur se réfugiant plus à
l’intérieur en raison du froid qui les entoure.
Il
en va aussi de la sorte pour un agent intellectuel : une seule et même
science porte sur les contraires ; elle ne s’intéresse toutefois pas également
aux deux, mais à l’un principalement. La médecine, par exemple, est ordonnée
à produire la santé ; s’il se trouve qu’un médecin use de sa science au
contraire pour rendre malade, cet effet ne sera pas dû à cette science par soi,
mais par accident, en raison d’une fin qui lui est étrangère. Or pour viser
cette nouvelle fin qu’il ne visait pas auparavant, le médecin aura besoin de
subir un changement.
#978.
— Le Philosophe s’applique ensuite (251b1)
à prouver son propos.
Du
fait qu’il en va ainsi pareillement pour l’agent par nature et l’agent
intellectuel, on peut, dit-il, affirmer universellement, que, sans exception,
tous les sujets capables d’agir ou de pâtir, de provoquer ou de subir un
changement, “ne le sont pas sous toute condition”, c’est-à-dire n’ont pas cette
aptitude en quelque disposition qu’ils se trouvent, mais seulement dans la
mesure d’une relation et d’une proximité réciproque déterminée.
Cela,
il le conclut de l’explication précédente[1701],
qu’aucun agent naturel ou volontaire ne cause d’effets différents sans
entretenir une relation différente. Aussi, quand un moteur et un mobile se
trouvent dans la proximité et la disposition requise, l’un doit causer et
l’autre subir le changement.
Si
donc ce changement n’a pas toujours eu lieu, c’est manifestement que ces agent
et patient n’entretenaient pas la relation requise et se trouvaient ainsi
inaptes à le provoquer et subir. Pour que par la suite ils se retrouvent dans
cette relation requise, il aura fallu que l’un d’eux change.
À
tout ce qu’on considère comme des corrélatifs, en effet, nous le voyons bien,
jamais ne survient une nouvelle relation sans que les deux, ou au moins l’un
des deux change. Ainsi, pour que, n’en étant pas le double, on le devienne, il
faut, sinon qu’on ait changé tous deux, qu’au moins l’un ait changé. De même,
pour que survienne la relation qui rend aptes l’un à causer l’autre à subir un
changement, les deux ou l’un des deux doit d’abord changer. Intervient de la
sorte un changement antérieur à celui qu’on prétendait le premier.
#979.
— Le Philosophe montre ensuite (251b10)
ce même propos avec un argument tiré du temps.
Il
présente d’abord deux prérequis à sa preuve.
Le
premier : on ne peut rien trouver d’antérieur et de postérieur s’il
n’existe pas de temps, puisque le temps n’est rien d’autre que cet antérieur et
ce postérieur en autant qu’on les compte.
Le
second, c’est qu’il ne peut y avoir de temps sans changement. Cela ressort
aussi de la définition du temps établie[1702] :
le temps, a-t-on dit, est le nombre du changement en regard de ce qu’il
comporte d’antérieur et de postérieur.
#980.
— Le Philosophe conclut ensuite (251b12)
une espèce de conditionnelle fondée sur des considérations du quatrième livre[1703].
Le
temps, a-t-il établi là, suivant sa propre pensée, est le nombre du changement.
Toutefois, suivant celle des autres philosophes, il est tel changement
particulier, comme il le notait par la même occasion[1704].
Peu
importe quelle définition se vérifie, la conditionnelle suivante s’en trouve
vraie : si le temps est éternel, le changement aussi.
#981.
— Il prouve enfin (251b14)
de deux manières l’antécédent de la conditionnelle mentionnée.
D’abord
moyennant les opinions des autres philosophes. Tous sauf Platon, dit-il,
pensent clairement le temps “inengendré”, c’est-à-dire qu’il n’aurait pas
commencé alors qu’il n’existait pas auparavant. C’est justement ainsi que
Démocrite prouve impossible que tout ait été engendré et ait commencé à
neuf : du fait que le temps ne puisse l’avoir fait.
Seulement
Platon “engendre le temps”, c’est-à-dire, affirme que le temps s’est vu
engendré à neuf. Le temps, dit Platon, a été engendré en même temps que le
ciel. Le ciel a été engendré, à son avis : sa durée comporte un début,
comme Aristote le lui fait dire ici, suivant ce que sonnent ses déclarations à
les entendre. Les Platoniciens interprètent toutefois Platon autrement :
le ciel aurait été engendré au sens de devoir à un agent son être propre, non
pour le fait d’avoir un début à sa durée. Ainsi, seul Platon semble avoir
compris que le temps ne puisse exister sans changement, puisqu’il ne fait pas
exister le temps avant le mouvement du ciel.
#982.
— Le Philosophe prouve ensuite (251b19)
ce même antécédent avec l’argument suivant. On ne peut affirmer ni concevoir
l’existence du temps sans instant, comme une ligne ne se peut pas sans point.
Or l’instant est une espèce de milieu, du fait d’être par définition à la fois
début et fin : début du temps futur et fin du passé. De là ressort qu’il
doive toujours y avoir du temps. Tout temps considéré, en effet, aura pour
limite un instant, et ce dans les deux directions. Cela appert du fait qu’il
n’y a rien à prendre en acte du temps, sinon cet instant : le passé s’en
est déjà allé et le futur n’existe pas encore. Ainsi, cet instant, regardé
comme limite du temps, est à la fois début et fin, on vient de le dire.
Forcément donc, de part et d’autre de tout temps considéré, il y a toujours du
temps. Autrement, le premier instant ne serait pas fin et le dernier ne serait
pas début.
L’éternité
du temps, conclut-il, entraîne forcément l’éternité du changement. Le
Philosophe précise la raison de cette conséquence : le temps constitue
une espèce de propriété[1705]
du changement, car il en est le nombre[1706].
#983.
— Toutefois, l’argument d’Aristote n’est manifestement pas valide. C’est que
l’instant entretient avec le temps la même relation que le point avec la ligne[1707].
Or il n’entre pas dans la définition du point qu’il constitue un milieu. Au
contraire, il y a un point qui est seulement début d’une ligne et un autre qui
en est seulement fin. Tout point ne serait début et fin, qu’à la condition
d’appartenir à une ligne infinie. On ne pourrait donc compter sur le fait que tout
point soit début et fin pour prouver qu’une ligne soit infinie. Il en va plutôt
à l’inverse : du fait que la ligne soit infinie, on pourrait prouver que
tout point soit début et fin. Ainsi donc, manifestement, que tout instant soit
principe et fin ne tient sa vérité que du fait de soutenir le temps comme
éternel. Manifestement donc, Aristote, dans le choix de son moyen terme,
suppose l’éternité du temps qu’il doit prouver.
Dans
l’idée de sauver son argument, Averroès prétend que de toujours être début et
fin convient à l’instant du fait que le temps ne soit pas stable, comme la
ligne, mais s’écoule.
Or
manifestement cela ne touche en rien le propos : que le temps s’écoule et
ne soit pas stable, fait seulement qu’un instant ne puisse se prendre deux
fois, comme un point. Mais l’écoulement du temps ne fait rien à ce que
l’instant constitue à la fois un début et une fin : le commencement et la
fin se conçoivent pareillement pour toute entité continue, qu’elle reste ou
s’écoule[1708].
#984.
— Aussi faut-il interpréter autrement pour s’accorder à l’intention
d’Aristote. Que tout instant soit début et fin, il veut le tirer de ce qu’il a
d’abord supposé[1709],
qu’il n’y a rien d’antérieur et de postérieur s’il n’existe pas de temps. Il ne
s’est effectivement servi pour rien encore de ce principe supposé. Voilà de
quoi conclure que tout instant soit début et fin. Admettons, en effet, un
instant comme début du temps. Il ressort manifestement de la définition de
‘début’, qu’avant le début du temps rien n’en existe. Il y a donc, on doit
l’admettre, quelque chose avant, quelque chose d’antérieur à l’instant donné
comme début du temps. Or ‘avant’ ne va pas sans temps. Donc l’instant qu’on met
comme début du temps est lui aussi la fin d’un temps. De la même manière, si on
admet un instant comme fin du temps, il s’ensuit qu’il soit aussi un début,
parce qu’il appartient à la définition de ‘fin’ qu’après elle il n’y
ait rien de ce dont elle est la fin. Or ‘après’ ne va pas non plus sans temps.
L’instant donné comme fin est donc lui aussi début d’un temps.[1710]
#985.
— Le Philosophe montre ensuite (251b28)
qu’il y a toujours un changement à venir.
Il
le montre à partir du changement, parce que l’argument qui en était tiré plus
haut[1711]
concluait seulement qu’il ne commence jamais, tandis que celui tiré du temps[1712]
concluait dans les deux sens, à la fois qu’il n’a jamais commencé et qu’il ne
s’arrêtera jamais.
Avec
le même argument avec lequel on a prouvé que le changement n’a jamais commencé,
dit-il, on peut aussi prouver qu’il est incorruptible, c’est-à-dire qu’il ne
s’arrêtera jamais : tout comme, le fait qu’il y ait lieu de commencer le
changement entraîne la nécessité d’un changement antérieur à celui qu’on donne
comme premier, de même, admettre qu’il s’arrêtera à un moment donné entraîne la
nécessité d’un changement postérieur à celui qu’on donne comme dernier.
Cette
conséquence, le Philosophe la manifeste en résumant ce qu’il a développé
davantage plus haut à propos du commencement du changement. Il avait établi
alors que s’il a commencé, ou bien les mobiles et les moteurs aussi ont
commencé, ou bien ils ont toujours existé[1713].
Une distinction pareille pourrait se faire ici, car si le changement s’arrête,
ou bien les mobiles et les moteurs, eux, resteront, ou bien non. Mais comme il
a montré plus haut que les deux possibilités entraînent la même conséquence, il
ne se sert ici que de la seconde, où on prétend que le changement s’arrête et
avec lui les mobiles et les moteurs aussi.
Dans
cette supposition, dit-il, le mobile ne “repose” pas, c’est-à-dire, ne manque
pas en même temps que le changement en acte. Plutôt, tout comme la génération
du mobile précède celle de son changement, de même sa corruption suit la
cessation du changement. Cela appert de ce qu’il peut rester du combustible,
une fois qu’il a cessé de brûler.
En
outre, ce qu’on dit du mobile vaut aussi du moteur : il ne cesse pas en
même temps d’être en acte et en puissance. Ainsi donc, manifestement, même si
le mobile se trouve corrompu dès la cessation du changement, il faudra tout de
même encore la corruption du moteur[1714].
Encore
une fois, soutenir la fin de tout moteur et mobile oblige la corruption du
corruptible à ne se produire que par après. La corruption constituant
elle-même un changement, d’autres corruptions devront s’effectuer après le
dernier changement. Cela se trouvant impossible, le changement doit durer à
perpétuité.
#986.
— Voilà donc les arguments avec lesquels Aristote entend prouver qu’il y a
toujours eu changement et ne cessera jamais d’y en avoir.
Sous
un certain aspect, il répugne à notre foi de prétendre qu’il y ait toujours eu
changement. D’après notre foi, en effet, rien n’a toujours existé, sinon Dieu
seul, tout à fait immobile. À moins peut-être qu’on veuille appeler changement
l’intellection divine. Mais il faudrait le comprendre comme une homonymie ; ce
n’est pas de pareil changement qu’Aristote parle ici, mais de changement
proprement dit.
Sous
un autre aspect, cependant, ce n’est pas tout à fait contraire à notre foi. En
effet, Aristote ne traite pas spécialement du déplacement du ciel, mais du
changement en général[1715].
Or notre foi tient que la substance du monde, bien qu’elle ait commencé à un
certain moment d’exister, ne cessera néanmoins jamais de le faire. Nous
supposons aussi qu’il s’effectuera toujours certains changements et que
spécialement les hommes resteront toujours et mèneront une vie incorruptible,
soit misérable soit heureuse.
Cependant,
certains philosophes, dans un vain effort de montrer qu’Aristote n’a rien dit
d’opposé à la foi, ont soutenu qu’Aristote n’essaie pas ici de prouver comme
vrai que le changement soit éternel, mais de développer une argumentation dans
les deux directions, comme on le fait à propos d’un objet de doute. Mais cet
effort, déjà à la manière dont Aristote procède, montre sa frivolité.
D’ailleurs, Aristote se sert de l’éternité du temps et du changement comme principe
pour prouver l’existence du premier principe[1716].
Manifestement donc, il suppose cela comme prouvé.
#987.
— Néanmoins, à la condition d’apprécier correctement les arguments ici
apportés, la vérité de la foi ne peut en souffrir aucune attaque efficace.
Ces
arguments prouvent efficacement que le changement n’a pas commencé par voie de
nature, comme des auteurs l’ont soutenu. Mais pas qu’il n’a pas commencé
moyennant des choses produites à neuf par le premier principe de toutes choses,
comme notre foi le soutient. Cela appert à regarder une à une les inférences
ici apportées.
En
effet, quand le Philosophe demande, à supposer que le changement n’ait pas
toujours existé, si moteurs et mobiles ont toujours existé ou non, on doit
répondre que le premier moteur a toujours existé, mais que tous les autres,
tant les moteurs que les mobiles, n’ont pas toujours existé, mais ont commencé
à le faire grâce à la cause universelle de tout être. La production de tout
être par la cause première de l’être n’est pas un changement[1717],
qu’on suppose éternelle ou non cette émanation des choses.
De
la sorte, il ne s’ensuit pas qu’il y ait eu un autre changement avant le
premier. Cela s’ensuivrait si moteurs et mobiles recevaient l’être à neuf d’un
agent particulier qui agirait en présupposant un sujet qui passerait alors du
non-être à l’être, ou d’une privation à une forme. C’est sur cette manière de
commencer que porte l’argument d’Aristote.
#988.
— Comme nous soutenons qu’au moins le premier moteur a toujours existé, il
reste à répondre à la déduction suivante d’Aristote. Il y conclut que si c’est
suite à la préexistence de moteurs et de mobiles qu’il commence à neuf à y
avoir changement, ceux-ci ont d’abord dû ne pas se trouver dans la disposition
qui est la leur lors du changement. Ainsi encore, un autre changement devrait
avoir précédé le premier.
Certes,
si on parle du changement comme tel, la réponse est facile : les mobiles
n’étaient effectivement pas dans leur disposition actuelle, puisqu’ils
n’existaient pas alors ; c’est pourquoi ils ne pouvaient pas changer. Mais ils
n’ont pas acquis leur existence moyennant changement ou mouvement, mais par
émanation du premier principe de toutes choses[1718].
Cette procédure ne requiert pas un autre changement avant le premier.
Reste
ensuite la question de la première production des choses : si le premier
principe, Dieu, ne se trouve pas maintenant en une autre disposition
qu’auparavant, il ne les produit pas plus maintenant qu’alors ; s’il se trouve
en une autre, cela implique au moins de sa part un changement antérieur à
celui donné comme premier.
Certes,
si Dieu agissait par nature seulement, et non par volonté et par intelligence,
l’argument conclurait avec nécessité. Cependant, comme il agit par volonté, il
peut par volonté éternelle produire un effet qui ne le soit pas, comme il peut
par intelligence éternelle intelliger un objet qui ne le soit pas. C’est en
effet la chose intelligée qui fait de quelque manière office de principe
d’action chez qui agit par volonté, comme c’est la forme naturelle chez qui
agit par nature.
#989.
— Il reste encore une objection. On ne s’attend pas à ce qu’une volonté reporte
ce qu’elle veut faire, sans que ce soit en raison de quelque circonstance
future encore absente à présent. Par exemple, si ce n’est pas maintenant qu’on
veut faire un feu, mais plus tard, du fait de s’attendre seulement alors au
froid qui le motive. La présence de temps, au moins, est impliquée. Or la
succession du temps au temps ne va pas sans changement. Une volonté, même
admise immutable, ne peut donc reporter de faire ce qu’elle veut sans
intervention de changement. Ainsi, une volonté éternelle ne peut s’adonner à
une production nouvelle de choses sans que s’interpose une succession infinie
de changements.
Il
échappe à qui objecte de la sorte que cette objection s’adresse à un agent
agissant dans le temps, en présupposant du temps. Pareille action, puisque
faite dans le temps, implique une relation déterminée à tel temps, ou à
quelque chose qui existe en tel temps, pour s’effectuer plutôt en ce temps
qu’en un autre. Mais cet argument ne vaut pas pour l’agent universel, qui
produit le temps aussi avec le reste.
En
effet, dire que Dieu n’a pas toujours été à produire les choses, n’implique pas
qu’un temps infini ait précédé, en lequel il omettait d’agir, et qu’ensuite, en
un temps déterminé, il aurait commencé à le faire. Mais plutôt que Dieu a
donné existence à la fois au temps et aux choses, alors qu’elles n’existaient
pas. Il n’y a pas ainsi à rendre compte que la volonté divine aurait voulu
produire les choses non à tel moment[1719],
mais plus tard, comme si le temps avait déjà existé. Il y a seulement à rendre
compte que Dieu ait voulu que les choses et le temps de leur durée commencent
à exister alors qu’ils n’existaient pas.
Pourquoi
alors l’a-t-il voulu ainsi? C’est sans doute, doit-on dire, à cause de
lui-même. Tout comme il a fait toutes choses pour lui-même, de façon qu’en
ressorte une image de sa bonté, il a aussi voulu qu’elles n’existent pas
toujours, pour manifester sa suffisance par le fait que, même en l’absence de
tous les autres êtres, il disposait en lui-même de la plénitude de son bonheur,
ainsi que de la puissance de produire toutes choses.
C’est
ce qu’on peut dire pour ce que la raison humaine peut comprendre des choses
divines, en réservant toutefois le secret de la divine sagesse, que nous ne
sommes pas à même de comprendre.
#990.
— Comme la solution de cet argument dépend de ce que le temps n’ait pas
toujours existé, il reste à résoudre celui avec lequel on semble montrer le
contraire. Peut-être Aristote, d’ailleurs, après son argument tiré du
changement, a-t-il présenté celui qu’il a tiré du temps en réalisant que le
précédent ne détenait de validité qu’à condition d’admettre un temps éternel.
Son affirmation, que tant qu’il y a du temps, il faut admettre l’existence
d’instants, mérite sans aucun doute d’être concédée. Néanmoins, que tout
instant soit principe et fin d’un temps, cela ne doit pas se concéder, à moins
d’admettre aussi l’éternité du changement, de sorte qu’on admette aussi quelque
chose d’indivisible dans le changement, appelé moment[1720],
qui constitue toujours aussi un début et une fin de changement. L’instant
entretient en effet avec le moment la relation que le temps entretient avec le
changement. Si on soutient au contraire qu’il n’y a pas toujours eu changement,
mais qu’il faut y admettre un premier terme indivisible avant lequel aucun changement
ne s’effectuait, il faudra aussi admettre un instant dans le temps avant lequel
il n’y avait pas de temps.
Ce
qu’Averroès dit pour confirmer cet argument, nous l’avons déjà montré[1721]
en commentant le texte, n’a aucune validité.
Mais
ce qu’Aristote présente à cet effet, que rien n’existe d’antérieur et de
postérieur sans temps[1722],
peut avoir validité.
Quand
on dit, en effet, qu’il y a un début du temps avant quoi il n’y en
avait pas du tout, cela n’implique pas que l’instant où débute le temps soit
précédé par un temps et qu’on désigne celui-ci en disant ‘avant quoi’. De même,
si on disait qu’une grandeur comporte un début en deçà duquel rien
n’en existe, cela n’impliquerait pas qu’avec ‘en deçà duquel’, on signifie un
lieu réel, mais seulement un lieu imaginaire. Autrement, il faudrait admettre
un lieu en dehors du ciel, dont la grandeur est finie, avec un début et une
fin.
Pareillement,
le premier instant, début du temps, n’est pas précédé par un temps dans la
réalité, mais seulement dans notre imagination. C’est ce temps imaginaire qu’on
désigne, en disant que le premier instant est le début du temps “avant quoi”
rien n’en existe.
Ou
bien, peut-on encore dire, quand on dit : il existe un début du temps
avant quoi rien n’en existe, ce “avant” ne se trouve pas affirmé, mais nié.
Ainsi, il n’y a pas à admettre de temps avant le début du temps. Pour ce qui
est dans le temps, il se peut que du temps existe avant son début. Par exemple,
en disant qu’il y a un début de la jeunesse avant quoi rien n’en existe, on
peut bien comprendre cet “avant” affirmativement, parce que la jeunesse se
mesure avec du temps. Mais le temps ne se mesure pas avec du temps ; aussi n’en
préexiste-t-il pas avant son début. Aussi cet ‘avant’ qu’on mentionne dans la
définition du début du temps ne se trouve pas affirmé, mais nié.
Il
y a tout de même avant le temps une espèce de durée, l’éternité de Dieu, qui ne
comporte pas d’extension ni d’antérieur ou de postérieur, comme le temps, mais
existe toute ensemble. Elle n’a aucune proportion avec le temps, comme la
grandeur divine n’en a pas non plus avec la grandeur corporelle.
En
disant donc qu’au-delà du monde il n’existe que Dieu, on n’admet pas
une dimension au-delà du monde. Pareillement, en disant qu’avant le monde, rien
n’existait, on n’admet pas une durée successive avant le monde.
762. 252a4 Le
changement n’est cependant pas éternel au sens que tantôt il y en aurait,
tantôt pas. Voilà une façon de parler qui tient plutôt de la fiction.
763.
252a5 C’est
aussi de la fiction d’affirmer que la nature le veut ainsi et qu’il faut
le reconnaître pour principe, comme Empédocle a l’air de le déclarer : il
appartiendrait forcément à toutes choses que tour à tour l’amour et la discorde
les domineraient et les porteraient à changer, mais qu’elles reposeraient entretemps.
Sans doute ceux qui, comme Anaxagore, ne reconnaissent qu’un seul principe
parleraient-ils aussi de même.
764.
252a11 Pourtant,
ce qui dépend de la nature et s’y conforme ne présente aucun désordre ; pour
tout, au contraire, la nature est cause d’ordre. Or l’infini n’offre aucune
proportion avec l’infini, alors que tout ordre implique proportion. Reposer
durant un temps infini, puis n’importe quand se mettre à changer, sans
qu’aucune différence n’oblige que ce soit maintenant plutôt qu’auparavant, le
tout sans aucun ordre, ce n’est déjà plus une œuvre de nature. Ce qui dépend
de la nature, en effet, ne se fait toujours que d’une manière[1723]
et ne se fait pas tantôt ainsi tantôt autrement : la nature du feu, par
exemple, le porte toujours vers le haut, et non tantôt oui, tantôt non. Et ce
qui ne se fait pas ainsi d’une seule manière[1724]
en possède une raison. Aussi vaudrait-il mieux, comme Empédocle et quiconque
partage son avis, dire que tout tantôt repose tantôt change ; cela au moins
montrerait un certain ordre.
765. 252a22 Qui
soutient pareille alternance ne doit toutefois pas se contenter de l’énoncer,
mais aussi en fournir la cause. On ne doit rien imposer ni ériger en axiome
sans raison[1725],
mais toujours apporter à l’appui une induction ou une démonstration. Or ces
alternances supposées ne représentent ni les causes ni l’essence de l’amitié
et de la haine, même s’il appartient à l’une de réunir et à l’autre de diviser.
Préciser qu’elles le font à tour de rôle exige de mentionner en quels cas on
l’observe : par exemple, l’une rassemble les hommes, l’amitié, alors que
les ennemis se fuient ; c’est le fait de le vérifier en quelques cas qui le
fait supposer universellement. Que cela se fasse en des temps égaux demanderait
cependant explication.
766.
252a32
Par ailleurs, trouver une explication[1726]
absolument suffisante dans le fait que des choses soient ou se passent
toujours de telle façon ne constitue pas une supposition correcte. Or justement
Démocrite ramène les causes des phénomènes naturels à ce fait que les choses se
soient toujours passées ainsi auparavant et ne croit pas que ce ‘toujours’
mérite qu’on lui cherche une explication. Le soutenir est parfois correct,
mais pas en tous les cas : le triangle a toujours ses trois angles égaux à
deux angles droits, mais il y a une cause distincte pour cette éternité. Celle
des principes, néanmoins, n’en a pas. Que donc il n’y a jamais eu ni n’y aura
jamais de temps sans changement, voilà qui est démontré.
#991.
— Le Philosophe vient de présenter ses arguments en faveur de l’existence
éternelle du changement. Il apporte maintenant des arguments contre Anaxagore
et Empédocle, qui soutenaient le contraire.
Cette
argumentation tient en deux points : il présente d’abord un argument
contre leur position, puis (252a5)
contre l’argument qu’ils supposaient.
Puisque,
dit-il, voilà prouvée l’éternité du changement, il n’y a pas lieu de dire que
tantôt il y a changement et tantôt pas, comme l’ont prétendu Empédocle et
Anaxagore. Le soutenir à leur manière tient de la fiction, puisqu’ils l’ont
fait sans argument à l’appui. Or tout ce qu’on affirme sans argument ou
autorité divine à l’appui tient de la fiction. L’autorité divine, toutefois,
prévaut sur tout argument humain, encore plus que l’autorité de quelque
philosophe prévaudrait sur le faible argument qu’un enfant pourrait apporter.
Ce
qu’on tient de la foi ne tient pas de la fiction, sauf si c’est sans raison
qu’on y croit. C’est à l’autorité divine appuyée sur des miracles qu’on croit,
c’est-à-dire sur des œuvres que seul Dieu peut accomplir.
#992.
— Le Philosophe s’objecte ensuite (252a5)
à l’argument sur lequel ils s’appuyaient, et ce en trois points.
Il
dénonce d’abord l’absurdité de leur argument, puis montre l’absurdité attachée
à leur position, plus grande dans le cas d’Anaxagore (252a11),
inconvenante aussi dans le cas d’Empédocle (252a22).
Soutenir
que tantôt il y ait changement tantôt non, dit-il, cela tient de la fiction ; spécialement,
le soutenir en donnant pour raison que c’est le cas parce que “la nature le
veut ainsi” et que voilà donc quelque chose à poser en principe. C’est le
procédé d’Empédocle, à ce qu’il semble : par nécessité naturelle, les
choses nourrissent de l’amitié une partie du temps, de la discorde une autre
partie, et alors changent, mais entretemps reposent. Cela revient à dire que le
chaud réchauffe parce qu’il doit en aller ainsi et qu’il faut le poser en
principe.
Ainsi
Empédocle reconnaissait-il en principe qu’il doit en aller de la sorte :
parfois tout change, tantôt par amitié, tantôt par discorde, mais parfois tout
repose.
Probablement
qu’Anaxagore, et les autres qui ne reconnaissent qu’un principe actif,
s’exprimeraient de même : il faut poser en principe que le changement a
commencé alors qu’il n’y en avait pas eu durant un temps infini.
#993.
— Le Philosophe montre ensuite (252a11)
l’usage de cet argument encore plus absurde chez Anaxagore que chez Empédocle.
Manifestement,
quand on accorde à quelque chose le statut de principe, on doit le faire
dépendre de la nature de la réalité concernée et considérer que cette nature
est telle que le principe en question lui convienne. Voilà comment on reconnaît
en principe que le tout est plus grand que sa partie : il est de la définition
et de la nature du tout qu’il dépasse sa partie en quantité. C’est en ce sens
qu’Empédocle disait que “la nature le veut ainsi”, donnant à comprendre qu’il
faut le reconnaître en principe. Anaxagore parlerait de même, bien qu’il ne
l’exprime pas de fait.
Or
manifestement, aucune réalité naturelle, ni rien de ce qui convient par
nature, ne peut aller sans ordre, puisque la nature est cause d’ordre. La
nature, l’observation le révèle, procède avec ordre d’un terme à un autre en ses
œuvres. Ce qui va sans ordre ne se conforme pas à la nature ni ne peut s’ériger
en principe.
Or
deux infinis ne présentent aucun ordre mutuel, car il n’existe aucune proportion
d’infini à infini, alors que tout ordre constitue une espèce de proportion.
Évidemment donc, reposer un temps infini puis changer un temps infini, sans
aucune différence entre ces temps pour expliquer le changement à tel moment
plutôt qu’avant, comme Anaxagore le soutenait, et n’assigner non plus aucune
proportion entre eux dont l’absence chez l’un exigerait de l’autre
d’entreprendre quelque changement, rien de cela n’est œuvre de nature. C’est
que tout ce qui relève de la nature “n’agit toujours que d’une manière, il ne
fait pas tantôt ainsi tantôt autrement” ; le feu, par exemple, se porte
toujours vers le haut. Ou alors quelque raison fait qu’il n’en aille pas
toujours de la même manière : ainsi, les animaux ne croissent pas
toujours ; parfois même ils décroissent ; mais il y a une raison à cela.
Ainsi
donc, ce procédé ne ressemble pas du tout à la nature, que tout ait reposé un
temps infini, puis se soit mis à changer, comme le voulait Anaxagore.
Aussi
vaut-il mieux dire, avec Empédocle et quiconque partage son avis, que l’univers
entier repose une partie du temps, puis change une autre partie du temps. On a
au moins là la possibilité d’un ordre, car une proportion peut s’établir, du
fini au fini.
La
pensée issue de notre foi, on doit en avoir conscience, ne ressemble pas à la
position d’Anaxagore. En effet, nous n’admettons pas, avant le monde, des
espaces infinis de temps à mettre en rapport avec le temps qui les suit.
Plutôt, avant le commencement du monde, il n’y a eu que la seule éternité de
Dieu, toute en dehors du genre du temps[1727].
#994.
— Le Philosophe montre ensuite (252a22)
que l’argument d’Empédocle[1728]
demeure quand même absurde.
Il
montre d’abord son propos, puis (252a32)
exclut une fausse supposition.
L’opinion
d’Empédocle, dit-il, si on la partage, on ne peut se limiter à l’énoncer ; on
doit encore lui fournir une cause, puis ne rien soutenir ensuite de plus que ce
que la cause fournie commande. On ne doit non plus rien reconnaître sans raison
à titre d’“axiome”, c’est-à-dire de principe. On doit manifester ce qu’on érige
en principe, soit avec une induction, comme dans le cas de principes naturels
tirés de l’expérience sensible, soit avec une démonstration, dans le cas de
principes démontrables par des principes antérieurs. Empédocle ne respecte pas
cette obligation : il accorde à l’amitié et à la haine le titre de causes
; cela n’appartient pourtant pas à la notion d’amitié ou d’inimitié, d’agir
chacune après l’autre. La notion d’amitié n’inclut encore ni de se convertir en
inimitié, ni d’en résulter. Il lui appartient toutefois de rassembler, et à
celle d’inimitié de séparer.
En
outre, si on fixe ensuite qu’une partie du temps l’une rassemble, puis qu’une
autre partie du temps l’autre sépare, il faudrait le manifester en quelques
cas où il en arrive ainsi : cela se voit par exemple chez les
hommes : leur amitié les réunit, tandis que leur inimitié les fait se fuir
les uns les autres. C’est cela qui amène Empédocle à étendre le fait à tout
l’univers, du fait qu’il semble en aller ainsi en quelques cas. Néanmoins, que
l’amitié et l’inimitié exercent successivement leur action selon des temps
égaux, cela aurait besoin d’une raison pour le manifester, car ce n’est pas le
cas chez les hommes.
#995.
— Le Philosophe exclut ensuite (252a32)
une fausse supposition. On pourrait croire que ce qui est toujours pareil n’a pas
besoin d’explication, puisqu’on le voit sans cesse recommencer ainsi autour de
nous. Aussi plusieurs ont-ils supposé qu’une fois une question ramenée à un
fait toujours pareil, il ne fallait pas en chercher davantage la cause ou
l’explication. Ainsi Empédocle, une fois déclaré que l’amitié et la haine se
sont toujours trouvés responsables du changement suivant des temps égaux,
n’aurait pas eu à en chercher d’autre raison. Aristote réprouve cette
supposition : on n’érige rien correctement en principe, dit-il, simplement
parce qu’il en est ou en va toujours ainsi. C’est à cela justement que
Démocrite réduisait toutes les causes naturelles : il assignait bien un
principe à tout ce qui se produit de nouveau, mais il ne voulait pas en
chercher pour ce qui est toujours pareil.
De
fait, on peut bien le prétendre en certains cas, mais pas en tous.
Manifestement, en effet, le triangle a toujours trois angles égaux à deux
angles droits, mais cette propriété permanente a une cause distincte. Il y a
tout de même certaines réalités éternelles, comme les principes, dont il n’y a
pas de cause distincte.
#996.
— Ce qu’on vient de dire est à noter des plus sérieusement, car on a la même
disposition dans l’être et dans la vérité[1729].
De même donc que certaines réalités sont toujours vraies, mais ont pourtant une
cause de leur vérité, de même Aristote a compris que certains êtres seront
toujours, comme les corps célestes et les substances séparées, mais ont
pourtant une cause à leur être.
Il
en ressort que, tout en supposant le monde éternel, Aristote n’a cependant pas
cru que Dieu ne serait pas cause de son existence, mais seulement de son
changement, comme d’aucuns l’ont soutenu.
Le
Philosophe conclut finalement son propos principal sous forme d’épilogue. Voilà
qui est dit, conclut-il, quant à ce qu’il n’y aura jamais dans le futur et n’y
a jamais eu dans le passé de temps sans changement.
767.
252b7 Il n’est pas difficile
de résoudre ce qu’on objecte de contraire. Ce sont surtout de pareilles
objections qui ont créé l’impression, quand on s’est posé la question, que du
changement a pu s’effectuer à un certain moment sans du tout l’avoir fait
auparavant. Tout d’abord, aucun changement n’est éternel, puisque par nature
tout changement va d’un terme à un autre, de sorte qu’il a forcément pour
limite les contraires entre lesquels il s’effectue. Par conséquent, rien
ne change à l’infini.
768.
252b12 En outre, à ce qu’on
observe, on peut se mettre à changer alors qu’on ne le faisait pas encore,
alors que rien en soi ne le faisait. On l’observe chez les êtres
inanimés : à un moment où ils ne changent en aucune partie ni en leur
tout, alors qu’ils reposent, ils se mettent à changer. Or si de fait on ne
pouvait s’y mettre alors qu’on n’est pas à le faire, on devrait changer ou
toujours, ou jamais.
769.
252b17 Toutefois, le fait est
encore plus manifeste chez les êtres animés : parfois, il ne se passe rien
en nous et nous sommes bien tranquilles ; puis nous nous mettons à bouger,
quelque chose se passe en nous, dont le début vient parfois de nous-mêmes, sans
que rien d’extérieur ne nous pousse. La même chose ne s’observe pas chez les
êtres inanimés, toujours agis par un moteur externe. Au contraire de l’animal,
qui se déplace lui-même, dit-on. Ainsi, s’il repose de fait totalement à un
certain moment, du changement commencera à s’effectuer en un être immobile,
venant de lui-même, non de l’extérieur. Or si cela peut arriver à un animal,
qu’est-ce qui l’empêche d’arriver au tout? Car si cela se produit en un petit
univers, cela peut bien se produire aussi en un grand ; et si cela se produit
dans l’univers, cela peut se produire de même dans l’infini, à supposer que
l’infini tout entier puisse changer et reposer.
770.
252b28 La première objection,
qui déclarait qu’un changement vers les contraires[1730] ne peut demeurer
toujours le même et unique numériquement, est correcte. Peut-être même doit-il
en être ainsi, du fait que même le changement du même et unique mobile ne peut
pas demeurer toujours le même et unique numériquement : la même et unique
corde, gardant pareils sa disposition et son mouvement, produit-elle toujours
le même et unique son ou un distinct? Quoi qu’il en soit, rien n’empêche un
changement de demeurer le même et d’être éternel du fait d’être continu. Cela
deviendra plus manifeste avec ce qui suit.
771.
253a2 Se mettre à changer
alors qu’on ne le faisait pas ne comporte rien d’absurde, si le moteur
externe tantôt est, tantôt n’est pas. Voici toutefois ce qui mériterait
examen : comment le même mobile, sous l’influence du même moteur, tantôt
change, tantôt non. De fait, la question revient à savoir pourquoi ce n’est pas
toujours que certains êtres reposent et d’autres changent.
772.
253a7 C’est la troisième
objection, surtout, dont on s’attend qu’elle fasse difficulté : que ce qui
ne changeait pas auparavant se mette à changer, ce qui arrive chez les êtres
animés : alors qu’on reposait, on se met ensuite à marcher, sans que rien,
à ce qu’il semble, n’y pousse de l’extérieur. Mais cela est faux[1731] : toujours,
observons-nous, une partie constituante de l’animal se trouve en changement et
ce n’est pas l’animal même qui en est responsable, mais plutôt son
environnement. Ce n’est d’ailleurs pas tout changement que nous attribuons au
vivant d’effectuer par lui-même, mais seulement son déplacement. Rien n’empêche
donc, c’est même sans doute une nécessité, que beaucoup de changements
affectent son corps du fait de son environnement. Ce sont certains d’entre eux
qui agitent ensuite la pensée ou l’appétit, qui à leur tour mettent en branle
le vivant entier. C’est ce qu’on observe dans le cas du sommeil : c’est en
l’absence de toute activité du sens, mais tout de même suite à quelque
changement, que les animaux se réveillent. Mais cela deviendra manifeste avec
la suite[1732].
#997. — Le Philosophe a d’abord
argumenté pour prouver l’existence éternelle du changement ; il entend ici
résoudre ce qu’on peut objecter en sens contraire.
Cette résolution se divise en deux
points : le Philosophe présente d’abord les arguments, puis (252b28) les résout.
Il présente trois arguments, mais
signale d’abord son intention : ce qu’on peut objecter en sens contraire,
dit-il, n’est pas difficile à résoudre.
C’est de ces trois arguments,
surtout, que semble s’ensuivre que du changement ait commencé à s’effectuer à
un certain moment, sans l’avoir du tout fait auparavant. Le premier est celui
avec lequel le Philosophe a prouvé qu’aucun changement n’est infini[1733] ; avec le même, on peut
prouver qu’aucun n’est éternel.
De fait, aucun changement doté de
termes n’est éternel, tout comme aucun n’est infini ; or tout changement est
tel, puisque par nature il va d’un terme à un autre, d’un contraire à un autre.
Ces contraires entre lesquels il s’effectue fournissent le terme nécessaire de
tout changement. Toutefois, cette contrariété de ses termes n’est pas
manifeste en tout déplacement ; aussi le Philosophe ajoute-t-il qu’il reste commun
à tout changement que rien ne change à l’infini, parce que rien ne va vers ce
qu’il ne peut atteindre[1734]. Aucun changement,
appert-il donc, n’est éternel, tout comme il n’est pas infini. Comme aucun
changement n’est éternel, il paraît possible qu’il y ait eu un temps où aucun
changement ne s’effectuait. Ce premier argument se tire du changement.
#998. — Le second (252b12) se tire du mobile et va
comme suit.
Si le changement ne peut commencer
à un moment avant lequel il ne s’en effectuait pas, tout, on en conviendra,
doit changer ou toujours, ou jamais. Car si un mobile peut tantôt changer,
tantôt non, tout l’univers le pourra aussi pour pareille raison. Or,
observe-t-on, on peut se mettre à changer alors qu’on ne le faisait pas
auparavant, ni entièrement, ni en l’une de ses parties. C’est déjà évident avec
les choses inanimées : là, un mobile commence parfois à changer alors que
jusque-là il ne le faisait en aucune de ses parties, ni en son tout, alors
qu’il se trouvait totalement au repos. En tout l’univers, par suite, il peut
aussi y avoir changement sans qu’il n’y en ait eu auparavant.
#999. — Cependant, quand en une
chose inanimée du changement paraît commencer à neuf alors qu’aucun ne s’y
effectuait auparavant, on voit bien néanmoins qu’autre chose d’extérieur à elle
changeait déjà et introduit en elle ce nouveau changement. Aussi le Philosophe
tire-t-il un troisième argument des animaux, puisque rien d’extérieur ne les
fait changer et qu’ils changent par eux-mêmes. Le voici (252b17).
Commencer à changer, dit-il, alors
qu’auparavant on ne changeait pas, cela se fait beaucoup plus manifestement
dans les choses animées que dans les inanimées. Parfois, en effet, nous
reposons, rien ne se passe en nous, puis nous commençons à bouger et le
principe en vient de nous, sans qu’aucun moteur extérieur n’agisse sur nous. Ce
n’est pas le cas des choses inanimées, toujours agies par un moteur extérieur
qui les engendre, annule un obstacle à leur changement ou leur fait violence.
Tandis que si un animal repose totalement à un certain moment, c’est en quelque
chose d’immobile que le changement commence, où il n’y en avait pas
auparavant, et sans que cela dépende d’un moteur extérieur, mais seulement de
ce mobile en changement. Or si cela se produit en un animal, rien ne
l’empêche, semble-t-il, d’arriver dans l’univers. En effet, l’animal, et
surtout l’homme, présente une ressemblance avec l’univers qui fait appeler
l’homme un microcosme. Par suite, si en ce microcosme commence du changement
alors qu’il n’y en avait pas auparavant, dans le macrocosme aussi, semble-t-il,
la même chose pourra arriver. Et si cela arrive dans l’univers, cela peut aussi
arriver dans le tout infini, admis par d’aucuns au-delà de l’univers ; si bien
sûr il existe quelque chose d’infini qui puisse reposer et changer.
#1000. — Le Philosophe résout
ensuite (252b28) les arguments présentés,
selon leur ordre.
Au cours de la solution du premier
argument, le Philosophe concède qu’on y a raison de soutenir que le changement
vers les contraires ne peut durer toujours et demeurer le seul et même numériquement.
“Peut-être même doit-il en être ainsi”, comme il le prouvera plus loin[1735] ; comme cela n’est pas
encore fait, il l’émet sous quelque réserve. Sans doute pourrait-on objecter
que même le changement effectué entre contraires peut toujours garder son
unité numérique du fait de l’identité du mobile qui va à répétition d’un
contraire à l’autre, de blanc à noir, par exemple, puis de noir à blanc, et
ainsi de suite. Aussi le Philosophe précise-t-il que le changement d’un seul et
même mobile ne réussit pas, avec sa réitération, à demeurer toujours le seul
et même. Il le manifeste avec un exemple. Supposons, dit-il, une corde de
cithare qui garde la même disposition et un musicien qui la frappe sans cesse
pareillement : le son et le mouvement de cette corde unique frappée à
répétition[1736] n’en seront-ils qu’un
seul et même, ou en seront-ils sans cesse de nouveaux?
Toutefois, quoi qu’il en soit des
autres mobiles, rien n’empêche qu’un changement non effectué entre contraires,
comme le déplacement circulaire, demeure toujours le même, continu et éternel.
Cela deviendra plus manifeste avec ce qui va suivre. Bref, bien que tout
changement se trouve fini quant à ses termes, un changement peut quand même,
moyennant réitération, se trouver continu et éternel.
#1001. — Le Philosophe résout
ensuite (253a2) le second argument.
Il n’y a aucune absurdité, dit-il,
à ce qu’un être inanimé commence à changer alors qu’il ne le faisait pas
auparavant, si cela arrive pour le fait que son moteur extérieur soit tantôt
présent, tantôt absent. Manifestement, en effet, cela implique quelque
changement antérieur quant au moteur, pour qu’il se trouve proche à un certain
moment, alors qu’il ne l’était pas auparavant. Ce sur quoi il faudrait vraiment
enquêter[1737], toutefois, serait si,
en présence du même moteur, le même mobile tantôt change, tantôt non. Cela, le
Philosophe en a déjà averti[1738], ne peut arriver sans
changement antérieur quant au mobile ou au moteur ; il en concluait justement
qu’il faut toujours du changement avant un changement, que son moteur existe
déjà ou non. La nécessité d’enquêter là-dessus tient à ce que l’objecteur
paraît ne s’inquiéter que de ce quoi dépend que ce qui repose ne le fasse pas
toujours et que ce qui change ne le fasse pas toujours.
#1002. — Le Philosophe résout
ensuite (253a7) le troisième argument.
C’est la troisième objection,
dit-il, qui porte le plus à croire possible que le changement commence où il
ne s’en faisait pas auparavant, comme on l’observe chez les êtres animés :
on voit un animal d’abord au repos se mettre à avancer sans aucune influence
exercée sur lui de l’extérieur. Aucun autre changement, semble-t-il bien, ne
précédait ce déplacement, ni dans l’animal même ni ailleurs, à la différence de
ce qu’on constatait chez les êtres inanimés.
Mais cela est faux, que le
changement de l’animal ne vienne d’aucun moteur extérieur : chez les
animaux, on observe toujours quelque changement naturel qui ne procède pas de
la volonté ; de ce changement naturel, la cause n’est pas l’animal même
moyennant son appétit. C’est plutôt “son environnement”, c’est-à-dire, l’air et
éventuellement les corps célestes ; cela apparaît manifestement quand le corps
de l’animal se trouve altéré par la chaleur ou le froid de l’air.
Il souligne “plutôt”, parce qu’il
se trouve aussi en l’animal du changement naturel dû à un principe intérieur,
comme dans le cas de ceux qu’on doit à l’âme végétative : la digestion de
l’aliment, par exemple, et ses transformations ultérieures. On les dit
naturels, parce qu’ils ne dépendent d’aucune connaissance ni d’aucun appétit. Toutefois,
cela semble en désaccord avec le changement propre à l’animal, qu’il se mette
lui-même en mouvement. Aussi le Philosophe précise-t-il qu’en disant que
l’animal se met lui-même en mouvement, on n’entend pas n’importe quel
mouvement, mais le déplacement, où l’animal se met lui-même en mouvement grâce
à sa connaissance et à son appétit.
Ainsi donc rien n’empêche, il y en
a même nécessité, que le corps de l’animal voie beaucoup de transformations
dues à son environnement : l’air, les corps célestes ; certaines d’entre
elles agitent ensuite l’intellect ou l’appétit, puis de là ultérieurement tout
l’animal.
#1003. — Il explique ici, il faut
le voir, comment les corps célestes agissent sur nous. De fait, ils n’agissent
pas directement sur nos âmes, mais sur les corps. Les changements produits sur
les corps en entraînent ensuite par accident sur les puissances de notre âme,
qui constituent des perfections d’organes corporels. Mais pas nécessairement
sur notre intelligence et notre appétit intellectuel, qui n’utilisent pas
d’organes corporels. Parfois, tout de même, l’intelligence et la volonté
subissent l’influence de certains de ces changements ; par exemple, quand on
choisit avec sa raison de chercher ou de refuser ou de faire quoi que ce soit à
cause d’une affection subie dans le corps ou dans le sens. Aussi le Philosophe
ne dit pas que tous les changements issus de l’environnement agitent l’intelligence
ou l’appétit, mais “certains d’entre eux”, de manière à exclure de la partie
intellective toute nécessité absolue.
Il apporte un exemple tiré d’un cas
auquel il avait fait allusion, celui de ceux qui dorment, chez qui surtout,
quant aux animaux, semble régner le repos. Alors qu’il ne se trouve en eux
aucun mouvement “sensible”, c’est-à-dire, issu de l’appréhension du sens, des
animaux se réveillent, à cause d’un changement qui se passe en eux. Celui-ci
peut venir du travail de l’âme nutritive : ainsi, une fois l’aliment
digéré, les vapeurs qui causaient le sommeil font défaut et l’animal s’éveille
; il peut encore venir du corps, altéré par l’environnement moyennant la
chaleur ou le froid.
Voilà qui rend clair, à la
condition d’y porter attention, que jamais ne commence en nous de changement
sans qu’un autre ne l’ait précédé. Le Philosophe promet de le rendre encore
plus manifeste avec ce qui va suivre[1739].
Les cinq options
773. 253a22 Commençons notre enquête en la
faisant porter sur la difficulté qu’on vient de soulever[1740] : pourquoi
certains êtres tantôt se mettent-ils à changer, tantôt reposent-ils à nouveau?
Il faut bien que soit tous reposent toujours, soit tous changent toujours, soit
certains changent et d’autres reposent. Il faut bien encore, dans le dernier
cas, que soit ceux qui changent le fassent toujours et de même ceux qui
reposent, soit tous soient pareillement de nature à changer et à reposer, soit
la troisième possibilité encore restante : que certains des êtres
demeurent toujours immobiles, d’autres changent toujours, d’autres partagent
les deux situations. C’est pour cette ultime possibilité qu’il faut
opter : c’est elle qui recèle la solution de toutes les difficultés
soulevées et donnera sa fin à cette étude.
Tout ne repose pas toujours
774. 253a32 Or prétendre que tout être repose
et en chercher quelque preuve, au mépris du sens, c’est de la faiblesse
intellectuelle. L’attaque a en plus une portée absolue, non partielle ; elle
ne vise pas seulement le naturaliste, mais toutes les sciences, pour ainsi
dire, et toutes les opinions, parce que toutes recourent au changement. En
outre, dans les arguments mathématiques[1741] les objections
soulevées contre les principes ne concernent en rien le mathématicien ; il en
va pareillement aussi ailleurs, de sorte que l’opinion dont nous parlons
maintenant ne concerne pas le naturaliste, pour qui c’est une supposition[1742], que la nature est
principe de changement.
Tout ne change pas toujours
775. 253b6 Il est sans doute aussi faux
d’affirmer que tout change, mais cela quitte un peu moins la méthode[1743] : dans la Physique[1744], on a établi que la
nature est principe de repos comme de changement ; toutefois[1745], le changement est plus
manifestement quelque chose de naturel[1746].
776. 253b9 D’aucuns insistent qu’ils
n’entendent pas que certains êtres changent et d’autres non, mais que tous le
font et toujours, sauf que cela échappe à notre sensation. Comme ils ne
précisent pas de quel changement ils parlent, mais les visent tous[1747], il n’est pas difficile
de leur répliquer.
777. 253b13 En effet, ni croître ni décroître
ne peuvent se faire en continuité ; du repos s’interpose, au contraire. Il
faut raisonner ici comme dans le cas de l’eau qui use les pierres et des
pousses qui les effritent : bien que l’eau en ait arraché ou emporté tant,
sa moitié n’en a pas forcément d’abord emporté en la moitié du temps[1748]. Plutôt, comme au
halage d’un navire, même si tant de gouttes déplacent tant, une partie d’entre
elles n’en déplace forcément tant en aucun temps. Certes la quantité emportée
se divise en plusieurs parties ; aucune n’est déplacée à part, elles le sont
toutes ensemble. La décroissance donc peut bien se diviser à l’infini, mais
manifestement cela n’oblige pas que sans cesse une partie s’en aille ; c’est
plutôt, à tel ou tel moment, un tout qui s’en va.
778. 253b23 Il en va pareillement pour
n’importe quelle altération : bien que le mobile altéré se divise à
l’infini, son altération ne le fait pas pour autant. Au contraire, elle se fait
souvent d’un coup[1749], comme la congélation.
779. 253b26 En outre, quand, malade, on guérit,
on le fait forcément en un temps, et on ne change plus à la fin de ce temps[1750] : c’est vers la
santé qu’on devait changer et vers rien d’autre. Aussi, prétendre qu’on
s’altère continuellement, c’est mettre en discussion des faits trop manifestes,
puisque l’altération se termine au contraire.
780. 253b30 De plus, la pierre ne devient ni
plus dure ni plus molle.
781. 253b31 Quant au déplacement, il serait
étonnant de ne pas différencier la chute de la pierre et son repos par terre.
782. 253b33 En outre, la terre et chacun des
autres corps, forcément, demeurent en leurs lieux propres et n’en sont délogés
que par violence. Comme certains s’y trouvent, de fait, tout ne peut pas être
en train de se déplacer. Impossible donc que tout change ou repose toujours,
ces arguments et d’autres du genre sauront nous en persuader.
#1004. — Le Philosophe a montré
qu’il n’y a pas lieu, quant aux moteurs et aux mobiles, de procéder à l’infini,
et qu’il faut aboutir à un premier[1751]. Il vient de montrer
qu’il y a toujours eu et y aura toujours changement[1752]. Il va maintenant
enquêter sur la condition du premier changement et du premier moteur.
Cette enquête se divise en deux
parties : dans la première, le Philosophe montre que le premier changement
est éternel et que le premier moteur est tout à fait immobile ; dans la seconde
(260a20), il part de là pour
montrer quelles natures revêtent le premier changement et le premier moteur.
La première partie se divise en
trois autres : dans la première, le Philosophe met en examen une division
en cinq membres ; dans la seconde (253a32), il en exclut trois membres ; dans
la troisième (254a15), il examine, pour les
deux membres qui restent, lequel d’entre eux est le plus vrai, parce que la
vérité visée en dépend.
#1005. — L’examen à mener
maintenant sur le premier changement et le premier moteur, dit-il, commence
avec la difficulté qu’on vient de soulever[1753] en résolvant le second
argument : d’où vient que “certains êtres tantôt se mettent à changer,
tantôt reposent à nouveau?” Pourquoi ne changent-ils ou ne reposent-ils pas
tous toujours? C’est en le croyant, en effet, qu’on soutient en général que le
changement est éternel.
La disposition des choses face au
changement et au repos, dit-il, doit revêtir l’une de trois possibilités.
L’une serait que tout repose
toujours et que rien ne change jamais ; la seconde, que tout change toujours et
que rien ne repose ; la troisième, que certaines changent et d’autres
reposent.
La troisième se redivise toutefois
en trois autres : la première, que certaines changent et d’autres
reposent, mais de manière à le faire toujours, sans qu’aucune tantôt change
tantôt repose ; la seconde, qu’au contraire toutes soient de nature tant à se
mouvoir qu’à reposer, sans qu’aucune ne change ni ne repose toujours.
La troisième possibilité, dans
cette seconde division, serait que certaines soient toujours immobiles et ne
changent jamais, d’autres toujours mobiles et jamais au repos, d’autres enfin
“partagent les deux situations”, à savoir, le changement et le repos, tantôt
changeant tantôt reposant.
C’est ce dernier membre qu’on doit
montrer comme la vérité, car il recèle les solutions de toutes les objections.
Une fois cela établi, on tiendra la fin visée en cette œuvre : on
parviendra au premier changement éternel et au premier moteur immobile.
À diviser ainsi en trois le
troisième membre de la première division, on obtient en tout cinq membres pour
cette division.
Trois d’entre eux, manifestement,
reconnaissent une seule disposition à tous les êtres : le premier les
fait tous reposer toujours ; le second, tous changer toujours ; le quatrième,
tous tantôt reposer tantôt changer. L’un, toutefois, le troisième, les répartit
en deux dispositions, certains changeant et d’autres reposant, mais toujours.
L’un enfin, le cinquième, les divise en trois dispositions, certains changeant
toujours, d’autres ne changeant jamais, d’autres tantôt changeant et tantôt ne
changeant pas. Ce dernier membre, c’est frappant, ne parle pas de repos, mais
d’immobilité ; c’est que le premier moteur, qui ne change jamais, ne peut
proprement être dit reposer, car repose proprement ce qui est de nature à la
fois à changer et à ne pas changer[1754].
#1006. — Le Philosophe exclut
ensuite (253a32) trois membres de la
division mentionnée.
Il insiste d’abord que tout ne
repose pas toujours, puis (253b6) que tout ne change pas toujours ; il exclut enfin (254a3) le troisième membre,
où, disait-on, ce qui change et ce qui repose le font toujours.
Sur le premier cas, il fait trois
remarques. La première en est que c’est une faiblesse de l’intelligence qui
fait dire que tout repose et chercher à l’appui un argument sophistique, au
mépris du sens. La source en est en effet que l’intelligence n’arrive pas à
résoudre des sophismes qui répugnent à ce qui est manifeste au sens. Or il n’y
a pas à se préoccuper de discuter les positions ou problèmes suscités par une
faute de sens ou d’éducation[1755] ; il n’y a donc pas
lieu de se faire de difficulté avec cette position, vu la sottise de son
partisan.
La seconde remarque est que cette
difficulté ne porte pas sur un être particulier, mais sur tout être
universellement. Elle ne regarde donc pas seulement le philosophe naturel, mais
aussi en un sens toutes les sciences démonstratives, et « toutes les opinions »,
c’est-à-dire tous les arts qui recourent à des opinions, comme la rhétorique et
la dialectique. C’est que tous les arts et toutes les sciences recourent au
changement : les pratiques, bien sûr, du fait de diriger des changements
; la philosophie naturelle, par ailleurs, du fait de regarder la nature du
changement et des mobiles. Même les mathématiciens recourent à quelque
déplacement imaginé, quand ils disent que le point produit une ligne en se
déplaçant. Quant au métaphysicien, il traite des premiers principes. Évidemment
donc, détruire le changement répugne à toutes les sciences.
Par ailleurs, ce n’est pas au
naturaliste, mais au métaphysicien, qu’il revient de corriger l’erreur qui
touche tout être et toute science. Il n’appartient donc pas au naturaliste de
discuter de cette erreur-ci.
La troisième remarque, c’est que
les difficultés déraisonnables et importunes sur les principes, dans les
enseignements mathématiques, ce n’est pas au mathématicien de les exclure ; il
en va pareillement dans les autres sciences. Aussi n’est-ce pas au naturaliste
qu’il revient de détruire ce type de position, qui répugne à ses principes.
Toute science, en effet, suppose comme principe la définition de son sujet ;
aussi, la science qui porte sur la nature suppose comme un principe que la
nature est un principe de changement. Ainsi donc, ces trois moyens termes
rendent évident qu’il ne revient pas au naturaliste de discuter de cette
position.
#1007. — Le Philosophe exclut
ensuite (253b6) le second membre, où
Héraclite soutenait que tout change toujours.
Il compare d’abord cette opinion à
la précédente, qui soutenait que tout repose toujours : prétendre, comme
Héraclite, que tout change toujours, est certes faux et contrarie les principes
de la science naturelle ; toutefois, cette position leur répugne moins que la
première.
Cela répugne manifestement à la
méthode naturelle, du fait de supprimer la supposition de la science naturelle
qui tient la nature comme principe non seulement de changement, mais aussi de repos,
de sorte que le repos, appert-il, est naturel lui aussi, comme le changement.
La première opinion, en détruisant le changement, allait contre la science
naturelle ; il en va donc de même pour la position qui détruit le repos.
La raison qui lui a fait dire que
cette opinion contrarie moins la méthode, c’est que le repos n’est rien d’autre
que la privation de changement. La privation de changement peut plus facilement
échapper à l’observation que le changement[1756]. Il est en effet des
changements petits, faibles, qui se sentent à peine ; aussi peut-on avoir
l’air de reposer alors qu’on ne le fait pas.[1757] Mais on ne peut ignorer
les changements grands et puissants ; aussi ne peut-on pas alléguer que le sens
se trompe dans la perception du changement, comme il le fait dans la perception
du repos.
Pour cette raison, il montre en
second (253b9) comment d’aucuns ont
argumenté en faveur de la seconde position.
D’aucuns, dit-il, à savoir,
Héraclite et ses partisans, affirment que tout être change toujours, et non
pas seulement certains ou à certains moments, mais que leur changement échappe
parfois au sens. S’ils le disaient de certains changements, leur affirmation
pourrait se soutenir : de fait, des changements nous échappent. Mais ils
ne précisent pas de quels changements ils parlent ; ils les visent tous. Il
n’est donc pas difficile de leur faire objection, puisqu’il y en a beaucoup
dont l’impossibilité est manifeste qu’ils s’effectuent toujours.
#1008. — Le Philosophe apporte en
troisième (253b13) quelques arguments à
l’encontre de cette opinion : en rapport d’abord à la croissance, puis (253b23), à l’altération et
enfin (253b31) au déplacement.
Il commence par la croissance parce
que c’est surtout sa considération qui a conduit Héraclite à sa position. Chacun,
voyait-il, grandit d’une quantité minime chaque année ; supposant cette croissance
continue, il a cru qu’en chaque partie de ce temps on grandit d’une partie de
cette quantité, mais qu’on ne le sent pas, puisque cela se fait en une période
de temps minime. C’est pareil, en a-t-il conclu, dans les autres cas où il
semble y avoir repos.
Il n’est pas possible, dit Aristote
à l’encontre, qu’on croisse ou décroisse de manière continue, de sorte que sa
quantité de croissance se divise en proportion de son temps et que chaque
partie de ce temps voie une partie de cette croissance. Plutôt, un temps
intermédiaire s’interpose, après une partie de la croissance, en lequel rien ne
croît, et où plutôt on se dispose à la partie suivante de sa croissance.
Le Philosophe le manifeste avec des
cas semblables. Voici le premier : une goutte de pluie, à force de se
multiplier, finit par user une pierre. Le second est que, observons-nous, les ‘pousses’,
c’est-à-dire, les plantes qui poussent dans les pierres, les effritent.
Pourtant, on ne peut prétendre que
si la multiplication des gouttes arrache ou emporte tant de pierre en tant de
temps, leur moitié en a d’abord emporté la moitié dans la moitié du temps. Il
en va plutôt ici comme dans le cas de gens qui halent un navire : si cent
hommes le halent sur tant de distance en tant de temps, il ne s’ensuit pas que
la moitié d’entre eux le déplacerait en le même temps sur la moitié de la
distance, ou sur la même distance en le double du temps[1758]. De même aussi, si
beaucoup de gouttes usent une pierre, il ne s’ensuit pas forcément qu’une
partie d’entre elles en a d’abord emporté la moitié en un certain temps.
La raison en est que, bien que le
morceau arraché de la pierre par beaucoup de gouttes puisse se diviser en
plusieurs parcelles, chacune cependant n’a pas été arrachée de la pierre
séparément ; toutes ont été arrachées ensemble, ne constituant que des parties
en puissance du tout arraché.
Le Philosophe parle ici du premier
morceau arraché. Rien n’empêche, si sur une longue durée une assez grande
quantité de la pierre ait été arrachée par les gouttes, qu’une partie en ait
d’abord été arrachée par une partie des gouttes. On aboutit néanmoins à une
quantité arrachée toute à la fois et non partie après partie. De ce tout
réduit, aucune des gouttes précédentes n’a rien arraché ; chacune disposait
seulement à cet arrachement global. La dernière, en somme, a compté sur la
force de toutes, en complétant l’arrachement préparé par les autres.
La décroissance s’effectue
pareillement. Si on décroît de tant en tant de temps, bien que cette quantité
puisse se diviser à l’infini, une partie ne s’en est pas forcément trouvée
soustraite en chaque partie du temps. Plutôt, à un certain moment une partie
s’en est allée toute à la fois. C’est pareil pour la croissance. Par
conséquent, rien ne doit croître ou décroître en continuité.
#1009. — Le Philosophe contredit
ensuite (253b23) l’opinion en question[1759] en rapport à l’altération,
et ce avec trois arguments.
On doit, dit-il, appliquer à toute
altération ce qu’on vient de dire de la croissance. Le corps altéré peut bien
se diviser à l’infini, son altération ne le fait pas forcément pour autant, de
sorte que chaque partie du temps verrait une partie de l’altération se faire.
Souvent au contraire l’altération se fait “d’un coup” et plusieurs parties du
corps se trouvent altérées ensemble, comme il arrive avec la condensation ou la
congélation de l’eau : toute une certaine quantité d’eau congèle ensemble,
et non partie après partie. Ce qui n’empêche pas, certes, que dans le cas d’une
grande quantité, elle congèle partie après partie.[1760]
Chose à noter, ce que le Philosophe
dit ici de l’altération et de la croissance paraît contrarier des déclarations
antérieures[1761], où il montrait que la
division du changement suit celle du temps, du mobile et du domaine du
changement.
C’est qu’Aristote traitait alors du
changement en général, sans le contracter à des mobiles particuliers. C’est
pourquoi ce qu’il en disait alors devait s’accorder à l’exigence de sa
continuité. Ici, par contre, il parle du changement en le contractant à des
mobiles déterminés dont le changement connaît interruption et non continuité,
alors que la notion commune du changement l’appelle à être continu.
#1010. — Voici le second argument (253b26). Si, malade, on est
pour guérir, dit-il, on doit le faire en un temps, et non après la fin de ce
temps. Il faut d’ailleurs que ce changement, la guérison, tende à un terme
précis, la santé, et à rien d’autre. Toute altération implique donc un temps et
un terme précis, puisqu’elle se termine au contraire[1762]. Or aucun tel
changement ne se continue toujours. Aussi, prétendre qu’on continue toujours
de s’altérer, c’est faire difficulté sur des évidences.
#1011. — Voici le troisième
argument (253b30). Une pierre ne devient
ni plus dure ni plus molle, même sur une longue période de temps. Il est donc
stupide de prétendre que tout s’altère toujours.
#1012. — Le Philosophe contredit
ensuite (253b31) l’opinion en question[1763] en rapport au déplacement,
de deux manières. D’abord, certes, il y a des déplacements et des repos si manifestes
qu’ils ne peuvent nous échapper. Il serait étonnant, en effet, de ne pas
différencier la chute d’une pierre et son repos par terre. On ne peut donc pas
prétendre que tout se déplace toujours continuellement, sous prétexte que le
déplacement de certains mobiles nous échappe.
#1013. — Le Philosophe raisonne
ensuite (253b33) comme suit. La terre et
tout autre corps naturel, quand ils se trouvent en leurs lieux propres, y
reposent par nécessité de nature et n’en sont délogés que par violence. Or il y
en a manifestement dont c’est le cas. On doit donc admettre que certains corps
reposent et que tous ne se déplacent pas.
Par manière d’épilogue, il conclut
finalement que les considérations qui précèdent et d’autres pareilles peuvent
faire savoir que tout ne peut pas toujours changer, selon l’avis d’Héraclite,
ni toujours reposer, selon l’avis de Zénon, Parménide et Mélissos.
L’évidence sensible le montre
783. 254a3 Il ne se peut pas non plus que
certains êtres reposent toujours, d’autres changent toujours et qu’aucun
tantôt repose, tantôt change[1764]. On doit déclarer cette
option impossible : ce qui valait pour les options précédentes vaut aussi
pour celle-ci. L’observation montre en effet les mêmes êtres subir les
alternances dont nous avons parlé[1765].
Croissance, violence, génération et corruption impliquent repos
784. 254a8 À part cela, en soutenant cette
option, on s’attaque à des évidences : plus de croissance ; plus de
déplacement violent, si rien, à un moment où il repose, ne se trouve déplacé à
l’encontre de sa nature. Cette option abolit même la génération et la
corruption, car l’impression générale est que changer revient à s’engendrer ou
se corrompre de quelque façon : en quoi on change, on commence à
être cela ou en cela, et d’où on change, on cesse d’être cela ou là[1766]. Manifestement donc,
tels êtres changent, tels autres reposent, mais seulement par moments[1767].
Reprise
785. 254a15 Quant à exiger[1768] que tout tantôt repose,
tantôt change, on doit rattacher cette conception à celles qu’on présentait au
début[1769].
786. 254a16 On doit repartir de ce qu’on vient
de définir, tout en gardant précisément le point de départ adopté auparavant :
soit tout être repose, soit tout être change, soit certains reposent d’autres
changent. Maintenant, si certains reposent et que d’autres changent[1770], alors forcément soit
tous tantôt reposent tantôt changent, soit certains reposent toujours, d’autres
changent toujours, d’autres encore tantôt reposent tantôt changent[1771].
787. 254a22 Tout être ne peut pas reposer, on
l’a déjà dit, redisons-le encore maintenant. Supposons qu’on ait raison de
prétendre que l’être soit infini et immobile ; c’est tout à fait en désaccord
avec le sens, selon lequel beaucoup d’êtres paraissent changer. Même s’il
s’agit là d’opinion fausse, ou simplement d’opinion, même s’il ne s’agit que
d’imagination, que de la simple impression que l’être soit tantôt ainsi, tantôt
autrement, voilà déjà du changement. L’imagination et l’opinion passent en
effet pour des changements[1772]. D’ailleurs, enquêter
là-dessus et chercher un argument pour ce que nous tenons avec trop d’évidence
pour avoir besoin d’argument, c’est mal discerner entre le meilleur et le pire,
entre le vraisemblable et l’invraisemblable, entre un principe et ce qui n’en
est pas un.
788. 254a33 Tous ne peuvent non plus changer
et, pareillement, il ne se peut pas que certains changent toujours et que
d’autres reposent toujours. Contre toutes ces prétentions, cette unique garantie[1773] suffit :
l’expérience, qui montre certains tantôt changer tantôt reposer. En devient
pareillement manifeste l’impossibilité que tout repose ou change continuellement,
puisque certains êtres changent toujours et d’autres reposent toujours.
789. 254b4 Reste donc à regarder si tout est
de nature à changer et reposer, ou si certains le sont, tandis que d’autres
reposent toujours et d’autres changent toujours. C’est ce dernier membre, de
fait, qu’on doit démontrer.
#1014. — Le Philosophe a écarté
deux membres de la division présentée ; il en écarte ici un troisième, à
l’effet que les êtres se diviseraient en deux dispositions : certains
reposeraient toujours et d’autres changeraient toujours, en excluant un
troisième genre qui tantôt changerait, tantôt reposerait.
Il le réprouve de deux manières.
Il allègue d’abord, comme dans les
cas précédents, qu’il répugne au sens, à qui il est manifeste non
seulement que des êtres changent, ce qui détruit la première position, qui
prétend que tous reposent toujours ; non seulement que certains reposent, ce
qui détruit la seconde position, qui soutient que tous changent toujours ;
mais aussi qu’on trouve chez les mêmes êtres les alternances et variations en
question, de changement à repos et de repos à changement. Il en appert qu’il
y a des êtres qui tantôt changent et tantôt reposent.
#1015. — Le Philosophe réprouve
ensuite (254a8) la même option du fait
que la soutenir défierait les évidences naturelles.
Ce faisant, en effet, on abolirait
d’abord la croissance. Or l’observation montre la croissance chez des êtres
qui ne l’ont pas toujours subie ; autrement, s’ils croissaient toujours, leur
croissance ne viserait pas une quantité déterminée, mais se poursuivrait à
l’infini.
On abolirait en second le
déplacement violent. Car il n’y en a que si on se trouve déplacé contre nature,
alors qu’on reposait auparavant par nature. Le déplacement violent consiste en
effet tout simplement à quitter son repos naturel. Si donc rien qui repose ne
peut changer, qui repose naturellement ne pourra se trouver éventuellement
déplacé par violence.
On exclurait même, en troisième, la
génération et la corruption. La génération constitue en effet le changement de
non-être à être, tandis que la corruption, celui d’être à non-être. Pour se corrompre,
on doit donc d’abord avoir été pour un temps ; et pour s’engendrer, on doit
auparavant ne pas avoir été pour un temps. Or être ou ne pas être pour un
temps, c’est reposer, en parlant de repos au sens large. Si donc rien qui
repose ne peut changer, rien de ce qui pour un temps n’est pas ne peut
s’engendrer et rien qui pour un temps est ne peut se corrompre.
On détruirait universellement tout
changement, en quatrième, puisque tout changement recèle une certaine
génération et corruption, absolument ou sous quelque rapport. En effet, qui
change en autre chose au titre de son terme final “commence à être
cela”, pour ce qui est de l’altération et de la croissance ; ou “à être en
cela”, pour ce qui est du déplacement. Par exemple, qui change du noir au
blanc, ou du petit au grand, commence à être blanc ou grand ; et qui se déplace
quelque part commence à être en ce lieu. Inversement, qui change d’autre chose
comme de son terme initial “cesse d’être cela”, pour ce qui est de
l’altération et de la croissance : noir ou petit, par exemple ; ou
“d’être là”, pour ce qui est du déplacement. Comme il y a donc génération et
corruption en tout changement, cette option, en abolissant génération et
corruption, abolit par le fait même tout changement.
Mais tout cela est impossible ; il
devient donc manifeste que certains êtres changent non pas toujours, mais
seulement par moments ; et que d’autres reposent non pas toujours, mais à
quelque moment.
#1016. — Le Philosophe s’enquiert
ensuite (254a15) des autres membres de
la division présentée[1774].
Il manifeste d’abord son intention,
puis (254b7) l’exécute.
Le premier point se divise en
trois : il montre d’abord quelle conception concerne le quatrième membre,
puis (254a16) récapitule ce qu’il a
dit en ce chapitre et enfin (254b4) montre ce qu’il reste à dire.
Supposer, dit-il, que tout tantôt
repose et tantôt change, cela nous ramène aux considérations que nous avons
faites au début, à propos de l’éternité du changement[1775]. C’est Empédocle,
principalement, qui semble l’avoir soutenu : il affirmait que tout tantôt
change sous le pouvoir de l’amitié et de la haine, et tantôt repose durant des
temps intermédiaires.
#1017. — Le Philosophe résume
ensuite (254a16) ce qu’il a dit en ce
chapitre. Il résume d’abord la division présentée plus haut, puis (254a22) la réprobation de son
premier membre, qui supposait que tout repose toujours et enfin (254a33) la réprobation de deux
autres membres.
Dans l’idée de faire mieux
comprendre son intention pour ce qui suit, le Philosophe déclare qu’il faut
s’appuyer sur ce qu’il vient de définir, en assumant le même principe
qu’auparavant. D’abord, les êtres doivent vérifier l’une de ces trois
dispositions : soit tous reposent, soit tous changent, soit certains
reposent et certains changent.
Ce troisième membre se redivise en
trois : car si certains reposent et certains changent, alors forcément
soit tous sont de nature à tantôt reposer et tantôt changer ; soit certains
reposent toujours et d’autres changent toujours[1776] ; soit encore un
troisième membre s’ajoute à ces deux-là : certains reposent parfois, mais
pas toujours, et d’autres changent parfois, mais pas toujours.
#1018. — Le Philosophe écarte
ensuite (254a22) le premier membre. Tout
être, dit-il, ne peut pas reposer toujours, on l’a déjà établi[1777]. Mais il y a encore
quelque chose à ajouter et il formule deux attaques contre cette position.
D’abord, certes, on doit admettre
du changement du moins en l’âme. À supposer qu’on ait raison de prétendre que
rien ne change, avec les partisans de Mélissos, d’avis que l’être est infini et
immobile, il reste qu’il n’en apparaît tout de même pas ainsi au sens, qui juge
que bien des êtres changent.
Même dénoncer comme fausse
l’opinion selon laquelle des êtres changent, cela implique du changement. Car
dès qu’il y a opinion fausse, il y a changement ; même qu’universellement, dès
qu’il y a opinion, il y a changement. Pareillement, dès qu’il y a imagination,
il y a changement.
C’est que l’imagination constitue
une espèce de changement de la partie sensible produit par le sens en acte.
L’opinion aussi constitue une espèce de changement de la raison issu
d’argumentations. D’ailleurs, l’existence de changement dans l’opinion ou dans
l’imagination découle encore plus manifestement, si on a l’impression tantôt
qu’il en va ainsi tantôt qu’il en va autrement ; or c’est justement le cas
quand les choses nous semblent tantôt reposer et tantôt ne pas reposer. De
toute manière donc du changement est impliqué.
Comme seconde attaque contre cette
opinion, le Philosophe ajoute que s’appliquer à la réfuter, c’est chercher à
prouver ce qui revêt tant de dignité qu’il n’a pas besoin de preuve[1778], étant manifeste de
soi. C’est donc faillir quant à discerner entre meilleur et pire, en matière
morale, entre vraisemblable et invraisemblable[1779], en matière logique,
et entre un principe et ce qui n’en est pas un[1780], en matière
démonstrative.
En effet, qui cherche à prouver ce
qui est par soi manifeste et donc tient lieu de principe ne sait pas qu’il
s’agit d’un principe, puisqu’il s’essaie à le prouver avec d’autres principes.
Pareillement, il ne sait manifestement pas non plus reconnaître le
vraisemblable et l’invraisemblable, puisqu’il veut prouver ce qui est par soi
vraisemblable avec autre chose, comme s’il n’était pas vraisemblable par soi.
Il ne peut manifestement pas non plus discerner entre meilleur et pire, celui
qui prouve du manifeste par du moins manifeste. Or il est par soi manifeste que
des choses changent ; on ne doit donc pas appliquer son intention à le prouver
avec des arguments.
#1019. — Le Philosophe exclut
ensuite (254a33) deux autres membres de
la division présentée.
Tout comme, dit-il, tout ne peut
pas reposer toujours, de même aussi tout ne peut pas non plus changer toujours.
Il ne se peut pas non plus que certains êtres changent toujours et d’autres
reposent toujours, sans rien qui tantôt change et tantôt repose. Contre toutes
ces éventualités, un seul moyen terme suffit à garantir l’adhésion[1781] : l’observation
que de fait certains êtres tantôt se mettent à changer et tantôt reposent à
nouveau. Manifestement, par conséquent, on ne peut admettre que tout repose
continuellement, ce qui était le premier membre, ni que tout change continuellement,
ce qui était le second membre, ni que certains changent toujours et d’autres
reposent toujours, sans rien d’intermédiaire.
#1020. — Le Philosophe montre enfin
(254b4) ce qu’il reste à dire,
en le concluant de ce qui précède : trois membres de notre division ne
peuvent tenir ; il reste donc à trouver lequel des deux autres est le
vrai : tout peut-il changer et reposer? ou certains être seulement
peuvent-il changer et reposer, tandis que d’autres reposent toujours et
d’autres changent toujours? C’est le dernier que nous entendons démontrer.
Voilà en effet comment on montrera l’existence d’un premier changement éternel
et d’un premier moteur immobile.
Division des moteurs et des mobiles
790. 254b7 On est moteur ou mobile par
accident ou par soi. On l’est par accident du fait de s’attribuer à[1782] un moteur ou à un
mobile, ou du fait que sa partie le soit. On l’est par soi quand on ne l’est
pas du fait de s’attribuer à un moteur ou à un mobile, ni du fait que sa partie
le soit. Quant au mobile par soi[1783], par ailleurs, il doit
son changement ou à lui-même ou à un moteur distinct, et change par nature ou
par violence et contre[1784] nature.
791. 254b14 Le mobile qui change par lui-même
le fait par nature. Tout vivant[1785] change ainsi par lui-même
; or le mobile qui tient en lui le principe de son changement, voilà celui dont
on reconnaît qu’il change par nature. Aussi le vivant, pris comme tout, se
change-t-il lui-même par nature. Son corps, cependant, pris à part,[1786] peut changer et par nature
et contre nature : cela varie avec son type de changement et d’élément
constitutif. Quant au mobile qui doit son changement à un moteur distinct, il
change tantôt par nature, tantôt contre nature : contre nature, quand, par
exemple, fait de terre, il s’élève et, fait de feu, il descend. Souvent aussi,
les parties des animaux subissent des changements contre nature,
contrairement à leurs positions et tournures[1787] normales.
Cas manifestes du besoin d’un moteur :
violence et vie
792. 254b24 Que le mobile doive son changement
à un moteur est surtout manifeste chez celui qui change contre nature, car il y
a là évidence qu’il le doive à un moteur distinct. Cela reste encore manifeste,
ensuite, chez celui qui change par nature, du moins s’il le fait par lui-même,
du fait d’être vivant. Ce qui n’est pas évident alors, ce n’est pas qu’il doive
son changement à un moteur, mais comment on doit distinguer chez lui moteur et
mobile. Il y a similitude avec les navires et les autres entités qui ne
reçoivent pas de la nature leur constitution ; comme dans leur cas, chez le
vivant aussi, le moteur et le mobile se distinguent, et c’est compte-tenu de
cette distinction que, pris comme tout, le vivant se change lui-même.
Cas non manifeste : le non-vivant
793. 254b33 Où cela fait le plus difficulté,
c’est quant au membre restant de l’ultime division présentée. On a déjà
signalé, chez le mobile qui doit son changement à un moteur distinct, celui qui
change contre nature ; il reste en contrepartie celui qui change par nature.
C’est à son sujet que pourrait faire difficulté à quel moteur il doit son
changement. C’est le cas des corps légers et des corps lourds, qui se portent
par violence aux lieux opposés, mais par nature à leurs lieux propres : le
léger en haut, le lourd en bas. Quel moteur les y porte, ce n’est pas aussi
manifeste que lorsqu’ils se déplacent contre nature.
794. 255a5 On ne peut néanmoins soutenir
qu’ils se déplacent par eux-mêmes, ceci étant une opération vitale et donc
propre aux êtres animés.
795. 255a7 De plus, ils pourraient alors
s’arrêter eux-mêmes ; si on est la cause de ce qu’on marche, on l’est aussi de
ce qu’on ne le fait pas.
796. 255a9 Par suite, si c’est par lui-même
que le feu s’élève, il descendra manifestement aussi par lui-même. Il serait
irrationnel que ces corps aillent par eux-mêmes en une seule direction, si
vraiment ils se déplacent eux-mêmes.
797. 255a12 En outre, comment pourrait-on se
déplacer soi-même en étant continu et homogène[1788]? Dans la mesure où ce
n’est pas par simple contact qu’on est un et continu, on ne peut rien subir.
C’est au contraire en tant que distincts qu’on est de nature l’un à agir
l’autre à subir. Parce qu’homogène, aucun des corps en question[1789] ne se déplace lui-même,
donc, ni d’ailleurs aucun autre qui soit continu. Plutôt, le moteur doit
partout se distinguer du mobile, comme c’est manifestement le cas des êtres
inanimés quand un être animé les déplace.
#1021. — Le Philosophe a manifesté
son intention ; il commence maintenant à l’exécuter : non pas toutes
choses, faut-il montrer, tantôt changent tantôt reposent ; plutôt, il y a aussi
quelque chose de tout à fait immobile et quelque chose qui toujours change.
Cette partie se divise en deux
autres : le Philosophe montre, dans la première, que le premier moteur est
immobile et dans la seconde (259b28) que le premier mobile change
toujours.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre que le premier moteur est immobile, d’abord en
partant de l’ordonnance entre moteurs et mobiles, puis (259a21) en partant de
l’éternité du changement.
Le premier point se divise en
deux : il montre d’abord que le premier moteur est immobile, puis (258b10) qu’il est éternel.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe présente d’abord un prérequis à sa preuve : tout
mobile doit son changement à un moteur[1790], puis (256a4) il montre son propos.
Ce prérequis, il l’a déjà montré[1791] en usant d’un argument
commun tiré du changement même. Cependant, comme il commence à appliquer le
changement aux mobiles particuliers, il montre ici que ce principe déjà
démontré universellement pour tout changement se vérifie universellement aussi
pour tous mobiles et moteurs.
Par conséquent, le premier point se
divise en deux : le Philosophe présente d’abord une division des moteurs
et des mobiles, puis (254b24) manifeste son propos par le
détail.
Le premier point se divise en
deux : il divise d’abord moteurs et mobiles, puis (254b14) manifeste sa division.
#1022. — Le Philosophe présente
donc d’abord trois divisions du moteur et du mobile.
La première est qu’on l’est par
accident ou par soi. “Par accident” se prend ici au sens large et comprend
aussi ce qui se trouve tel en raison de sa partie. Aussi, en explicitant ce
qu’il qualifie comme “par accident”, le Philosophe précise qu’on est dit moteur
ou mobile par accident en deux sens. On est considéré comme moteur par accident
en un premier sens du fait de s’attribuer[1792] à un moteur ; on
reconnaît ainsi qu’un musicien guérit un malade quand le fait le sujet auquel
on attribue cette qualité. Pareillement, on est aussi considéré comme se
déplaçant par accident quand le fait ce à quoi on s’attribue : que ce
soit comme à son lieu, et on dira ainsi qu’on se déplace, quand le fait le
navire où on se trouve ; ou comme à son sujet, et on dira ainsi que le blanc se
déplace, quand le fait un corps blanc. – On est considéré en un second sens
comme moteur ou mobile par accident, du fait que sa partie le soit ; on est
ainsi accusé de frapper ou plaint de l’être, quand sa main frappe ou est
frappée. – Par contre, c’est l’absence de ces deux circonstances qui fait
considérer comme moteur ou mobile par soi : c’est-à-dire, le fait de ne
pas être considéré tel parce qu’on s’attribue à d’autres qui le sont, ni parce
que sa partie l’est.
Laissant ensuite de côté le moteur
et le mobile par accident, le Philosophe subdivise le mobile par soi :
d’abord, il doit son changement à lui-même, comme dans le cas du vivant, ou à
un moteur distinct, comme dans le cas du non-vivant.
Puis, troisième division, son changement
se conforme à sa nature ou s’en écarte[1793].
#1023. — Le Philosophe manifeste
ensuite (254b14) comment il se trouve
que son changement se conforme à sa nature ou s’en écarte chez le mobile qui
doit son changement à lui-même et chez celui qui le doit à un moteur distinct.
Quant au premier, comme le vivant,
qui se change lui-même, il en dit d’abord que son changement va selon sa
nature[1794]. Il le prouve par le
fait qu’il doit son changement à un principe intrinsèque ; or on attribue
justement de changer par nature à qui possède en soi le principe de son
changement. Le changement du vivant qui se change lui-même, c’est par suite
manifeste, si on le rapporte à tout le vivant, est naturel, puisqu’il dépend de
son âme, la nature et la forme du vivant. Si toutefois on le rapporte à son
corps, son changement peut se trouver naturel ou hors nature : il faudra
en juger selon sa différence de type de changement et d’élément constitutif.
Si, constitué d’un élément lourd prédominant, comme le corps humain, il
s’élève, son déplacement lui fera violence, tandis que s’il descend, il lui
sera naturel. Si toutefois il existait des vivants dont le corps soit constitué
d’air, comme des Platoniciens l’ont prétendu, il faudrait en juger à
l’inverse.
Le Philosophe manifeste ensuite
comment le mobile qui doit son changement à un moteur distinct présente du
changement et violent et naturel : il se déplace tantôt en se conformant à
sa nature, comme le feu qui s’élève et la terre qui descend, tantôt en s’en
écartant, comme la terre qui s’élève et le feu qui descend, ce qui constitue
des déplacements violents.
Le Philosophe présente enfin une
autre tournure non naturelle du changement chez les vivants : souvent des
parties de vivants subissent des changements hors nature, si on se rapporte
aux définitions[1795] et aux tournures de
leur changement naturel, d’après Les parties des animaux. Par exemple,
l’homme plie ses bras en avant et ses jambes en arrière ; le chien, le cheval
et les autres animaux de ce genre, par contre, plient leurs pattes antérieures
en arrière et leurs pattes postérieures en avant. Exécuté en sens contraire,
il s’agira d’un mouvement violent et hors nature.
#1024. — Le Philosophe prouve
ensuite (254b24) que tout mobile doit
son changement à un moteur[1796]. Il le montre d’abord
chez les mobiles où c’est manifeste, puis (254b33) chez ceux où cela fait difficulté.
Il continue à laisser de côté le
mobile par accident, puisqu’en réalité il ne change pas, mais se le fait attribuer
du fait qu’autre chose le fasse. Quant au mobile par soi, c’est surtout chez
celui qui change par violence et hors nature qu’il est manifeste qu’un mobile
doive son changement à un moteur[1797].
Voilà qui est déjà manifeste par la
définition même du changement violent : “un changement dont le principe
est extérieur, sans que le mobile n’y concoure en rien”[1798].
Après le mobile qui subit violence,
celui, de ceux qui changent par nature, qui le fait par lui-même, comme on
observe le vivant le faire, doit encore manifestement son changement à un
moteur[1799]. Il présente, en
effet, l’évidence d’un mobile changé par un moteur, quoique puisse faire
difficulté la manière de distinguer en lui moteur et mobile. Malgré la première
apparence, le cas de navires et d’autres artéfacts qui ne se doivent pas à la
nature présente une distinction facile entre moteur et mobile ; la plupart
admettront que c’est pareil chez le vivant. Apparemment, l’âme motrice entretient
avec le corps mobile la même relation que le marin[1800] avec le navire[1801]. C’est ainsi que le
vivant, comme tout, donne l’impression de se changer lui-même : l’une de
ses parties en change une autre. Si de fait l’âme entretient avec le corps la
relation du marin au navire, le Philosophe en reporte l’examen au traité De
l’âme. Que par ailleurs on considère qu’on se change soi-même pour autant
que l’une de ses parties en change d’autres, on le montrera par la suite[1802].
#1025. — Le Philosophe manifeste
ensuite (254b33) son propos chez le
mobile qui fait difficulté, et ce en trois points. Il identifie d’abord le
mobile qui fait davantage douter que tout mobile doive son changement à un
moteur : il s’agit des corps lourds et légers, qui se déplacent eux aussi
par nature ; il montre ensuite (255a5) qu’ils ne se déplacent pas eux-mêmes et enfin (255a18) quel moteur les déplace.
Qu’un mobile doive son changement à
un moteur est surtout manifeste, rappelle-t-il, en ce qui subit violence, puis
en ce qui se change soi-même. Par conséquent, cela fait le plus difficulté en
le dernier membre de l’ultime division : le mobile qui ne se change pas
lui-même, mais change naturellement.
Le Philosophe appelle “l’ultime
division” le mobile qui ne change pas par lui-même, mais doit son changement à
un moteur distinct[1803] : son changement
tantôt s’écarte de la nature, tantôt au contraire s’y conforme. C’est ce
dernier qui fait difficulté quant à quel moteur le fait changer. C’est le cas
des corps lourds et des corps légers, qui se portent par violence à des lieux
contraires, mais par nature à leurs lieux propres : les légers vers le
haut, les lourds vers le bas. Quels moteurs les y portent, ce n’est pas aussi
manifeste quand leur déplacement se conforme à la nature que lorsqu’il s’en
écarte.
#1026. — Le Philosophe prouve
ensuite (255a5) avec quatre arguments
que pareils corps ne se déplacent pas eux-mêmes.
Le premier en est que se déplacer
soi-même est d’ordre vital et donc réservé aux êtres animés : c’est par le
changement[1804] et la sensation, en
effet, qu’on distingue entre animé et inanimé[1805]. Or manifestement, les
êtres en question ne sont ni vivants ni animés. Ils ne se déplacent donc pas
eux-mêmes.
#1027. — Le Philosophe présente
ensuite (255a7) son second argument,
qui va comme suit. Tout mobile qui se déplace lui-même peut aussi causer son
propre repos ; on le voit bien : c’est leur appétit qui met les animaux en
mouvement et les garde en place. Si donc les corps lourds et les corps légers
dont le déplacement est naturel se déplaçaient eux-mêmes, ils pourraient
s’arrêter eux-mêmes. De même que, si on est cause pour soi de ce qu’on marche,
on est aussi cause pour soi de ce qu’on ne le fasse pas. Or manifestement cela
est faux, puisque pareils corps ne reposent pas en dehors de leurs lieux
propres, à moins qu’une cause extrinsèque les retienne. Ils ne se déplacent
donc pas eux-mêmes.
On pourrait néanmoins répliquer que
ces corps, même s’ils ne sont pas causes de leur arrêt en dehors de leurs lieux
propres, le sont pourtant de leur arrêt en leurs lieux propres. Aussi
ajoute-t-il un troisième argument (255a9), qui va comme suit. Le mobile qui se déplace
lui-même, il serait irrationnel de prétendre qu’il ne le fait qu’en une
direction et non en plusieurs, parce que rien d’autre ne lui fixe son
déplacement, mais il se le fixe à lui-même ; il va donc tantôt en telle direction,
tantôt en telle autre. Si donc les corps lourds et les corps légers se
déplaçaient eux-mêmes, il serait au pouvoir du feu d’aller vers le haut ; il
serait donc aussi en son pouvoir d’aller vers le bas, ce qu’on n’observe jamais
arriver, sinon en raison d’une cause extrinsèque. Ils ne se déplacent donc pas
eux-mêmes.
Ces deux arguments, sachons-le,
sont admissibles d’après ce qu’on observe chez les mobiles qui nous entourent
et se déplacent eux-mêmes : ils se déplacent tantôt en telle direction,
tantôt en telle autre, et tantôt aussi ils reposent. Aussi le Philosophe ne
dit-il pas que ce serait “impossible”, mais “irrationnel”, façon de parler
qui lui est habituelle en matière probable. De fait, il montrera plus loin[1806] que, si on se déplace
soi-même du fait d’un élément moteur tout à fait immobile, on le fait toujours
et en une direction unique. Cependant, cela ne pourrait s’appliquer aux corps
lourds ni aux corps légers, où rien n’est exempté de changement par soi ou par
accident, puisqu’ils subissent même génération et corruption.
#1028. — Le Philosophe apporte
ensuite (255a12) son quatrième argument,
qui va comme suit. Rien de continu ne se déplace soi-même ; or les corps lourds
et les corps légers sont continus ; aucun donc ne se déplace lui-même.
Que rien de continu ne se déplace
soi-même, il le prouve comme suit. Le moteur se rapporte au mobile comme
l’agent au patient. Or l’agent contrarie le patient ; par conséquent, ce qui se
qualifie comme agent est forcément distinct de ce qui le fait comme patient.
Dans la mesure, donc, où on n’est pas seulement contigu, mais tout à fait un et
continu, en quantité comme en forme, on ne peut agir l’un sur l’autre. Par
conséquent, rien de continu ne se déplace soi-même et le moteur se distingue
forcément du mobile, chose évidente quand des êtres animés déplacent des êtres
inanimés, comme une main une pierre. C’est d’ailleurs pourquoi on trouve,
entre les parties des animaux, qui se déplacent eux-mêmes, plutôt une espèce
de liaison qu’une continuité parfaite. De la sorte, une partie peut en déplacer
une autre, ce qu’on ne trouve pas chez les corps lourds et chez les corps
légers.
Corps légers et lourds doivent leur déplacement à un moteur
798. 255a18 Plutôt, ces corps-là aussi se
trouvent à toujours devoir leur déplacement à un moteur. Diviser les causes le
rendra manifeste. Les divisions précédentes s’appliquent aussi aux moteurs, en
effet : les uns font changer contre nature, comme le levier, qui ne
soulève pas par nature le corps lourd ; d’autres font changer par nature, comme
le corps chaud en acte, qui réchauffe celui qui l’est en puissance. Il en va
pareillement dans les autres cas de la sorte. De même, le corps en puissance
tel, ou tant, ou là, est mobile par nature, pour autant qu’il ait pareil
principe en lui et qu’il ne l’ait pas par accident ; car le même corps pourrait
être à la fois tel et tant, mais que quantité et qualité coïncide en lui par
accident et non par soi. Aussi, le feu et la terre doivent leur déplacement à
un moteur, par violence quand leur déplacement contrarie leur nature, mais par
nature quand il les amène aux actes précis auxquels ils sont en puissance.
Homonymie de la puissance : 1ère et 2e
799. 255a30 On attribue toutefois en plusieurs
sens d’être en puissance. Voilà la cause pour laquelle il n’est pas manifeste
par quel moteur pareils corps sont déplacés, le feu, par exemple, vers le haut
et la terre vers le bas.
800. 255a33 Le disciple et celui qui détient
déjà la science sans en considérer l’objet sont tous deux savants en puissance,
mais en des sens différents. Le disciple, quant à lui, requiert toujours de se
trouver réuni comme un patient à son agent pour se trouver éventuellement
réduit de sa puissance à son acte. Lui qui était en puissance, le devient alors
en un autre sens : une fois qu’il détient sa science, tant qu’il n’en
considère pas actuellement l’objet, il se trouve encore en un sens savant en
puissance, quoique non au même sens qu’avant de l’acquérir. En cette disposition,
le voilà à même de considérer activement l’objet de sa science, à moins
d’empêchement. Sinon, il se trouvera en
négation de science, dans l’ignorance.
801. 255b5 Il en va pareillement avec les
choses naturelles : le corps froid est chaud en puissance ; une fois
devenu du feu, il est à même de brûler désormais, à moins d’empêchement ou
d’obstacle.
802. 255b8 C’est encore pareil pour le corps
lourd et le corps léger : le léger se tire du lourd, comme l’air de l’eau.
Il s’y trouvait d’abord en puissance et une fois devenu léger, il passera à
l’acte tout de suite, si rien ne l’en empêche. Or l’acte du léger, c’est de se
trouver quelque part, c’est-à-dire, en haut ; quand il se trouve dans un lieu
contraire, c’est qu’il s’en trouve empêché. C’est encore pareil avec la
quantité et la qualité.
803. 255b13 Mais voilà justement ce qu’on
cherche : pourquoi donc les corps légers et les corps lourds se
déplacent-ils vers leurs lieux propres? Cela dépend de leur nature : c’est
précisément en cela que consiste d’être léger et d’être lourd ; cela se définit
par le fait de se trouver pour l’un en haut, pour l’autre en bas.
Le moteur de l’inanimé : par soi son générateur, par accident
son ‘libérateur’
804. 255b17 Le corps léger et le corps lourd se
trouvent de même en puissance en plusieurs sens. Tant qu’on est de l’eau, on
est léger en puissance au premier sens. Devenu de l’air, on l’est en un second
sens, du fait qu’on puisse être empêché de se trouver en haut, mais que, dès
l’empêchement écarté, on agisse et s’élève toujours plus haut. C’était pareillement
qu’on passait à l’acte sur le plan de la qualité : le savant considérait
spontanément son objet, si rien ne l’en empêchait. De même encore, dès qu’on
est pourvu d’une quantité on s’étend en correspondance, si rien n’en empêche.
D’autre part, en retirant le support et l’empêchement, en un sens on met en
mouvement, mais en un autre non : en renversant la colonne, par exemple,
ou en retirant la pierre qui se trouve sur l’outre dans l’eau ; de fait, on ne
met alors en mouvement que par accident. De même, la boule qui rebondit ne doit
pas son mouvement au mur, mais au lanceur. Manifestement donc, aucun d’eux ne
se déplace lui-même ; ils ont bien un principe de changement, mais ce n’en pas
est un qui produise le changement : il ne les dispose pas à produire,
mais à subir le changement.
Conclusion
805. 255b31 Bref, tout mobile change par nature
ou contre nature et par violence. Or celui qui le fait par violence et contre
nature le doit toujours à un moteur, et à un moteur distinct. Celui qui le fait
par nature le doit toujours lui aussi à un moteur, qu’il change par lui-même ou
non par lui-même, comme le corps léger et le corps lourd, qui le doivent ou
bien à leur générateur, qui les a faits léger ou lourd, ou bien à ce qui les
délivre de leurs obstacles et empêchements. S’il en va bien ainsi, tout mobile
doit son changement à un moteur.
#1029.
— Le Philosophe vient de montrer que les corps lourds et les corps légers ne se
déplacent pas eux-mêmes ; il montre ici quel moteur les déplace.
Il
montre d’abord cela, puis (255b31)
conclut son propos principal.
Le
premier point se divise en deux : le Philosophe montre d’abord qu’ils
doivent leur déplacement naturel à un moteur, puis (255a30)
cherche quel est ce moteur.
Les
corps lourds et les corps légers, reprend-il, ne se déplacent pas eux-mêmes ;
ils doivent plutôt leur déplacement à un moteur. On peut le manifester en
distinguant les causes motrices. Les mobiles, on l’a vu, changent en conformité
à leur nature ou hors d’elle. Les moteurs aussi : certains provoquent des
changements qui s’écartent de la nature, comme le “levier”, c’est-à-dire la
barre, qui ne déplace pas naturellement le corps lourd, par exemple, la pierre
; d’autres provoquent des changements conformes à la nature, comme le corps
naturellement chaud en acte réchauffe celui dont c’est la nature de l’être en
puissance. Il en va pareillement dans les autres réalités de la sorte : de
même que ce qui est naturellement en acte fait changer, de même ce qui est
naturellement en puissance change, en sa qualité, sa quantité ou son lieu.
La
précision déjà apportée, qu’on change naturellement à la condition d’avoir en
soi le principe de son changement par soi et non par accident[1807],
pourrait donner l’impression que le corps chaud en puissance seulement ne
change pas naturellement quand il devient chaud, du fait de le devoir à un
principe actif extérieur. Comme pour exclure cette objection, il ajoute :
“pour autant qu’il ait en lui pareil principe, quoique non par accident”. C’est
une façon de dire : pour que le changement soit naturel, il suffit que
“pareil principe”, à savoir, la puissance, comme il en a fait mention, soit
dans le mobile, par soi et non par accident ; par exemple, la scie est en
puissance combustible non en tant qu’il s’agit d’une scie, mais en tant qu’elle
est en bois.
Aussi,
pour expliquer la précision “non par accident”, il ajoute qu’un même sujet peut
se trouver à la fois tant et tel, mais qu’un fait ne se relie à l’autre que par
accident et non par soi : le mobile correspondant serait alors à la fois
en puissance tel et en puissance tant, mais par accident.
Comme
le mobile en puissance doit naturellement son changement à un moteur qui soit
en acte, rien n’est à la fois en puissance et en acte sous le même rapport. En
conséquence, ni le feu ni la terre ni quoi que ce soit d’autre ne se déplace
par lui-même ; tous doivent leur déplacement à un moteur distinct. Ils le lui
doivent par violence, quand leur déplacement s’écarte de leur puissance
naturelle ; ils le lui doivent naturellement, quand leur déplacement aboutit
aux actes précis auxquels ils sont en puissance selon leur nature.
#1030.
— Le Philosophe montre ensuite (255a30)
quel moteur déplace ces corps. Comme ce qui est en puissance doit son changement
à ce qui est en acte, il distingue d’abord la puissance, puis (266b5)
montre à partir de là quel moteur déplace pareils corps.
Le
premier point se divise en trois : le Philosophe montre d’abord la
nécessité de savoir en combien de sens s’attribue l’être en puissance, puis (255a33)
manifeste ces sens et enfin (255b8)
en use pour résoudre une question.
La
raison, dit-il, pour laquelle il n’est pas manifeste quel moteur impose aux
corps lourds et aux corps légers leurs déplacements naturels, vers le haut pour
le feu et vers le bas pour la terre, c’est qu’on attribue en plusieurs sens
d’être en puissance.
#1031.
— Il distingue ensuite (255a33)
l’être en puissance : d’abord dans l’intelligence, puis (255b5)
dans la qualité et enfin (255b8)
dans le déplacement.
Ils
se trouvent en puissance à la science en des sens différents, dit-il, celui qui
est à l’acquérir et n’en a pas encore l’habitus, et celui qui en a déjà
l’habitus sans en user actuellement pour en considérer l’objet.
On
se trouve réduit de la première de ces puissances à la seconde, en autant qu’on
se trouve réuni comme un patient à son agent. Comme patient, on passe, du fait
de cette présence de son agent, à un acte de nature à se retrouver encore en
puissance. De la sorte, qui apprend par l’action de son maître se trouve réduit
de puissance à l’acte, mais à cet acte s’adjoint une nouvelle puissance. On se
trouvait dans la première, on passe à une seconde : désormais détenteur de
la science, on se trouve encore en un sens, tant qu’on n’en considère pas
l’objet, en puissance à l’acte de la science. Toutefois non au même sens que
lorsqu’on apprenait. Bref, de la première puissance on est réduit par un agent,
son maître, à un acte qui coïncide avec une seconde puissance.
Une
fois cependant qu’on dispose de l’habitus de science, on n’a plus besoin d’un
agent pour être réduit au second acte ; plutôt, on est à même de se livrer
spontanément à la considération de l’objet de sa science. À moins d’un
empêchement : une autre occupation, par exemple, une maladie ou une
intention différente. Si sans pareil empêchement on ne peut se livrer à cette
considération, on ne se trouve pas en situation d’habitus de science, mais
d’ignorance, son contraire.
#1032.
— Le Philosophe présente ensuite (255b5)
les mêmes distinctions à propos des qualités. Il en va avec les corps
naturels, dit-il, comme avec l’âme en cette puissance à la science qu’on lui a
trouvée : le corps en acte froid est chaud en puissance, comme l’ignorant
est savant en puissance. Une fois changé et pourvu de la forme du feu, il se
trouve désormais du feu en acte, doté du pouvoir d’en exercer l’opération. Il
opère aussitôt et brûle, à moins qu’un obstacle n’agisse en sens contraire ou
ne l’en empêche autrement, comme en écartant le combustible. Comme une fois
qu’on a appris et qu’on est devenu savant, on est à même de considérer l’objet
de sa science, à moins d’empêchement.
#1033.
— Le Philosophe présente ensuite (255b8)
les mêmes distinctions en rapport au déplacement des corps lourds et des corps
légers.
C’est
pareillement de lourd qu’on devient léger, dit-il, comme c’est de froid qu’on
devient chaud. Ainsi, l’air, corps léger, vient de l’eau, corps lourd. L’eau,
d’abord légère en puissance, devient ensuite légère en acte ; elle a alors
aussitôt l’opération correspondante, à moins d’empêchement. Léger, on se
compare à son lieu comme une puissance à son acte : l’acte du corps léger,
en tant que tel, c’est de se trouver en un lieu déterminé, c’est-à-dire, en
haut. Du fait de se trouver au lieu contraire, en bas, il s’en trouve empêché,
puisqu’il ne peut se trouver à la fois en les deux lieux. Ce qui retient le
corps léger en bas agit contre lui comme empêchement de se trouver en haut. Par
ailleurs, ce qu’on vient de dire pour le déplacement doit s’appliquer aussi au
changement de quantité et de qualité.
#1034.
— Le Philosophe résout ensuite (255b13)
une question avec ce qu’il vient d’expliquer.
Bien
que l’acte du corps léger soit de se trouver en haut, certains cherchent tout
de même pourquoi les corps lourds et les corps légers vont à leurs lieux
propres. La cause en est leur aptitude naturelle à pareils lieux. C’est
précisément cela être léger : avoir une aptitude à se trouver en haut.
C’est aussi la notion de lourd : avoir une aptitude à se trouver en bas.
Aussi chercher pourquoi le lourd tend vers le bas, ce n’est rien d’autre que
chercher pourquoi il est lourd. Ainsi, c’est justement ce qui rend un corps
lourd qui le fait se déplacer vers le bas.
#1035.
— Le Philosophe montre ensuite (255b17)
à partir de là quel moteur déplace les corps lourds et les corps légers.
Ce
qui est en puissance doit son changement à ce qui est en acte[1808].
On doit donc tenir compte de ce qu’un corps se dit léger ou lourd en puissance
en plusieurs sens.
En
un premier sens, tant qu’on est encore de l’eau, on est léger en puissance ;
une fois devenu de l’air, on est, en un second sens, encore en puissance à
l’acte du léger, qui est de se trouver en haut, tout comme le détenteur de
l’habitus de science qui ne considère pas actuellement son objet mérite encore
d’être dit en puissance. C’est qu’un corps léger peut être empêché de se
trouver en haut.
Dès
que cet empêchement est retiré, le corps agit aussitôt pour s’élever vers le
haut. Tout comme on a remarqué, dans le cas de la qualité, qu’une fois qualifié
en acte, on tend aussitôt à l’action pertinente : dès qu’on est savant, on
cherche spontanément à considérer son objet, à moins d’un empêchement.
Pareillement, pour le changement de quantité, du moment que l’addition se fait
de la quantité requise s’ensuit l’extension appropriée dans le corps en
puissance à croître, à moins d’un empêchement.
Évidemment
donc, l’agent qui “déplace”, c’est-à-dire écarte, cet empêchement ou ce
“support”, c’est-à-dire, l’appui qui retient, met en mouvement, en un sens,
mais, en un autre sens, il ne le fait pas : à supposer une colonne qui
supporte un corps lourd et l’empêche ainsi de descendre, on dira en un sens que
celui qui la renverse met en mouvement le corps lourd posé sur elle ; au même
sens, on dira que qui écarte la pierre qui empêche de l’eau de couler d’un vase
met cette eau en mouvement.[1809]
En réalité, on parle plutôt de mouvement par accident, non par soi. De même,
une “boule”, c’est-à-dire une balle, qui rebondit d’un mur, ne doit son
mouvement au mur que par accident, non par soi ; c’est au lanceur initial
qu’elle le doit par soi. Ce n’est pas le mur, en effet, qui lui a donné l’élan
qui l’emporte, mais le lanceur ; c’est par accident que, empêchée par le mur de
suivre son élan, mais gardant le même, elle rebondit en sens contraire. Au même
sens, en renversant la colonne, on ne donne pas au corps lourd posé sur elle un
élan ou une inclination vers le bas : cette inclination, il l’a reçue de
son générateur initial, qui lui a donné une forme comportant pareille
inclination. Ainsi donc, c’est leur générateur le moteur par soi des corps
lourds et des corps légers, tandis que celui qui écarte un empêchement à leur
mouvement n’en est moteur que par accident.
Manifestement,
conclut-il, “aucun d’eux”, à savoir, aucun des corps lourds et des corps
légers, ne se déplace lui-même. Leur déplacement est tout de même naturel,
parce qu’ils en détiennent le principe en eux-mêmes ; ce n’est toutefois pas
un principe moteur, ou actif, mais un principe passif : leur puissance à
pareil acte.
De
là appert qu’il en va contre l’intention du Philosophe de faire exister un
principe actif dans la matière, comme certains le soutiennent nécessaire pour
qu’il y ait mouvement naturel. Il y suffit d’un principe passif, cette
puissance naturelle à un acte.
#1036.
— Le Philosophe énonce ensuite (255b31)
la conclusion principalement visée dans tout ce chapitre.
Bref,
tout mobile qui change par soi, rappelle-t-il, suit sa nature ou s’en écarte et
souffre violence. Manifestement, celui qui le fait par violence le doit
toujours à un moteur, et même à un moteur distinct externe. Celui qui suit sa
nature le doit toujours lui aussi à un moteur : manifestement, s’il change
par lui-même, bien qu’alors ce moteur ne soit pas externe, mais interne ; moins
évidemment, s’il ne change pas par lui-même, comme le corps lourd et le corps
léger, qui le doit par soi à son générateur, qui le fait lourd ou léger, ou par
accident à ce qui le “délivre”, c’est-à-dire, écarte ce qui empêche ou retient
son déplacement naturel. Si tout cela est vrai, il devient évident que tout
mobile doit son changement à un moteur, interne ou externe, à un moteur donc.
Prérequis
806. 256a4 Or cela présente deux sens :
en l’un, le moteur n’est pas responsable par lui-même du changement, mais l’est
par un autre qui le change lui-même ; en l’autre, il en est responsable par
lui-même. Dans ce cas aussi il en est responsable en deux sens : il fait
changer soit en se trouvant le plus proche après le dernier[1810], soit en usant
d’intermédiaires[1811] : le bâton, par
exemple, déplace la pierre, mais est déplacé par la main, qui l’est elle-même
par l’homme, mais ce dernier sans que ce ne soit plus du fait d’être déplacé
par un autre moteur.
807. 256a8 Les deux moteurs, concédons-le, à
la fois le premier et le dernier[1812], assurent le changement.
Le premier davantage, cependant : il change le dernier, tandis que
celui-ci ne le change pas ; de plus, sans le premier, le dernier ne change
rien, tandis que celui-là produit du changement sans celui-ci. Le bâton, par
exemple, ne déplace rien, si l’homme ne le déplace pas.
808. 256a13 Tout mobile, rappelons-le, doit
forcément son changement à un moteur, lui-même changé, ou non, par un autre.
S’il le doit à un moteur lui-même changé par un autre, il faudra aboutir à un
premier qu’aucun autre ne change, tandis que s’il le doit à un moteur qui se
trouve déjà un tel premier, il n’en faut aucun autre. On ne peut, en effet,
devoir à l’infini son changement à un moteur qui doive lui-même le sien à un
autre, puisqu’une suite infinie ne présente rien de premier. Comme tout mobile
doit son changement à un moteur, si le premier moteur change et ne le doit pas
à un moteur distinct, il doit changer par lui-même.
809. 256a21 On peut encore parcourir en
descendant le même argument. Tout moteur change un mobile et le fait par
quelque chose : par lui-même ou par autre chose. L’homme, dans notre
exemple, déplace la pierre par lui-même[1813] ou avec un bâton ; de
même, le vent renverse un objet par lui-même ou avec la pierre[1814] qu’il pousse. Cet
instrument ne peut néanmoins rien contribuer au changement sans le moteur qui
y contribue par lui-même[1815]. Autrement dit, le
moteur qui change lui-même par lui-même un mobile ne requiert pas forcément
autre chose par quoi le faire ; par contre, si ce par quoi il le fait est
distinct de lui, il lui faudra éventuellement l’activer non par autre chose,
mais par lui-même, sous peine d’aller à l’infini. Si donc[1816] on change du fait
d’être changé, cela doit s’arrêter et ne pas aller à l’infini : si le
bâton déplace la pierre du fait d’être déplacé[1817], c’est la main qui est
responsable du déplacement ; si elle-même déplace aussi du fait d’être déplacée[1818], ce sera encore autre
chose le moteur[1819].[1820] De même ici, tant qu’un
moteur effectue un changement toujours par un instrument distinct de lui, il
faut qu’il y ait auparavant quelque chose qu’il fasse par lui-même. Si
finalement il change lui aussi, et que ce ne soit pas autre chose qui le
change, il faudra bien qu’il se change lui-même. Par conséquent, cet argument
aussi aboutit à ce que le mobile doive son changement immédiatement au moteur
qui se change lui-même ou finisse par le lui devoir.
Tout moteur n’est pas forcément mobile
810. 256b3 En complément, à envisager les
mêmes questions sous un nouvel angle, voici ce qui résultera. Si tout mobile
doit son changement à un moteur lui-même mobile, il en sera ainsi soit par
accident, de sorte que ce soit tout en changeant qu’un moteur fasse changer,
sans cependant que ce soit toujours du fait de changer lui-même, soit non par
accident, mais par soi.
Ni par accident – 1er argument
811. 256b7 Dans le premier cas, donc, si c’est
par accident[1821], le mobile[1822] ne change pas
forcément. Manifestement, si c’est le cas, il se pourrait bien que parfois rien
ne change parmi les êtres, car ce qui est par accident n’est pas forcément et
peut très bien ne pas être. Par ailleurs, admettre une possibilité n’entraîne
aucune impossibilité, quoiqu’éventuellement une fausseté. Or justement, il ne
peut pas ne pas y avoir de changement ; il y a forcément toujours du changement,
on l’a démontré.
2e argument
812. 256b13 C’est d’ailleurs une conséquence
rationnelle. Trois participants, en effet, doivent intervenir : le
mobile, le moteur et ce par quoi le second fait changer. Le mobile doit subir
le changement, mais ne doit pas le produire. L’instrument doit et subir et
produire le changement, car il transmet le changement tout en le subissant au
même titre que le mobile ; c’est manifeste dans le cas du déplacement, où
instrument et mobile doivent se trouver contigus jusqu’à un certain point.
Quant au moteur, tant qu’il n’est pas instrument de changement, il est
immobile. Le dernier se voit bien, capable de subir le changement sans en
détenir le principe ; le second de même, qui produit, mais subit aussi le
changement[1823], grâce toutefois à un
autre moteur et non à lui-même. Il est donc rationnel, pour ne pas dire forcé,
qu’on trouve aussi le troisième, qui produise le changement tout en étant
immobile.
3e argument
813. 256b24 Aussi Anaxagore a-t-il raison de
proclamer l’Intelligence impassible et sans mélange, puisque justement il en
fait le principe du changement : elle n’est à même de changer quoi que ce
soit qu’en étant immobile, et de commander, qu’en étant sans mélange.
Ni par soi – 1er argument
814. 256b27 Dans le second cas, si ce n’est pas
par accident que le moteur change, mais par nécessité, tellement que sans
changer lui-même, il ne saurait changer autre chose, il doit alors, pour autant
qu’il change, subir la même espèce de changement ou une autre.
815. 256b31 C’est-à-dire : ou bien l’agent
qui réchauffe doit aussi être réchauffé, celui qui guérit être guéri et celui
qui déplace être déplacé ; ou bien celui qui guérit doit être déplacé et celui
qui déplace croître.
816. 256b34 Voilà chose manifestement
impossible. C’est qu’il faut appliquer la première modalité en divisant jusqu’aux
espèces indivisibles. On devrait, par exemple, en enseignant telle propriété
géométrique, se la faire enseigner et, en lançant un objet, être lancé de la
même manière. Si, renonçant à cette modalité, on veut que l’agent impose un
genre en en subissant un autre, celui qui déplace devra croître, celui qui le
fait croître devra être altéré par un précédent, celui qui altère celui-là
devra subir encore un autre changement. Il faudra pourtant s’arrêter, vu le
nombre limité de ces genres. Reprendre le cycle et soutenir que l’agent qui
altère est déplacé, cela revient exactement à dire tout de suite que celui
qui déplace est déplacé et que celui qui enseigne se fait enseigner.
Manifestement, en effet, tout mobile doit son changement au moteur au-dessus de
lui, mais davantage encore au premier. Bref, voilà de l’impossible, tout à fait
; enseigner reviendrait à se faire enseigner, en somme, quand le second exige
de ne pas savoir et le premier de savoir.
2e argument
817. 257a14 D’ailleurs, il y a plus
déraisonnable encore : quiconque peut induire un changement peut le subir,
si de fait tout mobile doit son changement à un mobile. Ainsi, devrait-on
admettre alors, quiconque peut guérir un patient ou le guérit effectivement
peut de ce fait être guéri, et quiconque peut construire peut de ce fait être
construit. Il sera capable de le subir aussi directement, ou moyennant
plusieurs intermédiaires. C’est-à-dire, si, par exemple, tout moteur capable
d’induire un changement peut subir d’un autre moteur non le même changement
que celui qu’il induit à son mobile immédiat, mais un autre ; si, par exemple,
du fait de pouvoir guérir un patient, il peut se faire enseigner. En remontant,
néanmoins, on arrivera éventuellement à la même espèce, comme on l’a remarqué
auparavant[1824]. Le lien direct est
clairement impossible, celui qui passe par des intermédiaires est pure fiction[1825] : c’est une absurdité
que pour pouvoir altérer on doive pouvoir croître.
818. 257a25 Tout mobile ne doit donc pas
forcément son changement à un autre moteur lui-même mobile[1826]. La chaîne s’arrêtera
donc, de sorte que le premier mobile devra son changement à un moteur au repos
ou se changera lui-même. Dans ce dernier cas, s’il fallait choisir comme cause
et principe du changement entre le mobile qui se change lui-même et celui qui
doit son changement à un moteur distinct, tous supposeraient le premier, car la
cause par soi précède toujours celle qui l’est par autre chose. Voilà donc ce
qu’on doit dorénavant examiner, en assumant un nouveau point de départ : à
supposer un mobile qui se change lui-même, en quel sens le fait-il et sous
quelle modalité?
#1037. — Le Philosophe vient de
montrer que tout mobile doit son changement à un moteur ; il entreprend ici de
montrer qu’il faut aboutir à un premier moteur immobile.
Cette démonstration se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord qu’il faut en venir à un premier
moteur, lequel ou est immobile, ou se change lui-même, puis (257a33) que si on aboutissait à
un premier moteur qui se change lui-même, il faudrait quand même ensuite en
venir à un premier moteur immobile.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord qu’un mobile ne peut pas devoir à
l’infini son changement à un moteur distinct, puis (256b3) que tout moteur ne change pas
forcément.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre son propos d’abord en remontant la succession
des mobiles et des moteurs, puis (256a21) en la redescendant.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe apporte d’abord quelques prérequis à la démonstration
de son propos, puis (256a13) l’argument qui démontre celui-ci.
#1038. — Il présente deux prérequis,
dont le premier est une division du moteur.
Tout mobile doit son changement à
un moteur[1827]. Or un moteur peut
l’être en deux sens. En l’un, il n’assure pas par lui-même le changement,
c’est-à-dire, par sa propre vertu, mais du fait de subir un changement d’un
autre moteur ; il agit alors comme moteur second. En l’autre, il le fait par
lui-même, c’est-à-dire, par sa propre vertu, et non du fait d’être changé par
un autre moteur.
Pareil premier moteur peut aussi
l’être en deux sens. En l’un, il effectue le changement “en se trouvant le plus
proche après le dernier”, c’est-à-dire, le plus proche après le moteur second[1828]. Cela arrive quand le
premier moteur change le mobile par un seul intermédiaire. En l’autre, il
l’effectue en usant de plusieurs intermédiaires, comme cela se voit quand un
bâton déplace une pierre, mais est déplacé par une main, qui l’est elle-même
par un homme, lequel ne la déplace pas, lui, du fait d’être déplacé par un
autre moteur. Alors l’homme est le premier moteur, agissant par lui-même, mais
il déplace la pierre moyennant plusieurs intermédiaires. Tandis que s’il la
déplaçait avec sa main, il n’userait que d’un seul intermédiaire.
#1039. — Comme second prérequis (256a8), le Philosophe compare
le premier moteur au second : tous deux assurent le changement,
concède-t-il, mais le premier, déclare-t-il, plus que le dernier.
Deux arguments en renforcent
l’évidence. D’abord, le premier moteur change le second, mais sans
réciprocité. Ensuite, alors que le second moteur ne peut rien changer sans le
premier, le premier, au contraire, peut produire du changement sans le
second : le bâton, par exemple, ne peut déplacer la pierre sans que
l’homme le déplace, tandis que l’homme peut déplacer la pierre même sans le
bâton.
#1040. — Le Philosophe use ensuite (256a13) de ces prérequis pour
montrer son propos. Tout mobile doit son changement à un moteur[1829], lequel change aussi ou
non ; s’il change, il le doit à un moteur distinct ou non. Or ces deux
éventualités : devoir et ne pas devoir son changement à un autre moteur,
se rapportent l’une à l’autre de telle façon que concéder l’une entraîne
l’autre, mais non réciproquement : si un moteur doit de changer à un
autre, on doit en venir à un premier moteur qui ne le doive à aucun autre ;
par contre, admettre pareil premier moteur, à savoir, qui ne doive de changer à
aucun autre, n’oblige pas à en admettre l’autre, à savoir, celui qui le doit à
un autre.
Cette absence de réciprocité est
manifeste par soi. Mais la conséquence initiale peut susciter un doute, que
trouver un moteur qui doive à un autre de changer force à en trouver un premier
qui ne le doive à aucun autre. C’est pourquoi le Philosophe s’applique maintenant
à la prouver.
C’est que si un moteur doit à un
autre de changer, et celui-ci encore à un autre, et qu’on n’en vienne jamais à
un moteur qui ne le doive à aucun autre, on remonte à l’infini de mobiles à
moteurs. Le Philosophe a déjà prouvé que cela est impossible[1830]. Il emprunte ici une
voie plus évidente, en alléguant que l’infini ne présente rien de premier. Si
donc les moteurs et leurs mobiles se suivent à l’infini, il n’y aura pas de
premier moteur. Or sans premier moteur pour initier le changement, aucun
dernier ne change non plus quoi que ce soit[1831]. Il n’y aura donc aucun
moteur, chose manifestement fausse. On ne peut donc pas à l’infini devoir son
changement à un autre moteur.
Comme donc tout mobile doit son
changement à un moteur, si on suppose que le premier moteur change lui aussi,
il ne peut le devoir qu’à lui-même, puisqu’on a prouvé qu’il ne le doit à aucun
autre.
Dans cet argument, on doit
remarquer que le Philosophe ne prouve pas que le premier moteur change. Il le
suppose seulement, d’après l’opinion commune des Platoniciens. La rigueur du
présent argument n’oblige pas à conclure que le premier moteur se change
lui-même plutôt qu’il ne soit immobile. Aussi le Philosophe formule-t-il ensuite[1832] la même conclusion sous
mode de disjonction.
#1041. — Le Philosophe prouve
ensuite (256a21) la même conclusion en
redescendant la succession des moteurs et mobiles. L’argument reste le même,
quant à la rigueur de son inférence ; seul diffère son ordre. Il le répète
quand même pour une plus grande évidence.
On peut, dit-il, formuler
l’argument précédent autrement. Il énonce des propositions qui comportent la
même vérité que les précédentes, mais l’expriment en un ordre différent. Il
proposait auparavant que tout mobile doit son changement à un moteur[1833], et que celui-ci doit
son propre changement ou bien à lui-même, ou bien à un moteur antérieur
distinct. C’était là remonter du mobile au moteur.
Il procède ici inversement, en
descendant du moteur au mobile. “Tout moteur”, dit-il, “change un mobile et le
fait par quelque chose” : par lui-même ou par un moteur inférieur. Ainsi
l’homme, dans notre exemple, déplace une pierre par lui-même ou avec un bâton ;
de même, le vent jette des objets à terre avec sa propre poussée ou avec une
pierre qu’il pousse.
Il proposait aussi que le dernier
moteur ne produit aucun changement sans le premier[1834], et qu’il en va plutôt
à l’inverse. Au lieu de quoi, il affirme ici que ce par quoi un moteur, comme
avec un instrument, change un mobile ne peut rien y faire sans moteur
principal qui l’active : le bâton, par exemple, ne peut rien déplacer sans
la main. Si par contre, dit-il, un moteur produit un changement par lui-même,
en tant que principal, il n’a pas forcément besoin d’un autre instrument pour
le faire. Cette vérité est plus manifeste avec les instruments qu’avec les
mobiles subordonnés, bien qu’elle reste la même. C’est que tout le monde n’a
pas conscience que le second moteur sert comme d’instrument au premier.
Auparavant[1835], il déduisait qu’un
mobile qui change grâce à un moteur distinct doit présupposer un moteur qui ne
le fasse pas, mais non l’inverse. Ici, en descendant, il dit que s’il se trouve
que ce par quoi un moteur produit un changement soit distinct de lui, comme un
instrument, il présuppose forcément quelque chose que ce moteur activera non
par un instrument, mais par lui-même, ou alors on reculera à l’infini d’un
instrument à l’autre. Or c’est là chose aussi impossible que de remonter à
l’infini des mobiles aux moteurs[1836].
Si donc un moteur change
effectivement un mobile, il faut s’arrêter et ne pas aller à l’infini. En
effet, si le bâton déplace la pierre du fait d’être lui-même déplacé, il faut
la main pour le déplacer ; si par ailleurs la main déplace le bâton du fait
d’être elle-même déplacée, il faut encore un autre moteur pour la déplacer[1837]. Il faut ainsi procéder
avec les moteurs qui usent d’instruments comme on l’a fait avec les moteurs
mobiles[1838]. Or on ne pouvait
remonter à l’infini d’un moteur à l’autre, on l’a montré ; on ne peut donc pas
non plus reculer d’un instrument à l’autre. Tout comme on ne pouvait à l’infini
remonter à un autre moteur pour le moteur mobile, de même on doit trouver un
premier moteur qui change un mobile par lui-même, et non avec un instrument.
Concéder que ce premier moteur qui
change un mobile par lui-même change lui aussi, mais ne le doit à aucun moteur
distinct, sous peine de servir lui-même d’instrument, implique forcément qu’il
se change lui-même ; à supposer, pour suivre les Platoniciens, que tout moteur
change.
Aussi, cet argument aboutit encore
à ce que le mobile, ou bien doit directement son changement à un moteur qui se
change lui-même, ou bien finira éventuellement par le devoir à pareil moteur.
#1042. — Le Philosophe montre
ensuite (256b3) que tout moteur ne
change pas, contrairement à ce que les arguments précédents supposaient.
Cette preuve se divise en deux :
le Philosophe prouve d’abord que tout moteur ne change pas, puis (257a25), partant de cela et des
arguments précédents, conclut son propos principal.
À ce qui précède, dit-il, on peut
encore ajouter les remarques suivantes en vue de la démonstration de notre
propos.
Ces remarques se divisent en
trois : le Philosophe présente d’abord une division, puis (256b8) en détruit un membre et
enfin (256b27) en détruit l’autre
membre.
“Si tout mobile doit son changement
à un moteur mobile”, dit-il, ce qui revient à ce que tout moteur soit mobile,
cela peut revêtir deux sens. En l’un, il se trouve par accident qu’en réalité,
en faisant changer, on change soi-même : de la sorte, un moteur ne fait
pas changer du fait que lui-même change, comme le musicien qu’on considère
comme constructeur ne construit pas du fait d’être musicien, mais par
accident. En l’autre sens, ce n’est pas par accident qu’en faisant changer on
change aussi, mais par soi.
#1043. — Le Philosophe détruit
ensuite (256b7) le premier membre, et
ce de trois manières.
D’abord avec l’argument suivant.
Rien de ce qui arrive par accident ne se produit forcément. Ce qu’un sujet se
voit attribuer par accident ne lui convient pas forcément. Cela pourrait très
bien ne pas s’y retrouver, comme un constructeur peut très bien ne pas être
musicien. Si donc c’est par accident qu’un moteur change, il peut très bien ne
pas changer. Or soutenir que tout moteur change entraîne que lorsqu’il ne
change pas, il ne fait pas changer. Parfois, alors rien ne changerait.
Pourtant, cela est impossible, puisqu’il y a forcément toujours changement[1839]. Cette impossibilité
ne découle cependant pas de la supposition que certains moteurs ne changent
pas, car effectivement, si c’est par accident qu’en faisant changer on change,
des moteurs pourront ne pas changer. Or admettre une possibilité n’entraîne aucune
impossibilité. Il faut donc autre chose d’impossible dont s’ensuive cette
situation impossible, et c’est de la prétention que tout moteur change.
#1044. — Le Philosophe prouve la
même conclusion en second (256b13) avec l’argument probable suivant.
Le changement implique trois
participants : il y a le mobile qui change, son moteur et l’instrument
dont use le moteur pour produire le changement. Des trois, le mobile, manifestement,
doit subir le changement, mais ne doit pas le produire. Quant à l’instrument
dont le moteur use, il doit à la fois produire et subir le changement : il
le subit du moteur principal et le produit dans le dernier mobile. Par
conséquent, tout ce qui à la fois produit et subit changement se définit comme
instrument.
L’instrument dont use le moteur
pour produire le changement subit et produit à la fois le changement parce
qu’il communique avec les deux autres, en s’identifiant en un sens au mobile.
C’est surtout manifeste dans le cas du déplacement, où, du premier moteur à
l’ultime mobile, tous doivent se trouver contigus. Il en devient évident que
l’instrument intermédiaire s’identifie avec le mobile, du fait de leur contact,
et ainsi change simultanément à lui, dans la mesure de leur communication. Il
communique aussi par ailleurs avec le moteur, puisqu’il produit le changement,
de manière, toutefois, qu’étant instrument du changement, il ne soit pas
immobile.
Il en appert donc que le dernier
mobile change, certes, mais n’a en lui le principe ni de son changement ni de
celui de quoi que ce soit : il doit son changement à un autre moteur, non
à lui-même[1840]. Aussi semble-t-il fort
raisonnable, c’est-à-dire probable – pour le moment, on ne se soucie pas de le
tenir pour nécessaire –, de supposer un troisième participant, qui effectue le
changement tout en demeurant immobile.
Il est probable, en effet, entre
deux entités unies par accident, que la première se rencontre sans la seconde
et qu’aussi la seconde se rencontre sans la première. De fait, il faut
que la seconde puisse se rencontrer sans la première, parce que ce qui
est uni par accident peut ne pas l’être toujours. Par exemple, si le blanc et
le doux se trouvent unis par accident dans le sucre, et que le blanc se
rencontre sans le doux, comme dans la neige, il est probable que le doux aussi
se rencontre quelque part sans le blanc, comme dans la cannelle. Si donc c’est
par accident qu’un moteur change, et qu’on trouve en une entité le fait de
subir le changement sans le produire, comme chez notre dernier mobile, il est
probable qu’on trouvera aussi le fait de le produire sans le subir, de
sorte qu’un moteur existe, qui ne change pas.
Il en appert que cet argument ne
s’applique pas à la substance et à l’accident, ni à la matière et à la forme,
ou à de pareils termes, dont l’un se trouve sans l’autre, mais non
réciproquement. C’est que l’accident s’attribue par soi à la substance et qu’à
la matière il convient par soi de tenir l’être d’une forme.
#1045. — Le Philosophe prouve en
troisième (256b24) la même conclusion avec
le témoignage d’Anaxagore.
C’est parce qu’un moteur qui ne
change pas est chose possible, qu’Anaxagore a eu raison de supposer une
intelligence impassible et sans mélange. Il avait raison parce qu’il donnait
cette intelligence comme premier principe du changement. Or on ne peut changer
quoi que ce soit et commander sans changer soi-même qu’en se trouvant sans
mélange, car, mélangé à quoi que ce soit, on change plus ou moins quand il
change.
#1046. — Le Philosophe attaque
ensuite (256b27) l’autre membre de la
division, que tout mobile doit son changement à un moteur qui change par soi et
non par accident.
Il le rejette avec deux arguments,
dont le premier va comme suit. Si ce n’est pas par accident, mais par
nécessité, qu’un moteur change, si rien ne peut jamais rien changer sans
changer soi-même, cela se fait forcément sous l’une de deux modalités : le
moteur subit la même espèce de changement qu’il impose au mobile ou lui en
impose une, mais en subit une autre.
Il explique ensuite (256b31) la première
modalité : le moteur subit la même espèce de changement si, par exemple,
celui qui réchauffe est réchauffé, celui qui guérit est guéri et celui qui
déplace est déplacé.
Il explique ensuite la
seconde : “ou bien qui guérit doit être déplacé et qui déplace croître”,
car voilà comment le moteur produit et subit une espèce différente de
changement.
Le Philosophe montre ensuite (256b34) l’impossibilité de la
première modalité.
Manifestement, un moteur ne peut
pas subir la même espèce de changement. Il ne lui suffirait pas, en effet, d’en
rester à une même espèce subalterne ; il lui faudrait subir la même jusqu’aux
espèces “indivisibles”, c’est-à-dire, jusqu’aux espèces spécialissimes. S’il
enseignait, par exemple, il lui faudrait non seulement se faire enseigner,
mais se faire enseigner la chose même qu’il enseigne, la même propriété
géométrique, par exemple. Et s’il déplaçait en usant de telle espèce de déplacement,
la projection, il lui faudrait lui aussi être projeté. Cela est manifestement
faux.
Le Philosophe détruit ensuite la
seconde modalité, celle où le moteur ne subit pas la même espèce de changement,
mais en impose un genre et en subit un autre. Où, par exemple, en déplaçant il
croît, en faisant croître il est altéré, en altérant il subit encore un autre
genre de changement.
Manifestement, pourtant, le
changement ne compte pas une infinité ni de genres ni d’espèces : il
diffère en genres et espèces suivant les différences de ses objets[1841] ; or ceux-ci ne
présentent pas une infinité de genres et d’espèces[1842] ; par conséquent, les
genres et les espèces du changement n’en présentent pas non plus. Si donc un
moteur doit subir un autre genre ou une autre espèce de changement, il n’y
aura pas lieu de procéder à l’infini ; il y aura un premier moteur immobile.
#1047. — On pourrait dire cependant
qu’une fois épuisées toutes les espèces de changement, on peut revenir à la
première : si, par exemple, le premier mobile se déplaçait, le moteur
restant, une fois distribués aux autres moteurs tous les genres et toutes les
espèces de changements, pourrait se déplacer. Pour l’exclure, le Philosophe réplique
que ce retour en arrière : prétendre qu’en altérant on se trouve déplacé –
ce qu’il dit justement parce qu’il a commencé par le déplacement[1843] et fini par
l’altération – revient à soutenir dès le début, non seulement en genre, mais en
espèce, qu’en déplaçant, on est déplacé et qu’en enseignant on se fait
enseigner.
Que cela revient précisément au
même, il le prouve après. Tout mobile déplacé l’est davantage par un moteur
supérieur que par un moteur inférieur, et par conséquent encore plus par son
premier moteur. Si donc ce qu’on suppose déplacé l’est par un moteur prochain
qui croît, puis par un moteur altéré et finalement par un autre déplacé, il le
devra davantage au premier, déplacé, qu’au second, altéré, ou qu’au troisième,
croissant.
Il se vérifierait donc qu’en
déplaçant on soit déplacé, et qu’il en aille pareillement pour chaque espèce de
changement. Cette supposition est pourtant non seulement fausse, souffrant
objection manifeste sous bien des aspects, mais impossible. Elle impliquerait
en effet qu’en enseignant on se fasse enseigner ce qu’on enseigne, ce qui est
impossible, vu la contradiction inhérente : la nature de qui enseigne
implique qu’il sache et celle de qui reçoit un enseignement, qu’il ne sache
pas. Il appert donc que tout moteur ne change pas forcément.
#1048. — Le Philosophe apporte
ensuite (257a14) son second argument,
qui ne diffère du précédent qu’en ceci que le premier réduisait à des
absurdités particulières : le lanceur serait lancé, l’enseignant serait
enseigné, tandis que celui-ci conduit à une absurdité générale.
Il a beau être absurde que
l’enseignant se fasse enseigner, dit-il, il y a plus déraisonnable encore. Car
il se trouve que tout moteur soit mobile, si tout mobile doit son changement à
qui le subit. Alors, vraiment, tout moteur sera mobile : on devra
concéder, par exemple, que tout agent en puissance ou en acte de guérir un
patient est guérissable, que même tout agent capable de construire l’est
d’être construit. C’est encore plus irrationnel que pour l’enseignant de se
faire enseigner : ce dernier a pu antérieurement se faire enseigner, mais
le constructeur n’a jamais pu être construit.
Cela s’ensuit sous deux modalités.
Si ce qu’on accorde c’est que tout moteur subit la même espèce de changement
“directement”, c’est-à-dire, immédiatement, il s’ensuit qu’en construisant on
est construit et qu’en guérissant un patient, on guérit soi-même. Si ce qu’on
accorde, par contre, c’est que le moteur ne subit pas la même espèce de
changement, on aboutit finalement à la même chose moyennant plusieurs
intermédiaires.
Le Philosophe l’explique. Supposons
que tout moteur subisse changement d’un autre moteur, mais cependant pas tout
de suite le changement qu’il induit, mais un autre ; par exemple, qu’on
guérisse un patient, mais ne se trouve pas tout de suite guéri soi-même, que
plutôt on se fasse enseigner. Il reste, le nombre d’espèces de changement ne
se trouvant pas infini, qu’en remontant de mobile à moteur, on arrivera
éventuellement à la même espèce, comme précédemment[1844].
Des deux, l’un se manifeste
d’emblée impossible : que du fait de construire on soit construit ;
l’autre est de la pure fiction : qu’à travers plusieurs intermédiaires on
en vienne au même résultat. Il reste absurde, en effet, que pour être à même
d’altérer on doive l’être de croître.
#1049. — Comme conclusion de nos
premiers arguments, tout mobile ne doit pas à l’infini son changement à un
autre moteur. Comme conclusion de nos seconds, tout moteur ne change pas. Comme
conclusion de l’ensemble (257a25), donc, tout mobile n’a pas à
devoir à l’infini son changement à un autre moteur qui lui-même change[1845]. Il faudra donc
s’arrêter à un premier, lequel devra se trouver immobile ou se changer
lui-même.
Néanmoins, s’il fallait pointer,
parmi les mobiles, une première cause de changement, et choisir entre un mobile
qui se change lui-même et un mobile qui doit son changement à un autre, tous
trouveraient plus probable que ce soit celui qui se change lui-même : la
cause par soi précède toujours celle qui l’est par autre chose. C’est pour
cette raison que les Platoniciens ont supposé, avant tous les mobiles qui
doivent leur changement à un autre moteur, l’existence d’un mobile qui se
change lui-même.
Aussi doit-on porter maintenant
attention à ce mobile qui se change lui-même et y trouver le départ des
prochaines considérations : il faut maintenant vérifier, à supposer qu’un
mobile se change lui-même, comment ce serait possible.
Une partie impose, une partie subit le changement
819. 257a33 Tout mobile se divise forcément en
parties toujours divisibles, car, on l’a démontré auparavant dans les
généralités sur la nature, tout mobile par soi est continu. Cela rend
impossible au mobile qui se change lui-même de le faire totalement.
820. 257b3 Autrement, on subirait et
imposerait tout entier le même et unique déplacement, quoiqu’un et indivisible
spécifiquement ; ou on subirait et imposerait la même et unique
altération : ainsi, on enseignerait et se ferait enseigner la même
notion, on soignerait et serait soigné pour la même maladie[1846].
821. 257b6 En outre, par définition, c’est le
mobile qui change. Toutefois, comme mobile, il n’est qu’en puissance à changer,
il ne change pas en acte[1847]. Or, en changeant, bien
qu’en puissance, il va effectivement à son acte[1848] ; en somme, son
changement est déjà un acte pour lui, quoique imparfait. Le moteur, par contre,
est déjà en acte : pour réchauffer, il doit déjà être chaud et, en
général, pour engendrer, il doit déjà détenir l’espèce. En conséquence, [1849]il devrait à la fois et
sous le même rapport se trouver lui-même chaud et non chaud. La situation est
pareille pour tout mobile dont le moteur doit faire son synonyme.
822. 257b12 Chez le mobile qui se change
lui-même, donc, une partie impose et une autre subit le changement.
Des parties ne se changent pas réciproquement
823. 257b13 Par ailleurs, voici de quoi rendre
manifeste l’impossibilité de se changer soi-même en faisant que chaque partie
change sous l’action de l’autre.
824. 257b15 Il n’y aura aucun premier moteur si
chaque partie change l’autre[1850], puisque le moteur
antérieur cause davantage le changement que le moteur suivant[1851] et fait davantage
changer. Or il y avait deux façons de faire changer : l’une, en étant
changé par autre chose ; l’autre, par soi-même. Or le moteur plus éloigné du
mobile se trouve plus près du principe que l’intermédiaire.
825. 257b20 En outre, la partie motrice ne
change pas forcément, sauf par elle-même, par accident ; l’autre partie la
change en retour[1852]. Aussi, tel qu’assumé,
reste-t-il possible qu’elle ne la change pas, et que finalement une partie
change et l’autre, la motrice, ne change pas.
826. 257b23 En outre, en changeant autre chose,
on ne s’en trouve pas forcément changé en retour. Il faut au contraire un
moteur qui fasse changer soit en demeurant immobile, soit en se changeant par
lui-même, si justement il faut qu’il y ait toujours du changement.
827. 257b25 En outre, le changement qu’elle
impose, la partie motrice le subira aussi, de sorte que, par exemple, en
réchauffant elle deviendra chaude.
Une partie ne se change pas elle-même
828. 257b26 Cependant, ce n’est pas le cas non
plus, chez un mobile qui se change lui-même en premier, qu’une ou plusieurs de
ses parties se changent chacune elle-même.
829. 257b28 Si le mobile entier se change
lui-même par lui-même, en effet, il changera par l’une de ses propres parties
ou tout entier par son tout. Or si c’est du fait que l’une de ses parties se
change par elle-même, c’est elle alors qui sera le premier mobile se changeant
lui-même, car c’est elle à part qui se changera elle-même, et non plus le tout.
Mais si c’est le tout en entier qui se change par lui-même, ce sera alors par
accident que ses parties se changeront elles-mêmes. Comme ce ne sera pas avec
nécessité, elles pourront éventuellement ne pas changer par elles-mêmes. Une
partie du tout imposera le changement en demeurant immobile et l’autre sera
changée : un mobile peut seulement ainsi se changer par lui-même.
830. 258a2 En outre, si la partie motrice se
change elle-même en entier, elle comportera elle aussi une partie qui impose et
une autre qui subisse le changement. La partie AB changera donc par elle-même
et par sa partie A.
#1050. — Le Philosophe vient de
montrer qu’on ne peut remonter à l’infini des mobiles à leurs moteurs et qu’on
en arrive forcément à un premier moteur qui soit immobile ou qui se change
lui-même. Il montre maintenant que même si on arrive à un premier moteur qui se
change lui-même, on doit quand même aboutir à un premier moteur qui soit
immobile.
Cette preuve se divise en trois
parties : le Philosophe montre, dans la première, qu’un mobile qui se
change lui-même se divise en deux parties, dont l’une induise et l’autre
subisse le changement, puis, dans la seconde (258a5) quelle relation de pareilles
parties entretiennent l’une avec l’autre ; dans la troisième (258b4), il en conclut qu’on
doit aboutir à un moteur immobile.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord que, du mobile qui se change lui-même,
une partie impose et l’autre subit le changement, du fait qu’un tout ne peut
pas se changer lui-même tout entier, puis (257b13) exclut d’autres modalités suivant
lesquelles on pourrait penser que qu’on se changerait soi-même.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe d’abord propose que, du mobile qui se change
lui-même, son tout ne change pas son tout, puis (257b3) le prouve et enfin (257b12) conclut son intention
principale.
#1051. — Tout et partie ne
concernent que des entités divisibles. Aussi, le Philosophe tire d’abord de
considérations déjà établies que tout mobile se divise forcément en parties
toujours divisibles[1853]. La notion de continu
implique en effet cette propriété ; or tout mobile est continu, du moins s’il
change par soi. Par accident, toutefois, il n’est pas impossible de trouver un
mobile indivisible, comme le point ou la blancheur.
Le Philosophe rappelle qu’il a
prouvé cela “dans les généralités sur la nature” ; c’est qu’il appelle ainsi
tout ce qu’il a dit avant ce huitième livre, parce que c’est ici qu’il commence
à appliquer à la réalité ce qu’il a expliqué auparavant concernant le
changement en général. Comme, donc, le mobile se divise, on peut toujours y
trouver tout et parties. Par conséquent, un mobile qui se change lui-même devra
admettre tout et parties. Cependant un tout ne peut pas tout se changer
lui-même, ce qui est le sens de “le faire totalement”.
#1052. — Le Philosophe prouve
ensuite (257b3) son propos avec deux
arguments, dont voici le premier.
En se changeant soi-même, on
n’effectue à la fois et en une fois qu’un seul changement numériquement. Si
donc tout entier on se change tout entier, il s’ensuivra que, bien qu’en ne
constituant qu’une seule et même entité, on sera le moteur et le mobile pour un
seul et même changement, qu’il s’agisse de déplacement ou d’altération.
C’est chose manifestement absurde,
puisque moteur et mobile, étant opposés, ne peuvent s’attribuer au même sujet
sous le même rapport. La même entité ne peut donc imposer et subir le même
changement. Quand une même entité à la fois impose et subit un changement,
celui qu’elle impose et celui qu’elle subit constituent des changements
distincts ; ainsi, quand un bâton déplacé par une main déplace une pierre, le
déplacement du bâton et celui de la pierre diffèrent numériquement. Autrement,
on enseignera et se fera enseigner à la fois le même et unique objet de
savoir, on soignera et sera soigné pour la seule et même maladie[1854] numériquement.
#1053. — Voici son second argument (257b6). Par définition, ce qui
change, c’est le mobile, c’est-à-dire, en autant qu’il est en puissance, parce
qu’on change en tant qu’on est en puissance et non en acte : changer,
c’est, alors qu’on est en puissance, aller à son acte.[1855] Toutefois, en
changeant, on n’est pas en puissance au point de n’être aucunement en acte,
puisque le changement même est une espèce d’acte du mobile en tant qu’il change
; mais il reste un acte imparfait, comme c’est son acte en tant qu’il se trouve
encore en puissance.
Par contre, ce qui fait changer est
déjà en acte. En effet, étant en puissance, on n’est réduit à l’acte que par ce
qui l’est déjà, et c’est cela qui induit le changement. Par exemple, on doit
être chaud pour réchauffer et détenir l’espèce à engendrer pour l’engendrer ;
on doit ainsi avoir espèce humaine pour engendrer un homme, et il en va de même
du reste. Ainsi, pour se réchauffer soi-même tout entier, on doit se trouver à
la fois et sous le même rapport chaud et non chaud : chaud en acte en tant
que moteur et chaud en puissance en tant que mobile.
Il en va pareillement en tous les
autres cas où le moteur est univoque, c’est-à-dire de mêmes nom et
notion que son mobile, comme lorsque, chaud, on rend chaud,
et, homme, on engendre un homme.
La raison de le préciser, c’est
qu’il y a aussi des agents non univoques, auxquels ne conviennent pas
les mêmes noms et définitions qu’à leurs effets : le soleil, par
exemple, engendre un homme. Ces agents, toutefois, même s’ils ne
possèdent pas l’espèce de leur effet sous la même définition, la possèdent tout
de même d’une certaine manière sous une définition plus haute et universelle.
De sorte qu’il reste universellement vrai que le moteur soit de quelque manière
en acte en rapport précisément à ce que son mobile est en puissance. Même là,
un tout qui se changerait lui-même entièrement se trouverait simultanément en
acte et en puissance, ce qui est impossible.
Le Philosophe en conclut (257b12) son intention
principale : chez le mobile qui se change lui-même une partie impose et
l’autre subit ce changement.
#1054. — Le Philosophe exclut
ensuite (257b13) des modalités sous
lesquelles on pourrait imaginer qu’on se change soi-même.
Il montre d’abord qu’en un mobile
qui se change lui-même, chaque partie ne change pas sous l’action de l’autre,
puis (257b26) qu’aucune partie ne se
change elle-même.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe propose d’abord ce qu’il entend, puis (257b15) le prouve.
La suite rendra manifeste, dit-il,
qu’on ne peut pas se changer soi-même de la manière suivante : chaque
partie changerait sous l’action de l’autre ; AB se changeant lui-même, par
exemple, A changerait B et B, A.
#1055. — Le Philosophe prouve
ensuite (257b15) son propos avec quatre
arguments. En vue de cette conclusion, on doit en être conscient, il reprend
des arguments déjà présentés pour montrer que tout moteur ne doit pas son
changement à un autre[1856]. D’où la brièveté des
quatre arguments tels qu’élaborés ici.
Il tire le premier du premier
argument présenté plus haut[1857], en deux sens, pour
montrer qu’on ne va pas à l’infini dans le fait de toujours devoir son
changement à autre chose, car il n’y aurait alors aucun premier moteur ; or
sans lui tous les suivants se trouveraient annulés. Aussi le Philosophe
présente-t-il d’abord ici la même absurdité.
Si, dit-il, dans le premier mobile
qu’on suppose se changer lui-même, chaque partie réciproquement changeait
l’autre, il n’y aurait aucun premier moteur, pour la raison déjà alléguée[1858] : un moteur
antérieur cause davantage le changement et fait davantage changer qu’un moteur
postérieur.
On l’avait prouvé plus haut du fait
qu’il y a deux manières dont on fait changer. De l’une, on le fait en étant
changé par autre chose, comme un bâton déplace une pierre en étant déplacé par
une main ; c’est là agir comme moteur second. De l’autre manière, on le fait
par soi-même, comme un homme déplace un bâton ; voilà la disposition du premier
moteur. Ensuite, le moteur qui fait changer sans être changé par autre chose
est plus loin du dernier mobile et plus proche du premier moteur, que le moteur
intermédiaire, qui fait changer en étant changé par autre chose.
Voici donc comment formuler
l’argument. Si, de ce mobile entier qui se change lui-même, chaque partie
change l’autre réciproquement, l’une ne le fait pas davantage changer que
l’autre. Or le premier moteur doit davantage faire changer que le second.
Aucune donc ne sera le premier moteur. C’est absurde, parce qu’alors le mobile
qui se change lui-même ne serait pas plus proche du premier principe du
changement, qui n’en suit aucun, que celui qui doit son changement à un autre ;
on a pourtant montré qu’il vient en premier dans le genre des mobiles[1859]. Il n’est donc pas vrai
que chacune de ses parties doit son changement à l’autre.
#1056. — Le Philosophe apporte
ensuite (257b20) deux arguments pour
appuyer la même conclusion : il les tire d’un argument déjà présenté[1860] pour montrer que tout
moteur ne change pas, de sorte que changer convienne par accident à un moteur.
Il avait inféré deux conclusions de cet argument antérieur : la
première, qu’un moteur peut ne pas changer ; l’autre, que le changement n’est
pas éternel. En rapport à ces deux conclusions, il formule ici deux arguments.
“Un moteur ne change pas
forcément”, dit-il d’abord, “sauf par lui-même par accident”. Le sens est qu’à
moins d’admettre que le premier moteur change par lui-même, il ne devra pas
même changer par accident, à la manière dont certains ont soutenu que tout
moteur change, bien que cela lui convienne par accident.
En admettant que, pour le moteur
qui se change lui-même, la partie qui change l’autre se trouve également
changée par l’autre, cela n’est possible que par accident. Mais, tel qu’admis
plus haut, ce qui est par accident peut ne pas être. La partie motrice peut
donc ne pas changer. Ainsi donc, chez le mobile qui se change lui-même, une
partie change et l’autre, éventuellement, la change sans changer elle-même.
#1057. — Le Philosophe présente
ensuite (257b23) un autre argument, en
correspondance à la seconde conclusion inférée plus haut, qu’il n’y a pas
toujours eu du changement. Il argumente ici en sens inverse.
S’il faut qu’il y ait toujours eu
du changement, tout moteur ne doit pas, quand il fait changer, se trouver
réciproquement changé. Il en faut un, au contraire, qui ou bien demeure
immobile, ou bien se trouve changé par lui-même.
La preuve de cette conditionnelle
ressort de l’argument présenté plus haut : si aucun moteur ne change rien
sans changer lui aussi, mais que changer lui convienne par accident, il peut
quand même, alors, ne pas changer ; il peut aussi, par conséquent, ne rien
changer ; et alors il n’y aura aucun changement. Mais plus haut on a montré que
le changement est éternel. Donc, en changeant autre chose, un moteur ne change
pas forcément lui-même en retour. Aussi n’est-il pas vrai que chaque partie du
mobile qui se change lui-même change sous l’action de l’autre.
#1058. — Le Philosophe présente
ensuite (257b25) son quatrième argument,
qu’il tire de celui qu’il a apporté plus haut[1861] pour montrer qu’il ne
convient pas par soi au moteur de changer, car cela l’obligerait à subir le
changement même qu’il impose, tel qu’expliqué.
Si chaque partie change sous
l’action de l’autre, dit-il en abrégeant, elle imposera et subira le même
changement ; en réchauffant, par exemple, elle deviendra chaude. Or c’est
impossible.
Cette conséquence, si chaque partie
change sous l’action de l’autre, qu’elle impose et subisse le même changement,
vient de ce que le mobile qui se change lui-même présente un changement unique,
de sorte que la partie motrice devra le subir.
#1059. — Le Philosophe exclut
ensuite (257b26) l’autre modalité :
aucune partie du mobile qui se change lui-même ne se change elle-même.
Il propose d’abord ce qu’il entend,
puis (257b28) le prouve.
Si, dit-il, on admet un mobile qui
se change lui-même en premier, on ne peut concéder ni que l’une ni non plus que
plusieurs de ses parties se changent elles-mêmes, de sorte que chacune se
changerait elle-même.
#1060. — Il prouve ensuite (257b28) son propos avec deux
arguments, dont voici le premier.
Si un tout se change lui-même par
lui-même, cela lui conviendra ou en raison de l’une de ses parties qui le fait,
ou en raison de son tout.
Si cela lui convient en raison de
l’une de ses parties, alors ce sera cette partie le premier mobile qui se
change lui-même, puisqu’elle se changera elle-même séparée de son tout ; son
tout ne sera plus alors ce premier mobile qui se change lui-même, tel que
prétendu.
Si par contre on soutient que son
tout se change lui-même en tant que tout, ce sera alors par accident que de ses
parties se changent elles-mêmes. Or ce qui est par accident n’a pas forcément
lieu. C’est donc surtout dans le mobile qui se change en premier lui-même qu’il
faut insister que ses parties ne se changent pas par elles-mêmes. Dans le cas
du tout du premier mobile qui se change lui-même, donc, une partie changera
l’autre en demeurant immobile et l’autre sera changée par la première. Car
voilà les deux seules modalités sous lesquelles une partie motrice pourrait
changer : qu’elle le fasse sous l’action d’une autre partie qu’elle change
elle-même ou qu’elle se change elle-même.
On doit remarquer qu’Aristote, en
excluant ces deux modalités, entend conclure que la partie motrice, chez le
mobile qui se change lui-même, est immobile. Non que ce mobile se divise en
deux parties, dont l’une impose et l’autre subisse le changement. Cette conclusion
suit en effet suffisamment de ce qu’il a d’abord montré : qu’un tout ne
se change pas lui-même en entier.
Ainsi, il appert qu’il n’était pas
nécessaire pour Aristote de produire une division en cinq membres, comme
certains l’ont prétendu : dont l’un soit que le tout change le tout ; un
second, que le tout change sa partie ; un troisième, que sa partie change le
tout ; un quatrième, que deux parties se changent réciproquement ; un
cinquième, qu’une partie impose et l’autre subisse le changement. En effet, si
un tout ne se change pas entièrement, pour la même raison il ne change pas non
plus sa partie et sa partie ne le change pas : des deux manières s’ensuivrait
qu’une partie changée se changerait elle-même. Aussi, le fait que le tout ne
se change pas entièrement suffit pour conclure qu’une partie impose et l’autre
subit le changement. Mais pour conclure que la partie motrice ne change pas, il
prouve deux autres faits : que la partie motrice ne change pas par une
autre qui change elle aussi et qu’elle ne change pas par elle-même.
#1061. — Pour prouver le second
point, il apporte un second argument (258a2).
Le voici. Si on accorde que la
partie motrice du mobile qui change par lui-même change elle-même toute, il
s’ensuit, moyennant ce qu’on a déjà prouvé, que cette partie comporte encore
une partie motrice et une autre qui change. On a déjà montré en effet qu’un
tout ne se change lui-même que du fait que l’une de ses parties impose et
l’autre subisse le changement. Supposons donc chez notre mobile qui se change
lui-même la partie motrice AB ; pour la raison déjà présentée, il s’ensuit que
l’une de ses parties aussi soit motrice, A, tandis que l’autre, B, change. Si
donc la partie AB se change en entier, comme prétendu, il s’ensuit que le même
mobile change sous l’action de deux moteurs : le tout, AB, et sa partie,
A, ce qui est impossible. Il faut donc que la partie motrice d’un mobile qui se
change lui-même soit tout à fait immobile.
Une partie motrice et immobile, une partie mobile et non motrice
831. 258a5 Tout moteur cause un changement en
en subissant un lui-même d’un autre moteur ou en demeurant immobile. Réciproquement,
tout mobile, en subissant un changement, change ou non autre chose. Par
conséquent, le mobile qui se change lui-même se compose forcément d’une partie
immobile, mais motrice, et d’une partie mobile, non motrice forcément, mais
éventuellement.
Pas plus de deux parties
832. 258a9 Supposons en effet A comme partie
motrice immobile, B comme partie changée par A et changeant C, cette troisième
partie se trouvant changée par B, mais ne changeant rien. Ce sera éventuellement
par plusieurs intermédiaires qu’on en viendra à C, mais supposons-en seulement
un ici. On a alors le tout ABC, qui se change lui-même. Avec C en moins,
cependant, AB se changera encore lui-même, A imposant et B subissant le
changement, tandis que C ni ne se changera lui-même ni ne changera rien[1862]. D’ailleurs, sans A,
même BC ne se changera pas lui-même ; car B ne change d’autre mobile que du
fait d’être changé par un autre moteur et non du fait de l’être par une partie
à lui. AB seul, donc, se change lui-même. Par conséquent, le mobile qui se
change lui-même comprend forcément une partie motrice, elle-même immobile, et
une partie mobile, qui ne change rien forcément.
Contiguïté réciproque ou unilatérale?
833. 258a20 Les deux parties sont contiguës
l’un à l’autre, ou l’une seulement l’est à l’autre.
Le mobile automoteur cause du changement, en subit et se change
lui-même
834. 258a21 En conséquence, à supposer continu
ce mobile automoteur, car tout mobile doit l’être, c’est manifestement comme
tout qu’il se change lui-même, non du fait qu’une de ses parties soit de nature
à le faire. C’est comme tout donc qu’il se change lui-même, mais il est mobile
et moteur du fait de sa partie motrice et de sa partie mobile : il ne
cause aucun changement comme tout ; il n’en subit non plus aucun ; A seul
induit un changement, B seul en subit un. Quant à C, B ne le change plus[1863] ; c’est maintenant
impossible.
Difficulté
835. 258a27 Une difficulté surgit : si on
enlève une partie à A, puisqu’on suppose continue cette partie motrice, bien
qu’elle soit immobile, ou à B, la partie mobile, le reste de A induira-t-il
encore et le reste de B subira-t-il encore quelque changement? Si c’est le cas,
AB ne se trouverait pas en premier automoteur, puisque, privé d’une partie, son
reste le sera encore.
Solution
836. 258a32 Rien ne les empêche d’être
divisibles en puissance, toutes les deux ou du moins l’une, la partie mobile,
sans jamais l’être en acte[1864]. Ni, éventuellement
divisées, de ne plus détenir la même puissance. Par suite, rien n’empêche, en
de pareils divisibles en puissance, qu’une partie ne vienne en premier.
Conclusion
837. 258b4 C’est donc devenu manifeste :
le premier moteur[1865] est immobile. Le mobile
qui doit son changement à un autre aboutit ou bien directement au premier
moteur immobile, ou bien à un moteur mobile, mais qui se change et s’arrête
lui-même. Des deux façons, il se trouve que ce qui change en premier[1866] tout mobile est
immobile.
#1062. — Le Philosophe vient de
montrer que le mobile qui se change lui-même se divise en deux parties, dont
l’une impose, mais ne subit pas le changement, et l’autre le subit ; il montre
ici quelle relation ces parties entretiennent entre elles.
Cette considération se divise en
trois : le Philosophe présente d’abord son propos, puis (258a9) le démontre et enfin (258b4) conclut la conclusion
principalement visée dans tout ce qui précède.
Le moteur, rappelle-t-il, se divise
en deux types : l’un change lui aussi sous l’action d’un autre, tandis que
l’autre fait changer, mais demeure immobile. Le mobile aussi se divise en deux
types : un mobile en change un autre, mais un autre ne change rien. Le
mobile qui se change lui-même se compose donc forcément de deux parties, dont
l’une fait changer, mais demeure immobile, tandis que l’autre change, mais sans
rien changer d’autre.
Sans rien changer d’autre
“forcément”, précise-t-il. Ce “forcément” peut revêtir deux sens. Si on entend
que la partie qui change, du mobile qui se change lui-même, ne change rien qui
en fasse partie, on doit lire la phrase en gardant la nécessité affirmée et en
l’appliquant à “non motrice”.[1867] Le Philosophe prouve
d’ailleurs tout de suite après que le mobile qui se change en premier lui-même
ne peut comporter une troisième partie qui changerait sous l’action de sa
partie qui change. Si par contre on entend que la partie qui change ne change
rien d’extrinsèque, alors c’est “forcément” qui reçoit la négation[1868] : en effet, il
n’appartient pas forcément au mobile qui se change lui-même que sa partie qui
change, change à son tour quelque chose d’extrinsèque, mais ce n’est cependant
pas impossible.
#1063. — Comment cela peut se
produire, le Philosophe le montre ensuite (258a9).
Cette considération se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord son propos, puis (258a27) résout une difficulté.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord quelles relations les parties du
mobile qui se change lui-même entretiennent entre elles, puis (258a21) comment, en rapport à
elles, on attribue à leur tout de se changer lui-même.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord que le mobile qui se change lui-même
ne comporte que deux parties, dont l’une impose un changement sans en subir
aucun, et l’autre change sans changer autre chose, puis (258a20) comment ces deux parties
sont unies l’une à l’autre.
Il démontre le premier point comme
suit. Supposons que la partie mobile de ce mobile qui se change lui-même en
change une autre. Appelons A sa première partie, qui induit un changement tout
en demeurant immobile ; puis B sa seconde, changée par A et changeant sa
troisième, dite C. Comme parties de ce mobile qui se change lui-même, alors,
aucune autre que A et B n’en changera une autre. De fait, on ne peut admettre
de descente à l’infini d’une partie à l’autre, où chaque partie qui subit un
changement en imposerait un à la partie suivante, de sorte que le mobile entier
irait à l’infini ; c’est chose impossible[1869]. Il faudra donc une
partie de ce mobile, dite C, qui subisse changement sans en imposer. On
traversera éventuellement plusieurs parties intermédiaires à la fois motrices
et mobiles pour parvenir à la dernière partie mobile appelée C ; supposons
globalement à leur place une partie intermédiaire B. Résultat : le tout
ABC se change lui-même. Si maintenant on en enlève la partie C, AB se changera
encore lui-même, puisqu’il comporte une partie motrice, A, et une autre mobile,
B, suffisantes pour constituer un mobile qui se change lui-même[1870]. D’après ces suppositions,
par contre, C ne changera ni soi-même ni aucune autre partie.
Pareillement, sans A, BC ne se
changera pas lui-même, puisque B n’induit de changement qu’en autant que
changée par A, qui n’en fait pas partie. Seul AB, par conséquent, se change
lui-même en premier et par soi.
Aussi, pour se changer soi-même, on
doit avoir deux parties, dont l’une cause le changement tout en demeurant
immobile et l’autre se trouve changée, mais n’ait rien à changer qui fasse
partie du mobile total qui se change lui-même. Voilà ce qui se conclut de
l’argument précédent.
“N’ait rien à changer” peut aussi
s’entendre au sens qu’un mobile qui se change lui-même ne comporte pas forcément
une partie en changement qui change en plus quoi que ce soit d’extérieur.
#1064. — Le Philosophe montre
ensuite (258a20) quelle relation ces
deux parties entretiennent l’une avec l’autre.
Aristote, notons-le, n’a pas encore
prouvé que le premier moteur ne comporte pas de grandeur[1871]. Or d’anciens
philosophes ont soutenu qu’aucune substance n’est privée de grandeur. Selon son
habitude, Aristote, tant que preuve n’est pas faite, laisse les choses en
suspens. Aussi dit-il que les deux parties du mobile automoteur, sa motrice et
sa mobile, doivent s’unir de quelque manière pour former les parties d’un tout.
Ce ne sera pas par continuation, puisqu’une partie automotrice et une partie
mobile sont incapables de continuité et doivent se trouver distinctes. Les deux
parties devront donc se trouver unies par contact : elles se trouveront
contiguës l’une à l’autre, si toutes deux comportent grandeur, ou l’une
seulement sera contiguë à l’autre, sans réciprocité, si la partie motrice est
privée de grandeur. Le pouvoir d’une entité incorporelle peut en effet
rejoindre un corps pour le changer, mais ce corps ne lui est pas contigu,
alors que deux corps se rejoignent mutuellement.
#1065. — Le Philosophe montre
ensuite (258a21) quelle raison mérite au
tout qu’on le reconnaisse comme automoteur avec une partie motrice et une
mobile.
Supposons pour le moment ses deux
parties “continues”, c’est-à-dire, dotées de grandeur, comme tout mobile l’est[1872] ; admettons-le aussi
pour tout moteur, tant qu’on n’aura pas prouvé la vérité à son sujet.
Suivant cette supposition, trois
attributs se vérifient du tout composé de deux pareilles parties : subir
changement, en induire et se changer lui-même. Se changer soi-même ne s’y
attribue néanmoins pas du fait que l’une de ses parties se change elle-même,
mais du fait qu’il se change lui-même comme tout ; par contre, induire et subir
changement s’y attribuent chacun du fait que l’une de ses parties le
fasse : ce n’est pas comme tout qu’il induit ni comme tout qu’il subit changement
; seule telle partie le fait : A induit et B subit un changement. Il n’y a
plus de troisième partie C changée par B[1873] ; c’est chose
impossible, à considérer le mobile automoteur premier.
#1066. — Le Philosophe soulève
ensuite (258a27) une difficulté sur ce
qui précède, la soulevant d’abord, puis (258a32) la résolvant.
Cette difficulté tire occasion de
la preuve effectuée que le mobile automoteur premier ne comporte que deux
parties, l’une motrice et l’autre mobile[1874], du fait que, s’il y en
avait une troisième, le composé des deux premières resterait automoteur même
en son absence, de sorte que ce serait lui qui le serait en premier.
Voici la difficulté. Supposons
continue la partie A du mobile automoteur qui agit comme moteur immobile ; la
partie B mobile, quant à elle, est manifestement continue[1875]. Or toute entité
continue est divisible. Il y a donc à se demander, en enlevant par division une
partie à A ou à B, si la partie restante demeure motrice ou mobile. Car si elle
le demeure, la partie restante de AB sera encore automotrice, de sorte que AB
ne se trouvait pas en premier automoteur. Finalement, plus rien ne le sera.
#1067. — Le Philosophe résout
ensuite (258a32) la difficulté soulevée.
Rappelons-le, il n’y a rien de
premier dans le changement : ni quant à son mobile, ni quant à son temps,
ni quant à son objet, d’après ce qu’Aristote a prouvé principalement en rapport
à la croissance et au déplacement[1876]. C’est qu’il parlait
alors du changement en général, et du mobile comme d’une entité continue, sans
encore contracter à des natures déterminées. Cela devrait entraîner que rien
ne change en premier et par conséquent que rien non plus ne cause de changement
en premier, si le moteur aussi doit être continu. De même, rien ne mériterait
non plus en premier le titre d’automoteur. Cependant, Aristote contracte
maintenant ce qu’il dit du changement en le contractant à des natures
déterminées ; aussi accorde-t-il à un automoteur de l’être en premier.
Voici comment il résout la
difficulté soulevée : rien n’empêche les parties motrice et mobile d’être
divisibles en puissance, si tant est qu’elles soient continues, l’une et
l’autre, ou du moins l’une, car tout mobile doit l’être. Une entité continue,
cependant, motrice ou mobile, peut très bien avoir une nature qui la fasse
incapable de se trouver divisée en acte ; c’est le cas évident du corps du
Soleil. Un corps continu divisible, toutefois, ne retiendra pas une fois divisé
la même puissance à imposer ou subir un changement qu’il détenait avant sa
division. Pareille puissance découle d’une forme, en effet, et une forme
naturelle requiert une quantité déterminée. Aussi, si un corps est
incorruptible, il ne peut se trouver divisé en acte ; mais s’il est corruptible
et qu’il se trouve divisé en acte, il ne retiendra pas la même puissance ;
c’est le cas évident du cœur. Aussi rien n’empêche, en une entité divisible en
puissance, qu’il y ait un premier[1877].
#1068. — Le Philosophe infère
ensuite (258b4) la conclusion principalement
visée en tout ce développement.
C’est maintenant devenu manifeste,
dit-il, il faut admettre un premier moteur immobile. On ne remonte pas à
l’infini de mobile à moteur, en effet, chez les mobiles qui doivent leur
changement à un précédent. On doit donc s’arrêter à un premier moteur qui ou
soit immobile ou se change lui-même. Or dans les deux cas, il se trouve que ce
qui cause le changement en premier est immobile, puisque le mobile automoteur
même comporte une partie motrice immobile, comme on vient de le montrer.
Le propos
838. 258b10 Du changement advient forcément
toujours et sans interruption. Une entité éternelle[1878] doit donc agir comme
premier moteur[1879], qu’elle soit unique ou
qu’il y en ait plusieurs, et ce premier moteur doit être immobile.
839. 258b12 Que tout moteur immobile soit
éternel n’est en rien requis[1880] au propos actuel.
840. 258b13 Cependant, voici qui deviendra
manifeste avec le style d’examen qui vient : une entité existe forcément
qui, tout en étant immobile et exempte de tout changement externe, tant par soi
que par accident, puisse changer autre chose.
Éternité du premier moteur
841. 258b16 Supposons possible à certaines
entités, si l’on veut, de tantôt être tantôt ne pas être, mais cela sans génération
ni corruption. Car sans doute, si, sans avoir de parties, tantôt on est, tantôt
on n’est pas, on le fera forcément sans subir de changement. Même parmi les
principes immobiles, mais moteurs, supposons possible aussi que certains tantôt
soient, tantôt ne soient pas. Mais que ce soit le cas de tous, voilà qui n’est
pas possible du tout.
842. 258b23 Manifestement, en effet, il y a une
cause qui fait que les mobiles automoteurs tantôt sont tantôt ne sont pas.
Chacun doit par ailleurs comporter grandeur, puisque rien d’indivisible ne
subit de changement. Par contre, ces considérations n’entraînent aucune
pareille nécessité pour le moteur. Certes, d’autre part, que tel mobile
s’engendre et tel autre se corrompe en continuité, rien d’immobile qui ne soit
pas aussi éternel ne peut s’en trouver cause ; ni même une alternance éternelle
de tels moteurs, dont les uns assureraient la génération et la corruption de
certains mobiles tandis que d’autres assureraient celles d’autres[1881] : ni aucun ni
l’ensemble de ces moteurs[1882] ne peut garantir cette
éternité et cette continuité[1883], car pareille éternité
implique nécessité, alors que l’ensemble des moteurs reste infini et n’existe
pas tout à la fois. C’est donc manifeste : des moteurs immobiles auront
beau agir comme principes des dizaines de milliers de fois, une multitude de
mobiles automoteurs aura beau se corrompre et d’autres s’engendrer, tel moteur
immobile aura beau faire changer tel mobile, puis tel autre, tel autre, il
restera encore le besoin d’une cause qui enveloppe tout et qui, distincte de
chaque mobile, fasse que tel soit et tel autre non, ainsi que de la continuité
de leur changement, et de ce que tel moteur fasse changer tels mobiles, et tel
autre moteur tels autres mobiles. Le changement étant éternel, son premier
moteur le sera aussi, s’il est unique ; et s’il y en a plusieurs, il en faudra
aussi plusieurs d’éternels.
Unicité du premier moteur
843. 259a8 Cependant, on doit penser à un seul
pareil moteur éternel plutôt qu’à plusieurs, l’estimer en nombre fini plutôt
qu’infini. Au même résultat, en effet, on doit toujours assigner de préférence
un nombre fini de causes. Quand la nature est responsable, c’est toujours le
limité et le meilleur qui doit arriver, dans la mesure du possible. Or un seul
moteur suffit : éternel, il détiendra la primauté parmi les moteurs
immobiles et de lui les autres moteurs tireront le principe de tout changement
qu’ils produiront.
844. 259a13 Voici encore[1884] de quoi rendre
manifeste que le premier moteur doit en être un unique et éternel. Il y a
forcément toujours changement, on l’a démontré[1885]. Or cette éternité
demande continuité[1886] : l’éternel, en
effet, est continu. Or la pure succession n’implique pas continuité. Par
ailleurs, si on est continu, on est unique, et un changement unique doit
dépendre d’un seul moteur et affecter un seul mobile ; le changement qui dépend
de moteurs distincts n’est pas tout entier continu, il constitue une simple
succession. Voilà assurément de quoi se convaincre que le premier moteur soit
tel premier moteur immobile[1887].
#1069. — Le Philosophe vient de
montrer qu’entre les mobiles qui doivent leur changement à un autre, on ne peut
remonter à l’infini, qu’on doit plutôt aboutir à un premier moteur qui ou soit
immobile ou se change lui-même. Il a aussi montré par la suite qu’un mobile
automoteur comporte une partie motrice, mais immobile, de sorte que des deux
manières il se trouve qu’un premier moteur soit immobile. Cependant, chez les
mobiles automoteurs observés autour de nous, à savoir, les vivants
corruptibles, la partie motrice, l’âme, étant corruptible, change par accident.
Aussi le Philosophe veut-il montrer ici que le tout premier moteur est
incorruptible et ne change ni par soi ni par accident.
Sa preuve se divise en deux :
le Philosophe présente d’abord son propos, puis (258b16) le prouve.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe résume d’abord ce qu’il vient de démontrer, puis (258b12) met de côté une
considération qui aurait semblé pouvoir servir à son propos et enfin (258b13) expose son propos.
On a déjà démontré, dit-il, que du
changement advient toujours et sans interruption[1888] et que, comme il dépend
toujours d’un moteur[1889] et qu’on ne peut remonter
d’un moteur à l’autre à l’infini[1890], il en faut un premier.
Puisqu’il n’est pas encore prouvé que celui-ci soit unique, il laisse en
question s’il en existe un seul ou plusieurs. On a aussi démontré par la suite,
ajoute-t-il, que celui-ci est immobile, soit qu’en remontant des mobiles à
leurs moteurs on parvienne directement à un premier moteur immobile, soit qu’on
parvienne à un premier mobile automoteur dont la partie motrice soit immobile.
#1070. — Certains ont tenu comme
position que dans les mobiles automoteurs tous les principes moteurs sont
éternels ; Platon a ainsi soutenu que toutes les âmes des vivants sont
éternelles. Si cette opinion se vérifiait, Aristote aurait déjà atteint son
propos, quant à ce que le premier moteur soit éternel. Mais ce dernier a pour
opinion qu’entre les parties de l’âme, seule l’intelligence est incorruptible,
alors qu’elle comporte d’autres parties motrices.
Aussi laisse-t-il ensuite (258b12) cette question de côté.
Cela ne concerne en rien le propos présent, dit-il, de discuter si tout
principe moteur immobile est éternel, quoique d’aucuns l’aient soutenu, en
prétendant toutes les âmes incorruptibles. Cela ne change rien au propos
actuel, dit-il, car on l’atteindra sans supposer cela.
#1071. — Le Philosophe expose
ensuite (258b13) ce qu’il entend
prouver.
Avec ce qui vient, dit-il, peut
devenir manifeste que, même si tout moteur immobile n’est pas éternel, il en
faut quand même un qui, sans se trouver changé d’aucune manière par rien d’extérieur,
ni absolument ni par accident, soit quand même apte à changer autre chose.
Le Philosophe précise
toutefois : “de tout changement externe”, parce qu’il n’entend pas exclure
le ‘changement’, c’est-à-dire l’opération, qui a lieu chez qui opère, pour
autant qu’on appelle aussi un changement l’acte d’intelliger, ni l’acte où
l’appétit se laisse ‘altérer’ par son objet. Ce type de changement ne se
trouve pas exclu du premier moteur qu’il vise.
#1072. — Le Philosophe prouve
ensuite (258b16) le propos annoncé,
qu’il existe un premier moteur éternel et tout à fait immobile.
Il le prouve d’abord pour les mobiles
automoteurs, qui tantôt existent et tantôt pas, puis (259a21) pour les principes moteurs, qui
tantôt causent du changement, tantôt n’en causent pas.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe montre d’abord qu’un premier moteur éternel doit exister,
puis (259a8) qu’il doit en exister
un plutôt que plusieurs et enfin (259a13) montre ensemble que les deux
caractères conviennent au premier moteur : il est unique et éternel.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe exclut d’abord un argument avec lequel on pourrait
tâcher de prouver son propos, puis (258b23) procède à le démontrer.
#1073. — On pourrait procéder comme
suit : inapte à tantôt être et tantôt ne pas être, on est forcément
éternel ; or le premier moteur, puisque immobile[1891], y est inapte, car pour
tantôt être et tantôt ne pas être, on doit s’engendrer et se corrompre, et de
ce fait changer ; donc le premier moteur est éternel.
Aristote n’a aucun égard pour cet
argument. C’est qu’on pourrait lui répliquer que certaines entités tantôt sont
et tantôt ne sont pas, sans pourtant s’engendrer ni se corrompre, à parler par
soi, sans par conséquent jamais changer par soi. Forcément, en effet, pour une
entité indivisible, sans composition donc de matière et de forme, tantôt être
tantôt ne pas être n’impliquera aucun changement ; on peut en dire autant du
point et de la blancheur, par exemple, et de quoi que ce soit de la sorte. Tout
mobile est divisible[1892] et pour s’engendrer on
requiert composition de matière et de forme[1893]. Des entités ainsi
indivisibles ne s’engendrent ni ne changent par soi, mais seulement par
accident, lors de la génération ou du changement d’autre chose.
Il en appert tout de même que si on
ne change ni par soi ni par accident, on est éternel. Et que si on est éternel,
on ne change ni par accident ni par soi, en tant qu’on est éternel. En
concédant possible de tantôt être et tantôt ne pas être, et cela sans s’engendrer
ni se corrompre, on concède aussi comme possible que des principes moteurs
immobiles, aptes à changer par accident tantôt soient et tantôt ne soient pas.
Il reste pourtant absolument impossible que tous le soient.
#1074. — Le Philosophe démontre
ensuite (258b23) son propos. Pour que
des mobiles automoteurs tantôt soient et tantôt ne soient pas, dit-il, il faut
une cause responsable de la génération et de la corruption requises. Tout
mobile requiert en effet une cause à son changement et toute entité composée
qui tantôt est et tantôt n’est pas, s’engendre et se corrompt. Or un mobile
automoteur doit avoir une grandeur, puisqu’il subit du changement et que rien
d’indivisible ne change[1894].
Par contre, on ne peut tirer des
considérations précédentes[1895] qu’un moteur requière
forcément de la grandeur, de sorte que ce n’est pas par soi qu’on fait changer[1896], si tantôt on est et
tantôt non. Par ailleurs, si la génération et la corruption des mobiles
automoteurs requiert une cause, il en faut aussi une de ce que leur génération
et corruption continue éternellement.
Or on ne peut soutenir que la cause
de cette continuité soit quelque entité immobile qui n’existerait pas
toujours. On ne peut non plus soutenir que la génération et la corruption
éternelle de certains mobiles automoteurs serait due à certains moteurs de
pareils immobiles non éternels, tandis que celle d’autres en serait d’autres.
C’est ce qu’il veut expliquer en déclarant que cette génération continue et
éternelle ne peut avoir pour cause ni l’un d’eux ni tous.
Qu’aucun ne pourrait en être cause,
il en donne cette preuve : ce qui n’est pas toujours ne peut être cause de
rien qui soit toujours, éternel et par nécessité.
Que tous n’y suffiraient pas, il le
montre du fait que l’ensemble de ces principes corruptibles, si la génération
est éternelle, est infini et n’existe pas simultanément. Or un effet unique ne
peut dépendre d’une infinité de causes.
En outre, des causes qui n’existent
pas simultanément ne peuvent produire aucun effet unique. Certes, des facteurs
non simultanés pourraient, les uns disposer et d’autres causer, comme on
l’observe de gouttes qui tombent successivement et causent l’érosion d’une
pierre. Cependant, plusieurs facteurs, pour causer directement un même effet,
doivent exister simultanément.
Ainsi donc, devient-il manifeste,
quand bien même il y aurait mille milliers de principes moteurs immobiles,
avec aussi beaucoup de mobiles automoteurs, certains se corrompant d’autres
s’engendrant, avec encore une multiplicité de mobiles et de moteurs, il faudra
néanmoins encore une autre cause au-dessus de tous qui tienne en son pouvoir
tout ce qui s’engendre et se corrompt de la manière dite et constitue la cause
de ce changement continu qui les fait tantôt être et tantôt ne pas être, et les
rend causes de génération et de changement pour eux-mêmes et pour d’autres.
Tout générateur peut bien causer la génération de ce qu’il engendre, mais les
générateurs corruptibles tiennent d’un premier incorruptible d’être causes de
génération. Si donc le changement qui amène des choses à tantôt être tantôt ne
pas être est éternel[1897], et qu’un effet éternel
ne puisse dépendre que d’une cause éternelle, forcément le premier moteur est
éternel, s’il est unique ; et s’il y a plusieurs premiers, ils devront aussi
être éternels.
#1075. — Le Philosophe montre
ensuite (259a8) qu’on doit admettre
plutôt un seul principe éternel que plusieurs.
De même qu’il faut, dit-il, estimer
finis plutôt qu’infinis les principes, de même il faut penser plutôt à un seul
premier principe qu’à plusieurs. En effet, si les mêmes effets arrivent ou s’ensuivent
en supposant des principes finis qu’à en supposer une infinité, il vaut mieux
les croire finis plutôt qu’infinis. La raison en est qu’en ce dont la nature
est responsable, il vaut toujours mieux croire au meilleur, dans la mesure du
possible, parce qu’elle dispose tout de la meilleure façon. Un principe fini
vaut mieux qu’un infini, en effet, et un seul que plusieurs. Or pour garantir
l’éternité du changement, un seul premier principe immobile suffit, s’il est
éternel. Il n’y a donc pas lieu de supposer plusieurs premiers principes.
#1076. — Le Philosophe en conclut
ensuite (259a13) qu’il existe forcément
un premier moteur unique et éternel.
Manifestement, cette conclusion se
trouve déjà suffisamment démontrée. Il reste quand même possible de s’entêter
à attribuer la cause de la continuité de la génération à quelque premier mobile
automoteur éternel. Et de refuser à sa partie motrice éternité et unicité ; de
la prétendre au contraire activée par différents moteurs qui se succéderaient
par génération et corruption.
Le Philosophe entend donc exclure
cette hypothèse. Il allègue que puisque le changement est éternel[1898], celui du premier
mobile automoteur, supposé cause de toute l’éternité du changement, doit
lui-même être éternel et continu. Non continu, en effet, il ne serait pas
éternel. Une simple succession n’implique pas continuité. Or pour être continu,
un changement doit être unique. Et pour être unique, il doit dépendre d’un
moteur unique et affecter un mobile unique, car un changement qui dépend de
moteurs distincts ne peut pas demeurer tout entier continu : il se
présentera plutôt comme une succession de changements.
Il faut donc absolument que le
premier moteur soit unique et éternel. Par ailleurs, un moteur immobile qui
change par accident n’est pas éternel[1899]. Il reste donc que le
premier moteur soit tout à fait immobile, tant par accident que par soi.
Rappel : positions inacceptables
845. 259a21 Cela se démontre aussi à regarder
de nouveau les premiers parmi les moteurs[1900]. Manifestement, certains
êtres tantôt changent tantôt reposent. Ce fait a rendu manifeste aussi que tout
ne change pas, que tout ne repose pas, que certains êtres ne changent pas
toujours non plus alors que d’autres reposeraient toujours. Les êtres qui
participent aux deux le démontrent bien, eux qui ont pouvoir de tantôt changer
tantôt reposer.
Rappel : recherche du premier moteur immobile
846. 259a27 Pareils êtres sont manifestes à
tous. On a cependant dû démontrer leur existence respective pour les deux
autres natures : ceux qui demeurent toujours immobiles et ceux qui
changent toujours. À cette fin, on a proposé que tout mobile doit son
changement à un moteur, que celui-ci ou demeure immobile ou change, et que s’il
change, il le fait par lui-même ou le doit sans fin[1901] à un autre moteur. On
en est ainsi venu à saisir que les mobiles ont besoin d’un premier moteur[1902] : entre les
moteurs mobiles, ce sera celui qui se change lui-même, mais à l’ensemble, il en
faut un immobile. Il reste quand même manifeste qu’il y a des êtres de nature à
changer par eux-mêmes, comme la famille des vivants et des animaux.
Rappel : objection soulevée et résolue
847. 259b2 Ce sont eux qui ont fait penser que
du changement pourrait bien survenir sans qu’il n’y en ait eu du tout avant,
puisque c’est ce qu’on voit se passer chez eux : alors même qu’ils sont
immobiles, ils se mettent à se déplacer, croit-on. On doit tout de même prendre
conscience que les animaux ne montrent cette autonomie qu’en un seul type de
changement et, même là, pas à proprement parler, puisque la cause ne leur en
appartient pas. À l’opposé, d’autres changements naturels affectent les animaux
sans qu’ils les mettent en branle eux-mêmes : leur croissance, leur
décroissance, leur respiration, qui les affectent même au repos, alors qu’ils
n’effectuent pas même le changement dont ils sont capables par eux-mêmes. La
cause en est leur environnement et tant de choses qui entrent en eux. La
nourriture, par exemple, en produit quelques-uns : sa digestion leur donne
sommeil, puis la faim les éveille et les amène à se déplacer par eux-mêmes,
mais le moteur premier de leur déplacement reste extérieur à eux. Par
conséquent, ils ne se changent pas par eux-mêmes continuellement ; leur moteur
véritable est distinct et lui-même se déplace et change en rapport de chacun de
ces mobiles qui se changent eux-mêmes. Chez tous finalement, leur moteur
premier, la cause de leur autodéplacement, se déplace aussi, bien que par
accident : en changeant leur corps de lieu, ce moteur déplace avec lui ce
qui s’y trouve[1903] et, en en usant comme
d’un levier, déplace ce tout qui se déplace lui-même[1904].
Immobilité du premier moteur – Démonstration
848. 259b20 Cela devrait donner la certitude[1905] qu’un moteur immobile,
mais qui changerait par accident, ne pourrait assurer un changement continu.
Par suite, puisqu’il y a forcément du changement en continuité, le premier
moteur en doit être un immobile, qui ne change pas même par accident[1906] ; surtout que les êtres
doivent comporter un changement incessant et immortel, mais que l’être même
doit rester en lui-même et au même lieu : la stabilité du premier moteur[1907] garantit celle du tout,
du fait qu’il demeure en continuité avec lui.
Exclusion d’une objection
849. 259b28 Ce n’est pas pareil, toutefois,
changer par accident par soi-même ou par un autre : le faire par un autre
s’attribue aussi à certains moteurs premiers dans le ciel, qui subissent
plusieurs déplacements, mais l’autre changement par accident ne s’attribue
qu’aux moteurs corruptibles.
Éternité du premier changement – 1er argument
850. 259b32 Maintenant, s’il existe un moteur
qui soit toujours tel, qui fasse changer, c’est-à-dire, mais soit lui-même
immobile et éternel, forcément le premier mobile qu’il affecte est éternel.
2e argument
851. 260a1 C’est encore manifeste du fait que
les autres mobiles ne connaîtraient ni génération, ni corruption, ni aucun
changement sans le devoir à un moteur qui soit mobile. En effet, le moteur
immobile produira toujours de la même manière le même et unique changement,
attendu que son rapport à son mobile ne change en rien. Au contraire, le
moteur qui change, que ce soit en dépendance d’un moteur déjà mobile ou, en
fin de ligne, du moteur immobile[1908], comme il entretient un
rapport variable aux choses, ne sera pas sans cesse cause du même changement ;
plutôt, du fait de se trouver en des lieux ou des espèces contraires, il
ménagera à chaque mobile un changement contraire à celui des autres, et les
fera tantôt reposer, tantôt changer.
Conclusion
852. 260a11 Voilà qui résout les difficultés
soulevées au début : pourquoi donc tout ne repose-t-il ou ne change-t-il
pas? Ou pourquoi certains mobiles ne changent-ils pas toujours et d’autres ne
reposent-ils pas toujours? Pourquoi en faut-il qui, plutôt, tantôt le fassent
tantôt non? La cause en est maintenant manifeste : c’est que certains
doivent leur changement à un moteur immobile éternel, de sorte qu’ils changent
toujours, tandis que les autres le doivent à un moteur mobile et changeant, de
sorte que leur situation change forcément. Le moteur immobile, du fait d’agir
simplement, identiquement et avec la même disposition, produira un changement
qui soit lui aussi unique et simple.
#1077.
— Le Philosophe vient de montrer que le premier moteur est éternel et tout à
fait immobile, avec un argument tiré de l’éternité de la génération et de la
corruption des vivants, mobiles automoteurs. Il entend ici démontrer la même
chose avec un argument tiré des principes moteurs.
Son
argument se divise en trois : le Philosophe rappelle d’abord des propos
tenus au début de ce traité, puis (259b20)
tire de ce qui précède un argument pour son propos et enfin (260a11)
conclut la solution d’une difficulté soulevée plus haut.
#1078.
— Le Philosophe rappelle d’abord trois considérations et commence par le rejet
de quelques positions inacceptables.
Ce
n’est pas seulement l’argumentation précédente, dit-il, qui fait connaître
l’existence d’un premier moteur immobile, mais aussi la considération des
principes du changement. Il est manifeste au sens que certaines choses
naturelles tantôt changent tantôt reposent[1909].
Par
ce fait, le Philosophe a déjà[1910]
manifesté la fausseté de trois positions : que tout change toujours ; que
tout repose toujours ; que tout ce qui repose le fait toujours et que tout ce
qui change le fait toujours. Ces mobiles en démontrent la fausseté, qu’on
rencontre sous les deux conditions, en changement comme en repos, puisqu’ils
ont cette capacité de tantôt changer tantôt reposer.
#1079.
— Le Philosophes rappelle ensuite (259a27)
le procédé adopté pour la recherche du premier moteur immobile[1911].
Ces
êtres, dit-il, qui tantôt changent tantôt reposent sont donc manifestes à
tous. On pourrait en tirer occasion d’une quatrième position et croire que tout
être serait de nature à tantôt changer tantôt reposer. Pour l’éviter, il
fallait démontrer l’existence de deux autres natures : certains êtres
demeurant toujours immobiles, d’autres changeant toujours.
À
cet effet, on a proposé d’abord que tout mobile doit son changement à un
moteur[1912],
puis que tout moteur forcément ou demeure immobile ou change[1913]
et enfin que s’il change, il le fait par lui-même ou le doit à un autre moteur.
Comme on ne peut pas à l’infini devoir son changement à un autre moteur, on
doit aboutir à un premier moteur[1914]
du changement : parmi les moteurs mobiles, celui qui se change lui-même
pourra agir comme premier ; mais pour l’ensemble des moteurs, il en faut un
premier qui soit immobile. On ne doit quand même pas trouver absurde de se changer
soi-même, puisque le genre des vivants et des animaux en offre beaucoup de cas
manifestes.
#1080.
— Le Philosophe rappelle enfin (259b2)
une objection soulevée et résolue[1915].
Au
moment de prouver l’éternité du changement, en effet, il a soulevé une objection
inspirée des vivants qui, souvent, bien qu’au repos, commencent à changer.
L’intérêt en est que ces vivants automoteurs paraissent conduire à l’opinion
qu’il soit fort possible, dans l’univers entier, que du changement s’effectue
sans qu’il n’y en ait eu auparavant. Ce serait la raison de ce qu’on observe
chez les animaux : souvent, alors qu’ils ne se déplaçaient pas
auparavant, ils commencent à le faire.
En
vue d’obtenir une solution, on doit remarquer que les animaux effectuent par
eux-mêmes un seul changement : leur déplacement. C’est le seul qui soit
soumis à leur appétit. Néanmoins, même pas pour ce mouvement les animaux ne se
changent eux-mêmes à proprement parler, du moins au point qu’aucune autre
cause ne préexiste. En effet, ce n’est pas à l’animal lui-même que revient la
première cause de son déplacement. Il y a d’ailleurs des changements antérieurs,
non pas volontaires, mais naturels, de l’intérieur comme de l’extérieur, où
les animaux ne se changent pas eux-mêmes. Par exemple : leur croissance
et leur décroissance, et leur respiration, qui affectent les animaux même
quand ils reposent, quant à ce déplacement qu’ils effectuent par eux-mêmes.
De
ces changements naturels, la cause est soit l’environnement extérieur : le
ciel et l’air, qui affectent extérieurement les corps des animaux ; soit
quelque chose qui entre en eux, comme l’air entre avec la respiration, et
l’aliment avec l’action de manger et de boire. C’est souvent pareilles
transformations, causées de l’intérieur ou de l’extérieur, qui portent les
animaux à se déplacer alors qu’auparavant ils ne le faisaient pas. La transformation
due à l’aliment le laisse particulièrement voir : les vapeurs résultant
de la digestion portent les animaux à dormir ; puis leur résorption, une fois
l’aliment digéré et absorbé, les éveille, puis les porte à se lever et à se
déplacer. Le premier moteur de son déplacement se trouve donc un agent
extérieur à la nature de l’animal qui se déplace par lui-même.
Par
conséquent, les animaux ne changent pas toujours par eux-mêmes. En effet, tout
animal qui se déplace lui-même implique un moteur antérieur, à la fois mobile
et moteur. Tout à fait immobile, il ferait toujours changer de la même
manière, de sorte que le changement de l’animal serait lui aussi éternel. Mais
comme ce moteur externe qui affecte les animaux change lui aussi, il n’impose
pas toujours le même type de changement.
Par
conséquent, les animaux ne se déplacent pas toujours non plus de la même
manière. C’est qu’en eux tous, le premier moteur responsable de ce que
l’animal se déplace lui-même, l’âme, par exemple, est un moteur mobile, quoique
non par soi, mais par accident. Du fait de déplacer son corps, l’animal déplace
avec lui par accident ce qui s’y trouve, y compris son âme. Forcément donc, le
tout automoteur subit des changements, qui ne le gardent pas dans la même
disposition quant à changer.
#1081.
— Le Philosophe démontre ensuite (259b20)
son propos, sur la base de ce qu’il vient de rappeler : d’abord que le
premier moteur est immobile, puis (259b32)
que le premier changement est éternel.
Le
premier point se divise en deux : le Philosophe démontre d’abord son
propos, puis (259b28)
exclut une objection.
Ce
qui précède, dit-il, laisse à savoir qu’un principe moteur immobile, qui
changerait toutefois par accident, ne suffirait pas à assurer un changement
continu et éternel. Voilà justement pourquoi les âmes des animaux ne font pas
changer sans cesse : c’est qu’elles-mêmes changent par accident. Pourtant,
le changement de l’univers est forcément continu et éternel[1916].
La première cause motrice en tout l’univers doit donc être immobile au point de
ne pas même changer par accident.
Il
se trouve forcément dans la nature un changement immortel et ininterrompu[1917],
lequel garde en même disposition et état l’ensemble de l’être, l’univers.
L’immobilité du principe assure à l’ensemble de l’univers une espèce de
permanence éternelle, pour autant qu’il demeure en continuité avec ce premier
principe immobile du fait d’en recevoir l’influence.
#1082.
— Le Philosophe exclut ensuite (259b28)
une objection.
Un
moteur qui change par accident, a-t-il dit, ne change aucun mobile d’un
changement éternel. Ce principe souffre exception, apparemment, puisque le
Philosophe soutient que les déplacements des sphères inférieures, de celles,
par exemple, du Soleil, de la Lune et des autres planètes, sont éternels.
Pourtant leurs moteurs seraient affectés de déplacements par accident, à
suivre certaines considérations antérieures[1918].
L’âme de l’animal, disait-il, se trouve déplacée par accident parce que le
corps de l’animal subit d’un principe extérieur un déplacement distinct de
celui qui lui vient de l’âme. Or pareillement la sphère du Soleil semble bien
affectée d’un déplacement distinct, se trouvant entraînée par celui de la
première sphère, qui la fait tourner d’est en ouest ; elle ne le tient pas de
son propre moteur, qui la fait au contraire tourner d’ouest en est.
Le
Philosophe exclut cette objection. Changer par accident, dit-il, un moteur peut
le tenir de lui-même ou d’un autre moteur. Cela ne revient pas au même. On peut
ainsi attribuer aux moteurs des sphères des planètes un déplacement par
accident, non toutefois au sens où eux-mêmes seraient déplacés par accident,
mais au sens où les sphères qu’ils déplacent se trouvent entraînées par accident
par le déplacement d’une sphère supérieure. Voilà le sens de son affirmation,
que de changer par accident “par un autre”, c’est-à-dire à cause d’un autre
moteur, s’attribue à certains premiers moteurs des déplacements célestes, en
rapport aux moteurs de sphères affectées de plusieurs déplacements : le
leur propre et celui d’une sphère supérieure. “L’autre changement par
accident”, par contre, celui qu’un moteur subit “par soi”, se rencontre
seulement chez les moteurs corruptibles, comme chez les âmes des animaux.
La
raison de cette différence est que les moteurs des sphères supérieures ne sont
pas constitués en leur être moyennant leur union à des corps, et parce que leur
connexion est invariable. C’est pourquoi, bien que les corps de leurs sphères
soient déplacés, eux-mêmes ne se déplacent pas par accident. Par contre, les
âmes responsables du changement des animaux sont constituées en leur être par
leur union à leur corps, et ce par une connexion qui se modifie. Aussi dit-on
que par accident elles changent elles aussi avec la transformation de ce
corps.
#1083.
— Le Philosophe prouve ensuite (259b32)
que le premier changement est éternel. Il y consacre deux arguments, dont le
premier dépend de ce qui précède et va comme suit.
Le
changement qui n’a pas toujours lieu vient d’un moteur mobile, par soi ou par
accident[1919].
Or le premier moteur est immobile et éternel, tellement qu’il ne change ni par
soi ni par accident. Forcément donc, le premier mobile, comme il doit son
changement à ce moteur tout à fait immobile, change éternellement.
À
remarquer, toutefois, que le Philosophe a prouvé l’immobilité du premier moteur[1920]
sur la base de l’éternité du changement, démontrée antérieurement[1921].
Ici, à l’inverse, il prouve l’éternité du changement sur la base de
l’immobilité du premier moteur. Sa preuve serait circulaire, s’il l’entendait
du même changement.
Aussi,
doit-on préciser, il a prouvé plus haut l’immobilité du premier moteur sur la
base de l’éternité du changement en général ; c’est pourquoi il a parlé alors
d’un changement incessant et immortel parmi les êtres. Ici, par contre, il
prouve l’éternité du premier changement à partir de l’immobilité du premier
moteur. Il en devient encore plus manifeste que la remarque du Commentateur
est fausse, que le Philosophe prouvait, au début de ce livre VIII[1922],
que le premier changement est éternel.
#1084.
— Il présente ensuite (260a1)
son second argument, tiré de l’éternité de la génération.
Cette
éternité du premier changement, dit-il, est manifeste aussi du fait qu’il ne
pourrait y avoir génération et corruption, et ce type de changements non
temporels, sans pareil moteur, à la fois moteur et mobile. Tout changement
dépend en effet d’un moteur[1923]
; la génération et la corruption aussi, forcément, et tout changement de ce
genre.
Elles
ne peuvent cependant dépendre immédiatement d’un moteur immobile, parce que
pareil moteur produira toujours le même changement et de la même manière,
puisque sa disposition et sa relation à son mobile ne changera pas ; or tant
que demeure la même relation de moteur à mobile, le même changement se poursuit
toujours. Pourtant, la génération et la corruption ne se font pas toujours de
la même manière : la même chose tantôt s’engendre, tantôt se corrompt. Ces
changements ne dépendent donc pas immédiatement d’un moteur immobile, mais
d’un moteur mobile. Par contre, le mobile qui change en dépendance d’un moteur
mobile, lequel cependant change en dépendance du moteur immobile, peut jouir
d’une éternité ouverte à l’alternance de changements différents, car puisque le
moteur mobile se rapporte de différentes manières aux mobiles qu’il affecte, il
ne causera pas toujours le même changement ; plutôt, du fait d’agir en des
lieux différents, s’il subit un déplacement, ou revêtant différentes espèces,
s’il subit des altérations, il causera des changements contraires en des
mobiles différents, et les fera tantôt reposer, tantôt changer.
Il
dit imprécisement “en des lieux ou des espèces contraires”, parce qu’on n’a pas
encore montré quelle espèce de changement affecte le premier mobile ; il s’en
enquerra plus loin[1924].
Bref,
parce qu’il change, un moteur entraîne une variété de changements ; mais parce
qu’il change en dépendance d’un moteur immobile, il procure l’éternité à cette
variété de changements. L’éternité de la génération montre donc l’éternité du
premier changement et sa dépendance d’un moteur immobile.
On
doit tout de même le savoir, ces arguments avec lesquels Aristote s’efforce de
prouver l’éternité du premier changement ne concluent pas avec nécessité. Le
premier moteur reste capable, sans aucun changement de sa part, de ne pas sans
cesse produire du changement[1925].
#1085.
— Le Philosophe infère ensuite (260a11)
une conclusion concernant une question laissée irrésolue[1926] :
pourquoi certains mobiles changent-ils toujours et d’autres non?
Ce
qu’on vient de dire, dit-il, en rend la cause manifeste : ce qui doit son
changement à un moteur immobile et éternel change toujours, tandis que ce qui
le doit à un moteur mobile ne change pas toujours. C’est que le moteur
immobile, comme il garde absolument et pareillement la même disposition,
produira un changement unique et simple.
Continuité du premier changement
853. 260a20 On obtiendra sur ces questions plus de clarté encore
en reprenant d’ailleurs : pareil changement continu se peut-il, voilà ce
qu’on doit vérifier. Le cas échéant, quel est-il, quel est donc le tout premier
des changements? Forcément, en effet, il y a toujours du changement et celui
qui nous intéresse[1927] est à la fois premier
et continu, puisque c’est le premier moteur qui le produit. Manifestement
donc, c’est forcément le même et unique qui est continu et premier.
1er changement : un déplacement – Partant des
propriétés des changements – 1er argument
260a26 854. Il existe trois mouvements[1928], touchant
respectivement la grandeur, l’affection et le lieu. On appelle celui-ci
‘déplacement’ et il vient forcément en premier. La croissance ne se peut en
effet sans altération préalable, car ce qui l’assure est à la fois semblable
et dissemblable : “Le contraire est l’aliment du contraire”, dit-on, mais
pourtant : “Tout n’accroît qu’en s’assimilant”. Ce passage de contraire à
contraire requiert forcément altération. Par ailleurs, l’altération requiert
un altérant qui rende, par exemple, chaud en acte ce qui ne l’est qu’en
puissance. Or manifestement, ce moteur ne garde pas toujours la même
disposition, mais se trouve tantôt plus près, tantôt plus loin de ce qu’il doit
altérer. Mais voilà qui ne se peut pas sans déplacement. Comme forcément il
existe toujours du changement, du déplacement aussi forcément, ce premier des
changements, et spécialement son premier, s’il admet premier et second.
2e argument.
855. 260b7 En outre, toute affection ressort
de la densité et de la rareté : de fait, lourd et léger, mou et dur, chaud
et froid passent pour des degrés de rareté. Or la densité et la rareté tiennent
de l’union et de la séparation, auxquelles on attribue la génération et la
corruption des substances. Et en s’unissant et en se séparant, on change forcément
de lieu. Pareillement, certes, en croissant et décroissant, on change aussi
forcément de lieu.
Argument tiré des sens d’antérieur
856. 260b15 L’examen rendra encore manifeste la
primauté du déplacement en partant du fait que ‘premier’, en termes de
changement comme d’autre chose, peut s’entendre en plusieurs sens : on dit
antérieur ce sans quoi autre chose ne sera pas et qui sera tout de même sans
lui, ainsi que ce qui l’est quant au temps et quant à l’être[1929].
Primauté logique
857. 260b19 Or il doit y avoir du changement en
continuité. Des changements consécutifs pourraient certes satisfaire à cette
nécessité ; mais c’est plutôt le fait d’un changement continu, car la continuité
vaut mieux que la consécution et, on l’assume, c’est toujours le mieux qu’on
trouve dans la nature, autant que possible. Or un changement continu peut se
poursuivre toujours – on le montrera plus tard[1930], mais supposons-le dès
maintenant – et seul le déplacement montre cette aptitude. Par conséquent, le
déplacement est forcément premier. Effectivement, le mobile qui se déplace n’a
nullement à croître ni à s’altérer, ni non plus à s’engendrer ou à se
corrompre, tandis qu’aucun d’eux ne se peut sans le changement continu
qu’induit le premier moteur.
Primauté chronologique
858. 260b29 Le déplacement est encore premier
quant au temps, car un être éternel ne peut connaître d’autre changement.
859. 260b30 Pourtant, objectera-t-on, pour n’importe
quelle entité susceptible de génération, son déplacement constitue forcément
le dernier de ses changements : après sa génération, qui vient d’abord,
viennent son altération et sa croissance ; le déplacement, lui, est affaire
d’êtres déjà achevés. Auparavant, cependant, un autre mobile doit se déplacer
pour devenir cause de sa génération, sans être lui-même engendré : pour
tel rejeton, par exemple, son générateur. Certes, la génération passerait
facilement pour le premier des changements, du fait qu’on doive se faire
engendrer d’abord. Mais chaque rejeton a beau le voir ainsi, il requiert bien
un générateur avant lui, qui, lui, ne soit pas engendré ou soit lui-même
précédé d’un autre encore. Ainsi, le premier changement ne peut pas être une génération
; sinon, d’ailleurs, tout mobile serait corruptible. Manifestement donc, il ne
peut non plus être aucun des changements subséquents, c’est-à-dire, ni une
croissance, ni une altération, ni une décroissance, ni une corruption, car
toutes suivent la génération. Par conséquent, si pas même la génération ne
précède le déplacement, aucun des autres changements non plus.
Primauté ontologique
860. 261a13 En général, le sujet de génération,
bien manifestement, est imparfait et en progrès vers son premier agent ; aussi,
ce qui vient après quant à sa génération vient avant quant à sa nature. Or à
tout sujet de génération c’est le déplacement qui vient en dernier :
beaucoup de vivants restent immobiles, faute de l’organe, comme les plantes et
bien des espèces d’animaux ; c’est aux animaux parfaits que le déplacement
appartient. C’est pourquoi, puisque le déplacement appartient plutôt à qui
possède davantage sa nature, il doit précéder en être aussi les autres
changements. Pour cette raison…
861. 261a20 … et parce que le déplacement est
le changement qui fait le moins sortir le mobile de son être. Il constitue le
seul, de fait, où rien ne change de son être, tandis qu’altéré, sa qualité
change, et que croissant ou décroissant, sa quantité change.
862. 261a23 Très manifestement, par ailleurs,
c’est ce changement quant au lieu qu’effectue le plus proprement le mobile
automoteur. Or c’est lui, à notre avis, entre tous les mobiles et les moteurs,
le tout premier des mobiles. Le déplacement est le premier des changements,
voilà qui le rend manifeste.
#1086. — Le Philosophe vient de
démontrer que le premier moteur est immobile et le premier changement éternel.
Il entreprend ici d’identifier[1931] le premier changement
et de définir[1932] le premier moteur.
Cette considération se divise en
deux parties : dans la première, il identifie le premier changement ;
dans la seconde (266a10),
il définit le premier moteur.
L’identification se divise en
deux : le Philosophe annonce d’abord l’objet de son intention, puis (260a26) l’exécute.
Pour plus de précision[1933], dit-il, il faut
reprendre d’ailleurs : vérifier s’il existe un changement capable d’une
continuité infinie et, le cas échéant, quel il est ; même : quel est le
premier des changements.
Ce n’est pas le même changement,
pourrait-on penser, qui est capable de continuité et le premier de tous. Pour
en exclure l’hypothèse, le Philosophe précise que c’est manifestement le
cas : d’une part, il existe forcément toujours du changement ; d’autre
part, le premier se continue éternellement, du fait d’avoir pour cause un premier
moteur immobile ; forcément donc, c’est le même et unique changement qui peut
se continuer éternellement et est le premier.
#1087. — Il démontre ensuite (260a26) son propos :
d’abord avec des arguments, puis (265b17) en alléguant les dires des
Anciens.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord que le premier changement est un
déplacement, puis (261a27)
de quel déplacement il s’agit.
Il démontre le premier point avec
trois moyens termes : d’abord, avec les propriétés des changements, puis (260b15) avec la différence
entre antérieur et postérieur et enfin (261a3) avec l’ordre que les mobiles
présentent.
#1088. — Avec le premier moyen
terme, le Philosophe formule deux arguments. Voici comment il procède quant au
premier.
Il propose d’abord son intention.
Il existe trois espèces de mouvements, dit-il : l’un, appelé ‘croissance
et décroissance’, touche la quantité ; un autre, appelé ‘altération’, touche la
qualité affective[1934] ; un troisième, appelé
‘déplacement’, touche le lieu. C’est forcément lui le premier entre tous.
Puis il prouve ainsi cette
affirmation : la croissance ne peut constituer le premier mouvement, car
elle ne peut se faire sans qu’une altération la précède. C’est que ce grâce à
quoi un vivant croît est en partie différent et en partie pareil. Sa différence
est évidente, car c’est son aliment, qui est d’abord contraire à ce qu’il
nourrit, en raison d’une diversité de disposition. Mais une fois ingéré, il
doit, pour produire la croissance, s’assimiler. Or on ne passe de différence à
ressemblance que par altération. Une croissance doit donc présupposer une
altération qui permette à l’aliment de passer d’une disposition contraire à
l’autre.
Enfin, il montre que toute
altération présuppose un déplacement. Pour s’altérer, en effet, on a besoin
d’un altérant, qui, par exemple, rende chaud en acte, si on l’est en puissance.
Or si cet altérant se trouvait toujours à la même distance du corps à altérer,
il ne le rendrait pas plus chaud à tel instant qu’auparavant. Manifestement
donc, il s’en trouve tantôt plus proche, tantôt plus loin, chose impossible
sans déplacement. Comme forcément il existe toujours du changement, du déplacement
aussi forcément, puisque voilà le premier des changements. Et si, parmi les
déplacements, il y en a un qui vient avant les autres, ce premier spécialement,
si nos prémisses sont vraies, doit être éternel.
#1089. — Le Philosophe présente
ensuite (260b7) ce second argument.
L’altération vise les affections ou
les qualités affectives[1935]. Celles-ci, d’après
l’opinion des Anciens, originent apparemment de la densité et de la rareté.
Le lourd et le léger, en effet, puis le mou et le dur, ainsi que le chaud et le
froid, paraissent dépendre de la rareté et de la densité et se distinguer
d’après elles, car les éléments denses sont aussi lourds et froids, et les
éléments rares sont chauds et légers. C’est vrai de fait en un sens, si on
s’attend que les affections s’ordonnent d’après leur proximité avec leur
principe matériel ; la rareté et la densité, en effet, sont apparemment liées à
la matière[1936]. Or elles constituent,
croit-on, un type d’union et de séparation, lesquels constituent justement,
selon les anciens philosophes, les phénomènes responsables de la génération et
de la corruption des substances. Le Philosophe reçoit ici cette opinion comme
acceptable, en attendant de démontrer la vérité sur la génération et la
corruption, dans son traité De la génération. Or manifestement, en
s’unissant et se séparant, on change du fait même de lieu. L’altération origine
donc du déplacement.
On doit tout de même noter que
c’est l’union et la séparation des corps existant en acte qui relève du
déplacement ; celle qui concerne le fait qu’une même matière entre sous de
grandes ou de petites dimensions ne relève pas du déplacement, mais de
l’altération. Or c’est sous ce rapport qu’Aristote a assigné la notion de rare
et de dense[1937]. Mais ici il parle en
s’accordant avec ce que l’opinion des autres philosophes considérait comme
acceptable.
De même que le déplacement est
requis pour l’altération, de même encore il l’est pour la croissance. En
croissant et décroissant, en effet, on change forcément de lieu : en
croissant, on occupe un lieu plus grand ; en décroissant, on se ramène à un
lieu plus petit. Évidemment, par conséquent, le déplacement est naturellement
antérieur tant à la croissance qu’à l’altération.
#1090. — Le Philosophe prouve
ensuite (260b15) la même chose avec un
second moyen terme : la distinction entre les modalités de l’antérieur et
du postérieur. Cette distinction aussi, dit-il, rendra manifeste que le
déplacement est le premier entre les changements, car en rapport au changement
comme à autre chose on se dit antérieur à autre chose en plusieurs sens.
On dit antérieur en un premier
sens, dit-il, ce dont l’absence fait qu’autre chose ne sera pas non plus et qui
peut toutefois exister sans lui. Ainsi, un est antérieur à deux,
parce qu’il ne peut y en avoir deux s’il n’y en a pas d’abord un, tandis qu’il
peut y en avoir un même s’il n’y en a pas deux. En un second sens, on est dit
antérieur en temps : du fait de se trouver plus loin de l’instant présent
dans le passé ou plus proche de lui dans le futur[1938]. En un troisième sens,
on est dit antérieur quant à son être[1939], c’est-à-dire, quant à
son achèvement ; ainsi, l’acte est antérieur à la puissance et le parfait, à
l’imparfait.
#1091. — Il prouve en second (260b19) que le changement est
premier quant aux trois sens donnés : d’abord quant au premier, puis (260b29) quant au second et
enfin (261a13) quant au troisième.
Il doit toujours, dit-il, y avoir
changement[1940]. Mais on peut
l’entendre en deux sens : en un sens, il s’agirait d’un seul changement
continu ; en l’autre, des changements se suivraient sans comporter
d’intermédiaires. L’éternité du changement se sauve néanmoins mieux s’il s’agit
d’un changement continu ; en outre, il est plus noble d’être continu que
consécutif, car la continuité implique davantage d’unité et d’éternité ; et
il faut toujours admettre le plus noble dans la nature, autant que possible.
Or il y a possibilité qu’un changement se continue à l’infini, mais seulement
si c’est un déplacement ; Cela, on le suppose seulement pour le moment, il
faudra le prouver[1941]. On doit donc, en ressort-il,
supposer la primauté du déplacement.
Effectivement, les autres
changements ne sont pas requis pour qu’il y ait déplacement : le mobile
qui se déplace n’a ni à croître ni à s’altérer, car pour se déplacer on n’a pas
à s’engendrer ou se corrompre, tandis qu’on ne trouve croissance et altération
qu’en ce qui s’engendre et se corrompt. Par contre, ces autres changements ne
peuvent s’effectuer sans présupposer le changement éternel produit par le
premier moteur, lequel, a-t-on dit, doit être un déplacement. Celui-ci peut
donc aller sans les autres, mais non inversement. Aussi est-il premier, au
premier sens de la priorité.
#1092. — Le Philosophe prouve
ensuite (260b29) que le déplacement est
aussi antérieur en temps. Ce point se divise en deux : le Philosophe
montre d’abord qu’à parler absolument le déplacement est antérieur en temps, du
fait qu’à parler absolument, l’entité éternelle est antérieure en temps à
celle qui ne l’est pas. Or seul le déplacement peut être éternel[1942]. À parler absolument,
donc, il est premier en temps.
#1093. — Puis (260b30) il exclut une objection
qui paraîtrait annuler cette conclusion. Dans le cas d’un corps en besoin de
génération, allègue-t-on, le déplacement est le dernier en temps de tous ses
changements : d’abord il s’engendre, ensuite il s’altère, puis croît ; il
en vient à se déplacer seulement une fois déjà parfait ; ainsi l’observe-t-on
clairement chez l’homme et bien des animaux.
Cette constatation, cependant,
n’exclut pas la primauté absolue du déplacement en temps, car, avant tous les
changements subis par ce rejeton, doit venir le déplacement de quelque mobile
antérieur responsable de sa génération : un générateur, par exemple, qui
en soit cause sans avoir pourtant lui-même été engendré.
Que le changement qui précède la
génération soit un déplacement, et qu’il constitue absolument le premier des
changements, le Philosophe le montre ainsi. La génération constitue
manifestement le premier des changements pour un être en besoin de génération,
puisqu’il faut bien commencer à exister avant de se mettre à changer ; cette
vérité vaut pour tout être engendré. Cependant, un mobile qui ne soit pas
engendré doit précéder toute génération d’un être ; si celui qui engendre se
trouve engendré lui aussi, il en faudra encore un autre avant lui ; on doit ou
bien procéder ainsi à l’infini, ce qui est impossible[1943], ou bien parvenir à un
premier.
Il est finalement impossible que la
génération soit première, car il s’ensuivrait alors que tout mobile soit
corruptible. Tout ce qui peut subir génération, en effet, est aussi
corruptible. Si le premier mobile est engendré, il est par suite corruptible,
et avec lui tout mobile subséquent. La génération ne se trouvant donc pas
première absolument, manifestement aucun des changements subséquents ne peut
l’être non plus : ni la croissance, ni l’altération, ni la décroissance,
ni finalement la corruption, qui sont tous des changements postérieurs à la
génération quant au temps. Comme donc la génération ne précède pas le
déplacement, aucun autre changement ne peut lui être antérieur absolument. Or
il faut un premier changement qui le soit absolument ; ce sera donc le
déplacement.
#1094. — Le Philosophe prouve
ensuite (261a13) que le déplacement est
premier en perfection, et ce de deux manières.
D’abord comme suit. Tout ce qui
commence à exister est imparfait durant sa génération et tend vers son premier
agent[1944] : il cherche à
s’assimiler à l’agent de sa production, qui lui est antérieur par nature. Il en
ressort clairement que ce qui est postérieur en génération est antérieur en
nature. Or dans le processus de génération, le déplacement vient en dernier
chez tout sujet de génération ; et ce non seulement chez l’individu, mais aussi
à regarder tout le progrès de la nature d’un sujet de génération à
l’autre : beaucoup de vivants sont tout à fait immobiles quant au lieu,
faute d’organe, comme les plantes, privées des organes du déplacement progressif,
et pareillement beaucoup d’espèces d’animaux ; seuls les animaux parfaits
jouissent du déplacement. Puisque donc le déplacement est réservé aux êtres
“qui possèdent davantage leur nature”, c’est-à-dire, qui parviennent davantage
à la perfection de leur nature, le déplacement se trouve le premier de tous les
changements, sous le rapport de la perfection de l’être.
#1095. — Le Philosophe démontre en
second (261a20) la même chose comme
suit.
Autant un changement enlève moins à
un mobile, autant son sujet est plus parfait ; même le changement en question
se trouve en un sens plus parfait. Or seul le déplacement n’enlève rien qui inhère
au sujet mobile. L’altération, en effet, transforme sa qualité et la croissance
ainsi que la décroissance, sa quantité, qui inhèrent toutes deux au sujet.
Quant à la génération et à la corruption, elles transforment la forme qui
constitue l’essence du sujet. Le déplacement, lui, ne touche que le lieu, qui
le contient de l’extérieur. Par suite, celui-ci est le plus parfait.
#1096. — Le Philosophe prouve
ensuite (261a23) la primauté du
déplacement en usant d’un troisième moyen terme, tiré du mobile.
Manifestement, en effet, le
déplacement caractérise le plus proprement le mobile automoteur. Comme donc
c’est celui-ci le premier parmi les autres moteurs mobiles, et par conséquent
le premier entre tous les mobiles, il s’ensuit que le déplacement, son
changement propre, est le premier parmi tous.
Ainsi donc, en conclut-il, le
déplacement est le premier entre tous les changements.
Intention
863. 261a27 Mais quel est le premier
déplacement? Montrons-le maintenant. La même démarche permettra de rendre
manifeste notre supposition de tantôt[1945], d’ailleurs déjà
avancée auparavant[1946] : un certain
déplacement peut se trouver continu et éternel. Aucun autre changement, cependant,
ne peut l’être ; voici de quoi le manifester.
Pas de continuité en altération ou croissance
864. 261a32 Tout mouvement ou changement[1947] va et vient[1948] d’opposé à opposé[1949] : génération et
corruption le font entre l’être et le non-être ; l’altération, entre les affections
contraires ; la croissance et la décroissance, entre la grandeur et la
petitesse, qui sont, pour une grandeur, sa perfection et son imperfection. Or
aller vers les termes contraires constitue des mouvements contraires. Du fait
donc de ne pas toujours effectuer son mouvement vers tel contraire[1950], on a dû, dans son
existence antérieure, reposer et, manifestement, c’est à l’autre contraire
qu’on l’aura fait.
Pas de continuité en génération et corruption
865. 261b3 Il en va pareillement pour les changements,
car la corruption et la génération s’opposent absolument, et aussi chacune à
chacune. C’est pourquoi, si on ne peut simultanément devenir les opposés, on
n’effectuera aucun changement en continuité ; un temps intermédiaire
interviendra entre ses étapes[1951].
Résolution d’objections
866. 261b7 Cela ne change rien, du reste, que
les changements, s’effectuant entre des termes opposés par contradiction,
soient contraires ou non, pour autant du moins que le même mobile ne puisse les
effectuer ensemble. Cette distinction n’intervenait pas dans l’argument
précédent.
867. 261b10 Cela ne change rien non plus, que
la contradiction n’oblige aucun repos. Ni qu’un changement n’ait pas un repos
pour contraire ; le non-être, où aboutit la corruption, ne repose évidemment
pas. Du moment, en effet, qu’un temps intervient entre les étapes d’un
changement, il n’est déjà plus continu. Ce n’était pas la contrariété, de toute
façon, qui jouait dans l’argument précédent, mais le fait que les changements
opposés ne puissent s’effectuer ensemble.
868. 260b15 Il ne faut pas non plus se troubler
de ce que la même entité en aura alors plusieurs pour contraires : un
mouvement aura ainsi pour contraires à la fois la station[1952] et le mouvement vers le
terme contraire. Il faut tout simplement concéder que de fait le mouvement qui
leur est contraire s’oppose d’une certaine manière à la fois au mouvement et au
repos, en ce sens où l’égal et la juste mesure[1953] s’opposent à la fois à
l’excès et au défaut ; mais tenir à ceci, qu’on ne peut effectuer ensemble les
opposés, qu’il s’agisse de mouvements ou de changements.
Pas de continuité entre changements opposés
869. 261a22 En outre, quant à la génération et
à la corruption, on trouverait tout à fait absurde qu’une fois engendré, on
doive tout de suite se corrompre et ne pas durer quelque temps. Sur leur base,
on peut développer la même conviction pour les mouvements, car la nature tend à
agir pareillement partout.
#1097.
— Le Philosophe vient de démontrer que le déplacement est le premier entre tous
les changements ; il montre ici lequel particulièrement est le premier.
Comme
le même changement, forcément, est continu et le premier[1954],
cette partie se divise en deux autres : le Philosophe montre d’abord quel
changement pourrait demeurer toujours continu, puis (265a13) que
c’est celui-là le premier.
La
première partie se divise en trois : le Philosophe montre d’abord qu’aucun
changement ne peut être continu, sauf le déplacement, puis (261b27)
qu’aucun déplacement ne le peut non plus, sauf le déplacement circulaire et
enfin (264b9)
que celui-ci le peut.
Le
premier point se divise en deux : le Philosophe annonce d’abord son
propos, puis (261a32)
le prouve.
Voilà
déjà démontré, dit-il, que le déplacement est la première entre toutes les espèces
de changements ; il reste à montrer quel déplacement est le premier, car il y
en a aussi plusieurs espèces[1955].
La
même démarche, c’est-à-dire, la même technique, la même considération
technique, rendra manifeste notre déclaration d’il y a peu[1956],
notre supposition dès le début de ce livre[1957],
qu’il est un type de changement qui peut être continu et éternel. Le même, en
effet, doit être le premier et continu[1958]
; aussi les deux qualités tombent-elles sous la même considération. Voici donc
de quoi rendre manifeste qu’aucune autre espèce de changement que le
déplacement ne pourrait être continue et éternelle.
#1098.
— Le Philosophe démontre ensuite (261a32)
son propos, et ce en deux points : il montre d’abord qu’aucune autre
espèce que le déplacement ne peut donner un changement continu et éternel qui
en reste un seul et même, puis (261a22)
que deux changements distincts opposés ne peuvent pas se succéder sans
interposition de repos.
Le
premier point se divise en deux : le Philosophe montre d’abord son propos,
puis (260b7)
exclut des objections.
Le
premier point se divise en deux : le Philosophe montre son propos d’abord
dans les mouvements, puis (260b3)
dans les changements.
Il
énonce d’abord une proposition communément vraie pour les mouvements et les changements :
tous vont et viennent d’opposé à opposé[1959],
bien que le déplacement fasse d’une certaine manière exception à cette règle
générale[1960].
La génération et la corruption, ces changements, le font entre l’être et le
non-être ; l’altération, entre “les affections contraires”, c’est-à-dire, les
qualités affectives contraires, comme le chaud et le froid, le blanc et le
noir ; enfin, la croissance et la décroissance, entre le grand et le petit,
c’est-à-dire, le parfait et l’imparfait en grandeur ou quantité.
Or
on l’a rendu manifeste[1961],
tendre, dans son mouvement, à des termes contraires entraîne des mouvements
contraires : l’altération qui tend au blanc contrarie donc celle qui tend
au noir. Or les contraires ne peuvent coïncider : quand on va vers le
blanc, on ne va donc pas simultanément vers le noir. Même si, au moment de
commencer à aller du blanc au noir, et de se noircir, on se blanchissait pour
devenir blanc, on ne pouvait manifestement pas alors être simultanément en
train de se noircir. Dans son existence antérieure, comme on n’a pas toujours
effectué son mouvement vers tel contraire déterminé[1962],
on doit admettre qu’on a d’abord reposé du repos opposé à ce mouvement, car
tout mobile ou repose ou change. Manifestement donc[1963],
quand on va à un contraire, on a reposé à un certain moment du repos opposé à
ce mouvement. Par suite, aucun mouvement vers un contraire ne peut être continu
et éternel.
Si
on joint à cette conclusion la proposition d’abord supposée, que tout mouvement
d’altération, de croissance ou de décroissance va tantôt à un contraire tantôt
à l’autre[1964],
il s’ensuit qu’aucun pareil mouvement ne peut être continu et éternel.
#1099.
— Le Philosophe démontre ensuite (261b3)
la même chose pour les changements, c’est-à-dire pour la génération et la
corruption : celles-ci s’opposent à la fois universellement, étant donné
l’opposition commune entre être et non-être, et en particulier[1965],
comme la génération du feu s’oppose à sa corruption, étant donné l’opposition
propre entre son être et son non-être.
Si
alors ces changements opposés ne peuvent coïncider, aucun ne sera continu et
éternel, tout comme il en allait pour les mouvements : entre deux
générations du même être, un temps intermédiaire de corruption devra
intervenir, et pareillement, entre des corruptions, un temps de génération.
#1100.
— Le Philosophe exclut ensuite (261b7)
trois objections.
D’abord,
on pourrait dire que, comme l’opposition entre changements est fonction de
celle de leurs termes, et que les termes de la génération et de la corruption
ne sont pas contraires, mais présentent une opposition de contradiction, la
génération et la corruption ne se contrarient pas. Par conséquent, le même
argument ne vaudra pas pour elles et pour les mouvements qui, eux, se
contrarient.
Le
Philosophe répond à cette objection que cela ne change rien pour les
changements si, du fait qu’ils se distinguent en rapport à des termes
contradictoires, ils se contrarient ou non, tant qu’il reste vrai que le même
mobile ne puisse effectuer ensemble les deux. Que dans le cas précédent des mouvements
cette incapacité ait tenu au fait qu’ils se contrariaient n’était en rien
requis à la validité de l’argument.
#1101.
— Le Philosophe exclut ensuite (261b10)
une seconde objection.
On
pourrait aussi concéder que si on n’effectue pas toujours son mouvement vers
le même contraire[1966],
on a dû reposer auparavant, puisque le mouvement s’oppose au repos. Mais
objecter alors que cela ne s’applique pas aux changements de génération et de
corruption, puisque aucun repos ne s’y oppose, à parler proprement[1967].
Le
Philosophe réplique à cette objection que cela ne change rien à l’argument
proposé, qu’on n’ait pas à reposer à l’un des termes contradictoires. Ni non
plus si le changement n’a pas le repos pour contraire, comme certes ce qui
n’existe pas ne peut pas reposer : la corruption va vers le non-être ; au
terme de la corruption, rien ne pourrait donc reposer. Il suffit simplement au
propos de l’argument qu’intervienne un temps intermédiaire entre deux
générations ou entre deux corruptions. Par suite, aucun de ces changements ne
sera continu.
À la
fin de cette réplique, le Philosophe revient à la première objection. La
raison pour laquelle cela ne change rien que les changements entre termes
contradictoires soient contraires on non, c’est que déjà dans l’argument
précédent[1968],
à propos des mouvements, l’intérêt n’était pas de trouver de la contrariété
entre les mouvements contraires, mais qu’ils ne puissent pas s’effectuer
ensemble. Or cela n’est pas propre aux contraires, mais commun à tous les
opposés.
#1102.
— Le Philosophe exclut ensuite (260b15)
une troisième objection.
Ils
sont contraires, supposait-il[1969],
les mouvements qui tendent à des contraires. Or le mouvement contrarie aussi
le repos. Une seule et même entité aurait donc deux contraires, ce qu’il prouve
ailleurs être impossible[1970].
Il
ne faut pas s’en troubler, dit-il, en excluant cette objection. On doit tout
simplement le concéder : un mouvement contraire s’oppose d’une certaine
manière à la fois au mouvement contraire et au repos. Il s’oppose au mouvement
contraire au sens d’une contrariété directe, mais au repos plutôt comme à sa
privation. Cette dernière comporte tout de même quelque chose d’une contrariété,
du fait que le repos opposé[1971]
constitue la fin et le complément du mouvement contraire. De façon similaire,
l’égal et la juste mesure s’oppose d’une certaine manière à deux termes :
à l’excès et au défaut[1972],
c’est-à-dire, au grand et au petit, où l’opposition principale est celle qui a
nature de privation[1973].
Mais il faut réitérer qu’on ne peut effectuer ensemble ni des mouvements
opposés ni des changements opposés.
#1103.
— Le Philosophe a maintenant prouvé qu’un temps intermédiaire doit intervenir
entre deux mouvements ou changements de la même espèce. Et aussi qu’aucun
changement unique, c’est-à-dire, vers l’un des opposés, ne peut être éternel et
continu. Il montre ensuite (261a22)
que des mouvements ou changements opposés ne peuvent non plus se succéder sans
qu’intervienne un temps intermédiaire. Manifestement en effet, pour ce qui
est de la génération et de la corruption, il serait tout à fait absurde que dès
qu’on a complété sa génération, on doive aussitôt commencer sa corruption ; et
qu’une fois engendré on ne dure pas quelque temps. Il serait tout à fait vain
d’engendrer quoi que ce soit, si cela ne demeurait pas du tout en existence.
À
observer ces changements, on peut développer la même conviction pour les
autres : il est naturel de trouver la pareille partout, car la nature
garde toujours le même mode d’opération. On vient de le remarquer : il
serait absurde de se corrompre dès qu’on est engendré. Il serait tout aussi
absurde qu’on noircisse dès qu’on est arrivé à blanchir et qu’on décroisse dès
qu’on a complété sa croissance. Tout cela frustrerait l’intention de la nature.
Intention : le déplacement circulaire, seul changement infini
possible
870. 261b27 Déclarons maintenant possible
l’existence d’un changement qui, tout en demeurant le même et unique, se
continue à l’infini et montrons qu’il s’agit du déplacement circulaire.
Méthode : par élimination
871. 261b28 Tout déplacement s’effectue sur une
ligne courbe, droite ou mixte. Par suite, si l’un des deux déplacements simples
ne peut être continu, celui qui se compose des deux ne le peut pas non plus.
Discontinuité du déplacement droit – 1er
argument : discontinuité des contraires
872. 261b31 Or manifestement, on ne se déplace
pas de manière continue sur une droite finie, car on va et vient[1974], et aller et venir sur
une droite constituent des déplacements contraires. Le haut et le bas
constituent en effet des lieux contraires, de même que l’avant et l’arrière, et
la gauche et la droite ; voilà justement les contrariétés du lieu. On se
rappelle la définition du changement un et continu : c’est celui d’un seul
mobile, en un seul temps, quant à un objet sans différence d’espèce. Un
changement implique de fait trois éléments : le mobile, un homme ou un
dieu, par exemple ; le moment, à savoir, un temps[1975] ; et en troisième,
l’objet, c’est-à-dire un lieu, une affection, une espèce ou une grandeur. Or
les contraires, du fait de différer d’espèce, rompent l’unité ; quant aux
différences du lieu, ce sont celles qu’on vient d’énumérer. Un signe que le
déplacement de A à B[1976] contrarie celui de B à
A, c’est qu’effectués ensemble, ils s’arrêtent et s’interrompent mutuellement.
Il en va de même sur une courbe : là aussi le déplacement de A à B
contrarie celui de A à C, puisqu’ils s’arrêtent l’un l’autre, même s’ils sont
continus et n’impliquent aucun va-et-vient. C’est que les contraires se
corrompent et s’empêchent l’un l’autre. Toutefois, le déplacement de côté ne
contrarie pas celui vers le haut.
2e argument : repos inévitable
873. 262a12 Ce qui surtout rend manifeste que
le déplacement sur une droite ne peut être continu, c’est qu’aller et venir
exige de s’arrêter. L’exigence ne vaut d’ailleurs pas seulement sur une droite,
mais aussi sur une courbe. Ce n’est pas pareil, en effet, se déplacer
‘circulairement’ et ‘sur une courbe’[1977] :
dans le premier cas, on continue en cercle sans interruption ; dans le second,
on revient au point d’où on était parti et on en repart encore sur la même
courbe. Ce second cas exige qu’on s’arrête. Non seulement le sens nous en
persuade, mais aussi la raison. On assume ce principe : entre ces trois
positions, début, milieu et fin, le milieu joue pour chacun des deux autres le
rôle de l’autre ; numériquement un, il commande deux définitions. Autre
principe à assumer : il faut distinguer ce qui est en puissance et ce qui
est en acte. Partant, n’importe quel point entre les extrémités de la droite
est un milieu en puissance, mais n’en est pas un en acte, tant qu’on ne divise
pas cette droite en s’y arrêtant et en en repartant. C’est alors que le milieu
devient début et fin : début de la seconde partie, fin de la première ;
parti de A, par exemple, le mobile s’arrête à B[1978], puis en repart vers C.
Quand, par contre, il se déplace de manière continue, le mobile ne peut, parti
de A[1979], ni être arrivé à B ni
en repartir, mais seulement s’y trouver à tel instant, mais en aucun temps, si
ce n’est globalement en ABC[1980], dont l’instant en
question constitue une division potentielle[1981]. Toujours, par contre,
si, parti de A, le mobile[1982] arrivait à une position
B et en repartait, il s’y arrêterait, car il ne pourrait pas y arriver et en
repartir simultanément ; il lui faudrait le faire en des points distincts du
temps, ce qui impliquerait du temps entre eux. Il reposerait donc en B. Il en
va pareillement pour tout autre point intermédiaire, car le même argument vaut
pour tous : chaque fois que, parti de A, le mobile[1983] usera d’un point
intermédiaire[1984] comme d’une fin et d’un
début, il s’y arrêtera forcément, du fait d’en faire un point double, comme
justement on fait en le concevant[1985]. Mais en réalité, il
part du point A, le début, et arrive à C, où seulement il achève son
déplacement et s’arrête.
#1104. — Le Philosophe vient de
montrer qu’à part le déplacement, aucun changement ne peut être continu et
éternel. Il montre ici qu’à part le déplacement circulaire, aucun déplacement
ne peut l’être, et ce en deux points : le Philosophe prouve son propos
d’abord démonstrativement, puis (264a80) rationnellement[1986].
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe, d’abord, démontre son propos, puis (262b8), partant de la vérité
démontrée, résout certaines difficultés.
Le premier point se divise en
trois. Le Philosophe, d’abord, annonce son intention principale : il
entend montrer possible l’existence d’un changement qui, demeurant un seul et
même, se continue à l’infini ; il veut prouver aussi que seul le déplacement
circulaire montre cette aptitude. C’est ce qu’il démontrera en premier.
#1105. — Le Philosophe montre
ensuite (261b28) comment on doit
procéder.
Tout mobile selon le lieu, dit-il,
effectue un déplacement circulaire ou droit, ou composé des deux modalités,
comme celui effectué sur une corde et un arc. Manifestement, si l’un des deux
simples, le circulaire ou le droit, ne peut se continuer à l’infini, le pourra
encore moins un déplacement composé de l’un et l’autre. Aussi faut-il laisser
de côté le déplacement composé et ne traiter que des simples.
#1106. — Le Philosophe montre enfin
(261b31) que le déplacement
droit, c’est-à-dire, effectué sur une grandeur droite et finie, ne saurait se
continuer à l’infini. Par conséquent, aucun déplacement droit ne peut se
continuer à l’infini, sauf à admettre une grandeur infinie en acte, chose
prouvée impossible[1987].
Il use à cet effet de deux
arguments.
Voici le premier. Se déplacer à
l’infini sur une grandeur droite et finie implique du va-et-vient[1988]. Or une grandeur finie
se parcourt en un temps fini.[1989] Une fois donc atteint
le terme de la grandeur, le déplacement cessera, à moins d’un retour vers le
début de la grandeur, là où il a commencé. Cependant, pareil déplacement droit
en va-et-vient inclut des déplacements contraires. En voici la preuve.
Les changements contraires sont
ceux qui s’effectuent entre des termes contraires[1990]. Or les contrariétés
du lieu sont le haut et le bas, l’avant et l’arrière, la droite et la gauche.
Et justement, tout va-et-vient doit se faire selon l’une de ces contrariétés.
Il inclut donc des déplacements contraires.
Le changement un et continu, par
contre, c’est celui d’un seul sujet, en un seul temps, effectué quant au même
objet, sans différence d’espèce[1991]. Car il y a trois
éléments à considérer en tout changement. Le premier est son temps. Le second
est le sujet mobile : un homme, par exemple, ou un dieu, pour ceux qui
considèrent les corps célestes comme des dieux. Le troisième est son
objet : le déplacement demande un lieu ; l’altération, une affection,
c’est-à-dire une qualité affective ; la génération et la corruption, une espèce
; la croissance et la décroissance, une grandeur.
Manifestement, les contraires
comportent différence d’espèce. Par conséquent, des changements contraires ne
peuvent pas présenter unité et continuité. Les six différences mentionnées
constituent les différences spécifiques du lieu ; elles se contrarient
forcément, puisque tout genre exige des différences contraires. Impossible,
donc, en effectuant du va-et-vient, d’effectuer un déplacement unique et
continu.
#1107. — On pourrait avoir de la
difficulté à saisir que le va-et-vient implique des déplacements contraires.
C’est que, dans le lieu, la contrariété n’apparaît pas aussi manifeste et
déterminée que dans les autres genres de changements[1992]. Aussi le Philosophe
ajoute-t-il un signe pour le montrer, en plus de l’argument qu’il vient de
donner à partir de la contrariété des termes.
Un signe, dit-il, que dans le
va-et-vient le déplacement de A à B contrarie celui de B à A, c’est que,
effectués ensemble, “ils s’arrêtent et s’interrompent mutuellement” : l’un
empêche l’autre et l’oblige à s’arrêter.
D’ailleurs, cela n’affecte pas
seulement le va-et-vient d’un déplacement droit, mais aussi celui d’un
déplacement circulaire. Marquons en effet sur un cercle trois points A, B et C.
Manifestement, si on part de A vers B, puis de A vers C dans l’autre direction,
on créera un va-et-vient et ces deux déplacements s’empêcheront : l’un
bloque l’autre, c’est-à-dire, le force à s’arrêter. Par contre, continuer de A
à B, puis par B à C, n’impliquera plus va-et-vient.
Les déplacements en va-et-vient, tant
sur une droite que sur une courbe, s’empêchent parce que c’est justement de la
nature des contraires de s’empêcher et de se corrompre réciproquement.
Par contre, des déplacements
différents sans être contraires ne s’empêchent pas. Par exemple, celui qui va
en haut et celui qui va de côté, à droite ou à gauche, ne s’empêchent
pas : on peut très bien aller à la fois en haut et à droite.
#1108. — Le Philosophe apporte
ensuite (262a12) son deuxième argument
pour montrer que le déplacement en va-et-vient ne peut garder une continuité
infinie. Celui-ci se tire du repos qui doit intervenir.
Ce qui surtout rend manifeste qu’un
déplacement droit ne peut pas garder une continuité infinie, c’est le fait
qu’aller et venir exige repos entre l’aller et le retour. Cette exigence se
vérifie d’ailleurs non seulement sur une droite, mais aussi sur une courbe.
Pour éviter qu’on confonde se
déplacer ‘sur une courbe’ et ‘circulairement’, il précise que ce n’est pas la
même chose se déplacer “circulairement”, en se conformant à la nature du
cercle, et se déplacer “sur une courbe”, c’est-à-dire parcourir une courbe.
Parfois, en effet, on se déplace en
adoptant une continuité, du fait de parcourir un cercle partie après partie,
suivant leur ordre ; voilà ce qu’est un déplacement circulaire.
Parfois, par contre, bien qu’on se
déplace sur une courbe, on retourne à son point de départ, sans continuer à
parcourir les parties du cercle selon leur ordre ; plutôt, on revient en
arrière ; cela implique va-et-vient.
Que donc ce va-et-vient se fasse
sur une droite ou sur une courbe, du repos devra intervenir entre les deux.
#1109. — On peut s’en persuader non
seulement avec le sens, du fait d’une évidence sensible, mais aussi avec la
raison.
La raison aura besoin d’assumer le
principe suivant. Entre ces trois éléments d’une grandeur à parcourir :
son début, son milieu et sa fin, son milieu joue pour chacun des deux autres le
rôle de l’autre : pour la fin il est début et pour le début il est fin ;
bien que sujet unique, il commande alors deux définitions. On a encore besoin
d’assumer un autre principe : il faut distinguer ce qui est en puissance
et ce qui est en acte.
Ceci entendu, n’importe quel point,
il faut le remarquer, n’importe quel point désigné entre les termes de la ligne
qu’on parcourt constitue un milieu en puissance. Il n’en est néanmoins pas un
en acte tant que le déplacement ne donne pas occasion de le diviser, à savoir,
tant qu’on ne s’arrête pas à ce point et qu’on n’en repart pas. Alors seulement
ce milieu devient en acte début et fin : début du second déplacement,
puisqu’on repart de là, mais fin du premier, puisqu’en y reposant, on l’a
terminé là. Supposons donc une ligne dont le début soit A, le milieu B et la
fin C. Supposons aussi qu’on se déplace de A à B, qu’on s’y arrête, puis qu’on
reparte de B pour aller jusqu’à C. Manifestement alors, B est en acte la fin du
premier déplacement et le début du second.
Par contre, si on se déplace de
manière continue de A à C, sans interposition d’aucun repos, on ne peut prétendre
“être arrivé”, c’est-à-dire, aboutir, ni au point A[1993], ni au point B, ni “en
repartir”, c’est-à-dire, s’en retirer. On peut seulement dire qu’on se trouve à
A ou à B “à tel instant”, non en tel temps, si ce n’est au sens où on se
prétend quelque part en tel temps du fait de s’y trouver à un instant de ce
temps. Ainsi, en se déplaçant en un temps de manière continue de A à C, on se
trouvera à B à tel instant, division du temps concerné ; on dira alors qu’on
s’est trouvé à B en ce temps pris globalement, suivant cette manière de parler
dont on dit qu’on se déplace tel jour, du fait qu’on le fait en une partie de
ce jour.
Toutefois, on acceptera
difficilement qu’on n’arrive à aucun point marqué sur une grandeur sur laquelle
on se déplace, et qu’on n’en reparte pas non plus, alors qu’on y effectue un
déplacement continu. Aussi le Philosophe prend-il la peine de le prouver. À
supposer, dit-il, qu’on arrive à un point marqué sur cette grandeur et qu’on en
reparte, on devra y reposer. On ne peut pas, en effet, arriver au point B et en
repartir au même instant, parce qu’il s’agit d’actions contraires, qu’on ne
peut donc accomplir au même instant.
C’est donc forcément à des instants
distincts du temps qu’on arrive à un point d’une grandeur et qu’on en repart.
Forcément aussi, entre deux instants quelconques intervient un temps intermédiaire.
Il s’ensuit donc que, parti de A[1994], on repose en B, car
tout mobile qui se trouve quelque part un temps est au même point pour une
succession d’instants[1995]. On doit en dire autant
de tout autre point intermédiaire qu’on signalerait[1996], car le même argument
vaut pour tous.
Manifestement donc, en se déplaçant
de manière continue sur une grandeur, on n’arrive à aucun de ses points
intermédiaires, ni n’en repart. Car dire qu’on ‘arrive’ à tel point, qu’on ‘s’y
produit’, qu’on ‘s’y fait présent’ signifie toujours que ce point est le terme
de son déplacement[1997].
Et dire qu’on ‘en repart’ ou qu’on
‘s’en absente’[1998], c’est signifier que ce
point en constitue le début. Or aucun point intermédiaire d’une grandeur n’est
en acte début ni fin d’un déplacement, parce que celui-ci ne s’y termine pas et
n’y commence pas. Chacun l’est en puissance seulement : le déplacement pourrait
y commencer ou s’y terminer. Aussi on n’arrive pas à un point intermédiaire et
on n’en repart pas, bien que, de manière absolue, on dise s’y trouver à tel
instant. La présence d’un mobile à un point de la grandeur qu’il parcourt se
compare à son déplacement entier comme l’instant au temps.
#1110. — Cependant, quand, parti de
A, on use du point intermédiaire B comme d’un début et d’une fin en acte, on
doit s’y arrêter, puisque c’est en s’y arrêtant et en en repartant qu’on fait
qu’un point unique revête deux natures : celles d’un début et d’une fin,
comme on doit le faire en le concevant. En effet, on peut concevoir d’un coup
un point, puisqu’il constitue un sujet unique ; mais si on le conçoit à part
comme début et comme fin, on ne peut faire cela d’un coup. De même, lorsqu’en
se déplaçant, on use d’un point comme unique, on n’y est qu’un instant ; mais
lorsqu’on en use comme de deux : un début et une fin en acte, on y est
forcément deux instants, et par conséquent en un temps intermédiaire, de sorte
qu’on y repose.
Manifestement donc, en se déplaçant
de manière continue de A à C, on n’est jamais arrivé au point intermédiaire B
et on n’en est jamais reparti, on ne s’y est jamais fait présent, ni ne s’en
est absenté. Plutôt, on est parti ou s’est absenté du premier point, A, comme
d’un début en acte ; puis on est arrivé ou s’est fait présent en un dernier
point, C, parce que là le déplacement s’achève et on repose. On doit porter
attention qu’en ce qui précède, A prend tantôt la place du mobile, tantôt celle
du début de la grandeur[1999].
#1111. — Tout cela l’a rendu
évident : le va-et-vient, sur une grandeur circulaire comme sur une
droite, ne peut pas être continu, mais se voit interrompre par un repos intermédiaire,
parce que le même point devient en acte fin de l’aller et début du retour. Dans
un déplacement circulaire comme tel, par contre, on n’use pas d’un point de la
grandeur à la fois comme début et comme fin en acte, mais de tout point comme
d’un point intermédiaire. C’est pourquoi le déplacement circulaire peut être
continu, mais pas, même sur un cercle, celui qui implique va-et-vient.
Première : un déplacement continu implique arrêts et repos
multiples
874. 262b8 Par suite, voici comment répliquer
à une difficulté spéciale. Supposons E égale à Z[2000], et laissons A se
déplacer d’une manière continue de son extrémité vers C. Supposons aussi qu’au
moment où A se trouve au point B, D continue à se déplacer régulièrement de
l’extrémité de Z vers I, à la même vitesse que A.
D parviendra alors à I avant que A ne parvienne à C, car en se mettant en mouvement
avant, on doit arriver avant[2001]. A, en effet[2002], ne pouvait pas
simultanément arriver à B et en repartir ; c’est pourquoi il a pris du retard.
S’il avait fait les deux simultanément, il n’en aurait pas pris ; mais il lui
a fallu s’arrêter.
Solution
875. 262b17 Il ne fallait donc pas supposer
qu’au moment où A arrivait à B, D partait simultanément du terme Z[2003], en arguant qu’une fois
A arrivé à B, il doit aussi en repartir, et pas simultanément ; il s’y est
plutôt trouvé à une coupure du temps, non durant un temps. On ne peut donc pas
appliquer cette distinction au mobile continu : on doit la réserver à
celui qui va et vient. En effet, si I montait vers D, puis en redescendait, il
userait de l’extrémité D comme d’une fin et d’un début, de ce point unique
comme de deux. C’est pourquoi il lui faudrait s’arrêter : il ne pourrait
pas arriver à D et en repartir simultanément, puisque cela le ferait y être et
ne pas y être au même instant. À lui on ne doit tout de même pas appliquer la
solution actuelle et prétendre que I est à D à une coupure de temps, de sorte
qu’il n’y soit pas arrivé ni n’en soit reparti, car il doit y venir comme à une
fin en acte, non en puissance. Bref, le mobile continu se trouvait à un point
intermédiaire en puissance, mais celui qui va et vient se trouve à un point en
acte : à partir du bas, c’est une fin ; à partir du haut, c’est un début.
Il en va donc de même pour les déplacements[2004]. Aller et venir sur une
droite implique de s’arrêter ; sur la droite, on ne se peut donc pas effectuer
de déplacement continu et éternel.
Deuxième, signée Zénon : se déplacer requiert de parcourir
l’infini
263a4 876. On doit répliquer de la même
manière à qui demande[2005] en s’inspirant de
l’argument de Zénon. On réclame[2006], puisqu’il faut
toujours dépasser la moitié[2007], de se faire accorder
qu’il y en a une infinité et que l’infini ne peut se parcourir. Ou bien, pour
demander autrement en s’inspirant du même argument, on réclame de se faire
accorder que parcourir la moitié d’une distance présuppose de compter une à
une chacune des moitiés qu’elle génère. Par conséquent, la parcourir toute
impliquerait de compter un nombre infini, ce qui, de l’avis commun, est
impossible.
877. 263a11 Lors de premières considérations
sur le changement, on a résolu en alléguant que le temps renferme lui-même une
infinité de parties. Rien d’absurde, en effet, à parcourir une infinité en un
temps infini. Surtout que l’infini se retrouve pareillement dans la longueur et
dans le temps.
878. 263a15 Cette solution suffisait pour contrer
le demandeur d’alors, car il demandait simplement si parcourir ou compter une
infinité de parties se peut en un temps fini. Elle ne suffit néanmoins pas en
rapport à la réalité et à la vérité : si, oubliant la longueur et la
demande sur la possibilité d’en parcourir une infinité de parties en un temps
fini, on pose la même question sur le temps lui-même, puisqu’il présente lui
aussi une infinité de divisions, cette solution ne suffit plus.
879. 263a22 On doit plutôt alors alléguer cette
vérité précisément qui a fondé l’argumentation de tantôt : diviser la
ligne continue en deux moitiés, c’est user d’un point unique comme s’il en
était deux, car c’est en faire à la fois un début et une fin. C’est bien le
résultat qu’on obtient quand on en fait un nombre, quand on la divise en ses
moitiés : divisés de la sorte, ni la ligne, ni le déplacement ne
resteront continus. Le déplacement continu, en effet, requiert une ligne
continue. Celle-ci peut bien renfermer une infinité de moitiés ; elles n’y sont
cependant pas en acte[2008], mais en puissance. Si
on les réduit en acte[2009], on ne continuera plus,
on s’arrêtera. Manifestement, c’est précisément ce qui arrive à qui compte
les moitiés : forcément, il comptera un point unique comme s’il en était
deux ; il en fera la fin d’une moitié et le commencement de l’autre, si, au
lieu d’une seule ligne continue, il compte deux moitiés. Aussi, à qui demande
si l’on peut parcourir une infinité de parties, que ce soit d’un temps ou d’une
longueur, on doit répondre que oui en un sens, mais non en un autre : au
sens d’une infinité en acte, on ne le peut pas ; au sens d’une infinité en
puissance, par contre, on le peut. En effet, en se déplaçant d’une manière
continue, c’est par accident qu’on parcourt une infinité, mais non absolument,
car c’est par accident que la ligne comporte une infinité de moitiés, mais son
essence et sa réalité sont différentes[2010].
Troisième : génération et corruption impliquent contradiction
880. 263b9 Par ailleurs, on doit toujours,
quant à la réalité concernée, rapporter à son statut postérieur le point qui
divise son temps en une partie antérieure et une postérieure. Sinon,
manifestement, la même réalité se trouvera simultanément à être et à ne pas
être ; même engendrée[2011], elle se trouvera
encore à ne pas être. Ce point qui, de fait, est commun aux deux parties,
à l’antérieure et à la postérieure, demeure néanmoins le même et unique point,
numériquement. C’est en sa définition qu’il varie et se trouve la fin d’une
partie et le début de l’autre. Il appartient toujours cependant à la situation
postérieure de la réalité concernée.
881. 263b15 Supposons un temps ACB et une
réalité D. Supposons celle-ci blanche durant le temps A, mais non durant le
temps B. En C, donc, elle sera blanche et ne le sera pas. Il paraît vrai, en
effet, de la dire blanche en tout instant de A, du fait de la supposer blanche
durant tout ce temps, et en tout instant de B de nier qu’elle le soit. Or C se
retrouve dans les deux.
882. 263b20 Il ne fallait donc pas accorder
qu’elle soit blanche “tout le temps A”, mais excepter le dernier instant C qui,
déjà, appartient au statut postérieur[2012]. Si durant tout A,
notre réalité devenait blanche, ou cessait de l’être, en Γ elle l’était déjà
devenue ou avait déjà cessé de l’être. C’est donc en premier à cet instant
qu’il est vrai de dire qu’elle commence ou cesse d’être blanche. Autrement,
devenue blanche elle ne le sera pas encore et ayant cessé de l’être elle le
sera encore ; ou bien elle le sera et ne le sera pas simultanément. D’une façon
générale, elle devra être et n’être pas à la fois.
Corollaire : le temps ne se divise pas en parties indivisibles
883. 263b26 Par ailleurs, si, pour exister,
alors que d’abord on n’existe pas, on doit s’engendrer et si, pendant qu’on
s’engendre, on n’est pas encore, le temps ne peut se diviser en temps
indivisibles. Autrement, en supposant que D devienne blanc durant le temps A,
il le serait déjà devenu et en même temps serait déjà blanc en un autre temps
indivisible[2013] et voisin B ; par
ailleurs, comme en A il le deviendrait et ne le serait pas encore, mais en B le
serait déjà, une génération devrait intervenir entre A et B, avec, par
conséquent, un temps où elle s’effectue. La même objection[2014] ne vaudrait pas contre
qui ne prétend pas ainsi à des temps indivisibles[2015], mais plutôt, au même
temps où D devenait blanc, il l’est devenu et l’est déjà, à savoir, à son
dernier point, qu’aucun autre ne voisine ni ne suit. Les temps indivisibles,
par contre, sont consécutifs. Manifestement, si D devenait blanc en tout le
temps A, le temps où il l’était déjà devenu et le devenait n’est pas plus grand
que celui en lequel tout entier il le devenait seulement. Voilà donc, ceux-là
et de pareils, des arguments appropriés pour s’en convaincre.
#1112. — Le Philosophe vient de
montrer qu’un déplacement où on va et vient ne peut demeurer continu et un ;
partant de là, il résout ici trois difficultés, consacrant une partie à
chacune.
La première partie se divise en
deux : le Philosophe présente d’abord la difficulté, puis (262b17) la résout.
#1113. — Notre argumentation pour
prouver que le déplacement impliquant va-et-vient n’est pas continu[2016] peut aussi, dit-il,
servir à résoudre une difficulté.
Voici la difficulté dont il s’agit.
Supposons deux grandeurs égales, E et Z, et deux mobiles de vitesse égale, A et
D. A, supposons encore, partant de l’extrémité, c’est-à-dire, du début de la
grandeur E, se déplace de manière continue vers C, tandis que D se déplace
vers I. Marquons, dans la grandeur E, un point intermédiaire B, distant de C
exactement comme, dans la grandeur Z, un point Z est distant de I. Supposons
encore que simultanément, quand A, dans son déplacement continu, ‘se fait
présent’ au point B, le mobile D, dans son déplacement continu, ‘s’absente’ de
Z pour aller vers I. Comme les déplacements des deux mobiles sont réguliers et
de vitesse égale, D arrivera à I avant que A n’arrive à C. En s’absentant
avant, en effet, on arrive avant à la fin d’une grandeur égale ; or D s’est
absenté de Z avant que A ne s’absente de B, parce qu’il l’a fait quand A
arrivait à B. Dans cet ordre de choses, A ne peut être arrivé à B en même temps
qu’il s’en est absenté : il a dû le faire après y être arrivé ; s’il y était
arrivé en même temps qu’il s’en absentait, il ne se serait pas mis plus tard en
mouvement. Forcément donc, A, tout en se déplaçant d’une manière continue, doit
reposer en B, de sorte que son déplacement continu se compose d’une série de
repos, comme Zénon le prétendait[2017].
#1114. — En se fondant sur
l’argumentation de tout à l’heure, le Philosophe résout ensuite (262b17) la difficulté soulevée.
Selon ce que supposait cette objection, alors qu’il se déplace d’une manière
continue, A se fait présent à un point B situé entre les termes de cette
grandeur et simultanément D s’absente de Z, l’autre point. Cela ne concorde pas
avec l’argumentation qui précède : quand on se déplace de manière
continue, on ne peut ni ‘arriver’ à un point intermédiaire ni en ‘partir’,
c’est-à-dire, on ne peut s’y faire ni ‘présent’ ni ‘absent’[2018].
On ne devait donc pas accorder ce
que l’objection supposait, que lorsque A est arrivé à B, c’est-à-dire, s’y est
fait présent, simultanément D s’est absenté de Z. Car si on accorde que A s’est
fait présent en B, il faudra pour la même raison accorder qu’il s’en est
absenté, et que cela ne s’est pas passé simultanément, mais en deux instants
distincts, de sorte qu’il a dû reposer entretemps.
Plutôt, quand on se déplace de
manière continue, il n’y a aucun point intermédiaire où on arrive ou d’où on
part ; plus précisément, on se trouve à chacun de manière absolue,
c’est-à-dire, non pour un temps, parce qu’alors on y reposerait, mais à une
coupure du temps, c’est-à-dire à un instant, division du temps.
Cela donc que l’objection
supposait : que A arrive à un point intermédiaire et que D en parte, ne
peut convenir à un déplacement continu.
Dans le cas différent d’un
déplacement qui impliquerait va-et-vient, cela s’imposerait.
En effet, un mobile I qui va à un
point D, puis en revient, use manifestement de l’extrême D comme d’un début et
d’une fin, il se sert d’un point comme si c’en était deux. Aussi doit-il y
reposer.
On ne doit pas non plus accorder
que simultanément on se fasse présent à D et s’en absente, parce qu’en
conséquence on y serait et n’y serait pas, simultanément, au même instant. Dès
qu’on s’est déplacé, en effet, on se trouve au terme où on allait ; et dès
qu’on se met en mouvement, on ne se trouve plus au terme dont on part. Voilà ce
qu’implique ‘arriver’ ou ‘se faire présent’ : le déplacement se termine
à ce point ; par opposition, ‘partir’ ou ‘s’absenter’, implique que le
déplacement commence. Forcément donc, dès qu’on se fait présent ou arrive à un
point on s’y trouve, tandis que dès qu’on en part ou s’en absente on ne s’y
trouve plus. Comme on ne peut pas simultanément être et ne pas être à un
point, on ne peut par conséquent simultanément arriver et partir du même point,
comme l’objection l’a plusieurs fois supposé.
Le lecteur doit remarquer que le
Philosophe assigne ici les lettres autrement qu’auparavant : I désigne ici
le mobile et D, la destination ; auparavant, c’était l’inverse.
De plus, la solution appliquée
tantôt au déplacement continu ne vaut pas ici pour le va-et-vient : on ne
peut prétendre que le mobile I se trouve au terme D, dont il commence à
revenir, seulement à une coupure du temps, c’est-à-dire, à un instant ; ni
qu’il n’est ni arrivé à un point ni reparti du même, comme on l’alléguait dans
le cas du déplacement continu. C’est qu’un va-et-vient oblige à arriver à une
fin qui soit une fin en acte, non en puissance seulement, alors que le point
intermédiaire, dans le cas du déplacement continu, n’était début et fin qu’en
puissance. Bref, le point intermédiaire d’un déplacement continu n’est qu’en
puissance début et fin, tandis que le point où commence le retour d’un
va-et-vient est en acte début et fin : fin en acte, par exemple, de la descente
d’une pierre, début en acte de sa remontée, quand elle tombe par terre et
rebondit[2019].
Sur la grandeur où on se déplace,
le point dont on revient est début et fin en acte. Il faut de même, dans le
va-et-vient, prendre en acte la fin de son aller et le début de son retour, ce
qu’on ne pourrait pas, si un repos n’intervenait entre les deux. Forcément
donc, en allant et venant sur une ligne droite, on doit s’arrêter entre les
deux. En conséquence, une grandeur droite ne permet pas de déplacement continu
et éternel, car aucune n’est infinie, de sorte que le déplacement droit ne
peut s’effectuer à l’infini sans va-et-vient.
#1115. — Le Philosophe affronte
ensuite (263a4) une seconde difficulté,
et ce en trois points : il la soulève d’abord, puis (263a11) exclut une solution
qu’il a déjà suggérée[2020] et enfin (263a22) présente la solution
véritable.
Toujours à l’aide de
l’argumentation précédente[2021], dit-il, on peut
répliquer à qui soulève l’objection de Zénon, formulée comme suit.
En se déplaçant, on doit toujours
dépasser le milieu d’un parcours avant de parvenir à sa fin. Or n’importe quels
deux termes génèrent une infinité de milieux, du fait qu’une grandeur se divise
à l’infini. On ne peut ainsi passer tous les milieux, puisque l’infinité ne
peut se parcourir. Donc on ne peut jamais, en se déplaçant, parvenir à un
terme.
La même difficulté peut aussi se
formuler autrement, au gré de qui la soulève.
Pour parcourir un tout, on en
parcourt d’abord la moitié. Mais comme cette moitié se divise encore par la
moitié, il faut d’abord parcourir la moitié de cette moitié. Par conséquent, en
se déplaçant, on fait de toute moitié un nombre en cherchant à la parcourir[2022]. On générera
éventuellement des moitiés à l’infini. Parcourir une grandeur complète, par
conséquent, requiert de compter un nombre infini, ce qui est manifestement
impossible.
#1116. — Le Philosophe exclut
ensuite (263a11) une solution qu’il a
déjà suggérée[2023] pour cette
objection : il la rapporte d’abord, puis (263a15) l’exclut.
On a déjà résolu l’objection en
question, dit-il, en traitant du changement en général : on a allégué alors
que le temps, tout comme la grandeur, se divise à l’infini : le temps,
tout autant que la grandeur, renferme ainsi en lui une infinité de parties. Par
conséquent, il n’y a pas d’absurdité à parcourir l’infinité des parties d’une
grandeur durant l’infinité des parties d’un temps, puisqu’il n’y en a pas à
parcourir une grandeur infinie en un temps infini. Surtout que l’infini se
retrouve de la même manière dans la grandeur et dans le temps[2024].
#1117. — Il exclut ensuite (263a15) cette solution.
Cette solution, dit-il, suffisait
pour répliquer au demandeur qui objectait simplement à la possibilité de
parcourir et de compter une infinité de parties en un temps fini. Son objection
se trouvait satisfaite du fait de remarquer qu’un temps fini offre une infinité
de moments pour parcourir l’infinité des parties d’une grandeur. Cependant,
cette solution n’établit pas assez la vérité sur la réalité. En effet, si on
laisse de côté la question de la grandeur, si on ne questionne plus la
possibilité de parcourir en un temps fini une infinité de parties, si plutôt on
fait porter la question sur le temps même et qu’on demande, vu la division à
l’infini du temps, si l’infinité des parties du temps peut se parcourir, la
solution donnée ne suffira plus. Aussi faut-il en chercher une autre.
#1118. — Le Philosophe apporte
ensuite (263a22) la véritable solution,
toujours en retournant à l’argumentation précédente[2025].
Pour donner une solution véritable
à la difficulté soulevée, dit-il, il faut rappeler le principe présenté lors
de l’argumentation précédente : en divisant une entité continue en deux
moitiés, on use du point unique, où on effectue la division, comme s’il en
était deux, puisqu’on en fait à la fois le début d’une partie et la fin de
l’autre. On se trouve alors à tourner en nombre cette entité continue qu’on
divise.
Certes, ainsi divisée, elle ne sera
plus continue, qu’il s’agisse d’une grandeur, comme une ligne, ou d’un
déplacement. Un déplacement, en effet, ne peut demeurer continu qu’à la
condition que le soient aussi son sujet, son temps et la grandeur sur laquelle
il s’effectue. Bref, en divisant on obtient un nombre, et ce faisant on
dissout la continuité.
L’entité continue, toutefois, tant
que dure sa continuité, renferme une infinité de moitiés, mais en puissance,
non en acte. Réduire une moitié en acte, par contre, se fait par division,
comme on le disait, et implique d’admettre celle-ci comme début d’une partie et
fin de l’autre. De la sorte, la ligne ou le déplacement ne continue plus, mais
s’arrête : les moitiés, désormais en acte, ne vont plus à l’infini, mais
comportent un arrêt. Voilà ce qui arrive surtout quand on veut tourner en
nombre les moitiés, car il faut compter un point comme deux, en lui donnant le
rôle de fin d’une moitié et de début d’une autre. On ne compte plus alors le
tout continu comme une entité unique, mais on compte deux moitiés en lui. Tant
qu’au contraire on prend le tout continu comme une entité unique, le point
milieu ne se prend pas encore comme fin et début en acte, mais en puissance
seulement.
Ceci entendu, on doit répondre, à
qui questionne la possibilité de parcourir une infinité de parties, en temps ou
en grandeur, qu’en un sens c’est possible, mais qu’en un autre ce ne l’est
pas : l’infinité en acte ne peut se parcourir, mais l’infinité en
puissance le peut. Alors, comme un tout continu ne renferme une infinité de
moitiés qu’en puissance, on peut parcourir cette infinité de moitiés, car en se
déplaçant de manière continue, c’est par accident qu’on la parcourt, puisque
ces moitiés ne sont infinies qu’en puissance. Par soi, en effet, on parcourt
une ligne finie, à laquelle appartient par accident une infinité de moitiés en
puissance ; mais la ligne, elle, en son essence et sa définition[2026], est distincte de ces
moitiés infinies. En effet, une ligne ne se compose pas de points ; les points,
plutôt, se marquent sur la ligne seulement en autant qu’elle est divisée.
#1119. — Le Philosophe résout
ensuite (263b9) une troisième
difficulté, et ce en trois points : il apporte d’abord la difficulté et sa
solution, puis (263b15)
manifeste l’une et l’autre avec des exemples et enfin (263b20) tire un corollaire de
ses dires.
Il soulève d’abord la difficulté.
Celle-ci a coutume d’intervenir en matière de générations et de corruptions.
Lorsqu’on est engendré, en effet, on cesse de ne pas être et on commence à
être. Il faut alors distinguer le temps où on est de celui où on n’est pas.
Lors de la génération de feu à partir d’air, par exemple, durant tout un temps
AB, la réalité présente n’était pas du feu, mais de l’air ; puis, durant tout
le temps BC, elle est dorénavant du feu. Or le point de temps B se trouve
commun à l’un et l’autre temps ; apparemment, donc, en cet instant commun,
l’être et le non-être du feu coïncident.
Pour résoudre cette difficulté, le
Philosophe déclare manifeste qu’on doit toujours attribuer au statut postérieur
d’une réalité le point qui divise son temps antérieur de son temps postérieur,
c’est-à-dire considérer qu’en cet instant cette réalité revêt déjà la
disposition qui sera la sienne dans son temps subséquent. Sinon, cette
absurdité s’ensuit : la même réalité à la fois est et n’est pas. Et même
cette autre : une fois engendré, on appartient encore au non-être. On se
trouve déjà engendré, en effet, une fois sa génération terminée, en cet instant
qui divise le temps antérieur et le temps postérieur de sa génération. Si donc
durant tout le temps antérieur on se trouvait du non-être, en cet instant aussi
où on se trouve finalement engendré, on en est encore, puisqu’il marque la fin
du temps antérieur.
Comment ces absurdités ne
s’ensuivent pas, néanmoins, il le montre ensuite. Le même et unique point,
numériquement, c’est-à-dire, le même instant, est commun aux deux temps,
concède-t-il, au temps antérieur et au temps postérieur : constituant une
réalité unique, il ne répond toutefois pas à une définition unique, mais en
commande deux : il est la fin du temps antérieur et le début du temps
postérieur. Cependant, à regarder cet instant en ce qu’il comporte de réalité,
c’est-à-dire à le prendre pour la réalité unique qu’il revêt, il se range
toujours avec le statut postérieur.
Autrement dit : l’instant a
beau constituer à la fois la fin du temps antérieur et le début du temps postérieur,
et ainsi se trouver commun aux deux ; cependant, pour autant qu’il appartient à
la réalité, c’est-à-dire, en ce qu’il se rapporte au mobile réel, il appartient
toujours au statut postérieur, parce que ce mobile réel, à cet instant, a déjà
revêtu la disposition qui le caractérisera durant le temps postérieur.
#1120. — Maintenant qu’il a
présenté l’objection et sa solution, le Philosophe les manifeste toutes les
deux avec des exemples. Et d’abord l’objection (263b15).
Supposons un temps ACB et une
réalité D en changement. Supposons encore que D soit blanc durant le temps A,
mais ne le soit plus en B. Il s’ensuit, semble-t-il, qu’en C il le soit et ne
le soit pas. Comment cela semble le cas, il le montre en ajoutant : si D
se trouve blanc durant tout le temps A, il le sera en tout instant rattaché à A
; pareillement, si durant tout le temps B il ne l’est pas, il ne le sera en
aucun instant rattaché à B. Or C se rattache à l’un comme à l’autre, agissant
comme fin de celui-là et début de celui-ci. En C, semble-t-il donc bien, D sera
et ne sera pas blanc.
#1121. — En second (263b20), le Philosophe
manifeste la solution présentée[2027].
On ne doit pas concéder, dit-il,
qu’en tout instant pris en A notre réalité en changement soit blanche. On doit
au contraire excepter le dernier instant, C, certes déjà “tout dernier”[2028], c’est-à-dire le tout
dernier terme du changement. Bref, si D devenait blanc ou cessait de l’être
durant tout A, en C il ne le devient plus ni ne cesse plus de l’être, mais
l’est déjà devenu ou a déjà cessé de l’être. Or une fois devenu, on est déjà ;
et une fois corrompu, on n’est plus. Manifestement donc, c’est en C d’abord
qu’il est vrai de dire que D est blanc, si là se termine sa génération comme
blanc, ou qu’il ne l’est plus, si là se termine sa corruption comme blanc. À
défaut de l’admettre, s’ensuivent les absurdités énumérées : qu’une fois
engendré, on n’est pas encore, et qu’une fois corrompu, on est encore. Il
s’ensuit aussi qu’à la fois on est et n’est pas blanc, et qu’universellement,
on est et n’est pas à la fois.
#1122. — Le Philosophe infère
ensuite (263b20) un corollaire de ce qui
précède, à savoir, qu’aucun temps ne se divise en temps indivisibles. Une
fois cela admis, en effet, on ne pourrait plus résoudre la difficulté
précédente.
Tout ce qui d’abord n’est pas et
ensuite est, doit commencer un certain moment à être ; forcément encore, tant
qu’on est à s’engendrer, on n’est pas. Si ces deux suppositions sont vraies, le
temps ne peut se diviser en temps indivisibles.
Car supposons qu’il le fasse.
Supposons ainsi un premier temps indivisible A et à sa suite un second, B. Or
D, qui d’abord n’était pas blanc et ensuite l’est, le devenait en A, de sorte
qu’alors il ne l’était pas encore. Il faut alors accorder qu’il l’ait été en
un temps indivisible et “voisin”, c’est-à-dire qui se tient à la suite, donc en
B, où il l’est déjà. Mais si en A il devenait blanc, il ne l’était pas encore,
tandis qu’en B il l’est déjà. Comme donc, entre ne pas être et être, il faut
une génération, parce que rien ne passe de ne pas être à être sinon par
génération, il en faut une entre A et B. Il faudra donc entre A et B un temps
intermédiaire où D devenait blanc ; alors qu’on avait supposé B pour le temps
de cette génération.
Pareillement, comme en ce temps
intermédiaire indivisible, D devient blanc, il ne l’est pas encore. Aussi, pour
la même raison, il faudra admettre encore un autre temps intermédiaire, et
ainsi à l’infini. La raison en est qu’on ne peut admettre que dans le même
temps on devienne et soit devenu.
Mais la même objection[2029] ne vaut pas si on
soutient que ce ne sont pas en des temps indivisibles que le temps se divise.
Avec cette supposition différente, on dira qu’il y a un seul et même temps
durant lequel D devenait blanc et l’était devenu. Tout le temps qui précédait,
il le devenait et ne l’était pas encore ; mais il l’est devenu et l’est déjà au
dernier instant de ce temps. Cet instant, certes, ne se rapporte pas au temps
précédent comme un temps voisin ou suivant, mais comme son terme. Par contre,
si on admet des temps indivisibles, ils viennent forcément à la suite l’un de
l’autre.
Manifestement, avec ce qui précède,
du moment qu’on ne suppose pas des temps indivisibles, si on devient blanc
durant tout le temps A, il n’est pas besoin d’un temps plus grand pour devenir
et être déjà devenu, que pour simplement devenir. Car on devient durant tout le
temps, mais n’est déjà devenu qu’au dernier terme du temps. Or un temps avec
son terme ne font pas plus grand que ce temps seulement, comme un point
n’ajoute rien non plus à la grandeur d’une ligne. Par contre, si on admet des
temps indivisibles, nos explications rendent manifeste qu’il en faut plus pour
devenir et être déjà devenu, que pour devenir seulement.
En épilogue, le Philosophe conclut
son propos principal et déclare que voilà les arguments, ceux-ci et de pareils,
qui méritent, en tant qu’appropriés, de convaincre que le déplacement en
va-et-vient n’est pas continu.
88. 264a8 Un examen rationnel[2030] moyennant des arguments
comme les suivants donnera la claire impression[2031] de confirmer la même
conclusion.
Le déplacement en va-et-vient n’est pas continu
– 1er argument
885. 264a9 En effet, avant d’atteindre la
destination où le conduit son déplacement, tout mobile en déplacement continu
auquel rien ne fait obstacle y va déjà. Si, par exemple, on atteint B, on y
allait[2032], et pas seulement une
fois qu’on s’en est trouvé proche, mais dès son départ. En effet, pourquoi se
serait-on trouvé davantage à y aller plus tard que plus tôt? Cela se passe
pareillement dans les autres espèces de mouvements. Or, prétend-on, après être
allé de A à C, une fois C atteint, on retournera à A en continuant son
déplacement[2033]. De la sorte, en allant
de A à C, on va déjà à A en venant de C. On effectue ainsi simultanément les
déplacements contraires, car ces déplacements se contrarient, qui vont et
viennent sur une droite.
2e argument
886. 264a18 En même temps, on part d’où on
n’est pas. Comme c’est impossible, cela implique un arrêt à C. Il ne s’agit donc
pas d’un déplacement unique : une fois coupé par un arrêt, il ne l’est
plus.
Aucun mouvement en va-et-vient n’est continu – 1er
argument
887. 264a21 En outre, des arguments comme en
voici le rendront manifeste plus universellement pour tout mouvement. Tout
mobile, en effet, effectue l’un des mouvements qu’on a dits ou repose de l’un
des repos qui leur sont opposés, car il n’y en a pas d’autres à part eux. Par
ailleurs, le mobile qui n’effectue pas depuis toujours tel mouvement – par
opposition à d’autres d’espèces distinctes, bien sûr, pas à une autre partie
d’un mouvement total – devait auparavant reposer du repos opposé, le repos
étant privation de mouvement. Enfin, les déplacements qui vont et viennent sur
une droite sont contraires et on ne peut pas exécuter simultanément des
mouvements contraires. Par conséquent, en allant de A à C, on ne peut pas
simultanément aller de C à A. Comme donc on ne revient pas simultanément, mais
qu’on reviendra tout de même, on devra auparavant reposer à C, car voilà le
repos opposé au déplacement en partance de C. Nos explications le manifestent
donc : aller et venir ne constituent pas un déplacement continu.
2e Argument
888. 264b1 En outre, il y a encore cet
argument, plus approprié que les précédents. On cesse de ne pas être blanc et
on devient blanc simultanément. Si donc l’altération vers le blanc, puis à
partir du blanc, est continue et ne s’arrête pas un certain temps, alors
simultanément on cesse de ne pas être blanc, on devient blanc et on devient
non blanc : les trois se feront dans le même temps.
3e argument
889. 264b6 En outre, le temps continu ne force
pas le mouvement à l’être aussi, mais à être consécutif plutôt : comment
les contraires, le blanc et le noir, par exemple, pourraient-il partager le
même terme?
#1123. — Le Philosophe vient de
montrer avec des arguments propres qu’un déplacement en va-et-vient n’est pas
continu. Il le montre ici avec des arguments communs et rationnels, et ce en
deux points : il annonce d’abord son propos, puis (264a9) le prouve.
Si on s’efforce, dit-il, de
démontrer ce propos “rationnellement”, c’est-à-dire logiquement[2034], on verra
suivre des arguments que voici la même conclusion : un déplacement
aller-retour n’est pas continu.
#1124. — Le Philosophe prouve
ensuite (264a9) ce propos :
d’abord seulement pour le déplacement en va-et-vient, puis (264b21), communément pour tout
type de mouvement.
Voici son premier argument. Tout
mobile en déplacement continu va vers sa destination au début comme à la fin ;
à moins que n’intervienne un empêchement susceptible de le détourner dans une
autre direction. Le Philosophe exemplifie cette proposition : si un
déplacement conduit à B, dit-il, on y va non seulement une fois qu’on s’en est
trouvé proche, mais dès qu’on est parti, puisqu’aucune raison n’oriente
davantage vers B à la fin qu’au début. Cela se passe pareillement dans les
autres espèces de mouvements.
Si par ailleurs un déplacement en
va-et-vient est continu, on dira avec vérité qu’en allant de A à C, puis en
revenant vers A, on effectue un déplacement continu. Lors de la première partie
de son déplacement, en allant de A à C, on va donc déjà vers A, terme de la
dernière partie. Bref, en s’éloignant de A, on va vers A, de sorte qu’on
effectue simultanément les déplacements contraires, car, sur une ligne droite,
s’éloigner et s’approcher du même point constituent des déplacements contraires,
même si ce n’est pas le cas sur une ligne courbe. Or on ne peut effectuer
simultanément des déplacements contraires. Un déplacement en va-et-vient ne
peut donc pas être continu.
#1125. — Le Philosophe use ensuite (264b18) du même moyen terme
pour réduire à une autre absurdité.
Si, partant de A, on va vers A, on
ne peut le faire qu’en venant d’un point opposé[2035], C, par exemple, où on ne
se trouvait pas encore, quand on a commencé à s’éloigner de A. On est donc
parti d’un terme où on ne se trouvait pas, ce qui est impossible : on ne
peut effectivement partir d’un lieu où on ne se trouve pas. Ainsi donc, le
déplacement en va-et-vient ne peut être continu. Vu cette impossibilité, on
doit d’abord reposer au point de retour, à C. Il en ressort qu’il ne s’agit pas
d’un déplacement unique, puisque celui que divise un repos n’en est plus un.
#1126. — Le Philosophe prouve
ensuite (264b21) la même chose plus
universellement pour tout genre de mouvement, avec trois arguments.
Voici le premier. Tout mobile ne
connaît de mouvement que selon l’une des espèces qu’on lui a assignées[2036] ; tout mobile doit de
même reposer selon l’un des repos opposés à ces espèces. On a bien montré qu’il
n’en peut exister d’autre espèce[2037].
Prenons donc un mouvement
spécifiquement distinct des autres : le blanchissement, distinct du
noircissement. Il ne faut pas, toutefois, que le mouvement choisi se distingue
des autres comme une partie d’un mouvement se distingue de ses autres parties,
comme par exemple une partie d’un blanchissement se distingue de ses autres
parties. À considérer pareil mouvement, voici une observation qui s’impose
comme vraie : si on ne le subit pas depuis toujours, on s’est forcément
trouvé auparavant à reposer du repos opposé. Par exemple, si on ne blanchit
pas depuis toujours, on s’est déjà trouvé à reposer du repos opposé au
blanchissement. Certes, cette proposition ne serait pas vraie à considérer
une partie déterminée de ce mouvement : si on ne subit pas depuis toujours
telle partie du blanchissement, on ne s’est pas nécessairement déjà trouvé à
reposer du repos opposé ; auparavant, on pouvait blanchir d’une autre partie
de ce blanchissement. C’est pour cela que le Philosophe a précisé : “non
par opposition à une autre partie d’un mouvement total”.
Cette proposition, il la prouve
comme suit. De deux opposés au titre d’habitus et privation, quand l’un ne
s’attribue pas à leur sujet éventuel, l’autre le fait forcément. Or le repos
s’oppose au mouvement comme sa privation. Donc tout mobile qui ne se trouve
pas en mouvement, doit reposer.
Cette proposition une fois prouvée,
il emprunte sa mineure à l’argument précédent[2038] et dit : ce sont
des déplacements droits contraires, celui qui va de A à C et celui qui va de C
à A. Il dit encore : des mouvements contraires ne peuvent s’effectuer
simultanément. Ainsi donc, quand on allait de A à C, on n’allait manifestement
pas simultanément de C à A. On ne s’est donc pas déplacé depuis toujours de C
à A. Par conséquent, vu notre proposition précédente, on a dû reposer
auparavant du repos opposé. Or on l’a montré[2039] : au déplacement
partant de C s’oppose le repos à C. On a donc reposé à C. Ce va-et-vient n’a
donc pas constitué un mouvement unique, ni un mouvement continu, puisqu’un
repos s’y est intercalé pour le diviser.
#1127. — Le Philosophe présente
ensuite (264b1) un second argument. Le
voici.
On se corrompt comme non-blanc et
s’engendre comme blanc simultanément ; inversement, on se corrompt comme blanc
et devient non-blanc simultanément. Or si, en tout genre, le mouvement en
va-et-vient est continu, l’altération se terminera au blanc et commencera à
quitter le blanc de manière continue, sans y reposer aucun temps. Autrement, si
intervenait du repos, l’altération ne serait pas continue. Cependant, quand on
devient blanc, on se corrompt comme non-blanc ; et quand on quitte le blanc, on
devient non-blanc. Par suite, on se corrompt comme non-blanc et devient non-blanc
simultanément. C’est que les trois se retrouvent dans le même temps :
devenir blanc, se corrompre comme non-blanc et en outre devenir non-blanc, si
toutefois le va-et-vient est continu, sans interposition de repos. Or c’est
manifestement impossible, que simultanément on devienne non-blanc et se
corrompe comme non-blanc. Le va-et-vient ne peut donc pas être continu.
Cet argument concerne manifestement
la génération et la corruption. La raison pour qualifier cet argument de plus
approprié que les précédents est que ce sont les contradictoires qui, le plus
clairement, ne peuvent se trouver simultanément vraies. Cependant, ce qui vaut
ici pour la génération et la corruption s’étend à tous les mouvements. Car, en
tout mouvement, il y a de la génération et de la corruption. Par exemple, dans
l’altération on se trouve engendré et corrompu comme blanc ou non-blanc, et de
même en n’importe quel autre mouvement.
#1128. — Le Philosophe présente
ensuite (264b26) un troisième argument.
Le voici.
La continuité du temps ne s’étend
pas forcément au mouvement[2040]. Des mouvements
d’espèces différentes, en effet, même s’ils se succèdent durant un temps
continu, ne sont pourtant pas continus, mais plutôt se suivent. La raison en
est que des entités continues doivent comporter un terme commun ; or les
contraires et les qualités spécifiquement différentes, comme le blanc et le
noir, ne peuvent présenter de terme commun. Comme donc le mouvement qui va de A
à C est contraire à celui qui va de C à A, et ce en tout genre de mouvement[2041], ils ne peuvent se
continuer l’un l’autre, même si leur temps est continu et que ne s’y intercale
aucun repos. Le va-et-vient, par suite, ne peut d’aucune façon être continu.
À remarquer que les arguments qui
précèdent se qualifient de ‘rationnels’ du fait de procéder de notions
communes, c’est-à-dire, de quelque propriété des contraires[2042].
1er argument – Aucune conséquence impossible
890. 264b9 Le déplacement sur la ligne courbe[2043], au contraire, sera un
et continu, car rien d’impossible n’en résulte. En même temps et sur la même
lancée[2044], en effet, on
s’éloignera et s’approchera de A ; ce point où on doit arriver est justement
celui vers lequel on va, sans pour autant effectuer simultanément des
déplacements contraires ni même opposés. Aller à un point, en effet, ne
contrarie pas ni même ne s’oppose toujours à s’en éloigner. C’est le faire sur
une droite qui en fait des déplacements contraires, puisqu’alors ces points de
départ et d’arrivée se prennent de lieux contraires, comme sur un diamètre, où
ces points présentent le plus de distance[2045] ; et c’est le faire sur
la même longueur qui en fait des déplacements opposés. Aussi, rien n’empêche de
se déplacer de manière continue, sans temps d’interruption : sur une
courbe, on va du même point au même point ; mais sur une droite, on va de tel
point à un autre.
2e argument – Aucune répétition
891. 264b19 De plus, le déplacement sur le
cercle ne repasse jamais par les mêmes points, tandis que celui sur une droite
le fait. Or en passant toujours par d’autres points, on peut se déplacer de
manière continue, mais en passant plusieurs fois par les mêmes, on ne le peut
pas ; on devrait en effet effectuer simultanément les déplacements opposés. Aussi
ne peut-on pas non plus se déplacer de manière continue sur le demi-cercle, ni
sur aucune autre portion de la circonférence, car on devrait traverser
plusieurs fois les mêmes points et effectuer les changements contraires, du
fait que le terme ne soit pas contigu au début. Dans le cas du cercle, par
contre, ils le sont ; aussi, seul ce déplacement se trouve parfait.
Tout autre changement implique répétition
892. 264b28 Cette distinction rend manifeste
aussi que les autres mouvements ne peuvent pas non plus comporter continuité.
Tous, en effet, obligent à passer plusieurs fois par les mêmes points :
par les mêmes intermédiaires dans l’altération, par les mêmes grandeurs intermédiaires
dans le changement de quantité et de même dans la génération et la corruption.
Il n’importe en rien qu’on fasse passer le changement par peu ou beaucoup
d’intermédiaires, ou qu’on leur fasse ajouter ou enlever quelque chose ; des
deux façons, on se trouve à passer plusieurs fois par les mêmes.
Tout ne change pas sans cesse
893. 265a2 Il en ressort manifestement que les
naturalistes ont eu tort de prétendre que tout être sensible change sans cesse.
Il faudrait en effet que ce soit selon l’une de ces espèces ; d’ailleurs, à
leur avis il s’agit d’ailleurs surtout de s’altérer : tout s’écoule,
disent-ils, et se corrompt sans cesse. Ils considèrent même la génération et la
corruption comme de l’altération. Or on vient d’établir universellement, pour
toute espèce de changement, que la continuité n’est possible en aucune, sinon en
le déplacement circulaire ; ni par altération ni par croissance, par
conséquent. Bref, quant au fait qu’aucun changement n’est infini, ni un, ni
continu[2046], sauf le déplacement
circulaire, voilà ce qu’il fallait en dire.
1er argument – perfection et incorruptibilité
894. 265a13 Le déplacement circulaire,
manifestement, est le premier de tous. Tout déplacement, en effet, se fait ou
sur une courbe, ou sur une droite, ou sur les deux[2047]. Les deux premiers sont
forcément antérieurs, puisque le troisième en est composé. Et le circulaire,
étant plus simple et plus parfait, est antérieur au rectiligne. On ne peut en
effet se déplacer sur une droite infinie, puisque rien n’est infini de la sorte.
Même si une droite l’était, rien ne s’y déplacerait de toute façon, car on
n’engendre pas l’impossible[2048] et parcourir une droite
infinie est impossible. Par ailleurs, sur une droite finie, le déplacement
peut aller et venir ; il se compose alors et en constitue deux ; sans
va-et-vient, par contre, il reste imparfait et corruptible. Or à la fois en
nature, en notion et en temps, le parfait est antérieur à l’imparfait et
l’incorruptible, au corruptible.
2e argument – capacité d’éternité
895. 265a24 En outre, le mouvement susceptible
d’éternité précède celui qui ne l’est pas. Or le déplacement circulaire l’est,
tandis que ce n’est pas le cas des autres déplacements ni d’aucun autre mouvement,
comme tous impliquent un arrêt ; or dès qu’il y a arrêt, le mouvement qui le
précède[2049] se trouve corrompu.
#1129. — Le Philosophe vient de
montrer qu’aucun déplacement non circulaire ne peut être continu. Il montre
maintenant que le déplacement circulaire peut être continu et premier.
Il le montre d’abord avec des
arguments propres, puis (265a27) avec des arguments rationnels et
communs.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe montre d’abord que le déplacement circulaire est
continu, puis (265a13) qu’il est premier.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe présente d’abord deux arguments pour montrer que le
déplacement circulaire peut être continu, puis (264b28) conclut à partir des mêmes
arguments qu’aucun autre mouvement ne peut l’être.
#1130. — Qu’un déplacement
circulaire pourrait en être un continu, voici comment le Philosophe le prouve
avec un premier argument.
On considère comme possible ce dont
ne résulte rien d’impossible ; or rien d’impossible ne résulte, à concéder la
continuité perpétuelle à un déplacement circulaire.
Cela devient évident du fait que,
en déplacement circulaire, on s’éloigne et s’approche du même point, par
exemple A, “en même temps et sur la même lancée”, c’est-à-dire en poursuivant
la même démarche et en gardant le même ordre entre ses parties. Cela ne peut se
faire quand on va et vient, parce qu’en revenant, on fait prendre à ses parties
un ordre contraire : sa partie qui précédait à l’aller doit suivre au
retour ; ou encore, sa partie qui à l’aller affichait telle différence du lieu,
à droite ou en haut, affiche au retour la différence contraire. En déplacement
circulaire, par contre, chaque partie garde la même position, alors qu’on s’en
va vers le point dont on est parti. Ainsi constatera-t-on que, dès le début, en
partant de A, on allait déjà vers le même point A auquel on parviendra à la
fin.
La conséquence impossible qui
s’ensuivait dans le cas du déplacement droit[2050], qu’on effectuait
simultanément des déplacements contraires ou opposés, ne s’ensuit pas pour
autant. Aller à un terme, en effet, n’est pas forcément contraire ou opposé à
en partir ; ce l’est sur une ligne droite, où les points de départ et d’arrivée
s’attachent à des lieux contraires. Sur une ligne courbe, en effet, on n’attend
aucune contrariété entre les deux termes, sur quelque partie d’une circonférence
qu’on les place ; mais on en attend une sur son diamètre. C’est que les termes
contraires sont ceux qui comportent le maximum de distance ; or la distance
maximale entre deux termes ne se mesure pas avec une ligne circulaire, mais
avec une ligne droite. Entre deux points, en effet, on peut tracer une infinité
de lignes courbes, mais une seule ligne droite ; or en tout genre c’est ce qui
est un qui mesure.
Évidemment donc, à supposer un
cercle divisé par la moitié dont le diamètre soit AB, sur ce diamètre, le
déplacement de A à B est contraire à celui qui va de B à A. Par contre, le
déplacement qui suit le demi-cercle de A à B n’est pas contraire à celui qui
suit l’autre demi-cercle de B à A. Or c’était la contrariété qui privait le déplacement
en va-et-vient de la possibilité d’être continu, comme les arguments
précédents l’ont montré[2051]. Rien n’empêche donc,
une fois cette contrariété annulée, le déplacement circulaire d’être continu et
de ne connaître aucun temps d’interruption.
La raison en est que le mouvement
circulaire se complète en allant du même point au même point, de sorte que sa
continuité ne s’en trouve pas empêchée. Le déplacement droit s’achève par
contre en allant d’un point à un autre ; par conséquent, si on revient de cet
autre point vers celui de départ, il n’y aura plus un déplacement continu
unique, mais deux déplacements.
#1131. — Le Philosophe présente
ensuite (264b19) un second argument,
alléguant que le déplacement circulaire ne s’effectue pas sur les mêmes grandeurs,
alors que le déplacement droit repasse plusieurs fois sur les mêmes. Voici
comment on doit le comprendre.
En allant de A à B par le diamètre,
puis en revenant de B à A par le même diamètre, on repassera forcément par les
mêmes points intermédiaires qu’on avait parcouru auparavant, de sorte qu’on
passera plus d’une fois par les mêmes points. Par contre, en allant de A à B
par le demi-cercle et en continuant de B en A sur l’autre demi-cercle, en quoi
consiste se déplacer en cercle, on ne retourne manifestement pas au même point
par les mêmes points intermédiaires.
Par ailleurs, la définition des
opposés implique de les regarder sur un même sujet. Manifestement donc, aller
du même point au même point en un déplacement circulaire se fait sans
opposition, tandis que le faire en un va-et-vient implique opposition.
Évidemment donc, le déplacement
circulaire, ne revenant pas au même point par les mêmes points intermédiaires,
mais en parcourant sans cesse d’autres, peut demeurer un et continu, puisqu’il
n’implique pas d’opposition. Par contre, l’autre, le va-et-vient, du fait de
revenir au même point en passant plus d’une fois par les mêmes points intermédiaires,
ne peut jouir d’une continuité perpétuelle, parce qu’il oblige à effectuer
simultanément des mouvements contraires[2052].
Le même argument permet de conclure
que, sur un demi-cercle ou sur n’importe quelle portion d’un cercle, aucun
déplacement ne peut jouir d’une continuité perpétuelle. Un déplacement sur de
pareilles grandeurs impose de passer plusieurs fois par les mêmes points intermédiaires
et d’effectuer des déplacements contraires, en forçant pratiquement de
revenir au point de départ. La raison en est que ni la ligne droite, ni le
demi-cercle, ni n’importe quelle portion d’un cercle, ne voient leur fin unie à
leur début ; début et fin, au contraire, s’y trouvent éloignés l’un de l’autre.
Seul le seul cercle présente une fin unie à son début.
C’est pourquoi seul le déplacement
circulaire est parfait, car toute perfection consiste à rejoindre son début.
#1132. — Le Philosophe montre
ensuite (264b28) avec le même argument
qu’en aucun autre genre un déplacement ne peut être continu.
Il démontre d’abord son propos,
puis (265a2) tire un corollaire de
ses explications.
Cette distinction entre le déplacement
circulaire et les autres rend manifeste aussi, dit-il, que les autres genres de
mouvements ne peuvent pas non plus se continuer à l’infini. C’est qu’en tout
autre, aller du même point au même point fait passer plusieurs fois par les
mêmes points. Dans l’altération, par exemple, on doit passer par des qualités
intermédiaires : du chaud, en effet, on passe au froid par le tiède ;
revenir du froid au chaud forcera à repasser par le tiède. La même conséquence
s’attache au mouvement qui concerne la quantité : aller de grand à petit,
puis revenir ensuite au grand, fait passer deux fois par la quantité
intermédiaire. Il en va pareillement encore dans la génération et la corruption :
de feu devenir air, et à rebours, devenu air, redevenir feu, fait passer deux
fois par les dispositions intermédiaires. On peut ainsi admettre comme
intermédiaire dans la génération et la corruption ce en quoi on trouve
transformation de dispositions[2053].
Toutefois, des changements
différents peuvent comporter des manières différentes de passer par des
intermédiaires. Aussi le Philosophe précise-t-il qu’il n’importe en rien qu’on
passe par peu ou beaucoup d’intermédiaires en allant d’un extrême à l’autre ;
ou que l’intermédiaire prenne une allure positive, comme le pâle, entre le
blanc et le noir, ou une allure de défaut, comme le ni bon ni mauvais, entre le
bien et le mal. Quelque disposition qu’ils adoptent, en effet, on finit
toujours par les parcourir plusieurs fois.
#1133. — Le Philosophe en conclut
ensuite (265a2) que les anciens
naturalistes ont eu tort de soutenir que tout être sensible change sans cesse.
Il faudrait que ce soit selon l’une des espèces énumérées ; or, on l’a montré,
elles ne prêtent pas à changement continu et perpétuel. Surtout qu’à leur avis,
ce changement sans cesse continu constituerait une altération.
À leur avis, en effet, tout
s’écoule et se corrompt sans cesse. La génération et la corruption,
ajoutent-ils même, ne sont rien d’autre que de l’altération. Ainsi, en
soutenant que tout se corrompt sans cesse, ils se trouvent à dire qu’il
s’altère sans cesse.
Or on vient de prouver, avec
l’argumentation précédente qu’aucune espèce ne prête à changement
perpétuel, sauf le déplacement circulaire. Tout ne peut donc changer sans
cesse, ainsi qu’ils le prétendaient, ni par altération, ni par croissance.
Pour finir, le Philosophe conclut
son propos principal : hors le déplacement circulaire, aucun changement
ne peut être infini et continu.
#1134. — Le Philosophe prouve
ensuite (265a13) que le déplacement circulaire
est le premier des changements, et ce avec deux arguments, dont voici le
premier.
Tout déplacement est ou circulaire
ou rectiligne ou mixte[2054]. Les
déplacements circulaire et rectiligne sont antérieurs au mixte, puisqu’il
s’en constitue. Entre les deux premiers, le circulaire est antérieur au droit,
car il est plus simple et parfait que lui.
Le Philosophe le prouve du fait que
le déplacement rectiligne ne peut procéder à l’infini. On pourrait en effet
l’envisager de deux manières.
De l’une, le déplacement
s’effectuerait sur une grandeur infinie. Or il ne peut y en avoir. De toute
façon, s’il en existait une, rien ne pourrait s’y déplacer à l’infini.
L’impossible, en effet, jamais ne se fait ou ne s’engendre ; or il est
impossible de parcourir l’infini ; rien donc ne se déplace de manière à
parcourir une infinité. Aucun déplacement rectiligne infini ne peut
s’effectuer sur une grandeur infinie.
De l’autre, on pourrait entendre un
déplacement rectiligne infini en va-et-vient sur une grandeur finie. Cependant,
pareil déplacement ne constitue pas un déplacement unique[2055], mais se compose de
deux.
Par ailleurs, si, sur une ligne
droite, on n’effectue pas de va-et-vient, le déplacement s’en trouvera
imparfait et corruptible : imparfait, bien sûr, parce qu’il reste possible
de lui ajouter ; corruptible aussi, parce que, parvenu au terme de la grandeur,
il cessera.
Le déplacement circulaire,
appert-il, est plus simple et plus parfait que le rectiligne : il ne se
compose pas de deux autres, en effet, et ne se corrompt pas une fois à son
terme, puisque son début et sa fin coïncident. Or le parfait précède
l’imparfait et pareillement l’incorruptible, le corruptible, tant en nature,
en notion, qu’en temps, comme on l’a montré[2056], au moment de prouver
que le déplacement est antérieur aux autres mouvements. Le déplacement
circulaire précède donc forcément le rectiligne.
#1135. — Le Philosophe présente
ensuite (265a24) son second argument,
qui va comme suit.
Le mouvement susceptible
d’éternité précède celui qui ne l’est pas, puisque l’éternel précède ce qui ne
l’est pas, à la fois en temps et en nature. Or le déplacement circulaire l’est,
tandis que ce n’est le cas d’aucun autre mouvement, puisqu’un repos doit les
suivre. Or l’arrivée du repos corrompt le mouvement. Le déplacement circulaire
précède donc tous les autres mouvements. Ce que présuppose cet argument est
devenu évident lors de considérations précédentes[2057].
1er argument – ni début, ni fin, ni milieu définis
896. 265a27 Il se trouve d’ailleurs rationnel
que l’unité et la continuité s’attachent au déplacement circulaire et non au
rectiligne. C’est que pour le déplacement sur une droite, le début, la fin et
le milieu sont définis et la ligne les a tous en elle, de sorte que le mobile y
trouvera d’où partir et où arriver, car aux termes tout mobile repose, au
départ comme à l’arrivée. Pour le déplacement circulaire, par contre, les
termes restent indéfinis : sur la ligne, en effet, quel point constitue
plus qu’un autre un terme? Chacun est pareillement début, milieu et fin, de
sorte qu’on se trouve toujours au début et à la fin, et ne s’y trouve jamais.
C’est pourquoi la sphère, en un sens, se déplace et repose à la fois,
puisqu’elle continue d’occuper le même lieu. La cause en est que toutes ces
fonctions se rapportent au centre : c’est lui le début et le milieu de la
grandeur, ainsi que sa fin. Par conséquent, comme ce centre se trouve hors de
la périphérie[2058], celle-ci n’offre aucun
point où reposer, une fois qu’on y serait parvenu. On se déplace toujours
autour du centre, plutôt que vers un terme, de sorte qu’on demeure au même
endroit : en un sens, on repose sans cesse tout entier, et en un autre on
se déplace de façon continue.
2e argument – mesure des autres
897. 265b8 Par ailleurs, voici qui se
convertit : étant mesure des mouvements, le déplacement circulaire doit
en être le premier, car tout se mesure d’après le premier ; également, étant le
premier, il est mesure des autres.
3e argument – régularité
898. 265b11 En outre, seul le déplacement
circulaire peut aussi être régulier. De fait, sur une droite on se déplace
irrégulièrement du début à la fin[2059] : car toujours,
plus on s’éloigne de son repos, plus vite on va. C’est seulement dans le cas de
la courbe que par nature le commencement et la fin se trouvent non sur la
ligne, mais hors d’elle.
Confirmation par l’opinion des anciens -
899. 265b17 Par ailleurs, que le déplacement
constitue le premier des changements, tous ceux qui ont traité de changement en
témoignent, puisqu’ils en reconnaissent comme principes les moteurs de déplacements.
La séparation et la composition constituent en effet des déplacements. Or
c’est ce type de changement que l’amour et la haine[2060] initient : l’une
sépare, l’autre compose. Anaxagore, quant à lui, déclare que l’intelligence,
ce premier moteur, sépare. Tous ceux, par ailleurs, qui ne donnent aucune cause
du genre, mais prétendent que le changement se fait dans le vide[2061] partagent le même
avis : eux aussi soutiennent que la nature est principe de déplacement,
car le changement dans le vide est un déplacement et s’y effectue comme en un
lieu. Aucun des autres changements, pensent-ils, ne concerne les premiers corps
; ils n’affectent que ceux qui s’en composent. Croître, décroître, s’altérer,
cela, disent-ils, arrive aux corps indivisibles, du fait qu’ils se composent
et se séparent. De la même manière encore, tous ceux qui expliquent la
génération et la corruption par condensation et raréfaction les ramènent à de
la composition et de la séparation. En outre, à part ceux-là, il reste ceux
qui font l’âme responsable du changement : c’est ce qui se change
soi-même, disent-ils, qui sert de principe aux autres mobiles ; or c’est du
déplacement que l’animal, comme tout être animé, est responsable pour lui-même[2062]. D’ailleurs, on parle
proprement de ‘mouvement’ seulement à propos de déplacement : qui repose
dans le même lieu[2063] et croît, décroît ou
s’altère, c’est en un sens spécial qu’on lui attribue du mouvement, mais pas
absolument[2064].
Épilogue
900. 266a6 Voilà donc qui se trouve
établi : l’éternité du changement, depuis toujours et pour tout le temps à
venir ; l’identité du principe de ce changement éternel ; aussi : celle du
premier changement ; celle du changement seul capable d’éternité ; et
enfin : le premier moteur est immobile.
#1136.
— Le Philosophe vient de montrer, avec des arguments propres, que le
déplacement circulaire est continu et premier. Il montre ici la même chose,
mais avec des arguments rationnels et communs[2065].
Il
présente trois arguments. Il est bien rationnel, dit-il, en présentant le
premier, que l’unité et la continuité perpétuelle s’attachent au déplacement
circulaire et non au déplacement rectiligne. C’est qu’en ce dernier se trouvent
déterminés un début, un milieu et une fin, et qu’on ait occasion de les marquer
tous trois sur la ligne droite. Aussi est-ce sur cette ligne même que commence
et que finit le déplacement, tout mobile reposant aux termes de son
déplacement, à celui d’où il part comme à celui où il va. De fait, le
Philosophe a déjà distingué ces deux repos[2066].
Par contre, sur la ligne circulaire, on ne distingue pas les termes : sur
une ligne circulaire, aucune raison n’impose à un point désigné plus qu’à un
autre l’office de terme, parce que chacun est pareillement à la fois début,
milieu et fin. Ainsi, en un sens, en effectuant un déplacement circulaire, on
en est toujours à la fois au début et à la fin, puisqu’on peut prendre comme
début ou fin tout point désigné sur le cercle. En un autre sens, on n’en est
jamais ni au début ni à la fin, puisqu’aucun point du cercle n’est début ou fin
en acte.
Aussi,
par conséquent, une sphère en un sens se déplace et en un autre repose :
bien qu’elle se déplace, en effet, son lieu demeure le même, en sa réalité, et
sous ce rapport elle repose ; mais il change sans cesse, en sa définition, et
sous ce rapport elle se déplace.[2067]
La
raison pour laquelle, dans la ligne courbe, on ne distingue pas de début, de
milieu et de fin, c’est que ces trois fonctions se rapportent au centre. De
lui, comme d’un début, les lignes partent vers la circonférence ; et partant de
la circonférence elles se terminent à lui. Il constitue aussi le milieu de
toute la grandeur, étant donné sa distance égale à tous les points de la
circonférence.
Aussi,
puisque le principe et la fin de la grandeur circulaire est “hors de la ligne
courbe”, c’est-à-dire au centre, auquel on ne se rend pas en se déplaçant
circulairement, on ne peut dans le mouvement circulaire indiquer de point où
reposerait le mobile, quand il y parviendrait. C’est que ce qui se déplace
circulairement le fait toujours autour d’un milieu, et non vers une extrémité,
puisqu’il ne se déplace pas vers un milieu qui soit début et fin[2068].
Pour
cette raison, un tout qui se déplace à la manière d’une sphère en un sens
repose toujours et en un autre se déplace de manière continue.
De
ce qu’on vient de dire, l’argument peut se tirer comme suit : tout
mouvement qui n’est jamais à son début ni à sa fin est continu ; or c’est le
cas du déplacement circulaire ; donc, etc. Le même moyen terme sert à prouver
que le déplacement droit ne saurait être continu.
#1137.
— Le Philosophe présente ensuite (265b8)
son second argument. Voici deux affirmations, dit-il, dont la conséquence se
convertit : le déplacement circulaire est la mesure de tous les mouvements,
et il en est le premier. Tout, en effet, se mesure d’après le premier de son
genre[2069].
De sorte que cette proposition se convertit : tout ce qui mesure est le
premier de son genre ; et tout ce qui est premier mesure. Or le déplacement
circulaire mesure tous les autres mouvements[2070].
Il se trouve donc le premier des mouvements. Si on suppose plutôt que le
déplacement circulaire est le premier des mouvements, en raison des arguments
qui précèdent[2071],
on conclura qu’il mesure les autres mouvements.
#1138.
— Le Philosophe présente ensuite (265b11)
son troisième argument : seul le déplacement circulaire, dit-il, peut être
régulier, car sur une ligne droite on va irrégulièrement du début à la fin.
Le
mouvement irrégulier est celui qui ne garde pas tout entier la même vitesse[2072],
ce qui est forcément le cas de tout déplacement rectiligne : en
déplacement naturel, plus on est éloigné de son premier repos, son point de
départ, plus on va vite ; en déplacement violent, par contre, c’est plus on est
éloigné de son dernier repos, terme de son déplacement, qu’on va plus vite.
C’est que le déplacement naturel tend à sa fin, tandis que le déplacement
violent tend à son début.
Or
cela n’a pas lieu en déplacement circulaire, du fait que, dans le cas d’une
courbe, le début et la fin du parcours ne se trouvent pas par nature à
l’intérieur du circuit, qui s’effectue sur une circonférence, “mais hors
d’elle”, c’est-à-dire, au centre[2073].
Aussi le déplacement circulaire n’a-t-il aucune raison de s’intensifier ou de
se relâcher du fait d’un rapprochement du début ou de la fin, se trouvant
toujours également proche du centre, qui constitue son début et sa fin.
Manifestement,
par ailleurs, le déplacement régulier présente plus d’unité que l’irrégulier[2074].
Par conséquent, il précède par nature le rectiligne. Plus on comporte d’unité,
plus naturellement on précède.
#1139.
— Le Philosophe use ensuite (265b17)
d’opinions d’anciens philosophes[2075]
pour montrer que le déplacement est le premier des changements.
Tous
les dires des anciens philosophes qui ont traité du changement, dit-il,
attestent de cette vérité, car ce qu’ils attribuent aux principes, c’est
précisément de déplacer.
Il
le montre d’abord avec l’opinion d’Empédocle, qui donnait l’amitié et la haine
comme premiers principes moteurs, l’amitié composant et la haine séparant[2076].
Or justement composition et séparation constituent des déplacements.
En
second, il montre la même chose avec l’opinion d’Anaxagore, qui faisait de
l’Intelligence la première cause motrice. Son travail, à son avis, était de
séparer ce qui se trouvait confondu.
En
troisième, il montre encore la même chose avec l’opinion de Démocrite, qui ne
donnait pas de cause motrice, mais soutenait que tout change en raison de la
nature du vide. Or le changement qu’on devrait au vide serait un déplacement,
ou lui serait semblable, car le vide et le lieu ne diffèrent que par leur
définition[2077].
Soutenir ainsi qu’on change d’abord en raison du vide revient à considérer le
déplacement, de préférence à tout autre changement, comme naturellement
premier, et les autres comme sa conséquence. Les partisans de Démocrite voient
justement croître, décroître et s’altérer comme une conséquence de quelque
composition et séparation des corps indivisibles.
En
quatrième, il montre la même chose avec les opinions des anciens naturalistes,
qui donnaient seulement une cause matérielle : l’eau, l’air, le feu ou
quelque intermédiaire. Partant de ce principe matériel unique, ils expliquent
la génération et la corruption des choses par quelque condensation et
raréfaction, lesquelles s’effectuent moyennant composition et séparation.
En
cinquième, il montre la même chose avec l’opinion de Platon, qui donnait l’âme
comme première cause de changement : ce qui, disait-il, se change
soi-même, c’est-à-dire, l’âme, est le principe de tous les mobiles. Or voilà
qui convient à l’animal et à tout être animé, grâce à l’entité qui se définit
comme un autochangement de lieu, c’est-à-dire, un changement local par
soi-même[2078].
En
sixième, il montre la même chose avec la manière commune et populaire de
parler. On n’appelle proprement ‘mouvement’, en effet, que le déplacement. À ce
qui, reposant quant au lieu, croît, décroît ou s’altère, on attribue de se
mouvoir en un sens particulier, mais non absolument.
#1140.
— Le Philosophe déclare ensuite (266a6)
toutes ces affirmations établies : il y a toujours eu et y aura toujours
du changement ; il existe un premier principe d’un changement éternel ; quel
est le premier changement ; quel changement est susceptible d’éternité ; le
premier moteur est immobile.
901. 266a10 Ajoutons maintenant que ce
moteur n’a ni parties ni grandeur. Mais d’abord établissons quelques
prérequis.
1er prérequis : le moteur fini ne fait pas changer
infiniment
902. 266a12 L’un d’eux, c’est que rien de fini
ne peut faire changer durant un temps infini. C’est que trois facteurs
interviennent : le moteur, le mobile et, comme troisième, le temps en
lequel le changement s’effectue[2079]. Οr ces facteurs sont tous
infinis, tous finis ou deux l’un et un l’autre. Supposons donc le moteur A, le
mobile B et un temps infini C. D, supposons encore, change une partie de B, à
savoir, E ; certes, non en un temps égal à C, car le mobile plus grand en exige
plus. Le temps Z, par conséquent, n’est pas infini. De la sorte, en ajoutant à
D on épuisera A et en ajoutant à E on épuisera B. Par contre, même en lui
retranchant sans cesse une quantité égale, on n’épuisera pas le temps,
puisqu’il est infini. Tout A fera donc changer tout B en une portion finie du
temps C. Aucun mobile ne peut donc se voir imposer de changement infini par un
moteur fini. Manifestement alors le moteur fini ne peut faire changer durant
un temps infini.
2e prérequis : nécessité de proportion entre
grandeur et puissance
903. 266a24 En général, d’ailleurs, une puissance
infinie ne peut pas résider en une grandeur finie ; cela deviendra manifeste
avec ce qui suit. La puissance plus grande, admettons-le, produit toujours un
effet égal en un temps moindre, qu’il s’agisse d’échauffer, d’édulcorer, de
lancer et en général de changer. Un patient subit donc forcément d’un agent
limité, mais doté d’une puissance infinie, un effet plus grand que d’un autre,
comme une puissance infinie dépasse toute autre. Aucun temps pourtant ne peut
mesurer pareil changement. Supposons en effet A comme temps en lequel la
puissance infinie réussit à échauffer ou pousser et AB comme temps en lequel y
arrive une puissance finie. En prenant cette dernière toujours plus grande,
mais finie, viendra le moment qu’elle y arrive en le temps A. En effet, ajouter
sans cesse à une entité finie aboutit à dépasser toute entité donnée, comme,
réciproquement, en retrancher sans cesse aboutit à moins qu’elle. Une puissance
finie ferait ainsi changer en un temps égal à celui dont userait une infinie.
Voilà chose impossible.
904. 266b5 Rien de fini donc ne peut détenir
une puissance infinie ; aucune puissance finie[2080] ne peut non plus
résider en quoi que ce soit d’infini.
905. 266b7 Certes, on peut trouver plus de
puissance en une grandeur moindre ; mais finalement on en trouvera plus en une
plus grande encore.
906. 266b8 Supposons donc le moteur infini AB,
mais aussi BC, doté d’une certaine puissance, qui déplace D en un certain temps
EZ. Le double de BC effectuera ce déplacement en un temps moitié de EZ, suivant
la proportion supposée, disons en ZT. À répéter sans cesse cette substitution,
on ne rejoindra jamais AB, mais le temps requis sera de plus en plus inférieur
au temps donné. Sa puissance doit donc être infinie, puisqu’elle surpasse toute
puissance finie. Or toute puissance finie requiert un temps fini aussi ; en
effet, si tant de puissance requiert tant de temps, plus de puissance en
requerra moins, précisément selon la proportion inverse. Or toute puissance,
comme tout nombre[2081] ou grandeur, est
infinie, qui surpasse toute autre définie.
907. 266b20 On peut encore démontrer cela
ainsi : à supposer, dans un moteur de grandeur finie, une certaine
puissance du même genre que celle dont dispose le moteur de grandeur infinie,
elle mesurera la puissance limitée dont dispose le moteur infini. Il en devient
clair, donc, qu’une puissance infinie en une grandeur finie ne se peut pas, ni
une puissance finie en une grandeur infinie.
#1141. — Le Philosophe vient de
montrer comment est le premier changement ; il montre maintenant comment est
le premier moteur, et ce en deux parties : il annonce d’abord son propos,
puis (266a12) l’exécute.
On a déjà établi que le premier
moteur est immobile[2082] ; reste à établir qu’il
est aussi indivisible et sans aucune grandeur, c’est-à-dire tout à fait
incorporel.
Le montrer prérequiert toutefois de
traiter de certaines notions indispensables à cet effet.
#1142. — Le Philosophe exécute
ensuite (266a12) son propos.
Il présente d’abord quelques
prérequis à la démonstration de son propos principal, puis (267b17) démontre celui-ci.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe montre d’abord qu’un changement infini requiert une
puissance infinie, puis (266a24) qu’une puissance infinie ne peut
résider en une grandeur finie et enfin (266b27) que le premier moteur doit être
unique pour produire un changement continu et éternel.
Le premier de ces prérequis,
dit-il, c’est qu’aucun moteur de puissance finie ne peut faire changer quoi
que ce soit durant un temps infini, ce qu’il démontre comme suit.
Tout changement suppose trois
facteurs : un mobile, un moteur et un temps en lequel s’effectuer.
Forcément, les trois sont ou tous
infinis, ou tous finis, ou deux l’un et un l’autre.
Supposons d’abord en effet que le
moteur A déplace le mobile B durant tout le temps infini C. Supposons ensuite
que D, partie de A, déplace E, partie de B. Ces suppositions amènent à conclure
que D déplace E en un temps non pas égal à C, dont A a besoin pour déplacer B,
mais moindre.
En effet, un mobile entier a besoin
de plus de temps que sa partie pour franchir un point[2083]. Comme le temps C est
infini, celui dont usera D pour déplacer E ne sera pas infini, mais fini.
Désignons-le comme Z. Ainsi, de même que A déplace B en le temps infini C, de
même D déplace E en le temps fini Z. Comme par ailleurs D est une partie de A,
à force de soustraire de A et d’ajouter à D, A finira par se trouver totalement
vidé et consumé, puisqu’il est fini ; tout corps fini se consume par
soustraction, si on en prend toujours la même quantité[2084].
B se consumera pareillement, si on
en soustrait continuellement quelque chose et qu’on l’applique à E, puisqu’on
a supposé B fini. Cependant, quelque quantité qu’on enlève au temps C, même en
en enlevant sans cesse la même quantité, on ne le consumera jamais en entier,
puisqu’on l’a supposé infini.
De là, Aristote conclut que le
moteur A entier déplace le mobile B entier en un temps fini, partie de C. Cela
suit bien de nos prémisses, puisqu’on ajoute au temps de ce déplacement selon
la même proportion qu’au mobile et au moteur. En soustrayant des mobile et
moteur entiers, et en ajoutant à leurs parties, on consume à un certain moment
le mobile entier et le moteur entier, de façon que tout ce que comportait leur
tout se retrouve ajouté à leur partie. En conséquence, en ajoutant proportionnellement
au temps, il en résultera un temps fini en lequel le moteur entier déplacera le
mobile entier. Ainsi faut-il, si moteur et mobile sont finis, que le temps
aussi soit fini.
Ainsi donc, on ne peut pas être
infiniment déplacé par un moteur fini, c’est-à-dire, l’être durant un temps
infini. Ainsi notre propos initial devient-il évident, qu’un moteur fini ne
peut pas faire changer durant un temps infini.
#1143. — Avicenne soulève une
difficulté contre cette démonstration d’Aristote : elle n’a pas l’air
universelle.
Il existe en effet un moteur et un
mobile finis auxquels on ne peut rien soustraire ni enlever : le corps
céleste, dont cette démonstration ne tient pas compte. Apparemment, par
conséquent, ou bien elle est particulière, ou bien elle procède d’une
supposition fausse.
Averroès répond à cette objection,
dans son Commentaire, que bien qu’on ne puisse rien retrancher du
ciel, cette conditionnelle reste vraie : si on retranchait une partie du
ciel, cette partie déplacerait ou serait déplacée en un temps plus petit que
son tout. Car rien n’empêche une conditionnelle d’être vraie, même avec un
antécédent impossible. Comme il appert dans la conditionnelle suivante :
si l’homme vole, il a des ailes. Quoi que ce soit qui annule la vérité d’une
conditionnelle vraie est faux, même si l’antécédent de cette conditionnelle
est lui-même faux. Or la vérité de la conditionnelle mentionnée ne peut tenir
avec le fait qu’un moteur fini déplace durant un temps infini, comme il appert
de la déduction d’Aristote. Ainsi donc, de la vérité de la prémisse
conditionnelle, Aristote conclut comme impossible pour un moteur fini de
déplacer durant un temps infini.
On peut toutefois dire, plus
brièvement, qu’Aristote, quand dans ses démonstrations il use d’ablation ou de
soustraction, on ne doit pas toujours entendre par cette ablation une solution
de continuité, laquelle serait impossible dans un corps céleste ; on peut
entendre cette ablation sous n’importe quelle désignation. Par exemple, sur un
bois qui reste continu, on peut désigner, par le toucher ou la pensée, un point
comme s’il divisait le tout ; et de cette manière enlever une partie du tout et
dire qu’il se trouve moins de blanc dans la partie que dans le tout. De cette
manière aussi, on peut dire qu’il se trouve moins de pouvoir pour déplacer dans
une partie d’un corps céleste ainsi enlevée par désignation, que dans le tout.
#1144. — Il surgit encore une autre
difficulté, plus importante. Il ne va pas contre la notion de moteur fini,
semble-t-il, de faire changer durant un temps infini. Car si ce moteur fini est
incorruptible ou impassible de nature, et s’il ne perd pas sa nature, il garde
toujours le même rapport avec le fait de faire changer. Du fait de ce même
rapport, il continue à produire le même changement. Aussi n’y a-t-il pas plus
de raison pourquoi il ne pourrait faire changer après qu’avant. Cela se vérifie
même sensiblement : le soleil, observons-nous, peut faire changer les
corps inférieurs durant un temps infini.
Pour résoudre cette difficulté, on
doit examiner la démarche de la démonstration présentée. On doit s’assurer, en
effet, qu’on entend la conclusion exactement comme elle s’ensuit de ses prémisses.
Le temps du changement, il faut le
prendre en considération, peut s’entendre en deux sens, surtout à propos du
déplacement : en un sens, selon les parties du mobile ; en un autre, selon
les parties de la grandeur sur laquelle s’effectue le déplacement.
Manifestement, en effet, une partie du mobile franchit un point de la grandeur
avant le mobile entier ; pareillement aussi, le mobile entier franchit une
partie de la grandeur avant la grandeur entière. Or il apparaît manifestement
de la démarche d’Aristote qu’il parle ici du temps du déplacement au sens où il
se prend d’après les parties du mobile, non au sens où il se prend d’après les
parties de la grandeur. Il met en effet dans sa démonstration qu’une partie du
moteur déplace une partie du mobile en moins de temps que le moteur entier ne
déplace le mobile entier. Cela ne serait pas vrai si nous prenions le temps du
déplacement d’après les parties de la grandeur parcourue. Il y a en effet la
même proportion de la partie du moteur aux parties du mobile, que du moteur
entier au mobile entier. Aussi la partie déplacera toujours la partie à la même
vitesse que le moteur entier déplacera le mobile entier ; et ainsi la partie du
mobile, déplacée par une partie du moteur, et le mobile entier, déplacé par le
moteur entier, parcourront une même grandeur en un temps égal.
Ou peut-être le tout se
trouvera-t-il déplacé en moins de temps que la partie parce que la puissance
unie est plus grande que la puissance divisée, et que plus la puissance du
moteur est grande, plus vite est le déplacement, et moindre le temps. On doit
donc entendre cela en rapport à un temps de déplacement pris d’après les
parties du mobile, parce qu’une partie du mobile franchit un point en moins de
temps que le mobile entier. Conséquence nécessaire : le mobile infini est
déplacé par un moteur infini. Et ainsi, comme l’impossible s’ensuit de ce qu’on
admette qu’un moteur fini déplace un mobile fini en un déplacement qui soit
infini quant aux parties du mobile, de même, une fois annulée cette absurdité,
il faut conclure ensuite qu’un déplacement infini doive advenir à un mobile
infini du fait d’un moteur infini.
#1145. — Mais on peut objecter à
l’encontre qu’Aristote n’a pas prouvé[2085] que le déplacement est
infini d’après les parties du mobile, à la manière dont le déplacement d’un
corps infini se dit infini. Puisque tout l’univers corporel est fini, tel que
prouvé[2086]. Aussi, la
démonstration d’Aristote ne paraît pas se vérifier du propos à conclure, que le
premier moteur, du fait qu’il fait changer un mobile infini, est infini.
Mais, doit-on répliquer, la cause
première d’un changement infini doit être cause par soi d’infinité de
changement. Car toujours la cause qui l’est par soi précède celle qui l’est par
autre chose[2087]. Or la vertu d’une
cause par soi se fixe sur un effet par soi, non sur un effet par accident ;
c’est ainsi qu’Aristote a enseigné à rapporter les causes aux effets[2088]. Par ailleurs, un
changement est infini en deux sens[2089] : en rapport aux
parties du mobile qui l’effectue et à celles de la longueur sur laquelle il se
fait. Toutefois, l’infini par soi concerne le changement en rapport aux
parties du mobile, et celui par accident le concerne en rapport à celles de la
longueur. C’est que la quantité du changement mesurée aux parties du mobile lui
appartient en rapport à son sujet propre, et ainsi lui appartient par soi,
tandis que la quantité du changement mesurée aux parties de la longueur tient à
la réitération du changement du mobile, pour autant que le mobile entier, une
fois complété son déplacement sur une partie de la longueur, le répète sur une
autre. Certes, c’est la première cause de l’infinité du changement qui produit
l’infinité par soi du changement, de façon à faire éventuellement changer un
mobile infini. C’est pourquoi pareil changement sera forcément infini. Et
quoique fini, le premier mobile garde cependant une similitude avec l’infini[2090]. Par contre, pour
qu’une cause produise un changement infini par réitération, infinité
accidentelle, il n’a pas besoin d’une vertu infinie, mais simplement d’une
vertu finie immobile : c’est que, sa vertu restant la même, il pourra
réitérer à jamais le même effet. Par exemple, le soleil a une vertu finie, et
pourtant il pourrait faire changer les éléments inférieurs durant un temps
infini, si le changement était éternel, en conformité à la position d’Aristote.
En effet, sans être première cause d’infinité de changement, il se trouve comme
poussé par autre chose à faire changer durant un temps infini, d’après la
position concernée.
#1146. — Le Philosophe montre
ensuite (266a24) que la vertu présente
dans une grandeur lui est forcément proportionnée.
Il montre d’abord ce qu’il vise
principalement : qu’il ne peut exister de puissance infinie dans une
grandeur finie, puis (266b5) qu’il ne peut non plus y avoir de puissance finie
dans une grandeur infinie.
Il prouve son premier point en se
fondant sur deux suppositions.
Voici la première : une puissance
plus grande produit un effet égal en moins de temps. Par exemple, une puissance
caléfactive plus grande amène un corps à autant de chaleur en moins de temps.
La même proportion tient pour ce qui est de la puissance d’édulcorer, de lancer
et d’induire tout autre changement.
Se fondant sur cette supposition,
le Philosophe conclut que, du fait qu’une puissance infinie est supérieure à
une puissance finie, une grandeur finie dotée d’une puissance infinie changera
forcément davantage un mobile ou plusieurs, en un même temps, que ne le fera
une autre dotée d’une puissance finie ; ou inversement qu’un mobile en subira
un changement égal en moins de temps. On peut interpréter dans les deux sens
l’effet de cet agent, qu’il dit “plus grand que d’un autre”.
Voici la seconde supposition :
comme tout ce qui change le fait en un temps[2091], un patient ne peut
pas, sous l’action d’un agent de puissance infinie, changer sans que cela
n’implique aucun temps. C’est donc en un temps qu’il change.
Partant de là, il procède comme
suit. Supposons un temps A, en lequel une vertu infinie produit un changement,
en réchauffant ou poussant, et un temps AB, plus grand que A, en lequel une
vertu finie fait de même. Or toute puissance finie en admet une plus grande.
Par suite, une puissance finie plus grande que la première, qui effectuait un
changement en le temps AB, le fera en un temps moindre ; une troisième encore
plus grande le fera en un temps encore moindre. Toujours en admettre ainsi une
plus grande aboutira à une puissance finie qui le fasse en un temps A, car à
toujours ajouter à une puissance finie, on finit par dépasser toute proportion
déterminée. Par ailleurs, en ajoutant à la puissance motrice, on se trouve
simultanément à soustraire au temps du changement, du fait qu’une puissance
plus grande puisse effectuer un changement en un temps moindre.
Finalement, une puissance finie
mettra, pour compléter le changement, un temps égal à celui qu’y met une
puissance infinie, fixé à A. Voilà chose impossible. Aucune grandeur finie ne
dispose donc d’une puissance infinie.
#1147. — Cet argument, toutefois,
rencontre de multiples difficultés.
D’abord, à ce qu’il semble, il ne
conclut pas du tout. Aucune puissance, aussi grande qu’elle soit, ne peut en
effet retirer à quoi que ce soit ce qui lui convient par soi. Aucun défaut de
puissance n’est à imputer à ce qui ne peut faire que l’homme ne soit pas animal
; cela ne répugne pas même à l’infinité d’une puissance. Or se faire en un
temps convient par soi au changement, tellement que le changement entre dans
la définition du temps[2092]. Même donc en le
supposant l’effet d’une puissance infinie, le changement ne peut s’effectuer
sans temps, comme Aristote conclut ici.
En outre, d’après la démarche du
Philosophe, le changement se passe de temps parce que la puissance qui
l’effectue est infinie. Mais une puissance motrice infinie pourrait bien ne pas
se trouver en un corps et pour cette raison ne pas avoir besoin de temps pour
faire changer. On ne peut donc pas, du fait qu’il soit impossible de changer
sans temps, conclure qu’aucune vertu infinie ne se trouve en une grandeur, mais
plutôt absolument qu’aucune vertu motrice n’est infinie.
En outre, deux aspects du
changement semblent concerner la grandeur d’une puissance : sa vitesse et
sa durée. Or, observons-nous, plus de puissance entraîne plus en chacun des
deux. Toutefois, en rapport à la supériorité d’une puissance infinie, ce qu’on
a montré[2093], c’est qu’un changement
éternel doit provenir d’une puissance infinie, et non qu’aucune grandeur ne
dispose d’une puissance infinie. Pareillement ici, donc, sur la base de la
supériorité de vitesse impliquée, on ne doit pas conclure qu’aucune grandeur ne
dispose d’une puissance infinie, mais que la vertu qui fait changer en un temps
infini, fait aussi changer sans impliquer de temps, en raison de son infinité.
En outre, la conclusion semble
manifestement fausse. Plus est grande la vertu d’un corps, en effet, plus
longtemps il peut se conserver dans l’être. Si donc aucun ne disposait d’une
puissance infinie, aucun ne pourrait non plus durer infiniment. Mais cela
appert faux tant d’après l’opinion d’Aristote que d’après la pensée de la foi
chrétienne, qui admet que la substance du monde durera infiniment.
On pourrait aussi soulever une
objection sur la division et l’addition dont il est fait usage, car elles ne
conviennent pas à la réalité ; mais comme on en a assez parlé déjà[2094], oublions-le pour le
moment.
#1148. — Répondons dans l’ordre à
ces difficultés. Le Philosophe, doit-on répliquer à la première, n’entend pas
faire ici une démonstration directe[2095], mais une démonstration
qui conduit à l’impossible. En pareille démonstration, du fait que d’une
donnée initiale quelque chose d’impossible s’ensuit, on conclut que celle-ci
est elle-même impossible. Mais il n’en est pas vrai pour autant que la donnée
initiale soit compossible avec la conclusion. Par exemple, si on accordait
l’existence d’une puissance qui puisse retirer son genre à une espèce, pareille
puissance, s’ensuivrait-il, pourrait faire en sorte que l’homme ne soit pas un
animal ; mais comme cela est impossible, la première supposition est aussi
impossible. Mais de cela, on ne peut conclure à la possibilité d’une puissance
qui fasse que l’homme ne soit pas un animal. De même, l’existence d’une puissance
infinie dans une grandeur entraînerait forcément un changement qui se fasse
sans temps ; mais comme cela est impossible, cette existence d’une puissance
infinie en une grandeur l’est aussi. Mais cela n’implique pas la possibilité
qu’une puissance infinie fasse changer sans temps.
#1149. — À la seconde difficulté,
Averroès répond, dans son commentaire à ce passage, en disant que l’argument
d’Aristote procède ici de la puissance, en raison de son infinité. Or c’est à
la quantité que conviennent le fini et l’infini[2096]. Aussi à une puissance
qui ne se trouve pas dans une grandeur il n’appartient pas proprement d’être
finie ou infinie.
Cependant, cette réponse va à la
fois contre l’intention d’Aristote et contre la vérité.
Elle va contre l’intention d’Aristote,
bien sûr, puisqu’Aristote, en sa précédente démonstration[2097], a prouvé qu’une
puissance qui fait changer en un temps infini est infinie ; en outre, il en
conclura plus loin[2098] que la puissance qui
déplace le ciel n’en est pas une en une grandeur.
Elle va aussi contre la vérité, car
comme toute puissance active se conforme à une forme, la grandeur, et par
conséquent le fini et l’infini, convient à la puissance de la manière dont elle
convient à la forme. Par ailleurs, la grandeur convient à la forme à la fois
par soi et par accident : par soi, certes, suivant la perfection de la
forme, comme on attribue beaucoup de blanc à peu de neige, en rapport à la
perfection de sa notion propre ; par accident, par contre, du fait qu’une forme
a une extension dans un sujet, comme on attribue beaucoup de blanc à une
surface en raison de sa grandeur.
Cette seconde grandeur, toutefois,
ne peut concerner une puissance qui ne se trouve pas dans une grandeur ; mais
la première grandeur la concerne au maximum, parce que les puissances immatérielles,
moins elles sont contractées par une application à une matière, plus elles sont
parfaites et universelles.
Or la vitesse du changement ne suit
pas la grandeur de la vertu qui lui appartient par accident, du fait de
l’extension à la grandeur du sujet, mais plutôt celle qui lui appartient par
soi, en rapport à sa propre perfection ; car plus un être en acte est parfait,
plus il agit avec véhémence. Aussi ne peut-on dire qu’une puissance qui ne se
trouve pas dans une grandeur, du fait qu’elle n’est pas infinie de l’infinité
de grandeur qui vient de la grandeur du sujet, ne causera pas pour cette raison
une croissance de la vitesse à l’infini, ce qui revient à mouvoir sans temps.
Aussi, même le Commentateur résout
autrement cette difficulté ailleurs[2099]. Le corps céleste,
dit-il là, se trouve déplacé par deux moteurs : par un moteur conjoint,
l’âme du ciel, et un moteur séparé, qui ne se trouve déplacé ni par soi ni par
accident. Et comme ce moteur séparé est d’une vertu infinie, le déplacement du
ciel acquiert de lui une durée éternelle ; mais parce que le moteur conjoint
est d’une vertu finie, le déplacement du ciel en acquiert pour cette raison une
vitesse déterminée.
Cependant, même cette réponse ne
suffit pas. Comme en effet les deux effets semblent s’ensuivre d’une puissance
infinie, à savoir, mouvoir durant un temps infini, comme le concluait la
démonstration précédente[2100], et mouvoir sans temps,
comme semble le conclure cette démonstration-ci, la difficulté reste
encore : pourquoi l’âme du ciel, qui déplace en vertu d’un moteur séparé
infini, tire plutôt de lui de pouvoir déplacer durant un temps infini qu’à une
vitesse infinie, c’est-à-dire, sans temps.
#1150. — À cette difficulté, donc,
on doit répliquer que toute puissance qui ne se trouve pas dans une grandeur
induit en changement par l’intelligence. C’est ainsi en effet que le
Philosophe prouve que le ciel est déplacé par son moteur[2101]. Par contre, aucune
puissance qui se trouve en une grandeur ne meut en tant qu’intelligente, car
l’intelligence n’est pas la vertu d’un corps[2102].
Voilà la différence entre un agent
par intelligence et un agent matériel : l’action de l’agent matériel se
proportionne à la nature de l’agent, et il se produit autant de réchauffement
qu’il y a de chaleur ; mais l’action d’un agent par intelligence ne se
proportionne pas à sa propre nature, mais à la forme appréhendée ; le
constructeur, en effet, ne construit pas autant qu’il peut, mais autant que
l’exige la définition de la forme conçue.
Ainsi donc, s’il existait une vertu
infinie en une grandeur, le changement qui en procéderait devrait se trouver en
proportion avec elle ; et c’est ainsi que procède la présente démonstration.
Mais si une vertu infinie ne se trouve pas en une grandeur, le changement n’en
procède pas selon la proportion de sa vertu, mais selon la définition de la
forme appréhendée, c’est-à-dire, selon qu’il convient à la fin et à la nature
du sujet.
On doit encore tenir compte d’autre
chose : rien ne change sans avoir de grandeur[2103] ; aussi, la vitesse de
son changement est un effet reçu du moteur en quelque chose qui a grandeur.
Manifestement, par ailleurs, rien qui ait grandeur ne peut recevoir un effet
égal proportionnellement à la puissance qui n’est pas en une grandeur, parce
que toute nature corporelle se rapporte à une nature incorporelle comme
quelque chose de particulier à quelque chose d’absolu et d’universel. Aussi, on
ne peut conclure, si la vertu infinie ne se trouve pas en une grandeur, que
s’ensuive d’elle en un corps une vitesse infinie, qui soit l’effet proportionné
à pareille puissance, comme on a dit.
Mais rien n’empêche une grandeur de recevoir
l’effet d’une vertu qui se trouve elle-même en une grandeur, parce que la cause
est proportionnée à l’effet. Aussi, admettre en une grandeur une vertu infinie
entraînerait un effet correspondant en une grandeur, à savoir, une vitesse
infinie. Et cela est impossible ; donc, la première supposition aussi.
#1151. — Avec cela la solution de
la troisième difficulté devient évidente. Effectivement, changer en un temps
infini ne répugne pas à la notion de grandeur changée : cela convient
justement à la grandeur circulaire[2104]. Cependant, se déplacer
à une vitesse infinie, c’est-à-dire sans temps, contrarie la notion de
grandeur[2105]. Aussi, d’après
Aristote, le premier moteur de vertu infinie entraîne un changement d’une durée
infinie, mais non d’une vitesse infinie.
#1152. — Alexandre résout la
quatrième difficulté, à ce qu’en dit Averroès en son Commentaire. Le
corps céleste, dit-il, acquiert l’éternité par l’effet du moteur séparé, qui
détient une vertu infinie, de même que l’éternité de son déplacement. Aussi, de
même que cela ne vient pas de l’infinité du corps céleste qu’il se déplace à
perpétuité, de même il ne tient pas non plus à cette cause qu’il dure à
perpétuité ; plutôt, les deux conséquences découlent de l’infinité du moteur
séparé.
Averroès s’efforce de réprouver
cette réponse, tant ici en son Commentaire, qu’à propos du livre XI de
la Métaphysique : on ne peut, dit-il, acquérir d’autre chose
l’éternité de son être, puisqu’alors quelque chose d’en soi corruptible
deviendrait éternel. Cependant, on peut acquérir d’autre chose l’éternité de
son déplacement, du fait que le déplacement est un acte qu’un mobile tient de
son moteur. Dans un corps céleste, dit-il donc, il ne se trouve pas quant à lui
de puissance à ne pas être, parce qu’il n’y a rien de contraire à sa substance
; toutefois, il y a en lui une puissance au repos, parce que le repos est
contraire à son déplacement. Par conséquent, il n’a pas besoin d’acquérir
d’autre chose l’éternité de son être, mais il a besoin d’en acquérir l’éternité
de son déplacement.
Que par ailleurs il n’existe pas en
un corps céleste de puissance à ne pas être, cela vient, dit-il, de ce qu’un
corps céleste, à ce qu’il dit, ne se trouve pas composé de matière et de forme
comme de puissance et d’acte, mais, dit-il, de matière existant en acte ; sa
forme, en outre, il l’appelle son âme, de sorte toutefois qu’elle ne le
constitue pas dans l’être, mais seulement le fait se déplacer. C’est ainsi,
dit-il, qu’il n’y a pas en lui puissance à être, mais seulement au lieu,
opinion qu’il attribue à Aristote[2106].
#1153. — Cette solution, cependant,
répugne à la fois à la vérité et à l’intention d’Aristote.
Elle répugne à la vérité de
plusieurs façons. D’abord parce qu’il prétend que le corps céleste ne se trouve
pas composé de matière et de forme, ce qui est tout à fait impossible.
Manifestement, en effet, le corps
céleste est un être en acte ; autrement il ne se déplacerait pas, car ce qui
est seulement en puissance n’est pas sujet à déplacement[2107]. Par ailleurs, tout ce
qui est en acte doit ou bien être une forme subsistante, comme les substances
séparées, ou bien avoir sa forme en autre chose, qui se rapporte à cette forme
comme sa matière, et comme une puissance à son acte.
Or on ne peut soutenir que le corps
céleste soit une forme subsistante, parce qu’alors il serait une intelligence
en acte, et ne tomberait ni sous le sens ni sous la quantité. Il reste donc
qu’il soit composé de matière et de forme, et de puissance et d’acte, de sorte
qu’il y a en lui d’une certaine manière puissance à ne pas être.
D’ailleurs, même en concédant que
le corps céleste ne soit pas composé de matière et de forme, il faudrait encore
admettre en lui d’une certaine manière de la puissance à être. Nécessairement,
en effet, toute substance simple subsistante ou bien est ou bien participe son
être. De substance simple qui soit elle-même être subsistant, il ne peut y en
avoir qu’une, comme aussi de blancheur, si elle était subsistante, il ne
pourrait y en avoir qu’une. Toute substance donc qui vient après la première
substance simple participe son être. Or tout participant se compose de
participant et de participé, et le participant est en puissance au participé.
Donc, en toute substance, si simple soit-elle, après la première substance
simple, il y a puissance d’être.
Averroès s’est trompé à l’occasion
de l’homonymie de la puissance. En effet, on appelle parfois puissance ce qui
est ouvert aux opposés. Cela est exclu du corps céleste, et des substances
simples séparées, parce qu’il ne se trouve pas en elles de puissance à ne pas
être, d’après l’intention d’Aristote, du fait que les substances simples sont
seulement des formes et qu’aux formes l’être convient par soi ; par ailleurs,
la matière du corps céleste n’est pas en puissance à une autre forme. De même
en effet que le corps céleste se compare à sa figure, dont il est sujet, comme
la puissance à l’acte, et que pourtant il ne peut pas ne pas avoir pareille
figure, de même la matière du corps céleste se compare à pareille forme comme
la puissance à l’acte, et pourtant il n’est pas en puissance à la privation de
cette forme, ou au non-être. Toute puissance, en effet, n’est pas ouverte aux
opposés ; autrement, le possible ne s’ensuivrait pas du nécessaire[2108].
Sa position va aussi à l’encontre
de l’intention d’Aristote, qui utilise dans une démonstration[2109] le fait que le corps
céleste détient une puissance ou vertu à être toujours. Il ne peut donc échapper
à la difficulté en alléguant que dans le corps céleste il ne se trouve pas de
puissance à être ; cela est manifestement faux et à l’encontre de l’intention
d’Aristote.
#1154. — Voyons si la position
d’Averroès attaque convenablement la solution d’Alexandre, comme quoi le corps
céleste acquiert d’autre chose son éternité.
Sa réprobation serait adéquate,
certes, si Alexandre avait soutenu que le corps céleste tenait de lui-même
puissance à être et à ne pas être, mais acquérait d’autre chose le fait d’être
toujours. À supposer toutefois son intention, de ne pas exclure la
toute-puissance de Dieu, avec laquelle « il peut induire tel corruptible
d’incorruption », dont la discussion ne concerne pas notre propos.
Cependant, Averroès, même en supposant son intention, ne peut conclure contre
Alexandre, car celui-ci n’a pas prétendu que le corps céleste acquière d’autre
chose l’éternité, comme s’il tenait de lui-même la puissance à être et à ne
pas être, mais comme ne tenant pas l’être de soi. En effet, tout ce qui n’est
pas son propre être participe l’être d’une cause première qui est son propre
être. Aussi lui-même confesse-t-il[2110] que Dieu est cause du
ciel non seulement quant à son déplacement, mais aussi quant à sa substance, ce
qui n’est le cas que parce qu’il tient l’être de lui. Or il ne tient de lui que
l’être éternel ; il tient donc son éternité d’autre chose. Les dires d’Aristote[2111], à l’effet qu’il y a
des choses nécessaires qui ont une cause à leur nécessité, consonnent avec
cela. En supposant cela, la solution d’après l’intention d’Alexandre devient
claire, que tout comme le corps céleste tient d’autre chose de se déplacer, de
même il en tient aussi l’être. Aussi, de même que le déplacement éternel
démontre la vertu infinie de son moteur, et non du mobile concerné, de même
aussi sa durée éternelle démontre l’infinie vertu de la cause dont il tient
l’être.
#1155. — Néanmoins, la puissance du
corps céleste à l’être et au déplacement éternel ne comporte pas la même
nature.
Toutefois, leur différence n’est
pas celle qu’il assigne, qu’il y ait dans le corps céleste une puissance aux
opposés que sont le repos et le déplacement, quant à se déplacer, mais à des
opposés qui sont différents lieux.
Ils diffèrent plutôt quant à autre
chose. En effet, le changement tombe par soi dans le temps, tandis que l’être
ne tombe pas par soi dans le temps, mais seulement dans la mesure où il est
assujetti au changement. Si donc il existe quelque être qui ne lui soit pas
assujetti, cet être ne tombe d’aucune manière sous le temps. La puissance à se
mouvoir durant un temps infini regarde donc l’infinité du temps directement et
par soi. Mais la puissance à être un temps infini, si cet être peut subir du
changement, regarde la quantité de temps et c’est pourquoi une vertu ou un
pouvoir plus grand est requis pour que dure une chose plus de temps en un être
susceptible de changement. Mais la puissance qui concerne un être inapte au
changement ne regarde d’aucune manière la quantité de temps. Aussi, la grandeur
ou l’infinité de temps ne fait rien à la grandeur ou à l’infinité de la
puissance en regard de pareil être. En admettant donc par impossible que le
corps céleste ne tiendrait pas d’autre chose son être, on ne pourrait encore
pas conclure, à partir de son éternité, qu’il y aurait en lui une vertu
infinie.
#1156. — Le Philosophe prouve
ensuite (266b5) qu’une grandeur infinie
ne peut disposer d’une puissance finie. Il le fait avec deux arguments, dont le
premier compte trois points.
Il présente d’abord la conclusion
visée : de même que, dans une grandeur finie, dit-il, il ne peut y avoir
de puissance infinie, de même il ne peut non plus y avoir en un corps de
quantité infinie une puissance finie quant au tout ; mais une partie de
l’infini, si elle se prend finie, aura tout de même une puissance finie.
Il ne fait pas cette remarque comme
nécessaire pour démontrer son propos principal, mais pour mettre ce propos en
cohérence et proximité avec la conclusion qu’il vient de démontrer.
#1157. — Le Philosophe présente
ensuite (266b7) une considération qui
pourrait faire croire qu’une grandeur infinie puisse disposer d’une puissance
finie. Une grandeur moindre, observons-nous, peut détenir une vertu plus grande
qu’une grandeur supérieure ; par exemple, un petit feu détient plus de vertu
active que beaucoup d’air. Mais on ne peut tirer de là qu’un corps de quantité
infinie ait une puissance finie, parce que si on prenait une grandeur qui
excède encore plus, elle posséderait une vertu plus grande. Par exemple, si
plus d’air, selon une certaine quantité, détient moins de vertu que peu de feu,
si on accroît de beaucoup la quantité d’air, il aura finalement plus de vertu
que le petit feu.
#1158. — Le Philosophe présente
enfin (266b8) la démonstration
attendue, qui va comme suit. Supposons un moteur de quantité infinie AB, ainsi
que BC, moteur de grandeur finie d’un autre genre, doté d’une puissance finie ;
puis un mobile D, déplacé par le moteur BC, en un temps EZ. Puisque BC a une
grandeur finie, on pourra en admettre un plus grand ; admettons-en un de proportion
double. Par ailleurs, plus grande est la puissance du moteur, en moins de temps
il déplace[2112]. Donc, le double de BC
déplacera le même mobile D en la moitié du temps, mettons en ZT, en comprenant
que le temps EZ se divise à sa moitié au point T. Puis, à force d’ajouter ainsi
à BC, le temps du déplacement diminuera ; mais quoi qu’on ajoute à BC, il ne
peut égaler AB, qui dépasse BC sans proportion, comme l’infini dépasse le
fini. Mais comme AB détient une puissance finie, il déplace D en un temps fini
; et à toujours diminuer ainsi le temps en lequel BC déplaçait, on en vient à
un temps moindre que le temps en lequel AB le faisait, parce que tout fini se
dépasse par division. Par suite, donc, une puissance moindre effectuera le
déplacement en un temps moindre, ce qui est impossible. Il fallait donc que le
moteur de grandeur infinie dispose d’une puissance infinie, puisque la
puissance d’un moteur de grandeur infinie dépasse toute puissance finie.
On a prouvé par soustraction du
temps : c’est que, pour toute puissance finie, on doit admettre un temps
déterminé en lequel elle effectue un déplacement. L’un suit de l’autre :
si tant de puissance déplace en tant de temps, plus de puissance déplacera en
moins de temps ; mais tout de même en un temps déterminé, c’est-à-dire, fini,
suivant une proportion inversée : par conséquent, autant on ajoute à la
puissance, autant on enlève au temps. Ainsi, quoi qu’on ajoute à une puissance
finie, tant qu’elle reste finie, elle requerra toujours un temps fini :
car il faudra admettre un temps aussi moindre que le temps initial, que la
superpuissance obtenue par addition est devenue plus grande que la puissance
initiale.
Cependant, une puissance infinie
déplace en un temps moindre que tout temps déterminé, comme c’est le cas pour
tout ce qui est infini, puisque tout infini, en nombre ou en grandeur, surpasse
toute entité déterminée de son genre. Manifestement donc, une puissance infinie
surpasse toute puissance finie, du fait que l’ajout de puissance à puissance
correspond au retrait de temps à temps. La conclusion visée, appert-il, suit
de toute nécessité de ces prémisses : une grandeur infinie doit détenir
une puissance infinie.
#1159. — Le Philosophe présente
ensuite (266b20) une autre démonstration
pour le même propos. Seule différence avec la précédente : la première
concluait en supposant une puissance finie dans un moteur de grandeur finie
d’un autre genre ; cette seconde démonstration procède en supposant aussi une
puissance finie, mais dans un moteur de grandeur finie du même genre que celui
de grandeur infinie. Par exemple, s’il s’agissait d’air en grandeur infinie,
avec une puissance finie, nous supposerons une puissance finie en une quantité
finie d’air.
Ceci supposé, il est manifeste que
cette puissance finie d’un moteur de grandeur finie, multipliée un certain
nombre de fois, mesurera la puissance finie du moteur d’une grandeur infinie ;
car tout fini se mesure, ou même se dépasse, avec un fini moindre pris un
certain nombre de fois. Or en s’en tenant au même genre, un moteur plus grand
doit détenir une puissance plus grande : plus d’air détient une puissance
plus grande que moins d’air. Forcément donc, ce moteur de grandeur finie qui
présente, avec le moteur de grandeur finie supposé au départ, la même
proportion que présente la puissance finie du moteur de grandeur infinie avec
la puissance du moteur de grandeur finie supposé initialement, détient une
puissance égale à celle du moteur de grandeur infinie. Par exemple, si la
puissance finie du moteur de grandeur infinie est le centuple de la puissance
finie d’un moteur donné de grandeur finie, le moteur qui fait le centuple de ce
dernier devra détenir une puissance égale à celle du moteur de grandeur
infinie, étant donné qu’en ce qui est de même genre, grandeur et puissance
augmentent proportionnellement. Or ce qu’on vient de conclure est impossible,
parce que cela impliquerait qu’ou bien une grandeur finie en égale une infinie,
ou qu’un moteur de grandeur moindre, mais du même genre, détienne une puissance
égale à un moteur plus grand. L’affirmation qui entraîne cela est donc
également impossible, à savoir, qu’un moteur de grandeur infinie détienne une
puissance finie.
Ainsi donc, sous forme d’épilogue,
le Philosophe énonce deux conclusions démonstratives : en un moteur de
grandeur finie, une puissance infinie ne se peut pas ; et en un moteur de
grandeur infinie, une puissance finie ne se peut pas.
Difficulté : apparente continuité de la
projection
908. 266b27 Quant aux corps en déplacement, il
sera bon d’examiner d’abord une difficulté : comme tout ce qui change le
doit à un moteur, comment, sans le faire d’eux-mêmes, certains corps
continuent-ils à se déplacer une fois que leur moteur n’est plus en contact
avec eux? Les projectiles, par exemple.
909. 266b30 Alléguer que le moteur initial a
mis autre chose en mouvement en même temps, à savoir, une quantité d’air,
qui, une fois en mouvement, entraîne le projectile, défie la même impossibilité :
se déplacer sans contact ni poussée du moteur initial. C’est ensemble, plutôt,
que tout se déplace, puis s’arrête quand le premier moteur s’arrête, même s’il
a l’effet de l’aimant[2113], que ce qu’il met
en mouvement déplace autre chose.
Solution : multiplicité de moteurs voisins
910. 267a1 On doit plutôt admettre que le
moteur initial habilite l’air à déplacer lui aussi, ou l’eau, ou autre chose
ainsi de nature à jouer également le rôle de moteur et de mobile. Toutefois,
comme moteur et comme mobile, il ne repose pas simultanément : comme
mobile, il s’arrête en même temps que son moteur s’arrête de le déplacer ; mais
comme moteur, il continue encore d’agir[2114]. Un objet voisin s’en
trouve éventuellement déplacé, ce qui s’explique de la même façon. Cependant,
le déplacement va en s’arrêtant à mesure que diminue la puissance à déplacer
transmise de voisin à voisin. Il s’arrête tout à fait, quand le moteur
antérieur ne rend plus son voisin moteur, mais mobile seulement. Il reste que
le moteur, le mobile et l’ensemble du déplacement doivent s’arrêter ensemble.
Discontinuité du déplacement dû à plusieurs moteurs
911. 267a12 Pareil déplacement se produit
certes chez des mobiles capables de tantôt se mouvoir, tantôt reposer. Il n’est
pas continu, cependant, quoiqu’il le paraisse, du fait de concerner des réalités
consécutives ou contiguës. C’est que le moteur n’est pas unique ; il y en a
plusieurs, voisins l’un de l’autre. Voilà pourquoi pareil déplacement se
produit dans l’air ou dans l’eau, ce qui en amène à en parler comme d’une
‘antipéristase’[2115]. Il demeure quand même
impossible de résoudre les objections soulevées autrement que comme on l’a
dit. L’antipéristase ferait que tout joue à la fois le rôle de moteur et de
mobile, et aussi repose simultanément par conséquent. C’est pourtant bien un
mobile unique qui a ainsi l’air de se déplacer de manière continue. Quel
moteur en est responsable? Certes pas le même tout au long.
#1160. — En vue de son propos
principal, le Philosophe vient de démontrer deux prérequis : qu’une
puissance finie ne pourrait produire de changement durant un temps infini et
qu’une puissance infinie ne pourrait résider en une grandeur finie. Il se
propose maintenant d’en prouver un troisième : l’unité du premier moteur.
Il le fait en deux points : il
montre d’abord que la diversité de leurs moteurs empêche la continuité ou
l’unité de changement chez des mobiles qui ont pourtant bien l’air de changer
de manière continue, puis (267a21) montre à partir de là qu’il ne
doit y avoir qu’un seul premier moteur.
Le premier se divise en
trois : le Philosophe soulève d’abord une difficulté concernant les projectiles,
puis (267a1) la résout et enfin (267a12) montre à partir de là
que la continuité fait défaut au déplacement d’un projectile.
Le premier point se divise en
deux : le Philosophe soulève d’abord une difficulté, puis (266b30) exclut une solution.
Il présente donc d’abord la
difficulté que voici à propos des projectiles.
Tout ce qui change le doit à un
moteur distinct[2116], tant qu’il ne s’agit pas
de mobiles qui le font par eux-mêmes, comme les animaux. La pierre lancée n’en
est pas un cas. Or c’est par contact qu’un corps en déplace un autre. Il y a
donc difficulté à savoir comment des projectiles continuent de se déplacer
même une fois privés de contact avec leur lanceur.
#1161. — Le Philosophe exclut
ensuite (266b30) une solution attribuée
à Platon : du fait de lancer une pierre, on mettrait aussi en mouvement
autre chose avec elle : une quantité d’air, qui, une fois en mouvement,
continuerait à déplacer la pierre, même une fois perdu le contact avec le
lanceur initial.
Le Philosophe exclut cette
solution, puisque manifestement il est tout aussi impossible à l’air qu’à la
pierre de se déplacer sans contact avec le lanceur initial. Manifestement, au
contraire, tant que le moteur initial pousse, tout se déplace, mais dès qu’il
repose, c’est-à-dire, ne pousse plus, tout repose forcément, même si l’objet
déplacé par le moteur initial, comme la pierre[2117], en déplace un autre,
comme le moteur initial l’a d’abord fait avec lui.
#1162. — Le Philosophe apporte
ensuite (267a1) sa propre solution.
Si un second moteur, dit-il,
déplace du fait d’être déplacé par un premier, le premier, celui qui lance, on
doit l’admettre, donne au second, l’air ou l’eau ou tout corps en mesure de
déplacer un projectile, la capacité de déplacer et celle de l’être[2118]. L’air et l’eau, en
effet, reçoivent les deux du projecteur, à la fois de déplacer et d’être
déplacé. Toutefois, les deux n’appartiennent pas forcément au même, puisqu’on
peut trouver un moteur, qui ne soit pas déplacé. Le moteur ne s’arrête donc pas
forcément en même temps que le mobile : l’air déplacé par le lanceur ne
cesse pas simultanément de déplacer et d’être déplacé ; plutôt, l’air cesse
d’être déplacé dès que le premier moteur, le lanceur, cesse de le déplacer,
mais il continue à déplacer.
La chose est manifeste au sens.
Lorsqu’un mobile est déjà parvenu au terme de son déplacement, tout juste au
moment de son arrivée, il peut encore déplacer. Il n’est plus déplacé alors, il
y a pourtant quelque chose en déplacement : tant que le second moteur
garde sa capacité de déplacer, son voisin, l’objet qui se trouve à sa suite, se
trouve déplacé. La même explication s’applique d’ailleurs à ce troisième, qui
continue à déplacer même une fois qu’il n’est plus déplacé. Comme toutefois le
second moteur détient moins de capacité à déplacer que le premier, et le
troisième moins que le second, le mouvement de projection finit forcément par
s’arrêter. La vertu motrice se trouve en effet moindre en l’objet voisin,
c’est-à-dire, en celui qui suit, qu’en le sujet où elle se trouvait
initialement.
De la sorte, en raison de la
diminution de la vertu motrice, on en viendra finalement à ce qu’un moteur
antérieur ne procurera plus de puissance motrice à celui qui le suit, mais
seulement celle d’être déplacé. Alors forcément, en même temps que ce dernier
moteur cessera de déplacer, ce qu’il déplace cessera aussi d’être déplacé. Par
conséquent, tout le mouvement cessera, du fait que le dernier mobile ne puisse
plus en déplacer un autre.
#1163. — Le Philosophe conclut
ensuite (267a12) de ces prémisses que ce
mouvement de projection n’est pas continu.
Ce mouvement, dit-il donc, la
projection, se produit en des corps susceptibles de tantôt se déplacer tantôt
reposer, s’il en est vraiment auxquels cela convienne. Les explications
précédentes l’ont rendu évident : le mouvement de projection repose par
défaut de vertu motrice[2119].
Autre évidence qui en
découle : pareil déplacement n’est pas continu, même s’il en a l’air. Il
paraît continu en raison de l’unité de son mobile, mais il ne l’est pourtant
pas, parce qu’il implique différents moteurs[2120], étant dû à plusieurs
moteurs consécutifs ou même contigus. La différence entre ‘consécutif’ et ‘contigu’,
on l’a déjà expliquée[2121].
Il est manifeste au sens que, dans
l’une ou l’autre disposition, des moteurs peuvent déplacer un mobile unique,
pour autant qu’ils se trouvent déplacés par un moteur initial. Les corps
projetés, en effet, ne répondent pas à un seul moteur, mais à plusieurs,
voisins les uns les autres, c’est-à-dire, consécutifs ou contigus. En outre,
comme la diversité ne va pas sans division, ce déplacement par projection a
besoin de se faire à travers un milieu facile à diviser : l’air ou l’eau,
dont la facilité de division permet une diversité de moteurs.
Ce mouvement de projection, on
l’appelle parfois une “antipéristase”, une espèce de résistance à la
compression, du fait que l’air ambiant, à mesure qu’il se trouve déplacé,
entraîne de quelque certaine manière le corps projeté[2122]. Cependant, la
difficulté soulevée ne peut se résoudre que de la manière indiquée. Si en effet
on soutient comme cause de la projection la compression répétée de l’air, tout
se trouve à déplacer et être déplacé simultanément, c’est-à-dire, tout l’air
fait les deux ensemble, de sorte que finalement tout repose simultanément.
Chose manifestement fausse, car c’est nettement un mobile unique qu’on observe
en déplacement continu, quel qu’en soit le moteur. C’est-à-dire, il ne s’agit
pas d’un seul et même moteur déterminé, mais de plusieurs distincts.
Son unicité
912. 267a21 Bref, dans la réalité il existe
forcément un déplacement continu permanent, qui ne constitue qu’un seul
déplacement. Ce déplacement unique doit être le fait d’une grandeur, car sans
grandeur[2123], on ne se déplace pas.
Il lui faut encore un mobile unique et un moteur unique : autrement, il ne
serait pas continu, mais divisé, fait de déplacements voisins distincts. Par
conséquent, son moteur est unique et déplace soit en étant lui-même mobile,
soit en étant immobile[2124].
Son immobilité
913. 267a25 Certes, si lui-même se déplace, il
devra à la fois subir lui-même ce changement et ce du fait d’un autre moteur.
Il faudra que cela s’arrête, cependant, et qu’on en vienne à un mobile déplacé
par un moteur immobile. Celui-là n’aura pas à être déplacé avec son mobile, de
sorte qu’il pourra déplacer celui-ci sans arrêt, car déplacer ainsi ne fatigue
pas[2125].
Sa régularité
914. 267b3 En plus, le déplacement qu’il
imposera sera régulier ; ce sera le seul qui soit régulier, ou celui qui le
sera le plus. C’est que son moteur ne subit aucun changement. Par ailleurs,
pour que son déplacement reste pareil, le premier mobile ne doit pas subir
d’autre changement que celui-là.
Sa première influence
915. 267b6 Par ailleurs, le premier
déplacement doit partir ou bien du milieu, ou bien sur la circonférence, car
voilà les points de départ éventuels. Or on se déplace le plus vite dans la
mesure où on est le plus près du moteur, et c’est justement ce qui arrive à
l’ensemble[2126]. C’est donc là qu’agit
le moteur.
Difficulté
916. 267b9 Il convient de se demander si un
moteur lui-même en déplacement peut déplacer en stricte continuité, non comme
par poussées successives, où c’est une consécution qu’on prend pour de la
continuité.
917. 267b11 Ce moteur, de fait, doit pousser
lui-même, ou tirer, ou faire les deux. Ou alors on se transmettra le
déplacement de moteur à moteur, comme dans le cas des projectiles[2127]. L’air et l’eau le font
ainsi du fait d’être divisibles, mais c’est toujours comme des moteurs en
déplacement. Les deux cas, néanmoins, ne prêtent pas à déplacement unique,
mais à déplacements voisins. Aussi le seul déplacement continu est-il celui
produit par un moteur immobile : gardant toujours une disposition
pareille, en effet, il se rapportera toujours à son mobile de manière pareille
et continue.
Conclusion
918. 267b17 Toutes ces explications ont rendu
manifeste que le premier moteur, étant immobile, ne peut présenter aucune
grandeur. S’il en détenait une, en effet, elle devrait être ou finie ou
infinie. Or dans les traités naturels, on a démontré qu’il ne peut exister de
grandeur infinie. Par ailleurs, une grandeur finie ne peut détenir de
puissance infinie et un moteur fini ne peut déplacer quoi que ce soit durant un
temps infini ; cela, on vient de le démontrer. Mais justement, le premier
moteur induit un déplacement éternel, durant un temps infini. Manifestement
donc, il est indivisible, sans parties ni aucune grandeur.
#1164. — Le Philosophe
vient de résoudre la difficulté soulevée à propos du déplacement par projection
et de tirer de sa solution qu’un déplacement dû à plusieurs moteurs n’est ni
unique ni continu. Il en vient ici à son propos principal : démontrer
l’unité du premier moteur.
Il divise sa démonstration en deux
points : il montre d’abord son propos, puis (267b9) soulève une difficulté et la
résout.
Le premier point se divise en
trois : le Philosophe montre d’abord l’unité du premier moteur sur la base
de la continuité du déplacement, puis (267a25) comment un déplacement continu se
doit à un moteur unique et enfin (267b6) où ce déplacement commence.
#1165. — Qu’il faille un moteur
unique, il le prouve par la continuité du déplacement, assumant qu’“il existe
forcément un déplacement continu permanent”[2128]. Or un déplacement
continu n’en est qu’un[2129]. Il existe donc
forcément en permanence un déplacement qui n’en fasse qu’un. Pour n’en faire
qu’un, par ailleurs, un déplacement doit être le fait d’un seul mobile, qui
soit une grandeur, parce que sans parties en lesquelles se diviser on ne peut
se déplacer[2130]. Il doit aussi se
devoir à un seul moteur. En effet, avec des mobiles ou des moteurs distincts,
un déplacement n’en ferait pas qu’un, ni par conséquent ne serait continu ; on
aurait, plutôt, en raison de la division du mobile ou du moteur, des mouvements
distincts consécutifs. Il faut donc un moteur unique, lequel déplacera en se
déplaçant lui aussi ou en demeurant immobile.
#1166. — Le Philosophe montre
ensuite (267a25) de quelle manière, dû à
un moteur unique, un déplacement continu devient possible.
Il le fait en deux points : il
montre comment un déplacement initié par un moteur unique serait d’abord
susceptible de se continuer indéfiniment, puis (267b3) régulier.
Un déplacement unique, disait-il,
dû à un moteur unique, vient d’un moteur ou mobile ou immobile[2131]. Mobile, le moteur sera
lui-même déplacé par un autre moteur encore[2132]. Cette dépendance ne
peut cependant se prolonger à l’infini[2133] : cette succession
de moteurs et de mobiles devra s’arrêter en parvenant à un premier mobile
déplacé par un moteur immobile qui ne soit pas forcé, lui, à se déplacer,
n’ayant rien qui le déplace. Le moteur déplacé par un autre est forcé, lui, à
déplacer, du fait que son moteur le lui impose. En outre, du fait de changer et
de varier ainsi dans sa disposition, il ne peut pas imposer toujours
uniformément le déplacement dont il est responsable.
Le moteur immobile, par contre, ne
reçoit aucune contrainte d’un autre, de sorte que sa disposition ne change pas
non plus. Comme il n’est pas forcé par un autre à déplacer, il peut le faire
sans arrêt, parce que le faire ainsi, sans être déplacé lui-même, ne peut le
fatiguer. La fatigue accable des moteurs en exercice, en effet, du fait qu’ils
se trouvent simultanément en déplacement ; c’est cette fatigue qui les prévient
de pouvoir déplacer sans arrêt. Aussi un moteur immobile peut-il causer un
déplacement continu et éternel.
#1167. — Or la parfaite continuité
et unité d’un changement requiert qu’il soit régulier et uniforme[2134]. C’est pourquoi le
Philosophe montre ensuite (267b3) que le déplacement dû à un moteur immobile est
régulier.
Seul le déplacement dû à un moteur
immobile, dit-il, est régulier. Du moins, si d’autres le sont aussi, c’est
celui-ci qui l’est le plus. Il formule cette disjonction parce que la
disposition du moteur mobile demeure parfois la même quelque temps, sans
variation du moins sensible ; aussi semble-t-il opérer quelque temps un
déplacement uniforme. Mais c’est ce qui demeure toujours ainsi qui produit le
déplacement le plus uniforme, du fait de ne subir aucun changement. Le
Philosophe émet cette précision pour tenir compte que certains moteurs ne
subissent pas le changement qu’ils produisent en leurs mobiles, comme le corps
céleste, qui ne subit aucune altération, mais se déplace seulement.
En outre, le déplacement régulier
et uniforme n’exige pas seulement que son moteur soit tout à fait immobile ; le
déplacement “semblable”, c’est-à-dire uniforme, exige encore que le mobile ne
subisse aucun autre changement que celui que lui impose le moteur immobile à la
manière du corps céleste qui, déplacé par le moteur immobile, ne subit aucun
autre changement. Altéré, en effet, il ne garderait pas toujours la même
disposition en regard de son déplacement, qui perdrait son uniformité.
#1168. — Le Philosophe montre
ensuite (267b6) où commence le premier
déplacement continu. Celui-ci est circulaire[2135] et convient donc à une
grandeur circulaire. Le premier début doit s’en trouver ou bien au milieu,
c’est-à-dire, au centre, ou bien sur la circonférence, puisque c’est là que
débute une grandeur circulaire. En effet, les lignes, dans une grandeur
circulaire, se mènent du centre à la circonférence ; aussi l’une de ces deux
extrémités doit être assumée comme début et l’autre comme terme.
Le Philosophe montre alors que le
début du premier déplacement se trouve sur la circonférence, avec l’argument
que voici. Plus un mouvement est proche du moteur qui l’initie, plus il est
rapide, puisqu’il en reçoit davantage d’impulsion. Or, observons-nous, dans le
déplacement de l’ensemble du firmament, issu du premier moteur immobile, plus
un mobile se trouve proche de l’ultime circonférence, plus vite il va. Le
moteur est donc sur la circonférence et non au centre.
Dans cet argument, la majeure est
manifeste. Mais pour l’évidence de la proposition mineure, il faut prendre en
compte que les corps célestes présentent deux déplacements : le premier
concerne tout le firmament, à savoir, le déplacement diurne, où tout le
firmament tourne d’orient à occident ; l’autre voit les étoiles se déplacer
inversement d’occident à orient.
Dans le second, chaque corps
céleste se déplace d’autant plus vite qu’il se trouve plus proche du centre. Le
calcul des astrologues le rend évident : il assigne au déplacement de la
Lune un temps d’un mois, mais au Soleil, à Mercure et à Vénus, une année, à
Mars deux années, à Jupiter douze, à Saturne trente, et aux étoiles fixes
trente-six mille ans.
Pour le déplacement de l’ensemble
du firmament, par contre, il en va à l’inverse : plus un corps céleste est
loin de la terre, plus vite il se déplace, car il parcourt une grandeur plus
étendue dans le même temps. C’est que les circonférences des cercles plus
distants du centre sont plus grandes, alors que tous les corps célestes
exécutent la rotation dans le même temps que l’ensemble. Les corps supérieurs
doivent donc être plus rapides. Le début du premier déplacement, par conséquent,
ne se trouve pas au centre, mais sur la circonférence.
#1169. — Cependant, la conclusion
fait difficulté. Le premier moteur, en effet, est indivisible et ne comporte
aucune grandeur[2136], de sorte que sa
puissance ne réside pas non plus en une grandeur. Pareille entité,
manifestement, ne détient pas de position déterminée en un corps. Il ne convient
donc pas au premier moteur de se trouver plutôt en une partie du premier mobile
qu’en une autre.
Cependant, doit-on répliquer,
situer le premier moteur en une partie de son mobile ne détermine pas sa
substance, mais son influence sur le déplacement, puisqu’il faut bien la
commencer à une partie du mobile. C’est pourquoi on le situe plutôt au ciel que
sur la terre, et plutôt à l’orient, où commence le déplacement. Cela n’implique
pas un rattachement du moteur à une partie déterminée du mobile, car aucune
partie ne s’en trouve toujours à l’orient : chacune se trouve tantôt à
l’orient, tantôt à l’occident. Ainsi appert-il qu’on situe la vertu motrice en
orient, en regard de son influence sur le déplacement qu’elle entraîne et non
en précisant une position pour sa substance.
Il faut aussi prendre en compte,
dans le déplacement d’une sphère, que son déplacement va de pair avec une
certaine immobilité. Ses parties, en effet, se déplacent en sujet et en
définition, mais le tout se déplace en définition seulement, non en sujet[2137]. Ces deux aspects
s’attribuent aux deux points de départ mentionnés de la grandeur
sphérique : le point de départ du déplacement se prend sur la circonférence,
tandis que le motif de l’immobilité tient à la fixité du centre.
#1170. — Le Philosophe soulève
ensuite (267b9) une difficulté sur ce
qui précède.
Là-dessus, il la soulève d’abord,
puis (267b11) la résout.
Le moteur immobile, disait-il, peut
causer un déplacement continu[2138]. Aussi s’enquiert-il
ici si un moteur lui-même en déplacement peut causer pareil déplacement
continu, vraiment continu, sans aucune solution de continuité du genre qui se
produit en poussant à répétition un corps. Manifestement, le déplacement
continu alors attribué au mobile ne l’est pas vraiment, du fait que la poussée
n’est pas continue, mais successive. Le moteur ne pousse pas alors de manière
continue, mais entrecoupée, une poussée après une autre.
#1171. — Le Philosophe résout
ensuite (267b11) la difficulté
soulevée : aucun moteur en déplacement, montre-t-il, ne peut induire un
déplacement continu.
On doit admettre que le mobile qui
paraît ainsi devoir son déplacement continu à un moteur en déplacement le lui
doit tout entier ou bien immédiatement, ou bien moyennant des intermédiaires
contigus, comme dans le cas du mouvement par projection[2139]. Cette division vaut
également, que le moteur en déplacement déplace en poussant, en tirant ou de
l’une et l’autre manière, comme dans un mouvement de rotation[2140]. Il n’y a pas d’autres
manières d’être déplacé par soi et non par accident par un moteur en
déplacement ; le mobile transporté, en effet, est déplacé par accident.
Les projectiles, disait-il,
comportent plusieurs moteurs. Cela paraît faux, toutefois, du fait que le corps
projeté semble bien être déplacé de manière continue par un air unique ; aussi
le Philosophe précise-t-il, pour exclure cette apparence, que l’air et l’eau se
divisent facilement, de sorte qu’ils déplacent comme par moteurs distincts,
mais le font toujours en tant que déplacés, tout le temps que dure le déplacement
du corps projeté. Bien qu’il semble n’y avoir qu’un seul air, il s’en trouve
quand même plusieurs par division.
Les deux manières, cependant,
pousser ou tirer, ne peuvent induire de déplacement unique ; elles en induisent
plutôt de voisins, c’est-à-dire, consécutifs, pour la raison déjà donnée à
propos du mouvement par projection[2141], à savoir, la pluralité
des moteurs.
Seul le déplacement dû à un moteur
immobile, reste-t-il donc, peut se continuer sans cesse, parce que son moteur
garde toujours une disposition pareille. C’est pour cela qu’il peut toujours
et de manière continue garder un rapport pareil au mobile et le déplacer
toujours de manière uniforme.
À remarquer toutefois qu’ici
le Philosophe attribue l’éternité du déplacement continu à l’immobilité du
moteur, alors qu’auparavant il l’attribuait à sa puissance infinie[2142]. En effet, l’éternité
du déplacement continu, si on la regarde en sa réitération, regarde l’immobilité
du moteur. C’est que, en gardant toujours un rapport pareil, il pourra toujours
réitérer le même déplacement. Mais la vertu infinie du moteur regarde
l’ensemble de l’éternité du déplacement ou son infinité par soi[2143].
À
remarquer aussi : du fait qu’aucun moteur en déplacement ne peut causer de
déplacement continu éternel, le Philosophe voudra mesurer la multitude des
moteurs immobiles à celle des déplacements célestes[2144], comme si cette
considération-là suivait de celle-ci.
#1172. — Le Philosophe conclut
enfin (267b17) son propos principal à
partir de ce qu’il vient de démontrer.
Partant de là[2145], dit-il, il devient
manifeste que le premier moteur immobile ne peut pas comporter de grandeur, ni
du fait d’être un corps, ni du fait d’en constituer une vertu. La grandeur
qu’il comporterait, en effet, serait ou finie ou infinie. Or, dit-il, dans nos
considérations communes sur la nature[2146], on a démontré qu’il ne
peut exister de grandeur infinie. Sa grandeur devrait donc être finie. Mais ce
ne peut être le cas, car pareille grandeur ne pourrait disposer d’une puissance
infinie. Or le premier moteur immobile doit disposer d’une puissance infinie.
Il ne peut donc avoir une grandeur finie.
Par ailleurs, le premier moteur
immobile doit détenir une puissance infinie ; le Philosophe le prouve en
renvoyant à ce qu’il vient de démontrer : du fait d’une puissance finie on
ne peut se trouver déplacé un temps infini[2147]. Or le premier moteur
induit un déplacement éternel et continu, qui n’en demeure qu’un seul et même
durant un temps infini, car autrement il ne serait pas continu. Ce moteur
détient donc une puissance infinie. Bref, il ne possède pas seulement une
grandeur finie et il ne peut exister de grandeur infinie. Voilà qui rend
manifeste aussi que ce premier moteur est indivisible : d’abord, il n’a
aucune partie, à la manière dont le point est indivisible ; ensuite, il ne
comporte aucune grandeur, pratiquement exclu de ce genre.
De la sorte, le Philosophe termine
sa considération commune des choses naturelles au premier principe de toute la
nature, qui se trouve, au-dessus de tout, le Dieu béni pour les siècles. Amen.
Finalement, épilogue-t-il, voilà
établi qu’il existe des principes, lesquels ils sont, et combien il y en a.
Mais on doit quand même revoir autrement le début de la science naturelle pour
investiguer ses principes à elle comme science.
[1] Aristotle’s
Physics, a Revised Text with Introduction and Commentary, by W. D. Ross, Oxford : The Clarendon
Press, éd. 1966, 750p.
[2] Aristote, Physique, texte établi et traduit par Henri Carteron, 3e éd.,
Paris : Les Belles Lettres, 1961, 2 vol.
[3] « Tous les mouvements que nous observons dans la nature, celui
d’une pierre lancée en l’air, celui d’un navire voguant sur la mer, celui d’un
chariot avançant le long d’une rue, sont en réalité très compliqués. Pour
comprendre ces phénomènes, il est sage de commencer par les cas les plus
simples… Considérons un corps au repos… » (A. Einstein et L. Infeld,
L’évolution des idées en physique, trad. Solovine, Paris : Payot,
1963, 9-10)
[4] « Techniquement, quand nous parlons de courbes, les lignes droites
y sont incluses. La ligne droite est un exemple spécial et banal d’une
courbe. » (Ibid., 23)
[5] Alamanno, Summa philosophiae,
IaIIae, q. 3, a. 2, c.
[6] Ibid.,
a. 13, c.
[7] Phys., II, 1,
192b8.
[8] Voir ibid., 3, 194b23ss.
[9] Voir ibid., 195a26ss.
[10] Le développement qui suit s’inspire librement d’un excellent article de
Pierre-Luc Boudreault : « L’indéterminisme chez Aristote et Thomas
d’Aquin », dans « Περιπατήτικος », #10, pp. 7-84.
[11] « S’il s’est toujours trouvé vrai de dire que quelque événement se
produit ou se produira, celui-ci ne se trouvait pas apte à ne pas le faire,
maintenant ou plus tard. Or ce qui n’a pas cette aptitude, impossible qu’il ne
se produise pas. Et s’il lui est impossible de ne pas se produire, il se
produit nécessairement. En conséquence, tout événement futur se produira
nécessairement, et rien n’est arrivé ou n’arrivera par hasard, car l’effet du
hasard ne comporte pas nécessité. » (De l’int., 9, 18b11-16)
[12] Mét., E, 3, 1027a27-1027b8.
[13] Ibid., 1027b9-13. Voir aussi De l’Int., c. 9, 18b34-19a5.
[14] Mét., ibid.,
1027b14.
[15] Voir De l’int., 9, 18b30-34.
[16] Mét., E, 2, 1026b22-24.
[17] Ibid., 1026b13.
[18] Ibid., 1026b20-21.
[19] In VI Metaph., leç. 2, #1176.
[20] « Que ce qui est soit, quand il est, et que ce qui n’est pas ne soit
pas, quand il n’est pas, voilà qui est vraiment nécessaire. Mais cela ne veut
pas dire que tout ce qui est doive nécessairement exister, et que tout ce qui
n’est pas doive nécessairement ne pas exister ; car ce n’est pas la même chose
de dire que tout être, quand il est, est nécessairement, et de dire, d’une
manière absolue, qu’il est nécessairement. » (De l’int., 9, 19a24-27)
[21] Mét., ∆, 1025a25-30.
[22] Le temps qu’il fera demain est-il déjà déterminé, demande Max Planck? « Si l’on songe, répond-il,
que, de toutes les prophéties relatives aux événements naturels, il n’en est
peut-être pas de plus hasardeuse que celle de la météorologie, nous
qualifierons d’indéterminé le temps qu’il fera demain. Il n’en va pas de même,
si nous considérons que tous les facteurs qui conditionnent le temps –
température, pression de l’air, direction et force des vents, humidité –
obéissent à des lois physiques bien connues. Nous appuyant sur ces lois, nous
conclurons alors que l’incertitude du temps qu’il fera demain ne provient que
de notre ignorance du rapport exact des facteurs en jeu et qu’en réalité ce
temps est parfaitement déterminé. » (L’image
du monde dans la physique moderne, 32)
[23] Antoine-Augustin Cournot,
Essai sur les fondements de nos
connaissances et sur les caractères de la critique philosophique,
Paris : L. Hachette, 1907, 62.
[24] Les Stoïciens
nourrissaient déjà la même conception et opposaient la même objection à
l’indétermination éventuelle de certains effets : « Les Stoïciens ont
posé le destin dans une série, ou connexion de causes, supposant que tout ce
qui arrive dans ce monde a une cause et que la cause une fois posée, son effet
s’ensuit nécessairement. Et si une cause par soi ne suffit pas, le concours de
plusieurs causes leur semble tenir lieu de cause suffisante. Ainsi ont-ils
conclu que tout arrive de manière nécessaire. » (In I Peri Herm., leç.
14, #10)
[25] Voir Summa theologiae, Ia, q. 115, a. 6.
[26] Ibid., c.
[27] Charles De Koninck, Réflexions sur le problème de
l’indéterminisme, Québec : PUL, 1952, 18.
[28] Idem, Le problème de l’indéterminisme,
dans Œuvres de Charles De Koninck,
Tome 1, Québec : PUL, 2009, 334.
[29] Voir In I Peri Herm., leç. 14, #19-20.
[30] Voir ibid., #16.
[31] Voir ibid.
[32] Voir ibid., #20-21.
[33] De Koninck, Le problème de l’indéterminisme,
331.
[34] Idem, Réflexions sur le problème de
l’indéterminisme, 12.
[35] Voir Phys., I, 8, 191b28-32
et 9, 192a14-34.
[36] Mét., Z, 3, 1029a20-21
[37] Mét., Θ, 8, 1050b8.-13.
[38] Mét., E, 2, 1027a13-15.
[39] Summa theol., Ia, q. 86, a. 3. — Voir aussi : In I Peri Herm., leç. 14, #8 :
« Aristote assigne la raison de la contingence et de la possibilité, dans
les choses humaines, au fait que nous sommes des êtres de délibération, et dans
les autres choses, au fait que la matière est en puissance à des
contradictoires. »
[40] Thomas d’Aquin, Summa contra gentiles, II, 40.
[41] In VI Met., leç. 3, #20.
[42] Voir Réflexions sur le problème de l’indéterminisme, 25.
[43] Ibid., 338.
[44] Exemple emprunté à Guy Picard,
dans La causalité accidentelle dans la nature, Québec :
Université Laval, 1966, 316.
[45] In VI Met., leç. 2, #1186.
[46] De Koninck, Réflexions sur le problème de
l’indéterminisme dans la nature, 23.
[47] Thomas
d’Aquin, Summa contra gentiles, II, 30, #15.
[48] Ibid.
[49] Louis-Eugène Otis, La doctrine de
l’évolution, Tome II, Montréal : Fides, 1950, 134.
[50] In I Peri Herm, leç. 14, #8. — Voir aussi In II Phys., leç. 8, #4.
[51] Phys., II, 9.
[52] De Koninck, Abstraction from matter,
III, pp. 186-187.
[53] Certes, on pourrait compter que des décennies, voire des siècles,
d’usage un peu forcé en calquant le latin ont familiarisé les aristotélisants
avec le terme ‘mouvement’ utilisé très largement, mais je préfère m’en tenir
aux usages le plus communément accessibles.
[54] Descartes, Règles pour la direction de
l’esprit, XII, 86-87. Mes italiques.
[55] Einstein, op. cit., 10.
[56] Phys., III, 1,
201a10.
[57] Voir supra, note 54, p. xxxiv.
[58] Voir supra, p. xlii.
[59] Confessions, XI.
[60] C.D. Broad, ‘Time’, Encyclopaedia
of Religion and Ethics, vol. XII.
[61] Τὸ εἰδέναι καὶ τὸ ἐπίστασθαι, intelligere et scire. — Les deux verbes visent la perfection
des deux opérations caractéristiques de la raison : la définition, où culmine
l’appréhension des essences, et la science, résultat du raisonnement le plus
excellent.
[62] Περὶ πὰσας τὰς μεθόδους, circa omnes scientias. — G (le texte des manuscrits
grecs) présente l’avantage d’un terme plus commun (‘discipline’, ‘démarche’) ;
La (la traduction latine attribuée à Guillaume de Moerbeke) avec
‘scientias’ et ‘scire’ fait un peu pléonasme.
[63] Ἐκ τῶν γνωριμωτέρων, ex notioribus. — Littéralement : plus connu.
Mais il s’agit de l’aptitude à se laisser connaître, non du fait d’être déjà
connu, qui ferait contresens : on n’apprend pas d’abord ce qu’on connaît
déjà! Cette homonymie, assez naturelle en grec et en latin, ne l’est pas en
français ; donner une chose comme ‘plus connue de nature’ détonne.
[64] Ἐκ σαφεστέρων, ex certioribus. — G
s’adresse à la clarté et à l’évidence ; La parle en termes de
certitude. Les deux notions valent, dans le contexte ; toutefois, le caractère
manifeste est plus immédiatement concerné, comme on s’intéresse à ce qui se
connaît le plus facilement. La certitude en découle : on est plus certain
de ce qu’on connaît le plus facilement et on l’est de moins en moins à mesure
qu’on avance en distinction. Je traduis quand même en suivant la version
latine, comme le commentateur tirera avantage de cette allusion à la certitude.
[65] Δῆλα καὶ σαφῆ, manifesta et certa. — Régulièrement, La rend δῆλον, évident,
par manifestum, manifeste. Je ne marquerai pas chaque fois
cette différence négligeable.
[66] Τὰ συγκεχυμένα μᾶλλον, confusa magis. — Χέω signifie verser. Est donc συγκεχυμένον ce qui se trouve ‘versé ensemble’, non séparé, mais sans connotation péjorative. Il ne
faut absolument pas confondre cette saine ‘confusion initiale’, où on saisit
toutes choses globalement, d’un regard unique, avant de les apercevoir
séparément l’une de l’autre, avec la ‘confusion finale’ où aboutit qui veut à
tout prix distinguer et voir à part toutes choses dès le premier regard.
[67] Ἐκ τῶν καθόλου ἐπὶ τὰ καθ’ ἕκαστα, ex universalibus ad singularia. — Ces deux locutions grecques
désignent généralement les universels et les singuliers, l’objet de
l’intelligence et celui du sens. Traduire littéralement ‘universels’ et
‘singuliers’, à la manière de La, risque fort de porter le lecteur à
prêter à Aristote la conception absurde que
notre connaissance s’enracinerait dans l’intelligible pour aller vers le
sensible, conception notoirement opposée à l’insistance qu’Aristote
montre partout sur l’ordre inverse. Pellegrin (sa trad.,
p. 70, note 6) témoigne que depuis l’antiquité les auteurs aiment
prendre là Aristote à se contredire : « Les commentateurs font
généralement remarquer que ce passage contredit la doctrine qu’A. professe par
ailleurs sur deux points : (i) ici l’‘universel’ (καθόλου) est donné comme plus
connu que les particuliers (καθ’ ἕκαστα) par la sensation (je souligne), alors qu’en An. Post., I, 2, 72a4, A. dit
l’inverse : “Les choses universelles (τὰ καθ’ ὅλου) sont beaucoup plus éloignées [de la sensation] alors que les
particuliers en sont plus proches”, et que plus bas, en I, 5, 189a5, le καθόλου est plus connu selon la raison et les particuliers selon la sensation ;
(ii) le dernier chapitre des Seconds analytiques (II, 19) indique que
c’est en allant du particulier vers le général que l’on atteint les principes,
alors qu’ici le mouvement est inverse. Cette difficulté a été relevée dès
l’Antiquité. » De fait, Aristote s’intéresse ici à un autre
ordre, commun tant au sens qu’à l’intelligence, bien qu’il retienne l’attention
ici plutôt en ce qu’il concerne la démarche intellectuelle : dans son
progrès, toute faculté de connaissance va du confus au distinct, du tout à la
partie. Il faut donc saisir qu’ici Aristote, dans une
homonymie qui rapproche ces termes de leur étymologie, renvoie, avec “ἐκ τῶν καθόλου” [τὰ καθ’ ὅλου, les attributs qui concernent le tout], à un départ dans la
connaissance du tout et, avec “ἐπὶ τὰ καθ’ ἕκαστα”, pris ici comme synonyme de τὰ κατὰ μέρη [les attributs qui concernent chacune des parties], à une
progression allant du tout confusément conçu par l’intelligence à ses parties
conçues de plus en plus distinctement. On traduirait donc avec moins
d’ambiguïté : “Aussi doit-on aller de ce qui convient au tout à ce qui
convient à ses parties” ou “du général au particulier”. Je traduis tout de même
littéralement avec ‘universel’ et ‘singulier’, pour ne pas mettre en
porte-à-faux le commentaire pertinent de s. Thomas,
qui a très bien compris et expliqué les enjeux (voir infra, #8). –
Restons conscients, même si ce n’est pas son intention d’en parler ici, car il
est proprement à décrire le progrès de la raison, qu’Aristote
pense que ce ‘général’ et ce ‘particulier’ valent tout autant pour l’objet
sensible, perçu d’abord globalement, puis distinctement, que pour celui,
intelligible, conçu de même, et en conséquence, d’abord globalement,
puis distinctement.
[68] Τὸν λόγον, rationem. — Aucun nom français ne couvre l’extrême homonymie
de λόγος et ratio. Pour traduire tout à fait strictement, ici, il
faudrait un nom qui s’oppose à ‘nom’ du fait de comporter plus d’un mot, comme
‘locution’, mais signifiant plus précisément une locution nominale qui rende
compte très brièvement de la nature de la chose désignée par un nom, quoique
sans nécessairement la définir strictement. On pourrait dire ‘description’,
mais en comprenant une note très brève. Dans le présent contexte, il n’y a pas
de faute de sens à dire ‘définition’.
[69] C’est-à-dire : de son père, de sa mère, l’enfant connaît d’abord
qu’il s’agit d’un être, puis d’un vivant, puis d’un être humain, puis d’un
homme et d’une femme, avant de saisir la relation spéciale de paternité et de
maternité qu’ils entretiennent avec lui ; quand il commence à parler, il en est
au point de distinguer qu’il s’agit d’êtres humains de tel sexe, mais encore
trop confusément pour saisir clairement les différences entre différents hommes
et femmes ; aussi, en disant ‘papa’, ‘maman’, il ne signifie rien de plus
précis qu’‘homme’ et ‘femme’. Il sera d’ailleurs bien surpris, troublé même,
quand il réalisera que certains hommes ne sont pas des papas
(c’est-à-dire, pour lui, pas des hommes!) et certaines femmes pas des mamans
(pas des femmes!).
[70]Nec secundum esse nec
secundum rationem.
[71] Principium motus et quietis. — ‘Changement’, ‘mouvement’ et ‘déplacement’ nomment tous en premier
le changement de lieu, espèce la plus manifeste de réduction de la puissance à
l’acte. ‘Changement’ et ‘mouvement’ s’étendent ensuite à nommer les autres
espèces. L’usage strict limite ordinairement ‘mouvement’ aux changements
accidentels : l’altération, la croissance et le déplacement, et étend
‘changement’ à toutes les espèces, y inclus la génération et la corruption,
changements substantiels. Aristote
et s. Thomas comprennent
pareillement ‘μεταβολή’, ‘mutatio’, κίνησις’, ‘motus’, et ‘φορά’ (Aristote dit par
exemple que la génération et la corruption ne sont pas des κινήσεις, V, 1, 225a35 ss ; voir aussi In V Phys., leç. 2, #649 ss) ;
aussi, quand il s’agit d’opposer les changements substantiels aux accidentels,
ils assignent aux premiers ‘μεταβολή’, ‘mutatio’. Cependant, en dehors de contextes où pareilles
spécifications sont utiles, ils usent en général assez indifféremment des mots
‘changement’ (μεταβολή, mutatio) et ‘mouvement’ (κίνησις, motus) pour englober l’ensemble des espèces. Le français ne
s’y prête pas aussi bien ; il est déjà difficile d’étendre le mot ‘mouvement’ à
l’altération et à la croissance et il s’étend encore moins bien à la génération
et à la corruption. Je traduirai donc systématiquement ‘κίνησις’ et ‘motus’ par ‘changement’ partout où on sera en contexte commun.
Dans le contexte précis du changement de lieu, je lui préférerai généralement
‘déplacement’, moins ambigu. Je limiterai autant que possible l’usage de
‘mouvement’ au contexte du changement accidentel pris dans son ensemble (voir
par exemple infra, #116), englobant déplacement, altération et
croissance. — En l’absence d’un coordonné de même racine, je nommerai tout de
même ‘mobile’ le sujet du changement, en acte comme en puissance, pour
autant que le contexte ne prête pas à confusion ; pour des raisons d’élégance,
j’éviterai le plus possible le participe passé ‘mû’.
[72] Prima species motus. — Première espèce de tout changement
accidentel, à la racine de l’altération et de la croissance ; et sur le plan
cognitif, première espèce de tout changement, en tant que la plus manifeste.
[73] Intellectus et scientia.
[74] Sec. Anal., I, 8.
[75] Métap., V, 3.
[76] Voir aussi Sec. Anal., I, 2.
[77] On assimile tacitement le connu au plus connaissable pour nous, du fait
qu’il va de soi que ce que nous connaissons en premier est ce qui nous est le
plus connaissable. Ce saut est moins sensible dans les textes grec et latin,
voilé qu’il est derrière l’homonymie de γνώριμα et de nota, qui signifiaient tantôt le connaissable, connu en
puissance, et signifient ici le connu en acte.
[78] In II
Metap., leç. 1.
[79] Sec.
Anal., I, 2 ; In I Sec. Anal., leç. 4.
[80] Le particulier, donc, pour parler plus proprement : la partie
de l’universel, universelle elle-même, quoique moins, mais non l’individu.
Désignée ici comme ‘singulier’, l’espèce est à traiter comme homonyme de
l’individu, mais non à confondre avec lui. À noter que l’universel, ici, doit
se comprendre selon une homonymie correspondante : ce qui est concerné
n’est pas l’universel comme objet propre de l’intelligence, en opposition au
sensible, mais l’universel comme connaissance globale, tant de la part du sens
que de l’intelligence. Voir supra, note 7, sur 2. Confronter
aussi l’expression qu’on trouve en #11 : “ex universaliori
sensibili” : le sensible plus universel!, qui ne se comprend qu’à
condition de saisir cet usage tout à fait spécial d’‘universel’.
[81] 2. 184a16.
[82] Intelligatur
de processu in demonstrando, et non in determinando.
[83] 2. 184a21.
[84] Γένος ἕν, σχήματι δὲ ἢ εἴδει διαφερούσας, genus unum, figura autem et specie differentia. — Le contexte
et la référence à la figure (σχῆμα) exclut l’interprétation de γένος et d’εἴδη comme d’indications plus générales ou plus précises de l’essence :
genre et espèce ; et oblige une interprétation plus large, plus étymologique,
dans la ligne d’une opposition entre essence et accidents, qualité essentielle
et qualités accidentelles.
[85] Λόγον ἐριστικόν, rationem litigiosam. — Un argument dont l’intention n’est pas
de manifester la vérité, mais simplement la querelle, pour montrer qu’on est le
plus fort. À la différence du sophisme, que colore en plus l’intention
d’accaparer quelque bénéfice marginal de la sagesse, financier ou honorifique.
[86] Ψευδῆ λαμβάνουσι καὶ ἀσυλλόγιστοί εἰσιν, falsa recipiunt, et non syllogizantes sunt. — Les vices
matériel et formel des chicanes et des sophismes : des propositions
fausses de fait, bien qu’apparemment vraies, et des inférences invalides,
encore qu’apparentes elles aussi.
[87] Φορτικός, onerosus. — Référence à l’esprit pesant, faute de culture, de
subtilité.
[88] Ἀπορίαν, defectus.
[89] Συμβαίνει, contingunt.
[90] Ὑποκείσθω, subjiciantur. — Que ce soit supposé, non comme simple conjecture,
mais comme un principe sûr, dont la démonstration relève néanmoins d’une
science supérieure.
[91] Κινούμενα εἶναι, moveri.
[92] Ἐπιδεικνὺς ψεύδεται, demonstrans mentitur.
[93] Τμημάτων, decisiones.
[94] Ἀπορίας, defectus.
[95] Les manuscrits prêtent à ce qu’on entende différemment la place des
négations. Ainsi, Carteron : « Cependant,
comme, dans leur étude, qui n’est point physique, il est vrai, il leur arrive
de formuler des difficultés qui sont d’ordre physique… » ; Coughlin :
« But since, though they not speak about nature, difficulties about nature
do still occur from their arguments… » Mais le texte n’en devient pas plus
intéressant pour autant.
[96] III, 1.
[97]De principiis
doctrinae.
[98] II.
[99] Infra, #76.
[100] Infra, #58.
[101] Substantia. — On enquête sur l’être des choses artificielles et naturelles
; le contexte est plus général que celui de la substance.
[102] Voir Top.,
I, 10, 104a4-8 ; 11, 105a3-9.
[103] II, leç.
1.
[104] Infra,
leç. 5.
[105] Ἰδεῖν πῶς λέγουσιν, quomodo
dicunt.
[106] Εἶναι ἓν τὰ πάντα, unum
esse omnia.
[107] Πότερον οὐσίαν τὰ πάντα ἢ ποσὰ ἢ ποιά, utrum
substantiam unam omnia, aut quantitatem, aut qualitatem. — G
s’exprime concrètement et au pluriel, bien qu’il s’agisse d’affirmer l’unité de
l’être, marquant bien que l’accident ne se conçoit pas séparément de la
substance : « Tout être revient-il à de la substance, du quantifié,
du qualifié? » La fera de même aussi, dans les lignes suivantes.
[108] Οὐθὲν γὰρ τῶν ἄλλων χωριστόν ἐστι παρὰ τὴν οὐσίαν, nullum enim aliorum separabile est extra substantiam. — La
substance n’existe pas séparément de ses accidents, mais l’intelligence peut la
concevoir abstraction faite de ses accidents, alors qu’elle ne peut concevoir
les accidents sans la substance comme leur sujet. On a une confirmation
supplémentaire du contexte cognitif en ce qu’on justifie l’inséparabilité de
l’accident par son attribution (λέγεται κατά, dicuntur
de) à la substance.
[109] Ποσόν, quantum. — Ici, le contexte implique concrétion : l’être
infini est quantifié, il n’est pas une quantité.
[110] Λόγος, ratio. — Il s’agit très généralement de la conception qu’on
se fait d’une chose, non précisément de sa définition : on ne peut
concevoir l’infini sans faire appel à la quantité ; mais l’opération ne
requiert ni la substance ni la qualité.
[111] Προσχρῆται, congruit.
[112] Ὁ λόγος ὁ τοῦ τί ἦν εἶναι, ratio quae aliquid erat esse. — Périphrase de traduction
difficile. Littéralement : “la notion de ce que la chose devrait être”, de
“ce que la chose était pour être”, de “de ce qu’était être” pour la chose, de
la quiddité.
[113] Μέθυ καὶ οἶνος, vappa et vinum. — Ces synonymes ne le sont qu’approximativement
; il y a généralement quelque différence pour laquelle on a institué un mot
différent. Les autres exemples familiers souffrent de semblable
approximation : ‘chape’ et ‘manteau’, ‘épée’ et ‘glaive’, ‘limace’ et
‘escargot’.
[114] Πολλὰ τὸ ἕν, multa sunt quod est. — La parle d’être où G
parle d’un. Le traducteur devait avoir devant les yeux : πολλὰ τὸ ὄν, qui colle de plus près au contexte ; mais le sens global ne varie pas
pour autant.
[115] Λώπιον καὶ ἱμάτιον, tunica et indumentum. — Voir supra la note 113, sur 14.,
à propos du synonyme du vin.
[116] Voir In IV Met., leç. 6.
[117] Voir ibid.
[118] Τῶν ἀρχαίων, quemadmodum et antiqui.
[119] Μετερρύθμιζον, mutabant. — G : “corrigeaient”.
[120] Μοναχῶς, singulariter. — G : “en un seul sens”, comme le
commentera s. Thomas.
[121] Ἐντελεχείᾳ, actu. — G : “comme finalisé”. Ἐντελεχεία résiste à une traduction élégante ; il exprime le fait qu’une chose se
trouve en acte, en désignant la forme actualisée comme sa fin déjà
présente en elle ; il s’agit en somme d’avoir en soi-même sa fin réalisée
(ἐν [ἑαυτῷ τὸ] τέλος ἔχειν). C’est l’idée que je rendrais en parlant d’une chose finalisée
ou de sa finalisation.
[122] Ἐριστικῶς, sophistice. — G : “de manière chicanière”.
Nuance d’intention dans le même procédé : le chicanier, en usant
d’apparences, cherche simplement à manifester sa subtilité supérieure ; le
sophiste vise à s’approprier de quelque avantage normalement réservé au sage,
honneur ou rétribution.
[123] Ἀσυλλόγιστοι, non syllogizantes. — La forme est invalide, ne garantit pas
la conclusion comme conséquence des prémisses.
[124] Ἀπορίαν, defectum.
[125] Οὐθὲν χαλεπόν, nihil grave.
[126] Εἰληφέναι, accipere. — C’est le terme technique pour l’assomption d’une
prémisse, pour l’acte de se la faire concéder par son interlocuteur comme
évidente, du moins comme endoxale, sans besoin de preuve.
[127] Παντὸς, omnis. — Pout tout, de quoi qu’on parle, en quelque contexte
qu’on en parle.
[128] Ἀθρόας, momentaneae.
[129] Leç. 14.
[130] Aliqua pars aquae. – Aristote
parle de telle eau comme d’une partie de l’univers (καὶ τὸ μέρος ἓν ὄν, τοδὶ τὸ ὕδωρ, enim et pars una cum sit haec aqua, sa partie, en effet,
telle eau, toute une qu’elle soit), mais s. Thomas
parle simplement d’une ‘partie d’eau’. Cette mésinterprétation n’altère
néanmoins en rien l’argument, puisque le contexte laisse aisément comprendre
cette partie d’eau comme une partie de l’univers entier.
[131] Ψευδής, falsa. — Plus littéralement : “l’argument (λόγος, ratio,
sous-entendu) est faux”.
[132] Τὸ ὄν, quod est.
[133] Τὸ εἶναι δεδειγμένῳ, esse susceptibili. — G : “… du blanc et de ce
qu’on montre comme tel…” Le sujet est nommé en grec par le fait que c’est lui
qu’on montre, et en latin par son aptitude à recevoir cet accident.
[134] Τοῖς λέγουσιν ἓν τὸ ὂν εἶναι, iis qui dicunt quod est unum esse.
[135] Ὅπερ ὂν καὶ ὅπερ ἕν, quod vere est et quod vere unum. — Pas seulement le sens où
on attribue l’être, mais aussi celui où on en reçoit l’attribution, qui
concerne justement l’être par excellence.
[136] Τὸ συμβεβηκός, accidens. — Dans ce contexte, ‘accident’ a le sens d’‘attribut’.
[137] Ἔσται τι ἄρα οὐκ ὄν, erit itaque aliquid cum non sit.
[138] Tant le sujet que l’attribut.
[139] Τὸ ὅπερ ὄν, quod vere est.
[140] Τὸ ὂν ἢ μὴ ὄν, quod est quam quod non est.
[141] Ἔξει, erit. — G : “L’être n’aura pas de grandeur.”
[142] Ὑπάρχειν ἢ μὴ ὑπάρχειν, esse et non esse. — C’est l’être particulier d’un accident,
d’être en un sujet, de lui appartenir.
[143] Ἢ οὗ ἐν τῷ λόγῶ ὑπάρχει τὸ ᾧ συμβέβηκεν, aut cuius est in ratione hoc cui accidit. – Certains
manuscrits ajoutent : « ἢ ἐν ᾧ ὁ λόγος ὑπάρχει ᾧ συμβέβηκεν, ou ce à quoi convient la notion
de ce dont il est l’accident ». On a
discuté à savoir quelle formulation est plus exacte ; tel traducteur supprime
l’une, tel autre supprime l’autre, tel autre les juxtapose. On a remarqué que
la formulation du camus donné ensuite comme illustration se conforme davantage
à la seconde, bien qu’apparaissant plus rarement dans les manuscrits : la
notion de son sujet entre dans sa définition. Je suggère plutôt que les deux
dérivent d’une formule plus complète dont les copistes ont fini par oublier ou
altérer différents mots : ἢ οὗ ἐν τῷ λόγῳ [ὁ λόγος] ὑπάρχει το[ῦ] ᾧ συμβέβηκεν, ce dont la notion inclut celle du sujet dont il est l’accident.
Le contexte est de connaissance, non de réalité : la connaissance, la
conception, la notion, la définition de l’accident présuppose celles de son
sujet ; non pas le sujet réel de l’accident, par exemple, le nez, se trouve
réellement dans l’accident ou dans sa définition. La formulation textuelle de
l’exemple du camus souffre la même lacune ou ellipse ; il faut entendre : ἐν δὲ τῷ [τοῦ] σιμ[οῦ λόγ]ῳ ὑπάρχει ὁ λόγος ὁ τῆς ῥινός, .
[144] Comparer Métap., I, 5 ; In III Metap., leç. 9.
[145] Probabiles. — Traduire par simple
translittération : probables, met sur une fausse piste. Il ne
s’agit ni que cela ait statistiquement un certain nombre de chances de se
réaliser, ni que cela puisse se prouver avec quelque démonstration, mais que
cela soit assez sensé pour être admis sans discussion comme point de départ
légitime d’un argument.
[146] Voir infra, #42 et 43.
[147] Supra, leç. 3, #22.
[148] Subiectum
et accidens.
[149] Pro
accidente tantum.
[150] Pro
substantia tantum.
[151] In IV
Metap., leç. 16.
[152] Top., VI, 4.
[153] Ἄτομα μεγέθη, individuas magnitudines.
[154] Supra, leç. préc.
[155] Voir In VI Metap., leç. 2, #1177.
[156] Ex decisione. — La divisibilité des grandeurs ne se
ferait pas à l’infini ; à force de diviser, on diminuerait les parties au point
de parvenir à des éléments indivisibles.
[157] In III de Caelo et Mundo, leç. 3.
[158] Individuas.
[159] VI, leç. 1.
[160] Leç. préc., #45.
[161] Supra, leç. 2, #13.
[162] Ἄγνωστον, ignotum est : est inconnaissable, est ignoré.
[163] Ποῖόν τι, quale quoddam est. — Il s’agit d’espèce, donc de qualité
essentielle.
[164] Καὶ τὸ ὅλον ὁμοίως, totum partibus simile.
[165] Πάθη, passiones.
[166] Ἑξ οἰκίας, ex luto. — G : “que des briques sont issues
d’une maison”. Ni Ross ni Carteron ne mentionnent aucun manuscrit grec qui
aurait : ἐκ πήλου, de boue.
[167] Voir supra, #59.
[168] Modum positionis.
[169] Supra, #62.
[170] Τοῦτο, hoc.
[171] Τὸ τυχὸν ὑπὸ τοῦ τυχόντος, contingens a contingenti.
[172] Ὁτιοῦν ἐξ ὁτουοῦν, quodlibet ex quolibet.
[173] Τῷ μὴ λευκῷ ἢ τῷ μέλανι, albo aut nigro. — G est plus exact : « du non-blanc
ou du noir ».
[174] Ἐξ ἀμούσου, ex immusico.
[175] Πρῶτον, primum.
[176] Τὸ ἡρμοσμένον ἐξ ἀναρμόστου, consonans ex inconsonanti.
[177] Ἐπὶ ἀρμονίας εἰπεῖν ἢ τάξεως ἢ συνθέσεως, dicere inconsonantiam aut ordine aut compositione.
[178] Νεῖκος καὶ φιλίαν, concordiam et discordiam.
[179] Συστοιχίας, coordinatione.
[180] Ex probabilibus. — Traduction de ἀπὸ ἐνδόξοις. L’argumentation s’appuie sur des propositions que tous, ou la plupart,
ou aux moins les sages, approuvent (probant) spontanément. On
se rappelle la définition des Topiques : « Sont endoxaux
les énoncés admis de tous, ou de la plupart, ou des sages… » (Top.,
I, 1, 100b21-22) — Pour plus de développement sur la traduction et la
définition de l’endoxe (ἔνδοξον), voir Yvan Pelletier, La
dialectique aristotélicienne, Les principes clés des ‘Topiques’, 3e
éd., Québec : Société d’Études Aristotélico-Thomistes, ch. 1.
[181] De la génération, I, 8.
[182] Supra, #56-57.
[183] Probabilem. — Traduction traditionnelle d’ἔνδοξον. Voir supra, note 120, sur #75, à propos de ‘ex
probabilibus’.
[184] Infra, #90.
[185] Passio. — ‘Passion’ est l’exact corrélatif de
l’action : en toute action un agent agit sur un patient, dont la passion
consiste réciproquement en ce qu’il pâtit de cette action.
[186] S. Thomas se laisse
inspirer par l’homonymie de l’expression de La : “contingens a
contingenti”.
[187] Supra, #76.
[188] Métap., X, 4.
[189] Ὅτι ἐνδέχεται, quod contingit. — G : “Étant donné qu’on
le peut avec des principes limités, on explique mieux ainsi…”
[190] Τὸ μὴ ποιεῖν δύο μόνον, facere duo tantum vel non. — G : “… de ne pas
les réduire à deux seulement…”
[191] Ἀπορήσειε γὰρ ἄν τις πῶς, deficiet enim aliquis qualiter.
[192] Ἐτέραν τινὰ μεταξὺ φύσιν, alteram quandam naturam.
[193] Δύναται γεννᾶν δύο οὖσαι, poterint generare.
[194] Πότερον, utrum
sit verum.
[195] Supra,
#77.
[196] Supra, #77.
[197] Disputative
procedit ex probabilibus. Voir supra,
la note 120, sur #75, concernant la traduction de ‘probabilia’ en ‘endoxes’.
[198] Ea quae videntur pluribus, quae non possunt esse falsa secundum
totum,sed sunt secundum partem vera. — S. Thomas
rappelle la définition des endoxes donnée au début des Topiques :
« Ἔνδοξα δὲ τὰ δοκοῦντα πᾶσιν ἢ τοῖς πλείστοις... — Est endoxal ce que pensent tous, ou la plupart… » (Top., I, 1,
100b21)
[199] Supra, #78.
[200] Calidum fieri ex frigido. — On
s’attendrait à l’usage de noms abstraits, pour indiquer que les contraires en
eux-mêmes, abstraction faite de leur sujet, ne s’engendrent pas réciproquement.
[201] Leç. préc.
[202] Supra, #77.
[203] Infra, II, leç. 2, #1, 2.
[204] Procedit disputative ex propositionibus probabilibus quae erant apud
antiquos famosae. — Le propre de la dialectique est de
prendre appui sur des propositions ‘approuvées’ (ἔνδοξα) par tous, et donc plutôt ‘fameuses’ qu’évidentes ; l’aspect faillible
que pareilles propositions revêtent donne à la recherche un aspect agressif, disputatif,
comme il y a toujours de ces endoxes qui permettent de conclure une
contradictoire, et d’autres de conclure l’autre.
[205] Rationes disputativae.
[206] Quia rationes disputativae verum concludunt secundum aliquid, licet non
secundum totum, ex utrisque rationibus unam veritatem concludit.
[207] Magis videtur de medio.
[208] Voir De Caelo, III, 5 ; Metap., I, 8 ; X, 1 ; In
I Met., leç. 12, et II, leç. 1.
[209] Οὐ γάρ, ut. — La n’a ni la
négation ni le lien de conséquence.
[210] Ἄμουσον, immusicum.
[211] Τὸ μουσικὸν δὲ καὶ τὸ ἄμουσον, musicum autem et immusicum. — Le contexte laisse attendre
seulement le terme négatif : τὸ μὴ μουσικόν, non musicum, ou τὸ ἄμουσον, immusicum, ou les deux ensemble, comme c’était le cas
quelques lignes plus haut (190a11-12), où Aristote
donnait à la suite la négation et la privation. De plus, il est question tout
de suite après du composé des deux et il ne s’agit évidemment pas de la
composition musicien-amusicien. S. Thomas
commente d’ailleurs comme s’il ne lisait mentionné que le terme négatif.
Certes, on pourrait comprendre que la forme à acquérir n’est pas présente toute
la durée du changement, mais cette indication rompt l’unité d’intention d’Aristote et fait hors contexte.
[212] Non qu’un nouvel être commence à exister, mais qu’un être déjà existant
commence à se trouver avec telle nouvelle qualité, quantité, etc.
[213] Ἃπλῶς δὲ γίγνεσθαι τῶν οὐσιῶν μόνων, κατὰ μὲν τἆλλα φανερὸν ὅτι ἀνάγκη ὑποκεῖσθαί τι τὸ γιγνόμενον, simpliciter autem fieri substantiarum solum est, secundum quid
aliorum ; manifestum quod necesse est subiici aliquid quod fit. — G :
“La génération stricte est réservée aux seules substances. Quant au reste,
manifestement sa génération demande un sujet.” Après avoir réservé la
génération stricte aux substances, G introduit simplement le besoin
d’un sujet pour le changement accidentel, qu’on considère aussi comme une
certaine génération. La, avant de ce faire, souligne d’abord
comme génération qualifiée (secundum quid) le changement accidentel.
[214] Μηθενὸς κατ’ ἄλλου λέγεσθαι ὑποκειμένου, de nullo alio dicitur subiecto. — Un signe que ces accidents
ont besoin d’un sujet pour exister, c’est qu’ils ont besoin d’être attribués à
un sujet pour être connus, contrairement à la substance, qui n’a aucun besoin
d’être attribuée à autre chose pour être conçue. Voir Attributions, 2.
[215] Καὶ ὅσα ἄλλα ἁπλῶς ὄντα, et quaecumque alia simpliciter entia. — Par les exemples
qu’en donne Aristote au paragraphe suivant, on
saisit qu’il s’agit des artéfacts. Bien que leur forme soit accidentelle, ils
ont assez l’allure de substances pour en fournir un objet concret de
comparaison.
[216] Supra, #6.
[217] La composition latine de la dernière affirmation – depuis par
contre – a une maladresse que je corrige. Littéralement : « Par
contre, on signifie que l’un et l’autre – à savoir, à la fois ce qui devient,
c’est-à-dire ce à quoi on attribue de devenir, et ce qu’il devient,
c’est-à-dire ce à quoi se termine le devenir – deviennent comme un composé,
lorsque nous disons qu’un homme non musicien devient musicien. Alors, en effet, il y a composition de
la part du sujet seulement, et simplicité de la part de l’attribut ; mais
lorsque je dis qu’un homme non musicien devient un homme musicien,
alors il y a composition de part et d'autre. »
[218] La privation, l’opposé de la forme à acquérir, pas l’opposé du sujet
qui va l’acquérir.
[219] Immusicum.
[220] Métap., VII, 7.
[221] II, leç. 2, #149.
[222] Λόγους ou ὅρους, selon les manuscrits, rationem. — Le singulier de La
convient mieux ; c’est la définition de l’homme musicien qui se résout
en celles de l’homme et du musicien.
[223] Οὐχ οὕτω μία οὖσα οὐδὲ οὕτως ὄν, non sic unum existens, neque sic unum. — La répète
l’un, où G ajoute l’être. À noter tout de même que ὂν remplace ἓν à la condition de corriger d’après le manuscrit Parisiensis
1853 ; la Léonine, par contre, porte ἕν.
[224] Un passage du Timée est inspirant pour manifester cette ligne
très dense sur la matière première, et aussi pour montrer que Platon
avait déjà introduit Aristote à cette notion :
« Si le réceptacle ressemblait à l’une des choses qui y entrent, chaque
fois que des choses dotées d’une nature contraire ou radicalement hétérogène à
celle-là se présenteraient, le réceptacle en prendrait mal la ressemblance,
étant donné qu’il montrerait en même temps l’aspect qui est le sien. Voilà
pourquoi il faut que soit dépourvu de toutes caractéristiques ce qui recevra en
soi des choses de tout genre. Par exemple, pour fabriquer des onguents parfumés
artificiellement, on commence, une fois qu’on a cette matière première, par
rendre le plus inodores possible les liquides qui doivent recevoir les parfums.
De même tous ceux qui, en quelque substance molle, s’appliquent à modeler des
figures ne laissent subsister la trace d’absolument aucune figure, et
s’arrangent pour aplanir cette substance molle et la rendre le plus lisse
possible. Cela dit, il en va de même aussi pour l’entité qui doit sur toute son
étendue recevoir maintes fois et dans de bonnes conditions les représentations
de tous les êtres éternels ; il convient qu’elle soit par nature dépourvue de
toute forme. » (Platon, Timée,
50e, trad. Brisson)
[225] Τὸ εἶδος, species.
[226] Πῶς, quomodo.
[227] Ὁ τρόπος, modus.
[228] Δῆλον, dictum est.
[229] Supra, #104.
[230] Leç. préc., #104ss.
[231] V, leç. 2.
[232] Supra, #114.
[233] Leç. 2, #155.
[234] Ἀπορία, defectus.
[235] Ὑπὸ ἀπειρίας, ob infirmitatem. — G : “par inexpérience”.
[236] Par accident.
[237] Ἡ φύσις, natura. — Le sujet, la matière qui, dans le changement, perd
un contraire pour accueillir l’autre.
[238] Supra, leç. 12, #107ss.
[239] Ex hoc autem aliquid fit per se, quod inest rei postquam iam facta est. — Du fait de servir de passif à ‘facit ex’, ‘fit ex’ pointe avec une
clarté spéciale la cause matérielle. On est manifestement ‘fait de’ la matière
en laquelle on est fait ; il est tout aussi vrai, et équivalent, mais
d’expression plus abstraite, qu’on a en son essence ce dont on est engendré.
C’est la portée de toute cette argumentation pour manifester que toute
génération implique un sujet.
[240] Supra, #123.
[241] In
VIII Metap., leç. 1.
[242] Ἐγγύ, prope rem.
[243] Τριάδος, trinitatis.
[244] Πρὸς τὸ κακοποιὸν αὐτῆς, ad maleficium ipsius.
[245] Οὐδ̓ εἶναι τὸ παράπαν, neque esse penitus, et esse extra omne.
[246] Ἀγαθοῦ, optimo.
[247] In IX Metap., leç. 1 ; In III Phys., leç. 3, #280.
[248] Secundum suam
substantiam.
[249] In III Phys., leç. 2, #290.
[250] Ostensive, démonstrativement,
c’est-à-dire, en montrant directement son propos, en en faisant l’objet de sa
conclusion. Par opposition à une réduction à l’absurde, où on ‘démontre’,
c’est-à-dire conclut, à partir de la position à attaquer, une absurdité, de
manière à prouver par ricochet la vérité de sa contradictoire.
[251] Remotio. — La forme du mot
‘privatio’ suggère une opération ; il s’agit non seulement du fait brut de ne
pas exister, mais même de priver d’existence une chose qui devrait exister.
L’absence implique de même le fait que la chose concernée devrait être là ;
sinon on ne remarquerait pas qu’elle ne l’est pas.
[252] Supra, leç. 13, #118.
[253] Supra, leç. 12, #104, 107ss.
[254] Φαίνεται, videntur.
[255] Ἀρχῆς τινος, principium alicuius. — La, néglige le génitif
absolu, mais garde l’adjectif indéfini au génitif ; il en fait ainsi un pronom
substitué à quelque mystérieux complément de ‘principium’.
[256] Καὶ ἔστι πάντα ταῦτα οὐσία· ὑποκείμενον γάρ τι καὶ ἐν ὑποκειμένῳ ἐστὶν ἡ φύσις ἀεί, et sunt haec omnia subiecta :
subiectum enim quoddam, et in subiecto est natura semper. — G :
« Il s’agit toujours d’une substance… » L’être naturel est
toujours une substance et sa nature consiste à la fois en son sujet (sa
matière) et sa forme.
[257] Inquantum habet potentiam naturalem ad talem formam et motum. — Comment faire la différence entre ce principe passif : la
capacité ‘naturelle’ de la matière à la forme qui lui sera conférée par un
agent naturel, et celle qu’elle offre à la forme artificielle ? Serait-ce
simplement que la capacité à la forme naturelle est assez prochaine pour
pouvoir se réaliser par l’action d’un agent naturel ? Tandis que
l’ouverture de la matière à une forme artificielle demande plus de préparation,
une violence même — scier, clouer — qui devra relever d’un agent
intelligent.
[258] Vis insita rebus.
[259] Supra, #144.
[260] Propter quod unumquodque, et illud magis. — La raison d’un changement, c’est son résultat ; une fois le résultat
obtenu, on veut encore plus le garder qu’on voulait l’obtenir. L’appétit
naturel de repos est donc encore plus fort que l’appétit naturel de changement.
[261] Supra, #142.
[262] Definit ea quae a natura denominantur. — Aristote parlerait de ‘paronymes’ de
la nature : des entités désignées d’après leur rapport à une nature, avec
une modification de son nom qui marque qu’elles n’en sont pas une elles-mêmes
(voir Attrib., 1), qu’on désignera comme ‘naturelles’, ‘dotées de
nature’, etc.
[263] Νόμον, legem. — Certains manuscrits
ont plutôt ῥυθμόν, forme.
[264] Ἡ μορφὴ καὶ τὸ εἶδος τὸ κατὰ τὸν λόγον, forma et species, quae est secundum rationem.
[265] Ὅταν ἐντελεχείᾳ ᾖ, cum entelechia sit. — Voir supra,
I, la note 121, sur 17.
[266] Ἡ φύσις ἡ λεγομένη ὡς γένεσις ὁδός ἐστιν εἰς φύσιν, natura dicta sicut generatio via est in naturam. — Plusieurs
homonymes partagent le nom de ‘φύσις’. Le plus habituel est celui qui nous occupe en ce traité :
le principe interne de changement et de repos des choses naturelles ; un autre
est la naissance. Aristote voit ce second comme extension
du second. Φύσις est d’abord le résultat où aboutit la naissance, puis par extension
l’opération passive qui y conduit. ‘Natura’ connaît en latin une homonymie
semblable : ‘Natura’ provient de ‘nasci’, « dont le
participe futur a probablement déjà été naturus,
avant d’être remplacé par nasciturus,
sans doute formé d’après moriturus »
(Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue
latine, 429).
[267] Οὐ γἀρ ὥσπερ ἡ ἰάτρευσις λέγεται, non enim quemadmodum medicatio dicitur. — Ἰάτρευσις, de ἰατρική, médecine, et medicatio, de medicina,
médecine. Cas opposé d’action nommée d’après l’agent, alors que
‘φύσις’ et de ‘natura’ en est un de
passion nommée d’après le résultat.
[268] Οὐχ οὕτω δ’ ἡ φύσις ἔχει πρὸς τὴν φύσιν, non sic autem natura se habet ad naturam. — La nature,
au sens de naissance, a avec la nature, au sens de l’essence des
choses naturelles, un rapport différent de celui de la médication avec
la médecine : de passion à résultat, plutôt que d’action à agent.
[269] Τὸ φυόμενον ἐκ τινὸς εἰς τὶ ἔρχεται ᾗ φύεται, quod nascitur ex quodam in quoddam venit secundum quod nascitur.
— L’aspect passif de la naissance, qui fait porter l’attention de préférence
sur le résultat, est accentué en grec et en latin, où les verbes ont une allure
passive ; le français n’a pas cet avantage, ‘naître’ ayant une allure active.
J’essaie de coller davantage sur le texte en parlant d’être né plutôt que de
naître.
[270] Εἴς τί οὖν φύεται· οὐχὶ ἐξ οὕ, ἀλλ̓ εἰς ὅ, quod igitur innascitur non ex quo,
sed in quod. — On lit généralement G comme une question et sa
réponse ; il me semble qu’on doive plutôt lire une conclusion (on est en
présence d’une passion qui se définit par son aboutissement) et son corollaire
(elle se nomme aussi d’après lui). La donne seulement le corollaire.
La plus grande difficulté, à cause de la concision du texte, est de discerner
quand il est question de la réalité impliquée et quand il est question de
l’ordre de désignation qui en découle.
[271] Supra, I, leç. 12, #108.
[272] Substantia, en traduction d’οὐσία, c’est-à-dire, l’essence, l’être, le principal de la chose.
[273] I, leç. 2, #13 ; leç. 12, #108.
[274] V, leç. 2. — Le mouvement, à proprement parler, englobe tout le
changement accidentel : déplacement, altération et croissance. Voir aussi supra, I, la note 71, sur #3.
[275] Ratio
definitiva rei.
[276] Licet
non separetur a materia secundum rem.
[277] Non est ipsa natura, sed est aliquid a natura.
[278] Natura potest significari ut generatio, puta si natura dicatur
‘nativitas’. — ‘Φύσις’ a les deux
sens de génération et de naissance. Comme La le traduit ici par ‘generatio’,
le commentateur a besoin d’une périphrase pour aboutir à ‘nativitas’,
‘naissance’.
[279] Au sens plus habituel.
[280] Id enim quod nascitur a quodam, in quoddam venit inquantum nascitur.
[281] V, leç. 3 ; De la génération, I, 3 et II, 4 ; In De Gen.,
I, leç. 9 et II, leç. 4.
[282] Ἐπίπεδα καὶ στερεά, plana et firma.
[283] Τῶν συμβεβηκότων, accidentium.
[284] Mét., Ζ, 10 ; In VII Met., leç. 10.
[285] Supra, #160.
[286] Εἶδος, species. — Plus haut (193a30-31), au moment de distinguer la nature en ses deux sens, Aristote
a utilisé εἶδος, espèce, et μορφή, forme, comme synonymes.
[287] Ὄυτ̓ ἄνευ ὕλης τὰ τοιαῦτα οὔτε κατὰ τὴν ὕλην, neque sine materia huiusmodi,
neque secundum materiam.
[288] Περί πότερας τοῦ φυσικοῦ, de qua est physica? — G : “à laquelle
s’intéresse le naturaliste?”
[289] Τοῦ εἴδους καὶ τοῦ τί ἦν εἶναι, speciem et quod quid erat esse. — Τὸ τί ἦν εἶναι, c’est l’essence, ce qui fait être, ce en quoi consiste l’être d’une
chose, mais l’usage de l’imparfait y pointe comme à une fin visée dès le début
de la génération : ce qui allait
être, ce qui était à être, ce que la
chose serait, ce qu’elle devrait être, ce que serait être pour elle, ce que
serait son essence. Voir en I, note 52, sur 14.
[290] Ἐπιστήμης, scientiae. — Le mot est employé assez largement
ici pour s’étendre à l’art et à la science, pratique comme spéculative.
[291] Τὸ εἶδος, formam.
[292] Ὡσαύτως, similiter.
[293] Ἔχει τελευτήν ἧσπερ οὕνεκ̓ ἐγένετο, hunc finem
cuius quidem causa effectus est. — D’après Carteron : Euripide,
(ap. Philopon, 236, 7) ;
d’après Bonitz : un poète
comique (Ind. 607b25). Il y a une disproportion comique à parler de la
mort comme de ce que vise la vie, tout terme qu’elle en soit. Belle façon de
souligner qu’il ne suffit pas de venir en dernier pour constituer la fin d’un
changement ; il faut aussi constituer ce que ce changement visait.
[294] Αἱ μὲν ἁπλῶς αἱ δὲ εὐεργόν, aliae quidem simpliciter aliae vero operose.
[295] Peut-être un dialogue perdu ou une référence à la Métaphysique,
où cette distinction est développée. Voir Métap., Λ, 7. Voir aussi De l’âme, II,
4. Les deux sens de la fin ‘visée’ : le résultat comme tel et celui qui en
profite. Voir infra, #173 et note 244.
[296] Ἄλλῳ γὰρ εἴδει ἄλλη ὕλη, in alia enim forma alia materia
[297] Μέκρι του τινὸς γὰρ ἕνεκα ἕκαστον, usquequo cuius enim causa unumquodque.
[298] Καὶ περὶ ταῦτα ἅ ἐστι χωριστὰ μὲν εἴδει ἐν ὕλῃ δέ, et circa haec quae sunt separatae quidem species in materia.
[299] Γεννᾷ, generat ex materia.
[300] Leç. 3, #157.
[301] On attendrait la même formulation dans les deux membres de
l’argument, et plutôt la matière mentionnée en premier, comme le contexte est à
insister sur la matière, en opposition aux mathématiques.
[302] Unum est quod sit ultimum motus et aliud est quod sit cuius causa fit.
[303] Videtur esse nugatio. —
Interprétation en contresens : le ridicule de la citation tenait à
considérer la mort comme le but de la génération et de la vie du simple fait
d’en être le terme ultime, sans être visée. La traduction défectueuse de La
a rendu impossible de le comprendre. Le commentateur en a quand même fait une
interprétation en harmonie avec l’intention de son usage.
[304] Scilicet cujus et quo. — Voir In
XII Met., leç. 7 ; In II de An., leç. 7, #316.
[305] Πραγματεία, negotium.
[306] Εἰδέναι, scire. — L’intention de la philosophie de la nature est
spéculative, non pas pratique. Il s’agit de connaître, non de guider l’agir, et
il s’agit par conséquent de connaître au mieux. Εἰδέναι, bien traduit par scire,
connote une connaissance scientifique, pas une connaissance quelconque.
[307] Τὸ διὰ τί, propter quid.
[308] Ἕνα μὲν οὖν τρόπον αἴτιον λέγεται, uno quidem modo causa dicitur. — C’est le vocabulaire de
l’homonymie ; les causes sont si différentes entre elles qu’elles constituent
plutôt des homonymes que des espèces strictes. Αἴτιον, causa.
G : “ responsable”. Plutôt que le nom, Aristote emploie l’adjectif correspondant, dont le premier
usage est de désigner le coupable, le responsable.
[309] Τὸ ἐξ οὗ γίνεταί τι ἐνυπάρχοντος, ex quo fit aliquid cum insit.
[310] Τὸ εἶδος καὶ τὸ παράδειγμα, species et exemplum.
[311] Τοῦτο δ’ ἐστὶν ὀ λόγος ὁ τοῦ τί ἦν εἶναι, haec autem est ratio ipsius quod
quid erat esse. — Double difficulté : 1º la façon
très spéciale de désigner l’essence d’une chose, ce qui fait qu’elle est ce
qu’elle est (voir supra, note 289,
sur 112.) ; 2º le passage au contexte de la connaissance — λόγος — alors qu’on est à définir le sujet
d’une relation réelle — αἴτιον. Aristote
nomme souvent ainsi une réalité par le nom de la notion qu’on s’en forme ;
cette métonymie est légitime — d’autant plus qu’Aristote
enquête sur les principes de la science naturelle, et non plus sur les
principes de l’être mobile, comme au livre I —, qui nomme l’objet par sa
représentation, mais ne doit pas porter à confondre les contextes.
[312] Ὅθεν ἡ ἀρχὴ τῆς μεταβολῆς ἡ πρώτη ἢ τῆς ἠρεμήσεως, unde
principium mutationis primum aut quietis est.
[313] Ὁ βουλεύσας αἴτιος, consilians causa. — G : “Qui a décidé est
responsable.” — On pense à tout le processus de délibération (délibération,
discernement, décision), mais c’est principalement la décision, le
commandement, qui fait figure d’agent face à l’exécution de l’action, ce que ne
rend peut-être pas assez fortement le mot conseiller,
que suggère la traduction latine consilians.
[314] Τὸ ποιοῦν τοῦ ποιουμένου, faciens facti.
[315] Τὸ οὗ ἕνεκα, quod cujus
causa.
[316] Τὰ μὲν ἔργα τὰ δ̓ ὄργανα, alia opera alia organa. — Dans la suite des fins
intermédiaires, chacune est le moyen (instrument) de la suivante et la fin
(résultat) de la précédente.
[317] Ἡ ὕλη τῶν σκευαστῶν, terra vasorum. — G : “le
bois des ustensiles.” Dans cette énumération d’exemples concrets, il faut
garder à ὕλη son sens premier : ‘bois’, et
traduire σκευαστῶν, qui renvoie vaguement à quelque chose
de fabriqué, par quelque objet fait en bois. La, avec terra vasorum, s’écarte des mots d’Aristote, mais en conserve la fonction
paradigmatique.
[318]Αἱ ὑποθέσεις, suppositiones.
— Les prémisses, hypothèses, suppositions,
au sens étymologique de fondement.
[319] Τὸ τί ἦν εἶναι, quod quid erat esse. — Voir supra, notes 229, sur 112., et 251, sur 118. Voir aussi en I, note 52, sur 14.
[320] Τὸ γὰρ οὗ ἕνεκα βέλτιστον καὶ τέλος τῶν ἄλλων ἐθέλει εἶναι, quae enim est cuius causa potissima est et finis aliorum voluit
esse. — La qualifie ce qu’on vise comme la plus puissante des
causes, alors que G le qualifie comme ce qu’il y a de mieux. De plus,
en ajoutant ‘est’ entre ‘potissima’ et ‘et finis’, La sépare
en deux considérations distinctes ce que G énumérait comme synonymes.
[321] I, leç. 8, #112.
[322] Ratio quidditativa rei.
[323] Multiplicitas, synonyme de nombre.
[324] Mét., Z, 10 ; In VII Met., leç. 9,
#1482ss.
[325] Supra, leç., 3, #163.
[326] Species, étymologiquement : ce qui se voit
de la chose, son aspect, forcément présent en elle.
[327] Perficiens, praeparans, adjuvans et consilians.
[328] Disponens.
[329] Avec toute sa force étymologique : pour quoi ?
[330] Sicut
cujus causa.
[331] Quae
causat quidditatem rei.
[332] Supra, #179.
[333] Supra, #178.
[334] Potissima. — S. Thomas
croit lire cette affirmation chez Aristote,
du fait que La traduit βελτίστον, le mieux, par potissima, quand Aristote identifiait fin et bien. Voir supra,
la note 260 sur 120.
[335] Leç. 4, #173.
[336] Τρόποι, modi. — Aristote a plus haut qualifié ainsi
chacune des principales ‘espèces’ de causes : « Ἕνα μὲν οὖν τρόπον αἴτιον..., uno quidem modo causa dicitur… » (117.
194b23) Combiné avec la multiplicité des manières de se dire, τρόπος constitue le vocabulaire régulier d’Aristote pour pointer les homonymes. Aristote voit moins les ‘espèces’ de
causes [« Τὰ μὲν οὖν αἴτια ταῦτα καὶ τοσαῦτά ἐστὶ τῷ εἴδει, voilà donc quelles sont les causes et combien d’espèces il y en a. »
(195a25-26)] comme des espèces au sens strict que comme des homonymes, des
‘manières de se dire’ : « Τὰ αἴτια σχεδὸν τοσαυταχῶς λέγεται, les causes s’attribuent à peu près en tant de sens »
(195a29). Il désigne chacun de ces sens comme un τρόπος, une ‘tournure’. À leur tour, chacun de ces sens va maintenant
connaître plusieurs sens, prendre plusieurs tournures, viser plusieurs
homonymes : « Λέγεται γὰρ αἴτια πολλαχῶς, on attribue les causes de
plusieurs manières », que je nommerai des modalités pour ne pas
m’écarter de la nomenclature habituelle reçue par s. Thomas.
[337] Κεφαλαιούμενοι, capitulatim.
[338] Τεχνίτης, artifex. — L’art s’étend ici à la compétence, à l’expertise
en général, en opposition à ἄτεχνος, l’incompétent.
[339] Ὡς τὸ συμβεβηκός, secundum accidens.
[340] Τὰ περιέχοντα δὲ τὸ συμβεβηκός, continentes secundum accidens.
[341] Πάντα δὲ καί, praeter autem omnes. — G (par ailleurs,
tout…) applique la division entre puissance et acte à toutes les causes
par soi et par accident, alors que La en fait des genres de causes à
part d’elles.
[342] Δυνάμενα ou ἐνεργοῦντα, potentes ou operantes.
[343] Εἰκόνος, imaginis.
[344] Ὅσα μὲν οὖν τὰ αἴτια καὶ ὅν τρόπον αἴτια, quot quidem igitur causae sint et
quomodo causae sint.
[345] Secundum combinationem.
[346] Quae dicitur multiplicitas. — G : ἀριθμὸς ; La : numerus.
[347] Aedificans in habitu vel aedificans in actu.
[348] Ἡ τύχη καὶ τὸ αὐτόματον, fortuna et casus. — Plus loin (ch. 5), dans un effort de préciser le vocabulaire, Aristote voudra accorder la plus grande généralité au hasard
(τὸ αὐτόματον, ce qui de soi est vain, c’est-à-dire, ne vise ni
n’atteint aucune fin) et réserver la chance (ἡ τύχη) à l’activité humaine, au domaine de
l’action préméditée. Mais ces noms n’ont sans doute pas autant de détermination
dans l’usage grec et Aristote
même, dans ce chapitre-ci, les interchange assez librement. Le français ne
prête pas aussi facilement à la chance tant de généralité. Aussi, en traduisant
Aristote, je parlerai en général
de hasard et ne recourrai à la chance qu’en matière strictement humaine ; dans
le même ordre, je ne nommerai que le hasard, quand il s’agit de les prendre
dans leur ensemble, et je nommerai le hasard en premier, quand il faudra nommer
les deux, bien qu’Aristote, suivant l’usage grec, fait
l’inverse.
[349] Ἀλλὰ καὶ τοῦτο θαυμαστόν, sed et hoc mirabile videbitur,
sicut vere est.
[350] Ἐπί τι αἴτιων τῶν γινομένων, in aliquam causam eorum quae fiunt.
[351] Ὅπως ἂν τύχῃ, ut contingit.
[352] Κοσμοποιίᾳ, in mundi creatione.
[353] Quomodo enim! — Interjection absente de G.
[354] Δαιμονιώτερον, felicius.
[355] Aliam a fortuna.
[356] Infra, #201.
[357] Le commentaire déplace un peu l’application de l’exemple : d’après
Aristote, Empédocle opposait ‘toujours’ et ‘pas toujours’, pour
responsabiliser le hasard ; s. Thomas
lui fait concéder toujours, mais opposer ‘non par nature, mais par hasard’.
[358] I, leç. 8, #57.
[359] Si qua
sit ordinans.
[360] Ἀεὶ ὡσαύτως, semper similiter.
[361] Ἡ τύχη, fortuna. — Comme mentionné
plus haut (voir supra, note 288, sur 129.), Aristote ne se fait pas
faute d’utiliser τύχη dans le contexte où il entend définir
le hasard en général, même s’il annoncera plus tard vouloir le réserver au
hasard propre à l’activité humaine. Peut-être parce que le nom qu’il utilise
pour le hasard comme tel, τὸ αὐτόματον, se prête moins à couvrir les deux, le hasard dans la nature et celui
dans les activités humaines. ‘Chance’ se prête moins à ce jeu d’extension. Je
traduirai donc τύχη par ‘hasard’ tant qu’on restera en
contexte commun.
[362] Ταῦτα, haec. — Ceux-là, en opposition aux autres auxquels
ils font exception ; autrement dit, certains parmi ceux-là, non
forcément tous ceux-là, puisque les divisions suivantes vont préciser lesquels
de ceux-là sont proprement des effets du hasard.
[363] Τῶν δὲ γινομένων τὰ μὲν ἕνεκά του γίγνεται, eorum autem quae fiunt alia propter aliquid fiunt. — ‘ Ἕνεκά του’, ‘propter aliquid’ (‘pour quelque chose’) est l’expression
consacrée de la finalité, du contexte où des moyens sont mis en œuvre en vue
d’une fin. Le sujet d’intérêt est double : le résultat, en vue de quoi
le moyen est mis en œuvre, et le moyen, produit en vue du résultat.
Ici, on a grand besoin d’avoir saisi que ce sont les résultats qu’Aristote
a commencé à distinguer. Certains sont exceptionnels et c’est parmi eux qu’on
trouvera les effets du hasard. Parmi ces faits exceptionnels maintenant,
certains sont de nature à se viser (ἕνεκά του), d’autres non. Dès la première division, pratiquement tous les
lecteurs, y compris s. Thomas,
font le contresens de faire diviser à Aristote
les faits plutôt que les résultats. Ce premier contresens les porte maintenant
à entendre que certains de ces faits visent une fin et d’autres non, comme le
font Carteron : « Parmi
les faits, les uns se produisent en vue de quelque chose, les autres
non. » et Pellegrin : « Parmi les
événements, certains se produisent en vue de quelque chose, d’autres non. »
Ce second contresens est difficile à éviter, une fois le premier commis, en
raison de l’homonymie qu’Aristote
attache ici à ‘ἕνεκά του’. L’expression qualifie le plus naturellement le moyen : il est ‘ἕνεκά του’, c’est-à-dire ‘en vue d’autre chose’.
Ici Aristote l’applique par
extension à la fin : elle est ‘ἕνεκά του’, c’est-à-dire ‘en vue de quoi’ autre chose se fait. — Un troisième
contresens attend le lecteur qui n’est pas assez attentif au contexte
‘potentiel’ de la division apportée. Aristote
signale que des résultats ‘peuvent’ se rechercher, sont de nature ‘ἕνεκά του’. Il ne s’agit pas de trancher entre
des effets visés de fait et d’autres non ; cela fera l’objet de la division
suivante. Il s’agit de distinguer des effets susceptibles d’être visés (parce
que bons, désirables) ou d’être fuis (parce que mauvais), d’autres qui ne le
sont pas (parce qu’indifférents). Cette double homonymie échappe généralement
ici, ce qui rend inintelligible l’assimilation qu’Aristote
fait ensuite des effets de hasard aux ‘γινόμενα ἕνεκά του’. Aristote marque clairement cette
acception potentielle quelques lignes plus loin (196b21-22) : « Ἔστι δ̓ ἕνεκά του ὅσα τε ἀπὸ διανοίας ἂν πραχθείη καὶ ὅσα ἀπὸ φύσεως, ‘mérite
d’être visé’ tout effet que l’intelligence et la nature produiraient. »
L’optatif est important ; c’est lui qui indique la potentialité : pas le
bien visé de fait, par l’intelligence ou par la nature, mais celui qui
pourrait l’être ; tout résultat bon, en somme, même fortuit. Seul Ross, à ma connaissance, a aperçu la
teinte potentielle de cette division : « One would naturally expect ἕνεκά του to mean ‘designed to attain an end’. But … the
meaning must be ‘actually attaining something which either was, or might
naturally have been, taken as an end’… This is implied in the words (b21) ἔστι δ’ ἕνεκά του ὅσα τε ἀπὸ διανοίας ἂν
πραχθείη καὶ ὅσα ἀπὸ φύσεως, ‘things which might be done as a result of thought or
of nature… The notion that a chance connexion is one in which a result happens
which might have been, though it was not, taken as an end, pervades
the whole passage. » (Ross, Aristotle’s
Physics, text and commentary, Oxford : Clarendon, 1966, 517) — En La,
l’indicatif (aguntur) prive de cette nuance et lance sur la fausse
piste de l’effet visé en acte, compromettant par la suite l’intelligence de la
troisième division, en l’anticipant.
[364] Κατὰ προαίρεσιν, secundum propositum. — Autre homonymie déconcertante,
entraînée par la précédente : comme ἕνεκά του, pour un bien, s’étendait à tout résultat bon,
maintenant κατὰ προαίρεσιν, à dessein, s’étend à toute finalité effective, y
inclus celle de la nature, et ne se limite pas à la finalité délibérée de
l’intelligence. Le défaut de saisir ces deux homonymies en cascade rend inintelligible
la remarque suivante comme quoi même ce qui résulte sans nécessité et par
exception peut éventuellement se viser, c’est-à-dire être bon,
et constitue ainsi l’effet propre du hasard. Voilà sans doute, plus qu’un
simple oubli, ce qui a porté le copiste, après avoir tourné l’optatif en
indicatif, à omettre παρά, dans un effort de rattraper au moins l’intelligibilité d’une
tautologie. — La, en contractant déjà la troisième division à l’action
délibérée, intelligente, s’écarte de l’intention déclarée d’Aristote de se préoccuper ici de ce que
le hasard et la chance ont en commun, remettant à plus tard de les distinguer.
Je ne connais aucun commentateur qui ait échappé à cette confusion, bien
qu’elle fasse de cette troisième division une digression d’Aristote quant à son plan annoncé. Ross parle de parenthèse : « The distinction between
conscious teleology and the unconscious teleology of nature is parenthetical
here. » (Ibid., 518)
[365] Ὅτι καὶ ἐν τοῖς παρὰ τὸ ἀναγκαῖον, quoniam in iis quae sunt secundum
necessarium. — La : « Manifestement ce qui se produit
nécessairement et fréquemment peut viser une fin. » L’omission de traduire παρὰ entraîne cet autre contresens qui va
rendre la tâche encore plus difficile au commentateur. Aristote affirme que même certains effets rares
constituent des biens qu’auraient pu rechercher la nature ou
l’intelligence ; la traduction latine tourne cette affirmation en un truisme
timide, comme quoi le nécessaire et le permanent se prêtent éventuellement à la
finalité ; la remarque est bizarre par sa timidité, puisque, Aristote le démontrera plus loin (c.
8), constance et finalité coïncident.
[366] Ἂν πραχθείη, aguntur. — Voir supra,
note 363, sur 139.
En substituant l’indicatif à l’optatif, La
annule l’intérêt de cette remarque et la tourne en contresens : Aristote veut par elle étendre
l’expression ‘se viser’ (ἕνεκά του, propter hoc) à tout résultat bon, même obtenu par accident ;
la traduction latine, au contraire, en ramène strictement l’extension à ce qui
s’obtient suite à une recherche déterminée. Le commentateur aura bien du mal à
coller à l’intention d’Aristote.
[367] Ἕνεκά του, propter quid : bons ou mauvais, mais non indifférents,
susceptibles d’être visés ou fuis par la nature ou par la raison.
[368] Τὸ οἰκοδομικόν, aedificativa.
[369] Le caractère accidentel. Quand un bien résulte par accident.
[370] Autre confirmation du contexte potentiel dans lequel Aristote
entend ἕνεκά του, propter hoc. S’il ne visait pas ici simplement le résultat
bon, mais plus strictement sa visée en acte, et même le devenir qui en
constitue le moyen, il ne pourrait y associer le hasard et la chance, qui
justement ne recherchent pas, ne visent pas le bien qu’ils produisent, mais y
arrivent par accident.
[371] Συνέβη, accidit.
[372] Τοῦ κομισάσθαι ἕνεκα, reportandi gratia. — Toujours au sens large d’un résultat
bon, sans préjuger de sa recherche en acte. Il serait absurde, autrement, de
qualifier de coïncidence, d’accident, l’obtention de ce résultat. Mais La
porte plus à prendre la chose à contresens. De fait, j’ajoute ‘comme’ pour
diminuer l’occasion de ce contresens. Aristote,
comme cela se fait souvent, présente une simple conséquence sous le langage de
la finalité : ce qu’on a fait a par accident résulté en cet effet, mais on
dit qu’on a agi de sorte que, de façon que cela se produise.
À défaut de contexte, la façon de s’exprimer laisserait entendre une
préméditation.
[373] Εἰς τὸ χωρίον, ad villam. — Χωρίον est un lieu en général, ou la place, le
marché ; mais ce peut être aussi le village ; pour qui habite la campagne,
c’est proportionnellement la même chose. La semble avoir compris le
village en opposition à la grande ville, comme s’il s’agissait d’aller à la
campagne ; s. Thomas a
rétabli le sens original, en parlant de forum, de marché.
[374] Τέλος, finis.
[375] Ἔστι δὲ τὸ τέλος, ἡ κομιδή, οὐ τῶν ἐν αὐτῷ αἰτίων, ἀλλὰ τῶν προαιρετῶν καὶ ἀπὸ διανοίας, amplius autem finis est reportatio
non in seipso causarum, sed propositorum et ab intellectu. — Cette fin est
seulement un terme, elle n’était pas visée, mais elle aurait pu l’être.
[376] Ἡ τύχη αἰτία κατὰ συμβεβηκὸς ἐν τοῖς [οὐ] κατὰ προαίρεσιν τῶν ἕνεκά του, fortuna causa sit secundum accidens in his quae in minori sunt
[non] secundum propositum eorum quae propter hoc sunt. — Si on néglige sa
double homonymie, la formule est contradictoire et en porte-à-faux :
causer un bien par accident tout en le visant combine
l’incompatible ; le faire délibérément dépasse la nature irrationnelle,
royaume du hasard commun. Pour Aristote,
souligner que cette cause agit par accident non seulement rappelle la rareté
de l’effet du hasard, mais en outre range cet effet parmi ceux qui ne se
réalisent pas de fait à dessein (τὰ δ ̓ οὐ κατὰ προαίρεσιν). — Il faut se
souvenir qu’Aristote prend en
puissance le bien visé (τὸ ἕνεκά του), de façon à y inclure l’effet du hasard, lui aussi un bien susceptible
de se viser : toute l’action du hasard tend à un bien, au sens consécutif
où elle résulte en un bien, ou en un mal (le mauvais hasard, la malchance) ; on
n’attribue pas au hasard un résultat indifférent. Dès qu’on restreint le
contexte, on conçoit le hasard absurdement, en lui attribuant de produire par
accident un bien qu’il vise expressément. — En outre, il faut
réparer une lacune du texte : une négation doit nécessairement précéder ‘à
dessein’ (κατὰ προαίρεσιν), comme la 3e division y préparait. Il faudrait aussi
préférer les manuscrits qui ajoutent ἐπ’ ἔλαττον, dont Ross mentionne
quelques-uns, dont La témoigne aussi, en ajoutant in minori.
— Il faut donc comprendre comme suit l’articulation des quatre différences de
la définition, qui reprennent chacun un membre des trois divisions de l’effet,
avec un membre de la division de la cause : le hasard est la cause par
accident (κατὰ συμβεβηκὸς γένηται) d’effets exceptionnels (ἐπ’ ἔλαττον), non recherchés expressément (ἐν τοῖς [οὐ] κατὰ προαίρεσιν), mais bons et donc susceptibles de se viser (τῶν ἕνεκά του). On pourrait penser que ‘par accident’ reprend ‘exceptionnel’, mais de
fait il arrive parfois qu’on utilise un moyen exceptionnel pour atteindre un
bien qu’on cherche expressément.
[377] Aristote insiste que le hasard produit les mêmes effets que l’intelligence.
Comme il le signale lui-même, il dit ici intelligence en équivalence au membre
de division qu’il nommait auparavant ‘à dessein’, puisque dessein implique
forcément intelligence. Et cela englobe encore la nature, comme auparavant,
puisque son ordre et sa finalité implique une intelligence ordonnatrice. Le
hasard et l’intelligence (incluant nature) ne se distinguent pas par le type
de leurs effets, mais par le mode de leur production : visée effective et
régularité pour l’intelligence et la nature, pur accident et rareté pour le
hasard.
[378] Fortuna. — Dans tout le contexte de cette
leçon, il va s’agir du hasard commun, sans distinction des règnes naturel et
rationnel. S. Thomas va
parler de ‘fortuna’, comme Aristote
parle de ‘τυχή’, mais il ne faut pas perdre de vue la généralité du contexte.
Pour y aider, je traduis par ‘hasard’ tant que le contexte demeure commun,
‘chance’ se prêtant moins à cette extension. Voir supra, notes 288,
sur 129. et 301, sur 138.
[379] Quaedam fiunt semper. — Le neutre
pluriel (τὰ μὲν, alia) occasionne une certaine ambiguïté. De quoi parle Aristote au juste : d’événements?
de moyens? de résultats? En omettant de prendre en compte ‘ὡσαύτως’, déjà affaibli en ‘similiter’
par La, s. Thomas
entend que des événements se répètent. Mais ce que quantifiait Aristote, c’était plutôt le résultat,
l’effet d’événements : toujours ou régulièrement le même, ou
exceptionnellement. Pour prendre les exemples de s. Thomas, non pas le fait absolu que “le soleil se lève
toujours”, mais que “les mouvements astraux entraînent chaque matin le lever du
soleil” ; non pas le simple fait qu’un homme ait généralement des yeux”, mais
que “sa génération entraîne généralement chez lui la formation d’yeux” ; et de
même que “de la génération d’une main résultent régulièrement cinq doigts, mais
exceptionnellement six”. — Faute de saisir cette différence de perspective,
si subtile soit-elle, on risque de mal comprendre la division suivante.
[380] On voit ici l’avantage de traduire τύχη et fortuna par hasard,
qui plus universel admet plus facilement un effet mauvais. Cela sonnerait
étrange d’illustrer la chance avec un doigt supplémentaire ou la privation
d’yeux.
[381] Cette conversion est approximative ; elle limite le hasard aux effets
exceptionnels, mais ne le rend pas responsable de tous. Aristote et s. Thomas préciseront plus loin les
conditions supplémentaires pour que le fait rare se doive au hasard : se
rattacher par accident à un effet par soi, ne pas être indifférent et ne pas
être recherché expressément.
[382] Quaedam
contingentia sunt ad utrumlibet.
[383] Quaedam fiunt propter finem. — Aristote dit
simplement ἕνεκά του, propter aliquid. Qu’il s’agisse de finalité effective, c’est
l’interprétation de s. Thomas,
fortement suggérée par des inexactitudes de La que j’ai signalées plus
haut (voir notes 363 ss., en rapport à 139. et 140.). Comme il le remarque tout de suite après, cette interprétation fait
difficulté, puisque tout, dans la nature et dans l’activité humaine, se fait
pour une fin, même ce qui, par accident, comporte aussi des effets collatéraux.
Quand on comprend que la division n’est pas entre effets visés ou non, mais
entre effets bons ou indifférents, et donc susceptibles ou non d’être visés,
il n’y a plus à se débattre avec l’invraisemblance d’agents qui ne viseraient
pas une fin. Sans compter que pareille division ne contribuerait en rien à la
découverte d’une définition pour le hasard. — Malgré leur intérêt en soi, les
remarques qui suivent dans le paragraphe sortent de l’unité d’intention d’Aristote. L’inexactitude de La
empêche s. Thomas de coller
fidèlement à cette unité d’intention, comme il en manifeste généralement le
souci scrupuleux et reproche fréquemment à d’autres, spécialement à Averroès, de n’y pas réussir. Entre
autres exemples : In VIII Phys., leç. 1, #966ss. :
« Secundum hanc intentionem exponendum est praesens capitulum…, on
doit expliquer le présent chapitre suivant l’intention suivante… » ;
faire autrement, à la manière d’Averroès,
« ridiculum est, est ridicule » ; « ratio autem ex qua
Averroes motus fuit omnino frivola est, le motif qui meut Averroès est tout
à fait frivole. » ; de même, In VIII Phys., leç. 2,
#974 : « Nec hoc etiam est secundum intentionem Aristotelis, cela
ne respecte pas l’intention d’Aristote. » Ou dans le commentaire
d’autres auteurs : « Hoc non videtur esse secundum intentionem
Apostoli, cela ne respecte pas l’intention de l’Apôtre. » (In
VII ad Rom., lect. 1, 92a)
[384] Les expressions indéterminées d’Aristote
(τῶν γινόμενων, τὰ μὲν... τὰ δέ...) peuvent se comprendre du point de vue du changement, de l’activité,
qui vise une fin, ou de celui de l’effet, visé comme fin. L’agent cause l’un
comme l’autre. Aristote les prend du point de vue de
l’effet. Mais les remarques du présent paragraphe se placent carrément du côté
du changement, et répondent à des difficultés artificielles qui accompagnent ce
point de vue ; d’où la nécessité de traduire en correspondance.
[385] Tel qu’expliqué à propos de La, l’erreur d’interprétation de
la seconde division en force une autre pour la troisième. Aristote avait simplement remarqué que
certains effets sont bons, méritent d’être visés. Il peut maintenant ajouter
que parfois l’effet bon n’est pas effectivement visé, ce qui concourra à la
définition du hasard. — Comme s. Thomas
croit qu’Aristote a déjà
distingué l’effet effectivement visé de celui qui ne l’est pas, il s’attend
maintenant à une distinction entre la manière dont la nature et celle dont
l’intelligence visent leur effet. On sort davantage de l’intention d’Aristote : celui-ci en est à
recueillir les matériaux d’une définition du hasard en général. S. Thomas, comme tout commentateur et
exégète d’ailleurs, reçoit cette troisième division comme si elle préparait
immédiatement la définition spéciale de la chance, en distinction du hasard. Le
reste du paragraphe est à l’avenant.
[386] Le contresens qu’entraîne l’omission de παρὰ dans la traduction dont dispose
s. Thomas l’empêche de
saisir précisément l’imbrication des trois divisions. Il ne s’agit pas de lier
constance et finalité, mais d’ajouter différence à différence pour cerner le
hasard comme une cause qui produit 1º exceptionnellement 2º un effet bon
(susceptible donc d’être visé par la nature ou par l’intelligence), 3º sans
toutefois le viser de fait.
[387] Il me semble plus en lien avec l’intention de fond d’Aristote de voir ici un complément de
la division des effets qu’une division opérée sur un autre plan. Aristote a placé l’effet du hasard
parmi les résultats rares des événements et des actions, entre ceux-là parmi
ceux qui comportent assez de bien pour pouvoir se désirer, entre ceux-là parmi
ceux qui n’ont pas été recherchés comme tels, mais qui, précise-t-il
maintenant, résultent par accident, se trouvant fortuitement liés, comme le
signale s. Thomas, aux
effets de fait recherchés par leurs agents, qui n’agissent jamais sans viser
quelque fin.
[388] Plutôt : rares, susceptibles d’être visés, non à dessein, en
parlant de l’effet plutôt que du devenir, en entendant la seconde différence
avec un accent potentiel et la troisième de manière très large : rares,
bons, non recherchés effectivement.
Interprétant trop strictement propter quid et a proposito,
sur la foi, je le disais plus haut, d’inexactitudes de La, s. Thomas attribue à l’effet du hasard des
éléments incompatibles : ni le hasard ni la chance ne peuvent agir ‘en vue
d’une fin’ au sens strictement actuel reçu par s. Thomas, ni ‘à dessein’ en aucun sens. S. Thomas se rattrape quelque peu ensuite,
en colorant le tout du caractère accidentel ; mais il reste paradoxal d’agir ‘à
dessein en vue d’une fin’… ‘par accident’. En outre, la définition atteinte
n’aura pas l’universalité requise pour couvrir le hasard dans son ensemble et
ne pas se restreindre à la chance.
[389] Note précieuse de s. Thomas.
Il est curieux qu’Aristote ait
exemplifié la cause par accident du côté de circonstances de la cause, alors
que le hasard concerne des circonstances de l’effet.
[390] Infra, leç. 10.
[391] In foro.
[392] Causa per accidens eorum quae sunt propter aliquid. — J’ai décrit la cascade de malentendus qui conduit s. Thomas à prêter à Aristote une définition aussi
paradoxale du hasard. Voir supra, la note 316, sur 143.
[393] Ad villam. — J’ai ajusté sur in foro, supra. Voir supra, note 313,
sur 142.
[394] Encore une fois, l’interprétation trop stricte de ‘en vue d’une fin’ et
de ‘à dessein’ conduit à formuler les différences du hasard de façon confuse ou
contradictoire, et à ne pas coller à l’intention d’Aristote d’une définition qui convienne au hasard dans toute
sa généralité. S. Thomas est
porté à parler plus spécifiquement de la chance, du fait d’insister sur
l’intention délibérée.
[395] Secundum
seipsum.
[396] Fortuna
est causa per accidens in his quae fiunt secundum propositum propter finem in
minori parte.
[397] Le commentateur ne tombe pas juste pour commenter la fin du chapitre.
Il donne une version contradictoire de la définition du hasard (cause par
accident d’effets exceptionnels d’une part, de devenirs à dessein en vue d’une
fin d’autre part). Par surcroît, il restreint la définition à la chance, quand
l’intention d’Aristote s’étend au
hasard commun.
[398] Τύχη ἀγαθή, φαύλη ; fortuna bona, prava.
[399] Εὐτυχία καὶ δυστυχία, eufortunium et infortunium. —
Traduire ainsi en français fait de ces extrêmes de la chance et de la malchance
des homonymes de la fin ultime de l’action humaine et de son contraire.
L’option se justifie bien, comme cette fin ultime, le plus grand bien humain,
en constitue un assez difficile d’accès pour supposer beaucoup de concours
fortuit.
[400] Leç. 7, #199.
[401] Leç. 8, #214.
[402] De sorte que, comme joueur de flûte, il n’en est en rien responsable.
[403] Supra, #219 ; leç. 8, #208.
[404] Leç. 7 ss.
[405] Ευτυχῆσαι, eucontingere. — Aristote a défini l’εὐτυχία, l’eufortunium, (voir supra,
la note 399, sur 149.) comme la faveur du hasard en rapport à un grand
bien.
[406] Πρᾶξις, actus. — On verrait mieux actio,
comme il s’agit de l’action comme telle, non de l’acte perfection de la
puissance.
[407] Περὶ τὰ πρακτὰ, circa practica. — La chance n’associe par accident du bien
qu’aux actions de l’agent intelligent, l’homme, capable d’action.
[408] Δοκεῖ ἤτοι ταὐτὸν εἶναι τῇ εὐδαιμονίᾳ ἡ εὐτυχία, videtur idem felicitati. — C’est l’εὐτυχία, le bonheur au sens de chance extrême, qu’Aristote
assimile à la félicité, bonheur au sens strict. — Traduire par le même mot
‘bonheur’ l’εὐτυχία, chance extrême, et l’εὐδαιμονία, félicité, oblige à préciser
le sens quand les deux se rencontrent dans le même contexte. L’homonymie
renforce d’ailleurs l’assimilation à laquelle Aristote
recourt comme signe.
[409] Πρᾶξις, praxis.
[410] Εὐπραξία, eupraxia.
[411] Ὅτι οὐκ ἔχει προαίρεσιν, quoniam non habent propositum.
[412] Εἰ μὴ καθ̓ ὁμοιότητα, secundum similitudinem.
[413] Ἐν τοῖς ἁπλῶς ἕνεκά του γινομένοις, ὅταν μὴ τοῦ συμβάντος ἕνεκα γένηται οὗ ἔξω τὸ αἴτιον, in his quae simpliciter propter aliquid fiunt, cum non accidentis
causa fiunt, cuius extra est causa. — L’interprétation peine beaucoup à
échapper aux amphibolies possibles : ἐν τοῖς ἅπλῶς ἕνεκά του γινομένοις situe l’intérêt parmi les effets simplement capables d’être visés,
abstraction faite que ce soit du fait d’un choix intelligent ou par nature ; μὴ τοῦ συμβάντος ἕνεκα désigne celui d’entre eux qui se réalise sans être visé ; οὗ ἔξω τὸ αἴτιον, sujet de γένηται, en attribue la responsabilité à une cause extérieure à lui : une
fin distincte, à laquelle il est associé par accident.
[414] Τούτων ὅσα ἀπὸ ταὐτομάτου γίνεται τῶν προαιρετῶν τοῖς ἔχουσι προαίρεσιν, eorum quaecumque a casu fiunt propositorum in habentibus
propositum. — Τούτων, c’est-à-dire parmi ces résultats dont on vient de parler : assez
bons pour être visés, mais non visés de fait. Parmi ceux-là, on attribuera à la
chance ceux qui en plus se prêteraient au choix d’agents intelligents, mais
n’ont pas de fait fait l’objet de pareil choix.
[415] Τὸ μάτην, quod vanum est.
[416] Ὅταν μὴ γένηται τὸ οὗ ἕνεκα ἀλλ’ ὃ ἐκείνου ἕνεκα, cum non fiat quod propter aliud est illius causa. — G
se comprend bien, à condition de bien entendre “τὸ οὗ ἕνεκα” (ce en vue de quoi [on agit]) pour la fin et “ἀλλ’ ὃ ἐκείνου ἕνεκα” (autre chose qui [est] en vue de lui) pour le moyen. Je
regarde la seconde locution comme sujet de λέγεται. On préfère généralement pour ce rôle μάτην, sous-entendu,
que je vois plutôt comme attribut. Le sens global reste le même, mais la phrase
sonne plus artificielle : le résultat de l’action n’est pas sa fin, mais
seulement son moyen. V.g. Pellegrin : « On l’emploie
lorsque ce qu’on a en vue ne se produit pas, mais <seulement> ce qui est
fait en vue de ce but. » — Assignant pour sa part moyen et fin à
contresens, La peine pour exprimer le fait simple qu’illustreront les
exemples à suivre : « On le dit quand ce qui vise une fin ne se fait
pas effectivement pour elle. » — Le contexte de la comparaison entre
casuel et vain appelle l’opposition en chiasme qu’Aristote va bientôt développer. Le rapprochement est
déconcertant entre ce qui se fait ‘en vain’, n’obtenant pas le résultat
escompté, et ce qui résulte ‘par hasard’, alors qu’il n’était pas escompté. Les
deux situations présentent du commun : leurs bons résultats méritent de se
viser comme une fin à laquelle l’action pourrait aboutir ; et
chaque cas voit l’un des deux caractères faire défaut : dans l’un, on vise
la fin ‘en vain’, on n’y aboutit pas ; dans l’autre, on y aboutit alors qu’on
agissait ‘de soi en vain’, ne la visant pas.
[417] Λαπάξεως ἕνεκα, depositionis causa.
[418] Μάτην, frustra.
[419] Οὐ γὰρ ἦν, non enim erat. — Πεφυκός, aptum natum, est manifestement sous-entendu.
[420] Τὸ αὐτόματον, automatum. — La version latine translittère le nom grec du
hasard : le ‘de-soi-en-vain’.
[421] Sa chute était de nature à se faire pour
cela.
[422] Ὅταν γὰρ γένηταί τι παρὰ φύσιν, cum enim fit aliquid extra naturam.
— On est renvoyé à la première division préliminaire (196b10-17), où le hasard
s’assimilait à ce qui fait exception (παρὰ) aux faits constants ou réguliers,
c’est-à-dire aux effets de nature ou de raison.
[423] Ἀλλὰ μᾶλλον ἀπὸ ταὐτομάτου, sed magis ab eo quod per se frustra est. — G nomme
le hasard, La le désigne par son étymologie.
[424] Τῆς δ’αἰτίας τῶν τρόπων, sed modorum causarum. — En divisant les quatre causes, Aristote
parlait plus volontiers de ‘sens’ et de ‘modalités’ que de ‘genres’ ou
d’‘espèces’, les causes ne recevant ce même nom que selon une certaine homonymie
ou analogie. La fin, l’agent, la forme et la matière n’exercent pas la même
autorité sur leurs effets. Voir supra, c. 3, 194b23ss. :
« Ἔνα μὲν οὖν τρόπον αἴτιον λέγεται..., en un sens donc on appelle cause… »
[425] Ὅτι δ̓ ἔστιν αἴτια, quae autem sunt causae. — G : “qu’il y a des
causes”.
[426] Ἐν τοῖς γινομένοις, in iis quae fiunt. — Cette précision intervient plus tard
dans le texte, juste avant la cause matérielle, mais elle concerne les trois
dernières causes, en opposition à ἐν τοῖς ἀκινήτοις, in immobilibus, qui n’introduit que la cause formelle.
[427] Quod agit seipsum.
[428] Fortuna. — Bien G précisait εὐτυχία comme sujet, La ne le faisait
pas, laissant l’impression qu’il s’agissait de la chance en général, comme le
comprend peut-être s. Thomas.
[429] Bene fortunati. — Le sujet de l’εὐτυχία, de l’eufortunium, du bonheur au sens de chance extrême.
[430] Voir Éth. Nic., I, 8.
[431] Et hoc est bene contingere vel male contingere. — La chance et la malchance mériteront d’autant plus les noms de bonheur
et de malheur (εὐτυχία et ἀτυχία, eufortunium et infortunium)
qu’elles faciliteront ou compromettront grandement l’action qui constitue le bonheur
ultime (εὐδαιμονία, felicitas).
[432] Μάτην, vain, proche d’αὐτόματον, de soi vain. Voir supra, la note 360, sur 157.
[433] Le commentateur replace moyen et fin selon la formulation simple d’Aristote :
le moyen est vain, qui ne produit pas la fin qu’il vise. Voir supra,
la note 356, sur 157.
[434] On retrouve ici la confusion entre événement et résultat qui trahissait
les divisions préparatoires à la définition du hasard. Voir supra, 138.-140.
[435] La remarque, plutôt contradictoire, fait soupçonner que le commentateur
ne distingue pas bien l’action du hasard et l’action vaine. Il les distingue
pourtant clairement au paragraphe suivant.
[436] Leç. 7, #203.
[437] Voir leç. 9, #217, #220.
[438] Pour les êtres qui souffrent changement. Voir supra, 161.
[439] Μάλιστα τοῦτον τὸν τρόπον, maxime hoc modo.
[440] Περὶ γενέσεως, de
generatione.
[441] Τί μετὰ τί γίνεται, quid post aliquid fiat.
[442] Καὶ ὅτι τοῦτ̓ ἦν τὸ τί ἦν εἶναι, et quoniam hoc erat quod quid erat esse.
[443] Βέλτιον, dignius.
[444] Πρὸς τὴν ἑκάστου οὐσίαν, ad uniuscuiusque substantiam.
[445] Supra, leç. 8, #214.
[446] 198a22-23.
[447] Supra, #243.
[448] Circa
generationem.
[449] VIII, leç. 9, 13.
[450] Supra, #242.
[451] Infra, leç. suiv.
[452] La pluie, la formation des parties des animaux, etc.
[453] Ἀπὸ τοῦ αὐτομάτου, a per se vano. — G : “du hasard”. La continue
à désigner le hasard par l’étymologie de son nom.
[454] Οὐδ̓ ἀπὸ συμπτώματος, neque a casu. — G : “à une coïncidence”.
[455] Ἀλλ̓ ἐὰν ὑπὸ κύνα, sed forte sub cane. — Le
Chien - ou la Canicule, de Canicula, petite chienne -, autre nom de l’étoile
Sirius, qui se lève et se couche avec le soleil du 22 juillet au 23 août, ce
qui a porté à lui attribuer la cause des plus grandes chaleurs de l’été.
[456] Μήτε ἀπὸ συμπτώματος μήτ’ ἀπὸ ταὐτομάτου, neque a casu aut a fortuna. — G : “ni par
coïncidence, ni par le hasard”.
[457] Ἐπὶ τῶν ζῴων τῶν ἄλλων, in animalibus. — G : “chez les autres animaux”.
[458] Διττή, dupliciter.
[459] Supra, 3, 194b32-33.
[460] La forme de la démonstration est claire : Tout bon effet constant
est visé ; or tout bon effet naturel est constant ; donc tout bon effet naturel
est visé. — La majeure, immédiatement évidente, se manifeste par une
disjonction plus manifeste pour tous : Tout bon effet est ou visé exprès
ou par hasard et l’évidente incompatibilité de la constance et du hasard.
[461] La nature se reconnaît à sa régularité ; or un aspect de cette
régularité est la répétition des mêmes étapes dans le même ordre ; c’est donc
un caractère de la nature de tendre à ces fins avec tout ce qui les précède. En
d’autres mots : Tout fait régulier correspond à une tendance naturelle ;
or avoir même début, suite et fin est un fait régulier ; donc avoir même début,
suite et fin correspond à une tendance naturelle.
[462] Aristote use du même moyen terme : l’ordre entre même début et même suite
qui aboutit à la même fin. On peut donc y retrouver le même argument, complété
ou développé autrement ; la même comparaison en appui du second argument. Mais
la comparaison est maintenant inversée et prend par là davantage la force d’un
argument autonome. Auparavant, Aristote
aidait à reconnaître dans l’ordre des étapes un moyen terme de la finalité, en
le retrouvant en une cause qui manifestement poursuit une fin. Ici, il explique
l’efficacité de l’art dans la poursuite de sa fin par une continuité et une
imitation de la finalité même de la nature : l’art n’arrive toujours à ses
fins que dans la mesure où il continue l’œuvre initiée par la nature pour
obtenir les mêmes fins et où il adopte des moyens similaires. On saisit la force
de cet argument, si on comprend à quelle profondeur descend cette
imitation : l’art ne peut atteindre quelque fin que ce soit qu’en
respectant les lois de la nature, qu’en opérant comme la nature, et toute son
efficacité est fonction de ce respect. La nature met donc forcément en œuvre
des moyens en vue de fins. — Formellement : L’art complète et imite la
nature ; ce faisant, il agit en vue d’une fin ; en agissant en vue d’une fin,
donc, on complète et imite la nature. A fortiori, la nature agit en vue
d’une fin.
[463] Tout ce que la nature fait ne se laisse pas connaître avec autant de
clarté et de précision. Mais en ce qu’elle présente de plus complet et de plus
clairement observable, les animaux et les plantes, il y a si nettement une fin
poursuivie avec des moyens déterminés qu’on doit concéder que la nature
poursuit une fin, où on la voit plus clairement à l’œuvre. Le plus raisonnable
est de supposer qu’elle le fait aussi où l’agencement moyens-fin présente moins
d’évidence. — Formellement : Les opérations des animaux et des plantes
visent une fin ; or elles en sont de nature ; donc quelque nature vise une fin.
— La majeure s’appuie sur une certaine induction : les opérations de la
fourmi, de l’araignée, de l’hirondelle, etc. ; les feuilles, les racines, etc.
De même que sur l’opinion répandue qu’il y aurait de l’intelligence dans ces
animaux. — S. Thomas
confirme la mineure à partir de l’invariabilité des moyens naturels :
Toute œuvre d’intelligence est variable ; or aucune œuvre de bête ou de plante
ne l’est ; donc aucune de leurs œuvres n’est d’intelligence et toute l’est donc
de nature.
[464] Supra, leç. 11, #242.
[465] La forme est la nature au sens le plus fort, et elle est la fin de la
matière. Il y a donc fin dans la nature. — Formellement : La fin est ce
qu’autre chose vise ; or la forme est ce que vise la matière ; donc la forme
est fin. — La majeure renvoie à la définition élaborée plus haut de la fin. La
mineure a été manifestée plus haut, en montrant comment fin et forme
s’assimilent.
[466] Διαφθειρομένης ἂν ἀρχῆς τινὸς, corrupto principio aliquo. — “Quelque principe se trouvant
vicié.” Ce qui se trouve au principe d’un changement naturel, ce sont la
matière et l’agent impliqués.
[467] Τὸ οὐλοφυὲς μὲν πρῶτα, molle natura primum. — G : « cette ‘nature
informe initiale’ ». Aristote
rappelle ici la conception d’Empédocle que s’est trouvée engendrée
« quelque nature informe en premier » et identifie cet informe
initial au germe. La entend ‘informe’ au sens de flexible, souple, comprenant que la semence est d’abord en
puissance, pour acquérir ensuite forme et détermination. S. Thomas l’a compris au sens de ‘mou’, en
opposition à ‘induratum’, ferme, complétant l’exemple du processus
déterminé : la semence est d’abord molle, puis ferme. L’exemple perd de sa
profondeur, mais s. Thomas
en retrouve la portée en complétant que la tendance à la perfection respecte un
ordre.
[468] Si les monstres étaient la conséquence de ce que la nature fait
n’importe quoi, elle le pourrait bien plus chez les plantes, en raison de leur
plus grande simplicité. Que les monstres se rencontrent plutôt chez les animaux
montre que la nature vise une fin ; c’est quand cette fin devient plus complexe
et difficile à réaliser qu’elle commet plus d’erreurs.
[469] N’importe quelle semence donner un rejeton de n’importe quelle espèce ;
n’importe quelle espèce produire n’importe quelle semence.
[470] Ἀφ̓ ἑκάστης, ab
unoquoque. — Le féminin grec peut viser aussi bien la nature (φύσις) que le principe (ἀρχή), mais le neutre latin doit se rapporter au principe (principium).
[471] Λυσάμενος, balneatus. — Pellegrin
cite Diels ([1882], p. 23), qui « pense qu’il s’agit
d’une allusion au rachat de Platon par Anniceris de Cyrène qui passait par
hasard à Égine où Platon était retenu comme esclave (Diogène Laëce, III,
20) ». L’explication est certes plus intéressante que la leçon λουσάμενος retenue par La.
[472] Supra, 3, 197a5-6.
[473] La vie végétale est bien plus rudimentaire que la vie animale. Il
serait donc bien plus facile que toutes sortes de mélanges s’y soient produits
et qu’on en ait gardé souvenir.
[474] Ἢ καί, aut.
[475] Διὰ ταῦτα, propter hoc.
[476] Οὐκ ἄνευ μὲν τῶν ἀναγκαίαν ἐχόντων τὴν φύσιν, non sine quidem habentibus necessariam materiam sunt. — On
doit évidemment lire ‘naturam’ et non ‘materiam’.
[477] Οἷον διὰ τί ὁ πρίων τοιοσδί ; ὅπως τοδὶ καὶ ἕνεκα τουδί, ut serra hujusmodi enim est quia talis est et propter hoc
hujusmodi est.
[478] Ἔν τε τοῖς μαθήμασι, et in doctrinis. — Étymologiquement, le terme grec
désigne toute leçon, tout enseignement ; il désigne tout spécialement les
mathématiques, dont l’objet se prête éminemment à la démonstration et à
l’enseignement. Que compare au juste Aristote ?
On peut entendre comme termes soit en général la science et les choses
naturelles, soit plus précisément les mathématiques et la physique ; mais cela
revient assez au même, les mathématiques représentant au mieux la science
démonstrative et les choses naturelles constituant l’objet d’une science dont
la rigueur décline un peu.
[479] Παραπλησίως, similiter.
[480] Εἰ δὲ μή, ὥσπερ ἐκεῖ μὴ ὄντος τοῦ συμπεράσματος ἡ ἀρχὴ οὐκ ἔσται, καὶ ἐνταῦθα τὸ τέλος καὶ τὸ οὗ ἕνεκα, si vero non, sicut ibi cum non sit conclusio principium non erit, et hic
finis et quod cuius causa. — Phrase dense et elliptique : on y compare la conclusion
démonstrative, qui ne peut être fausse sans que ses prémisses le soient aussi,
à la fin naturelle, qui ne peut ne pas se produire sans que manquent les moyens
aussi. La comparaison est difficile à suivre grammaticalement, car son
application sous-entend (ci après en italiques) des mots clés du premier membre
(ci après entre crochets) : « sinon (c’est-à-dire si la fin ne se
réalise pas), tout comme tantôt si la conclusion ne se vérifiait pas, son principe non plus, de même ici [si] la fin visée [ne se
vérifie pas, son moyen non plus] ».
[481] Τοῦ λογισμοῦ, raciocinationis. — Terme commun qui assimile
démonstration et délibération.
[482] Ὅυτως καὶ εἰ ἄνθρωπος τοδί, ταδί, sic et si hoc est hoc, hoc. —
G ajoute un troisième exemple de résultat final : la génération
de l’homme, avant de signaler la chaîne des moyens antérieurs dont la
délibération à partir de la fin découvrira la nécessité.
[483] Ἴσως, fortassis.
[484] En latin, la même préposition : propter, introduit toutes les causes, y compris la fin, tandis
qu’en français, on préfère utiliser des prépositions différentes pour les
causes antérieures : ‘à cause de’, et pour les causes postérieures :
‘pour’, ‘en vue de’. La distinction
se fait moins sentir quand on questionne sur la cause : on peut toujours
demander : ‘pourquoi?’ Mais même là, c’est dans la mesure où on ne préjuge
pas de la nature de la cause à donner en réponse ; aussi utilise-t-on le
vocabulaire lié à la principale des causes. Mais dès qu’il est clair qu’on vise
une autre cause que la finale, on demande plus naturellement : ‘à cause de
quoi?’
[485] Materiam. — Il faut lire ‘naturam’. Voir supra,
la note 476 sur 186.
[486] Sec.
Anal., I, 8. In I Sec. Anal., leç. 16,
26.
[487] Ἡ δὲ μέθοδος ἡμῖν, scientia autem nobis.
[488] Δεῖ μὴ λανθάνειν, oportet non ignorare.
[489] Τὸ δ’ ἄπειρον ἐμφαίνεται πρῶτον ἐν τῷ συνεχεῖ, infinitum apparet primo in continuo. — Il y a ambiguïté de
composition et de division ici, selon qu’on rattache πρῶτον à ἐμφαίνεται ou à συνεχεῖ. Dans le premier cas, l’infini est souligné comme un premier
caractère du continu ; dans le second cas, que privilégie le commentaire,
l’infini est donné comme concernant d’abord le continu, plutôt que le nombre.
[490] Ὡς τὸ εἰς ἄπειρον διαιρετὸν συνεχὲς ὄν, cum in infinitum divisibile continuum
sit.
[491] Ἐντελεχείᾳ μόνον, actu tantum.
— G : “en finalisation”. Ce mot ἐντελεχεία se
traduit si ardument que tous se résignent à le rendre
par ce qu’il vise : qu’on se trouve en acte. Il l’exprime en désignant la
forme actualisée comme sa fin déjà présente en elle : il donne un
sujet comme ayant désormais en soi-même sa fin (ἐν [ἐαυτῷ τὸ] τέλος ἔχων). Voir
I, la note 121, sur 17.
[492] Ἔστι δή τι τὸ μὲν ἐντελεχείᾳ μόνον, τὸ δὲ δυνάμει καὶ ἐντελεχείᾳ, est quidem
igitur aliquid quod actu tantum est, aliud autem tantum potentia. Et eorum quae
sunt actu… — La : “On est assurément ou seulement en acte ou
seulement en puissance. Et ce qui est en acte est tel être…” La traduction
manque la cible. Aristote pourrait
diviser plus complètement en ajoutant la puissance pure, mais le membre qui
intéresse la définition du changement celui de l’être à la fois en puissance et
en acte, que La évacue. La fausse aussi la seconde division,
en la réservant à l’être en acte.
[493] Τὸ μὲν τόδε τι, τὸ δὲ τοσόνδε, τὸ δὲ τοιόνδε, hoc quidem
hoc aliquid, aliud vero quantum, aliud vero quale. — Quand il désigne les
attributions, Aristote use
généralement de termes d’allure concrète. On ne peut pas en faire autant en
français sans fausser l’interprétation. Strictement, le terme concret, le
paronyme, convient quand il s’agit d’attribuer un accident à une substance, ou
du moins un attribut d’un genre à un sujet d’un genre différent, comme Aristote l’explique au
début des Attributions. Le quantifié, le qualifié, le relatif, c’est
la substance qui reçoit l’attribution d’une quantité, d’une qualité, d’une
relation. Alors qu’Aristote
énumère ici des genres d’êtres, des principes de définition, qui appellent une
désignation avec des noms abstraits. Le nombre et la grandeur, par exemple,
sont des quantités, non des quantifiés ; la couleur et la
vertu sont des qualités, non des qualifiés. Et de même pour
chacune des attributions. Qu’Aristote les
désigne comme ποσόν, ποιόν… ne tient pas à une intention de nommer
concrètement, mais plutôt au fait qu’en grec ces termes concrets ont précédé
dans la langue les termes abstraits correspondants, de sorte qu’au moment où Platon et Aristote
écrivent, ποσότης et ποιότης ne sont pas
encore très familiers aux hellénophones. Leur première habitude a été de
traiter les attributions conçues abstraitement en homonymes de leurs
conceptions concrètes, plutôt que de faire de ces dernières des paronymes
des premières. Même la substance reçoit d’ailleurs ici ce traitement, désignée
comme τόδε τι, plutôt que comme οὐσία, ainsi qu’elle l’est généralement. En fait,
la paronymie, dans ces cas et certains autres, a joué en sens inverse :
historiquement, c’est plutôt la ποσότης et la ποιότης qui sont apparues comme des paronymes du ποσὸν et du ποιόν. Alors
que le français a évolué dans l’autre sens : c’est à partir du terme
abstrait ‘quantité’ qu’on a formé ‘quantifié’ pour le besoin d’attribuer une
quantité à une substance. Bref, Aristote use
ordinairement des mêmes termes, qu’il vise abstraitement ou concrètement les
attributions, mais le français y est réticent. Aussi traduis-je ποσὸν et ποιὸν par
‘quantité’ et ‘qualité’, et fais de même avec les autres attributions, sauf
quand le contexte appelle une désignation concrète. La remarque vaut bien sûr
pour chacune des attributions.
[494] Κατηγοριῶν, praedicamentorum.
— ‘Attribution’ rend mieux que la
traditionnelle translittération ‘catégorie’ la notion qu’on se fait de l’être
quand on l’attribue à un sujet dont on dit ce qu’il est. Voir Yvan Pelletier, Le propos et le proème
des ‘Attributions’ (‘Catégories’) d’Aristote, dans Laval Théologique
et Philosophique, vol. 43 (1987), #1 (février), 31-47. Le terme latin ‘praedicamentum’,
malgré son obscurité, rend mieux lui aussi l’idée d’attribution.
[495] Κατηγορήματων, praedicamentorum.
[496] Κατὰ τὴν φοράν, secundum loci mutationem. — La
pointe dans la mauvaise direction. On a ici le dernier membre d’une énumération
de genres d’êtres destinée à illustrer en chacun le parfait et l’imparfait. Il
faut donc recevoir φορά comme
synonyme de τόπος, non
comme espèce de changement.
[497] I.
[498] II.
[499] III à
VI.
[500] VII.
[501] II,
leç. 1, #145.
[502] V,
leç. 2, #649ss.
[503] VI, leç. 7, #818ss.
[504] Attrib., 6, 4b20.
[505] VIII, leç. 14, #1086ss.
[506] I, leç. 1, #6ss.
[507] IV, leç. 1.
[508] Sec. Anal., I, 12 ; Métap., VII, 12.
[509] Plus
précisément, Aristote divise
l’être en ‘seulement en acte’ et ‘à la fois en puissance et en acte’. Tout être
est au moins partiellement en acte, sinon il n’est pas du tout. Voir supra,
note 492, sur 191.
[510] Métap.,
V, 20.
[511] Infra,
leç. 2, #285, 287 ; leç. 3, #296.
[512] V,
leç. 1.
[513] Métap.,
IV, 1.
[514] III,
leç. 5, #308ss..
[515] Métap.,
X, 4.
[516] V,
leç. 4.
[517] Τοῦ μὲν ἐντελεχείᾳ, hoc
quidem esse actu. — G : “ce qui s’y trouve en finalisation”.
Pour la traduction d’ἐντελεχεία, voir supra,
note 491, sur 191. ; voir aussi I, note 121, sur 17.
[518] Ἡ τοῦ δυνάμει ὄντος ἐντελέχεια, ᾗ τοιοῦτον, κίνησίς ἐστιν, potentia existentis entelechia secundum
quod huiusmodi est, motus est. — Il faut traduire plus littéralement ἐντελέχεια,
puisque même La le garde.
[519] Τοῦ δὲ φορητοῦ φορά, loco mutabilis, loci mutatio. — G
préfère généralement le terme simple φορά, déplacement, et La la
locution loci mutatio, changement de lieu. Je m’en tiens le
plus possible au terme simple.
[520] Ἐντελεχείᾳ ᾖ, fit in actu.
[521] Ἰάτρευσις, medicatio.
[522] Ἄδρυνσις, adolescentia.
[523] Καὶ δυνάμει καὶ ἐντελεχείᾳ, et potentia et actu.
[524] VIII,
5 ss ; voir aussi Metap., XII, 7, 1072a25 ss.
[525] Ἠ δὲ τοῦ δυνάμει ὄντος ἐντελεχεία, ὅταν ἐντελεχείᾳ ὂν ἐνεργῇ οὐχ ᾗ αὐτὸ ἀλλ’ ᾗ κινητόν, κίνησίς ἐστιν, sed potentia
existentis cum actu ens agat aut ipsum aut aliud, inquantum mobile, motus est.
— Ἐνεργῇ, agat, signifie devenir en acte, se mettre de fait à
changer ; c’est ce que plus haut s. Thomas
rendait par fit in actu. G est plus pertinent :
« Cette finalisation de l’entité en puissance, quand, finalisée, elle
change effectivement, non en tant que telle, mais en tant que mobile, voilà le
changement. » La perfection spéciale que revêt le sujet qui peut changer,
quand il change de fait, voilà ce qu’est le changement ; cette perfection qu’il
revêt non en ce qu’il est déjà, mais en sa capacité de devenir autre. En
traduisant « οὐχ ᾗ αὐτὸ ἀλλ’ ᾗ κινητόν » par
« aut ipsum aut aliud », La sort de l’intention d’Aristote, quoique sans s’y opposer ; il
précise que cela ne change rien au propos qu’on regarde un sujet qui se change
lui-même ou qui se fait imposer le changement de l’extérieur. S. Thomas récupérera les deux
considérations.
[526] Exitus de potentia in actum non subito.
[527] Supra,
leç. 1, #280.
[528] Je
reporte ici en note la prochaine phrase du commentaire, devenue inutile du fait
que je traduis déjà généralement ‘motus’ par ‘changement’ (pour une justification,
voir supra, I, leç. 1, la note 11, sur #3). Elle confirme tout de
même que ma décision n’entraîne aucun contresens. S. Thomas remarque : « Le
Philosophe prend ici ‘mouvement’ communément, au sens de ‘changement’, et non
strictement, en opposition à la génération et à la corruption. » Et il
renvoie à la distinction pertinente qu’Aristote
fera plus tard (voir V, leç. 2, #649).
[529] Id quo aliquid fit actu. — Ce par quoi on devient en acte en rapport à
ce à quoi on n’était qu’en puissance auparavant : dans le cas, le
changement, qui fait qu’on change en acte.
[530] Aliquid
fit actu dum movetur, quand on change on devient en acte.
[531] VIII, leç. 9ss. ; In XII Metap., leç. 7.
[532] Quia et agendo patiuntur, et movendo moventur.
[533] Le feu
est un phénomène complexe dont certes s. Thomas
ne pouvait connaître précisément tout le processus. Pour le contexte qui
l’intéresse, toutefois, quelque chose en était facilement observable en
gros : le feu réchauffe le bois et entraîne sa décomposition en divers
éléments, que la science récente identifie plus précisément comme du charbon de
bois et différents gaz ; réciproquement, certains des gaz issus du bois
s’enflamment et grossissent ainsi le feu : la science moderne explique
qu’à partir de 300°C les
gaz dégagés brûlent en longues flammes de diffusion. On sait maintenant
distinguer en nature cette flamme de la fumée, faite plutôt des particules
solides, suie et cendre, que la combustion du bois émet ; mais on comprend que
l’observation commune confonde approximativement le tout sous le nom de
‘fumée’, de ‘fumée brûlante’, comme dit s. Thomas.
[534] Actus
possibilis inquantum est possibile.
[535] Τὴν κίνησιν
καὶ τὴν
μεταβολήν, motum.
[536] Ἢ εἰς δύναμιν
ἢ εἰς
ἐνέργειαν
ἀπλῆν, aut in potentiam aut in actum simplicem. — Ἀπλῆν, simplicem, qualifie autant la puissance que l’acte. On s’attend à ce que la réalité qu’on définit
soit simplement puissance, ou simplement acte ; or le mouvement n’est ni
simplement l’un ni simplement l’autre, mais une composition des deux.
[537] Supra,
leç. 2, #285.
[538] Et on
ne change donc plus.
[539] Supra,
leç. 2, #285.
[540] Supra,
leç. 2, #285, 294.
[541]
Κινεῖται δὲ καὶ τὸ κινοῦν, πᾶν τὸ δυνάμει ὂν κινητόν, movetur
autem et movens omne, cum sit potentia mobile. — On hésite sur la composition et la
division : si, comme La, on lie πᾶν à κινοῦν, on
doit sous-entendre φυσικόν, car
c’est seulement le moteur naturel qui change, pour être à même de faire changer
et en faisant changer ; si, comme je le fais, on l’en divise, c’est le second
membre de la phrase qui vient limiter l’attribution au moteur naturel, en
donnant la cause de sa mobilité.
[542]
Ἐντελεχεία, actus.
[543] Oἴσεταί, existimabitur.
— La semble lire οἰήσεται, d’οἴομαι, plutôt
qu’οἴσεται, de φέρω : « Ce sera toujours une forme
qu’on considérera comme le moteur. » Le sens et la portée du texte ne
changent pas pur autant.
[544] Ὁ ἐντελεχείᾳ ἄνθρωπος, actu
homo.
[545] Ἐντελέχεια, actus.
[546]
Ἐνέργεια, actus.
[547]
Κινητικόν, motivum.
[548] Τῷ ἐνεργεῖν, in
ipso agere.
[549] Κινητικὸν μέν γάρ ἐστι τῷ δύνασθαι, κινοῦν δὲ τῷ ἐνεργεῖν, motivum
enim quidem est in ipso posse, movens autem in ipso agere. — Le grec et le
latin ont des termes distinctifs pour le moteur en puissance et en acte ; le
français a besoin de périphraser un peu, comme il en fait des homonymes.
[550] Ἐνεργητικόν, activum.
[551] Supra,
leç. 2, #285.
[552] Supra,
leç. 2, #288.
[553] In
de Gen. et cor., leç. 18, 20.
[554] Supra,
#299, #301.
[555] Supra,
leç. 2, #285.
[556] Motum.
[557] Motivum.
[558] Motus.
— Il faut plutôt lire ‘movens’, comme la Léonine signale que le font
les éditions vénitiennes de 1480 et 1492, ainsi que plusieurs manuscrits, même
si elle conserve la lecture ‘motus’ dans son propre texte.
[559] Ex
parte moventis motivum dicitur secundum potentiam, inquantum scilicet potest
movere, motus autem in ipso agere, idest in quantum agit actu. — Faute de
termes clairement distincts pour distinguer le moteur dans sa puissance et son
acte, le français use d’homonymie. Voir supra, la note 549, sur 211.
[560] Ἀπορίαν λογικήν, defectum
rationabilem.
[561] Τινα ἐνέργειαν ἄλλην, quendam
actum.
[562] Τὸ μὲν δὴ ποίησις, τὸ δὲ πάθησις, ἔργον δὲ καὶ τέλος τοῦ μὲν ποίημα, τοῦ δὲ πάθος, hinc
quidem enim actio, illinc vero passio : opus enim et finis, huius quidem
actio, illius autem passio. — La dénomination varie davantage en
grec : une perfection (ἐνέργειαν, actus)
consacre chaque protagoniste du changement, son agent (τοῦ ποιητικοῦ, activi)
et son patient (τοῦ παθητικοῦ, passivi)
; ce sont l’action (ποίησις, actio)
et la passion (πάθησις, passio),
en correspondance à leurs résultats respectifs : une œuvre (ποίημα, actio)
et une affection (πάθος, passio).
[563] Ἡ δίδαξις καὶ ἡ μάθησις, doctio
et doctrina. — L’enseignement donné et l’enseignement reçu. Je prends ici
‘discipline’ au sens étymologique : le fait du disciple, de celui qui
reçoit un enseignement. ‘Doctrine’ se prend plus difficilement en ce sens
passif.
[564] Τὸν διδάσκοντα ἀνάγκη ἔσται πάντα μανθάνειν καὶ τὸν ποιοῦντα πάσχειν, necesse est
omnem docentem addiscere et agentem pati. — Amphibolie : grammaticalement,
‘πάντα’ peut
déterminer ‘διδάσκοντα’ (et ποιοῦντα) comme
‘μανθάνειν’ (et πάσχειν). Le
contexte fait plutôt attendre la seconde option (l’enseignant devra tout
apprendre, et l’agent tout pâtir), mais le traducteur latin a préféré la
première. ; le sens global ne change pas sensiblement.
[565] Τὸ εἶναι, esse.
[566] Μὴ μέντοι ὡς τὸν λόγον εἶναι ἕνα τὸν τὸ τί ἦν εἶναι λέγοντα, non
tamen ut ratio sit una quod quid est esse dicens. — Pour cette périphrase
de l’essence, τὸ τί ἦν εἶναι, quod quid
erat esse, voir en I, la note 112, sur 14.
[567] Supra,
leç. 4, #305.
[568] Supra,
#310.
[569] Par
soi. — Mais on a montré que le moteur ne change que par accident. Voir supra,
#302.
[570] Supra,
#309.
[571] Supra,
#309.
[572] Supra,
leç. 4, #304, 306.
[573] Supra,
#309.
[574] Ut
tunica et indumentum. — La tunique et le vêtement
offrent un exemple assez boiteux d’une entité à laquelle conviendraient deux
noms sous la même définition ; s. Thomas
dépend pour cet exemple d’une traduction imprécise de La pour
l’exemple plus adéquat d’Aristote :
λωπίον et ἱμάτιον, deux
appellations du manteau. — Carteron,
pour sa part, remplaçe la tunique par l’habit, de teneur aussi générique que le
vêtement.
[575] Supra, leç. 4, #307 ; leç. 5, #316.
[576] Supra, #317.
[577] Supra, leç. 2, #286.
[578]
‘Attribution’ traduit tantôt ‘praedicatio’ tantôt ‘praedicamentum’.
‘Praedicatio’, l’attribution est l’acte intellectuel qui compose un
attribut à un sujet pour en faire connaître quelque aspect ; elle nomme aussi
éventuellement l’attribut qui en fait l’objet : le ‘praedicatum’.
‘Praedicamentum’, elle est le chef d’attribution, ou même
l’ensemble des attributs rangés sous l’un de ces dix chefs : la substance,
la quantité, etc.
[579] Per
modum alicuius denominationis. — La dénomination, bien sûr, n’est pas
réservée à cette troisième voie de l’attribution. Elle est commune à toute
attribution accidentelle, comme en témoigne l’exemple fourni, qui vise une
qualité : on donne l’homme pour ‘blanc’, non pour ‘blancheur’. La
dénomination, qu’Aristote appelle
paronymie (παρωνυμία), rend
l’attribut par un adjectif plutôt que par un nom, pour marquer que ce dont il
s’agit n’est pas l’essence du sujet, mais autre chose qui coïncide avec elle en
lui, ou qui se rattache à lui de quelque manière de l’extérieur. C’est le sens
de la définition d’Aristote :
« Se dit paronyme tout ce qui, malgré une différence de cas avec autre
chose, dérive quand même son appellation du sien, comme le grammairien le fait
de la grammaire. » (Attrib., 1) Le
‘cas’ signifie là le chef d’attribution, le genre premier : le grammairien,
substance, se nomme d’après une qualité, la grammaire. Voir
Yvan Pelletier, Les paronymes,
dans Cahiers de l’Institut de Philosophie Comparée, Paris, mai 1980. —
La troisième modalité n’a donc pas en propre la dénomination, la paronymie,
qui affecte déjà l’attribution de la quantité, de la qualité et de la relation
; sa marque distinctive tient à ce que cet attribut paronyme mesurera et fera
connaître le sujet tout en lui restant extérieur.
[580] Supra,
#316.
[581] Quando
vel ubi. — Comme je l’ai déjà fait remarquer (voir supra, la note
493, sur 191.), Aristote fait
souvent des chefs d’attribution pris abstraitement des homonymes de leur forme
concrète. Il le fait non seulement en leur donnant une forme adjectivale (ποσόν, quantum,
ποιόν, quale,
plutôt que ποσότης, quantitas,
ποιότης, qualitas),
mais aussi éventuellement une forme adverbiale, comme dans le cas
présent (που, ubi,
et ποτε, quando,
plutôt que τόπος, locus,
et χρόνος, tempus)
; ou en usant d’une locution prépositive (πρός τι, ad aliquid)
; ou encore d’un infinitif (κεῖσθαι, situm esse,
ἔχειν, habere,
ποιεῖν, facere
ou agere, πάσχειν, pati,
plutôt que θέσις, positio,
ἕξις, possessio,
ποίησις ou πρᾶξις, actio,
πάθος, passio).
Si le latin s’accommode assez bien de ce vocabulaire concret, le français le
fait plus difficilement et s’en tient de préférence aux termes abstraits.
Toutefois quand, comme ici, on illustre l’attribution, on peut bien retrouver
quelque formulation paronyme. D’où cette traduction qui garde à ‘quando’ et à
‘ubi’ leur allure d’adverbes.
[582] Manuatus
vel pedatus. — Il n’y a pas d’adjectifs équivalents en français pour
exprimer le fait d’être équipé de mains et de pieds ; j’ai pris la liberté
d’ajouter pour l’occasion au sens de ‘manuel’ et de ‘pédestre’, pour éviter une
lourde périphrase et coller davantage à la lettre de s. Thomas qui n’utilise d’ailleurs pas
lui-même ici des mots très usuels.
[583] Phaleratum,
muni de phalères, pièces de métal destinées à renforcer et orner le harnais
d’un cheval de guerre.
[584] Il est difficile de suivre cette cascade de dénomination : de la
qualité à la substance agente et de l’agent à la passion, puis du patient à
l’agent : le feu se dénomme ‘chaud’ d’après la ‘chaleur’ qui l’habilite à
agir sur l’eau, puis la passion que celle-ci en subit se dénomme ‘être
chauffée’ d’après ce caractère de ‘chaud’ qui lui est transmis ; du patient
ainsi ‘chauffé’, puis ‘chaud’, on revient vers l’agent pour le traiter de
‘chauffeur’, puisqu’il ‘chauffe’ ainsi l’eau.
[585] Supra, leç. 2, #285.
[586] Supra, leç. 1, #281.
[587] Supra, #322.
[588] Actus
potentiae active et passive.
[589] Ἀξιολόγως, rationabiliter.
— G : “de manière valable”.
[590] Καθ̓ αὑτό, per se.
[591] Συμβεβηκός, accidens.
[592] Περὶ τὸ ἓν καὶ χωρίς, circa
unum et extra. — Autour de l’un, qui représente l’impair, puis de deux,
qui représente le pair. Voir infra, note 533, sur les gnomons.
[593]
‘Gnomon’, de γνώμων, participe présent de γιγνώσκω, connaître ; donc, celui qui sait.
Par extension, le mot désigne toute règle, mesure, qui fasse connaître la
rectitude ; il désigne de même l’équerre, et spécialement celle formée par son
ombre avec l’aiguille du cadran solaire, qui fait connaître l’heure. — En
géométrie, le gnomon est l’équerre formée par les deux droites restantes, quand
un carré plus petit est enlevé d’un plus grand. À supposer, par exemple, 16
points placés sous forme de carré, on peut tracer successivement des gnomons
autour d’un point situé dans un coin : la figure formée autour de ce point
unique, puis des trois, des cinq, des sept suivants, reste toujours un carré.
La même opération effectuée en formant le premier gnomon autour de deux points,
puis des quatre suivants et ainsi de suite, donnera toujours au contraire un
rectangle de proportion variable (hétéromèque), un côté comportant toujours
une unité de plus que l’autre. — En arithmétique, on aura un phénomène semblable
dans l’addition ordonnée des pairs et des impairs, comme le commente s. Thomas.
[594]
Πέρας, finis. — Or l’infini, son nom le dit –
ἄπειρον,
infinitum –, n’a pas de terme.
[595] Probabile.
[596] Supra,
#330.
[597] Probabile.
[598] Εἴη ἄπειρον εἴη ὅθεν ἀφαιρεῖται τὸ γιγνόμενον, si
infinitum sit. — La : “si de l’infini existe”.
[599] Τὸν ὄγκον, magnitudinem.
[600] Πλῆθος, multitudo.
[601] Τὸ γὰρ ἀπείρῳ εἶναι καὶ ἄπειρον τὸ αὐτό, infinito
enim esse et infinitum idem est. — C’est le même sujet qu’on qualifie
comme infini et comme devant son être à l’infini comme mode d’être, comme
essence, si l’infini est une substance ; comme c’est le même sujet qu’on
qualifie d’homme et comme devant son être à la nature humaine. Tandis que ce ne
sera pas le même sujet qu’on qualifiera de blanc et comme devant son être à la
blancheur, comme celle-ci est un accident, non une substance.
[602] Chacune
limiterait l’autre.
[603] VIII,
leç. 2, #971ss.
[604] Omne
quod videtur est verum. — Voir In IV Metap., leç. 11.
[605] In
XI Metap., leç. 10.
[606] Λογικῶς μὲν οὖν σκοπουμένοις ἐκ τῶν τοιῶνδε δόξειεν, rationabiliter
quidem igitur speculantibus ex hujusmodi videbitur. — Des arguments
dialectiques – ‘logiques’ (λογικῶς), ‘rationnels’ (rationabiliter) –, ne
démontrent pas, ne rendent pas évidents ; ils rendent endoxal (ἔνδοξον),
admissible (probabile), ils font qu’on s’attende à (δοκεῖ, videtur) ce qu’il en aille ainsi,
qu’on en ait l’impression, qu’on s’en convainque et que le contraire apparaisse
paradoxal.
[607] Τὸ ἐπιπέδῳ ὡρισμένον, quod
planitie determinatum est.
[608] Πεπερασμένον, infinitum.
— La fait contresens.
[609] Multitudine.
— L’argument d’Aristote
présente facilement l’allure d’une pétition de principe : il conclut
qu’aucun nombre est infini en proposant qu’un nombre est fini par définition,
du fait de se ‘nombrer’. S. Thomas
échappe à cette impression en distinguant deux aspects dans le nombre : il
se compte, oui, mais plus généralement il implique pluralité, il déborde
l’unité convertible à tout être. La proposition de l’argument tient alors à ce
que toute pluralité implique un nombre. Ce que refuserait le partisan de la
pluralité infinie (voir infra, #352). Aristote garde
ici les deux aspects sous ἀριθμός, mais
ailleurs use aussi de πλῆθος pour
rejoindre la notion plus universelle.
[610] Voir Métap.,
X, 6, #8 ; In X Metap., leç. 8.
[611] Du Ciel, I, 2, #10 ; In I de
Caelo, leç. 4.
[612] I, leç. 10, #78.
[613] Οἷον εἰ βῶλος εἴη, ut si gleba sit alicubi.
[614] Καθέξει, continebit.
[615] Ἀνόμοιον, dissimile. — Ἀνομοειδές, selon certains.
[616] Τὸ σῶμα τοῦ παντός, corpus universi.
[617] Ἄπειρα, finita.
[618] Φθορὰ δὲ τὸ τοιοῦτον τοῖς ἐναντίοις, corruptio autem hujusmodi in contrariis esset. Supra, 238.
[619] Ἀπαρτίζειν, aequari.
[620] Ἅμα, similiter.
[621] Ἀλλ’ ὅτι πέφυκεν οὕτως, sed quia non apta nata est sic.
[622] Ὁμοειδεῖς, similes.
[623] Εἰ οὗ μηδὲ ποσὸν οἷόν τ’ εἶναι τὸ ἄπειρον, si igitur neque quantitatem possibile est infinitam esse. — La :
“une quantité ne peut pas être infinie.” La prend la phrase à rebours, donnant la
quantité plutôt que l’infini comme sujet, prenant de surcroît la quantité
abstraitement plutôt que concrètement.
[624] Ταῦτα γὰρ σημαίνει τὸ ποσόν, haec
enim significant quantum. — La : “ces déterminations
signifient qu’on a quantité.” Même inversion de fonctions : mettre le
verbe au pluriel fait de ‘haec’ le sujet, plutôt que ‘quantum’, comme en grec (τὸ ποσόν). G
se fonde sur le fait que comporter une quantité, être ποσόν, renvoie de soi à
des quantités particulières, mesurables.
[625] Tollitur
ratio naturae. — C’est-à-dire, on nie l’existence de toute nature.
[626] Supra, leç. 8, #354, #356.
[627] I, leç. 11, #84ss.
[628] Supra,
#359.
[629] Supra,
#368. — Le commentateur se trouve prisonnier du contresens signalé (voir supra,
les notes 623 et 624, sur 247.).
[630] À
l’infini.
[631] Διαιτητοῦ δεῖ καὶ δῆλον ὅτι..., ob
hoc videlicet est manifestum quod…
[632] C. 5.
[633] Ὥσπερ εἰ δυνατὸν τοῦτ’ ἀνδριάντα εἶναι, sicut si
possibile sit hoc statuam aes esse.
[634] Ἐν γὰρ τῷ πεπερασμένῳ κατὰ πρόσθεσιν γίνεται ἀντεστραμμένως, infinitum
enim secundum appositionem fit e contrario.
[635] Οὕτως δ’ ἔστι τὸ ἄπειρον, δυνάμει τε καὶ ἐπὶ καθαιρέσει, sic autem est infinitum, potentia et divisione. — La,
et par conséquent le commentateur, prennent καθαίρεσις comme
simple synonyme de διαίρεσις. Il est plus exact d’y voir une connotation
progressive qui éclaire le statut potentiel de l’infini par division.
[636] Ἐπὶ τὴν καθαίρεσιν, ad
annihilationem.
[637] Ἐπὶ τὴν καθαίρεσιν, secundum
divisionem.
[638] Disputative
processit de infinito.
[639] Supra,
leç. 8 et 9.
[640] Supra,
leç. 7, #337ss.
[641] Supra,
leç. 8 et 9.
[642] Supra,
#373.
[643] Supra,
#377.
[644] Supra,
leç. 8 et 9.
[645] Supra,
#379.
[646] Infra,
leç. 12, #396.
[647] Οὗ μηδὲν ἔξω, cujus
nihil est extra.
[648] Οὗ ἀεί τι ἔξω ἐστί, cujus
semper aliquid est extra.
[649] Τοὺς μὴ ἔχοντας σφενδόνην, ut
habentes circulationem. — Où G désigne les anneaux sans
chaton, La parle d’anneaux qui tournent sans empêchement.
[650] Αἰεί τι ἄλλο ἔξω ἔστι λαμβάνειν, semper
est extra accipere.
[651] Καθ’ ὁμοιότητα, secundum
similitudinem.
[652] Τέλειον, perfectum.
— On conçoit mieux le sens en gardant à l’esprit l’étymologie de
‘parfait’ : complètement fait.
[653] Τὸ ὅλον πεπεράνθαι μεσσόθεν ἰσοπαλές, totum
finiri a medio aeque pugnans. Le tout est fini et sphérique ; Parménide
l’exprime avec l’image d’une lutte pour s’éloigner du milieu en y mettant une
force égale dans tous les sens.
[654] Σεμνότητα, dignitatem.
— Le grec est un synonyme et le latin une traduction d’ἀξίωμα, qui
désigne normalement un principe si premier, si commun, qu’il est digne
de servir de point de départ absolu à la recherche, étant si évident qu’il ne
présente aucun besoin de démonstration. Certes, il ne s’agit ici que d’un
axiome prétendu.
[655] Totum finitur per aeque pugnans a medio.
[656] Supra,
leç. 10, #377ss.
[657] Supra,
#387.
[658] Πλήθους, multitudinem.
[659] Μεγέθους, magnitudinem.
[660] Οἷον ἄνθρωπος εἷς ἄνθρωπος καὶ οὐ πολλοί, ut homo unus
homo et non multi. — L’exemple s’applique difficilement. On s’attend à
l’affirmation qu’un homme, en tant qu’un, soit indivisible, ce qu’on retrouve
difficilement sous la formulation présente, surtout du fait que le mot
‘indivisible’ n’y intervient pas. Peut-être ἄνθρωπος a-t-il
remplacé ἀδιαίρετον par
inadvertance. Il est difficile de ne pas lire une tautologie : “Un homme
n’en est qu’un, pas plusieurs.” Ou tout au moins une affirmation un peu inversée
qui sous-entend l’indivisible : “L’homme [indivisible], c’est un seul
homme, non plusieurs.” Ross
signale d’ailleurs l’absence de εἷς ἄνθρωπος dans
au moins un manuscrit, le Vat. 241. Pour saisir l’exemple comme
adéquat, il faut garder à l’esprit cette allusion à “de quoi qu’il s’agisse” et
lire, en très succinct, que “s’il s’agit d’homme, l’homme un [est indivisible]
; il n’est pas plusieurs [c’est-à-dire : il ne comporte aucune pluralité
qui lui permette de se diviser]”.
[661] Ὁ δ’ ἀριθμός ἐστιν ἕνα πλείω καὶ πόσ’ ἄττα, numerus
autem est uno plura, et quanta quaedam.
[662] Παρώνυμα ὀνόματα, denominativa
nomina. — ‘Deux’, ‘trois’, et chacun des autres nombres, ont leurs noms
dérivés de l’unité pour autant que chacun sous-entend ‘uns’: deux uns, trois
uns, etc. On recourt naturellement là à la paronymie, plutôt qu’à l’homonymie
ou à la synonymie, à cause de la relation trop accidentelle entre ce qui fait
que l’un est un et ce qui fait que plusieurs est plusieurs, trop accidentelle
pour justifier qu’on envisage d’user exactement du même nom.
[663] Νοῆσαι, intelligere.
— Concevoir un nombre encore plus grand.
[664] Ἀλλ’ ἀεὶ ὑπερβάλλει τὸ λαμβανόμενον παντὸς ὡρισμένου πλήθους, sed semper
excedit acceptum omnem determinatam multitudinem.
[665] De
supposer une ligne ou une grandeur infinie ou simplement très grande, et par
conséquent que l’infini existe ou non.
[666]
C’est-à-dire celle qui est finie.
[667] Τὰ αἴτια διῄρηται τετραχῶς, causae
divisae sunt quadrifariam.
[668] Supra, leç. 10, #378.
[669] Ibid., #379.
[670] II, leç. 5, #183-184.
[671] Mét., IV, 14.
[672] Supra,
#391 ; aussi leç. 10, #372.
[673] Supra, #393-394.
[674] Supra, leç. 8 et 9.
[675] Supra, #391.
[676] In
motu et in magnitudine et tempore. — Le contexte appelle à rétablir
l’ordre d’énumération d’Aristote.
[677] IV, leç. 17.
[678] VI, leç. 1.
[679] II, leç. 5.
[680] Τῇ νοήσει πιστεύειν, intelligentiae credere.
[681] Supra, leç. 7, #337ss.
[682] Supra, leç. 10, #372.
[683] Supra,
leç. 7, #339.
[684] III,
5.
[685] Supra,
leç. 8, 9 et 10.
[686] Φοράν, loci
mutationem. — Pour alléger le texte, j’imiterai Aristote et
userai du terme simple, plutôt que de la locution omniprésente en La
et dans le commentaire.
[687] Ἐκ τῆς ἀντιμεταστάσεως, ex transmutatione.
[688] Ἡ χώρα, receptaculum.
[689] Διαστάσεων, distantiarum.
[690] Μόνον αὐτῶν νοεῖσθαι τῆν θέσιν, solum est intelligere ipsorum positionem. — Leur
position est seulement quelque chose qu’on pense.
[691] Χώραν, receptaculum.
[692]
Affirmer le conséquent et s’en autoriser pour affirmer l’antécédent, c’est la
démarche typique qui suggère la majeure du sophisme dit ‘du conséquent’.
L’argument se fonde ici sur la conséquence nécessaire qui attache l’absence de
lieu au non-être : “Aucun non-être n’est quelque part.” Convertissant
indûment cette conséquence, on considère que réciproquement l’absence de lieu
implique forcément non-être : “Ce qui n’est nulle part n’est pas.” La
mineure refuse évidemment cet attribut à l’être : “Aucun être est n’étant
pas!”, le non-être ne peut s’attribuer à l’être. Ce qui entraîne la conclusion
que “aucun être n’est nulle part”, bref que “tout être est quelque part”.
[693] Voir Métap.,
IV, 3.
[694] VIII,
leç. 15ss.
[695] Per modum disputativum.
[696] Rationibus acceptis a rei veritate. — Vérité est à prendre largement,
ici. Il ne s’agit pas de
démontrer scientifiquement l’existence du lieu ; le contexte reste
dialectique, sauf qu’on part d’énoncés portant directement sur les choses, sans
témoignage ‘officiel’ d’approbation générale ou sapientielle. Il s’agit
d’endoxes potentiels, endoxaux et légitimes comme points de départ, du fait que
tous les admettront facilement, même s’ils n’y ont pas formellement pensé
encore.
[697] III,
leç. 9, #368.
[698] Ἔχει ἀπορίαν, habet defectum.
[699] Ἐν ταὐτῷ γὰρ ἂν εἴη δύο σώματα, in
eodem namque essent duo corpora.
[700] Χώρα, receptaculum.
[701] Mediam.
[702] A
multis probabiliter existimatur.
[703] Τὸ εἶδος καὶ ἡ μορφή,
species et forma. — Deux synonymes, mais l’étymologie du premier, τὸ εἶδος, species, le marque comme ce qui se voit
extérieurement de la chose, son aspect, avant de s’étendre à l’aspect formel de
son essence, à son espèce, sa forme. Quand il ne se présentera pas en
conjonction avec μορφή,
je le traduirai par ‘forme’ ou par ‘espèce’, selon le contexte.
[704] Τὴν χώραν, locum.
[705] Τὸν τόπον καὶ τὴν χώραν, locum et receptivum.
[706] 1, 208b1-8.
[707] Aliquid terminatum aliqua
specie.
[708] Radices.
[709] III,
leç. 6, #332.
[710] IV,
leç. 6, #468.
[711] III, leç. 6, #331.
[712] Substantia.
[713] Τὸ εἶδος, species.
[714] Ὡς ἐν βασιλεῖ τὰ τῶν Ἑλλήνων, sicut in rege quae sunt Graecorum.
[715] Ἐν τῷ ἀγαθῷ, in optimo.
[716] Τοῦτο δ̓ ἐστὶ τὸ οὗ ἕνεκα, hoc autem est cujus causa fit. — À la
distinction de la fin qui résulte simplement, sans se trouver visée
déterminément.
[717] Τὸ ἐν ᾧ
καὶ τὸ ἐν τούτῳ, et id in quo, et id quod in hoc.
[718] Τὸ λογιστικόν, ratiocinativum.
[719] Πρώτως, primum.
[720] Κατὰ ταῦτα δ’ αἱ προσηγορίαι μέρη ὄντα, ὥς τε ἐν ἀνθρώπῳ, secundum hoc autem sunt appellationes, cum sicut
partes sint in homine. — L’homme se qualifie légitimement de ‘blanc’ ou de
‘savant’, puisque ses ‘parties’ revêtent ces qualités.
[721]
L’homme blanc. — L’homme blanc se trouvant en l’homme, et le blanc en le blanc,
en ce sens le même se trouve en le même.
[722] Οὐδὲν ὀρῶμεν ἐν ἑαυτῷ,
nihil in seipso videmus. — Le contexte demande de préciser
‘immédiatement’. Quelques lignes plus loin, d’ailleurs, La le supplée
(voir la note suivante).
[723] Πρῶτον, primum.
[724] Ὡς ἐν τόπῳ ἐκείνῳ, sicut in loco.
[725] Locatum.
— Il est difficile de proposer une traduction tout à fait littérale qui ne
fasse pas trop lourd ou même barbare. J’opte pour ‘mobile’, puisqu’au paragraphe
suivant s. Thomas donne le ‘mobilis’ comme le corrélatif
naturel du lieu.
[726] Métap.,
IV, 2 et V,1.
[727] IV,
leç. 6, #461.
[728] II, leç. 6, #188-189.
[729] Supra, #438.
[730] Supra, #435.
[731] Supra, #435-436.
[732]
#439ss.
[733] Supra,
leç. 3.
[734] Quidditas.
[735] Infra,
leç. 8.
[736] Ἀξιοῦμεν δή, dignum
est igitur. — L’axiome désigne techniquement le type le plus commun et
immédiat de principe, un énoncé si évident que personne ne peut ne pas le
connaître et penser. Par homonymie, Aristote
étend le titre à des observations accessibles à tous à propos du lieu.
[737] Τὸν τόπον εἶναι πρῶτον μὲν περιέχον ἐκεῖνο οὗ τόπος ἐστί, locum esse primum quod continet illud
cuius locus est. — Le lieu est le contenant premier de ce dont il
est le lieu.
[738] Μήτ’ ἐλάττω μήτε μείζω, neque
maiorem neque minorem esse.
[739] Μήτε ἀπολείπεσθαι ἑκάστου καὶ χωριστόν εἶναι, neque deficere unicuique et separabilem
esse. — Plusieurs versions n’ont pas la négation. Ἀπολείπεσθαι et χωριστόν deviennent alors
deux synonymes plutôt que des opposés, ce que semble indiquer la conjonction καὶ qui les joint. C’est la version que préfèrent
généralement les exégètes. Le sens de l’axiome devient : “Il est
éventuellement abandonné par chaque corps qu’il contient et en est séparable.”
[740] ῾Υποκειμένων δὲ τούτων, suppositis
autem his. — Aristote
présente les énoncés qui précèdent comme des ὑπόθησεις, des suppositiones,
c’est-à-dire des énoncés assez sûrs et évidents pour qu’on n’ait pas à les
prouver (voir Sec. Anal., I, 10, 76b27ss). Cela dénote plus d’autorité
que n’en suggère en français ‘supposition’. La connotation conditionnelle est
présente en grec, dans l’usage le plus strictement technique de ce terme, mais
marque une condition qui n’enlève rien de sa certitude à l’énoncé : elle
signale que son éventuelle preuve relève d’une science antérieure. Cependant, Aristote n’est pas toujours aussi
technique ; il ne se fait pas faute d’étendre le terme à la désignation
d’énoncés tout à fait évidents par eux-mêmes, comme en témoigne le verbe par
lequel il les introduit : ἀξιοῦμεν, qui a
donné axiome, et introduit normalement des principes assez communément
évidents pour qu’on soit incapable de ne pas les penser.
[741]
Εἰς ἔλαττον ἢ
μεῖζον, in maius aut minus.
[742] Ἔστι δὲ κινούμενον τὸ μὲν καθ’ αὑτὸ ἐνεργείᾳ, τὸ δὲ κατὰ συμβεβηκός, aliud quidem per seipsum actu, aliud vero secundum
accidens. — La fonction d’ἐνεργείᾳ n’est pas évidente ; je lui fais qualifier κινούμενον, de
sorte que la distinction entre ‘par soi’ et ‘par accident’ vise le mobile qui
se déplace de fait. Les traducteurs l’attachent ordinairement à τὸ μὲν καθ’ αὑτὸ, ce qui
rend la distinction apportée plutôt confuse.
[743]
Ἐν γὰρ τῷ αὐτῷ, in
eodem enim.
[744] Suppositiones. — Le terme est
plus fort que ne le laisse imaginer son correspondant français. S. Thomas qualifie d’ailleurs ensuite de
‘principia per se nota’ ce qu’il nomme ainsi. Voir supra la
note 676, sur 308.
[745] Omnes
enim reputant hoc esse dignum. —
‘Dignum’ traduit ‘ἄξιον’, d’où le nom ‘ἀξίωμα’, traduit en
latin ‘dignitas’. Un axiome est un principe si commun et évident que
personne ne peut l’ignorer. Le mot désigne ici par extension des aspects
endoxaux du lieu, des caractères que tous lui reconnaissent.
[746] Du Ciel, I, 3.
[747] Supra, #446.
[748] Supra, #451.
[749] Supra, leç. 3, #429.
[750] Ἐν ταὐτῷ, in eodem.
[751] Dont
elle est la forme.
[752] Καὶ μένειν ἐν ἑαυτῷ, et manens in eodem loco.
— La précision ajoutée par La vire la réfutation en pétition de
principe : on est à examiner si un espace coïncidant avec le corps contenu
serait le lieu ; le marquer comme demeurant dans le même lieu implique
déjà que le lieu serait autre chose. Il s’agit plutôt d’imaginer un espace
immobile qui garderait la même position.
[753] Le
vase.
[754] IV, 2,
209b23.
[755] Μήτε διάστημά τι ἀεὶ ὑπάρχον ἕτερον παρὰ τὸ τοῦ πράγματος τοῦ μεθισταμένου, neque spatium semper aliquid existens alterum praeter id
quod est rei distantia.
[756] Τὸ πέρας τοῦ περιέχοντος σώματος καθ’ ὁ συνάπτει τῷ περιεχομένῳ, continentis terminum corporis. — Kαθ’ … περιεχομένῳ”
est généralement absent des manuscrits, mais la suite du texte y réfère et on
en trouve les mots chez plusieurs commentateurs (Simplicios, Themistios,
Philopon).
[757] Τὸ κινητὸν κατὰ φοράν, quod
movetur secundum loci mutationem. — Plus littéralement : “celui qui
peut se déplacer”.
[758] Ὁ τόπος, quid est locus.
[759] Τὸ τοῦ περιέχοντος πέρας ἀκίνητον πρῶτον, terminus continentis immobilis primum. — G,
en apposant ‘πρῶτον’, au neutre, à ‘πέρας’, qualifie clairement le terme d’immédiat ; La rend la
lecture laborieuse en gardant ‘primum’ au neutre, alors que ‘terminus’ est au
masculin, et en éloignant ‘terminus’ et paraissant ainsi apposer ‘primum’ à
‘continentis’, neutre, bien que génitif. La seule manière de ne pas trouver là
une faute grammaticale évidente me semble de lire ‘primum’ comme adverbe. D’où
la phrase lourde qui s’offre au commentateur : “la limite immobile du
corps qui contient immédiatement”. G faisait plus
limpide : “la limite immobile immédiate du corps qui contient”. Mais le
sens n’en souffre pas.
[760] Κύκλου, circulorum.
[761] Ἅμα γάρ τῷ πεπερασμένῳ τὰ πέρατα, simul
enim finis est et locus. — G : « car les limites
et ce qu’elles limitent le sont ». G est préférable, mais
s. Thomas récupère bien.
[762] Terminus continens. — On attendrait terminus continentis,
comme on a, ensuite, terminus contenti. Voir note suivante.
[763]A termino corporis contenti.
[764] In eodem loco. — Voir supra
note 752, sur 321.
[765] Leç.
3, #429.
[766] L’entité à laquelle la limite du corps contenant, comme lieu, est
contiguë, est le mobile qui s’y trouve et peut le quitter, non un prétendu
espace immobile.
[767] Leç.
3, #428.
[768] Τὸ ὁμοιομερές, id quod est similium partium.
[769] Πᾶν σῶμα ... κινητὸν καθ’ αὑτό που, omne corpus … mobile alicubi per se existit. — Il y a
occasion d’amphibolie : καθ’ αὑτό
détermine-t-il κινητὸν ou που ? Le
contexte – on examine le cas de corps par soi en un lieu – appelle à le
rattacher à που et La
résout dans le même sens en reportant ‘per se’ après ‘alicubi’.
[770] Τὸ ἄνω, quod sursum est.
[771] Κινεῖται μὲν κύκλῳ, movetur circulariter solum.
[772] Οὐδέν ἐστιν ἔξω τοῦ παντός, nihil est. — G : “il n’y a
rien d’extérieur à lui”.
[773] Ἴσως, fortassis.
[774] Dans
ce contexte, ‘motus’ vise les trois changements accidentels.
[775] Physique, V, 2.
[776] Leç.
5, #446.
[777] Fixionem.
[778] Supra,
leç. 5, #450.
[779] Supra, leç. 5, #449.
[780] Voir VI, leç. 2.
[781] Infra, 212a32.
[782] Supra,
#481.
[783] S. Thomas lie καθ’ αὑτό, per se, à κινητὸν, mobile,
résolvant l’amphibolie signalée plus haut (voir supra, la note 709,
sur 335.) autrement que La et en opposition apparente avec le
contexte. Mais le sens du passage n’en souffre pas.
[784] Leç.
5, #450.
[785] Supra,
#481.
[786] Supra,
#483.
[787] Leç.
5, #450.
[788] Συγγενές, proximum.
[789] Συμπεφυκότα, simul apta nata.
[790] Οὐκ ἀλόγως, rationabiliter.
[791] Le
lieu total, c’est le lieu et le corps qu’il contient, considérés comme un tout.
Voir plus haut les considérations sur l’amphore et l’eau, et le tout qu’ils
forment (IV, 3, 210b2 ; In IV, leç. 4, #438).
[792] De la Génération, I, 5.
[793] Ἀσαφῶς, incerte.
[794] Ἡ ἐντελέχεια, actus.
[795] Σύμφυσιν, copulatio.
— Nature unique, homogénéité, fusion. L’eau, en tant qu’en puissance de l’air,
est comme une partie séparée du tout de l’air ; mais quand elle devient de
l’air en acte, il n’y a plus qu’une seule nature, celle de l’air, où on ne peut
plus distinguer l’eau comme quelque chose de différent. Il en va de même de la
chose dans son lieu naturel : elle est aussi à l’aise et aussi difficile à
séparer que la matière dans sa forme.
[796] Leç.
2.
[797] Leç.
2, #418.
[798] Leç.
2, #419.
[799] Leç.
2, #421.
[800] Leç.
2, #417.
[801] Leç.
2, #416.
[802] Leç.
2, #420.
[803] Sunt
impassibilia. — Ils ne subissent aucune altération l’un par l’autre.
[804]
Τὸ αὐτὸ
μὲν ὄν, idem quidem.
[805] Τὸ δ᾿ εἶναι αὐτοῖς, esse autem
ipsis. — Une expression
stéréotypée, chez Platon et Aristote, pour désigner
l’essence qui fonde la conception qu’on se fait d’une réalité.
[806] Στρεβλοῦντες τοὺς ἀσκοὺς, litigantes
per utres.
[807] Διάστημα, spatium.
[808] Un
espace qui ne serait pas les dimensions mêmes des corps, qui aurait une réalité
distincte des corps et de leurs dimensions.
[809] Qui
coïncide avec des corps, mais dont la réalité soit séparable, distincte d’eux.
[810] Doté
d’une réalité indépendante des corps, entre eux ou en eux entre leurs parties.
— Plutôt qu’‘existant en acte’, on pourrait comprendre et traduire :
‘séparé en acte’, en exacte opposition à la séparation en puissance que marque χωριστὸν, auquel plus loin (354.) Aristote opposera plus manifestement κεχωρισμένον (voir infra, la note 762, sur 354.).
[811] Οὐ κατὰ θύρας πρὸς τὸ πρόβλημα ἀπαντῶσιν, non
secundum posita ad problema contradicunt. — G est plus
imagé : “On ne se présente pas au problème par sa porte.” Carteron : « Ceux-là
n’arrivent pas au seuil du problème. »
[812] Τὴν φύσιν αὐτῶν, numerum ipsorum. — En La : copie
fautive.
[813] Notre
commentateur confond ici deux distinctions : ce qu’Aristote donne comme deux modalités de l’espace – un espace
‘plein’ qui coïnciderait avec des corps et un espace ‘vide’ qui existerait en
lui-même, entre les corps ou entre leurs parties –, il le commente comme les
deux modalités du vide : celui qu’on trouverait dans les corps, entre
leurs parties, et celui qui existerait entre les corps et au-delà d’eux, à
l’extérieur de l’univers.
[814] Separatum.
— Le texte aristotélicien dit χωριστόν, separabile. Il n’est pas facile d’exprimer avec
exactitude la distinction entre une entité aussi fictive que l’espace et les
corps avec lesquels elle veut coïncider. Toutefois, s. Thomas entend ici plutôt l’espace vide
intérieur aux corps, qui séparerait leurs parties ; c’est pourquoi il est amené
à en parler comme séparé en acte de ces parties des corps, comme l’est
le vide apparent qu’on trouve entre les murs d’une maison ou de ses pièces.
[815] Aristote parle d’un ‘espace’
qui existerait en acte, entre les corps et/ou entre leurs parties, lequel
constituerait le vide ; son commentateur entend le vide externe comme tel,
entre les corps et au-delà de l’univers qu’ils forment.
[816] Leç.
5, #449.
[817] Quasi
aequivoce.
[818] Τὸ ὄν, omne quod est.
[819] Οὐδὲν εἶναι ἐνταῦθα, nihil
est ibi. — Carteron et Pellegrin optent pour la
version “κενὸν εἶναι ἐνταῦθα”, bien
que la plupart des manuscrits supportent ‘οὐδέν’. Le contexte oblige à lire comme Ross οὐδὲν et non κενόν, sous peine d’une pure répétition du membre de phrase
précédent.
[820] Ἁπτόν, tangibile. — ‘Contigu’, plutôt que ‘tangible’, car il
s’agit ici de disposition locale, non de qualités sensibles. La contiguïté avec
son contenu est beaucoup intervenue dans la définition du lieu. Voir infra,
V, 3, 226b23, la définition du contigu, sous la même dénomination.
[821] Συμβαίνει οὖν ἐκ συλλογισμοῦ,
accidit igitur ex syllogismo.
[822] Ἐκ
συλλογισμοῦ
συμβαίνει, ex syllogismo.
[823] Δεῖ γὰρ τόπον
εἶναι ἐν ᾧ
σώματός ἐστι
διάστημα
ἁπτοῦ, oportet enim locum esse in quo corporis sit spatium tangibilis. — Le vide implique la place inoccupée d’un corps qui serait contigu avec le corps qui le contiendrait.
[824] Τὸ μὴ πλῆρες αἰσθητοῦ σώματος κατὰ τὴν ἁφήν, non plenum sensibili corpore secundum
tactum. — Contiguïté et tactilité sont très proches : elles affectent
le même sujet, le corps, et la première est condition de la seconde. Comme, de
plus, elles partagent le même nom, Aristote peut
parler de tactilité en ayant en vue la contiguïté, en usant comme de son signe.
Mais le lecteur risque beaucoup de confondre les deux ; c’est pourquoi je
traduis en rendant le plus clairement possible l’idée de contiguïté.
[825] Κενὸν οὐκ ἔστιν, οὔτε χωριστὸν οὔτε κεχωρισμένον, vacuum non est neque separatum neque inseparabile. — Aristote conclut ici ce qu’il avait
annoncé devoir démontrer pour annuler l’apparence du vide. Il fallait montrer,
disait-il, « ὅτι οὐκ ἔστι διάστημα ἕτερον τῶν σωμάτων, οὔτε χωριστὸν οὔτε ἔνεργείᾳ ὄν, qu’il n’existe pas d’espace distinct des corps, ni
séparable, ni existant en acte » (supra, 342. ;
voir aussi la note 750). C’est pour mieux le marquer que je préfère ici, contrairement
à La, Carteron et Ross, et à la plupart des manuscrits,
la version de la paraphrase de Thémistios :
οὔτε χωριστὸν οὔτε κεχωρισμένον s’aligne exactement sur οὔτε χωριστὸν οὔτε ἔνεργείᾳ ὄν, contrairement à οὔτε ἀχώριστον οὔτε κεχωρισμένον et οὔτε κεχώριστον οὔτε ἀχωρισμένον, qui invitent le contresens. La fiction qu’Aristote considère avoir suffisamment
dénoncée, c’est un espace distinct des corps réels, qu’il en soit
séparé en puissance (χωριστὸν), tel l’espace ‘plein’, qui prétend coïncider concrètement avec
les corps, ou même en acte (ἔνεργείᾳ ὄν, κεχωρισμένον), tel l’espace ‘vide’, qui se pose en réalité concurrente des
corps, qui prétend même constituer la large majorité de l’univers, jusque dans
les théories physiques contemporaines. — Dans cette phrase, il faut entendre κενόν comme
synonyme abrégeant de διάστημα ἕτερον τῶν σωμάτων. Il serait tentant de soupçonner le copiste primitif d’avoir
remplacé διάστημα par κενόν. Mais Aristote
est assez friand d’homonymie pour qu’on le croie capable d’avoir étendu ici la
notion de vide à l’expression générale de l’espace, comme celui-ci est fictif,
vain et finalement vide de soi, même quand il prétend coïncider avec des corps.
— Il faut lire la phrase ainsi pour comprendre le développement qui suit, où Aristote considère être venu à bout du
vide du fait même d’avoir éliminé l’espace de l’essence du lieu.
[826] Βούλεται ou βούλονται, selon
les manuscrits, volunt.
[827] Leç.
préc.
[828] Tangibiles
qualitates. — Voir supra, note 820, sur 350.
[829] In
quo non est corpus grave vel leve. — ‘Corpus’ fait redondant et donne
apparence de pétition de principe. De fait, il est absent du texte initial,
même en version latine : « … ἐν ᾧ
μηδέν ἐστι βαρὺ ἢ κοῦφον, … in quo nullum est grave aut leve. »
[830] In
quo non est corpus grave vel leve. — Sur la présence de ‘corpus’, voir supra,
la note 828, sur #509.
[831] Non
sit corpus tangibile. — Sur la présence de ‘corpus’, voir supra,
la note 828, sur #509.
[832] Sensibili
secundum tactum. — Voir supra, la note 824, sur 351.
[833] IV,
leç. 3, #425ss.
[834]
S. Thomas continue à donner
moins d’extension au vide, qu’Aristote
extrapole ici à tout l’espace, tant plein (‘inseparabile’) que vide (‘separatum’)
; il ramène encore cette distinction à celle de vides extérieur (‘separatum’)
et intérieur (‘intrinsecum’) aux choses. Mais la vigueur de la
réfutation du vide n’en souffre pas.
[835] On
doit lire revolutionibus, comme on trouve en La, plutôt que generationibus.
[836] Leç.
14.
[837] I, 5.
[838] Οὐ γὰρ δὴ εἰς ἅπαν, non
enim in omnem partem. — Un corps ne tend pas indifféremment vers la partie
haute ou basse du lieu qu’il occupe.
[839] Τὸ μέρος, pars. — Plus haut (IV, 3, 210b2 ; In IV,
leç. 4, #438), Aristote a
comparé le contenu du lieu à une partie qui serait distincte de son tout. En
l’absence de cette distinction, on n’a plus un lieu, mais strictement un tout.
[840] Θάττω, velociore.
[841] Leç. 10, #513.
[842] Supra, #523.
[843] III, leç. 9, #367.
[844] VII, leç. 3.
[845] Supra, #523.
[846] Supra, #525.
[847] Διὰ δὲ τοῦ Δ λεπτομεροῦς ὄντος τὸν ἐφ̓ ᾧ Ε, per ipsum autem D cum sit subtilius. — La omet la
mention du temps.
[848] Ἀπὸ τοῦ σώματος, a pleno.
[849] Aucune
proportion ne peut mesurer la différence de vitesse dans le vide et dans le
plein.
[850] La
lettre grecque ‘η’
devient ‘i’ en caractère latin, car c’est devenu sa prononciation, en grec plus
récent.
[851] Τοῦ Δ τὸ Α δίεισι τὴν τὸ Θ [λεπτότερον], ipsius
D A transibit [T] subtilius. — Λεπτότερον
n’apparaît en aucun manuscrit grec ; je le suppose pour rendre compte de subtilius
qu’on trouve en La. En contrepartie, La omet de traduire la
référence Θ à ce corps plus
subtil.
[852] Κἂν ᾖ τι λεπτότητι διαφέρον, si sit
aliquid subtilitate differens. — La clarté de la démonstration exige de
remplacer par Θ (T), ce corps
plus subtil, les trois prochaines occurrences de Ζ, symbole réservé au milieu vide. La
démonstration se base sur le fait que si tel temps Η (I), imaginé pour la
traversée d’un milieu vide Ζ, et plus petit que le temps Ε, requis pour traverser Δ (D),
comporte une proportion avec lui, il y aura nécessairement un milieu Θ (T), plus subtil
que Δ (D) dans la même
proportion, qu’on pourra traverser en ce temps Η (I). Ce
qui conduit à l’impossible : dans le même temps, on traverse un milieu
plein, Θ (T), et un milieu
vide, Ζ, pourtant
égaux.
[853] Ἀντεστραμμένως, e converso.
[854] VI, leç. 3.
[855] Supra,
#529.
[856] Comme La
ne donne pas au corps plus subtil un nom différent, comme Θ, mais l’appelle
encore Ζ, s. Thomas imagine une double utilisation de l’espace Ζ, tantôt vide,
maintenant rempli d’une substance plus subtile que l’air.
[857] Supra, #530.
[858] Supra, leç. 11, #521.
[859] Supra, leç. 11, #523, 525, 527.
[860] Supra, leç. 6, #461-462.
[861] Διὰ δὲ τοῦ κύβου, sed per vacuum. — La traduit un
manuscrit erroné portant κενοῦ.
[862] Ὄγκον, corpus.
[863] Τί δεῖ ποιεῖν τόπον τοῖς σώμασι παρὰ τὸν ἑκάστου ὄγκον, εἰ ἀπαθὲς ὁ ὄγκος, quid oportet locum facere corporibus extra
uniuscuiusque corpus, si impassibile est corpus? — Comme dans l’argument
précédent, La n’utilise pas de mot spécial pour désigner le corps
abstraction faite de ses propriétés sensibles.
[864] Τῇ ἁφῇ γὰρ ἡ κρίσις τοῦ ἁπτοῦ, tactu enim est discretio illius quod tangitur.
— Voir supra, la note 824, sur 351. La formulation est maladroite, contestée, mais le sens
est simple : il est invraisemblable qu’une réalité prétendue si
omniprésente ne s’observe de fait nulle part ; d’autres réalités peu
apparentes, comme l’air ou l’eau, se discernent quand même au moins par leurs
qualités tactiles.
[865] Ἔχοντα διάστημα αὐτοῦ, habentem aliquod spatium sui ipsius.
— G : “doté d’une extension propre”.
[866] Supra,
378.
[867] Περιφέρεια καὶ κυρτότης, circulatio
et convexitas.
[868] Κυρτόν, ambitus.
— Κυρτὸν signifie précisément le caractère convexe, mais aussi, par extension,
la courbure, plus pertinente dans le contexte. Aristote ne
s’intéresse pas précisément à la circonférence vue de l’extérieur du cercle,
mais simplement à son caractère courbe. Quelques lignes plus loin (388.),
d’ailleurs, toujours pour référer à ce caractère général, il utilisera
indifféremment le mot qui, à un niveau plus précis, signifierait la concavité,
la courbure de la circonférence, vue de l’intérieur du cercle.
[869] Τῷ διαλείπειν, deficiendo. — Une ligne ne devient pas plus ou moins
courbe du fait de l’addition ou de la soustraction d’une partie.
[870] Τῆς φλογός λαβεῖν τι μέγεθος, scintillae
est accipere aliquam magnitudinem.
[871] Τὸ κοιλόν, concavum. — Aristote désigne
maintenant la courbure par la concavité, la courbure vue de l’intérieur. Voir supra,
la note 868, sur 387.
[872]
Lourdeur et légèreté.
[873] Supra,
leç. 11 à 13.
[874] Leç.
12, #523ss., #539.
[875] I,
leç. 12ss.
[876] Convexitas. — Κυρτότης
signifie la courbure en général et, par extension, la convexité. Voir supra,
la note 808, sur 387. Bien qu’Aristote pense à la
courbure en général, comme La traduit convexitas, s. Thomas doit, en sens inverse, étendre la convexité à
la courbure. Même gymnastique, dans la deuxième partie de la phrase, avec τὸ κυρτόν, le caractère
courbe, traduit ambitus, que s. Thomas doit
encore étendre à la courbure en général.
[877] Scintilla
ignis.
[878] IV,
leç. 8, #493.
[879] Concavitatem traduit τὸ κοιλόν, le caractère
concave, par lequel Aristote
signifie par extension la courbure en général, comme il l’a fait auparavant
avec un mot qui a d’abord le sens de ‘convexe’. Voir supra, note 838,
à propos de 387.
[880] Supra,
#556.
[881] Ἐπελθεῖν, aggredi.
[882] Διαπορῆσαι, opponere. — L’approche dialectique implique de soulever
des difficultés, d’attaquer une position, puis l’opposée.
[883] Διὰ τῶν ἐξωτερικῶν λόγων, per
extraneas rationes. — Les arguments dialectiques tirent leurs principes de
l’extérieur de la chose examinée, non d’une évidence sur son essence.
[884] Ἐχόμενα εἶναι ἀλλήλων, habita esse
invicem. — Pour une distinction précise des notions de ‘voisin’,
‘suivant’, ‘contigu’, ‘continu’, voir infra, V, 3 ; In V Phys.,
leç. 5.
[885] Opponendo procedere. — Voir supra, la note 882, sur 390.
[886] VI, leç. 1ss.
[887] Ibid.
[888] Εὐηθικώτερον, stultius.
[889] En ce
contexte, Aristote emploie souvent
ensemble ‘mouvement’ et ‘changement’ comme synonymes, ainsi qu’il le dira
lui-même (218b19). Il reflète une hésitation de la langue commune quant à la
désignation du changement en son extension la plus commune.
[890] Αὐτὸ τὸ κινούμενον καὶ μεταβάλλον, ipsum quod movetur et transmutans.
— G : “le mobile qui se déplace et qui change”. G
signale le mobile qui se déplace, en hésitant sur sa dénomination (voir supra,
la note 829, sur 401.), tandis que La oppose patient et
agent.
[891] Disputative.
[892] Supra,
leç. 15, #562.
[893] Voir supra, la note 890, sur 402.
[894] V,
leç. 2.
[895] Aristote introduit des
notions qui concernent le changement en général, mais il exemplifie avec le
changement de lieu, comme le montre sa référence à la grandeur comme objet du
changement.
[896] Ὃ μέν ποτε ὢν κίνησίς ἐστιν, id quidem quod est, motus est. — Aristote entend
l’antérieur et le postérieur dans le changement comme les parties mêmes du
changement, pas comme les moments qui le divisent, qu’il ne pourrait déclarer
de même entité que le changement, comme celui-ci ne se compose pas de moments.
[897] Τὸ εἶναι αὐτῷ, esse ipsius.
[898] Τὸν χρόνον γε γνωρίζομεν, ὅταν ὁρίσωμεν τὴν κίνησιν, τὸ πρότερον καὶ ὕστερον ὁρίζοντες, tempus
cognoscimus cum definimus motum, prius et posterius determinantes. — Ce
qui permettra de compter les parties successives du temps sera de reconnaître
d’abord leurs termes antérieurs et postérieurs. C’est l’usage du verbe ὁριζειν, definire,
qui suggère qu’ici Aristote parle de leurs termes plutôt que des parties mêmes
du changement.
[899] Aristote a parlé de la succession des
parties du changement comme constituant la réalité du temps (supra,
407. ; voir aussi la note pertinente 896). Il se base maintenant sur les
instants qui le divisent pour réduire ces parties à un nombre.
[900] Ὅταν ... νοήσωμεν, καὶ ... εἴπῃ ἡ ψυχή..., cum
… intelligimus, et … dicat anima… — Le changement est une réalité continue
; l’usage d’instants pour le diviser et en compter les parties est une
opération mentale.
[901] Τοῦτο, hoc. —
Ce qu’il y a entre eux, le changement ou sa partie que délimitent ces deux
instants.
[902] Ἀριθμὸς κινήσεως κατὰ τὸ πρότερον καὶ ὕστερον, numerus
motus secundum prius et posterius. — L’antérieur et le postérieur que
nombre le temps, ce sont les parties du changement.
[903] Supra,
leç. 16, #568.
[904]Intentio animae, ad modum intentionis generis
et speciei. — Le genre et l’espèce sont des ‘intentions’ de la raison,
c’est-à-dire, des œuvres élaborées par la raison en vue de se
représenter la réalité qu’elle tend à connaître, comme les intentions de la
volonté sont élaborées par elle en vue de s’approprier le bien qu’elle veut.
[905] Supra,
leç. 16, #562-566.
[906] Quia
secundum prius et posterius
[907] Hoc
contingit ex ordine partium magnitudinis. — La précision est
importante. On discute beaucoup à savoir si cet antérieur et ce postérieur qui
occupent Aristote et par lequel
il va définir le temps consistent en des points, des moments, des instants
de la grandeur, du changement, du temps, ou en de leurs parties. Voici
le premier passage où on voit s. Thomas
opter nettement pour des parties.
[908] Supra,
#572.
[909] Et anima dicat illa esse duo nunc. — Voir supra,
la note 900 sur 409.
[910] Quasi
numerando prius et posterius in motu. — On passe ici des instants aux
parties. La perception du temps se fait en deux étapes : on marque deux
instants qui signalent le début et la fin d’un changement continu ;
l’entre-deux est le temps qu’il prend, lequel devient nombre du fait de diviser
ce changement par des instants intermédiaires qui signalent en lui des parties
successives qui se comptent.
[911] Infra,
leç. 18, #582.
[912] Cum
accipimus prius et posterius et numeramus ea. — Cet antérieur et ce
postérieur sont des parties du changement, non les instants qui les délimitent
; ce sont les parties comptées du changement qui constituent le temps, pas ses
instants.
[913] Supra
et leç. 16, #570.
[914] Supra,
#577.
[915] Ὁ δ’ ἅμα πᾶς χρόνος ὁ αὐτός, quod autem
simul omne tempus idem est. — Le temps de tous les événements simultanés
est le même : l’instant présent reste le même en tous.
[916] Τὸ γὰρ νῦν τὸ αὐτὸ ὅ ποτ’ ἦν, ipsum enim nunc idem est secundum quod quid est. — Aristote appelle l’instant
‘le maintenant’ ; tout ce qu’il y a de réel dans le temps se réduit à l’instant
présent, le même en tout changement simultané.
[917] Τὸ δ’ εἶναι αὐτῷ ἕτερον, esse
autem ipsi alterum est. — Tout instant appelle une conception différente,
se décrit différemment.
[918]
Τὸ δὲ νῦν τὸν
χρόνον μετρεῖ, ipsum
autem nunc tempus mensurat. — À strictement parler, l’unité qui mesure le
temps doit être une partie de changement ; mais comme elle doit se déterminer
entre deux instants, l’un antérieur et l’autre postérieur, on peut, en parlant
largement, attribuer à l’instant de mesurer le temps. Certains manuscrits
ajoutent d’ailleurs ὁρίζει,
précisant que c’est en lui procurant des termes que l’instant mesure le temps.
[919] Τὸ φερόμενον, quod
fertur, ce qui se déplace. — Le
déplacement, mouvement premier et plus fondamental, représente tout changement,
et le voyageur, tout mobile.
[920] Comme
c’est par le point qu’on connaît la ligne en la disposition de ses parties.
[921] Τοῦτο δὲ ὃ μέν ποτε ὃν τὸ αὐτό, hoc
autem, qua quidem quodcumque ens est, idem est.
[922] Τῷ λόγῳ δὲ ἄλλο, ratione
autem aliud est.
[923] Ἐν Λυκείῳ,
in theatro.
[924] ᾟ δ’ ἀριθμητὸν τὸ πρότερον καὶ ὕστερον τὸ νῦν ἐστίν, secundum autem quod numerabile prius et posterius, ipsum
nunc est. — C’est grâce à l’instant qu’on connaît leur nombre : en
tant qu’à la fois terme initial et terme final, l’instant détermine une unité
qui puisse se compter.
[925] Τὸ δ̓ εἶναι ἕτερον, ipsum
autem esse alterum.
[926] ᾟ δ’ ἀριθμητὸν τὸ πρότερον καὶ ὕστερον, τὸ νῦν ἐστίν, secundum
autem quod numerabile prius et posterius, ipsum nunc est. — Exactement la
même formule que quelques lignes plus haut (voir la note 923).
[927] Τὸ φερόμενον, id
quod fertur, ce qui se déplace. — Il y a ici besoin d’un nom propre, comme
il s’agit spécifiquement du mobile selon le lieu. Voir supra, la note
919, sur 414.
[928] Τόδε τι, hoc aliquid.
— C’est-à-dire une substance singulière, qu’on peut montrer, désigner.
[929] Τὸ φερόμενον, quod
fertur. — Le voyageur représente de nouveau tout mobile. Voir supra,
la note 919 sur 414.
[930] Χρόνος μὲν γὰρ ὁ τῆς φορᾶς ἀριθμός, tempus
enim est loci mutationis numerus.
[931]
Οἷον μονὰς
ἀριθμοῦ, ut numeras numeri. — Le
bémol est important. L’instant assure en deux sens son unité au temps, comme le
mobile au changement. Chacun, en incarnant un sujet unique, garantit l’unité et
la continuité du temps et du mouvement. Ensuite, quantitativement, chacun
détermine l’unité à compter pour mesurer le changement par un nombre. À
strictement parler, ni l’instant n’est une unité de temps, ni le mobile une
unité de changement. Mais justement, comme grandeur, changement et temps sont
des quantités continues, elles n’ont pas de parties naturelles en acte
susceptibles de servir d’unité : l’esprit doit leur en déterminer, en en
fixant une partie minimale grâce à deux points, moments (états différents du
mobile au cours du changement), instants, l’un initial l’autre final, l’un antérieur
l’autre postérieur. Les donner comme unités est une façon abrégée de signaler
leur rôle dans la détermination de l’unité.
[932] Ἡ διαίρεσις, divisio. — C’est-à-dire le moment,
chaque situation donnée du mobile dans son changement.
[933] Συμβέβηκεν. —
L’instant et le temps vont ensemble, mais ne sont pas de même nature, ne
s’identifient pas.
[934] ᾟ δ’ ἀριθμεῖ ἀριθμός, secundum
vero quod numerat numerus. — Aristote
continue de nommer ‘instant’ l’unité de temps dont l’instant détermine les
termes initial et final.
[935] Καὶ ἄλλοθι, alibi et alibi est. — Pris
strictement pour ce qu’il est, l’instant est seulement terme initial ou final
de tel changement précis ou de telle de ses parties ; pris par extension pour
l’unité de temps que constitue le segment de changement ainsi délimité, il
devient capable de mesurer n’importe quel changement.
[936] Supra,
leç. 15, #561.
[937] Sed
inquantum ipsum ‘nunc’ est quoddam ens, sic est idem subiecto.
[938] Nunc
temporis intelligitur ut numerus mobilis. — L’instant est le nombre du
mobile en ce qu’il est tantôt antérieur tantôt postérieur, déterminant une
quantité de changement.
[939] Métap.,
X, 1 ; In X Met., leç. 2.
[940] Supra, #584.
[941] Supra, leç. 17, #574, 576.
[942] Supra, #585.
[943] VIII, leç. 16.
[944] Supra,
#582ss.
[945] Supra,
#585.
[946]Τίς δ᾿
ἀριθμός, quidam autem
numerus. — Tίς, quidam,
s’oppose à ἁπλός, absolu :
il s’agissait du nombre absolu, il s’agit maintenant de nombre concret, celui
d’une matière comptée, le nombre ‘nombré’ : le temps n’est pas un nombre
absolu, mais un changement quantifié, le nombre d’un changement.
[947] Πλήθει, multitudine.
[948] Μεγέθει, magnitudine.
[949] Ἀεί, semper.
[950] Φανερὸν δὲ καὶ διότι..., manifestum
autem propter quid… — Les éditeurs critiques privilégient la
version ὅτι : “il est
manifeste que…”
[951] Avec Thémistios, je tais la
précision “ᾧ ἀριθμοῦμεν, quo
numeramus”, puisque Aristote a
insisté que le temps est un nombre concret. Voir supra, 411. :
« Ὁ δὴ χρόνος ἐστὶν τὸ ἀριθμούμενον καὶ οὐχ ᾧ ἀριθμοῦμεν, le
temps, c’est la réalité comptée, pas ce avec quoi on la compte. » Mais on
pourrait aussi interpréter sa présence comme argument a fortiori :
même le nombre nombrant ne comporte pas rapidité ou lenteur ; alors encore
moins un nombre nombré comme le temps.
[952] Ἕτερα, semper
altera.
[953] Τῷ ἀριθμητῷ τὸν ἀριθμόν, οἷον τῷ ἑνὶ ἵππῳ τὸν τῶν ἵππων ἀριθμόν, numerabilibus numerum.
[954] Πλῆθος, multitudinem.
— Un terme qui désigne confusément la quantité discrète non encore dénombrée.
[955] Ἀκολουθεῖ, imitatur.
[956] Supra, leç. 17, #580.
[957] Supra, leç. 17, #581.
[958] Supra,
leç. 17, #581.
[959] Numerum
quendam.
[960] Secundum
multitudinem est invenire minimum. — La pluralité est la quantité discrète.
[961] Supra,
leç. 17, #580-581.
[962] Supra,
#598.
[963] Ὑπ’ ἀρίθμου, sub
numero… ὑπὸ τόπου, sub loco. — Cette traduction de La affectera le
commentaire (voir infra, #602).
[964] III,
2, 202a4.
[965] Ὃς ὑπερέξει τοῦ τε εἶναι αὐτῶν καὶ τοῦ μετροῦντος τὴν οὐσίαν, quod
excellit esse ipsorum et mensurat substantiam. — G : “qui
excède son existence et ce qui mesure sa substance”. La attribue à ce
temps plus grand à la fois d’excéder l’existence des générables et
d’en mesurer la substance, mais G lui attribue d’excéder
à la fois leur existence et ce qui en mesure la substance.
G fait étrange, mais aucune différence notable de doctrine n’en
résulte. À noter que ‘substance’, ici, a le sens d’existence. Voir infra,
#611.
[966] Supra,
leç. 18.
[967] Unumquodque
mensuratur per aliquid sui generis. — Voir Métap., X, 1.
[968] Quod
hoc sit rem esse in tempore, quod… — Plutôt que rem, il faut lire
idem.
[969] Sub
tempore sicut sub numero… sub loco sicut sub mensura… — Cet usage étrange
de ‘sub’ est un héritage de la traduction en La de la conjonction
d’agent ὑπὸ par sub.
Voir supra, la note 963, sur 427.
[970] III,
leç. 4, #300.
[971] Supra,
#607ss.
[972] Supra,
#606ss.
[973] Ἐστὶ συνέχεια χρόνου, est
continuatio temporis. — Voir supra, 417.
[974] Καὶ ὅλως πέρας χρόνου ἐστίν, et omnino
terminus temporis est. — En gardant ὅλως, que Ross et Carteron ne retiennent
pas. Comme son nom l’indique, l’instant est d’abord perçu comme le présent où
passé et futur se rejoignent ; mais il se conçoit éventuellement comme toute
limite entre un temps antérieur et un postérieur. Voir infra, VI, 3, 599.
et 600., avec la note 1198.
[975] Μία στιγμή, utrumque
punctum.
[976] Τῇ νοήσει, intellectu. —
Synonyme de τῷ λόγῳ, ratione. Ce qui dans la
réalité n’est qu’une chose, l’intelligence lui attribue deux natures, le
conçoit sous deux définitions.
[977] Διαιρούντων γὰρ ἄλλη, dividentium enim semper aliud.
[978] ᾞ δὲ μία, secundum
autem quod copulat.
[979] Une
même réalité, conçue sous une définition unique.
[980] Ποτε, tunc. — Carteron :
un jour ; Pellegrin :
à un moment. Ross et
Coughlin : sometime.
[981] Χρόνος ὡρισμένος πρὸς τὸ πρότερον νῦν, tempus
determinatum per prius nunc est. — Antérieur à l’événement à situer et,
bien sûr, déjà mentionné, déjà situé. Ce temps de référence est le plus souvent
passé, mais il peut être futur, comme dans l’exemple de l’inondation, du moins
en G. Situer un événement alors, c’est le placer à la suite
d’un instant déjà signalé. – Les interprètes voient généralement en τὸ πρότερον νῦν une référence à la première signification donnée de l’instant.
V.g. Ross, Carteron et Pellegrin. Le sens du
paragraphe en devient peu intelligible.
[982] Ἔσται, erat.
[983] Πεπεράνθαι, includi. — Ce choix de La
porte au contresens.
[984] Ἔσται ἄρα ποσός τις ἀπὸ τοῦδε χρόνος καὶ εἰς ἐκεῖνο, καὶ ἦν εἰς τὸ παρελθόν, erit enim quantum aliquod ab hoc tempore in illud, quod
erat ad praeteritum. — L’instant de référence (τὸ πρότερον νῦν) est passé par rapport à ce qu’on situe ‘alors’ (ποτε). Mais en rapport au présent, les deux
peuvent indifféremment se trouver passés, comme dans l’exemple de Troie, ou
futurs, comme dans l’exemple de l’inondation, du moins en G.
[985] Τελευτὴ καὶ ἀρχὴ χρόνου, principium et finis est. — On est spontanément porté,
comme La, à nommer le début en premier, mais le contexte demande le
contraire : Aristote prend
comme signe de l’éternité du temps que tout instant à la fois termine un temps
et en commence un autre.
[986] Ἤδη, iam. — Carteron et Pellegrin : tout à
l’heure. Ross : presently ou just now. Coughlin : just
now.
[987] Ἄρτι, modo. — Carteron et Pellegrin : récemment. Ross ou
Coughlin : lately.
[988] Πάλαι, olim. — Carteron : autrefois. Pellegrin : jadis. Ross ou Coughlin : long ago.
[989] Ἐξαίφνης, repente. — Carteron : tout à coup. Pellegrin : soudain. Ross ou Coughlin : suddenly.
[990] Supra,
leç. 18, #591.
[991] Ab
hoc tempore praesenti in illud nunc. — Entre ποτε, tunc,
et τὸ πρότερον νῦν, prius nunc,
le second se trouvant dans le passé du premier.
[992] Comme La
situe l’inondation dans le passé (tunc erat diluvium), s. Thomas ne réalise pas que ποτε, tunc, alors, peut signaler
la même relation entre deux temps futurs.
[993] Leç.
2.
[994] VIII,
leç. 19.
[995] Supra,
#613. — Voir supra,
la note 985, sur 443.
[996] Supra,
leç. 18, #588.
[997] Supra,
lec. 18, #589.
[998] Leç.
2.
[999] Ἐκστατικόν, destructivum. — G répète l’adjectif général
initial, La opte pour un synonyme plus précis de la corruption.
[1000] Cette phrase serait plus à sa place à la suite de 222b15.
[1001] Eἰς τὸ ὑποκείμενον, ad
subiectum.
[1002] Supra,
leç. 20, #601, #604.
[1003] Leç.
20, #604.
[1004] Ὁ αὐτὸς γὰρ χρόνος πᾶς ὁ ἴσος καὶ ἅμα, omne
namque tempus unum similiter et simul est. — G est plus clair et
précis.
[1005] En
acceptant la suggestion de Torstrik et de Prantl, d’ajouter πρώτη : « Ἐστὶ <τῶν κινήσεων πρώτη> ἡ φορά. »
[1006] Supra,
leç. 20, #606.
[1007] Supra,
leç. 17, #580.
[1008] Quod
est motus divisio.
[1009] Supra, leç. 17, #572.
[1010] Supra, leç. 14, #559.
[1011] VIII, leç. 14.
[1012] Métap.,
X, 1 ; In X Met., leç.2.
[1013] Supra,
leç. 19, #598.
[1014] VIII,
leç. 19 et 20.
[1015] Supra, leç. 16, #565.
[1016] Supra, leç. 17, #574.
[1017] Supra, #633.
[1018] Πρῶτον, primo. — La
forme adverbiale dont use La peut induire en erreur. Il ne s’agit pas
d’antériorité temporelle : le mobile n’est pas le premier à changer par
opposition à un autre qui changerait après. Le mobile premier est celui que
concerne premièrement et directement tel changement. C’est la conjonctive, par
exemple, le mobile premier qui souffre et guérit d’une conjonctivite, non
l’œil. La même distinction touchera aussi le moteur et le temps. Et plus tard
l’instant (voir infra, VI, 3, 599.)
[1019] Τὸ κινοῦν πρῶτον, movens primum. — La précision de ‘premier’ concerne aussi le mobile et
le temps, dans la suite de l’énumération. Voir la note précédente.
[1020] Ἐξ οὗ καὶ εἰς ὅ, ex quo et in quid. — Par souci de brièveté, Aristote utilise désormais ces locutions relatives comme de
termes techniques pour désigner les termes initial et final du changement.
[1021] Ἐν τῷ εἴδει, in specie.
— La qualité, l’un des trois genres ouverts au changement, est nommée par le
fait que c’est, d’un objet, ce qui frappe en premier le sens.
[1022] Τὰ
δ̓ εἴδη καὶ τὰ
πάθη καὶ ὁ
τόπος, species
autem et locus et passiones.
— L’énumération sonne maladroite, donnant deux fois l’objet de l’altération,
mais oubliant celui de la croissance.
[1023] La question est manifestement sous-entendue,
puisqu’Aristote y répond tout de suite après.
[1024] Τὸ αὐτὸ πρῶτον, ipsum primum. — Voir supra, la note 1018, sur 465.
[1025] Ὀξεῖα, subtilis.
[1026] VI.
[1027] I, leç. 13, #112.
[1028] Neque in specie albi neque in specie nigri. — On attendrait plutôt la mention du chaud
et du froid, en harmonie avec l’exemple en cours.
[1029] III, leç. 2ss.
[1030] Supra, #642.
[1031] Quae est quaedam species. — Un nom concret de la qualité. Voir supra, la note 1021, sur 468.
[1032] VII, 3.
[1033] Supra, #642.
[1034] Supra, #643.
[1035] Hoc quod dico “primo et per se”. — La citation n’est pas exacte (voir supra, la note 1024, sur 474.).
L’usage adverbial ‘primo’ prête à interprétation inexacte. Voir supra, la note 1018, sur 465.
[1036] Supra, #647.
[1037]
Μεταβολή, changement, se compose de βολή, jet, et de μετά, après.
[1038] Ἁπλῶς γίνεσθαι καὶ οὐ τὶ
γίνεσθαι λέγομεν, fieri et non fieri simpliciter aliquid dicimus. — Le déplacement de ‘simpliciter’ après le
second ‘fieri’ rend l’opposition plus difficile à saisir ; il faudrait plutôt
lire : « simpliciter
fieri et non aliquid fieri ».
Dans le commentaire, le déplacement de ‘aliquid’ avant le premier ‘fieri’
créera la même difficulté. Voir infra, #654.
[1039] III, 1, 201a10-11.
[1040] Voir supra,
I, la note 71, sur #3.
[1041] Supra, leç. 1,
#647.
[1042] Secundum quam simpliciter dicimus aliquid fieri et non fieri. — Le déplacement de ‘aliquid’ avant le
premier ‘fieri’ rend difficile de comprendre l’opposition entre absolu et
relatif ; il faudrait plutôt lire : « simpliciter dicimus fieri et non aliquid fieri ». Voir supra, la note 978, sur 480.
[1043] In VI Metap., leç. 4.
[1044] I, leç. 14, #127.
[1045] Supra, #656.
[1046] Supra, #656.
[1047] Supra, #651.
[1048] Supra, #650.
[1049] La génération et la corruption vont d’un
contradictoire à l’autre, tandis que le mouvement va de contraire à contraire.
[1050] Τὴν προτέραν, primam.
[1051] Ἡ
ὑστέρα,
ultima. — G
exige plus généralement la précédente pour la suivante, tandis que La exige précisément la première pour la dernière.
[1052] Ἁπλῆ, simpliciter.
[1053] Ἅμα, similiter.
[1054] Μάθησις, doctrina.
— G parle d’apprentissage, La d’enseignement, mais l’un ou l’autre illustre aussi bien
le point : la génération ne peut jamais être le terme qui s’y
engendre : la génération d’un enfant n’est pas un enfant ; celle d’une
génération ne peut pas davantage être une génération.
[1055] In aliquo genere
praedicamentorum.
[1056] Leç. 2, #659.
[1057] Leç. 1, #643.
[1058] Attributions, 4 ; Mét., V, 7.
[1059] In genere “ubi”, qui dicitur secundum locum. — Aristote use de noms concrets dans la désignation des
attributions, mais le français ne s’y prête pas, d’où une traduction déjà en
termes abstraits. L’indication du commentateur comme quoi il faut considérer le
terme concret ‘ποῦ, ubi, quelque
part’ comme équivalent à τόπος, locus,
lieu, perd donc son utilité. Voir supra, III, la note 493, sur 191.
[1060] III, leç. 5, #324.
[1061] Ut est in hoc ab alio, vel ab hoc in aliud.
[1062] Supra, leç. 2, #652.
[1063] In II de Gen., leç. 3.
[1064] In I de Caelo, leç. 4.
[1065] Mét., X, 8 ; In X Met., leç. 10.
[1066] Mét., VII, 2 ; In VII Met., leç. 2.
[1067] I, leç. 8, #54.
[1068] Mét., VIII, 3 ; In VIII Met., leç. 3.
[1069] De la Gén., II, 4 ;
In II de Gen., leç. 4.
[1070] Supra, II, #656. —
Le mouvement, à la différence de la génération et de la corruption, exige de
son début à sa fin un sujet constant existant déjà en acte.
[1071] Mét., V, 15 ; In V Met., leç. 17.
[1072] Actio enim et passio non differunt subjecto a motu, sed addunt aliquam
rationem. — Voir III, leç.
5, #317-318.
[1073] Aegrotatio.
[1074] Supra, #670.
[1075] Secunda. — Aristote numérote suivant le temps,
mais s. Thomas compte à
rebours.
[1076] Supra, #671.
[1077] Animales.
[1078] Supra, #661.
[1079] Supra, leç. 1, #639.
[1080] Supra, leç. 1, #647.
[1081] Τὸ παθητικόν, quod passivum.
[1082] Φορὰ, latio.
[1083] Le mot ‘déplacement’, comme ‘φορά’, résiste à nommer communément le
changement naturel de lieu. Il s’agit de nommer un changement motivé par le
fait que le bien de la chose naturelle se trouve ailleurs qu’où elle se trouve
; cette motivation la porte à se rendre à cet ailleurs, mais aussi à y
demeurer, une fois rendue. Mais ‘φορὰ’ et ‘déplacement’, dans leur usage habituel,
visent plutôt le changement par accident qui, indifférent au bien du mobile, ne
s’arrête pas naturellement. En faisant ce choix de nom pour le changement
naturel de lieu, on en fait un homonyme de ce qu’on nomme plus habituellement
tel.
[1084] Ἐν τῷ αὐτῷ εἴδει,
in eadem specie. — Dans le même ‘aspect’. On se rappelle
qu’en ces pages-ci Aristote nomme la
qualité par le fait qu’elle est ce
qu’on voit de la chose. Voir
supra, la note 961, sur 468.
[1085] Supra, leç. 3, #662
et #665.
[1086] ‘Alter’
signifie autre ; c’est pourquoi devenir autre s’appelle ‘s’altérer’.
[1087] In eo quod quale.
[1088] VII, leç. 4 et 5.
[1089] Comme tout changement, celui de qualité est
le plus naturel quand il perfectionne la substance ; partant, lui aussi peut se
nommer par ses espèces, comme le changement de quantité, en regard de sa
contribution ou de son entrave au bien de la substance : on oppose ainsi
l’amélioration (βελτίωσις) et la détérioration (ἐλάττωσις). Aristote
trouve d’usage plus commun d’attribuer ce changement d’une manière plus
‘neutre’, sans cette référence au bien : la qualité affective, en ce
qu’elle ouvre à pâtir ou non et ainsi à devenir ‘autre’ n’implique aucune
indication d’un mieux ou d’un pire. Bien qu’on puisse remarquer que, sans doute
en raison de la propension statistiquement beaucoup plus grande de l’altération
à détériorer, le mot ‘altération’ revête facilement une connotation
péjorative.
[1090] Supra, leç. 3,
#665.
[1091] Ἅμα, simul.
[1092] Χωρίς, separatim.
[1093] Ἅπτεσθαι, tangere.
— Le contigu, c’est ce qui voisine au point de toucher.
[1094] Μεταξύ, medium.
[1095] Ἐφεξῆς, consequenter.
[1096] Ἐχόμενον, habitum. — Le voisin (ou proche, prochain) se définit
comme une espèce forte du suivant ; on suit déjà, si on est séparé par quelque
chose d’un autre genre ; mais on n’est voisin que si on suit de si près que les
extrémités se touchent. Le voisin est en somme un synonyme du contigu, mais
peut par extension servir de genre au suivant, au contigu et au continu. Les ἐχόμενα sont normalement assez proches pour ‘tenir
ensemble’ ; le συνεχόμενον, de même famille lexicale, poussera la proximité au
point de rattacher les voisins, en en fusionnant les extrémités.
[1097] Συνεχές, continuum.
[1098] Ἔσχατον
μὲν γάρ ἐστι
τῆς μεταβολῆς
τὸ ἐναντίον, ultimum quidem enim mutationis contrarium est. — Τοῦ πρώτου, primi,
est manifestement sous-entendu.
[1099] Τοῦ πράγματος, rei. —
Il s’agit de ce sur quoi porte le changement : lieu, qualité, quantité,
substance.
[1100] Τὸ
μηθὲν ἢ τὸ ὀλίγιστον διαλεῖπον
τοῦ πράγματος, quod nihil aut paucissimum deficit rei.
[1101] Οὐδὲν γὰρ κωλύει διαλείποντα, nihil
enim prohibet deficientiam rei non temporis. — Ce ‘rei non temporis’ qu’ajoute le latin, sans faire
contresens, semble recopié par erreur de la ligne précédente. J’en reporte la
traduction à la fin de la remarque.
[1102] Ἀλλὰ τοῦ πράγματος ἐν ᾧ κινεῖται, sed
rei in qua movetur. — Voir
note précédente.
[1103] Μόνον, solum.
— Par opposition au contigu et au continu, qui ajouteront des exigences à cette
simple proximité.
[1104] Μετὰ τὴν ἀρχὴν, post principium.
[1105] Ἤ,
secundum quod sunt.
[1106] Λέγω δ’ οἷον γραμμὴ γραμμῆς ᾗ γραμμαί, ἢ
μονάδος
μονὰς ᾗ μονάδες, ἢ οἰκίας οἰκία, dico autem ut linea lineae secundum quod sunt
lineae, aut unitati unitas secundum quod sunt unitates, aut domui domus. — Devant γραμμαί et μονάδες, je lis ᾗ
plutôt que ἢ, comme La semble l’avoir fait, car il s’agit d’exemplifier un
suivant de même espèce, bien plutôt que de signaler l’éventualité de plusieurs
suivants.
[1107] Γάρ, enim.
— Aristote ne justifie pas ici la remarque qui précède
immédiatement, mais la toute première remarque, où un précédent (μετὰ τὴν ἀρχήν, post principium) intervenait dans la définition du suivant.
[1108] Ὅπερ ἐχόμενόν τι, quod habitum aliquid est. — Ὅπερ signale un mode privilégié de proximité.
[1109] Ὅταν ταὐτὸ
γένηται καὶ ἓν τὸ ἑκατέρου
πέρας
οἷς ἅπτονται, cum idem fiat et unus utriusque terminus eorum quae
tanguntur.
[1110] Συνεχὲς se
forme de σύν, avec, ensemble, et de ἔχω, avoir,
tenir. Contineo,
en latin, donne un calque assez exact.
[1111] Σύμφυσις, insertus.
[1112] Extraneum vel separatum.
— Des adjectifs, plutôt que l’adverbe du texte aristotélicien. Peut-être une
version latine sur laquelle travaillait s. Thomas donnait-elle ‘extraneum’ en traduction de ‘χωρίς’.
[1113] Separatim vel seorsum.
[1114] Supra, leç. 2,
#659. — À noter qu’Aristote passe facilement de ‘μεταβολή, mutatio, changement’ à ‘κίνησις, motus, mouvement’, dans ce contexte, qui intéresse pourtant plus précisément
le mouvement, le changement accidentel. Il peut les traiter en synonymes pour
autant que sa considération garde quelque chose de commun : tout
changement va d’opposé à opposé, qu’il s’agisse de contradictoires, comme dans
la génération et la corruption, ou de contraires, comme dans le mouvement
proprement dit.
[1115] Continuationem.
[1116] Ex re per quam transit.
[1117] Interpolatio. — À
l’intérieur du temps où un mouvement se déroule, aucun autre temps ne doit
s’intercaler qui ne mesure pas ce mouvement, mais un autre.
[1118] Certificare.
[1119] In continuis. — On doit
manifestement lire “in
contiguis” ou “in contactis”, puisqu’on est à comparer le ‘suivant’ avec le
‘contigu’.
[1120] Voir la note précédente.
[1121] Si adnata erunt,
traduction de εἰ συμφύσεται. Voir 512.
[1122] Naturaliter unita.
[1123] Consertus.
[1124] De la matière.
[1125] Avec son infinité potentielle de points.
[1126] Τὰ
σχήματα τῆς κατηγορίας,
figuras praedicamenti. — Les dix genres
qui s’attribuent les premiers aux êtres quand on commence à se représenter
confusément ce qu’ils sont. Sont ici spécialement concernés les trois dont on a
reconnu qu’ils admettent du mouvement : la quantité, la qualité et le
lieu. Voir supra, 1, 436. ;
voir aussi III, 1, 192.
[1127] Μάθησις, doctrinatio. — Le grec nomme l’enseignement reçu plutôt que donné, qui
appellerait plus précisément ‘disciplina’ que ‘doctrina’. Mais le contexte
large ici d’un mouvement vers la science s’illustre aussi bien avec l’un
qu’avec l’autre.
[1128] Ὑπολήψεως, existimationis.
[1129] Περὶ ἃ
λέγομεν τὴν κίνησιν [μίαν], circa quae dicimus motum unum. — Peu de manuscrits tiennent ‘μίαν’
(Ross cite Vat. 1027), mais le contexte réfère
certainement à l’unité du mouvement.
[1130] Ὃ
καὶ ἐν ᾧ καὶ ὅτε, quod et in quo et quando.
[1131] Μὴ
διαλείπειν, non
deficiens. — Voir supra 507. et #687.
[1132] La même spécifiquement, mais non une
numériquement.
[1133] Ἐνέργεια, actus. — Le mot revêt ici son sens le plus concret
d’activité, de mouvement, plutôt que la fréquente homonymie qui en use pour
opposer la perfection à la puissance.
[1134] Εἰ
δ ̓ οὖν μία καὶ ἡ
αὐτή,
si igitur unus et idem est. — En passant du féminin au masculin, La élargit la portée de la conclusion.
[1135] Supra, leç. 4, #679.
[1136] Aut in passione, idest in
passibili qualitate.
[1137] Ou de l’objet. Qu’il s’agisse d’hommes, mais
pas du même individu, ou de guérison d’ophtalmie, mais pas de la même ophtalmie
individuellement.
[1138] Mét., IV, c. 5.
[1139] Τέλειος, perfectum.
[1140] Ὁμαλής, regularis.
[1141] Ἀνώμαλος, irregularis.
[1142] Ἡ γὰρ ἀνώμαλος ἔστιν ὡς οὐ δοκεῖ μία, ἀλλὰ μᾶλλον ἡ ὁμαλής, irregularis enim non videtur unus,
sed magis regularis.
[1143] Τῆς κεκλασμένης, reflexi.
[1144] Τῆς ἑλικος, obliqui.
[1145] Οὔτε εἰς ὅ, neque in eo ad quod.
[1146] Ἐν τῷ ὥς, in eo quod ut.
[1147] Supra, leç. 5,
#691.
[1148] Supra, leç. 5,
#687.
[1149] Le second sens secondaire sera présenté au
prochain numéro. Voir infra, #708, en commentaire de 524.
[1150] In quod quo. —
S. Thomas ne cite pas
exactement La, qui dit : ‘in eo ad quod’, plus proche de la version grecque : ‘εἰς ὅ’. Peut-être lisait-il un
manuscrit différent. Ou peut-être est-il motivé par ce qu’a de déconcertant la
division d’Aristote, qui oppose lieu, temps et destination du mouvement, dans un contexte où il opposait jusqu’ici son objet, son temps et son sujet.
S. Thomas cherche à lire la
division attendue en recevant le lieu comme un exemple de l’objet et le terme
final comme un élargissement à n’importe lequel des trois objets (lieu,
qualité, quantité) ou comme un renvoi au sujet.
[1151] Supra, #709.
[1152] Supra, #709.
[1153] Supra, #704.
[1154] Ibid.
[1155] Περὶ μονῆς, de mansione.
[1156] Τὸ μέντοι γ ̓ εἶναι οὐ ταὐτὸ αὐταῖς, ὥσπερ οὐ ταὐτὸ τὸ ἐξ ὑγιείας μεταβάλλειν καὶ τὸ εἰς νόσον, esse tamen non
idem est ipsis, sicut non idem est ex sanitate mutari et in aegritudinem. — Il faut bien
entendre que ce dont Aristote nie
l’identité (ὥσπερ οὐ ταὐτὸ), ce n’est
pas la réalité de quitter la santé et de tomber malade, dont il vient
d’affirmer qu’ils constituent le même et unique mouvement, mais la conception
de leur essence, τὸ εἶναι αὐταῖς.
[1157] ‘Se rétablir’ sous-entend manifestement ‘en
santé’ ; le nom correspondant est la ‘guérison’, qui offre un rapport verbal
indirect, étymologique : il y s’agit de ‘garer’, c’est-à-dire de
‘garantir’ la santé. Le grec est plus évident : ‘ὑγίανσις’ se nomme d’après ‘ὑγίεια’, santé,
et ‘νόσωσις’ d’après ‘νόσον’, maladie.
De même, le latin nomme la ‘sanatio’ d’après la ‘sanitas’ et fait de
l’‘aegritudo’, comme chute dans la maladie, un homonyme de l’‘aegritudo’, la
maladie.
[1158] Ἐναντία γὰρ καὶ ταῦτα,
contraria enim haec sunt in
altitudine.
[1159] Τὸ
γὰρ φαιὸν τὸ μέσον ἐναντίον πρὸς ἑκάτερον λέγεταί πως
τῶν ἄκρων, fuscum enim medium contrarium ad utrumque dicitur
quodammodo extremorum. —
C’est Prantl qui introduit ἐναντίον.
— Voir supra, 1, 224b32-35.
[1160] Métap., X, 3.
[1161] La comptabilité étonne, qui trouve qu’il
reste deux sens, après en avoir enlevé deux de cinq. Mais le premier sens se
trouvera discrètement disqualifié, infra,
#721.
[1162] Infra, #726.
[1163] Métap., X, 9.
[1164] Supra, #643.
[1165] Supra, #717.
[1166] Addiscere.
[1167] Supra, #716.
[1168] Supra, #648.
[1169] Ἡρεμήσις, quietatio. — L’entrée dans le repos, sa production, en
comparaison de ἡρεμία, quies, le repos comme tel. Le mouvement vise le repos qui le
termine, il en est pratiquement la production ; ce repos-là ne peut donc lui
être contraire.
[1170] Ἀμεταβλησία, immutatio. — Bailly
propose ‘immutabilité’, terme plus élégant ; cependant il ne s’agit pas ici
d’incapacité de changer, mais d’absence factuelle de changement ; l’homonymie à
imposer est un peu forcée. On effectuerait une homonymie plus adéquate en
étendant le sens d’‘immobilité’, normalement réservé au contraire du mouvement.
[1171] Ἡ
ἐν τῷ ὄντι
ἀμεταβλησία, καὶ εἰ
ἠρεμία ἐστίν, quae in esse non mutatio vel quies est.
[1172] Εἰ
δὲ τοῦτο,
si autem hoc est.
[1173] Métap., X, 9.
[1174] Supra, #725.
[1175] “Immutatio”, idest non mutatio.
[1176] Supra, #656ss.
[1177] Ἆρ ̓ οὖν καὶ… ; Ergo et…
[1178] Διὰ τρυφήν, propter alimentum. — C’est τροφὴ qui signifie aliment ; τρυφὴ désigne la mollesse, une vie sensuelle.
S. Thomas ramènera une chose
à l’autre, l’excès de nourriture voluptueuse excitant la sensualité et la
mollesse.
[1179] Supra, c. 5.
[1180] Supra, 6, 543.
[1181] Cette troisième explication complémentaire
répète, avec variation verbale minime 557.
et 558. Certains manuscrits grecs n’en donnent que
la première phrase. Plusieurs manuscrits grecs omettent d’ailleurs ces trois
derniers éléments d’explication.
[1182] Du Ciel, II, 6.
[1183] Per interemptionem.
— Une observation se trouvait à la base de la question : les autres genres
que le déplacement ne connaissent pas l’opposition entre conforme et contraire à la nature. Montrer qu’il n’en va pas ainsi annule la
question en la privant de son fondement.
[1184] Violenta et extra naturam. — Le contexte de la contrariété fait lire : violenta et secundum naturam.
[1185] S. Thomas
semble avoir lu “et contrariae ipsorum differentiae sunt”, au lieu de “et contrariae ipsorum loci mutationes sunt”. La lettre en devient peu intelligible, mais le
commentateur récupère bien le sens.
[1186] Est terrae innaturalis.
[1187] Ergo. — Plusieurs
conjonctions du commentaire sont à contresens.
[1188] Quiescens violente.
— L’allusion à la violence restreint la portée de la conclusion d’Aristote, qui nie pour tout mouvement la génération du
repos où il s’achève.
[1189] Supra, leç. 9, #729.
[1190] Supra, #743.
[1191] Supra, #743.
[1192] Supra, #746.
[1193] Supra, #745-746.
[1194] V, ch. 3.
[1195] Ἅμα, simul.
[1196] Ἓν γὰρ τὸ ἔσχατον, καὶ ἅπτεται τῶν συνεχῶν, unum enim est
ultimum continuorum et quae tanguntur. — On attendrait : “et
tangit”. Le pluriel et le relatif
ne se justifient pas, comme le sujet est ‘ultimum’.
[1197] V, leç. 5.
[1198] Supra, #752.
[1199] V, leç. 5, #689.
[1200] III, leç. 1, #277.
[1201] Supra, #754-755.
[1202] Supra, #753.
[1203] Supra, #751.
[1204] V, leç. 10, #746.
[1205] Ἐπὶ τῆς διαστάσεως, in spatio.
[1206] Εἰ δὲ παρούσης κινήσεως ἀνάγκη κινεῖσθαι τι καὶ εἰ κινεῖταί τι παρεῖναι κίνησιν, si igitur praesentis motus necesse moveri per aliquam
partem et si moveatur aliquid adesse motum. — G présente une homonymie qui confond tous les
traducteurs : ‘τι’ représente la
partie de la grandeur parcourue lors de la partie correspondante du
déplacement ; supposée indivisible, elle forcera à l’être aussi la partie du
déplacement. À lire cependant la phrase sans avoir cet argument clair à
l’esprit et sans l’aide de la version latine (per aliquam partem), le traducteur prend spontanément ce ‘τι’ pour le mobile. Ainsi, Carteron : « Si la présence
du mouvement entraîne que quelque
chose se meut et si le fait
que quelque chose se meut entraîne la présence du mouvement… » ; Pellegrin : « Si, donc, quand il y a
mouvement, nécessairement quelque
chose est mû, et si quand quelque chose est mû <il est nécessaire> qu’il y ait un
mouvement… » Ross : « If, then, when
motion is present something must be being moved, and vice versa… » ; Coughlin : « If, then, motion
being present, it is necessary that something be moving, and if something is moving, that motion be
present… ». (Mes italiques)
L’argument ne fait alors plus de sens.
[1207] Ἐκινεῖτο, motum est.
[1208] Et de même pour chacune des autres parties B
et C.
[1209] Ἐκ
κινημάτων,
ex momentis.
[1210] Secundum quamcumque partem praesentis motus necesse est aliquid moveri
; et e converso, si aliquid movetur, necesse est quod adsit sibi aliquis motus. — À défaut d’avoir le contexte de l’argument
à l’esprit, on prend ‘aliquid’ pour le mobile, plutôt que pour une partie de la
distance à parcourir. Voir supra, la note 1206, sur 572., concernant ‘τι’.
[1211] Inquantum movetur.
— Le commentateur ne semble pas avoir perçu le sens purement local de ‘οὗ, quo’ ;
son commentaire en devient plus laborieux.
[1212] Quod necesse sit
moveri ad presentiam motus. — Voir supra, les notes 1210 sur #761 et 1206
sur 572.
[1213] Remarque apparemment
inspirée de la lecture inadéquate suivante du premier prérequis :
« En n’importe quelle partie d’un déplacement en train de s’effectuer, un mobile doit se
déplacer ; et réciproquement, si un mobile se déplace, il doit comporter du déplacement
en train de s’effectuer. » Pour s’accorder avec le contexte, la remarque
devrait concerner l’altération du blanchissement et se lire : « On en
trouve l’équivalent en tout changement. En effet, pour que du blanchissement
s’effectue, de la surface doit devenir blanche ; et réciproquement, si de la
surface devient blanche, du blanchissement a forcément lieu. »
[1214] IV, leç. 15, #562.
[1215] Necesse est aliquid moveri. — Voir supra, les notes 1210 sur #761 et 1206 sur 572.
[1216] Ni chacune des autres
parties B et C.
[1217] Praesente motu mobile movetur. — Ce n’est pas tant le mobile qui est concerné, que la
grandeur, dont il se trouve autant de parcourue qu’il y a de déplacement
d’effectué. Voir supra, les notes 1210 sur #761 et 1206 sur 572.
[1218] Supra, #762.
[1219] Ἀδιαίρετον εἶναι... καὶ συγκεῖσθαι..., indivisibile esse... et componi... —
L’alternative, seulement sous-entendue dans le texte, exige de ne pas oublier
qu’on l’a résolue par la négative.
[1220] Εἰ γὰρ πᾶσα διαιρετός, si enim omnis
divisibilis est. — Grammaticalement, il serait plus naturel de sous-entendre
‘longueur’, le nom déterminé dans le paragraphe précédent, mais comme il
s’agira, comme dans les considérations précédentes, de mesurer le temps de la
parcourir, je reprends l’équivalent ‘distance’ utilisé alors. Dans tout ce
contexte, ‘grandeur’, ‘ligne’, ‘longueur’ et ‘distance’, et même ‘espace’ (‘spatium’ dans le commentaire)
s’équivalent.
[1221] Les éditeurs et traducteurs contemporains
terminent ici le chapitre 1. Je garde la présentation des éditions Léonine et Marietti du commentaire de s. Thomas, qui l’étendent jusqu’en 233a17, avec bonne raison,
puisqu’ici on se trouverait à couper entre plusieurs arguments occupés à une
même conclusion.
[1222] Καὶ ἐν τῷ ἐλάττονι ἴσον καὶ ἐν τῷ ἐλάττονι πλεῖον κινεῖσθαι, et in minori plus moveri. — La omet la mention de la distance égale.
[1223] Supra, 583.-584.
[1224] Ratio.
[1225] Ex indivisibilibus componantur. — Comme dans le texte aristotélicien, l’alternative est
seulement sous-entendue.
[1226] Supra, leç. 1,
#751.
[1227] Magnitudo. —
S. Thomas privilégie ce terme plus général, mais ne se
fait pas faute de lui substituer quelquefois ‘spatium’,
équivalent de ‘distance’, que je privilégie dans la traduction comme plus
naturel en contexte de mouvement local.
[1228] Plus de spatio.
[1229] Supra, #769.
[1230] Majus spatium.
[1231] Confronter le parcours C E T D et le
temps correspondant
Z K I illustre qu’en ZI, le mobile A parcourt la distance CD et le
mobile B, la distance CE ; en le temps ZK, moindre que ZI, A parcourt CT et B,
moins que CE. CT étant plus grand que CE, en un temps ZK, moindre que ZI, A
parcourt plus que B en ZI.
[1232] Supra, #771.
[1233] Distance : L X M ; Temps : P
S R H .
[1234] Supra, #770-771.
[1235] IV, leç. 22, #623-624.
[1236] IV, leç. 17, #580.
[1237] I, leç. 9, #65 ss.
[1238] Distance : C K D ; Temps : Z
T I .
[1239] Post motum velocioris. — On doit
lire : post mobile velocius.
[1240] Supra, #770, #772.
[1241] Μέγεθος, longitudo. — Comme plus haut, Aristote navigue de l’universel au
particulier et inversement ; il parle tantôt de grandeur, tantôt de longueur,
tantôt de distance, selon qu’il met l’accent sur l’universalité de la portée de
son argumentation, qui vaut pour toute grandeur, ou sur la particularité de
son illustration, qui vise la ligne et le déplacement. La uniformise quelque
peu ; je standardiserai avec la distance en contexte de déplacement.
[1242] Ὅτι
δ’ οὐκ ἐν
ἀπείρῳ
δίεισι τὸ ΒΕ, φανερὸν εἰ ληφθείη ἐπὶ θάτερα πεπερασμένος ὁ χρόνος· εἰ γὰρ ἐν ἐλάττονι τὸ μέρος δίεισι, τοῦτο ἀνάγκη πεπεράνθαι, θατέρου γε πέρατος ὑπάρχοντος, quod autem non in infinito tempore transit quod est BE,
manifestum est, si accipiatur in altera finitum tempus ; si enim in minori
partem pertransit, hanc necesse est finitam esse, altero termino existente. — De grammaire difficile, ce passage reçoit
généralement une traduction à contresens. Carteron,
Pellegrin, Ross, Coughlin, par exemple, voient en “ἐπὶ
θάτερα” une référence au second
sens de l’infinité, alors qu’Aristote
invite plutôt à considérer BE comme partie d’une autre
distance finie que AB, parcourue, celle-là, en un temps fini, car on ne peut
tout de même pas prétendre que toute distance finie demanderait un temps
infini, même si pour le bénéfice de l’argument précédent on concédait que AB le
fasse. Aristote contre ainsi
l’interlocuteur ‘subtil’ qui penserait annuler la puissance de l’argument en
objectant que toute partie de AB, qui se parcourt en un temps infini, doit
aussi requérir un temps infini. Voir infra,
#783.
[1243] Ἄτομον, atomus.
[1244] Τὸ ἄτομον, indivisibile.
[1245] Ἠμιόλιον, hemioliam.
[1246] Εἰς τρία ἄτομα, in tres atomos.
[1247] Δίχα, gemina.
[1248] Supra, leç. 1, #755.
[1249] Supra, #778.
[1250] VIII, leç. 17.
[1251] Supra, #778.
[1252] Distance : B E A
; Temps : G D …
[1253] Supra, leç. 3.
[1254] Supra, leç. 3, #774.
[1255] Ibid., #770.
[1256] Ibid., #774.
[1257] Sesquialtera.
[1258] Τὸ νῦν, ipsum nunc.
— Pour désigner la division entre le passé et le futur, ou entre n’importe
quelles parties de temps, le grec et le latin tournent en nom l’adverbe dont le
sens le plus usuel est ‘maintenant’ : νῦν, nunc.
Le français ne fait pas ainsi avec ‘maintenant’, mais use d’un procédé
semblable à partir de l’adjectif ‘instant’, archaïque, qui connotait aussi le
présent, l’imminence ; devenu nom, ‘instant’ désigne d’abord un temps bref, ou
très proche, pressant, avant de désigner ce qui nous intéresse ici : le
terme indivisible qui marque le début ou la fin d’un temps. C’est la manière
naturelle d’en venir à concevoir et nommer ce terme : considérer d’abord
le présent en opposition au passé et au futur ; puis prendre conscience que ce
présent n’est en fait qu’une limite sans durée entre les deux ; enfin réaliser
que chaque situation dans le passé ou le futur se traduit ainsi par un instant
limite entre de l’avant et de l’après. Aussi, traduire précisément en termes d’instant les distinctions qu’Aristote s’apprête à faire en termes de νῦν, nunc,
et leur commentaire par s. Thomas, demandera une certaine gymnastique mentale, entre autres pour ne pas
confondre les connotations du présent et celles du terme indivisible de temps,
en toute période où on le considère.
[1259] Τὸ μὴ καθ’ ἕτερον ἀλλὰ καθ’ αὑτὸ καὶ πρῶτον λεγόμενον, quod non secundum alerum sed per se et primum dictum. — Aristote applique une distinction dont il a usé avec le
mouvement, le mobile, le temps (voir supra,
V, 1, 465.). L’instant premier et par soi est la
première entité qui mérite un nom, ici celui d’instant. Par opposition,
l’instant dit par autre chose est ce que l’on nomme tel en référence à autre
chose de connexe, comme le tout qui le contient. On situera ainsi dans
l’instant ce qui a lieu dans le jour ou même dans la semaine qui contient cet
instant.
[1260] IV, 11, 417.
et 13, 438.
[1261] Τοῦτο δἐ ἂν δειχθῇ ὅτι τοιοῦτόν ἐστι καθ’ αὑτὸ καὶ ταὐτόν, hoc autem si demonstretur quoniam huiusmodi est per se. — Τοῦτο, cette extrémité, déjà désignée comme terme ; τοιοῦτον, au-delà de quoi il n’y a rien du futur, en
deçà de quoi il n’y a rien du passé ; καθ’ αὑτὸ,
premier à être tel, non tel par contagion de quelque chose de connexe ; ταὐτόν, unique comme fin du passé et début du futur.
La sous-entend cette dernière particularité.
[1262] De même nom et de même nature. Toute portion
d’une entité continue porte et son nom et sa définition : une portion de
temps est du temps.
[1263] Supra, c. 2.
[1264] Οὐκ ἀεὶ τὸ αὐτὸ γεγονὸς ἢ μέλλον, non semper idem factum
est et futurum. — Il faut lire : ἀεὶ οὐκ τὸ αὐτό, semper non idem, et comprendre que jamais passé et futur ne
s’identifient. Que le passé et le futur “ne sont pas toujours” la même chose
est absurde et ne contribue en rien à l’argument.
[1265] Οὐδὲ δὴ τὸ νῦν τὸ αὐτό, neque itaque ipsum
nunc idem est simul. — À la distinction entre des parties de l’instant,
le latin ajoute l’existence successive de son tout.
[1266] C’est le même qui termine le passé et débute
le futur.
[1267] Οὗ,
quo. — Quant à la partie où il est apte de nature
à se mouvoir.
[1268] Le passé et le futur, ou plus généralement un
temps antérieur et un postérieur que cet instant divise.
[1269] Τὸ δὲ μεταβάλλον ἅπαν, quod
mutatur autem omne. — Le mobile en
toute son extension : celui de la génération autant que celui des
changements accidentels.
[1270] Δυνατόν, possibile est totum esse.
[1271] Nunc. — C’est-à-dire,
‘en ce moment’, ‘maintenant’.
[1272] Supra, leçons 1 ss.
[1273] V, leç. 3, #689.
[1274] Supra, leç. 3.
[1275] Supra, #789.
[1276] Supra, #796.
[1277] V, leç. 4, #683.
[1278] Supra, #794.
[1279] Omne quod movetur.
— Aristote parle plus universellement du sujet du
changement : “τὸ δὲ μεταβάλλον, quod mutatur”. Averroès croira pourtant que la démonstration proposée ne vise
que le sujet du changement accidentel. Voir infra,
#797.
[1280] VI, 2, #761.
[1281] Supra, #795.
[1282] Voir supra,
la note 1269, sur 611.
[1283] Voir infra,
leç. 6, #808.
[1284] Infra, leç. 6, #817.
[1285] Supra, #796.
[1286] Infra, leç. 8.
[1287] Infra, leç. suiv.
[1288] Du sens et du sensible,
ch. 6, 447a2-4.
[1289] VIII, leç. 15.
[1290] Du sens et du sensible,
ibid., 447a4-7.
[1291] Infra, leç. 6 ss.
[1292] Infra, leç. suiv.
[1293] Voir 611bis.
[1294] GC. — Coquille
manifeste.
[1295] Μεγέθους, magnitudinis. — La grandeur en question est manifestement le mobile
concerné par le mouvement, non la base de son parcours, à laquelle Aristote attachait le mot ‘grandeur’ jusqu’ici.
[1296] ΔΕ ΕΖ, DEZ. —
Certains manuscrits grecs ont aussi DEZ, qui fait plus de sens ; Carteron cite Parisiensis 1853 et Vaticanus
241.
[1297] Πᾶν τὸ κινούμενον ἔν τινι κινεῖται, omne quod movetur in aliquo movetur.
[1298] Τοῦ κινεῖσθαι, ipsius moveri. — Le fait d’être en mouvement, le mouvement en train de
s’effectuer.
[1299] Ἐκθέμενον, ponentem.
— L’ecthèse est un procédé logique spécial, voisin de l’exemple simple, qui
ramène la manifestation d’une vérité universelle à l’examen d’un cas
singulier. Aristote s’en sert passim dans les Premiers
Analytiques pour concrétiser
des principes si primitifs qu’ils ne se prêtent pas à démonstration
universelle, par exemple la validité des conversions de propositions. Voir Prem. Anal., I, 2, 25a17 ; 6, 28a23, 28b14 ; etc. Ici, il manifeste
que les parties de l’exécution d’un mouvement correspondent à celles du
mouvement même en prenant le cas d’un mouvement et de son exécution et en comparant
chaque partie de la seconde à chaque partie du premier.
[1300] Supra, 4, 234b21-235a10.
[1301] Πλὴν ἔνια κατὰ συμβεβηκός, ὅτι τὸ μεταβάλλον ἐστὶ διαιρετόν· ἑνὸς γὰρ διαιρουμένου πάντα διαιρεθήσεται, praeter
quaedam quae secundum accidens ; quod enim mutatur, est divisibile. Uno enim
diviso, omnia dividentur. — G applique le fait que ce soit le mobile qui se divise à
l’explication de la division par accident du support de l’altération ; La l’applique plus généralement à la correspondance dans la
division de tous les aspects du mouvement.
[1302] Ἀπὸ τοῦ μεταβάλλοντος, ab ipso mutante.
[1303] Εὐθύς, mox.
[1304] Supra, leç. 5, #794.
[1305] Supra, leç. 5, #796.
[1306] Secundum aliquod signum
determinatum.
[1307] Supra, #808.
[1308] V, leç. 7, #704.
[1309] Supra, leç. 3.
[1310] Supra, #810.
[1311] Supra, #812.
[1312] Supra, leç. 5, #796.
[1313] Infra, leç. 9.
[1314] Statim.
[1315] Supra, #807 ss.
[1316] VI, leç. 9.
[1317] Ὅτε πρῶτον μεταβέβληκεν, cum mutatum est. – Le temps premier où un mobile a déjà
quelque chose de changé. Sous la plume d’Aristote, l’expression est très technique : il ne
s’agit pas d’un temps indiqué approximativement, d’une période concernée
seulement en l’une de ses parties, une année pour un jour, selon l’exemple qui
illustrera le cas opposé (voir 633.), mais d’un temps concerné en sa totalité. Mais la
formule est ambiguë : le parfait marque un changement déjà effectué, mais
l’idée de ‘premier’ risque de faire penser à la période durant lequel le
début d’un changement s’effectuait. Aristote
précisera ce qu’il entend (pour une définition, voir infra, 628.), mais la traduction
doit garder cette indécision pour le moment. J’use de ‘temps’ en un sens
large, sans préciser qu’il s’agisse d’instant ou de période. Aristote montrera ensuite que dans le cas il ne peut
s’agir strictement de temps, de période, mais seulement d’instant, terme
indivisible du temps (235b32ss). – En négligeant de traduire πρῶτον, La risque de donner
l’impression d’un registre plus large : la période qui suit le
changement. Aristote
expliquera lui-même (infra, 628.) ce qu’il entend par πρῶτον, quand il qualifie de
‘premier’ le temps, le mobile ou l’objet d’un changement, ou quoi que ce soit
d’autre : ce qui mérite un attribut directement et non par le fait
qu’autre chose, sa partie, par exemple, le mérite. Il parlera tour à tour du
temps premier d’un changement, de son mobile premier, de son objet premier.
Voir supra, V, 1, 465., pour une première
occurrence de πρῶτον, primo, ainsi
utilisé.
[1318] Dès qu’on a commencé à changer, on a atteint
un terme distinct de son terme initial, qui peut donc par opposition se
regarder comme relativement final, une première destination.
[1319] Τὸ γὰρ μεταβάλλον, ἐξ οὗ μεταβάλλει, ἐξίσταται ἢ ἀπολείπει αὐτό, quod mutatur enim, ex
quo mutatur distat, aut deficit ipsum. – On commet ici presque
automatiquement une amphibolie : le lecteur voit généralement en αὐτό, ipsum, substitut du terme
initial, le complément d’objet direct d’ἀπολείπει, plutôt que son sujet
(voir Carteron, Pellegrin, Ross, Coughlin). On perd alors la distinction qu’apercevra
s. Thomas (infra, #819) entre
concevoir le changement comme le mobile s’éloignant du terme initial ou comme
le terme initial abandonnant le mobile, et on reste avec une redondance
inutile.
[1320] Ἀπολέλοιπε τὸ μὴ ὄν, defecit non ens. — Même risque
d’amphibolie que plus haut (voir supra, la note 1259) : fautivement, on s’attend
spontanément à trouver en τὸ μὴ ὄν, non ens, le complément
d’objet direct plutôt que le sujet.
[1321] Ἀνάγκη τὸ μεταβεβληκός, necesse est quod
mutatum est. — Pour alléger, je traduis régulièrement τὸ μεταβάλλον, quod mutatur, et τὸ μεταβεβληκός, quod mutatum est, par ‘le mobile’ ou
par l’indéfini ‘on’. Le lecteur doit rester attentif au contexte et saisir
qu’il s’agit du mobile en acte, soit en train de changer (τὸ μεταβάλλον), soit même une fois
son changement complété (τὸ μεταβεβληκός).
[1322] Εἶναι που, ἢ ἔν τινι, alicubi esse, aut ex
quo mutatum est aut in aliquo. — Curieusement, Carteron, Pellegrin,
Ross et Coughlin ne retiennent pas ἐξ οὗ μεταβέβληκεν, omis par plusieurs
manuscrits ; le contexte rend pourtant cette mention indispensable.
[1323] Ἐν τούτῳ, in hoc.
[1324] Ὅτε μεταβέβληκε πρῶτον, cum mutatum est primo. — Même ambiguïté que
précédemment (voir supra, la note 1257, sur 625.) ; user de l’adverbe ‘primo’,
plutôt que de l’adjectif ‘primum’, y contribue. On peut cristalliser cette
ambiguïté par l’opposition entre ‘premier temps’ et ‘temps premier’.
[1325] Ἐν ᾧ δὲ πρώτῳ μεταβέβληκε τὸ μεταβεβληκός, in quo autem primo
mutatum est id quod mutatum est.
[1326] Ἄτομον, atomum.
[1327] Λέγω δὲ πρῶτον, dico autem primo. — G
qualifie de ‘premier’ le temps qui mérite par soi, en sa totalité, qu’on y
situe le changement, en opposition à un temps second, qui ne le mérite que du
fait qu’autre chose de connexe, sa partie, son tout, le mérite ; La présente souffre ambiguïté, du fait de
recourir à l’adverbe ‘primo’, en premier. Voir supra, la note 1317, sur 625.
[1328] Ἓτερόν τι αὐτοῦ, alterum aliquid ipsius. – Par exemple, à
l’une de ses parties ou à son tout.
[1329] Ὑπάρχει τε καὶ ἔστιν, existit
et est.
[1330] Supposé précéder AD.
[1331] C’est-à-dire, dans ce
contexte, avoir déjà commencé à changer.
[1332] Et A et D sont le
même temps, puisqu’on le suppose indivisible.
[1333] Οὐδὲ ... ἐστί τι πρῶτον ὃ μεταβέβληκεν, neque … aliquid prius
est quod mutatum est. — Entre G et La, même ambiguïté entre l’adjectif
et l’adverbe (voir supra, note 1327, sur 628.). Aristote nie
que quoi que ce soit mérite le premier la mention de ‘changé’ sans que ce soit
parce qu’autre chose, sa partie, le mérite avant. La, avec son interprétation
adverbiale de πρῶτον, porte au contresens
absurde qu’aucune partie d’un mobile ne change avant une autre. S. Thomas devra écarter d’entrée de jeu
cette interprétation abusive (voir infra, #824).
[1334] VI, 4, 234b10.
[1335] Une partie de DZ.
[1336] Αὐτὸ δὲ ὃ μεταβάλλει ἢ καθ’ ὃ μεταβάλλει, ipsum autem quod
mutatur, aut secundum quod mutatur. — L’objet sur lequel porte le
changement : substance, quantité, qualité ou lieu.
[1337] Τό τε μεταβάλλον καὶ ἐν ᾧ καὶ εἰς ὃ μεταβάλλει, quod mutatur et in quo
et in quod mutatur.
[1338] Λόγος, ratio.
[1339] En AB, ses parties BC
et CA seront continues. Chose absurde, puisque des entités indivisibles ne
peuvent partager des termes communs, ni même en avoir qui soient contigus ou
qui simplement se suivent.
[1340] Quando iam mutatum est. – S. Thomas commente la version latine qu’il
a sous les yeux, dont πρῶτον est absent (voir supra, la note 1317, sur 625.), ce qui lui rend
difficile d’accéder à la notion très particulière de ‘temps premier’ qui va
intervenir dans toutes les considérations subséquentes d’Aristote.
[1341] À une destination. ‘Terme initial’ et ‘terme
final’ traduisent respectivement ‘terminus ex quo’ et ‘terminus ad quem’, que
ces termes soient considérés pour l’ensemble d’un changement ou pour quelque
partie, aussi minime soit-elle.
[1342] Omne quod mutatur deficit a gtermino a quo, et quod mutatum est iam
defecit. — On doit lire
‘deficitur’ et ‘deficitur’. Le copiste, sans doute, a commis l’amphibolie
signalée plus haut (voir supra, la note 1319, sur 626.). On en a un signe supplémentaire dans le fait que ce
verbe, même en sa forme transitive, signale le manque de quelque bien à une
personne, non l’inverse. V.g. « Mulier consilio et ratione deficitur, cette femme est dépourvue de sagesse et de
raison. » (Cicéron, cité par Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Paris : Hachette, 1934, 482b)
[1343] Defecit. — On doit lire defecitur. Voir la note
précédente.
[1344] Iam defecit ab eo ex quo mutatum est. — On doit encore lire defecitur,
mais comme on exemplifie maintenant avec le déplacement, distetit conviendrait encore mieux (on s’est déjà écarté du terme initial), en cohérence avec la distinction faite plus
haut entre les cas du déplacement et de l’altération. Voir encore supra, la note 1319, sur 626. La s’est cru tenu de garder le verbe deficio, comme G disait ἀπολέλοιπε, qui ne comporte pas la même limite (voir supra, la note 1342, sur #819) en son état transitif.
[1345] Que dès qu’on se
trouve changé, on est déjà à destination.
[1346] VI, 1, #754.
[1347] VI, 2, #761.
[1348] Supra, #819.
[1349] Jusqu’ici, comme
l’indique cette dernière remarque, s. Thomas ne distingue pas le ‘premier temps’ du changement,
opposé à un temps ultérieur, et le ‘temps premier’ qui intéresse plus
précisément Aristote, temps
par
soi
opposé à un temps par autre chose, invoqué pour l’attribut de l’une de ses parties. Le
contexte va l’y forcer dès le paragraphe suivant, où les deux ne coïncident
plus. Mais il gardera la formulation héritée de la version latine d’un ‘premier
temps’, d’un temps où ‘en premier’ le mobile se trouve
changé.
[1350] Ex parte rei in qua est
motus.
[1351] Supra, #813.
[1352] Supra, 5, #794.
[1353] Supra, #822-823.
[1354] Supra, 6, #813.
[1355] Supra, 5, #796.
[1356] C’en est seulement une partie.
[1357] Rei. — Pas le mobile,
mais l’objet impliqué : substance, qualité, quantité, lieu.
[1358] Coniunctum. – Synonyme de ἐχόμενον, habitum, voisin.
[1359] Supra, #823-824.
[1360] Ἐν ὁτῳοῦν ἀνάγκη
τούτου
μεταβάλλειν, in
qualibet huius necesse est parte mutari. — Le pronom indéfini se prend facilement à
contresens : traduire ‘en n’importe quelle partie’ ou, comme l’écrit Carteron, ‘dans une partie quelconque’ porte à
comprendre que le temps premier se contente de ce que l’on change en l’une ou
l’autre de ses parties, alors qu’Aristote est à prouver qu’il ne peut y avoir aucune partie de ce
temps premier où on ne change pas.
[1361] 5, 235b33-34.
[1362] Καθ’ ἕτερον γὰρ ἡ κίνησις, secundum
enim utrumque motus est. — La : “puisqu’en le temps premier, on changerait en les
deux parties”, en traduction de manuscrits qui portaient καθ’ ἑκάτερον plutôt que καθ’ ἕτερον. C’est tourner l’argument en pétition de
principe : on ne peut changer en une seule des parties, car on doit
changer dans les deux, alors qu’Aristote renvoie à la distinction initiale : le temps
premier est le temps précis du changement, pas un temps global incluant
celui-ci comme l’une de ses parties.
[1363] Πᾶν τὸ κινούμενον ἀνάγκη
κεκινῆσθαι πρότερον, omne quod movetur necesse est motum esse prius. — Comme auparavant, pour des raisons de
clarté et d’élégance, je parle de changement plutôt que de mouvement partout où
la visée est universelle, et de déplacement et de parcours partout où il s’agit
d’exemplifier avec le mouvement local. Je m’autorise de ce que s. Thomas le fait à demi, usant indistinctement de
mouvement et de changement.
[1364] Εἰ
δὲ τὸ
ὁμοταχὲς ἐν τῷ αὐτῷ
χρόνῳ
κεκίνηταί τι,
καὶ θάτερον ἀνάγκη
ταὐτὸ
κεκινῆσθαι μέγεθος, si autem aeque velox in eodem tempore motum est aliquid,
et alterum necesse est per eandem motum esse magnitudinem. — Le contexte oblige à appliquer “ἐν τῷ αὐτῷ
χρόνῳ,
in eodem tempore” au deuxième membre de la phrase.
[1365] Ἅπαν γὰρ τὸ ἔκ τινος εἴς τι μεταβεβληκὸς ἐν χρόνῳ
μεταβέβληκεν, omne enim quod ex quodam in quiddam mutatum est, in
tempore mutatum est. — Le
présent serait moins ambigu : “Lorsqu’on change d’un terme à un autre, on
le fait toujours en un temps”.
[1366] Supra, c. 5, début.
[1367] Οὐ
γὰρ ἦν ἐχόμενα, non
enim coniuncta erant. — G : “voisins”. La
traduit maintenant ‘coniunctum’ ce qu’il traduisait plus littéralement
‘habitum’ auparavant (voir V, 3). L’imparfait signale un caractère nécessaire,
ou renvoie à la démonstration déjà faite. Voir supra,
VI, c. 1, 231b6.
[1368] Ἐχόμενον, coniunctum.
— G : “voisins”. Voir supra, la note 1367, sur 638.
[1369] Ἡ γὰρ αὐτὴ ἀπόδειξις, eadem enim
demonstratio. — La même conclusion, pas le même moyen terme.
[1370] Μεταβάλλειν, mutari
prius.
[1371] Ληφθήσεται, comprehenditur.
[1372] Ἐχόμενον, coniunctum.
— G : “voisine”. Voir supra, la note 1367, sur 638.
[1373] Τοῦ μὲν φθείρεσθαι, ipso.
[1374] Supra, leç. 5,
#794.
[1375] V, leç. 1, #639.
[1376] Quia oporteret quod secundum utramque partem moveretur, et non secundum
alteram tantum. — Le
commentateur est tributaire de la pétition de principe que générait l’option de
traduction de La (voir supra,
la note 1362, sur 633.). Aristote renvoyait plutôt à la définition du temps premier, qui
n’admet pas la médiation de l’une de ses parties.
[1377] Supra, leç. 6, #812 ss.
[1378] Supra, leç. 5, #794.
[1379] Mutatur. — Aristote parle au parfait : μεταβεβληκός, mutatum est. Mais ce parfait s’intéresse non au moment où le
changement s’est terminé, mais au temps où il s’effectuait. Bref, il s’agit de
se rappeler que tout changement s’effectue en un temps. Voir supra, la note 1365,
sur 638.
[1380] Supra, leç. 7, #821.
[1381] Supra, leç. 7, #819.
[1382] Supra, leç. 1, #754.
[1383] VIII, leç. 17.
[1384] Supra, leç. 7, #821.
[1385] Supra, #833.
[1386] Supra, leç. 2.
[1387] Supra, leç. 1, #753.
[1388] III, leç. 10,
#378.
[1389] Alterari est mutari secundum
albedinem, alteratum autem esse est mutatum esse secundum albedinem.
[1390] V, leç. 1, #643.
[1391] De l’âme, III, c.
10.
[1392] Ταῦτα πεπέρανται καὶ τῷ πόσον ἕκαστον καὶ τῷ ποσάκις ἅπαντα, hae finitae sunt et quantitate unaquaeque et tot modis
omnes.
[1393] Οὔτε τὸ
ἄπειρον τὸ
ἄπειρον, neque infinitum.
[1394] Supra, leç. 6, #812.
[1395] Supra, leç. 8, #827 ss.
[1396] VIII, leç. 19.
[1397] Tot modis.
[1398] Supra, #842 ss.
[1399] Supra, #845.
[1400] Supra, #844.
[1401] Supra, #845.
[1402] Spatium.
[1403] Supra, #846-847.
[1404] Supra, #846-847.
[1405] Supra, 653.
[1406] Ἐν ᾧ δὲ χρόνῳ
πρώτῳ
τὸ ἱστάμενον ἵσταται, in quo autem tempore primo id quod stat, stat. — Comme le temps premier où on change, le temps premier où on s’arrête a chez Aristote une résonnance technique (voir supra, la note 1317, sur 625.) :
c’est le temps concerné ‘en premier’, par soi et non par l’une de ses parties ;
également en toutes ses parties donc.
[1407] Voir supra,
c. 5, 628. ; c. 6, 633.
[1408] Du moins potentielles, car tout temps est
divisible.
[1409] Supra, 653.
[1410] Supra, 655.
[1411] Καὶ οὐκ ἄτομον, et non atomum est.
[1412] Ἐν ᾧ χρόνῳ κινεῖται καθ’ αὑτὸ καὶ μὴ τῷ ἐν ἐκείνου τινί, ἀδύνατον τότε κατά τι εἶναι πρῶτον τὸ κινούμενον, in quo tempore movetur
secundum se, et non quo in illius aliquo, impossibile est tunc secundum aliquid
esse primum quod movetur. — Impossible, en changeant, de se trouver un temps,
i.e. plus qu’un instant, précisément à tel lieu, ou avec telle qualité, ou avec
telle quantité. Grammaire ambiguë : jusqu’ici, la précision καθ’ αὑτὸ, secundum se, etc. se rapportait
au temps premier ; il s’agit
maintenant de mobile premier? La phrase suivante le laisse penser. Ensuite, que représente
le pronom τι? Je comprends pour ma
part qu’il s’agit d’une disposition précise de l’objet du changement :
lieu, quantité ou qualité.
[1413] Οὐκ ἐνδέχεται εἶναι κατά τι ἠρεμοῦν, non contingit esse secundum aliquid quiescens. — En corrigeant comme Ross κατὰ τὸ ἠρεμοῦν en κατά τι ἠρεμοῦν. Manifestement, La
s’est trouvé devant un manuscrit qui se lisait ainsi.
[1414] V, leç. 10, #743-744.
[1415] Supra, leç. 5,
#794-795.
[1416] Supra, #852.
[1417] Ainsi, un corps n’est
pas le sujet ‘premier’ de sa couleur, comme celle-ci en colore seulement un
aspect : sa surface ; c’est elle ce sujet premier. De même, un événement
n’a pas lieu tel jour comme en son temps premier, s’il a lieu non pas tout ce
jour, mais seulement en telle heure de son déroulement.
[1418] Supra, leç. 7,
#821.
[1419] Aristote parle techniquement
d’un temps
premier de l’arrêt, au sens d’un temps qui n’est pas indiqué seulement en
raison de quelqu’une de ses parties. S. Thomas, moins techniquement, parle d’une première partie du temps d’arrêt. La
nier risque de se comprendre comme si, dans le changement, l’arrêt et leur
temps, il n’y avait pas une partie qui vienne avant les autres, comme si tout
était simultané, une affirmation absurde. S. Thomas, à propos du mobile (voir #824), écarte cette
interprétation absurde. Bien qu’un peu maladroite, sa négation d’une première
partie, telle qu’il la présente, finit par coïncider avec la considération d’Aristote : si aucun temps ne mérite
de se dire techniquement ‘premier’, c’est que tout temps comportera une partie
antérieure à son tout ; par conséquent, il n’y aura pas de première partie qui le soit toute : toute première
partie comportera une partie antérieure à son tout.
[1420] Supra, leç. 5, #794.
[1421] Supra, leç. 8, #828.
[1422] Supra, #852.
[1423] Supra, #854.
[1424] Non sit primum in motu, statione et quiete. — La
formulation du commentaire n’exprime pas clairement que c’est à leur temps et
non à eux-mêmes qu’est refusée toute première partie au changement, à l’arrêt
et au repos.
[1425] Supra, #852.
[1426] Supra, leç. 5,
#795.
[1427] Supra, #854.
[1428] Neque in motu, neque in statione, neque in quiete est aliquid primum. — La formulation ne laisse pas voir sans
ambiguïté que le passage d’Aristote commenté nie un temps premier pour chacune de ces
réalités, non une première partie pour chacune. Mais les deux vont
ensemble : pour les mêmes raisons, on ne peut admettre non plus de
changement premier, d’arrêt premier, de repos premier, c’est-à-dire, de première
partie qui n’implique pas elle-même une partie antérieure à son tout.
[1429] Mobile quod primum movetur.
[1430] Supra, #856 ; leç. 5, #795.
[1431] Supra, leç. 5, #795-796.
[1432] Même pendant qu’on se déplace, qu’on croît,
qu’on s’altère, on se trouve à chaque instant en un lieu précis, une quantité
précise, une qualité précise, mais à ne considérer que cet instant on ne change
ni de lieu ni de quantité ni de qualité et on ne repose pas non plus en cet
état.
[1433] Παραλογίζεται, male ratiocinatur et
paralogizat. — La traduit, puis translittère.
[1434] Ἠρεμεῖ δ
̓ ὅταν ᾖ
κατὰ τὸ
ἴσον, cum est secundum aequale. — La mutile la seconde proposition au point qu’on
n’y reconnaisse plus une définition du repos.
[1435] Supra, c. 2, 591.
[1436] Τῷ διχοτομεῖν, in decidendo in duo.
[1437] Τετραγῳδημένον, quod cum tragoedia dictum est.
[1438] Τὸ δ̓ ἀξιοῦν ὅτι..., velle quod...
[1439] Ὄγκων, magnitudinum.
[1440] Ὁ παραλογισμός, deceptio.
[1441] G ne précise pas
‘A’.
[1442] Συμβαίνει
δή, accidit autem.
[1443] Τὰ δὲ Β,
ipsum B. — Je lis ‘τὸ δὲ
Β’, comme il se trouvait écrit ‘τὸ Γ’ à
la ligne précédente. Manifestement, seuls les tout premiers Β et Γ (C)
longent tous leurs opposés.
[1444] Τὰ
Β, ipsum B.
— Voir la note précédente.
[1445] Les Α des deux extrémités.
[1446] Τὰ
κυριώτατα, magis
propriae.
[1447] Περιφέρεια, circulatio.
[1448] Aux prises avec un texte lacunaire, le
commentateur doit prêter une autre forme à l’argument : même quand on
donne l’apparence de se déplacer, on se trouve toujours à l’instant ; or en
l’instant, on ne se déplace pas ; on ne se déplace donc jamais.
[1449] Supra, leç. 5,
#794-795.
[1450] Supra, leç. 1.
[1451] Supra, leç. 4.
[1452] VIII, leç. 17.
[1453] Ibid.
[1454] Supra, #861.
[1455] Spatium.
[1456] Pour la suite, ‘B’ et
‘C’, pris au singulier, renvoient précisément au premier de chaque file.
[1457] Supra, #868.
[1458] VIII, leç. 17.
[1459] Supra, leç. 8, #840.
[1460] IV, leç. 7, #479.
[1461] Ἕτεραί εἰσι κατ’αὐτά τε τὰ μέρη καὶ κατὰ τὴν τοῦ ὅλου κίνησιν, alii sunt secundum
quod partium et secundum quod totius motus.
[1462] Supra, c. 1, 3 et
6.
[1463] Ἴσην ἄρα ἑαυτῇ, per aequale ergo sibi
ipsi.
— Jusqu’ici, le plus grand, l’égal et le moindre était rendu par un neutre
indéfini : quelque chose. On pouvait préciser, comme le fera s. Thomas : magnitudinem, une distance. On ne
le peut plus, quand on arrive à une entité égale au point, qui n’est ni
distance, ni grandeur. G use d’ailleurs alors du féminin, ce qui semble
sous-entendre στίγμη, un autre point ; La continue avec le
neutre, ce qui force à rester dans l’indéfini : s. Thomas dira “aliquid aequale” (voir infra, #877), quelque chose d’égal. Mais rien n’est égal
à un point, sinon un autre point.
[1464] Τοῦ γὰρ αὐτοῦ λόγου, eiusdem enim rationis est.
[1465] Supra, leç. 1ss.
[1466] V, leç. 10.
[1467] Supra, leç. 10, #870.
[1468] Supra, leç. 7, #820.
[1469] Supra, leç. 1 ss.
[1470] Aliquid aequale sibi. — Voir supra, note 1463, sur 671.
[1471] Supra, leç. 5, #794.
[1472] Supra, leç. 3.
[1473] Supra, leç. 3, #767.
[1474] Supra, leç. 5, #796 ; leç. 7,
#819.
[1475] Ἴσως.
[1476] VIII.
[1477] V, leç. 7, #704.
[1478] VIII, leç. 19.
[1479] Les manuscrits fournissent deux rédactions
pour le début du livre VII. La rédaction dite ‘première’ est généralement
considérée comme plus près du texte original, mais c’est la ‘seconde’ sur
laquelle Moerbeke aurait effectué la traduction sur laquelle
se fonde s. Thomas pour son
commentaire. Je continue à donner le texte aristotélicien selon la version
latine (La), avec maintenant les différences
signifiantes en regard de chacune des rédactions, identifiées comme G1
et G2. « Simplicius appelle, sans préciser davantage,
[…] cette autre rédaction, ou très ancienne paraphrase des trois premiers
chapitres du livre VII, […] “l’autre livre VII”. La traduction latine
(probablement due à Guillaume de Mœrbeke, seconde moitié du XIIIe
siècle) que suit s. Thomas et qui dérive sans doute de versions antérieures, ne connaît que ce
texte. » (Carteron, 147, note
1)
[1480] Ἅπαν τὸ κινούμενον ἀνάγκη ὑπό τινος κινεῖσθαι, omne quod movetur necesse est ab aliquo moveri.
[1481] Ὅτι ὑφ’ ἑτέρου κινεῖται, quod ab altero movetur.
— G1 et La insistent : Ἄλλο γὰρ ἔσται τὸ κινοῦν, aliud enim erit movens, son moteur sera distinct.
[1482] Aristote a déjà distingué (V, 1) le changement par soi du changement par autre chose où, par exemple, on dit en gros qu’on bouge, du simple
fait qu’on bouge la main. À ne pas confondre avec le fait de changer par soi-même, c’est-à-dire, d’être l’auteur de son propre changement.
[1483] Ὅλον, totum. — Il ne s’agit
pas qu’il change tout entier, mais qu’à le regarder confusément en son entier
on observe un changement, sans précision de ce qui change en lui.
[1484] G1 termine cette phrase en serrant de plus près
le propos : « … μὴ φάσκοι τις
τὸ ΚΜ κινεῖσθαι ὑπό τινος διὰ τὸ μὴ φανερὸν εἶναι πότερον τὸ κινοῦν καὶ πότερον τὸ κινούμενον, … à nier que KM doit son changement à un
moteur, du fait que ne soit pas manifeste lequel est moteur et lequel est
mobile. »
[1485] G2 : ἔτι, amplius. — G1 : εἶτα. — Plutôt que d’un second, il s’agit de fait d’un unique
argument préparé par les remarques antécédentes.
[1486] G1 : Ensuite, le mobile qui ne ne doit pas
son changement à un moteur n’a pas à s’arrêter du fait qu’un autre repose. Si
par contre on repose du fait qu’un autre s’arrête de changer, on
doit forcément son changement à un moteur.
[1487] G2 : ὑφ’ ἑτέρου, mais G1 : ὑπό τινος. — Rare allusion, dans la conclusion, et seulement en G2,
comme par distraction, à la précision que le moteur serait distinct. Je
privilégie ici G1 comme plus cohérent avec
l’intention d’Aristote.
[1488] G2 : ἀνάγκη
πᾶν τὸ κινούμενον
κινεῖσθαι ; G1 : πᾶν τὸ
κινούμενον
κινήσεται.
[1489] G2 : ὑφ’ ἑτέρου, mais G1 : ὑπό τινος. — Voir
supra, la note 1487, sur 677.
[1490] G1: Si BC ne change pas, AB non plus. Car s’il
change, évidemment AC changera pendant que BC reposera, de sorte que AC ne
jouira plus d’un changement par soi et premier. On le lui avait pourtant
supposé. Il faut donc, quand CB ne change pas, que AB repose. Or si on repose
du fait qu’un mobile ne change pas, on a admis qu’on change sous l’action d’un
moteur, de sorte que c’est forcément le cas de tout mobile : du fait qu’il
soit toujours divisible, quand sa partie ne change pas, comme tout il doit
reposer.
[1491] VIII.
[1492] Necesse est omne quod movetur, ab aliquo alio moveri. — “… besoin d’un moteur distinct…” Dans cette discussion de la nécessité d’un moteur, ici
et au livre VIII (voir leç. 7, #1024ss), s. Thomas semble plus vite préciser que le moteur soit distinct du mobile : où Aristote montre simplement qu’un mobile ne peut changer sans
l’intervention d’un moteur – ὑπό τινος, ab
aliquo –, s. Thomas précise tout de suite que ce moteur soit
distinct du mobile – ab aliquo alio –. La différence est minime, puisque de fait le moteur
ne peut être le mobile comme tel, sauf en apparence, chez le vivant. Mais cette
différence mettra en porte-à-faux, surtout au livre VIII, quand Aristote montrera que de fait le moteur doit être
distinct. Et déjà ici, et de nouveau au livre VIII, devant la remarque d’Aristote que le besoin d’un moteur
est plus manifeste dans le changement violent, puisque là le moteur est distinct du mobile. Mais peut-être est-ce trop prendre au sérieux
cet ‘alio’, qui se veut probablement équivalent au ‘τινος’ d’Aristote. C’est le parti que je prends et je n’insisterai pas à
sa traduction scrupuleuse.
[1493] Secundum se et primo.
— Ni G1 ni G2 ne comportent ici la précision “en premier” ; ils la
donneront néanmoins en 242a10-11, au moment de rappeler la convention actuelle,
comme si cette précision était alors implicite. Ou comme si elle apparaissait
sur le manuscrit sur lequel s’est fondé La.
[1494] Leçons 7 et 13.
[1495] Quasi per se notum.
[1496] Voir VI, 5, #796.
[1497] Ergo. — La suite ne
constitue pas une conclusion, mais la réfutation par l’absurde qu’entraînerait
le refus que le repos d’une partie nécessite le repos du tout.
[1498] Unde. — La phrase
qui suit s’oppose plutôt qu’elle ne découle de la précédente ; elle est à
concéder, plutôt qu’à inférer.
[1499] Quia. — Dans une
démonstration ‘quia’, on montre que
c’est comme on le dit, non que c’est ainsi parce que
telle cause intervient.
[1500] VI, 7, #823ss.
[1501] VI, 6, #807ss.
[1502] De l’âme, III, 7.
[1503] VI, 5, #796.
[1504] Non dissentit in sententia,
sed solum in verbis
[1505] G1 construit ce paragraphe autrement :
« Comme tout mobile a forcément besoin d’un moteur pour changer, si on
doit son déplacement à un moteur lui-même mobile, et que celui-là doive le sien
à un autre, et celui-là à un autre encore et de même sans cesse, il faudra bien
un moteur qui soit le premier à mouvoir, de sorte qu’on n’aille pas à
l’infini. »
[1506] Κινουμένου
γὰρ τοῦ Β, κινηθήσεται καὶ τὸ Α, cum enim movetur A, movebitur B. — G2 inverse accidentellement les termes, le
contexte le rend manifeste.
[1507] G2 : Γένει δ’ ἡ αὐτὴ κίνησις ἡ ἐν τῇ αὐτῇ κατηγορίᾳ ἢ τοῦ γένους, le même changement en genre, c’est celui qui
concerne la même attribution de l’être, c’est-à-dire le même genre ; La : genere
autem motus unus est, qui in eodem praedicamento substantiae vel alterius
generis est, le changement
un en genre, c’est celui qui concerne la même attribution, celle de la
substance ou d’un autre genre. — Entre La et G2,
la formulation varie, mais non le sens. Les premiers genres qui manifestent
l’essence d’un sujet sont les attributions (κατηγορίαι) : la substance, la quantité, etc. Pour
le changement, être le même génériquement sera ainsi de porter sur la même
attribution.
[1508] Voir V, 4.
[1509] G1 formule ce paragraphe un peu autrement. Je
mets en italique les principales additions et différences. « Supposons en
effet que ce ne soit pas le cas et que plutôt on aille à l’infini. Supposons
que A déplace B, que Β déplace C, puis C, D, et
sans cesse le voisin son voisin. Puisqu’on suppose que le moteur déplace le
mobile tout en se trouvant lui-même déplacé, les déplacements du moteur
et du mobile s’effectuent simultanément : c’est simultanément que le
moteur déplace et que le mobile est déplacé. Manifestement, les
déplacements de Α, de Β, de C, et de chacun des moteurs et des
mobiles seront simultanés. Prenant le déplacement de chaque mobile,
considérons comme Ε celui de Α, comme Ζ
celui de Β, comme IT ceux de C, de D [et de tous les
mobiles précédents]. Bien que chacun déplace l’autre, on pourra cependant
prendre le déplacement de chacun comme un en nombre, car tout changement va
d’un terme à un autre et n’est pas infini quant à ses extrémités. On regarde
comme changement un en nombre celui qui va du même terme au même terme en
nombre et s’effectue en le même temps en nombre. Car un changement peut être
identique en genre, en espèce ou en nombre : en genre, c’est celui qui
concerne la même attribution, celle par exemple de la substance ou celle de
la qualité ; en espèce, c’est celui qui va du même terme en espèce au même
terme en espèce, par exemple du blanc au noir, ou du bon au mauvais, pour
autant que ces termes ne diffèrent pas en espèce ; en nombre, c’est celui
qui va d’un terme un en nombre à un autre terme un en nombre, et ce en le même
temps, par exemple de tel blanc à tel noir, ou de tel lieu à tel autre,
en tel temps. Car s’il s’effectue en un autre temps, le mouvement ne sera plus
un en nombre, mais en espèce. On a quand même déjà fait ces distinctions.
Considérons maintenant comme K le temps en lequel Α s’est déplacé : le déplacement de Α étant déterminé, son temps aussi le sera.
Mais comme on a une infinité de moteurs et de mobiles, l’ensemble de
leur déplacement, ΕΖIT, sera infini.
De fait, celui de Α, celui de Β et celui des autres peuvent bien être égaux,
ou plus grands les uns que les autres, du moment que, de l’une ou l’autre
manière, soit toujours égaux soit plus grands, leur déplacement total soit
infini, puisqu’on en a admis la possibilité. Comme toutefois Α et chacun des autres mobiles se déplacent
simultanément, l’ensemble de leur déplacement s’effectuera en le même temps
que celui de Α. Or celui-là s’effectue en un temps fini. Par
conséquent, un changement infini aura lieu en un temps fini. Voilà chose
impossible. »
[1510] Τὸ
ἐξ ἀρχῆς, quod est a principio.
[1511] G1 termine le paragraphe différemment :
« … de fait, ce ne sera pas le fait d’un seul mobile, toutefois, mais
de plusieurs. C’est justement le cas des mobiles concernés : chacun
connaît son propre déplacement et il n’y a rien d’impossible à ce que plusieurs
se déplacent ensemble. »
[1512] G1 : moteur.
[1513] G1 : mobile.
[1514] G1 : « … dans tous les cas, les
mobiles et les moteurs devront aussi être continus ou contigus les uns les
autres, de sorte qu’il résulte d’eux tous une unique entité. »
[1515] G2 : Διαφέρει δ’ οὐθὲν ἢ πεπερασμένον ἢ ἄπειρον, differt autem nihil magnitudinem finitam aut infinitam
esse.
[1516] G2 : Ἐν πεπερασμένῳ τῷ Κ, infinito tempore quod est K.
[1517] G2 : Τὸ ὑποτεθέντος τινὸς, concesso
quodam.
[1518] G1 : Que cette grandeur soit finie ou
infinie, cela ne change rien dans le cas actuel, car de toute manière le
changement sera infini, se trouvant le fait d’une infinité de mobiles. À
condition qu’il reste possible que les divers changements soient égaux ou plus
grands les uns que les autres, car ce qui se peut, nous le considérerons comme
réel. Si donc cette grandeur issue des mobiles ΑΒCD compte parmi les
entités infinies, et si elle se déplace du mouvement ΕΖIT dans le
temps K, par ailleurs déterminé, il s’en trouve que, dans un temps
déterminé, l’infini parcourt une distance déterminée ou infinie. D’une
manière comme de l’autre, c’est impossible. On devra donc s’arrêter et on
rencontrera un moteur et un mobile premiers. Car cela ne change rien que
l’impossible soit issu d’une supposition ; la supposition formulée était
possible et, tant que c’est du possible qu’on suppose, rien d’impossible
ne doit se produire à cause de lui.
[1519] Voir VIII, 14.
[1520] S. Thomas anticipe, ici. Du côté d’Aristote, il faudra attendre la fin du livre VIII pour la preuve
que le premier moteur doit être immobile.
[1521] In eodem praedicamento.
— ‘Praedicamentum’ dit plus précisément que ‘praedicatio’ que c’est au contenu
de l’attribution qu’on pense, plutôt qu’à l’acte d’attribuer.
[1522] Voir V, 6.
[1523] VI, 9, #850.
[1524] Contingens est enim et possibile. — Le contingent et le possible entretiennent une
relation de particulier à général : le possible s’oppose à l’impossible,
et le contingent est l’espèce du possible opposée au nécessaire. Mais en
français, ‘possible’ se prend plus communément pour son espèce, le ‘contingent’,
dont le nom est peu familier en ce sens technique. Point n’est donc besoin de
renchérir sur le possible.
[1525] V, 6, #699.
[1526] VII, 2, #892.
[1527] Contingens. — Voir supra, note 1524, sur #893, concernant le contingent et le
possible.
[1528] La réduction à l’impossible assume comme
prémisse la position à attaquer – c’est cela l’impossible dont il est
question – et lui adjoint une autre prémisse, qui doit être manifeste. Aristote précise que c’est sa possibilité, plutôt que
sa vérité, qui doit être manifeste.
[1529] Μὴ ὡς τὸ οὗ ἕνεκεν, non sicut cuius causa.
[1530] Ὅθεν ἡ ἀρχὴ τῆς κινήσεως, unde est principium motus.
[1531] Τρεῖς εἰσι κινήσεις, tres sunt motus. — ‘Mouvement’ reprend ici son sens restreint au
changement accidentel.
[1532] G1 : Il faut donc qu’il y ait aussi trois moteurs : celui qui déplace, celui qui altère,
celui qui fait croître ou décroître.
[1533] G1 : Dans le premier cas, manifestement, le
mobile et le moteur sont ensemble ; même le premier
moteur est inclus, de sorte que rien n’intervient entre eux.
[1534] Ὦσις, ἕλξις,
ὄχησις, δίνησις, pulsio, tractio, vectio, vertigo.
[1535] G1 : L’impulsion est la poussée où le
moteur accompagne le mobile qu’il éloigne de lui ; l’expulsion, celle où il ne
l’accompagne pas ; la
projection (ἡ ῥῖψις), une expulsion où il le fait s’éloigner plus
fortement que son déplacement naturel, et ce jusqu’à ce que ce dernier reprenne
le contrôle.
[1536] On se serait alors attendu à ce que sa
présentation suive celle des trois autres.
[1537] Ad alterum, πρὸς ἕτερον. — À l’autre : cette forme de ‘autre’
implique une relation à deux ; on ne renvoie pas à n’importe quel autre, mais à
l’autre. Je traduis par ‘autrui’, puisque s. Thomas réserve cette possibilité à l’agent
volontaire.
[1538] Σπάθησις, serrement ; κέρκισις, écartement.
— Il s’agit de termes techniques du tissage : on rapproche les fils de la
chaîne avec le peigne porté par le battant (spathé),
on les écarte pour y passer avec la navette (kerkis)
; cf. Sénèque Ad Luc. 90, 20, avec la citation d’Ovide, Metam. VI, 55, ss. La
translittère au lieu de traduire.
[1539] Après la poussée, G1 ne
définit pas tout de suite le portage et la traction, mais se livre à des
considérations de détail inattendues : « L’expression et la compression
sont encore de l’expulsion et de la traction. L’expression est bien une expulsion :
comme cette dernière, elle déplace à partir de soi ou d’autrui ; et la compression,
une traction : comme cette dernière, elle déplace vers soi ou autrui. Par
suite, il en va de même de leurs espèces, comme le serrement et
l’écartement : l’un est étreinte, et l’autre, rejet. Pareillement, les
autres unions et séparations seront toutes des rejets et des étreintes, sauf
celles qui se produisent dans la génération et la corruption. En même temps, il
devient manifeste que l’union et la séparation ne constituent pas un autre
genre de déplacement. Tous les déplacements demeurent parmi ceux qu’on a
mentionnés initialement. En outre, l’inspiration est une traction, l’expiration,
une poussée ; pareillement aussi le crachement et tous les autres déplacements
qui concernent le corps, tant d’émission que de réception : les uns sont
des tractions, les autres des expulsions. Il faut aussi y ramener les autres
déplacements ; tous tombent dans ces quatre espèces. Le portage et le
roulement se ramènent encore à la traction et la poussée. Quant au portage, il
se fait de l’une de ces trois façons. Par ailleurs, le mobile qu’on porte se
déplace par accident, puisqu’il se trouve en ou sur un mobile en déplacement ;
quant à ce porteur, il porte du fait qu’on le tire, pousse ou roule, de sorte
que le portage relève des trois. Quant au roulement, il se compose de traction
et de poussée, car pour rouler on doit tantôt tirer, tantôt pousser ; il amène
en effet tantôt loin, tantôt près de lui. » — G1 présente plus ou moins les mêmes distinctions
que G2 et La, mais selon un autre ordre, avec des
remarques additionnelles déconcertantes.
[1540] Rouler un objet implique, tour à tour, de le
tirer vers soi, de bas en haut, puis de le pousser loin de soi, de haut en bas.
Ou inversement.
[1541] Ἐκ τῶν ὁρισμῶν, ex dictis.
[1542] G1 ajoute : « … quand le moteur qui
tire se déplace plus rapidement pour séparer l’un de l’autre le moteur et le
mobile naturels en continuité ; c’est ainsi qu’on tire. Peut-être aussi une
traction pourrait-elle se présenter autrement encore, car ce n’est pas ainsi
que le bois attire le feu. Il n’y a pas de différence, par ailleurs, à ce qu’en
tirant on se déplace ou reste sur place : dans un cas, on tire là où on
est ; dans l’autre, là où on était. »
[1543] Σύνωσις, synosis
; δίωσις, diosis. — La
translittère, le commentateur devra traduire. — Aristote est à prouver l’absence d’intermédiaire entre moteur et
mobile ; comme il a ramené tout déplacement à la traction et la poussée, il a
cité à témoin les définitions qu’il en a données. Il complète maintenant en
renvoyant, sous des termes plus imagés, à l’union et à la séparation,
auxquelles il a plus haut réduit toute traction et toute poussée : pour
unir et pour séparer, pour étreindre et pour repousser, il faut aussi un
contact direct.
[1544] Τὸ κατὰ τόπον κινούμενον καὶ τὸ κινοῦν ἅμα, quod
movetur et movens simul sunt.
— Certains manuscrits grecs précisent qu’il s’agit des protagonistes du
déplacement, tandis que La compte sur le contexte.
[1545] G1 : En définitive, de soi à autre chose ou
d’autre chose à soi, on ne peut déplacer sans contact, de sorte que manifestement
rien n’intervient entre mobile et moteur quant au lieu.
[1546] V, 5, #685.
[1547] VI, 2, #656.
[1548] VI, 13, #880.
[1549] VIII, 14.
[1550] VIII, 10.
[1551] Supra, leç. 1,
#886.
[1552] Movens facit aliquod mobile a se distare movendo. — La formule n’est pas tout à fait exacte,
du fait qu’en une espèce de poussée, le moteur feindra seulement d’éloigner le
mobile et l’accompagnera dans son déplacement. C’est plus précisément du lieu
où lui-même le pousseur se tient initialement qu’il éloigne le mobile qu’il
pousse.
[1553] Trahere. — Le
français est moins à l’aise que le latin pour garder exactement le même mot, tirer, pour les causalités finale et efficiente. C’est déjà le
signe d’une homonymie et que les natures en présence ne sont pas identiques. S.
Thomas note d’ailleurs qu’il y a un peu de poésie à
attribuer à la fin, au plaisir, de tirer
l’agent.
[1554] Supra, #904.
[1555] Aristote considère comme une nécessité de nature un contact entre
moteur et mobile. La chose qu’on lance, puis laisse aller ‘sur son mouvement’
paraît faire exception. Aristote résout cette exception en considérant qu’il y a
transfert d’action : en lançant, on attache à l’air aussi un déplacement
qui en fait le moteur en contact avec le projectile ; ce nouveau moteur garde
le projectile en mouvement tant que leur mouvement naturel ne reprend pas le
dessus.
[1556] Τὸ ποιὸν ἀλλοιοῦται τῷ αἰσθητὸν εἶναι, quale
enim alteratur ex eo quod sensibile est. — Littéralement : Le [corps] doté de qualité s’altère du fait d’être
sensible. Aristote va prouver que, dans l’altération aussi, rien
n’intervient entre moteur et mobile, en remarquant qu’il en va ainsi de
l’altération sensible et que toute altération concerne une qualité sensible.
[1557] Πάθη τῆς ὑποκειμένης
ποιότητος,
passiones subjectae qualitatis.
[1558] En G1, ce début de paragraphe est lacunaire. Voici
comment Prantl a cru le restaurer : « C’est notre supposition, que
le mobile altéré l’est en se trouvant affecté par les qualités qu’on appelle
‘affectives’, car qu’étant doté de qualité, on subisse altération tient au
fait qu’on soit sensible. C’est par leurs qualités sensibles que les corps
diffèrent les uns des autres : tout corps diffère d’un autre du fait
d’être sensible ou à plus ou à moins de percepteurs, ou de l’être plus ou moins
aux mêmes. Mais ce qui subit altération le fait aussi en vertu de ce qu’on
vient de dire. »
[1559] G1 : Voilà des affections du sujet doté
de qualité, car le corps qui s’échauffe, s’adoucit, se condense, se dessèche,
blanchit subit altération, disons-nous, ce qui…
[1560] L’organe corporel.
[1561] G1 : « … de plus, à l’un échappe qu’il est affecté, à
l’autre non. »
[1562] G1 : Si donc le mobile altéré subit son
altération de qualités sensibles, il devient manifeste dans tous les cas que
le dernier altérant et le premier altéré se trouvent ensemble.
[1563] G1 : πάλιν δὲ τὸ μὲν χρῶμα τῷ φωτί, τὸ δὲ φῶς τῇ ὄψει ; G2 : καὶ ἡ μὲν ἐπιφάνεια πρὸς τὸ φῶς, τὸ δὲ φῶς πρὸς τὴν ὄψιν ; La : et superficies quidem terminatur ad lumen, lumen autem ad
visum.
[1564] G1 : « … l’odorat, puisque le premier moteur qui se
rapporte au mobile est l’air. »
[1565] G1 ajoute : « Par conséquent, rien
n’interviendra entre altéré et altérant. »
[1566] G1 : Rien non plus n’intervient entre
le mobile qui croît et le moteur qui l’accroît, car ce qui accroît en
premier le fait en s’adjoignant, de sorte que le tout ne fasse qu’un. À
son tour, ce qui décroît le fait pour autant que s’en détache quelque chose.
Par conséquent, les moteurs qui font croître et décroître doivent se trouver
continus ; or rien n’intervient entre des entités continues.
[1567] G2 ajoute : « …, entre moteur et
mobile. »
[1568] In aptitudine.
[1569] Voir Attributions, 6.
[1570] De l’âme, II, 4 ; In II de anima, leç. 9.
[1571] VII, 4, #907.
[1572] G1 : ὅσα καθ’ αὑτὰ λέγεται πάσχειν ὑπὸ τῶν αἰσθητῶν ; G2 : ὅσα καθ’ αὑτἀ πάσχει ὑπὸ τούτων ; La :
quaecumque secundum se
dicuntur pati ab his.
[1573] G1 : ἐν οὐδετέροις δ’ ἔστιν ; G2 : οὐκ ἔστι δ’ οὐδ’ ἐν τούτοις· ἀλλὰ γίνεται τὸ σχῆμα ἀλλοιουμένων τινῶν ταῦτα,
πυκνουμένης γὰρ ἢ μανουμένης ἢ θερμαινομένης ἢ ψυχομένης τῆς ὕλης· ἀλλοίωσις δὲ οὐκ ἔστιν ; La : non est autem neque in his, sed fiunt haec cum quaedam
alterantur : densata enim aut rarefacta, aut cum fiat calida aut frigida
materia ; alteratio autem non est. — G1 reporte à la fin de l’argument suivant cette
confirmation de ce que la génération de figure, de forme et d’habitus ne
constitue pas une altération ; G2 ne l’applique qu’à la figure.
[1574] Ἐξ οὗ μὲν γὰρ ἡ μορφὴ τοῦ ἀνδριάντος οὐ λέγομεν τὴν μορφήν, οὐδ’ ἐξ οὗ τὸ σχῆμα τῆς πυραμίδος ἢ τῆς κλίνης, ex quo quidem enim est forma statuae, non dicimus formam,
neque ex quo figura pyramidis est aut lecti. — On ne dit pas que la forme de la statue ou la figure
de la pyramide est airain, cire, bois.
[1575] Παρωνυμιάζοντες, denominantes. — Voir Attrib.,
1, 1a12-15, où Aristote définit la paronymie comme mode propre à l’attribution
d’un accident, d’un attribut relevant d’un autre genre d’être (διαφέροντα τῇ πτώσει).
[1576] Ὁμωνύμως λέγοντες (G1 : προσαγορεύοντες) τῷ πάθει τὴν ὕλην, aequivoce dicentes cum passione materiam. — L’homonymie, en
opposition à la paronymie, est donnée en signe que l’attribution n’est pas
accidentelle.
[1577] G1 : En effet, une fois qu’on a bien
pourvu un artefact de sa figure ou de sa forme, on ne lui donne pas le nom de
la matière dont il est issu : on n’appelle pas la statue ‘airain’, par
exemple, ni la pyramide ‘cire’, ni le lit ‘bois’ ; on en fait plutôt des
paronymes, et on dit tel artefact ‘en airain’, tel autre ‘en cire’, tel
autre ‘en bois’. On en donne le nom par contre à ce qui résulte d’une
affection ou d’une altération : on dit l’airain ‘humide’, ‘dur’. Même
qu’on ne parle pas seulement ainsi : on appelle aussi l’humide et le chaud
‘airain’, faisant de la matière un homonyme de son affection. Bref, on ne
nomme pas d’après la figure et la forme l’entité qui l’a revêtue, alors qu’on
nomme une entité résultante d’après les affections et les altérations subies ;
manifestement, par conséquent, résulter d’une forme ou d’une figure ne peut
pas constituer une altération.
[1578] G2 : κεραμίδα, laterationem.
[1579] G1 : En outre, cela ferait absurde de
soutenir ainsi qu’un homme, une maison ou quoi que ce soit d’autre subirait une
altération du fait de sa génération. Plutôt, faudrait-il dire, toute génération
prérequiert une altération : condensation ou raréfaction de la matière de
son sujet, par exemple, ou son réchauffemment ou refroidissement. Cependant, on
ne subit aucune altération du fait d’être engendré, et aucune génération n’est
une altération.
[1580] G2 : ἢ
τῶν ἐντὸς, aut
eorum quae sunt infra.
[1581] G2 : ἡ
ἴσχυς, macies.
[1582] G2 : διαθέσεις γάρ
τινες τοῦ βελτίστου πρὸς τὸ ἄριστον, dispositiones enim quaedam perfecti ad optimum sunt.
[1583] G2 : τὸ σῶζον καὶ διατιθὲν περὶ τὴν φύσιν, quod sanat et dispositum est circa naturam.
[1584] G1 développe autrement et davantage,
introduisant ici une argumentation que G2 réserve aux vertus et vices de l’âme :
« Par ailleurs, les habitus non plus ne sont pas des altérations :
ni ceux du corps ni ceux de l’âme. Les vertus et les vices, par exemple, sont
des habitus, mais ni la vertu ni le vice n’est une altération. Plutôt, la vertu
est une perfection, car c’est quand on obtient sa vertu propre qu’on est dit
parfait. C’est alors en effet qu’on réalise le plus sa nature, comme un cercle
est parfait une fois produit, et produit au mieux. Le vice, par contre, est
corruption et perversion. De même, on ne dit pas non plus que la perfection
d’une maison en est une altération ; il serait absurde, en effet, de donner la
pose de couverture et de tuiles comme altération, de prétendre qu’en recevant
couverture et tuiles une maison se trouve altérée plutôt qu’achevée. Il en va
de la même façon pour les habitus, qu’on les possède ou qu’on les
acquière : il s’agit de perfections et de perversions, non d’altérations.
Ni ceux du corps ni ceux de l’âme ne sont des altérations. En outre, à notre
avis, toutes les vertus ont quelque chose des relatifs. C’est d’abord le cas de
celles du corps : la santé et la bonne disposition, par exemple, se
situent dans une maîtrise et une proportion du chaud et du froid, en leur
rapport interne ou en leur rapport à l’environnement. Il en va pareillement de
la beauté, de la vigueur et des autres vertus et vices. Chacune a quelque chose
des relatifs et dispose son détenteur bien ou mal quant aux affections appropriées.
‘Appropriées’, c’est-à-dire celles par lesquelles on est de nature à se voir
engendré ou corrompu. Or les relatifs ne constituent pas eux-mêmes des
altérations ; il n’y en a non plus ni altération ni génération, ni absolument
aucun changement. Manifestement donc, ni les habitus ni leur perte ou leur
acquisition ne sont des altérations. Plutôt, leur génération et leur corruption
requiert l’altération d’autres qualités ; ainsi l’espèce et la forme requièrent
une altération du chaud et du froid, du sec et de l’humide, ou des éléments
premiers en lesquels elles se trouvent. Chaque vertu ou vice, en effet,
concerne ce qui est de nature à altérer son détenteur : la vertu rend ou
insensible ou sensible comme il faut, tandis que le vice rend sensible ou
insensible contrairement à ce qui convient. »
[1585] VII, 4, #910.
[1586] V, 4, #679.
[1587] Celles dont on a parlé en premier : les
qualités sensibles.
[1588] On ne dit pas que “la statue est airain”. Ce
n’est pas la manière régulière de parler.
[1589] Eorum quae sunt infra.
[1590] G2 : πρὸς τὸ περιέχον, ad continens. — Aristote pense plutôt à un équilibre entre le chaud et le froid à
l’intérieur et à l’extérieur du corps.
[1591] Contemperantia.
[1592] V, 3, #666.
[1593] G1 : Les acquérir et les perdre exige tout
de même une altération, comme acquérir et perdre sa nature et sa forme présupposent
que s’altèrent le chaud et le froid, ou le sec et l’humide, ou leur sujet
premier.
[1594] G1 : ποιεῖ ἢ ἀπαθὲς ἢ ὡς δεῖ παθητικόν ; G2 : ἤτοι ἀπάθειά τις ἢ παθητικὸν ὡς δεῖ ; La :
aut impassibilitas quaedam
est, aut passivum est sic.
[1595] G1 : [ποιεῖ] παθητικόν ἢ ἐναντίως ἀπαθές ; G2 : ἀπάθεια ἢ ἐναντία πάθησις τῇ ἀρετῇ, La : passibilis aut contraria passio virtuti est.
[1596] G1 : Vice et vertu s’attribuent en rapport
à ce qui est de nature à altérer leur détenteur, car la vertu rend ou
impassible, ou passible comme il faut, tandis que le vice rend passible ou
impassible de manière contraire.
[1597] G1 : Il en va pareillement pour les habitus
de l’âme, car tous tiennent à une relation. De plus, les vertus constituent
des perfections et les vices, des perversions. En outre, la vertu dispose bien
quant aux affections propres et le vice y dispose mal. En conséquence, ils ne
constituent pas des altérations, et leur perte et leur acquisition n’en constituent
pas non plus. Néanmoins, leur génération requiert altération de la partie
sensitive, altérable par les qualités sensibles. D’ailleurs, toute vertu morale
implique des plaisirs et des peines corporelles, lesquels tiennent à ce qu’on
agisse, se rappelle ou espère. Ceux qui surviennent dans l’action se conforment
à la sensation ; c’est donc la sensation qui les provoque. C’est encore elle
qui est responsable de ceux qui s’expérimentent dans la mémoire et l’espoir,
car on a plaisir à se rappeler ce qui a pu nous affecter et à espérer ce qui
pourra le faire. En conséquence, tout plaisir de la sorte doit sa production à
des qualités sensibles. Il faut donc plaisir et peine pour amener la génération
de vice et de vertu, car c’est ce qu’ils concernent. Or plaisirs et peines sont
des altérations de la faculté sensible. Manifestement donc, perdre et acquérir
vice et vertu exigent altération. Leur génération implique donc altération,
mais eux n’en sont pas.
[1598] G1 : Les habitus de la partie intellective
ne constituent pas non plus des altérations, et il n’y en a pas génération.
‘Savant’ s’attribue en effet surtout comme relatif. Or manifestement, ce genre
d’êtres ne souffre pas génération ; savant en puissance, c’est sans subir aucun
changement, mais du simple fait qu’autre chose existe, qu’on devient
savant : une fois le particulier produit, on en a science en quelque sorte
par l’universel.
[1599] G1 : Dans le cas de l’usage et de l’acte de
la partie intellective, il ne s’agit pas non plus de génération, à moins de
penser qu’il en s’agirait dans le cas de la vision et du toucher ; car il y est
question d’agir en un sens semblable.
[1600] G1 : ἀλλ’ ἀπαλλαγείσης τῆς ταραχῆς καὶ εἰς ἠρεμίαν καὶ κατάστασιν ἐλθούσης τῆς διανοίας, ὑπῆρξεν ἡ δύναμις ἡ πρὸς τὴν τῆς ἐπιστήμης χρείαν, sed mutata perturbatione et in statum reveniente mente,
inerat potentia ad scientiae congruitatem.
[1601] G1 : L’acquisition initiale de la science
ne constitue pas une génération. C’est plutôt, disons-nous, de reposer et de
s’arrêter qui permet à notre intelligence de développer science et prudence. Or
aucune génération ne mène à reposer, comme aucune absolument ne mène à changer,
tel qu’expliqué déjà (V, 2 ; VI, 8). En outre, quand on passe de l’ivresse, du
sommeil ou de la maladie aux états contraires, on ne dit pas qu’on redevient
savant, même si on était auparavant incapable d’user de sa science. De même, ce
n’est pas non plus le cas quand on en acquiert l’habitus initialement. Plutôt
c’est du fait que son âme cesse son trouble naturel, qu’on devient prudent et
savant. C’est aussi pourquoi les enfants ne peuvent pas aussi bien que les
presbytres apprendre et discerner avec leurs sens ; trop de trouble et de
changement les en empêche. Mais ils finissent par s’arrêter et reposer,
certains simplement grâce à leur nature, d’autres sous d’autres influences,
d’une manière comme de l’autre suite à des altérations subies dans leur corps,
comme lorsqu’éveillé et sobre, on est à même d’agir.
[1602] VI, 12.
[1603] Supra, 5, #916.
[1604] Éth. Nic., II, 7 ; In II Eth. Nic., leç. 6ss.
[1605] Supra, leç. 4,
#910.
[1606] Mét., I, 1 ; In I Met., leç. 1 ; Sec.
Anal., II, 15 ; In II Sec. Anal., leç. 20, #11.
[1607] V, leç. 3, #666.
[1608] De l’âme, III, 5 ; In III de An., leç. 10.
[1609] Ibid., 4 ; leç. 7.
[1610] III, 9, #367.
[1611] Du Ciel, I, 2 ; In I De Caelo, leç. 4-5.
[1612] Ὁμοταχές, aequaliter velox. — Quelques lignes plus loin (248a16), Aristote utilisera ἰσοταχὲς comme équivalent.
[1613] Ὁμοίως τουτὶ κινεῖσθαι, similiter hoc aliquid moveri.
[1614] La concision de ce paragraphe le rend
difficilement intelligible. Pour le comprendre, il faut le lire dans son
contexte : ce qui s’ensuit si on pense pouvoir juger plus rapide ou plus
lent le déplacement circulaire que le déplacement rectiligne. J’ajoute entre
crochets les mots indispensables à son intelligibilité.
[1615] Ὁμώνυμα, aequivoca.
[1616] Ὁ οἶνος, vinum.
— Le français préfère qualifier le vin d’aigre
; aussi l’ai-je remplacé par la vue.
[1617] Ἡ νήτη, ultima.
— Le grec donne des noms propres à la dernière corde de la cithare et à sa
voisine: la nète et la paranète,
les cordes qui donnent les sons les plus hauts, les plus aigus.
[1618] Ἀλλ’ ἡ νήτη τῇ παρανήτῃ συμβλητόν, sed ultima ei quae iuxta ultimam coparabilis est. — Voir la note précédente, concernant la nète.
[1619] Ἐνταῦθα κἀκεῖ, hic
et ibi.
[1620] Ἢ καὶ ἐπὶ τούτων
ὁ αὐτὸς λόγος,
aut et in his eadem ratio. — Plusieurs (v.g. Carteron, Coughlin, Pellegrin) comprennent que ce serait la même raison qui empêcherait ici la comparaison, à savoir,
l’homonymie de ‘beaucoup’. Mais comme il s’agissait de nier que ‘beaucoup’ et
‘double’ fassent de l’eau et de l’air des homonymes, donc de prétendre qu’il y
a beaucoup ou double de ces derniers selon la même définition, on attend plus
naturellement que l’objection mettra en doute qu’il y ait de fait même
définition. Supposer à λόγος
un sens différent dans ce contexte surprend, d’autant plus que tout de suite
après Aristote souligne que les définitions mêmes sont parfois homonymes et que c’est ce qui, en définitive, fait
de ‘beaucoup’ une occasion d’homonymie. Dans son commentaire (#936), s. Thomas juxtaposera les deux interprétations, qui se
complètent d’ailleurs sans s’opposer.
[1621] Εἰ λέγοι τις
ὅτι τὸ πολὺ τὸ τοσοῦτον καὶ ἔτι, ἄλλο τὸ τοσοῦτον· καὶ τὸ ἴσον ὁμώνυμον, ut si
dicat aliquis quod multum est tantum et adhuc, aliud tantundem ; et aequale
aequivocum esset. — Il y a
ici ambiguïté. On peut, comme le font généralement les éditeurs et traducteurs
du texte grec, diviser ἔτι, adhuc, de ἄλλο, aliud, composer ἄλλο, aliud,
avec τὸ τοσοῦτον, tantum,
et diviser τὸ τοσοῦτον, tantum,
de καὶ τὸ ἴσον, et aequale
; c’est, il me semble, la meilleure lecture et c’est d’après elle que j’ai
traduit. Mais on peut aussi au contraire, comme Moerbeke et s. Thomas, composer ἔτι, adhuc, avec ἄλλο, aliud, diviser ἄλλο, aliud,
de τὸ τοσοῦτον, tantum,
puis composer τὸ τοσοῦτον, tantum,
avec καὶ τὸ ἴσον, et aequale
; le sens devient : « On définira ‘beaucoup’ comme ‘tant et encore
autre chose’ ; mais ‘tant’ et ‘égal’ seront alors homonymes. » Seule la
grammaire varie ; le sens de fond reste le même.
[1622] Μήτε ὃ μήτ’ ἐν ᾧ, neque quod neque in quo.
[1623] VI, 3, #773.
[1624] En fait, il en parle, pour trouver absurde
qu’on en élimine la possibilité en concédant la plus rapide et la plus lente.
Mais il parle plus obscurément de “se déplacer pareillement” (ὁμοίως κινεῖσθαι), plutôt que d’avoir vitesse “semblable” ou
“égale” (248a11 : ὁμοταχές ; 248a16 : ἰσοταχές).
[1625] V, 7, #712.
[1626] VI, 3, #770.
[1627] VI, 3, #772.
[1628] #931.
[1629] Aequivoca.
[1630] Alio modo dicitur in saporibus, secundum quem modum vinum dicitur acutum. — Le français préfère qualifier ces saveurs
d’aigres, d’où ici le remplacement des saveurs par les facultés et du vin par
la vue.
[1631] Voir, supra,
la note 1621, sur 716, en rapport à l’ambiguïté de composition et de division
que pose la phrase commentée.
[1632] « Eorum qui univoce praedicantur ». – Pour traduire aequivoca, je suis retourné au grec et ai parlé d’homonymes, pour
échapper à la note péjorative attachée à la notion d’équivoque. Pour garder l’unité du texte, je dois renvoyer aussi univoce à la notion grecque correspondante de synonyme.
[1633] Ὁμοταχές, aeque velox. – Voir supra, la note 1612, sur 709.
[1634] Τῷ ἐν ἴσῳ χρόνῳ κινεῖσθαι ἴσον τοσονδί, quod in aequali tempore movetur per aequale tantum longitudinis,
in hac. — La se lit difficilement dans ce contexte général. Aristote applique au changement en général les trois conditions qu’il vient de
dire requises à toute comparaison : même nature, même sujet premier, même
espèce. Dans un prodige de concision, il les renferme en un seul mot : ἴσον. Trouver de même vitesse deux changements requerra les deux éléments
qui définissent la même vitesse : changer d’autant et en un temps égal, mais aussi que les deux
changements portent sur deux mobiles égaux (en nature, en sujet premier, en espèce), d’où : « On a égale
vitesse du fait de changer, en un temps égal, une [nature] égale, d’autant. » Le traducteur latin, peut-être mal à l’aise avec cet usage de ἴσον pour marquer l’identité de qualité, le lie à τοσονδί, tantum, et triple le pléonasme,
pour l’expression de la quantité égale du changement, en ajoutant ‘longitudinis’, qu’il prend ici au sens général de toute quantité et non dans un lien
spécial au déplacement. Peut-être, de fait, ce ‘longitudinis’ s’explique-t-il plus trivialement par une erreur de copiste, comme un
‘τοῦ μήκους’ apparaîtra à la ligne suivante de G, que La négligera de traduire. Finalement, La doit encore ajouter une expression de l’identité de nature qui fait
l’objet principal de la phrase ; d’où ce ‘in hac’, en telle nature. Le contexte aidera le
commentateur à ne pas s’en tirer trop mal (voir, infra, #940).
[1635] Εἰ δὴ τοῦ μήκους ἐν τῳδὶ τὸ μὲν ἠλλοιώθη τὸ δ’ ἠνέχθη, si autem aliud quidem alteratum est, aliud vero ducatur. – G
parle de deux parties d’un mobile, La de
deux mobiles distincts, mais cela ne change rien au propos. La sous-entend qu’il s’agit du même temps ; les deux
sous-entendent que les mobiles sont égaux.
[1636] Ἡ κίνησις ἔχει εἴδη, motus habet species. — Aristote sous-entend l’application au cas présent :
l’altération et le déplacement constituent des espèces
différentes de changement ; plus précisément même, en rapport avec les règles
de comparaison données précédemment, il s’agit de genres
différents. La vérification de l’identité d’espèce viendra après.
[1637] Ἀεὶ ἄτομος τῷ εἴδει, semper
idem atomon specie.
[1638] Ἔτι δ’ ἐὰν ᾧ, aliquando autem in quo.
[1639] Αἱ δ’ ἐγγγὺς ἢ γένει ἢ ἀναλογίᾳ, aliae vero proximae aut genere aut similitudine. — G
attribue une proximité avec l’unité plus grande à la proportion qu’à la
ressemblance (τινα ὁμοιότητα, quandam similitudinem) qui fondait le deuxième type d’homonyme mentionné ; La n’est pas aussi clair, en donnant la ressemblance (en
traduction d’ἀναλογίᾳ) comme critère tant du troisième que du
deuxième type d’homonymie. Le commentateur illustrera nettement la différence,
même s’il gardera la terminologie de la version latine : secundum quandam similitudinem (voir infra,
#947).
[1640] Τίς
ὅρος ; quis terminus?
[1641] Εἰ ἰσοταχεῖς, aut similes aut aequaliter veloces.
[1642] Ἐαν ᾖ ταὐτὸν ἢ ὅμοιον, si eadem sit.
[1643] Ἢ εἰς ἄμφω, καὶ ἡ αὐτὴ μὲν ἢ ἄλλη τῷ πάθει, εἰ τὸ αὐτὸ ἢ μὴ τὸ αὐτό, ἴση δ’ ἢ ἄνισος, εἰ ἐκεῖνο ἴσον ἢ ἄνισον, aut ad utrumque, et eadem quidem aut alia passione,
secundum quod eadem, aequalis autem aut inaequalis, secundum quod illa
inaequalis.
[1644] Τὸ αὐτὸ καὶ ἄτομον, idem et indivisibile.
[1645] Pour que la vitesse de deux altérations prête
à comparaison, celles-ci devaient ne pas être dissemblables, et pour cela satisfaire à deux critères :
concerner spécifiquement la même affection, affecter au même degré les deux
sujets. Dans le cas de la vitesse de deux générations, par contre, les
générations doivent ne pas être distinctes, autres,
et pour cela n’ont à satisfaire qu’à un critère : concerner spécifiquement
la même substance ; car il n’y a pas occasion que des sujets la deviennent plus
ou moins.
[1646] Εἰ ἔστιν ἀριθμὸς ἡ οὐσία πλείων καὶ ἐλάττων ἀριθμὸς ὁμοειδής, si est numerus substantia maior et minor numerus similis
speciei. – Aristote adapte sa considération à la conception
platonicienne. Si, contrairement à la vérité, on conçoit la substance
comme étant un nombre, on s’attendra à des degrés dans le fait d’en être une.
Comparer sa génération à celle d’une autre exigera alors non seulement que les
deux substances partagent la même espèce, mais, comme dans le cas de
l’affection, qu’elles possèdent à un degré égal cette espèce.
[1647] Τὸ κοινόν, quod commune est, vise le cas où les générations à comparer porteraient
sur des substances qui non seulement correspondraient à un nombre de même
espèce, mais en plus y correspondraient au même degré, également.
[1648] Τὸ ἑκάτερον, utrumque,
vise le cas opposé où des générations ne pourraient se comparer, parce que,
bien que portant sur des substances correspondant à un nombre de même espèce,
celles-ci y correspondraient l’une plus, l’autre moins.
[1649] Ἀλλ’ ἀνώνυμον τὸ κοινόν καὶ τὸ ἑκάτερον, ὥσπερ τὸ πλεῖον πάθος ἢ τὸ ὑπερέχον ‘μᾶλλον’, τὸ δὲ ποσὸν ‘μεῖζον’, sed
est innominatum quod commune est et utrumque, sicut quae plus passio aut
excellens ‘magis’, quantum autem ‘minus’. — Il sera toutefois difficile d’exprimer si deux
substances le sont également ou à des degrés différents, puisque le vocabulaire
existant n’offre aucune étiquette pour ces faits. – Le contexte laisse deviner
une considération sous-entendue parce que tout à fait manifeste, adaptant la
comparaison de vitesse entre générations faite antérieurement : « À
quoi juger alors que des générations s’effectueraient à égale vitesse? À ce
que, en un temps égal, ce
serait un nombre de même espèce qui s’y trouvait
engendré et que les individus engendrés y participaient au même degré. Par contre, la vitesse de l’une serait plus
grande, si l’individu
engendré incarnait davantage ce nombre. »
[1650] Supra, leç. 7,
#928-929.
[1651] Ibid., #939.
[1652] Motuum unius generis in uno genere. — La répétition du genre unique paraît tautologique.
[1653] Supra, #941.
[1654] Supra, #946.
[1655] Supra, 7, #939.
[1656] Secundum quandam similitudinem. — Voir supra, la note 1639, sur 728., concernant la divergence terminologique ἀναλογίᾳ, similitudine.
[1657] Supra, 727.
[1658] Supra, #947.
[1659] Supra, #950.
[1660] Supra, #944.
[1661] V, 6.
[1662] Diversitatem quae accidit ex maioritate et minoritate numeri. — S. Thomas porte son attention sur l’absence d’un nom commun pour
l’excès ou le défaut du nombre qui constitue la substance ; Aristote parlait plutôt de l’absence de mots pour
exprimer le degré commun ou particulier (plus grand, moindre) selon lequel les
individus engendrés deviennent substances, incarnent l’espèce que le même
nombre impliqué constitue.
[1663] Οὐ κινήσει, non movebit. — Le οὐκ ἀνάγκη, non necessarium est, de la remarque précédente (250a10-11) est manifestement
sous-entendu ; c’est seulement éventuellement, si la division réduit trop la
puissance du moteur, que celui-ci n’arrivera plus à respecter la proportion en
question.
[1664] Ἆρ’
οὖν οὕτω ; sic
igitur est. — G questionne : « En va-t-il donc de
même aussi…? »
[1665] Pour bien interpréter les comparaisons qui
suivent, on doit avoir clair à l’esprit les cinq éléments alignés en début de
chapitre (voir 738.) : « Τὸ κινοῦν κινεῖ ἀεί τι καὶ ἔν τινι καὶ μέχρι του, movens
movet semper aliquid et in aliquo et usque ad aliquid. », c’est-à-dire : un moteur, un
changement, un mobile, un temps et une quantité de l’objet concerné (distance,
quantité, qualité). Aristote ne se fera pas faute d’en sous-entendre plusieurs, au
point, à la fin, de ne nommer que les deux derniers, même en cas de variation
chez les autres ; il faudra alors bien se rappeler l’ordre suivi dans la
comparaison entre les déplacements. Cette gymnastique mentale est si ardue que
je juge nécessaire de suppléer entre crochets les éléments sous-entendus.
[1666] Ἐν διπλασίῳ διπλάσιον, καὶ τὸ διπλάσιον ἐν διπλασίῳ· τὸ δ’ ἥμισυ ἐν ἡμίσει χρόνῳ, ἢ ἐν ἡμίσει ἥμισυ· ἢ ἐν ἴσῳ διπλάσιον, in duplo duplum, aut duplum in duplo : medium autem
in medio tempore, aut in medio medium : aut in aequali duplum.
[1667] Οὐκ ἀνάγκη καὶ τὸ ἥμισυ ἐν ἡμίσει καὶ ἐν ἡμίσει τὸ ἥμισυ, non necesse est et medium in medio, et in medio medium.
[1668] VI, 8.
[1669] VI, 8, #829.
[1670] VI, 8, #830.
[1671] VIII, 23.
[1672] Supra, 3, #901, #903.
[1673] Supra, #957.
[1674] In eodem tempore. —
Le même temps, c’est-à-dire, autant de temps que d’objet changé, donc la
moitié. Pas le temps initial où le changement entier s’effectuait.
[1675] Tantundem. — La
même quantité d’objet changé, c’est-à-dire, autant que de temps, donc la
moitié. Pas la quantité du changement initial. Voir la note précédente sur in eodem tempore.
[1676] Supra, #959.
[1677] Quod in accusativo ponitur. — Dans toutes ces formules extrêmement concises d’Aristote a – ἐν διπλασίῳ διπλάσιον, in duplo duplum ; τὸ διπλάσιον ἐν διπλασίῳ, duplum in duplo ;
τὸ ἥμισυ ἐν ἡμίσει, medium in medio ; ἐν ἡμίσει ἥμισυ in medio medium ; ἐν ἴσῳ διπλάσιον, in aequali duplum –, ἥμισυ, medium,
et διπλάσιον, duplum,
étant à l’accusatif, sont occasion d’une amphibolie qui confond pratiquement
tous les lecteurs : plutôt que d’y reconnaître une référence adverbiale au
degré de changement que subit la quantité, dans la croissance, ou la qualité,
dans l’altération, on y croit trouver une référence au mobile accru ou altéré,
comme l’accusatif est plus habituellement le signe du complément d’objet
direct. Pour éviter cette confusion, il faut avoir clair à l’esprit le modèle
institué par Aristote lors de la
comparaison entre déplacements. Les quatre aspects du déplacement s’y
partageaient grammaticalement en un sujet (un moteur, au nominatif), un objet
direct (un mobile, à l’accusatif), un complément circonstanciel (un temps, au
datif gouverné, par une préposition) et une locution adverbiale de mesure (un
terme de la distance, au génitif, gouverné par une préposition : μέχρι του). En passant à la comparaison entre croissances et entre
altérations, le terme de distance est remplacé par un degré de quantité ou de
qualité, exprimé à l’accusatif : ποσόν, quantum (250a30, 31). C’est en cet accusatif que s. Thomas avertit de ne pas trouver le signe du
complément d’objet direct, en l’occurrence le mobile. Voir supra, la note 1605, sur 746.
[1678] Διὰ τὸ κοσμοποιεῖν, propter hoc quod mundum faciunt.
[1679] Ὅσοι δ’ ἕνα ἢ <μή,>
μὴ ἀεί, quicumque
autem unum aut [non], et non esse semper. — L’intérêt se porte maintenant sur un monde où le
changement ne serait pas éternellement présent. Cela suppose que le monde
lui-même ait dû se trouver engendré. Qu’il soit multiple, comme chez les
auteurs qui viennent d’être mentionnés, ou unique, cela importe peu. Ross
corrigeait le texte en supposant une opposition entre un monde éternel ou non
(ὅσοι δ’ ἕνα <ἢ ἀεὶ> ἢ μὴ ἀεί) ; la correction devrait plutôt être à l’effet de donner
comme indifférent qu’il soit unique ou non.
[1680] Fr. 17, 9-13D.
[1681] Infra, 1, 753. ; In VIII Phys., leç. 2.
[1682] Infra, 3, 773. ; In VIII Phys., leç. 5.
[1683] Quicumque ponunt unum solum mundum, et non esse eum sempiternum. — L’unicité du monde indiffère ; c’est son
absence de pérennité qui entraîne la pareille pour le changement. Voir supra, la note 1679, sur 751.,
où je propose aussi une lecture différente du texte grec.
[1684] Metrice scripsit.
[1685] Infra, leç. 12.
[1686] XI, 6 ; 8 ; In XII Met., 5, 9, 10.
[1687] Voir supra,
III, 1. — Aristote appelle ici la Physique
les livres III à VII, qui traitent du changement en général.
[1688] Ἐντελέχειαν τοῦ κινητοῦ ᾗ κινητόν, actum mobilis secundum quod est mobile. — Plus précisément, Aristote définissait alors le changement comme ἠ τοῦ δυνάμει ὄντος ἐντελέχεια, potentis existentis entelechia secundum quod huiusmodi
est, la finalisation de l’entité
en puissance en tant que telle. Pour la traduction d’ἐντελέχεια, synonyme d’acte, voir supra, III, 1, la note 491, sur 191.
[1689] Μεταβολὴν καὶ κίνησιν, mutationem… et motum. — Dans tout ce contexte, les deux mots sont pris comme
synonymes et leur extension englobe toute espèce de changement, y compris la
génération.
[1690] Même et tout spécialement celui qu’on
prétendrait être survenu en premier.
[1691] Ἄλογον μὲν φαίνεται καὶ αὐτόθεν ἐπιστήσασιν, irrationabile quidem videtur et ab inscientibus. — G se
traduirait plutôt : « … irrationnel dès qu’on y porte
attention. »
[1692] Ἠρέμησις, quies.
— Le contexte n’appelle ici rien d’autre que la notion de repos, comme c’est
justement sa définition qui est citée. Simplicios a certainement eu raison de lire ἠρεμία, comme le rapporte Ross.
[1693] Κινεῖ μοναχῶς, movent
singulariter.
[1694] Ἄνευ τοῦ νῦν, sine ipso nunc. — L’argument paraît plus contraignant en grec et en
latin, du fait de l’homonymie de l’instant et du présent, tous deux désignés
par νῦν, nunc.
Mais il devient de ce fait pétition de principe, comme le propos à prouver est
justement que tout instant soit présent sous quelque rapport, c’est-à-dire
limite entre passé et futur. S. Thomas le soulignera (#983).
[1695] Πάθος, passio.
[1696] Mét., II, 1 ; In II Met., 2.
[1697] Phys., I, 8 ; In I Phys., 14, #125.
[1698] Supra, #974.
[1699] Per aliquem motum vel mutationem. — Les deux mots sont pris ici comme synonymes. Voir supra, la note 1689, sur 754.
[1700] III, 2, #288.
[1701] Supra, #977.
[1702] IV, 11, 219a25 ; leç. 17, #580.
[1703] Ibid.
[1704] IV, 10, 218b9-20 ; leç. 16, #568-569.
[1705] Proprietas. — Comparer
avec πάθος, passio,
note 1695, sur 760.
[1706] Supra, #980.
[1707] VI, leç. 5.
[1708] VI, leç. 4.
[1709] Supra, #979.
[1710] Le sophisme devient beaucoup plus subtil
ainsi. ‘Avant’ le début du temps et ‘après’ sa fin n’ont pas le même sens
qu’avant et après tel instant à l’intérieur du temps. On parle ainsi du fait de
ne pouvoir concevoir exactement à quoi cela correspond, puisque toutes nos
conceptions dépendent de ce qui peut s’observer avec les sens et que ceux-ci
sont limités aux êtres matériels dont l’existence changeante est incluse dans
le temps.
[1711] Supra, #976.
[1712] Supra, #982.
[1713] Supra, #976.
[1714] Mobilis. — Le
contexte oblige à lire ‘motoris’.
[1715] Supra, #966.
[1716] Infra, leç. 12 ss.
; In XII Met., leç. 5.
[1717] Supra, #974.
[1718] Supra, #987.
[1719] Tunc.
[1720] Momentum. — « Moveo…
Dérivés et composés : … momen n. (rare et poétique ; surtout lucrétien),
remplacé par momentum, qui a à la fois un sens abstrait “impulsion,
mouvement, changement” et un sens concret “poids qui détermine le mouvement et
l’inclinaison de la balance”, d’où des sens divers : 1° un sens moral
“cause qui détermine une décision dans un sens, influence, motif” ; 2° le momentum étant généralement un poids léger, “point, parcelle,
petite division” et spécialement “petite division du temps”, momentum (temporis), synonyme de punctum,
cf. ad momentum (tardif) ; 3° enfin, le momentum
venant s’ajouter aux autres poids, “surcroît”. » (Ernout-Meillet,
416b)
[1721] Supra, #983.
[1722] Supra, #979, 984.
[1723] Ἁπλῶς ἔχει τὸ φύσει, simpliciter se habet quod
est naturae.
[1724] Τὸ μὴ ἁπλοῦν, quod non est simpliciter.
[1725] Μὴ τίθεσθαι μηδὲν μηδ’ ἀξιοῦν ἀξίωμ’ ἄλογον, non
apponere nihil neque velle dignitatem irrationabilem. — Positions (θέσεις), suppositions (ὑπόθεσεις), axiomes (ἀξιώματα) sont des principes d’inégale autorité d’où
procèdent les démonstrations scientifiques (voir Sec. Anal., I, 2). Ils s’imposent comme principes et se passent
de démonstration en la science concernée, et cela, insiste ici Aristote, n’est pas arbitraire, mais fonction de leur
suprême évidence, qui ressort ou d’une démonstration en une science antérieure
(les suppositions), ou d’observation et d’induction (les axiomes, accessibles à
tous ; les positions, en besoin d’observation plus spécifique).
[1726] Ἀρχήν, principium.
[1727] Supra, #990.
[1728] Supra, #992.
[1729] Mét., II, 1 ; In II Met., leç. 2.
[1730] Ἀντικείμενα, contraria.
— En présentant l’objection (voir supra, 767.), Aristote avait bien précisé ἐναντία, contraires.
[1731] Que l’animal soit parfois parfaitement au
repos.
[1732] 6, 259b1-20.
[1733] VI, 10, 241a26 ss ; In VI Phys., leç. 13, #880.
[1734] VI, 10, 241b2 ss ; In VI Phys., leç. 13, #882.
[1735] Infra, leç. 15.
[1736] Bis.
[1737] Infra, leç. 5,
#1005.
[1738] Supra, leç. 2,
#978.
[1739] Infra, leç. 7.
[1740] VIII, 2, 771.
[1741] Ἒν τοῖς περὶ τὰ μαθήματα, in rationibus circa doctrinas. — Le sujet des mathématiques est si
proportionné à notre intelligence qu’on réserve de façon privilégiée à la
science qui en traite les noms d’apprentissage (μάθημα) et d’enseignement (doctrina).
[1742] Suppositio, ὑπόθεσις. — Un principe fondamental, qui n’admet aucun
doute. Ce qui concerne le naturaliste, c’est de démontrer les propriétés de
son sujet. Pour ce faire, il a besoin de considérer comme déjà acquis son
sujet : l’être naturel, dont l’essence, la nature, est principe de
changement. Ce qui est ‘déjà acquis’, pour lui, a pour nom ‘principes’ (ἀρχαί), lesquels se précisent en axiomes (ἀξιώματα, dignitates), positions (θέσεις, positiones) et suppositions (ὑποθέσεις, suppositiones), selon leur degré d’évidence et d’indémontrabilité.
Les axiomes sont si évidents pour tous qu’ils ne prêtent à aucun besoin et à
aucune possibilité de démonstration, rien n’étant plus certain ni évident
qu’eux. Les positions ne prêtent pas non plus à démonstration, mais peuvent
avoir besoin d’explicitation : on a simplement besoin de prendre
conscience qu’ils sont des axiomes contractés à la matière particulière d’une
science. Les suppositions peuvent se démontrer, mais dans une science
antérieure. Voir Sec. Anal., I, 33-34 ; In Sec. Anal., I, leç. 18 et 19.
[1743] Παρὰ τὴν μέθοδον, praeter artem.
[1744] II, 1, 192b21. — L’appellation ἐν τοῖς φυσικοῖς, in Physicis, est une appellation réservée plutôt aux quatre premiers livres.
[1745] Similiter. — La
correction ὄμως de Bonitz, à la version ὁμοίως, se justifie, étant donné l’opposition plutôt que la
ressemblance qu’elle marque au membre de phrase précédent.
[1746] Ὅμως δὲ φυσικὸν ἡ κίνησις, similiter autem physicum est motus. — L’attribut étant au neutre et le sujet au
féminin, on doit entendre cet attribut comme substantif. De plus, l’opposition
avec le premier membre de la phrase oblige à percevoir un aspect de
comparaison.
[1747] Καίπερ οὐ διορίζοντας ποίαν κίνησιν λέγουσιν ἢ πάσας, etiam quidem non determinantes qualem motum dicunt, aut
omnes.
[1748] Οὐ γάρ, εἰ τοσόνδε ἐξέωσεν ἢ ἀφεῖλεν ὁ σταλαγμός, καὶ τὸ ἥμισυ ἐν ἡμίσει χρόνῳ πρότερον, non
enim si tantum effodit aut removit gutta, et medium in medio tempore prius. — Il faut résister à la tentation d’entendre
‘τὸ ἥμισυ’ comme la moitié de la pierre effritée, du fait que l’objet
direct soit sous-entendu ; le contexte de l’argument qui suit oblige à entendre
là la moitié de l’eau qui effrite.
[1749] Ἀθρόα γίνεται, velox fit.
[1750] Καὶ μὴ ἐν πέρατι χρόνου μεταβάλλειν, et non in termino temporis mutari. — Ce πέρας χρόνου, termine
temporis, n’est pas, comme
tous l’interprètent, l’instant, mais la fin du temps nécessaire de guérison,
au-delà de laquelle la guérison ne se continue pas.
[1751] VII, 1, 241a15-243a2 ; In VII Phys., leç. 2.
[1752] VIII, 1 ; In VIII Phys., leç. 1 à 4.
[1753] VIII, 2, 771. ;
In VIII Phys., leç. 4, #1001.
[1754] V, leç. 4, #683.
[1755] Indigens sensu vel poena. — Voir Top., I, 9.
[1756] Quod autem non sit privatio motus, magis potest latere quam quod non
sit motus. — La négation
fait contresens.
[1757] Et par extension, accuser le sens de tromper
chaque fois qu’il appréhende du repos et croire qu’il y a toujours quelque changement
subtil caché sous cette apparence.
[1758] VII, leç. 9, #959.
[1759] Que tout change toujours et continuellement.
Voir supra, #1007.
[1760] L’eau congèle partie par partie, mais en en considérant
des parties de plus en plus petites on arrive à une portion qui congèle toute à
la fois et non partie par partie.
[1761] Voir VI, leç. 6.
[1762] V, leç., #682.
[1763] Que tout change toujours et continuellement.
Voir supra, #1007.
[1764] Première de trois subdivisions sous le
troisième membre de la division initiale. Voir supra,
773.
[1765] Du changement au repos et inversement.
[1766] Εἰς ὃ μὲν γὰρ μεταβάλλει γίνεται τοῦτο ἢ ἐν τούτῳ,
ἐξ οὗ δὲ μεαβάλλει φθείρεται τοῦτο ἢ ἐντεῦθεν, in quod enim mutatur fit hoc aut in hoc, ex quo autem
mutatur corrumpitur hoc aut ab hinc.
[1767] Ἐνίοτε, aliquando.
[1768] Ἀξιοῦν, velle. — Pour argumenter, on a besoin que son
interlocuteur adhère aux énoncés sur lesquels on lui propose d’appuyer son
argument. On lui demande cette adhésion avec plus ou moins d’autorité selon
l’évidence inhérente à ces énoncés : on l’exige (ἀξιοῦν, velle) sans plus, s’il s’agit d’évidences propres à constituer
une démonstration, et l’interlocuteur, le disciple, est tenu d’y adhérer (δεῖ πιστεύειν τὸν μανθάνοντα, Réf. Soph.,
2, 165b3) ; on demande plus ou moins fermement de l’accorder, selon qu’il
s’agit d’endoxes (dialectique) ou de vraisemblances (rhétorique). Une kyrielle
de verbes échelonne cette insistance, de l’exigence (ἀξιοῦν, τίθεσθαι, ὑποτίθεσθαι) à la demande (ἐρωτᾶν) et à la prière (αἰτεῖσθαι). Mais le discours aristotélicien se détend
souvent assez pour que tous désignent par homonymie chaque effort d’obtenir
l’assentiment.
[1769] Voir supra,
1, 751., spécialement la théorie d’Empédocle.
[1770] Comme on vient de l’établir.
[1771] La division du troisième membre oublie la
première des trois subdivisions énoncées plus haut (773.) : “ceux qui changent le font toujours et de même
ceux qui reposent”.
[1772] De l’âme, III, 3,
428b11.
[1773] Πίστις, fides.
[1774] Supra, leç. 5,
#1005.
[1775] Supra, leç. 3.
[1776] S. Thomas
supplée la 1ère subdivision oubliée par Aristote
(voir supra, 786.
et la note 1771), mais l’inverse avec la 2e.
[1777] Leç. 5, #1006.
[1778] Illas res quas debemus habere in majori dignitate quam quod ratione
indigeant. — ‘Dignitas’ traduit ἀξίωμα (quand on ne se contente pas de le translittérer ‘axioma’), le principe si évident qu’on doit y adhérer
immédiatement.
[1779] Credibile et incredibile.
[1780] Principium et non principium.
[1781] Sufficit fidem facere.
[1782] Τῳ ὑπάρχειν, in eo quod sunt in. — Ὑπάρχειν ou εἶναι ἔν τινι marquent spécialement, chez Aristote, l’attribution accidentelle (voir Attributions, 2). De fait, Aristote rend avec plusieurs verbes (εἶναι, εἶναι ἔν τινι, ὑπάρχειν, συμβεβήκεναι, καταγορεῖσθαι, λεγεῖσθαι) l’attribution à un sujet, tantôt pour
distinguer son caractère par soi ou accidentel, tantôt en usant largement
d’homonymie.
[1783] Τῶν δὲ καθ’ αὑτὰ, eorum autem quae moventur per se. — G ne
le fait pas, mais La annonce que les illustrations qui vont suivre
porteront spécifiquement sur le mobile, non au moteur.
[1784] Παρά, extra.
[1785] Ἕκαστον τῶν ζῴων, quodlibet animalium. — C’est le vivant en
général qui se définit comme mobile autonome, dans toute la variété de son
changement, bien que le déplacement des animaux les plus parfaits montre une
autonomie plus spectaculaire. Aussi ne faut-il pas ici restreindre ζῷον, animal, à l’animal à l’exclusion du reste des
vivants.
[1786] Τὸ μέντοι σῶμα, corpus autem, secundum
quod est corpus.
[1787] Τρόπους, modos.
[1788] Συνεχές τι καὶ συμφυές, continuum aliquid.
[1789] Les corps naturels et
inanimés.
[1790] Omne quod movetur ab
alio moveatur.
[1791] VII, leç. 1, #885ss.
[1792] Insunt. — Voir supra, la note 1722, sur 790, à propos de ὑπάρχειν.
[1793] Alia moventur secundum naturam, alia extra naturam. — ‘Extra’
d’après La ; mais G dit παρά, qui se traduit mieux comme
‘contre nature’ : « Son changement se conforme à sa nature ou la contrarie. » Par ailleurs, l’accent varie légèrement entre
le texte aristotélicien, qui considère une efficience de la nature (φύσει, natura) ou d’un agent extérieur (βίᾳ, violentia), et le commentateur, qui met plutôt l’accent sur une conformité à la nature (secundum naturam) ou un écart d’elle (extra naturam). La l’y a
préparé en traduisant ainsi παρὰ par extra. Mais la variation d’accent est assez légère pour que,
quelques lignes plus loin (254b27), G dise lui-même κατὰ φύσιν, en équivalence à φύσει.
[1794] Secundum naturam. — S. Thomas
assimile plus ou moins ‘en conformité à la nature’ (secundum naturam) et ‘par nature’ (natura).
[1795] Rationes. — Interprétation
particulière de θέσεις, positionem. Alors qu’Aristote assimile à des changements
violents et contre nature ceux que subissent les parties des vivants en dehors
de leurs positions et/ou modalités naturelles, s. Thomas voit comme violent le
changement qui diffère de sa description dans les Parties des Animaux. Peut-être du fait
qu’en ses Sec. Anal., Aristote qualifie de θέσεις le statut des
définitions comme principes. S. Thomas ne donne peut-être
pas à ‘animalia’ autant d’extension
qu’Aristote en donne à ζῴα.
[1796] Omne quod movetur, ab
alio moveri. — Voir supra, la note 1492, sur #885.
[1797] Aristote dirait plutôt : « …
qu’il est manifeste qu’un mobile doit son changement à un moteur, puisque
là ce moteur est distinct. » Voir la note précédente.
[1798] Voir Éth. Nic., III, 1, 1110a1-2 : « Βίαιον δὲ οὗ ἡ ἀρχὴ ἔξωθεν, τοιαύτη οὖσα ἐν ᾗ μηδὲν συμβάλλεται ὁ πράττων ἢ ὁ πάσχων, est violent ce dont le principe est extérieur, sans que
son agent ou son patient n’y concoure en rien. » Quand, par exemple, on se trouve emporté par le
vent.
[1799] Manifestum est quod id
quod movetur ab alio movetur in iis quae moventur secundum naturam a seipsis. — C’est ici que
l’insistance du commentateur sur la preuve d’un moteur distinct rime le moins bien
avec le texte aristotélicien. Voir supra, la note 1796, ainsi
que la note 1492, sur #885.
[1800] Nauta. — Plus précisément
le pilote. Ou le moteur.
[1801] Voir De l’âme,
II, 4.
[1802] Infra, leç. 10.
[1803] Par opposition au
vivant, qui se change lui-même.
[1804] Plus précisément
l’autonomie de changement.
[1805] De l’âme, II, 2 ; In II de anima, leç. 3.
[1806] Infra, leç. 13.
[1807] Voir II, leç. 1, #145.
[1808] Supra, #1029-1030.
[1809] L’exemple d’Aristote met plutôt en jeu une pierre qui retient au fond de
l’eau un corps léger qui, libéré, remonte à la surface.
[1810] Πρῶτον μετὰ τὸ ἔσχατον, movens ex se proximum
post ultimum. — G : “en agissant le premier après le dernier [mobile]”. La
situation d’un moteur unique assurant directement le changement par sa propre
vertu.
[1811] Διὰ πλειόνων, per plura media. — Par plusieurs moteurs
mobiles intermédiaires, plus ou moins nombreux. Seulement un, éventuellement.
[1812] Καὶ τὸ τελευταῖον καὶ τὸ πρῶτον, et primum et ultimum.
[1813] Αὐτῷ, seipso. — La est plus cohérent de
suivre les manuscrits qui ont αὐτῷ plutôt que αὐτός, plus communément retenu
; le contexte oppose l’homme qui manœuvre la pierre par lui-même à celui qui
la manœuvre par un bâton. La même remarque vaut pour l’observation qui suit concernant
le vent, même si La ne maintient pas sa cohérence jusque-là.
[1814] Ἢ αὐτὸς ἢ ὁ λίθος, aut ipse aut lapis. — Le contexte
préférerait ἢ αὐτῷ ἢ τῷ λίθῳ, aut ipso aut lapide. Voir la note
précédente.
[1815] Ἀδύνατον δὲ κινεῖν ἄνευ τοῦ αὐτὸ αὐτῷ κινοῦντος τὸ ᾧ κινεῖ, impossibile autem est
movere sine ipsum [ipso] movente id quo movet.
[1816] Pour faire le lien avec la formulation
ascendante de l’argument.
[1817] Τῷ κινεῖσθαι ὑπὸ τῆς χειρός, eo quod movetur a manu. — La mention de la
main est de trop ; cette précision appartient au membre de phrase suivant.
[1818] Εἰ δὲ καὶ ταύτην ἄλλο κινεῖ, si autem et hanc aliud
movet.
— La formulation se relâche au point de faire perdre le fil de l’argument.
L’insistance doit porter sur ce que la main ait elle-même besoin d’être
déplacée pour arriver à déplacer le bâton.
[1819] Jusqu’à un ultime qui
n’ait besoin d’aucun autre pour le déplacer.
[1820] Εἰ γὰρ ἡ βακτηρία κινεῖ τῷ κινεῖσθαι ὑπὸ τῆς χειρός, ἡ χεὶρ κινεῖ τὴν βακτηρίαν· εἰ δὲ καὶ ταύτην ἄλλο κινεῖ, καὶ ταύτην ἕτερόν τι τὸ κινοῦν, si
enim baculus movet eo quod movetur a manu, et manus movet baculum ; si autem et
hanc aliud movet, et hanc alterum aliquod movens est. — Le fil de l’argument semble s’être perdu et
avoir donné place à une double tautologie. Littéralement : « Si le
baton déplace [la pierre] du fait d’être déplacé par la main, la main déplace
le baton ; si ensuite autre chose déplace celle-ci, c’est quelque chose d’autre
qui la déplace. »
[1821] Que tout moteur change en faisant changer.
[1822] Τὸ κινούμενον, quod movetur. — Certains manuscrits portent τὸ κινοῦν, le
moteur. On comprend que
plusieurs (Simplicios, Ross,
Pellegrin) préfèrent cette version, comme c’est du
moteur qu’il est question juste avant. Mais l’argument introduit demande plutôt
la mention de la possibilité que le mobile ne change pas, en raison du
caractère supposé accidentel de la mobilité du moteur : si le moteur ne
change que par accident, il peut ne pas changer et donc ne pas faire changer le
mobile, de sorte qu’on se retrouve éventuellement avec une situation sans
changement.
[1823] Καὶ ὃ κινεῖ μέν, <κινεῖται δέ>, et
quod <movet et> movetur. — Bien que les manuscrits hésitent entre eux, les deux
aspects sont nécessaires pour caractériser le second participant :
l’instrument cause et subit
le changement. G (κινεῖται) et La (movetur) se complètent sur ce point et Prantl
a raison de tenir aux deux.
[1824] Supra, 816.
[1825] Πλασματῶδες, figmentum. — Le
commentateur dira fictitium.
[1826] Καὶ τούτου κινουμένου, et ab hoc quod movetur. — Finale
laconique : mobile, c’est-à-dire non seulement qui change, mais aussi qui
le doive à un autre moteur.
[1827] Supra, leç., 7,
#1024. Auparavant : VII, leç. 1, #885.
[1828] Aristote pense plutôt au dernier mobile,
non au dernier moteur, comme l’interprète saint Thomas. La distinction aristotélicienne est plus
radicale, entre un premier moteur qui agit directement sur le mobile ultime et
un premier moteur qui agit sur lui par l’intermédiaire de moteurs seconds plus
ou moins nombreux. Le recours que distingue saint Thomas, à un seul ou plusieurs intermédiaires, est de moins de
conséquence.
[1829] Supra, leç. 7,
#1024. Auparavant : VII, leç. 1, #885.
[1830] VII, leç. 2.
[1831] Supra, #1039.
[1832] Infra, #1041.
[1833] Supra, #1038.
[1834] Supra, #1039.
[1835] Supra, #1040.
[1836] Supra, #1040.
[1837] Quia si baculus movet eo quod movetur a manu, sequitur quod manus
moveat baculum ; si autem et manum aliquid aliud movet, etiam sequitur e
converso quod aliquod movens moveat manum. — On retrouve le même jeu tautologique au lieu
de l’articulation de l’argument. Voir supra,
la note 1820, sur 809. J’ai cru devoir rétablir l’argument pour le
bénéfice du lecteur.
[1838] In instrumentis motis.
[1839] Supra, leç. 1ss.
[1840] Ce membre de phrase
concerne l’instrument et devrait plutôt dire : « Il en appert aussi
que le mobile antérieur à la fois produit et subit le changement, mais du fait
d’un autre moteur, non de lui-même. » En omettant ‘movet’, La a rendu difficile au
commentateur d’interpréter adéquatement. Voir supra, la note 1823, sur 812.
[1841] Rerum in quibus sunt motus. — Voir V, leç. 6, #696.
[1842] III, leç. 12, #394.
[1843] Supra, #1046.
[1844] Ibid.
[1845] … et le doive à un
autre. Voir supra, la note 1826, sur 818.
[1846] Ὑγιάζοι καὶ ὑγιάζοιτο τὴν αὐτὴν ὑγίειαν, sanabit et sanabitur
secunum eandem sanitatem.
[1847] Τοῦτο δ’ ἐστὶ δυνάμει κινούμενον, οὐκ ἐντελεχείᾳ, hoc autem est quod
potentia movetur, non actu. — C’est bien au mobile qu’il convient de changer,
mais sa mobilité n’inclut pas encore de changer ; il manque quelque chose pour
en venir effectivement au changement. — Pour ἐντελεχείᾳ, synonyme d’en acte,
voir supra, note 1688, sur 753. et auparavant, note
491, sur 191.
[1848] Τὸ δὲ δυνάμει εἰς ἐντελέχειαν βαδίζει, quod autem est potentia, vadit in actum. — Aristote explique que changer effectivement, c’est plus qu’être
en puissance : c’est aller de fait à l’acte, ce que le mobile ne fait pas
du simple fait d’être en puissance : tout mobile qu’il soit, si rien
n’intervient, il repose.
[1849] … pour se réchauffer
lui-même, …
[1850] Εἴ γε ἑκάτερον κινήσει ἑκάτερον, si utrumque utrumque
movebit. — La : “si les deux parties changent les deux”.
D’autres manuscrits, préférés par Ross : εἴ γε αὐτὸ ἑαυτὸ κινήσει ἑκάτερον : “si chaque
partie se change elle-même”. L’argument n’y gagne que complication, malgré un gros
effort de Ross pour
l’articuler : « The argument is this : If A moves B And B moves
C, A may truly be called the first mover of C, and more truly its mover than B.
But if each moves the other, and therefore each indirectly moves itself, there
is no priority between the two and neither can be called the first
mover. »
[1851] Τοῦ ἐχομένου, sequens.
[1852] Οὐκ ἀνάγκη τὸ κινοῦν κινεῖσθαι εἰ μὴ ὑφ’ αὑτοῦ· κατὰ συμβεβηκὸς ἄρα ἀντικινεῖ θάτερον, non necesse est movens
moveri nisi a seipso secundum accidens: ergo contra movet alterum. — G : “la partie
motrice ne change pas forcément, sauf par elle-même ; c’est donc par accident
que l’autre partie la change en retour.” Amphibolie : G rattache ‘κατὰ συμβεβηκὸς’ au premier membre de
phrase, La au second.
[1853] VI, leç. 5, #796.
[1854] Sanitatem.
[1855] III, leç. 2, #285.
[1856] Supra, leç. 9.
[1857] Ibid., #1041-1042.
[1858] Ibid., #1039-1040.
[1859] Supra, leç., 9, #1050.
[1860] Ibid., #1044.
[1861] Supra, leç. 9,
#1050.
[1862] Κινήσεται, movebit.
— La met l’actif où G
arbore le passif. Les deux font du sens : C, purement mobile et nullement
moteur, ne se changera pas lui-même, ni ne changera rien d’autre, ni même,
séparément, ne subira aucun changement.
[1863] Τὸ δὲ Γ ὑπὸ τοὺ Α οὐκέτι, sed C ab ipso B non
iam.
— Cette référence à la preuve antérieure qu’un mobile automoteur se réduit
forcément à deux parties (voir supra, 832.) est absente d’un certain nombre de manuscrits. La a évidemment raison sur
G en donnant B plutôt
que A comme moteur à nier de C, puisque C intervenait comme troisième partie
hypothétique, changée par B, elle-même changée par A. Pellegrin
remarque d’ailleurs que sur ce point la tradition manuscrite grecque n’est pas
unanime.
[1864] Ἐντελεχείᾳ, actu.
[1865] Τὸ πρώτως κινοῦν, primum movens.
[1866] Τὸ πρώτως κινοῦν, primum movens. — Comme G le montre, Aristote préfère assidûment l’adverbe à
l’adjectif. La nuance supplémentaire est de viser un moteur qui non seulement
vienne chronologiquement en premier, mais qui en plus change ‘par soi’, non
‘par acccident’ ou ‘par l’une de ses parties’, autrement soit le premier à
mériter la qualité de moteur.
[1867] « Non motrice forcément » signifie
alors que forcément cette partie ne change rien.
[1868] « Non motrice forcément » signifie
alors que cette partie ne change pas forcément autre chose, mais possiblement.
[1869] VIII, leç. 9, #1040.
[1870] VIII, leç. 10, #1051.
[1871] Infra, leç. 23.
[1872] VI, leç. 5, #1014.
[1873] Supra, #1063.
[1874] Supra, #1063.
[1875] Supra, #1063.
[1876] VI, leç. 7, #823ss.
[1877] On n’observera cela qu’en ce qui, de fait, ne
se trouve jamais divisé en acte.
[1878] Τι ἁΐδιον, aliquid. — Plusieurs
manuscrits omettent ἁΐδιον, bien que ce soit dorénavant le
propos d’Aristote de prouver l’éternité du premier
moteur immobile.
[1879] La omet de rendre ἀίδιον, éternel.
[1880] Οὐδὲν πρός, nihil pertinet ad. — La insiste jusqu’au contresens. Loin de ne pas concerner le propos, cette idée de Platon
l’inclut. Fût-elle vraie et démontrée, ce propos, qui vise justement l’éternité
du premier moteur, se trouverait établi. Mais Aristote, plutôt, considère cette opinion fausse et n’en a
pas besoin pour son propos d’apparence plus modeste.
[1881] Οὐδ’ αὖ τῶν ἀεὶ μὲν ταδὶ κινούντων τούτων δ’ ἕτερα, neque ipsorum quidem
semper haec moventium, horum autem altera. — Le contexte interdit de lier
ici ἀεὶ à κινούντων pour signifier des
‘moteurs éternels’ ; Aristote en est à exclure de la
causalité d’un changement éternel une cause ou plusieurs causes qui ne le
seraient pas elles-mêmes, fussent-elle immobiles, ou se relayassent-elles
éternellement. La facilite cette interprétation en lisant αὐτῶν (ipsorum) plutôt qu’αὖ τῶν, comme le font les
éditeurs critiques.
[1882] Immobiles, mais non
éternels.
[1883] De la génération et
de la corruption.
[1884] Καί, igitur.
[1885] C. 1.
[1886] Εἰ δὲ ἀεί, ἀνάγκη καὶ συνεχῆ εἶναι, et continuum esse.
[1887] Εἶναί τι πρῶτον ἀκίνητον, esse aliquod primum
movens immobile. — Dans cette reprise du propos, on s’attendrait à une insistance plus
claire sur le caractère unique du premier moteur immobile. On doit se
contenter à cet effet de l’indéterminé τι, aliquod. Mais peut-être ce membre de phrase doit-il plutôt se
prendre comme introduction à la suite que comme conclusion du propos actuel.
[1888] Leç. 1ss.
[1889] Leç. 7.
[1890] Leç. 9.
[1891] Leç. 10, #1068.
[1892] VI, leç. 5, #922ss.
[1893] Métap., VI, 7-8.
[1894] VI, leç. 5, #796ss.
[1895] Leç. préc., #1064-1065.
[1896] Movetur. — Ne faudrait-il pas
lire ‘movet’ ?
[1897] Leç. 1ss.
[1898] Ibid.
[1899] Supra, #1073.
[1900] Ἐπὶ τὰς ἀρχὰς τῶν κινούντων, principia moventium. — “Les principes des
moteurs”, renvoi aux premiers parmi les moteurs.
[1901] Ἀεί, semper.
[1902] Ἀρχή, principium. — Chaque mobile doit
son changement à un moteur, mais il y a besoin ultimement d’un premier de ces
moteurs. Voir la note 1900, sur 845., à propos de τὰς ἀρχὰς τῶν κινούντων, principia moventium.
[1903] L’âme, spécialement,
qui constitue le premier moteur en question.
[1904] Καὶ τὸ ἐν τῇ μοχλείᾳ κινοῦν ἑαυτό, et necessario movens
seipsum. — Par accident, l’âme, grâce à laquelle l’animal déplace son corps, se
trouve elle aussi alors déplacée, pour autant qu’elle habite le corps ; comme
le levier dont la main se sert pour déplacer un objet lourd se trouve aussi par
accident déplacé. La interprète cette comparaison comme une allusion à la nécessité du lien
entre le déplacement du corps et celui de l’âme.
[1905] Ἕστι πιστεῦσαι, est scire.
[1906] Ch. 1.
[1907] Τῆς ἀρχῆς μενούσης, principio manente.
[1908] Ὑπὸ τοῦ ἀκινήτου ἢ κινουμένου ἤδη, ab eo quod movetur
quidem moto autem ab immobili. — Tout moteur mobile est concerné, qu’il change
directement en dépendance du moteur immobile ou d’un moteur déjà mobile lui-même
incontournablement en dépendance plus ou moins éloignée du moteur immobile.
[1909] Supra, leç., 6, #1014.
[1910] Supra, leç. 5, #1005ss.
[1911] Leç. 7ss.
[1912] Leç. 7, #1021.
[1913] Leç. 9ss.
[1914] Primum principium. — Voir supra, les notes 1900, sur 845., à propos de τὰς ἀρχὰς τῶν κινούντων, principia moventium, et 1902, sur 846., à propos d’ἀρχή, principium.
[1915] Leç. 4, #999 ; #1002.
[1916] Leç. 1ss.
[1917] Leç. 1, #966.
[1918] Supra, #1080.
[1919] Supra, #1080.
[1920] Supra, #1081.
[1921] Leç. 1ss.
[1922] VIII, 1, #966.
[1923] Leç. 7 et 8.
[1924] Leç. 19 et 20.
[1925] Leç. 2, #988ss.
[1926] Leç. 5, #1005.
[1927] Ἥδε, hic.
[1928] Τριῶν δ’ οὐσῶν κινήσεων, tribus autem
existentibus motibus. — Κίνησις, motus, a ici son sens le
plus propre de changement accidentel, faisant abstraction de la
génération et de la corruption, changements substantiels. D’où la traduction
‘mouvement’, plutôt que ‘changement’. Voir supra, V, leç. 2, #649.
[1929] Κατ’ οὐσίαν, secundum substantiam. — Ce sens
d’antérieur n’est pas réservé à la substance : un accident aussi peut en
précéder un autre quant à la perfection de son mode d’être. Significativement,
en argumentant la primauté en ce sens, Aristote traitera εἶναι comme synonyme
(261a25).
[1930] 261a27ss.
[1931] Ostendere quis sit.
[1932] Ostendere quale sit.
[1933] Ad hoc quod praemissa certius considerentur. — Il ne s’agit pas ici d’accroître la
certitude, mais la précision.
[1934] Passibilem qualitatem.
— La qualité capable d’affecter les sens, observable.
[1935] VII, leç. 5.
[1936] IV, leç. 14, #554ss.
[1937] Ibid.
[1938] IV, leç. 22, #624.
[1939] Secundum substantiam. — Voir supra, la note 1949, sur 856.
[1940] Leç. 1ss.
[1941] Infra, leç. suivante.
[1942] Supra, #1091.
[1943] Supra, leç., 9, #1040.
[1944] Tendit ad principium.
[1945] Supra, 853.
[1946] Supra, 770.
[1947] Αἱ κινήσεις καὶ μεταβολαί, motus et mutationes. — On se rappelle qu’Aristote accorde en certains contextes un
sens distinct à ces mots, même s’il en use le plus souvent comme de synonymes.
Dans leurs sens respectifs les plus propres, κίνησις, motus, mouvement, s’étend à l’ensemble
des changements accidentels : altération, croissance et déplacement,
tandis que μεταβολή, mutatio, changement, s’étend aussi aux
changements substantiels : génération et corruption. Voir supra, I, leç. 1, la
note 71, sur #3. Voir aussi V, leç. 2, #649.
[1948] Εἰσιν, sunt. — Supposer
l’alternance est intrinsèque à l’argument qui, sans elle, ferait figure de
pétition de principe. C’est parce que, dans le changement, on va tantôt à
l’être tantôt au non-être, et, dans le mouvement, tantôt à un contraire tantôt
à l’autre, que survient forcément un repos intermédiaire.
[1949] Ἐξ αν́τικειμένων εἰς ἀντικείμενα, ex oppositis in contraria. — Le changement va de contradictoire à contradictoire
; le mouvement, de contraire à contraire.
[1950] Τὸ δὲ μὴ ἀεὶ κινούμενον τήνδε τὴν κίνησιν, quod autem non semper
movetur secundum hunc motum. — Aristote est très concis ;
littéralement : “Qui n’effectue pas toujours tel mouvement…”,
c’est-à-dire, doit-on comprendre, celui qui va à tel contraire précis.
[1951] La génération et la
corruption d’un mobile ne peuvent coïncider. Par conséquent, la génération d’un
mobile, puis de son successeur, ne pourront donc se faire en continuité.
[1952] Στάσει, statui.
[1953] Τὸ μέτριον, mensurabile. — Alors que La annonce la capacité d’être mesuré, G vise plutôt le fait d’être moyen, le juste milieu. L’exemple d’Aristote fait plus adéquat, comme double opposé de l’excès et du
défaut, à comparer l’absolument égal et le juste milieu, égal au bien d’un
individu en particulier. Le terme latin conduit s. Thomas à un commentaire plus complexe.
[1954] Leç. 14, #1086.
[1955] Leç. 3, #994.
[1956] Leç. 14, #1086.
[1957] Leç. 4, #1000.
[1958] Leç. 14, #1086.
[1959] Sunt ex oppositis in
opposita. — L’alternance est ici impliquée. Voir supra, la note 1888, sur 864.
[1960] VI, leç. 13, #881.
[1961] V, leç. 5, #691-692.
[1962] Si non semper
movebatur aliquo motu determinato… — Voir supra, la note 1950, sur 864.
[1963] Toujours en supposant
une nécessaire alternance d’un contraire à l’autre. Voir supra, note 1950, sur 864.
[1964] Omnis motus … sit in
aliquod contrarium. — Voir supra, note 1950, sur 864.
[1965] In singulari.
[1966] Illud quod non semper
movetur… — Reprise concise d’une proposition antérieure déjà très
concise : Si non semper movebatur aliquo motu determinato… — Voir supra, #1098, et la note
1950, sur 864.
[1967] V, leç. 9, #735.
[1968] Supra, #1098.
[1969] Supra, #1098.
[1970] In X Met., leç. 8.
[1971] Le repos contraire au
mouvement est celui qui le précède ; il est pour le mobile une privation à
laquelle le mouvement va remédier. Le repos final, contraire du premier, où le
mobile a acquis ce dont il était privé, complète le mouvement, il ne s’y oppose
pas ; le mouvement partage avec lui son opposition, sa contrariété avec le
repos initial.
[1972] Excellenti et ei quod excellitur.
[1973] Quibus opponitur secundum privationem magis. — Voir In X Met.,
leç. 7.
[1974] Ἀνακάμπτει, reflectitur. — Je traduirai en termes d’aller-retour, car la racine ‘réfléchir’,
en français, implique trop forcément le choc d’un obstacle et le rebondissement
à partir de lui ; on ne s’attend pas à voir nommer ainsi le simple retour d’un
mobile sur son parcours initial.
[1975] Ὅτε, οἷον χρόνος, quando, ut tempus.
[1976] Sur une droite.
[1977] Οὐ γὰρ ταὐτὸν κύκλῳ φέρεσθαι καὶ κύκλον, non enim idem est
circulo ferri et circulum. — Il y a différence entre, d’une part, effectuer un
déplacement circulaire, se déplacer ‘en cercle’, parcourir sans arrêt tout le
cercle, éventuellement plusieurs fois, et, d’autre part, se déplacer sur une
courbe en y allant et venant, tantôt en un sens, tantôt en l’autre, avec une
pause inévitable entre chaque aller et retour.
[1978] Οἷον ἐὰν φερόμενον τὸ Α στῇ ἐπὶ τοῦ Β, ut si quod fertur A stet in B. — Littéralement :
“le mobile A, par exemple, s’arrête à B”. Dans un excès de concision, Aristote
nomme A à la fois le début de la droite à parcourir, le mobile et le point de
départ de son déplacement.
[1979] Οἷόν τε τὸ Α, possibile est A. —
Littéralement : “le mobile A ne peut…” Même extrême concision. Voir la
note précédente.
[1980] Le temps total du
déplacement sur le parcours ABC.
[1981] Selon une distinction
apportée plus haut, Aristote refuse qu’en se déplaçant de
manière continue on se trouve en aucun temps à quelque lieu que ce soit, du
moins à prendre ‘temps’ au sens le plus strict de ‘temps premier’. Mais il
concède qu’on puisse se trouver en quelque point du parcours en un temps au
sens second d’un aspect de ce temps, comme à un instant susceptible de le
diviser. Comme on dirait être allé voir quelqu’un ‘aujourd’hui’, du fait d’y
être allé à telles minutes de ce jour (voir VI, 5, note 1317, sur 625.).
[1982] Τὸ Α φερόμενον, A quod fertur. —
Littéralement : “le mobile A”. Même concision. Voir supra, la note 1978.
[1983] Τὸ φερόμενον Α, A quod fertur. — Voir la note
précédente.
[1984] Τῷ Β μἔσῷ, ipso B medio. — Aristote vient d’annoncer que
l’affirmation vaut pour tout point intermédiaire ; il vaut mieux ne pas la
restreindre de nouveau au point B.
[1985] Comme le disait Aristote plus haut, ce point unique, on
doit le concevoir sous deux définitions distinctes, comme s’il s’agissait de
deux points distincts.
[1986] Demonstrative, logice. — On démontre en s’appuyant sur des principes certains,
évidents, nécessaires, mais aussi propres à la nature du sujet concerné, avec
un moyen terme issu de sa définition ; on argumente de manière simplement
rationnelle, logique, dialectique, en procédant de principes qui peuvent aussi
être certains, évidents, nécessaires, mais d’une évidence et d’une nécessité
relatives plutôt à la nature de la raison et des concepts qu’elle produit pour
connaître, de principes donc communs à toute chose et non appropriés au sujet
dont on traite.
[1987] III, leç. 9.
[1988] Fiat per reflexionem.
[1989] VI, leç. 9, #843.
[1990] V, leç. 8, #722.
[1991] V, leç. 7, #704.
[1992] V, leç. 5, #688.
[1993] Neque in hoc signo
quod est A. — À supposer qu’on ait commencé auparavant à se déplacer et qu’à A on
est déjà en déplacement continu. Mais c’est forcer la situation, comme on
supposait que la ligne commence à A. Il aurait mieux valu ne pas mentionner ce
point A ici. Aristote ne le fait d’ailleurs pas.
Voir supra, 873. L’extrême concision
avec laquelle Aristote use de A est l’occasion de
cette mention inadéquate. Voir supra, la note 1918, sur 873.
[1994] Mobile quod est A. — S. Thomas
reproduit la concision d’Aristote. Voir supra, la note 1918, sur 873.
[1995] Est in eodem prius et
posterius.
[1996] In omnibus aliis
signis vel punctis.
[1997] Cum enim dicitur quod
mobile ‘adsit’ alicui signo, vel ‘fiat’ in eo, vel ‘accedat’ ad ipsum, per
omnia huiusmodi significatur quod illud signum sit terminus motus.
[1998] Cum dicitur quod
‘absit’ vel ‘abscedat’…
[1999] C’est la façon dont s. Thomas
souligne la concision spéciale que j’ai remarquée plus haut. Voir supra, la note 1918, sur 873.
[2000] Deux droites, deux
distances à parcourir ; s. Thomas dira deux grandeurs.
[2001] Τὸ γὰρ πρότερον ὁρμῆσαν καὶ ἀπελθὸν πρότερον ἐλθεῖν ἀνάγκη, prius enim movens
et discedens primum venire necesse est.
A
E B C
D
Z Z I
[2002] Γάρ, ergo. — Ce qui suit
justifie plutôt qu’il ne suit ce qui précède. Ross a raison de suggérer γάρ.
[2003] Ἀπὸ τοῦ Ζ ἄκρου, a Z ultimo. — Il ne s’agit pas
ici de l’extrémité initial de la ligne Z, mais d’un point Z, équivalent, sur
cette ligne Z, au point B, sur la ligne E. Voir infra, #1113.
[2004] Ce même point, en
haut, est à la fois la fin de la montée et le début de la descente.
[2005] Τοὺς
ἐρωτῶντας, interrogantes. — C’est le nom technique, dans une discussion, du
partenaire qui a l’initiative ; son rôle lui fait ‘demander’ qu’on lui accorde
comme ‘endoxales’, admissibles, les propositions sur lesquelles il entend fonder
sa réfutation.
[2006] Τοὺς ἀξιοῦντες, volentes.
— Synonyme fort pour désigner le demandeur dans son opération, quand on souligne
sa prétention à obtenir les propositions dont il veut faire usage ; sûr d’un
accord universel, il les réclame, il les exige,
les considérant, selon l’étymologie d’ἄξιος, ‘dignes’ d’un
accord universel. Par extension, on appellera ainsi des axiomes, des dignitates, les propositions les plus évidentes des
démonstrations, qu’il ne s’agit pas de ‘concéder’, puisque leur évidence force
à y adhérer. Voir Réf. Soph., 2.
[2007] Du trajet qui reste.
[2008] Ἐντελεχείᾳ, in
actu. — Voir supra, III, 1, la note 491 sur 191.,
à propos de la traduction d’ἐντελεχεία.
[2009] Ἂν δὲ ποιῇ ἐντελεχείᾳ,
si vero facit actu.
[2010] Ἡ δ’ οὐσία ἐστίν ἑτέρα καὶ τὸ εἶναι, substantia autem
altera est et esse.
[2011] Καὶ ὅτε γέγονεν, et quando fuit. — On attendrait : et quando factum est.
[2012] Τοῦτο δ’ ἤδη τὸ ὕστερον, hoc autem iam
postremum. — ‘Postremum’, dernier, fait contresens ; il s’agit de rapporter le
statut du mobile à l’instant C au temps ‘postérieur’ B, non à quelque chose de
‘dernier’ du temps antérieur A.
[2013] Ἐν ἑτέρῳ
ἀτόμῳ χρόνῳ,
in altero individuo tempore.
[2014] Ὁ αὐτὸς λόγος, eadem ratio.
[2015] Τοῖς μὴ ἄτομα λέγουσιν, in non atoma dividentibus. — La formulation latine ne se comprend pas facilement.
[2016] Supra, leç. 16, #1109.
[2017] VI, leç. 11, #866.
[2018] Supra, leç. 16, #1109.
[2019] Aristote exemplifiait en l’autre sens par
une montée dont on redescend (262b23-24).
[2020] VI, leç. 4, #779.
[2021] Supra, leç. 16,
#1109.
[2022] Omne quod movetur numerat quamlibet medietatem, pertingendo ad ipsam. — Chaque moitié à parcourir devient un
nombre.
[2023] VI, leç. 4, #779.
[2024] VI, leç. 4, #777.
[2025] Leç. 16, #1109-1110.
[2026] Secundum substantiam
et rationem.
[2027] Supra, #1119.
[2028] Postremum. — Voir supra, la note 1952, sur 882.
Le commentateur se tire bien du contresens commis en La : il signale qu’en C le changement est
terminé : D est donc dorénavant blanc ou non, selon qu’il s’agissait de
génération ou de corruption.
[2029] Eadem ratio. — Voir supra, la note 2014, sur 883.
[2030] Λογικῶς δ’ ἐπισκοποῦσι, rationabiliter intendentibus. — Dans le développement précédent, Aristote procédait plus scientifiquement, ὡς οἰκείοις, tanquam
propriis, à partir des
principes propres à la matière considérée. Ici, il va se fonder sur des principes
plus communs, des évidences plus générales de la raison qui valent pour toute
matière ; les arguments auront valeur plus dialectique que démonstrative,
conduiront à une adhésion endoxale (ἔνδοξος, probabile),
plutôt que scientifique, mais constituent une confirmation non négligeable,
offrant un procédé plus accessible que la démonstration propre. Voir supra la note 1926, sur #1104, à propos de demonstrative et logice.
[2031] Δόξειε, videbitur.
— C’est la désignation typique de la fermeté d’adhésion dialectique, face à
l’évidence plus totale de la science, qui met son détenteur directement face à
la réalité, à la vérité.
[2032] Εἰ ἐπὶ τὸ Β ῆλθε, καὶ ἐφέρετο ἐπὶ τὸ Β, ut si in B venit, et ferebatur in A. — La
confond avec ce qui va suivre.
[2033] Ὅταν ἐπὶ τὸ Γ ἔλθῃ, πάλιν ἥξει ἐπὶ τὸ Α συνεχῶς κινούμενον, iterum veniet in A continue motum. — La oublie
une précision, mais sans causer de contresens.
[2034] Voir supra
les notes 2030, sur 884. et 1986, sur #1104, à propos de demonstrative et logice.
[2035] Ex aliquo contraposito.
[2036] V, leç. 4.
[2037] V, leç. 3.
[2038] Supra, #1124.
[2039] V, leç. 9, #729.
[2040] V, leç. 7, #706.
[2041] V, leç. 8, #721.
[2042] Voir supra,
les notes 2030, sur 884. et 1986, sur #1104, à propos de demonstrative et logice.
[2043] Ἐπὶ τῆς περιφεροῦς, in circulari.
[2044] Κατὰ τὴν αὐτὴν πρόθεσιν, secundum
eandem positionem. — La ne renvoie pas au sens pertinent de πρόθεσις : propos, intention.
[2045] Ταύτῃ
γάρ ἐστιν ἐναντία κατὰ τόπον, οἷον ἡ
κατὰ διάμετρον· ἀπέχει
γὰρ πλεῖστον, hic
enim est contrarius secundum locum : ut qui secundum diametrum ; distat
enim plurimum.
[2046] Οὔτε συνεχής, neque una neque
continua.
[2047] Ἤ κύκλῳ ἤ ἐπ’ εὐθείας ἤ μικτή, aut in circulo aut in
recto aut mixtus est. — Voir supra, c. 8, 871.
[2048] L’impossible non
seulement ne vient jamais à exister complètement, mais ne commence pas même à
exister ; sa génération ne peut pas même débuter.
[2049] Ἡ κίνησις, motus prior.
[2050] Supra, leç. 16, #1106-1107.
[2051] Supra, ibid. et leç. 17.
[2052] Supra, #1130.
[2053] VI, leç. 8, #834.
[2054] Supra, leç. 16, #1105.
[2055] Supra, leç. 16ss.
[2056] Supra, leç. 14,
#1089ss.
[2057] Supra, leç. 16, #1104.
[2058] Ἔξω τῆς περιφερείας, extra
circulationem.
[2059] Ἀνωμάλως ἀπὸ τῆς ἀρχῆς φέρεται καὶ πρὸς τὸ τέλος, a principio irregulariter
feruntur ad finem. — En G, καὶ suggère que
l’irrégularité, la vitesse plus grande, a spécialement lieu près du départ et de l’arrivée, ou
qu’il y a différence de vitesse entre le début et la fin ; en La, son absence donne
l’impression d’une irrégularité constante (accélération, décélération) tout au
long du parcours.
[2060] Ἡ φιλία καὶ τὸ νεῖκος, concordia et discordia.
[2061] Διὰ δὲ τὸ κενόν, propter vacuum autem.
[2062] Κινεῖ δὲ
τὸ ζῷον καὶ πᾶν τὸ ἔμψυχον τῆν κατὰ
τόπον
ἑαυτὸ κίνησιν, movebit autem animal et omne animatum, secundum eam quae
est secundum locum auto-kinesim.
— L’éloignement d’ἑαυτὸ par rapport à κινεῖ, et sa proximité avec κίνησιν, portent La à le composer avec κίνησιν. Avec l’ajout de ‘secundum eam’, absent de G, cela fait vocabulaire platonicien technique. Le
commentateur lit quelque chose comme “l’animal, comme tout être animé, change grâce à ce qui constitue un autochangement de lieu”. Mais le texte grec ne suggère pas pareille
lecture.
[2063] Ἐν τῷ αὐτῷ,
in seipso.
[2064] De fait, tous les
mots qui désignent le changement d’une manière générale – ‘mouvement’, ‘changement’
– le font par extension ; ils ont d’abord désigné spécifiquement le
déplacement. Voir supra, I, proème, la note 71, sur #3.
[2065] Voir supra
les notes 2030, sur 884. et 1986, sur #1104, à propos de demonstrative et logice.
[2066] V, leç. 9, #729 et #731.
[2067] VI, leç. 11, #871.
[2068] Ad medium quod est principium et ultimum. — Ou : « vers le
milieu, qui est début et fin ».
[2069] In X Metap., leç. 2.
[2070] IV, leç. 23, #635.
[2071] Supra, #1136 ; leç. 19,
#1134-1135.
[2072] V, leç. 7, #711.
[2073] Supra, #1136.
[2074] V, leç. 7, #713.
[2075] Voir supra,
leç. 14, #1087.
[2076] Amicitia, lis.
[2077] IV, leç. 9, #494.
[2078] Voir supra, la note 2078, sur 899.
[2079] Τὸ
ἐν ᾧ τρίτον, ὁ χρόνος, in
quo tertium tempus.
[2080] Πεπερασμένον, infinitam. — La
traduit en contresens.
[2081] Πλῆθος, multitudo.
[2082] Supra, leç. 7ss.
[2083] VI, leç. 7, #824.
[2084] III, leç. 10, #378.
[2085] Supra, leç. 1ss.
[2086] III, leç. 8, #357 ; Du Ciel, I, c. 5ss ; In I De Caelo, leç. 9ss.
[2087] Supra, leç. 9, #1049.
[2088] II, leç. 6, #197.
[2089] Supra, #1144.
[2090] III, leç. 11, #384.
[2091] VI, leç. 5, #794.
[2092] IV, leç. 17.
[2093] Supra, #1142.
[2094] Supra, #1143.
[2095] Demonstrationem ostensivam. — Un argument qui conclut ce qu’il s’agit de montrer,
par opposition à une démonstration indirecte, ou réduction à l’absurde, qui
conclut de l’absurde ou de l’impossible à partir de l’opposé de ce qu’il s’agit
de montrer.
[2096] I, leç. 3, #21.
[2097] Supra, #1142.
[2098] Infra, le. 23, #1172.
[2099] In XI Metap.
[2100] Supra, #1142.
[2101] Métap., XI, 7 ; In XII Metap., leç. 7.
[2102] De l’âme, III, 4 ; In III de An., leç. 7.
[2103] VI, leç. 5, #796.
[2104] Leç. préc.
[2105] VI, leç. 5, #794.
[2106] Métap., XI, 2 ; S. Th., In XII Metap., leç. 2.
[2107] VI, passim.
[2108] In II Perihermeneias, 13.
[2109] Du Ciel, I, 12 ; In I de Caelo, leç. 27.
[2110] De Substantia Orbis.
[2111] Supra, leç. 3, #995
; Métap., IV, 5 ; In V Metap., leç. 6.
[2112] VII, leç. 9, #957.
[2113] Ὡς ποιεῖ ἡ λίθος, etsi facit sicut lapis. — À lire λίθος, le lecteur le prend
spontanément pour l’exemple d’un projectile, une pierre, mais la définition qui
l’accompagne, qui est celle de l’aimant, le ramène à cet autre sens du mot.
Comme La traduit par lapis, qui n’a pas cet
autre sens, le commentateur risque de ne pas faire le lien avec l’aimant et de
faire dire autre chose à sa définition, en en torturant un peu la grammaire.
Voir infra, #1161.
[2114] Ἀλλ̓ οὐχ ἅμα παύεται κινοῦν καὶ κινούμενον· ἀλλὰ κινούμενον μὲν ἅμα ὅταν ὁ
κινῶν παύσηται κινῶν, κινοῦν δὲ ἔτι ἐστίν, sed non simul pausat movens et quod movetur ;
sed quod movetur quidem simul cum movens quievit, movens autem adhuc est.
[2115] Ἀντιπερίστασιν, antiperistasim. — Allusion à l’explication de la respiration que Platon
(Timée, 79e) voit comme compression répétée de
l’air sur l’air.
[2116] Supra, leç. 7ss.
[2117] Sicut lapis. — ‘Lapis’ n’ayant pas, comme λίθος, le sens d’aimant, le commentateur
interprète autrement la comparaison et n’arrive pas à l’harmoniser avec
l’intention du texte, du fait qu’au nominatif, ‘lapis’ doit jouer le rôle
de sujet. Voir supra, la note 2113, sur 909., à propos de λίθος.
[2118] Contresens “style distraction de
copiste” : alors qu’Aristote attribue au premier moteur de rendre capable de mouvoir un projectile un
corps susceptible par nature de mouvoir comme d’être mû, saint Thomas lui attribue de rendre capable de mouvoir et d’être mû un
corps susceptible par nature de mouvoir un projectile.
[2119] Supra, #1162.
[2120] Ibid.
[2121] V, leç. 5 ; VI, leç. 1,
#751.
[2122] IV, leç. 11, #525.
[2123] Τὸ ἀμέγεθες, impartibile.
[2124] Τὸ δὴ κινοῦν, εἰ ἕν, ἢ κινούμενον κινεῖ ἢ ἀκίνητον ὄν, movens igitur unum, aut motum
movet aut immobile existens. — G, gardant avec εἰ l’unicité du moteur du côté des prémisses, conclut
étrangement de tout ce paragraphe l’alternative ‘mobile ou immobile’, pourtant
un apanage évident de tout moteur. La, omettant de traduire cet εἰ, fait porter la conclusion sur l’unicité du mobile
et n’ajoute la mobilité et l’immobilité du moteur que comme corollaire. C’est
aussi ainsi que le commentateur lit (voir infra, #1165).
[2125] Ἄπονον γὰρ τὸ οὕτω κινεῖν, infatigabile enim est
sic movere.
[2126] Τοιαύτη δ’ ἡ τοῦ ὅλου κίνησις, huiusmodi autem est
totius motus. — Le déplacement du tout, c’est-à-dire de la circonférence.
[2127] Supra, 910., 911.
[2128] Supra, leç. 14, #1086.
[2129] V, leç. 7, #703.
[2130] VI, leç. 12.
[2131] Supra, #1165.
[2132] Supra, leç. 7 ss.
[2133] Supra, leç. 9.
[2134] V, leç. 7, #707.
[2135] Supra, leç. 19 et
20.
[2136] Infra, #1172.
[2137] VI, leç. 11, #871.
[2138] Supra, #1166-1167.
[2139] Leç. préc., #1162-1163.
[2140] VII, leç. 3, #906.
[2141] Leç. préc., #1162-1163.
[2142] Supra, leç. 21,
#1142.
[2143] Ibid., #1144-1145.
[2144] Métap., XI, 8 ; In XII Metap., leç. 9.
[2145] Supra, leç. 21ss.
[2146] III, leç. 8 et 9.
[2147] Supra, leç. 21,
#1142.